Vous êtes sur la page 1sur 86

Université de Toulouse le Mirail, UFR Lettres, Philosophie, Musique – Département de

Philosophie.

DES POLITIQUES DES LANGUES


A LA LANGUE COMME POLITIQUE
Exemple de la langue française

Mémoire présenté par Mlle CAIRE Elina,


pour l’obtention du master 1 de philosophie
Parcours « Philosophie, Rationalités et Savoirs »
Sous la direction de M. SIBERTIN-BLANC Guillaume
Assesseur: M. BAROT Emmanuel

Toulouse, septembre, 2011

1
« Je vous l'ai dit: des armes et des mots, c'est pareil. Ça tue pareil »

Léo FERRE, « Le Chien », 1969


in l'album Amour Anarchie (1970)

2
Introduction

Celui que l'on ne veut pas connaître comme être politique, on commence par ne pas le voir
comme porteur des signes de la politicité, par ne pas comprendre ce qu'il dit, par ne pas
entendre que c'est un discours qui sort de sa bouche 1

Il semble que la question politique de la langue ne soit pas un détail mais soit au
contraire essentielle à la politique. La langue est, d'une certaine manière, un des médias de
l'action politique. A propos de l'idéologie, nous pouvons décliner un premier lien évident : la
politique passe par le langage (dans les mots d'ordre, les décrets, les lois, la démocratie, le
langage est l'essence du débat). La seconde évidence est qu'il y a :
des politiques linguistiques, et des mouvements politiques dont les revendications sont
partiellement et parfois principalement, linguistiques. Il y a donc une politique de la langue
nationale, comme il y a une politique des dialectes et des langues régionales 2

Inversement, le langage phénomène social par excellence, est immédiatement pris dans des
rapports de force qui, en dernière instance, relèvent de la politique :
étudier les langues […] dans leur inscription socio-historique comme phénomènes de
violence et de résistance, d'aliénation et de libération, dans leur travail, dans le travail matériel
des forces productives et des rapports de production, leur fonctionnement dans l'imaginaire
social 3

Le concept de « politique » qui sillonnera cette étude sera entendu ici, tantôt au
féminin, comme l'organisation et l'exercice du pouvoir, la gestion des affaires publiques ou
encore l'art de diriger l’État et de gouverner, cette politique reposant sur la distribution
hiérarchique des places et des fonctions dans la société ; mais, plus souvent, le politique
comprendra l'ensemble des domaines des institutions, ou encore, l'agir qui consiste à articuler
la « multiplicité » au sein de la société. La politique qui relève de la première définition – que
Rancière appelle « police »4 - est celle qui, sur des lieux de révélation de conflits, de dissensus
politique – cette fois, dans le second sens de la définition – impose le mot d'ordre :
« Circulez ! il n'y a rien à voir. » Le concept de politique est alors ce pendule qui oscille entre
un geste qui camoufle les inégalités sociales, et celui qui les révèle, entre la gestion du conflit,
l'illusion pacifiée, et quelque chose d'éminemment – et de manière ouvertement assumée –

1 RANCIERE, Jacques, Aux bords du politique, Gallimard (Folio Essais), Paris, 2007, p.243
2 LECERCLE, Jean-Jacques, Une philosophie marxiste du langage, PUF (collection « Actuel Marx
Confrontation »), Paris, 2004, p.171
3 BEBEL-GISLER, Dany, La langue créole, force jugulée, L'Harmattan, Paris, 1976, p.44
4 RANCIERE, p.112

3
conflictuel.
le litige politique est celui qui fait exister la politique en la séparant de la police qui
constamment la fait disparaître, soit en la niant purement et simplement, soit en identifiant sa
logique à la sienne propre.5

Cette seconde définition du politique se rapproche aussi de celle de C. Schmitt 6 : bien que les
définitions du politique des deux auteurs soient très éloignées, elles prennent toutes les deux
en compte le caractère conflictuel de la réalité sociopolitique dans laquelle s'inscrivent leurs
discours mutuels. Dans la perspective rancièreienne, la conflictualité découle –
potentiellement et non nécessairement – de l'écart, voire des distorsions qui existent entre
« l'égalité supposée » et « les inégalités de fait », alors que, pour Schmitt, la guerre – forme
paroxystique du conflit – est pour lui coextensive du politique, que le conflit est véritablement
le critère du politique. Sans entrer dans une définition aussi binaire et rigide que propose
Schmitt (capacité à distinguer l'ami de l'ennemi – public), nous pouvons néanmoins souligner
la dimension agonistique – du conflit – qui définit le politique. La définition du politique est
en effet un plan superposable à celui de la conflictualité.
Parler du politique et non de la politique, c'est indiquer qu'on parle des principes de la loi, du
pouvoir et de la communauté, et non de la cuisine gouvernementale […] Dans l'un et l'autre
cas, le nœud de la question politique se trouve ramené au point d'articulation entre les
pratiques du commandement et les formes de vie qui sont posées comme leur fondement. 7

Il nous faut également, en soulignant la puissance idéologique des mots, souligner que
l'égalité affirmée est une apparence qui n'est là que pour masquer la réalité de l'inégalité. Les
énoncés qui constituent la loi peuvent être interprétés comme syllogismes, comme des points
nodaux de cette illusion en tant qu'ils présentent une représentation falsifiante de la réalité
sociale : les mots constituent dans ce cas cette pâte qui colmate les accrocs, les « écarts », les
brèches, bref, tout ce qui tente d'échapper à l'image de la communauté pacifiée. Quant aux
effets de la parole publique, ils révèlent, eux aussi, les inégalités : toutes les paroles ne sont
pas « visibles », « audibles ».
Celui qui par principe dit que l'autre n'entendra pas, qu'il n'y a pas de langage commun, perd le
fondement pour se reconnaître à lui-même des droits. En revanche, celui qui fait comme si
l'autre pouvait toujours entendre son discours augmente sa propre puissance et pas simplement
sur le plan du discours 8

Si, en tant que l'on est considéré dans la société comme « être politique », s'exprimer et
surtout se faire entendre dans la sphère publique est le premier signe d'une égalité, on

5 Id., p.241
6 SCHMITT, Carl, La notion du politique. Théorie du partisan, Flammarion (Champs classiques), Paris, 2009
7 RANCIERE, pp.13-14
8 Id., p.92

4
comprendra aisément le désarroi, le désemparement des sujets – individuels et collectifs – qui
se font confisquer leur langue ou que l'on méprise, laquelle n'est plus « visible », entendue
dans l'espace public car elle en est exclue.
Il nous est alors apparu essentiel, pour penser les relations qu'il existe entre langage et
politique, de nous doter d'outils théoriques plus adéquats que ceux que proposent les sciences
dominantes : en effet, on ne pourra que regretter dans une revue de vulgarisation scientifique
traitant des « origines des langues » le caractère réduit et dérisoire de l'évocation allusive, à
l'intitulé presque ironique, du rapport entre langue et société, « Et si le langage avait une
racine sociale ? »9.
Nous emploierons donc, dans cette étude, indifféremment « langue » - formations
linguistiques sujettes aux variations – et langage – du point de vue de la totalité, c'est-à-dire
comme praxis – car ces deux concepts ne connaissent pas de différence essentielle, dans la
perspective dans laquelle nous nous placerons pour cette étude : en insistant plus
particulièrement sur la manière dont les champs de force et de pouvoir traversent le langage/la
langue voire se jouent entre les langues, nous considérerons de manière générale la langue eu
égard à son usage effectif. De plus, par cet emploi non différencié (langue/langage), se
manifeste immédiatement l'opération d'un déplacement quant à l'étude de la langue – qui se
distinguera notamment de l'étude « scientifique » propre des linguistes ou de celle de la
« philosophie dominante ». De même, la distinction/contradiction entre le langage – relevant
de la linguistique « formelle » - et la parole – que l'on considère comme informelle, sujette
aux variations individuelles – n'a pas lieu d'être non plus : la parole ne se découvre que dans
un contexte social.
Il n'y a évidemment aucune raison de considérer que l'approche de la parole soit, par nature
moins scientifique que celle de la langue […] il n'y a qu'une linguistique, que l'on peut pour
souligner mieux les choses baptiser si l'on veut linguistique sociale, ou si l'on préfère, que la
sociolinguistique est toute la linguistique 10

Le constat de rapports nombreux et complexes voire paradoxaux que peuvent


entretenir les acteurs politiques vis-à-vis d'une langue nous mène à formuler quelques
problématiques. Ainsi, si un pouvoir souhaite « muséifier », enfermer et protéger en figeant
une langue, le caractère conflictuel et politique des rapports que cette langue entretient avec
ses locuteurs, avec les autres langues et les autres locuteurs se trouve ipso facto occulté.
L'attitude qui consiste à sauvegarder une langue, par exemple, en vue de conserver une
9 « Et si le langage avait une racine sociale ? », Les Cahiers de Science et Vie, Éditions Mondadori France,
N°118 Août-Septembre 2010, Paris.
10 CALVET, Louis-Jean, La guerre des langues, Hachette Littérature (collection « Pluriel »), Paris, 1999, p.150

5
certaine diversité n'a-t-elle pas un versant précisément relevant de l'idéologie conservatrice ?
Par ailleurs, lorsque l'on défend une culture et une langue minoritaire, d'autres problèmes se
posent : les organisations politiques, les luttes qui défendent une langue et/ou une culture
minoritaire11 sont, dans nos sociétés où la modernité est censée avoir triomphé des
« particularismes »12, souvent perçues comme réactionnaires. De fait, les arguments n'y sont
pas toujours très clairs et les luttes de libération nationale ne sont elles-mêmes pas toutes
révolutionnaires.
D'où les interrogations, lorsque l'on est amené à parler une langue, mais qui
s'appliquent également à un travail de recherche : « pour qui? », « pourquoi s'exprimer? »,
mais aussi « comment s'exprimer ? Dans quelle(s) langage(s)? ».

De quel(s) ordre(s) sont les rapports qu'entretiennent la langue et le politique ? Dans


quelle mesure le langage est-il le révélateur et, dans le même temps, le produit d'une société
ou d'une situation géopolitique, sociale et/ou économique ? Comment les mots, les phrases,
les formes grammaticales et les tournures syntaxiques, bref, tous les matériaux du langage, ce
qui le construit, constituent des armes dans les rapports de force sociaux et politiques, armes
ambivalentes, qui peuvent servir à tous, en droit. La question serait alors de se demander :
dans quelles conditions une langue ou un usage de la langue peut servir ou desservir tel ou tel
parti, mais aussi, et dans le même temps, comment le langage agit, comment on le fait agir,
comment les différentes langues interagissent entre elles ? Nous tenterons de déceler les
articulations et interpénétrations complexes et le fonctionnement paradoxal qu'entretiennent la
politique et la langue, rapports qui se situent sur une « palette » relativement large et dont les
pôles – en apparence opposés, antagonistes – seraient ceux d'une politique linguistique
planifiée et gérée par un État sur un territoire donné d'un côté, une réappropriation de la
langue – pour l'ériger en argument pour revendiquer une indépendance, constituer une
identité, un commun – un usage plus ou moins subversif de la langue, de l'autre.

11 « culture minoritaire » entendue comme une culture dépréciée, dominée et donc dévalorisée par une culture
dominante – notamment par les discours idéologiques et politiques ou les savoirs que cette dernière peut
produire. Il ne s'agit donc pas forcément d'un groupe social minoritaire mais davantage d'une culture
« minorée » par les institutions privilégiant une culture dominante.
12 Idée très présente en France où l'esprit de la Révolution, et, plus tard, celui de la République, triompheront
grâce à une politique d'homogénéisation de la langue, de la culture, des idées politiques, mise en place en vue
de l'instauration d'un pouvoir fort et unifié. Héritière d'une certaine compréhension de « l'universalisme »
comme critère de modernité politique, l'organisation politique alors élue en France est une de celles qui
stigmatisent systématiquement les particularismes.

6
Dans la perspective d'une étude des rapports entre la/le politique et la langue, le point
de vue sociolinguistique paraît le plus pertinent : elle donne lieu à un regard sur la langue qui
prend en compte la société des locuteurs en question. Ainsi, de même qu'on ne peut
appréhender la langue en dehors des rapports sociaux et politiques, il apparaît que « les
rapports linguistiques viennent doubler (et renforcer) ces rapports sociaux »13, ces premiers
permettant alors, à leur tour, d'éclairer ou de révéler ces derniers, ou, tout au moins,
d'indiquer, d'attirer l'attention sur telle ou telle situation politique, sociale : le langage
constitue, d'une certaine manière, un angle d'approche des rapports sociaux et politiques. Ce
point de vue, ce cadre épistémologique fera l'objet d'un développement détaillé dans lequel
seront exposées les raisons d'être de ce dernier dans une telle étude et, a fortiori, les lacunes
que peuvent connaître d'autres dispositifs épistémologiques pour traiter un tel sujet. Les
études épistémologiques des langues – et les présupposés idéologiques qui les sous-tendent –
attireront effectivement notre attention au cours de notre analyse. Il sera pour nous, dans le
travail qui suit, question d'établir l'ébauche d'une méthode susceptible de pouvoir prendre en
compte la langue dans toutes ses dimensions, de « réconcilier » langue, parole et littérature.
Les différents rapports que peuvent entretenir les politiques et la langue, le langage et
la politique, seront déclinées en trois grands points qui constituent aussi trois plans d'analyse
sur lesquels la méthode préalablement profilée s'appliquera. Autrement dit, ces grands axes
nodaux d'articulation entre la langue et le politique n'ont pas l'ambition de faire état, de
manière exhaustive, de tous les cas particuliers mais indiqueront des pistes de lecture et de
réflexion, des champs d'application de cette méthode. Le premier de ces plans présentés sera
celui de l'idéologie : comment une langue véhicule-t-elle, plus ou moins explicitement, un
parti pris, qui est souvent celui de l'idéologie dominante, dans un contexte socio-politique ?
Cette analyse permettra d'acter la « plasticité du langage », ou comment l'on peut faire dire
aux mots ce que l'on veut, mais aussi comment la langue elle-même est, matérialise une
idéologie, incarne un pouvoir, un parti pris, en donnant notamment l'exemple de la place de la
langue dans les entreprises colonialistes.
Ainsi, en tenant compte du caractère matériel du langage, nous pouvons énumérer
plusieurs problématiques qui se placent, tantôt du côté de l'Etat-nation, du pouvoir qui utilise
les langues pour s'imposer ou imposer une unité, une homogénéité sur un territoire donné,
tantôt la place que peuvent tenir les langues dans des revendications d'indépendances, dans

13 CALVET, Louis-Jean, Linguistique et Colonialisme, Éditions Payot & Rivages (Petite Bibliothèque Payot),
Paris, 2002, p.108

7
des mouvements de « libération nationale » : quel est le statut de la langue dans l'oppression
coloniale et néo-coloniale ? et, d'autre part, quel rôle faut-il lui réserver dans la lutte de
libération nationale ? l'interrogation porte aussi sur les modalités d'articulation de ces deux
points de vue qui ne s'opposent peut-être pas sur tous les points aussi radicalement. Le second
plan est donc celui de la place de la langue dans la constitution d'une nation, tant au point de
vue de l'imaginaire collectif et du processus collectif d'identification, que du point de vue du
pouvoir et donc de la planification linguistique, ou encore dans les luttes de libération
nationale ; et surtout comment ces points de vue s'articulent de manière plus ou moins
complexe et paradoxale suivant les situations – nous nous appesantirons sur le cas particulier
du Pays Basque qui concentre de nombreuses contradictions, des rapports divers et
paradoxaux. Enfin, le troisième rapport possible entre la langue et le politique qui sera exposé
est celui qui s'élabore, se construit à travers une écriture littéraire – nous nous intéresserons ici
plus particulièrement à la littérature impliquant des langues et/ou des communautés mineures,
littérature qui se pose en inadéquation avec l'idéologie et la littérature dominantes et qui
donne à voir, de ce fait, des relations tout à fait particulières, complexes et originales entre le
langage et le politique. En effet, la littérature est donc un des plans sur lesquels peuvent se
manifester, s'exprimer le conflit social et les luttes politiques : le choix de la langue – plus ou
moins « imposé » par une situation linguistico-politique et historique – et les pratiques de
« minorations » de la langue majeure sont, ainsi que nous pourrons l'analyser, les aspects
majeurs qui font d'une littérature le plan, le lieu, et l'enjeu d'un conflit.

8
Pour une « philosophie marxiste du langage »14
Avant toute chose, il semble nécessaire d'expliciter le cadre épistémologique dans
lequel s'inscrit cette étude. En effet, le point de vue évoqué ici divergera, méthodologiquement
et donc théoriquement d'avec ceux de nombreux linguistes tels que Chomsky qui, dans ses
écrits théoriques, dénie à la langue son caractère social : le nœud central est donc pour nous
de partir du social et non du linguistique. En adoptant ce parti pris épistémologique, des
auteurs tels que L.-J. Calvet ou J.-J. Lecercle se consacrent à un examen critique des études et
théories qui s'en rapprochent – notamment les études marxistes – et dont ils héritent : partant
de la nécessité de « considérer l'histoire de la superstructure linguistique (non pas la langue,
mais l'organisation linguistique sociale) comme une histoire particulière de la lutte des
classes15 »16, ils soulèvent en premier lieu le caractère inopérant de la théorie linguistique de
Staline – qui fut longtemps la seule marxiste 17. Calvet souligne également dans la préface de
Linguistique et Colonialisme la nécessité pour comprendre la langue dans toutes ses
dimensions, mais aussi, rétroactivement, les situations sociales et politiques dans laquelle
celle-ci évolue. Il tente d'articuler précisément langue et société, langue et politique, qui sont
pour lui indissociables.

Critique de la linguistique

L'étude des langues a pu (nous verrons précisément de quelle manière plus loin), par
sa vision des communautés linguistiques et de leurs rapports, être justifiée dans des

14 La « philosophie » dont il est question ici se fonde sur la définition althusserienne selon laquelle la
philosophie n'a pas d'objet, elle procède par catégories plutôt que par concepts et sa fonction est d'intervenir
dans une conjoncture scientifique – un état des rapports entre la science et l'idéologie – pour tracer des lignes
de démarcation. Une thèse philosophique « juste » est celle qui permet l'ajustement à la conjoncture, qui en
dernière instance est toujours la conjoncture de la lutte des classes.
15 Prenant le parti de la résolution du conflit linguistique, l'expérience de l'Espéranto comme tentative d'une
langue neutre, quasi-universelle favorisant le pacifisme s'avère être un échec en tant que sa pratique est plus
que minoritaire.
16 CALVET, Louis-Jean, Linguistique et Colonialisme, p.90
17 Pour Staline, ainsi qu'il l'expose dans Le marxisme et les problèmes de linguistique, la langue n'est pas un fait
de classe (contrairement à la culture qui elle, peut être bourgeoise ou prolétarienne) : instrument servant (à)
toutes les classes, elle était la même pour tous, donnant pour preuve le fait que, malgré le changement de
régime et de toute la superstructure, il n'y a eu aucun changement entre le russe tsariste et le russe socialiste,
laissant ainsi apparaître, dans ce discours même sur la langue, des fins de défense politique. N'est-il pas
étrange de se dire, dans une perspective marxiste, qu'une seule et même langue peut exprimer deux
idéologies, deux aspirations contradictoires ? Au contraire, pour Calvet – et Deleuze le rejoindra sur ce point
– la langue n'est pas pour tous la même et ne sert pas à tous de la même manière puisqu'elle sera pour certains
un moyen d'oppression.

9
entreprises coloniales. La « colonisation » est pour Calvet un prisme, un paradigme pertinent
pour critiquer la science linguistique – ses postulats et ses pratiques – occidentale 18. En effet,
l'appréhension des diverses langues – et même la linguistique en tant que discipline – ont été,
en France notamment, sous-tendues par une tradition idéologique et politique de péjoration
systématique – consciente ou inconsciente – de la langue de l'autre, autrement dit, par l'esprit
colonialiste et le racisme avec lequel il va de pair. Si la linguistique a une place mineure au
sein des problèmes que soulève la colonisation, elle peut néanmoins préparer en amont une
entreprise coloniale et en aval, justifier des « études de terrain » – et c'est un procédé qu'elle
utilise fréquemment – en faisant passer ou en analysant le culturel, l'historique comme une
« nature ». L'idéologie coloniale possède des « armes », la linguistique en est une. Calvet va
jusqu'à affirmer, non sans cynisme :
la linguistique a été, jusqu'à l'aube de notre siècle, une manière de nier la langue des autres
peuples, cette négation, avec d'autres, constituant le fondement idéologique de notre
'supériorité', de la 'supériorité' de l'Occident chrétien sur les peuples exotiques que nous allions
asservir joyeusement 19

Déjà, au XVIII° siècle, et l'on trouve cette démarche chez Rousseau comme chez
Condillac, l'étude des langues part du présupposé que toutes les langues ont une origine
commune, lesquelles ne se seraient complexifiées que plus tard et au fur et à mesure des
usages, à mesure que « la pensée s'affine » et que les sociétés « évoluent » - idem pour
l'écriture : que penser alors des sociétés sans écritures ? Rousseau, dans son Essai sur
l'origine des langues, considère déjà la parole comme étant avant tout sociale : elle arrive –
avec le mouvement, le geste – en réponse au fait de chercher un moyen, dans les sens, de
pouvoir agir sur autrui – les autres sens, l'ouïe, l'odorat et la vue, étant des organes
essentiellement passifs du langage. Le langage est le propre de l'homme en ce que le moteur
de son émergence n'est pas constitué par les besoins de ce dernier mais par ses passions :
ce n'est ni la faim, ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère qui leur ont arraché les
premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s'en nourrir sans parler

18 Dans la préface de son ouvrage Linguistique et Colonialisme (1974) écrite en 2001, Louis-Jean Calvet
expose les écueils théoriques et pratiques qui se posent lorsque l'on parle de la langue, de sa propre langue,
mais aussi et surtout de la langue des autres et des liens – que nous qualifierons de rapports de force –
qu'entretiennent les langues entre elles. Il effectue en effet un retour réflexif sur cet écrit en décrivant
l'impact qu'a produit ce dernier dans la conjoncture des années soixante-dix, années durant lesquelles les
mouvements minoritaires en France mais aussi à l'étranger, ou dans les « ex-colonies » françaises sont
apparues sur le devant de la scène politique: E.T.A. (« Euskadi Ta Askatasuna », littéralement « Pays-Basque
et Liberté »), F.L.B. (« Front de Libération de la Bretagne »), soulèvements de masse à Madagascar (avec
pour message sur de nombreuses bannières: « Français, langue d'esclave »)... Le fait est qu'il est prisonnier de
l'effet de ses concepts, de la place de ses derniers et de sa pensée dans la conjoncture: on le considère alors
comme porte-voix de la critique de – et de la lutte contre – la « glottophagie ».
19 CALVET, Louis-Jean, Linguistique et Colonialisme, p.21

10
[…] mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser une agression injuste la nature dicte
des accents, des cris, des plaintes 20

C'est donc à partir du moment où l'on a à faire, à l'autre, avec l'autre, que le langage naît, en
même temps que l'organisation politique21, et c'est un peu dans ce sens, selon cette hypothèse
de l'origine du langage que la pensée marxiste appréhendera ce dernier.
Cette hypothèse se couple chez Rousseau du postulat d'une hiérarchie – qui suit une
répartition géographique, climatique – entre les différentes langues – et donc entre les
hommes, il distingue les « langues méridionales » des « langues du nord » : « A la longue,
tous les hommes deviennent semblables, mais l'ordre de leur progrès est différent »22. De plus,
assignant une essence aux langues, il affirme « [qu'] il y a des langues favorables à la liberté »
- ce qui signifie ipso facto qu'il y en a d'autres qui n'y sont pas ou qui y sont moins favorables.
Il y a donc dans ce postulat ethnocentré l'idée que la langue reflète le « prestige » d'une
civilisation, puisqu'elle évolue avec et en parallèle de cette dernière, mais surtout qu'elle
reflète l'état d'évolution, « d'avancement » ou de retard, de cette société en question. En fait,
tout se passe comme si, épistémologiquement, on rabattait la dispersion géographique des
langues sur la succession historique des sociétés.
alors même que la linguistique a généralement évacué les postulats racistes […], les effets de
ces postulats se font sentir […] on ne se sépare pas facilement de ce qui justifie notre pratique 23

La linguistique n'a jamais été neutre dans la mesure où les postulats sur lesquels elle repose et
les catégories qu'elle emploie sont fortement connotés idéologiquement : employer les termes
de « jargons », « dialectes » ou « patois », pour définir les autres langues que la langue
« dominante » implique une hiérarchie qui se calque sur celle que l’État impose, alors même
que « la langue ne serait jamais qu'un dialecte adopté par l'ensemble d'une nation »24.
les linguistes ont conforté les rapports de force existants […] la description comme sa
théorisation figent les rapports de force existants en rapports de nature, le hasard historique
devient une nécessité 25

Par conséquent, le travail du linguiste – qui oscille entre les volontés du pouvoir politique et
l'exigence de « vérité scientifique » - est, même malgré lui, un travail de justification et de

20 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Essai sur l'origine des langues (où il est parlé de la mélodie et de l'imitation
musicale), édition, introduction et notes par Charles Porse, A.G. NIZET, Paris, 1976, pp.42-43
21 On se réfère ici aux textes politiques de ROUSSEAU, Jean-Jacques, Discours sur l'Origine et les fondements
de l'Inégalité parmi les Hommes et Du Contrat Social, Gallimard (Folio Essais), Paris, respectivement 1989
et 1993.
22 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Essai sur l'origine des langues (où il est parlé de la mélodie et de l'imitation
musicale), p.130
23 CALVET, Louis-Jean, Linguistique et Colonialisme, p.160
24 Id., p.64
25 Id., p.68

11
renforcement, par la science, du discours idéologique d’État. Il y a donc bien, comme on
pourrait dire dans une perspective althusserienne, un point de lutte des classes dans le
domaine des savoirs :
on voit ici la compromission constitutive entre une science humaine (la linguistique) et les
nécessités sociales de la société dans laquelle elle se développe (le capitalisme à son stade
impérialiste)26

Jean-Jacques Lecercle part, quant à lui, dans son ouvrage Une philosophie marxiste du
langage27, d'un point de vue intéressant qui n'est pas une situation de « guerre » linguistique
comme exposé précédemment, mais par le biais d'une anecdote politique : il constate qu'on ne
peut traduire littéralement un énoncé puisque chaque langue possède ses propres noms, ses
propres mots et ses propres connotations.
Saisir la langue par le biais des connotations, c'est comprendre qu'une langue, c'est aussi une
histoire, une culture, une conception du monde, et pas seulement un dictionnaire et une
grammaire28

Son point de vue est d'autant plus intéressant qu'il est traducteur et spécialiste de l'anglais,
« anglophile » et que c'est en tant que tel qu'il critique « l'anglais [comme] langue de
l'impérialisme […] langue de la mondialisation néo-libérale »29. Partir du constat de
l'hégémonie anglophone lui permet d'en arriver à celui qu'il « y a un équivalent linguistique
de la lutte des classes, et la langue dominante ne domine pas sans partage, même si l'empire
qu'elle sert, inscrit et diffuse continue à dominer […] il y a une lutte des dialectes, comme il y
a une lutte des classes »30, trouvant ainsi, dans et par la langue, comme Calvet a pu l'énoncer,
du conflit. Une langue hégémonique ou « majeure » est en réalité sans arrêt dans une position
de faiblesse, c'est-à-dire qu'elle est encline à toutes les minorations, toutes les hybridations,
même si elle phagocyte aussi d'autres langues – nous pouvons l'illustrer par l'américain, le
britannique mais aussi le black english pour l'anglais.
L'ambition de Lecercle est de refonder une approche de la langue comme fait social,
historique et politique, de trouver des clefs, des méthodes pour aborder la langue, et créer une
nouvelle « philosophie du langage » :
placer les phénomènes, habituellement relégués aux marges de la linguistique sous le nom de
'sociolinguistique', au centre de l'attention, c'est déplacer l'objet de la linguistique: c'est déjà
indiquer le concept de langage dont nous avons besoin 31

