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ISSN: 0043-7956 (Print) 2373-5112 (Online) Journal homepage: https://www.tandfonline.com/loi/rwrd20

L’ “Arbitraire” du signe

Pierre Naert

To cite this article: Pierre Naert (1967) L’ “Arbitraire” du signe, Word, 23:1-3, 422-427, DOI:
10.1080/00437956.1967.11435496

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Published online: 16 Jun 2015.

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PIERRE NAERT--------------------------

L' "Arbitraire" du signe

(Traduction d'un chapitre d'un ouvrage d'enseignement à


paraître en suédois sous le titre "Sprâk:et, sprâk:en och sprâkforsk-
ningen" [La langue, les langues et la linguistique]. Dans l'ouvrage
en question certains passages de ce chapitre sont éclairés par des
renvois à d'autres parties. ri n'a pas été possible ici de rendre
compte de celles-ci. L'auteur espère que cela n'entravera pas trop
la compréhension de son texte.)

Du signe linguistique défini par lui de la façon bien connue: "la com-
binaison du concept et de l'image acoustique," Saussure, comme chacun le
sait, a dit qu'il était "arbitraire": "Le lien unissant le signifiant au signifié
est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total
résultant de l'association d'un signifiant à un signifié, nous pouvons dire
plus simplement: le signe linguistique est arbitraire." 1 La formule en
italiques est malheureuse-une chose n'est arbitraire que par rapport à
une autre, elle ne saurait l'être en soi-mais comme il n'y a pas à se
méprendre sur ce que Saussure a voulu dire, nous ne nous arrêterons pas à
cette inadvertance.
Cette thèse a donné lieu au long débat que l'on sait. La durée même de
ce débat fait soupçonner que l'on a discuté plutôt sur des mots que sur
des idées. La question de savoir si on doit ou non se ranger à l'avis de
Saussure dépend en effet en premier lieu du sens que l'on donne aux termes
de "signe," "signifiant," "signifié" et "arbitraire." Il faut aussi savoir si
l'on considère le signe dans la chaîne parlée (l'exécution) ou dans le
paradigme (l'institution).
Pour ce qui est de "signe" on accepte ici la définition de Saussure.
Par "signifiant" on peut entendre soit la substance d'expression, soit
la forme d'expression, mais comme cette différence est inscrite dans la
différence entre exécution et institution, nous n'avons pas besoin de la
conserver comme base autonome de classification.
Par "signifié" (nous faisons ici, en tout cas en partie, abstraction de la
distinction substance de contenu-forme de contenu) on peut entendre
1 Cours de linguistique généra/eS (Paris, 1962), p. 100.
422
L' "ARBITRAIRE" DU SIGNE 423
deux choses très différentes: d'un côté le concept pur, le côté intellectuel de
la signification, la fonction "symbolique" du signe (selon notre termino-
logie), de l'autre toutes les valeurs non-intellectuelles, affectives ou volitives
qui accompagnent la signification intellectuelle et la dépassent souvent en
importance, en un mot la fonction "symptomatique-signalétique" du
signe (dans la suite: "fonction non-symbolique"). Il ne faut pas non plus
oublier qu'un signifiant peut exprimer plusieurs concepts dont la com-
binaison n'est pas une nécessité logique. Mais cette circonstance est sans
véritable incidence sur le problème de l'arbitraire du signe conçu comme
nous le faisons ici, et, dans le tableau à la fin de ce chapitre, ces com-
binaisons de concepts sont comprises dans les rubriques "symbole."
"Arbitraire" est employé par Saussure dans le sens de 'immotivé': "Le
mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l'idée que
le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant ... nous voulons dire
qu'il est immotivé, c'est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec
lequel il n'a aucune attache naturelle dans la réalité." 2 Mais on peut
aussi, on doit même, prendre "arbitraire" dans le sens de 'remplaçable.'
Les notions ne coïncident pas; elles ne s'impliquent pas non plus: un
signe pourrait par exemple être motivé mais remplaçable, à savoir par un
autre signe aussi bien motivé. De fait les notions de remplaçabilité et
d'irremplaçabilité ont joué un grand rôle dans la discussion autour de
l'arbitraire du signe, mais on n'a pas toujours compris que "arbitraire"
au plein sens du mot devait être='immotivé+remplaçable.'
Sur le plan de l'exécution, il est évident qu'un symbole n'a jamais
besoin d'avoir une expression motivée. Suédois tik 'chienne,' qui est
synchroniquement parfaitement immotivé, est, bien que moins "écono-
mique,'' un signe linguistique au même titre que hynda de même sens, qui
est motivé (cf. hund 'chien'). Cependant, à l'instar de hynda, un grand
nombre de signes sont motivés. On remarquera toutefois que la motiva-
tion n'est jamais complète: hynda est motivé à cause de son rapport avec
hund, mais ce dernier est immotivé.3 Contre la thèse de l'arbitraire de
l'expression des symboles on a souvent cité les onomatopées, mais celles-
ci ne constituent jamais toute la langue, et même s'il en était ainsi, cela
n'impliquerait pas qu'un seul signe soit entièrement motivé. On sait en
effet que les onomatopées ne sont jamais des reproductions absolument
fidèles des bruits naturels, mais seulement des traductions approximatives
de ceux-ci au moyen des phonèmes dont chaque langue dispose. De plus
l'expression d'un symbole est remplaçable (ici la chose découle déjà du
manque de motivation de l'expression): tik peut être remplacé par hynda,
2 Cours, p. 101.
3 Les différents genres de motivation sont étudiés dans un chapitre à part.
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et le même concept aurait pu être exprimé par n'importe quelle autre


