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1. À propos de Chantal Mouffe, Agonistique. Penser politiquement le monde [cité Ag.], traduit de l'anglais par
Denyse Beaulieu, entretien avec Chantal Mouffe, Paris, Beaux-Arts de Paris Éditions, 2014 (D'art en questions),
168 p. ; Le paradoxe démocratique [cité PD], traduit de l'anglais par Denyse Beaulieu, Paris, Beaux-Arts de Paris
Éditions, 2016 (D'art en questions), 152 p., index ; et L'illusion du consensus [cité IC], traduit de l'anglais par
Pauline Colonna d'Istria, Paris, Albin Michel, 2016 (1re éd. amér. : On the Political, New York, Routledge, 2005),
196 p.
2. Chantal Mouffe, Iñigon Errejón, Construire un peuple. Pour une radicalisation de la démocratie, Paris, Éditions
du Cerf, 2017.
3. Le bandeau ornant L'illusion du consensus présente l'auteure comme « l'inspiratrice de la nouvelle gauche
radicale », ce qui obnubile l'originalité des positions défendues par Ch. Mouffe dans la mouvance de ce que l'on
peut nommer la « nouvelle gauche radicale ».
4. Ernest Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale,
Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2009.
position l’amène à critiquer nombre de courants Weber, très peu sollicité malgré des références
prétendument radicaux de la gauche contempo- allusives à l’irréductibilité des conflits de valeurs,
raine, avant tout les théoriciens de la désertion ou peuvent servir le même propos. La conceptualité
de l’exode (Antonio Negri, Michael Hardt, Paulo de C. Schmitt lui est sans doute apparue plus
Virno1), et à souligner les limites du « mouvement directement utilisable pour ses intentions spéci-
des places »2. Bien qu’elle reconnaisse la légitimité fiques, qui ne sont pas seulement de souligner le
et l’efficacité relative des combats extra-institu- caractère fondamentalement conflictuel du poli-
tionnels, elle invite à mener aussi le combat pour tique, mais aussi de dénoncer dans la foulée la
une nouvelle hégémonie3, opposée au néolibéra- confusion tendancielle actuelle entre politique et
lisme, dans le cadre des institutions traditionnelles morale4, ou encore de faire valoir les mérites d’un
des démocraties libérales. monde « plurivers » contre l’homogénéité indif-
Ce sont cependant les partis sociaux-démo- férenciée dont rêvent les théoriciens du cosmo-
crates, ou apparentés, qui sont la cible principale politisme. Les emprunts de Ch. Mouffe à
de sa critique. Les critiques qu’elle faisait naguère C. Schmitt sont toutefois strictement bornés par
du New Labor ou du SPD se laissent sans diffi- la distinction qu’elle fait entre antagonisme et
cultés élargir aux politiques menées par les partis « agonisme ». La contradiction que C. Schmitt
socialistes français et espagnol, au PASOK grec ou voyait entre libéralisme et démocratie devient
d’autres encore, durant les deux dernières décen- chez elle une tension, qu’il s’agit de gérer en
nies. Tous ont failli en endossant le programme « apprivoisant » les antagonismes (IC, p. 33),
de dérégulation du néolibéralisme. Ils ont fait leur, c’est-à-dire en transformant l’ennemi, l’autre
explicitement ou non, le fameux TINA (There is absolu avec lequel il n’est d’autre relation pos-
no alternative) de Margaret Thatcher, et sapé par sible que la guerre, en un adversaire dont on
là même les conditions de possibilité de la démo- reconnaît la légitimité. À la différence et à
cratie. Ch. Mouffe reproche aux théoriciens de la l’opposé de l’antagonisme qui règne entre
démocratie consensuelle d’avoir accompagné et ennemis, l’agonisme entre adversaires suppose
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Sur le plan de la théorie, l’adversaire (ou celle des déterminants de l’« espace symbolique
l’ennemi ?) principal de Ch. Mouffe paraît bien commun » au sein duquel les conflits peuvent être
être le rationalisme universaliste. Elle lui reproche, reconnus comme légitimes parce qu’ils peuvent
entre autres choses, d’avoir ignoré l’importance être apprivoisés. Ce que sont les valeurs « éthico-
des passions dans la pratique effective de la démo- politiques » et les institutions constitutives de la
cratie. Le conflit constitutif de la vie démocratique démocratie libérale doit rester ouvert à une plu-
doit se traduire par la formation d’un « nous » ralité d’interprétations, soutient-elle. Mais dans
contre un « eux ». Et ce « nous », soutient-elle en quelles limites ? Cette question devient particuliè-
s’appuyant notamment sur Freud, se fonde sur rement saillante quand elle aborde le champ des
« un investissement affectif passionné qui crée une relations internationales. De façon attendue, et en
forte identification entre membres d’une commu- s’inspirant ici encore de C. Schmitt, elle plaide
nauté » (Ag., p. 66). Cette thèse nous conduit sur le pour un monde agonistique multipolaire. Non
terrain glissant des identités collectives. seulement les valeurs et les principes de la démo-
Ch. Mouffe affirme certes clairement son refus des cratie libérale doivent être ouverts, en interne,
identités substantielles : le « peuple » démocra- pourrait-on dire, à des interprétations diverses,
tique est un peuple à construire, en fonction de
mais, au plan de l’ordre mondial, « il est grand
conjonctures toujours singulières. Il demeure que
temps de remettre en question la supériorité de
toute identification collective, bien que provisoire,
la démocratie libérale » (IC, p. 130). La critique
suppose une exclusion, ou, selon une notion
de l’européocentrisme est aujourd’hui un lieu
qu’elle emprunte à J. Derrida, un « extérieur
commun de la pensée critique de gauche, pour de
constitutif ». On comprend que les déclarations
bonnes raisons, qu’il s’agisse des liens que depuis
d’allégeance de Ch. Mouffe aux valeurs et institu-
tions de la démocratie libérale sont nécessaires toujours le libéralisme politique occidental a
pour éviter que cette thèse soit détournée au profit entretenus avec l’impérialisme ou des usages qui
de ce que l’on nomme aujourd’hui les politiques ont été faits récemment encore de la rhétorique
« identitaires », généralement d’extrême droite. des droits de l’homme pour justifier des interven-
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1. Cf. IC, p. 185 et suiv., et, un peu plus développé, Ag., p. 50 et suiv.
