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Terrains/Théories

2 (2015)
Émotion/Émotions

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Isabelle Sommier
Sentiments, affects et émotions dans
l’engagement à haut risque
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Référence électronique
Isabelle Sommier, « Sentiments, affects et émotions dans l’engagement à haut risque », Terrains/Théories [En
ligne], 2 | 2015, mis en ligne le 17 octobre 2014, consulté le 23 janvier 2015. URL : http://teth.revues.org/236

Éditeur : Presses de Paris Ouest


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Sentiments, affects et émotions dans l’engagement à haut risque 2

Isabelle Sommier

Sentiments, affects et émotions dans


l’engagement à haut risque
1 Par delà l’opprobre portée jusqu’à une période très récente à toute étude des émotions, celles-
ci n’ont cessé de tarauder la science politique à couvert ou sous le vernis d’autres appellations
(en particulier au travers des idéologies, des mythes, rituels et fêtes politiques), et le plus
souvent à ses marges. De cette variété d’angles s’impose selon nous une obligation urgente à
préciser l’objet même d’investigation, qui n’est pas propre du reste à cette discipline, même
si celle-ci, au carrefour de plusieurs sciences humaines et sociales, en rend l’urgence peut-
être plus visible. Car finalement l’objet diffère considérablement selon les points de vue et
sensibilités disciplinaires des chercheurs sur le politique. Le préciser n’est pas que rhétorique,
encore que l’absence d’un langage commun induise malentendus et confusion d’autant plus
que le « retour du refoulé1 » sur le sujet vient des États-Unis ; or le terme emotions en anglais
est très polysémique puisqu’il qualifie aussi bien les émotions au sens strict que les sentiments
(feelings) voire les humeurs (moods). Des implications empiriques essentielles découlent de
cet objectif car on ne peut pas saisir avec les mêmes outils les passions politiques (par l’étude
des textes et dans le meilleur des cas leur mise en perspective historique avec le glissement
de la « philosophie » à « l’histoire des idées »), les personnalités (par les échelles d’attitudes)
ou encore les ressorts non conscients2 à la participation politique quelle qu’elle soit (par
l’observation participante, les récits de vie ou la méthode biographique).
2 L’urgence d’une clarification conceptuelle nécessaire à l’affirmation de méthodes proprement
sociologiques adéquates à la saisie des différents états affectifs est peut-être plus pressante
encore en sociologie des mouvements sociaux. Ce domaine, pourtant aux prises évidentes avec
les bruits et les fureurs de l’histoire, et donc avec les affects de leurs acteurs, ne s’est attelé que
récemment à la question, sous l’impulsion majeure de chercheurs étatsuniens et principalement
sur le volet de la décision de s’engager, renvoyant à proprement parler aux émotions stricto
sensu, avec la notion de « choc moral » producteur d’indignation3 ou celle de « dispositifs
de sensibilisation4 ». Mais de toute évidence, tout un chacun n’est pas également sensible à
ces stimuli poussant à l’action ; en d’autres termes, si l’intérêt heuristique de ces concepts est
évident, ils ne répondent pas seuls à la question de savoir en quoi ou sous quelles conditions ils
sont efficaces ou pas. Sans doute une des conditions de leur efficacité renvoient-elles à l’écho
qu’ils reçoivent, ou pas, à un moment particulier de la trajectoire d’un individu. Pour agir,
ils doivent rencontrer des dispositions (dessinées par la socialisation primaire et nourries lors
de la socialisation secondaire par les pairs amis – camarades) qui ensuite, par le façonnage
organisationnel du groupe militant, vont se sédimenter en affectivité productrice de règles de
sentiments5 qui lui sont propres, de sorte à entretenir sa loyauté et à l’adapter à son style.
3 Nous nous proposons d’éprouver cette articulation entre les divers états affectifs à partir
de deux terrains différents mais ayant en commun, outre la perspective interactionniste,
d’interroger les logiques de radicalisation politique en démocratie : les militants d’extrême
gauche italiens dont l’engagement en 1968 se radicalise pour certains jusqu’au passage à
la lutte armée (à partir d’une trentaine d’entretiens) ; les officiers communistes partis, à la
demande du PCF, comme « sous-marins » dans les guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie
(à partir de récits autobiographiques, de 3 entretiens de type récit de vie et d’une biographie
de l’un d’entre eux, Jean6). Leur engagement correspond à ce que Doug McAdam qualifie
d’engagement « à haut risque7 » : risques physiques (mort, emprisonnement), symboliques et
moraux, dans la mesure où il suscitait l’opprobre et la condamnation de la majorité et qu’il
était sans retour jusqu’à peser sur l’ensemble de leur vie ultérieure. Il est donc particulièrement
propice à l’étude des dynamiques affectuelles du militantisme.

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Sentiments, affects et émotions dans l’engagement à haut risque 3

Affiner l’approche affectuelle pour dépathologiser


l’engagement radical
L’émotion, un objet omniprésent mais fuyant de la science politique
4 Le moins que l’on puisse dire est qu’en langue française, l’usage du terme « émotions » est
assez relâché, quoique de façon moindre qu’en langue anglaise comme nous le rappelions
précédemment, et renvoie à des phénomènes assez distincts. Au regard des travaux de
psychologie et des neurosciences, son acception devrait être strictement réservée comme
le dit Le Robert à une « réaction affective, en général intense, se manifestant par divers
troubles, surtout d’ordre neuro-végétatifs » ou à une « excitation vive et limitée dans le temps,
accompagnée de manifestations physiques et culturelles différenciées selon leur contexte
social8 ». L’émotion exerce des effets corporels (battements de cœur, rougeur du visage,
sueur, respiration accélérée…) et est suivie quelques temps après de deux phénomènes :
la « rumination mentale » (revoir l’événement déclencheur, l’interpréter dans une double
dimension cognitive et évaluative) puis le partage social (en parler à autrui9). De ce point
de vue, loin d’être strictement physiologique (même si elle l’est aussi), l’émotion est
fondamentalement sociale sous au moins deux aspects : d’une part, dans ses expressions et
son acceptabilité sociale, différentes d’une culture à l’autre ; d’autre part, dans son ressort
de réaction à autrui et d’adaptation du comportement à son égard. En effet, elle prépare et
colore une action qui aura des conséquences sur les relations d’ego à autrui : la soumission,
la fuite ou l’évitement pour répondre à la honte, la haine pour exprimer la colère, etc., suivant
un équilibre différent selon les situations et les cultures entre l’expression des émotions et
leur répression, les deux étant culturellement codées – à la différence des affects qui restent
sur un strict registre individuel. Du fait de cette inscription culturelle et sociale, l’émotion
a une dimension nécessairement normative puisqu’elle fait l’objet d’une évaluation quant à
son caractère socialement et conjoncturellement adéquat. Elle constitue ainsi une forme, sinon
même la forme de communication, de mise en relation avec autrui.
5 Pour autant, son recours en sciences sociales s’est fait de façon braconnière, par le biais
de notions connexes – comme nous allons le voir avec la typologie des quatre états
affectifs ou « affectivité10 » établie par André Akoun et Pierre Ansart – mais entendues
comme équivalentes, ce qui n’a fait qu’obscurcir et même dévaluer l’approche. Central dans
l’appréhension du politique, il a historiquement emprunté les méandres d’une discipline par
définition hybride :

