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La « virilosphère », ces youtubeurs

nationalistes unis par une hostilité à la
modernité
Samuel Laurent

12-15 minutes

Société
Enquête
Ils conspuent le féminisme, l’antiracisme, le rap et le multiculturalisme,
défendent la France « saine » des villages et de la ruralité et assument,
sous couvert d’humour, de jouer le rôle de passeurs d’idées
nationalistes et xénophobes.
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« Là mec, tu me régales. » Sur la table recouverte d’une nappe

blanche, Baptiste Marchais, moustache gauloise et grand sourire, a
disposé un repas pantagruélique : magret et confit de canard, foie
gras… Un magnum de vin rouge accompagne le tout. Et ce n’est que
l’entrée, qui précède deux côtes de bœuf de 500 grammes, une par

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personne.
Comme lui, son invité du jour a le crâne chauve et les bras couverts de
tatouages. Pour le troisième épisode de son émission « Repas de
seigneur », Baptiste Marchais, ancien champion de France de
développé couché, est « très fier » d’avoir décroché l’une des stars du
YouTube nationaliste : Ugo Gil Jimenez, alias Papacito, autoproclamé
« dernier roi des Wisigoths », lunettes de soleil, barbe soignée,
chemise rayée.
Lire aussi Une enquête ouverte contre le youtubeur Papacito après sa
vidéo où il simule le meurtre d’un « gauchiste »
Le concept de l’émission est simple : durant une heure, on discute et
on plaisante autour d’un – riche – repas, intégralement filmé. La
conversation démarre sur la musculation, avant de partir sur le Moyen
Age, puis sur « l’inculture des gauchistes », qui n’apprécient pas
l’histoire de leur pays. Divisée en deux épisodes, cette vidéo est l’une
des plus populaires de la chaîne de Baptiste Marchais, Bench
& Cigars. Tournée en novembre 2020, elle affiche plus de 880 000
vues et a permis à « l’homme le plus fort de France » de lancer sa
chaîne, dont le succès va croissant.
Depuis, entre séances de tir au pistolet, fabrication de saucisses ou
combat médiéval avec Papacito, il a reçu nombre d’autres invités,
parmi lesquels l’humoriste Jean-Marie Bigard ou l’ancien président du
Front national de la jeunesse (devenu Rassemblement national),
désormais coach en virilité, Julien Rochedy.

Lorsque nous avons cherché à le contacter, M. Marchais nous a

répondu d’une phrase qui résume bien le personnage : « Je préfère ne

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pas voir mes propos déformés dans votre PQ de boomers

subventionnés. » Une réponse qu’il s’est empressé de publier sur son
compte Instagram, pour le plus grand bonheur de sa communauté.

Jargon propre

Viande saignante, armes à feu, musculation et nationalisme

goguenard, bienvenue dans la « virilosphère » – une demi-douzaine de
youtubeurs, au public souvent jeune et masculin –, qui s’est donné
pour mission de diffuser, sous couvert d’humour, des idées de droite
identitaire. Les stars de cet univers portent le plus souvent des
pseudos, du Raptor à Papacito, Valek Noraj ou Bruno le Salé. Une
bonne part d’entre eux figuraient parmi les abonnements de Damien
Tarel, le jeune homme qui a giflé Emmanuel Macron en marge d’un
déplacement, le 8 juin, à Tain-l’Hermitage (Drôme).
Lire aussi L’homme qui a giflé Emmanuel Macron condamné à dix-huit
mois de prison dont quatre ferme
Leur univers possède son propre jargon, imagé : eux sont des
« babtous [Blancs] solides », capables de distribuer des « patates de
forain », là où les gauchistes et autres SJW (« social justice warriors »,
guerriers de la justice sociale, terme directement importé de la droite
alternative américaine pour désigner les activistes de gauche sur les
réseaux sociaux) sont des « hommes soja », des « fragiles », qui ont
« le physique de leurs idées ».
Papacito, l’une des figures iconiques de ce petit monde – qui n’a pas
souhaité répondre au Monde –, a connu un regain de notoriété avec
une vidéo publiée début juin. En compagnie d’un autre membre de
cette petite coterie, Code RNO, ancien militaire passionné d’armes
à feu, il tirait au fusil et lacérait au couteau un mannequin déguisé en
militant « gauchiste ». Jean-Luc Mélenchon, estimant que ses électeurs
étaient visés, a porté plainte contre lui et incite ses sympathisants à le
faire, avec un formulaire disponible sur son site.
Convoqué par la police, M. Jimenez a plaidé l’humour, expliquant,
selon nos informations, que sa vidéo était un « objet de
divertissement » et en aucun cas un appel au meurtre. Une défense
classique pour tous ces vidéastes, experts dans l’art de jouer avec les
limites. Et de profiter du buzz : la chaîne de Papacito est passée de
105 000 à 123 000 abonnés à la suite de la polémique.

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Hostilité à la modernité

« Ils utilisent l’humour pour botter en touche lorsqu’on prend au sérieux

leur idéologie, explique Tristan Boursier, doctorant en sciences
politiques à Sciences Po Paris et à l’université de Montréal, qui termine
une thèse consacrée à ces communautés. Leur humour est une
stratégie rhétorique, ils recourent à des mèmes [blagues récurrentes
issues de la culture Web] et à des éléments de la culture geek qui
ciblent les jeunes, en y ajoutant beaucoup de sous-texte et de choses
“entre les lignes”, qui permettent d’éviter les soucis légaux et la
modération de YouTube. » En cela, ces nouveaux héros de la jeunesse
nationaliste ne font que reprendre les recettes de leurs aînés, à
commencer par Alain Soral, « père » de ce type d’agit-prop sur
Internet.
Tous ne font pas toujours dans l’humour. Quelques jours après la
polémique Papacito, le chef de file de La France insoumise était
enfariné par un autre youtubeur – bien que moins populaire –, issu de
la même mouvance, en marge d’une manifestation antiraciste. S’il ne
revendique pas son nationalisme et se dit de gauche, sur sa chaîne
Pourquoi ça craint, ce jeune vidéaste se filme en arborant un
« blackface » (un maquillage noir), ou reçoit des figures de la
mouvance royaliste et autres rappeurs d’extrême droite identitaire. Sa
vidéo la plus populaire s’attaque d’ailleurs au « progressisme ».

