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reculs, à l’échelle de pays, de régions ou du monde


entier, et cela sur le temps long. L’exercice conduit à
Les autocrates gagnent du terrain, mais les
mieux repérer les tendances à la démocratisation ou à
peuples résistent l’« autocratisation », la façon dont elles se déroulent
PAR FABIEN ESCALONA
ARTICLE PUBLIÉ LE SAMEDI 17 AVRIL 2021 et les événements auxquels elles sont liées (lire aussi
notre article sur l’état des démocraties depuis 1989).
Un rapport universitaire pointe une nouvelle année
de recul de la démocratie libérale. Si les régimes Quelles sont donc les principales conclusions de
deviennent globalement plus autoritaires dans le la dernière livraison du V-Dem, qui intègrent les
monde, le terreau de mobilisations démocratiques de résultats de 2020 ? Tout d’abord, confirmation est
masse n’a pas disparu. faite d’une vague d’autocratisations en cours, qui
tend à s’accélérer. Le monde reste toujours plus
En 2020, 68% de la population mondiale vivait
démocratique que dans les années 1970 ou 1980, mais
dans des régimes autoritaires. Et 34% dans des pays
« les droits et libertés démocratiques du citoyen moyen
où le degré d’autoritarisme, tous types de régimes
en 2020 sont similaires au niveau trouvé en 1990 »,
confondus, s’est récemment aggravé.
alors que leur progression s’était poursuivie durant
Ces chiffres sont issus du dernier rapport annuel du les vingt années suivantes. L’Amérique latine, l’Asie-
projet V-Dem (pour Varieties of Democracy), conduit Pacifique, l’Asie centrale ainsi que l’Europe centrale
par une équipe de chercheurs hébergée à l’université et orientale ont été les principaux théâtres des reculs
de Göteborg, en Suède. À travers l’expertise de plus de enregistrés.
3000 correspondants dans le monde, ces universitaires
Tandis que les régimes autoritaires les plus durs
accumulent des données pour mesurer la qualité de la
ont cessé de diminuer en nombre, les autocraties
démocratie, ou la façon dont elle déniée, dans plus de
électorales sont désormais le type de régime le
200 pays. Si les « codages » auxquels donnent lieu
plus répandu sur la planète. Et depuis l’arrivée de
ces données sont toujours critiquables, la démarche est
l’Inde dans cette catégorie, la population concernée
intéressante en raison de sa finesse et de ses usages.
a évidemment bondi (ce que ne permet pas
Les artisans du V-Dem partent en effet d’une d’appréhender le seul comptage des États ainsi
définition complexe de la démocratie, au-delà de labellisés). D’après les calculs du V-Dem, ce seraient
la simple tenue d’élections (tout en restant dans désormais 43% des individus dans le monde qui
une conception libérale-représentative, justement vivraient dans des autocraties électorales, autrement
contestée par les plus critiques du rituel électoral). dit des régimes à pluralisme limité, biaisé, sans
Ils désagrègent les composantes d’une démocratie État de droit digne de ce nom. À l’inverse, seuls
selon les libertés et l’égalité dont les citoyens
jouissent, que ce soit face à l’État, au moment
de la sélection des gouvernants, en termes socio-
économiques, ou en opportunités de participation
active à la vie politique.
Les scores obtenus pour chacune de ces
composantes permettent ensuite de classer les régimes
existants, et de distinguer entre « démocraties
libérales », « démocraties électorales », « autocraties
électorales » et « autocraties fermées ». Si ces
étiquettes ont leur part d’artificialité, et des frontières
qui ne sauraient être considérées comme étanches,
elles permettent d’objectiver des avancées ou des

