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Chapitre 1

L’humour : entre actes politiques


et intérêts communs

Emmanuel Choquette
École de politique appliquée, Université de Sherbrooke

En dépit des travaux de plus en plus nombreux liant humour et poli-


tique, certains doutent encore du sérieux des études en la matière1.
Ce n’est pas étonnant pourrait-on croire en raison de la nature du
sujet, mais d’autres facteurs peuvent sans doute expliquer cette percep-
tion. On peut par exemple penser que le genre humoristique, souvent
associé aux arts populaires, s’avère de ce fait considéré comme une
simple distraction ou un champ artistique négligeable. Mais plus fon-
damental encore, d’autres avancent que le prisme d’analyse des phé-
nomènes politiques tend à se rétrécir, que les recherches actuelles en
science politique laissent peu de place aux objets d’étude moins clas-
siques. C’est ce qui amène Franck Leibovici et Valérie Pihet (2011 : 117)

1. On peut souligner ceux de Robert Aird, de Julie Dufort, de Catherine Côté ou


de Jérôme Cotte au Québec, ceux de Nelly Quemener en Europe, les recherches
de Aïssa Khelladi en Afrique du Nord ou encore les travaux phare en matière
d’humour et de politique de Joseph Boskin aux États-Unis pour n’en nommer
que quelques-uns.

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à prétendre qu’il faut élargir les champs de recherche : « Tout se passe


aujourd’hui comme si le politique ne pouvait plus être synonyme que
de pouvoir, dérision, désillusion, militantisme, etc. N’avons-nous pas
d’autres outils à notre disposition pour nous saisir du politique ? » Il
peut donc en résulter une difficulté parfois plus ou moins grande à
considérer l’humour comme un objet politique2. En effet, il apparaît
parfois difficile d’identifier à l’intérieur d’un propos ou d’un discours
humoristique certaines composantes propres aux objets de la science
politique, notamment les notions de pouvoir, de puissance, d’intérêts
communs, etc.3 Voilà pourtant ce qui constitue en grande partie l’élé-
ment déclencheur de la rédaction de ce document.
Partant d’exemples québécois, cet article tentera d’identifier et de sou-
ligner certaines composantes politiques se retrouvant de façon parfois
explicite, parfois implicite dans le discours humoristique. Comme on
le constate à l’intérieur de la plupart des manifestations culturelles,
la part de politique peut en effet apparaître de façon plus ou moins
évidente selon les intentions de l’auteur ou du transmetteur du mes-
sage. L’objectif premier est clair cependant, celui de faire rire. Mais
c’est bien connu, le rire comporte plusieurs fonctions. L’une d’entre
elles vise justement à calmer les esprits, à réduire les tensions. Et cette
fonction à la limite pacificatrice, ou du moins venant dédramatiser
des situations parfois délicates, possède sans contredit une dimension
politique. On conviendra en effet que la dérision représente un outil
efficace d’augmentation du niveau de tolérance des individus.

2. On peut penser entre autres à Bernard Voutat, ou à Pierre Favre qui apporte un
regard éclairant sur la place des objets de recherche dans la science politique.
3. La majorité du texte se penche sur la part de politique dans le discours des
humoristes. Cela dit, les références aux termes discours ou propos humoris-
tiques visent essentiellement à élargir le champ considéré comme appartenant
au domaine de l’humour. Ainsi, ce document inclut l’ensemble des procédés
humoristiques, notamment présent au cinéma, dans la caricature ou dans
les arts de la scène. Le critère principal étant avant tout celui de la forme
du message, c’est-à-dire humoristique. On épouse ici la position de Patrick
Charaudeau qui conçoit l’ « acte humoristique ou de discours humoristique
comme stratégie d’échange langagier faisant l’objet de diverses catégories »
(Charaudeau, 2013 : 15).

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Plaisanteries, railleries, moqueries sont reconnues dans la littérature


existante comme des formes particulières de communication qui
assurent certaines fonctions de régulation de l’ordre social, permettant
ainsi l’évacuation d’épisodes de stress, de traumatismes, de conflits ou
de tensions (Jérôme, 2010 : 90).

Toutefois, l’intention de l’auteur d’un discours humoristique n’est pas


toujours de raffermir le tissu social d’une collectivité ou de dénoncer
les excès de pouvoir d’un chef d’État ou d’un gouvernement. Tout
comme le public ne considère pas nécessairement un spectacle d’hu-
mour comme une manifestation politique, tant s’en faut. Est-ce à dire
cependant qu’en raison de la prédominance de la fonction divertis-
sante d’un discours ou d’un propos humoristique, toutes références
à une dimension politique ou à une portée politique de l’humour
soient exclues ? Bien sûr que non pourrait-on affirmer, mais en quoi
l’humour dans le sens le plus distrayant du terme peut-il être poli-
tique ? Voilà une question qui, semble-t-il, mérite que l’on s’y attarde
un peu plus.

1. Problématique
Ce document vise ainsi à mettre en exergue ces deux facettes de l’hu-
mour politique et ses principales composantes. La première, celle de
l’humour en tant qu’acte politique, intentionnel ou non, mais qui peut
constituer une manifestation politique sans équivoque. La seconde,
celle de l’humour comme recelant une ou plusieurs dimensions
politiques. Des dimensions parfois, voire souvent plus difficilement
appréciables et caractérisées par un humour dont le propos, pouvant
même être dénué de contenu politique, n’en aurait pas moins des
impacts sociaux. Des effets qui viendraient notamment participer à
la consolidation de valeurs et d’intérêts communs. Des dimensions de
l’humour politique que l’on pourrait d’une certaine façon placer sur
un continuum, lequel comporterait alors l’éventail complet des degrés
de politisation du discours humoristique. Un spectre manifestement
complexe et diversifié.

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1.1 Humour et politique


C’est une évidence, diront plusieurs, le rapport entre humour et poli-
tique ne date pas d’hier. Au rayon de la satire et de la caricature qué-
bécoises, par exemple, les historiens Robert Aird et Mira Falardeau
(2009 : 7) nous rappellent « qu’entre 1837 et 1876, une cinquantaine
de journaux humoristiques sont nés dans les seules villes de Montréal
et de Québec ». Et si l’humour politique demeure, comme tant de
manifestations sociales et culturelles, le produit de son temps, les
thèmes abordés possèdent souvent un caractère intemporel. Quand,
dans Les Temps modernes, Charlot peine à visser les boulons des pièces
qui avancent sur un convoyeur qui ne s’arrêtera jamais, ce sont bien
les excès, ou l’efficacité selon les points de vue, de la production de
masse et de la modernité que Chaplin vient souligner à grands traits.
Certains diront qu’il s’agit également du conflit entre l’individu et la
collectivité. Jusqu’à quel point doit-on mettre de côté ses aspirations
personnelles au profit de la réussite collective ? Ce sont également
des thèmes importants dans l’œuvre de l’humoriste québécois Yvon
Deschamps à la fin des années 1960 et au début des années 1970.
Dans ses monologues sur son « boss » ou sur les « unions », ce sont les
caractéristiques d’une société en pleine émergence qui sont décrites.
Si, sans sombrer dans la victimisation ou la révolte, Deschamps repré-
sente efficacement cet ouvrier sympathique, plutôt soumis au patronat
et à l’autorité et visiblement résigné à son sort, c’est bien sur tout le
contraire que veut exprimer l’humoriste :
Moi ça fait quinze ans que j’travaille à « shop », ça fait quinze ans qu’y a
pas d’union, qu’osse ça donne ? On n’a pas d’union pis ça n’empêche pas
que depuis l’année passée on a la semaine de cinquante-quatre heures.
Et puis on a notre congé à Noël « ou bedon » au Jour de l’an. Et puis
l’été, on a une semaine de vacances payées. On la prend pas toujours,
mais on l’a pareil4.