26 Id., p.75
27 LECERCLE.
28 Id., p.9
29 Id., p.8
30 Id., p.12
31 Id., p.15

12
Il s'oppose par là même à la conception « saussurienne » de la linguistique32, en proposant de
s'appuyer sur une linguistique qui comprend la langue comme phénomène social et politique.
En effet, la langue est toujours, en dernière instance, prise dans des structures politiques et
sociales.
Lecercle qualifie la méthode proposée de « marxiste » car, en tant qu'instrument de
lutte des classes dans la théorie – il s'agit de lutter contre la philosophie dominante dans le
domaine du langage – le langage est ici conçu dans une perspective althusserienne et donc
marxiste, et l'auteur insiste sur la nécessité cruciale et l'urgence de la production et de la
pratique d'une telle approche épistémologique que l'on pourrait encore qualifier de
« philosophie critique » du langage – comme praxis, c'est-à-dire comme phénomène social
trouvant sa matérialité dans les rapports sociaux et dans les institutions auxquels elle donne
naissance :
Ce manque33 a des conséquences délétères. La plus massive est la domination de l'idéologie
dominante. Ce que la théorie marxiste entend par idéologie est en réalité constitué de
langage [...] Ne pas produire une critique du langage, c'est laisser libre cours aux philosophies
spontanées qui soutiennent l'idéologie dominante et en reflètent la pratique 34

Pour appliquer cette méthode, il est donc nécessaire d'établir la critique des philosophies
dominantes du langage. Lecercle résume alors les présupposés ou les « caractéristiques
néfastes de la philosophie chomskyenne du langage »35: « l'individualisme méthodologique »,
selon lequel la faculté de langage est inscrite dans le cerveau ou dans les gènes, et constituant
une conception a-sociale du langage dans le sens où le langage n'a pas pour fonction ni pour
origine la communication ; « le refus de l'histoire » : il n'y a pas de changement dans le
langage, sauf phylogénétique – changements qui touchent toute l'espèce – et ontogénétique –
changements génétiques individuels, et enfin « le naturalisme », c'est-à-dire la croyance en la
relative fixité de la nature humaine. Cette thèse prônant le caractère inné de la structure
biologique du langage viserait à rendre compte d'un fait indéniable: le langage est le propre de
l'espèce humaine.
C'est bien pourquoi je pense que la linguistique externe que je soutiens relève d'une
philosophie du langage: parce que son centre est constitué par une pragmatique, c'est-à-dire

32 C'est-à-dire qu'il s'oppose à une conception systémique où rien de ce qui est extérieur à la langue n'est
susceptible d'expliciter le langage, de le décrire. Il critique l'étude scientifique quine prend en compte que la
morphologie et la syntaxe d'une langue supposée immobile et stable.
33 Lecercle parle ici de manque car la théorie marxiste a, surtout à l'origine de sa constitution, peu abordé la
question du langage : hormis la thèse de Staline qui sera abordée plus loin dans ce développement, Lecercle
recense de rares allusions chez Marx et Engels (dans les Manuscrits de 1944, L'idéologie allemande et Le
Capital principalement).
34 LECERCLE, p.17
35 Id., pp.36-38

13
l'analyse de rapports sociaux, d'une praxis 36

« Puisque philosophie du langage il y a […] nous la chercherons dans une autre


forme de matérialisme, le matérialisme historique et dialectique »37 : la nécessité d'une
nouvelle « philosophie de la langue » passe aussi chez Lecercle par l'examen critique des
autres « philosophies du langage », tout au moins, des philosophies dans lesquelles le langage
tient une place prédominante. C'est pourquoi il s'intéresse à la pensée d'Habermas qui opère
un déplacement au sein des objets et des problématiques de la philosophie en mettant au
centre de ses préoccupations le langage et non plus la conscience. Si cette philosophie évite
l'écueil de l'individualisme méthodologique en pensant le social au travers de l'échange
langagier entre les individus, la langue est appréhendée comme un agir « communicationnel »
- qui s'oppose à l'agir symbolique et l'agir stratégique, c'est-à-dire à travers la coopération – et
non le conflit. En effet, pour Habermas, la possibilité même de l'expression du dissensus est
encore une forme de consensus : « la structure même du langage en tant qu'interlocution,
présuppose l'entente, ou tout au moins, la tension vers l'entente. La philosophie commencera
donc par l'analyse de l'interlocution, qui prendra [la] forme [d'] une pragmatique qui permet
de penser le social »38.
Voici donc une philosophie du langage qui implique une théorie de la subjectivation et de
l'individuation à partir du collectif, où l'ego se constitue par l'intermédiaire d'alter […] elle
ignore que si langue standard il y a, cette langue n'est ni universelle ni transcendantale, mais
historiquement, socialement et culturellement conditionnée 39

Cette pensée ne permet donc pas de prendre en compte les conflits qu'il peut y avoir entre les
différentes langues, les rapports de force potentiels, ni d'analyser le langage de l'idéologie
dominante comme tel : la langue comme phénomène social, comme activité commune qui
rassemble et divise et dont le langage est le produit, l'expression et l'instrument, et non pas
simplement comme des rapports de contrats entre individus. De plus, si le monde vécu est
partagé, il n'en reste pas moins qu'il suppose un sujet individuel comme point de départ.
Cette vision ne rend pas compte des rapports économiques et sociaux – comme le travail, qui
n'est pas qu'une relation d'intersubjectivité.
chez Habermas, l'entente est un mythe [...] à partir duquel il reconstruit non seulement le
langage comme pratique humaine, mais l'ensemble de la société [ce point de départ] a le
désavantage de naturaliser ce qui est un mythe […] la priorité de l'entente ne peut être
contestée, car le fait même de la contester présuppose au moins la possibilité de l'entente […] 40

36 Id., p.43
37 Id., p.45
38 Id., p.47
39 Id., p.52
40 Id., pp.56-57

14
La « conjoncture habermassienne » – post-nazisme, création de l'ONU, post-communisme
discrédit du marxisme, émergence en philosophie d'une pensée de « l'éthique » - est bien
dépassée et n'est pas opératoire pour penser la nôtre – contexte hyper-conflictuel, impérialiste,
où les auteurs précieux pour penser la situation sont ceux qui ont théorisé « le conflit » -
Marx, Engels, Lénine, Nietzsche ou encore Schmitt. Ainsi, en évitant le fétichisme du langage
comme système abstrait et celui du sujet comme centre de la parole, nous pouvons dire avec
Lecercle que « de même que les classes émergent de la lutte qui les opposent […] les
locuteurs émergent de l'interlocution, de l'agon langagier qui les réunit et les oppose, et auquel
ils ne préexistent pas »41.
Ainsi, et ce, dans le souci de la construction d'outils opératoires, Lecercle propose
d'opposer aux principes apparus lors des critiques précédentes, d'autres principes qui
qualifieraient la « philosophie marxiste du langage » : au principe d'idéalité, il oppose celui de
matérialité (la langue est un système incarné, un corps matériel agissant sur les autres et
produisant affects, force, violence), à celui de « systématicité » (utilisé dans la linguistique qui
considère la langue comme un ensemble fixe, standard, homogène), celui de « systématicité
partielle » dans lequel le langage contient des sous-systèmes de variations mais n'est ni tout à
fait chaotique, ni stable et figée dans le temps : on ne peut l'analyser sans analyser son
mouvement, son activité propre. Enfin au principe de synchronie (dans lequel le système n'est
pas sujet aux changements historiques) il opposera le principe d'historicité.
Il est aussi important d'énoncer les plans sur lesquels aborder la langue : à la fois
pouvoir interpréter le sens d'un énoncé donné – selon les enjeux, les rapports de force en
présence – mais aussi, et en même temps, pouvoir faire état ou situer l'état des savoirs et des
croyances d'une communauté de locuteurs ainsi que l'état de « sédimentation » de l'histoire de
la langue. L'interprétation elle-même se nourrit et intervient dans la conjoncture : elle est
contrainte par cette dernière en même temps qu'elle la transforme. Par conséquent, il est
impossible de couper le signe du contexte social dans lequel il a été produit et le langage est
déterminé par la place que possède la voix dans la structure sociale globale 42 - la place donnée
au signe linguistique dans une chaîne de voix contraint, dans une certaine mesure, le sens de
l'énoncé. De ce fait, on peut dire que le langage est constitutif, constituant et constitué dans la

41 Id., p.183
42 Cette dernière idée est chère à Bourdieu, nous le verrons dans plusieurs de ses articles de Pierre Bourdieu :
BOURDIEU, Pierre, Question de Sociologie, Éditions de Minuit (collection « Reprise »), Paris, 2002,
notamment dans « L'art de résister aux parole », p. 11, « Ce que parler veut dire », p. 98, ou « Le marché
linguistique » , p.120.

15
praxis historique : « les mots sont des traces des luttes idéologiques qui ont été menées par et
pour eux »43.

Pour une linguistique « pragmatique »...

Lénine théorise le langage selon le paradigme du « mot d'ordre », c'est-à-dire une


« arme » - suivant la qualité agonistique et performative de celui-là, le considérant comme
porteur de conflit, et non comme coopératif. Selon cette thèse, un sens énoncé est relié, à la
fois à la conjoncture dans laquelle il a été produit, mais aussi à l'effectivité en lien avec la
situation – le rapport de force, la lutte politique. Dans cette perspective, les mots ne décrivent
pas, ils interviennent – politiquement – et sont par conséquent directement connectés à la
conjoncture, surtout en période de mobilisation ou bien dans des cas de transitions politiques,
de révolution, dans lesquelles la parole, le mot d'ordre sont particulièrement circonstanciés :
« il y a une circularité réflexive entre le mot d'ordre qui nomme le moment de la conjoncture
et la conjoncture qui lui permet de faire sens »44.
Que ce soit le 4 juillet 1917 - « Tout le pouvoir aux soviets ! » - ou lors de la
Première Internationale - « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », le mot d’ordre
anticipe le corps politique qui l'organise.
Si l'on objecte que ces particularités renvoient justement à la politique et non pas à la
linguistique, il faut marquer à quel point la politique travaille la langue du dedans, faisant
varier non seulement le lexique, mais la structure et tous les éléments de phrases, en même
temps que les mots d'ordre changent […] La véritable intuition n'est pas le jugement de
grammaticalité, mais l'évaluation des variables intérieures d'énonciation en rapport avec
l'ensemble des circonstances45

Deleuze et Guattari, qui ont de commun avec le marxisme ce souci de l'historicisation 46 et de


la critique de l'individualisme méthodologique, affirment qu'il y a, dans tout énoncé, la
dimension du « mot d'ordre » : le langage serait particulièrement question d'ordre, c'est-à-dire
que les mots sont implicitement reliés à des actes, qui exigent d'obéir, non seulement à un
commandement, mais à toute « obligation sociale » : « Le langage n'est même pas fait pour

43 LECERCLE, p.102
44 Id., p.95
45 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux, Éditions de Minuit, Paris, 1980, p.106
46 L'historicisation se manifeste ici au travers du fait que le régime d'énonciation qui prime dans le langage,
c'est le discours indirect libre, c'est-à-dire que dans n' importe quel énoncé se trouve, sédimentée, l'histoire
des signes linguistiques employés : c'est toujours, autrement dit, du « déjà dit », mais toujours « dit
autrement ». Le langage suppose toujours le langage et il n'y a aucun point de départ non linguistique car le
langage ne s'établit pas entre quelque chose de vu et quelque chose de dit mais bien d'un dire à un dire: de ce
fait, le récit est le récit de ce que l'on a entendu, et non ce que l'on a vu. Par conséquent, « l'énonciation
renvoie par elle-même à des agencements collectifs ».

16
être cru, mais pour obéir et faire obéir […] Les mots ne sont pas des outils […] Le langage
n'est pas la vie, il donne des ordres à la vie »47. Ainsi, le « mot d'ordre » a toujours un effet
dans la conjoncture et sur les corps en question et tout énoncé est un événement en ce qu'il
intervient dans la conjoncture dont il est issu, et contribue à déterminer le moment. De plus,
l'ordre ne se manifeste pas – que – dans le fond mais aussi dans la forme syntaxique même, la
structure de la langue : une règle de grammaire est par exemple une manifestation de pouvoir.
Ces formes syntaxiques qui joignent intrinsèquement mot et action, ordre et action, sont
encore l'usage du mode impératif, les formules performatives – et, de fait, certains énoncés
sont socialement consacrés à l'accomplissement de telle ou telle action, les interrogations, les
promesses, ou plus généralement la parole « illocutoire », c'est-à-dire qui s'accomplit par
l'usage même de cette parole, et, par là même, indique cet état du langage où le sens est
entièrement conditionné par ce qui est extérieur au discours. Ainsi, l'ordre performatif est
coextensif, constitutif du langage pour Deleuze et Guattari.
Avant de proposer quelques principes pour une nouvelle « philosophie du langage »,
Deleuze et Guattari se placent sur un plan épistémologique, exposent et critiquent les
postulats de la linguistique « dominante ». Ce que ces philosophes reprochent à la
linguistique, ce n'est pas tant de ne pas traiter certains phénomènes qui se matérialisent dans
l'énonciation – le performatif et l'illocutoire ont été pensés dans les systèmes linguistiques,
même s'ils n'occupent la place que de phénomènes accidentels dépendants de conditions
extrinsèques – que l'importance et le statut qu'ils accordent à ces derniers bien souvent
considérés comme mineurs ou ne relevant pas de la linguistique. Le point nodal que ces
derniers critiquent in fine, c'est celui de la délimitation de ce qui relève du langage et de ce qui
n'en relève pas et, par-delà même, de ce qui « est digne », en quelque sorte, de faire l'objet
d'une science, et de ce qui ne l'est pas, « parce que le performatif et l'illocutoire, phénomènes
limites de l'énonciation, sont prêts de troubler ce qui permet à la linguistique d'assurer son
autonomie disciplinaire et la pureté de son domaine : le partage langue/parole »48. La
linguistique n'est effectivement pas une zone scientifique neutre, et ne peut être
« indépendante de la pragmatique », ce qui neutralise complètement des séparations
artificiellement établies par et pour l'analyse scientifique telle que la séparation qu'il existe

47 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux, p.96


48 JANVIER, Antoine, PIERON, Julien, « 'Postulats de la linguistique' et politique de la langue – Benveniste,
Ducrot, Labov », revue Dissensus, février 2010, N°3,
http://popups.ulg.ac.be/dissensus/document.php?id=710&format=print

17
entre la parole et la langue49, étant donné que la parole ne se définit pas par l'utilisation
simplement individuelle. La langue est donc envisagée en fonction de l'usage qu'en font les
locuteurs, et en confrontation avec la réalité sociale en fonction de laquelle elle prend sa
valeur.
Tant que la linguistique en reste à des constantes, phonologiques, morphologiques ou
syntaxiques [...] elle renvoie les circonstances à l'extérieur, ferme la langue et fait de la
pragmatique un résidu […] La linguistique n'est rien en dehors de la pragmatique [...] qui
définit l'effectuation de la condition du langage et l'usage des éléments de la langue50

Toujours dans le contexte d'une critique épistémologique, ils établissent par la suite le constat,
qui sera aussi celui de J.-J. Lecercle et que peu de linguistes – sauf quelques rares tels que
Bakhtine et Labov – ont pris en compte, du caractère social de l'énonciation d'où découle le
fait qu'il n'y a pas d'énonciation individuelle tout comme il n'y a pas de sujet d'énonciation.
Pour comprendre le sens d'une énonciation, on ne le renvoie pas seulement à son caractère
social mais à sa dimension collective et plurielle : l'énonciation est envisagée depuis un
agencement qui regroupe une multiplicité de traits par lesquels passe son sens. Il n'y a
d'individuation de l'énoncé que lorsque les agencements collectifs impersonnels l'exigent et le
déterminent.
Deleuze et Guattari entament donc leur critique par celle du postulat selon lequel « le
langage serait informatif, et communicatif »51. De la critique de ce postulat découle un
détachement épistémologique des théories de « l'interaction » qui font de la langue et de la
culture des accessoires accidentels de voisinage, et qui présupposent leur existence en dehors
de la situation de contact. Ainsi, on considèrera ici que les concepts de communication,
d'intersubjectivité ou d'information ne sont pas tellement adéquats pour rendre compte du
rapport entre le mot et l'acte, rapport qui est immanent, qui manifeste une « redondance »52:
en effet, l'acte redouble l'énoncé.
Le langage […] est transmission de mots d'ordre, soit d'un énoncé à l'autre, soit à l'intérieur de
chaque énoncé, en tant qu'un énoncé accomplit un acte et que l'acte s'accomplit dans un énoncé
[…] il n'y a pas de signifiance indépendante des significations dominantes [...] [puisqu'elle]
dépen[d] de la nature et de la transmission des mots d'ordre dans un champ social donné 53

Ce concept de « redondance » implique un déplacement double par rapport à la linguistique

49 Séparation qui met en évidence le pouvoir que s'octroie le linguiste en décidant des critères d'une langue
décrite sur le plan du droit. Cette distinction s'opère d'ailleurs aussi sur le plan de la compétence et de la
maîtrise de la grammaticalité, entre le langage savant et le langage populaire.
50 Id., pp.105-109
51 Titre du premier chapitre du quatrième plateau : DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux,
« 20 novembre 1923 – Postulats de la linguistique », p.95
52 Id., p.100
53 Id. p.100-101

18
« classique » : tout d'abord, l'acte de langage qui transforme, modifie la situation dans laquelle
il s'inscrit, ne trouve pas son fondement à l'intérieur du système de la langue, mais il ne le
trouve pas non plus dans les causalités d'un pur extérieur. L'effectivité de cet acte de langage
n'est donc pas séparable de l'énoncé – puisque l'acte est produit dans et par ce dernier et n'est
donc pas un effet second.

… Qui engage d'autres pratiques

Dans Kafka, pour une littérature mineure54, Gilles Deleuze et Félix Guattari pointent
déjà du doigt l'illusion qui consiste à croire en la possibilité d'une langue unifiée, homogène,
majeure, bref, en une concordance absolue entre un territoire volontairement choisi et une
langue volontairement et politiquement élue. Ils y opposent les faits : la langue majeure est
toujours travaillée du dedans, « minorée ». Ils reprennent cette analyse dans le plateau « 20
novembre 1923 – Postulats de la linguistique » de Mille Plateaux : ces constantes et ces
invariants de la langue – syntaxiques, sémantiques, de la grammaticalité – sont à dire vrai
indispensables à la linguistique pour qu'elle puisse prétendre à l'absolue scientificité « à l'abri
de tout facteur prétendu extérieur ou pragmatique »55. Si pour Chomsky – comme pour de
nombreux linguistes – la langue est hétérogène, elle l'est effectivement et il faut donc tailler
en son sein « un système homogène ou standard […] rendant possible une étude scientifique
en droit »56. C'est pourquoi, pour ce dernier, seule une langue majeure peut être étudiée car
elle est stable et qu'elle se définit d'après ses constantes et non d'après ses variations, comme
pour la langue mineure, alors même qu'une langue majeure ne peut pas être étudiée sans que
l'on tienne compte de ses variables : « il n'y a donc pas deux langues mais deux traitements
possibles d'une même langue »57. Deleuze et Guattari opposent donc au postulat dominant
54 DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Kafka, pour une littérature mineure. Il est à noter que la minorité
dont il est question ici possède une définition particulière : « Minorité et majorité ne s'opposent pas d'une
manière seulement quantitative. Majorité implique une constante, d'expression ou de contenu, comme un
mètre-étalon par rapport auquel elle s'évalue […] la majorité […] c'est toujours Personne […], tandis que la
minorité, c'est le devenir de tout le monde, son devenir potentiel pour autant qu'il dévie du modèle[...] « c'est
pourquoi nous devons distinguer: le majoritaire comme système homogène et constant, les minorités comme
sous-systèmes, et le minoritaire comme le devenir potentiel et créé, créatif […] il n'y a de devenir que
minoritaire […] En dressant la figure d'une conscience universelle minoritaire, on s'adresse à des puissances
de devenir qui sont d'un autre domaine que celui du Pouvoir ou de la Domination » », DELEUZE Gilles et
GUATTARI Félix, Mille Plateaux, pp.133-134. Mais nous reviendrons plus loin sur les conséquences dans la
littérature d'une telle appréhension de la langue.
55 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux, p.116
56 Id., p.117
57 Id., p.130

19
selon lequel la langue est un système homogène, l'hypothèse d'un langage traversé de
« variations »58 « qui affecte chaque système du dedans et le fait filer, sauter par sa puissance
propre, interdisant de le fermer sur soi, de l'homogénéiser en principe »59. « Dans une même
journée, un individu passe constamment d'une langue à une autre »60 : de la même manière,
Calvet – en parlant plus particulièrement des régionalismes, ou des verlans – énonce que nous
sommes tous plus ou moins plurilingues et que, de ce fait, « la guerre des langues ne se situe
pas seulement dans les conflits entre des langues différentes mais qu'elle peut aussi se
manifester au sein d'une même langue »61.
Comme c'est principalement dans la « parole » que l'expression s'élabore le plus
fréquemment et le plus spontanément, la distinction habituelle d'avec le langage s'interprète
ici comme la volonté de mettre « hors langage toutes sortes de variables qui travaillent
l'expression ou l'énonciation »62.
Ce qu'on appelle le style, c'est précisément le procédé d'une variation continue. Or, parmi tous
les dualismes instaurés par la linguistique, il y en a peu de moins fondés que celui qui sépare la
linguistique de la stylistique: un style n'étant pas une création psychologique individuelle, mais
un agencement d'énonciation, on ne pourra l'empêcher de faire une langue dans une langue 63

Les variations que l'on produit à l'intérieur de la langue agissent comme « tenseurs »64 : elles
mettent en tension les « formes correctes » et les arrachent à leur statut de constantes, « vers
un en-deçà et un en-delà de la langue »65.
Il n'y a donc pas lieu de distinguer une langue collective et constante, et des actes de paroles,
variables et individuels […] l'agencement d'énonciation est toujours collectif, dans l'individu
comme dans le groupe 66

« La question n'est pas de se reterritorialiser sur un dialecte ou un patois, mais de


déterritorialiser la langue majeure »67, ce qui signifie qu'une pratique révolutionnaire d'une
langue ne réside pas dans la conservation de la pureté d'une langue traditionnelle – fût-elle en
« voie de disparition » - et ne consiste pas seulement en l'appropriation ou la réappropriation
d'une langue mineure mais, en premier lieu, à « bâtardiser » - et non à purifier – à subvertir et
distordre, à produire et à créer des « variations » dans sa propre langue, dans la langue

58 En s'inspirant des travaux de LABOV William, Sociolinguistique, Éditions de Minuit, Paris, 1976.
59 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux, p.118
60 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux, p.119
61 CALVET, Louis-Jean, La guerre des langues, p.150
62 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux, p.121
63 Id., pp. 123-124
64 Ibidem.
65 Ibidem.
66 Id., p.127
67 Id., p.131

20
majeure :
Ce n'est certes pas en utilisant une langue mineure comme dialecte, en faisant du régionalisme
ou du ghetto, qu'on devient révolutionnaire; c'est en utilisant beaucoup d'éléments de minorité,
en les connectant, en les conjuguant, qu'on invente un devenir spécifique autonome,
imprévu 68

En refusant une conception du langage qui serait seulement informative ou


communicative, selon le principe de fonctionnalité suivant lequel le langage remplit des
fonctions hiérarchisées – en premier lieu, la fonction de communication – et en refusant de
traiter la langue comme un système stable et une matière homogène, Deleuze et Guattari, à
défaut de refonder totalement une nouvelle linguistique radicalement opposée aux précédentes
critiquées, effectuent un déplacement des objets et des problématiques de l'étude du langage
qui permet de penser de nouvelles choses. On peut dès lors présenter une manière originale
d'aborder le « mot d'ordre » : en minorant la langue, on crée des « passages » et on esquive les
« arrêts »69 – le mot d'ordre est en effet ambivalent, porteur de ces deux dimensions. Puisqu'il
est impossible d'échapper au mot d'ordre, puisqu'il est constitutif du langage, on échappera à
« la sentence de mort qu'il enveloppe »70 en cherchant à « dégager la potentialité
révolutionnaire d'un mot d'ordre »71.

Ainsi, la façon dont le langage – en l'occurrence ici une production du langage sur le
langage – peut véhiculer, légitimer et valoriser un point de vue (qui est souvent celui de
l'idéologie dominante dont on ne trouve pas seulement la trace sur le plan épistémologique
mais dans tous les supports de communication) et un pouvoir (en même temps qu'il y prend
part lui-même) est un des points majeurs qui ressort de ces critiques épistémologiques. La
partie qui suit nous permettra de développer cet axe qui constitue le premier plan de notre
exposé sur lequel s'articulent de manière toujours complexe et parfois ambiguë, le langage,
ses procédés rhétoriques, et le champ socio-politique ; ce sera alors l'occasion de tenter de
comprendre comment la langue intègre les rapports de force jusqu'à incarner, parfois, un
pouvoir, le pouvoir dominant, notamment au travers de l'analyse du fonctionnement du
langage dans les techniques de communication de masse, mais aussi comment elle agit, quel
rôle elle joue alors, et quelles sont les conséquences que cela peut produire.

68 Id., p.135
69 Ces deux termes sont employés par DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Mille Plateaux, p.139
70 Ibidem.
71 Ibidem.

21
La langue comme support et véhicule d'une idéologie

L'enjeu de cette lutte n'est pas le système linguistique en soi mais l'usage qu'on peut en faire,
qu'il s'agisse de l’État [...] ou des individus 72

L'idéologie dominante – aussi véhiculée dans les travaux des linguistes et des
philosophes – transmet l'idée selon laquelle la langue est un outil de communication, faisant
passer cette affirmation pour une évidence qui ne requiert aucune justification – ce qui fait sa
force. Mais le langage donne aussi lieu à autre chose: l'expression d'idées, une arme qui
permet de convaincre, de défendre, de maîtriser le monde en le nommant... Et certains – les
tenants de l'idéologie dominante – l'ont toujours bien compris : l'agression impérialiste ne
sévit plus au travers de la propagande mais de « l'information ». Le langage doit pouvoir se
faire oublier : tout doit être fait pour une transmission facile et efficace de l'information et
pour que la langue, dans sa matérialité, ne nous interpelle plus – sauf, ponctuellement et de
manière circonstanciée, dans un jeu de mots ou une tournure poétique. Une des armes de la
langue de l'idéologie dominante est le « principe de transparence » : sous prétexte de parler la
même langue, nous sommes sensés comprendre tous les implicites, décrypter « entre les
lignes ». L'idéologie n'est donc pas une apparence ou une illusion puisqu'elle s'incarne en des
signes, des mots, des idées, des gestes, des intonations, ou encore des expressions, bref, dans
le langage.
Ainsi, de même que Spinoza se demandait ce « que peut le corps », nous pouvons ici
nous interroger sur ce que « peut » le langage, nous demander de quoi il est « capable », en
somme, et ce, en explorant précisément ses potentialités politiques – ou dépolitisantes, ceci
relevant également d'une volonté politique. Pour se faire, il nous semble crucial de nous
appesantir en premier lieu sur l'analyse du langage dans les instruments de communication de
masse – pris dans des dialectiques complexes puisque l'information joue un rôle important
dans la construction de l'opinion publique et donc dans les processus de légitimation et
délégitimation des pouvoirs en place. A cet égard, les analyses respectives de Jaime Semprun
et de Eric Hazan nous permettrons d'appréhender la langue de l'idéologie dominante (qu'on la
nomme « novlangue » ou « LQR »73) et son insinuation progressive au travers de toutes les
72 BEBEL-GISLER, p.43
73 HAZAN, Eric, LQR, la propagande du quotidien, Éditions Raisons d'agir, Paris, 2006, « Lingua Quintae
Republicae ».