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14% de la population mondiale, répartis dans une Le cas indien illustre une certaine récurrence des
trentaine d’États, vivraient dans une démocratie processus d’autocratisation. Ceux-ci se produisent
authentiquement libérale. rarement à travers un démantèlement direct des
institutions formelles de la démocratie représentative.
Le plus souvent, « les médias et les libertés
académiques, ainsi que la société civile, sont
réprimées en premier, expliquent les auteurs du
rapport V-Dem. En parallèle, les dirigeants engagent
souvent une polarisation du débat public » par
Répartition des États (à gauche) et de la population mondiale (à droite) diffusion de fausses nouvelles et attaques violentes
selon le type de régime © Capture d'écran du rapport V-Dem 2020
contre les opposants. D’ailleurs, parmi les attributs
À cet égard, mais aussi parce qu’elle a longtemps été mesurés, c’est la liberté d’expression qui enregistre
décrite comme « la plus grande démocratie du monde » le plus de dégradations à l’échelle planétaire ces
par le nombre de citoyens concernés, le déclassement dernières années. « Après seulement, des institutions
de l’Inde est un des résultats les plus spectaculaires du formelles comme la qualité des élections sont sapées,
rapport. « L’essentiel du déclin s’est produit après la dans une étape supplémentaire vers l’autocratie. »
victoire du BJP [de l’actuel Premier ministre Narendra Le tableau du rapport V-Dem pour 2020 n’est pour
Modi – ndlr] et la promotion d’un agenda nationaliste autant pas complètement noir. Certes, il enregistre
hindou », écrivent Shreeya Pilai et Staffan I. Lindberg le fait qu’en raison de la pandémie de coronavirus,
dans le rapport V-Dem. les niveaux de mobilisation de masse en faveur
Leur appréciation est corroborée par des analyses de de la démocratie ont été les plus faibles de la
plus en plus nombreuses, qui détaillent crûment les décennie. Pour autant, la baisse a été relativement
modalités d’une dégradation accélérée des libertés contenue au regard du contexte, après une année
et des conditions de la compétition politique. 2019 exceptionnelle à cet égard. Cette « contre-
Pour la chercheuse norvégienne Eviane Leidig, le tendance » à l’autocratisation pourrait donc perdurer,
nationalisme hindou incarné par Modi a tous les comme l’illustrent des protestations importantes dans
attributs d’un « extrémisme de droite » que beaucoup de nombreux pays dotés de régimes dissemblables,
de chercheurs occidentaux ont longtemps été réticents comme en Thaïlande, en Biélorussie, au Nigeria ou
à prendre en compte, le rabattant sur la religion alors aux États-Unis (Black Lives Matter ayant peut-être été
que cette idéologie viserait bien, en fait, à « créer un le mouvement le plus massif de l’histoire du pays).
État ethno-nationaliste ». Les mobilisations pro-démocratiques peuvent resurgir
De fait, c’est un État « ethnique, absolu et même là où les espoirs de démocratisation semblent
opaque » que décrivent les chercheurs Madhav avoir été écrasés, comme dans le monde arabe où les
Kosla et Milan Vaishnav dans une contribution révoltes de 2011 ont pour la plupart fini en débâcle.
au Journal of Democracy, en montrant à chaque La difficile transition démocratique au Soudan et la
fois la responsabilité spécifique (mais pas unique) persistance du Hirak en Algérie en témoignent, ainsi
du BJP dans l’édification d’une citoyenneté à que le pensent d’autres analystes.
plusieurs vitesses, la destruction des contre-pouvoirs Ces deux processus constituent en effet des « signes
et l’asphyxie financière des oppositions. Si les d’espoir » pour l’essayiste Anand Gopal, auteur
élections en tant que telles restent libres, écrit ailleurs d’une analyse pourtant sans concession dans la
Vaishnav, c’est « le rétrécissement de l’espace revue Catalyst. Il y écrit que les germes de la
démocratique entre chacune d’entre elles » qui est en défaite des mouvements révolutionnaires étaient déjà
cause. semés « avant même que la première bannière soit