4. Transcription du monologue d’Yvon Deschamps Les unions, qu’osse ça donne ?


Le propos est rapporté dans sa forme originale incluant le respect des expres-
sions typiquement québécoises (Deschamps, 1969).

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La question qu’il pose en filigrane demeure on ne peut plus actuelle


et comporte une véritable portée politique. Comment, en dépit de ses
contraintes, de son héritage culturel, social et politique, un peuple
peut-il s’affranchir ? Et l’on peut ultimement se poser la question :
quelle place occupe l’humour dans ce processus ?

1.2 Portrait actuel de l’humour


L’humour occupe un large espace dans le paysage culturel québécois.
En effet, les spectacles humoristiques viennent en tête de la plupart
des indicateurs en matière d’offre et de consommation de spectacles.
Ainsi que le révèle un rapport de Claude Fortier (2013 : 1) de l’Obser-
vatoire de la culture et des communications du Québec, l’assistance
à des spectacles d’humour est en hausse constante et les revenus de
billetterie ont connu une augmentation de 41 % en 2012 par rapport
à 2011. Le rapport mentionne aussi que « la part des entrées aux spec-
tacles présentés en périphérie de l’île de Montréal est passée de 26 % à
38 % pour la chanson francophone et de 30 % à 48 % pour l’humour »
(Fortier, 2013 : 1). Une tendance à la hausse donc qui ne semble pas
vouloir s’essouffler comme le souligne Jean Siag (2014) du journal La
Presse : « les shows d’humour ont attiré un nombre record de 1,5 mil-
lion de spectateurs en 2013, une hausse de 15 % par rapport à 2012 ».
S’ajoute à ce portrait l’existence du festival Juste pour rire, une des
activités estivales les plus courues depuis plus de 30 ans au Québec,
et la création, il y a 25 ans, de l’École nationale de l’humour. Depuis
ses débuts, cette institution reconnue par le ministère de l’Éduca-
tion, du Loisir et du Sport du Québec a délivré un diplôme à plus de
400 humoristes et auteurs d’humour (École nationale de l’humour,
2014). Dans la province, les humoristes possèdent ainsi un véritable
statut professionnel. Il s’agit ainsi d’un métier que l’on peut apprendre
à l’école, au même titre que tant d’autres métiers et professions.
Ce portrait démontre sans aucun doute que le domaine de l’humour
ne peut être considéré comme simple objet de divertissement. Sur le
plan économique, on peut convenir du poids substantiel que repré-
sente cette industrie, parce qu’il s’agit bien d’une industrie, dans le
marché de l’offre culturelle du Québec. Plus important encore, du

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moins en ce qui nous concerne, l’omniprésence du discours humoris-


tique dans l’espace culturel québécois vient justifier que l’on s’y attarde
sur les plans social et politique. Et ce lien entre la dimension sociale
et la dimension politique de l’humour, s’il est souligné au Québec,
s’avère aussi relevé aux États-Unis comme le démontrent les récents
travaux de Rachel V. Kutz-Flamenbaum.
L’humour est fondamentalement contextuel et interactionnel. Il est un
produit culturel, lequel s’appuie sur les liens existant entre des normes
et des idées partagées. Pour qu’une blague ait du sens, les références aux
symboles culturels et aux idées doivent être partagées par l’humoriste et
son public. (Kutz-Flamenbaum, 2014 : 296, traduction libre de l’auteur).

Ce document rejoint en tout point la perspective de Kutz-Flamen-


baum. À notre avis, parce qu’il participe à la construction du contexte
social et politique d’une société, le discours humoristique mérite que
l’on s’y attarde, non seulement dans une perspective sociale, mais
également dans une perspective scientifique.

2. Considérations théoriques
Bien que l’humour (politique ou non) ne soit pas nécessairement au
centre des préoccupations ou des enjeux de recherche en science poli-
tique, on peut tout de même souligner des éléments théoriques pou-
vant s’y appliquer en totalité ou en partie. Si certains auteurs abordent
directement le sujet, d’autres en traitent indirectement ou soulignent
des notions conceptuelles transposables au procédé humoristique et
à ses répercussions. De fait, l’analyse des phénomènes politiques nous
amène à élargir les champs à considérer en tant qu’objets d’étude. On
parlera ici de la part du politique dans l’analyse du discours humo-
ristique. Et c’est ici que se complexifie la tâche.

2.1 Humour et action politique


Mais peut-on vraiment considérer un discours humoristique comme
étant un acte politique ? Avant de répondre à cette question, il importe

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de définir ce que l’on entend par action politique. Partant de la défi-


nition de Myron Weiner relevée par Dominique Baillet, on peut de
prime abord associer l’action politique à la participation politique :
toute action volontaire, réussie ou non, organisée ou non, épisodique
ou continue, employant des moyens légitimes ou illégitimes, visant
à influencer les choix des politiques, l’administration des affaires
publiques ou le choix des leaders politiques à tout niveau du gouverne-
ment local ou national (Baillet, 2005 : 188).

Évidemment, cette définition se rapporte davantage à une concep-


tion disons plus classique de l’action politique. Mais, on peut penser
qu’à travers son discours, l’humoriste comme le poète ou le chan-
teur engagé vise à susciter la réflexion, le débat et ultimement le
changement politique. Et sans prétendre que l’humour peut consti-
tuer l’élément déclencheur d’une révolution ou de profonds bou-
leversements au sein d’une société, il peut incarner à tout le moins
l’expression d’une résistance. C’est aussi ce que constate María
Dolores Vivero García (2013 : 12) dans son texte portant sur le rôle
de l’humour dans la littérature française et espagnole en précisant
que « [l]’humour apparaît dans les deux contextes littéraires comme
une arme redoutable au service de l’écriture engagée ». Et cet acte
tantôt de contestation, tantôt de dénonciation, bien que mis en
forme à travers un procédé humoristique, n’en demeure pas moins
un acte politique. Cela peut être intentionnel ou accidentel, et à la
limite, ce ne sera pas nous ou les humoristes eux-mêmes qui pour-
ront en juger. Ce sera le public et plus largement la société en fonc-
tion de la portée des mots ou des gestes et le chemin qu’ils auront
parcouru dans son histoire. Il est vrai que, comme l’affirme Étienne
Brown (2011), toute action politique doit être remise en contexte.
C’est d’ailleurs en grande partie la considération de ces éléments
contextuels qui permet d’en apprécier de façon plus juste les effets.
L’analyse de l’action devra donc être menée dans une perspective
« contextualiste » : il s’agira bien entendu de cerner les motifs réels de
l’action politique, mais ces motifs ne devront jamais être envisagés
comme complètement indépendants des croyances sociales et histo-
riques qui modèlent l’identité et le comportement des acteurs. (Brown,
2011 : 35)