suite de phonèmes. On a souvent essayé de réfuter la thèse de la rem-
plaçabilité de l'expression en invoquant le fait que les synonymes n'ont
jamais exactement le même sens et que ces divergences sont encore plus
grandes entre les mots "de même sens" dans des langues différentes.
Ainsi hynda peut être péjoratif, mais non tik, et fr. veau n'est pas la même
chose que angl. calf, puisque le premier désigne à la fois l'animal et la
viande, le second seulement l'animal. Mais la question n'est pas de
savoir si un mot peut être remplacé par un autre mot existant, mais si un
concept aurait pu être exprimé d'une autre façon qu'il ne l'a été. Il est
naturel que les langues ne s'offrent pas Je luxe de synonymes complets, et
il est naturel aussi que des langues-constituées plus ou moins indépendam-
ment les unes des autres aient élaboré des concepts de constitution
différente. De plus on oublie souvent que les différences sémantiques con-
statables entre les synonymes ne sont pas la plupart du temps situées sur
Je plan symbolique (c'est Je cas par exemple de la différence entre tik et
hynda)--sinon on ne parlerait pas de "synonymes"-et une différence
comme celle que l'on observe entre calf et veau est une différence entre un
concept d'un côté, et de l'autre le même concept +un autre concept. Une
différence de ce genre ne rend pas des mots incomparables: si deux mots
ont en commun un même concept, ils sont équivalents au sein de cette
acception, ce qui suffit pour montrer qu'un même concept peut s'exprimer
de plusieurs façons. Et c'est avec de tels concepts que l'exécution opère
pour l'essentiel, non avec des complexes conceptuels comme 'l'animal
veau' +'viande de veau' (+éventuellement 'cuir de veau,' 'personne sans
intelligence,' etc.); ces derniers appartiennent à l'institution. "Pour l'es-
sentiel" dans les lignes précédentes signale avant tout cette réserve que la
complexité conceptuelle de l'institution met toujours plus ou moins son
empreinte sur les emplois exécutionnels, mais cela ne se situe pas non plus
sur le plan symbolique mais sur celui des rapports extralogiques. Et dans
le fond ce dernier raisonnement est inutile: si chacun des concepts qui
entrent dans une combinaison de concepts peut être exprimé de plus d'une
façon, il doit en être de même de la combinaison, même si la chose n'est
pas facile à démontrer. Enfin il faut remarquer que le terme de "concept"
n'a pas besoin d'être pris dans le sens de quelque chose dicté par la réalité,
indépendamment de la forme linguistique; la démonstration est aussi
concluante si on prend le terme au sens de 'matière' ("mening") selon la
terminologie de Hjelmslev: ce qu'ont en commun les termes espacés dans
fr. La vache a eu un veau, angl. The cow has had ac alf, suéd. Kon har fdtt
en ka lv, fi. Lehmii on saanut l'as i kan est le concept 'animal veau,' non
celui de viande ou autre chose. Le concept 'animal veau' existe donc dans
L' "ARBITRAIRE" DU SIGNE 425