22
sphères de l'existence. Ainsi, Jaime Semprun nous exposera une langue comme phénomène
produit par une société donnée qui évolue avec cette dernière et n'est donc pas l'objet figé et
homogène que l'on peut étudier dans sa totalité. Cette langue apparaîtra alors comme étant
créée, gérée et contrôlée selon des procédures techniques dont elle permet et alimente elle-
même la création : la langue se trouve donc à la fois l'effet et la cause des nouvelles
techniques et véhicule donc l'idéologie avec laquelle elle est en prise. La critique que E.
Hazan nous expose de la « LQR » ne se limitera pas non plus à la critique des médias : il fait
état du fait qu'elle s'insinue partout dans la communication officielle et institutionnelle et donc
de la porosité entre les espaces publicitaires, a priori propres au marché et celui des « mass
media » qui, par leur exercice, opèrent une triple, voire une quadruple légitimation : celle de
la norme linguistique qu'ils imposent, celle de l'idéologie dominante et, par là même, leur
propre légitimation, et enfin celle des pouvoirs. On trouvera à travers le langage employé dans
ces « instruments du pouvoir », des procédés rhétoriques de camouflage, de négation de
certaines réalités sociales, à commencer par celle du conflit – et celui dont le langage est
lourd. L'explicitation, la théorisation par Barthes de ses Mythologies74 sera éclairante à cet
égard et il nous sera alors permis, dans le même temps, de déceler certains effets que
produisent ces procédés, effets « symptomatiques » qui dépassent, débordent parfois ce que
l'on souhaiterait faire dire au langage, ce que l'on voudrait bien laisser paraître (au travers de
« lapsus » ou de « dénégations », par exemple). En dernier lieu, nous illustrerons et surtout
approfondirons l'idée selon laquelle la langue est en prise avec les instruments qui véhiculent
l'idéologie dominante et les enjeux de pouvoir au travers du rôle de la langue dans son
déploiement lors des entreprises colonialistes et l'analyse symptomale de sa présence dans des
pays dits décolonisés, en prenant l'exemple de la « francophonie », des moyens de sa diffusion
et de ses effets principalement dans les DOM (Départements d'Outre-Mer).

Le langage dans les instruments de communication de masse

Dans le premier Chapitre de Défense et illustration de la novlangue française75,


intitulé « que la novlangue se constitue par la destruction de tout ce qui n'est pas elle », J.
Semprun souligne, dans la continuité des critiques épistémologiques précédemment énoncées,

74 BARTHES, Roland, Mythologies, Point Seuil, Paris, 2010.


75 SEMPRUN, Jaime, Défense et illustration de la novlangue française, Ed. Encyclopédie des nuisances, Paris,
2005.

23
que jusqu'à présent, l'évolution du langage a trop peu fait l'objet d'une étude parallèle avec
l'évolution politique et sociale de la communauté des locuteurs : elle s'est contenté, bien
souvent, de faire état des modifications superficielles par rapport à un français mystifié et
momifié – littéraire. Il pose l'hypothèse d'un langage qui s'adapte, qui suit la technicisation de
la société au fur et à mesure qu'elle s'accroît : tout comme la société, la langue est un procès et
non un état.
Dans le 1984 d'Orwell, la « novlangue » est « ce que tente d'imposer un État quand il
prétend régenter l'expression […] jargon bureaucratique manifestement ridicule »76, Jaime
Semprun reprend ce terme pour désigner « une refonte linguistique radicale introduisant une
rupture complète avec le passé »77 qui n'a plus besoin du contexte d'une société totalitaire. En
« rompant » avec le passé, la langue se présente comme apparue ex nihilo ou existant de tout
temps, ce qui revient au même puisqu'il s'agit dans les deux cas de nier l'histoire, d'effacer les
traces de ses déterminations historiques, sociales, politiques et ses conditions de production et
d'existence, afin de se présenter comme seul et unique possible. Ces transformations
linguistiques de la société moderne correspondent aux exigences du « milieu industriel » et de
sa technologie78 : le « perfectionnement de l'abstraction » et la « rationalisation » qui
définissent nos sociétés postmodernes caractérisent aussi la langue. L'apport du livre de
Semprun, si l'on fait un parallèle entre la langue que véhiculent les média et la novlangue, se
trouve principalement dans l'avertissement suivant : on aurait tort de voir dans cette
novlangue un simple appauvrissement de la langue de référence – que l'auteur nomme
« archéolangue » - car il y a bien, en cette première, un caractère offensif. De plus, il insiste
sur le fait que la langue n'est pas un phénomène isolé mais bien le révélateur – en même
temps que le porteur, l'acteur – de changements économiques, sociaux et politiques d'une
société : on ne reproche rien à une langue mais à l'idéologie et au monde dont elle est le
symptôme. On peut en effet constater sa capacité à s'adapter au monde ambiant, à être
opératoire et « compétitive ». Jaime Semprun envisage cette adaptation comme quelque chose
de nuisible – l'adjectif « compétitive » est ici employé de manière péjorative. Le fait qu'elle
soit inventive et pleine de néologismes qui comblent les anciennes structures syntaxiques : « à

76 Id., p.12
77 Ibidem.
78 On entendra ici la « technologie » comme « technique », dans un sens large du phénomène croissant en
exponentielle de la bureaucratisation systématique de tous les secteurs comme mode de gestion et de contrôle
du vivant dans les sociétés industrielles (cf. ELLUL, Jacques, La technique ou l'enjeu du siècle, Economica,
Paris, 1990).

24
partir d'un stock de mots limités, [il y a] un nombre de combinaisons presque infini »79 relève
en effet pour l'auteur d'une absurdité du progrès. Pourtant, nous pouvons au contraire
appréhender ce phénomène comme « classique », inhérent à l'évolution linguistique, voire
comme quelque chose de positif : dans la perspective deleuzienne précédemment exposée, la
pratique qui consiste à créer des néologismes, travailler la langue « ancienne » ou « de
référence » - quitte à l'abandonner – permet d'explorer et d'expérimenter de nouvelles
potentialités poétiques et révolutionnaires. Notons cependant que ce procédé marque le degré
le plus pauvre de minoration de la langue puisque les procédés minorants les plus puissants
sont ceux qui agissent comme « tenseurs » - en « appauvrissant » le lexique ou la syntaxe, en
soustrayant ou en contournant les constantes linguistiques ou au contraire en surchargeant 80 –
immanents, au sein même de la langue. Qui plus est, pour en revenir à l'affirmation de
Semprun, nous ajouterons que pour « dénaturer » une langue, encore faudrait-il qu'elle
possède une essence propre et inaltérable !
Alors, d'un point de vue pragmatique, dans une société où tout a une fin, où tout ce qui
existe, ou presque, est utile, pourquoi les archéolangues se conserveraient-elles ?
Quand nous ne les jetons pas définitivement au rebut, ou à la déchetterie, c'est que leur
désuétude même leur a fait acquérir une valeur culturelle, comme ces bassinoires en cuivre que
l'on suspend aux murs des maisons chauffées à l'électricité nucléaire 81

Si nous pouvons regretter les accents relevant de l'idéologie conservatrice de cette affirmation,
nous soulignons en effet le côté dérisoire qu'il y a à conserver « pour conserver », pour
« sauvegarder » et, par là même – par la nostalgie bien pensante d'un âge d'or révolu – à se
donner bonne conscience.
L'analyse de Semprun connaît encore ses limites en ce qu'on ne peut prendre le
phénomène de la « technique » pour le tout : il semble plus pertinent de la considérer comme
un (épi)phénomène, ou même de dire, pour être plus précis, que la langue fonctionne comme
le curseur, le révélateur d'un état avancé de « la technicisation accrue » de la société qui elle,
est produite – et accélérée – par le capitalisme. D'après cette dernière analyse, la technique ne
représentant donc pas le facteur surdéterminant des rapports sociolinguistiques, l'importance
que lui accorde Semprun – c'est pour lui le point névralgique et donc le point de
compréhension de l'évolution des langues et en particulier de la novlangue – est de facto
nuancée. Enfin, cette démarche tend à nous faire considérer la novlangue comme ayant des

79 Id., p.14
80 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux, pp.131-132
81 SEMPRUN, p.17

25
propriétés intrinsèques : on donne presque la définition de son essence, notamment en
distinguant des langues plus « naturelles », plus « authentiques », bref, plus pures que
d'autres, et des langues « artificielles » et « impures » - dont fait partie, notamment, la
novlangue. Or, dans la perspective « matérialiste » dans laquelle s'inscrit cette étude, nous
considérons que la langue est quelque part toujours « artificielle » dans la mesure où elle est
construite par et pour les hommes.
De même, le caractère offensif de la novlangue, telle que la définit Semprun, demeure
ambigu : certes, elle détruit, comme nous l'avons vu précédemment tout ce qui n'est pas elle –
en pratiquant notamment la « glottophagie » et, en détruisant les autres langues qui lui font
« concurrence », elle détruit aussi les mondes et les possibles dans la pensée et l'expression
que porte en elle chacune de ces langues. Mais, par ailleurs, au lieu de concrétiser, de
« matérialiser » du conflit de classes sur le plan de la langue, la novlangue, langue abstraite
par excellence, lisse, pacifie, arrondit les angles - notamment par le biais du langage
cybernétique, espace consensuel par excellence, en cohérence avec une démocratie bourgeoise
qui s'efforce de camoufler tout conflit, surtout quand ce dernier risque de la remettre en cause.
Le nazisme s'insinua dans la chair et dans le sang du grand nombre à travers des expressions
isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s'imposaient à des millions d'exemplaires
et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente […] a gagné avec la langue son
moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret 82

Ainsi, la langue est potentiellement cette arme puissante et insidieuse de propagande,


qui a des effets concrets quasi-immédiats sur le réel. Appliquant lui-même une méthode
« sociolinguistique », « matérialiste », en connectant les mots à la société et au régime
politique dans lesquels ils émergent, Eric Hazan, en référence à la « LTI » théorisée par
Klemperer83, parle d'une « Lingua Quintae Respublicae » - langue de la Cinquième
République – véhiculée par les médias dès les années 1960 et surtout dans les années 1990 :
idiome du « néolibéralisme », langue publique actuelle, elle s'emploie à assurer l'apathie et
rend de ce fait tout conflit invisible. Elle n'est pas née d'un complot, mais elle est à la fois

82 KLEMPERER, Victor, LTI, la langue du III° Reich. Carnets d'un philologue, Albin Michel (collection
« Pocket Agora »), Paris, 1996, pp 39-40. Ce livre rend compte des notes prises par l'auteur entre 1933 et
1945 en Allemagne sur ce qu'il entendait et ce qu'il pouvait lire dans les journaux, les discours des dirigeants
nazis, les livres et les brochures publiés alors, et s’aperçoit notamment d'une technicisation du langage – dans
les siglaisons, les abréviations – dans un processus de « dématérialisation » du langage. La répétition
constante fait sonner toute sorte des phrases comme des « mots d'ordre », des sommations. La LTI n'invente
pas de mots : elle s'empare des existants et en change le sens.
83 Toutes proportions gardées : l'analogie se fait essentiellement sur le plan de « l'efficacité » : le mot est
directement connecté à l'action et l'efficacité est recherchée aux dépens de la vraisemblance. Dans les deux
cas, c'est une langue qui n'a pas conscience d'elle-même – en tant que telle, bien sûr – lacune précieuse aux
idéologies les plus insidieuses.

26
l'émanation et l'instrument du « néolibéralisme » (et des décideurs du libéralisme,
économistes et publicitaires) : elle est un « écran sémantique permettant de faire tourner le
moteur sans jamais en dévoiler les rouages »84. La critique de Hazan ne se limite donc pas à
celle des médias puisque la LQR n'est pas employée uniquement dans ce domaine : elle est
présente partout dans la communication officielle et institutionnelle. Ainsi, en employant le
même langage, les espaces publicitaires et rédactionnels deviennent de plus en plus poreux :
les mots comme « positiver » ou « optimiser » sont employées par les politiciens, tandis que
la « sécurité », enjeu maximum des campagnes électorales s'applique à des lessives.
Examinons dès lors quelques procédés rhétoriques, quelques figures de style employés par
cette langue dont on retiendra ici le caractère performatif : « plus elle est parlée et plus ce
qu'elle défend – sans jamais l'exprimer clairement – a lieu »85.

Les procédés rhétoriques de ces langages et leurs effets

Cette langue se caractérise, notamment dans les publicités et les unes de journaux,
par les figures de style qu'elle met en œuvre sur le plan rhétorique, à commencer par celle de
la « dénégation ». Concernant la xénophobie et le racisme, elle joue le jeu de « l’auto-
justification préventive » : les mots « métissage », « multiculturalisme », et « diversité » vont
dans le sens de l'universalité républicaine, contre les « communautarismes », alors même que :
Prôner le multiculturalisme dans une société rongée par l'apartheid rampant, se féliciter de la
diversité alors que l'uniformisation et l'inégalité progressent partout, telle est la ruse de la
LQR. 86

La LQR utilise en effet beaucoup l'euphémisme, autre facette de la dénégation, visant par là le
consensus, le contournement des conflits et du scandale :
Le grand mouvement euphémistique qui a fait disparaître au cours des trente dernières années
les surveillants généraux des lycées, les grèves, les infirmes, les chômeurs – remplacés par les
conseillers principaux d'éducation, des mouvements sociaux, des handicapés, des demandeurs
d'emploi – a enfin permis la réalisation du vieux rêve de Louis-Napoléon Bonaparte,
l'extinction du paupérisme87

« L'euphémisme consiste à prendre un mot banal, à en évacuer progressivement le sens et à


s'en servir pour dissimuler un vide qui pourrait être inquiétant »88, comme pour les mots

84 HAZAN, p.16
85 Id., p.21
86 Id., p.49
87 Id., p.27
88 Id., p.31

27
« réformes » ou « crise ». Ainsi, le fait de « nier le conflit » apparaît comme une des armes les
plus efficaces de l'idéologie dominante puisqu'en « euphémisant » la réalité, elle se réserve le
droit de dire ce qui est de tout temps et de manière indubitable, et donc d'imposer une pensée
indétrônable.
Elle fonctionne encore, entre autres procédés palpables, avec la répétition, la
multiplication, la juxtaposition, l'accumulation de propositions, structures qui escamotent les
conjonctions susceptibles d'indiquer un sens, un début d'interprétation. « Espace »,
« écologie », « république/républicain »: Hazan parle de « mots essorés »89, vidés de sens. De
même, le vocabulaire révolutionnaire prolifère, en même temps qu'il se vide de sens :
« citoyens » (1793), « droits de l'homme » : « Ces dérives sémantiques vont de pair avec la
dévalorisation de l'idée de révolution en général […] »90.
L'histoire n'est pas le seul terrain où se joue l'effacement. Il y a aussi l'usage des mots. L'un des
plus fortement associés à l'Athènes classique est démocratie […] l'Athènes du IVe siècle et la
Ve République du XXIe sont confrontées à la même question : comment occulter le litige,
comment faire régner l'illusion de la cité unie, autrement dit, comment éliminer la politique ?
Pour y répondre, les politiciens, les médias, les économistes, les publicitaires […] utilisent la
LQR comme un dispositif général.91

La chute du mur de Berlin semble marquer la victoire de la démocratie : dès lors, les mots
« lutte des classes », « dictature du prolétariat » ont disparu au profit de ce qui était sensé les
remplacer : « la propriété bourgeoise », « l’État démocratique libéral », « les droits de
l'homme », « la liberté d'entreprendre » : chaque mouvement, chaque bouleversement
historique ou encore chaque révolution est d'une certaine manière préparée, « larvée » en
amont dans les mots du discours, et trouve aussi sa répercussion, son écho, dans le langage.
S'il faut admettre la présence de « noyaux d'hétérogénéité », la LQR emploie le mot de
milieu : lui-même est homogène et pacifié. Comme si dans la démocratie libérale, il ne saurait
être question d'exploitation ou d'oppression ; et pour nommer, pour désigner la misère, on
parle des « exclus », victimes de personne, même si l’État ne peut pas fermer les yeux
ouvertement :
Le passage de l'exploitation à l'exclusion peut servir de démonstration pour ceux qui doutent
que la LQR soit une langue performative. Ce glissement sémantique amène en effet à accepter
que la lutte contre l'injustice soit remplacée par la compassion, et la lutte pour l'émancipation
par les processus de réinsertion et l'action humanitaire. […] la LQR révèle sa véritable nature
d'instrument idéologique de la pensée policière où les « idées » sont présentées comme aux
origines d'un système qui, en réalité, les forge et les met en forme pour servir à sa propre
légitimation.92

89 Id., p.50
90 Id., p.51
91 Id., pp.102-104
92 Id., p.107

28
La « mystification », ainsi que l'énonce et le développe R. Barthes dans les
Mythologies est un des procédés majeurs de l'idéologie dominante. Écrites entre 1954 et 1956,
ces dernières constituent un recueil de courtes descriptions sur « quelques mythes de la vie
quotidienne française »93 qui font passer la réalité historique pour une nature. Le mythe étant
un langage et se manifestant dans ce dernier, l'analyse de ces « mythes » comprendra une
« critique idéologique portant sur le langage de la culture dite de masse »94 et un « démontage
sémiotique de ce langage »95, l'objectif étant « qu'en traitant les 'représentations collectives'
comme des systèmes de signes »96, émerge la possibilité de « rendre compte en détail de la
mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature universelle »97 : « Le
mythe ne cache rien et il n'affiche rien : il déforme […] il transforme l'histoire en nature »98.
Le propre de l'idéologie bourgeoise, c'est-à-dire de l'idéologie dominante, c'est donc de se
faire passer pour une nature. En répandant un « catalogue d'images collectives à usage petit
bourgeois, la bourgeoisie consacre l'indifférenciation illusoire de deux classes sociales »99. Ce
qui est évacué dans le mythe, c'est l'aspect « fabriqué » et historique de celui-ci. En effet, le
mythe ne nie pas les choses – le langage, par exemple – mais en parle en les faisant passer
pour éternelles et comme allant de soi ; bref, d'une certaine manière, en annulant le dissensus
et en les dépolitisant :
le mythe est toujours un méta-langage : la dépolitisation qu'il opère intervient souvent sur un
fond déjà naturalisé, dépolitisé par un méta-langage général, dressé à chanter les choses, et non
plus à les agir 100

Ainsi, puisque nommer, c'est démystifier, l'analyse « révolutionnaire » identifie le


mythe et par la nomination le neutralise. S'il est difficile de « localiser » socialement et
politiquement le mythe, nous pouvons toujours en cerner les formes rhétoriques : la privation
de l'Histoire - « la carence accidentelle du langage s'identifie magiquement avec ce que l'on
décide d'être une résistance naturelle de l'objet »101, la tautologie – grâce à des formules
magiques : « c'est ça donc c'est ça », le « ninisme » - « on fuit le réel intolérable en le
réduisant à deux contraires qui s'équilibrent dans la mesure seulement où ils sont formels,

93 BARTHES, p.9
94 Id., p.7
95 Ibidem.
96 Ibidem.
97 Ibidem.
98 Id., p.238
99 Id., p.253-254
100Id., p.257
101Id., p.267

29
allégés de leur poids spécifique »102, ou encore le constat, qui condamne à vivre une socialité
théorique, et à « l'idéologisme » qui « résout la contradiction du réel aliéné, par une
amputation, non par une synthèse »103.
Ainsi, en comparant deux paroles paradigmatiques – la « parole de l'opprimé »104
d'une part, celle du mythe, de l'autre – qui s'opposent radicalement, Barthes conclut : « le
langage de l'une vise à transformer, le langage de l'autre vise à éterniser »105. Les types de
langage qui résistent à la mystification sont le langage mathématique et la poésie
contemporaine qui sont respectivement au-delà et en deçà de la signification. Les pratiques de
subversion du langage et de l'écriture tentent aussi de conjurer la « littérature comme système
mythique »106.
un langage qui n'est pas mythique, c'est le langage de l'homme producteur : partout où l'homme
parle pour transformer le réel et non plus pour le conserver en image, partout où il lie son
langage à la fabrication des choses, [...] le mythe est impossible. Voilà pourquoi le langage
proprement révolutionnaire ne peut être un langage mythique […] C'est parce qu'elle produit
une parole pleinement, c'est-à-dire initialement et finalement politique, et non comme le mythe,
une parole initialement politique et finalement naturelle, que la révolution exclut le mythe 107

Le mythe que décrit Barthes dans l'article intitulé « Grammaire africaine »108 illustre par
exemple parfaitement ce propos et décline les figures de style qui n'octroie au « vocabulaire
officiel des affaires africaines […] aucune valeur de communication, mais seulement
d'intimidation »109. Ce langage est chargé d'apporter une caution morale à des pratiques
effectivement répréhensibles, autrement dit, non seulement il décoïncide d'avec la réalité
mais, qui plus est, il va légitimer « cyniquement » cette réalité. Après avoir donné en exemple
quelques mots de vocabulaire, Barthes souligne l'omniprésence de la substantivation qui
étiquette des pratiques et des fonctions de noms, de notions plus ou moins vagues : le
« Destin »110 de l'Algérie apparaît donc comme inéluctable, irréversible, les « Missions »111
que remplit la France ont autant affaire avec la scolarisation qu'avec la vente de tel ou tel
produit ou encore des opérations de police qui légitiment toutes, quoi qu'il en soit, la présence
française dans un pays donné. Les « classes » ou les « minorités » sont encore regroupées

102Id., p.268
103Id., p.274
104« son dénuement est la mesure même de son langage […] c'est une parole transitive […] réelle [...] elle est
quasi impuissante à mentir », BARTHES, p.262
105Id., p.263
106Id., p.245
107Id., pp.259-260
108Id., pp.150-158
109Id., p.150
110Id., p.152
111Id., p.153

30
sous le générique neutre, voire « neutralisant » (il fige ces sujets dans une passivité) et
dépolitisant de « Population »112, souvent employé au pluriel et suivi d'un adjectif lui-même
substantif (« les populations pauvres »), ce qui ne fait que rendre les choses davantage floues.
Barthes fait aussi état du caractère souvent redondant de l'adjectif : il ne fait souvent que
répéter le nom qu'il qualifie et l'analyse comme une des failles de ce langage car ici se trouve
selon lui, une sorte d'enrayement de la machine langagière qui manifeste par là sa propre
béance. Le verbe, quant à lui, est escamoté ou utilisé au futur, ou au conditionnel.
Ces analyses nous indiquent ainsi une multitude d'exemples de mots qui ont perdu
leurs sens ou n'en ont pas de manière essentielle, mais que les médias, les politiciens, les
intellectuels, les « spécialistes » au pouvoir, les élites, ont à cœur de combler en leur injectant
une signification idéologique. Si le fait d'injecter un quelconque « contenu idéologique » n'est
pas problématique en soi, il faut bien avoir conscience de ce geste et de son impact dans tel ou
tel contexte particulier. En réalité, ce qui est vraiment problématique c'est une langue qui n'a
pas conscience d'elle-même :
chacun sait que sa place dépend du maintien de la guerre civile sur le territoire français au
stade de drôle de guerre. Que la LQR devienne soudain inaudible, et l'on verrait bien ce qui
resterait du décor […] cette langue souffre pourtant d'un lourd handicap : elle ne doit surtout
pas apparaître pour ce qu'elle est. 113

Après ce bref exposé sur l'articulation du langage avec les techniques de communication de
masse mais aussi et de ce même fait avec l'idéologie et les pouvoirs dominants, ainsi que sur
les procédés, les « tours », les moyens, les figures de style employés par le langage dans cette
fonction, il semble décisif d'analyser le fonctionnement et les conséquences de telles
applications du langage à travers une de ses pratiques les plus aiguës, les plus exacerbées :
celle qui s'opère dans et par le colonialisme.

La langue et l'idéologie colonialiste

l'expansion d'une langue dans l'espace et dans le temps est toujours l'expression d'une autre
expansion militaire, économique, religieuse, culturelle […] elle témoigne d'un mouvement
social plus profond […] les conflits linguistiques nous parlent de conflits sociaux, les
impérialismes linguistiques sont toujours signes d'autres impérialismes et derrière la guerre des
langues se profile une autre guerre, économique, culturelle […] 114

112Id., p.154
113HAZAN, p.121
114CALVET, Louis-Jean, La guerre des langues, pp.279-282

31
La colonisation pourrait être prise par le biais de la religion, de l'économie, du droit ou
par d'autres encore, nous considérerons ici la place de la langue dans cette entreprise. Nous
devons cependant noter que ce n'est pas parce que les conflits linguistiques sont le signe de
conflits autres – militaire, politique, économique – que ces autres conflits trouvent
nécessairement leurs échos dans un conflit linguistique. « L'emprise économique et politique
ne peut être totale sans le contrôle de l'esprit. Contrôler la culture [et donc la langue qui y
participe et qui la véhicule] d'un peuple, c'est contrôler la représentation qu'il se fait de lui-
même et de son rapport aux autres »115. Nous nous tiendrons ici à des exemples et des
réflexions fondées sur la colonisation française.