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Dans cette citation, on relève deux éléments fondamentaux se retrou-


vant au cœur de tout acte politique. Le premier, l’action posée doit
avoir des velléités politiques, c’est-à-dire qu’elle est d’abord motivée
par une volonté de provoquer un changement ou a minima une
réflexion sur la dynamique politique en place. Mais à ce moment,
on demeure au stade intentionnel. Le second élément réside dans la
dimension contextuelle. Ainsi, la volonté d’agir politiquement prend
un sens concret dans la mesure où l’on peut témoigner de l’implication
d’un individu dans un contexte politique précis. Cette implication
prend alors la forme d’un militantisme véritable considérant, comme
on le précise un peu plus haut, qu’un discours humoristique peut
avoir comme principal objectif de contribuer à un mouvement et un
changement politiques. De ce fait, on considérera l’humour politique
comme un acte militant en fonction de la présence d’un des deux cri-
tères également soulignés par Baillet (2005 : 188) citant Daniel Gaxie :
« « l’activité politique », c’est-à-dire l’exercice du pouvoir au sein d’un
groupement politique, et « l’activité politiquement orientée » qui vise
à influencer l’activité du gouvernement ». Évidemment, peu d’humo-
ristes exercent un pouvoir au sein « d’un groupement politique ». Mais
un discours politique peut certainement comporter des orientations
politiques claires.
On comprend donc que c’est avant tout l’intentionnalité de l’acteur
doublée d’une action manifeste, ne serait-ce que la prise de parole, qui
prédomine dans l’acte politique identifiable dans le discours humoris-
tique. Dans cette perspective, la preuve irréfutable d’un changement
politique causé par cette action est secondaire. D’autant que les élé-
ments contextuels rendent souvent difficile l’identification de liens
de causalité sans équivoque. Voilà, selon certains, ce qui distingue
clairement l’humour politique des autres types d’humour. Mais il y a
l’humour à teneur politique et l’humour qui, même en l’absence d’un
propos politique, comporte une ou plusieurs dimensions politiques.

2.2 Humour et pouvoir


Le concept de pouvoir, par exemple, objet d’analyse central de la
science politique s’il en est un, s’avère certainement présent dans

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l’analyse des rapports entre l’humour et la politique. L’humour ou


l’humoriste ont-ils du pouvoir ? En guise de première réponse, l’hu-
moriste Fred Dubé relativise la capacité de l’humour à provoquer
le changement : « Je ne me dis jamais, je vais changer le monde. Je
me dis tout le temps je participe à un mouvement qui me dépasse
et je mets ma goutte d’eau pour faire déborder le vase » (Ici Radio-
Canada Première, 2014a). Et pour certains, il convient d’accorder un
réel pouvoir à l’humour, ne serait-ce qu’en matière de persuasion, à
travers la publicité, par exemple : « L’humour est utilisé tous les jours.
Mais il possède également une capacité de persuasion très efficace.
D’où le fait qu’un grand nombre de publicités en audiovisuel (surtout
à la télévision) et multimédia utilisent l’humour comme véhicule de
transmission » (Fuentes Luque, 2011 : 388, traduction libre de l’au-
teur). Bien sûr, le pouvoir politique de l’humour est parfois évoqué
sans détour dans la littérature et l’on peut y accorder un poids relatif
ou une signification particulière. C’est notamment le cas de Jérôme
Cotte (2012) qui, citant François L’Yvonnet, estime que le pouvoir
contestataire de l’humour s’efface progressivement au profit d’une
relation complémentaire entre les humoristes et la classe politique.
Bref, l’humoriste contemporain ne prendrait plus le risque de s’opposer
intégralement au pouvoir, choisissant plutôt la critique encadrée qui,
en fin de compte, profite à ce qu’il semble dénoncer. Son engagement
n’est ni marqué par une intensité affective, ni par une critique vive des
pouvoirs en place. Ce que les humoristes désirent avant de déranger,
c’est, selon François L’Yvonnet, une place au soleil à côté des grands de
ce monde (Cotte, 2012 : 14).

Presque à l’opposé, Frédérick Gagnon et Julie Dufort (2012 : 68) pré-


tendent que l’humour présent dans certains dessins animés satiriques
américains tels que South Park, American Dad ou The Simpsons repré-
sente des lieux efficaces de contestation et de remise en question du
pouvoir politique.
De toute évidence, que ce soit parce qu’on la considère prégnante
ou en voie d’extinction dans le discours humoristique, la fonction
de contestation du pouvoir en place qu’occupe l’humour s’avère un
élément récurent dans la littérature. On comprend alors que, par asso-
ciation, l’individu ou le groupe d’individus responsables de livrer un

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discours humoristique possède un certain pouvoir. Ce pouvoir n’est


pas forcément ni exclusivement politique, mais il est bien réel. On
peut le concevoir tantôt comme une volonté de changer les choses par
l’humour, tantôt comme un élément diffus et aux contours plus ou
moins définis. À titre d’exemple, lorsque dans les années 1990 l’hu-
moriste Jean-Marc Parent présente son émission hebdomadaire à la
télévision, plusieurs milliers de personnes (une cote d’écoute de plus
d’un million et demi) acquiescent à la demande de l’animateur et font
« flasher » les lumières de leurs résidences. Des entreprises emboîtent
le pas, et des municipalités feront même clignoter les réverbères de
certaines artères en signe d’adhésion au « mouvement social » créé
par Parent. Les répercussions politiques d’un tel geste ne sont pas évi-
dentes c’est certain, mais force est d’admettre que l’humoriste possède
bel et bien du pouvoir, lequel est reconnu et accepté par une masse
critique d’individus prêts à répondre favorablement aux demandes
de l’humoriste, même celle à première vue absurde, faut-il l’admettre,
de faire « flasher » ses lumières !
Cette conception plus ou moins saisissable de la portée du pouvoir
de l’humour correspond davantage à une définition postmoderne du
pouvoir politique. En effet, elle réfère à une interprétation élargie du
concept incluant les dimensions d’influences et de transformations
sociales et culturelles parfois subtiles, comme le précise Christian
Ghasarian :
Les théories postmodernes remettent en cause les notions de sujet, de
vérité, de rationalité, de système, c’est-à-dire les fondations et les cer-
titudes des théories modernes. […] En critiquant l’idée qu’une raison
universelle opère de façon identique en chaque individu, les théories
postmodernes véhiculent une sensibilité pluraliste qui a longtemps
fait défaut en sciences sociales. Elles mettent l’accent sur l’existence
d’une variété de rationalités construites (et non pas données) dans des
contextes culturels et historiques spécifiques. (Ghasarian, 1998 : 567)

D’un point de vue postmoderne, on peut concevoir le pouvoir poli-


tique comme un objet à géométrie variable. D’une part, plusieurs
facteurs viennent en relativiser la portée et les effets. D’autre part,
ces multiples éléments d’influence, bien que difficiles à identifier,
doivent être considérés afin d’obtenir un portrait plus près de la

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réalité. L’élément contextuel est de ce point de vue un incontour-


nable pouvant engendrer des répercussions externes et internes sur
le pouvoir de l’humour politique ou de l’humoriste tout simplement.
Dans le cas d’un spectacle d’humour, par exemple, on peut présumer
qu’il s’agit d’une certaine façon d’un partage de pouvoir. De fait, si
l’humoriste a le pouvoir de faire rire un auditoire et de le faire réfléchir
sur un sujet donné, c’est le public qui décidera si le message portera
et, ultimement, si l’humoriste pourra offrir d’autres spectacles. Cette
« perspective interactionniste » (Delwit, 2013 : 33) du pouvoir est éga-
lement soulignée dans les travaux de Cristine Larkin (2011), laquelle
met en lumière la présence d’un partage ou d’un échange de bonne foi
entre l’émetteur du discours humoristique et les récepteurs (le public).
L’ambigüité est plutôt fréquente, même dans une communication de
« bonne foi » […]. Toutefois, le processus de désambiguïsation devrait, et
c’est généralement le cas, prendre place immédiatement et, idéalement,
au moment où l’énoncé est transmis par l’orateur et reçu par l’auditeur.
Cependant, de nombreuses, voire la majorité des blagues, sont justement
faites dans l’intention d’entretenir cette ambiguïté. Dans la mesure où
l’orateur et l’auditeur partagent le même mode de communication, ce
dernier, connaissant les « règles du jeu », est non seulement prêt à perce-
voir le second degré d’une blague, mais il est même disposé à le chercher
(Larkin, 2011 : 13, traduction libre de l’auteur).

