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dont nos régimes contemporains ont usurpé le nom de


« démocratie » pour justifier la privation du peuple de
Misères et vertus du rituel électoral
PAR FABIEN ESCALONA
son pouvoir effectif, au profit d’une mince couche de
ARTICLE PUBLIÉ LE VENDREDI 26 JUIN 2020 représentants.

S’appuyant sur ce travail de fond et celui d’autres


Plusieurs ouvrages remettent sur le métier le vieux sociologues, le chercheur propose aujourd’hui un
débat concernant les mérites comparés de l’abstention « plaidoyer pour l’abstention », en forme de micro-
et de la participation aux élections. Entre défense chapitres écrits dans une langue accessible. Martelant
désenchantée du vote comme outil de « paix civile » et que le parlementarisme et les élections ne sont pas des
dissidence volontaire au profit d’autres engagements, marques de la modernité mais remontent au Moyen-
passage en revue des arguments échangés. Âge, il s’attache à faire ressortir la logique archaïque
du vote auquel nous sommes régulièrement appelés.
La tenue du second tour des élections municipales,
dimanche 28 juin, peut être envisagée de deux À le suivre, le moment électoral s’apparente à une
manières. Les plus attachés à la vie démocratique grande mystification au cours de laquelle des millions
sous régime représentatif se réjouiront que la crise de bulletins individuels sont censés se transformer en
sanitaire n’ait bouleversé que de quelques semaines volonté collective, aussitôt captée par une poignée de
le calendrier électoral prévu. Les plus critiques de dirigeants, qui en feront ce qu’ils veulent en arguant
ces opérations n’y verront que l’organisation à tout à chaque fois de l’onction populaire qu’ils ont reçue.
prix d’un mécanisme de sélection d’élites locales, « D’un point de vue anthropologique, écrit-il, on
déconnecté des enjeux massifs qui affectent notre vie peut parler de fétichisme ou de totémisme. Le rituel
collective depuis l’apparition du Covid-19. électoral permet à quelques individus de prétendre
représenter le peuple ou de penser, vouloir, parler
Nul doute que le Québécois Francis Dupuis-Déri,
et agir en son nom, comme un fétiche ou un totem
enseignant-chercheur en science politique, ferait
incarnerait la volonté de dieux et de déesses, d’esprits
partie des seconds s’il vivait en France. C’est ce
de la nature ou d’ancêtres. »
que l’on déduit de son dernier ouvrage-manifeste,
Nous n’irons plus aux urnes (Lux Éditeur, 2019). Si ce rituel lui apparaît aussi dérisoire et critiquable,
Anarchiste revendiqué, Dupuis-Déri a déjà publié des c’est parce qu’il serait fondé sur une série de croyances
enquêtes historiques et philosophiques sur la façon et de mythes, autant que sur l’inculcation d’un « devoir
civique » dès le plus jeune âge, au mépris d’autres