L'exemple de la Francophonie

La Francophonie a été créée en 1964 par quelques chefs d’État africains dont Senghor
et repris bientôt par la France : en 1966, est créé le « Haut comité pour la défense et
l'expansion116 de la langue française ».
pour faire vendre du matériel français, il est nécessaire d'avoir dans les pays en question une
élite francophone […] la francophonie constitue, au plan linguistique, le pendant de l'économie
néo-coloniale imposée aux pays présumés indépendants 117

La Francophonie prend en effet le relais de la colonisation : elle s'impose dans les pays
fraîchement décolonisés et crée une tension car elle est la langue des médias et de l'école,
mais elle n'est pas parlée par les masses. On peut alors s'étonner qu'il n'existe, dans l'autre
sens, aucun « comité » qui réunirait tous les pays qui subissent encore la langue française : en
réalité, dans chaque pays, le combat linguistique a un sens différent et le français a, à chaque
fois, structurellement, un statut particulier. Cette francophonie s'impose notamment grâce à
des arguments culturels : la langue française serait un facteur d'unité indispensable et
imposerait une forme d'égalité, réglant ainsi la question du pluralisme linguistique. Or, c'est
bien parce que le français a écrasé les langues locales ou encore, en Afrique, que la plupart
des pays sont le fruit de découpages coloniaux arbitraires du territoire qui n'ont pas tenu
compte des territoires et des séparations ethniques – et donc linguistiques – qui pré-existaient,
que les pays colonisés ou ex-colonisés n'ont parfois d'autre choix que de s'y référer. Ce
discours qui légitime l'omniprésence du français consiste donc à essentialiser la langue : le
français est alors « langue de civilisation » , « langue universelle » par excellence. Senghor
115WA THIONG'O, Ngugi, Décoloniser l'esprit, Éditions La fabrique, Paris, 2011, p.38
116C'est moi qui souligne, l'intitulé même de ce comité regorge de relents impérialistes.
117CALVET, Louis-Jean, Linguistique et Colonialisme, p. 297

32
lui-même attribuait la raison à l'Occident et à ses langues tandis que les langues « noires »
étaient plus à même d'exprimer « l'émotion » de « l'âme noire », figeant et hiérarchisant ainsi
les langues et, par delà même, les communautés de locuteurs concernés. La Francophonie,
grosse machine idéologique, se donne aussi pour tâches de glorifier les valeurs occidentales
classiques, d'enseigner le français et par là même, de discréditer les langues locales : la haine
et le rejet dont la langue française fait l'objet sont dans ces circonstances, non pas portés
contre la langue mais contre le symbole qu'elle véhicule.
La persistance de la langue dans les pays anciennement colonisés est révélateur du fait
que le conflit principal qui demeure, même s'il est larvé, relève d'une lutte des classes, par
delà l'apparent conflit qui oppose les colons aux colonisés. Dans bien des cas, c'est une élite –
bien souvent la bourgeoisie nationaliste118 – qui a eu l'occasion et les moyens d'apprendre la
langue de l'ex-colon, qui prend la place de ce dernier et continue d'exploiter le peuple :
« l'emploi de la langue dominante reste l'apanage des classes et couches sociales liées à
l'impérialisme »119. Dany Bebel-Gisler, dans son ouvrage La langue créole, force jugulée120,
rend bien compte des complexités du rapport des individus à la langue, des pratiques des
langues, dans des pays ayant connu l'impérialisme français, tant au niveau des lignes de
démarcation, des fronts – national ou/et de classe – qu'à propos du statut de la langue dans le
domaine du savoir, et donc au niveau de la fonction de la langue dans l'enseignement en règle
général – à l'école, outil idéologique nodal. La langue du colon dispose ainsi de tous les
moyens pour dominer et subjuguer les langues des colonisés, et ses locuteurs. A cet égard,
toute recherche sociolinguistique qui reste enfermée dans la seule problématique linguistique
ne peut que manquer son objet, alors que le pouvoir sur la langue est une de ses dimensions
les plus importantes parce qu'ainsi, celui-ci réussit à s'instaurer dans la pratique quotidienne
des locuteurs. Dany Bebel-Gisler applique alors une méthode « matérialiste » : « C'est l'un des
buts de ce livre que de déterminer les poids économique, politique, culturel, des forces
linguistiques en présence et de dévoiler leurs stratégies concrètes. Tout le problème sera de
qualifier, de justifier cette notion de force linguistique »121 :

118Frantz Fanon explique néanmoins (FANON, Frantz, Les Damnés de la terre, Ed. La Découverte et Syros,
Paris, 2002 (1° éd. [1961] 1968 chez Maspero)), que la bourgeoisie nationaliste qui veut remplacer la
bourgeoisie métropolitaine après la décolonisation n'a pas les moyens économiques de le faire car elle exerce
davantage dans les professions libérales et de petites exploitations agricoles que dans l'industrie.
119GAUVIN, Axel, Du créole opprimé au créole libéré, défense de la langue réunionnaise, L’Harmattan, Paris,
1977, p.67
120BEBEL-GISLER.
121Id., p.7

33
le créole, force jugulée, est une force antagoniste de la société coloniale Antillaise, l'enjeu d'un
conflit avec l'idéologie dominante. On se souvient qu'au travers des controverses à son propos,
était censuré son procès de production, c'est-à-dire ses déterminations historiques, sociales,
politiques et ses conditions de production et d'existence, sa dépendance économique par
rapport au français, force dominante dont l'appropriation et la maîtrise sont la clef de la
promotion sociale capitalisée en diplômes et prestige symbolique [...] il s'agit pour les valets du
Pouvoir […] de constituer la langue antillaise comme une séquence autonome du tout social, de
nier son articulation avec les autres champs de la société coloniale [...] 122

En Haïti par exemple, la langue créole est déjà « langue nationale » mais son statut est
problématique car on normalise et on confine l'usage du créole, de sorte que :
l'utopie est de croire qu'un créole privé de la conquête du pouvoir économique et politique par
les masses a un avenir quelconque en Haïti car c'est faire comme si le rejet actuel [...] du créole
par les gouvernements haïtiens, la bourgeoisie haïtienne et la plus grande partie de la petite
bourgeoisie n'était pas inscrit dans une stratégie de lutte des classes […] il faudrait expliquer
pourquoi elle n'est pas la langue du pouvoir d’État, pourquoi elle est refoulée dans
l'enseignement, dans l'administration, les mass-média, au profit du français 123

« On leur fourrait dans la bouche des bâillons sonores, grands mots pâteux qui
collaient aux dents124 » : avec la Francophonie, nouvel instrument tactique de l'impérialisme
français, il s'agit, par le biais de la langue, de valoriser la culture comme culture d'excellence
en opposition à un certain « primitivisme » - caractéristique des gens ne parlant que le créole
– qui justifierait leur exclusion du pouvoir politique et économique, et du système
administratif, secteurs réservés à une langue et des codes porteurs de la « vraie civilisation ».
Le maintien du français est, en ce sens, la « caution morale » qui garantit la pérennité de
l'ordre établi :
l'accès du créole comme langue officielle entraînerait le risque de subversion de l'ordre social:
il correspondrait à une véritable invasion des barbares. Le maintien du français comme langue
officielle est ainsi l'une des conditions essentielles de reproduction du système néo-colonial 125

Enfin, l'école est un des organes majeurs qui diffuse et fait prospérer la langue française. Elle
répond ainsi aux nécessités internes du capitalisme en préparant et en formant les nouveaux
clients : « Il existe un document d'Alliance française qui explique clairement aux capitalistes
français l'enjeu réel de la francophonie: 'ouvrir une école, c'est vous faire des clients' »126.
Sur le plan de l'idéologie, l'entreprise de mystification consiste à faire comme si tout
existait de tout temps: effacer les origines, les traces – l'amnésie généralisée, fréquemment
produite par la propagande impérialiste, prouve souvent son efficacité – en auto-justifiant sans
arrêt son existence et sa légitimité. L'usage de la langue « locale » dans un tel contexte devient

122Id., pp.198-199
123Id., p.199
124FANON, Frantz, Les Damnés de la terre, Préface de Jean-Paul Sartre, p.17
125BEBEL-GISLER, p.201
126Id.,p.203

34
une pratique « rebelle », remarquable et, de fait, lors de mouvements sociaux, parler cette
langue, c'est se donner les moyens de dire son exploitation et de commencer à s'en délivrer en
ayant prise sur son destin en tant que « peuple », ou communauté politique. Le fait de
s'exprimer en créole – puisque c'est de cette langue dont il est question ici – dans une telle
conjoncture revient à amener les gens à prendre position sur les rapports de force entre le
créole et le français c'est-à-dire à dévoiler leur position sur l'avenir politique du créole et des
pays « créolophones » pour « renverser le rapport dépendant au français, […] pour détruire
[…] l'exploitation économique, sociale et politique que cache la domination symbolique du
français »127.
Le statut d'une langue c'est un problème essentiellement politique : si l'on tente de faire
disparaître le créole aujourd'hui c'est pour perpétuer le système colonial. Il faudra le
promouvoir demain pour donner la parole au peuple. Mais, dans le cadre de l'autonomie, la
seule solution envisageable est un bilinguisme véritable : deux langues officielles (le créole et
le français), deux langues pour la justice, deux langues d'enseignement, deux langues de radio
et de télévision128

Cette intervention de l'enseignant et sociologue Axel Gauvin en guise de conclusion de


son ouvrage révèle et met l'accent sur deux choses : tout d'abord, de la part des colonisés ou
ex-colonisés, le fait que la langue du colon persiste après la décolonisation est une preuve que
cette dernière n'est pas tout-à-fait achevée et que demeure une oppression, aussi insidieuse
soit-elle, arrachant au peuple en question la possibilité d'une émancipation puisqu'il ne peut
« dire » cette émancipation, tout au moins, ce dire ne peut être entendu. Le second axe est
celui du « réalisme » : étant donné la situation à la Réunion dans les années soixante-dix, la
solution, plus ou moins transitoire, pour parvenir à une véritable économie, est celle du
bilinguisme planifié – ce qui peut paraître à première vue paradoxal dans la mesure où
l'autonomie passe par une phase d'aliénation « volontaire » où l'on est contraint d'apprendre la
langue du colon, pour mieux la rejeter. Ce rapport « réaliste » et argumenté à la langue
française lui permet par conséquent de répondre aux accusations dont il fait l'objet, certaines
qualifiant son entreprise d'utopie séparatiste. La différence entre les situations de colonisation
et celles de « néo-colonisation » - comme actuellement les DOM – semble donc être, sur le
plan de la langue et de la culture que « ce qui était autrefois imposé soit maintenant comme
désiré »129.

127Id., p.210
128GAUVIN, Axel, Du créole opprimé au créole libéré, défense de la langue réunionnaise, p.104
129CALVET, Louis-Jean, Linguistique et Colonialisme, p. 301

35
Conséquences de la domination linguistique sur la psychologie des opprimés dans les
DOM :un rapport schizophrénique à la langue

ils veulent faire de nous des aliénés, des complexés incapables d'assumer leur destin collectif 130

Nous l'avons vu, le discours scientifique que porte la linguistique dans les situations de
domination et, a fortiori, dans le cadre de sociétés colonisées a notamment pour effet, chez
ces communautés de locuteurs, l'intégration d'une culpabilité vis-à-vis de sa propre langue
maternelle. Ces populations colonisées assimilent la péjoration, l'infériorité de leur langue et
donc, de leur culture qui les a forgées, alors même que la nouvelle langue qu'elles apprennent
de force est en inadéquation avec le monde dans lequel on vit : « la langue imposée ne
correspon[d] plus à rien de la vie de la communauté »131.
ce n'est pas un problème qui appartient au passé. On continue, un peu partout dans le monde,
d'empêcher de nombreuses communautés de s'exprimer dans leur langue. On continue de les
railler et de les humilier, d'apprendre à leurs enfants à avoir honte et à faire comme si le respect
et la dignité ne pouvaient se gagner qu'en rejetant leur langue maternelle et en apprenant la
langue dominante, celle du pouvoir132

Les individus opprimés possèdent néanmoins ce désir paradoxal de maîtriser la langue du


colon – langue qu'il est nécessaire de maîtriser pour être entendu d'une part et pour participer
à la vie politique, faire partie des institutions d'autre part : « un homme qui possède le langage
possède par contrecoup le monde exprimé et impliqué par ce langage […] il y a dans la
possession du langage une extraordinaire puissance »133. F. Fanon y voit, sur le plan
psychologique sur lequel il se place, un rapport de fascination 134, d'admiration/répulsion pour
la métropole : maîtriser la langue du colon, c'est alors se donner les chances de pouvoir sortir
de sa condition. Parler et écrire une langue européenne, c'est tenter de parvenir à un sentiment
d'égalité avec l'Européen et son mode d'existence.
A partir de là, la démarche de Fanon est la suivante : il s'interroge sur la réponse, la
réaction du « Noir » stigmatisé par le « Blanc » en essayant de montrer qu'il peut s'agir d'autre
chose pour le premier que de chercher sans cesse à prouver son égalité à ce dernier.
Néanmoins, dans la mesure où le « Noir » adopte une attitude face, par rapport, en fonction
du « Blanc » - décide d'adopter le français ou bien de se replier sur le créole – l'action, le
choix est toujours déterminé par réaction et donc l'agent demeure, dans une certaine mesure,

130GAUVIN, Axel, Du créole opprimé au créole libéré, défense de la langue réunionnaise, p.67
131WA THIONG'O, p.39
132Id., p.15
133 FANON, Frantz, Peaux noires, masques blancs, Point Seuil, Paris, 1952, p.14
134Rappelons que le terme est issu du latin « fascinus », désignant le phallus, et directement connecté à des
connotations de pouvoir – a également donné la notion de « fascisme ».

36
aliéné et empêtré dans sa condition de colonisé, de « devant faire ses preuves », de sorte que
pour déjouer ce phénomène de réaction, il est préférable de parler ou d'écrire « pour » les
frères colonisés que « contre » les colons.
Ainsi, parler de la langue comme instrument de domination, aspect tabou chez les
intellectuels antillais ou réunionnais dans le sens où leur pouvoir économique et symbolique
repose sur l'appropriation du savoir du dominant, est une manière pour eux de se remettre en
question tout en s'adressant à deux auditoires différents : leurs « frères » aliénés d'une part, les
Occidentaux mystificateurs et mystifiés par le langage d'autre part. La domination coloniale
est précisément due en grande partie au « mythe » – porteur d'une « idéologie » – qui la
soutient mais, dans le cas des DOM, il a passé un « cap », changé de nature : il n'est même
plus « mythe » puisqu'il s'inscrit dans les pratiques. De la sorte, les habitants des DOM – qui
sont comme envoûtés – n'ont, bien souvent, pas conscience de la provenance historique de
leurs pratiques: « l'amour du français, le désir du français est 'pratiquement' passé comme une
'seconde nature' et la tâche d'une désoccultation symbolique ne sera pas facile »135. Par
l'intériorisation du caractère inférieur de sa langue maternelle en faveur de la langue et de la
culture que le colon apporte, le colonisé peut intégrer des désirs contradictoires, lui venant de
l'extérieur :
Ce qui est posé là, c'est tout le problème de l'intériorisation d'une culture dominante par les
dominés, le problème de l'inculcation idéologique et de ses effets visibles au niveau des
comportements de la vie quotidienne et de la pratique sociale 136

Tous ces auteurs de pamphlets contre le colonialisme et le néo-colonialisme par la


langue – ont d'ailleurs une écriture singulière, écorchée et virulente, significative de leur
lutte : le vocabulaire et la syntaxe employés sont symptomatiques de l'oppression vécue.

La place de l'école dans les DOM

Afin de valoriser une langue et de la rendre hégémonique, il faut convaincre – et se


convaincre – que les autres langues sont intrinsèquement inférieures. Pour ce faire, cette
politique linguistique connaît deux principaux « volets » qui se manifestent à travers
différents instruments idéologiques : d'une part le fait de dénigrer les langues en les
considérant comme inférieures ou comme des dialectes en ne voyant, dans le cas du créole,
qu'une forme abâtardie du français, et, d'autre part, l'exclusion de toute la vie administrative et

135BEBEL-GISLER, p.103
136Id., p.199

37
officielle – dont l'école – du pays qui se fait dans la langue dominante :
le cauchemar de l'épée et du fusil fut suivi de la craie et du tableau noir. A la violence physique
du champ de bataille succéda la violence psychologique de la salle de classe […] Le principal
moyen par lequel ce pouvoir nous fascina fut la langue. Il nous soumit physiquement par le
fusil, mais ce fut par la langue qu'il subjugua nos esprits137

En Guadeloupe, en Martinique et à la Réunion, les situations de colonisation sont


assez originales dans la mesure où il n'y a pas eu de confrontation d'organisations sociales car
les territoires étaient vides – on y a importé des esclaves. Ainsi, « tout [y] est issu du
colonialisme »138. Le créole, langue « de blessures non refermées »139, issue de transformations
subies d'un système linguistique dominant utilisé de façon imparfaite comme moyen de
communication par une communauté importante, langue d'opprimés – elle naît pour palier à la
nécessité de communiquer que connaissent les maîtres et les esclaves, dans le cas des pays
colonisés et exploités où se pratiquait l'esclavagisme. Langue composite, elle se répand et se
complexifie pour devenir la langue maternelle des locuteurs des générations suivantes. Le
créole a cela d'original qu'il possède, en sa chair, une dimension socio-historique, en tant qu'il
a été élaboré dans le creuset de l'esclavage. Langue refoulée depuis des siècles par les instance
politiques dominantes, elle porte les marques de son histoire. Langue de la déviance et de la
résistance, le créole reste une langue dominée. En fait, dans sa construction, son histoire et ses
pratiques, il est l'illustration parfaite du rapport de classes dans les rapports linguistiques :
« né d'un rapport vertical (comprendre le maître), le créole va donc être réinvesti dans des
rapports horizontaux (se comprendre entre esclaves) »140. Ces caractéristiques lui donnent un
statut symbolique particulier, de sorte que certains, tout en le méprisant, craignent son pouvoir
symbolique de subversion : « persuadés de la force de la langue et de la culture d'un peuple,
les maîtres regroupaient sur leurs plantations les esclaves de langues différentes »141. Plus elle
s'autonomise, plus cette langue devient potentiellement une langue de complot contre le
maître : devenue hermétique aux oreilles de ce dernier, elle fonctionne alors comme « code
secret ».
Or, « pour que se constitue le créole, il faut au préalable que l'on ait tué les langues des
esclaves »142. Si le créole des DOM est essentiellement inspiré du français, il y a dans son
usage un véritable processus de subversion – quasi caractéristique de cette langue : les mots

137WA THIONG'O, p.28


138CALVET, Louis-Jean, Linguistique et Colonialisme, p.151
139BEBEL-GISLER, p.121
140CALVET, Louis-Jean, Linguistique et Colonialisme, p.154
141BEBEL-GISLER, p.119
142CALVET, Louis-Jean, Linguistique et Colonialisme, p.153

38
de vocabulaire français ont subi des variations phonétiques, orthographiques et sémantiques,
si bien qu'ils ne veulent plus du tout dire les mêmes choses en créole ; ils ne renvoient pas au
même imaginaire. Le créole n'est donc pas du « français à variations », du « français minoré »
mais une langue à part entière, qui s'est autonomisée au fil du temps :
Le fait de considérer la variabilité comme une caractéristique du créole, par opposition aux
autres langues, n'est pas le moindre des préjugés à l'égard de cette langue d'une majorité
dominée traitée de marginale143

Les arguments qui déprécient une langue en ne lui accordant pas ce statut sont notamment
ceux qui considèrent qu'une langue non-écrite n'en est pas une, ou encore que certaines
langues seraient intrinsèquement et définitivement inaptes à l'expression d'idées abstraites –
on retrouve ici de très vieilles caractérisations des langues, notamment telles que les analysait
Rousseau – donc inaptes aux sciences, ce qui empêcherait aux locuteurs de cet idiome le
« progrès » vers la « civilisation ». Or, « il n'y a pas de langue intrinsèquement supérieure et
des langues intrinsèquement inférieures, mais des langues dominantes et des langues
dominées »144 . Le statut d'une langue ne dépend pas de ses potentialités ni de son « état de
développement », mais du statut politique qu'elle possède en un lieu et un moment donnés.
Si l'école n'est pas le seul médium qui véhicule l'idéologie dominante – service
militaire, presse, ou encore radios – elle est au cœur de la formation, de la construction de
l'individu, et c'est vraiment une des courroies de transmission de l'idéologie des plus efficaces
de l’État – en termes althusseriens, elle fait partie des « Appareils Idéologiques d’État » :
on enseigne aux petits Français que l'histoire de France n'est autre que celle de l'unification de
toutes 'nos' provinces ; commencée sous les rois, poursuivie par la Révolution française,
achevée au XIX° siècle […] l'unité nationale, réalisée chez nous de bonne heure, expliquait la
perfection de notre langue et l'universalisme de notre culture 145

L'instruction est depuis la fin du XVII° siècle un des instruments clefs de


l'homogénéisation de la langue en France mais elle a connu son heure de gloire sous la III°
République, avec l'école de Jules Ferry146, où l'enseignement de toutes les matières en français
est obligatoire. L'école est encore, dans une perspective bourdieusienne, un espace où le
pouvoir symbolique – notamment pas le biais des usages du langage – est très bien représenté,

143BEBEL-GISLER, p.117
144GAUVIN, Axel, Du créole opprimé au créole libéré, défense de la langue réunionnaise, p.47
145SARTRE, Jean-Paul, Situations X, Politique et autobiographie, Gallimard, Paris, 1976, « Le Procès de
Burgos », p.9
146Rappelons à ce propos que de dernier, auteur des lois de la III° République rendant l'instruction obligatoire et
l’enseignement laïc et qui sera considéré comme l'un des pères fondateurs de l'identité républicaine sera
également ministre des Affaires étrangères entre 1883 et 1885 et fortement engagé pour l'expansion coloniale
française.

39
et qui reproduit les inégalités sociales. Nous pouvons donner l'exemple d'une pratique
répressive fréquemment usitée jusque dans les années soixante-dix en Bretagne, en Occitanie,
dans les DOM ou encore au Pays Basque, par l'école de la République: le maître donne le
matin un sou marqué d'une croix, ou, plus tard, un quelconque objet faisant office de « signe »
dont l'élève doit se débarrasser – il ne faut en aucun cas être le dernier possesseur de la
journée puisque ce dernier restait une heure après les cours pour nettoyer la salle – en le
donnant à un camarade qui parle le patois ou le dialecte alors interdit. Cette pratique promeut,
on l'aura compris, la délation, sapant par là tout esprit de solidarité, mais aussi « l'auto-
flicage » et l'auto-censure : l'enfant arrivait à avoir honte de parler la langue de ses parents :
« Belle façon d'enseigner aux enfants la délation et de les inciter de bonne heure à trahir leurs
proches et leur communauté ! »147. Le fait que l'école coloniale creuse peu à peu un fossé,
dans l'imaginaire de l'enfant, entre les journées à l'école, le monde domestique de sa famille et
de sa communauté, constitue une forme d'aliénation coloniale.
Ce n'est qu'à partir de 1951, avec la loi Deixonne 148, que l'enseignement de certains
« dialectes » - breton, basque, catalan et occitan – est autorisé. Mais ce vernis d'ouverture se
limite à un enseignement optionnel qui tardera à déboucher sur la possibilité de poursuivre
l'étude de ces langues dans les études supérieures, ce qui entrave l'obtention du diplôme de
professeur et donc l'enseignement officiel de ces langues. L'école semble pourtant être un de
ces espaces que l'on peut reconquérir afin que la langue ne soit pas confinée à l'entre soi.
Nous pouvons évoquer aussi la possibilité d'émancipation qu'il existerait au travers de
la réappropriation d'une culture « humaniste », émancipation, libération passant quoiqu'il en
soit et paradoxalement par un temps d'aliénation et de rejet de sa propre culture et de sa
propre langue :
Il ne voyait plus le monde qu'à travers le regard de la littérature de sa langue d'adoption [qui]
représentait peut-être la meilleure tradition humaniste – Shakespeare, Goethe, Balzac, Tolstoï,
Gorki, Brecht [...] – mais pour ce qui est de l'aliénation [...] cela ne changeait rien 149

Ce n'est pas non plus la prétendue, floue et essentialiste « vocation universelle »150 de la
langue française lyriquement évoquée par Senghor qui permet de se libérer du joug colonial.
On rétorquera que ces problématiques ne sont plus tout-à-fait d'actualité concernant les

147WA THIONG'O, p.32


148 Des décrets y ajouteront par la suite : celui de 1970 permet de prendre en compte les langues régionales
dans l'obtention du baccalauréat, s'ajoutent ensuite le corse en 1974, le tahitien en 1981 et les langues
mélanésiennes en 1992.
149WA THIONG'O, p.41
150Id., p.43

40
pays ex-colonisés et notamment les DOM, maintenant bien intégrés administrativement et
économiquement à la politique de la métropole. Pourtant, une série d'articles récemment parus
dans Le Monde diplomatique, et écrits par Axel Gauvin prouve que la question est encore en
suspens. La langue est encore une approche pertinente de l'identité réunionnaise : elle fait,
ainsi que l'expose longuement l'auteur dans ces articles, toujours débat chez les enseignants
comme chez les politiques151. Alors que « la politique d'éradication du créole commence à
peine à prendre fin »152, A. Gauvin promeut le bilinguisme, en faveur du créole – qui n'est pas
encore enseigné à l'école à la Réunion : si « la Réunion ne saurait se passer du français,
langue d'intégration à la société réunionnaise elle-même, à la République française et, associé
à l'anglais, à la zone ouest de l'océan Indien et au monde [...] langue de promotion sociale
[...] »153, le créole possède lui aussi ce caractère intégrateur : au XIX° siècle comme
aujourd'hui encore, les immigrants chinois, indiens ou, plus récemment, mahorais et
malgaches apprennent, pour s'intégrer, davantage le créole que le français.
De plus d'un point de vue concret de l'enseignement, A. Gauvin souligne des faits qui
lui apparaissent comme des absurdités, accentuant la difficulté de l'apprentissage de la langue
française : celui du contenu des programmes nationaux, qui ne coïncident en rien avec la
réalité « physique » et culturelle de la Réunion. Parler « d'automne » ou de « dinde aux
marrons » pour Noël n'a, respectivement d'un point de vue météorologique et culturellement
parlant aucun sens pour les enfants réunionnais.
Cette réflexion sur la langue comme medium de l'idéologie, partant d'une critique des
techniques de communication de masse permettant de rendre compte des procédés rhétoriques
par lesquels le langage peut dire, et parfois transformer ou camoufler une réalité politique,
nous a finalement mené à approfondir cette question en nous attardant sur le colonialisme qui
constitue une des situations où la langue apparaît de manière criante comme véhiculant
l'idéologie du pouvoir dominant. Ce détour ouvre, en outre, sur des problématiques ayant trait
à la place de la langue dans la constitution d'une identité commune, d'une « identité
nationale » - en même temps que la remise en cause même de la cohérence et de la pertinence
de ce concept – et/ou dans l'identité de lutte, notamment dans les luttes de libération nationale
qui concernent tout particulièrement les pays colonisés.

151GAUVIN, Axel, « Le créole, l'hiver et la dinde aux marrons », Supplément La Réunion, Le Monde
diplomatique, mars 2010, Paris, p.1. L'article en question occupe, quantitativement, le cinquième de ce
Supplément.
152Id., p.4
153Ibidem.

41
La langue dans la construction de la nation

Ainsi, « le colonialisme linguistique et son achèvement, la glottophagie, sont le fruit


de deux théories confrontées à la pratique politique : une théorie de la langue et une théorie de
la nation »154 :
fonder une nation et lui faire un langage ne constituent qu'une même tâche politique 155

La langue fonctionne bien souvent comme un des plus éloquents symboles de la communauté
politique. Une langue nationale, agrégat sédimenté de luttes politiques passées et présentes,
toujours soumise à un processus de subversion et de minoration de la part des dialectes
dominés, crée une communauté linguistique qui est aussi, inséparablement, une communauté
politique. Elle est en effet la courroie de transmission de la culture de cette communauté
politique :
Chaque langue en tant que culture est la mémoire de l'expérience collective d'un peuple à
travers l'histoire. Pas de culture sans langue pour permettre son apparition, sa croissance, sa
sédimentation, son explicitation et sa transmission de génération en génération 156

« La langue est au cœur de la question politique qui continue à nous hanter, celle de la
nation »157, notamment par le biais des questions « d'identité nationale », d'intégration
européenne, de décentralisation régionale, d'immigration et d'assimilation. Néanmoins, « il n'y
a nulle part correspondance [directe et « naturelle »] entre une frontière politique, un État, une
nation et une langue »158, à commencer parce qu'il y a presque toujours une distorsion entre la
langue officielle d'un pays donné et la langue maternelle des individus qui le peuplent. Le lien
qu'il existe entre ces deux entités est donc toujours le fruit d'une volonté puis d'un dispositif
politiques. Nous mobiliserons dans cette étude le concept de « nationalisme » entendu
comme une manière d'être-au-monde à laquelle nous sommes tous soumis et en tant
qu'idéologie politique qui elle, proclame le caractère irréductible et inaliénable de la
communauté nationale dans laquelle la représentation identitaire de la langue de cette même
communauté occupe une place centrale : c'est précisément en tenant ensemble ces deux

154CALVET, Louis-Jean, Linguistique et Colonialisme, p. 211


155DE CERTEAU, Michel, JULIA, Dominique, REVEL, Jacques, Une politique de la langue - la révolution
Française et les patois : l'enquête de Grégoire, Gallimard « Folio histoire », Paris, 2002, p.175
156WA THIONG'O, pp.36-37
157LECERCLE, p.175
158CALVET, Louis-Jean, La guerre des langues, p.50

42
acceptions que nous essaierons de déceler les tensions et les contradictions internes au
nationalisme. Au-delà du lien fort qui peut donc avoir lieu entre la langue et la nation, les
concepts de langue nationale et d’État-nation entrent également dans un rapport que l'on
caractérisera de « dialectique » : « Nationale, la langue l'est parce qu'elle est érigée comme
telle dans le cadre des luttes politiques qui aboutissent à la création d'un État-nation »159. Le
fait est qu'en France, on a du mal à penser autrement qu'au travers du paradigme de l'Etat-
nation « dont notre pays est universellement porteur depuis la Révolution »160.
Si, à première vue, la langue comme manifestation de la nation semble se prêter à
deux pratiques politiques apparemment opposées (d'une part, l'acte qui consiste à imposer une
langue commune afin de renforcer l'unicité de l'État-nation déjà présent – comme c'est le cas
en France aux XIX° et XX° siècle – d'autre part le fait de parler collectivement une langue qui
n'est ni celle de la capitale ni celle de l'empire auquel on appartient officiellement, donc la
prise de conscience de constituer une nation différente – la Catalogne ou le Pays Basque, par
exemple, vis-à-vis de la France et l'Espagne), il est néanmoins incontestable que ces pratiques
oscillent toutes deux entre une planification linguistique relevant de l'administratif et un fait
de masse, un élément culturel et historique « donné ». On voit mal, en effet, comment ce
dernier pourrait exister sans la projection, au moins par anticipation, dans un réseau
institutionnel et « administratif » qui en garantirait le caractère « de masse » par
l'officialisation de l'usage de la langue dans les institutions publiques, juridiques et
économiques. La langue peut faire l'objet d'une « métonymisation », d'une symbolisation au
sein du discours nationaliste jusqu'à devenir l'élément central de représentation, moteur du
nationalisme linguistique. Les arguments souvent répertoriés dans un discours emprunt de
« nationalisme linguistique » sont les suivants : l'historicité de la langue par rapport au
territoire donné, le fait qu'elle ait été persécutée – mais qu'elle ait survécu grâce à « la
résistance et la fidélité » du peuple – et enfin, le fait qu'elle porte aujourd'hui les séquelles des
persécutions, qu'elle soit toujours dans une « situation précaire ». On choisit alors parfois,
dans cette situation, de promouvoir une identité régionale contre l’État, et de lutter contre la
langue nationale par la langue régionale. Néanmoins, cette pratique sous-tend, elle-même,
deux types de discours et deux idéologies pour le moins éloignés : la pensée anarchiste
libertaire d'une part, l'amour de la terre natale et la xénophobie de l'autre.