Dans cette optique, l’humoriste bénéficie d’un pouvoir d’attribution


en quelque sorte. Il s’agit pour ainsi dire d’un contrat ou d’une entente
tacite entre l’humoriste et le public. Et c’est ce dernier qui, en der-
nier lieu, décidera s’il accorde ou non sa confiance à l’émetteur du
discours, s’il accepte et adhère au propos de l’humoriste. Cette pers-
pective n’est pas sans rappeler un autre concept central de la science
politique, celui du contrat social.

2.3 Humour et contrat social


À n’en point douter et comme démontré un peu plus haut, l’humour
représente une des formes de culture populaire la plus consommée
au Québec. On peut facilement en déduire que si le genre occupe une
place de choix dans le paysage culturel de la province, c’est que les

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Québécois se reconnaissent, sont touchés ou sont interpellés par les


propos véhiculés par les humoristes. Ainsi, l’humour fédère, parti-
cipe même pour certains à l’instauration de valeurs collectives. Mais
pour d’autres, l’humour permet également d’identifier les tabous ou
les sujets plus délicats venant souligner les « travers » d’une société
ou d’un système politique. Ces deux perspectives plaçant l’humour
comme témoin du « vivre-ensemble » et révélatrices de certains élé-
ments polarisants d’une société sont d’ailleurs soulevées par Joseph
Boskin (1990) dans son article portant sur les discours humoristiques
aux États-Unis.
Une telle pensée laisse entendre que les États-Unis constituent une de
ces rares sociétés dans laquelle l’éloquence et l’expérience de l’humour
sont un sous-produit axiomatique d’une dévotion à la liberté, aussi éle-
vant qu’exigeant. […] Comme on peut le constater dans la pratique de
la démocratie, l’idiome humoristique s’avère souvent en contradiction
avec les principes qui le caractérise. Une étude portant sur l’humour
politique américain — c’est-à-dire l’humour dont les liens dépassent
le cadre de la blague et de la plaisanterie pour mettre l’accent sur sa
relation avec la structure du pouvoir et sur les processus décisionnels
— révèle des limitations précises ainsi qu’un certain nombre de tabous
(Boskin, 1990 : 474, traduction libre de l’auteur).

Il en va certainement de même pour le Québec où certains sujets


chauds ou délicats peuvent demeurer difficiles à aborder ou susciter
un malaise, voire un fractionnement dans la population. On peut
notamment penser aux questions entourant la langue, les accommo-
dements raisonnables ou même les problématiques liées aux idéologies
politiques. Le cas de la crise étudiante de 2012 en constitue d’ailleurs
un vibrant exemple5. Toutes ces questions ont pour dénominateur
commun la négociation du « vivre-ensemble » ou la consolidation de
contrat social. Et leur traitement par l’humour politique contribue fort

5. Cette période nommée le « printemps érable » bien qu’elle émerge du débat


entourant les frais de scolarité dans les universités québécoises a pris des
allures de débat de société mettant de l’avant les clivages idéologiques, entre
la droite et la gauche en particulier, existant au sein de la population. Plusieurs
ont d’ailleurs estimé que, pour une rare fois depuis des décennies, l’élection
provinciale de 2012 a été davantage monopolisée par les questions d’axes
politiques gauche/droite que par la question nationale.

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probablement soit à tempérer le climat social ou à exacerber les ten-


sions. On peut croire en effet que le discours humoristique, à l’instar
de toute autre forme de manifestation culturelle, ne fait pas toujours
l’unanimité. Cela doit être encore plus évident quand le propos recèle
des positions politiques et idéologiques claires et tranchées.

3. Question et hypothèse
Ce document vise donc à rendre compte de cette interaction ou, de
façon encore plus précise, des dynamiques politiques présentes dans
l’humour. Au final, cette réflexion tourne autour d’une question cen-
trale : quelles dimensions politiques6 sont identifiables dans le discours
humoristique ? On compte ainsi aborder les différents liens entre la
politique et l’humour à travers deux axes (hypothèses), lesquels se
recoupent inévitablement. Le premier vise à considérer l’humour
comme un acte intentionnellement et résolument politique. Dans
cette optique, le propos humoristique possède un objectif clair, celui
de provoquer des changements ou des transformations au sein de
la vie politique d’une collectivité. L’humour apparaît ici comme le
principal véhicule des idées politiques de son auteur. La forme est
secondaire, c’est le message qui importe. À première vue, ce type d’hu-
mour politique apparaît moins présent. Le second axe, sans doute plus
récurent à l’intérieur des manifestations publiques, considère la poli-
tique présente dans le discours humoristique presque par essence. On
épousera alors des perspectives plus larges des phénomènes politiques.
En d’autres termes, le caractère rassembleur de l’humour contribue à
pacifier nos rapports, à concilier nos différences. Du coup, l’humour
politique contribuerait à établir des repères identitaires.

6. Par dimension politique, on entend les références à des éléments politiques


ou à des composantes politiques. L’usage du terme « dimension » réfère donc
à une conception élargie des objets de recherche. Cela permet de considérer
des aspects plus larges des phénomènes politiques, souvent présents dans une
perspective plus sociale de la science politique.

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52 Humour et politique!: de la connivence à la désillusion

4. Considérations méthodologiques
Comme précédemment évoqué, ce document se veut d’abord une
réflexion sur les principales composantes politiques présentes dans
le discours humoristique. Mais, il présente tout de même une lecture
rigoureuse des propos tenus par une douzaine d’humoristes québé-
cois à travers des extraits de leurs spectacles ou d’entrevues qu’ils
ont accordées (voir tableau 1). Il importe toutefois de préciser que
ces exemples ont été choisis de façon sélective. Ainsi, nous n’avons
pris en considération que les humoristes ou les groupes d’humour
québécois souvent reconnus pour leurs positions engagées, pour leurs
propos à teneur politique ou dont le discours, même ponctuel, porte
clairement sur des questions politiques. La période sélectionnée pour
l’analyse débute en 2001 pour se terminer en 2014. Bien sûr, 2001 est
une année marquante dans l’histoire de la politique et de la géopo-
litique contemporaine, mais le choix de cette période s’est précisé
également en raison des nombreux questionnements entourant notre
rapport collectif à la différence, à la religion, qui a suivi les attentats de
septembre 2001. Cette époque représente, selon certains, une étape de
redéfinition du « vivre-ensemble »7. Il est de fait fort probable que les
discours humoristiques aient été influencés par ces événements. Par
ailleurs, les femmes étant sous-représentées dans le milieu de l’hu-
mour, elles forment également une minorité dans le présent corpus.
Nous n’en comptons que deux plus précisément.
Les cas relatés constituent tout de même un échantillon intéressant
pouvant être représentatif des faits observés. L’observation documen-
taire et l’analyse de discours sont les méthodes de cueillettes de l’in-
formation privilégiées pour ce travail. Le croisement de ces outils de
recherche permet en effet d’identifier et d’opérationnaliser les princi-
paux concepts présents à l’intérieur des diverses citations recueillies.

7. Les travaux du théologien Fadi Daou soulèvent précisément cette probléma-


tique (Daou, 2011 : 89-99).

