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Ce que parler veut dire

de Pierre Bourdieu

récension rédigée parKatia


SznicerDocteure en Histoire culturelle (Universités Paris 13 et
Laval, Québec). Rédactrice indépendante.

Synopsis

Société

Avec la publication de Ce que parler veut dire, en 1982, Pierre Bourdieu marque
l’irruption de la sociologie dans le champ universitaire de la linguistique française.
Objectant à l’opposition saussurienne entre « langue » et « parole », il remet du
même coup en question l’approche structuraliste qui dominait les sciences sociales
françaises depuis les années 1960. Pour lui, la « langue » ne peut être réduite à un «
code », à un système fonctionnant en vase clos. Elle est indissociable de son usage,
à savoir de la « parole », acte social reflétant la légitimité – ou l’illégitimité – du
locuteur, et son aptitude – ou son inaptitude – à la faire valoir. Autrement dit, «
parler » est un acte de communication dont l’analyse sociologique éclaire les
rapports de domination subtils qui s’exercent au sein de tout espace social.

1. Introduction

Dans Ce que parler veut dire, Pierre Bourdieu fait d’abord figure de passeur de
textes encore peu étudiés en France au début des années 1980. Il se penche sur les
travaux de linguistes et de sociolinguistes anglo-saxons (Edward Sapir, William
Labov, Basil Bernstein…) et sur l’œuvre du théoricien russe Mikhaïl Bakhtine. Fort
de ces références, il s’attache à s’interroger sur ce que pourrait être une linguistique
qui ne serait plus rivée à la structure de la « langue », mais qui intègrerait la «
parole » et ses déterminants sociaux.

Il invite pour cela son lecteur à opérer un changement de focale visant à débusquer
le pouvoir des mots au-delà de la langue même. « Dès que l’on traite le langage
comme un objet autonome, acceptant la séparation radicale […] entre la science de
la langue et la science des usages sociaux de la langue, affirme-t-il, on se condamne
à chercher le pouvoir des mots dans les mots, c’est-à-dire là où il n’est pas […] »
(p.103).

2. « Linguistique interne » et « linguistique externe »

Pour comprendre le fondement de la démarche du sociologue et son besoin de faire


irruption dans le champ de la linguistique, il faut revenir à ce qu’il décrit comme le

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« tour de force inaugural par lequel Saussure sépare la “linguistique externe” de la
“linguistique interne” et, réservant à cette dernière le titre de linguistique, en exclut
toutes les recherches qui mettent la langue en rapport avec l’ethnologie, l’histoire
politique […] ou encore la géographie du domaine où elle est parlée […] » (p.8).

Selon Bourdieu, le problème de la linguistique structurale, laquelle a exercé une


influence considérable sur les sciences sociales françaises, est qu’elle procède de
l’autonomisation de la langue par rapport à ses conditions sociales de production,
de reproduction et d’utilisation. Or, si le chercheur appréhende la langue sans tenir
compte des cadres sociaux où elle est pratiquée, il se nourrit de l’illusion qu’elle est
un « phénomène naturel », un terrain de jeu idéal à une analyse purement interne et
formelle. Il réduit aussi l’acte de parole à un acte de communication destiné à être
déchiffré au moyen d’un « code », d’une compétence linguistique accessible à tous.

Il ne s’agit pas, précise Bourdieu, de récuser en bloc l’analyse des codes et des
structures internes de la langue, mais de comprendre ici les erreurs de la
linguistique structurale qui ignore que les échanges linguistiques, rapports de
communication par excellence, sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où
s’actualisent des rapports de force entre les locuteurs.

Bourdieu pourfend aussi l’« illusion du communisme linguistique qui hante toute la
théorie linguistique » (p. 24), illusion communément partagée depuis le XIXe
siècle, selon laquelle la langue serait un « trésor déposé par la pratique de la parole
dans des sujets appartenant à la même communauté ». Or, cette métaphore de la
langue comme « trésor », « dépôt » ou encore « participation mystique
universellement et uniformément accessible » résout, par la magie de la rhétorique,
la question des conditions économiques et sociales de l’appropriation de la langue,
sans avoir besoin de la poser explicitement.

