Quand Le Stade Déborde Sur Le Mouvement Social

QUAND LE STADE DÉBORDE SUR LE MOUVEMENT SOCIAL
Une histoire politique des supporters
GeKo
La Découverte | « Revue du Crieur »
2019/1 N° 12 | pages 36 à 47
ISSN 2428-4068
ISBN 9782348041808
DOI 10.3917/crieu.012.0036
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QUAND LE STADE DÉBORDE SUR

LE MOUVEMENT SOCIAL
Une histoire politique des supporters
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PAR GeKo
Aux yeux de nombreux observateurs, notamment dans « la gauche

de gauche », la sous-culture « foot » est la version contemporaine
de l’« opium du peuple » et les stades incarnent les temples
de la consommation, du chauvinisme et du racisme. Il est
vrai que l’on ne saurait faire une cartographie complète des
mouvements d’extrême droite, depuis l’English Defense League
anglaise au Pravi Sector ukrainien en passant par l’Aube
dorée grecque, en ignorant le fait que les tribunes de football
constituent pour eux des foyers privilégiés de recrutement
militant. Si le stade peut bien être un lieu de déploiement du
racisme, il forme toutefois un laboratoire politique complexe,
laissant parfois la place à l’émergence de contre-cultures,
de solidarités et de résistances populaires.
Émeutes à Rome en 2010 contre le gou- le plus marquant. Échouant à identifier les
vernement Berlusconi, affrontements dans partis politiques, les syndicats ou les organi-
les rues d’Athènes pour contester les mesures sations qui auraient instigué l’occupation, les
d’austérité imposées depuis le début de la crise analystes internationaux ont dû se résoudre à
grecque, violences de la place Taksim à Istanbul reconnaître le rôle central de certains groupes
lors du mouvement protestataire de 2013… à d’ultras égyptiens dans les affrontements de
l’occasion de chacun de ces événements, les rue comme dans la genèse du mouvement de
médias se sont fait l’écho de l’important rôle contestation du régime.
joué par certains groupes de supporters au
sein de mobilisations pourtant difficilement À l’instar des sous-cultures liées à des
réductibles à un quelconque populisme natio- styles musicaux, la « culture foot » et les phé-
naliste ou xénophobe. Mais c’est sûrement nomènes hooligan et ultra qui se développent
lors du mouvement d’occupation de la place à sa marge s’inscrivent dans l’histoire sociale
Tahrir au Caire en 2011 contre le régime de et culturelle d’une ville. Ils sont le résultat
Mubarak en Égypte que ce phénomène a été d’une tension continue entre la production

38 — Quand le stade déborde sur le mouvement social
culturelle de masse par l’industrie du divertis- Hooligans et ultras, entre

sement et ses réappropriations plus ou moins « syndicalisme métropolitain »
antagonistes par la jeunesse urbaine. Comme et infiltrations néofascistes
le remarque le Comité invisible dans l’intro- Chez les Britanniques à la fin du
duction d’À nos amis, publié en 2014, l’acro- xix siècle, on trouve le terme « Hooligan »
e
nyme ACAB – pour « all cops are bastards », comme nom de famille d’immigrés irlandais
issu du répertoire de la sous-culture hoo- qui défrayent la chronique médiatique et judi-
ligan anglaise des années 1980 –, « dont une ciaire londonienne par leur mode de vie violent
étrange internationale laisse dorénavant les murs et indiscipliné. Ce nom propre est ensuite repris
constellés à chaque poussée de révolte, au Caire par des gangs de Londres puis progressivement
comme à Istanbul, à Rome comme à Paris ou associé aux bandes violentes qui fréquentent
Rio », est en passe de devenir un lieu commun les stades de football avant la Première Guerre
de toute une nouvelle génération d’émeu- mondiale. C’est durant la seconde partie du
tiers qui embrasent régulièrement les rues xxe siècle que le phénomène hooligan s’est
des métropoles. véritablement codifié et structuré. Dans les
années 1970-1980, la plupart des clubs anglais
En région parisienne, le phénomène des voient apparaître des « firms », groupes de sup-
sous-cultures « stade » – pas plus que celui de porters organisés qui s’illustrent lors de dépla-
leurs « débordements politiques » au cœur de la cements footballistiques par des saccages, des
ville – n’a jamais atteint les dimensions que l’on pillages et des affrontements avec les firms
a pu observer ailleurs. Toutefois, l’histoire des des clubs rivaux.
tribunes franciliennes, les identités collectives
qui s’y sont construites et les contradictions qui
s’y sont manifestées ont marqué des générations C’EST DURANT LA SECONDE
de supporters ayant vécu une partie de leur vie
PARTIE DU XXe SIÈCLE QUE
au rythme des matchs du PSG. Cette histoire
sociale souterraine a par ailleurs exercé une LE PHÉNOMÈNE HOOLIGAN
influence non négligeable sur l’émergence d’une S’EST VÉRITABLEMENT CODIFIÉ
nouvelle génération de manifestants, depuis le ET STRUCTURÉ.
renouvellement du mouvement « antifa » mis
en lumière par l’affaire Clément Méric en 2013
jusqu’au « cortège de tête » anti-loi travail du Le mouvement ultra, qui se développe en
printemps 2016, en passant par la mobilisation Italie dans les années 1960-1970 en parallèle
pour Gaza à l’été 2014. aux hooligans britanniques, constitue un autre
modèle d’agrégation juvénile lié au monde des
tribunes de foot et qui se répand dans toute