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déployée », tant les forces de contestation avaient qu’une société vivable est celle qui garantit à ses
été désorganisées et fragmentées par l’économie membres la liberté et une capacité égale à intervenir et
politique des régimes de la région, durant plus de peser dans la sphère publique. La montée tendancielle
trois décennies. C’est cette faiblesse qu’ont traduite, de mobilisations de masse pro-démocratie, même
selon lui, des stratégies horizontales et sans leaders : lorsqu’elles sont ignorées ou écrasées, serait donc
l’absence d’un « pouvoir structurel » pour renverser à interpréter comme le signe d’un décalage entre
l’ordre favorisant les élites existantes. Pour diverses l’ordre politique des États et les aspirations de leurs
raisons, le Soudan et la Tunisie – le seul pays à populations.
avoir transité « d’une autocratie néolibérale à une Le durcissement de certains régimes, enregistré
démocratie néolibérale » – abritaient des conditions par des projets comme le V-Dem, témoignerait
légèrement plus favorables. donc moins d’un défaut d’adhésion aux valeurs
Un indice, pour Gopal, que les obstacles d’émancipation, que du besoin croissant des
historiques les plus élevés ne sont pas éternellement élites de se protéger des revendications et de
insurmontables. Dans la même revue, Gilbert Achcar l’influence des citoyens ordinaires. Inversement, des
pointe lui aussi qu’un projet de démocratie et d’égalité démocratisations « express » par rapport à l’état
sociale ne manque pas d’une base populaire dans de l’opinion, autrement dit sans que des procédures
la région, mais que celle-ci souffre d’un « manque formelles brutalement modifiées bénéficient de
d’organisation » qui la rend faible, du moins inapte fondations culturelles solides, ont pu offrir des
à « renverser » durablement le pouvoir plutôt que opportunités à des dirigeants exaltant l’homogénéité
d’occuper des places. Autant l’euphorie de certains de la société et un gouvernement fort.
observateurs en 2011 lui semblait déplacée, autant leur Si l’analyse de Welzel est correcte, elle fournit
pessimisme radical dix ans plus tard le laisse tout une raison supplémentaire de calibrer avec finesse
autant de marbre. Le « backlash » actuel s’inscrit la réponse diplomatique des démocraties face aux
d’après lui dans un « processus historique de long régimes autoritaires, dont il ne faudrait pas faciliter
terme », au cours duquel le terreau de protestations et la mobilisation nationaliste vis-à-vis d’un axe
de soulèvements futurs n’a pas disparu. atlantique apparaissant trop arrogant ou hypocrite
De façon plus générale, un autre chercheur, le politiste dans sa défense des « valeurs ». La montée de
Christian Welzel, vice-président de la World Values l’autoritarisme pose en effet des difficultés à ceux
Survey, va jusqu’à annoncer un futur démocratique qui espéraient, comme au lendemain de la chute
sur la base d’une analyse des opinions publiques au fil du bloc soviétique, l’expansion et l’épanouissement
des décennies. Pour lui, les tendances de long terme d’un ordre libéral international correspondant aux
sont claires et se poursuivent par-delà les vicissitudes préférences occidentales (démocratisation, marchés
des vies politiques nationales : plus les générations ouverts et progrès du multilatéralisme).
se renouvellent, plus « les valeurs émancipatrices – Dans la revue états-unienne Foreign Affairs, les
qui priorisent l’universalité des droits humains, les professeurs Alexander Cooley et Daniel H. Nexon
choix individuels et une compréhension égalitaire de estiment que la politique mondiale est caractérisée par
l’égalité des opportunités – remplacent les valeurs des éléments libéraux et illibéraux, dont les seconds
autoritaires qui mettent l’accent sur la déférence et le sont appelés à prendre plus de place sous l’influence
conformisme ». de puissances comme la Chine, la Russie et la Turquie.
Cette tendance, décrite comme globale puisqu’elle Les États-Unis, remarquent-ils, leur ont d’ailleurs
affecte « toutes les régions du monde, à des degrés fourni sur un plateau une rhétorique légitimant la
variables », fournit les fondations culturelles à des destruction du libéralisme politique, en invoquant le
régimes démocratiques, c’est-à-dire la conviction combat antiterroriste pour restreindre libertés civiles et

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droits humains. De la même façon, la mondialisation dit, puisque les pays occidentaux ne sont pas
contemporaine, à travers la mobilité extrême des exempts d’accommodements coupables à l’encontre
capitaux et l’opacité entretenue de la haute finance des principes de droit et de justice, c’est en étant
privée, s’est révélée propice à des pratiques massives exemplaires qu’ils éviteront de paraître s’agripper à un
de corruption et de népotisme, au détriment de leurs ordre international qui les privilégiait jusque-là. C’est
populations. pourquoi la défense de la démocratie ne saurait prendre
La défense du libéralisme politique mérite d’être des airs de croisade contre des mœurs étrangères, mais
assurée, estiment-ils, mais sans attendre de triomphe doit commencer là où ses attributs sont censés être
à court terme, et avec cohérence. Autrement respectés par les régimes en vigueur.

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