3. Langue officielle, langue légitime

Il en découle que la linguistique structurale a, selon Pierre Bourdieu, incorporé à sa


théorie un objet – la langue – sans interroger sa genèse sociale. En outre, parler de «
la » langue, sans autre précision, c’est aussi accepter tacitement « la définition
officielle de la langue officielle d’une unité politique » (p.27). En prenant a priori
pour cadre d’étude la langue officielle, la linguistique structurale participe à la
légitimation de cette dernière, entérine sa position dominante par rapport aux autres
langues présentes sur le territoire.

Comment donc appréhender sociologiquement la langue dite « officielle » d’un


espace politique ? Cette langue, explique Pierre Bourdieu, a pour première
caractéristique d’être produite par des auteurs ayant autorité pour écrire, d’être
fixée par des grammairiens et d’être transmise par des professeurs chargés d’en
inculquer la maîtrise.

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Elle est surtout, en amont, indissociable de l’État. C’est en effet dans le processus
de constitution de l’État que se créent les conditions de la constitution d’un marché
linguistique unifié et dominé par une langue considérée comme « officielle ». Cette
dernière, obligatoire dans les occasions et les espaces officiels, devient la norme
théorique à laquelle sont mesurées toutes les autres pratiques linguistiques sur le
territoire de l’État où « nul n’est censé ignorer la loi linguistique » (p.27).

Dans le cas de la France d’Ancien Régime, les dialectes régionaux diffèrent de


paroisse à paroisse, ne sont ni codifiés ni écrits et n’existent que dans leur pratique
orale. Cependant, dès le XIVe siècle, les dialectes du pays d’oïl laissent
progressivement leur place à la langue qui s’élabore à Paris, dans les milieux
savants et cultivés. À partir du XVIe siècle, la constitution d’une organisation
administrative liée à la monarchie centrale rallie le pays d’oc au processus
d’unification linguistique du pays. Dans les faits, on observe une situation de
bilinguisme : les classes populaires sont réduites au parler local alors que
bourgeoisie et hommes d’Église détiennent la langue d’un pouvoir central qu’ils
incarnent localement.

Après la Révolution, l’imposition d’une langue unique et légitime contre les


idiomes régionaux fait partie des stratégies politiques de pérennisation des acquis
du nouveau régime, de diffusion de ses idées, mais aussi de production et de
reproduction d’un citoyen nouveau, régénéré par la langue révolutionnaire, et ce
grâce au travail des grammairiens, des lexicologues et, bientôt, de l’institution
scolaire qui participera directement à la dévaluation des modes d’expression
populaires.

4. La domination symbolique

Cependant, la domination de la langue officielle sur les parlers locaux et la création


d’un nouvel habitus linguistique ne s’expliquent pas qu’à la seule lumière de la
politique d’unification linguistique. Elles découlent, plus globalement, d’un
ensemble de mécanismes sociaux subtils qui engendre, au fil du temps, une
domination symbolique qui inclut la domination linguistique.

Pierre Bourdieu avance à cet égard que « les instructions les plus déterminantes
pour la construction de l’habitus se transmettent sans passer par le langage et par la
conscience, au travers des suggestions qui sont inscrites dans les aspects les plus
insignifiants en apparence des choses, des situations ou des pratiques de l’existence
ordinaire » (p.37). La façon de parler, l’accent, la syntaxe, le vocabulaire sont
certes chargés de sens, mais la domination la plus discriminante s’exerce de façon
plus insidieuse : par la manière de poser la voix, de regarder avec approbation ou
désapprobation, de se tenir, de garder le silence… autant d’éléments qui assoient la
position symbolique d’un individu par rapport à un autre et expliquent, par
exemple, le phénomène de l’intimidation, qui résulte d’une violence symbolique

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silencieuse exercée par « l’intimidateur » – qui détient la parole légitime – sur «
l’intimidé » – qui ne la détient pas.

De façon générale, les locuteurs dépourvus des compétences légitimes et des


habitus langagiers et sociaux des classes dominantes se trouvent exclus des univers
sociaux où la maîtrise de la langue légitime est exigée. Au-delà de la simple
capacité de parler, c’est ainsi surtout la « compétence nécessaire pour parler la
langue légitime » (p.42) qui traduit une forme de « distinction ».

