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Pierre Desproges, un humoriste de droite ?

Chapter · January 2014

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Arnaud Mercier
Université Panthéon-Assas Paris 2
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Pierre Desproges, un humoriste de droite ?
Arnaud Mercier (CREM, Université de Lorraine)

Il n’est pas rare d’entendre dire que l’humoriste Pierre Desproges était politiquement de
droite, à l’opposé d’un Coluche dont le verbe gouailleur et les idées défendues le
positionneraient à gauche. Notre objectif est d’aller au fond des textes de Desproges pour
étudier si ses écrits ont laissé des preuves tangibles étayant de telles représentations. La chose
est rendue possible car la politique occupe une part non négligeable de ses écrits et prestations
orales. Pas toujours de façon articulée et continue, mais de façon quand même régulière, en
incidente, avec des prises de position fermes et repérables. Dans le corpus des œuvres de cet
humoriste, on peut repérer une construction intellectuelle traitant de la politique et des
hommes politiques, avec des lignes directrices qui transparaissent, sans qu’il soit besoin de se
livrer à des exégèses douteuses. La façon dont Pierre Desproges s’est mis en scène dans ses
sketches et ses écrits, singulièrement sur son cancer ou ses admirations artistiques, nous
amène à considérer que les propos politiques tenus disent quelque chose de ses opinions
personnelles, au-delà des outrances provocatrices qui faisaient son style identifiable et
singulier dans le paysage humoristique des années 1980. Il faut en effet savoir démêler dans
ses propos ce qui relève de l’esprit caustique et provocateur, visant à heurter les bonnes
consciences et les bienséances, et ce qu’il dit ou écrit sur un mode plus profond, où l’on
perçoit la volonté d’afficher ses valeurs, même s’il a revendiqué dans ses textes ou des
interviews qu’il était un « artiste dégagé » et qu’il « n’avait pas de message à faire passer ». À
défaut de messages, il a fait passer ses convictions politiques. En réunissant ces fragments
disséminés au fil de sa plume, nous entendons donc prendre au sérieux la proposition
d’association de P. Desproges à la droite, pour en évaluer la pertinence. Et nous montrerons
que la réalité est différente, même s’il a pu lui-même donner crédit à cette thèse, dans une
interview citée par Marie-Ange Guillaume, à propos de ce qu’elle nomme « l’hémiplégie
alternée » : « Je suis individualiste, alors c'est peut-être plus une position de droite que de
gauche. Si c'est ça, être de droite, alors je le revendique »1.

Pour conduire notre démonstration, nous reviendrons d’abord sur les thématiques et attaques
auxquelles il s’est adonné et qui épousent des causes, des valeurs, des arguments qui peuvent
accréditer l’idée qu’il était réactionnaire ou conservateur et donc de droite. Puis dans un
second temps, nous verrons que sa posture politique est en fait celle d’un pessimisme face à la
démocratie et aux partis, qui le place dans un égal rejet du jeu politicien de droite comme de
gauche. Ce qui ne veut pas dire qu’il tombe dans un antiparlementarisme qui fait le nid des
autoritarismes et populismes de tout poil, puisqu’il fustige avec bien plus de véhémence
encore tous les extrémismes politiques. Nous montrerons en conclusion, qu’une de ses rares
admirations politiques rendues publiques va au général de Gaulle. Encore faut-il aller plus
avant, car ce qui le conduit à accorder un satisfecit à des personnalités politiques relève de
l’éthique politique, ou mieux encore de l’éthique en politique, ce qui l’amène à distribuer ses
rares éloges politiques à des personnalités dont le positionnement sur l’échiquier idéologique
est varié.