1. L’approche la plus classique, celle de la philosophie et de l’histoire politique, s’attache


clairement, par l’étude de l’idéologie et de la propagande, aux passions – « affectivité
intense se manifestant par des comportements collectifs créateurs ou destructeurs, des
mobilisations d’énergie, des attitudes peu accessibles au raisonnement11 » – qui, par leur
intensité, orientent des comportements collectifs dans l’excès et le pathos le plus souvent.
Elles sont désormais surtout déclinées en littérature ou en langage commun pour désigner
une inclination vive envers un objet (le jardinage, le football, etc.). Les chercheurs qui
se détachent du sens commun les abordent par le biais des passions politiques instituées
ou conjoncturelles12 pour étudier le travail politique et la culture qui sont au cœur de
leur fabrication.
2. La sociologie politique naissante, elle, surtout aux sentiments, plus stables et au long
cours, qui participent à la définition d’une situation ou/et à une relation sociale. Rites et
cérémonies en sont la clé d’accès privilégié puis la politique symbolique13. « Réactions
affectives de longue durée, positives ou négatives intervenant dans la socialisation, les
motivations et la construction des actions collectives14 », les sentiments orientent le
comportement d’ego envers autrui, ou envers un objet ou un phénomène empirique
particulier.
3. Bien plus récemment, des spécialistes des mouvements sociaux se saisissent de l’objet
« émotions » pour analyser le travail politique de mobilisation envisagé sous l’angle
des « entrepreneurs de cause » au travers des notions déjà évoquées de choc moral et

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Sentiments, affects et émotions dans l’engagement à haut risque 4

de dispositif de sensibilisation. Le premier correspond à strictement parler à l’émotion


puisqu’il provoque des réactions physiques (de dégoût, de peur, etc.) et amène le sujet à
réfléchir aux conflits de valeurs qui le conduisent à s’engager. Le second correspond à
« l’ensemble des supports matériels, des agencements d’objets, des mises en scène, que
les militants déploient afin de susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui
les éprouvent à s’engager ou à soutenir la cause défendue15 ».

6 On constate au travers de ce rapide historique un absent : le niveau le plus individuel,


laissé aux psychologues sauf par la psychologie politique – assez marginale et dépréciée du
moins en France par sa propension à faire une psychologie de l’acteur (surtout du « grand
homme ») dans une optique souvent pathologisante. L’affect entendu comme la « dimension
subjective des états psychiques élémentaires depuis l’extrême de la douleur jusqu’au plaisir
intense16 » ne relèverait pas des sciences sociales comme le suggère Madeleine Grawitz
qui, en rappelant le terme allemand Stimmung (humeur, état d’âme), considère que « la
tonalité affective est intérieure (…) et se distingue du sentiment qui est inspiré par un objet
extérieur17 ». Dernièrement pourtant, quelques sociologues s’y aventurent. D’abord aux États-
Unis, et sans surprise au vue de la polysémie du mot emotion en anglais. Ainsi du premier
promoteur de l’approche affectuelle en sociologie des mouvements sociaux, James Jasper18
qui, après plusieurs essais typologiques, distingue, à côté des bodily urges (de type la faim ou
la souffrance), les émotions réflexes comme la peur, la surprise, le dégoût, la joie ; les affects
de base (l’amour, la haine, la confiance, le respect) ; les émotions morales comme la honte,
l’indignation ou la compassion ; les humeurs qui transcendent les contextes spécifiques et n’ont
pas d’objet intentionnel, comme l’espoir, le cynisme ou la résignation (moods, si difficile à
traduire en français qu’elles pourraient induire, à tort selon l’auteur, le « tempérament », proche
à ce titre de l’acception des affects par Grawitz). Une « audace », compte tenu de l’étanchéité
des domaines d’investigation du privé et du public, de l’individuel et du social, héritée de la
naissance de la sociologie, que Christophe Traïni, le premier Français à organiser en 2006 un
colloque de science politique sur la question, franchit dans ses travaux les plus récents. Dans
un article de Politix paru en 2011, il enrichit son concept de dispositif de sensibilisation en
le délestant de son côté instrumental et stratégique initial par la prise en considération de ses
conditions d’efficacité au regard du tempérament du militant potentiel ordinaire, « c’est-à-dire
un ensemble de sensibilités, ou si l’on préfère, de dispositions à privilégier certaines manières
de réagir affectivement », tempérament trempé « aux expériences affectives répétitives et aux
traumatismes d’exception19 ».
7 Un double enjeu rassemble ces deux auteurs (sans qu’il n’y ait concertation, ce qui en marque
l’intérêt général sur le sujet) : d’une part, la nécessaire articulation des différents états affectifs,
après une phase typologique nécessaire et sans doute encore (et à jamais ?) inachevée. Comme
le dit Jasper, le choc moral relève à la fois des émotions réflexes, du tempérament, des affects
de base, mais il nécessite aussi un travail politique de construction d’une émotion morale
favorisant l’action (transformer la honte en colère par exemple), tout comme l’efficacité des
dispositifs de sensibilisation de Traïni dépend du tempérament et des sentiments. D’autre part,
le réinvestissement du niveau microsociologique (sans pour autant céder à une psychologie
de l’acteur) congruent avec l’évolution de la sous-discipline, marquée par la redécouverte de
l’analyse de carrière et le renouveau des études sur la socialisation. Ces avancées peuvent
conduire à une méthodologie « intégrée » pour déployer des protocoles empiriques adaptés aux
différents états affectifs distinguables selon une triple dimension que nous avions cherchée à
systématiser dans un tableau20 : d’échelle (individuelle ou collective, voir schéma 1) ; de durée
(éphémère ou durable) ; d’intensité (faible ou forte).