2. Le recours à la « dignité de la personne » à titre de substitut aux « droits de l'homme », trop liés à l'individua-
lisme occidental (IC, p. 188-190), me paraît fort peu convaincant. Il faudrait en effet s'interroger aussi sur les
sources culturelles de la notion de « dignité de la personne », et sur la possibilité de donner un sens à cette
notion indépendamment de tout « individualisme ».
Cet aspect des thèses de Ch. Mouffe n’est pas démocratie. Ne nous contentons pas de ses inter-
le plus développé, et il n’est sans doute pas utile views sur le populisme. Il faut la lire.
de s’y attarder, sinon pour relever qu’il met en
Catherine Colliot-Thélène –
lumière l’indétermination du sens de la démo-
Université de Rennes 1, Philosophie des normes
cratie, radicale ou non. La force des travaux de
Ch. Mouffe est de souligner que les relations de
pouvoir sont constitutives du champ du politique
et qu’il est illusoire de rêver de leur disparition, Lire Hobbes aujourd’hui2
mais qu’elles sont aussi contingentes et précaires,
e nombre de publications sur l’auteur du
L
ce qui laisse toujours ouverte la possibilité
de défaire une configuration de pouvoirs Léviathan semble avoir explosé au cours des
hégémonique et d’en construire une autre. Le vingt dernières années de sorte qu’il est par-
néolibéralisme (la configuration hégémonique fois difficile de s’y retrouver. Il faut dire que si
contemporaine dans les pays occidentaux) se Hobbes est surtout connu pour ses thèses politi-
ques sur l’état de nature et sur la souveraineté, sa
nourrit, idéologiquement, de la négation du
pensée touche aussi bien aux questions de morale,
conflit : « dépasser le clivage droite/gauche » est,
de théologie que de métaphysique. Reste à savoir
depuis vingt ans, le leitmotiv des gouvernements
si les multiples dimensions de cette œuvre possè-
qui conduisent, avec une remarquable ténacité,
dent une unité qui permettrait de la lire comme
une politique de libéralisation de l’économie qui
un système ou si, sans perdre toute sa cohérence,
se traduit par des inégalités sociales croissantes.
elle ne contiendrait pas plusieurs tensions, voire
Malgré ses prétentions au renouveau, Emmanuel
même des contradictions, qui témoigneraient du
Macron s’inscrit dans la continuité de ce discours parcours philosophique de Hobbes tout au long
et de cette politique. Si par quelques rares aspects de sa vie.
les analyses des trois livres que nous commentons
ici renvoient à une configuration politique déjà Dans un ouvrage qui représente une synthèse
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1. Ce que Ch. Mouffe pense en termes wittgensteiniens comme notre « forme de vie » (IC, p. 183).
2. À propos de Luc Foisneau, Hobbes. La vie inquiète, Paris, Gallimard, 2016 (Folio Essais. 617), 624 p., annexes,
index ; et Christopher Scott McClure, Hobbes and the Artifice of Eternity, New York, Cambridge University Press,
2016, VIII + 234 p., bibliographie, index.
le désir de préserver notre être. Cette partie Michel Foucault et John Rawls. Ces chapitres
montre également les liens importants de auraient gagné en profondeur s’il avait été pos-
l’anthropologie hobbesienne avec la métaphy- sible de mieux comprendre les choix des auteurs
sique, notamment au sujet de l’identité person- convoqués et des thèmes développés par L. Fois-
nelle. En d’autres termes, le discours sur la nature neau dans la perspective d’ensemble de son livre.
humaine n’est pas étranger aux débats ontologi-
ques mais d’une certaine manière représente un L. Foisneau n’adopte pas une démarche
déplacement de leurs questions. contextualiste, même s’il n’ignore pas les contem-
porains de Hobbes ni les polémiques que traverse
La troisième partie est au cœur du livre de une œuvre comme le Léviathan au cours de son
L. Foisneau et explique son titre, car elle explore élaboration. Le lecteur s’étonnera d’une lecture
la façon dont Hobbes part des passions pour en donnant en fin de compte un aspect très lisse à la
arriver aux normes morales et juridiques qui philosophie de Hobbes, sans aspérités, ce qui
façonnent notre existence. Pour Hobbes, dans la étonne étant donné le caractère polémique d’une
lecture qu’en offre L. Foisneau, le bonheur est à pensée qui a rencontré de très nombreux adver-
trouver dans une existence qui ne serait pas saires au moment même où elle fut publiée.