l’Europe. Inspirées par le modèle des « Torcidas » de rendez-vous convenus à l’avance en des lieux
qui a émergé dès les années 1940 au Brésil, ces de plus en plus éloignés des centres-villes, afin
associations de supporters indépendantes des de pouvoir se mesurer entre firms sans troubler
clubs peuvent regrouper plusieurs milliers de l’ordre public ni surtout sans être dérangés par
membres. Elles suivent leur équipe en déplace- la police. Au contraire, suivant le modèle italien,
ment et animent les tribunes tout au long des il s’agit avant tout d’animer sa tribune et préci-
matchs par leurs chants, leurs chorégraphies et sément de troubler l’ordre public dans la ville
autres animations pyrotechniques. de l’équipe adverse lors de déplacements les
plus massifs possible. Ainsi, si la violence n’est
Les mouvements ultra et hooligan se dis- pas l’élément central de ce type de groupes, elle
tinguent en premier lieu par leur taille : si les firms peut toutefois y atteindre des niveaux bien plus
prennent progressivement la forme élitiste de élevés que chez les hools.
« dream team » de la bagarre de la ville concernée,
regroupant quelques dizaines de membres Au fur et à mesure de son évolution, le
adeptes de la musculation et des sports de mouvement italien revendique une « mentalita’
combat, les groupes ultras maintiennent quant à ultra » dont la définition exacte n’en finit pas de
eux une dimension plus plébéienne. Comptant faire débat entre les différents groupes. On peut
jusqu’à plusieurs milliers de membres, les ultras toutefois dire que ses principaux piliers sont
ont la prétention de représenter le peuple d’une l’opposition au foot-business et à la répression
ville, avec sa première ligne et ses arrières, ses policière, principes considérés comme supé-
vieilles et ses jeunes gardes, ses sections locales rieurs aux rivalités entre clubs. Dans le contexte
et sous-groupes de quartiers. insurrectionnel de l’Italie des années 1970 où
prend forme le mouvement ultra, il s’approprie
Une autre différence majeure entre les rapidement des pratiques de guérilla urbaine
modèles anglais et italien se situe dans le rap- tirées du répertoire du mouvement autonome
port à la violence. Progressivement, chez les qui embrase alors les rues de la péninsule. La
hools, l’affrontement physique avec la firm de porosité culturelle entre le mouvement ultra ita-
l’équipe adverse devient l’élément central. Dans lien naissant et les formations de lutte armée se
son évolution actuelle – en Europe de l’Est lit par ailleurs dans les noms des groupes qui se
par exemple, où le mouvement hooligan vit constituent à cette époque : Brigate Gialloblu,
une seconde jeunesse après la répression dont Brigate Rossonere, Settembre Bianconero,
il a fait l’objet au Royaume-Uni –, il a pris la Commando Ultra Curva Sud, Fedayn Roma,
forme d’une sorte de championnat parallèle de Panthers Juventus, etc.
batailles rangées « entre adultes consentants »,
extrêmement codifiées, parfois filmées, à mains Les analyses « post-opéraïstes » dévelop-
nues et à nombre égal. Ces fights ont lieu lors pées par le mouvement Autonomie ouvrière

