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Daniel Gaxie
Dans Mouvements 2001/5 (no18), pages 21 à 27
Éditions La Découverte
ISSN 1291-6412
ISBN 2-7071-3593-3
DOI 10.3917/mouv.018.0021
© La Découverte | Téléchargé le 06/03/2023 sur www.cairn.info par MARIA MERCEDES PRADO (IP: 157.100.87.12)
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L
a plupart de ceux que nous appelons « hommes politiques » consa-
crent toute leur énergie et toute leur vie à la politique, dont ils tirent
aussi leurs moyens de subsistance. À la suite du sociologue Max
Weber, on appelle « professionnels de la politique » ceux qui vivent ainsi
pour et de la politique. Dans la plupart des systèmes occidentaux, le plus
grand nombre des membres des gouvernements, des parlementaires et
des dirigeants élus des institutions territoriales (Régions, grandes villes,
Départements) sont, en ce sens, des professionnels de la politique.
Beaucoup sont engagés depuis de longues années dans une carrière poli-
tique. Un petit nombre d’entre eux n’a connu que ce seul métier. La plu-
part ont abandonné une activité professionnelle antérieure pour se lancer
dans la politique à temps complet et progresser dans une hiérarchie de
postes, par exemple depuis la mairie d’une petite ville jusqu’au gouver-
nement. Sauf en cas d’échec, ceux qui entrent ainsi dans l’univers de l’ac- * Centre de recherches
politiques de la
tivité politique tendent, en l’état actuel des choses, à y rester1. Sorbonne.
Les dirigeants des institutions de l’État n’ont pas toujours été des profes-
sionnels de la politique. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, ils étaient souvent issus 1. On a pu observer
récemment quelques
des cercles de notables. Ils ne vivaient pas que pour la politique puisque cas de départs
leur rang social leur commandait de se prêter à d’autres activités honori- volontaires vers le
fiques et ils ne vivaient pas de la politique puisqu’ils exerçaient souvent secteur privé. Ces cas
sont jusqu’à présent
leurs fonctions à titre bénévole et que leur fortune leur permettait de vivre exceptionnels en
sans en attendre de revenus. L’activité politique professionnelle apparaît France. Ils sont plus
progressivement avec les premiers partis politiques, l’ascension politique fréquents dans d’autres
pays comme les États-
d’hommes moins fortunés, en particulier dans le mouvement ouvrier, l’ins- Unis. S’ils se
tauration d’indemnités versées aux élus et l’élargissement des interventions confirmaient, ils
de l’État. Elle est encouragée par la logique même de la concurrence poli- traduiraient une
réévaluation en baisse
tique. Elle est devenue un élément central de la politique « moderne » dans de la portée de l’action
les démocraties représentatives et tend à se renforcer. On l’observe par politique.
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domaine et les seconds se trouvent dépossédés
La politique a donc été de la possibilité d’une intervention autonome. À
touchée par la division partir du moment où la politique devient pro-
fessionnelle, celui qui souhaite peser sur l’orien-
du travail qui caractérise tation des décisions publiques doit, en l’état
actuel des choses, s’en remettre aux profession-
nos sociétés. Les activités nels ou devenir lui-même un professionnel. La
politiques sont devenues politique suppose un apprentissage et une ini-
tiation. Elle est du même coup réservée à des
distinctes des autres « initiés ». Ceux qui ne le sont pas sont objecti-
vement des « profanes », à la fois « ignorants »
activités sociales. (relativement aux initiés et inégalement) et éloi-
gnés du « sacré », même s’ils ne sont pas consti-
tués comme tels du fait de leur statut de « citoyens » officiellement (et, dans
une certaine mesure, de manière variable selon les caractéristiques sociales
des individus, effectivement) habilités à désigner les gouvernants et à se pro-
noncer sur les affaires de la cité à travers cette désignation. De fait, leur inter-
vention est souvent jugée indésirable et profanatrice, sauf quand elle est
recherchée et conduite par les professionnels. On le voit par exemple dans
les enceintes parlementaires où le public est tenu à distance et au silence, ou
dans les émissions publiques des médias où il est parfois convoqué pour
assister au spectacle, poser une question ou exprimer un avis, mais dont la
parole est contenue dans des limites étroites et rapidement réprimée quand
elle les dépasse.