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Sentiments, affects et émotions dans l’engagement à haut risque 5

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Schéma 1 : Les états affectifs de l’engagement à haut risque

L’engagement à haut risque, un objet doublement affecté


8 L’engagement à haut risque, et plus encore l’engagement radical qui, à partir d’une posture
de rupture vis-à-vis de la société d’appartenance, accepte au moins en théorie le recours à
des formes non conventionnelles d’action politique éventuellement illégales voire violentes,
constitue un cas pratique particulièrement saillant pour l’approche affectuelle en ce qu’il est
doublement « affecté », de la part de la société dans son ensemble et de la part de l’individu
qui l’embrasse. Aussi son étude est-elle malaisée car ainsi que le souligne Howard Becker,
« la déviance entretient des rapports étroits avec les sentiments […] les personnages semblent
donc être, davantage encore que dans d’autres processus sociaux, soit des héros, soit des
scélérats22 ».
9 Comportement déviant, cet engagement est particulièrement éprouvant pour le militant. Il
entraîne en effet d’abord l’isolement social et la rupture plus ou moins forte avec les liens
sociaux antérieurs, voire avec son identité au terme d’un processus d’alternation23 qui accentue
la dépendance matérielle comme affective au groupe. Il nécessite ensuite un très fort contrôle
émotionnel, collectivement par le respect de ses règles (notamment des règles de sentiment24
mais aussi celles, élémentaires, de sécurité) et le cas échéant, par l’exercice d’une violence
froide ; individuellement par les tensions affectuelles en raison de l’hypervigilance requise
et des conflits intérieurs qu’il génère. Elles ont été particulièrement fortes pour les officiers
communistes qui, dans un contexte de guerre froide aiguë, ont endossé, à la demande
du PCF, une identité doublement en porte-à-faux : au sein du parti, toujours marqué par
l’antimilitarisme, en tant qu’officiers participant ou ayant participé à des guerres injustes et
des sales guerres, du point de vue de leur groupe d’appartenance militant ; à l’armée en
tant qu’officiers « républicains » manifestant leur hostilité aux guerres et toujours suspects,
dans l’institution militaire, de participer à la « subversion » et au « noyautage » du corps
expéditionnaire. Dans une telle situation, les individus doivent aménager des techniques de
réduction de la dissonance cognitive qui sont aussi des techniques de préservation de soi par
l’écriture, l’onirisme et surtout l’isolement vis-à-vis des « autres ».
10 Les tensions affectuelles ont un rapport étroit avec les risques encourus dans ce type
d’engagement. McAdam a été le premier à distinguer fort opportunément entre l’activisme à
faible ou haut coût mesuré en termes de temps, d’énergie et d’argent qu’il suppose, et à faible

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Sentiments, affects et émotions dans l’engagement à haut risque 6

ou haut risque qui lui, renvoie aux dangers anticipés, de tout ordre (physique, social, légal,
financier, etc.) dans la décision de l’engagement25. Mais il a oublié de relever que le risque
assumé des grandeurs de l’engagement (être acteur de l’histoire et de son destin, bénéficier
de l’aura d’avant-garde éclairant le peuple ou la communauté de croyants, endosser le rôle
du juste et du vengeur) est en soi un bénéfice puisqu’il augure d’une vie meilleure, fournit
une excitation émotionnelle et presse à agir. Pour les deux populations, le risque ultime était
de perdre la vie ou de connaître la prison. Ainsi, au début des années 1980, l’Italie s’est
retrouvée avec 4087 activistes de gauche appartenant à des « associations subversives » ou
« bandes armées » condamnés pour des « faits liés à des tentatives de subversion de l’ordre
constitutionnel », pour reprendre les termes utilisés par la Justice. Mais les risques n’étaient
pas seulement physiques ; le premier était sans doute de se retrouver au ban de la société car
ils savaient d’entrée de jeu que leur choix allait susciter l’opprobre et la condamnation morale
de la majorité et être sans retour au sens où il pèserait sur leur vie entière. Car du point de
vue de la société, particulièrement de nos sociétés démocratiques pacifiées caractérisées par
la forclusion de la violence privée, domine la réprobation à l’égard de ce type d’engagement.
Il déchaîne les passions (sur la double face à la Janus de la fascination – répulsion pour les
figures de l’ombre, les « traitres », les « terroristes » ou les tueurs en série) et la stigmatisation
sur le registre de « l’irrationnel » ou de la perversion mentale26. Ainsi, la grande majorité des
études sur le terrorisme adopte une perspective psychologique voire psychiatrique et renvoie
de la sorte l’image d’un militantisme anormal tout à fait spécifique et résolument rétif aux
modes d’appréhension des autres formes d’engagement.
11 D’où la nécessité de dépassionner l’objet en l’analysant comme un processus, et pas seulement
(voire pas du tout…) comme le produit d’un choix stratégique, comme a pu le faire en
réaction l’approche dominante de la sociologie des mouvements sociaux en en gommant
ainsi les spécificités et les effets sur la poursuite de la carrière militante. Par sa comparaison
entre des participants au Freedom Summer et des sympathisants qui finalement ne l’ont
pas rejoint bien qu’en ayant fait la démarche, McAdam a tiré deux conclusions essentielles.
D’une part, les logiques de l’engagement à haut risque ne sont pas de nature différente de
celles de l’engagement stricto sensu mais seulement de degré ou d’intensité différente. Mais
d’autre part, il exerce des effets plus marqués dans la trajectoire biographique ultérieure. Sur
les terrains qui sont les miens, il n’y a malheureusement pas de données sociographiques
équivalentes susceptibles de permettre le même type d’interrogations par une comparaison
systématique entre les populations engagées et celles qui ne sont pas passées à l’acte. Le
matériau repose ici exclusivement sur des entretiens approfondis de type récits de vie.
L’analyse proprement affectuelle de l’engagement à haut risque peut être approchée par
le caractère extensif, la durée et les implications de l’outil biographique déployé auprès
des officiers communistes27. Les entretiens réalisés auprès des militants d’extrême gauche
fournissent quant à eux des faisceaux d’indices convergents, notamment par le nombre et
la récurrence de certains thèmes relatifs à la socialisation primaire « productrice » d’une
disposition affective.

Saisir les états affectifs de l’engagement radical


12 Sonder le « for intérieur » ne relève pas du métier de sociologue mais il ne constitue
pas (ou ne devrait plus constituer) un interdit sous la double précaution d’une part, de
dégager les conditions sociales de production des dispositions individuelles, d’autre part
d’étudier leurs effets dans l’adoption d’une conduite sociale déterminée par un contexte socio-
politique et culturel particulier, en l’occurrence, la réceptivité des acteurs à une offre militante
singulière. S’attacher à un processus (ici de radicalisation) implique d’en suivre le déroulement
dans les interactions entre groupes sociaux et de manier concomitamment deux échelles de
temporalités : celle de l’événement, et celle du temps long à la fois de la culture politique et
de l’habitus, et ce faisant, d’articuler les dimensions macro, méso et microsociologiques (voir
schéma 2).