s’intéressent alors à la façon dont la révolte villes du pays voient les groupes ultras passer
ouvrière, afin de ne pas disparaître sous les coups sous hégémonie culturelle nationaliste, y com-
de la restructuration postfordiste des grandes pris ceux dont les noms portent les influences
usines, doit s’étendre à tous les territoires qui marxistes des « seventies ».
font la vie des nouveaux prolétaires urbains :
foyers, quartiers, lieux d’études, de consom- Au Royaume-Uni, les néofascistes suivent
mation, transports, rues… Elles entrent ainsi la même stratégie d’infiltration des stades de
parfaitement en résonance avec cette forme de foot : le National Front, le British Movment,
« syndicalisme métropolitain » que représente le puis le British National Party, fondé en 1982,
mouvement ultra, lié à des pratiques de loisirs mènent des offensives de recrutement en direc-
de masse et s’appuyant sur le sentiment d’ap- tion des sous-cultures skinhead, punk et casual.
partenance au tissu social d’une ville. Le militant nationaliste Derek Holland, connu
pour sa théorie du « political soldier » et proche
de Roberto Fiore, ex-NAR exilé en Angle-
LA RÉVOLTE OUVRIÈRE, AFIN DE NE terre, édite notamment un fanzine destiné aux
PAS DISPARAÎTRE, DOIT S’ÉTENDRE milieux hooligan intitulé Bulldog, qui circule
À TOUS LES TERRITOIRES DES au sein de nombreuses tribunes britanniques.
Rapidement, cette guerre culturelle porte ses
NOUVEAUX PROLÉTAIRES URBAINS : fruits : à travers toute l’Europe, les supporters
FOYERS, QUARTIERS, LIEUX de football sont de plus en plus assimilés à l’ex-
D’ÉTUDES, DE CONSOMMATION, trême droite.
TRANSPORTS, RUES…
Mais des résistances contre cet assaut
néofasciste sur les tribunes se font jour. Elles
Dans l’Italie de la décennie suivante, la s’appuient généralement sur des caractéris-
répression écrase les luttes autonomes et ce tiques socio-historiques locales défavorables à
sont les groupes néofascistes qui investissent l’extrême droite. À Glasgow, face au Rangers,
les stades. À Rome par exemple, la galaxie le club protestant soutenu par l’extrême droite
des ex-NAR ( Nuclei Armati Rivoluzionari – unioniste, les supporters du club de la commu-
Noyaux armés révolutionnaires ), groupe néo- nauté irlandaise, le Celtic, vont développer une
fasciste terroriste impliqué dans la « stratégie de identité résolument antifasciste et anti-im-
la tension », fait main basse sur les deux tifo- périaliste. À Madrid, les tribunes des deux
serie ( tribunes ) de la ville : la Curva Nord de la principaux clubs, le Real et l’Atlético, sont fré-
Lazio, traditionnellement fasciste, et la Curva quentées par des groupes néofascistes et c’est
Sud de la Roma, originellement plus à gauche. en banlieue, dans les tribunes du troisième club
Jusque dans les années 1990, toutes les grandes de la ville, le Rayo Vallecano, que sont fondés