La lutte pour l’autorité linguistique est particulièrement vive dans le champ de la


production littéraire au sein duquel l’excellence répond à deux critères : la
distinction et la correction. Distinction en ce sens que la langue littéraire ou digne
d’être publiée doit apparaître comme originale, recherchée, choisie, distinguée par
opposition à la langue vulgaire. Correction parce que la langue légitime est une «
langue semi-artificielle », une sorte de « code savant » soutenu par un travail
permanent de correction et de défense du « bon usage » revenant à des institutions
et des locuteurs singuliers : grammairiens, maîtres, écrivains, rhéteurs, etc.

5. La valeur économique de la langue

Ainsi, les échanges linguistiques sont, dans la plupart des situations de


communication, bien plus que de simples échanges d’informations. Ce sont des
échanges économiques qui reflètent un rapport de force symbolique entre un
producteur et un consommateur. À ce titre, les discours sont des signes de richesse
et des signes d’autorité, destinés à être « appréciés, […] crus et obéis » (p.60).

Pour illustrer cette dimension économique des échanges linguistiques, Pierre


Bourdieu éclaire les stratégies de condescendance consistant à tirer profit d’un
rapport de force objectif entre les locuteurs en présence. Lors d’un événement
officiel par exemple, si un homme politique glisse quelques mots en langue locale,
cela sera apprécié et reçu comme un témoignage touchant de proximité avec
l’audience. Par contre, si un paysan s’exprime à la tribune avec un parler local, il
sera stigmatisé, soupçonné de recourir à la langue régionale faute de mieux.

« Plus le marché est officiel, c’est-à-dire pratiquement conforme aux normes de la


langue légitime, résume le sociologue, plus il est dominé par les dominants, c’est-à-
dire par les détenteurs de la compétence légitime, autorisés à parler avec autorité »
(p.64). En outre, la compétence linguistique est tout sauf une simple capacité
technique, maîtrise ou connaissance de la langue, elle est aussi une « capacité
statutaire » de celui qui est autorisé et se sent autorisé à s’emparer de la parole
légitime.

De ce fait, la prise de parole procède aussi d’une anticipation inconsciente, de la


part du locuteur, des « sanctions » sociales auxquelles il s’expose : quand un
locuteur possède une capacité d’adaptation au contexte, qu’il a intériorisé les codes

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de la politesse, s’exprime avec « tact » et connaît les limites entre ce qui peut être
dit et ce qui ne se dit pas, il se sait, inconsciemment, moins exposé à la sanction
sociale et se trouve, de ce fait, conforté dans son statut de détenteur du pouvoir
symbolique. À l’inverse, un locuteur en situation d’infériorité sociale se sentira de
facto en situation d’insécurité linguistique, sera moins enclin à prendre la parole et,
souvent, s’autocensurera : « Le sens de la valeur de ses propres produits
linguistiques, explique Pierre Bourdieu, est une dimension fondamentale du sens de
la place occupée dans l’espace social » (p.84).

6. Les conditions de l’efficacité du discours

Le dernier point essentiel analysé par le sociologue est celui des conditions sans
lesquelles un acte langagier ne saurait avoir les effets escomptés ni devenir «
performatif », au sens du philosophe anglais J.L. Austin.

Selon Pierre Bourdieu, l’autorité advient au langage « du dehors », c’est-à-dire par


le biais de rites de passages et de processus d’institutionnalisation intronisant le
locuteur désigné comme porte-parole légitime ou incarnation symbolique de
l’autorité. Chez Homère, par exemple, on tend à l’orateur un objet, le skeptron, qui
lui donne le pouvoir de parler au nom du groupe. D’une certaine façon, ironise
Pierre Bourdieu, « le porte-parole est un imposteur pourvu du skeptron » (p.107).
Plus généralement, un énoncé performatif ne peut réussir que s’il est prononcé par
un fondé de pouvoir : « Le pouvoir des paroles n’est autre chose que le pouvoir
délégué du porte-parole, et ses paroles sont tout au plus un témoignage […] de la
garantie de délégation dont il est investi » (p.105).