Lire aussi En Pologne, le rap nationaliste en plein essor

Au-delà des chapelles, c’est bien cette hostilité à la modernité qui
fédère ces jeunes youtubeurs. Féminisme, antiracisme, droits LGBT,

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musiques urbaines, multiculturalisme ou écologie sont autant de

némésis, qu’ils opposent volontiers à la France « saine » des villages
et de la ruralité. Pour le vidéaste Usul, star des youtubeurs de gauche
– et cible récurrente de nos protagonistes –, leur public est d’ailleurs
avant tout celui-ci : des hommes jeunes, vivant dans de petites villes ou
à la campagne, à l’instar de Damien Tarel, le gifleur d’Emmanuel
Macron. « Ils jouent sur une vexation sociale, estime Usul. Il y a une
dépossession, les jeunes de campagne n’ont plus de musique à eux,
de style à eux. » Dès lors, « la virilité est une forme de capital de
substitution, la blanchité aussi ». De même que cette nostalgie d’une
France d’avant fantasmée, où aurait régné l’ordre et la prospérité.
Ils sont également nombreux à agiter le spectre d’une guerre civile – et
raciale – imminente, qu’ils appellent parfois de leurs vœux. « A mon
sens, il s’agit d’une forme de suprémacisme blanc », résume Tristan
Boursier, qui note les très nombreux parallèles entre cette communauté
et les mouvements d’alt-right (droite alternative) américains dont ils
s’inspirent, notamment cette « rhétorique victimaire » – la censure les
empêcherait de s’exprimer, les grands médias seraient victimes de
l’hégémonie culturelle de la gauche. Un discours qui rejoint celui d’un
Eric Zemmour, figure tutélaire qui fait l’unanimité dans leur
communauté, et qui a soutenu son « ami » Papacito face à Jean-Luc
Mélenchon.
Lire le décryptage : Jean-Luc Mélenchon contre-attaque en pointant la
violence d’extrême droite
Car, derrière l’humour, le projet politique de ces youtubeurs est clair et
parfois ouvertement assumé. Interviewé fin mai sur la WebTV
d’extrême droite TV Libertés, en compagnie de Papacito, Baptiste
Marchais expliquait : « Il faut être fin, en plus ça nous sert, car c’est
plus digeste. Si vous attaquez de front, non seulement vous vous
exposez à la censure, mais en plus il y a des gens qui vont être
imperméables à ce contenu trop frontal, trop politique… Nous, on est la
phase avant, on peut par un contenu plus fin, plus évasif, amener ces
gens vers du contenu politique très frontal. » Valek Noraj, l’un des plus
populaires de ces vidéastes, avec plus de 350 000 abonnés, parle lui
de « rabatteurs, qui permettent d’attirer des jeunes gens dépolitisés ou
déçus par leur camp vers une autre voie ».

Un business

Soucieux de coller à cette tendance, le magazine d’extrême droite

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Valeurs actuelles a d’ailleurs lancé lui aussi sa propre chaîne YouTube,

VA Plus. Forte de 145 000 abonnés, elle copie tous les codes de ces
youtubeurs, de l’esthétique aux titres : « Quand GI [Génération
identitaire] mettait en sueur le collectif Adama Traoré », par exemple.
Cet activisme est également un business : si Papacito est aussi un
auteur à succès – son livre Carnets de guerre (Ring, 2018) s’est écoulé
à plus de 50 000 exemplaires –, ce n’est pas le cas de tous les
personnages de cette galaxie, qui vivent en partie des revenus générés
par leurs vidéos. Si la manne n’est en général pas très élevée, un autre
circuit leur permet de gonfler les bénéfices, celui de la sponsorisation :
une marque finance la production d’une vidéo en échange de plusieurs
citations à l’intérieur de celle-ci.
Lire aussi Plongée dans la haine en ligne avec « Team patriote »,
groupe privé de militants nationalistes
Papacito, comme Baptiste Marchais et d’autres, ont ainsi très souvent
recours à un partenariat avec une entreprise nommée Terre de France,
qui propose des produits d’artisanat local. On peut s’y procurer un
savon « solide », un « parfum patriote » ou un portefeuille « français et
robuste », et jusqu’à un buste de Napoléon, fabriqué à Nice par
Barbare civilisé et Missor, deux autres youtubeurs du même cercle,
admirateurs de Nietzsche et contempteurs du rap et de la modernité.
Derrière Terre de France – qui n’a pas répondu à nos questions –, on
trouve Paul Farnet, un jeune entrepreneur passé par HEC, fondateur
de plusieurs sociétés dans le domaine de l’éducation à distance. Fin
2020, il assurait à Valeurs actuelles avoir voulu, avec Terre de France,
concevoir « un projet proche des valeurs patriotes et de solidarité
nationale ». Les bénéfices de l’entreprise sont reversés à des causes
caritatives, notamment des écoles privées hors contrat ou des
associations d’aide aux familles de militaires. Un circuit « patriote, qui
finit dans des poches patriotes, pour une économie saine », résumait
Papacito dans l’une de ses dernières vidéos.
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