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EN THÉORIE, TOUT EST UNE QUESTION DE TIMING.

ENTRETIEN AVEC
DIANE VAUGHAN

Réalisé et traduit par Arnaud Saint-Martin

Éditions du Croquant | « Zilsel »

2017/2 N° 2 | pages 185 à 222


ISSN 2551-8313
© Éditions du Croquant | Téléchargé le 04/01/2023 sur www.cairn.info par MARIA MERCEDES PRADO (IP: 5.51.208.232)

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ISBN 9782365121323
DOI 10.3917/zil.002.0185
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-zilsel-2017-2-page-185.htm
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© Lynn Saville
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En théorie, tout est une
question de timing.
Entretien avec Diane Vaughan

Réalisé et traduit par Arnaud Saint-Martin


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Diane Vaughan est bien connue pour la recherche classique
qu’elle a consacrée à l’accident tragique de la navette spatiale
Challenger, survenu en 1986. Dans un livre important paru exacte-
ment dix ans après le crash, la sociologue étasunienne proposait
une analyse très documentée de la banalisation du risque à la Nasa,
qui avait conduit les ingénieurs à prendre des décisions mortelles.
Cela a été lu comme largement contre-intuitif dans la presse et
parmi les professionnels de la gestion des risques et des désastres,
car l’interprétation qui dominait jusqu’alors consistait à indivi-
dualiser la faute dans un registre très moraliste. L’explication par
les structures et la culture d’une organisation aussi complexe que
la Nasa montre à l’inverse comment une déviance s’est normali-
sée au gré des missions du programme de la navette, à travers des
décisions qui ont précipité une catastrophe que personne n’avait
évidemment désirée. Diane Vaughan révèle ici la force explicative
d’un modèle théorique sociologique général, qu’elle s’est efforcée
d’affiner et d’appliquer à plusieurs objets empiriques tout au long
de sa carrière, amorcée dans les années 1970.
Dans cet entretien réalisé à New York au printemps 2014 puis
complété durant l’été 2017, on suivra les itinéraires intellectuels
de l’auteure, professeur à l’université Columbia depuis 2005. On
y découvrira ses premières recherches sur la criminalité en col
blanc et la séparation conjugale, puis les tâtonnements et révéla-
tions sur le terrain de Challenger. On ne tardera pas à repérer un
pattern intellectuel très particulier  en même temps qu’il vise la
montée en généralité : sans se disperser, Diane Vaughan appro-
fondit des thèmes théoriques qui lui sont chers, tout en se laissant
surprendre sur le(s) terrain(s). Ses explications peuvent intéresser

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des publics en dehors du champ académique. C’est le cas, surtout,


de son travail sur Challenger, qui l’a installée dans les médias aux
États-Unis comme experte des échecs organisationnels, surtout
après l’accident de l’autre navette Columbia en 2003. Cet exercice
non prémédité et «  par accident  »1 de public sociology aura été
aussi formateur qu’engageant pour une chercheuse qui se perce-
vait au départ comme « académique ». C’était l’occasion d’ensei-
gner la sociologie hors les murs et le confort du département
universitaire. Outre les précisions apportées sur ses recherches,
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la conversation qui suit illustre par l’exemple les vertus de la
recherche patiente et obstinée, à distance des standards du
« publish or perish » ou du « demo or die ». Diane Vaughan est de ces
sociologues qui ne transigent pas avec les nécessités de l’enquête
et qui publient lorsqu’elles ou ils estiment que la recherche est
suffisamment mûre pour l’être, et pas avant. Quitte à passer des
années dans l’invisibilité, pour cause de prospection, de vérifica-
tions et de « revisites » sur le terrain. L’ouvrage sur l’accident de
Challenger est un modèle en la matière, comme le sera sans doute
son nouveau livre sur le contrôle du trafic aérien, dont elle avait
amorcé la préparation… à la fin des années 1990. Dernier aspect
remarquable qui ressort de l’entretien : au fil des enquêtes et des
prises de position publiques, Diane Vaughan s’est efforcée de
combiner toutes les dimensions d’une activité intellectuelle  qui
alterne entre les phases de recherche, d’enseignement, de conseil
ou l’intervention publique, sans rien renier de l’exigence théorique
élevée qui continue d’être la sienne. Chacun de ces pôles enrichit
les autres sans se confondre pour autant. C’est une équation toute
personnelle mais, à voir ce qu’elle promet de découvertes et d’heu-
reuses surprises dans cette vie de recherche, il est sans doute bon
de s’en inspirer.

1. Diane Vaughan, « Public Sociologist by Accident », Social Problems, vol. 51, n° 1,


2004, p. 103-130.

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Entretien avec Diane Vaughan

Une certaine fascination pour le côté obscur


des organisations
Zilsel — Vous avez longtemps travaillé sur les dysfonctionne-
ments, les échecs organisationnels et ce que vous avez appelé
la « normalisation de la déviance ». Votre enquête sur le crash
de Challenger est votre contribution la plus connue dans ce
segment des sciences sociales. Une problématique a peu à
peu émergé, que vous n’avez pas cessé d’enrichir au moyen
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d’un modèle théorique général, celle qui concerne la relation
entre les facteurs structurels et les comportements déviants
ou illicites. Pour commencer, pourriez-vous revenir sur l’itiné-
raire qui vous a amenée à aborder ces thèmes classiques de la
sociologie des organisations et de la déviance ?

Libres échanges
Diane Vaughan — Durant mes études de master puis de thèse,
je me suis d’abord intéressée aux phénomènes de déviance et de
contrôle social, puis j’ai découvert la littérature sur les organisa-
tions. Combinant l’un et l’autre de ces aspects, j’ai choisi d’étu-
dier la criminalité en col blanc en tant que phénomène organisa-
tionnel. C’est le sujet de ma thèse, que j’ai soutenue à l’université
d’État de l’Ohio en 1979. Je me suis appuyée sur une étude de cas.
Deux organisations sont impliquées : la première, une chaîne de
pharmacies discount de l’Ohio, Revco, s’était rendue coupable de
fraudes contre l’autre organisation, l’administration publique en
charge de l’assurance santé (Medicaid), à qui une double factura-
tion était transmise par voie informatique par les pharmaciens.
500 000 dollars ont ainsi été collectés de façon illégale, jusqu’à ce
que les deux cadres responsables de l’opération soient pincés en
1977 suite à une enquête des autorités judiciaires. L’affaire a été
aussitôt réglée : Revco a plaidé coupable, a restitué 50 000 dollars,
tandis que les deux fautifs ont payé une amende de 2000 dollars
chacun. Mais, et c’est ce qui rend le cas intéressant en soi, les
deux employés ont dit avoir mis en place le système des fausses
prescriptions parce que les services de Medicaid rejetaient en
masse les prescriptions à rembourser. C’était donc une façon
détournée de recouvrer les fonds non perçus et de rééquilibrer
les comptes de Revco. Au-delà des agissements individuels, les
organisations se trouvaient mises en cause et il n’était pas évident
de savoir qui était la victime et qui était le coupable. À partir de

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la chronologie des événements, des données recueillies sur le cas


par divers services d’investigation officiels ou de Revco, mais
aussi des interviews que j’ai réalisées, je me suis efforcée d’expli-
quer d’une part comment et pourquoi cette fraude a été rendue
possible et, d’autre part, quels moyens réglementaires et de
contrôle ont été mis en place pour y faire face. En plus de l’aspect
monographique, j’ai développé un modèle théorique causal.
J’ai analysé notamment les effets de la pression de l’environne-
ment concurrentiel sur les organisations et la façon dont elles y
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répondent, au risque d’altérer leur fonctionnement, toujours plus
complexifié par la multiplication des règles et des procédures. J’ai
aussi intégré le fait qu’elles offrent et reconnaissent les moyens
légitimes d’accéder à des objectifs (s’agissant de Revco, tirer des
revenus de la vente de médicaments), tout en créant les condi-
tions structurelles des écarts de conduite pour les atteindre. J’ai
compris combien la théorie de l’anomie de Robert K. Merton – une
source d’inspiration essentielle pour moi – peut s’appliquer ici.
Selon le schéma mertonien, les deux employés ont « innové » en
adaptant les moyens et les règlements aux fins légitimes de l’orga-
nisation, qui étaient contrariées par le système Medicaid et donc
menaçaient sa survie. Le dysfonctionnement dans le système de
transaction entre les deux organisations crée une opportunité de
comportement illicite ou de viol des règles pour réaliser les objec-
tifs. Avec cette première recherche académique qui s’est trans-
formée en un livre2, j’ai dégagé un modèle théorique général, qui
permet de comprendre comment les organisations répondent aux
pressions d’un environnement externe, dans la structure sociale
de la société américaine. À terme, je souhaitais appliquer cette
idée d’une pression structurelle sur d’autres types d’organisation,
à but non lucratif en particulier.
Après la thèse, j’ai bénéficié d’une bourse postdoctorale de trois
ans à l’université de Yale. En même temps que je finissais de rédiger
mon premier livre, mes recherches m’ont portée vers d’autres
réalités que la fraude en entreprise. Alors que j’étais étudiante,
j’ai rédigé un article sur la séparation conjugale, que j’ai appelée

2. Diane Vaughan, Controlling Unlawful Organizational Behavior: Social Structure


and Corporate Misconduct, Chicago, University of Chicago Press, 1983.

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Entretien avec Diane Vaughan

« découplage » (uncoupling)3. J’ai approfondi le sujet lorsque j’étais


à Yale, puis à Boston après mon recrutement au Wellesley College
Center for Research on Women. J’ai réalisé une centaine d’inter-
views pour cette enquête. Les gens avec qui je me suis entretenue
étaient en union libre ou mariés, gays ou hétérosexuels. J’obser-
vais un couple, à la façon d’une organisation minuscule, au
moment critique où la relation rompait ou après la séparation. J’ai
fini par en faire un livre, Uncoupling4. Des références traversent
ces recherches, par exemple la théorie du signal de l’économiste
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«  nobélisé  » Michael Spence, qui peut s’appliquer autant aux
entreprises qu’aux relations intimes dans le couple. Comment les
organisations fondent-elles leurs choix lorsqu’elles recrutent et
que les candidats sont nombreux ? La réponse est économique :
il est trop coûteux de connaître à fond chaque candidat, si bien
que les organisations émettent des jugements sur la base de

Libres échanges
signaux. Ces derniers sont de deux sortes : d’une part, des indica-
teurs qui ne peuvent pas être changés, comme l’âge ou le sexe (à
l’époque, il n’était pas possible de le changer). D’autre part, des
signaux d’ordre social : où avez-vous obtenu votre diplôme ? Qui
vous recommande ? Quelle est votre expérience professionnelle ?
Ces seconds signaux peuvent être manipulés, truqués, ce qui
rapproche de la problématique de la fraude. La théorie du signal
s’applique aussi dans Uncoupling  : malgré l’expérience d’une
rupture relationnelle soudaine, souvent vécue comme trauma-
tique ou chaotique dans nos vies, l’hypothèse que j’ai faite était de
dire par contraste que la transition est graduelle : le découplage
est une suite de transitions. Je n’ai pas tardé à le vérifier durant les
interviews, lors desquelles je demandais aux personnes séparées
de retracer la chronologie de leur relation. Une même logique était
à l’œuvre : une des deux personnes, initiatrice, commence à quitter
la relation, socialement et psychologiquement, avant que l’autre
ne réalise que quelque chose ne fonctionne plus. Le temps qu’elle
le comprenne, qu’elle en perçoive le signal, il est trop tard pour
sauver la relation. Certes pas toujours, puisque quelquefois les

3. Diane Vaughan, «  Uncoupling: The Process of Moving from One Lifestyle to


Another  », Alternative Lifestyle: Changing Patterns in Marriage, Family and
Intimacy, vol. 2, Sage, 1979, p. 415-442.
4. Diane Vaughan, Uncoupling: Turning Points in Intimate Relationships, Oxford,
Oxford University Press, 1986.