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Schéma 2 : Une analyse processuelle de l’engagement

Contexte et expérience de radicalisation


13 Dans l’un et l’autre cas analysés, l’engagement s’enracine dans un contexte particulier de
radicalisation politique. Tous arrivent à l’âge adulte dans une période de crise politique29
majeure lourde d’incertitudes et donc de fluidité, mais aussi de conflictualité à caractère violent
et de forte polarisation entre militants de bords opposés. Pour les futurs officiers communistes,
la Résistance qui constitue l’expérience cardinale a nourri un espoir de changement radical.
L’idée que « plus rien ne serait comme avant » est immédiatement remise en question avec
la Libération qui voit naître un conflit politique opposant deux conceptions de la Résistance,
de la « société nouvelle » et de « l’armée nouvelle » à construire. L’une des particularités des
mouvements de contestation italiens de la fin des années 60, au regard de leurs homologues,
tient à la conjonction entre la révolte étudiante commencée en 1967 et la révolte ouvrière à
partir de « l’Automne chaud » de 1969, ainsi que la radicalité des luttes.
14 Les individus étudiés éprouvent les conséquences de cette crise dans une période charnière
de leur vie qui est celle en particulier des choix professionnels et de l’apprentissage de la
participation politique. Le premier enjeu, l’insertion professionnelle, est mis en péril voire
interrompu par la crise en raison le plus souvent du coup d’arrêt des études qu’elle force et/ou,
pour les Résistants, des difficultés à reprendre le fil ordinaire de leur existence après plusieurs
années passées au maquis (à 17 ans pour Jean) puis dans la campagne d’Allemagne et son
occupation jusqu’en 1946. Comme il le dit, il ne savait rien faire d’autre que se battre et, au
moins autant, il désirait prolonger la communauté de combat, « rester avec les copains ». Le
second – la découverte de la citoyenneté – est également marqué dans les deux cas par une
participation politique hétérodoxe de fait puisqu’elle se réalise sous le signe de l’acceptation
de l’illégalité voire de la violence. « État provisoire d’apesanteur » (familiale et économique)
et d’indétermination (professionnelle et matrimoniale), mais aussi « période de classements et
d’incohérences statutaires30 », la jeunesse offre par ailleurs une « disponibilité biographique »,
en raison de « l’absence de contraintes personnelles qui pourraient accroître les coûts et les
risques de la participation à un mouvement, comme un travail à plein temps, le fait d’être
marié et les responsabilités familiales31 ». La rencontre brutale entre un moment historique
de basculement de l’univers social et une trajectoire particulière fait se télescoper le temps
court de l’événement catalyseur et le temps long des apprentissages qui ont sédimenté des
dispositions et habitudes. Elle génère des sentiments suscités par des définitions morales de
la situation, un terme maintes fois utilisé avec celui d’indignation par Lanfranco (militant
d’un groupe extraparlementaire puis armé en 1974, 8 ans de prison) ou Patrizio (militant d’un

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groupe extraparlementaire puis armé, 6 ans de prison) dont le témoignage évoque le partage
social des émotions souligné précédemment :
PATRICIO : « Les motivations ont certainement été non rationnelles. Pendant longtemps, c’était
des motivations de rébellion émotive, très profonde, définitive, que je conserve encore. Mais
elles n’étaient pas raisonnées. C’était beaucoup de frustrations (…) Un choix surtout moral et
passionné, avec une indignation. Dans le choix initial a énormément influencé le fait que ça a été
un événement collectif, qu’en quelques jours, quelques mois, j’ai trouvé une collectivité de mon
âge, de ma génération, qui réagissait au même moment de la même manière. Et cela est arrivé
tellement rapidement que je n’ai aucun souvenir du moment précis où je me suis rendu compte
d’avoir fait un choix. »
15 Le contexte va se tendre brutalement par un « choc moral » jusqu’à faire passer l’Autre
d’adversaire à ennemi. Face aux demandes de changement exprimées par la jeunesse ouvrière
et la jeunesse scolarisée, l’État italien déploie une stratégie de contre-mobilisation, à la fois
par la répression et, de façon occulte, par l’utilisation de la violence néofasciste dans la mise
en place d’une « stratégie de la tension » comme le remarque le sociologue Alberto Melucci32.
Celle-ci débute par un événement public inattendu : l’explosion d’une bombe faisant 16
victimes dans un établissement bancaire milanais de la Piazza Fontana le 12 décembre 1969,
qui inaugure une longue série de « massacres d’État » ainsi appelés pour marquer la complicité
d’une partie de l’appareil d’État avec des attentats d’extrême droite qui, de cette date jusqu’à la
bombe de la gare de Bologne en août 1980, feront 127 morts et 506 blessés. Pour les activistes
d’extrême gauche interrogés, il constitue, selon leurs termes, le « traumatisme originel »,
« l’irréparable scission », « la fin de l’innocence » et, pour certains, précipite le passage de
l’acceptation abstraite de la violence dans le processus révolutionnaire à sa pratique à des fins,
d’abord, de « résistance ».
16 C’est, pour les futurs officiers communistes « sous-marins », plutôt une expérience
individuelle (notamment de stigmatisation) dans le contexte de glaciation des relations sociales
provoqué par l’arrivée de la guerre froide en 1947. L’anticommunisme virulent se traduit
notamment sur le plan politico-administratif par le souci de s’attaquer à ce que bien des
dirigeants percevaient comme un « cheval de Troie » dans les institutions, en particulier dans
les forces armées où s’ouvre une chasse aux fonctionnaires « infiltrés ». Étant donné leur âge
et leurs états de service dans la Résistance, les futurs officiers sont souvent amenés au même
moment à apprendre leur métier dans les écoles militaires. L’image ou l’illusion qu’ils se sont
forgés de l’armée dans les combats de la Libération en ressort définitivement écornée par la
découverte de « l’autre armée », de l’armée professionnelle dont ils s’apprêtent à embrasser
la carrière. En situation d’hostilité, rares sont ceux qui résistent à la pression de la conformité
au groupe. Et ils ne le peuvent que par des gestes de rupture spectaculaires qui outrepassent
souvent leurs objectifs initiaux. C’est dans ce contexte que mon « témoin privilégié33 »
rejoint le PCF quelques mois après sa formation d’officier à Saint-Cyr-Coëtquidan en 1947.
C’est là qu’il dit vivre son « baptême politique » et devenir un « militant par opposition ».
Telle une assignation identitaire, il accepte ensuite d’endosser ce rôle de « double », voire
de « traître » que ses pairs considèrent alors comme l’essence même des communistes,
en s’engageant dans une guerre d’Indochine devenue pour l’armée, à partir de 1950, une
« croisade anticommuniste ». Il le fait à la demande du PCF, qui joue évidemment sur la
discipline de parti, mais aussi et surtout sur l’exagération et des turpitudes de l’autre (l’armée
« fasciste », etc.) et de la participation des communistes à la guerre. Sans surprise, les plus
disposés à partir sont les plus jeunes, ceux dont l’expérience fondatrice est la Résistance,
tandis que les « anciens » de la guerre d’Espagne pour la plupart refusent, qui par lassitude
des combats, qui par aspiration à fonder une vie de famille, qui sur des motivations formulées
politiquement.

