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Sociologie
des supporters
ISBN : 978-2-348-05823-3
Refroidir l’objet
Décloisonner la recherche
Prendre parti
portent les clubs font peser sur eux une contrainte. La nécessité
de changer pour s’adapter aux conditions évolutives de la compé-
tition sportive et économique va de pair avec l’exigence, pour les
supporters, de produire un sentiment de continuité. Le rythme
des transformations du football professionnel s’accélérant depuis
les années 1990, la conciliation des deux termes est difficile et
les reproches pleuvent sur les dirigeants actuels — à Nantes
par exemple — qui ne se montrent pas fidèles à l’image qui
fonde l’attachement des supporters. Si elle se vit au présent, la
partisanerie est aussi un rapport actif au passé.
Un « jeu social »
Stadisation
Mécanisme Structuration croissante de l’espace
urbain
« Griffe spatiale » Invention de traditions localisées
Résidents Perte de contrôle sur l’espace
du quartier/Mobilisation
Fréquence de la proximité spatiale Périodique
non résidentielle
Effets tendanciels sur les biens Baisse des prix
immobiliers
l’adversaire ou à le discréditer en
Encadré 8. Les chants puisant dans les trois grands registres
des supporters symboliques que sont le sexe, la mort
et la guerre [Bromberger, 1995].
Au début du XXe siècle, il n’était L’agressivité vocale passe par des trans-
pas rare que les premiers collectifs gressions langagières qui peuvent se
de supporters de football soient teinter de références humoristiques.
qualifiés de « chorales ». Leur parti- Des chansons jouent sur les repré-
cipation vocale aux matchs est sentations de la ville ou de la région
attestée dans les articles de la presse par l’accentuation d’un trait de son
écrite. Les hymnes et fanfares se identité, voire d’un stéréotype. C’est
répandent alors, empruntant à un la référence au pastis par exemple à
registre militaire [Tétart, 2019]. Les Marseille. À ce titre, les chants parti-
stades sont désormais l’un des rares cipent de l’appropriation d’un territoire
endroits où se déploient des chants [Bonjour, 2019]. Ils alimentent chez les
collectifs qui constituent une forme de supporters l’idée qu’ils s’inscrivent dans
culture populaire orale, transmise de une histoire locale. À Paris, les ultras
génération en génération. S’inspirant imaginent prolonger la tradition des
à l’origine des tribunes anglaises chansonniers montmartrois et de leurs
réputées pour l’étendue de leur héritiers. L’air de Milord de Georges
répertoire et l’intensité sonore de Moustaki, la chanson popularisée
leurs encouragements, les ultras ont par Édith Piaf, sert à clamer l’amour
pris en charge le travail d’animation du club. Les supporters marseillais
qui fait appel non seulement à la entonnent de leur côté d’anciens
voix mais aussi à une mobilisation chants provençaux. À Lens, les
globale du corps. Cela nécessite de références au bassin minier trouvent
la coordination. Dans chaque groupe, une résonance avec Les Corons, la
un meneur appelé capo (en référence chanson de Pierre Bachelet reprise
au terme italien qui signifie « chef ») et en chœur à chaque rencontre. Les
des joueurs de tambour liés par une chants ont enfin un effet performatif,
écoute mutuelle et par des échanges celui d’imposer sa présence, d’« être
de regards ont pour rôle d’orchestrer là ». Les vocalisations sont constitutives
les chants et de les faire durer. Le d’un rapport de force, vis-à-vis des
premier, souvent juché sur un promon- supporters adverses, dont il s’agit de
toire, mégaphone en main et dos au couvrir l’expression, ou des dirigeants
terrain, use de techniques proches de du club, ce que révèle bien l’usage de
la direction d’une chorale classique. la grève des chants pour marquer la
Les seconds marquent le tempo. Des désapprobation face à des décisions
membres peuvent être reconnus pour sportives ou stratégiques.
leur inventivité en matière de création
de chants.