dominée par l’inquiétude, c’est-à-dire par la L’avantage est que cela permet un dialogue plus
crainte de disparaître. Le désir est le « point de direct avec des penseurs comme M. Mauss ou
départ du mouvement animal et de l’action É. Voegelin, dont les œuvres ne répondent évi-
humaine » (p. 213), ce qui relie ici Hobbes à Aris- demment pas aux mêmes préoccupations. Là où
tote, dont il critique pourtant la philosophie on aurait attendu un chapitre sur David Gautier,
morale. Tout se passe comme si ce dernier était dont le contractualisme s’inscrit résolument
attaqué de manière interne plutôt que dans un dans le sillage du contractualisme hobbesien,
rapport d’opposition externe. Toutefois, l’agent L. Foisneau préfère aborder les questions du don
de ce désir n’est pas une entité objective, mais (M. Mauss), de la sécularisation (É. Voegelin), du
profondément subjective. Lorsqu’une personne pouvoir (M. Foucault) et enfin de l’état de nature
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1. Luc Foisneau, Hobbes et la toute-puissance de Dieu, Paris, PUF, 2000 (Fondements de la politique).
n’enlève rien à la très grande valeur scientifique Le quatrième chapitre se penche sur la ques-
et pédagogique de ce livre, qui sera une lecture tion de la religion et pose la question du rôle et
obligée pour quiconque entre dans cette œuvre du statut de la troisième partie du Léviathan. On
complexe. y retrouve également une analyse de la polémique
avec Clarendon, qui compte parmi les meilleures
Le livre de Christopher Scott McClure est pages du travail de C. S. McClure. Selon lui, le
d’une tout autre facture. Si son titre peut laisser Léviathan doit être lu d’abord et avant tout
entendre un autre commentaire sur le rapport comme une charge contre toute conception théo-
entre théologie et politique chez Hobbes, son logique du politique. Le cinquième chapitre
projet vise en réalité beaucoup plus loin. En étu- expose la notion chrétienne d’enfer et le concept
diant ce que l’auteur nomme le « désir pour l’éter- d’anxiété qui lui est associé. Hobbes combat les
nité », il ne serait pas seulement possible de mieux théologiens sur leur propre terrain en reprenant
comprendre le contenu du Léviathan ou des certains éléments de leur arsenal conceptuel pour
autres œuvres de Hobbes, mais aussi des appro- le séculariser. Le sixième porte sur le paradoxe de
ches philosophiques contemporaines de la mort l’honneur et le septième sur la question de l’intérêt
dans la tradition occidentale en plus des rapports personnel. Pour C. S. McClure, même le Béhé-
entre libéralisme et modernité (p. 3). Un tel projet moth de Hobbes, qui porte sur la guerre civile, est
suscite rapidement le scepticisme et il est loin à comprendre en ce sens : il y a guerre entre
d’être certain qu’il corresponde au travail citoyens d’un même État parce que ceux-ci ont
accompli dans ce livre. un « désir de transcendance » ou un « désir
d’immortalité » (p. 179), ce qui semble être pour
Le livre est divisé en huit chapitres. Le pre- C. S. McClure la même chose. Mais Hobbes, nous
mier annonce le problème qui sera au cœur de dit C. S. McClure, ne ferait qu’évoquer ce désir
tout l’ouvrage, soit celui de l’immortalité, au début du Béhémoth pour immédiatement
mais dans sa dimension politique. Pour changer son propos et décrire la guerre en termes
C. S. McClure, expliquer la pensée de Hobbes en de lutte pour le pouvoir entre les factions. Enfin,
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bien L. Foisneau dans un chapitre sur l’identité politiques auxquels nous sommes confrontés
personnelle et la mortalité (huitième chapitre) où aujourd’hui. Quant au livre de C. S. McClure, il
il fait dialoguer Hobbes, Locke et Leibniz. Mais interpelle ses lecteurs dans ce qui semble un sujet
ce qui intéresse C. S. McClure est surtout la très à la mode depuis quelques années, soit la pré-
manière dont Hobbes critique deux motivations tendue crise spirituelle de notre époque. Pour
du désir d’éternité, soit la recherche de la gloire le dire autrement, L. Foisneau part d’un auteur
et la croyance en l’immortalité de l’âme. du passé pour parler au présent, alors que
C. S. McClure part des angoisses actuelles pour
En s’appuyant partiellement sur les travaux sonder une œuvre du passé.
de Quentin Skinner au sujet de la rhétorique chez
Hobbes, mais en en travestissant le sens pour Christian Nadeau –
mieux servir son interprétation, C. S. McClure Université de Montréal, Centre de recherche en éthique
espère montrer en quoi Hobbes exagère son
propos de manière à susciter les plus vives objec-
tions. Or, nous savons déjà en quoi les thèses de
Hobbes pouvaient être controversées à son La réception contemporaine
époque. Mais surtout, s’il s’agit pour de Carl Schmitt et de Leo Strauss en Chine1
C. S. McClure d’expliquer la nature exacte de cette
controverse, son propos s’avère finalement très ans un article publié en 2010, l’historien
décevant. Certes, C. S. McClure connaît très bien
le contexte de réception intellectuelle des thèses
hobbesiennes. On y retrouve les attaques de Cla-
D des idées nord-américain Mark Lilla
témoignait de son étonnement face à la
réception chinoise – aussi rapide que massive –
rendon (en particulier au quatrième chapitre), la des écrits de Carl Schmitt et de Leo Strauss. Lors
polémique avec John Bramhall. On se laisse un d’un séjour en Chine, il avait en effet constaté que
moment séduire par la thèse d’un Hobbes polé- la pensée de ces deux théoriciens n’était pas seu-
miste, dont les provocations lui permettraient de lement bien connue de la plupart de ses interlo-
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1. À propos de Kai Marchal, Carl K. Y. Shaw (eds), Carl Schmitt and Leo Strauss in the Chinese-Speaking World.
