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LECTURES CRITIQUES

Presses de Sciences Po | « Revue française de science politique »

2018/1 Vol. 68 | pages 124 à 144


ISSN 0035-2950
ISBN 9782724635584
DOI 10.3917/rfsp.681.0124
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2018-1-page-124.htm
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124 ❘ Revue française de science politique

La version originale, en anglais, d’Agonistique


LECTURES date de 2013, celles des deux autres ouvrages de

CRITIQUES 2005. Rappeler les dates de parution des versions


originales n’est pas inutile. Si Ch. Mouffe n’a pas
varié quant aux thèses fondamentales qu’elle
défend, déjà établies pour l’essentiel dans
l’ouvrage écrit en commun avec Ernesto Laclau
sous le titre Hégémonie et stratégie socialiste. Vers
La démocratie radicale une politique démocratique radicale4, les articles
de Chantal Mouffe1 rassemblés dans les trois livres que nous commen-
tons ici portent la trace des années de leurs rédac-
tions premières, souvent antérieures à leur
rop de visibilité médiatique peut nuire à la réunion sous forme d’un livre. Les illusions des

T réputation d’un.e auteur.e, notamment


quand il s’agit de théorie politique. Chantal
Mouffe est aujourd’hui principalement connue en
lendemains de l’effondrement des régimes sovié-
tiques, le monde unipolaire, dominé par les États-
Unis, la « troisième voie », incarnée pratiquement
par l’Angleterre de Tony Blair et l’Allemagne de
France pour sa défense du « populisme de
gauche ». Outre de nombreuses interviews cen- Gerhard Schröder et théorisée par Anthony Gid-
trées sur ce sujet durant l’année passée, une tra- dens ou (d’autre manière) par Ulrich Beck, et
duction française de ses échanges avec l’un des même les débats entre John Rawls et Jürgen
dirigeants du parti espagnol Podemos est parue Habermas, peuvent nous apparaître déjà lointains.
récemment2, et l’on sait qu’elle a eu l’occasion C’est au tournant des 20e et 21e siècles que
de rencontrer (dira-t-on de « conseiller » ?) Ch. Mouffe a élaboré sa conception de la « démo-
Jean-Luc Mélenchon. Aussi intéressante que soit cratie radicale », qui prenait le contre-pied des
la discussion actuelle sur le populisme et néces- conceptions consensuelles qui dominaient alors
les discours politiques aussi bien que la théorie
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saire la distinction entre populisme de gauche
et de droite, il serait regrettable que les prises politique.
de position de Ch. Mouffe dans l’actualité la
plus récente occultent l’importance et l’origina- Démocratie radicale ? De nombreux auteurs
lité de sa contribution à la pensée politique et mouvements de gauche se disputent
contemporaine3. La lecture de trois de ses aujourd’hui le terrain que cette appellation
ouvrages, parus en français en 2014 pour l’un évoque. À première vue, la démocratie radicale de
(Agonistique), en 2016 pour les deux autres (Le Ch. Mouffe ne l’est pas autant que d’autres. Elle
paradoxe démocratique, L’illusion du consensus), proclame en effet fermement son allégeance aux
permet d’en prendre la mesure. Ch. Mouffe fondamentaux de la démocratie libérale : non seu-
appuie ses thèses sur l’examen critique d’une lement à ses valeurs (liberté, égalité), il va de soi,
littérature considérable, qui, outre les philoso- mais aussi aux « institutions constitutives de
phes dont elle s’inspire (Ludwig Wittgenstein, l’association politique démocratique » (IC, p. 81),
Jacques Derrida, notamment), embrasse la qui incluent le pluralisme des partis, le parlemen-
quasi-totalité des théories de la démocratie des tarisme et une constitution garante de « principes
trente dernières décennies. éthico-politiques partagés » (IC, p. 184). Cette

1. À propos de Chantal Mouffe, Agonistique. Penser politiquement le monde [cité Ag.], traduit de l'anglais par
Denyse Beaulieu, entretien avec Chantal Mouffe, Paris, Beaux-Arts de Paris Éditions, 2014 (D'art en questions),
168 p. ; Le paradoxe démocratique [cité PD], traduit de l'anglais par Denyse Beaulieu, Paris, Beaux-Arts de Paris
Éditions, 2016 (D'art en questions), 152 p., index ; et L'illusion du consensus [cité IC], traduit de l'anglais par
Pauline Colonna d'Istria, Paris, Albin Michel, 2016 (1re éd. amér. : On the Political, New York, Routledge, 2005),
196 p.
2. Chantal Mouffe, Iñigon Errejón, Construire un peuple. Pour une radicalisation de la démocratie, Paris, Éditions
du Cerf, 2017.
3. Le bandeau ornant L'illusion du consensus présente l'auteure comme « l'inspiratrice de la nouvelle gauche
radicale », ce qui obnubile l'originalité des positions défendues par Ch. Mouffe dans la mouvance de ce que l'on
peut nommer la « nouvelle gauche radicale ».
4. Ernest Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale,
Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2009.

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LECTURES CRITIQUES ❘ 125

position l’amène à critiquer nombre de courants Weber, très peu sollicité malgré des références
prétendument radicaux de la gauche contempo- allusives à l’irréductibilité des conflits de valeurs,
raine, avant tout les théoriciens de la désertion ou peuvent servir le même propos. La conceptualité
de l’exode (Antonio Negri, Michael Hardt, Paulo de C. Schmitt lui est sans doute apparue plus
Virno1), et à souligner les limites du « mouvement directement utilisable pour ses intentions spéci-
des places »2. Bien qu’elle reconnaisse la légitimité fiques, qui ne sont pas seulement de souligner le
et l’efficacité relative des combats extra-institu- caractère fondamentalement conflictuel du poli-
tionnels, elle invite à mener aussi le combat pour tique, mais aussi de dénoncer dans la foulée la
une nouvelle hégémonie3, opposée au néolibéra- confusion tendancielle actuelle entre politique et
lisme, dans le cadre des institutions traditionnelles morale4, ou encore de faire valoir les mérites d’un
des démocraties libérales. monde « plurivers » contre l’homogénéité indif-
Ce sont cependant les partis sociaux-démo- férenciée dont rêvent les théoriciens du cosmo-
crates, ou apparentés, qui sont la cible principale politisme. Les emprunts de Ch. Mouffe à
de sa critique. Les critiques qu’elle faisait naguère C. Schmitt sont toutefois strictement bornés par
du New Labor ou du SPD se laissent sans diffi- la distinction qu’elle fait entre antagonisme et
cultés élargir aux politiques menées par les partis « agonisme ». La contradiction que C. Schmitt
socialistes français et espagnol, au PASOK grec ou voyait entre libéralisme et démocratie devient
d’autres encore, durant les deux dernières décen- chez elle une tension, qu’il s’agit de gérer en
nies. Tous ont failli en endossant le programme « apprivoisant » les antagonismes (IC, p. 33),
de dérégulation du néolibéralisme. Ils ont fait leur, c’est-à-dire en transformant l’ennemi, l’autre
explicitement ou non, le fameux TINA (There is absolu avec lequel il n’est d’autre relation pos-
no alternative) de Margaret Thatcher, et sapé par sible que la guerre, en un adversaire dont on
là même les conditions de possibilité de la démo- reconnaît la légitimité. À la différence et à
cratie. Ch. Mouffe reproche aux théoriciens de la l’opposé de l’antagonisme qui règne entre
démocratie consensuelle d’avoir accompagné et ennemis, l’agonisme entre adversaires suppose
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cautionné la déroute idéologique des partis l’« allégeance aux principes fondamentaux de la
sociaux-démocrates en niant la nécessité du démocratie pluraliste » (IC, p. 79). Si l’on tient
conflit, essentiel au politique en général, et à la compte de ces distinctions, les positions défen-
politique démocratique en particulier. dues par Ch. Mouffe sont très proches de celles
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre de Claude Lefort, qui soutenait déjà que la poli-
l’intérêt que Ch. Mouffe accorde à Carl Schmitt. tique est essentiellement conflictuelle et que
Pour beaucoup, cette référence à un juriste connu l’innovation de la démocratie moderne est
pour avoir soutenu le régime nazi (et dont il est d’avoir légitimé la division sociale en institution-
établi aujourd’hui qu’il était aussi profondément nalisant le conflit5. Et si l’expression de cette thèse
antisémite) confère aux travaux de Ch. Mouffe revêt chez elle un caractère fortement polémique
un caractère sulfureux. Comment peut-on pré- et provocateur (notamment à travers la référence
tendre être libéral quand on assume la thèse car- à C. Schmitt), c’est parce que le rationalisme nor-
dinale de la critique antilibérale de Carl Schmitt ? mativiste des théories politiques dominantes des
On discutera de savoir s’il était nécessaire de se années 1980-1990 avait refoulé, au point de le
réclamer du juriste nazi pour contrer l’irénisme faire oublier pour beaucoup, ce qui, au regard de
des philosophies politiques contemporaines. l’état du monde aujourd’hui, devrait apparaître
Machiavel, qu’elle cite à l’occasion, ou Max comme une évidence.

1. Cf. Ag., p. 85 et suiv.


2. Cf. Ag., p. 125 et suiv.
3. La notion d'« hégémonie », empruntée à Antonio Gramsci, mais épurée de tout lien à la représentation d'une
classe sociale objectivement déterminée, est centrale pour les conceptions stratégiques défendues par Ernesto
Laclau et Chantal Mouffe. Étant admis que la politique consiste toujours en rapports de pouvoir, les luttes
démocratiques passent par la construction d'un « peuple » rassemblant, au gré des conjonctures, des revendi-
cations hétérogènes (les « chaînes d'équivalence ») pour promouvoir une nouvelle configuration de pouvoir.
4. La confusion entre politique et morale découle de la négation du conflit. L'un de ses symptômes est le rejet
de l'opposition droite/gauche au profit d'une appréhension de la politique en termes de bien et de mal.
5. Cf. notamment « La dissolution des repères et l'enjeu démocratique », dans Claude Lefort, Le Temps présent.
Écrits, 1945-1985, Paris, Belin, 2007, p. 551-568.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 1 ❘ 2018


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Sur le plan de la théorie, l’adversaire (ou celle des déterminants de l’« espace symbolique
l’ennemi ?) principal de Ch. Mouffe paraît bien commun » au sein duquel les conflits peuvent être
être le rationalisme universaliste. Elle lui reproche, reconnus comme légitimes parce qu’ils peuvent
entre autres choses, d’avoir ignoré l’importance être apprivoisés. Ce que sont les valeurs « éthico-
des passions dans la pratique effective de la démo- politiques » et les institutions constitutives de la
cratie. Le conflit constitutif de la vie démocratique démocratie libérale doit rester ouvert à une plu-
doit se traduire par la formation d’un « nous » ralité d’interprétations, soutient-elle. Mais dans
contre un « eux ». Et ce « nous », soutient-elle en quelles limites ? Cette question devient particuliè-
s’appuyant notamment sur Freud, se fonde sur rement saillante quand elle aborde le champ des
« un investissement affectif passionné qui crée une relations internationales. De façon attendue, et en
forte identification entre membres d’une commu- s’inspirant ici encore de C. Schmitt, elle plaide
nauté » (Ag., p. 66). Cette thèse nous conduit sur le pour un monde agonistique multipolaire. Non
terrain glissant des identités collectives. seulement les valeurs et les principes de la démo-
Ch. Mouffe affirme certes clairement son refus des cratie libérale doivent être ouverts, en interne,
identités substantielles : le « peuple » démocra- pourrait-on dire, à des interprétations diverses,
tique est un peuple à construire, en fonction de
mais, au plan de l’ordre mondial, « il est grand
conjonctures toujours singulières. Il demeure que
temps de remettre en question la supériorité de
toute identification collective, bien que provisoire,
la démocratie libérale » (IC, p. 130). La critique
suppose une exclusion, ou, selon une notion
de l’européocentrisme est aujourd’hui un lieu
qu’elle emprunte à J. Derrida, un « extérieur
commun de la pensée critique de gauche, pour de
constitutif ». On comprend que les déclarations
bonnes raisons, qu’il s’agisse des liens que depuis
d’allégeance de Ch. Mouffe aux valeurs et institu-
tions de la démocratie libérale sont nécessaires toujours le libéralisme politique occidental a
pour éviter que cette thèse soit détournée au profit entretenus avec l’impérialisme ou des usages qui
de ce que l’on nomme aujourd’hui les politiques ont été faits récemment encore de la rhétorique
« identitaires », généralement d’extrême droite. des droits de l’homme pour justifier des interven-
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Certaines questions restent cependant ici en sus- tions dont les motifs réels étaient d’ordre écono-
pens : ce « eux » que l’identification affective à un mique et géopolitique. Mais la déclinaison du
« nous » exclut, est-il un adversaire ou un ennemi ? pluralisme sur le plan international peut facile-
L’un ou l’autre selon les cas, répondrait-elle sans ment virer au relativisme absolu, qui induit à
doute. Mais l’exclusion ne peut prendre la même justifier des structures sociales et politiques iné-
forme dans les deux cas. La transformation de galitaires et répressives, au prétexte des différences
l’antagonisme en agonisme n’est possible qu’entre culturelles. Ch. Mouffe reconnaît que, au niveau
démocrates : « Une société démocratique ne peut international, le pluralisme a un autre sens que
pas traiter comme des adversaires légitimes ceux celui qu’elle défend s’agissant des démocraties
qui remettent en question ses institutions de base » libérales occidentales. Les brèves pages qu’elle
(IC, p. 181). Quelle politique adopter à l’égard des consacre au « pluralisme des modernités »1 lais-
populismes xénophobes et racistes ? Ch. Mouffe sent cependant le lecteur sur sa faim : reconnaître
proposerait probablement de bien vouloir qu’il est des formes différentes de « modernité »,
entendre les raisons sociales des mécontentements voire différentes formes de « lumières », est une
de leurs électeurs, plutôt que de les stigmatiser dans chose, c’en est une autre de considérer que toute
un registre moral. Mais quelle politique adopter à modernité recèle la possibilité d’une démocrati-
l’égard de leurs dirigeants et de leurs idéologues, sation qui soit totalement différente de ce que
quand ceux-ci n’adhèrent pas aux « principes fon- nous entendons par là en Occident. La démocratie
damentaux de la démocratie pluraliste » ? ne se laisse pas imposer de l’extérieur, c’est
entendu. Mais elle doit bien avoir quelque chose
Plus généralement, la principale question que à voir avec la liberté et l’égalité, faute de quoi la
les textes de Ch. Mouffe laissent sans réponse est notion risque de perdre tout sens assignable2.