Recyclant des standards musicaux
(chansons traditionnelles, tubes de
variété, opéras…), les chants des
supporters visent principalement
à glorifier l’équipe, à faire peur à
les tribunes occupées par les ultras est source de conflits car il
contrevient à l’obligation d’être engagé dans l’instant. En effet, y
compris au sein de ces groupes, les supporters se caractérisent par
ce que Christian Bromberger [1995] appelle une « implication
paradoxale », c’est-à-dire des oscillations entre mobilisation
fervente et prise de recul amusée, entre engagement et distan-
ciation. À rebours de l’image grossière d’individus survoltés et
possédés, il faut plutôt relever la complexité des comportements.
L’humour et la dérision sont présents dans des jeux de mots,
des attitudes ou sur des banderoles, et la capacité à faire rire
ses voisins est une qualité hautement appréciée [Bromberger,
1988 ; Wittersheim, 2014 ; Lestrelin, 2020]. Le regard critique et
la distance au rôle dont font preuve les supporters rappellent
ainsi qu’ils ne sont pas des récepteurs passifs.
En s’érigeant en acteurs, les groupes de supporters organisés
ont profondément modifié la physionomie des stades. Ils ont
dédoublé la compétition, la déplaçant du terrain vers les gradins
puisqu’il s’agit de montrer sa suprématie vocale, physique,
festive sur le camp adverse, ce qui constitue aussi la source de
vives rivalités. Faisant des tribunes leurs territoires exclusifs,
ils y ont construit leurs propres règles, des manières d’être et
d’agir spécifiques. Avant les années 1970, les virages n’apparais-
saient pas comme les foyers emblématiques du supportérisme.
Il y a dans ces constats les éléments d’une rupture, finement
analysée par Marion Fontaine [2010a]. Alors que naguère le
territoire environnant et la société locale imprimaient leur
marque sur le spectacle, que les enceintes se pliaient aux
structures, aux sociabilités et aux affiliations telles qu’elles
s’exprimaient à l’extérieur, les stades sont devenus leurs propres
référents. Ils sont moins des reflets que des producteurs de
comportements, de liens et d’appartenances pouvant rejaillir
sur la société environnante. Ainsi, à Marseille, la géographie
sociale de la cité se projette encore dans la première moitié des
années 1980 sur celle du Stade Vélodrome, offrant une carte
vivante et en modèle réduit de l’espace urbain [Bromberger,
1989]. Au public occupant la prestigieuse tribune ouest du
stade, chefs d’entreprise et cadres supérieurs résidant dans
les quartiers huppés du sud de la ville, s’opposent les jeunes
regroupés dans les virages nord et sud, venus respectivement
des cités populaires du nord ou des quartiers péricentraux
n’existent pas [Papa, 1998]. Dans les cinémas des années 1940
et 1950, les « actualités françaises » permettent alors de voir
de courtes séquences de matchs phares, tels que les finales
de la coupe de France [Bonnet et Fontaine, 2009]. Quelques
caméras filment les rencontres avec l’idée de proposer aux
téléspectateurs une vision comparable à celle d’un spectateur des
gradins. Les réactions de la foule — applaudissements, cris —
sont captées lors des moments forts du jeu, mais le spectateur
attentif, celui qui s’implique avec mesure et se tient bien, est
surtout valorisé. Dans les années 1970, le passage aux images
en couleurs forme une bascule. Les signes colorés du soutien
à une équipe peuvent désormais être vus à la télévision. Ainsi
cette dernière concourt-elle à la transformation des modes
d’assistance au spectacle (déjà exposée dans le chapitre I) et
des comportements des supporters dans les stades.
Couvrant une période s’étalant des années 1960 aux années 2000,
l’étude menée par Guy Lochard [2008] sur les retransmissions des
matchs de l’équipe de France de rugby est très instructive sur
le développement progressif de mises en scène de soi parmi le
public. Trois configurations (nommées « scopiques ») se succèdent.
Dans les années 1960, les spectateurs sont globalement indifférents
à la caméra qui balaye la foule et aux effets possibles de cette
mise en visibilité. De fait, leurs attitudes ne se déploient qu’en
rapport au spectacle sportif offert in situ, jamais en lien avec la
figure du tiers absent que forme le cercle des téléspectateurs.
Les choses sont bien différentes à la fin des années 1970, alors
que le taux d’équipement en téléviseurs a nettement augmenté
dans la population et que les dispositifs de filmage sont plus
poussés (nombre de caméras, scénarisation, incrustations, etc.).
Les supporters ne sont plus seulement exposés, ils s’exposent.