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Chapitre 1 L’humour!: entre actes politiques et intérêts communs 53

TABLEAU 1 CORPUS D’HUMORISTES


OU DE GROUPES D’HUMORISTES CONSIDÉRÉS

HUMORISTES TYPES D’EXTRAIT (PAR ANNÉE DE PRÉSENTATION)


OU GROUPES D’HUMORISTES
Lise Dion Spectacle (2001)
Les Zapartistes Spectacle (2005)
Rachid Badouri Spectacle (2005)
Sugar Sammy Spectacle (2009)
Guy Nantel Spectacle (2009-2011)
Adib Alkhalidey Spectacle (2011)
Emmanuel Bilodeau Spectacle (2011)
Nabila Ben Youssef Spectacle (2011), reportage radiophonique (2014)
Daniel Thibault Spectacle et entrevues télévisées (2012)
Coalition des humoristes Spectacle et entrevues télévisées (2012)
indignés (CHI)
Mario Jean Entrevues télévisées (2012) et entrevues radiophoniques (2014)
Christian Vanasse Reportage radiophonique (2014)
Fred Dubé Reportage radiophonique (2014)

Ultimement, cette analyse adopte une perspective sociologique des


phénomènes politiques. C’est-à-dire qu’elle accorde une grande place
à la dimension collective de la politique, notamment à travers ses
fonctions unificatrices et conciliatrices. S’inscrivant résolument dans
le courant des Cultural Studies, les réflexions présentées dans ce docu-
ment partent de l’idée que les effets de certaines variables, quoique
difficilement mesurables, doivent tout de même être pris en compte.
C’est le cas par exemple de l’oralité, de certains facteurs contextuels
ou des facteurs intentionnels d’une action ou d’une prise de position8.

8. Dans leur article, Cultural studies’ stories. La domestication d’une pensée


sauvage ?, Neveu et Mattelart (1996 : 11-58) font état des défis, notamment

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54 Humour et politique!: de la connivence à la désillusion

5. Dimensions politiques du discours humoristique


Bien que cette section fasse à nouveau mention de certains éléments
présents dans la littérature scientifique, le recours à ce que disent les
acteurs de l’humour constitue une ressource essentielle. Le principal
objectif de cette analyse est donc d’identifier ces éléments théoriques
précédemment soulignés dans les manifestations concrètes, c’est-à-
dire observés empiriquement dans les discours humoristiques.

5.1 Humour en tant qu’acte politique


Les exemples de discours humoristique que l’on pourrait qualifier
d’acte politique sont sans doute les plus difficiles à identifier de façon
claire. Si la portée politique d’un propos peut être évidente, son carac-
tère intentionnel demeure plus ardu à démontrer. Comme mentionné
un peu plus haut, ce sont les motivations clairement exprimées par un
acteur qui permettent d’associer de façon non équivoque une action,
un discours humoristique dans le cas présent, à une volonté d’agir
politiquement. Une question s’impose alors : l’auteur du message où
la personne en charge de le livrer avait-elle l’intention de provoquer
un changement ou une réflexion politique ou la priorité était-elle, plus
simplement, de faire rire ?
Quelques exemples d’humoristes québécois semblent porteurs de
réponses à cette interrogation. Celui du groupe Les Zapartistes appa-
raît un incontournable en matière de discours humoristique pou-
vant être considéré comme un acte politique. En effet, si l’humour
est omniprésent dans le propos des membres du groupe, la volonté
de soumettre des positions et des réflexions politiques est mise de
l’avant. Dès leur création au début des années 2000 et durant plu-
sieurs années après, Les Zapartistes commencent leur spectacle en
récitant un manifeste. Voici un extrait du manifeste indépendantiste
du groupe prononcé durant la fête de la St-Jean en 2005 :

scientifique que représente la considération des facteurs socioculturels dans


l’analyse des phénomènes sociaux.

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Chapitre 1 L’humour!: entre actes politiques et intérêts communs 55

Les Zapartistes sont indépendantistes parce que nous croyons à l’auto-


détermination des peuples, parce que la démocratie est le pouvoir par
le peuple, et que les Québécois forment un peuple. […] Les Zapartistes
sont indépendantistes parce qu’on ne viendra pas nous faire accroire que
ce qui s’est passé sur les plaines d’Abraham n’était rien qu’une anecdote.
Quand il y a deux cours d’histoire différents qui se donnent à travers
un pays, c’est parce qu’il y en a deux pays. […] Parce que la prospérité
économique, la relative liberté et l’absence de torture ne diminuent en
rien le fait que nous existons toujours sous une tutelle paternaliste qui
a des conséquences sociales, économiques et psychologiques dont nous
pouvons à peine soupçonner l’ampleur et dont nous ressentons vivement
le besoin de nous libérer (Voir, 2005).

La question nationale et identitaire au Québec s’avère également


un thème important du premier numéro d’humour du comédien
Emmanuel Bilodeau présenté en 2011 lors du Festival Juste pour rire
à Montréal. En effet, son discours, déclamé à la manière de René
Lévesque, prend clairement position en faveur de l’indépendance du
Québec.
Les Québécois de toutes origines méritent beaucoup mieux pour eux-
mêmes et pour leurs enfants. Ils méritent, si je peux me permettre, des
dirigeants inspirants, intègres, dans un pays où ils se sentent tous chez
eux. Une nation essentiellement francophone, mais accueillante, forte et
fière de sa diversité, qui soit un modèle de prospérité économique, social
et environnemental. Un pays et une culture qui ne seront plus jamais
inquiets de leur survivance, mature, normale, qui nous appartiennent
pour vrai, y compris ses richesses naturelles, et dans lequel on va décider
nous-mêmes de notre avenir. C’est rien de révolutionnaire, c’est juste
normal. Tous les peuples le font, pourquoi pas nous ? (Bilodeau, 2011).

Dans ces deux cas, les prises de position politique sont manifestes.
Les thèmes que l’on compte aborder sont soumis sans ambages et les
opinions sont clairement exprimées. La forme humoristique est ici au
service du fond. Le genre dépasse le discours humoristique, il devient
discours politique, à la limite du militantisme. Ainsi donc, la volonté
des Zapartistes n’est pas seulement de faire réfléchir, mais aussi d’agir
dans un sens précis. Dans cette perspective, l’humour militant prend
tout son sens. On peut penser que le discours d’Emmanuel Bilodeau
va précisément dans la même direction. Ce désir de prendre position

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56 Humour et politique!: de la connivence à la désillusion

s’est aussi clairement exprimé durant le conflit des étudiants nommé


« le printemps érable » au Québec. Les Zapartistes ont ainsi appuyé les
revendications étudiantes, notamment en participant à une manifes-
tation « soulignant la fin de la tournée de mobilisation de la Coalition
large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante » en août
2012 (Bouchard, 2012). Plusieurs humoristes ont aussi mis à profit
leur talent de comique pour intervenir dans ce débat dont François
Bellefeuille, François Massicote, Geneviève Gagnon, Emmanuel Bilo-
deau et Daniel Lemire (Clément, 2012). Durant une entrevue accordée
à ICI Radio-Canada Télé en 2012, l’humoriste Mario Jean justifiait
d’ailleurs sa participation à la Coalition des humoristes indignés (la
CHI) en se définissant lui-même comme un humoriste engagé :
Oui, je le suis [un humoriste engagé] ! Je l’ai toujours été dans mes spec-
tacles. J’ai toujours eu des numéros politiques. […] Je me suis toujours
positionné, j’ai toujours véhiculé certaines idées dans mes gags […]. Je
ne suis pas toujours identifié à toutes les causes. J’essaie de m’impliquer
le plus possible. J’essaie de faire des bonnes causes, des levées de fonds
[…]. Politiquement, je le fais à travers mes spectacles beaucoup […]. Je
ne me suis jamais gêné de dire mon opinion politique à la télé et tout
ça. Mais, on me l’a rarement demandé dans le fond (ICI Radio-Canada,
2012).