La politique a donc été touchée par la division du travail qui caractérise
nos sociétés. Les activités politiques sont devenues distinctes des autres
activités sociales. Alors que leur gestion était un élément de la domination
sociale du notable, elle est devenue l’apanage d’une « profession » particu-
lière. Cette profession est particulière notamment en ce sens qu’elle n’est
pas pleinement reconnue comme une profession. Ce caractère est l’objet
d’un travail de dénégation – peut-être déclinant – des élus et sa perception
se heurte aux attentes normatives des citoyens (quand ils font valoir que
« la politique ne devrait pas être une profession »). Il reste que la politique
est désormais ou est davantage que par le passé une activité différenciée,
spécialisée, permanente et rémunérée.
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importante et sans doute croissante de l’activité politique est ainsi sous-trai-
tée à des entreprises spécialisées. Ce sont des professionnels de la com-
munication qui conseillent les hommes politiques à propos des thèmes de
campagne, de l’opportunité d’engager une réforme, de l’attitude à adopter
dans une affaire, du discours qu’il convient de tenir ou de leur manière de
s’habiller. Les hommes politiques ne sont bien sûr nullement obligés de
suivre ces avis mais, dans ce domaine également, la spécialité donne une
autorité qui en impose.
Les journalistes politiques se sont également professionnalisés. Nombre
d’entre eux étaient dans le passé membres ou proches d’un parti ou d’un
entourage politique. Ils tendent désormais à prendre davantage d’autono-
mie par rapport aux milieux politiques. Ils ont plus souvent reçu une for-
mation spécialisée dans une école de journalisme, ils sont davantage recru-
tés sur des critères de « compétence » (telle qu’elle est définie par le milieu
journalistique) et leur carrière dépend plus que par le passé de la recon-
naissance de leurs mérites par leurs pairs.
On voit que la notion de professionnalisation possède deux sens. Dans
un premier sens elle désigne l’exercice d’une activité rémunérée à temps
plein. C’est en ce sens que les hommes politiques sont des « profession-
nels ». Dans un second sens, la notion de professionnalisation désigne une
forme particulière d’organisation des métiers (on peut penser aux profes-
sions libérales) avec une formation spécifique dans des écoles spécialisées,
des savoir-faire particuliers, une déontologie, une représentation corpora-
tive, éventuellement des instances de régulation également corporatives
et/ou publiques. C’est aussi dans ce second sens que les activités poli-
tiques périphériques (journalisme, communication, sondages) tendent à se
professionnaliser.
Certains spécialistes de communication, sondeurs et journalistes vivent
eux aussi pour et de la politique. Certes, ils ne participent qu’indirectement
et en quelque sorte par procuration à la compétition politique. Ils ne sont
que des auxiliaires rémunérés pour leurs services et ils n’ont pas vocation
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touches humoristiques) tend à l’emporter sur le fond. Le traitement des
sujets politiques sous l’angle de l’analyse des problèmes et de l’exposé du
contenu et des résultats des politiques publiques est par exemple facile-
ment écarté comme trop « sérieux » et trop éloigné des intérêts et des capa-
cités de réception « du public ». Les préférences iront aux comptes-rendus
qui privilégient les luttes de personnes, les considérations tactiques et stra-
tégiques, l’évolution des cotes de popularité, les préoccupations de car-
rière et les à-côtés de la vie des grands personnages. Ces apprentissages
vont dans le sens des attentes des grands médias généralistes (à commen-
cer par les principales chaînes de télévision et de radio et les journaux
« populaires »), dont les modes d’information constituent les modèles de la
profession. Les enseignants de ces écoles sont dans l’ensemble recrutés
parmi les pairs et ceux qui ne sont pas membres du milieu journalistique
sont rapidement marginalisés s’ils n’en respectent pas les habitudes. De la
même manière, les journalistes qui n’ont pas été formés dans le sérail sont
obligés de se plier à ses us et coutumes et ceux d’entre eux qui ont reçu
une formation exclusivement universitaire comprennent rapidement qu’ils
doivent corriger leurs dispositions intellectualistes.
À partir du moment où le nombre des catégories de spécialistes de la
politique s’accroît, la notion de responsabilité politique et de mise en jeu de
cette responsabilité doit, d’un point de vue citoyen, être élargie. La démo-
cratie représentative est officiellement un régime ou les représentés ont le
droit d’être informés des actions de leurs représentants, de les critiquer et
éventuellement de les sanctionner. Les autres catégories de spécialistes,
dont l’activité produit pourtant des effets politiques non négligeables, ne
sont pas soumis à un tel régime de responsabilité. Rares sont ceux qui se
soucient des conséquences induites par la spectacularisation de l’informa-
tion politique, le rôle croissant des sondages et le zèle envahissant des spé-
cialistes de communication. Nul entrepreneur de cause, association ou parti
politique ne s’est à ce jour sérieusement préoccupé de ces éléments deve-
nus centraux de notre système politique. Il faut pourtant souhaiter que le
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honorum ou d’améliorer leur popularité. Plus lar- affairé autour des
gement, le milieu politique est le plus souvent
tout entier affairé autour des enjeux spécifiques enjeux spécifiques qui
qui le structurent. Il s’agite à propos des alliances,
des candidatures, des relations entre les partis et
le structurent.