en 1992 les « Bukaneros », qui revendiquent Le KOB connaît rapidement une évolu-
une identité ouvrière et antifasciste. En Italie, tion politique comparable à celle des tribunes
Livourne, ville portuaire de Toscane tradi- anglaises et italiennes. Durant les années 1980,
tionnellement « rouge » où a été fondé le Parti la tribune devient progressivement un territoire
communiste italien ( PCI ) en 1921, est souvent « blanc » et nationaliste français. Appliquant
citée à ce sujet. En 1999, les Brigate Autonome une stratégie qui a fait ses preuves à l’étranger,
Livornesi ( BAL ) se forment afin de répondre le militant néonazi Serge Ayoub dit « Batskin »
aux provocations des groupes fascistes. Impos- – leader du Klan puis des Jeunesses nationa-
sible de dresser ici une cartographie exhaus- listes révolutionnaires ( JNR ) –, qui cache pour-
tive des groupes ultras assumant une identité tant assez mal son désintérêt pour le football,
antiraciste et/ou antifasciste tant ils sont nom- tente de surfer sur ce phénomène. Il crée ainsi
breux… son propre groupe à la fin des années 1980, le
Pitbull kop, et lance deux fanzines en direction
« Ici c’est Paris » : du monde des tribunes. Cette démarche oppor-
Kop of Boulogne et Virage Auteuil tuniste n’emporte pas l’adhésion des hooligans
En France, la culture foot n’a jamais du KOB et une nouvelle génération au look
atteint les niveaux de ferveur populaire qui plus casual et moins ouvertement militante,
existent de l’autre côté de la Manche ou des les Indépendants, fait disparaître les « skins »
Alpes. On observe toutefois des phénomènes du Parc des Princes. Toutefois, cette revendi-
et des dynamiques comparables, avec quelques cation d’une identité blanche et nationaliste
années de décalage et à une échelle plus réduite. reste ancrée dans l’ADN du KOB et perdure
C’est dans les années 1980 que l’on voit véri- sous des formes plus ou moins ouvertement
tablement apparaître les premiers groupes de assumées jusqu’aux années 2000. Elle sera l’un
supporters organisés dans les stades du cham- des éléments déclencheurs de la guerre avec la
pionnat français. Si, dans le cas du Commando seconde tribune populaire du Parc des Princes :
Ultra de l’Olympique de Marseille ( 1984 ) ou le Virage Auteuil.
de la Brigade Sud de l’OGC Nice ( 1985 ), c’est
l’influence italienne qui se fait sentir, le premier
regroupement de supporters parisiens montre, DANS LES ANNÉES 1980,
dès son apparition à la fin des années 1970, LA TRIBUNE DEVIENT
une influence plus britannique : c’est le Kop of
Boulogne ( KOB ). Le match France-Angle-
PROGRESSIVEMENT UN TERRITOIRE
terre de 1984, qui donne lieu à des affronte- « BLANC » ET NATIONALISTE
ments avec les Britanniques, marque le début FRANÇAIS.
de la renommée internationale des « hooligans
du PSG ».

Après le rachat du PSG par Canal+ au du « curva » italien – puis par le renoncement
début des années 1990, la nouvelle direction aux subventions. Les premiers faits d’armes
prend très vite conscience du problème que ne tardent pas, comme le vol d’une bâche du
représente le KOB – pas très « esprit Canal » – Commando Ultra marseillais à l’été 1998 ou la
pour la réputation du club. Les images du défense du Virage contre les supporters turcs de
lynchage d’un peloton de CRS dans les gra- Galatasaray l’année suivante. Mais c’est surtout
dins par les supporters du KOB lors du match par sa capacité à animer la tribune en poussant
PSG-Caen en 1993 marquent les esprits. Tou- les gens à se lever et à chanter, par l’organisation
tefois Michel Denisot, qui vient d’arriver aux de tifo ( des chorégraphies visuelles ) de plus en
manettes du club, renonce rapidement à un plus sophistiqués et de déplacements de plus
conflit frontal avec la tribune historique du en plus massifs que le Virage Auteuil s’impose
Parc des Princes. Le PSG met alors en place progressivement dans le paysage ultra.
des « stewards », chargés d’encadrer les sup-
porters lors des déplacements, et engage un Cependant, cette influence « italienne »
dialogue avec les franges les plus radicales du n’est pas le seul facteur qui contribue à distin-
KOB. Cette démarche débouche sur la créa- guer Auteuil du Kop of Boulogne. Déjà connu
tion d’un « Département Supporters » distinct pour être fréquenté par les communautés
du Département Sécurité successivement portugaise et antillaise avant l’apparition des
dirigé par plusieurs anciens leaders de la tri- groupes organisés, le Virage Auteuil reflète
bune Boulogne cooptés par le club. des transformations qui marquent la jeunesse
populaire de la métropole parisienne. En effet,
En parallèle de cette « institutionnalisation » c’est dans cette tribune qu’au cours des années
du KOB, le club décide de favoriser, subven- 1990 les enfants de l’immigration postcolo-
tions à l’appui, l’installation de groupes de sup- niale font irruption parmi les supporters pari-
porters dans l’autre tribune populaire du stade, siens et donnent naissance à une identité ultra
Auteuil : les Supras, les Dragons et les Lutèce singulière et cosmopolite. Une particularité qui
Falco font leur apparition en 1991. Les associa- détonne dans une sous-culture qui restait en
tions de supporters historiques comme les Boys, France – en dehors du cas marseillais et au-delà
les Gavroches et les Rangers décident quant à des sensibilités politiques contradictoires
eux de rester à Boulogne. En 1993, les Dragons qui pouvaient s’y affronter – principalement
sont absorbés par un nouveau groupe qui s’ins- blanche. L’adoption par le Virage des couleurs
talle à Auteuil Rouge : les Tigris Mystics 93. panafricaines vert-jaune-rouge ou du drapeau
jamaïcain, l’utilisation d’une esthétique graffiti
Au fil de la décennie 1990, l’identité et les références à la culture rap forgent pro-
ultra d’Auteuil s’affirme. Tout d’abord par le gressivement un « style Auteuil » qui contraste
choix du nom « Virage » – traduction littérale avec l’identité du KOB.