Reorienting the Political, Lanham, Lexington Books, 2017, VIII + 282 p., bibliographie, index ; et Qi Zheng, Carl
Schmitt, Mao Zedong and the Politics of Transition, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015, VIII + 178 p., biblio-
graphie, index.
mal à compenser sur le plan idéologique. Face illustrent bien que la question de ses enjeux poli-
à cette crise, le champ intellectuel chinois, tiques ne peut trouver de réponse univoque.
aujourd’hui relativement autonome vis-à-vis du Malgré les tentatives de certains libéraux de désa-
pouvoir politique, est divisé. Alors qu’il existait vouer la pensée politique du juriste allemand en
dans les années 1980 une sorte de front intellec- mettant l’accent sur son engagement national-
tuel favorable à des réformes libérales, des scis- socialiste ou en parallélisant sa théorie avec celle
sions profondes naissent après Tiananmen : les de Mao2, force est de constater que C. Schmitt est
« libéraux » souhaitent poursuivre les réformes devenu ces dernières années un véritable « clas-
économiques tout en prônant l’établissement sique » de la théorie politique chinoise : certains
d’une démocratie représentative ; la « nouvelle de ses concepts, tels que le couple légalité/légiti-
gauche » s’oppose quant à elle surtout au cours mité, y sont mobilisés par-delà les clivages idéo-
« néolibéral » du PCC et priorise les revendica- logiques. Comme le montre dans sa contribution
tions de justice sociale. Charlotte Kroll, on retrouve ainsi chez Gao
Quanxi, un auteur libéral chinois renommé, des
Selon C. Shaw, une partie des représentants
théorèmes schmittiens arrachés à leur contexte
de cette dernière mouvance (il cite Zhang
idéologique d’émergence. Mais encore faut-il
Xudong, Wang Hui, Liu Xiaofeng, Gan Yang)
s’entendre sur la signification même du terme
prend dans les années 2000 un virage nationaliste
« libéralisme » : C. Kroll suggère en effet que le
et néoconservateur, largement inspiré par la lec-
programme défendu par Gao Quanxi a des
ture de Carl Schmitt. Rejetant l’« impérialisme
accents nationalistes et autoritaires, si bien que la
culturel » occidental, ces intellectuels se feraient
référence schmittienne apparaît difficile à « neu-
maintenant les apôtres d’un exceptionnalisme
traliser » sur le plan politique.
chinois tout à fait compatible avec le maintien de
l’autoritarisme1. On objectera cependant que la
Une conclusion similaire peut être tirée à la
seule référence à C. Schmitt ne suffit pas à mettre
lecture de l’ouvrage Carl Schmitt, Mao Zedong and
tous ces auteurs sur le même plan. On peut
the Politics of Transition de la politiste chinoise Qi
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1. L'article de Han Liu illustre bien ce type de position néoconservatrice dans le volume.
2. Sur l'interprétation du maoïsme développée par Schmitt dans les années 1960, cf. les contributions de Thomas
Fröhlich et de Mario Wenning dans l'ouvrage collectif.
1. Cf. notamment Jan-Werner Müller, Carl Schmitt. Un esprit dangereux, Paris, Armand Colin, 2007 (1re éd. am. :
A Dangerous Mind. Carl Schmitt in Post-War European Thought, New Haven, Yale University Press, 2003).
1. Heinrich Meier, Carl Schmitt, Leo Strauss et la notion de politique, Paris, Julliard, 1990 (1re éd. all. : Carl Schmitt,
Leo Strauss und « Der Begriff des Politischen », Stuttgart, Metzler, 1988).
2. À propos d'Axel Honneth, Critique du pouvoir. Michel Foucault et l'École de Francfort, élaborations d'une
théorie critique de la société, Paris, La Découverte, 2016 (Théorie critique) (1re éd. all. : Kritik der Macht.
Reflexionsstufe einer kritischen Gesellschaftstheorie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1986), 384 p. ; Axel Hon-
neth, Jacques Rancière, Recognition or Disagreement. A Critical Encounter on the Politics of Freedom, Equality,
and Identity, édité par Katia Genel et Jean-Philippe Deranty, New York, Columbia University Press, 2016 (New
Directions in Critical Theory), VIII + 232 p., bibliographie, index ; et Emmanuel Renault, Reconnaissance, conflit,
domination, Paris, CNRS éditions, 2017 (Philosophie). 288 p., bibliographie, index.