1. Cf. IC, p. 185 et suiv., et, un peu plus développé, Ag., p. 50 et suiv.
2. Le recours à la « dignité de la personne » à titre de substitut aux « droits de l'homme », trop liés à l'individua-
lisme occidental (IC, p. 188-190), me paraît fort peu convaincant. Il faudrait en effet s'interroger aussi sur les
sources culturelles de la notion de « dignité de la personne », et sur la possibilité de donner un sens à cette
notion indépendamment de tout « individualisme ».

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LECTURES CRITIQUES ❘ 127

Cet aspect des thèses de Ch. Mouffe n’est pas démocratie. Ne nous contentons pas de ses inter-
le plus développé, et il n’est sans doute pas utile views sur le populisme. Il faut la lire.
de s’y attarder, sinon pour relever qu’il met en
Catherine Colliot-Thélène –
lumière l’indétermination du sens de la démo-
Université de Rennes 1, Philosophie des normes
cratie, radicale ou non. La force des travaux de
Ch. Mouffe est de souligner que les relations de
pouvoir sont constitutives du champ du politique
et qu’il est illusoire de rêver de leur disparition, Lire Hobbes aujourd’hui2
mais qu’elles sont aussi contingentes et précaires,
e nombre de publications sur l’auteur du

L
ce qui laisse toujours ouverte la possibilité
de défaire une configuration de pouvoirs Léviathan semble avoir explosé au cours des
hégémonique et d’en construire une autre. Le vingt dernières années de sorte qu’il est par-
néolibéralisme (la configuration hégémonique fois difficile de s’y retrouver. Il faut dire que si
contemporaine dans les pays occidentaux) se Hobbes est surtout connu pour ses thèses politi-
ques sur l’état de nature et sur la souveraineté, sa
nourrit, idéologiquement, de la négation du
pensée touche aussi bien aux questions de morale,
conflit : « dépasser le clivage droite/gauche » est,
de théologie que de métaphysique. Reste à savoir
depuis vingt ans, le leitmotiv des gouvernements
si les multiples dimensions de cette œuvre possè-
qui conduisent, avec une remarquable ténacité,
dent une unité qui permettrait de la lire comme
une politique de libéralisation de l’économie qui
un système ou si, sans perdre toute sa cohérence,
se traduit par des inégalités sociales croissantes.
elle ne contiendrait pas plusieurs tensions, voire
Malgré ses prétentions au renouveau, Emmanuel
même des contradictions, qui témoigneraient du
Macron s’inscrit dans la continuité de ce discours parcours philosophique de Hobbes tout au long
et de cette politique. Si par quelques rares aspects de sa vie.
les analyses des trois livres que nous commentons
ici renvoient à une configuration politique déjà Dans un ouvrage qui représente une synthèse
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dépassée (le monde de 2017 n’est plus unipolaire : d’une vingtaine d’années de recherche, Luc Fois-
les États-Unis ne sont plus la seule grande puis- neau semble pencher pour la première option,
sance, quel que soit ce que l’on entend par cette pour des raisons pédagogiques, mais également
expression), l’essentiel reste d’une actualité incon- parce qu’il lit Hobbes en bloc, en ne négligeant
testable. Les valeurs et les institutions de la démo- aucun texte et en refusant de circonscrire la phi-
cratie libérale sont certes sujettes à une certaine losophie hobbesienne au seul Léviathan. C’est
marge d’interprétation, elles ont cependant une donc bien à une vision panoramique que nous
consistance suffisante1 pour que la question de convie L. Foisneau, toujours de manière claire et
leur dégénérescence ou de leur mort puisse être lumineuse.
posée. Les atteintes à la démocratie peuvent être Le livre de L. Foisneau se divise en cinq par-
brutales (ainsi les attaques contre l’indépendance ties, elles-mêmes composées de quatre chapitres.
de la justice et la liberté des médias en Pologne, La première partie porte sur la question de l’État.
en Hongrie ou en Turquie aujourd’hui), mais il L. Foisneau y expose le problème de l’autorité,
est aussi des maladies lentes et des morts douces. celui de la règle de majorité, le concept de sou-
L’exténuation du clivage droite/gauche, souhaitée veraineté et les modalités d’exercice du pouvoir.
par les élites dirigeantes des pays occidentaux, est La seconde partie interpelle les fondements
une maladie de ce genre : insidieuse, elle pourrait « anthropologiques » de la politique. On y
à terme tuer la démocratie, sans que son cadre retrouve les éléments clés de la pensée de Hobbes
institutionnel ne soit fondamentalement modifié. sur le rapport à autrui, qui reposent tous sur la
La bataille que mène depuis de longues années manière dont les passions guident la conduite
Ch. Mouffe en faveur du maintien ou de la recréa- humaine. Il n’y a pas d’action ni même de volonté
tion d’« un vibrant espace public “agonistique” de qui soient indépendantes des motivations pro-
contestation » (IC, 10) est une bataille pour la fondes qui animent l’ensemble de nos gestes, soit

1. Ce que Ch. Mouffe pense en termes wittgensteiniens comme notre « forme de vie » (IC, p. 183).
2. À propos de Luc Foisneau, Hobbes. La vie inquiète, Paris, Gallimard, 2016 (Folio Essais. 617), 624 p., annexes,
index ; et Christopher Scott McClure, Hobbes and the Artifice of Eternity, New York, Cambridge University Press,
2016, VIII + 234 p., bibliographie, index.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 1 ❘ 2018


128 ❘ Revue française de science politique

le désir de préserver notre être. Cette partie Michel Foucault et John Rawls. Ces chapitres
montre également les liens importants de auraient gagné en profondeur s’il avait été pos-
l’anthropologie hobbesienne avec la métaphy- sible de mieux comprendre les choix des auteurs
sique, notamment au sujet de l’identité person- convoqués et des thèmes développés par L. Fois-
nelle. En d’autres termes, le discours sur la nature neau dans la perspective d’ensemble de son livre.
humaine n’est pas étranger aux débats ontologi-
ques mais d’une certaine manière représente un L. Foisneau n’adopte pas une démarche
déplacement de leurs questions. contextualiste, même s’il n’ignore pas les contem-
porains de Hobbes ni les polémiques que traverse
La troisième partie est au cœur du livre de une œuvre comme le Léviathan au cours de son
L. Foisneau et explique son titre, car elle explore élaboration. Le lecteur s’étonnera d’une lecture
la façon dont Hobbes part des passions pour en donnant en fin de compte un aspect très lisse à la
arriver aux normes morales et juridiques qui philosophie de Hobbes, sans aspérités, ce qui
façonnent notre existence. Pour Hobbes, dans la étonne étant donné le caractère polémique d’une
lecture qu’en offre L. Foisneau, le bonheur est à pensée qui a rencontré de très nombreux adver-
trouver dans une existence qui ne serait pas saires au moment même où elle fut publiée.
dominée par l’inquiétude, c’est-à-dire par la L’avantage est que cela permet un dialogue plus
crainte de disparaître. Le désir est le « point de direct avec des penseurs comme M. Mauss ou
départ du mouvement animal et de l’action É. Voegelin, dont les œuvres ne répondent évi-
humaine » (p. 213), ce qui relie ici Hobbes à Aris- demment pas aux mêmes préoccupations. Là où
tote, dont il critique pourtant la philosophie on aurait attendu un chapitre sur David Gautier,
morale. Tout se passe comme si ce dernier était dont le contractualisme s’inscrit résolument
attaqué de manière interne plutôt que dans un dans le sillage du contractualisme hobbesien,
rapport d’opposition externe. Toutefois, l’agent L. Foisneau préfère aborder les questions du don
de ce désir n’est pas une entité objective, mais (M. Mauss), de la sécularisation (É. Voegelin), du
profondément subjective. Lorsqu’une personne pouvoir (M. Foucault) et enfin de l’état de nature
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effectue un choix dans un environnement donné, (J. Rawls), l’intérêt étant à chaque fois de
elle le fait en relation à son identité dans les cir- confronter ces auteurs aux thèses de Hobbes sur
constances qui sont les siennes. On ne saurait ces mêmes enjeux, ce qui permet de mettre en
alors éviter une confrontation des jugements de lumière son actualité. On voit toutefois comment
chaque personne puisque toute communauté est à chaque fois L. Foisneau montre toute l’origina-
traversée par des expériences particulières et par lité de Hobbes et toute sa pertinence contempo-
des jugements singuliers propres aux individus raine, particulièrement lorsqu’il analyse les
qui la composent. Si, chez Aristote, nous désirons insuffisances de la lecture proposée par Foucault
une chose parce qu’elle nous semble bonne, chez et surtout l’étonnante complémentarité avec la
Hobbes, nous jugeons une chose bonne parce que Théorie de la justice de Rawls, où les deux contrac-
nous la désirons. Il ne pourrait donc être question tualismes sont comparés et où celui de Hobbes
d’un bien absolu, indépendant des jugements des apparaît comme une condition de possibilité de
agents ou auxquels ceux-ci devraient se celui de Rawls.
soumettre.
Les éditeurs français n’ont malheureusement
La quatrième et la cinquième partie du livre pas souvent la même rigueur éditoriale que celle
présentent les développements les plus intéres- que l’on peut observer chez leurs collègues du
sants, du moins les plus novateurs. Si la quatrième monde anglophone. Ce n’est pas le cas pour ce
partie recoupe les premiers travaux de l’auteur sur livre, qui offre un index des noms et une table des
la toute-puissance de Dieu1, on y voit plus claire- matières suffisamment claire pour nous dispenser
ment l’inscription des considérations théologi- d’un index rerum. On regrettera l’absence d’une
ques à l’intérieur de la pensée politique de bibliographie détaillée en fin de volume, qui évi-
Hobbes. L. Foisneau consacre la toute dernière terait de fouiller sans cesse dans les notes et qui
partie du livre au débat philosophique du aurait été un complément utile, notamment pour
20e siècle, où Hobbes se trouve en dialogue avec un public étudiant qui chercherait une cartogra-
quatre auteurs, soit Marcel Mauss, Éric Voegelin, phie des recherches actuelles sur Hobbes. Cela