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conceptions de la démocratie à l’histoire pourtant celle-ci ne saurait être que directe, « car le peuple ne
longue. En conséquence, Dupuis-Déri opère sur deux (se) gouverne plus dès qu’on se trouve en présence
fronts : la déconstruction de l’imaginaire électoraliste d’un ou plusieurs chefs, élus ou non ».
propagé par les institutions publiques et la mise en
valeur d’une tradition abstentionniste méconnue.
D’un côté, il s’attache par exemple à démontrer que
chaque individu pris isolément n’a aucun impact
sur le résultat final d’une élection ; ou que l’offre
politique est largement autonome d’un peuple auquel
elle impose ses enjeux plutôt que l’inverse, en fonction
de ses propres impératifs et intérêts. Se moquant du
« point Churchill », il souligne la façon dont est
toujours escamotée la célèbre citation du premier
ministre britannique, selon qui « la démocratie est
la pire forme de gouvernement, à l’exception de
toutes les autres qui ont été expérimentées au fil
du temps ». Autrement dit, des formes supérieures Francis Dupuis-Déri.
au régime représentatif ne seraient pas exclues sous L’auteur a décidé non seulement de ne plus participer
prétexte qu’elles ne se seraient pas généralisées au jeu électoral, mais d’être effacé des listes
jusqu’à présent. électorales. Son livre s’ouvre d’ailleurs sur un passage
Hors de la démocratie directe, point de salut très drôle dans lequel il raconte à quel point
D’un autre côté, Dupuis-Déri fait défiler une sa demande provoque stupeur et gêne parmi les
cohorte d’anarchistes, mais aussi de féministes, fonctionnaires chargées de la traiter, juste avant le
d’anticolonialistes ou de militants des droits civiques, désordre provoqué par un bug informatique survenu
qui ont défendu le principe de l’abstention. Même pile à ce moment. L’affaire finit tout de même par
au sein des groupes exclus du suffrage, raconte-t- se conclure : « Je me suis finalement retrouvé à l’air
il, des individus ont préféré ne pas légitimer un libre hors du bâtiment, avec à la main une copie
ordre politique qui restait, selon eux, profondément du formulaire confirmant que j’étais officiellement un
injuste et hiérarchique. L’alternative défendue n’est apostat du parlementarisme. »
évidemment pas la passivité bougonne, mais une Le choix radical de la radiation s’explique par le
autogestion passant par des pratiques fédératives fait que Dupuis-Déri ne croit pas à un « juste
d’assemblée, d’entraide et de solidarité. La conception milieu » qui consisterait à participer aux institutions
de la démocratie de l’auteur est clairement affichée : représentatives tout en s’engageant politiquement
et socialement en dehors d’elles. Passant en revue
les candidatures destinées à saboter le processus
électoral, le chercheur les estime globalement
contreproductives, car sources de divisions, de
confusion et de dispersion, autant que propices
à la trahison. Surtout, le vote ne serait pas une
action politique comme une autre, car intrinsèquement
négative.

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Voter, ce serait contribuer à reproduire, quelles que La « paix civile » plutôt que la dictature… ou
soient nos intentions, une logique de domination la révolution
politique qu’il serait vain de faire évoluer depuis Autant Dupuis-Déri promeut le point de vue
l’intérieur. Jouer le jeu électoral ne donnerait pas le abstentionniste avec passion, autant Przeworski
droit de protester contre les actions des représentants défend la cause des élections de manière placide
élus, là ou les abstentionnistes, n’ayant pas saisi et désenchantée. Fidèle à une approche minimaliste
l’occasion d’exprimer leurs préférences, devraient de la démocratie représentative, il ne prétend pas
faire profil bas. Au contraire, affirme l’auteur, que celle-ci réponde en quoi que ce soit à l’idéal
participer au système politique rend partiellement d’auto-gouvernement. Les premières pages de son
responsable de ses résultats. Inversement, l’abstention livre s’ouvrent même sur le constat un peu triste que
préserverait d’avoir sur la conscience des « décisions « la plupart des électeurs se retrouvent déçus, soit
et des actions fondamentalement immorales, voire par la victoire du gagnant, soit par ce qu’il en fait.
immondes et révoltantes, comme la destruction de Et pourtant, élection après élection, la plupart d’entre
l’environnement, l’emprisonnement de masse ou les nous continuent d’espérer que la prochaine sera la
massacres militaires ». bonne. […] Espoir, déception, nouvel espoir, nouvelle
Le plaidoyer pour l’abstention de Dupuis-Déri est déception : il y a là quelque chose d’étrange ».
donc également un réquisitoire contre le régime
électoral-représentatif. Si les limites et la dimension
oligarchique de ce dernier peuvent être largement
admises, les critères qui servent à en postuler le
caractère néfaste sont plus discutables. C’est du moins
la position d’Adam Przeworski, grand nom de la
science politique internationale pour la première fois
traduit en français, et auteur d’un ouvrage publié il y
a quelques mois lui aussi, intitulé À quoi bon voter ?
(éditions Markus Haller, 2019).
Plus classique dans son approche, le chercheur
américano-polonais estimerait sans doute que Dupuis-
Déri en demande trop aux élections, en prenant
exagérément au mot l’idéal démocratique dont elles
sont parées. Selon lui, leur principale vertu consiste à
« nous préserver de la violence ». Il assume pour le
coup un « point de vue “churchillien”, qui admet que Certes, le mécanisme représentatif s’est étendu à
les élections ne sont pas toujours belles à voir, qu’elles un nombre croissant de pays, tout en devenant de
ne sont jamais tout à fait “équitables”, qu’elles plus en plus inclusif. L’auteur montre qu’après la
sont impuissantes face à certains obstacles qu’elle première élection du Congrès national des États-Unis
rencontrent dans telle ou telle société particulière », en 1788, la diffusion de cette technique de sélection
tout en estimant qu’« aucun autre mécanisme de des gouvernants a été rapide, tandis que de rudes
sélection des gouvernants n’est capable de faire batailles ont abouti à l’élargissement du suffrage aux
mieux ». hommes pauvres, puis aux femmes, de plus en plus à
bulletin secret et pour des scrutins directs.
L’existence d’élections concurrentielles, c’est-à-dire
lorsque les occupants du pouvoir ont assez confiance
dans leurs adversaires et les institutions pour accepter