1
Marie-Ange Guillaume, Desproges, portrait, Paris, éditions du Seuil, 2000, p. 247.
Ce qui accrédite la thèse d’un humoriste de droite
Pierre Desproges dans sa posture provocatrice « d’iconoclaste assis sur les valeurs admises »
(Fonds de tiroir, p. 685) n’a jamais hésité – bien au contraire ! – à s’emparer de thèmes jugés
impertinents ou dérangeants pour en faire des sujets d’humour : le cancer, la mort, Dieu,
l’antisémitisme, la gérontophobie et son envers la « puérilophobie », selon sa propre
terminologie désignant la dénonciation du « sordide comportement social des sous-hommes
qui nous tiennent lieu de progéniture2 ». Il en va de même sur des sujets à connotations
politiques plus marquées. Il a souhaité à bien des reprises, voire de façon systématique
parfois, prendre à rebrousse poils l’air du temps de ses contemporains, en heurtant les
sensibilités égalitaristes et démocratiques, en surjouant le « nanti » contre la plèbe et ses goûts
vulgaires. Une telle posture élitiste ne pouvait qu’accréditer l’idée d’un humoriste de droite,
par rapport à un Coluche dont l’appel électoral à la présidentielle de 1981 s’adressait, entre
autres, aux « fainéants, crasseux, drogués, alcooliques, pédés, parasites… ». Le tout dans un
style argumentatif emphatique, fait de phrases complexes, d’une langue recherchée, d’un
vocabulaire riche, inventif, empreint de références culturelles, dans la lignée d’un Alexandre
Vialatte auquel il a si souvent rendu hommage. Thématiquement et stylistiquement,
Desproges porte donc de nombreux attributs d’un élitisme qu’il redouble de propos
outranciers le mettant en scène comme un riche nanti, un héritier (ce qu’il n’était pas).
Ajoutons que sa mise en en scène de soi en défenseur de la culture classique contre
l’ignorance crasse supposée des jeunes générations, contribue aussi à l’autopositionner du
côté des réactionnaires.

Dans son second spectacle, en 1986, Desproges se paraît des atours du nanti, du riche,
instaurant une distance avec une partie du public dans la salle, sur le mode, vous les pauvres
et moi et les favorisés (« frères riches ») qui ont les moyens de se payer les bonnes places.

« C'est à nous, les nantis (je parle aux gens des trois premiers rangs), c'est à nous les nantis, qu'il
appartient d'aider nos frères les plus démunis à s'intégrer dans nos rangs. […] Prenons-y garde, frères
riches. La colère gronde au sein des masses. [...] Il y a des abus qui ne sont plus tolérables. Moi-même,
qui suis un nanti, et pas seulement un nanti sémite, quand j'analyse honnêtement mon propre cas, j'ai
honte. Quand je pense qu'en une soirée je gagne l'équivalent de trois mois de salaire d'un ouvrier
qualifié alors que, dans le même temps, à trois pas d'ici, Guy Bedos gagne l'équivalent de six mois de
salaire d'un cadre supérieur. Il n'y a pas de justice sociale » (Textes de scène, p. 578).

Dans le même registre, il se met en scène comme ignorant des quartiers populaires de
Paris. « 20e arrondissement : on me dit que c'est un quartier populaire. Il faudra que j'aille
voir » (Dictionnaire superflu, p. 314). Il s’amuse également à rejouer la séparation liée au
Front populaire entre les bourgeois d’alors et les désignés « salopards en casquette », en
revêtant les habits du riche héritier n’ayant que profond mépris ordurier pour la populace.

« Face à la mer, je regardais mourir l’été du haut de la superbe terrasse de la somptueuse villa
balnéaire dont l'immense fortune de ma famille me permet de jouir à mes très nombreux moments

2
Pierre Desproges, « Petite préface puérilophobique », in Claude Serre, Petits anges, Grenoble, Glénat, 1985.
perdus. Grotesques et désœuvrés, les congés payés clapotaient misérablement à mes pieds dans leur
triste cache-bonbons trop large du catalogue des trois cuisses. Je songeais tristement que parmi ces
mornes quadragénaires prématurément usés par les tracasseries bureaucratiques, drogués de télévision,
boursouflés de vinasse et sursaturés de ragoûts navrants, certains piaffèrent naguère sur les barricades
émouvantes d'un printemps de fureur juvénile » (Réquisitoires, « contre Daniel Cohn-Bendit »,
p. 1114-1115).

Cette aversion pour les goûts populaires, s’incarne dans le leitmotiv de la dénonciation du
football, tant du point de vue des footballeurs (avec Platini en tête de Turc) que des excès des
supporters. Le tout avec une agressivité toute pamphlétaire.