1. Luc Foisneau, Hobbes et la toute-puissance de Dieu, Paris, PUF, 2000 (Fondements de la politique).

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 1 ❘ 2018


LECTURES CRITIQUES ❘ 129

n’enlève rien à la très grande valeur scientifique Le quatrième chapitre se penche sur la ques-
et pédagogique de ce livre, qui sera une lecture tion de la religion et pose la question du rôle et
obligée pour quiconque entre dans cette œuvre du statut de la troisième partie du Léviathan. On
complexe. y retrouve également une analyse de la polémique
avec Clarendon, qui compte parmi les meilleures
Le livre de Christopher Scott McClure est pages du travail de C. S. McClure. Selon lui, le
d’une tout autre facture. Si son titre peut laisser Léviathan doit être lu d’abord et avant tout
entendre un autre commentaire sur le rapport comme une charge contre toute conception théo-
entre théologie et politique chez Hobbes, son logique du politique. Le cinquième chapitre
projet vise en réalité beaucoup plus loin. En étu- expose la notion chrétienne d’enfer et le concept
diant ce que l’auteur nomme le « désir pour l’éter- d’anxiété qui lui est associé. Hobbes combat les
nité », il ne serait pas seulement possible de mieux théologiens sur leur propre terrain en reprenant
comprendre le contenu du Léviathan ou des certains éléments de leur arsenal conceptuel pour
autres œuvres de Hobbes, mais aussi des appro- le séculariser. Le sixième porte sur le paradoxe de
ches philosophiques contemporaines de la mort l’honneur et le septième sur la question de l’intérêt
dans la tradition occidentale en plus des rapports personnel. Pour C. S. McClure, même le Béhé-
entre libéralisme et modernité (p. 3). Un tel projet moth de Hobbes, qui porte sur la guerre civile, est
suscite rapidement le scepticisme et il est loin à comprendre en ce sens : il y a guerre entre
d’être certain qu’il corresponde au travail citoyens d’un même État parce que ceux-ci ont
accompli dans ce livre. un « désir de transcendance » ou un « désir
d’immortalité » (p. 179), ce qui semble être pour
Le livre est divisé en huit chapitres. Le pre- C. S. McClure la même chose. Mais Hobbes, nous
mier annonce le problème qui sera au cœur de dit C. S. McClure, ne ferait qu’évoquer ce désir
tout l’ouvrage, soit celui de l’immortalité, au début du Béhémoth pour immédiatement
mais dans sa dimension politique. Pour changer son propos et décrire la guerre en termes
C. S. McClure, expliquer la pensée de Hobbes en de lutte pour le pouvoir entre les factions. Enfin,
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la limitant aux thèses sur l’état de nature et au le huitième et dernier chapitre conclut sur la vie
désir de conservation de son être empêche de après la mort et le désir d’immortalité où
voir une dimension plus importante du Lévia- C. S. McClure tente de replacer la contribution de
than. Toute l’œuvre de Hobbes serait en réalité Hobbes dans l’histoire de la philosophie euro-
une critique du désir d’immortalité. Ce n’est pas péenne. À chaque chapitre, C. S. McClure réin-
parce qu’ils cherchent à survivre que les hommes terprète les thèses de Hobbes sur le désir de
sont des loups pour les hommes, mais parce conservation de son être dans la perspective d’un
qu’ils tendent à vouloir s’élever au-delà de leur désir d’immortalité. Ce n’est plus seulement vivre
condition humaine. Le second chapitre est ou survivre qui serait le moteur de l’action
consacré à la rhétorique. Selon C. S. McClure, si humaine, mais la volonté de triompher de la mort
la thèse du désir d’immortalité est pour ainsi dire elle-même.
« cachée » dans le texte de Hobbes, c’est en
raison du truchement rhétorique qui fait en sorte Le livre de C. S. McClure est issu d’une thèse
que les lecteurs de Hobbes et surtout ses criti- de doctorat soutenue sous la direction d’Harvey
ques les plus féroces, lui feront dire ce qu’il n’ose Mansfield. C. S. McClure adopte bon nombre des
dire lui-même, ce qui d’une certaine manière le postulats traditionnels des disciples de Leo
met à l’abri mais lui assure que ses idées circu- Strauss, comme l’idée d’un double discours, dont
leront. Le troisième chapitre expose les thèses le plus important serait caché par le texte publié
du Léviathan à la manière annoncée par lui-même, à charge pour le lecteur de trouver les
C. S. McClure, qui le lit comme un geste de pro- pièces à conviction permettant de fonder son
vocation, et ce dès l’introduction du livre où interprétation. Selon lui, Hobbes provoquerait de
Hobbes parle de l’animal artificiel que sont à la manière rhétorique ses adversaires afin que ces
fois l’homme et l’État. Hobbes utiliserait ici une derniers tirent des conclusions de ses propos qu’il
stratégie scientifique, naturaliste, pour accentuer ne pourrait soutenir lui-même publiquement.
l’effet rhétorique escompté, qui serait de mon- Pourtant, la thèse selon laquelle Hobbes ne verrait
trer en quoi l’État est la seule réponse possible en réalité aucune possibilité de vie après la mort
au désir d’éternité, ou au besoin de s’élever au- est tout à fait compatible avec une lecture « maté-
delà de la condition humaine. rialiste » courante de l’auteur, comme le montre

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130 ❘ Revue française de science politique

bien L. Foisneau dans un chapitre sur l’identité politiques auxquels nous sommes confrontés
personnelle et la mortalité (huitième chapitre) où aujourd’hui. Quant au livre de C. S. McClure, il
il fait dialoguer Hobbes, Locke et Leibniz. Mais interpelle ses lecteurs dans ce qui semble un sujet
ce qui intéresse C. S. McClure est surtout la très à la mode depuis quelques années, soit la pré-
manière dont Hobbes critique deux motivations tendue crise spirituelle de notre époque. Pour
du désir d’éternité, soit la recherche de la gloire le dire autrement, L. Foisneau part d’un auteur
et la croyance en l’immortalité de l’âme. du passé pour parler au présent, alors que
C. S. McClure part des angoisses actuelles pour
En s’appuyant partiellement sur les travaux sonder une œuvre du passé.
de Quentin Skinner au sujet de la rhétorique chez
Hobbes, mais en en travestissant le sens pour Christian Nadeau –
mieux servir son interprétation, C. S. McClure Université de Montréal, Centre de recherche en éthique
espère montrer en quoi Hobbes exagère son
propos de manière à susciter les plus vives objec-
tions. Or, nous savons déjà en quoi les thèses de
Hobbes pouvaient être controversées à son La réception contemporaine
époque. Mais surtout, s’il s’agit pour de Carl Schmitt et de Leo Strauss en Chine1
C. S. McClure d’expliquer la nature exacte de cette
controverse, son propos s’avère finalement très ans un article publié en 2010, l’historien
décevant. Certes, C. S. McClure connaît très bien
le contexte de réception intellectuelle des thèses
hobbesiennes. On y retrouve les attaques de Cla-
D des idées nord-américain Mark Lilla
témoignait de son étonnement face à la
réception chinoise – aussi rapide que massive –
rendon (en particulier au quatrième chapitre), la des écrits de Carl Schmitt et de Leo Strauss. Lors
polémique avec John Bramhall. On se laisse un d’un séjour en Chine, il avait en effet constaté que
moment séduire par la thèse d’un Hobbes polé- la pensée de ces deux théoriciens n’était pas seu-
miste, dont les provocations lui permettraient de lement bien connue de la plupart de ses interlo-
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faire dire par ses opposants ce qu’il n’ose dire lui- cuteurs, mais qu’elle se trouvait souvent mobilisée
même. Malheureusement, C. S. McClure ne nous dans les débats sur l’avenir du pays. Comment
offre rien de particulièrement révélateur une fois expliquer le succès soudain d’anticommunistes si
mise de côté sa propre rhétorique qui tend à exa- farouches dans l’empire du Milieu ? C’est la ques-
gérer la portée de son argumentation. tion à laquelle veut répondre l’ouvrage collectif
Carl Schmitt and Leo Strauss in the Chinese-Spea-
Si on peut émettre un bon nombre de réserves king World dirigé par le philosophe Kai Marchal
au sujet du livre de C. S. McClure, il ne faut pas et le politiste Carl Shaw. À travers l’étude appro-
moins en saluer l’érudition et la connaissance très fondie de son contexte idéologique d’émergence,
fine des œuvres de Hobbes. Le livre se lit très bien de ses canaux de diffusion et de ses enjeux théo-
et est très bien construit. Il est accompagné d’un riques et politiques, le volume, issu d’une confé-
index rerum et nominum et d’une longue rence tenue à Taïwan en 2014 et rassemblant des
bibliographie. textes de chercheurs européens, nord-américains,
chinois et taïwanais, propose un premier état des
Les livres de C. S. McClure et de L. Foisneau
lieux – souvent critique – de cette réception.
ont le mérite de sortir Hobbes du seul registre de
l’analyse savante et internaliste des textes mais, De nombreuses contributions insistent à
comme on peut le deviner, n’y parviennent pas raison sur la nécessité de replacer l’attrait pour les
avec la même rigueur. Le livre de Foisneau, sur- deux théoriciens dans le contexte de la crise
tout dans ses derniers chapitres, se veut une ten- actuelle du régime chinois. La mise en place de
tative de penser non pas seulement la philosophie l’économie dirigée de marché à la fin des années
de Hobbes mais la philosophie hobbesienne, c’est- 1970 a en effet provoqué une augmentation consi-
à-dire de montrer comment la pensée de Hobbes dérable des inégalités sociales et de la corruption
peut nous aider à repenser bon nombre des enjeux que le Parti communiste chinois (PCC) a bien du

1. À propos de Kai Marchal, Carl K. Y. Shaw (eds), Carl Schmitt and Leo Strauss in the Chinese-Speaking World.
Reorienting the Political, Lanham, Lexington Books, 2017, VIII + 282 p., bibliographie, index ; et Qi Zheng, Carl
Schmitt, Mao Zedong and the Politics of Transition, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015, VIII + 178 p., biblio-
graphie, index.

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LECTURES CRITIQUES ❘ 131

mal à compenser sur le plan idéologique. Face illustrent bien que la question de ses enjeux poli-
à cette crise, le champ intellectuel chinois, tiques ne peut trouver de réponse univoque.
aujourd’hui relativement autonome vis-à-vis du Malgré les tentatives de certains libéraux de désa-
pouvoir politique, est divisé. Alors qu’il existait vouer la pensée politique du juriste allemand en
dans les années 1980 une sorte de front intellec- mettant l’accent sur son engagement national-
tuel favorable à des réformes libérales, des scis- socialiste ou en parallélisant sa théorie avec celle
sions profondes naissent après Tiananmen : les de Mao2, force est de constater que C. Schmitt est
« libéraux » souhaitent poursuivre les réformes devenu ces dernières années un véritable « clas-
économiques tout en prônant l’établissement sique » de la théorie politique chinoise : certains
d’une démocratie représentative ; la « nouvelle de ses concepts, tels que le couple légalité/légiti-
gauche » s’oppose quant à elle surtout au cours mité, y sont mobilisés par-delà les clivages idéo-
« néolibéral » du PCC et priorise les revendica- logiques. Comme le montre dans sa contribution
tions de justice sociale. Charlotte Kroll, on retrouve ainsi chez Gao
Quanxi, un auteur libéral chinois renommé, des
Selon C. Shaw, une partie des représentants
théorèmes schmittiens arrachés à leur contexte
de cette dernière mouvance (il cite Zhang
idéologique d’émergence. Mais encore faut-il
Xudong, Wang Hui, Liu Xiaofeng, Gan Yang)
s’entendre sur la signification même du terme
prend dans les années 2000 un virage nationaliste
« libéralisme » : C. Kroll suggère en effet que le
et néoconservateur, largement inspiré par la lec-
programme défendu par Gao Quanxi a des
ture de Carl Schmitt. Rejetant l’« impérialisme
accents nationalistes et autoritaires, si bien que la
culturel » occidental, ces intellectuels se feraient
référence schmittienne apparaît difficile à « neu-
maintenant les apôtres d’un exceptionnalisme
traliser » sur le plan politique.
chinois tout à fait compatible avec le maintien de
l’autoritarisme1. On objectera cependant que la
Une conclusion similaire peut être tirée à la
seule référence à C. Schmitt ne suffit pas à mettre
lecture de l’ouvrage Carl Schmitt, Mao Zedong and
tous ces auteurs sur le même plan. On peut
the Politics of Transition de la politiste chinoise Qi
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notamment s’interroger sur la pertinence du rap-
Zheng. L’auteure appelle de ses vœux une transi-
prochement effectué par C. Shaw entre Wang Hui,
tion vers la démocratie libérale et tente de mon-
figure montante de l’altermondialisme, et les
trer comment la théorisation schmittienne des
autres néoconservateurs chinois. Certes, la cri-
« moments exceptionnels » permet de surmonter
tique de la « politique dépolitisée » du PCC arti-
tout autant l’écueil du « totalitarisme » maoïste
culée par W. Hui s’inspire bien de quelques
que celui de l’irréalisme des libéraux chinois.
passages de la Notion de politique (il reprend
Alors que la théorie maoïste ne laisserait aucune
notamment à C. Schmitt son concept de « neu-
autonomie au droit vis-à-vis de la politique, les
tralisation » du politique), mais l’emprunt reste
libéraux, fixés sur la politique « ordinaire »,
limité ; il ne « contamine » pas l’ensemble de son
seraient quant à eux incapables de penser les pro-
dispositif théorique. De plus, son usage des
cessus révolutionnaires. C. Schmitt constitue ainsi
concepts schmittiens et sa critique du libéralisme
pour l’auteure une ressource théorique indispen-
sont dirigés contre la synthèse chinoise entre néo-
sable pour la formulation d’un programme de
libéralisme et autoritarisme. Alors que les néocon-
« transition », car il articulerait ensemble une
servateurs issus de la « nouvelle gauche » ont
pensée de la « révolution » et de « l’ordre ». Après
construit un rapport positif à ce « modèle chi-
une reconstruction de la conception schmittienne
nois » aujourd’hui promu par Xi Jinping, W. Hui
du pouvoir constituant (« fondation » de l’ordre
prend clairement ses distances vis-à-vis de ce der-
politique par le peuple) et de l’état d’exception
nier : lire ses écrits à travers les seules lunettes
(« défense » de l’ordre constitutionnel par l’État),
schmittiennes oblitère donc ses autres sources
l’auteure examine ensuite comment le juriste alle-
théoriques (post-marxistes et post-coloniales) et
mand envisage les rapports entre l’individu et
invisibilise la particularité de sa position politique.
l’État et conclut son développement par une com-
Les autres contributions du volume sur la paraison avec la théorie politique de Mao, centrée
réception contemporaine de C. Schmitt en Chine autour de la question de la politisation des

1. L'article de Han Liu illustre bien ce type de position néoconservatrice dans le volume.
2. Sur l'interprétation du maoïsme développée par Schmitt dans les années 1960, cf. les contributions de Thomas
Fröhlich et de Mario Wenning dans l'ouvrage collectif.