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l’alternance voulue par les électeurs, s’est cependant La force des élections, que ce soit en contexte
révélée plus rare. Przeworski souligne que « pas autoritaire ou pluraliste, reste de contraindre les
plus tard qu’en 2008, 68 pays, y compris les géants dirigeants « à tenir un peu compte de la volonté des
russe et chinois, n’avaient encore jamais connu électeurs ». Et si l’analyse de Przeworski confirme que
d’élection conduisant à une passation de pouvoir le vote est un outil fruste pour contrôler l’action des
entre deux partis différents ». Même dans les cas gouvernants, elle démontre aussi que la règle de la
de compétition électorale authentique, le politiste majorité a l’avantage de minimiser le mécontentement
observe que les conquêtes populaires vis-à-vis des collectif dans la société vis-à-vis des décisions du
élites dirigeantes ont été compensées par de nouvelles pouvoir, et de maximiser les chances que celles-ci
barrières, destinées à protéger l’autonomie et les s’adaptent aux préférences de la majorité. Et plus
intérêts de ces dernières. les mécanismes de l’élection et de l’alternance sont
Des règles de « super-majorité » ont ainsi été respectés dans la durée, moins une société est en
introduites pour rendre moins probable le changement proie à des changements de pouvoir sanglants. « Les
en certaines matières, tandis que des institutions « anti- élections diminuent la violence politique », se réjouit
majoritaires » ont été créées, qui détiennent un mandat l’auteur, plus que n’importe quelle autre méthode.
soustrait à l’influence des citoyens pour certains Comme cela a été remarqué dans d’autres recensions
types d’action publique (par exemple la gestion de (lire ici et là), le politiste emporte la conviction
la monnaie). Enfin, la réduction des démocraties lorsqu’il s’agit de défendre le mécanisme représentatif
où subsiste un droit de veto monarchique sur les contre les autocrates, mais ne dit rien de l’idéal
lois s’est accompagnée d’une hausse équivalente des autogestionnaire défendu par Dupuis-Déri. Il se
démocraties où un droit de veto présidentiel existe. contente d’asséner que « nous sommes condamnés à
Sans compter les multiples possibilités de jouer avec être gouvernés », et donc à confier le destin collectif,
les règles légales, de la part des majorités sortantes, au moins partiellement, aux « chefferies » abhorrées
pour favoriser leur position ou du moins bloquer par les plus libertaires.
l’émergence de concurrents supplémentaires. C’est un peu court, mais on peut comprendre sa
Toutes ces barrières, plus ou moins sophistiquées position d’après une autre de ses remarques formulées
et renouvelées au fil du temps, répondent à la dans le livre. Dans une société traversée d’intérêts
contradiction très tôt repérée par les élites bourgeoises et de valeurs hétérogènes – et même radicalement
ayant poussé à la démocratisation des régimes antagonistes comme c’est le cas en contexte capitaliste
en place. Même dans un régime représentatif –, Przeworski souligne qu’il est impossible de dégager
sans pouvoir direct à la plèbe, qu’est-ce qui un intérêt collectif qui fasse consensus. Ou alors, une
empêcherait celle-ci de se doter d’élus décidant révolution sociale sera passée par là, dont on imagine
d’abolir les inégalités de richesse et de répartir, mal comment elle se serait imposée pacifiquement. Or,
voire d’abolir la propriété ? « Protéger des pauvres la question de la violence est esquivée par Dupuis-Déri
le gouvernement représentatif, selon l’auteur, a dans son propre ouvrage, en même temps qu’il fustige
engendré une dynamique conflictuelle particulière qui le point d’équilibre que propose par défaut Przeworski,
se ressent encore aujourd’hui, après plus de deux à savoir s’en remettre au principe de la majorité : « en
siècles. » De la persistance d’une traduction évidente science comme en politique, [celle-ci] est souvent dans
des inégalités de fortune en inégalités de pouvoir l’erreur », balaie le chercheur québécois.
politique, il conclut que « les élections se révèlent À l’inverse, on pourrait répondre à Przeworski
relativement impuissantes à transformer les rapports que les bénéfices de la représentation électorale
économiques et sociaux ». paraîtront bien dérisoires si celle-ci ne permet pas
les changements sociaux requis pour faire face au