« Pour démontrer, selon le célèbre slogan publicitaire, “qu'on peut rester actif après une bonne
bière”, les supporters du match Liverpool / la Juventus tuent 38 personnes et en blessent 454,
sur le stade du Heysel, à Bruxelles, le 29 mai 1985. Cependant qu’ivre de joie pour avoir mis
une baballe dans les buts, M. Michel Platini éclate de rire au milieu de ces cadavres, devant
des millions de téléspectateurs émus aux larmes par les facéties primesautières de ce grand
sportif » (L’Almanach, p. 48). L’idée fut déclinée aussi sous forme de fausse pub télévisée
avec les Nuls. Dans sa chronique « À mort le foot ! » (évident écho au brulot de Jean-Pierre
Mocky, « À mort l’arbitre ! »), il s’en prend aux « dégradantes contorsions manchotes des
hordes encaleçonnées sudoripares qui se disputent sur gazon l'honneur minuscule d'être
champions de la balle au pied » ou encore aux « trottinements patauds de vingt-deux
handicapés velus qui poussent des balles comme on pousse un étron, en ahanant des râles
vulgaires de bœufs éteints » (Chroniques, 16 juin 1986, p. 518).

Il prend également pour cible, les goûts de la jeunesse, présentés systématiquement comme
dégradés par rapport à ce qui fait l’essence de la culture. Il rejoue avec une hargne féroce et
insultante la distinction entre ce que Pierre Bourdieu qualifie de « goût pur » et « goût
barbare » en matière de consommation culturelle3. Il injurie la culture rock, avec une verve
scatologique toute rabelaisienne. Il voue aux gémonies :

« cette lugubre bouillie verbale de rock à la con écrite directement au balai de chiottes par des
handicapés mentaux dont la poésie de fond de poubelle oscille périlleusement entre le bredouillis
parkinsonien et la vomissure nauséeuse que viennent leur cracher à la gueule de faméliques débris
humains de vingt ans, agonisants précoces, les cheveux et le foie teints en vert par les abus d'alcool et
de fines herbes, le tout avec la bénédiction sordide d'une intelligentsia crapoteuse systématiquement
transie d'admiration béate pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la merde » (Vivons
heureux, p. 144).

Dans sa façon d’aborder la culture, il ne perd jamais une occasion de rejouer la lutte des
Anciens contre les Modernes, de la culture classique scolaire contre les productions
contemporaines, et il dénonce avec fracas la prétention des actuels artistes à une certaine
hégémonie culturelle : « Il y en a marre des discours cul-pincés des soi-disant détenteurs de la
culture […] pédants et pontifiants comme de vieux marquis trop poudrés […] s'offusquant
hypocritement de ce qu'ils appellent “le désert culturel de cette génération” ». « Ces vautours
salonnards sous-doués […] détiennent abusivement les clés de la création artistique de ce

3
Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979.
pays, et préféreraient crever plutôt que de laisser la moindre chance d'exister aux nouveaux
Molière, aux nouveaux Léon Bloy, aux nouveaux Chaplin… » (Réquisitoires, « contre Roger
Coggio », p. 1148).

Néanmoins, sa position est plus ambiguë car, tout comme il le fait pour la critique de la droite
par la gauche, et réciproquement, il peut condamner à la fois la culture populaire assimilée à
la vulgarité (« c’est bien dans l’esprit de notre peuple, très épris de fanfaronnades, de
franchouillardises, de risquouillettes, d’escroquerie au portillon, de fricotinages et de
belmonderies » (Dictionnaire superflu, « Bastille », p. 290) que l’intolérable prétention
d’artistes contemporains auxquels il oppose des œuvres populaires comme un film de Claude
Zidi :

« Il faut plus d’ambition, d’idées et de travail pour accoucher du film Les Ripoux que pour avorter de
films fœtus à la Duras et autres déliquescences placentaires où le cinéphile lacanien rejoint le
handicapé mental dans un même élan d’idolâtrie pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la
merde » (Chroniques, 19 février 1986, p. 435).