159LECERCLE, p.173
160BOYER, Henri, « Langue et nation : le modèle catalan de nationalisme linguistique », Langue(s) et
nationalisme(s), ENS Éditions (collection « Mots. Les langages du politique »), N°74, juin 2004, Lyon, p.27

43
La fonction de la langue dans l'imaginaire collectif d'une nation et dans le
processus d'identification à cette nation

Benedict Anderson explique son approche des « nationalismes » en partant du constat


que, depuis la Seconde Guerre mondiale, « aucune révolution n'aboutit qui ne se soit définie
en termes nationaux […] et, ce faisant, ne se soit solidement ancrée dans un espace social et
territorial hérité du passé prérévolutionnaire »161. C'est donc, que ce paradigme – la « nation »,
le « nationalisme » tel que nous l'avons défini plus haut – est pertinent pour penser la
construction d'une communauté politique. Pourtant, et ceci rendra à l'étude qui suivra toute sa
cohérence et son urgence, « le nationalisme est apparu comme une fâcheuse anomalie pour la
théorie marxiste […] on a largement préféré se dérober à la question plutôt que de l'aborder de
front »162. Les quelques allusions de Marx et Engels au nationalisme portent en effet plus
précisément sur « la bourgeoisie nationale » ou sur le « nationalisme » comme synonyme de
protectionnisme, de conservation des intérêts bourgeois d'un pays. Ainsi, Anderson analyse la
nation comme un phénomène historique en perpétuelle construction ; comme la langue, il fait
partie des « artefacts culturels »163.
Lorsque l'on cherche à définir le concept de « nation », on tombe sur « trois
paradoxes » qu'expose Anderson :
la modernité objective des nations aux yeux de l'historien par rapport à leur ancienneté
subjective aux yeux des nationalistes […], l'universalité formelle de la nationalité en tant que
concept socio-culturel […] la puissance « politique » des nationalismes par rapport à leur
misère philosophique, voire leur incohérence 164

A dire vrai, ces trois paradoxes définissent implicitement la nation, phénomène historique
oscillant entre une réalité « objective », « historique » et l'idée que ceux qui la peuplent s'en
font – au sein même desquels règne l'hétérogénéité. La démarche d'Anderson est de souligner
l'effectivité, sur le champ socio-politique, de la dimension imaginaire : elle permet à des
conceptions politiques d'exister, à des lignes politiques de bouger. En effet, ce n'est pas parce
que cette dimension relève de la création, de l'invention, bref, de l'artefact, qu'il est pour
autant illégitime pour examiner une situation politique : si « le nationalisme se masque sous
des faux-semblants », cela ne signifie pas « qu'il assimile 'invention' à 'contrefaçon' ou
'supercherie' »165. C'est donc à l'intérieur de ce cadre de pensée que nous pouvons nous-mêmes
161ANDERSON, p.16
162Id., p.17
163Id., p.18
164Ibidem.
165Id., p.20

44
nous interroger sur la place et la fonction qu'occupe la langue dans la construction de cette
identité. La langue nationale joue en effet un rôle essentiel dans la « communauté imaginée ».
La langue participe, avec l'essor de l'édition et l'imprimerie – principalement, dans un
premier temps, des textes sacrés – à la popularisation du concept de nation en fixant les
langues :
Ce qui […] a rendu les nouvelles communautés imaginables, c'est l'interaction à demi fortuite,
mais explosive, entre un système de production et de rapports de production (le capitalisme),
une technique de communication (l'imprimé) et la fatalité de la diversité linguistique […] il [le
capitalisme] trouva dans la mort et les langues deux adversaires tenaces [...] 166

De la sorte, « ne serait-ce que par sa dissémination de l'imprimerie, le capitalisme avait


également contribué à créer en Europe des nationalismes populaires et fondés sur des langues
vernaculaires »167. Les langues d'imprimerie ont ainsi contribué à jeter les bases d'une
« conscience nationale »: entre le latin et les langues vernaculaires parlées, existaient ces
« champs d'échange et de communication unifiés »168, à l'intérieur desquels sont nées des
langues de pouvoir qui se distinguaient des langues administratives – ce qui marque d'ailleurs
que la médiatisation, la divulgation de langues permet à ces dernières de s'imposer.
Néanmoins :
entre la formation concrète des États-nations contemporains et la portée bien définie des
langues d'imprimerie, il n'y a aucun isomorphisme [...] [il y a un] découplage, entre langues
d'imprimerie, conscience nationale et États-nations 169

Plus tard, la transmission – facilitée avec l'apparition du livre – de la langue et de la culture


française, de même que des techniques et connaissances issues des Lumières passeront
également par la diffusion de courts et simples opuscules patriotiques et la constitution d'une
littérature, de mythes, de chansons et de poèmes patriotiques, mais aussi par l'amélioration des
grammaires et dictionnaires français. A dire vrai, aucune langue n'est intrinsèquement portée à
produire, à inventer le nationalisme : en revanche, la langue d'imprimerie favorise l'apparition
de ce dernier.

Dès le départ, la nation a été conçue dans le langage, non dans le sang […] on pouvait être
'invité à entrer dans' la communauté imaginée […] Perçue à la fois comme une fatalité
historique et comme une communauté imaginée à travers le langage, la nation se présente
comme une réalité simultanément ouverte et fermée 170

166Id., p.54
167Id., p.143
168Id., p.55
169Id., p.57
170Id., p.149

45
Le travail produit par E. Hobsbawm dans Nations et nationalisme, pointe également le
caractère artificiel, construit, historique des concepts et réalités politiques que sont la
« nation » et le « nationalisme ». Mais contrairement à Anderson, il insistera davantage sur les
excès et les dangers de ces derniers.
Hobsbawm note le caractère récent, en Europe et donc en France du lien entre langue
et nationalisme, désignant de la sorte ce phénomène comme une construction historique
complexe : « Les langues nationales sont donc presque toujours des constructions semi-
artificielles et parfois, [...] pratiquement inventées »171. En revanche, l'auteur travaille assez
peu sur le cas de la France qui nous intéresse particulièrement ici : nous nous contenterons
donc de relever les remarques générales qu'il formule sur l'évolution du rapport entre langue
et nation.
La langue parlée par le peuple n'était donc pas, selon lui, avant 1840, l'élément central
de la formation directe du « protonationalisme », bien qu'elle ne fut pas sans effet sur cette
formation :
le 'choix' d'une langue apparaît comme un phénomène progressif, naturel, pragmatique, pour ne
pas dire aléatoire. A cet égard, il n'a rien à voir avec la politique linguistique délibérément
poursuivie au XIX° siècle par les dynastes confrontés à la montée de nationalismes
linguistiques populaires hostiles. Un signe patent de la différence est que les anciennes langues
administratives n'étaient précisément que cela172

En revanche, la langue – et en particulier la langue des élites, la langue du pouvoir, en France,


la langue de la capitale, le pouvoir étant centralisé à Paris – devait devenir l'élément central de
la définition moderne de nationalité, car « où existe une langue littéraire ou administrative
d'une élite, même si le nombre de ses utilisateurs est très réduit, elle peut devenir un élément
important de la cohésion protonationale »173. Selon Benedict Anderson, il y a trois principales
raisons à ce phénomène : tout d'abord, les intérêts et le « commun » qu'il existe entre les
membres de l'élite font que, même basée sur un territoire restreint, cette dernière peut passer
comme modèle pour la future « nation » entière :
Quoi qu'il en soit, quand le dialecte qui forme la base d'une langue nationale est effectivement
parlé, peu importe que ceux qui le parlent ne soient qu'une minorité, pourvu que cette minorité
dispose d'un poids politique suffisant174

Construite de toutes pièces et imposée, une langue commune paraît alors, qui plus est,
« éternelle », et c'est bien souvent par le biais de l'instruction publique et autres mécanismes
171HOBSBAWM, Eric, John, Nations et nationalisme depuis 1780, Programme, mythe, réalité, Gallimard
(Folio Histoire), Paris, 2001, p.105
172ANDERSON, p.53
173HOBSBAWM, p.115
174Id., p.116

46
administratifs que la langue culturelle ou officielle devient la langue des États modernes.
Hobsbawm date ainsi l'importance de la langue dans le nationalisme vers 1840. La
langue, qui « implique un choix politique »175, devient dès lors un facteur de diplomatie
internationale et de politique à l'intérieur de certains États. Si la communauté de la langue
devient un argument pour rassembler tous ces locuteurs en un seul et même État-Nation, cette
évolution comporte en elle, virtuellement, tous ses excès : la dissémination de la langue
allemande à travers l'Europe de l'Est peut permettre au II° Reich, au nom de ce principe, de se
constituer un Empire. En effet, l'Allemagne fait partie de ces pays fortement influencés par le
souffle romantique qu'a connu l'Europe dès la fin du XVIII° siècle, souffle par lequel on
redécouvrait notamment le folklore du « peuple » et leurs langues – qui contribue à former
« l'esprit » de ce peuple – mais ce mouvement politique ne partait pas alors des peuples
concernés. Il y a certes, entre 1780 et 1840 un mouvement de renouveau linguistique mais
celui-ci n'a pas encore la place qu'il aura lors de l'apparition d'un groupe de militants
favorables à « l'idée nationale » puis, lors de la manifestation du soutien de masse à cette idée.
Les liens entre racisme et nationalisme sont évidents. On confondait facilement « race » et
langue, à l'indignation d'érudits scrupuleux [...] qui soulignaient que la « race », concept
génétique, ne pouvait découler de la langue, qui est un caractère acquis. De plus, il existe une
analogie évidente entre la façon dont les racistes insistent sur l'importance de la pureté de la
race et les horreurs des croisements entre races, et la façon dont tant de formes de nationalisme
linguistique – pour ne pas dire toutes – insistent sur la nécessité de purifier la langue nationale
de ses éléments étrangers […] Nationalisme linguistique et nationalisme ethnique se
renforçaient donc l'un l'autre 176

Cependant, précise l'auteur, cette identification, ce lien entre langue et nation ne revêt pas une
importance égale pour toutes les couches sociales, ni pour tous les États.
En tout cas, ce sont des problèmes de pouvoir, de statut, de politique et d'idéologie, et non de
communication ou même de culture, qui sont au cœur du nationalisme linguistique […] comme
le confirme cet âge d'or des littératures dialectales que fut le XIX°, l'existence d'un idiome
parlé et même écrit par un grand nombre de personnes ne suscita pas nécessairement un
nationalisme fondé sur la langue177

En effet, le processus de construction de la langue est traversé par l'élément politico-


idéologique : la correction ou la normalisation des langues existantes, la résurrection des
langues mortes ou disparues, la création de nouvelles langues ex nihilo ou à partir de
dialectes, tout cela ne peut qu'être l'objet de volontés politiques.
l'importance symbolique des langues prévaut sur leur utilisation effective […] Pourtant, si
symboliques qu'elles soient des aspirations nationales, les langues ont un nombre considérable
d'utilisations pratiquement et socialement différenciées, et les attitudes vis-à-vis de la langue

175Id., p.187
176Id., pp.201-202
177Id., pp.205-206

47
choisie comme officielle pour les usages administratifs, éducatifs ou autres, diffèrent en
conséquence. N'oublions pas, à nouveau, que l'objet des controverses est la langue écrite, ou la
langue parlée dans un cadre public. Une langue parlée dans la sphère privée de communication
ne pose pas de graves problèmes, même quand elle coexiste avec les langues publiques,
puisque chacune occupe son propre espace 178

Hobsbawm ajoute que cette répartition, cette inégalité des « utilisations effectives » des
langues n'est pas intrinsèquement problématique tant qu'une langue n'est pas « rejetée et
qu'une autre ne lui ait été substituée comme moyen d'accéder à une culture plus large ou à une
classe sociale plus haute identifiée à une langue différente »179 : la maîtrise de la langue
vernaculaire – qui sera imposée, la plupart du temps dans l'enseignement – est souvent une
condition sine qua non pour accéder aux emplois de l'administration officielle, par exemple.
Ce qui était menacé, ce n'était pas la langue mais le statut social et la position des couches
moyennes [...] Seule une protection politique pouvait les revaloriser 180

La maîtrise ou non de la langue officielle est donc symptomatique de la place que chaque
individu occupe dans la société : la hiérarchie de la « compétence » correspond donc à celle
de la société.
Le choix de la langue dans l’établissement d'une nation ou d'une région autonome
doit à chaque fois tenir compte de la singularité des situations politiques. Autrement dit,
comme ce n'est pas quelque chose de « naturel », comme peuvent le prôner certains
nationalistes « traditionalistes » et réactionnaires, il n'y a aucun – du moins pas forcément de
– lien de cause à effet entre le pourcentage de population parlant la langue et la constitution
d'une nation, même si cela participe au rapport de force. Élire une langue officielle est donc
un acte important, qui relève d'une volonté politique.
Enfin, faisant état d'une « crise de la nation » et surtout de la forme « État-nation »,
de la dé-coïncidence de l’État, de la nation, du peuple et du gouvernement, dans la mesure où
même des mouvements nationalistes ont des doutes quant à la constitution d'un véritable État
indépendant lorsqu'ils conservent pour objectif une séparation totale d'avec l’État dont ils
forment actuellement une partie, Hobsbawm énonce que, dans un monde dans lequel :

probablement guère plus d'une douzaine d’États sur cent soixante-dix peuvent réellement
prétendre que l'ensemble formé par leurs citoyens coïncide réellement avec la totalité d'un seul
et même groupe ethnique ou linguistique, le nationalisme s'appuyant sur l'établissement d'une
telle homogénéité n'est pas seulement indésirable, mais aussi [...] autodestructeur 181

178Id., pp.208-211
179Id., p.211
180Id., pp.221-222
181Id., p.343

48
Planifications linguistiques, politiques linguistiques et nationalismes

L'ensemble des choix effectués en connaissance de cause dans le domaine des rapports
entre langue et vie sociale, et, plus particulièrement entre langue, et vie nationale forme une
« politique linguistique ». Toute politique linguistique a besoin d'une « planification »
associée, planification qui a pour fonction de trouver les moyens nécessaires à la mise en
œuvre de ladite politique. Cette dernière possède une double fonction – symbolique d'une
part, pratique de l'autre – et elle s'applique autant sur la langue, en la codifiant et en la
normalisant, que sur les langues, par le choix des langues d'enseignement, l'aménagement de
plurilinguismes régionaux. Ces politiques peuvent avoir comme motivations profondes un
purisme linguistique, un centralisme « antidialectal » ou encore un « expansionnisme »
linguistique. Or, on retrouve ces tendances dans de nombreuses politiques linguistiques,
notamment dans celles élaborées en France.
Du côté épistémologique, même si ce n'est pas à la linguistique de conforter ou de
récuser les frontières identitaires, il n'est pas interdit à la sociolinguistique de s'interroger sur
les enjeux identitaires dont les langues sont porteuses, dans certaines circonstances
historiques, et sur les conditions d'émergence et les attendus constitutifs du nationalisme
linguistique :
le linguiste se trouve le plus souvent de l'autre côté, du côté du pouvoir[...] [la langue est] le
produit de l'action des locuteurs, de leur pratique sociale, et […] l'intervention planificatrice
tend à déposséder les locuteurs de leur langue 182

Il y a donc, en dernière instance, « une homologie entre le modèle scientifique du système de


la langue et le modèle politique qui fait de la langue nationale centralisée le vecteur du
pouvoir »183.

Un pouvoir centralisé qui exige une unité linguistique

Les liens entre la langue et le politique découlent, bien souvent – mais pas
nécessairement – de la volonté d'établir un pouvoir centralisé, et du sincère désir de trouver
une adéquation entre la langue et l'imaginaire collectif associé au « peuple » concerné. En
France, dès 1539 et par l'ordonnance de Villers-Cotterêts184, tous les édits doivent être écrits

182CALVET, Louis-Jean, La guerre des langues, p.283


183LECERCLE, p.127
184Sous François 1°.

49
en français, et non plus en latin. Il importe alors de faire en sorte que le français soit compris –
pas forcément parlé, la langue étant un outil de discrimination sociale permettant l'accession
ou pas aux emplois de l'administration. En effet, des lois ne peuvent être appliquées que dans
la mesure où elles sont intelligibles pour l'ensemble de la nation et donc à partir du moment
où elles existent dans une langue que comprennent les citoyens – que ce soit par
l'apprentissage de la langue nationale ou par la traduction de ces lois dans leur(s) langue(s).
Parler le français, dès 1789, c'est être patriote – le « dialecte », qui d'ailleurs à cette
époque n'est même pas considéré comme tel mais comme une langue étrangère, étant alors un
agent de désunion ; c'est également garantir la puissance et la cohérence de la nation qui
continuera à se construire autour d'un langue unique. Parler le français, c'est avant tout
comprendre les lois nationales, mais cela signifie aussi comprendre et participer aux idées de
la Révolution. Pour ce faire, une lutte acharnée se fera contre les dialectes, lutte qui passera
surtout par l'instruction. On peut dès lors constater le paradoxe suivant: pour s'émanciper,
l'acquisition et la maîtrise de la langue majeure – en l'occurrence ici le français – sont
nécessaires, sachant que cette acquisition s'opère au détriment – par l'abandon et/ou la
destruction – des langues des minorités, opprimées. Cette politique d'homogénéisation de la
langue – entre la capitale et la province, mais aussi et plus généralement, entre les villes et les
campagnes – sur un territoire, au profit d'une plus grande cohésion nationale a le mérite, sur le
plan théorique, d'acter et de connecter explicitement la question de la langue à celle du
politique. Toutes les contrées réticentes à parler le français qui manifestaient une quelconque
résistance étaient ipso facto catégorisées comme anti-parisiennes, anti-républicaines et contre-
révolutionnaires.
comme plus tard Staline, les révolutionnaires français considèrent que le plus sûr ciment de la
nation est l'unité linguistique. Mais cette affirmation, qui a d'ailleurs toujours cours aujourd'hui,
est profondément ambigüe: l'unité linguistique est-elle le résultat ou la condition de l'existence
d'une nation? 185

Les études menant au « Rapport Grégoire » de 1794186 intitulé « Rapport sur la nécessité et
les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française » sont
185CALVET, Louis-Jean, Linguistique et Colonialisme, p. 221
186Le rapport rédigé par Henri Grégoire (surnommé l'Abbé Grégoire) est présenté à la Convention nationale le 4
juin 1794 sur l'état de la langue française en France. Il s'appuie sur une enquête « sociolinguistique » de la
diversité des langues parlées localement et des mœurs et coutumes de la population. Pour ce faire, un
questionnaire est envoyé aux clercs et notables – qui deviennent alors de véritables agents du pouvoir – des
contrées de provinces, et principalement dans celles où la résistance se manifeste le plus. L'étude combinait
une enquête scientifique et une analyse d'opinion, ce qui permettait de voir le niveau de résistance ou
d'adhésion au projet patriotique et centralisateur. La conclusion soutenue devant la Convention fut qu'un
Français sur cinq avait une connaissance active et passive de la langue nationale telle qu'elle était pratiquée à
la Convention et à Paris.

50
motivées par l'idée selon laquelle les différences, la diversité des langues en France menacent
l'unicité politique, entre autres parce que les patois seraient les révélateurs de traditions, de
superstitions et de croyances antirévolutionnaires :
On a donc affaire à un travail idéologique indissociable de l'imaginaire qui en est tantôt le
postulat, tantôt l'effet […] Il 'place' autrement les forces en présence dans un système
symbolique. Il modifie la nature des conflits187

Les clercs et notables de provinces, chargés dans un premier temps de leurs « terrains
linguistiques » respectifs puis, de l'enseignement et de la propagation de la langue française
par la suite, seront eux-mêmes bouleversés par ce nouveau rapport à la langue, cette mise à
distance vis-à-vis de leurs langues maternelles qui leur est imposée par l'approche
« scientifique ». Cette démarche, partant d'une intention politique, faisant un détour par la
science pour revenir à des conclusions « politiquement » ou « linguistico-politiquement »
utilisables, « dialectise » l'identité de ces clercs car, en même temps qu'ils déclinent, sur le
papier, leurs identités en décrivant leurs patois, ils s'en défont, s'en distancient :
traiter de la langue, c'est traiter de l'homme. Il n'est dons pas surprenant qu'une enquête sur les
patois trahisse les déplacements qui sont en train de se produire dans les identifications sociales
et imaginaires des répondants188

Ainsi, dès 1794, la langue n'est plus – ou plus seulement – un objet d'étude philosophique ou
scientifique mais elle est « subordonnée à l'intérêt de la Nation. Elle constitue un cas
particulier du civisme. Il y a aussi un civisme linguistique »189. Le français passe de « langue
de la capitale » à « langue nationale » et accentue par là une frontière entre la « nation » et son
extériorité : par synecdoque, un des dialectes d'une langue « standard » passe pour la totalité
de la formation linguistique.
Une langue est alors, non un dialecte doté d'une armée […] mais un dialecte promu d'un
statut de langue parce qu'une communauté imaginée a décidé d'y trouver son unité ou de fonder
sur lui son unité190

Les historiens M. De Certau, D. Julia et J. Revel, auteurs d'une étude sur ce document,
rapportent que l’abbé Grégoire, mettant en avant l'importance de la langue dans la constitution
d'un imaginaire national collectif et comme symbole du patriotisme, parlait même de
remplacer le « corps imaginaire du roi » par le « corps du langage affecté au rôle mythique et
opératoire, d'articuler la Nation comme système propre » 191.
La valorisation de la langue nationale s'accomplit donc au détriment des « patois » qui
187DE CERTEAU, Michel, JULIA, Dominique, REVEL, Jacques, p.22
188Id., p.52
189Id., p.170
190Id., p.177
191Id., p.174

51
sont relégués au rang de « langues d'affects », « langues du passé », ou encore de « trésors
perdus » incapables d'être opératoires pour dire et penser la modernité de la révolution. Au
mieux, ils seront considérés, mais comme « objets » de science qui ont leur place dans les
musées : « la folklorisation de la différence est le corollaire d'une politique d'unité
nationale »192.
De la sorte, l'idéologie, confortée par la science et le pouvoir politique, rend possible
la participation à la négation d'une langue et donc à la négation d'une culture d'un « peuple » –
en les méprisant et en les discréditant – qui, de ce fait, connaîtra des difficultés à se penser et à
se constituer comme nation autonome, notamment dans le cadre de luttes pour une libération
nationale.

Les luttes de Libération Nationale

La « résistance à la glottophagie », ainsi que l'énonce Calvet, s'opère bien souvent par
conscience nationale, dans le sens où il n'y a pas de conscience de soi sans conscience de
classe et qu'il n'y a pas de nation pour soi sans conscience nationale. Le problème linguistique
n'existe pas en tant que tel dans la lutte de la libération nationale puisqu'il se pose avant la
libération, au cours des luttes – langue de la propagande, langue de l'instruction du peuple. Il
faut « rendre au peuple le droit à la parole » et, pour cela, lui redonner la possibilité de
s'exprimer dans sa propre langue. D'une certaine manière, l'état de la langue dans tel ou tel
pays fraîchement décolonisé est le signe de la complétude ou, au contraire, de l'incomplétude
de la décolonisation: si la question de la langue pose encore des difficultés, c'est qu'aucun
problème fondamental n'a été résolu, qu'on se trouve encore avant la libération, non pas que la
langue soit la pierre de touche de la libération des sociétés opprimées, mais la libération d'un
peuple consiste aussi à libérer sa parole. Si la langue ne peut faire l'objet d'une lutte
indépendante – on voit vite les conséquences douteuses, apolitiques et aporétiques d'un front
de défense de telle ou telle langue, qui serait complètement déconnectée de tout le reste de la
réalité sociale et donc des autres conflits – elle peut et doit s'incorporer à la lutte des classes.
En effet, il n'est pas question de prôner tel un étendard une langue simplement sous prétexte
qu'elle est nôtre : c'est une conjoncture particulière, une situation extérieure – qui est en
l'occurrence celle de l'oppression coloniale – qui nous impose, ou pas, cette pratique de la

192Id., p.178

52
langue et qui accordera, ou pas, à cette pratique, une dimension subversive.
Toute libération […] qui ne s'accompagne pas d'un bouleversement de la superstructure
linguistique n'est pas une libération du peuple, qui parle la langue dominée, mais une libération
de la classe sociale qui parlait et qui continue à parler la langue dominante 193

Il n'y a donc de libération que totale or, bien souvent, après un procès de décolonisation, la
politique, la justice, bref, toutes les institutions déterminantes et puissantes se font dans la
langue du colon impliquée alors.
Les partis nationalistes mobilisent bien souvent le peuple sur le mot d'ordre de
l'indépendance et pour le reste, s'en remettent à l'avenir : la production nationale continue
alors à produire la même chose que ce que le colon prélevait, les cultures ne se diversifient
pas, et le chemin import-export pré-tracé par le colon est emprunté de nouveau, ce qui
perpétue la dépendance. Les postes et places de pouvoir qu'occupent les colons ne restent pas
longtemps vacants lorsque ceux-ci les abandonnent : la bourgeoisie nationale se charge de les
remplacer. Calvet énonce à ce propos un exemple éloquent: en bambara, le même mot 'tababu'
désigne à la fois l'européen et le bureaucrate noir. Le colonialisme se sert d'ailleurs de ces
tensions internes – religieuses ou ethniques – pour les exacerber, ou même en inventer, afin de
faire accroître la dépendance du pays décolonisé envers l'ancien pays colonisateur. Frantz
Fanon soulignera à ce propos qu'il est inutile de changer « un régime d'exploitation de
colonisés par un régime national d'exploitation »194. Ce que l'on peut retenir de ces
préoccupations, c'est que l'attention portée sur ce qui se passe après la libération nationale
pose bien le problème du fondement et de la pérennité d'une nation solidaire, égalitaire et
juste. Cela revient à s'interroger sur le commun et les fondements d'une organisation politique
qui assumerait l'ensemble de la jeune nation, politiserait son peuple – ce qui consiste plus
pour Fanon à éveiller les esprits qu'à faire de la propagande ou de grands discours politiques –
bref, qui formerait gouvernement par et pour les déshérités : « le nationalisme, ce chant
magnifique qui soulevait les masses contre l'oppresseur se désagrège au lendemain de
l'indépendance […] »195.
On peut déceler dans les mouvements de libération nationale deux grandes tendances :
l'une se compose de la défense d'une communauté culturelle traditionnelle, des revendications
de pouvoir local et d'une recherche de développement industriel ; l'autre élargit et recadre à la
fois le combat culturel en ne le fondant plus sur la sauvegarde du patrimoine traditionnel, et