Dispositifs de sensibilisation et dispositions à être sensibilisé


17 Ainsi que le souligne Traïni, « lorsque l’on parle de choc moral, en effet, il convient de
ne pas confondre, d’une part, une expérience effectivement vécue qu’un militant associe à
son adhésion ultérieure à la cause, d’autre part, la mise en récit d’une expérience qui n’a
pas obligatoirement besoin d’avoir été effectivement éprouvée à la première personne pour

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constituer un puissant dispositif de sensibilisation34 », mise en récit qui, elle, tient beaucoup
au travail politique des organisations. Par le recours à des symboles de condensation35, celles-
ci s’emploient à donner sens aux émotions ressenties, à les faire partager et à en prescrire au
service d’une ligne d’action. Dans les cas qui nous intéressent, elles insufflent une croyance
qui confine à la foi dans un changement radical impliquant une étroite imbrication entre les
fins politiques et les moyens militaires, où par conséquent la violence joue un rôle moteur.
La désobéissance est fondatrice avec la Résistance ; cette même Résistance historique est
invoquée par les militants italiens pour légitimer leurs premières réflexions sur la nécessité
de la violence et leur préparation pour y recourir. Car les organisations offrent également une
inscription héroïque qui renforce l’idée d’avant-garde si valorisante dans le même background
marxiste. Les premiers groupes armés italiens multiplient les signes de filiation pour se poser
en héritiers des partisans dont ils s’inspirent dans le choix des noms, dont ils reprennent les
chants, le mode d’organisation et d’action, les formes de revendication et l’adversaire originel :
les « fascistes36 ». Les officiers communistes qui rejoindront les guerres coloniales ont comme
figure de référence les soldats de l’An II et surtout les mutins de la Mer noire d’avril 1919 dont
fit partie André Marty, personnage clef de l’opération de persuasion déployée par le PCF, puis
en charge à partir de juin 1947 du dossier Indochine en liaison avec le « service des cadres ».
18 Ce choc moral est d’autant plus aigu qu’il suit sur une période très courte et très dense une
expérience de polarisation intense entre les adversaires (en France, la « vieille » armée, celle
de la capitulation voire de la collaboration aux yeux de la « nouvelle » armée, l’extrême droite
versus l’extrême gauche en Italie). Certes, la question de l’antifascisme et de la résistance
se retrouve également en France, comme en témoigne le célèbre débat dont se fait écho
en 1972 la revue Les Temps modernes sur le thème : « Le gaullisme, et après ? État fort
et fascisation ». Mais il ne fait pas de doutes que la spécificité de l’Italie tient dans la
résonance plus grande de l’appel à la résistance. Le cadre interprétatif antifasciste y dispose
des trois conditions nécessaires à son efficacité pour reprendre David Snow et ses co-auteurs37 :
la « crédibilité empirique » (voulant que son diagnostic ait un fondement, soit plausible)
et l’ « assise expérimentale » (les faits dénoncés doivent être vécus) se nourrissent des
événements politiques de l’époque et de la virulence des groupes néofascistes38, tandis que
sa « fidélité narrative » (c’est-à-dire son inscription dans l’ensemble des croyances, mythes
et récits populaires antérieurs) repose sur l’expérience encore fraîche du fascisme et des
polémiques autour de l’épuration incomplète accomplie aux lendemains de la guerre, en
particulier au sein des forces de répression. Il y a donc au cours de ces années collision entre
un mythe de référence et un événement politique qui donne corps à la réactivation pratique
de la thématique antifasciste.
19 Mais la disposition à être choqué puis à y réagir par l’engagement requiert des dispositions
qui trouvent leurs racines dans la socialisation et les sociabilités de l’individu. De façon très
significative, que cela soit vrai ou relève du roman familial, la plupart ont spontanément
évoqué une figure paternelle ou grand-paternelle tutélaire et héroïque vis-à-vis de laquelle il
leur fallait être à la hauteur, et dont ils se devaient de poursuivre le sacrifice. Ainsi, après
le passage dans la clandestinité de son père officier d’active résistant, Jean est-il contraint à
se cacher avant de rejoindre à son tour un maquis indiqué par celui-ci. « Red diaper », pour
reprendre l’expression de Kenneth Keniston, bien des militants d’extrême gauche ont eux le
sentiment de parachever un engagement familial inaccompli par leurs aînés. Par exemple ce
témoignage de Pietro, militant d’un groupe extraparlementaire, de père résistant.
PIETRO : « Pour ma génération, la Résistance est très importante, tant comme rupture que comme
continuité. Continuité parce qu’il y avait une espèce d’émulation : nous avions des parents qui
avaient “vécu la grande guerre”, qui avaient fait une “grande vie”, des gens qui avaient tiré,
qui avaient eu des moments d’héroïsme. Rupture, parce que, somme toute, nous étions des fils
[…] La rupture était plutôt envers une génération qui, après l’héroïsme, s’était assise. Ensuite,
la rhétorique de la Résistance en Italie était devenue une chose insupportable, tous buvaient
ensemble : solidarité, nation, etc. »
20 De nombreuses études ont montré que l’engagement – et éventuellement sa radicalisation –
est rarement un acte isolé mais s’accomplit en couple et/ou par grappes affinitaires. Nos deux

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Sentiments, affects et émotions dans l’engagement à haut risque 10

terrains ne dérogent pas à cette « règle » qui renvoie aussi (mais là est peut-être une de leurs
spécificités) à la question des générations militantes. Dans le cas des officiers communistes
comme dans celui des militants italiens en effet, l’engagement a souvent procédé d’un choix
collectif et mobilisé des réseaux antérieurs de sociabilité. Il se niche dans le premier cas
dans l’expérience commune et fondatrice des réseaux résistants, dans le second dans des liens
d’amitié antérieurs comme l’a si bien montré Claudio Novaro à propos d’une vingtaine d’amis
« passés » en groupe à l’organisation armée Prima Linea39. Autre point commun de la phase
d’engagement avant radicalisation, leur spécialisation précoce dans des rôles guerriers qui
favorise la formation de groupes de pairs soudés par un même ethos, une même communauté
d’expériences de combat et une aura particulière. On sait par exemple que les services d’ordre
de l’extrême gauche extra-parlementaire italienne ont été des pépinières des futurs groupes
armés. Cela va sans dire pour les officiers communistes engagés dans les guerres coloniales,
tous issus de la Résistance et de la campagne d’Allemagne.