Une autre dimension, encore plus explicitement politique, donne droit à ceux qui classent cet
humoriste sur la droite de l’échiquier politique : l’attaque en règle contre l’intelligentsia de
gauche, à savoir les milieux culturels et médiatiques qui se déclarent de gauche. Tout y passe
alors, dans sa hargne contre l’hypocrisie supposée de ses gens de gauche, ses intellectuels qui
en fait mépriseraient le peuple, qui se sont trompés et aveuglés si souvent en soutenant les
pires régimes communistes. Dans L’Almanach, il offre une place de choix à ces figures pour
orner la rubrique « le con de la semaine ». Il étrille le poète Aragon « dont l'inextinguible
stalinisme en fit pouffer plus d'un dans plus d'une pissotière » (p. 18) ou le chanteur/acteur
Yves Montand : « Sa femme lui avant dit qu'il était intelligent, Yves Montand le croit et, le 19
avril 1985, au cours de l'émission "la guerre en face", il renie un quart de siècle passé à lécher
l'Étoile Rouge pour se demander tout haut si les Soviétiques seraient pas un peu cocos sur les
bords » (p. 36). « Jacques Lacan nous a quittés, trop tard sans doute par rapport à l'immensité
de conneries qu'il avait encore à dire » (Fonds de tiroir, p. 679). Ce qu’il exècre par-dessus
tout et nourrit sa hargne vengeresse c’est l’hypocrisie de l’intelligentsia de gauche, qu’elle se
désigne artistique ou intellectuelle. Et son ton est si véhément qu’il ne pouvait qu’accréditer
l’idée qu’il était dans le cas d’en face. Il dénonce donc « les journaux bon chic-bonne
gauche » (Fonds de tiroir, p. 696), et les intellos de gauche.

« Extérieurement, l’intellectuel porte une salopette avec des bretelles quand il va manger une salade au
crabe à la Coupole. À première vue, on pourrait penser que l’intellectuel s'habille ainsi pour se moquer
des ouvriers. C'est faux ; généralement, il n'a jamais vu d'ouvrier d'assez près pour savoir comment ça
s'habille. [...] Bien qu'il n'ait jamais vu d'ouvrier (il n'y en a pratiquement pas à la Coupole),
l'intellectuel écrit des choses pleines d'idées généreuses et de substantifs abscons sur la condition
ouvrière, puis il résout la crise au San Salvador dans un article pour un journal de cadres…» (Manuel
de savoir-vivre, p. 66-67).

Cette intelligentsia serait donc snob et méprisante à l’égard de ceux qu’elle prétend pourtant
défendre, d’où le retour de flamme que leur adresse Pierre Desproges :
« Les intellectuels démocrates les plus sincères [qui] n'ont souvent plus d'autre but, quand ils font
partie de la majorité élue, que d'essayer d'appartenir à une minorité. Dans les milieux dits artistiques
[…] on rencontre des brassées de démocrates militants qui préféreraient crever plutôt que d'être plus
de douze à avoir compris le dernier Godard. Et qui méprisent suprêmement le troupeau de leurs
électeurs qui se pressent aux belmonderies boulevardières » (Chroniques, p. 442-443).

La journaliste littéraire du Monde, Claude Sarraute, est victime de sa vindicte pour la même
contradiction supposée. Cette « bouffonne hystérique est tellement soucieuse de faire peuple,
qu'elle tutoie le chef des ventes de chez Fauchon en lui passant commande de ses œufs
d'esturgeons iraniens » (L’Almanach, p. 86). Dans ses Fonds de tiroir, il étrille dans l’entrée :
« snobisme », un « critique littéraire intelligentziaque parisien, nourri de Roland Barthes et
expert en lacano-durasseries, qui se pâme ces temps-ci au bar des brasseries lippoïdes où il
célèbre bruyamment les louanges du glougloutant poussif insulaire susnommé ». Il poursuit :
« À ce niveau, le snobisme est incurable. L'euthanasie constitue alors la solution la plus
raisonnable ». Et il porte l’estocade ainsi : « Pour utiliser une image poétique, nous dirons que
si l'Art était de la merde, les snobs en seraient les mouches » (p. 707). Il se moquait aussi du
pseudo courage de ces « artistes engagés qui osent critiquer Pinochet à moins de 10.000km de
Santiago » (Textes de scène, p. 576). Le dessinateur de presse Siné, qui a longtemps tenu une
rubrique dans le si provocateur Charlie Hebdo, essuie aussi les foudres de Desproges pour ses
orientations politiques gauchistes.