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132 ❘ Revue française de science politique

antagonismes sociaux et de la définition de plusieurs contributions de l’ouvrage collectif, sur


« l’ennemi de classe ». La présentation des posi- la trajectoire des deux intellectuels à l’initiative
tions de Schmitt est informée et efficace, mais un de cet engouement : Gan Yang et Liu Xiaofeng.
doute plane vite sur le projet global du livre : ce Directeur d’une des maisons d’édition libérales
qui se donne à lire n’a en effet pas grand-chose à les plus en vue dans les années 1980, G. Yang est
voir avec une réappropriation « libérale » des contraint après Tiananmen à l’exil aux États-
thèses du Kronjurist. Bien que les ingrédients de Unis, où il effectue un doctorat à l’Université de
la politique « exceptionnelle » schmittienne mis Chicago, bastion des straussiens. Aujourd’hui à
en avant dans l’ouvrage soient clairement antili- nouveau bien établi dans le paysage intellectuel
béraux (nécessité du « sacrifice » de l’individu chinois, ses positions politiques ont radicalement
pour l’État, primat de la raison d’État sur la changé : autrefois grand critique de la culture
garantie des droits fondamentaux, critique des traditionnelle de son pays, G. Yang est désormais
intellectuels « irresponsables » et des « puissances un défenseur du confucianisme, dont il veut faire
indirectes » qui menacent l’unité nationale, etc.), un des trois piliers idéologiques de l’État chinois
l’auteure ne se confronte pas à cette contradiction et de son système éducatif, avec le « socialisme »
manifeste. Prise dans les filets conceptuels schmit- de Mao et le « réformisme » de Deng Xiaoping.
tiens, elle ne parvient pas à tracer une ligne de On retrouve ce type de construction nationaliste
démarcation nette entre l’« exception » et la aventureuse dans les écrits de son ami L. Xiao-
« règle », donnant l’impression que la première feng. Favorable au libéralisme et à l’implantation
imprègne irrémédiablement la seconde et que du christianisme en Chine dans les années 1980,
toute politique libérale « normale » vit finalement le tournant du siècle correspond pour lui aussi
de la réactivation régulière, par l’État, de l’antago- à un renversement de sa position idéologique.
nisme entre « ami » et « ennemi ». Q. Zheng ne C’est L. Xiaofeng qui, à travers un travail d’édi-
s’en cache pas : cette réactivation peut mener à tion et de traduction important, a été l’artisan
une suspension provisoire des droits fondamen- principal de l’introduction des œuvres de
taux au nom de la protection de la « décision » C. Schmitt et de L. Strauss, ainsi que de la phi-
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politique originelle du peuple constituant. Mais losophie politique antique. Quel rôle la philoso-
comment garantir que le souverain interprétera phie politique de L. Strauss joue-t-elle cependant
correctement celle-ci et qu’il ne profitera pas de dans les programmes « néoconservateurs » de ces
l’état d’exception pour instaurer un nouveau deux auteurs ? À la lecture des articles de
régime ? L’auteure ne nous le dit pas, alors que C. Shaw, K. Marchal, C. Nadon et J. Chen, on
cela aurait dû constituer le point de départ de la peut relever deux thématiques du philosophe
réflexion. La conclusion du livre est à l’image de réappropriées aujourd’hui par les straussiens
l’ensemble et laisse tout autant le lecteur sur sa chinois : celle du retour aux « anciens », d’une
faim : dans sa trop courte « feuille de route » pour part, celle du rapport entre philosophie et poli-
une politique de transition démocratique, tique, d’autre part.
Q. Zheng ne rentre pas dans une analyse concrète
de la situation politique chinoise actuelle et se Les catastrophes politiques du 20e siècle appe-
contente de rappeler (avec C. Schmitt et contre laient pour L. Strauss à une réévaluation des fon-
Mao) que toute politique « extraordinaire » doit dements de la modernité, mais aussi de ce avec
viser le retour à la « normalité » constitutionnelle, quoi celle-ci avait rompu : la philosophie grecque
sans que l’on comprenne vraiment comment, et ancienne. Cette dernière n’était cependant selon lui
même pourquoi. L’ouvrage ne tient donc pas les pas immédiatement compréhensible, tant les cadres
promesses de son titre. interprétatifs modernes « historicistes » déforme-
raient le regard ; il faudrait réapprendre à lire les
Si l’on peut inscrire l’enthousiasme chinois auteurs du passé en tentant de les « comprendre
pour C. Schmitt dans une dynamique interna- comme ils se comprenaient eux-mêmes ». Ce pro-
tionale – déjà bien étudiée1 – de la réception de gramme est aujourd’hui repris et transformé par
son œuvre, la « fièvre » pour Leo Strauss semble les straussiens chinois dans le cadre d’un retour à
quant à elle beaucoup plus mystérieuse. Pour la « leurs » classiques, retour passant préalablement
comprendre, il faut s’attarder, comme le font par une « libération » vis-à-vis des schèmes

1. Cf. notamment Jan-Werner Müller, Carl Schmitt. Un esprit dangereux, Paris, Armand Colin, 2007 (1re éd. am. :
A Dangerous Mind. Carl Schmitt in Post-War European Thought, New Haven, Yale University Press, 2003).

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LECTURES CRITIQUES ❘ 133

herméneutiques « occidentaux ». Comme le C. Nadon va même jusqu’à mettre en doute la


remarque K. Marchal, il semble que l’opposition sincérité même du « retour » au confucianisme
structurante de la philosophie straussienne (entre chez ces deux auteurs : il s’agirait plutôt d’une
« anciens » et « modernes ») ait tendance, chez réinvention consciente de la tradition culturelle
G. Yang et L. Xiaofeng, à se transformer en un nationale prenant les apparences d’une fidélité
antagonisme entre « Est » et « Ouest ». stricte aux sources. L’auteur américain, lui-même
straussien, suggère que cette réinvention est par-
Ce retour aux « anciens » doit permettre une faitement en accord avec l’intention du philo-
nouvelle compréhension des rapports entre la phi- sophe. C. Shaw et K. Marchal s’opposent quant à
losophie et la politique. Dans un échange célèbre eux à cette interprétation et contrastent un
avec Alexandre Kojève, L. Strauss avait explicité sa L. Strauss « apolitique » avec sa réception idéolo-
position sur le sujet en opposant le caractère essen- gique chinoise, mettant en avant le caractère
tiellement « pratique » et « révolutionnaire » de la essentiellement « zététique », c’est-à-dire scep-
philosophie moderne à la « modération » de la phi- tique, de sa philosophie. On ne tranchera pas ici
losophie politique classique. Selon lui, les classiques entre ces deux lectures, mais on remarquera que
avaient conscience du fossé entre l’opinion et la la question aurait peut-être pu être approfondie
vérité philosophique et ne cherchaient pas à rem- en prenant plus en compte les sources des inter-
placer la première par la seconde, contrairement prétations chinoises de L. Strauss et de C. Schmitt.
aux modernes. La « politique philosophique » des Comme l’affirment différentes contributions,
anciens ne se manifestait pour Strauss non dans G. Yang et L. Xiaofeng n’ont en effet pas décou-
une action politique cherchant à transformer l’État vert L. Strauss et C. Schmitt directement, mais par
et la société à l’aune de principes rationnels de jus- le détour d’une interprétation déjà bien établie :
tice, mais dans un art d’écrire entre les lignes qui celle de Heinrich Meier, déployée dans Carl
permettrait d’éviter la « persécution » en se confor- Schmitt, Leo Strauss et la notion de politique1. En
mant (en surface) aux opinions dominantes. Cette faisant de la théologie politique schmittienne et
thèse paradoxale, qui consacre le caractère « sub- de la philosophie politique straussienne les deux
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versif » de l’activité philosophique tout en rejetant faces d’une critique radicale du libéralisme,
son devenir-pratique potentiel, a des implications H. Meier, intellectuel de la « nouvelle droite »
conservatrices et élitistes, souvent relevées : le phi- allemande dont la plupart des ouvrages sont
losophe classique de Strauss ne ruse pas seulement aujourd’hui traduits en chinois, semble avoir lar-
avec la censure du pouvoir d’État, il ne se protège gement préformé l’interprétation de L. Strauss et
pas seulement de la « persécution » des masses ; il C. Schmitt par G. Yang et L. Xiaofeng. Il méritait
est également de son devoir de ne pas critiquer donc d’être traité comme un acteur à part entière
directement les mythes fondateurs de l’État pour de cette réception.
assurer la stabilité de l’ordre politique existant.
Bruno Quélennec –
Les contributions de C. Shaw, K. Marchal et Université Paris-Sorbonne, Groupe de recherche
C. Nadon montrent que G. Yang et L. Xiaofeng sur la culture de Weimar
sont fascinés par cette conception et qu’ils s’en
inspirent largement : si les deux intellectuels, sur
le plan « exotérique », prêtent allégeance au PCC (Més)aventures de la théorie critique2
et font de Mao le père fondateur glorieux de la
Chine, il semble que leur enseignement « ésoté- n 1986 paraissait aux éditions Suhrkamp la
rique » rompe radicalement avec les principes du
marxisme et avec toute forme d’égalitarisme. E première monographie d’Axel Honneth,
issue de sa thèse de doctorat. Comme s’en

1. Heinrich Meier, Carl Schmitt, Leo Strauss et la notion de politique, Paris, Julliard, 1990 (1re éd. all. : Carl Schmitt,
Leo Strauss und « Der Begriff des Politischen », Stuttgart, Metzler, 1988).
2. À propos d'Axel Honneth, Critique du pouvoir. Michel Foucault et l'École de Francfort, élaborations d'une
théorie critique de la société, Paris, La Découverte, 2016 (Théorie critique) (1re éd. all. : Kritik der Macht.
Reflexionsstufe einer kritischen Gesellschaftstheorie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1986), 384 p. ; Axel Hon-
neth, Jacques Rancière, Recognition or Disagreement. A Critical Encounter on the Politics of Freedom, Equality,
and Identity, édité par Katia Genel et Jean-Philippe Deranty, New York, Columbia University Press, 2016 (New
Directions in Critical Theory), VIII + 232 p., bibliographie, index ; et Emmanuel Renault, Reconnaissance, conflit,
domination, Paris, CNRS éditions, 2017 (Philosophie). 288 p., bibliographie, index.