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personnes parviennent à inverser le processus, parce qu’ils savent


comment traiter l’information ; mais en général, c’est cette trame
qui organise le découplage. Il est frappant de voir que dans ces
petites organisations les gens peuvent tomber en morceaux sans
même le remarquer ni agir contre. Une longue période d’incuba-
tion précède la rupture, les initiateurs envoient des signaux, les
partenaires les interprètent (ou pas), mais quoi qu’il arrive, selon
les buts ordinaires de l’organisation (le couple) la rupture ne fait
pas partie du plan initial.
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Je commençais à y voir plus clair dans ces processus, analo-
gues malgré les échelles d’analyse, mais il me manquait encore
des données sur des structures bien plus grandes. J’ai envoyé le
manuscrit d’Uncoupling à mon éditeur en décembre 1985. Un
mois plus tard, le 28 janvier 1986, Challenger explosa. La presse a
ramené l’explosion à un exemple d’inconduite organisationnelle.
Cela se rapprochait de mes premiers cas d’étude – à ceci près que
cela concernait une organisation à but non lucratif, la Nasa – et
j’ai commencé à enquêter.

Zilsel — Au moment où vous constatez les analogies avec vos


premiers objets et que vous débutez le travail sur l’accident de
Challenger, quel est votre niveau de familiarité avec l’astronau-
tique  et ce que pouvaient éventuellement en dire les sciences
sociales ?

Diane Vaughan — J’en ignorais tout ! Je ne connaissais pas non


plus les Science & Technology Studies (STS) qui m’aideront à analy-
ser les aspects technologiques. J’ai commencé à travailler à partir
de mon modèle théorique. Je n’étais pas complètement dépaysée
parce que j’avais étudié le crime organisationnel au moyen de
l’informatique dans mon premier livre. Lorsque j’ai amorcé le
projet en 1986, je bénéficiais d’une résidence d’un an au Center for
Socio-Legal Studies, à l’université d’Oxford. Deux choses impor-
tantes me sont arrivées sur place. La première : à l’issue d’un de
mes exposés au Centre, un auditeur m’a suggéré de lire l’article
« Unruly Technology » de Brian Wynne5, que je ne connaissais pas.

5. Brian Wynne, « Unruly Technology: Practical Rules, Impractical Discourses and


Public Understanding », Social Studies of Science, vol. 18, n° 1, 1988, p. 147-167.

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Entretien avec Diane Vaughan

Une recherche sérendipienne et pleine d’effets inattendus

À propos de Diane Vaughan, The Challenger Launch Decision: Risky Technology,


Culture, and Deviance at NASA, Chicago, University of Chicago Press, 1996.

Ce n’était certes pas prémédité, mais l’accident a bel et bien eu lieu : le


28 janvier 1986, la navette spatiale Challenger se désintégrait en plein ciel 73
secondes après son lancement. Cette tragédie nationale suivie en direct par la
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Nation tout entière a aussitôt remis en question l’aura d’infaillibilité de la Nasa.
Le public s’était peu à peu habitué à l’idée d’une « démocratisation » prochaine
de l’accès à l’espace, au moyen d’un véhicule expérimental et high tech, qui
embarquait des civils dans cette vingt-cinquième mission STS-51-L, en particu-
lier une institutrice médiatisée pour l’occasion, mais voilà que la confiance dans
la sûreté de la technologie s’est aussitôt dégradée. La Commission présidentielle
diligentée pour faire la lumière sur les causes de l’accident a rapidement identi-

Libres échanges
fié le problème  : fragilisé par le froid glacial, un joint d’étanchéité du propul-
seur d’appoint à poudre s’éroda puis céda dès après le lancement et précipita
l’explosion du segment puis la désintégration de la navette. Les directeurs de
vol au centre spatial Kennedy de Cap Canaveral en étaient pourtant informés et,
durant une téléconférence la veille, ils ont été de nouveau mis en garde par des
ingénieurs de la compagnie Thiokol qui fabriquait les fusées d’appoint pour la
Nasa. Néanmoins, ils ont finalement décidé de programmer le lancement après
sept reports. Pourquoi cette décision a-t-elle été prise malgré les alertes sur la
possible rupture des joints dans ces conditions ? Diane Vaughan y répond en
dévoilant les mécanismes par lesquels les risques techniques ont été normali-
sés les années avant le désastre. Elle montre comment la culture organisation-
nelle des centres techniques de la Nasa, fondée sur l’exploit et l’idéologie de
la frontière à dépasser («  Can do!  », p. 209), installe les déviations techniques
comme autant de réalités normales.
« Immergée » dans cette culture, Diane Vaughan ne perd jamais le lecteur,
ce qui est une prouesse parce que ce gros livre de 575 pages fourmille de détails
techniques, de savoirs experts et d’acronymes pour ingénieurs. L’usage d’une
trame chronologique s’avère ici précieux pour comprendre comment le risque a
été « culturellement » construit, après que des décisions ont été prises de lancer la
navette malgré la connaissance des anomalies, en fait très nombreuses et consti-
tutives de la technologie. Les anomalies étaient la norme, notamment celles sur
les joints des boosters qui avaient été décelées dans des lancements antérieurs, le
risque devenait « acceptable » et n’était plus référé à la hiérarchie. La sociologue
navigue entre les échelles micro des conduites et des perceptions individuelles et
interindividuelles, méso des organisations (de leur structure sociale et culturelle,

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Zilsel 2 • septembre 2017

Je l’ai dévoré aussitôt et cela m’a ouvert des perspectives fantas-


tiques, notamment la découverte des STS.
La seconde chose qui m’est arrivée est que je cherchais des
précédents historiques de viol des règles au moment des décisions
de lancement de la navette, mais je n’en trouvais pas. L’hypothèse
initiale qui était la mienne, en phase avec la compréhension tradi-
tionnelle des accidents, est que la décision résulte d’un « calcul
amoral  », de type coûts/bénéfices  : sous la pression, les direc-
teurs de vol connaissent les risques mais, escomptant une issue
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favorable, ils décident malgré tout et sciemment du lancement.
Le viol des règles de sûreté est dès lors intégré dans le processus
de décision qui précède l’explosion. En fait, cela contredisait mon
hypothèse de départ qu’ils se conformaient à toutes les règles. J’ai
commencé à examiner les documents d’ingénierie. Brian Wynne
souligne que les ingénieurs qui travaillent avec des technolo-
gies peu sûres inventent des règles pour « fonctionner » avec ces
données, au gré d’une pratique qui se transforme, et cela norma-
lise le processus de façon ad hoc. Mon dieu, ce fut une révélation !
J’ai tout jeté et j’ai recommencé à zéro. Ma question était simple :
pourquoi décidèrent-ils de lancer Challenger ?

Zilsel — L’enquête n’est pas facilitée par le fait que, comme vous
l’avez souligné dans un article6, la Nasa est un exemple parmi
d’autres de ces gigantesques bureaucraties techno-scienti-
fiques qui génèrent des quantités littéralement astronomiques
de documents. Lorsqu’on lit la monographie sur Challenger,
on est frappé par la masse d’archives et de sources de statut
divers – rendue accessible par les autorités – que vous avez
utilisée pour documenter les processus ayant mené à l’accident.
Comment avez-vous procédé pour gérer l’abondance de ces
données, dont la maîtrise technique est essentielle pour bien
cerner les enjeux ?

Diane Vaughan — Je n’ai pas tout lu ! Il a fallu que je m’organise


pour comprendre complètement la logique des événements. Il

6. Diane Vaughan, « The Role of the Organization in the Production of Techno-Scien-


tific Knowledge », Social Studies of Science, vol. 29, n° 6, 1999, p. 913-943.

194
Entretien avec Diane Vaughan

de leur accès aux ressources rares, en particulier les budgets), et macro de l’envi-
ronnement socio-politique et de la culture étasunienne. Les facteurs extérieurs
(agenda et contraintes de la politique intérieure, géopolitique, compétition inter-
nationale sur le marché de l’industrie spatiale, etc.) pèsent lourd dans la prise de
décision et, plus largement, sur l’évolution des activités du secteur aérospatial,
tout comme les rapports de force et les conflits « culturels » entre les acteurs,
singulièrement entre les ingénieurs de la Nasa et les entreprises sous-traitantes
comme Thiokol, chargée de fabriquer les fusées d’appoint. La pression sur les
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ingénieurs de la Nasa et des entreprises sous-traitantes était immense tout au
long du programme, et tout particulièrement la veille du lancement fatal, mais
ce n’est pas le seul facteur qui explique la décision malheureuse d’autoriser le
lancement ; cette pression faisait partie de l’environnement de travail ordinaire
des ingénieurs, qui en réalité ne faisaient que suivre un protocole normal sous
contraintes organisationnelles fortes : aucune règle n’a été violée alors qu’on sait
maintenant que les ingénieurs ont commis une lourde erreur (p. 68).