« Comme les imbéciles et les morts, Siné n'a jamais changé d'opinions. Il s'est figé depuis deux
décennies dans les mêmes petits clichés franchouillards de gauche où s'enlisent encore les laïcs
hystériques de l’entre-deux-guerres et les bigots soixante-huitards sclérosés que leur presbytie du
cortex pousse à croire contre vents et marées que Le Canard enchaîné est toujours un journal
anarchiste, et le gauchisme encore une impertinence » (Fonds de tiroir, p. 705).

Une posture ni gauche ni droite, nourrie d’un profond pessimisme


démocratique
En vérité, les propos de Pierre Desproges convergent pour diagnostiquer chez lui un fort
pessimisme démocratique, qui là aussi peut alimenter la croyance qu’il est résolument de
droite, tendance contre-révolutionnaire, là où nous y voyons davantage un égal rejet des
forces politiques de droite et de gauche dans le cadre d’une démocratie reposant sur la
souveraineté populaire et le suffrage universel.

Il développe un discours de scepticisme face à la démocratie qui l’ancre dans une longue
tradition, initiée dès Platon et que les contre-révolutionnaires comme Edmund Burke ont
réactualisée en leur temps. Il n’hésite pas à parler de dictature démocratique, où règne le
mauvais goût de la masse qui l’imposerait à tous, donc aussi aux minorités plus éduquées.
Platon écrivait à propos des dérives du régime démocratique, que « le maître craint et flatte
ses élèves, et les élèves se moquent de leurs maîtres, comme aussi de leurs gouverneurs. […]
C’est là qu’on voit les chevaux et les ânes, accoutumés à une allure libre et fière, heurter dans
les rues tous les passants qui ne leur cèdent point le pas ; et c’est partout de même un
débordement de liberté. »4 Car écrit encore Platon, « la démocratie devient tyrannie par
l’excès de la liberté ». Idée qui se traduit ainsi dans la prose desprogienne :

« La démocratie, c'est quand Lubitsch, Mozart, René Char, Reiser ou les batailleurs de chez Polac, ou
n'importe quoi d'autre qu'on puisse soupçonner d'intelligence, sont reportés à minuit pour que la
majorité puisse s'émerveiller dès 20h30, en rotant son fromage du soir, sur le spectacle irréel d'un béat
trentenaire figé dans un sourire définitif de figue éclatée […] D'État ou pas, la télé, c'est comme la
démocratie : c'est la dictature exercée par le plus grand nombre sur la minorité. Dommage qu'on n'ait
jamais rien trouvé de mieux que les drapeaux rouges ou les chemises noires pour en venir à bout »
(Fonds de tiroir, p. 709).

La chute finale fait écho au célèbre aphorisme de Winston Churchill définissant la démocratie
comme « le pire des régimes, à l’exception de tous les autres ». Si la démocratie pose
problème cela ne peut conduire Desproges à faire l’apologie des dictatures qui en furent les
ennemis. Il croit même aux vertus de la liberté d’expression, puisque « je ne peux
m’empêcher de me sentir solidaire de tout journaliste attaqué. Quand la presse est muselée,
c’est toujours un peu Hitler qui revient » (Fonds de tiroir, p. 689).

Il s’affiche avec constance contre la démocratie en tant que régime de la médiocrité des
« masses bêlantes ». « Mes idées sont trop originales pour susciter l'adhésion des masses
bêlantes ataviquement acquises aux promiscuités transpirantes et braillardes inhérentes à la
vulgarité du régime démocratique imposé chez nous depuis deux siècles par la canaille
régicide » (Textes de scène, « Gardez Sakharov ! », p. 582). « Quand on me demande : “Êtes-
vous démocrate ? ”, je me tâte », et de poursuivre : « Un ami royaliste me faisait récemment
remarquer que la démocratie était la pire des dictatures parce qu’elle est la dictature exercée
par le plus grand nombre sur la minorité » (Chroniques, « La Démocratie », 3 mars 1986,
p. 442). Propos qui entre en résonnance avec l’aphorisme d’Edmund Burke extrait de son
Speech in Bristol : « De mauvaises lois sont la pire sorte de tyrannie ».