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134 ❘ Revue française de science politique

explique l’auteur dans la préface rédigée pour Au commencement étaient M. Horkheimer et


l’occasion, la parution en français de Kritik der son programme d’une théorie critique de la
Macht (Critique du pouvoir) dépasse de loin société marquée par l’hégéliano-marxisme de
l’intérêt « antiquaire » que peut revêtir un docu- Georg Lukács et Karl Korsch. A. Honneth perçoit
ment témoignant d’un certain état de la réflexion d’emblée un « déficit sociologique » majeur dans
dans le champ de la théorie critique il y a trente l’entreprise interdisciplinaire à visée émancipa-
ans. À cette époque, en Allemagne de l’Ouest, la trice initiée par M. Horkheimer et ses collabora-
reviviscence de l’attention portée aux travaux de teurs francfortois. Il tient au biais économiciste
la « première » école de Francfort croisait la récep- sous-jacent au modèle du « travail social » liant,
tion de l’œuvre de Michel Foucault et une de manière « mécaniste », la transformation des
confrontation à chaud avec le « paradigme com- rapports sociaux au développement des forces
productives. A. Honneth reconnaît certes à
municationnel » dont Jürgen Habermas venait de
M. Horkheimer et au groupe de chercheurs qui
poser les fondements dans son ambitieuse Théorie
l’entouraient à l’Institut de recherche sociale le
de l’agir communicationnel. L’enjeu de Critique du
mérite d’avoir excavé les thèmes non réduction-
pouvoir n’est pourtant pas – contrairement à ce
nistes de la « culture » et de la « lutte sociale »,
que suggère le sous-titre choisi par les deux, au
mais pour mieux souligner la façon dont ceux-ci
demeurant excellents, traducteurs (ou par les édi- sont en définitive restés lettres mortes. Avec la
teurs ?) – de situer M. Foucault par rapport à la Dialectique de la raison corédigée par M. Hork-
« première » et « deuxième » école de Francfort, heimer et T. W. Adorno lors de leur exil améri-
mais bien de poser les « étapes de réflexion » qui cain, se substituera aux analyses fonctionnalistes,
devront mener à un renouvellement de la théorie sur le plan économique (Friedrich Pollock) et
critique. L’« histoire de la théorie » telle que socio-psychologique (Erich Fromm), du capita-
reconstruite par A. Honneth assume en effet plei- lisme post-libéral un diagnostic beaucoup plus
nement sa prétention systématique « de type large, formulé depuis une philosophie de l’his-
hégélien », la théorie critique étant conçue comme toire, sur la mainmise totalisante de la rationalité
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« un processus d’apprentissage » (p. 357) suscep- instrumentale. Le reproche que A. Honneth
tible de se corriger et de s’ajuster. Il s’agit en adresse à ce texte canonique est de « comprendre
somme de retracer, en s’armant de la patience du les formes de la domination sociale comme des
concept, les différentes étapes qui, du programme prolongements sociaux de la domination de la
initial de Max Horkheimer dans les années 1930 nature » (p. 71) et ainsi de manquer l’autonomie
(chap. 1) et sa reformulation dans la Dialectique propre des interactions sociales. La théorie sociale
de la raison (chap. 2) en passant par la « philoso- que T. W. Adorno développera par la suite enté-
phie négative » de Theodor W. Adorno dans les rinera « la répression définitive du social » du fait
années 1960 (chap. 3) et les travaux de M. Fou- notamment de l’écart qu’elle laisse béant entre la
cault avant le tournant « éthique » des années vie psychique et pulsionnelle des individus (indi-
1980 (chap. 4 à 6)1, auront conduit à l’entreprise vidus bourgeois dont elle constate la lente dispa-
habermassienne de refonte de la théorie critique rition), d’une part, et le monde totalement
administré des organisations étatiques, de l’autre.
(chap. 7 à 9). Tout en l’érigeant en telos du « pro-
Ne reste chez l’auteur de la Dialectique négative et
cessus d’apprentissage » de la théorie critique,
de la Théorie esthétique qu’une « théorie critique
A. Honneth n’est pas sans apporter une série
aporétique oscillant entre une philosophie néga-
d’amendements substantiels au paradigme com-
tiviste et une esthétique philosophique » (p. 76),
municationnel de J. Habermas, le principal étant
même si A. Honneth, dans la postface à la seconde
« l’idée d’un modèle conflictuel de la société » édition allemande, admet le potentiel critique que
(p. 356) inspirée en partie de M. Foucault mais représente l’idée adornienne d’un rapport mimé-
surtout de Marx. Dès son premier ouvrage, c’est tique, non identificatoire, à la nature2.
ainsi le thème, promis comme on le sait à un
avenir théorique fécond, de la « lutte pour la Dans la seconde partie, A. Honneth com-
reconnaissance » (p. 320 note) qui se donne à lire mence par reconstruire les grandes lignes de
entre les lignes. l’œuvre de M. Foucault, de « l’archéologie du

1. L'ouvrage ne rend ainsi pas compte des tomes 2 et 3 d'Histoire de la sexualité, ni d'ailleurs des nombreux
cours de M. Foucault publiés depuis lors.

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LECTURES CRITIQUES ❘ 135

savoir » à la « généalogie » du pouvoir. Alors que qui prend chez J. Habermas la forme d’un dia-
la conception nietzschéenne du social en termes gnostic sur l’évolution « technocratique » des
de « bataille perpétuelle » marque par rapport à sociétés contemporaines, A. Honneth oppose
la « première » école de Francfort une « redécou- l’idée hégélienne, déjà présente en sourdine chez
verte du social », les luttes stratégiques auxquelles l’auteur de Connaissance et intérêt, d’une « dialec-
se livrent les acteurs se trouvent minorées par un tique de la moralité ». Ce que vise ultimement sa
« fonctionnalisme historique » qui fait dépendre reconstruction de l’histoire de la théorie critique,
la reconfiguration du pouvoir de la croissance c’est une « compréhension de l’ordre social
démographique et de la reproduction écono- comme une relation communicationnelle entre
mique. En résulte un hiatus, semblable à celui des groupes culturellement intégrés, médiatisés
repéré chez T. W. Adorno, entre la dimension sur un plan institutionnel et qui, aussi longtemps
agonistique des luttes sociales et les systèmes ins- que les contrôles sociaux du pouvoir sont inéga-
titutionnels remplissant la fonction d’étendre et lement répartis, s’accomplit par le truchement du
de resserrer les mailles du pouvoir. A. Honneth médium de la lutte sociale » (p. 352). Le modèle
peut ainsi voir en M. Foucault une « résolution honnethien du social se veut alors une forme de
d’ordre systémique » du diagnostic posé par la « sauvetage critique du marxisme », qui, en subs-
Dialectique de la raison1. C’est avec J. Habermas tituant à la « logique du travail » la « logique de
seulement que « l’entente par la communication la reconnaissance »2, voit dans la lutte des classes
devient un paradigme du social » (p. 285). Le phé- un « conflit moral » (p. 318) plutôt qu’un anta-
nomène de la domination apparaît alors ni gonisme d’intérêts économiques.
comme une ruse de la raison instrumentale
(T. W. Adorno) ni comme un système s’autopro- L’héritage critique du marxisme est également
duisant (M. Foucault), mais, dans la lignée en arrière-fond du dossier très complet que Katia
d’Antonio Gramsci (et d’Émile Durkheim !), Genel et Jean-Philippe Deranty ont compilé
comme un « jeu conjugué de la formation d’un autour du débat, ayant eu lieu en 2009, entre
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consensus et de violence » (p. 286 note). Toute- A. Honneth, représentant actuel de l’hégéliano-
fois, la manière dont J. Habermas a très tôt pris marxisme francfortois, et Jacques Rancière, dis-
ses distances avec le marxisme de la « première » ciple « hérétique » du marxisme althusserien.
école de Francfort en distinguant nettement les Mince en termes de pages (on en compte 176
catégories du travail et de l’interaction débou- moins l’appareil critique), le dossier est d’autant
chera plus tard sur un « dualisme factuel » entre plus dense en termes de contenu. Aux présenta-
les systèmes autorégulés de l’État et de l’économie tions générales par K. Genel et J.-Ph. Deranty suc-
capitaliste et le monde vécu des acteurs sociaux. cèdent les questions que les deux protagonistes se
La théorie critique à la J. Habermas offre par là sont mutuellement adressées et des extraits choisis
une image « fictive » de la société (p. 299), au sein de la conversation à vive voix qui s’est ensuivie.
de laquelle les sphères étatico-politique et écono- Le volume s’achève sur deux textes inédits en
mique sont d’autant moins soumises aux pres- anglais, l’un de J. Rancière (« La méthode de l’éga-
sions de la part des groupes sociaux en lutte que lité »), l’autre de A. Honneth (« De la pauvreté de
les interactions quotidiennes sont – à l’inverse de notre liberté : grandeurs et limites de la doctrine
ce qu’a pu montrer Foucault à travers ses recher- hégélienne de la vie éthique »). Leur « dialogue en
ches historiques – censées être exemptées de tout mésentente » porte pour l’essentiel sur la meil-
rapport de pouvoir. À la « résolution d’ordre leure manière de comprendre les dynamiques
communicationnel » de la Dialectique de la raison sociales et politiques d’émancipation. J. Rancière

2. Entretemps, A. Honneth a quelque peu tempéré sa critique à l'encontre de la théorie sociale de T. W. Adorno.
Cf. Axel Honneth, « Une physionomie de la forme de vie capitaliste : une esquisse de la théorie sociale d'Adorno »,
dans Ce que social veut dire. 2. Les pathologies de la raison, Paris, Gallimard, 2015, p. 35-58.
1. A. Honneth a développé les similitudes et les écarts entre les approches foucaldienne et adornienne dans sa
contribution à un numéro spécial de la revue Critique paru peu après le décès de M. Foucault : Axel Honneth,
« Foucault et Adorno : deux formes d'une critique de la modernité », Critique, 471-472, 1986, p. 800-815. On
s'étonnera au passage que ce texte n'ait pas été repris dans les recueils récemment édités chez Gallimard (Ce
que social veut dire) et à La Découverte (Un monde de déchirements).
2. Axel Honneth, « La logique de l'émancipation : l'héritage philosophique du marxisme », dans Un monde de
déchirements. Théorie critique, psychanalyse, sociologie, Paris, La Découverte, 2013, p. 23-37. L'article date de
1989.

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reproche au modèle honnethien de la « lutte pour Le texte d’A. Honneth traduit en fin de
la reconnaissance » d’en rester à une logique volume revient sur la manière dont sa lecture de la
d’« identification » des acteurs à l’ordre « poli- philosophie hégélienne du droit l’aura conduit à
cier » et lui oppose la logique proprement « poli- revoir sa théorie de la reconnaissance à l’aune de
tique » de « subjectivation » qui conduit à l’idée de « liberté sociale »2. À travers le « bilan
réinventer le « partage du sensible ». D’après ce provisoire » (p. 9) de la théorie de la reconnais-
modèle « ranciérien », les luttes d’émancipation sance qu’il dresse en introduction de son nouvel
ne se caractérisent pas par des demandes de recon- ouvrage, Emmanuel Renault reproche à A. Hon-
naissance d’identités socialement prédéfinies, neth d’avoir dévié de son programme de départ,
mais par l’instauration d’« une autre forme de qui consistait en une phénoménologie sociale des
reconnaissance, une redistribution des places, des expériences de déni de reconnaissance poussant à
identités et des parts » (p. 90). A. Honneth élargir le spectre de la justice, et d’avoir progressi-
conteste quant à lui la distinction trop tranchée vement opté pour une théorie institutionnaliste,
entre « police » et « politique » chez J. Rancière. À d’inspiration hégélienne et durkheimienne, des
ses yeux, les « luttes internes pour la reconnais- principes de justice. Actant cet abandon,
sance » tendent moins à remettre radicalement en E. Renault souhaite renouer avec le modèle initial
question les principes institutionnalisés de justice d’A. Honneth en le complétant – c’est l’objet de la
sociale qu’à revoir, de manière critique, « les première partie intitulée « Modèles » – par les
modes existants de leur interprétation » (p. 105). approches marxiennes de la reconnaissance
(chap. 2), le pragmatisme de John Dewey
Derrière l’alternative un peu simpliste entre un
(chap. 3) et la sociologie bourdieusienne de la
réformisme prenant appui sur des principes ins-
domination (chap. 4). À partir d’une relecture de
titutionnels de reconnaissance (A. Honneth) et
Hegel (chap. 1), E. Renault différencie les « luttes
une conception révolutionnaire, disruptive, du
de reconnaissance agonistiques » des « luttes pour
politique (J. Rancière), c’est la question de la phi-
la reconnaissance » à visée « réconciliatrice ».
losophie de l’histoire et de sa pertinence qui
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Cette typologie lui permet de répondre à une
s’invite dans le débat. Tandis que J. Rancière fait
objection souvent adressée à la théorie de la recon-
valoir le côté aléatoire, « les hauts et les bas » (ups naissance (entre autres par J. Rancière dans son
and downs), de la subjectivation politique, débat avec A. Honneth), selon laquelle les « luttes
A. Honneth entend défendre une conception du pour la reconnaissance » participeraient à la
progrès historique arrimée à la visée téléologique reproduction de rapports d’assujettissement à
d’une « réalisation de soi » des acteurs luttant l’ordre institutionnel. Le distinguo catégorial entre
pour la reconnaissance. Là où en revanche les luttes « agonistiques » et « réconciliatrices » tend à
deux auteurs finissent étonnamment par se montrer que les « attentes » de reconnaissance
rejoindre, c’est dans leur rejet – relatif dans le cas s’ancrant dans des expériences négatives d’injus-
d’A. Honneth – de la catégorie de « souffrance ». tice ne se réduisent pas à la formulation de
Si, pour J. Rancière, le sujet politique est avant « demandes » institutionnellement recevables.
tout « inventif » (inventing) plutôt que « souf- Mobilisant J. Dewey et sa distinction entre un fond
frant », A. Honneth concède que la souffrance liée d’impulsions subjectives et des habitudes cristalli-
à des formes d’injustice a la valeur d’indiquer une sées dans des rapports institutionnels, E. Renault
pathologie sociale mais sans fournir par elle- souligne qu’« il y a bien quelque chose qui n’est
même des « justifications normatives » dans pas institué dans la reconnaissance, mais qui n’agit
l’ordre des raisons (p. 128). En définitive, jamais à l’état pur, indépendamment des formes
quoiqu’il pâtisse quelque peu de sa comparaison sociales qui conditionnent les effets de reconnais-
avec la controverse, autrement plus développée, sance » (p. 157). L’irréductible « plasticité » des
entre A. Honneth et N. Fraser sur « redistribution attentes de reconnaissance eu égard aux effets de
ou reconnaissance »1, Recognition or Disagreement reconnaissance que produisent les dispositifs ins-
ouvre d’intéressantes pistes pour la philosophie titutionnels explique en partie la nature éminem-
sociale et politique qui restent à explorer. ment ambivalente des liens entre reconnaissance