193CALVET, Louis-Jean, Linguistique et Colonialisme, p.183


194FANON, Frantz, Les Damnés de la terre, p.156
195Id., pp.192-193

53
en couplant, ou en remplaçant la revendication d'un pouvoir local par une critique de la
société capitaliste dans son ensemble. Au-delà de la question des conditions dans lesquelles
une lutte de libération nationale est conservatrice ou émancipatrice, nous tâcherons ainsi de
déceler en quoi la langue a un rôle particulier, comment elle fonctionne dans les deux
tendances. Pour ce faire, nous nous appuierons plus particulièrement sur la situation
« politico-linguistique » du Pays Basque qui concentre, à nos yeux, bon nombre de
problématiques que l'on retrouvera dans d'autres cas, mais aussi qui concentre des
positionnements politiques – qui se répercutent sur la place, la fonction qu'adopte la langue –
divers et parfois même, paradoxaux, antagonistes.
La culture nationale n'est pas le folklore où un populisme abstrait a cru découvrir la vérité du
peuple […] La culture nationale est l'ensemble des efforts faits par un peuple sur le plan de la
pensée pour décrire, justifier et chanter l'action à travers laquelle le peuple s'est constitué et
s'est maintenu. La culture nationale [...] doit donc se situer au centre même de la lutte de
libération qui mènent ces pays196

L’ambigüité du Pays Basque

L'article de Sartre sur « le Procès de Burgos » - six militants basques sont condamnés à
mort, accusés d'appartenir à la récente organisation E.T.A (« Euskadi ta Askatasuna »,
littéralement « Pays Basque et Liberté », dénommée EKIN jusqu'en 1958), alors portée
responsable de l'assassinat d'un haut représentant de la police franquiste – présente la lutte
basque sous la dictature franquiste, période durant laquelle la langue est reléguée au domaine
privé, présentant alors une des situations dans laquelle une pratique individuelle et singulière
– comme la langue – devient politique. Ici, l'acte qui consiste à prôner une culture et une
langue donne à penser de nouvelles perspectives d'émancipation.
Dans cette conjoncture, la lutte contre la dictature et pour l'indépendance de la nation
participent d'un même mouvement car elles correspondent à un double terrain de lutte, une
double oppression. Sartre émet alors l'hypothèse que Euskadi – Pays Basque en langue basque
– est une colonie de l'Espagne : l'oppression nationale n'est plus dissociée de l'exploitation de
classe. Or, cette question est d'importance car, ainsi qu'il l'énonce, « c'est [précisément] dans
les colonies que lutte des classes et luttes nationales se confondent »197. La spécificité de cette
« colonie » réside dans le fait qu'elle est loin d'être sous-industrialisée comme la plupart des
colonies d'outre-mer. Au contraire, elle est une des régions les plus riches et les plus
dynamiques industriellement parlant, de la péninsule ibérique. En quoi consiste alors

196Id., pp.221-222
197SARTRE, « Le Procès de Burgos », p.16

54
l'exploitation ? Les ouvriers basques sont moins payés et l'Espagne opère en Euskadi un
« pillage fiscal »198 dont le profit permet de financer « les organes d'oppression [...] de
débasquisation »199, notamment par le biais de l'enseignement qui se déroule uniquement en
espagnol et où l'emploi de la langue basque est interdit : « l’État franquiste doit payer plus de
police pour l'empêcher de parler sa langue »200 énonce P.-U. Barranque à propos du travailleur
basque, dans un essai sur cet article – pour faire disparaître « la personnalité basque ». Sartre
répond donc positivement à l'interrogation qui consiste à se demander si, oui ou non, dans ce
contexte, on peut parler d'une « pratique coloniale », en mettant en avant l'argument de
l'oppression et de la négation de la langue :
Il est clair qu'il s'agit ici d'une pratique coloniale : les Français pendant cent ans se sont efforcés
de détruire la langue arabe en Algérie [...] ils ont fait de même, avec des succès divers pour
l'euzkara en basse Navarre, pour le breton en Bretagne. Ainsi, des deux côtés de la frontière, on
essaie de faire croire à une ethnie tout entière que sa langue n'est qu'un dialecte en train
d'agoniser […] La suppression par force de la langue basque est un véritable génocide
culturel201

Sartre prend ainsi le pari d'une prise de conscience généralisée du sentiment d'être colonisé –
sur le territoire même de la métropole – prise de conscience qui est véritablement facilitée par
la conjoncture des années soixante-dix – durant lesquelles se multiplient les guerres de
décolonisation.
« Parler sa langue, pour un colonisé, c'est déjà un acte révolutionnaire »202 . En effet, à
partir du moment où une autorité ou un pouvoir stigmatise et interdit un certain nombre de
pratiques culturelles – dont la pratique de la langue – qui font partie de notre identité, ces
pratiques, individuelles et privées deviennent un enjeu politique, crucial et collectif : les
pratiquer, c'est déjà revendiquer, contester, et se donner la possibilité de revendiquer des
droits. De plus, la langue constitue au Pays Basque un des fondements principaux de
l'identité : « l'individu basque » se dit « euskaldun », que l'on peut traduire par « celui qui
possède la langue basque ». La singularité de cette dernière est en partie construite à partir de
la persistance de cette langue que les autres alentours n'ont jamais phagocyté et qui n'a eu,
marque d'une étonnante persévérance, pendant longtemps, aucune culture de l'écrit. Or, la

198Id., p.18
199Id., p.18-19
200BARRANQUE, Pierre-Ulysse, « Penser la lutte, penser l'émancipation : Sartre et la question basque en
1971 », version écrite et augmentée de la conférence tenue lors du colloque « Lecture croisées de la Critique
de la raison dialectique (1960-1985) de Jean-Paul Sartre », mai 2008, Université Toulouse 2-Le Mirail,
http://www.marxau21.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=137:p-u-barranque-penser-la-
lutte-penser-lemancipation-sartre-et-la-question-basque-en-1971&catid=34:sartre&Itemid=54
201SARTRE, « Le Procès de Burgos », pp.22-23
202Id., p.24

55
dictature franquiste exacerbe ce sentiment de conscience nationale basque – qui se trouve être
une contre-finalité du pouvoir central – et accorde à la défense de la langue et de la culture
basque le statut de nécessité politique, et non pas une simple pratique « folklorique ». Dans un
mouvement dialectique, plus ce peuple se trouve dépossédé de tout pouvoir sur son destin,
plus il se rend compte qu'il possède une identité propre, qu'il est différent. C'est donc en
cultivant cette altérité qu'il va pouvoir développer les formes de lutte les plus adéquates à son
émancipation. Sartre pense, au travers de cet exemple historique concret, une lutte politique
qui réintègre une pratique subjective, linguistique, culturelle, en son sein. Le colonisé
« associe à une critique du signifié étatique une critique de son signifiant via l'emploi d'une
langue qui n'est pas la langue de l’État »203 et il est comme condamné à pratiquer sa culture :
la culture basque est la praxis qui se dégage de l'oppression de l'homme par l'homme en Pays
Basque. Cette praxis n'est pas tout de suite consciente de soi et voulue : c'est un travail
quotidien, provoqué directement par l'absorption de la ration de culture officielle, pour
retrouver le concret, c'est-à-dire [...] l'homme basque 204

Un autre problème semble enfin se profiler dans ce cas concret : l'indépendance n'est pas une
fin en soi pour tous – telle est la position que défend le P.N.B.(Parti National Basque) :
Mais si, par impossible, il parvenait à constituer un État basque de type bourgeois, il est vrai
que la surexploitation espagnole prendrait fin mais il ne faudrait pas longtemps pour que cet
État tombe sous le coup du capitalisme américain. Tant que la société garderait une structure
capitaliste, […] les États-Unis le gouverneraient par l'intermédiaire de la bourgeoisie locale, le
néo-colonialisme succéderait à la colonisation et, pour être plus masquée, la surexploitation
n'en subsisterait pas moins […] Ainsi, la lutte pour l'indépendance et la lutte pour le socialisme
ne doivent faire qu'un205

Toute la difficulté se loge donc dans le fait d'avoir à tenir ensemble, en parallèle,
l'indépendance et le mode d'organisation politique émancipatoire « socialiste » à pratiquer
dans le même mouvement que cette indépendance, puisqu'ils ne se confondent pas
spontanément.
Si l'on se questionne sur les modalités de formation des nations, on s'aperçoit donc que
la langue a souvent un rôle majeur : présente au sein de l'imaginaire collectif, elle peut aller
jusqu'à jouer le rôle de motif principal en faveur d'une revendication pour l'indépendance.
Nous avons déjà vu plus haut à ce propos, le rôle central de l'instruction dans la fabrication de
l'esprit collectif, dans la formation des « croyances » culturelles et institutionnelles. La langue
basque constitue, en grande partie, la « singularité206» du Pays-Basque et, par là même, un de

203BARRANQUE.
204SARTRE, « Le Procès de Burgos », p.25
205Id., p.27
206BIDART, Pierre, La singularité basque, PUF (« Ethnologies »), Paris, 2001. La « singularité » d'un peuple
peut par ailleurs être interprété positivement ou négativement : il peut être le support d'un fantasme

56
ses arguments pour l'indépendance, pour la fondation – et surtout la reconnaissance – d'une
nation basque. En effet, la langue basque fonctionne bien comme paradigme pour poser
« l'origine » de l'identité d'une nation :
Le statut de la société basque au sein de la société française (totalement distinct du statut de la
société basque en Espagne), la formation du concept de langues et cultures régionales – mode
de désignation des langues et cultures populaires – ne manqueront pas d'agir sur les modes de
construction de la singularité basque en France 207

Pierre Bidart oppose dans son ouvrage deux paradigmes pour penser la nation : le
mouvement allemand de la fin du XVII° siècle, « l'Aufklärung », que l'on compare souvent
directement aux « Lumières » françaises s'en distingue pourtant, notamment sur le plan de la
définition du peuple et de la nation. Cette première accorde en effet une grande importance au
phénomène linguistique en cela que la langue participe de « l'Esprit » de la nation. Elle
accepte davantage l'idée d'un inconscient collectif des membres d'une nation et que tout, dans
la constitution de cette dernière, ne procède pas de la raison ni de la volonté pure, alors qu'au
contraire, la nation française se fonde plus volontiers sur le modèle du « Contrat social »,
autrement dit, vivre ensemble sur un même territoire relève d'un contrat, d'un commun accord
« volontaire » passé entre les personnes habitant ce territoire. Selon ces deux paradigmes, on
peut donc opposer les valeurs de relativisme universel, de romantisme, de spiritualité, « d'âme
du peuple », de spontanéité et de créativité d'un individu collectif, de « tradition » et
d'authenticité, d'une part, à celles d'universalisme, de modernité ou encore de législation
officielle (preuve de la fin de 'amour spontané pour sa patrie et donc du déclin, dans la
perspective allemande). La conception basque de la nation serait ainsi plus proche de la
définition allemande et donc, très différente de la conception française. Pierre Bidart écrit
encore, à propos du Discours à la nation allemande de Fichte : « à défaut d’État-nation
institué, c'est la langue qui se trouve investie de la fonction de représentation symbolique de la
nation allemande dont elle est aussi l'infrastructure culturelle essentielle [...] la germanité est
parce que la langue allemande est »208. La langue synthétise l'unité et la vie nationale : elle
n'est pas un objet ou une substance mais un mouvement continu, une énergie. L'intrication
absolue entre l'esprit du peuple et la langue nationale semble faire découler la destruction de
l'une de l'annihilation de l'autre.
A partir de cette conception de la nation, nous pouvons développer un des modèles
d'expression de la « basquité », une des formulations politiques de cette singularité : le
d'exotisme, ou bien encore le symptôme d'une incompréhension ou d'une méconnaissance.
207BIDART, p. 26
208Id., p. 85

57
régionalisme, dans lequel on se pense comme une « petite nation » au sein de la « Grande
Nation » : la langue et la culture sont appréhendées fondamentalement dans la perspective
d'une « esthétisation » du patrimoine. Les musées et les études scientifiques « tuent » la
tradition puisqu'ils en font un objet figé et passé. Le paradigme de la « cause basque » illustre
parfaitement le problème de la « conservation pour la conservation », d'une langue ou d'une
culture, protégées et enfermées au Musée ou dans les Archives académiques au nom de la
« diversité des cultures ». La langue n'est pas une forme vide : elle est aussi porteuse, dans sa
forme même, d'un monde, d'idées, mais aussi support et prétexte de revendications politiques.
Valoriser la langue en la considérant comme une « antiquité perdue », un « objet d'étude » est
donc éminemment problématique puisqu'on occulte le projet de civilisation dont elle est
porteuse. Tout se passe comme si l'on prônait une « société traditionnelle » en opposition à la
modernité et en la considérant précisément chronologiquement, comme d'un autre temps – en
l'occurrence passé. La nature de ces démarches scientifiques, leur fonction institutionnelle,
sont indissociables du contexte historique et du cadre politique au sein desquels elles se
développent : la science s’inscrit alors dans un rapport de force politique, elle définit pour
mieux administrer, pour contrôler. La représentation dominante du monde basque est alors
« mythifiée » : la culture basque est estampillée officiellement comme strictement et
exclusivement « régionale ».
Vis à vis de l’État, le rapport est ambivalent : si dans les mouvements libertaires
relativement minoritaires, la lutte ne peut qu'être antiétatique, pour la plupart des autres
mouvements et organisations militant en faveur de l'indépendance, la relation est plus
ambiguë. En effet, ils se positionnent immédiatement en conflit avec l’État « dominant et
oppresseur », mais en gardant à l'esprit que ces mouvements déboucheront pour la plupart,
paradoxalement, sur un nouvel État :
Celui-ci est la source de tous les maux rencontrés par la nation dominée et incarne la figure de
l'ennemi principal à combattre, tout en proclamant que la configuration étatique reste l'issue
logique naturelle, d'une nation souveraine. La construction d'une nation débute en réalité avec
son institution [...] : le simple constat de l'existence de la langue basque, du peuple basque et
d'un territoire fait la nation basque209

Pourtant, dans l'étude de Pierre Bidart qui présente différents points de vue, de
différents récits, de différentes études sur les « basques » et donc caractérise cette singularité
de manière assez complexe et contrastée, la langue ne fait jamais l'objet d'une étude
approfondie. Lorsqu'elle est évoquée, on parle de son histoire, de ses origines, des études

209Id., p. 49

58
linguistiques produites à son propos, de sa grammaire, mais peu du rôle et des rapports qu'elle
entretient avec le pouvoir, le politique. La question n'est jamais abordée de manière frontale,
mais elle est toujours en filigrane, se manifeste comme un « retour du refoulé », comme une
dénégation. La question de la place de la langue est-elle secondaire, voire mineure ? La
conclusion que l'on en tirera est bien au contraire que le fait d'en parler « de loin » est
révélateur du caractère sensible et actuel de la question, et que l'on se doit de s'exprimer avec
prudence sur ce sujet qui n'est pas le propre de telle ou telle discipline mais qui possède
plusieurs angles d'approches qui se complètent et se font écho.

« L'identité basque » : dans quel état ?

Le début de la réflexion sur l'identité basque date de la fin du XIX° siècle et Arturo
Campiòn est l'une des figures marquantes de cette dernière : linguiste, la langue basque est
pour lui l'élément fondamental qui caractérise la nation. Il s'oppose en cela à l'autre figure,
Sabino Arana qui considèrera que la nation est davantage fondée sur la race, la langue n'étant
qu'un instrument qui permet de se « préserver de la contagion des espagnols »210. Or,
stratégiquement, cette position constitue un paradoxe : utiliser la langue comme rempart
contre l'espagnol n'est pas très stratégique car pour permettre à une langue de continuer à
exister, la méthode la plus efficace reste encore de l'étendre. Au contraire, pour Arturo
Campiòn, considérer la race comme fondement de la nation n'a pas de sens : ce sont l'histoire
et la langue qui expriment et constituent le point d'ancrage de la nation. Ces derniers critères,
en privilégiant la volonté d'appartenance et l'apprentissage plutôt que l'essence, « ouvrent » et
intègrent davantage. Ainsi, on trouve, à l'origine de l'interrogation sur l'identité de la nation
basque deux possibilités : ou alors la nation se fonde sur la race, ou alors elle se fonde sur la
langue. Or, si l'on prend le parti de cette seconde hypothèse, deux usages possibles se
profilent : à nouveau le paradigme racial et exclusif, si l'on considère que le basque est une
langue à part qui a une essence noble et est un élément différenciateur qui ne doit ni être
compris, ni être parlé par les étrangers ; ou bien, dans une situation de population « mineure »,
parler le basque, c'est se rattacher à cette identité de « minorité » et donc élargir le
dénominateur commun : être basque, ce n'est plus appartenir à une race ou un territoire
particulier mais avoir la possibilité d'apprendre et de se réapproprier une langue et une culture
et d'appartenir à la « communauté de locuteurs opprimés ». L'appartenance à une lutte
210JOLY, Lionel, « La cause basque et l'euskera », Langue(s) et nationalisme(s), ENS Éditions (collection
« Mots. Les langages du politique »), N°74, juin 2004, Lyon, p.74

59
remplace l'appartenance ethnique : le lien volontaire remplace le lien de sang, par exemple, en
intégrant, dans la lutte de libération nationale, des travailleurs « étrangers ». Hobsbawm,
comparant brièvement les situations et les points d'ancrage de la langue dans les différentes
régions d'Espagne note à ce propos une erreur stratégique du côté du Pays-Basque : alors que
80% des habitants de la Catalogne parlent la langue locale, 30% seulement des habitants du
pays basque parlaient la langue en 1977. Il émet alors l'hypothèse que « les divergences entre
les nationalismes basque et catalan, se sont probablement accrues avec le temps, en grande
partie parce que le catalanisme n'est devenu, et ne pouvait devenir, une force de masse qu'en
allant vers la gauche afin de s'intégrer à un mouvement ouvrier puissant et indépendant, alors
que le nationalisme basque a réussi à isoler et finalement à éliminer pratiquement les
mouvements socialistes traditionnels de la classe ouvrière »211. Le sujet – individuel ou
collectif - « basque » avec sa « singularité » et l'histoire de ses luttes évolue : ce qui le
caractérise alors, ce n'est plus l'appartenance à une communauté distincte ni le fait de posséder
un nom basque, ni même celui d'être né en Euskadi, mais le fait d'avoir la conscience claire de
l'oppression et de l'exploitation du Pays Basque et une volonté de changer cette situation :
« pour résumer, on pourrait dire qu'avant, on était dans le mouvement abertzale parce qu'on
était basque, et que maintenant on est basque quand on est dans le mouvement abertzale »212.
d'une ces définitions contradictoires témoignent quoi qu'il en soit des difficultés inhérentes à
la construction d'une « identité de lutte ».
Le facteur de loin le plus important, en matière de langues, c'est leur capacité à engendrer des
communautés imaginées, à construire effectivement des solidarités particulières […] La langue
n'est pas un instrument d'exclusion : en principe, tout le monde peut apprendre n'importe quelle
langue. Au contraire, elle est fondamentalement inclusive, sa seule limite étant la fatalité de
Babel : personne ne vit assez longtemps pour apprendre toutes les langues213

État des lieux de la situation politique basque, et place de la langue au sein de cette dernière

Le nationalisme basque de gauche est aujourd'hui incarné en l'idéologie de


l'organisation E.T.A. pour qui le problème linguistique est l'axe fondamental de la lutte
nationale qui ne peut être résolue en dehors de l'action politique. Le premier « devoir » du
militant, si ce n'est pas déjà le cas, est d'apprendre la langue basque. En revanche, même les
plus militants des Basques sont bilingues et semblent d'ailleurs souvent plus à l’aise en
espagnol ou en français – principalement ceux qui ont réappris le basque dans le cadre d’une
211HOBSBAWM, p.260
212HORDAGO, Erran, janvier 1981, plaquette du groupe, cité par OFFENSIVE, « Dans le mouvement
basque », Luttes de Libération Nationale, une Révolution possible ? N°30, juin 2011, p.8.
213ANDERSON, Benedict, p.138

60
démarche militante. La langue, même si elle est un épiphénomène d'une situation politique
plus complexe, peut et doit toujours être appréhendée comme étant le support d'une culture et
d'une pensée, d'une politique, dans le cadre d'une oppression a fortiori : « en même temps que
l'euskera ; c'est Euskal Herria qui risque de disparaître. En effet, si le Pays Basque n'est pas
bascophone, il ne peut exister »214.
Ce modèle nationaliste est donc « intégrateur » dans la mesure où l'apprentissage du
basque permet de s'initier et d'acquérir la vision du monde liée à cette langue – cette dernière
étant mise en avant pour des raisons stratégico-politiques et non pour des raisons de qualités
ou de propriétés intrinsèques.
L'espagnol et le français sont les langues de l'oppresseur, ce sont les langues au service du
génocide. Un Basque qui parle seulement espagnol ou français devient […] étranger […]
d'amples zones d'Euskadi sont débasquisées. Uniquement pour nous adresser à ces
compatriotes dénationalisés, pour […] qu'ils comprennent et s'unissent à la lutte première, qui
est celle qui doit conduire à l’État basque libre, nous utiliserons l'espagnol, le français, et
jusqu'au sanscrit215

La « basquitude » est donc en partie dans la langue, mais aussi ailleurs, puisqu'un basque peut
ne pas parler la langue. En revanche, l'identité semble davantage se trouver dans le
« sentiment de nationalisme » : c'est parce qu'on se sent basque qu'on est basque, la langue ou
le lieu de naissance font partie des facteurs qui motivent ce sentiment. Ce truisme masque en
vérité les difficultés politiques qui se posent à la perspective d' un État basque indépendant,
qui, pour être à la fois « État » et « indépendant » retrouve vraisemblablement les mêmes
difficultés que connaissent les États-nations : celles qui découlent de la production, de la
« fabrication » de ce sentiment d'appartenance.
Alors que dans les années 1936-1937, sous Franco, on repère un recul accéléré de la
langue, au sortir de la dictature (dans les années 1950), le Pays Basque connaît la réapparition
d'un mouvement en faveur de la langue, grâce, en grande partie, au recul et au contrepied pris
vis-à-vis de ces années d'oppression, mais aussi à l'apparition d'un nationalisme de gauche qui
se porte garant de la souveraineté de la nation : « parler basque devient un acte revendicatif,
antifranquiste et, donc, favorable à la démocratie »216. Cet essor se cristallisera autour des
« ikastolas »217, et sera aussi favorisé par la multiplication des publications de livres et de
214E.T.A., Egunkaria , communiqué à l'occasion du 27° anniversaire de l'exécution de Juan Paredes, « Txiki » et
Anjel Otaegi, 26 septembre 2002.
215GARMENDIA, Jaime-Miguel, Historia de ETA, « La lengua del opresor », R&B Ediciones, Saint-Sébastien,
1996, pp. 142-143
216JOLY, Lionel, p.78
217 En prenant en compte l'éducation dans la constitution de l'identité et pour éviter le moule franquiste, ces
écoles – fondées en 1957 et soutenues dans un premier temps matériellement par l’Église – s'implantent en
priorité dans les zones urbaines, c'est-à-dire, dans les zones les moins bascophones. En 1993, elles entrent dans

61
revues en basque. En 1968 apparaît le « basque unifié », initiative influencée par le modèle
européen et surtout français de l'Etat-nation selon lequel il n'y a qu'une seule et unique langue
pour un État-nation, qui s'oppose aux dialectes ruraux : cette unification fera naître un certain
sentiment « d'insécurité » chez les locuteurs traditionnels, ainsi que la rétraction de son usage.
Par conséquent, une bonne partie des nouvelles générations qui ont appris le basque comme
deuxième langue à l’école parlent quelque chose qui semble artificiel aux oreilles des
locuteurs traditionnels, ce qui va contre la diffusion de son usage quotidien.
Même si les Basques de la Communauté autonome espagnole (C.A.B.) votent en nette
majorité pour des formations nationalistes, autonomistes ou indépendantistes, l'indépendance
effective, elle, n’est pas d’actualité. De ce fait, le basque lutte toujours pour sa survie : nous
rejoignons par là une situation de conflit entre des langues telle que Louis-Jean Calvet en
expose les ressorts dans Linguistique et Colonialisme, et donc de potentielle « glottophagie »
car le basque est écrasé par les nationalistes espagnols car ces derniers ont une langue qui
constitue un « étendard »218 plus grand que ces premiers. Néanmoins, grâce à une politique
très volontariste, la proportion de bascophones a augmenté – surtout parmi les jeunes – dans
la C.A.B. officiellement bilingue. Mais une partie notable de la population basque, dans tous
les milieux sociaux et surtout dans les anciennes générations, adhère encore à l’idéologie
centralisatrice véhiculée par les classes politiques françaises et espagnoles du XIX° siècle. De
plus, il y a un écart notable entre le pourcentage de personnes qui maîtrisent la langue basque
et ceux qui l'emploient quotidiennement : l'administration peut planifier des systèmes qui
assurent la connaissance de la langue, elle ne peut pas agir sur l'usage réel de la langue.
Autrement dit, imposer un bilinguisme est une chose, imposer de parler, de pratiquer une
langue en est une autre : cela nécessite de passer par de nombreux programmes de
« contamination » linguistique des institutions et par un travail idéologique en amont et en
aval pour inciter à parler, valoriser la langue en question. Dès lors, a-t-on réellement à faire à
une société bilingue ou de juxtapositions de monolinguismes ?
Aujourd'hui, dans les milieux nationalistes, la langue a une valeur symbolique qui
n'implique pas sa connaissance mais la reconnaissance de cette valeur symbolique :
l'identification et la cohésion d'un peuple peuvent se fonder sur des symboles.

la langue a toujours été au Pays Basque le facteur définitoire de la communauté […] avec les

le domaine public et cessent de facto d'être une potentielle force d'opposition.


218JOLY, p.87

62
théories nationalistes de gauche, l'euskera prend le rôle de langue nationale et dans
l'imaginaire collectif219, son apprentissage, son utilisation et sa dépense deviennent des actes de
révolte contre le franquisme220

Ainsi, le lien entre la langue et la nation est aujourd'hui d'autant plus complexe et fragilisé que
le statut de la langue connaît des appréhensions très hétérogènes : de celui de « nuisible » pour
la construction d'une unité étant donné les conflits qu'elle cristallise, à celui d'indispensable,
en passant par le statut symbolique de la langue.
De ce bref exposé sur les nationalismes et les luttes de libération nationale, quelques
problèmes résistent encore : l'attachement à une « identité nationale » pré-établie et assignée
par l'ordre dominant, comme l'attachement que l'on peut avoir à un lieu, une langue, une
culture ou un groupe social peut avoir des conséquences sclérosantes et produire un
nationalisme xénophobe s'il n'est pas réintégré dans une lutte de libération plus large,
comprenant la réappropriation de la culture et de l'histoire que l'on a arrachés aux opprimés.
Mais cette réintégration, cette réappropriation sont-elles suffisantes ou simplement
nécessaires pour neutraliser, court-circuiter l'apparition d'un nationalisme chauvin et
xénophobe ? Par ailleurs, si, dans les années soixante-dix, comme on peut le voir dans l'article
de Sartre ou encore dans la préface de Linguistique et Colonialisme de L.-J. Calvet, le motif
de la « colonisation intérieure »221 était assez présent dans les discours de revendication
d'indépendance des départements français ; aujourd'hui, la reconnaissance institutionnelle d'un
certain nombre de traits culturels par l’État français présente une situation ambigüe :
l'enseignement des langues « mineures » dans l'école française et le fait de « muséifier » ou
d'inscrire au patrimoine national le chant, l'architecture, la littérature de tel ou tel région figent
et réifient une culture mais, dans le même temps, rendent impossibles les arguments de
négation des identités et des cultures en question. De plus, malgré ce « vernis » de
reconnaissance officielle, un certain nombre de questions continuent à se poser, à commencer
par le problème de l'hégémonie ou de la « majorité » : une fois l'indépendance obtenue, alors
que l'on reprochait à la langue française de dominer les autres au détriment de la pluralité, en
revendiquant une identité une, on impose une autre langue unifiée et unificatrice, qui elle
aussi est valorisée au détriment de toutes les autres que l'on considérera comme des
« dialectes » mineurs voire, des langues rétrogrades. Autrement dit, une langue est toujours

219C'est moi qui souligne.