D’où ses prises de position contre le vote. « La sagesse populaire, on connaît. C’est elle qui a
élu Hitler en 33 » (Chroniques, 4 avril 1986, p. 470). Il entend montrer, par une ironie
mordante, que l’utilité du vote repose sur un effet de croyance pas moins ridicule que le Père
Noël. « La naïveté grotesque des enfants fait peine à voir, surtout si l’on veut bien la comparer
à la maturité sereine qui caractérise les adultes. Par exemple, l’enfant croit au Père Noël,
l’adulte non. L’adulte ne croit pas au Père Noël. Il vote ! » (Manuel de savoir-vivre, « Les
Enfants sont des cons », p. 24). Le citoyen est rabaissé au rang de « cette médiocrité
mammifère qui court aux urnes et bronze en août, sans jamais éclore aux moindres grâces des
choses de l'esprit » (Textes de scène, p. 613). Propos qui semble rejoindre la réalité du vécu de
l’auteur, comme en témoigne son biographe, le citant lui puis sa femme Hélène : « Je ne vote
jamais. Je considère comme un devoir civique de ne pas voter, surtout quand on vous
demande de choisir entre la peste et le choléra ». « On a voté une seule fois, pour montrer à
Marie, qui avait six ans, qu'il fallait voter. Il a voté Giscard et moi Mitterrand, pour que ça
fasse nul »5.

4
Platon, République, livres VIII et IX.
5
in Marie-Ange Guillaume, Desproges, Portrait, Paris, éditions du Seuil, 2000, p. 266.
Dans le témoignage de sa femme, on voit poindre l’idée maîtresse qui animait la vision
politique de Pierre Desproges : une hostilité prononcée contre la classe politique et ce qui
serait ses palinodies et ses malhonnêtetés supposées, dupant le peuple.

« Paris est le siège du gouvernement de la France. Tous les cinq ou sept ans, une bande d'incompétents
cyniques de gauche succède à une bande d'incompétents cyniques de droite, et le peuple éperdu
d'espoir s'écrie “On a gagné” à travers les rues de Paris, sans même s'apercevoir qu'il continue de
glisser dans la merde de la Bastille à la Nation » (Dictionnaire, « Paris », p. 308).

Dans ses textes, il exècre plus particulièrement « la gauche gluante d’humanisme sirupeux »
(Textes de scène, p. 576), pour sa bonne conscience et sa posture compassionnelle qui serait
feinte, ce qu’il dénonce aussi chez les artistes et intellectuels, nous l’avons vu.

« Il y a deux sortes de personnes sur terre : les gens de droite, et les gens de gauche, qui sont gentils.
Les gens de droite ne font pas exprès. Ils sont de droite parce qu'ils n'ont pas touché du doigt la misère
humaine. En effet, il suffit de toucher du doigt le fond de la misère humaine pour devenir de gauche,
c'est automatique » (Cyclopède, p. 857).

Mais c’est bien la droite et la gauche qu’il renvoie dos à dos : « à part la droite, il n’y a rien
au monde que je méprise autant que la gauche », notamment « la droite des fumiers où la rose
est éclose » (Textes de scène, p. 576). Sa dénonciation de l’hypocrisie politique
compassionnelle touche les deux camps, vise « n’importe quel pourri de droite ou de gauche
qui se précipite à la télé chaque fois qu’un drame social lui permet de montrer son émotion à
tous les passants » (idem, p. 577), formule qui fait écho à la chansonnette enfantine où il s’agit
« de montrer son cul à tous les passants ». Dans une interview avec O. de Rincquesen, sur
Europe1, il se disait sans conscience politique partisane : « La seule conscience politique que
j’ai, c’est de tenir à ne pas en avoir – pas du tout par lâcheté – c’est parce que je n’ai jamais
pu m’apercevoir que la gauche était mieux que la droite, que les Rouges étaient mieux que les
Noirs. »