La direction de cet engagement peut prendre plusieurs trajectoires.


Dans le cas de la CHI, par exemple, il semble que l’indignation prenne
plusieurs formes, en fonction des opinions des humoristes partici-
pants. À titre d’exemple, Mario Jean s’est affiché clairement en faveur
de la hausse, alors que l’instigateur de l’événement, Daniel Thibault,
s’y est dit plutôt opposé (ICI Radio-Canada, 2012). Ce dernier souligne
cependant que « là où ça converge, c’est vraiment sur la gouvernance,
le rapport entre le pouvoir et l’argent. […] Y’ a un rapport malsain
entre le pouvoir et l’argent et ça c’est dénoncé » (ICI Radio-Canada,
2012). Bien qu’il s’agisse d’un événement exceptionnel et que les
motifs de participation derrière cet événement ne font visiblement
pas l’unanimité, ces prestations des humoristes confirment l’existence
au Québec d’un humour politiquement engagé. Cette soirée entre hors
de tout doute dans la catégorie des actes politiques.

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Chapitre 1 L’humour!: entre actes politiques et intérêts communs 57

C’est cependant moins évident pour un autre humoriste du Québec,


Guy Nantel, qui en dépit de la teneur politique de ses spectacles, n’a
pas nécessairement l’intention de se positionner sur l’échiquier poli-
tique, notamment sur l’axe gauche-droite. De son propre aveu, son
objectif est avant tout de susciter la réflexion et de mettre le public en
face de ses contradictions.
Avec ses prises de position, l’humoriste fait réfléchir, dénonce et met en
évidence les contradictions de notre société en s’attaquant aux travers
humains. Seul dans son créneau, son côté caustique et sarcastique donne
un style singulier à cet humoriste populaire. Scandales politiques, finan-
ciers, conspiration, collusion, corruption ; il dénonce, propose et s’in-
terroge (Nantel, 2014a).

De fait, l’humour de Guy Nantel apparaît moins militant, en termes


de direction idéologique en particulier, mais il n’en exprime pas moins
une volonté politique claire. À l’instar de ceux des Zapartistes et de
Bilodeau, son discours humoristique vise à provoquer l’action, voire
une prise en charge citoyenne de l’arène politique. D’ailleurs, c’est en
ces termes qu’il terminait l’un de ces spectacles au titre évocateur,
« La Réforme Nantel » :
On se défoule sur la tête des politiciens, mais pendant ce temps-là, on
ne fait rien pour faire avancer la société. Bien la « Réforme Nantel », c’est
ça l’idée. Tsé, c’est sûr qu’y’ a ben des « jokes » dans ce show-là, mais si
tout le monde décidait d’entreprendre sa propre réflexion personnelle,
j’te garantis qu’on deviendrait pas mal plus mature comme peuple pis
que les politiciens arrêteraient de gagner leurs élections sur des formules
creuses pis insignifiantes hein ? Fa que y’ est temps qu’on se réveille,
parce qui si l’enfer c’est les autres, oubliez pas que le paradis commence
bien souvent par nous autres. Alors, commençons tout de suite, pour
qu’enfin un jour on soit fier de dire que chez nous, on compose vraiment
une société distincte (Nantel, 2011b).

À l’évidence, la forme et le fond se rapprochent fortement du discours


politique et son message vise, selon toute vraisemblance, à responsa-
biliser la population.

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58 Humour et politique!: de la connivence à la désillusion

5.2 Humour en tant que vecteur d’intérêts communs


Durant une autre entrevue accordée à ICI Radio-Canada Première,
l’humoriste Mario Jean répondait en ces termes à une question de
l’animatrice portant sur la volonté de donner un sens social et poli-
tique à l’humour :
[…] C’est mon but. En fait, je prends l’humour comme un miroir. Moi
j’essaie d’être un miroir pour le monde. Je prends un gros miroir, je le
mets sur scène, je dis aux gens, regardez qui on n’est, regardez com-
ment on est en 2014, là rendue à cette date-ci qui on est. Puis, j’essaie de
trouver chez les gens tout ce qu’on fait inconsciemment qu’on ne prend
pas conscience, que ce soit dans l’actualité, dans la politique dans nos
valeurs de tous les jours, etc. Et j’essaie de leur remettre ça en pleine
face, puis là que les gens fassent : C’est bien trop vrai, je suis comme ça
(ICI Radio-Canada, 2014b).

Ce cours extrait d’entrevue résume de façon éloquente tout le para-


doxe auquel l’humoriste et la société sont confrontés. D’un côté, on
retrouve le discours humoristique, souvent imprégné de perspectives
personnelles. Il faut reconnaître que la plupart des spectacles d’hu-
mour sont en fait des « one man shows » ou des « one women shows »,
donc présenté par une seule personne. Il faut également souligner
que les préoccupations soumises puisent souvent dans l’expérience
de vie de l’humoriste. En ce sens, il s’agit vraisemblablement d’une
réalité individuelle. Mais c’est pourtant dans le partage et la mise en
commun de cette expérience que résonne un discours collectif. C’est
sans doute pour cette raison que Mario Jean termine sa réflexion
ainsi : « je suis comme ça ». Si chaque individu se reconnaît ainsi de
façon personnelle dans le récit de l’humoriste, on peut croire qu’on
apprécie également le fait que les autres personnes présentes au spec-
tacle s’y retrouvent sensiblement de la même manière. L’individu est
conforté, rassuré, il n’est pas seul à ressentir ce qu’il ressent, à voir
ce qu’il voit, à vivre ce qu’il vit. L’humour constitue alors de toute
évidence un reflet social, mais également un repère collectif. Il par-
ticipe certainement à la construction du « vivre-ensemble ». Et cette
image de l’humoriste « miroir de la société » est également soulevée
par Christian Vanasse alors qu’il participait à une table ronde sur

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Chapitre 1 L’humour!: entre actes politiques et intérêts communs 59

l’humour et la politique : « C’est vrai qu’on n’a pas le projet de société


emballant qu’on avait à l’époque […]. Mais l’humoriste reste pour
moi, peu importe ses positions, on va refléter la société dans laquelle
on est. Puis si c’est fragmenté, ben […] c’est parce que la société l’est
autant » (ICI Radio-Canada Première, 2014a).
Dans son propos, Vanasse met donc en lumière des enjeux souvent au
centre des préoccupations sociales et politiques, à savoir la fragmenta-
tion des identités et ce que certains appellent la montée de l’individua-
lisme. À ce propos, l’humoriste Guy Nantel traite directement de la
conciliation des différences et de l’importance des intérêts communs
en affirmant, à la fin de son spectacle intitulé « La Réforme Nantel » :
« Je rêve d’un monde où aucun bonheur individuel n’est possible sans
que l’on agisse vraiment dans l’intérêt de la collectivité » (Nantel,
2011b). On pourrait attribuer ce discours à une posture plutôt rous-
seauiste du contrat social, c’est-à-dire considérant la prédominance
d’un certain nombre d’intérêts collectifs sur les intérêts individuels :
« C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme
le lien social ; et s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les
intérêts s’accordent, nulle société ne saurait exister. » (Rousseau, 1762)
Il semble que l’on retrouve l’esprit du discours de Nantel dans cette
courte citation de Rousseau.
C’est sans contredit l’une des dimensions politiques les plus présentes
dans le discours humoristique. L’humour, comme toute manifestation
culturelle, possède une fonction fédératrice, c’est-à-dire qu’il constitue
d’une certaine façon le vecteur et le conciliateur de nos différences.
D’une part, les thèmes qui sont abordés demeurent souvent universels.
C’est bien connu, les relations hommes-femmes, l’amitié, la différence
entre les individus, les travers de la société ou les dérives des personna-
lités publiques issues de tous les domaines constituent autant de sujets
présents dans la collectivité et exploités par le comique. D’autre part,
la loupe ainsi dirigée sur les multiples traits distinctifs d’une société
vient forcément concilier les différences, du moins elle contribue à
une réflexion sur l’altérité comme le précise Nelly Quemener (2013).
L’autodérision s’impose alors comme le ferment du groupe ; elle recouvre
un contrat implicite passé avec le spectateur, savoir rire de soi, comme

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60 Humour et politique!: de la connivence à la désillusion

savoir rire des autres. Elle est une manière de mobiliser les membres
du public autour d’une performance collective au sein de laquelle s’ex-
priment les différences (Quemener, 2013 : 76).