Libres échanges
Diane Vaughan reconstitue cette histoire contre-intuitive dans un récit
« révisionniste » extrêmement précis, qui contredit le récit qui avait cours. Ce récit
mettait en scène l’évidence d’un calcul amoral (amoral calculation) de respon-
sables, coupables d’avoir « joué à la roulette russe » pour de grosses poignées de
dollars (chaque report de lancement est infiniment coûteux et menace la survie
budgétaire du programme). Les chapitres qui suivent sont autant d’explorations
des trois grands facteurs qui expliquent la « normalisation de la déviance » dans
le processus de décision : (1) la production d’une « culture » propre à un groupe de
travail (autour des fusées d’appoint) au filtre de laquelle le risque est normalisé
et le processus de décision configuré (patterned), durant les premières missions
où les signaux de danger potentiel avaient été distingués (chapitres 3 à 5) ; (2) la
« culture de la production » avec ses normes et croyances, caractéristique des
mondes de l’aérospatial (qui incluent la Nasa, les industriels, etc.), culture qui
engendre une construction « indigène » de l’acceptabilité du risque (chapitre 6) ;
(3) le « secret structurel  » autour de la circulation contrainte et parfois même
empêchée de l’information au sein de l’organisation, qui altère la perception des
signaux de danger potentiel (chapitre 7). Informant cette théorie de la normali-
sation de la déviance, la trame chronologique coupe court avec les explications
rétrospectives qui concluent à l’inévitabilité de l’explosion de la navette sans la
rapporter au processus par lequel, à force de dérogations, celle-ci a été rendue
possible. Abrégée en 50 pages dans le chapitre 9 faute de place (!), la « descrip-
tion ethnographique dense  » de la nuit qui a précédé le lancement achève de
restituer l’événement, à la façon d’un scénario de film catastrophe. Le chapitre
10 propose enfin de monter en généralité : la théorie de la normalisation de la
déviance est testée sur d’autres organisations, et l’auteure d’esquisser par ces

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le fallait avant de réaliser les interviews. J’ai procédé de façon


chronologique, à partir des sources historiques publiquement
accessibles. J’ai commencé par éplucher les cinq volumes de la
commission, les uns après les autres. Le premier rassemble des
synthèses, d’autres contiennent des séries de témoignages devant
la commission d’enquête. Au fur et à mesure, j’ai repéré les indices
d’un pattern régulier, en particulier les problèmes que la commis-
sion éprouvait pour comprendre le langage bureaucratique de la
Nasa, illustrés par exemple dans le débat ésotérique au sujet des
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dérogations de lancement (Launch Constraint waivers)  : malgré
la présence d’anomalies sur les fusées d’appoint à poudre qui a
causé l’accident, les ingénieurs de la Nasa et du sous-traitant
Thiokol ont jugé le risque «  acceptable  ». J’ai commencé à saisir
le langage technique, ce qui est crucial, mais aussi les différentes
positions occupées par les acteurs impliqués dans le programme,
le problème lié aux propulseurs d’appoint, en bref comment le
système fonctionne. J’ai vite remarqué que les interprétations
étaient loin de converger, parce que les gens occupaient des
positions différentes dans la structure de l’organisation. Rien
d’étonnant  : lorsqu’on enquête sur des organisations complexes,
on obtient des discours parfois très contradictoires au sujet d’un
même phénomène. Cela ne signifie pas que certains mentent
tandis que d’autres livrent la vérité la plus absolue ; cela signifie
bien plutôt que la position de chacun dans la structure de l’organi-
sation détermine ce qu’il sait et comment il interprète la situation.
En plus des premières lectures, je me suis rendue aux Archives
nationales, à Washington DC. J’y ai visionné l’ensemble des
vidéos enregistrées aux audiences. J’ai observé les dépositions des
témoins, la façon dont ils exprimaient leurs sentiments, le son de
leur voix, etc. Ce n’est pas vraiment lisible dans le livre, mais cela
m’a été très utile. J’ai appris à les connaître. J’ai passé également
trois semaines aux Archives à photocopier des transcriptions
réalisées par des avocats chevronnés que la Commission Rogers
avait recrutés pour l’investigation. Ils ont interviewé diverses
personnes, pour documenter la veille du lancement et l’histoire
de la prise de décision sur les fusées d’appoint à poudre. J’ai aussi
obtenu la permission de consulter des copies de documents d’ingé-
nierie sur les décisions de lancement. Je disposais d’un immense
stock d’informations ! C’est pourquoi j’ai vite compris qu’il était
plus simple de traiter ces données de manière chronologique. J’ai

196
Entretien avec Diane Vaughan

comparaisons structurelles une analyse sociologique de l’organisation sociale de


l’erreur (p. 394-399).
The Challenger Launch Decision est une exploration vertigineuse du « côté
obscur » de l’organisation Nasa1, de la « boîte noire » du processus de décision
(p. 196). Ce livre est remarquable pour de nombreuses raisons. D’abord, c’est
un modèle d’investigation empirique et théorique, la preuve en actes que
l’enquête documentaire n’est pas significative sans théorie, et vice versa. Diane
Vaughan a recueilli des masses de données durant plusieurs années. Il aura fallu
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trier dans les 200  000 documents publiés après-coup par la Nasa et les 9 000
pages de retranscription des audiences de la Commission d’enquête. « Tout au
long de ce projet, écrit-elle dans l’ouverture du livre, j’avais l’impression d’être
une détective, mais ce travail de détective n’avait pas l’infaillible clarté linéaire
d’une enquête de Sherlock Holmes » (p. 39). Elle a procédé de façon inductive,
par l’ancrage de la théorie sur le terrain, et a invité le lecteur à la suivre dans ses
cheminements. Ses interprétations tirent parti de cadres théoriques formulés

Libres échanges
ailleurs. Elle prône l’usage intensif de la « théorisation analogique », qui consiste
à appliquer des concepts et des schèmes théoriques sur des objets qui possèdent
des caractéristiques plus ou moins communes. Ainsi l’auteure propose-t-elle un
modèle théorique à la fois très indexé à un cas (très) particulier et assez souple
et générique pour autoriser des applications sur d’autres objets structurellement
comparables. En plus de son apport évident aux disaster studies et à la sociolo-
gie des organisations, l’ouvrage est aussi une contribution majeure à la connais-
sance du fonctionnement, des arcanes et de la structure sociale et culturelle
d’une méga-organisation gouvernementale, légendaire par ses accomplisse-
ments depuis Apollo mais en fait assez méconnue.

1. Diane Vaughan, «  The Dark Side of Organizations: Mistake, Misconduct, and


Disaster », Annual Review of Sociology, vol. 25, 1999, p. 271-305.

197
Zilsel 2 • septembre 2017

commencé par le premier lancement, puis je me suis intéressée


aux documents sur les lancements ultérieurs et je n’ai pas cessé
de répéter ce processus d’enquête itératif.

Zilsel — Vous définissez votre démarche comme relevant de


l’« ethnographie historique ». Cela consiste à suivre les traces,
les textes, en les situant dans des environnements pratiques
particuliers. Pourriez-vous resituer la façon dont vous est
venue cette idée et comment vous l’avez mise en œuvre sur le
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terrain ?

Diane Vaughan — J’entends par «  ethnographie historique  »


une analyse historique de séquences d’événements basée sur les
documents disponibles. Cela s’est imposé à moi parce qu’il m’était
indispensable de retourner dans le passé. L’ethnographie renvoie
ici à la compréhension de la signification que revêt une situa-
tion pour les personnes qui vivent dans un monde différent du
vôtre. Le but est de reconstruire les croyances culturelles et une
vision du monde, d’interpréter les informations dont les acteurs
disposent et auxquels ils ont accès, mais aussi ce qu’ils en font.
Cela peut concerner, par exemple, toute la documentation des
ingénieurs sur la revue d’aptitude au vol, qui implique un vocabu-
laire précis, un protocole, une manière de définir la situation. Je
disposais des transcriptions des témoignages et les données
empiriques sur chaque revue d’aptitude au vol, ce qui me permet-
tait de comprendre comment les acteurs décrivaient la chaîne de
décisions, à comparer ensuite avec les protocoles.
J’ai étudié cela des années durant, de 1987 à 1992, et dans
l’intervalle j’ai écrit les trois premiers chapitres sur la normalisa-
tion de la déviance. Puis, je suis revenue en arrière, j’ai trouvé de
nouveaux éléments, j’ai sans cesse révisé mes premières interpré-
tations du processus, qui n’étaient pas complètement correctes.
C’est ainsi que j’ai repéré que cela se répétait à chaque décision de
lancement, après que les responsables de vol ont décidé d’igno-
rer les anomalies. J’ai également compris pourquoi à tel moment
au contraire, ils avaient tenu compte des anomalies. Des signaux
d’alerte précoces et des signaux mêlés leur étaient parvenus. Ils
ont identifié une anomalie à l’occasion d’un vol, mais trois lance-
ments furent décidés à la suite sans accrocs. Chaque décision
s’accompagne d’un degré élevé d’incertitude.

198
Entretien avec Diane Vaughan

Après avoir approfondi au maximum la documentation que


j’avais rassemblée, je me suis rendue en 1992 au Marshall Space
Center de la Nasa, à Huntsville (Alabama), pour réaliser des
interviews avec les personnes clés. J’y ai rencontré Roger Boisjoly,
j’ai fini par bien le connaître. J’ai interviewé de même Leon Ray,
la personne qui en savait le plus, qui n’était pas présent la nuit
du lancement ; il était en charge des affaires techniques, il avait
travaillé à fond sur le vol. J’ai rencontré aussi Larry Mulloy, Larry
Wear – qui était l’ingénieur en chef – d’autres personnes encore,
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dont j’oublie les noms. J’ai réalisé des interviews téléphoniques
en plus, pour compléter l’information. Toutes ces personnes sont
restées en contact avec moi. Je pouvais revenir vers eux quand
j’avais des questions. Il fallait à chaque instant que je maîtrise
l’histoire pour que les échanges soient consistants, parce qu’ils
ont compris ce que j’étais en train de faire, et saisi que je n’étais

Libres échanges
pas d’accord avec les résultats de la commission. Mais suffisam-
ment de temps était passé depuis le crash, si bien qu’ils ont tous
accepté de me parler.
Cette expérience de recherche fut incroyablement riche.
D’autant plus que, pour les acteurs rencontrés, l’événement a
été traumatique. J’aurais dû écrire un appendice méthodolo-
gique pour en analyser les enjeux, mais le livre était tellement
long déjà... Les récits que les gens font des accidents trauma-
tiques rappellent les ruptures dans les relations intimes, ils sont
typiques parce qu’ils commencent par exprimer une confusion
vis-à-vis de ce qui est arrivé. Les témoins ont besoin de revenir
en arrière et de reconstruire l’histoire d’une façon ordonnée, afin
de la comprendre. Mais j’étais convaincue, sur la base de tous ces
enregistrements écrits et oraux du passé, que cela coïncidait avec
ce qu’il s’était passé. L’histoire que je reconstituais devait être la
plus détaillée possible, parce que personne ne savait tout ce que
je savais après tant d’années de recherche. Tant de personnes ont
publié sur l’accident, le matériau était immense… Donc, il y avait
toutes ces sources sur un événement qui était devenu «  histo-
rique », ce qui justifiait encore l’idée d’« ethnographie historique ».

Zilsel — Et des « descriptions denses » et parfois très techniques


de l’ethnographie historique jusqu’à la modélisation sociolo-
gique, comment s’est opérée la transition ?

199
Zilsel 2 • septembre 2017

Diane Vaughan — L’analyse s’est peu à peu consolidée. Je combi-


nais le niveau micro de la prise de décision et de la normalisation
de la déviance et l’idée d’un pattern régulier dans l’organisation.
J’ai mis en lumière l’effet de l’environnement concurrentiel sur la
production de la « culture Nasa ». La pression externe sur l’agence
provoquait périodiquement des changements dans l’organisa-
tion, cela affectait ce que les gens disaient et faisaient. Jusqu’à des
situations-limite, où l’on impose des cadences impératives à des
ingénieurs qui travaillent H24, semaine après semaine… J’enrichis
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ensuite par le concept de « secret structurel », à partir de l’interven-
tion des acteurs réglementaires (regulators) externes et l’activité
de ceux qui, dans l’organisation, disposent d’un statut réglemen-
taire officiel. L’information sur les anomalies devenait toujours
plus mince et réservée aux strates supérieures de la hiérarchie. Ce
sont autant de pièces du puzzle. Mon modèle théorique permet-
tait ainsi de comprendre que la décision ne relevait pas de l’incon-
duite intentionnelle, mais il aura fallu le démontrer, ce dont je
n’étais pas sûre à 100 % au départ. C’est en étudiant à fond tous les
lancements de la navette que j’y suis parvenue. J’ai compris qu’il
y avait un problème lorsque le lancement était prévu un jour de
froid. Quand j’ai tout mis bout à bout, je me suis rendue compte
que c’était la première fois que l’on disposait d’un récit complet du
processus de lancement de Challenger. Mais il me restait encore à
expliquer que ce processus ne résultait pas d’une forme d’incon-
duite, mais plutôt d’une erreur structurellement liée à l’organisa-
tion. Des signaux ont été manqués, des pressions ont été exercées
dans la production, qui ont affecté l’interprétation des données.
Personne ne voulait faire exploser la navette. Personne, absolu-
ment personne. Larry Mulloy m’a confié lors d’une interview que
le problème des joints sur la fusée à poudre d’appoint était l’un
des moins sérieux sur la navette, les problèmes étaient nombreux
et normaux parce qu’il s’agissait d’une technologie expérimen-
tale ; ils s’attendaient à avoir des problèmes, celui-là était celui qui
préoccupait le moins. Des anneaux en caoutchouc qui scellaient
des joints sur les fusées et risquaient de lâcher, cela n’était rien
par rapport au système de parachutes utilisé pour récupérer des
fusées coûtant des milliards de dollars.