Profitant des images du premier Conseil des ministres de Cohabition, en mars 1986, qui fut
très tendu, il dénigre les politiciens ainsi rassemblés qui « se sont débattus pendant vingt ou
trente ans, au risque d'y laisser leur honneur ou leurs amours, dans le seul but d'être là un jour,
posés sur leur cul, dans du velours, sur les petits trônes instables de leurs petits pouvoirs
fragiles » (Chroniques, 24 mars 1986, p. 462). Dans un témoignage rapporté par sa biographe,
Desproges affirmait incompatible la posture d’humoriste avec les valeurs de droite telles qu’il
se les représente. « Je vomis les valeurs traditionnelles de la droite. Et je ne pense pas qu'on
puisse avoir de l'humour et être de droite : c'est fondamentalement incompatible. Avoir de
l’humour, c'est se remettre en question en permanence alors que la droite, c’est le contraire de
toute remise en question. »6

Et il affiche un identique rejet pour les postures conservatrices xénophobes que pour la
gauche compassionnelle.

6
in Marie-Ange Guillaume, Desproges, Portrait, Paris, éditions du Seuil, 2000, p. 247.
« Des SS, il en subsiste encore aujourd’hui. Il y en a plein les pavillons de banlieue. Nostalgique des
ordres noirs, affolé par tout ce qui bouge et qui n'a pas de certificat de baptême, ça voit des bandits et
des impies partout, ça vit barricadé derrière des huisseries blindées, ça cotise à la milice communale
des serreurs de fesses effarés. » (Chroniques, 10 juin 1986, p. 513)

Ce qui le conduit à affirmer avec plus de radicalité encore son rejet « viscéral » de tous les
extrémismes et du lot de certitudes et de dogmes qui en est le corollaire. « Toutes les formes
de fascisme m’ennuient. Tous les gens pratiquants m’ennuient, me font peur surtout. Les gens
qui croient, qui sont derrière un drapeau » (La Seule certitude, p. 884). « Que la vie serait
belle », s’exclame-t-il, « si tout le monde doutait de tout, si personne n’était sûr de rien. On
pourrait supprimer du dictionnaire les trois quarts des mots en “iste”, fasciste et communiste,
monarchiste et gauchiste, khomeyniste et papiste » (Fonds de tiroir, « Siné », p. 705). « Je
voue aux mêmes flammes éternelles les nazis pratiquants et les communistes orthodoxes »
(Vivons heureux, p. 162).

Conclusion : une admiration pour le général de Gaulle et un éloge de


l’éthique en politique
Il est rarissime de trouver dans les écrits de Pierre Desproges un réel satisfecit pour un homme
politique, alors qu’il n’a jamais hésité à rendre hommage à ceux qui avaient su faire naître
chez lui le respect et l’admiration (Georges Brassens, Rabelais, Pierre Doris, Jacques Higelin,
Coluche, Cavanna, Alexandre Vialatte, Jean Yanne…). Le général de Gaulle fait figure
d’exception notable. Il lui consacre une entrée élogieuse dans son Dictionnaire superflu et lui
rend hommage dans son Almanach, accompagné d’un frêle dessin qui vise à ridiculiser ses
successeurs de la Ve République.

« [Le pouvoir] il le gardera plus de dix ans. Puis s'en ira mourir à petits pas forestiers et tombera sur la
mousse à grand fracas de chêne abattu. Depuis, nous n'avons plus de grand homme, mais des petits qui
grenouillent et sautillent de droite et de gauche avec une sérénité dans l'incompétence qui force le
respect » (Dictionnaire, entrée « Gaulle (Charles de) » p. 297).

« Le général de Gaulle démissionne le 28 avril


1960. Les gluants de gauche et les pourris de
droite renaissent à l'espoir de poser leur
incompétence sur le trône enfin vacant (Voir
notre document) » (L’Almanach, p. 38).