Et cette réflexion sur les différences est bien présente dans les discours
humoristiques au Québec, en ce qui concerne l’intégration ethnique
tout particulièrement. En effet, certains humoristes prennent plaisir
à mettre en lumière les clichés reliés aux minorités culturelles. On
constate également une certaine propension à cibler les communautés
arabes. C’est d’ailleurs en ces mots que l’humoriste Rachid Badouri,
donnant dans l’autodérision, ouvrait son premier numéro au Gala
Juste pour rire à Montréal en 2005.
Bonsoir, mon nom est Rachid Badouri, je suis un Québécois d’origine
arabe… Ça vous casse un gala ça ! Vous serez surpris des stéréotypes et
des clichés qu’on entend lorsqu’on est un Arabe. Ça passe de « les Arabes
tous des terroristes », « les Arabes tous des voilés on dirait des ninjas ».
Incroyables clichés, après clichés, après clichés. J’en parlais dernièrement
à mes 13 femmes, elles n’en revenaient pas (Badouri, 2005) !

Ajoutons que le contexte post 11 septembre 2001 vient en partie justi-


fier les références constantes à la communauté arabe en l’associant à la
sécurité et au terrorisme. De fait, plusieurs soulignent la stigmatisation
dont ont été victimes les arabo-musulmans aux États-Unis durant les
années qui ont suivi les attentats. Certains tracent même des parallèles
entre le racisme subi pendant des décennies par les Afro-Américains
et les préjugés désormais entretenus à l’égard des arabo-musulmans.
Les Arabes sont les nouveaux « nègres » d’Amérique, écrit l’anthropo-
logue Lanita Jacobs-Huey (2006). Dans son article intitulé The Arab
is the new nigger, elle fait état des nombreuses blagues racontées par
les humoristes afro-américains, notamment Frantz Cassius, au sujet
des préjugés dont sont victimes les Arabes aux États-Unis. Une forme
de retournement du stigmate en quelque sorte :
There’s one good thing that came from the terrorist attacks. For a good
while, the police left Black people alone. [Recently] the police stopped me.
I had some weed in my hand and some cocaine in the trunk. They asked
me if I’d seen anything out of the ordinary. I told them (puffs an imaginary

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Chapitre 1 L’humour!: entre actes politiques et intérêts communs 61

blunt), “I just saw two Arabs walking down the street, and they looked
suspicious. You may want to go check ‘em out’ (Jacobs-Huey, 2006 : 60).

Au Québec, l’humoriste Sugar Sammy a également exploité cet


aspect. En faisant aussi référence à ses origines ethniques, il ironise
sur les inquiétudes que peuvent soulever deux individus à l’allure
moyen-orientale se trouvant dans le même avion. « Une fois que l’avion
décolle, je cherche l’autre Arabe dans l’avion et je lui fais signe » (Juste
pour rire, 2009). Mais au-delà des préjugés raciaux encore présents
dans ces discours humoristiques, on peut tout de même présumer
que ce genre d’humour contribue à diminuer les tensions et vient, à
la limite, rassurer certains individus dans un contexte marqué par
l’insécurité. Cette faculté que possède le discours humoristique de
tourner en dérision la crainte de l’autre et cette peur parfois ampli-
fiée du terrorisme après les attentats de 2001 est ainsi manifestée par
Adib Alkhalidey dans sa prestation au Gala Juste pour rire de 2011
à Montréal :
Je me présente, je m’appelle Adib Alkhalidey, je suis d’origine à moitié
marocaine, moitié irakienne. […] Irakien j’en parle toujours en 2e parce
qu’au début je veux que les gens m’aiment ! J’ai rencontré une fille et
quand je lui ai dit que j’étais à moitié irakien, et je ne « niaise » pas,
elle a fait « irhhh » ! Une chance que je lui ai pas dit que j’étais à moitié
irakien à moitié afghan parce qu’elle m’aurait vomi dessus ! Comme si
j’allais égorger des bébés dalmatiens devant une classe de maternelle !

L’humour devient donc non seulement un outil d’autodérision, mais il


incite directement et indirectement le public à mettre de côté les pré-
jugés, à faire preuve d’ouverture et de tolérance. Dans cette optique,
le discours humoristique a certes une vocation conciliatrice, mais
aussi une vocation d’intégration. En outre, il peut s’éloigner du ter-
rain culturel et ethnique pour traiter de discrimination au sens large,
envers les femmes par exemple ou les personnes handicapées9. Dans
ce cas, l’humour se rapporte à une vision plus idéaliste du contrat

9. On peut penser notamment au fameux numéro de l’humoriste québécois


Jean-Marc Parent dans les années 1980 alors qu’il personnifie une personne
atteinte de paralysie cérébrale.

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62 Humour et politique!: de la connivence à la désillusion

social, et plus largement du politique, en se voulant plus transcen-


dant et unificateur des différentes fractions culturelles et sociales.
D’ailleurs, ce discours humoristique que l’on dit plus accessible est
souvent qualifié de rectitude politique. C’est que, ultimement, c’est
le public qui décide s’il suivra l’humoriste ou non dans sa démarche.
Et qui dit contrat social, dit entente réciproque. En d’autres termes, si
l’humoriste a le pouvoir de rire des travers ou des particularités de la
société, c’est le public qui lui accorde ce pouvoir. D’une certaine façon,
on lui donne le droit de rire de nous ! Dans certains cas, l’exercice est
audacieux, mais il réussit à atteindre la cible, non sans soulever son lot
de contestation. Par exemple, les questions linguistiques et identitaires
demeurent des sujets sensibles au Québec. L’humoriste Sugar Sammy
l’a bien compris et se permet quelques blagues sur le sujet :
Y’ a deux sortes de Québécois pour moi, les Québécois qui sont édu-
qués, cultivés, bien élevés, puis t’as ceux qui ont voté oui ! (en référence
au référendum sur la souveraineté du Québec de 1995) […] Mon pays
c’est le meilleur, mon pays c’est le meilleur ! Non, ton pays c’est pas le
meilleur, ton pays c’est une fatalité géographique, t’as absolument rien
choisi (Juste pour rire, 2009).