S’ensuit une brève accalmie liée à l’ar-

rivée à la tête du Département Sécurité du club
C’EST DANS LA TRIBUNE DU
d’un ancien du GIGN, Jean-Pierre Larrue.
VIRAGE AUTEUIL QUE LES ENFANTS Surnommé « le barbouze » par les supporters,
DE L’IMMIGRATION POSTCOLONIALE il réussit un temps à fédérer les deux tribunes
DONNENT NAISSANCE À UNE contre lui en multipliant les mesures sécuri-
taires et répressives. Mais avec le limogeage du
IDENTITÉ ULTRA SINGULIÈRE président du club et le départ de cet ennemi
ET COSMOPOLITE. commun, la « guerre du Parc » reprend et s’in-
tensifie. Lors d’un déplacement au Mans en
La guerre du Parc septembre 2005, une bagarre éclate après un
Jusqu’au milieu des années 2000, l’émer- « Sale négro, retourne bosser au McDo ! » lancé par
gence du Virage Auteuil a lieu dans l’ombre un Boulogne Boys à un Tigris. Le soir même,
du grand frère de Boulogne. Lors des dépla- de retour à Paris, les deux groupes se retrouvent
cements, les ultras du VA ne sont tolérés qu’à au Parc des Princes afin de régler leurs comptes.
condition de baisser la tête face aux provoca- Les supporters de Boulogne finissent par reculer
tions racistes et aux intimidations. Pendant devant leur tribune. Lors du match suivant, les
l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle Indép’, qui avaient raté la bagarre, organisent
de 2002, les membres du KOB viennent sous en représailles une grande ratonnade autour du
le virage et lancent des « Le Pen président ! » en Parc contre tout ce qui ressemble selon eux à un
direction des ultras d’Auteuil qui serrent les Tigris, c’est-à-dire un jeune à capuche Noir ou
dents et ne répondent pas. L’année suivante, Arabe.
les Tigris Mystics 93, qui se sont imposés
comme l’un des groupes les plus dynamiques Fin 2005, dans un contexte national
du Parc, fêtent leurs dix ans. À cette occasion, marqué par le soulèvement des banlieues contre
une grande banderole « L’avenir est à nous ! » est les violences policières et face à Nicolas Sarkozy
déployée dans les gradins. Aux yeux des Indép’, qui veut les « nettoyer au karcher », les affronte-
qui y voient une remise en cause explicite de la ments se multiplient au Parc des Princes et lors
suprématie du KOB, c’est inacceptable. Dès le des déplacements des supporters. Les membres
match suivant, à Auxerre, ils attaquent le par- du KOB partagent visiblement le champ lexical
cage d’Auteuil. Une semaine plus tard, rebe- du ministre de l’Intérieur : il faut nettoyer le Parc
lote au Parc des Princes. Mais contrairement à des « racailles » d’Auteuil Rouge, qu’ils accusent
ce qui s’était passé à Auxerre, pour la première d’être « manipulées » par les anarcho-syndica-
fois, le Virage répond de manière solidaire et listes de la CNT. Face à cette escalade de vio-
prend le dessus. lence, les autres groupes du Virage restent en
retrait. Les Karsuds – un petit groupe d’Auteuil