1. L'ouvrage ne rend ainsi pas compte des tomes 2 et 3 d'Histoire de la sexualité, ni d'ailleurs des nombreux
cours de M. Foucault publiés depuis lors.
savoir » à la « généalogie » du pouvoir. Alors que qui prend chez J. Habermas la forme d’un dia-
la conception nietzschéenne du social en termes gnostic sur l’évolution « technocratique » des
de « bataille perpétuelle » marque par rapport à sociétés contemporaines, A. Honneth oppose
la « première » école de Francfort une « redécou- l’idée hégélienne, déjà présente en sourdine chez
verte du social », les luttes stratégiques auxquelles l’auteur de Connaissance et intérêt, d’une « dialec-
se livrent les acteurs se trouvent minorées par un tique de la moralité ». Ce que vise ultimement sa
« fonctionnalisme historique » qui fait dépendre reconstruction de l’histoire de la théorie critique,
la reconfiguration du pouvoir de la croissance c’est une « compréhension de l’ordre social
démographique et de la reproduction écono- comme une relation communicationnelle entre
mique. En résulte un hiatus, semblable à celui des groupes culturellement intégrés, médiatisés
repéré chez T. W. Adorno, entre la dimension sur un plan institutionnel et qui, aussi longtemps
agonistique des luttes sociales et les systèmes ins- que les contrôles sociaux du pouvoir sont inéga-
titutionnels remplissant la fonction d’étendre et lement répartis, s’accomplit par le truchement du
de resserrer les mailles du pouvoir. A. Honneth médium de la lutte sociale » (p. 352). Le modèle
peut ainsi voir en M. Foucault une « résolution honnethien du social se veut alors une forme de
d’ordre systémique » du diagnostic posé par la « sauvetage critique du marxisme », qui, en subs-
Dialectique de la raison1. C’est avec J. Habermas tituant à la « logique du travail » la « logique de
seulement que « l’entente par la communication la reconnaissance »2, voit dans la lutte des classes
devient un paradigme du social » (p. 285). Le phé- un « conflit moral » (p. 318) plutôt qu’un anta-
nomène de la domination apparaît alors ni gonisme d’intérêts économiques.
comme une ruse de la raison instrumentale
(T. W. Adorno) ni comme un système s’autopro- L’héritage critique du marxisme est également
duisant (M. Foucault), mais, dans la lignée en arrière-fond du dossier très complet que Katia
d’Antonio Gramsci (et d’Émile Durkheim !), Genel et Jean-Philippe Deranty ont compilé
comme un « jeu conjugué de la formation d’un autour du débat, ayant eu lieu en 2009, entre
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2. Entretemps, A. Honneth a quelque peu tempéré sa critique à l'encontre de la théorie sociale de T. W. Adorno.
Cf. Axel Honneth, « Une physionomie de la forme de vie capitaliste : une esquisse de la théorie sociale d'Adorno »,
dans Ce que social veut dire. 2. Les pathologies de la raison, Paris, Gallimard, 2015, p. 35-58.
1. A. Honneth a développé les similitudes et les écarts entre les approches foucaldienne et adornienne dans sa
contribution à un numéro spécial de la revue Critique paru peu après le décès de M. Foucault : Axel Honneth,
« Foucault et Adorno : deux formes d'une critique de la modernité », Critique, 471-472, 1986, p. 800-815. On
s'étonnera au passage que ce texte n'ait pas été repris dans les recueils récemment édités chez Gallimard (Ce
que social veut dire) et à La Découverte (Un monde de déchirements).
2. Axel Honneth, « La logique de l'émancipation : l'héritage philosophique du marxisme », dans Un monde de
déchirements. Théorie critique, psychanalyse, sociologie, Paris, La Découverte, 2013, p. 23-37. L'article date de
1989.
reproche au modèle honnethien de la « lutte pour Le texte d’A. Honneth traduit en fin de
la reconnaissance » d’en rester à une logique volume revient sur la manière dont sa lecture de la
d’« identification » des acteurs à l’ordre « poli- philosophie hégélienne du droit l’aura conduit à
cier » et lui oppose la logique proprement « poli- revoir sa théorie de la reconnaissance à l’aune de
tique » de « subjectivation » qui conduit à l’idée de « liberté sociale »2. À travers le « bilan
réinventer le « partage du sensible ». D’après ce provisoire » (p. 9) de la théorie de la reconnais-
modèle « ranciérien », les luttes d’émancipation sance qu’il dresse en introduction de son nouvel
ne se caractérisent pas par des demandes de recon- ouvrage, Emmanuel Renault reproche à A. Hon-
naissance d’identités socialement prédéfinies, neth d’avoir dévié de son programme de départ,
mais par l’instauration d’« une autre forme de qui consistait en une phénoménologie sociale des
reconnaissance, une redistribution des places, des expériences de déni de reconnaissance poussant à
identités et des parts » (p. 90). A. Honneth élargir le spectre de la justice, et d’avoir progressi-
conteste quant à lui la distinction trop tranchée vement opté pour une théorie institutionnaliste,
entre « police » et « politique » chez J. Rancière. À d’inspiration hégélienne et durkheimienne, des
ses yeux, les « luttes internes pour la reconnais- principes de justice. Actant cet abandon,
sance » tendent moins à remettre radicalement en E. Renault souhaite renouer avec le modèle initial
question les principes institutionnalisés de justice d’A. Honneth en le complétant – c’est l’objet de la
sociale qu’à revoir, de manière critique, « les première partie intitulée « Modèles » – par les
modes existants de leur interprétation » (p. 105). approches marxiennes de la reconnaissance
(chap. 2), le pragmatisme de John Dewey
Derrière l’alternative un peu simpliste entre un
(chap. 3) et la sociologie bourdieusienne de la
réformisme prenant appui sur des principes ins-
domination (chap. 4). À partir d’une relecture de
titutionnels de reconnaissance (A. Honneth) et
Hegel (chap. 1), E. Renault différencie les « luttes
une conception révolutionnaire, disruptive, du
de reconnaissance agonistiques » des « luttes pour
politique (J. Rancière), c’est la question de la phi-
la reconnaissance » à visée « réconciliatrice ».