La dynamique affectuelle de groupe, un facteur déterminant de


radicalisation
21 Cet imaginaire guerrier s’auto-entretient et se renforce dans des groupes à dimensions toujours
restreintes qui constituent à la fois une niche préservant l’individu des risques de dissonance
cognitive et une communauté d’autant plus intense qu’elle est soudée par le risque et le secret.
Les relations affectives nouant les militants sont renforcées par le processus d’alternation
induit par le fait même de rejoindre un groupe clandestin, par son esprit de corps particulier et
une coupure rigide entre l’in group et l’out group – il faudrait du reste creuser l’hypothèse d’un
rapport entre clandestinité et ethos aristocratique susceptible d’éclairer l’économie affective
du clandestin. C’est le cas des militants d’extrême gauche qui se radicalisent jusqu’à rejoindre
un groupe armé, une société secrète proche de l’institution totale telle qu’elle a été définie
par Erving Goffman40 par la vie recluse, la prise en charge par l’institution de l’ensemble des
besoins de l’individu, la surveillance, la coupure entre les organisateurs de l’institution et les
membres « ordinaires », les obstacles aux conversations. Cela l’est aussi mais différemment
pour les officiers communistes « sous-marins », tiraillés entre trois groupes de pairs strictement
étanches : la communauté militante, la communauté militaire (l’une et l’autre très proches
elles aussi des institutions totales) et l’entité hybride constituée par l’agrégat des « officiers
communistes41 ». Cette coupure, nourrie par l’idée d’avant-garde, trouve confirmation et se
renforce au gré des expériences concrètes d’adversité (par stigmatisation ou répression) qui
ont joué un rôle majeur dans la radicalisation des groupes italiens et que l’on retrouve dans ces
paroles de Jean en faisant l’étalon le plus sûr de la justesse de son choix de participer à la guerre
d’Indochine : « Les seuls qui finalement m’ont convaincu que notre séjour n’avait pas été
totalement négatif, c’est l’appréciation des plus conservateurs et fascisants qui ont demandé
notre isolement et notre exclusion de l’armée. »
22 Cette dynamique affectuelle propre aux petits groupes en butte à l’adversité explique que la
carrière déviante poursuive sa trajectoire de radicalisation, parfois hors effets de contexte, alors
même que les espérances de rupture à l’origine de l’engagement ou le sentiment d’efficacité
de son action se sont évanouies. Patrizio, militant d’un groupe armé, arrêté en 1979, dit
ainsi « ne plus y croire » deux ans avant son arrestation en 1979 ; il parle entretemps d’un
« progressif abandon du militantisme » non abouti dans la mesure où son désir de renouer
avec une vie normale achoppe face aux conséquences « irréversibles » de ses choix antérieurs
(« éloignement des gens, de la réalité », clandestinité toujours plus nécessaire). Il ne note
pas cependant que son organisation connaît alors une crise interne et le pays une campagne
d’opinion et de répression contre le terrorisme sans précédent. En période de croissance du
cycle de protestation, le soutien social même très restreint aide l’activiste à résister au stress et
éviter le burn out, tandis que la solidité du groupe permet d’ignorer la dissonance cognitive que
révèle l’absence de relève sanctionnant l’échec de la propagande. Les certitudes s’ébranlent
quand le contexte change avec le degré d’acceptabilité ou de rejet du « sacrifice militant »
conduisant les « révolutionnaires » d’hier à être ostracisés et labellisés sous le terme, moins
flatteur, de « terroristes » ou d’ « aventuriers ».

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Sentiments, affects et émotions dans l’engagement à haut risque 11

23 Les activistes italiens commencent en effet à endosser leur rôle – héroïque de leur point de vue
(voir supra) – quand le contexte socio-politique est à l’apaisement avec l’essoufflement de la
combativité ouvrière. La stratégie communiste dite du compromis historique et la perspective
des élections de juin 1975 entraînent une recomposition de la gauche extra-parlementaire,
certaines organisations choisissant de se rallier au PCI, d’autres s’engageant vers la voie de la
lutte armée en « haussant le tir », d’autres se dissolvant, laissant derrière elles de nombreux
militants qui rejoignent les groupes armés existants ou en créent de nouveaux. Sciemment par
refus de la démobilisation ou involontairement. Leur passage ou non à ce qu’ils considéraient
être l’apothéose de leur militantisme révolutionnaire, la lutte armée, est en effet pour beaucoup
affaire d’effets de seuil mais aussi de hasard. Il obéit, dit Donatella della Porta42 dans une
comparaison entre les cas italien et allemand, à des facilitating factors (des expériences
antérieures de violence et une « dévotion aux amis ») et des precipating factors (solidarité avec
un ami arrêté, réaction à la mort de militants, obligation d’entrer dans la clandestinité pour
échapper aux poursuites, etc.) dans lesquels, on le voit, les relations affectives jouent un rôle
essentiel. Cette dynamique se vérifie également pour les officiers communistes. Leur histoire
aurait en effet pu s’arrêter à la guerre d’Indochine. Pourtant, elle reprend en Algérie. Alors
pourquoi s’engager à nouveau dans une guerre injuste, après l’échec essuyé dans la « mission »
indochinoise et dans un contexte politique général bien moins tendu ? Jean donne des raisons
qu’il considère objectives : la participation du contingent qui ouvrirait de nouvelles possibilités
d’action contre la guerre coloniale, la radicalisation d’une partie de l’armée qu’il lui faudrait
contrer, son âge et sa trajectoire faisant qu’un retour à la vie civile lui semble difficile (il a
toujours exclu a priori une carrière militaire ordinaire comme celle de son père).
24 Les témoignages suggèrent plusieurs réponses. Comme le disait Gregory Bateson, plus
un engagement a été coûteux en termes de sacrifices et d’investissements, plus l’individu
est enclin à ignorer les informations qui le remettent en cause et donc à s’y enferrer.
D’autant plus dans les petits groupes fermés marqués à la fois par une pauvreté cognitive
et une suraffectivité : du fait de sa clandestinité, le militant ne dispose plus des différentes
sphères de vie susceptibles d’entrer en concurrence ou en conflit avec son engagement,
tandis que les très forts liens affectifs internes ne sont pas contrebalancés par des relations
extérieures pouvant les contrarier ou simplement les ébranler. Enfin, passé un certain niveau
d’implication, le retour en arrière apparaît si ce n’est impossible du moins extrêmement
coûteux en raison de ses conséquences biographiques (de lourdes peines de prison pour les
Italiens, un avenir professionnel bouché pour Jean jusqu’au milieu des années 1960). C’est
donc largement sous le poids de contraintes affectuelles qu’on observe l’autonomisation
individuelle d’une dynamique de radicalisation. Contraintes externes vis-à-vis de la société
d’origine par sentiment (avéré ou pas) d’absence de réinsertion possible et de « décrochage » à
l’égard de ses valeurs et de son économie affective générale. Contraintes affectives de loyauté
vis-à-vis du ou des groupes de pairs. Autocontrainte par la poursuite d’un engagement qui
est d’abord refus d’un processus de normalisation, la poursuite de l’action ayant valeur de
témoignage de sa fidélité à l’idée mobilisatrice initiale.