1. Nancy Fraser, Axel Honneth, Redistribution or Recognition ? A Political-Philosophical Exchange, Londres, Verso,
2003. Le lecteur francophone attend toujours la traduction complète de ce débat important.
2. Cf. Axel Honneth, Le droit de la liberté. Esquisse d'une éthicité démocratique, Paris, Gallimard, 2015 (Nrf
essais).

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et domination, tant il est vrai que « la reconnais- alternative : ou une police des populations et une
sance apparaît tout à la fois comme un facteur de gestion sélective des flux transgressifs ; ou une
transformation des relations de pouvoir en domi- politique d’accueil, qui porte alors le nom d’hos-
nation et comme un facteur susceptible de saper le pitalité. L’hospitalité, on le verra, n’est en effet pas
consentement à la domination et de susciter des une simple disposition morale mais un principe
résistances » (p. 132). Cette ambivalence ne se politique d’accueil de celle ou de celui qui passe
laisse pas trancher de manière a priori par un une frontière, de quelque manière que ce soit. Elle
décret conceptuel, mais nécessite – comme s’y définit une politique qui est à la fois une cosmo-
applique E. Renault lui-même à travers une série politique puisqu’elle a pour objet le rapport des
d’enquêtes qui forment la seconde partie de peuples les uns avec les autres et donc des États
l’ouvrage (chap. 5 à 9) – d’investiguer au plus près entre eux ; et une xénopolitique puisqu’elle a pour
la réalité sociale et les façons dont s’y nouent et enjeu la réception des étrangers et l’établissement
dénouent reconnaissance et domination. De des relations entre étrangers2. Cette politique de
l’alliance entre philosophie critique de la recon- l’hospitalité est requise par un monde né, conso-
naissance et recherches empiriques en sciences lidé et constamment revivifié par les migrations
sociales, E. Renault attend un profond renouvelle- et la traversée des frontières. Est-ce ainsi que le
ment du projet interdisciplinaire à caractère trans- comprennent les spécialistes des migrations, des
formateur dans lequel l’école de Francfort s’était frontières et de l’hospitalité ?
naguère engagée. En conclusion, se prononçant
sur le « futur encore indécis » de la théorie critique Les flux migratoires font aujourd’hui l’objet
(p. 255), il en appelle à « marxiser » le thème hégé- d’une gestion administrative et économique que
lien de la reconnaissance à l’aide de J. Dewey la novlangue des puissances publiques ne craint
plutôt qu’à « hégélianiser » de force K. Marx par le pourtant pas de qualifier de politique. Il y faut des
biais de É. Durkheim comme le fait A. Honneth conditions historiques, à la fois politiques et éco-
dans ses derniers ouvrages. Une manière de dire nomiques, mais aussi épistémiques et doctrinales.
que le sort de la théorie critique, au gré de ses Celles-ci sont réunies sous ce qu’on appelle un
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aventures et mésaventures, est aujourd’hui encore régime néolibéral dans un contexte planétaire
loin d’être joué. qu’on désigne depuis une quarantaine d’années
par le nom de globalisation et, bien à tort, en
Louis Carré – français, sous le nom de mondialisation. À tort,
FRS-FNRS, Université de Namur, ESPHIN car cette néolibéralité planétaire et les conditions
qu’elle impose aux franchissements de frontières
avec l’aide des États et des acteurs économiques,
Migrations, frontières, hospitalité1 loin de contribuer à l’édification d’un monde
commun, procède en réalité à une parcellarisation
es trois notions sont liées et demandent à de mondes hostiles par la fermeture des frontières

C être pensées ensemble. La migration est


première, constitutive de l’humanité,
puisqu’elle a décidé du peuplement de la planète
– dont la fonction est pourtant, d’un point de vue
dynamique, de ménager les passages. C’est ce
qu’étudie Denis Pieret dans Les frontières de la
et contribué à former les États. Les frontières ont mondialisation dont le titre indique bien le para-
noué les aires d’exercice du pouvoir aux opéra- doxe du rapport entre frontières et mondialisa-
tions de répartition des populations, déterminant tion : la globalisation produit des frontières
les règles de tri et ses contournements, sanction- hermétiques sous la forme de murs difficilement
nant ainsi un mouvement d’expansion et d’expul- franchissables, d’assignations identitaires contrai-
sion sociales. Le passage d’une frontière par un gnantes, de contrôles sélectifs hiérarchisés des
migrant ou un transfuge met les États devant une populations ; et la mondialisation rencontre ses

1. À propos de Denis Pieret, Les frontières de la mondialisation. Gestion des flux migratoires en régime néolibéral,
préface de Thomas Berns, postface d'Étienne Balibar, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2016 (série Phi-
losophie. 4), 328 p., bibliographie, index ; Thomas Nail, The Figure of the Migrant, Stanford, Stanford University
Press, 2015, X + 300 p., index, et Theory of the Border, New York, Oxford University Press, 2016, XII + 276 p.,
figures, index ; Benjamin Boudou, Politique de l'hospitalité. Une généalogie conceptuelle, Paris, CNRS éditions,
2017, 248 p., index, bibliographie.
2. Cf. à ce sujet l'analyse philosophique de Sophie-Anne Bisiaux, Commun parce que divisé. Le monde à l'épreuve
de l'étranger, préface de Marc Crépon, Paris, Éditions Rue d'Ulm, 2016.

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limites dans la transformation des points de pas- répression des étrangers une composante de la ges-
sage en points de blocages, la « sécuritisation » tion du rapport social. Les frontières sont un élé-
comme doctrine corrective des circulations décla- ment clé du dispositif mis en place par le capitalisme
rées dangereuses, les campements et les « camps » globalisé. Aussi la privation de droits qui caractérise
comme administration subreptice ou explicite des les migrants sans papier, loin d’être une simple
populations indésirables, les smart borders comme soustraction les condamnant à la vie nue2
nouvelle gouvernementalité de la mobilité, le tout d’hommes sans qualités, leur ajoute en réalité une
concourant à la production d’illégalismes (réserve propriété très estimable pour le capitalisme : « leur
de main-d’œuvre en situation précaire, travail au disqualification les requalifie » pour la vie illégale
noir, trafics et traite des êtres humains, etc.) néces- (p. 241), en constituant ainsi une réserve de main-
saires à l’économie globalisée. d’œuvre transnationale vulnérable et malléable.

Au cœur de cet ouvrage se trouve l’analyse du Le gouvernement de la mobilité est aussi ce


nouveau discours et de la nouvelle rationalité éco- qui intéresse Thomas Nail lorsqu’il élabore une
nomique qui s’empare du phénomène migratoire et théorie de la frontière. « La gestion des flux migra-
en rationalise les flux en régime néolibéral : le toires, écrit D. Pieret, nécessite des points de
migration management. On en saisit la signification ralentissement, d’arrêt et d’accélération des mou-
depuis une question décisive : à quoi servent les vements » (p. 204). C’est cette dynamique et sa
échecs répétés et organisés des supposées « politi- signification dont T. Nail propose une théorie
ques migratoires » ? (p. 150 et suiv.) À produire, sous la forme de ce qu’il nomme : border kino-
montre D. Pieret, les illégalismes politiques et éco- power (le pouvoir cinétique des bords). Celle-ci
nomiques dont se nourrit la gouvernementalité ne mobilise pas les analyses foucaldiennes mais
managériale des migrations saisies à un niveau s’appuie sur un mode de pensée emprunté à Gilles
global. L’auteur en propose une analyse minutieuse Deleuze, certainement plus sensible dans
et convaincante, fortement documentée à la fois sur l’ouvrage consacré à la figure du migrant qui
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le plan théorique et sur le plan pratique. Sur le plan constitue en quelque sorte la première partie de
pratique en décortiquant les textes, déclarations, celui sur les frontières, et sans la lecture duquel
dispositions, décisions mises en œuvre et justifica- on ne comprendrait pas entièrement l’enjeu de
tions organisant les politiques européennes. Sur le cette théorie. Le migrant, était-il démontré dans
plan théorique en reprenant avec précision et intel- le premier ouvrage, est une figure politique du
ligence les analyses que Michel Foucault a consa- mouvement, en extension comme en intensité,
crées à la naissance de la biopolitique et à la mise en qui traduit la dynamique d’expansion et d’expul-
place de la gouvernementalité néolibérale, pour en sion constitutive de la société à laquelle contribue
montrer la pertinence dans la compréhension de ce le pouvoir. À ce titre, le migrant préfigure un nou-
qui est en jeu avec le management global des flux veau modèle de citoyenneté et de subjectivité
migratoires. Relues par D. Pieret, les analyses de contrefactuelles. La compréhension de cette figure
M. Foucault permettent de saisir la reprise de la comme ensuite de celle de la frontière requièrent
théorie du capital humain1 sous forme de « la mobi- une kinopolitics, une pensée politique générale des
lité comme capital » qui fait du « migrateur un mouvements. Celle-ci permet de conceptualiser
investisseur de lui-même » (M. Foucault) et les flux (flows) en considérant leurs points de
requiert d’autres investissements contextuels que conjonction et de disjonction, leurs modes de cir-
M. Foucault nomme « une intervention de type culation et de « recirculation », les dynamiques
environnemental » (p. 201). La gestion des fron- d’expansion et d’expulsion, et de formaliser les
tières, par exemple, n’est plus simplement jeux de forces à l’œuvre (l’auteur en distingue
ordonnée à la seule production de sécurité, elle quatre : centripètes, centrifuges, tensionnelles et
entre, comme l’écrivait Sandro Mezzadra, dans élastiques). La kinopolitics décrit en termes de
« une production légale d’illégalité et un procès cor- mouvements les appropriations que le capitalisme
respondant d’inclusion des migrants par l’illégalisa- fait des déplacements migratoires et des déclasse-
tion » (p. 249) qui font de la division raciale et de la ments sociaux. Elle inscrit dans une même

1. Gary Becker, Human Capital. A Theoretical and Empirical Analysis with Special Reference to Education (1964),
Chicago, The University of Chicago Press, 1993.
2. Thème développé par Giorgio Agamben dans Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997
(1re éd. ital. : 1995) et depuis repris à satiété, de manière acritique, à propos de toutes sortes de situations.