losophie de l’histoire et de sa pertinence qui
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1. Nancy Fraser, Axel Honneth, Redistribution or Recognition ? A Political-Philosophical Exchange, Londres, Verso,
2003. Le lecteur francophone attend toujours la traduction complète de ce débat important.
2. Cf. Axel Honneth, Le droit de la liberté. Esquisse d'une éthicité démocratique, Paris, Gallimard, 2015 (Nrf
essais).
et domination, tant il est vrai que « la reconnais- alternative : ou une police des populations et une
sance apparaît tout à la fois comme un facteur de gestion sélective des flux transgressifs ; ou une
transformation des relations de pouvoir en domi- politique d’accueil, qui porte alors le nom d’hos-
nation et comme un facteur susceptible de saper le pitalité. L’hospitalité, on le verra, n’est en effet pas
consentement à la domination et de susciter des une simple disposition morale mais un principe
résistances » (p. 132). Cette ambivalence ne se politique d’accueil de celle ou de celui qui passe
laisse pas trancher de manière a priori par un une frontière, de quelque manière que ce soit. Elle
décret conceptuel, mais nécessite – comme s’y définit une politique qui est à la fois une cosmo-
applique E. Renault lui-même à travers une série politique puisqu’elle a pour objet le rapport des
d’enquêtes qui forment la seconde partie de peuples les uns avec les autres et donc des États
l’ouvrage (chap. 5 à 9) – d’investiguer au plus près entre eux ; et une xénopolitique puisqu’elle a pour
la réalité sociale et les façons dont s’y nouent et enjeu la réception des étrangers et l’établissement
dénouent reconnaissance et domination. De des relations entre étrangers2. Cette politique de
l’alliance entre philosophie critique de la recon- l’hospitalité est requise par un monde né, conso-
naissance et recherches empiriques en sciences lidé et constamment revivifié par les migrations
sociales, E. Renault attend un profond renouvelle- et la traversée des frontières. Est-ce ainsi que le
ment du projet interdisciplinaire à caractère trans- comprennent les spécialistes des migrations, des
formateur dans lequel l’école de Francfort s’était frontières et de l’hospitalité ?
naguère engagée. En conclusion, se prononçant
sur le « futur encore indécis » de la théorie critique Les flux migratoires font aujourd’hui l’objet
(p. 255), il en appelle à « marxiser » le thème hégé- d’une gestion administrative et économique que
lien de la reconnaissance à l’aide de J. Dewey la novlangue des puissances publiques ne craint
plutôt qu’à « hégélianiser » de force K. Marx par le pourtant pas de qualifier de politique. Il y faut des
biais de É. Durkheim comme le fait A. Honneth conditions historiques, à la fois politiques et éco-
dans ses derniers ouvrages. Une manière de dire nomiques, mais aussi épistémiques et doctrinales.
que le sort de la théorie critique, au gré de ses Celles-ci sont réunies sous ce qu’on appelle un
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1. À propos de Denis Pieret, Les frontières de la mondialisation. Gestion des flux migratoires en régime néolibéral,
préface de Thomas Berns, postface d'Étienne Balibar, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2016 (série Phi-
losophie. 4), 328 p., bibliographie, index ; Thomas Nail, The Figure of the Migrant, Stanford, Stanford University
Press, 2015, X + 300 p., index, et Theory of the Border, New York, Oxford University Press, 2016, XII + 276 p.,
figures, index ; Benjamin Boudou, Politique de l'hospitalité. Une généalogie conceptuelle, Paris, CNRS éditions,
2017, 248 p., index, bibliographie.
2. Cf. à ce sujet l'analyse philosophique de Sophie-Anne Bisiaux, Commun parce que divisé. Le monde à l'épreuve
de l'étranger, préface de Marc Crépon, Paris, Éditions Rue d'Ulm, 2016.
limites dans la transformation des points de pas- répression des étrangers une composante de la ges-
sage en points de blocages, la « sécuritisation » tion du rapport social. Les frontières sont un élé-
comme doctrine corrective des circulations décla- ment clé du dispositif mis en place par le capitalisme
rées dangereuses, les campements et les « camps » globalisé. Aussi la privation de droits qui caractérise
comme administration subreptice ou explicite des les migrants sans papier, loin d’être une simple
populations indésirables, les smart borders comme soustraction les condamnant à la vie nue2
nouvelle gouvernementalité de la mobilité, le tout d’hommes sans qualités, leur ajoute en réalité une
concourant à la production d’illégalismes (réserve propriété très estimable pour le capitalisme : « leur
de main-d’œuvre en situation précaire, travail au disqualification les requalifie » pour la vie illégale
noir, trafics et traite des êtres humains, etc.) néces- (p. 241), en constituant ainsi une réserve de main-
saires à l’économie globalisée. d’œuvre transnationale vulnérable et malléable.
1. Gary Becker, Human Capital. A Theoretical and Empirical Analysis with Special Reference to Education (1964),
Chicago, The University of Chicago Press, 1993.