Le sociologue analyse dans la même perspective tous les « actes d’institution » qui
octroient des « titres de noblesse » à certains, et en stigmatisent d’autres.
L’exemple par excellence est ici celui du concours, lequel classe et crée des
différences du tout au rien entre le dernier reçu et le premier collé. La réussite ou
l’échec à un concours est un acte d’institution, mais aussi un acte de
communication : il signifie à quelqu’un son identité, sa place sur l’échelle sociale,
selon qu’il se voit recalé ou reçu au sein de l’institution.

Une fois légitimé comme porte-parole faisant autorité, l’individu doit à son tour se
soumettre au protocole, se conformer aux habitus de son milieu, se convaincre de
sa position particulière : « Le véritable miracle des actes d’institution, conclut le
sociologue, réside sans doute dans le fait qu’ils parviennent à faire croire aux
individus consacrés qu’ils sont justifiés d’exister, que leur existence sert à quelque
chose » (p.133).

7. Conclusion

Aucune logique purement linguistique ou rhétorique ne saurait, selon Pierre


Bourdieu, expliquer à elle seule l’efficacité d’un discours.

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Ainsi, s’il choisit de consacrer deux chapitres à l’analyse stylistique de discours
politiques et philosophiques (Martin Heidegger, Étienne Balibar à propos de Marx
et Montesquieu), c’est pour démontrer que ceux qui les prononcent s’appuient sur
une infinité de procédés rhétoriques – la mise en cause, l’insulte, l’évidence, le
soupçon, l’essentialisation, l’illusion de la scientificité, la sacralisation, la fausse
modestie, l’autocritique feinte, ou encore l’autocélébration – visant à assurer leur
légitimité au sein de leur champ, à conforter leur domination symbolique et, parfois
aussi, à se persuader de leur autorité intellectuelle.

8. Zone critique

Comme le rappelle un article paru dans le magazine Marianne en 2002, dix ans
après la mort du sociologue et alors que paraissaient au Seuil ses cours inédits sur
l’État, Pierre Bourdieu fut à la fois « le sociologue contemporain le plus cité dans le
monde » et « l’intellectuel français le plus controversé de la fin du XXe siècle » en
raison de sa critique de l’État, des milieux artistiques et littéraires ou encore des
médias.

Si la portée de l’œuvre du sociologue n’est aujourd’hui plus contestée, la vision


bourdieusienne d’un individu surdéterminé par les habitus dont il aurait hérité est
cependant modérée par ses propres héritiers : Luc Boltanski, par exemple, a
renoncé à la notion de « domination », quant à Bernard Lahire, il oppose à l’habitus
monolithique la vision d’un individu pluriel, capable de se créer une identité en
dehors des cadres de sa généalogie sociale.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, l’économie des
échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.

Du même auteur (petite sélection)– Les Héritiers. Les étudiants et la culture (en
collab. avec J.-C. Passeron), Paris, Minuit, 1964. – Un art moyen. Essai sur les
usages sociaux de la photographie (en collab. avec L. Boltanski, R. Castel et J.-C.
Chamboredon), Paris, Minuit, 1965. – L’Amour de l’art (en collab. avec A.
Darbel), Paris, Minuit, 1966.– La Reproduction. Éléments d’une théorie du système
d’enseignement (en collab. avec J.-C. Passeron), Paris, Minuit, 1970.– La
Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.– Le Sens pratique,
Paris, Minuit, 1980. – Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire,
Paris, Minuit, 1992. – Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 1992.– La
Misère du monde (dir.), Paris, Minuit, 1993.– Sur la télévision, Paris, Liber,
Raisons d’agir, 1996.– Méditations pascaliennes. Éléments pour une philosophie
négative, Paris, Seuil, 1997.– La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998.

Autres pistes– John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970. –
Louis-Jean Calvet, La Sociolinguistique, Paris, PUF, 1993.– Françoise Gadet, La

6
Variation sociale en français, Paris, Ophrys, 2007.– Catherine Fuchs, & Pierre Le
Goffic, 1992, Les linguistiques contemporaines, Paris, Hachette, 1992.– L. Pinto,
G. Sapiro & P. Champagne (dir.), Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004.

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