220JOLY, pp.87-88
221Ce concept influence beaucoup Calvet à cette époque et il nuancera, relativisera son attachement à ce
concept après avoir vu en voyageant « la réelle colonisation économique, culturelle et linguistique, la
véritable oppression ». CALVET, Louis-Jean, Linguistique et Colonialisme, p.14

63
« la mineure d'une autre ». D'autre part, le concept de « colonisation intérieure » s'est déplacé
et complexifié : ce n'est plus ou pas seulement l’État français qui colonise « de l'intérieur »,
mais ce sont les modes de pensée capitaliste qui se manifestent notamment par la
surconsommation, la « marchandisation » généralisée, et, en ce qui concerne plus
particulièrement la tradition, la mise en scène de soi et la monétarisation de l'authenticité,
particulièrement cristallisées dans le tourisme 222.
Citons pour finir une note de bas de page d'un article d'anthropologie qui marque les
limites d'une identité nécessaire entre langue et nation, tout au moins, relativise et impose une
articulation plus complexe entre les deux:
la langue n’est pas du tout suffisante pour créer des liens entre individus et groupes. En
revanche, elle atteste de liens passés ou en construction. Ce qui importe, c’est d’interroger le
sens de ces liens pour les pratiques et les représentations 223

« En effet, la langue est le support d’une vision du monde, d’un possible mode de vie.
Parler la même langue, c’est prendre acte de l’existence d’un lien potentiel, entre les différents
locuteurs »224 . Or, si objectivement, les langues des manouches, des gitans, des tziganes ou
des rroms présentent des convergences qui permettent assez sûrement d'émettre l'hypothèse
d'une racine commune225, ce phénomène n'est pas opératoire dans le processus d'identification
collective : ce dernier ne dépend ni des liens objectifs entre ces différentes langues, ni de la
« prise de conscience » de ce commun mais des rapports éminemment variables que les
individus et groupes entretiennent, en contexte, avec leurs propres usages linguistiques.
L'exemple de ce rapport à la langue met à mal le paradigme sartrien mis en place plus haut
afin d'étudier le fonctionnement de l'identification collective autour de la langue basque :
dans ce cas, la situation objective (la langue commune ou la situation d'exploitation) était
dialectiquement liée à la prise de conscience subjective (le sentiment d'appartenance à une
communauté, l'exploitation et l'oppression « vécues »). Il contredit également l'idée de
l'identité d'un peuple et de l’État dans lequel il vit. La langue est donc ici à réinscrire au sein
222Le système capitaliste favorise une uniformisation et, dans le même temps, opère une récupération des
cultures minoritaires. Ayant intégré la critique du capitalisme comme forme d'oppression produisant de
« l'inauthentique », celui-ci cherche désormais à nous vendre de « l'authentique » - par le biais de l'industrie
du tourisme, notamment : les cultures traditionnelles ne sont alors plus que des marchandises,
« folklorisées ».
223BERGEON, Céline, SALIN, Marion, « Se dire Manouche, Rrom, Gitan? Processus d'identification des
populations Rroms: au-delà des pratiques spatiales », Rroms & gens du voyage, e-Migrinter, 2010-6,
http://www.mshs.univ-poitiers.fr/migrinter/e-migrinter/201006/e-migrinter2010_06_tout.pdf, note 15, p.37
224Id., p.37
225Les représentants – l'élite – rroms présents dans les institutions européennes cherchent précisément à mettre
en avant tout ce qu'il peut y avoir de commun – dont la langue – entre ces populations en vue d'en faire une
communauté « nationale » ayant la légitimité de « réclamer » un territoire.

64
d'une pratique, d'une culture plus large, qui est notamment celle du voyage, du nomadisme :
« le voyage est un élément structurant les processus de subjectivation […] [mais il] ne
constitue en aucun cas un facteur d'identité figée »226. Ce qu'il y a alors en commun, semble-t-
il, ce ne sont pas seulement les pratiques de mobilité mais aussi les représentations de
l'espace :
[la mobilité] support de la parole des Rroms, elle permet de se dire, en relation avec la langue,
en relation avec les divers sentiments d'appartenance exprimés au groupe culturel [...] C'est ce
dire qui est au centre des processus de subjectivation, c'est par et avec ce dire qui exprime et
marque l'espace puisque l'espace est avant tout le support d'une expression collective [...]
Finalement, 'se dire Rrom, Manouche, Gitan?', c'est refuser l'association identité/État-nation 227

Si ce moment de l'exposé nous a permis d’apercevoir la complexité des fonctions de la


langue dans les imaginaires collectifs et les processus d'identification à l'intérieur du cadre de
la construction d'une nation, cette ultime et brève interrogation sur le lieu de l'identité
collective pour les Rroms, tziganes, manouches et gitans nous permet de repenser le rapport
des minorités, des cultures minoritaires aux dispositifs d'identification qui leur sont proposés
voire imposés par le cadre politique de l'Etat-nation et de rechercher des espaces où les lignes
« classiques » d'identification peuvent bouger, changer. La littérature constitue à nos yeux un
de ces espaces.

226BERGEON, Céline, SALIN, Marion, p.42


227Id., p.43

65
La « langue mineure » dans la littérature

C'est alors qu'enseigner l'art de résister aux paroles devient utile […] Apprendre à chacun l'art
de fonder sa propre rhétorique est une œuvre de Salut Public […] Parler au lieu d'être parlé
[…] résister aux paroles neutralisées euphémisées, banalisées 228

L'usage d'une langue, dans la littérature notamment, dessine une communauté –


linguistique en l'occurrence – qui peut servir les processus de construction des États-nations.
Les exemples historiques ne manquent pas au terme desquels la langue est invoquée comme
ciment de l'Etat-nation. D'ailleurs, les langues qui possèdent déjà une littérature relativement
conséquente et divulguée, qui les soutient et les renforce, notamment en créant un imaginaire
collectif commun à tous les individus de la communauté politique – c'est-à-dire les langues
écrites – seront davantage acceptées à l'école. Mais des pratiques d'écriture peuvent aussi
former une littérature qui se retourne contre les États.
Ces usages de la langue dominée ne sont pas choisis mais s'imposent par la force des
choses, dans telle ou telle situation d'oppression et/ou de glottophagie. Lorsque l'écriture
impose une langue, la littérature est comme « désubjectivisée », elle devient collective et
offensive.
La littérature est donc un des plans sur lesquels peuvent se manifester, s'exprimer le
conflit social et les luttes politiques : la pratique d'une langue devient alors l'enjeu d'un conflit.
Parlant de la curieuse écriture de Rabelais, qui manipule et se joue des langues qui sont en
passe de s'officialiser, de se figer – il écrit dans la période - « bâtarde » mais
extraordinairement féconde – charnière du passage entre le Moyen-Âge et la Renaissance –
Mikhail Bakhtine écrit :
les langues sont des conceptions du monde, non pas abstraites mais concrètes, sociales,
traversées par le système des appréciations inséparables de la pratique courante et de la lutte
des classes. C'est pourquoi chaque objet, chaque notion, chaque point de vue, chaque
appréciation, chaque intonation, se trouve au point d'intersection des langues-conceptions du
monde, est englobé dans une lutte idéologique acharnée 229

Rabelais écrit précisément à cette période où les langues ne sont pas encore rigoureusement
délimitées et figées et où l'hybridation, l'enchevêtrement de ces dernières, notamment dans le
roman, est libre, la licence du rire constituant une véritable victoire sur le « dogmatisme
linguistique » : « ce n'est qu'à la frontière des langues qu'a été possible la licence

228BOURDIEU, p.17, citant Francis Ponge.


229BAKHTINE, Mikhail, L’œuvre de François Rabelais, et la culture populaire du Moyen-Âge et sous la
Renaissance, Gallimard (Tel), Paris, 2001, « Les images de Rabelais et la réalité de son temps », p.467

66
exceptionnelle et la joyeuse implacabilité de l'image rabelaisienne »230.
On trouve donc dans les processus de réappropriation de la langue, qui passent
notamment ici par l'écriture « politique », la nécessité d'une production de savoirs de sa propre
histoire, de ne pas la laisser aux mains de ceux qui nous ont dominés par le passé, une
production de savoirs qui se fera naturellement dans « notre » langue, dans une démarche de
réappropriation « totale ». Ainsi, l'écriture est dotée d'un rôle « matériel », elle a une
effectivité sur ce qu'il est tenu d'appeler le « réel » du champ social, notamment en
manipulant, modifiant et subvertissant le « codage » - majeur – pré-établi, ou en traquant, en
investissant et en agrandissant « les failles » du langage.

Quelques réflexions sur la littérature populaire

Nulle part l'apport des masses n'est plus visible que sur le plan linguistique. Ce sont les paysans
et les ouvriers qui font bouger la langue et inventent sans cesse de nouveaux accents, de
nouveaux proverbes, de nouvelles expressions […] pourquoi les paysans et les ouvriers
africains n'auraient-ils pas le droit de s'approprier le roman ? 231

Ainsi, dans son ouvrage intitulé de manière éloquente Décoloniser l'esprit, Ngugi wa
Thiong'o présente ce qui constitue, pour lui, les conditions de possibilités d'émergence d'une
littérature africaine, c'est-à-dire d'une littérature pour et par le « peuple ». En effet l'adjectif
« africain /e » fonctionne ici un peu comme le paradigme d'un peuple dépossédé de son
organisation géopolitique, économique et sociale, mais aussi de sa culture et de sa langue, par
le colonialisme.
On ne peut pas s'interroger sur la littérature africaine ni sur la langue dans laquelle elle est
écrite sans réfléchir aux enjeux politiques d'une telle question […] Le choix d'une langue,
l'usage que les hommes décident d'en faire, la place qu'ils lui accordent, tout cela […]
conditionne le regard qu'ils portent sur eux-mêmes et sur leur environnement naturel et social 232

Les découpages coloniaux de la plupart des pays africains ayant été faits sans souci des
différentes ethnies qui y vivent, le choix de la langue apparaît de facto comme
particulièrement important dans la constitution de l'identité autonome d'un « peuple ». Ngugi
a Thiong'o fait dans cet ouvrage l'éloge de la littérature africaine, évoquant sa richesse, son
sens du didactisme dans la manière de conter des histoires, et regrette le rôle et la voie qui lui
ont été dévolues, en la qualité d'universitaire et intellectuel kényan : « nous étions préparés

230Id., p.469
231WA THIONG'O, Ngugi, p.111
232Id., p.19

67
pour mener à bien notre mission d'enrichir les langues étrangères en y injectant, entre les
vieilles articulations rouillées, un 'sang noir' [...] »233. En effet, se jeter à corps perdu dans la
langue imposée peut apparaître paradoxal lorsque ce fait nous dépossède dans le même temps
de notre propre langue et se produit au détriment de cette dernière et de la littérature qu'elle
porte.
De plus, comme « c'est avant tout par la littérature écrite et la littérature orale qu'une
langue transmet les représentations du monde dont elle est porteuse »234, en choisissant
d'écrire, de produire une littérature dans telle ou telle langue, on choisit en même temps son
lectorat. L'usage de telle ou telle langue est déterminé par la particularité de chaque situation :
il convient donc ici de s'interroger sur la langue à employer pour écrire, suivant à qui l'on
s'adresse, pour qui l'on écrit – ce qui ne signifie pas « à la place de qui » - suivant aussi le
sens que prend cette langue choisie depuis l'endroit d'où l'on s'exprime et suivant le parti pris
du moment. Ngugi wa Thiong'o souligne qu'une littérature « populaire », en langue kényane –
ou autre, suivant le pays ex-colonisé concerné – et surtout, connectée avec la réalité du monde
de la majorité du pays, « aux nouveau bouleversements de l'Afrique et du monde »235 a
longtemps fait cruellement défaut. Il y avait, à la place, une littérature par et pour l'élite
intellectuelle du pays, écrite en langue anglaise ou française et dans laquelle les auteurs
faisaient état de « leurs doutes, leur besoin d'évasion narcissique, leurs angoisses
existentielles, leurs interrogations sur la condition humaine et jusqu'à leurs traits de petits-
bourgeois déchirés entre deux mondes »236.
Ngugi wa Thiong'o, fait alors le choix qui s'impose à lui : il décide d'écrire – à contre-
courant de ses pairs intellectuels et écrivains africains – en kikuyu, dans sa langue maternelle.
Cette pratique ne constitue néanmoins pas une fin en soi : « Cela ne suffira pas à faire renaître
nos cultures si la littérature que nous écrivons ne porte pas trace des luttes de notre peuple
contre l'impérialisme ; si elle n'appelle pas à l'union des paysans et des ouvriers et à la prise de
contrôle des richesses »237. Pour l'auteur et ce, au vu de la conjoncture dans laquelle il se
trouve, il faut écrire dans la langue du peuple. Il se trouve d'ailleurs face à cette même
« impossibilité d'écrire autrement » qui caractérise la « littérature mineure »238 : « Je me

233Id., p.24
234Id., p.38
235Id., p.52
236Id., p.50
237Id., p.63
238DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Kafka, pour une littérature mineure.

68
devais239 d'écrire dans la langue qui m'avait valu d'être incarcéré »240 . Les causes qui font de
cette pratique une nécessité sont de divers ordres : nous pouvons par exemple noter le fait,
pour l'écrivain, d'avoir abandonné totalement sa langue maternelle mais aussi son pays natal
ou encore le fait d'avoir longtemps écrit de la littérature en anglais. Le lectorat, le public est
par ailleurs un facteur déterminant dans le choix de telle ou telle langue : Kateb Yacine, nous
le verrons un peu plus loin, écrivait en français, et donc à la France, l'indépendance de
l'Algérie, Ngugi wa Thiong'o écrit en kikuyu dans le désir de contribuer à élaborer une
littérature « africaine » qui soit comprise de ses compatriotes, et pour participer à un projet
global de revalorisation – qui passe notamment par l'enseignement – de leurs langues :
« Toute langue est porteuse de valeurs forgées par un peuple au cours d'une période donnée ;
et il serait peu raisonnable, dans un pays où 90% de la population parle les langues africaines,
de ne pas les enseigner dans les écoles et les facultés »241. Le fait d'écrire en kikuyu est encore
motivé par un principe qui, ne dépendant pas de la volonté de l'écrivain en tant qu'individu,
l'oblige à analyser le champ historique sociale et politique dans lequel va émerger son
ouvrage, principe qu'il appelle « quête de pertinence »242. Ce choix est d'autant plus justifié
dans ses projets de « théâtre révolutionnaire » - nous noterons d'ailleurs que les pièces de
théâtre brechtiennes écrites par Kateb Yacine lui-même sont écrites dans des dialectes arabes
– ou « théâtre de l'opprimé »243 dans lequel on trouve « un matériau narratif auquel les gens
pouvaient aisément s'identifier, une forme dans laquelle ils pouvaient se reconnaître, une
participation de tous […] aux discussions sur le scénario et le texte, aux auditions, aux
répétitions et pour finir bien sûr aux représentations »244.
Les écrivains kényans n'ont pas d'autre choix, s'ils veulent parvenir à recréer, dans leurs
poèmes, leurs pièces de théâtre et leurs romans, la grandeur épique de l'histoire de leur pays,
que de revenir aux sources de leur être et aux rythmes des langues des peuples kényans 245

Faire usage du kikuyu, c'est défendre une identité culturelle, identité qui ne vaut néanmoins
pas pour elle-même :
L'appel à la redécouverte et à la revalorisation des langues africaines est un appel aux
retrouvailles avec les millions de voix révolutionnaires d'Afrique et du reste du monde. C'est un
appel à la redécouverte du véritable langage humain : celui de la lutte. Ce sont les luttes qui
nous construisent. Sans elles, nous n'aurions pas d'histoire, pas de langage, pas d'être 246

239C'est moi qui souligne.


240WA THIONG'O, p.114
241Id., p.116
242Id., p.138
243Id., p.99
244Id., p.100
245WA THIONG'O, p.117 (c'est moi qui souligne).
246Id., p.162

69
Ainsi, il n'y a pas de langue intrinsèquement révolutionnaire, il n'y a que des usages
révolutionnaires dans la pratique ou le choix de la pratique d'une langue. Si nous faisons
maintenant une lecture symptomale de la rhétorique de l'auteur, particulièrement palpable
dans la citation précédemment énoncée, nous apparaît alors poindre une contradiction : devant
le fait que « réappropriation » d'une culture n'apparaissent pas immédiatement, n'aille
absolument pas de soi, se construit alors, au sein de l'écriture de Ngugi wa Thiong'o un élan
poético-emphatique, pour ne pas dire une mystification qui consiste à identifier directement
les langues africaines à des langues révolutionnaires et l'identité africaine à celle de la lutte.
dans la mesure où elles sont celles du peuple, les langues africaines ne peuvent qu'être
ennemies de l’État colonial247

Parler, se réapproprier une langue africaine c'est alors de facto et comme par magie « prendre
les armes » : il colmate verbalement, par cette formule cabalistique, les difficultés et
insuffisances politiques. De plus, à la mystification qui consiste à considérer l'emploi du
kikuyu comme immédiatement un acte subversif s'ajoute celle par laquelle Ngugi wa
Thiong'o invente un sujet fictif et donc une identité qui serait « intrinsèquement subversif », si
l'on peut dire : « l'Afrique», « les africains » « les langues africaines ». En effet, partant de sa
propre expérience, l'auteur généralise son propos en récupérant le substantif qu'utilisent les
colonialistes et qui désigne, en gros, « les sujets de l'empire colonial », substantif qui rend
flou et amalgame à tort.
Enfin apparaît une nouvelle tension, une nouvelle contradiction – que l'on retrouvait
déjà dans l’ambiguïté des rapports à la langue, à la place de la langue dans la constitution
d'une identité de lutte – dans le dire de wa Thiong'o :
En réalité les paysans et les ouvriers furent forcés d'adopter la langue du maître et
l'africanisèrent […] ils se l'approprièrent avec si peu de complexes qu'ils finirent par forger de
nouvelles langues africaines […] [ils] donnèrent naissance à des chanteurs qui […] imposèrent
à leurs langues de nouveaux tours, la renouvelèrent et la revigorèrent en y injectant des mots
nouveaux, des expressions inédites248

Cette dernière citation souligne bien le fait que c'est, non plus en se réappropriant sa langue
maternelle mais en minorant, en subvertissant, en faisant varier la langue majeure qui ici est
imposée avec d'autant plus de violence que c'est celle du « maître », que l'on parvient à dire et
à donner à voir le monde – et les problèmes du monde – dans lequel on vit, que l'on se libère
et que l'on s'émancipe du joug de l'oppresseur sur le plan de la langue, pratique que l'on
retrouve chez Kafka et Kateb Yacine.
247Id., p.64
248Id., p.52

70
Un usage subversif de la langue : « Pour une littérature mineure »

Un texte littéraire mineur […] n'a pas besoin d'appeler de ses vœux la révolution socialiste, ou
de décrire par le menu les effets les plus délétères de l'exploitation capitaliste, il est d'emblée
collectif, politique et déterritorialisé249

L'emploi de certaines langues dans des œuvres que Deleuze et Guattari caractériseront
de « littérature mineure » illustre le potentiel subversif de l'usage d'une langue. Une œuvre de
littérature mineure se caractérise par trois niveaux théoriques, trois critères : une
déterritorialisation250, « tout y est politique » et enfin, il s'agit d'un énoncé à valeur collective.
Dans la littérature mineure, se fondent les plans politique et artistique, dont la matière
première est le langage, et il est question d'utiliser ce matériau – déterminé géo-politiquement,
sociologiquement, historiquement – pour créer, à l'intérieur de sa propre langue, une autre
langue. Ainsi, comment un procédé d'écriture donne à voir de nouvelles visibilités d'un champ
politique et social ? Comment propose-elle un autre dire qui est en fait un autre regard sur un
champ socio-politique donné ? De même, Deleuze et Guattari énoncent le fait que lorsque l'on
applique les catégories de mineur ou majeur au langage, on assume et on tient compte, dans
un même mouvement, de l'hétérogénéité absolue qu'il y a dans les langues – que certains
linguistes prétendent relativement stables et unifiées. Le langage est donc investi
politiquement et incarne les contradictions, intériorise des rapports de force institués
notamment par un pouvoir hégémonique. Les mutations sociales, économiques et
géopolitiques ont leurs correspondances, leur « reflet » dans la langue qui ne sort pour ainsi
dire jamais indemne des bouleversements qui se déroulent sur ce plan.
Nous avons analysé plus haut dans l'exposé sur le « cas » basque, le phénomène du
passage de la langue et de sa pratique, de la sphère « privée » à la sphère « publique »,
passage imposé par une conjoncture particulière – en l'occurrence celle d'être colonisé –
transforme l'usage de cette langue en une réelle force « politique ». Dans le cas présent,
l'écriture de Kafka se détachera aussi, d'une certaine manière, de la sphère de la subjectivité
pour devenir un énoncé collectif : la langue qu'il emploie et les impossibilités de « dire
autrement » étant prises dans des rapports sociaux et géopolitiques qui le dépassent. Nous
verrons plus précisément dans l'exemple qui suit comment l'emploi d'une langue s'impose
alors dans une pratique littéraire, d'écriture.
249LECERCLE, p.120
250La « déterritorialisation » décrit le mouvement de déclassification qui libère les individus de leurs usages
conventionnels envers d’autres usages. Il s’agit d’un mouvement créatif, et non pas destructif, où un territoire
défini se libère de cette ancienne définition. DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux.

71
L'exemple de Nedjma, de Kateb Yacine

Dans son roman Nedjma251, Kateb Yacine tente, notamment à travers la subversion des
codes littéraires occidentaux, de produire un « dire émancipatoire », dans le cadre d’une
œuvre « mineure » au sens où l’entendent Deleuze et Guattari. L'émancipation ne s'exprime
plus ici dans les termes rancièriens de « sortie d'une minorité », mais au contraire comme
expression et généralisation de la minorité, le « devenir-mineur » étant le procès
révolutionnaire par excellence252. Le but n’est donc bien évidemment pas ici de faire
l’apologie du dire poétique qui, en dernière analyse, serait l'ultime issue pour le politique
quand tout échoue : il s’agira plutôt de voir dans quelle mesure la volonté de décolonisation,
le « devenir-indépendant » se produit aussi sur le plan du langage et de la production
artistique. Nedjma ne tient pas lieu de manifeste, de modèle à suivre, mais d’exemple de ce
qui peut être produit dans des conditions telles que celles d’une guerre d’indépendance. A dire
vrai, la problématique générale serait la suivante : comment peut-on envisager un processus
de décolonisation, et par-delà même – et dans le même temps – un « devenir-émancipation » à
travers la subversion effectuée sur le plan linguistico-littéraire, dans l’œuvre de Kateb Yacine,
Nedjma ? La démarche de Kateb Yacine est, telle qu’il l’énonce dans le recueil d’entretiens Le
Poète comme un boxeur : « il s’agissait à l’époque de dire en français que l’Algérie n’était pas
française »253. Par conséquent, la production littéraire n’apparaît pas comme un abandon de la
réalité, ni comme une fuite : au contraire, elle apparaît bien comme quelque chose qui part du
contexte historico-politique, est traversé, et même imposé par ce dernier. Instruit dans la
langue du colonisateur, Kateb Yacine considérait la langue française comme le « butin de
guerre » des Algériens, considérant la francophonie comme une machine politique néo-
coloniale qui perpétue l'aliénation, mais tout en disant que l'usage du français peut signifier
autre chose que le soutien à cette oppression. « Pour montrer qu'en littérature, il y a d'autres
réponses à la violence coloniale que des romans – lettres ouvertes rendus inefficaces254 parce

251KATEB, Yacine, Nedjma, Éditions Point Seuil, Paris, 2006 (1ère parution en 1956).
252« Le devenir minoritaire comme figure universelle de la conscience s'appelle autonomie. Ce n'est certes pas
en utilisant une langue mineure comme dialecte, en faisant du régionalisme ou du ghetto, qu'on devient
révolutionnaire; c'est en utilisant beaucoup d'éléments de minorité, en les connectant, en les conjuguant,
qu'on invente un devenir spécifique autonome, imprévu », DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille
Plateaux, p.135
253KATEB, Yacine, Le Poète comme un boxeur : entretiens 1958-1989, Seuil, 1994, p.39.
254C'est moi qui souligne : l'emploi de cet adjectif n'est pas anodin puisqu'il indique que la production littéraire,
l'usage et la création d'un langage ont potentiellement un caractère offensif et un impact dans le champ socio-
historique et politique dans lequel ils sont produits et publiés.

72
que s'inscrivant dans le discours même du colonisateur auquel elles s'adressent »255, Kateb
parodie le réalisme, subvertit les codes littéraires occidentaux – le modèle du roman réaliste
« balzacien » : avec les distorsions du temps chronologique, la prolifération des récits au
risque de l'incompréhension, la place prépondérante du dire poétique qui permet, dans un
même mouvement, de dire autrement l’Algérie en devenir, sa volonté d’indépendance ainsi
que les contradictions, et la profonde hétérogénéité qui la traversent. Le récit, bravant la
linéarité chronologique, se construit à plusieurs voix : celles des narrateurs successifs dont les
récits fragmentés s'entremêlent. Cette littérature propose une autre voie/voix que celle « qui se
proclamait 'révolutionnaire' en se contentant cependant de reproduire les clichés conformistes
binaires du discours officiel »256 :
le roman ne deviendra donc fondateur qu'en déplaçant le conflit guerrier vers un conflit de
modèles, comme le fait Kateb Yacine avec sa subversion du genre romanesque dans Nedjma257

Du fait de son caractère hybride et inclassable, Nedjma apparaît donc dans une certaine
mesure comme hermétique, si bien que lorsqu’il est paru en métropole, il a été reçu, lu et
catégorisé comme appartenant au mouvement du « Nouveau Roman », à tort. En effet, si les
deux démarches se rencontrent dans le refus d’écrire à l’intérieur du code mimétique et de son
régime de sens, les propositions du nouveau roman s’effectuent au niveau de la superstructure
scripturale, alors que les motivations katébiennes sont d’ordre politique et historique. Il y a là
comme un symptôme de dénégation de la part du colon. Effectivement, en refusant le fait que
cette écriture puisse être un nouveau dire, un cri pur, il cherche à l’enfermer à double tour
dans ses propres codes, dans un mouvement repéré et déterminé, codé et, par là, cherche aussi
à occulter de quoi cet ouvrage est le produit : de cette guerre de décolonisation et donc de la
colonisation elle-même. Qui plus est, le roman était précédé d’un avertissement – produit par
l'éditeur français – qui offrait un résumé du roman dont les procédés narratifs pouvaient
paraître parfois déconcertants pour le lecteur européen : l’hermétisme est alors mis sur le
compte de l'esthétique, du folklorique, de la tradition arabe. Dire cela, c’est encore ne pas
vouloir comprendre, ou plutôt vouloir ne pas comprendre. Enfin, dans la perspective d'une
décolonisation par la réappropriation et la transformation du dedans de la langue, Kateb
s'empare de cette langue pour en faire un espace de revendication et de lutte, un lieu, aussi
paradoxal soit-il, d’émancipation. On s’empare de la langue de l’oppresseur pour lui dire
255BONN, Charles, « De la légitimation littéraire du récit de guerre dans le roman algérien entre 1945 et
1978 », Écrire et publier la Guerre d'Algérie, de l'urgence aux résurgences, sous la direction de Thomas
Augais, Mireille Hilsum et Chantal Michel, Éditions Kimé (« Les cahiers de Marge ») Paris, 2011, p.190
256Id., p.195
257Id., p.197

73
qu’on est autre, qu’on est « ailleurs ». Écrire en français, c’est un moyen détourné pour dire
aux français que l'Algérie ne veut plus l’être, une façon d' « être dans sa propre langue
comme un étranger »258. La langue apparaît comme un matériau subversible par excellence, un
pivot, quelque chose pouvant, à tout moment, se renverser. On l'aura compris, l'originalité
profonde et la force révolutionnaire de ce texte ne fonctionnent pas à travers l'affirmation
positive d'un discours idéologique mais dans la complémentarité et les échos des « dires » à
l'intérieur d'un même texte, mais aussi avec le reste de l’œuvre katébienne – son œuvre
théâtrale, construite sur le modèle brechtien, par exemple. Il nous paraît dès lors intéressant de
lire Nedjma comme une œuvre « mineure », dont la nécessité découle d'une série
d’impossibilités : comme il y a, chez Kafka, l’impossibilité d’adopter l’allemand comme
langue d’une communauté oppressive, artificielle « coupée des masses », majeure, Kateb se
trouve dans l'impossibilité d’adopter strictement le français et les codes littéraires de
l’oppresseur ; l’impossibilité d’écrire en tchèque comme nécessité d’une distance avec le
territoire et la langue vernaculaire d'un pays déterminé, peut correspondre chez Kateb à
l’impossibilité d’écrire en arabe classique – écriture qui se serait pratiquée au détriment du
berbère ou des autres « dialectes » arabes. Enfin, l'impossibilité d'écrire en yiddish, langue
aux accents archaïsants d’une origine perdue, d’une ruralité folklorique, correspondrait à
l'impossibilité pour Kateb d'écrire dans sa langue maternelle : le berbère. De plus, si l'arabe
correspond à un fond commun des langues, on ne peut pas dire que les algériens soient arabes.
Il n’existe alors aucune unité autour de la nation, et les algériens parlent uniquement en
dialectes : oranais, algérois, constantinois, le berbère etc. L’unification, l’homogénéisation du
langage correspondant à une opération politique toujours forcée :
Si j’ai été obligé de me couler dans la langue française une première fois et je suis conscient qu’il
s’agit d’une aliénation, pourquoi irais-je renouveler cette aliénation en arabe parce que l’arabe n’est
pas ma langue non plus […] Il faut écrire la langue du peuple et de la vie 259

En effet, l'arabe moderne officiel exclut aussi bien le français que le berbère et les arabes
dialectaux. Au lendemain de l'indépendance, Ben Bella proposera un cadre sans équivoque de
l'identité algérienne : la Charte nationale et la Constitution de 1976 consacrent l'arabe comme
langue nationale et officielle, suivies de la mise en œuvre d'une série de lois - difficilement
applicables – pour la mise en place d'une justice et d'une administration officielles en arabe.
La langue devient par conséquent un instrument de sélection sociale : « hors de l'unité arabe

258DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Kafka, pour une littérature mineure, p.48
259KATEB, Yacine, GAFAITI Hafid, Kateb Yacine, un homme, une œuvre, un pays (entretiens), Laphomic,
1986.