fasciné par le style hooligan – vont même aller à quatre cents à la gare Saint-Charles de Mar-
jusqu’à s’allier aux Indép’ de Boulogne contre les seille, avant d’improviser un cortège sauvage sur
Tigris. Isolés à Auteuil, en guerre permanente le boulevard d’Athènes, non sans provoquer un
avec le KOB et de plus en plus ciblés par la soulèvement violent du centre-ville.
répression policière, les Tigris Mystics 93 sont
poussés à mettre leur groupe en sommeil puis, à En première ligne de cette nouvelle géné-
l’été 2006, à annoncer leur autodissolution. ration qui agace de plus en plus le KOB, on
trouve notamment la K-Soce Team ( KST ),
issue des Supras. Ce groupe se fait remarquer
FIN 2005, DANS UN CONTEXTE en arborant des drapeaux palestiniens ou encore
NATIONAL MARQUÉ PAR LE en utilisant un visuel emprunté au mouvement
SOULÈVEMENT DES BANLIEUES antifa : un homme masqué qui tire au lance-
pierre. À l’occasion d’un match OL-PSG, face
CONTRE LES VIOLENCES à des supporters de Lyon connus pour leurs
POLICIÈRES, LES AFFRONTEMENTS sympathies d’extrême droite, les membres du
SE MULTIPLIENT AU PARC VAG déboulent dans les tribunes du stade
Gerland vêtus de djellabas et chantant « Salam
DES PRINCES.
aleikoum ! », avant de déployer une banderole
« Lyon Nikomouk ! ». Des provocations qui font
La tension redescend pendant quelques grincer des dents, et pas uniquement dans les
années et une trêve est même signée entre Bou- tribunes lyonnaises.
logne et Auteuil en 2008, stipulant par exemple
que les symboles politiques et les drapeaux étran- Après un déplacement à Bordeaux en
gers sont interdits en tribune. Mais la montée décembre 2009, la guerre reprend de plus belle
en puissance, au stade comme dans la rue, des entre le KOB, qui multiplie les provocations
autres groupes ultras du Virage Auteuil durant d’extrême droite, et un VAG qui assume de plus
la deuxième partie des années 2000 ne tarde pas en plus son identité antiraciste. Les incidents
à faire resurgir la rivalité avec Boulogne. Aux sont de plus en plus nombreux et fréquents
côtés des Lutèce Falcos et des Supras, on trouve jusqu’à ce jour de février 2010 qui bouleverse
désormais les Authentiks ( ATKS ), en tribune le monde des tribunes parisiennes. Ce soir-là,
G, Puissance Paris ( PSP ) et la Grinta. Lors des les membres du KOB attaquent à plusieurs
déplacements, les membres du VAG ( V irage centaines le Virage Auteuil. Mais la ratonnade
Auteuil + tribune G ) sont de plus en plus nom- se retourne contre les ratonneurs. Les Indép’
breux et audacieux. En 2009 par exemple, pour de Boulogne reculent face à la contre-charge
le « classico » OM-PSG, ils parviennent à fausser et laissent l’un des leurs au sol : Yann Lorence
compagnie aux escortes policières et à débouler succombe à ses blessures. C’est la mort de ce