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dérèglement climatique et à la sixième extinction de les minorités, et propice à la justification d’un pouvoir
masse. Dans son dernier ouvrage non traduit, Crises absolu des institutions chargées de faire respecter la
of democracy (Cambridge University Press, 2019), le loi. D’où l’importance du pluralisme et d’un pouvoir
politiste affirme en avoir conscience en introduction désacralisé, deux idées que les élections ont contribué
mais n’en fait rien dans les développements qui à diffuser dans le sens commun, relève l’auteur, en ce
suivent. Au demeurant, le problème se pose moins à sens plus modéré que le jugement porté par Dupuis-
lui-même qu’au mouvement climat et aux tenants de Déri sur le mécanisme représentatif.
l’écologie politique. Allant plus loin, Hayat défend l’idée que la « prise de
parti » fait vivre les divisions qui parcourent la société,
et est l’occasion pour les subalternes de se reconnaître,
de s’organiser et de peser sur le destin collectif. « Les
partis ne visent pas seulement l’échange raisonnable
d’idées, […] ils permettent aussi la visibilisation des
groupes sociaux unis par une expérience, une identité,
Samuel Hayat à MediapartLive.
un intérêt irréductiblement particulier », écrit-il.
Entre un plaidoyer pour l’abstention et une défense
des élections sans égard pour la perspective d’un Sa compréhension du phénomène est bien plus large
pouvoir populaire accru, les positions incarnées par que les organisations qui se disputent aujourd’hui
Dupuis-Déri et Przeworski apparaissent figées et peu les suffrages, dans une grande déconnexion avec la
réflexives sur leurs propres limites. Une approche plus société en comparaison des deux premiers tiers du
dynamique nous semble être proposée par le politiste siècle dernier. « Lorsqu’on sépare le fait partisan
Samuel Hayat dans un petit ouvrage de la collection de son devenir oligarchique, le parti peut être un
« Le Mot est faible », Démocratie (Anamosa, 2020). moyen pour la plèbe de se rassembler et de se
développer d’une manière autonome, pour travailler
Hayat souligne lui aussi que la démocratie a fini par à un bouleversement des structures sociales elles-
prendre le sens réducteur d’« épreuve électorale », mêmes », défend le politiste. À condition, donc, de ne
alors qu’elle désigne initialement l’exercice du pas se laisser absorber entièrement dans les institutions
pouvoir par le peuple. Cet idéal ne devrait cependant prévues pour enserrer la conflictualité dans des limites
pas, met-il en garde, dériver en un « citoyennisme », strictes.
sans considération pour les torts que pourraient subir

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