On note la présence nouvelle de drapeaux nationaux brandis
par des individus qui ont dorénavant conscience qu’ils seront
visibles à l’écran en tant que supporters et qu’ils auront d’autant
plus de chances de l’être qu’ils pourront être repérés grâce à
leurs signes ostentatoires de soutien. On voit ainsi combien
la prudence devrait être de mise quand on entend interpréter
les usages sociaux des supports signifiants dont s’équipent les
supporters (drapeaux, écharpes, etc.). Ils peuvent autant être des
moyens d’affirmation identitaire que des adjuvants pour l’accès
à la visibilité télévisuelle. Dans les années 2000, les supporters
AS Saint-Étienne
Olympique de Marseille
est établi à Manhattan dans un pub pour montrer comment une commu-
spécialisé dans la retransmission des nauté mondialisée de supporters
championnats européens de football. se construit autour d’une offre de
À chaque match, les membres (entre spectacle sportif dématérialisée.
cinquante et deux cents selon Les grandes équipes européennes
les années, très majoritairement de football mènent en ce sens
des Français) viennent avec leurs d’ambitieuses politiques commer-
maillots, écharpes et drapeaux. ciales (voir chapitre VI). Tournées
L’activité du groupe s’insère dans lointaines de matchs d’exhibition,
la vie d’une communauté d’expa- ouverture de boutiques à l’étranger,
triés cherchant à faire vivre l’identité contenus postés sur les sites Internet
provençale et entretenant une forme et les médias sociaux traduits dans
de nostalgie des origines. Le soutien de multiples langues… Ce sont
sportif côtoie l’organisation, chaque désormais les marchés asiatiques, en
14 Juillet, d’un grand concours de particulier la Chine, qui sont ciblés.
pétanque, mais aussi de soirées aïoli, Si certains clubs tendent à se muer
de projections de films de Marcel en marques mondiales de divertis-
Pagnol, etc. sement, ils ne sont pas complètement
Aussi le sport constitue-t-il coupés de leurs bases géographiques
un terrain de choix pour étudier traditionnelles. La Premier League, le
l’interpénétration du local et du championnat d’élite anglais, illustre
global, comme le suggèrent Richard bien l’articulation du local et du
Giulianotti et Roland Robertson. global. Ses droits de retransmission
Forgée par ce dernier au début sont vendus aux chaînes de télévision
des années 1990 pour saisir la du monde entier. L’attrait des publics
dialectique de déterritorialisation- situés sur divers continents repose
reterritorialisation caractérisant la en partie sur l’identité « locale » des
globalisation, la notion de « gloca- équipes, au sens où le fondement de
lisation » est mobilisée par les leur authenticité supposée tient à la
chercheurs travaillant sur la circulation continuité de leur enracinement, au
internationale des objets culturels moins symbolique, dans les mêmes
— films, séries, livres, mangas — et communautés urbaines au sein
leur réception par des publics cosmo- desquelles elles ont pris leur essor à
polites. Elle offre aussi des perspectives la fin du XIXe siècle.
ligence criminelle de ces individus, Enfin, cas plus rare, ultras et hooligans
au cœur de la seconde image, fonde peuvent être analysés comme deux
la menace puisqu’elle leur permet- formes distinctes de supporters.
trait de faire preuve d’un sens aigu Généralement, les pics d’attention aux
de l’organisation et de la prémédi- ultras correspondent à des incidents
tation pour déjouer les dispositifs dont le traitement suit une chronologie
de sécurité. Pendant la compétition, immuable : le temps de la description,
face aux violents incidents à Lens et immédiatement suivi du temps de la
Marseille, la presse exige la fermeté, condamnation morale, puis le temps
évalue l’efficacité des opérations de l’injonction à agir adressée aux
policières, sollicite les comparaisons responsables sportifs et politiques et,
étrangères pour saluer les mesures enfin, le temps du recul pendant
prises, sans jamais s’engager dans une lequel des discours plus nuancés et
critique des politiques mises en place. complexes peuvent se déployer. Il
Les ultras forment quant à eux une faut noter toutefois que la connais-
figure complexe que les médias ont sance journalistique des supporters
du mal à saisir. Leur image média- radicaux s’est considérablement
tique est ainsi plus confuse [Hourcade étoffée en France depuis l’enquête
et Auboussier, 2010]. Les termes pionnière et longtemps singulière
« hooligans » et « ultras » entretiennent de Philippe Broussard [1990], parue
des rapports qui s’organisent autour sous le titre Génération supporter.