74
point de salut pour la nation algérienne »260. La pluralité est niée, la diversité linguistique est
vue comme un obstacle à l'unité nationale, le mythe de la société homogène est prôné, si bien
que toute référence aux dialectes ou au berbère est alors prise pour un instrument au service
de l'étranger et du néo-colonialisme : « la langue, la culture et l'identité berbères sont tout
simplement niées »261. E. Hobsbawm écrit encore à ce propos :
La loi nationaliste algérienne de la fin de 1990 – 'qui fait de l'arabe la langue nationale et
pénalise de lourdes amendes l'utilisation de toute autre langue dans les actes officiels' a été
considérée dans ce pays non pas comme une libération de l'influence française, mais comme
une attaque contre le tiers des Algériens qui parlent berbère 262

Or cette volonté étatique s'avèrera être un échec : le taux d'analphabétisme – notamment dû au


fait que l'arabe classique est en réalité très peu parlé à l'oral – en est une des plus importantes
illustrations. Dans le même mouvement naissent des revendications pour la reconnaissance
officielle des langues berbères, revendications toujours connectées à celles en faveur d'une
ouverture démocratique. En attendant, l'arabe, « langue importée et implantée, par
superposition, se réserve tout l'espace de l'officialité »263. Kateb fait donc un usage mineur de
la langue majeure – ici le français, langue de l'oppresseur – : il part de cette dernière pour la
modeler, la distordre en y introduisant de la contradiction, par le dire poétique ou encore
l’énonciation de plusieurs propositions contradictoires, afin de produire de nouvelles
visibilités. Cette démarche de création littéraire semble s’inscrire dans la démarche illustrée
par Rachid, un des quatre protagonistes : celle de donner une forme à l’informe, de « dire
l’indicible »264. Ainsi, la déconstruction textuelle katébienne s’inscrit moins dans une
perspective structuraliste qu’historique et politique. Kateb crée un contre-discours au sein
même du discours colonial, s'introduit dans un modèle pour, insidieusement, le faire éclater, le
modifier de l’intérieur. Il faut travailler la langue « du dedans » : ce n’est pas seulement une
opposition binaire, une subversion sur le plan strict de la réappropriation mais, à l’intérieur
même de cette langue de l’étranger, il faut créer un nouveau langage.
Ceci étant posé, une brève contextualisation de l’écriture de Nedjma s'impose : il écrit
la plus grande partie de l’ouvrage en 1954, année qui ouvre sur « La Guerre d’Algérie ».
Kateb participe à l’insurrection du 8 mai 1945, date de la libération et de l’émancipation

260ZENATI, Jamel, « L’Algérie à l'épreuve de ses langues et de ses identités : histoire d'un échec répété »,
Langue(s) et nationalisme(s), ENS Éditions (collection « Mots. Les langages du politique »), N°74, juin
2004, Lyon, p.138
261Id., p.141
262HOBSBAWM, p.341
263ZENATI, p.141
264KATEB, Yacine, Nedjma, p.190

75
occidentale du nazisme mais aussi date d’une manifestation spontanée des Algériens en faveur
de l’indépendance promise par le pouvoir colonial et qui fut réprimée dans le sang, évènement
à la suite duquel il est fait prisonnier et qui déterminera son existence et sa production.
Nedjma cristallise une série d'allégories, tant dans la forme du roman et du récit, du
« dire », qu'au travers du personnage éponyme : une des images récurrentes tout au long du
récit est celle du chantier – métaphore de la nation en construction – de la dispersion :
Nedjma, c’est « l’étoile » en arabe, qui concentre deux forces contradictoires d’attraction et de
répulsion, mais c’est aussi « l’étoile filante », en perpétuelle fuite, insaisissable. Elle se dérobe
toujours, pareil au destin sur lequel l’Algérie semble n’avoir aucune prise ; elle est la femme
inaccessible, mais aussi l’Algérie indomptable, celle dont la destinée est, à ce moment
charnière de l’histoire, encore incertaine. Nedjma, c’est la « bâtarde », fille illégitime d’une
Marseillaise et d’un Algérien dont l’identité est floue, symptomatique d’une Algérie en
devenir, en recherche. Le problème de l’identité est une constante de ce roman : qu’il s’agisse
de l’identité des personnages mais aussi de celle d’une nation. Sur le plan syntaxique, nous
pouvons prendre l'exemple des premières lignes du roman reprises, modifiées, à la fin de ce
dernier : « Lakhdar s’est échappé de sa cellule. A l’aurore sa silhouette apparaît sur le palier ;
chacun relève sa tête, sans grande émotion »265. Puis en fin de roman : « Lakhdar s’est
échappé de sa cellule. A l’aurore, lorsque sa silhouette est apparue sur le palier, chacun a
relevé la tête, sans grande émotion »266 illustre la démarche katébienne en ce que ces
changements sur le plan stylistique se lisent, non pas comme une simple répétition où se
confondent passé et présent, mais comme une reconstitution, une recontextualisation de la
syntaxe : c’est justement ce retour et dans le « presque » de cette quasi répétition qu'est
rendue possible la réécriture de l’Histoire. De même, la parole katébienne se matérialise dans
ce roman, notamment au travers de l'échec du monologisme d’un narrateur unilatéral se
faisant le porte parole d’une revendication unitaire. Loin des autres et se retrouvant seulement
à intervalles irréguliers, les personnages ne peuvent positivement raconter la même Algérie.
La production de différents discours, récits, mêlant, à chaque fois, différents registres, récuse
d’avance toute clôture que tendrait à instituer un discours nationaliste univoque : cela
implique qu’il ne peut y avoir de sens un et définitif. Il y a donc dans l’œuvre un dépassement
du réalisme mais aussi un dépassement du symbolisme dans le sens où le discours n’est pas
univoque et, plus encore, où il permet d’affirmer en même temps deux propositions

265Id., p.9
266Id., p.244

76
contradictoires, suivant une esthétique nietzschéenne, où les forces contradictoires du
dionysiaque (chaos, informe) et de l’apollinien (ordre, beauté) doivent demeurer sans jamais
former de synthèse ni une quelconque autre résolution. Kateb met donc en œuvre des discours
hétérogènes qui s’entrecroisent et se contestent autour d’une même réalité. L’espace narratif
devient pour ainsi dire, lieu de la contradiction, de la contestation, comme témoignant du
rapport aux conditions réelles d’existence. En somme, si l’on contextualise ces propos, on
peut dire que s’il y a au sein du peuple algérien une même volonté de libération, reste une
réelle hétérogénéité concernant les moteurs et les acteurs de cette volonté. Le verbe poétique
permet d'ailleurs d’envisager la possibilité de la contradiction. La puissance frêle de ce dire
est la possibilité de raconter l’oppression mais aussi l'émancipation. Produire le sens par
l’absence plutôt que par l’affirmation explicite au risque de déboucher parfois sur l’absence
de signification évidente, relève alors du « mineur », au sens où l’entendent Deleuze et
Guattari. La parole, et principalement la parole poétique a en effet une place prépondérante
dans l’œuvre. Elle est réhabilitée en tant que telle, en mouvement, et pas dans son
établissement figé : Rachid, face à l’écrivain préfère « dire l’indicible » que « se taire »267, en
émettant l’idée que le véritable dire serait dans « l’in-dicible » et ne pourrait être exprimé que
dans la poésie.
Nedjma illustre donc le phénomène selon lequel l’écriture est en prise immédiate avec
son temps. L’acte littéraire s’inscrit dans le système complexe des conflits socio-politiques –
en l’occurrence ici la colonisation et l’hégémonie exercées par l’envahisseur – le champ
linguistique lui-même étant travaillé de toute part car il intériorise les bouleversements
géopolitiques et socio-historiques. L’adoption d’un genre et d’une technique (d’une langue)
est alors tout sauf un choix gratuit : il engage au contraire une manière d’exister, tout un
rapport au monde. « La maîtrise de la langue étrangère avait déjà conféré aux écrivains
algériens un pouvoir de regard et de transgression mais Kateb se libère du devoir de
témoignage circonstancié »268 en écrivant dans une force d’invention. Kateb est « pris dans les
enjeux »269 de ceux qui n’écrivent pas, inéluctablement ramené au pacte scellé avec le peuple
dans sa cellule de prison de Sétif le 8 mai 1945.

267Id., p.190
268KHADDA, Naget, « Kateb : écriture d'avant-garde, engagement politique et construction d'identité », Kateb
Yacine un intellectuel dans la révolution algérienne, Itinéraires et contacts de cultures, sous la direction de
Jacques Girault et Bernard Lecherbonnier, L'Harmattan, Paris, 2002, p.145
269Id., p.151

77
CONCLUSION

Cette étude, au cours de laquelle nous avons, toujours par le prisme de la langue
française, tenté de problématiser les différentes relations politique/langue, nous a permis de
relever les insuffisances des sciences dites « expertes » en matière de langage, de souligner
leur impuissance à embrasser la complexité des rapports entretenus entre le langage et le
politique, ce sur quoi ont débouché les prémisses d'une méthode, ou philosophie
« pragmatique » du langage, qui tienne compte des « paramètres » sociaux, économiques, et
politiques de la société dans laquelle il s'inscrit, et permette d'aborder les différents plans
exposés sur lesquels se manifestent, à chaque fois de manière singulière, ces « rapports ».
Dans le même temps nous avons tenté de comprendre comment la production d'un savoir
(produit par les linguistes au fil du temps, par le langage mais aussi sur ce dernier) pouvait
légitimer et renforcer un pouvoir, une domination, à commencer par les entreprises
colonialistes : concernant ces situations particulièrement développées dans le travail
précédemment exposé, la présence, « l'occupation » de la langue « impériale » dans les
institutions des pays sensés être devenus « indépendants » sont apparues être des marques, des
traces du non-achèvement du processus de décolonisation (nous l'avons vu, la Francophonie
en est encore une preuve actuelle). D'ailleurs, s'il est nécessaire dans ce cas de se réapproprier
sa langue, ce n'est néanmoins pas une condition suffisante pour assurer la libération du joug
impérialiste et surtout la pérennité de la culture dont elle est le reflet : il faudra qu'elle en
passe par la conquête du pouvoir économique et politique, autrement dit, qu'elle assume le fait
que ces jeux d'infériorité/supériorité, de pouvoir/dépossession s'inscrivent directement dans
une stratégie de lutte des classes.
Ce qui a encore tout particulièrement attiré notre attention, c'était d'essayer de voir
comment se joue et se répercute cette légitimation sur le plan de la matérialité même de la
langue : à travers différentes « courroies de transmission » du pouvoir (les mass media, mais
aussi toutes les institutions officielles dont l'école), et l'usage de différentes figures
rhétoriques, elle s'est trouvée être un précieux révélateur du conflit omniprésent (politique,
idéologique...) car même lorsqu'ils s'efforcent de le camoufler, de dépolitiser les situations et
de polir la réalité, les mots, peuvent, entre les lignes, par une lecture symptomale, et sous les
formes de la dénégation, indiquer voire dérouler des histoires de luttes. L'enjeu était encore de
déceler comment on parvient à agir effectivement sur le réel, sur le champ socio-politique en

78
faisant dire aux mots (en les sélectionnant minutieusement ou en en modifiant le sens) ce que
l'on veut bien croire ou faire croire, ce que l'on veut bien montrer, donner à voir de ce réel.
Le rapport de la langue à la nation ou à l'Etat-nation, est toujours un artefact qui ne se
confond néanmoins pas avec une chimère illusoire et impuissante : il est le produit d'une
décision politique, contrairement à ce que l'on peut faire dire à un mythe (qui fait passer une
construction historique pour une nature). Souvent symbole de la communauté politique, la
langue est le vecteur d'enjeux politiques cruciaux et le support de rapports ambigus voire
paradoxaux : l'idiome possède en effet la qualité ambivalente d'être à la fois « ouvert » -
n'importe qui peut, en droit, l'apprendre et appartenir de ce fait, à la communauté des
locuteurs – et « fermé » en tant qu'il caractérise potentiellement une identité exclusive (cette
distinction recoupe d'ailleurs deux idéologies radicalement opposées mais coprésentes,
larvées, dans toutes revendications d'indépendance vis-à-vis d'un État-nation : la xénophobie
et le conservatisme d'un côté (lorsque l'on identifie la langue à la « race »), et la pensée
anarchiste libertaire de l'autre). Se cristallisent en effet dans la langue des processus
d'identification (elle est partie prenante dans la construction de l'imaginaire collectif d'une
nation), en même temps qu'elle peut servir de prétexte ou d'argument pour revendiquer une
communauté politique indépendante, et faire « sécession » d'avec un pouvoir dominant
centralisateur à qui l'on fait connaître et à qui l'on oppose sa singularité (ces problématiques
ont été longuement approfondies au cours de l'exposé qui portait sur « la question basque »).
Ces relations contradictoires ne sont d'ailleurs pas exclusives puisqu'à dire vrai, elles sont
toujours imbriquées, ou, tout au moins, présentes en germe : la langue concentre, comprend
(au sens fort ou elle « prend avec elle ») dialectiquement toutes ces tensions, ces
contradictions. L'intitulé de ce mémoire assignait déjà un caractère ambivalent à la langue :
elle est à la fois « passive » (objet de folklore, instrument de « manipulation » de l'opinion) et
« active », puisqu'elle intervient effectivement sur le champ sociopolitique. On a d'ailleurs
parlé plus haut de « rapport schizophrénique » à la langue qui s'impose aux locuteurs
opprimés et dont la propre langue était niée. Ce qu'il nous est en fait apparu, c'est que ces
oppositions binaires (langue imposée par l’État/langue régionale, langue imposée pour
centraliser un pouvoir (notons au passage que la France, puisque c'est principalement de cet
exemple dont il a été question, se caractérise par cette association d'un pouvoir centralisé à
une langue unique ; la pluralité est alors inenvisageable, comme si elle était synonyme de
dispersion, de délitement du pouvoir – et les causait de ce fait immédiatement)/créer l'identité

79
commune, l'unité nécessaire à une lutte de libération nationale, parler la langue du colon/se
réapproprier sa langue maternelle, etc.) ne fonctionne que partiellement et abstraitement : une
lutte pour l'indépendance nationale d'un pays ou d'une région a tout autant besoin de
construire et de se projeter dans une « communauté imaginée » que les institutions d'un État-
Nation, de même que se poseront à cette première, une fois l'indépendance obtenue, le choix
de l'organisation politique sachant que la solution de « facilité » qui se propose en premier
lieu est souvent celle de l'État-Nation et avec lui, toutes les difficultés que pose l'instauration
d'un pouvoir hégémonique et centralisateur, le même qui avait été fui.
Pour « résister » à la violence avec laquelle un pouvoir peut traiter la langue – car il
n'y a pas, en effet, des langues de pouvoir intrinsèquement violentes, et des langues
intrinsèquement révolutionnaires, mais bien différentes modalités d'appréhension de cette
dernière – la langue peut devenir le « maquis du peuple »270 : la littérature en est un des
supports privilégiés. Cette dernière n'est donc pas uniquement ce champ sur lequel se jouent
et se reflètent les enjeux et rapports de force socio-politiques. Nous l'avons développé autour
de l'explicitation du concept de « littérature mineure », elle est traversée par ces forces
contradictoires en même temps qu'elle donne à voir des dires contradictoires, la parole en
construction, en train de se faire, c'est-à-dire qu'elle permet de parler, d'exposer les possibles
malgré l'impossibilité d'affirmer une vérité unilatérale, et ce, en distordant, en minorant la
langue majeure, bref, en créant un nouveau dire, une nouvelle langue à partir de cette
dernière. Il ne s'agit donc pas ici de prôner telle ou telle littérature de tel ou tel peuple : ils
n'ont besoin, ni l'un ni l'autre, d'une étude universitaire pour exister. J'ai simplement essayé de
montrer ces emplois singuliers de la langue, ces langues par et pour les minorités et le fait
qu'ils ont tous quelque chose à nous apprendre sur l'usage de nos propres langues, sur nos
propres pratiques d'écriture et sur nos existences de « colonisés ».
écouter les voix des Basques, des Bretons, des Occitaniens et lutter à leurs côtés pour qu'ils
puissent affirmer leur singularité concrète, c'est, par voie de conséquence directe, nous battre
aussi, nous, Français, pour l'indépendance véritable de la France, qui est la première victime de
son centralisme [...] [du] jacobinisme et [de] l'industrialisation 271

Tout cela donne encore à penser que, pour faire de nos langues respectives des usages
mineurs, nous devons inventer, créer dans le langage, le creuser, l'abâtardir : la langue est tout
le contraire d'un soutien de l'ordre ; elle est alors tout sauf une garante de l'identité une et
figée.
270 Linguistique et Colonialisme, L.-J. Calvet, p. 155
271« Le Procès de Burgos », p.36, Situations X, Politique et autobiographie, Jean-Paul Sartre, Gallimard, Paris,
1976.

80
BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES

SOURCE PRIMAIRE

ANDERSON, Benedict,
L'imaginaire national. Réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, Éditions La
Découverte & Syros, Paris, 2002

BARTHES, Roland,
Mythologies, Point Seuil, Paris, 2010

BEBEL-GISLER, Dany,
La langue créole, force jugulée, L’Harmattan, Paris, 1976

BIDART, Pierre,
La singularité basque, PUF (« Ethnologies »), Paris, 2001

BOURDIEU, Pierre,
Question de Sociologie, Éditions de Minuit (collection « Reprise »), Paris, 2002

CALVET, Louis-Jean,
La guerre des langues, Hachette Littérature (collection « Pluriel »), Paris, 1999
Linguistique et Colonialisme, Éditions Payot & Rivages (Petite Bibliothèque Payot), Paris,
2002

DE CERTEAU, Michel, JULIA, Dominique, REVEL, Jacques,


Une politique de la langue - la révolution Française et les patois : l'enquête de Grégoire,
Gallimard « Folio histoire », Paris, 2002

DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix,


Kafka, pour une littérature mineure, Éditions de Minuit, Paris, 1975
Mille Plateaux, Éditions de Minuit, Paris, 1980

FANON, Frantz,
Les Damnés de la terre, Ed. La Découverte et Syros, Paris, 2002 (1° éd. [1961] 1968 chez
Maspero)

GAUVIN, Axel,
Du créole opprimé au créole libéré, défense de la langue réunionnaise, L’Harmattan, Paris,
1977

81
HAZAN, Éric,
LQR, la propagande du quotidien, Éditions Raisons d'agir, Paris, 2006

HOBSBAWM, Eric, John,


Nations et nationalisme depuis 1780, Programme, mythe, réalité, Gallimard (Folio Histoire),
Paris, 2001

KATEB, Yacine,
Le Poète comme un boxeur : entretiens 1958-1989, Seuil, 1994
Nedjma, Éditions Point Seuil, Paris, 2006

LECERCLE, Jean-Jacques,
Une philosophie marxiste du langage, PUF (collection « Actuel Marx Confrontation »), Paris,
2004

RANCIERE, Jacques,
Aux bords du politique, Gallimard (Folio Essais), Paris, 2007

ROUSSEAU, Jean-Jacques,
Essai sur l'origine des langues (où il est parlé de la mélodie et de l'imitation musicale) ,
édition, introduction et notes par Charles Porse, A.G. NIZET, Paris, 1976

SARTRE, Jean-Paul,
Situations X, Politique et autobiographie, Gallimard, Paris, 1976

SEMPRUN, Jaime,
Défense et illustration de la novlangue française, Ed. Encyclopédie des nuisances, Paris, 2005

WA THIONG'O, Ngugi,
Décoloniser l'esprit, Éditions La fabrique, Paris, 2011

82
SOURCE SECONDAIRE

BAKHTINE, Mikhail,
L’œuvre de François Rabelais, et la culture populaire du Moyen-Âge et sous la Renaissance,
Gallimard (Tel), Paris, 2001

ELLUL, Jacques,
La technique ou l'enjeu du siècle, Economica, Paris, 1990

FANON, Frantz,
Peaux noires, masques blancs, Point Seuil, Paris, 1952

GARMENDIA, Jaime-Miguel,
Historia de ETA, « La lengua del opresor », R&B Ediciones, Saint-Sébastien, 1996

KATEB, Yacine, GAFAITI Hafid,


Kateb Yacine, un homme, une œuvre, un pays (entretiens), Laphomic, 1986

KLEMPERER, Victor,
LTI, la langue du III° Reich. Carnets d'un philologue, Albin Michel (collection « Pocket
Agora »), Paris, 1996

SCHMITT, Carl,
La notion du politique. Théorie du partisan, Flammarion (Champs classiques), Paris, 2009

SOURCES NUMERIQUES

- BARRANQUE, Pierre-Ulysse, « Penser la lutte, penser l'émancipation : Sartre et la question


basque en 1971 », version écrite et augmentée de la conférence tenue lors du colloque
« Lecture croisées de la Critique de la raison dialectique (1960-1985) de Jean-Paul Sartre »,
mai 2008, Université Toulouse 2-Le Mirail,
http://www.marxau21.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=137:p-u-
barranque-penser-la-lutte-penser-lemancipation-sartre-et-la-question-basque-en-
1971&catid=34:sartre&Itemid=54

- BERGEON, Céline, SALIN, Marion, « Se dire Manouche, Rrom, Gitan? Processus


d'identification des populations Rroms : au-delà des pratiques spatiales », MigrinterMigrinter,
2010-6,
http://www.mshs.univ-poitiers.fr/migrinter/e-migrinter/201006/e-migrinter2010_06_tout.pdf

- JANVIER, Antoine, PIERON, Julien, « 'Postulats de la linguistique' et politique de la langue


– Benveniste, Ducrot, Labov », revue Dissensus, février 2010, N°3,
http://popups.ulg.ac.be/dissensus/document.php?id=710&format=print

83
ARTICLES, REVUES, TRACTS

- BONN, Charles, « De la légitimation littéraire du récit de guerre dans le roman algérien


entre 1945 et 1978 », Écrire et publier la Guerre d'Algérie, de l'urgence aux résurgences, sous
la direction de Thomas Augais, Mireille Hilsum et Chantal Michel, Éditions Kimé (« Les
cahiers de Marge ») Paris, 2011

- BOYER, Henri, « Langue et nation : le modèle catalan de nationalisme linguistique »,


Langue(s) et nationalisme(s), ENS Éditions (collection « Mots. Les langages du politique »),
N°74, juin 2004, Lyon

- E.T.A., Egunkaria , communiqué à l'occasion du 27° anniversaire de l'exécution de Juan


Paredes, « Txiki » et Anjel Otaegi, 26 septembre 2002

- GAUVIN, Axel, « Le créole, l'hiver et la dinde aux marrons », Supplément La Réunion, Le


Monde diplomatique, mars 2010, Paris

- HORDAGO, Erran, janvier 1981, plaquette du groupe, cité par OFFENSIVE, « Dans le
mouvement basque », Luttes de Libération Nationale, une Révolution possible ? N°30, juin
2011

- JOLY, Lionel, « La cause basque et l'euskera », Langue(s) et nationalisme(s), ENS Éditions


(collection « Mots. Les langages du politique »), N°74, juin 2004, Lyon

- KHADDA, Naget, « Kateb : écriture d'avant-garde, engagement politique et construction


d'identité », Kateb Yacine un intellectuel dans la révolution algérienne, Itinéraires et contacts
de cultures, sous la direction de Jacques Girault et Bernard Lecherbonnier, L'Harmattan,
Paris, 2002

- ZENATI, Jamel, « L’Algérie à l'épreuve de ses langues et de ses identités : histoire d'un
échec répété », Langue(s) et nationalisme(s), ENS Éditions (collection « Mots. Les langages
du politique »), N°74, juin 2004, Lyon

- « Et si le langage avait une racine sociale ? », Les Cahiers de Science et Vie, Éditions
Mondadori France, N°118 Août-Septembre 2010, Paris.

84
TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION..............................................................................................p.3

I. POUR UNE « PHILOSOPHIE MARXISTE DU LANGAGE »....................p.9


1. Critique de la linguistique..............................................................................p.9
2. Pour une linguistique « pragmatique »........................................................p.16
3. … Qui engage d'autres pratiques.................................................................p.19

II. LE LANGAGE COMME VEHICULE D'UNE IDEOLOGIE....................p.22


1. Le langage dans les instruments de communication de masse.....................p.23
2. Les procédés rhétoriques de ces langages et leurs effets.............................p.27
3. La langue et l'idéologie colonialiste.............................................................p.31
a. L'exemple de la francophonie.............................................................p.32
b. Les conséquences de la domination linguistique sur la psychologie
des oppressés dans les DOM :un rapport schizophrénique à la
langue.....................................................................................................p.36
c. La place de l'école dans les DOM......................................................p.37

III. LA LANGUE DANS LA CONSTRUCTION DE LA NATION...............p.44


1. La fonction de la langue dans l'imaginaire collectif d'une nation et dans le
processus d'identification à cette nation...........................................................p.44
2. Planifications linguistiques, politiques linguistiques et nationalismes........p.49
a. Un pouvoir centralisé qui exige une unité linguistique......................p.49
3. Les luttes de Libération Nationale...............................................................p.52

85
a. L’ambigüité du Pays Basque..............................................................p.54
b. « L'identité basque » : dans quel état ?..............................................p.59
c. État des lieux de la situation politique basque, et place de la langue
au sein de cette dernière.........................................................................p.60

IV. LA « LANGUE MINEURE » DANS LA LITTERATURE.......................p.68


1. De la littérature populaire............................................................................p.67
2. Un usage subversif de la langue : « Pour une littérature mineure »............p.71
a. L'exemple de Nedjma, de Kateb Yacine.............................................p.72

CONCLUSION................................................................................................p.78

BIBLIOGRAPHIE...........................................................................................p.81

TABLE DES MATIERES................................................................................p.85

86

Vous aimerez peut-être aussi