200
Entretien avec Diane Vaughan

Zilsel — C’est donc une très longue histoire : entre l’accident


de Challenger et la publication de votre livre, dix ans se sont
écoulés…

Diane Vaughan — L’un des privilèges d’être professeure titulaire


(tenure) est que vous pouvez travailler sans hâter les choses. Si j’avais
été sous la pression de publier après un an seulement, le résultat
aurait été dévastateur puisque je sais maintenant que je me serais
trompée complètement dans l’analyse, ce que j’explique dans un
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des chapitres du livre… Mais comme cela prenait toujours plus de
temps et que l’on s’éloignait du crash, je me suis dit que personne
ne s’y intéresserait. J’ai écrit les derniers chapitres l’année avant
le dixième anniversaire de l’accident de Challenger. Au moment
où j’ai envoyé mon manuscrit, en juin 1995, j’ai demandé à mon
éditeur s’il pouvait sortir le livre dans les six mois, ce à quoi il m’a

Libres échanges
répondu qu’en principe cela prenait plutôt une année. Qu’à cela ne
tienne, j’ai accéléré la rédaction et j’y suis arrivée ! En novembre
1995, une centaine d’exemplaires a été envoyée aux médias. La
publication était envisagée le 28 janvier 1996, date d’anniversaire
de l’accident. Tous les journalistes chargés de couvrir l’événement
se sont jetés dessus. Ce fut sportif. J’ai été occupée de novembre
jusqu’à l’anniversaire, et encore des années après par d’incessan-
tes sollicitations académiques et de conseil. En point d’orgue de
cette médiatisation, Malcom Gladwell, journaliste du New Yorker
qui s’intéressait au processus de décision sans me connaître, a
publié le 22 janvier un long article intitulé « Blowup »1. Mon livre y
occupait une bonne place. Il a ensuite été chroniqué des dizaines
de fois dans les plus grands journaux américains, à la une du New
York Times, et jusqu’en Angleterre, dans le Times et l’Independant.
C’était impressionnant et inattendu que dix ans après, ce livre
épais puisse attirer autant l’attention. Tous les comptes rendus
étaient favorables, y compris dans les revues académiques. Quand
l’accident de Columbia est survenu en 2003, tout le monde savait
que j’étais la personne la plus qualifiée pour livrer mon analyse
« à chaud ». Et mon livre a encore été commenté.

1. Malcolm Gladwell, « Blowup », The New Yorker, 22 janvier 1996.

201
Zilsel 2 • septembre 2017

Les Science and Technology Studies : une


rencontre fortuite
Zilsel — C’est à l’occasion de vos recherches sur Challenger
que vous avez découvert les STS, et en particulier le travail de
Brian Wynne qui a influé sur votre analyse des pratiques des
ingénieurs. Pourriez-vous revenir sur ce moment ? Quel a été
l’effet sur la suite de votre carrière ?
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Diane Vaughan — Je ne suis pas devenue une « chercheuse STS »,
j’ai plutôt utilisé la littérature qui relève de ce domaine et j’ai
rencontré des chercheurs. C’est la même chose avec les organi-
zation studies ou la sociologie de la déviance. Dans ces domaines,
surtout dans les STS, c’est l’aspect totalement éclectique qui m’a
séduite et qui convenait à la façon dont je travaille. Mais pour
autant, ma démarche était très éloignée de ce que faisaient les
autres en STS. Je me rappelle la première fois que j’ai rencontré
Harry Collins, à Bristol de mémoire. Nous nous sommes instal-
lés dans son bureau et il m’a lancé,  enthousiaste : «  Diane vous
tombez du ciel ! Comment en êtes-vous venue à travailler là-des-
sus ?! » Alors que le domaine commençait à devenir visible dans
le monde académique, j’apparaissais ainsi, sans prévenir ! En fait,
je travaillais seule depuis une dizaine d’années, sans lien avec ces
domaines. Je tirais les éléments qui m’étaient utiles de diverses
littératures, dans le seul objectif de m’aider à structurer mon
cadre d’analyse théorique. J’avançais de la sorte, en agrégeant ces
sources et en rencontrant de nouveaux collègues, qui m’appor-
taient en retour de nouveaux éléments. Ce fut le cas avec l’article
déclencheur de Brian Wynne.

Zilsel — Vous qualifiez les STS d’éclectiques. Le mot est sans


doute bien choisi pour décrire l’état d’effervescence des
premières années. Pour autant, nombreux sont les chercheurs
dans le domaine qui s’efforcent de le transformer en discipline
autonome, donc pas si éclectique et interdisciplinaire que cela.
Comment considérez-vous cette tension entre la constitution
interdisciplinaire originelle (celle qui était mise en avant au
début des années 1970) et l’ambition d’institutionnaliser un
segment disciplinaire relativement indépendant des disciplines
canoniques (histoire, philosophie et sociologie des sciences), que
l’on peut voir à l’œuvre dans les Handbooks et les Readers ?

202
Entretien avec Diane Vaughan

Diane Vaughan — Je ne pense pas qu’il y ait de tension. Il me


semble logique que les STS souhaitent être plus fortes dans le
but de se développer. Elles sont déjà en elles-mêmes interdiscipli-
naires. Et puis, cela se diffuse quoi qu’il advienne, cela fonctionne.
Je ne me suis pas rendue à un congrès de STS ou de la Society for
Social Studies of Science (4S) depuis bien longtemps. Je suis allée
à San Diego en 2013 et j’étais impressionnée par le programme. Il
tenait dans un petit livret, comme une petite Bible, et vous pouviez
très rapidement constater la diversité des thèmes. Des gens qui
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travaillent sur tout ce que vous pouvez imaginer y présentaient
leurs recherches, par exemple le big data. C’est très actuel, très
important. Vous savez, je ne pense pas qu’il y ait encore beaucoup
d’études de laboratoire. Ce n’est plus le cœur des STS. Si vous regar-
dez seulement les fondateurs et la façon dont leur travail a évolué
à travers le temps, par exemple comment Donald McKenzie est

Libres échanges
passé des statistiques aux marchés financiers, tout en écrivant
pour des publics hors des STS, via le Times Higher Education, vous
constatez sans peine une certaine évolution dans les thèmes
autant que dans les approches. C’est le cas également de Karin
Knorr-Cetina, qui a commencé sa carrière d’ethnométhodologue
dans les laboratoires et qui aujourd’hui travaille à démontrer que
les marchés sont des choses matérielles ; elle n’intervient pas en
dehors du monde académique, mais ses résultats se propagent
au-delà de ce qui est connu en STS. On peut encore mentionner la
carrière de Harry Collins, depuis les études de laboratoire jusqu’à
l’expertise, et maintenant il travaille sur l’expertise profane2. Je
peux voir chez certains étudiants que j’encadre les effets féconds
que peut provoquer la découverte du noyau théorique des STS. Ce
noyau d’idées n’a pas été oublié, les études de laboratoire sont
prolongées et enrichies par de nouvelles méthodes sur des objets
différents ou émergents. En même temps, ce noyau théorique
est renouvelé par l’ajout d’idées et d’auteurs qui avaient disparu,
comme Ludwik Fleck, ressuscité par Robert K. Merton plus de
quarante ans après qu’il a publié son important ouvrage The
Genesis and Development of a Scientific Fact (1935).

2. Voir Harry Collins, Martin Weinel et Robert Evans, « The politics and policy of
the Third Wave: new technologies and society », Critical Policy Studies, vol. 4, n°
2, 2010, p. 185-201.

203
Zilsel 2 • septembre 2017

Zilsel — Votre livre sur l’accident de Challenger est une


référence classique dans les disaster studies. Que pensez-vous
de ce domaine aujourd’hui de plus en plus visible à l’heure des
catastrophes et de la banalisation des risques ?

Diane Vaughan — Je n’ai pas contribué de façon explicite à ce


domaine, je me suis surtout focalisé sur mes études de cas Challen-
ger et le contrôle du trafic aérien. Au début, les disaster studies
n’étaient pas perçues comme mainstream. Le sociologue des
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organisations Charles Perrow a publié son livre Normal Accidents
bien avant le mien3, du reste ce n’était pas classé dans les disaster
studies pas plus que dans les organization studies. Puis les disas-
ter studies ont émergé. Il aura fallu attendre la crise financière
pour se rendre compte de ce que l’étude des technologies à risque
pouvait apporter à l’explication. Je pense notamment au travail de
Donald McKenzie, bien qu’il ne soit pas un spécialiste des organi-
sations, mais on peut aussi mentionner les recherches de Karin
Knorr-Cetina sur les marchés financiers. Les STS ont beaucoup
apporté à l’analyse des désastres de l’économie financière. Mais
pour revenir à ma contribution, elle a été plutôt d’ordre théorique,
à travers des communications programmatiques faites dans des
congrès, à la 4S ou à l’American Sociological Association, ou encore
via mon enseignement, puisque j’organise un séminaire sur les
échecs organisationnels et un autre sur la connaissance scienti-
fique et la technologie, qui aborde aussi ces questions. J’ai aussi
publié un article dans Social Studies of Science4, qui proposait
précisément d’appliquer une analyse de type organisationnel sur
un sujet classique de la sociologie de la connaissance scientifique.
Mais en réalité, cela existait au moins de façon latente. Harry
Collins a par exemple comparé deux laboratoires travaillant sur
les ondes gravitationnelles, l’un situé en Italie, l’autre aux États-
Unis. Son interprétation est culturelle – au sens où il essaie de
rendre compte de cultures scientifiques in situ – et l’organisation
est l’unité d’analyse5. Karin Knorr-Cetina ne procède pas autre-

3. Charles Perrow, Normal Accidents: Living with High-Risk Technologies, New York,
Basic Books, 1984.
4. Diane Vaughan, « The Role of Organization in the Production of Techno-Scienti-
fic Knowledge », Social Studies of Science, vol. 29, n° 6, 1999, p. 913-943.
5. Harry Collins, Gravity’s Shadow: The Search for Gravitational Waves, Chicago,
University of Chicago Press, 2004.