de quatre modalités. Parfois, c’est un Plus que la nature du média, c’est
rapport d’équivalence, les journalistes aujourd’hui l’identité du journa-
les voyant comme interchangeables. liste, sa socialisation à l’univers des
Ou bien ils peuvent être mis en tribunes, sa connaissance des travaux
opposition, ce qui amène à simplifier des chercheurs qui l’emportent sur
la réalité, les hooligans incarnant alors le traitement du supportérisme ultra.
les « mauvais supporters » et les ultras Plusieurs ouvrages bien documentés
les « bons ». Cela peut encore être un ont ainsi été publiés au cours des
rapport de gradation, les ultras étant années 2010 [Berteau, 2013 ; Garnier
perçus comme moins dangereux. et Scarbonchi, 2019].
ont permis d’acquérir une grande La politisation s’accorde très mal avec
visibilité médiatique. Si, à la même de tels projets fédérateurs. Quant à
époque et dans les années 1990, l’éventuelle « récupération politique »,
des symboles tels que des croix elle ne fonctionne pas car les ultras
celtiques et des slogans racistes sont très soucieux de leur autonomie.
peuvent se déployer ailleurs qu’à Il faut de plus considérer que la
Paris, la tendance largement majori- relation peut marcher en sens inverse.
taire est à l’apolitisme. À Bordeaux Dans les années 2000, la culture ultra
et Marseille siègent par ailleurs des du virage Auteuil du Parc des Princes
groupes ultras antiracistes. Quand (opposé à la tribune Boulogne) a
elle existe, la revendication d’une par exemple influencé le militantisme
identité politique peut servir un enjeu antifasciste parisien. Au sein de la
de différenciation vis-à-vis des autres mouvance identitaire, ce sont les
groupes. Elle est alors radicale, ce qui groupes de hooligans qui fascinent.
est logique dès lors que l’engagement Aujourd’hui, il n’y a quasiment
ultra se veut jusqu’au-boutiste, et plus de croix celtiques ou gammées,
peut avoir pour effet d’attirer des de cris de singe dans les stades
jeunes aux idées extrémistes. Mais français. Les incidents sont le plus
ces cas sont marginaux et, surtout, souvent le fait de personnes isolées.
la politisation est limitée et sommaire. Les idées d’extrême droite n’ont
Elle tient souvent à quelques individus pas pour autant disparu de certains
et s’exprime essentiellement par groupes ultras et hooligans, mais elles
des emblèmes, des slogans ou s’expriment de manière détournée
par des actes violents à l’encontre via l’usage du drapeau national, de
d’un ennemi stigmatisé. Chez la lettrages ou de symboles reconnais-
majorité des ultras, la politique est sables par des initiés. La réalité est
réduite au jeu électoral et, à ce bien plus préoccupante dans d’autres
titre, souvent méprisée. La faible pays, en Italie ou en Europe de l’Est
présence de l’extrémisme politique notamment, où s’affichent des slogans
dans les tribunes françaises s’explique et signes d’inspiration néofasciste
également par des enjeux propres ou néonazie. Très documenté et
au développement du supporté- réunissant des chercheurs de diverses
risme ultra. Dans la mesure où les nationalités, le panorama européen
groupes ambitionnent de trouver proposé sur ce sujet par l’historien
une place dans l’environnement Thomas Busset et ses collègues de
des clubs, il leur faut réunir des l’université de Neuchâtel [2008]
adhérents et sympathisants, recruter. mériterait d’être actualisé.
Mesures sécuritaires.
De la lutte contre le hooliganisme
à la pacification des stades
De la critique. L’essor
d’un supportérisme contestataire
Introduction 3
Refroidir l’objet 4
Décloisonner la recherche 6
V Violences et désordres
Foules sportives et désordres des stades :
une histoire ancienne 69
□ Encadré 11. Le Heysel ou l’« invention » du hooliganisme, 72
Les différents types de supporters extrêmes 74
Hooligans, hools, casuals, 74
Conclusion 111
R E P È R E S
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