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dynamique la production des figures migrantes et les marges d’un territoire (expulsion). En qualité
celle des frontières mouvantes au sein de la société de délimitation (boundary), elles procèdent au tra-
et en ses marges. Étudiant le migrant, T. Nail se vail de départage entre l’intérieur et l’extérieur
propose d’en théoriser quatre figures animées par (compulsion). Enfin en qualité de frontière (fron-
une même pedetic force, à la fois force pédestre et tier), elles composent, en cristallisant les trois
pulsion viatique : le nomade, le barbare, le vaga- autres fonctions, la dynamique propre au pro-
bond et le prolétaire. Quatre figures d’êtres « en cessus de mobilisation continuelle. Aussi la fron-
marche » qui sont à la fois les produits des dyna- tière n’est-elle pas à comprendre uniquement
miques propres au capitalisme (expansion) et les comme la bordure d’un territoire définissant l’au-
créateurs de leurs propres régimes de mobilité delà d’un pays mais aussi et avant tout comme la
irréductibles aux forces économiques, politiques production interne de divisions continuées
et sociales qui travaillent à leur expulsion. constitutives du rapport social. L’auteur met cette
théorie à l’épreuve en examinant les dispositifs
La théorie des borders1 (à la fois bords et bor-
constitués par quatre technologies matérielles de
dures) est complémentaire et dépendante de la
bordage : la barrière, le mur, la cellule, le poste de
théorie du mouvement comme théorie des dyna-
contrôle (checkpoint). L’analyse de ce dernier dis-
miques sociales. Si l’expulsion est un processus de
positif est déployée sur deux chapitres qui décor-
dépossession du statut social assurant l’expansion
tiquent les opérations de contrôle, de sélection,
d’une forme de société (et pas seulement de la
d’information, etc., qui contribuent à l’incessante
société capitaliste), alors les différents types de
reconfiguration du corps social et à l’élaboration
bordures sont des opérateurs de divisions sociales
du savoir que la société prend d’elle-même et
puisqu’ils introduisent des séparations, des bifur-
auquel elle se soumet. C’est dans ces pages que
cations, des rétentions, des retours, etc. T. Nail
l’on retrouve certaines des analyses de
dégage quatre caractères des bords, définit ensuite
M. Foucault sollicitées dans le livre de D. Pieret.
trois fonctions sociales kinétiques des bordures
pour travailler enfin quatre figures de limitations. Enfin, il est remarquable que les deux
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Premièrement, un bord est un in between, il est ouvrages mentionnés de T. Nail, La figure du
entre, non seulement entre deux États, mais entre migrant et Théorie de la frontière (si l’on choisit
deux états dont il produit la séparation autant de traduire ainsi Theory of the Border) s’achèvent
qu’il la signifie. C’est une force productive qui l’un comme l’autre par une analyse minutieuse,
crée un état entre deux états. Deuxièmement, un originale et critique de la manière dont fonctionne
bord est dynamique et non statique, il est en mou- le dispositif frontalier de contrôle sélectif des
vement, non seulement parce que les bords se migrations entre le Mexique et les États-Unis. Le
déplacent d’eux-mêmes mais aussi parce que dif- premier volume examine la migration mexicaine
férentes forces travaillent à les faire évoluer. Troi- du point de vue des forces à l’œuvre pour le
sièmement, un bord ne peut pas être compris en migrant : centripète, centrifuge, tensionnelle, élas-
termes d’inclusion et d’exclusion mais seulement tique et pédestre. Le deuxième volume examine
en termes de circulations puisqu’il réoriente les la frontière entre le Mexique et les États-Unis du
trajectoires d’expansion et d’expulsion. Enfin, un point des technologies que rencontrent ces forces
bord ne peut se réduire à une détermination spa- et des répartitions qu’elles induisent si on les
tiale, c’est un opérateur de mobilités, une dyna- considère sous l’angle de la barrière, du mur, de
mique, un processus. Les borders sont moins les la cellule ou du checkpoint. L’auteur conclut en
produits d’une société que les ordonnateurs de ses indiquant qu’il n’y a pas contradiction entre la
configurations sociales évolutives. globalisation et la multiplication des processus de
frontiérisation : les frontières sont elles-mêmes
Les bordures remplissent quatre fonctions. En
des processus mobiles destinés à rediriger, à
qualité de marques ou de traces, elles signifient
remettre en circulation et à faire bifurquer les
un point de bifurcation dans le flux continu d’un
mobilités sociales, pas à les arrêter (p. 221).
mouvement (expansion). En qualité de limites,
elles indiquent une ligne de partage qui synthétise Il serait aisé d’opposer à ces travaux, qui
les marques laissées par un mouvement et dessine s’efforcent de décrypter la rationalité inhérente à

1. Il faut noter que l'auteur utilise trois termes qu'on a souvent tendance en français à traduire indistinctement
par « frontière » : border, boundary, frontier. Dans la logique de l'auteur, ces termes désignent non des choses
différentes mais des opérations distinctes.

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l’économie capitaliste des migrations et à la fonc- répondre et comment envisager une sortie poli-
tionnalité systémique des systèmes d’endigue- tique du dilemme : bienfaisance ou justice. Or, ce
ment, de confinement et de redistribution des problème est celui de la domination ; et un
différents mouvements de population, l’impératif concept politique de l’hospitalité établit comment
anthropologique ou moral de l’hospitalité. Mais diminuer la domination et empêcher que l’exclu-
on peut aussi choisir de relever que l’hospitalité sion ne l’augmente (p. 216). « Une politique de
elle-même est moins une propriété de la nature l’hospitalité, conclut l’auteur, protège de la
humaine ou une prescription éthique qu’une tyrannie des nationaux sur les étrangers, de l’iné-
décision politique réfléchie, d’ailleurs susceptible galité de considération des citoyens et des non-
à ce titre d’être récupérée à son bénéfice par le citoyens, du refus que les nouveaux venus
migration management. Sous le titre Politique de puissent participer à la définition de l’“identité
l’hospitalité, Benjamin Boudou propose une nationale” et à l’ensemble des politiques qui
généalogie de l’hospitalité vouée d’une part à en s’exercent sur eux. » (p. 217)
relever et éclairer ce qu’il nomme les dimensions
Dans son approche et ses conclusions, cet
mythiques, mais destinée d’autre part à faire res-
ouvrage rejoint une étude antérieure menée en
sortir sa signification proprement politique. Dans
Argentine par Ana Paula Penchaszadeh1 qui, après
une enquête à la fois thématique et historique,
avoir aussi considéré les rapports de l’hospitalité
l’auteur considère cinq vertus propres à l’hospi-
au don, à la souveraineté, à la naissance et la mort,
talité, constitutives de cinq mythes : celle-ci a été
à la démocratie avec ses héritages et ses promesses,
dite une disposition de la nature, le résultat d’un
débouchait de manière plus directement politique
contrat, l’expression de la charité, le ferment de
sur le fait que la détention des étrangers et des
la sociabilité, l’obligation de l’altérité. Naturelle,
migrants constituait un problème politique
elle est l’objet de l’anthropologie qui construit le
majeur qui ne pouvait être surmonté que par un
mythe de l’hospitalité sauvage ; contractuelle, elle
renversement de perspective : non pas concéder à
est l’objet de la philosophie classique qui étaye le
l’hospitalité une signification politique mais saisir
mythe de l’hospitalité antique ; charitable, elle est
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au contraire qu’une politique ne saurait être dite
l’objet de la problématisation religieuse qui
démocratique si elle était inhospitalière. La poli-
accompagne la formation des corps politiques
tique aurait pour principe l’hospitalité qui pré-
tout au long du Moyen Âge et contribue à ren-
vient la guerre et les divisions en convertissant
forcer le mythe de l’hospitalité sacrée ; inclination
l’hostilité en possible aménité. Loin du migration
sociable, elle est l’objet d’une élaboration juri-
management et de la gestion des flux, l’hospitalité
dique qui, de Vitoria à Kant, forge le mythe de
est la face glorieuse de la migration qui redonne
l’hospitalité cosmopolitique ; vertu de l’altérité,
à la frontière sa signification politique non réga-
enfin, elle est l’objet d’une éthique qui, singuliè-
lienne d’être le seuil où l’on accueille l’étranger et
rement avec Jacques Derrida, érige le mythe de
l’invite à prendre part à la communauté politique.
l’hospitalité inconditionnelle. Chacune de ces
considérations est l’occasion d’une analyse docu- Étienne Tassin –
mentée et fine des attendus de l’hospitalité et des Université Paris Diderot/EHESS
raisons qui en ont fait le cœur du système des
échanges, de la conversion de la guerre en civilité,
de la reconnaissance de l’étranger entre souverai-
neté étatique et déférence mercantile, de la lente
Comment instituer l’universel
édification d’un droit cosmopolitique et de l’exi- en politique ? L’Europe et le conflit
gence inconditionnelle de l’autre. des universalités2
Le mérite de cette reconstruction généalo- l est légitime de s’interroger sur la pertinence
gique réside cependant dans son point d’arrivée
que formule la conclusion de l’ouvrage. Il faut
comprendre à quel problème le concept doit
I d’une lecture croisée des deux derniers
ouvrages d’Étienne Balibar. Si ce n’est leur
publication dans le courant d’une même année,

1. Ana Paula Penchaszadeh, Politica y hospitalidad. Disquisiciones urgentes sobre la figura del extranjero, Buenos
Aires, Eudeba (Editorial Universitaria de Buenos Aires), 2014.
2. À propos d'Étienne Balibar, Des universels. Essais et conférences, Paris, Galilée, 2016 (La philosophie en effet),
190 p. (cité DU), et Europe, crise et fin ?, Lormont, Le Bord de l'eau, 2016 (Diagnostics), 330 p. (cité ECF).

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LECTURES CRITIQUES ❘ 141

qu’est-ce qui justifie le rapprochement de deux phénomène de la mondialisation. Bien que les
titres aux registres d’écriture et aux objets si dis- textes soient disparates, ils s’accordent dans leurs
tincts ? Faire dialoguer l’un avec l’autre, en dépit efforts pour saper toute illusion d’une univocité
de leur distance apparente, permet-il d’en faire de l’universel. Il n’existe pas et il ne peut pas
émerger une démarche intellectuelle commune ? exister un universel. Car l’institution de l’uni-
De prime abord, rien n’est moins sûr. versel, sans lequel ce dernier ne pourrait se
concrétiser, se fait toujours en un lieu et une
Le premier ouvrage, consacré aux diverses
époque déterminés, ce qui en particularise inévi-
crises (institutionnelle, monétaire, migratoire,
tablement le contenu et l’expose à une accusation
démocratique, etc.) qui ébranlent actuellement
d’hypocrisie. Puisque l’universel n’échappe pas à
l’Union européenne, rassemble des textes d’ana-
cette assignation d’une origine, elle menace de se
lyse de l’actualité, rédigés le plus souvent à vif, et
convertir en son contraire, la particularité. Son
qui sont autant d’interventions – orientées et
effort pour rassembler des matériaux empiriques
résolues – dans le débat public. Les articles com-
disparates sous un même concept, une même ins-
pilés, dont quelques-uns ont paru au préalable
titution ou une même démarche se fait depuis une
dans des quotidiens, se présentent comme les
perspective déterminée qui génère, éventuelle-
réflexions d’un intellectuel qui s’intéresse à la
ment à son insu, des exclusions. Car déterminer
chose européenne mais sans se targuer d’aucune
l’universel (et comment le lester d’un contenu
expertise particulière en la matière. Et c’est peut-
sans lui conférer des déterminations ?), c’est lui
être ce parti pris d’un amateurisme revendiqué
attribuer des caractéristiques qui pourraient se
qui fait tout le sel de la démarche. Car chaque
révéler discriminatoires et qui sont autant de
article en devient alors un exercice d’intelligibilité
motifs de contestation de la sincérité de son uni-
des enjeux européens dépourvu de tout cadre
versalité. Ainsi, sous des modalités différentes
d’interprétation préétabli. Ce qui contraint
mais comparables, l’universalisme chrétien fait
É. Balibar à mener deux entreprises de front. Il
fond sur le déni de reconnaissance des mythes et
s’agit non seulement de fournir les clés d’inter-
croyances des peuples à évangéliser, l’internatio-
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prétation d’une actualité européenne souvent
nalisme prolétarien se propage au travers d’une
opaque pour le néophyte, en raison notamment
division conflictuelle entre classes, la commu-
de la complexité de la scène institutionnelle sur
nauté moderne des citoyens se construit originai-
laquelle elle se déroule et de la multiplicité des
rement sur la relégation des femmes dans un
acteurs et des intérêts qui s’y entrechoquent, et
statut subordonné, etc. Suivant rigoureusement la
concomitamment de construire, dans un effort de
même logique, mais empruntée à rebours, toute
transparence conceptuel, les linéaments d’une
revendication universaliste n’est bien souvent que
théorie politique de l’Union européenne qui per-
l’extension abusive d’un point de vue particulier
mette de faire sens de cette actualité.
qui cherche à se rendre dominant, voire hégémo-
Le second ouvrage a en revanche tous les nique, soit une idéologie au sens précis où l’enten-
atours de l’exercice philosophique classique. Par- dait Marx. Or, cette accusation d’incomplétude
tant d’une question spéculative – peut-on énoncer portée à l’encontre de l’universel ne peut pas elle-
l’universel sans le trahir ? – qu’É. Balibar lui- même être portée depuis le point de vue du par-
même présente comme une question philoso- ticulier. Elle émane bien plus d’une prétention à
phique « par excellence » puisque « la philosophie une universalité plus authentiquement univer-
est cette discipline qui tente de dire l’universel » selle, ce qui illustre exemplairement la dynamique
(p. 37), il en décline les motifs conceptuels au tra- propre aux conflits qui entourent l’universel.
vers d’un dialogue serré avec les réponses que cer- Ceux-ci sont particulièrement épineux précisé-
tains de ses interlocuteurs privilégiés (Hegel, ment parce qu’ils n’opposent pas particulier et
Spinoza et Marx bien sûr, mais on y croise éga- universel mais bien des compréhensions et des
lement Freud, Butler, Badiou, Nancy ou Witt- formulations distinctes de l’universel. Raison pour
genstein) ont apportées à cette même question. laquelle l’universel n’existe, comme le suggère le
L’universel, sous la plume d’É. Balibar, recouvre titre de l’ouvrage, qu’au pluriel, saisi dans l’étau
un spectre de phénomènes empiriques laissé déli- d’un conflit dialectique permanent entre ses défi-
bérément ouvert : il peut s’agir tant d’un mono- nitions concurrentes.
théisme religieux, que d’une idéologie politique,
d’une prétention scientifique à la validité théo- Y a-t-il alors un sens à lire côte à côte deux
rique, d’une communauté idéale ou du ouvrages que rien ne prédestine à ce traitement ?