204
Entretien avec Diane Vaughan

ment dans Epistemic Cultures, cependant qu’elle ne fait pas usage


explicitement des théories sur les organisations6. Même Donald
McKenzie s’est orienté dans cette direction. Je pense en particu-
lier à un article qu’il a consacré à la crise financière de 20087. Il
montre bien comment les marchés financiers sont couplés à des
technologies, et réglés par des organisations, et il est significatif
qu’il discute au passage mon analyse sur Challenger. Mais cela n’a
pas été approfondi plus que cela dans ces écrits. Ce qui ne veut
pas dire que ça ne le sera pas plus tard, car ces idées se diffusent,
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elles circulent. D’autres pourraient emboîter le pas, de la même
façon que je me suis appuyée sur les STS pour les adapter à mes
centres d’intérêt théoriques. Quand je m’y suis retrouvée, c’était
un microcosme, très interdisciplinaire et ouvert. S’y côtoyaient
géographes, philosophes, politologues, sociologues, ingénieurs,
etc. Il me semble que c’est toujours le cas et c’est ce qu’il y a de

Libres échanges
plus précieux. Néanmoins, force est de constater que si les STS se
diffusent dans la sociologie mainstream, l’inverse n’est pas avéré.
L’engouement reste limité. Peu de sociologues travaillant sur les
organisations utilisent le noyau dur des méthodes et théories des
STS, à quelques rares exceptions près. Me vient en tête le nom de
Wanda Orlikowskio, de la Business School de New York Univer-
sity, longtemps directrice de publication de la revue Organization
Science. C’est la même chose dans les disaster studies.

Zilsel — J’ai l’impression que dans les STS il y a une tendance


à surinvestir les problèmes philosophiques, qui a donné des
controverses parfois très intenses, notamment dans le cas de
la construction sociale des savoirs au début des années 1990.
Comme si «  théoriser  », ça voulait dire «  faire de la philoso-
phie » – et alors du même coup, reléguer au second plan le travail
monographique qui était stratégique dans les années 1970.

Diane Vaughan — Il y a sans doute un certain intérêt pour la théorie


et la théorisation, mais les efforts restent hélas trop souvent isolés,
cela ne communique pas assez. La palette des concepts utiles est

6. Karin Knorr-Cetina, Epistemic Cultures: How the Sciences Make Knowledge,


Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1999.
7. Donald MacKenzie, «  The Credit Crisis as a Problem in the Sociology of
Knowledge », American Journal of Sociology, vol. 116, n° 6, 2011, p. 1778-1841.

205
Zilsel 2 • septembre 2017

certes étendue. Mon concept de « normalisation de la déviance »,


comme d’autres – les « conséquences inattendues de l’action » de
Robert K. Merton, la « flexibilité interprétative » d’Harry Collins
et Trevor Pinch –, peuvent être appliqués pour rendre compte
de situations et d’objets présentant des similarités de structure,
mais l’intégration des concepts est insuffisante. La «  flexibilité
interprétative » se diffuse entre les frontières disciplinaires alors
que dans les STS ce n’est presque plus cité du tout… Tout cela me
conforte dans l’impression que la perspective d’une intégration
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et de mise en relation de ces recherches n’est pas à l’ordre du jour.
C’est très individuel, ce n’est pas cumulatif. Quand vous pensez à
la formation des chercheurs des STS, leur inclination à l’interdisci-
plinarité, cela devrait marcher dans ce sens : les géographes s’inté-
ressent à la diffusion des idées et sont outillés conceptuellement
pour l’étudier, les sociologues de la connaissance mettent l’accent
sur la production de la connaissance, cela devrait communiquer
en liant ces bouts. Mais ce n’est pas vraiment le cas. Si bien que les
interprétations individuelles continuent de prévaloir.

Zilsel — Pourtant au tout début des années 1970, il y avait


des tentatives de développer une sociologie des organisations
scientifiques, avec des visées intégratrices. Un peu plus tard,
des propositions se sont consolidées, je pense par exemple à
l’importante contribution de Richard Whitley, The Intellectual
and Social Organization of the Sciences8, qui propose d’utiles
définitions, typologies et modélisations des types d’organisa-
tions scientifiques, applicables dans différentes disciplines à
travers l’histoire des sciences. Cette démarche est tout à fait en
phase avec le projet que vous mettez en avant. S’il n’est pas cité
suffisamment, le livre n’en reste pas moins une source indis-
pensable…

Diane Vaughan — Je ne connais pas ce livre… (Cherchant)

Zilsel — Ah ! C’est intéressant parce que dans mon esprit, c’est
un classique des études organisationnelles appliquées aux STS.

8. Richard Whitley, The Intellectual and Social Organization of the Sciences, Oxford,
Oxford University Press, 2000 [1984].

206
Entretien avec Diane Vaughan

Richard Whitley a été actif dès le début des années 1970, puis
s’est un peu éloigné du « mouvement STS » en se concentrant
sur les transformations du capitalisme. Sans vouloir surinter-
préter, que vous n’ayez pas connaissance de son ouvrage – dont
la première édition n’était plus vraiment citée au début des
années 1990, quand vous faites le lien avec les STS – me semble
révélateur des circulations intellectuelles contrariées au sein
des STS.
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Diane Vaughan — C’est assez inquiétant que je sois passée à côté !
(Rires) J’ai travaillé et construit mon cadre théorique en m’inspi-
rant des idées développées par d’autres, j’ai bricolé, c’est assez
caractéristique de mes recherches. Et quand cela fonctionne sur les
phénomènes que vous essayez d’expliquer, vous allez jusqu’au bout
de l’explication sans nécessairement faire l’inventaire de toute la

Libres échanges
littérature, à tel point qu’il peut y avoir un angle mort et quelques
oublis. Mais le plus important à la fin, c’est que votre explication
tienne la route. Cela dit, j’ai passé un temps considérable à lire les
revues de STS après que j’ai découvert l’article de Brian Wynne. J’ai
beaucoup apprécié les débats dans certains numéros de Social
Studies of Science. Ces lectures ont été formatrices.

Voyages et aventures des théorisations


sociologiques
Zilsel — Il est frappant de constater combien il est crucial dans
vos recherches d’entretenir une forme de continuité, depuis
le premier ouvrage jusqu’au dernier à paraître. Au fur et à
mesure, votre approche théorique se consolide, les lignes direc-
trices sont toujours plus affirmées, tout en ménageant assez de
souplesse dans les applications à de nouveaux objets. Est-ce
un biais de présentation induit par le cadre même de notre
entretien, qui mêle biographie et enquêtes, qui suppose donc
de revenir en arrière avec linéarité et effet de reconstruction
a posteriori, ou bien s’agit-il d’une sorte de trame épistémolo-
gique présente tout au long de votre carrière ?

Diane Vaughan — Il y a une forme de continuité, c’est indéniable.


Elle s’enrichit de différents procédés, dont le plus essentiel est la
comparaison analogique. C’est une idée dominante  : les études

207
Zilsel 2 • septembre 2017

de cas que j’ai réalisées partagent des données et des processus,


mais qui varient en taille autant qu’en complexité. Cette question
de l’analogie et surtout son usage dans la théorisation dans les
sciences sociales m’intéressent beaucoup. Comme je l’ai soutenu
dans une contribution à un livre sur la théorisation9, nous y
avons recours très souvent sans pour autant en avoir une pleine
conscience. C’est pourquoi il me paraît nécessaire de rendre
explicites ces usages, afin d’exploiter au mieux les potentialités
du raisonnement analogique10. Lorsque l’on achève un article ou
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un livre et que l’on essaie de généraliser à partir des résultats, on
généralise nos résultats à des situations qui sont analogues sous
certains aspects et critères.
C’est une partie de la réponse, mais je ne suis pas sûre que cela
réponde à toute la question. Il faut également prendre en considé-
ration d’autres éléments, par exemple les processus d’induction
et de déduction. Ils sont rituellement distingués. Les chercheurs
peuvent reconnaître qu’ils usent soit de l’un, soit de l’autre, et
de façon exclusive, mais en réalité je pense que dans le mouve-
ment de la recherche les deux interviennent de concert. Dans
The Discovery of Grounded Theory, qui est très lu ici à Columbia,
Barney Glaser et Anselm Strauss  soutenaient que vous devez
vous engager dans un cadre de recherche sans rien savoir, en
contrôlant rigoureusement l’induction, en « ancrant la théorie »,
mais on ne procède jamais ainsi lorsque l’on travaille sur les
objets11. On a toujours une raison de choisir d’étudier tel ou tel
objet. C’est pourquoi il importe de reconnaître l’existence d’une
sorte de théorie de départ qui est vôtre lorsque vous amorcez
une enquête, qui peut s’avérer juste ou erronée, mais qui, une fois
ramenée au premier plan, explicitée donc, n’en permet pas moins
d’établir des comparaisons analogiques ou de théoriser analo-
giquement. En d’autres termes, il y a cette théorie initiale, née
d’autres expériences de recherche notamment, mais le processus

9.  Diane Vaughan, «  Analogy, Cases, and Comparative Social Organization  », in


Richard Swedberg (ed.), Theorizing in Social Science, Stanford, Stanford Univer-
sity Press, 2014, p. 61-84.
10. Voir aussi Diane Vaughan, « Theorizing disaster: Analogy, historical ethnogra-
phy, and the Challenger accident », Ethnography, vol. 5, n° 3, 2004, p. 315-347.
11. Barney Glaser et Anselm Strauss, The Discovery of Grounded Theory: Strategies
for Qualitative Research, New Brunswick, Transaction Publishers, 1967.

208
Entretien avec Diane Vaughan

de découverte demeure aussi inductif parce que nous importons


des idées en même temps que nous avançons et découvrons de
nouvelles choses. Par exemple, dans le cas de Challenger, j’étais en
train de travailler sur mes données et je me rendais compte que
j’employais toujours l’expression «  moyens légitimes  » pour les
interpréter. Puis j’ai cherché à en trouver l’origine. Je me suis vite
rendue compte en allant vérifier que cela venait de Merton, ce qui
m’a amenée à renforcer un raisonnement qui n’était qu’intuitif au
départ. Importer sciemment ce schème d’analyse lié à la théorie
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mertonienne de l’anomie a ainsi modifié ma perspective.
Cela arrive en permanence dans les dynamiques de recherche,
et pourtant il est rare que l’on accorde à ces aspects l’importance
qu’ils méritent. Nous devrions être bien plus attentifs à nos propres
processus de théorisation. Cela peut être d’ordre analogique ou
bien basé sur des différences par rapport à des choses que nous

Libres échanges
connaissons, mais je pense que c’est une façon de faire prendre
conscience aux chercheurs qu’ils adoptent une démarche, qu’ils
sont inspirés par des concepts et des ressources théoriques. C’est
une dimension du travail intellectuel que je mets en avant dans
mon enseignement, c’est extrêmement important. Cela aiderait à
saisir de façon plus immédiate les intérêts théoriques sous-jacents,
qui ne sont pas toujours manifestes, comme s’ils allaient de soi. Il
arrive souvent de lire l’ultime version d’un article ou d’un projet
de recherche sans savoir vraiment comment ni pourquoi son
auteur en est venu à développer les idées qu’il défend. C’est en soi
un problème de sociologie de la connaissance très intéressant.