25 À partir de l’engagement à haut risque supposé exercer un effet de loupe sur les dynamiques
affectuelles à l’œuvre dans le militantisme, cet article se proposait de distinguer les états
affectifs (en particulier sur la dimension d’échelle : individuelle, collective ou les deux) et,
pour éviter tout psychologisme, de lier les niveaux macro (où interviennent plutôt les passions)
et microsociologique (fondateur des affects) en portant une attention particulière aux groupes
primaires comme lieu privilégié d’observation en ce qu’ils médiatisent l’individu et la société
(d’où leur rôle dans les émotions et sentiments43). Une perspective de carrière inscrivant
l’engagement dans la durée apparaît comme la plus à même de lier histoire individuelle,
groupes sociaux, structures sociales et contexte (voir schéma 2). De la comparaison, sans
doute osée, entre les officiers communistes impliqués dans les guerres coloniales et militants
d’extrême gauche italiens, on peut tirer trois conclusions où interviennent différemment les
états affectifs (voir schéma 1). D’abord l’intérêt de l’analyse processuelle pour désingulariser

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Sentiments, affects et émotions dans l’engagement à haut risque 12

(et dépathologiser) l’engagement à haut risque qui, comme tout engagement, incube dans la
rencontre d’un contexte passionnel et d’un habitus (disposition affective) travaillé par une
organisation mobilisatrice d’émotions. Elle permet surtout de suivre les étapes de radicalisation
qui en sont constitutives. Aussi peut-on constater qu’il n’y a pas une date ou un événement clef
qui serait susceptible, en soi, de l’expliquer, mais bien plusieurs qui prennent sens les uns par
rapport aux autres, un peu comme autant de sédiments qui façonnent la carrière par des effets
de seuil mais aussi parfois de hasard et de choix individuels. Poussé par les événements, mais y
répondant aussi à sa manière, l’acteur, par exemple Jean, a ainsi franchi plusieurs « rubicons »
qui, si aucun n’était irréversible en soi, l’ont singularisé chaque fois davantage : celui de la
légalité en devenant maquisard ; celui du rejet de la conformité au groupe d’appartenance
(l’armée) ; celui de la clandestinité comme « sous-marin » communiste dans la Légion…
L’engagement à haut risque peut ainsi se faire sans réelle prise de conscience comme le
remarquait Patrizio (« Et cela est arrivé tellement rapidement que je n’ai aucun souvenir du
moment précis où je me suis rendu compte d’avoir fait un choix. ») Il rappelle « l’engagement
par défaut » dégagé par Becker44. Au fil du déroulement de la carrière déviante, on peut
dire enfin que l’engagement à haut risque se distingue de l’engagement « ordinaire » sous le
poids de deux mécanismes où jouent particulièrement les sentiments. D’une part, celui de la
socialisation organisationnelle ou institutionnelle certainement bien supérieure dans ce type
de groupe, a fortiori lorsqu’il est en butte avec l’adversité, qui conduit à une forte dépendance
notamment affective (en fait, il faudrait dire sentimentale) de l’individu et à son attachement au
rôle. Un rôle difficile à se défaire d’autre part en raison de la répression et de possibles latéraux
réduits, ce qui introduit la question des effets du labelling et donc de la co-construction, par
le groupe et la société, de la déviance.

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Notes
1 Goodwin Jeff, Jasper James et Polletta Francesca, « The Return of the Repressed: the Fall and Rise of
Emotions in Social Movement Theory », Mobilization, 5 (1), 2000, p. 65-84.
2 Je n’induis pas, par cette expression, que les états affectifs orientant la participation échappent tous
à l’individu, mais une partie sans aucun doute tandis que d’autres peuvent faire l’objet de sa part de
rationalisation ex post pouvant en brouiller la perception ou présenter des « émotions » socialement plus
acceptables ou psychologiquement plus confortables ou moins coûteuses.
3 Jasper James et Poulsen Jane, « Recruiting Strangers and Friends: Moral Shocks and Social Networks
in Animal Rights and Anti-Nuclear Protests », in Social Problems, n° 42, 1995, p. 493-512.
4 TRAÏNI Christophe (dir.), Émottions… Mobilisation !, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.
5 Hochschild Arlie Russell, « Emotion Work, Feeling Rules, and Social Structure », American Journal
of Sociology, n° 85, 1979, p. 551-575.
6 Ces deux terrains sont plus longuement analysés dans SOMMIER Isabelle, La Violence politique et son
deuil. L’après 68 en France et en Italie, Presses Universitaires de Rennes, 1998 et SOMMIER Isabelle et
BRUGIÉ Jean, Officier et communiste dans les guerres coloniales, Paris, Flammarion, 2005.
7 McAdam Doug, « Recruitment to High Risk Activism: the Case of Freedom Summer », American
Journal of Sociology, 92, 1986, p. 64-90.
8 AKOUN André et ANSART Pierre, Dictionnaire de sociologie, Paris, Le Seuil, 1999, p. 179-180.
9 RIMÉ Bernard, Le Partage social des émotions, Paris, PUF, 2005.

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Sentiments, affects et émotions dans l’engagement à haut risque 14

10 Plutôt que d’affectivité, nous préférons pour notre part parler de dimension affectuelle, à la fois pour
prévenir une réception psychologique du terme et en vertu de l’efficacité évocatrice de ce mot-valise
contractant affect et émotionnel, en écho également au registre affektuel de Max Weber même si nous
n’adhérons en rien à l’opposition qu’il établit avec la rationalité. Voir SOMMIER Isabelle, « Les états
affectifs ou la dimension affectuelle des mouvements sociaux », in FILLIEULE Olivier, SOMMIER Isabelle
et AGRIKOLIANSKY Eric (dir.), Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2010, p. 198.
11 AKOUN André et ANSART Pierre, Dictionnaire de sociologie, Paris, Le Seuil, 1999, p. 385.
12 VIDAL Claudine, Sociologie des passions, Paris, Karthala, 1991 ; LE COUR GRANDMAISON Olivier,
Haine(s) : philosophie et politique, Paris, PUF, 2002.
13 BRAUD Philippe, L’émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996 ; COLLINS Randall,
Interaction Ritual Chains, Princeton, Princeton University Press, 2004.
14 AKOUN André et ANSART Pierre, Dictionnaire de sociologie, Paris, Le Seuil, 1999, p. 476.
15 TRAÏNI Christophe (dir.), Emotions… Mobilisation !, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 13.
16 AKOUN André et ANSART Pierre, Dictionnaire de sociologie, Paris, Le Seuil, 1999, p. 12-13.
17 GRAWITZ Madeleine, Lexique des sciences sociales, Paris, Dalloz, 1999, p. 7.
18 Jasper James, « Emotions and Social Movements: Twenty Years of Theory and Research », Annual
Review of Sociology, 37, 2011, p. 285-303.
19 TRAÏNI Christophe, « Les émotions de la cause animale », Politix, n° 93, vol. 24, 2011, p. 93.
20 SOMMIER Isabelle, « Les états affectifs ou la dimension affectuelle des mouvements sociaux », in
FILLIEULE Olivier, SOMMIER Isabelle et AGRIKOLIANSKY Eric (dir.), Penser les mouvements sociaux,
Paris, La Découverte, 2010, p. 198.
21 Ce schéma est… schématique. La croix figure le moment de l’engagement. Au-dessus de chacune des
échelles de temps sont inscrits les domaines classiques d’investigation (par exemple, pour les passions,
l’étude des idéologies), en dessous quelques-uns des thèmes apparus de façon récurrente sur les deux
terrains et illustratifs d’un état affectif (par exemple, toujours sur les passions, la notion d’avant-garde).
22 Becker Howard, Outsiders, Paris, Métailié, 1985, p. 198.
23 BERGER Peter et LUCKMAN Thomas, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens
Klincksieck, 1992.
24 Chez la sociologue des émotions Arlie Russell Hochschild, cette notion désigne un ensemble de
règles partagées par le groupe, sous le double volet des droits et devoirs de sentiments attendus par les
conventions sociales qui le régissent, renvoyant ainsi aux questions du contrôle social et des idéologies.
HOCHSCHILD Arlie Russell, « Emotion Work, Feeling Rules, and Social Structure », American Journal
of Sociology, n° 85, 1979, p. 566.
25 McAdam Doug, « Recruitment to high risk activism: the case of Freedom Summer », American
Journal of Sociology, 92, 1986, p. 67.
26 SOMMIER Isabelle, « La menace terroriste : entre logiques expertes et mobilisation des passions
politiques », in DILLENS Anne-Marie (dir.), La peur. Emotion, passion, raison, Bruxelles, Facultés
universitaires de Saint-Louis, 2006, p. 67-84.
27 SOMMIER Isabelle, « Emprise et empreinte(s) de la relation d’enquête », in SOMMIER Isabelle et
CRETTIEZ Xavier (dir.), Les dimensions émotionnelles du politique. Chemins de traverses avec Philippe
Braud, Rennes, PUR, 2012, p. 291-305.
28 Mobilisation et engagement ne sont évidemment pas synonymes ; nous les avons placés ainsi pour
signifier que la première a plutôt été envisagée dans une perspective macro et méso, le second dans une
perspective microsociologique.
29 DOBRY Michel, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences
Politiques, 1986.
30 MAUGER Gérard, « Gauchisme, contre-culture et néolibéralisme », in Curapp, L’identité politique,
Paris, PUF, 1994, p. 208.
31 McAdam Doug, « Recruitment to high risk activism: the case of Freedom Summer », American
Journal of Sociology, 92, 1986, p. 70.
32 MELUCCI Alberto, L’invenzione del presente, Bologna, Il Mulino, 1982, p. 110.
33 POLLACK Michaël, L’expérience concentrationnaire, Paris, Métailié, 1990.
34 TRAÏNI Christophe, « Des sentiments aux émotions (et vice-versa). Comment devient-on militant de
la cause animale ? », Revue française de science politique, vol. 60, 2010, p. 351.
35 BRAUD Philippe, L’émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 80.
36 SOMMIER Isabelle, « La Résistance comme référence légitimatrice de la violence, le cas de l’extrême
gauche italienne », Politix, n° 17, premier trimestre, 1992, p. 86-103.