supporter qui sert à justifier la mise en place Ainsi, la répression de l’ensemble des groupes
par le PSG d’une politique radicale de pacifica- est également justifiée au nom de la lutte pour
tion des tribunes, le plan Leproux. L’année sui- la « mixité dans les tribunes ». Les Supras, les
vante, le PSG est racheté par le prince Nasser Authentiks et la Grinta dénoncent cette mani-
Al-Khelaïfi et devient l’un des « grands d’Eu- pulation dans un communiqué : « Nous aimerions
rope » – ce dont ont rêvé les ultras pendant des savoir ce que Robin Leproux englobe dans cette
décennies alors que les résultats n’étaient pas notion de mixité. S’il s’agit d’un terme dont il use
souvent au rendez-vous. Mais ils ne sont plus pour éviter de parler de la présence de “supporters
là pour le voir. de couleur” au stade, nous tenons à le rassurer : sa
“mixité” est déjà présente dans toutes les tribunes du
Après le stade Parc des Princes. Toutes sauf une : la tribune Bou-
Les stades britanniques et italiens ont logne », avant d’appeler « tous les voyous, casseurs,
constitué des « laboratoires sécuritaires » au sein racailles, intégristes, barbares, anti-Blancs, sauva-
desquels ont été expérimentés et développés geons des tribunes “mixtes” du Parc des Princes à ne
tout un éventail d’outils répressifs spécifiques à pas se rendre au stade pour exprimer leur refus de
la « lutte contre la violence liée au football », lesquels cautionner les propos méprisables qui sont exprimés
ont été exportés dans le monde entier ( stewards, par la direction du Club ». Mais, assimilées aux
interdictions de stade, vidéosurveillance, responsables de la mort de Yann Lorence, ces
hausses des prix des places, etc. ). À Paris, le plan voix restent inaudibles.
Leproux constitue toutefois un cas particulier de
tentative de faire disparaître en quelques années Après la dissolution des groupes et afin
l’ensemble des groupes de supporters organisés de remplir le vide et d’animer les nouvelles
d’un club. Dans ce but, le PSG n’a pas lésiné sur tribunes « familiales » du Parc des Princes, le
les moyens : dissolution des groupes, interdic- club s’appuie sur des associations comme SOS
tion de tout type de matériel y faisant référence Racisme afin de lancer des chants et distribue
dans l’enceinte du stade, fichage des membres, en tribunes des milliers de drapeaux aux cou-
obligation de pointer au commissariat les jours leurs du club. Peine perdue, le stade parisien
de match, placement aléatoire empêchant les reste désespérément silencieux en dehors des
regroupements dans les tribunes, etc. exultations faisant suite aux buts. Chez les
supporters des autres clubs, en France comme
Afin de renvoyer dos à dos KOB et Virage à l’étranger, les tribunes du PSG deviennent
Auteuil et d’esquiver la question du racisme et l’objet de toutes les moqueries, mais également
de son rôle dans la montée des tensions dans de toutes les angoisses : ces tribunes « orwel-
les stades, la direction du club diffuse via les liennes » ne sont-elles pas une préfiguration de
médias un discours consistant à dépeindre le ce qui attend l’ensemble des stades d’Europe ?
Virage Auteuil comme « raciste anti-Blancs ».

Progressivement, des associations comme l’heure du rendez-vous au cri de « Paris c’est

Liberté pour les abonnés ( LPA ) font leur appa- nous ! ». À partir de ce moment-là, la présence
rition autour du stade, tandis que des autocol- de membres des anciens groupes de supporters
lants « PSG is nothing without ultras » recouvrent du PSG dans les confrontations entre anti-
les murs de l’Île-de-France. Des anciens d’Au- fascistes et militants d’extrême droite devient
teuil, qui s’organisent sous l’étiquette « PUC » une constante en région parisienne. Quand
( « Paname United Colors » ), encouragent le boy- l’Action antifasciste se retrouve sous le feu des
cott total du PSG et contestent la politique du projecteurs médiatiques en juin 2013, après le
club concernant les supporters. Au vu de la poro- meurtre de Clément Méric par des skinheads
sité historique entre KOB et militantisme néo- néonazis, cette influence apparaît au grand jour.
fasciste, certains membres du PUC prolongent Au sein des cortèges qui sont alors organisés,
la guerre du Parc sur les artères de la métropole on retrouve bon nombre d’anciens d’Auteuil.
parisienne, un terrain plus militant. C’est dans ce Parmi les observateurs, nombreux sont ceux qui
contexte que les liens qui existaient avec le milieu sont interloqués par les codes vestimentaires,
antifa depuis l’époque des Tigris se renouvellent les chants, les chorégraphies et les animations
et influencent l’émergence d’une nouvelle géné- pyrotechniques de ces nouveaux partisans qui
ration militante, symbolisée par l’Action antifas- tranchent avec les cortèges traditionnels de l’ex-
ciste Paris-banlieue ( AFA ). trême gauche, sans forcément saisir l’origine de
ce renouvellement. En outre, c’est à partir de
ces rencontres entre militants antifas et ultras
AU VU DE LA POROSITÉ du VA qu’est créé un club amateur, le Ménil-
HISTORIQUE ENTRE KOB ET montant FC 1871, sur le modèle des clubs de
« football populaire » qui existent dans d’autres
MILITANTISME NÉOFASCISTE,
pays d’Europe et qui tentent de construire une
CERTAINS PROLONGENT LA GUERRE alternative concrète au « football moderne » et
DU PARC SUR LES ARTÈRES à la répression qui frappe les supporters des
DE LA MÉTROPOLE PARISIENNE. grands clubs.
Mais l’antifascisme autonome n’est pas le