Zilsel — Donc il y a des déplacements analogiques dans votre


recherche ainsi que des références par moments appuyées sur
le travail de divers auteurs, qui sont autant de sources d’ins-
piration. C’est le cas par exemple de Bourdieu12, dont vous
montrez qu’il peut aider à l’analyse empirique des organisa-
tions comme champs ou dans des champs – ce qui ne manquera
pas de surprendre en France, où la référence à Crozier est plus
immédiate. On peut aussi trouver des références répétées à
Merton, à Bruno Latour, à Harry Collins, etc. À première vue,
cela donne l’impression d’un patchwork référentiel, mais l’on

12. Diane Vaughan, «  Bourdieu and Organizations: The Empirical Challenge  »,


Theory and Society, vol. 37, n° 1, 2008, p. 65-81.

209
Zilsel 2 • septembre 2017

comprend que l’objectif prioritaire pour vous est de chercher


des outils utiles pour votre recherche. Et peu importe que ces
outils puissent paraître incompatibles, si la recherche avance.

Diane Vaughan — Là encore, je dirais que ces usages relèvent de


l’analogie. J’ai été très influencée par l’article de Paul DiMaggio
et Walter Powell, « La cage d’acier revisitée »13, et plus largement
le développement de la théorie néo-institutionnaliste durant les
années 1980. DiMaggio et Powell étaient enseignants à Yale lors
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de mon séjour postdoctoral là-bas. J’ai assisté à l’élaboration de
leur cadre d’analyse. Quand ils ont fini par en tirer un livre collec-
tif fondateur en 199114, j’étais absorbée par l’enquête sur Challen-
ger, en particulier par l’analyse du processus de prise de décision.
J’ai lu l’introduction du livre. Ils y reconnaissent que l’agency était
trop peu intégrée au schéma théorique de « La cage d’acier revisi-
tée ». Pour y pallier, ils suggèrent des pistes pour leur « nouvel »
institutionnalisme : outre les références du moment en théorie
des organisations, ils s’appuient sur l’approche bourdieusienne du
niveau micro de l’action en termes de dispositions et de prédispo-
sitions pour consolider leur « théorie de l’action pratique »15. Cela
m’a inspirée alors que j’étais en train de travailler sur le façonne-
ment des comportements individuels par la culture organisation-
nelle de la Nasa. Je n’en oubliais pas moins d’utiliser cette théorie
néo-institutionnaliste à un niveau plus macro pour comprendre
les logiques institutionnelles qui influent sur les organisations et,
par extension, les individus. J’ai essayé de connecter théorique-
ment toutes ces dimensions qui, dans le cadre de ma recherche,
étaient objectivement liées. Si mon usage des cadres d’analyse
dispositionnalistes de Bourdieu n’est pas si visible dans le livre
sur Challenger, j’ai approfondi après-coup la discussion dans
l’article que vous mentionnez, sans les relier explicitement à mes
terrains d’enquête. Le principal problème, comme je l’ai signalé
dans cet article, est que la notion d’habitus et la théorisation qui la

13. Paul J. DiMaggio et Walter W. Powell, « The Iron Cage Revisited: Institutional


Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields  », American
Sociological Review, vol. 48, n° 2, 1983, p. 147-160.
14. Walter W. Powell et Paul DiMaggio (eds.), The New Institutionalism in Organiza-
tional Analysis, Chicago, University of Chicago Press, 1991.
15.  I bid., p. 25-26.

210
Entretien avec Diane Vaughan

sous-tend sont très pertinentes pour rendre compte des pratiques


à l’échelle micro, mais à mon sens elle n’est pas assez approfon-
die sur le domaine institutionnel, alors même que c’était une des
ambitions de Bourdieu, qui référait à des phénomènes de niveau
macro. Une piste consisterait par exemple à mettre en évidence
des « habitus organisationnels ».

Zilsel — Vous n’échapperez pas à une question rituelle des


entretiens biographiques  : pourriez-vous citer quelques
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auteurs qui vous ont influencée durant votre carrière ?

Diane Vaughan — Je peux sans doute en citer quelques-uns.


J’ai déjà évoqué Merton, Spence, Wynne... Arthur Stinchcombe
me vient également à l’esprit. De Merton et Stinchcombe, outre
leurs contributions majeures aux domaines qui m’ont intéres-

Libres échanges
sée, en particulier les organisations et la théorie sociologique, j’ai
retenu l’importance du concept et de sa définition la plus claire
possible. C’est un souci constant chez Merton, tout comme dans
les ouvrages les plus théoriques de Stinchcombe16. Pour lier l’un
et l’autre, je renverrai à l’article que Stinchcombe a publié dans le
livre d’hommages à Merton que Lewis Coser, son ancien étudiant
à Columbia, a fait paraître en 197517. Dès la première page, vous
savez où vous allez. Les marqueurs théoriques sont clairs, vous
lisez une démonstration rigoureuse. Il écrit des choses comme
« par structure sociale, je veux dire… ». Il propose des définitions
claires des processus et des mécanismes, qui lui permettent, dans
cet article, de reconstruire l’ensemble de la théorie sociale de
Merton – ce qui est un tour de force théorique, que son auteur
avait d’ailleurs salué. C’est pour moi un modèle que j’essaie de
mettre en œuvre dans mes publications.

Zilsel — Définir les concepts, les intégrer théoriquement, se


soucier de leur adéquation aux données empiriques, etc. Ce
n’est pas une pratique si courante en sociologie !

16. Voir notamment Arthur Stinchcombe, Constructing Social Theories, Chicago,


University of Chicago Press, 1968.
17. Lewis Coser, The Functions of Social Conflict, New York, The Free Press, 1956.

211
Zilsel 2 • septembre 2017

Diane Vaughan — Non, mais ça le devrait  ! Mais revenons de


nouveau sur la diffusion des idées. La comparaison analogique en
est un aspect essentiel puisqu’elle suppose de définir les concepts
qui vous permettent de trouver des correspondances entre diffé-
rentes choses. Un concept est analogique à la structure d’un
problème et, sous certaines conditions, de comparabilité notam-
ment, il peut être «  transporté  » vers un autre problème struc-
turé de façon similaire. Or pour que ce transport soit réussi un
minimum, pour que cela circule, il faut une définition à peu près
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stable et précise du concept en amont. Cela concerne les termi-
nologies scientifiques amenées à circuler entre les disciplines
scientifiques – leur circulation en dehors de cet espace acadé-
mique est un autre aspect, sur lequel nous pourrons revenir. La
normalisation de la déviance, par exemple, est un des concepts
pivots du livre sur Challenger. Il a énormément circulé, plus que
je ne l’aurais imaginé d’ailleurs. Si vous cherchez via Google, vous
pourrez constater qu’il s’est diffusé très largement. Vous pouvez
procéder de la même façon avec n’importe quel concept et voir ce
qu’il est devenu en première analyse. Et aller plus loin en recons-
tituant l’histoire fine des circulations. Prenons la théorie de la
signalisation, qui présente l’intérêt de décrire des processus à
l’œuvre dans une variété de configurations sociales. Il est instruc-
tif d’en remonter la source, dans la mesure du possible.
Par exemple, dans le premier chapitre de Market signaling,
Michael Spence pose sa théorie. Je l’ai interviewé afin de savoir
comment l’idée lui en est venue. Il m’a raconté cette histoire
passionnante. Alors qu’il travaillait sur sa thèse de doctorat, à
Harvard après avoir bourlingué, il a fait la connaissance de Robert
Jervis sur le campus. Sa thèse portait sur la logique des images et
des perceptions dans les relations internationales18. Il s’intéres-
sait aux négociations entre les États-nations, pour ce qui concerne
en particulier la dissuasion nucléaire. Jervis avait suivi les cours
d’Erving Goffman à l’université de Berkeley, et l’on retrouve les
analyses du sociologue dans son approche des relations interna-
tionales. Et ces analyses d’influencer par la suite Michael Spence.
J’ai voulu en savoir plus. Je suis allé à la rencontre de Robert Jervis,

18. Robert Jervis, The Logic of Images in International Relations, New York, Columbia
University Press, 1969.

212
Entretien avec Diane Vaughan

qui enseignait alors à l’université Columbia. Il m’a confirmé qu’au


moment de sa thèse, il était incollable sur les livres de Goffman,
comme Strategic Interaction, dans lequel on trouve une analyse
des stratégies de signalisation… que Goffman développe en
s’appuyant sur la thèse de Jervis19. Donc d’une certaine manière,
ce dernier a utilisé Goffman qui l’a utilisé. Après le départ de
Jervis pour Columbia, Spence est resté en contact avec lui via
l’économiste et spécialiste de politique étrangère Thomas Schel-
ling, une autre personne importante de cette histoire, avec qui
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Goffman a également collaboré lors d’un séjour à Harvard. Quand
j’ai demandé à Michael Spence s’il s’imaginait recevoir un jour un
« prix Nobel » pour cette contribution, il m’a répondu aussitôt par
la négative. Et j’en suis venue à lui poser l’idée qui me taraudait
le plus et qui justifiait l’entretien, à savoir l’explication du succès
et de la diffusion large de son idée. Ce à quoi il a répondu qu’à

Libres échanges
l’époque où il l’a travaillée, les économistes étaient concentrés sur
des problèmes structurellement similaires.
Ainsi, les théories voyagent de façon parallèle et plus ou moins
en simultané… Tous les auteurs que je viens d’évoquer, Goffman,
Jervis, Spence, Schelling, sont des penseurs « analogiques ». Tout
comme l’était Robert K. Merton, qui est une autre source d’ins-
piration de Jervis, comme l’atteste l’application du paradigme
mertonien des conséquences inattendues de l’action à son analyse
des effets de système dans les relations internationales20.

La sociologie publique « par accident »


Zilsel — Évoquons à présent ce qu’il est convenu d’appeler,
notamment à la suite de la campagne persévérante de Michael
Burawoy21 aux États-Unis, la «  sociologie publique  » (public
sociology). Votre ouvrage sur Challenger vous a propulsée sur

19. Erving Goffman, Strategic Interaction, Philadelphia, University of Pennsylvania


Press, 1969.
20. Diane Vaughan, Compte rendu de Robert Jervis, System Effects, Princeton Univer-
sity Press, 1998, Contemporary Sociology, vol. 29, n° 2, 2000, 425-427.
21. Michael Burawoy, «  Pour la sociologie publique  », Actes de la recherche en
sciences sociales, n° 176-177, 2009, p. 121-144. Pour une mise en perspective, voir
Étienne Ollion, « Que faire de la sociologie publique ? », Actes de la recherche en
sciences sociales, n° 176-177, 2009, p. 114-120.