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142 ❘ Revue française de science politique

En dépit de l’incommensurabilité de leurs objets particulier avec l’universel, rejouant le schème


et méthodes, chacun d’entre eux fait, à bien y bien connu du repli identitaire contre l’ouverture
regarder, pourtant signe en direction de son pen- supranationale. Si l’État nation peut apparaître
dant et semble compléter, quoique sous des comme un refuge qu’il faut préserver des agres-
modalités distinctes, les réflexions ébauchées dans sions venues de l’extérieur, pour nombre de
l’autre volume. Cette résonance s’explique citoyens tentés par la droite la plus dure, c’est
d’abord et avant tout par le partage d’une même parce que l’État nation a incarné à sa façon pen-
désinvolture apparente, qui déconcertera le lec- dant des décennies une des formes les plus abou-
teur pressé ; É. Balibar n’a que faire des réponses ties de l’universalité politique. Dans le compromis
aux questions qu’il pose. Il ne se propose pas de classe qui a mené à l’établissement d’un État
d’apporter des « solutions » aux problèmes qu’il providence, qu’É. Balibar nomme l’État national
aborde, qu’ils soient pratiques (politiques) ou social, s’est développé une citoyenneté sociale à
théoriques (philosophiques). Ce qui l’intéresse, en même d’inclure tous les nationaux dans la com-
réalité, c’est d’exhumer des apories. Une aporie, munauté politique, en leur donnant les moyens
selon ce dernier, est « une question posée de façon de faire un usage réel de leurs droits formels et
incontournable, en des termes tels, cependant, donc de prendre part à une démocratie effective.
qu’aucune solution ne peut lui être apportée, sauf Si les mouvements populistes de droite ont pu
la réitération à l’infini de la question elle-même. » développer à l’occasion de la crise de l’accueil des
(DU, p. 158) Et c’est précisément ce qu’É. Balibar réfugiés à travers l’Europe une paradoxale « Inter-
ne se prive, ni ne se lasse, de faire sous des moda- nationale des nationalistes », organisée au sein
lités différentes dans chacun de ces ouvrages : d’un front dont la solidité reste à éprouver, c’est
remettre sempiternellement sur le métier la ques- bien parce que leur discours faisait jouer une uni-
tion de l’institution de l’universel en politique. versalité contre une autre, celle de la citoyenneté
Car, à l’en croire, « en perdant notre temps, appa- sociale inclusive contre celle du « marché libre et
remment, pour disséquer les termes du problème, non faussé ». Or, ce dogme de la concurrence ne
au lieu de lui appliquer “simplement” une solu- cesse, selon une analyse de Wolfgang Streeck
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tion, nous finirons par en gagner pour sortir de qu’É. Balibar fait sienne, de mettre en rivalité les
notre embarras » (ECF, p. 75). territoires européens et de creuser entre eux les
inégalités préexistantes, en contradiction flagrante
C’est en ce sens que chacun de ces deux livres,
avec la volonté affichée par l’Union européenne
avec ses originalités propres, fait écho à l’autre.
d’orchestrer une convergence des économies
Car aucun d’entre eux ne respecte, à l’examen, les
nationales qui fasse le lit de leur intégration
frontières disciplinaires traditionnelles. Dans
politique.
Europe, crise et fin ?, l’Union européenne apparaît
moins comme le lieu de l’exercice d’un pouvoir
Face à ce défi, ce que cherche alors à faire
transnational, avec ses intrigues de palais et ses
É. Balibar, sans qu’il l’exprime nécessairement de
secrets d’alcôve à percer, que comme un projet,
cette façon, c’est à creuser un sillon théorique et
voire une expérimentation : l’institutionnalisation
pratique qui échappe à cette fausse alternative
d’une politique de l’universel. Parallèlement, Des
entre deux universels concurrents qu’il abhorre.
universels ne se maintient pas longtemps dans
L’institutionnalisation de l’universel ne peut se
l’éther d’une réflexion spéculative et prête une
faire, au sein de l’Union européenne, ni par un
attention constante à l’application politique de ses
illusoire retour à la source nationale ni par une
développements philosophiques. Ce qui intéresse
fuite en avant dans une « quasi-constitutionnali-
alors É. Balibar est de voir comment deux crises
sation du néolibéralisme ». Si É. Balibar n’a de
conjointes, la crise financière et la crise de l’accueil
cesse de dénoncer les rapports incestueux
des migrants, vont affecter jusqu’à faire vaciller
qu’entretiennent racisme et nationalisme, c’est à
sur ses bases un projet européen déjà fort fragilisé
l’universalité néolibérale qu’il décoche ses flèches
par l’échec du référendum constitutionnel et la
les plus acérées. Confrontée à l’explosion de la
résurgence des nationalismes.
bulle financière de 2008 et au décrochage budgé-
Poursuivant des réflexions déjà ébauchées taire de la Grèce, l’Europe s’est enfermée dans une
précédemment (Nous, citoyens d’Europe ? et universalisation à tous crins du marché qui ne
Europe, Constitution, Frontière), il met en garde peut, à terme, que mener à la ruine de son projet
contre toute interprétation de la renaissance du politique. Après avoir inscrit l’ordo-libéralisme
nationalisme qui y verrait la confrontation du dans sa constitution matérielle lors du traité de

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LECTURES CRITIQUES ❘ 143

Maastricht, l’Europe persiste et signe à l’occasion langage clos attaché à une communauté de locu-
de la crise de la dette grecque en mettant sur pied teurs vers un autre communauté langagière cir-
un Eurogroupe dans lequel É. Balibar voit les conscrite. Renversant cette perspective, É. Balibar
signes avant-coureurs d’un basculement du nous enjoint de comprendre la traduction comme
« quasi-fédéralisme » vers un « pseudo-fédéra- le fait premier, comme l’intercompréhension qui
lisme » (ECF, p. 205). Car le fédéralisme démo- est toujours déjà à l’œuvre entre des commu-
cratique présuppose un centre de pouvoir tenu de nautés, des langages et des cultures qui se façon-
rendre des comptes aux parties qui composent le nent réciproquement. L’insularité relative d’une
tout. Or, la gouvernance européenne actuelle rend langue n’en est alors qu’une des issues possibles.
impossible l’exercice de contre-pouvoirs, dans la Si la traduction parfaite d’un universel à l’autre,
mesure où le pouvoir n’y a été centralisé que pour d’un langage à un autre est par conséquent impos-
mieux s’évaporer par la suite dans des organes de sible, elle n’est pas moins perpétuellement à
décision administrative indépendants et inacces- l’œuvre. Ce modèle de la traduction offre une
sibles à la critique. Ainsi, pour décrire la gouver- puissante métaphore du fonctionnement de
nance de l’Eurogroupe, faite d’opacité et placée l’Union européenne. L’intégration que celle-ci
sous la houlette d’une Banque centrale euro- promeut ne doit pas se concevoir, selon É. Balibar,
péenne délibérément mise hors d’atteinte de toute comme un rapprochement entre des aires cultu-
contestation populaire, É. Balibar emprunte à relles mitoyennes et hermétiques les unes aux
Jürgen Habermas le terme de « fédéralisme exé- autres, mais comme la reconnaissance du fait pre-
cutif postdémocratique » (ECF, p. 216) et à Bis- mier d’une interpénétration, ou d’une superposi-
marck l’idée d’une « révolution par le haut » tion, d’une grande diversité de pratiques et
(ECF, p 178), signifiant le rôle actif que joue d’héritages culturels. L’Europe ferait en ce sens
actuellement l’Union européenne dans la « dé- mieux de cesser de s’interroger sur ses frontières,
démocratisation de la démocratie » (ECF, p. 293). indéfinissables, pour reconnaître qu’elle est elle-
même un « Borderland », une zone frontalière à
Dans sa discussion de la dialectique entre for-
l’échelle d’un continent.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 200.113.230.165)

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mulations contradictoires de l’universel,
É. Balibar met en évidence un trait qui apporte
Plus prosaïquement, É. Balibar en appelle à ce
un éclairage inédit sur ses suggestions de sortie de
que l’Union européenne fasse barrage aux pro-
crise pour l’Union européenne. Chaque universel
cessus de dé-démocratisation de la vie publique,
comporte, selon lui, une prétention totalisante qui
autrement dit de perte de contrôle des gouvernés
ne peut que buter sur d’autres prétentions simi-
sur leurs gouvernants, ce qui requiert a minima
laires. Cette confrontation est d’autant plus pro-
deux aménagements. D’une part, il est urgent
blématique que l’universel s’énonce, s’affirme et
d’abandonner en la matière l’image trompeuse des
s’institutionnalise selon un langage propre. Dès
vases communicants. Plus de démocratie au
lors, le conflit des universels est affecté d’une hété-
niveau européen n’implique pas d’en avoir moins
rogénéité fondamentale. Les universels ne parta-
au niveau national (ou inversement). Ce que la
gent aucun langage commun qui rende d’emblée
réalité historique démontre, c’est plutôt que les
possible un débat contradictoire réglé, laissant
avancées ou les reculs démocratiques se font
craindre que la confrontation des universels ne
conjointement à ces deux niveaux. Or, pour que
soit rien d’autre qu’un dialogue de sourds. Le
l’Europe politique puisse représenter ce surplus
conflit entre projets politiques universalistes qui
de démocratie, plutôt que d’être l’instrument de
agite l’Europe ne fait pas exception à cette règle.
sa déconstruction, il importe d’y injecter un
É. Balibar n’y voit pas pour autant une raison conflit qui repolitise sa gouvernance, en échap-
de désespérer de la démocratie européenne. Une pant notamment aux traditionnelles lignes de
délibération contradictoire entre universels reste fracture nationales qui favorisent la monopolisa-
selon lui possible mais elle ne peut faire l’éco- tion de la contestation européenne par les élites
nomie d’un artifice : la traduction. Cette traduc- politiques nationales. Ce que É. Balibar appelle in
tion, É. Balibar invite à la comprendre dans un fine de ses vœux, c’est donc à la fondation d’une
sens diamétralement opposé à son acception tra- gauche paneuropéenne qui renonce au mirage du
ditionnelle. Tant chez Willard Van Quine que souverainisme pour embrasser pleinement le
chez Walter Benjamin, la traduction est l’opéra- projet d’une autre Europe, d’une Europe qui
tion de transposition d’une signification (cogni- deviendrait l’instrument d’une domestication des
tive chez l’un, poétique chez l’autre) depuis un marchés et d’une réinvention de la citoyenneté

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144 ❘ Revue française de science politique

sociale. Ce parti de gauche transeuropéen, dont projet, pourrait-on ironiser, mais à défaut d’entre-
Podemos et Syriza pourraient être des fers de prendre des efforts en ce sens, il y a fort à craindre
lance, aurait alors la lourde tâche d’incarner un que le point d’interrogation qui ponctue le titre
nouvel avatar dans le conflit des universaux de de l’ouvrage n’ait bientôt plus lieu d’être.
l’espace européen : celui d’une concitoyenneté qui Martin Deleixhe –
vise à l’égale liberté de tous ses membres. Vaste Université Saint-Louis Bruxelles, CReSPo
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