Le 9 janvier 2011, le parti politique d’ex- seul mouvement social au sein duquel des « vété-
trême droite Bloc identitaire décide d’orga- rans » de la guerre du Parc apparaissent au cours
niser une Marche de la fierté parisienne avec des années 2010. À l’été 2014, les mobilisations
l’objectif à peine voilé d’attirer les membres de solidarité avec la bande de Gaza – visée par
du KOB. Mais sur le parvis de Notre Dame, une offensive de Tsahal qui tue plus de deux
ce sont plusieurs dizaines d’ultras d’Auteuil et mille personnes – donnent lieu à une irruption
de militants antifas qui se regroupent peu avant des banlieues dans Paris en cortèges massifs qui

doivent faire face à une importante répression autour de la K-Soce Team on fait leur retour au
policière et aux provocations de l’extrême droite stade au sein du Collectif ultras Paris ( CUP ).
sioniste. L’Action antifasciste et des membres du La galaxie des anciens groupes se retrouve ainsi
PUC se font alors remarquer par le slogan cho- tiraillée entre la tentation de s’engouffrer dans
régraphié « Nous sommes tous les enfants de Gaza », la brèche ouverte par le CUP et le refus de toute
repris depuis largement dans les manifestations compromission avec la direction du club.
ou encore lors des affrontements de la rue de
la Roquette avec les militants de la Ligue de La finale de la Coupe de la Ligue entre
défense juive ( LDJ ). Des membres de la K-Soce le PSG et Monaco qui s’est tenue à Bordeaux
Team et des Karsuds apparaissent quant à eux en mars 2018 constitue peut-être en ce sens le
sous l’étiquette « Gaza firm ». Un temps assi- début d’un nouveau chapitre de cette histoire
milés à un proche d’Égalité et Réconciliation, sociale souterraine de la métropole parisienne.
le mouvement d’Alain Soral, ils s’en dissocient Durant les jours précédant le match, les auto-
dans un communiqué avant de se dissoudre avec rités se sont inquiétées de la mobilisation de
la fin des manifestations de soutien à Gaza. supporters liés aux groupes interdits depuis le
plan Leproux et ont réaffirmé que seul le CUP
Plus récemment, dans les cortèges auto- était autorisé à se déplacer. C’est notamment
nomes contre la loi travail du printemps 2016, un appel à la remobilisation lancé par d’anciens
l’association entre mouvement social et suppor- membres du Kop of Boulogne qui les a alertées.
ters a resurgi, notamment par le biais de slogans Dans ce texte, diffusé sur Internet, ils annon-
bombés sur les banderoles renforcées : « Ici c’est çaient une dernière « démonstration de force » à
Paris » ou « Paris est magique ». Les audiences du l’occasion de ce match et dressaient le bilan de
procès de la voiture de police brûlée du quai de la disparition du KOB dans le style qui leur est
Valmy ont également mis ces liens en relief, que propre : « Finalement à l’image de ce qui se passe
ce soit à propos des antécédents judiciaires de en France, nous avons été remplacés. ( Et par les
certains des prévenus ou de la caractérisation de pires. ) Il n’y a rien à regretter car le combat était
l’« arme du crime », une torche fumigène, attribut juste et nous avons fait ce qui devait être fait.
ultra par excellence. Jusqu’au bout. La preuve étant que la situation
actuelle nous a donné clairement raison : le CUP
Mais cette situation spécifique au PSG, et Auteuil sont désormais tenus par la racaille.
celle d’un mouvement ultra boycottant son Exactement la même qui nous détestait et que nous
club depuis des années et débordant en partie combattions à l’époque. » Le jour de la finale, en
dans les conflits sociaux de la métropole pari- parallèle du déplacement officiel du CUP, la
sienne, pourrait n’être qu’une parenthèse. En ville de Bordeaux a vu s’affronter des membres
effet, depuis quelque temps, le nouveau PSG a du KOB et du Virage Auteuil. On a compté
desserré l’étau répressif et des ultras regroupés une quinzaine de blessés.

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QUAND LE STADE DÉBORDE SUR LE MOUVEMENT SOCIAL

Une histoire politique des supporters

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QUAND LE STADE DÉBORDE SUR

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Aux yeux de nombreux observateurs, notamment dans « la gauche

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culturelle de masse par l’industrie du divertis- Hooligans et ultras, entre

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S’ensuit une brève accalmie liée à l’ar-

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Progressivement, des associations comme l’heure du rendez-vous au cri de « Paris c’est

Mais l’antifascisme autonome n’est pas le

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