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37 Snow David, Rochford Jr Burke, Worden Steven, Benford Robert, « Frame alignment processes,
micromobilization and movement participation », in American Sociological Review, 51, 1986,
p. 464-481.
38 D’où des affrontements entre les groupes, les attaques des sièges d’organisations, les actions
exemplaires à des fins punitives ou « pédagogiques »… Entre 1969 et 1975, 83 % des faits dits de violence
politique sont imputables aux groupes d’inspiration néofasciste, ainsi que 63 des 92 victimes de l’époque.
39 NOVARO Claudio, « Reti di solidarietà e lotta armata », in CATANZARO Raimondo (dir.), Ideologie,
movimenti, terrorismi, Bologna, Il Mulino, 1990.
40 GOFFMAN Erving, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Éditions de
Minuit, 1968, p. 41 et suiv.
41 Devant taire leurs convictions dans l’armée, ils vont développer des attitudes de vigilance, mais
aussi des signes de reconnaissance mutuelle, qui prolongent des habitus forgés dans la Résistance. Cette
disposition au secret et à l’entre-nous se vérifie également dans leur carrière militante. Leur militantisme
y était non seulement clandestin aux yeux du plus grand nombre mais en outre suspect, selon eux, pour
les rares initiés. Aussi ont-ils tenu à rester entre eux, en privilégiant des rapports de face-à-face et des
structures ad hoc. Ils ont été, en quelque sorte, clandestins dans l’institution militaire comme dans leur
parti.
42 Della Porta Donatella, Social Movements, Political Violence and the State, Cambridge University
Press, 1995.
43 Assigner chaque état affectif à un niveau d’analyse est évidemment schématique mais cela permet
de donner à voir.
44 BECKER Howard, « Notes sur le concept d’engagement », Tracés, n° 11, 2006, p. 188. « Tout
engagement réalisé sans que l’acteur en ait conscience – ce que l’on pourrait nommer “engagement par
défaut” – survient au travers d’une séries d’actes dont aucun n’est capital, mais qui, pris tous ensemble,
constituent pour l’acteur une série de paris subsidiaires d’une telle ampleur que ce dernier se trouve dans
une situation où il ne veut pas les perdre. »

Pour citer cet article


Référence électronique
Isabelle Sommier, « Sentiments, affects et émotions dans l’engagement à haut risque », Terrains/
Théories [En ligne], 2 | 2015, mis en ligne le 17 octobre 2014, consulté le 23 janvier 2015. URL :
http://teth.revues.org/236

À propos de l’auteur
Isabelle Sommier
Professeur de sociologie politique à l’université Paris 1, (CESSP-Sorbonne, équipe CRPS (UMR
8209), Université Paris 1, F75000 Paris). Ses principaux travaux ont été consacrés à la sociologie des
mouvements sociaux et de la violence politique.

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Résumés

Cet article se propose d’articuler les états affectifs, du niveau macrosociologique où


interviennent plutôt les passions au niveau microsociologique des affects, en portant une
attention particulière aux groupes primaires comme lieu privilégié d’observation en ce qu’ils
médiatisent l’individu et la société (d’où leur rôle dans les émotions et sentiments). Il le fait à
partir de deux terrains différents d’engagement à haut risque : les militants d’extrême gauche
italiens dont l’engagement en 1968 se radicalise pour certains jusqu’au passage à la lutte armée
(à partir d’une trentaine d’entretiens) ; les officiers communistes partis, à la demande du PCF,
comme « sous-marins » dans les guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie (à partir de récits
autobiographiques, de trois entretiens de type récit de vie et d’une biographie de l’un d’entre

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Sentiments, affects et émotions dans l’engagement à haut risque 16

eux). Dans une perspective interactionniste, on adopte une perspective de carrière inscrivant
l’engagement dans la durée afin de lier histoire individuelle, groupes sociaux, structures
sociales et contexte.

Feelings, Affects and Emotions in High-Risk Activism


This article aims to articulate emotional states, from the macro level (the passions) to the micro
level (the moods), paying particular attention to primary groups that mediate the individual
and society and therefore play a key-role in emotions and feelings. Two different high-risk
activisms are investigated: Italian extreme left activists which radicalized to armed struggle
in the 1970’s (from thirty interviews); French communist officers which participated to
colonial wars in Indochina and Algeria as spies at the request of the communist party (from
autobiographical narratives, three life-narratives and a biography of the one of them). A career
analysis, based on an interactionist approach, allows us to link personal history, social groups,
social structures and context.

Entrées d’index

Mots-clés : émotions, règles de sentiment, processus de radicalisation, engagement


à haut risque
Keywords : emotions, feeling rules, radicalization processes, high-risk activism

Terrains/Théories, 2 | 2015

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