213
Zilsel 2 • septembre 2017

des scènes autres qu’académiques, où les questions relatives


au processus de décision et au fonctionnement des organisa-
tions aussi bureaucratiques et gigantesques que la Nasa ont
été posées de façon aiguë. Il vous aura fallu publiciser votre
diagnostic sur la normalisation de la déviance en échangeant
avec une multiplicité d’audiences. Pourriez-vous revenir sur
les «  voyages  »  de théorisation de l’échec organisationnel de
Challenger, dont les conclusions ont été réactualisées lors de
l’explosion d’une seconde navette Columbia en 2003 ?
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Diane Vaughan — Il m’est arrivé d’intervenir hors du monde
académique, en diverses occasions et de différentes manières.
Mon travail sur le crash de Challenger a à voir avec la question
du pouvoir, qui ne laisse pas indifférent. Il est possible de l’envi-
sager « à froid » sous l’angle d’un système ou d’effets de système
au sein d’une organisation. Y interviennent des facteurs externes,
le lien avec le champ politique, le financement des programmes,
mais aussi la façon dont les leaders y répondent. Les ingénieurs
de la Nasa ont lu le livre sur Challenger, cela résonnait avec leur
propre environnement de travail. J’ai été en contact avec le milieu
des ingénieurs, par courrier électronique ou à d’autres occasions ;
ils continuent à m’écrire, pas aussi régulièrement qu’avant, mais
tout de même encore. Cela les a frappés parce qu’ils ont perçu
comment leur monde est configuré. Surtout, ils ont été confrontés
à une analyse qui ne part pas des individus pris isolément, mais
les situe dans une position au sein de l’organisation. Le registre de
l’analyse organisationnelle les place dans une position d’extério-
rité et d’explication structurelle. Le cadre théorique et les concepts
sont à un niveau de généralité assez élevé pour être appropriés par
quiconque est placé dans une configuration similairement struc-
turée. Et cela permet de contredire le réflexe qui consiste à indivi-
dualiser l’échec ou la faute, de surinvestir les traits de personna-
lité des coupables ou leur éventuel manque de compétence. L’idée
de mettre en œuvre un raisonnement en termes de système et
d’effets de système est ma contribution, dont les acteurs peuvent
se saisir pour comprendre et transformer leur monde. Même les
responsables politiques, parce qu’ils étaient impliqués, ont été
forcés de reconnaître cette réalité et de l’affronter.
J’ai été surprise par l’attention très large que le livre a susci-
tée, bien après les premiers comptes rendus dans la presse. Je ne

214
Entretien avec Diane Vaughan

cessais d’être sollicitée par des grandes organisations pour donner


des conférences, par exemple dans une convention IBM devant 5
000 personnes, aux services de l’US Air Force, à l’US Nuclear Opera-
tion, aux services de l’US Submarine, etc. Quelles que soient l’orga-
nisation et sa façon de considérer le risque, qu’il s’agisse d’IBM ou
de l’armée de l’air, à chaque fois il était question d’échec organi-
sationnel et des moyens à mettre en œuvre pour tenter d’y échap-
per. Certaines organisations ont sauté le pas et ont intégré ce
paramètre dans leur fonctionnement. C’est le cas de l’US Subma-
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rine, qui a introduit des formations sur l’échec organisationnel et
la normalisation de la déviance. Il était possible de tirer des leçons
partout où des systèmes techniques complexes et de grande
envergure posent des problèmes organisationnels. Cela inclut les
hôpitaux. Je me rappelle avoir été invitée à donner une conférence
inaugurale à un congrès sur les erreurs médicales à Palm Springs.

Libres échanges
C’est un secteur d’activité spécifique, mais sur lequel mes analyses
peuvent parfaitement s’appliquer. Les personnes que j’y ai rencon-
trées me décrivaient diverses sortes d’erreurs, en les rapportant à
l’organisation hospitalière. J’ai assisté à une intéressante commu-
nication, qui portait sur une erreur lourde de conséquences qui
s’est produite dans un hôpital en Floride : les chirurgiens procé-
daient à une intervention mineure sur un enfant de 10 ans, mais ils
ont injecté un produit dans ses veines qui n’était pas le bon, ce qui
a provoqué sa mort. Après cette tragédie, une enquête a été menée.
Elle s’est focalisée sur la division du travail, la manière dont les
opérations étaient organisées et catégorisées. On comprend alors
mieux pourquoi la personne qui a chargé la seringue a confondu
les traitements. C’est l’ensemble du système organisationnel que
constitue la salle d’opération qu’il fallait questionner et repenser ;
par exemple, modifier la division du travail, les signalisations et
les procédures de telle sorte que l’on puisse se rendre attentif aux
signaux appropriés. Comme à l’US Submarine, des hôpitaux ont
donc intégré ces changements pour faire face au risque.

Zilsel — Tout se passe comme si votre théorie agissait à la façon


d’une sorte d’électrochoc ou de révélation existentielle chez les
acteurs qui, de façon soudaine, comprennent pourquoi cela
dysfonctionne.

215
Zilsel 2 • septembre 2017

Diane Vaughan — Un des effets les plus perceptibles de l’ana-


lyse organisationnelle est le décentrement de soi. Au départ, tout
le monde pense en termes d’erreur individuelle et de formation
défaillante ; mais d’un coup, ils sont invités à changer de perspec-
tive et se mettent à penser de façon systémique. C’est une conver-
sion du regard. Je pense que c’est une bonne chose. Cela m’amène à
l’autre question que vous souleviez, celle des raisons de l’adhésion
des scientifiques, des ingénieurs ou des techniciens à la théorie
de la normalisation de la déviance. Cela renvoie de nouveau au
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processus de diffusion des idées. J’ai cherché récemment des
références faites à la normalisation de la déviance sur Google
Scholar. C’est utilisé dans la vaste littérature sur les organisa-
tions bien sûr, mais ça l’est également dans des domaines aussi
divers – et éloignés de la sociologie – que l’éthique du commerce,
la santé publique, le travail social, les disaster studies, l’adoption
et les familles d’accueil ( foster care). Cela se diffuse partout où des
gens considèrent qu’il faut changer un système défectueux. C’est
un concept générique et transposable, ouvert à une multiplicité
de réappropriations en même temps qu’il conserve une définition
de base.

Zilsel — Ce processus par lequel un concept est extrait de son


contexte initial de découverte et finit par circuler ailleurs
rappelle – sans que l’on réfère à la source, à force d’utilisation –
l’idée d’« oblitération par incorporation » proposée par Robert
K. Merton. C’est une piste pour analyser la «  vernacularisa-
tion » des terminologies scientifiques, laquelle peut emprunter
des chemins inattendus, voire étonnants.

Diane Vaughan — Il faut tenir compte de tous les canaux de


diffusion. Par exemple, on trouve des vidéos sur YouTube, dans
lesquelles telle ou telle personne présente l’étude de cas sur
Challenger ou introduit l’idée de normalisation de la déviance.
L’une d’entre elles met en scène Mike Mullane, ancien astro-
naute. À l’occasion d’une conférence donnée devant l’Internatio-
nal Association of Fire Fighters en 2013, il revient sur la façon dont
les manageurs de la Nasa ont finalement accepté de prendre des
risques connus sans pour autant attendre un désastre, normali-
sant ainsi une forme de déviance. À aucun instant il ne cite mon
ouvrage. Il présente l’explication avec une telle conviction qu’il a

216
Entretien avec Diane Vaughan

l’air de penser que c’est son idée ! (Rires) Cela arrive, ce n’est pas
une mauvaise chose si vous partez du principe que les gens doivent
utiliser l’idée, et peu importe à la rigueur qu’elle soit remaniée à
la marge22. Dire qu’au moment où je l’ai achevé, je pensais que
personne n’allait le lire… Ce fut le contraire. Et l’expérience m’a
été très bénéfique. Et d’autres se sont ajoutées. Avec Uncoupling
par exemple. En 2014, alors que j’étais passée à autre chose près
de trente ans après la parution du livre, la notion-clé qu’il porte
réapparaît dans les médias à la faveur d’une rupture retentis-
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sante : un jour donc, Gwyneth Paltrow annonce qu’elle est en train
de se séparer de son mari Chris Martin, le chanteur de Coldplay.
Un communiqué officiel en fait état. Il devient aussitôt viral sur
Internet. Le texte précise qu’elle et lui sont entrés dans une phase
de «  découplage conscient  » (conscious uncoupling)23, ce qui a
intrigué nombre de fans et de commentateurs qui ont cherché

Libres échanges
à savoir à quoi cela renvoyait. De même que des « programmes »
peuvent être mis en place pour combattre la normalisation de
la déviance, on peut trouver des thérapeutes impliqués dans
cette explication du « découplage conscient », qui proposent des
traitements et des stages en cinq semaines pour accompagner les
couples qui prennent la décision de se séparer. Ici encore, un de

22. Mike Mullane l’utilise non sans la réviser : dans la conférence précédemment


citée, il en fait une «  tendance humaine naturelle  » – «  très humaine  » – qui
survient dans certaines circonstances et qui consiste à «  accepter de baisser
les standards de performance  », des techniques comme des individus qui les
exploitent, en ayant recours à des «  raccourcis  » pouvant compromettre la
sûreté. C’est «  très naturel  », donc n’importe quel domaine d’activité exposé
à des risques aigus est susceptible de «  rationaliser  » cette situation de telle
sorte que la catastrophe ne manquera pas de survenir. Sur le site profession-
nel de Mike Mullane, chacun pourra se procurer le DVD de près d’une heure
«  Stopping Normalization of Deviance  » (sous copyright) pour la somme de
750 dollars (http://mikemullane.com/product/stopping-normalization-of-de-
viance/, consulté le 23 mai 2017). (Note du traducteur)
23. John Koblin, « A Third Party Names Their Split », The New York Times, 28 mars
2014. Plus tard, Gwyneth Paltrow niera avoir utilisé d’elle-même l’expression.
La référence aurait été faite par des thérapeutes pour qualifier la séparation
du couple. Il est piquant de noter que, en Angleterre, l’expression «  customi-
sée » de « conscious uncoupling » – qui s’inspire du processus décrit par Diane
Vaughan  – a suscité la dérision  : le néologisme exprimerait la «  psychophilie
américaine » (Kunal Dutta, « Gwyneth Paltrow denies using phrase “conscious
uncoupling” to describe split from Chris Martin  », Independant, 3 août 2015).
(Note du traducteur)

217
Zilsel 2 • septembre 2017

mes livres a été repéré puis réutilisé. Si cela n’a pas pris les propor-
tions du débat autour de Challenger et des organisations à risque,
« uncoupling » est devenu un terme vernaculaire.

Zilsel — Et ainsi l’idiome sociologique en vient à enrichir le


vocabulaire ordinaire.

Diane Vaughan — Je suis une grande avocate de la sociologie


vernaculaire  ! (Rires) Les interprétations que j’ai pu proposer
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étaient basées sur les données dont je disposais. J’ai discerné
un pattern qui n’était pas référé à un mot ni n’était l’objet d’une
quelconque théorisation. Je lui ai donné un nom, qui décrit donc
une expérience particulière. Mais ce n’est pas comme si j’inven-
tais tout ex nihilo. Ce qui se passe dans telle situation, par exemple
quand l’accident ou la déviance deviennent acceptables dans une
organisation, la normalisation de la déviance pour résumer, ce
processus donc est sorti du travail de conceptualisation, de l’écri-
ture. Et dans des circonstances que l’on ne contrôle pas toujours,
ces néologismes sont finalement appropriés. C’est une des voies
de la sociologie publique. Difficile, d’ailleurs, d’être plus « public »
que Gwyneth Paltrow !