2. Thème développé par Giorgio Agamben dans Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997
(1re éd. ital. : 1995) et depuis repris à satiété, de manière acritique, à propos de toutes sortes de situations.
dynamique la production des figures migrantes et les marges d’un territoire (expulsion). En qualité
celle des frontières mouvantes au sein de la société de délimitation (boundary), elles procèdent au tra-
et en ses marges. Étudiant le migrant, T. Nail se vail de départage entre l’intérieur et l’extérieur
propose d’en théoriser quatre figures animées par (compulsion). Enfin en qualité de frontière (fron-
une même pedetic force, à la fois force pédestre et tier), elles composent, en cristallisant les trois
pulsion viatique : le nomade, le barbare, le vaga- autres fonctions, la dynamique propre au pro-
bond et le prolétaire. Quatre figures d’êtres « en cessus de mobilisation continuelle. Aussi la fron-
marche » qui sont à la fois les produits des dyna- tière n’est-elle pas à comprendre uniquement
miques propres au capitalisme (expansion) et les comme la bordure d’un territoire définissant l’au-
créateurs de leurs propres régimes de mobilité delà d’un pays mais aussi et avant tout comme la
irréductibles aux forces économiques, politiques production interne de divisions continuées
et sociales qui travaillent à leur expulsion. constitutives du rapport social. L’auteur met cette
théorie à l’épreuve en examinant les dispositifs
La théorie des borders1 (à la fois bords et bor-
constitués par quatre technologies matérielles de
dures) est complémentaire et dépendante de la
bordage : la barrière, le mur, la cellule, le poste de
théorie du mouvement comme théorie des dyna-
contrôle (checkpoint). L’analyse de ce dernier dis-
miques sociales. Si l’expulsion est un processus de
positif est déployée sur deux chapitres qui décor-
dépossession du statut social assurant l’expansion
tiquent les opérations de contrôle, de sélection,
d’une forme de société (et pas seulement de la
d’information, etc., qui contribuent à l’incessante
société capitaliste), alors les différents types de
reconfiguration du corps social et à l’élaboration
bordures sont des opérateurs de divisions sociales
du savoir que la société prend d’elle-même et
puisqu’ils introduisent des séparations, des bifur-
auquel elle se soumet. C’est dans ces pages que
cations, des rétentions, des retours, etc. T. Nail
l’on retrouve certaines des analyses de
dégage quatre caractères des bords, définit ensuite
M. Foucault sollicitées dans le livre de D. Pieret.
trois fonctions sociales kinétiques des bordures
pour travailler enfin quatre figures de limitations. Enfin, il est remarquable que les deux
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1. Il faut noter que l'auteur utilise trois termes qu'on a souvent tendance en français à traduire indistinctement
par « frontière » : border, boundary, frontier. Dans la logique de l'auteur, ces termes désignent non des choses
différentes mais des opérations distinctes.
l’économie capitaliste des migrations et à la fonc- répondre et comment envisager une sortie poli-
tionnalité systémique des systèmes d’endigue- tique du dilemme : bienfaisance ou justice. Or, ce
ment, de confinement et de redistribution des problème est celui de la domination ; et un
différents mouvements de population, l’impératif concept politique de l’hospitalité établit comment
anthropologique ou moral de l’hospitalité. Mais diminuer la domination et empêcher que l’exclu-
on peut aussi choisir de relever que l’hospitalité sion ne l’augmente (p. 216). « Une politique de
elle-même est moins une propriété de la nature l’hospitalité, conclut l’auteur, protège de la
humaine ou une prescription éthique qu’une tyrannie des nationaux sur les étrangers, de l’iné-
décision politique réfléchie, d’ailleurs susceptible galité de considération des citoyens et des non-
à ce titre d’être récupérée à son bénéfice par le citoyens, du refus que les nouveaux venus
migration management. Sous le titre Politique de puissent participer à la définition de l’“identité
l’hospitalité, Benjamin Boudou propose une nationale” et à l’ensemble des politiques qui
généalogie de l’hospitalité vouée d’une part à en s’exercent sur eux. » (p. 217)
relever et éclairer ce qu’il nomme les dimensions
Dans son approche et ses conclusions, cet
mythiques, mais destinée d’autre part à faire res-
ouvrage rejoint une étude antérieure menée en
sortir sa signification proprement politique. Dans
Argentine par Ana Paula Penchaszadeh1 qui, après
une enquête à la fois thématique et historique,
avoir aussi considéré les rapports de l’hospitalité
l’auteur considère cinq vertus propres à l’hospi-
au don, à la souveraineté, à la naissance et la mort,
talité, constitutives de cinq mythes : celle-ci a été
à la démocratie avec ses héritages et ses promesses,
dite une disposition de la nature, le résultat d’un
débouchait de manière plus directement politique
contrat, l’expression de la charité, le ferment de
sur le fait que la détention des étrangers et des
la sociabilité, l’obligation de l’altérité. Naturelle,
migrants constituait un problème politique
elle est l’objet de l’anthropologie qui construit le
majeur qui ne pouvait être surmonté que par un
mythe de l’hospitalité sauvage ; contractuelle, elle
renversement de perspective : non pas concéder à
est l’objet de la philosophie classique qui étaye le
l’hospitalité une signification politique mais saisir
mythe de l’hospitalité antique ; charitable, elle est
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1. Ana Paula Penchaszadeh, Politica y hospitalidad. Disquisiciones urgentes sobre la figura del extranjero, Buenos
Aires, Eudeba (Editorial Universitaria de Buenos Aires), 2014.