On le comprend, l’humour comporte des aspects plus controversés, ne


serait-ce que parce que les sujets abordés s’avèrent davantage polari-
sants. C’est aussi le cas des questions identitaires ou religieuses, deux
sujets éminemment délicats. Par exemple, un numéro de l’humoriste
Lise Dion arrivant sur scène vêtue d’une burka a suscité plusieurs
réactions. Au-delà de l’image, plutôt saisissante au lendemain des
attentats de septembre 2001, son discours humoristique vise selon
toute vraisemblance à dénoncer certains excès de l’intégration reli-
gieuse : « Des traditions, des traditions. On en a au Québec aussi des
traditions ! […] Nous autres on ne t’oblige pas à marcher en raquettes
et en ceinture fléchée ! » (Dion, 2001). Dans le même ordre d’idées,
dans un extrait de spectacle portant sur la laïcité, l’humoriste Nabila
Ben Youssef ironise sur les problèmes liés aux accommodements rai-
sonnables et au port de signes religieux, notamment dans la com-
munauté musulmane : « Puis en même temps, on n’arrête pas de dire
aux immigrants, il faut vous intégrer, il faut vous adapter. Comment

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Chapitre 1 L’humour!: entre actes politiques et intérêts communs 63

voulez-vous qu’ils s’adaptent ? Si on les laisse vivre exactement comme


là d’où ils viennent ? Lapidez-moi si je me trompe ! » (Ben Youssef,
2013a). Parlant du voile islamique, l’humoriste d’origine tunisienne
reconnaît cependant qu’il s’agit là d’un « sujet délicat […], ça cache
bien des malaises » (Ben Youssef, 2013b). Ces propos de Nabila Ben
Youssef concordent avec ceux précédemment cités de Joseph Boskin
au sujet de certains tabous. Nul doute que les questions ethniques et
religieuses représentent des terrains glissants, voire explosifs. D’ail-
leurs, aussi invitée à une table ronde traitant de l’humour politique,
Nabila Ben Youssef affirme être victime d’intimidation et de menace :
« Moi, j’ai quelques blagues dans mon spectacle qui peuvent m’ap-
porter une fatwa carrément. Je suis très consciente, en montant sur
scène à chaque fois, au moment où je vais la dire [la blague], je peux
être abattue en ce moment-là » (ICI Radio-Canada Première, 2014a).
Ainsi, on ne peut nier que l’idée du « vivre-ensemble » et les questions
entourant l’établissement ou la négociation du contrat social sont des
thèmes récurrents dans le discours humoristique. Et les humoristes
qui en parlent, bien que pas nécessairement reconnus comme donnant
surtout dans l’humour politique, viennent forcément ajouter au débat.
Si cette réflexion risque tantôt de réduire les tensions, tantôt de les
exacerber, elle participe néanmoins à la construction de ce qui nous
divise et de ce qui nous unit.

***

Bien qu’il s’agisse somme toute d’un document de réflexion, cette


brève analyse permet tout de même de présenter quelques obser-
vations pouvant faire office de résultats. Premièrement, on ne peut
douter du caractère politique de plusieurs discours humoristiques. À
vrai dire, on peut affirmer hors de tout doute que la politique continue
d’être un sujet de prédilection en humour. Cette affirmation relève
presque de l’évidence, mais les quelques faits soulevés dans ce texte
permettent d’établir de façon formelle ce constat. Deuxièmement, si
l’on se penche de façon plus précise sur nos hypothèses initiales, il
semble également possible d’arriver à certaines conclusions.

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64 Humour et politique!: de la connivence à la désillusion

Concernant la première hypothèse, voulant que l’on puisse considérer


certains discours humoristiques comme de véritables actes politiques,
il semble que les nuances présentées en début d’article doivent occuper
un large espace. En effet, si la volonté de soumettre des points de vue
et de provoquer une réflexion politique est présente dans bien des
cas, le caractère militant et engagé de l’humour demeure un phéno-
mène moins évident à identifier. C’est qu’il est difficile, à moins que
ce soit énoncé clairement, d’affirmer hors de tout doute que l’inten-
tion ou la volonté de l’humoriste ou de l’auteur du message humo-
ristique est de prendre une position idéologique ou militante claire.
C’est d’autant plus complexe que les motifs d’une implication dans
une manifestation politique peuvent diverger, rendant ainsi presque
impossible la tâche d’apprécier de façon concrète le sens à donner à
un acte politique. Le cas de la CHI représente un bon exemple en la
matière. En revanche, les références à des problématiques ou à des
enjeux politiques sont nombreuses. On peut donc convenir que le
discours humoristique volontairement politisé s’avère bien présent,
dans le paysage culturel québécois du moins.
En outre, les répercussions d’un discours humoristique sont tout aussi
difficiles à évaluer et il faudrait sans doute effectuer des études de
réception afin d’obtenir des réponses plus substantielles à ce propos.
Ajoutons enfin que l’époque favorise l’émergence d’un type de dis-
cours humoristique particulier dont la portée ne peut être appréciée
qu’en fonction d’un certain nombre de facteurs et d’influences contex-
tuels.
Par ailleurs, il est vrai que les questions entourant le « vivre-ensemble »,
les rapports à l’identité et aux intérêts collectifs sont des thèmes for-
tement présents dans le discours humoristique, du moins dans les
exemples présentés dans cette analyse. On peut donc confirmer la
seconde hypothèse. De fait, les exemples traités dans ce chapitre
témoignent de l’efficacité de la dérision pour diminuer les tensions
sociales. Les multiples références à la religion ou à la peur de l’étranger
(envers la communauté arabe tout particulièrement) après les atten-
tats de septembre 2001 contribuent fort probablement à calmer les
esprits. Convenons toutefois que l’inverse est également pensable et

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Chapitre 1 L’humour!: entre actes politiques et intérêts communs 65

que l’humour peut aussi être polarisant et contribuer d’une certaine


façon à fragiliser le tissu social. Certains diraient que le discours,
même le plus provocateur, s’il permet d’établir un débat aura toujours
une utilité. C’est possible. Mais un propos à caractère raciste ou dis-
criminatoire, même dissimulé dans le procédé humoristique, demeure
un discours raciste ou discriminatoire. Cela dit, aucun des exemples
présentés dans ce texte ne correspond à notre avis à cette catégorie.
Ainsi donc, les dimensions politiques présentes dans le discours
humoristique sont de plusieurs ordres. On peut en effet retrouver
certaines caractéristiques propres au pouvoir, mais on peut considérer
ce pouvoir comme un objet plus ou moins saisissable. Les cas pré-
sents dans ce document témoignent peu de la fonction contestataire
du pouvoir de l’humour, mais on peut penser qu’un échantillon plus
large et plus ciblé pourrait apporter des exemples pertinents en la
matière. Par ailleurs, le pouvoir s’avère souvent partagé entre l’hu-
moriste et son public. Cette relation établie « de bonne foi » concorde
avec une conception postmoderniste du pouvoir. En d’autres mots,
l’évaluation du pouvoir de l’humoriste demeure relative et dépend
en grande partie de facteurs pouvant fluctuer dans le temps et dans
l’espace. C’est le cas du contexte en particulier. Ainsi, il est pensable
que le contexte post septembre 2001 ait favorisé l’émergence d’un
humour à caractère socioculturel. On peut aussi croire que le public
tend particulièrement l’oreille aux questions entourant la religion ou
l’intégration des immigrants. Les blagues à ce sujet risquent donc
d’avoir une portée plus directe que celles touchant à des sujets moins
préoccupants d’un point de vue collectif. Plusieurs extraits présentés
dans cette étude vont en ce sens. Enfin, l’importance de susciter la
réflexion a été maintes fois soulignée à travers ce document. Cette
observation rejoint aussi le point de vue d’Amaury Grimand (2009 :
170) qui résume ainsi de façon éloquente la dimension transcen-
dante du discours humoristique : « La culture populaire, en effet, a
fréquemment parodié les conceptions dominantes de la société et de
l’organisation contemporaines. Elle contribue ainsi à en développer
des lectures alternatives, tout en mettant en débat les pratiques orga-
nisationnelles. »

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