les chefs de partis, de la préparation ou du résul-
tat des élections, de la perspective d’un remaniement gouvernemental, des
rivalités interpersonnelles, des réactions des électeurs ou de tout ce qui peut
affecter la popularité des partis, des dirigeants et du gouvernement. C’est
dans cette logique et dans ces limites qu’ils prennent en charge les pro-
blèmes et les intérêts « externes ». Les hommes politiques sont pris par les
jeux et les enjeux d’un monde à part. Ces investissements (au double sens)
s’accompagnent de croyances dans la portée de l’activité politique corpora-
tivement perçue comme l’instance de régulation de tous les jeux sociaux2. 2. La place manque ici
Au-delà des bénéfices individuels ou collectifs qu’ils peuvent en retirer et pour analyser la
variation de ces
qu’ils recherchent, c’est le jeu lui-même qui leur importe.
croyances selon la
période historique, la
● Une division du travail qui repose sur la délégation conjoncture, la position
dans l’univers politique
Dans ce jeu, la force dépend de la capacité à mobiliser des soutiens (pas
ou les orientations
seulement électoraux) au sein du public. En même temps, on l’a dit, les idéologiques.
hommes politiques sont engagés dans des pratiques particulières, sont pris
par des enjeux spécifiques et ont des intérêts (au sens de ce qui leur importe)
distincts de ceux de leurs mandants qu’ils sont officiellement et normative-
ment chargés de défendre. Ils ont donc contradictoirement tendance à repré-
senter (dans tous les sens du mot) et à oublier le monde extérieur. Marx par-
lait à ce sujet de « crétinisme parlementaire ». Les citoyens représentés que
nous sommes ont l’expérience de cette tendance du monde politique à se
replier sur lui-même, à privilégier ses enjeux et ses intérêts, souvent au prix
de divers renoncements à ce qui nous importe. Mais si les processus sont
connus – au moins sur le mode pratique – la réflexion citoyenne sur la pos-
sibilité et les moyens de les endiguer fait singulièrement défaut.
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sent à une certaine remise en cause de la
Ceux qui réclament en division du travail et de la délégation. Dans
parole un rôle plus actif certaines circonstances, des voix se font
entendre qui réclament une participation
sont souvent bien contents plus importante à la prise des décisions et
qui refusent de s’en remettre aux profes-
en pratique de se décharger sionnels. Ces velléités ne doivent pas être
du fardeau des affaires surestimées. Ceux qui réclament en parole
un rôle plus actif sont souvent bien contents
courantes sur leurs en pratique de se décharger du fardeau des
affaires courantes sur leurs représentants,
représentants. tout en gardant la satisfaction de les criti-
quer vertement de vouloir tout monopoli-
ser. Mais l’humeur critique du public, notamment de ses fractions les plus
concernées, est peut-être le signe que la division du travail politique et la
professionnalisation sont devenues davantage problématiques. Il ne faut
pas trop compter sur les milieux politiques pour inventer des voies nou-
velles. Il revient là encore aux citoyens de s’approprier ces enjeux pour tra-
vailler au dépassement de la représentation.
Le moment est peut-être venu de poser de nouvelles questions poli-
tiques. Faut-il se résoudre à concevoir la politique dans les limites de la
délégation ? Convient-il de réduire l’emprise de la politique représentative
et d’institutionnaliser un domaine où les citoyens interviendraient directe-
ment ? Quels seraient les contours de ces compétences reprises par les
citoyens et quelles seraient les modalités de leurs interventions plus appro-
fondies dans la vie de la cité ? Comment organiser leur information et le
débat public ? Un univers politique non professionnalisé est-il imaginable
et souhaitable ? Faut-il chercher à limiter la professionnalisation ? Peut-on
imaginer des dispositifs en ce sens. Faut-il, par exemple, chercher à élar-
gir le débat sur le cumul des mandats en réclamant la limitation du cumul
dans le temps et la non-rééligibilité de ceux qui ont déjà été investis d’un
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