2. À propos d'Étienne Balibar, Des universels. Essais et conférences, Paris, Galilée, 2016 (La philosophie en effet),
190 p. (cité DU), et Europe, crise et fin ?, Lormont, Le Bord de l'eau, 2016 (Diagnostics), 330 p. (cité ECF).
qu’est-ce qui justifie le rapprochement de deux phénomène de la mondialisation. Bien que les
titres aux registres d’écriture et aux objets si dis- textes soient disparates, ils s’accordent dans leurs
tincts ? Faire dialoguer l’un avec l’autre, en dépit efforts pour saper toute illusion d’une univocité
de leur distance apparente, permet-il d’en faire de l’universel. Il n’existe pas et il ne peut pas
émerger une démarche intellectuelle commune ? exister un universel. Car l’institution de l’uni-
De prime abord, rien n’est moins sûr. versel, sans lequel ce dernier ne pourrait se
concrétiser, se fait toujours en un lieu et une
Le premier ouvrage, consacré aux diverses
époque déterminés, ce qui en particularise inévi-
crises (institutionnelle, monétaire, migratoire,
tablement le contenu et l’expose à une accusation
démocratique, etc.) qui ébranlent actuellement
d’hypocrisie. Puisque l’universel n’échappe pas à
l’Union européenne, rassemble des textes d’ana-
cette assignation d’une origine, elle menace de se
lyse de l’actualité, rédigés le plus souvent à vif, et
convertir en son contraire, la particularité. Son
qui sont autant d’interventions – orientées et
effort pour rassembler des matériaux empiriques
résolues – dans le débat public. Les articles com-
disparates sous un même concept, une même ins-
pilés, dont quelques-uns ont paru au préalable
titution ou une même démarche se fait depuis une
dans des quotidiens, se présentent comme les
perspective déterminée qui génère, éventuelle-
réflexions d’un intellectuel qui s’intéresse à la
ment à son insu, des exclusions. Car déterminer
chose européenne mais sans se targuer d’aucune
l’universel (et comment le lester d’un contenu
expertise particulière en la matière. Et c’est peut-
sans lui conférer des déterminations ?), c’est lui
être ce parti pris d’un amateurisme revendiqué
attribuer des caractéristiques qui pourraient se
qui fait tout le sel de la démarche. Car chaque
révéler discriminatoires et qui sont autant de
article en devient alors un exercice d’intelligibilité
motifs de contestation de la sincérité de son uni-
des enjeux européens dépourvu de tout cadre
versalité. Ainsi, sous des modalités différentes
d’interprétation préétabli. Ce qui contraint
mais comparables, l’universalisme chrétien fait
É. Balibar à mener deux entreprises de front. Il
fond sur le déni de reconnaissance des mythes et
s’agit non seulement de fournir les clés d’inter-
croyances des peuples à évangéliser, l’internatio-
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Maastricht, l’Europe persiste et signe à l’occasion langage clos attaché à une communauté de locu-
de la crise de la dette grecque en mettant sur pied teurs vers un autre communauté langagière cir-
un Eurogroupe dans lequel É. Balibar voit les conscrite. Renversant cette perspective, É. Balibar
signes avant-coureurs d’un basculement du nous enjoint de comprendre la traduction comme
« quasi-fédéralisme » vers un « pseudo-fédéra- le fait premier, comme l’intercompréhension qui
lisme » (ECF, p. 205). Car le fédéralisme démo- est toujours déjà à l’œuvre entre des commu-
cratique présuppose un centre de pouvoir tenu de nautés, des langages et des cultures qui se façon-
rendre des comptes aux parties qui composent le nent réciproquement. L’insularité relative d’une
tout. Or, la gouvernance européenne actuelle rend langue n’en est alors qu’une des issues possibles.
impossible l’exercice de contre-pouvoirs, dans la Si la traduction parfaite d’un universel à l’autre,
mesure où le pouvoir n’y a été centralisé que pour d’un langage à un autre est par conséquent impos-
mieux s’évaporer par la suite dans des organes de sible, elle n’est pas moins perpétuellement à
décision administrative indépendants et inacces- l’œuvre. Ce modèle de la traduction offre une
sibles à la critique. Ainsi, pour décrire la gouver- puissante métaphore du fonctionnement de
nance de l’Eurogroupe, faite d’opacité et placée l’Union européenne. L’intégration que celle-ci
sous la houlette d’une Banque centrale euro- promeut ne doit pas se concevoir, selon É. Balibar,
péenne délibérément mise hors d’atteinte de toute comme un rapprochement entre des aires cultu-
contestation populaire, É. Balibar emprunte à relles mitoyennes et hermétiques les unes aux
Jürgen Habermas le terme de « fédéralisme exé- autres, mais comme la reconnaissance du fait pre-
cutif postdémocratique » (ECF, p. 216) et à Bis- mier d’une interpénétration, ou d’une superposi-
marck l’idée d’une « révolution par le haut » tion, d’une grande diversité de pratiques et
(ECF, p 178), signifiant le rôle actif que joue d’héritages culturels. L’Europe ferait en ce sens
actuellement l’Union européenne dans la « dé- mieux de cesser de s’interroger sur ses frontières,
démocratisation de la démocratie » (ECF, p. 293). indéfinissables, pour reconnaître qu’elle est elle-
même un « Borderland », une zone frontalière à
Dans sa discussion de la dialectique entre for-
l’échelle d’un continent.
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sociale. Ce parti de gauche transeuropéen, dont projet, pourrait-on ironiser, mais à défaut d’entre-
Podemos et Syriza pourraient être des fers de prendre des efforts en ce sens, il y a fort à craindre
lance, aurait alors la lourde tâche d’incarner un que le point d’interrogation qui ponctue le titre
nouvel avatar dans le conflit des universaux de de l’ouvrage n’ait bientôt plus lieu d’être.
l’espace européen : celui d’une concitoyenneté qui Martin Deleixhe –
vise à l’égale liberté de tous ses membres. Vaste Université Saint-Louis Bruxelles, CReSPo
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