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L’ “Arbitraire” du signe
Pierre Naert
To cite this article: Pierre Naert (1967) L’ “Arbitraire” du signe, Word, 23:1-3, 422-427, DOI:
10.1080/00437956.1967.11435496
Du signe linguistique défini par lui de la façon bien connue: "la com-
binaison du concept et de l'image acoustique," Saussure, comme chacun le
sait, a dit qu'il était "arbitraire": "Le lien unissant le signifiant au signifié
est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total
résultant de l'association d'un signifiant à un signifié, nous pouvons dire
plus simplement: le signe linguistique est arbitraire." 1 La formule en
italiques est malheureuse-une chose n'est arbitraire que par rapport à
une autre, elle ne saurait l'être en soi-mais comme il n'y a pas à se
méprendre sur ce que Saussure a voulu dire, nous ne nous arrêterons pas à
cette inadvertance.
Cette thèse a donné lieu au long débat que l'on sait. La durée même de
ce débat fait soupçonner que l'on a discuté plutôt sur des mots que sur
des idées. La question de savoir si on doit ou non se ranger à l'avis de
Saussure dépend en effet en premier lieu du sens que l'on donne aux termes
de "signe," "signifiant," "signifié" et "arbitraire." Il faut aussi savoir si
l'on considère le signe dans la chaîne parlée (l'exécution) ou dans le
paradigme (l'institution).
Pour ce qui est de "signe" on accepte ici la définition de Saussure.
Par "signifiant" on peut entendre soit la substance d'expression, soit
la forme d'expression, mais comme cette différence est inscrite dans la
différence entre exécution et institution, nous n'avons pas besoin de la
conserver comme base autonome de classification.
Par "signifié" (nous faisons ici, en tout cas en partie, abstraction de la
distinction substance de contenu-forme de contenu) on peut entendre
1 Cours de linguistique généra/eS (Paris, 1962), p. 100.
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deux choses très différentes: d'un côté le concept pur, le côté intellectuel de
la signification, la fonction "symbolique" du signe (selon notre termino-
logie), de l'autre toutes les valeurs non-intellectuelles, affectives ou volitives
qui accompagnent la signification intellectuelle et la dépassent souvent en
importance, en un mot la fonction "symptomatique-signalétique" du
signe (dans la suite: "fonction non-symbolique"). Il ne faut pas non plus
oublier qu'un signifiant peut exprimer plusieurs concepts dont la com-
binaison n'est pas une nécessité logique. Mais cette circonstance est sans
véritable incidence sur le problème de l'arbitraire du signe conçu comme
nous le faisons ici, et, dans le tableau à la fin de ce chapitre, ces com-
binaisons de concepts sont comprises dans les rubriques "symbole."
"Arbitraire" est employé par Saussure dans le sens de 'immotivé': "Le
mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l'idée que
le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant ... nous voulons dire
qu'il est immotivé, c'est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec
lequel il n'a aucune attache naturelle dans la réalité." 2 Mais on peut
aussi, on doit même, prendre "arbitraire" dans le sens de 'remplaçable.'
Les notions ne coïncident pas; elles ne s'impliquent pas non plus: un
signe pourrait par exemple être motivé mais remplaçable, à savoir par un
autre signe aussi bien motivé. De fait les notions de remplaçabilité et
d'irremplaçabilité ont joué un grand rôle dans la discussion autour de
l'arbitraire du signe, mais on n'a pas toujours compris que "arbitraire"
au plein sens du mot devait être='immotivé+remplaçable.'
Sur le plan de l'exécution, il est évident qu'un symbole n'a jamais
besoin d'avoir une expression motivée. Suédois tik 'chienne,' qui est
synchroniquement parfaitement immotivé, est, bien que moins "écono-
mique,'' un signe linguistique au même titre que hynda de même sens, qui
est motivé (cf. hund 'chien'). Cependant, à l'instar de hynda, un grand
nombre de signes sont motivés. On remarquera toutefois que la motiva-
tion n'est jamais complète: hynda est motivé à cause de son rapport avec
hund, mais ce dernier est immotivé.3 Contre la thèse de l'arbitraire de
l'expression des symboles on a souvent cité les onomatopées, mais celles-
ci ne constituent jamais toute la langue, et même s'il en était ainsi, cela
n'impliquerait pas qu'un seul signe soit entièrement motivé. On sait en
effet que les onomatopées ne sont jamais des reproductions absolument
fidèles des bruits naturels, mais seulement des traductions approximatives
de ceux-ci au moyen des phonèmes dont chaque langue dispose. De plus
l'expression d'un symbole est remplaçable (ici la chose découle déjà du
manque de motivation de l'expression): tik peut être remplacé par hynda,
2 Cours, p. 101.
3 Les différents genres de motivation sont étudiés dans un chapitre à part.
424 PIERRE NAERT
Exécution Institution
c::
0 Motivation - +
-
- (+)
·;; ou relative ou relative
~
~ Remplacabilité + - + + (-)
I.l.l de fait de droit
Comme on le voit, la chose n'est pas simple. Elle n'est surtout pas aussi
simple que le veulent certains défenseurs de l'arbitraire du signe
linguistique.
Turwz Yliopisto (University of Turku/Abo)