le monde des langues, et c'est un fait qu'il est exprimé d'autant de façons
différentes qu'il y a de langues.
Si maintenant, toujours sur le plan de l'exécution, nous passons aux
fonctions non-symboliques, nous voyons que les conditions sont inversées.
Puisqu'il s'agit de l'exécution il nous faut évidemment comprendre dans
cette catégorie de contenu tout ce qui se trouve exprimé de non-con-
ceptuel, jusqu'à la conscience même de la substance phonique de l'expres-
sion. Dans ces conditions il est évident qu'un même contenu (irrationnel)
ne saurait être exprimé d'une façon différente de celle choisie dans chaque
acte de parole. Dans ce sens, Croce a eu raison de dire "una stessa in-
tuizione non si puo esprimere se non in un sol modo," et puisque par
"intuizione" il n'a jamais entendu autre chose que justement un contenu
de conscience incluant jusqu'à la conscience de la substance phonique de
l'expression, on ne saurait, strictement parlant, le critiquer sur ce point.
Ce qu'il y a à critiquer chez lui, ce sont les conclusions hâtives qu'il a
tirées de cette thèse--<:omme l'impossibilité d'une linguistique distincte de
la stylistique-mais c'est une autre affaire. 4 Ceci veut dire aussi que
l'expression de tels contenus est toujours au moins partiellement motivée.
Pour pouvoir soutenir le contraire, il faudrait examiner le contenu
de conscience avec et sans le sentiment de l'expressivité phonique, ce
qui paraît impossible sur le plan de l'exécution. Comment savoir
en effet si une personne qui se défend par exemple de rien associer à
la substance phonique en tant que telle a bien analysé son contenu de
conscience?
Si nous passons maintenant à la dimension institutionnelle, nous
voyons que les choses se comportent, au sein de la symbolique, à peu près
de la même façon que sur le plan de l'exécution. Ici aussi l'expression des
symboles peut être motivée mais n'a pas besoin de l'être. La seule dif-
férence est que la fréquence de concepts composites dans ce champ rend la
motivation pour ainsi dire plus moyenne que dans le champ de l'exécu-
tion: si veau au sens de 'viande de veau' -et de 'personne bête' est motivé par
le rapport, logique dans le premier cas, analogique dans le second, entre-
tenu avec le sens de 'l'animal veau,' tandis que dans ce dernier sens le mot
est immotivé, on peut dire que la motivation, au sein de l'institution qui
comprend tous ces sens, est la moyenne de ces différents degrés de
motivation. Et dans ce domaine les expressions des symboles sont aussi
remplaçables. Cette remplaçabilité est cependant d'un autre genre que
pour ce qui est de l'exécution. Si au sujet de concepts purs-qui la plupart
du temps ne se rencontrent que dans l'exécution-on peut indiquer
4 Voir sur cette question ma thèse suédoise Stilen i Vilhelm Ekelunds essayer och
aforismer (Lund, 1949) p. 20 ss.
14•
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différentes possibilités de les exprimer, on ne peut en général pas faire la


