Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Séminaires et colloques
Textes de réflexion
Annonces - événements
Accueil du site > Publications > Articles > Analyse de discours > Ce que communiquer veut dire
PUBLICATIONS
Livres Ce que communiquer veut dire
Linguistique / Grammaire
in Revue des Sciences humaines, n°51, Juin, 1995
Discours (Médias, Politique)
Version imprimable
Traductions
L’idée que les signes (les mots) seraient comme des étiquettes que l’on pose sur
les objets du monde, entretenant cette autre idée que le signe serait clair,
transparent puisqu’il aurait pour fonction principale de nommer le monde. Comme
dit la "sagesse" populaire —qui n’est que le sens commun (pas nécessairement le
bon)— « un chat est un chat ».
Cette idée n’est pas le seul fait du sens commun. Elle a constitué la base de la
réflexion philosophique sur le langage jusqu’à l’orée du vingtième siècle. lIlusion
platonicienne qui veut que le langage soit le miroir de la pensée.
L’idée, enfin, que le pouvoir de communiquer réside dans le bien parler, dans le
langage fleuri, dans l’esthétique de la rhétorique, dans le brillant du discours. D’où
une institution scolaire qui valorise le langage châtié, (voire chatoyant), distingué,
stylisé (le style) et jette l’anathème sur le langage familier, populaire, commun et
vulgaire, sans s’interroger sur ce que signifient ces "distinctions" et sans prendre en
compte les circonstances de la communication, l’identité des sujets parlants, les
enjeux communicatifs.
Le langage est pluriel et le signe est opaque. Sous les apparences d’un
apparaître innocent il dit toujours autre chose que ce qu’il semble dire. C’est
d’ailleurs là, peut-être, l’une des marques de l’être humain. Ce n’est pas le monde
qui s’impose à l’humain, c’est l’humain qui s’impose au monde pour le faire
signifier.
Qu’est-ce qui, par exemple, peut m’autoriser à arrêter quelqu’un dans la rue et
lui poser une question ? Qu’est-ce qui fait que si je lui demande l’heure, ou bien
l’emplacement d’une gare, il y a de fortes chances pour qu’il me réponde, et donc
m’accepte comme locuteur alors que si je lui demande de l’argent, ou
l’emplacement de la gare de Montréal — me trouvant à Paris —, il y a de fortes
chances pour qu’il ne me réponde pas, où m’envoie sur les roses, signifiant par là
qu’il ne me reconnaît pas comme locuteur (du moins dans le contexte culturel
français) ?
Mais ce n’est pas tout, car quand bien même je serais légitimé dans mon droit à
la parole il faut encore que je sois reconnu comme un sujet compétent.
Le droit à la parole
Qu’est-ce qui fonde ce droit à la parole ? On posera que pour que se réalise un
tel droit, il faut que locuteurs et interlocuteurs (qu’ils parlent ou écrivent) soient en
mesure de se reconnaître l’un l’autre comme les réels partenaires de l’acte langagier
échangé (principe d’altérité), que les propos qu’ils échangent reposent sur un
savoir commun (principe de pertinence), qu’il soit reconnu que chacun puisse
chercher à agir sur l’autre(principe d’influence) tout en cherchant à le ménager de
sorte que l’échange puisse se poursuivre (principe de régulation). C’est à respecter
ces quatre principes que s’attache tout acte de communication —et donc ses
acteurs, même s’ils le font inconsciemment— pour qu’il soit reconnu valide.
On peut dire que, selon ce principe, « il y a l’autre et il y a moi », mais en même
temps « l’autre constitue le moi ».
Ici l’autre se confond avec le même dans une fusion identitaire : « l’autre c’est
moi ».
Selon ce principe, tout acte de communication est une lutte pour la maîtrise des
enjeux de la communication. Ici, l’autre est bien perçu dans sa différence, mais
c’est pour mieux le rendre dépendant du moi ; car, idéalement, le principe
d’influence voudrait que l’autre parle et agisse comme moi l’entend : « l’autre est à
moi ».
Ainsi, un énoncé comme « les carottes sont cuites » aura une valeur
communicative différente selon qu’il est émis par un homme politique s’adressant
aux membres de son parti dans une assemblée générale, un père de famille
s’adressant aux membres de sa famille au moment de passer à table, une annonce
publicitaire vantant les qualités d’une marque de surgelés, un chef d’entreprise
s’adressant aux membres de son conseil d’administration après avoir pris une
décision importante.
Les échanges langagiers sont donc réglés par avance et, pour une part,
prédéterminés. Et comme ce qui les prédétermine résulte des normes et des
conventions qui s’instaurent dans chaque groupe socioculturel, on peut dire que ces
contrats de communication témoignent d’un état du marché social de la
communication, à un moment donné.
Cela suppose que l’on accepte qu’avoir ou maintenir un contact avec l’autre
n’est pas chose aisée. Il y a ici un paradoxe : c’est précisément parce que nombre de
relations sociales sont ritualisées que l’on ne prend pas conscience de ce qu’elles
masquent (par exemple quoi de plus naturel que de dire « bonjour ! » à un ami que
l’on croise dans la rue). En fait, deux types de problème se posent à l’hommo
communiquans : comment aborder l’autre ou prendre congé de lui ? comment
résoudre une situation de tension ?