Zilsel — C’est certain  ! Évoquons donc de nouveau la sociolo-


gie publique. Vous avez été sollicitée par la Nasa après le crash
de Columbia, en 2003. Vous l’évoquez longuement dans un
article, « Nasa revisited »24, qui vous amène à réfléchir sur les
« voyages » de la théorie sociologique au-delà des frontières de
son contexte d’élaboration académique. Vous soulignez que
votre implication dans la recherche des causes de ce nouvel
accident fut l’occasion de diffuser un « message sociologique »
dans les discours publics et politiques sur l’organisation de la
Nasa. Que vos analyses théoriques s’appuient sur une ethno-
graphie rigoureusement documentée a, dites-vous, nettement
favorisé l’appropriation et l’influence de ce message. Ainsi
êtes-vous devenue une avocate de la sociologie publique25.

24. Diane Vaughan, «  NASA Revisited: Theory, Analogy, and Public Sociology  »,


American Journal of Sociology, vol. 112, n° 2, 2006, p. 353-393.
25. Diane Vaughan, « How Theory Travels: A Most Public Public Sociology », dossier
« Public Sociology in Action », Footnotes, novembre-décembre 2003, http://www.

218
Entretien avec Diane Vaughan

Cette orientation était-elle implicite jusqu’alors, malgré les


conférences données devant les professionnels exposés à la
normalisation de la déviance  que vous évoquiez plus tôt ? Le
crash de Columbia et les « revisites » qu’il a suscitées ont-ils été
une sorte de révélateur de votre positionnement disciplinaire ?

Diane Vaughan — C’est après Columbia que j’en ai eu vraiment


conscience.. Le même pattern que j’avais identifié sur le cas
Challenger se reproduisait. J’étais stupéfaite par les prises de
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parole du responsable de la navette spatiale à la télévision : en
substance, les équipes impliquées dans le programme s’étaient
retrouvées dans la même situation de normalisation de la déviance.
Cela m’a surprise. Et je me suis de nouveau laissée happer, puisque
j’ai accepté de faire partie de la commission d’enquête sur l’acci-
dent de Columbia. Cela a différé la réalisation de l’enquête sur

Libres échanges
le contrôle du trafic aérien, qui entrait dans sa phase d’écriture
après deux ans de travail, mais cette expérience a été très intéres-
sante parce que j’ai observé et participé à l’enquête, de l’intérieur
– à la différence de l’enquête sur le crash de Challenger, où j’avais
accédé aux données de la commission d’enquête après-coup. J’ai
eu la chance d’être conviée dans les installations de la Nasa. J’ai
par exemple visité l’énorme centre d’entraînement des astro-
nautes à Houston. C’est un endroit extraordinaire. On y trouve
la plus grande piscine du monde, une navette grandeur réelle
plongée dans l’eau afin d’entraîner les astronautes à des activités
extravéhiculaires. J’ai adoré travailler dans cette équipe interdis-
ciplinaire. J’ai pu vérifier auprès de mes collègues que le modèle
causal que j’avais défini sur la catastrophe Challenger fonctionnait
encore dans ce nouveau cas. Si bien que le livre a eu une deuxième
vie. Je dirais donc que dans ce contexte, j’ai été amenée à m’enga-
ger une nouvelle fois dans une forme de sociologie publique, sans
pour autant utiliser le terme de moi-même. C’est venu après.

Zilsel — Pourriez-vous rappeler les circonstances de cette prise


de conscience que vos interventions pouvaient être rangées
sous cette rubrique ?

asanet.org/sites/default/files/savvy/footnotes/nov03/fn7.html. Voir aussi Diane


Vaughan, « How Theory Travels: Analogy, Models, and the Diffusion of Ideas »,
conférence donnée au congrès annuel de l’American Sociological Association,
San Francisco, août 1998.

219
Zilsel 2 • septembre 2017

Diane Vaughan — Vous avez mentionné tout à l’heure la défini-


tion qu’en donne Michael Burawoy. Eh bien, il s’est appuyé entre
autres sur mes interventions après les crashs de Challenger et
Columbia pour définir ce qu’il entend par « sociologie publique ».
Tout s’est déroulé  au sein de l’American Sociological Association
(ASA), alors qu’il en était le président. D’une façon très offensive,
en bon marxiste qu’il est, il a proposé de réévaluer le potentiel de
transformation sociale de la sociologie publique à l’occasion de
son allocution de président (presidential address) au congrès de
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2004, qui s’est tenu à l’université de Berkeley26. Ce fut un grand
moment. C’est l’un des meilleurs conférenciers qui soient  ! À
Berkeley, il enseigne la théorie sociologique en premier cycle
(undergraduate) devant un amphithéâtre d’environ 400 étudiants.
Ils s’entretueraient pour pouvoir y assister ! Non seulement il dit
des choses importantes de manière accessible, mais en plus il est
vraiment amusant. Lors de cette fameuse conférence de 2004, il
a plaidé pour la sociologie publique. L’ambiance était survoltée,
une bonne partie de la profession était présente ainsi qu’une foule
d’étudiants (les siens), certains portant des tee-shirts à l’effi-
gie de Marx. Je me souviens du début de son discours. Burawoy
a commencé par évoquer sa carrière, ses débuts dans les mines
de Zambie, puis son travail dans une usine à Chicago, ensuite la
Sibérie et d’autres expériences encore. Il liait ces moments à des
événements politiques qui avaient lieu à l’époque, il dramatisait
les enjeux en rappelant que partout où il se trouvait, le chaos était
toujours au rendez-vous. Pour conclure, pince-sans-rire : « après je
suis devenu… le président de l’ASA ». C’était d’un comique ! (Rires)
Après cette introduction, il a repris le fil de sa démonstration et, au
détour d’une « thèse » sur la sociologie publique telle qu’il l’entend,
il a mentionné mon enquête sur Challenger. Ce n’était pas tout à
fait un hasard. Il est venu à Boston College juste au moment où
l’accident de Columbia était en cours d’investigation. Je m’occu-
pais de l’organisation des conférences de professeurs éminents
invités à l’université. Alors que nous préparions la sienne, mon
téléphone n’arrêtait pas de sonner. Les médias me sollicitaient

26. «  Michael Burawoy, For Public Sociology, Part 1: Introduction  », YouTube,


https://www.youtube.com/watch?v=8NxvPKGtkUQ. Voir également la version
publiée de la conférence : Michael Burawoy, « For Public Sociology », American
Sociological Review, vol. 70, n° 1, p. 4-28.

220
Entretien avec Diane Vaughan

sans interruption et je venais tout juste d’être réquisitionnée


pour témoigner à Houston. Cela a fait « tilt » lorsqu’il a découvert
combien j’étais impliquée dans cette affaire. Il cherchait à illustrer
la sociologie publique. Il avait déjà lu mon livre sur Challenger, il
l’a relié à cette nouvelle catastrophe et mes activités dans le cadre
de la commission d’enquête. Et donc, à un moment de sa confé-
rence, il parle de moi27. Il se rappelle les moments passés ensemble
à Boston, fait rire la salle en disant qu’il a fait « une ethnographie
de moi » (Rires), cela pour étayer l’idée que non seulement mon
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livre sur Challenger était une sorte de sociologie publique parce
qu’il avait retenu une large attention en dehors du monde acadé-
mique, mais qu’en plus je suis intervenue dans la foulée de l’acci-
dent de Columbia – qui était annoncé dans le livre, faute d’une
prise de conscience à la Nasa. Burawoy tenait donc un exemple
idéal : le cas d’une sociologie académique qui devient publique et

Libres échanges
finit par « convertir » les acteurs à la sociologie. Il rappelle que le
rapport de la commission est imprégné de mon vocabulaire et en
conclut que « c’est du pur Diane Vaughan ». (Sourires)
Après le congrès de l’ASA, il a continué de défendre sa concep-
tion de la sociologie publique. Il a donné d’innombrables confé-
rences dans des community colleges américains. Les personnes
qui y enseignent ne se retrouvent pas vraiment dans la sociologie
académique de l’ASA. Ils travaillent sur des projets spécifiques
dans les quartiers en qualité d’«  animateurs communautaires  »
(community organizers). Ces personnes sont souvent engagées
dans des causes ou sont des activistes politiques. Néanmoins,
ces sociologues sont perçus comme des chercheurs de second
plan, à l’ombre des sociologues rattachés à des départements
de sociologie académique. Burawoy refuse ces hiérarchies et
souligne au contraire que ces figures sont interdépendantes, que
l’on peut aussi passer de l’une à l’autre – ce que je fais sans cesse.
Quoique les enjeux fussent éloignés au premier abord, Burawoy
a toujours mentionné l’explosion de Columbia dans ses interven-
tions auprès des publics de sociologues des community colleges. Il
l’a fait de nouveau dans d’autres circonstances, par exemple l’été
suivant en Afrique du Sud. Puis il a continué ailleurs son travail

27. «  Michael Burawoy For Public Sociology, Part 3: Thesis 2 & 3  », YouTube, en
ligne :  https://www.youtube.com/watch?v=Fdbix7b-iyQ, à partir de la huitième
minute.

221
Zilsel 2 • septembre 2017

de légitimation de la sociologie publique, notamment au sein de


l’Association internationale de sociologie qu’il a présidée de 2010
à 2014. Ce travail a payé. La sociologie publique est devenue un
peu plus légitime, et mon livre sur Challenger de même que mes
aventures de sociologue publique y ont contribué. Ce qu’a reconnu
l’ASA, qui m’a décerné en 2006 un prix « public understanding of
sociology »28. C’était un honneur immense, d’autant plus que nous
étions deux du département de Columbia à recevoir un prix lors
de cette cérémonie (Herbert Gans, récipiendaire du prix W.E.B.
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Du Bois career of distinguished scholarship)29. L’aspect qu’a le plus
combattu Burawoy est le caractère très hiérarchique de la sociolo-
gie américaine. Il voulait transformer cet état de fait, notamment
en rééquilibrant les diverses manières de la faire progresser – qu’il
s’agisse des sociologies académique, critique, experte et publique.
Certes, cette conception n’a pas fait consensus et a suscité
d’énormes discussions, mais elle a permis de faire avancer la
réflexion sur la sociologie publique. Dans mon discours de récep-
tion du prix à l’ASA en 2006, j’ai dit en substance que je n’avais
pas anticipé que mon livre «  universitaire  » écrit dix ans plus
tôt puisse être converti en exemple de manuel pour sociologue
public30. Mais il l’est devenu. Ces choses-là sont imprévisibles et
je ne suis pas la seule à qui cela est arrivé. Je pense à l’expérience
de Lewis Coser, que j’ai bien connu à Boston College. Un jour il
était revenu sur le succès tardif du livre tiré de sa thèse, The Social
Functions of Conflict, qu’il avait publié en 1956. « Ce livre, m’avait-il
confié, est passé inaperçu jusque dans les années 1970, et soudain
c’est devenu une source d’inspiration. Tout  est une question de
timing  ». Voilà  : une question de timing. C’est absolument vrai
quand je repense à mon livre sur Challenger.

28. Voir «  Diane Vaughan Award Statement  », 2006, http://www.asanet.


org/news-and-events/member-awards/public-understanding-sociolo-
gy-asa-award/diane-vaughan-award-statement.
29. ASA Awards Ceremony and Presidential Address, 2006, https://vimeo.
com/203499881.
30. Voir également Diane Vaughan, «  Public Sociologist by Accident  », Social
Problems, vol. 51, n° 1, 2004, p. 103-130.

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