même chose avec les concepts institutionnels, la plupart du temps com-
posites: en effet, il existe probablement très peu de synonymes dans une
même langue ou de pairs de mots dans différentes langues qui aient
exactement la même constitution conceptuelle. Dans le premier cas on
pourrait parler d'une remplaçabilité de fait, dans le second d'une rem-
plaçabilité de droit.
Sur le plan non-symbolique, les conditions sont différentes, et elles ne
sont pas les mêmes que pour l'exécution. Étant donné que la substance
phonique comme les plus fines nuances sémantiques non-symboliques et
l'impression produite par cette même substance phonique varient d'in-
dividu à individu et d'emploi à emploi, la définition institutionnelle de
l'expression et du contenu doit se tenir à des valeurs moyennes (perti-
nentes), et il est donc impossible de poser des relations "one-to-one"
entre expression et contenu. Il faut cependant souligner immédiatement
qu'ici il faut compter avec un plus grand nombre de traits pertinents qu'au
sein de la fonction symbolique, ce qu'on n'a en général pas fait jusqu'à
présent. On parle par exemple d'un "j péjoratif" en suédois, à savoir dans
des mots comme jjant 'personne empressée et ridicule,' jjiisk 'obséquio-
sité,' pjask 'poule mouillée,' pjol/er 'puérilité,' pjosk 'gâterie,' pjunk
'pleurnicherie,' pjak 'id.,' etc. Mais il faut remarquer que ce phonème
"expressif" a une définition plus étroite que le /j/ symbolique: il ne peut
pas être réalisé comme un [i] sonsonantique, éventuellement ouvert, mais
doit être nettement fricatif. On n'aperçoit certes aucun lien nécessaire
entre un tel /j/ et les valeurs moyennes 'ridicule,' 'méprisable,' etc., mais on
a bien le sentiment d'un lien naturel. Ce n'est certainement pas l'œuvre du
hasard que dans tant de langues les interjections exprimant le dédain ou le
dégoût contiennent une palatale: fr. fi, ali. pfui, suéd. fy, usch, etc. De
même il est naturel que fi/ exprime quelque chose de petit et d'aimable,
mais que fu/ exprime quelque chose de grand, lourd, creux, imposant ou
effrayant. Il s'agit souvent de synesthésies, en tout cas sur le plan dia-
chronique. Dans le tableau plus bas nous symbolisons cette motivation
par "- ( + ),'' c.-à-d. "non-motivation se rapprochant de motivation."
Pour ce qui est de la remplaçabilité on peut se demander si le contenu que
les Suédois mettent dans des mots comme jjant et jjiisk englobe si ré-
gulièrement la représentation du son [j] que l'on peut parler d'une irrem-
plaçabilité. Je ne le crois pas. Si au lieu des mots en cause on avait créé
fant etfiisk,je crois que ces mots auraient pris exactement les mêmes valeurs
pour beaucoup de Suédois. Ceci est indémontrable mais paraît suffisam-
ment probable pour que l'on puisse parler d'une remplaçabilité relative de
l'expression. Nous dirons qu'il y a remplaçabilité "+(- )," c.-à-d.
L' "ARBITRAIRE" DU SIGNE 427
"remplaçabilité se rapprochant de l'irremplaçabilité." Il ne semble pas y
avoir ici de contradiction avec ce que nous disions plus haut au sujet de
l'exécution: au sein de celle-ci nous étions obligés de compter avec la pos-
sibilité que l'individu observé établisse une correspondance entre substance
phonique en tant que telle et contenu; dans ce qu'on vient de lire il nous a
fallu tenir compte du fait qu'un individu an moins puisse ne pas le faire.
Nous voyons donc que sur le plan institutionnel la différence entre les
champs symbolique et non-symbolique est moindre que sur le plan
exécutionnel. C'est la remplaçabilité relative des expressions non-
symboliques institutionnelles qui fait que la stylistique se distingue de
l'étude du contenu.
Le tableau suivant illustre les résultats auxquels nous croyons être
parvenus:

Exécution Institution

Contenu Symbole Non-symbole Symbole Non-symbole

c::
0 Motivation - +
-
- (+)
·;; ou relative ou relative
~
~ Remplacabilité + - + + (-)
I.l.l de fait de droit

Comme on le voit, la chose n'est pas simple. Elle n'est surtout pas aussi
simple que le veulent certains défenseurs de l'arbitraire du signe
linguistique.
Turwz Yliopisto (University of Turku/Abo)

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