Mais il est aussi d’autres situations qui font problème. Lorsque par exemple on
marche sur les pieds de quelqu’un, on arrive en retard à une réunion ou on
bouscule un passant, toutes situations où la convention sociale nous fait sentir en
faute ; ou bien lorsqu’il faut donner un ordre, des directives, appliquer des
sanctions, situations où l’on sait que l’un est victime et l’autre bourreau (toujours
symboliquement). Il est alors d’autres comportements codés, destinés à atténuer
l’effet d’agression de ces situations, qui appartiennent à un autre ensemble de
rituels que l’on peut appeler d’ “excuse”. A moins que l’agression soit voulue et c’est
alors les rituels d’ “injure” qui s’imposent.
Il existe donc un marché social des rituels langagiers qui correspond aux
habitudes culturelles d’une communauté sociolinguistique donnée. Il suffit d’aller à
l’étranger par exemple (mais aussi dans des divers groupes sociaux à l’intérieur de
la même communauté linguistique), pour constater (si l’on est ouvert à la
différence) que les rituels ne sont pas les mêmes que ceux de la communauté à
laquelle on appartient.
Mais il existe également un marché des mots. Ceux-ci, à force d’être employés
dans certains types de situation, finissent par s’identifier à ces situations et aux
individus qui les utilisent dans ces mêmes situations.
Ainsi, les mots acquièrent une valeur marchande en révélant l’identité sociale
de ceux qui les emploient. On est donc fondé à parler de la “valeur identitaire” des
mots. De plus, ces mots, tout en fonctionnant comme des badges, comme des
labels, se doublent d’une valeur de "force de vérité". Lorsque quelqu’un utilise les
mots "cibler", "positionnement", "image de l’entreprise", "fidéliser le public", il
montre son appartenance au groupe des experts en communications, mais il se
donne en même temps une autorité de savoir, car il emploie des mots qui, dans son
milieu professionnel ont force de loi, ne souffrent ni de remise en cause ni
d’élucidation, et sont susceptibles, du même coup, d’impressionner ceux qui ne
font pas partie de ce groupe.
Évidemment, il ne s’agit que d’un effet d’éblouissement, mais ces mots finissent
par fonctionner dans la société comme des mots magiques.
Ainsi, plus ou moins conscient qu’il doit conquérir le droit à la parole et qu’il
existe un marché social du langage dont il est obligé de tenir compte, le sujet qui
veut communiquer n’a plus qu’à se lancer dans l’arène des échanges langagiers où
se trouve l’autre, partenaire impitoyable, qui, lui aussi, doit exister comme sujet.
L’espace de “légitimation”.
La légitimité est donc externe au sujet parlant, elle relève du statut plus ou
moins institutionnel qui est prévu dans le contrat. C’est celui-là qui lui donne
“pouvoir de dire”. La légitimité ne peut être l’objet d’une évaluation ou d’un
gradation. La légitimité est ou n’est pas. Elle n’est pas d’ordre délibératoire, elle est
d’ordre décisionnel. Elle résulte d’un constat d’adéquation entre un acte de parole,
une situation et son responsable.
Il n’empêche que cette légitimité peut-être sujette à caution : soit parce qu’elle
n’est pas perçue par l’autre (ignorance sur le statut de celui qui parle), soit parce
que le sujet qui communique ne veut pas parler en son nom (déplacement de
statut), soit parce qu’elle est fragile et qu’il est donc nécessaire de la conforter.
L’espace de “crédibilité”
L’espace de “captation”
Mais persuader l’autre n’est pas toujours suffisant. Il faut parfois le séduire, le
captiver. Ce terme de “captation” ne doit donc pas être entendu dans le sens
restreint que lui donne le dictionnaire : « chercher à obtenir quelque chose ou
gagner quelqu’un par artifice ou insinuation ». Il doit être entendu dans un sens
large et non péjoratif. Il s’agit de l’attitude qui consiste à toucher l’affect de son
interlocuteur (son auditoire), à provoquer chez lui un certain état émotionnel qui
soit favorable à la visée d’influence du sujet parlant, bref à le séduire, à le rendre
captif.
Dans cet espace on trouve donc les stratégies qui tendent à faire ressentir
quelque chose à l’interlocuteur, en utilisant des procédés (intonation de voix, art du
récit, discours de suggestion, de connivence, d’humour, etc.) destinés à déclencher
des imaginaires émotionnels.
* *
*
Du même coup, on voit que le sens que l’on construit lorsque l’on communique
n’est plus seulement tourné vers le “monde référentiel”, et la langue ne sert pas
seulement — comme on le disait à l’époque structuraliste — à "découper le monde".
Le sens et d’abord tourné vers les partenaires de l’acte de langage ; c’est eux qui
le construisent et, en même temps, celui-ci détermine leur mode d’existence
comme sujets parlants. C’est en faisant cela que, du même coup, il témoigne des
représentations sociales qui structurent le monde.
Le sens, malgré une idée tenace partagée aussi bien par le savoir populaire que
par certaines théories cognitivistes, n’est pas nécessairement fondé en vérité.
Comme le rappelle un philosophe du langage, le sens se construit sur « la
théâtralisation généralisée de la vie communautaire, le jeu quotidien des
simulacres, consciemment ou inconsciemment assumés, le partage des rôles, la
métaphorisation et la figuration de nos paroles… » (H. Parret, 1989). De même, ce
n’est jamais de l’autre ou de soi dont il est question, mais d’une image de soi ou de
l’autre construite en fonction des enjeux de la communication.
Mais communiquer c’est aussi ne jamais être vraiment sûr de ce que l’on
communique.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Patrick Charaudeau, "Ce que communiquer veut dire", in Revue des Sciences
humaines, n°51, Juin, 1995, consulté le 15 février 2023 sur le site de Patrick
Charaudeau - Livres, articles, publications.
URL: http://www.patrick-charaudeau.com/Ce-que-communiquer-veut-dire.html