L’exception est telle que dans son livre confession de décembre 1986, Yves Riou et Philippe
Pouchain l’interrogent sur cet hommage aussi appuyé qu’inhabituel. Sa réponse donne une clé
de lecture essentielle pour comprendre le rapport au politique de cet humoriste ni de droite ni
de gauche. Il s’affiche d’abord en cohérence avec sa posture d’abstentionniste obstiné,
affirmant n’avoir jamais voté pour De Gaulle. Puis il met en avant la vertu dont il pare le
général et qui éveille son admiration : la sincérité, car « il n’est pas sale, pas compromis »,
alors même, on l’a vu, qu’il décrie les politiciens de métier, les caricaturant en arrivistes, en
exhibitionnistes insincères, en opportunistes…

« J'en reviens à ce que je disais tout à l'heure sur les gens qui se compromettent ou qui ne se
compromettent pas, c'est un type qui ne s'est pas sali. Je ne crois pas. Il avait une idée complètement
mystique et dingue. Je n'ai jamais voté pour lui non plus. Je ne suis pas gaulliste mais je le place au
hit-parade des bons acteurs, des gens pas sales, pas compromis » (La Seule certitude, p. 892).

C’est cette éthique politique qui sert de mètre étalon au jugement politique de Desproges. Il
en vient donc à livrer un éloge flatteur, dans le même Dictionnaire superflu (p. 301) de « cet
homme de bien » que fut le pourtant socialiste Jean Jaurès, qualifié de deux adjectifs tout
aussi essentiels pour l’auteur : « intelligent et honnête ». Avec son art habituel du paradoxe
provocateur, il pointe que « malgré sa grande propreté morale, il devient député », comme si
élection et probité étaient fatalement incompatibles. Il salue son « besoin incontrôlé, instinctif
et irrépressible de justice » à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Et il le revêt de qualités morales
qui justifient ses louanges : sincérité, convictions, non carriérisme.

« À la Chambre, son éloquence, sa très grande érudition et l'émouvante sincérité de son discours social
réveillent parfois ses collègues. En 1893, il adhère au socialisme par conviction (authentique !), et
organise l'unité du parti socialiste dont il devient le chef sans intriguer » [nous soulignons].

C’est le même parti-pris qui le conduit à tresser des louanges pour « les saints laïques »,
militants exemplaires et désintéressés, fussent-ils de gauche et ouvriers, qui ont pour eux les
accents du dévouement sincère à leur cause et méritent à ce titre le respect.

« J'en connais un qui prend sur ses heures de sommeil pour aller vendre sa bible hebdomadaire par
tous les temps dans une rue bigarrée où je fais mon marché dominical. C'est un homme digne et usé.
La droiture aristocratique du militant d'élite est dans ses yeux jaloux de noblesse ouvrière. Il a les
mains craquelées des fatigueurs de fond, et les ongles oubliés des tortureurs d'outils. Souvent nous
bavardons » (Fonds de tiroir, p. 649).

Dans un esprit similaire, on trouve la volonté de saluer la sincérité de ceux de petite extraction
qui font l’effort louable de s’en sortir par le savoir, bien plus admirables que de cultivés fils
de riches.

« Pendant que vous vivotez votre vie creuse, fumiers de fainéants de gosses de riches pourris par la
servilité sans bornes de vos vieux cons de parents […] il y a des enfants de pauvres qui sont obligés
[…] de se planquer la nuit sous les couvertures avec une pile Wonder et un vieux Petit Larousse
périmé pour s'embellir l'âme et l'esprit entre deux journées d'usine, avec l'espoir au ventre de mieux
comprendre un jour pour tâcher de se sortir du trou. Ça existe, j'en connais » (Vivons heureux, p. 144-
145).

Cet humoriste ni de droite ni de gauche apparaît donc comme un moraliste. L’attitude éthique,
la droiture comportementale, l’effort pour élever l’esprit sont des vertus cardinales à ses yeux
qui l’autorisent à suspendre son dénigrement politique premier et quasi instinctif, au profit
d’un jugement qui peut aller jusqu’au laudatif, genre pourtant peu prisé de ce pamphlétaire à
la verve et la plume acérées.

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