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René Péran
2006/2 no 95 | pages 61 à 75
ISSN 0040-9375
ISBN 2847950761
DOI 10.3917/top.095.0061
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René Peran
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Mon projet, je ne sais si j’y parviendrai, est d’aborder l’interprétation-
construction psychanalytique comme reposant sur une théorie de la
représentation au sens large, et ce qu’elle suppose d’emprunt aux théories qui
sous-tendent aussi le langage et notamment la théorie de Pierce.
Introduire dans le champ théorique de la psychanalyse cette notion de
tiercéité, appartenant à la sémiotique, cela suppose une réflexion sur les deux
conceptions freudiennes de l’appareil psychique, ainsi que de porter un intérêt
particulier à leur articulation.
Lorsque dans la lettre à Fliess en 1896 (8), Freud révéla sa grande décou-
verte du Complexe d’Œdipe, le développement de la psychanalyse se déploya
dans un certain axe, celui du vecteur tertiaire de la représentation paternelle
organisatrice des affects et désirs du Sujet. Ainsi la sexualité infantile s’exprimait
toujours en relation avec cette représentation du père réel. Rappelons-nous
l’œuvre finale «L’homme Moïse et la religion monothéiste », là où Freud est au
plus près des questions posées par le lien mère-enfant, les situations trauma-
tiques précoces. C’est la figure d’un père puissant qui cadre ce texte. (16)
À l’opposé de Mélanie Klein, Freud n’a pas laissé dériver la clinique psycha-
nalytique vers une conception dualiste, affirmant dans «Le Moi et le ça » que
« la première et la plus importante identification (…) est l’identification au
père de la préhistoire personnelle », dégageant un précurseur du tiers œdipien
sous l’aspect de l’idéal du Moi. (14)
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du « trouvé-créé » (25). « Trouvé-crée » est une formule riche de réflexions
métapsychologiques permettant de conserver la dimension de la tiercéité en
toute circonstance dans le processus analytique et de concevoir la création de
l’objet aussi en dehors de la causalité œdipienne. S’il s’agit de symboliser dans
la cure, alors que la matrice de l’Œdipe est bien implantée, il n’est guère difficile
de penser que lorsque le Sujet utilise l’objet, l’ailleurs de l’objet ou l’autre de
l’objet est en toile de fond. Par contre, dans les moments d’effacement des
limites par mise hors circuit d’un minimum d’épreuve de réalité, qu’on l’appelle
« télescopage » comme Piera Aulagnier (1) ou « collapsus topique » comme
Claude Janin (21), il est moins aisé de penser le tiers analytique.
Dans le cadre de l’interprétation-construction, soutenue par une matrice
œdipienne non défaillante, comme nous le montre Guy Roger dans son texte1,
on n’a pas à s’inquiéter des processus tertiaires qui sont à l’œuvre même si le
tiers marche sur trois pattes. Tout cela suppose, comme nous le rappelle Jean-
Jacques Barreau (3), que le sujet en analyse puisse, dans son compartiment de
chemin de fer, effectuer cette ballade au préconscient, regarder défiler les
expressions préconscientes des représentations de choses inconscientes sans
pour autant craindre la détresse, ou plus exactement les effets dramatiques que
produirait l’absence d’image.
Envisager cette possibilité de l’impuissance du sujet à se représenter sa
réalité psychique, à relier des restes verbaux à des traces mnésiques, c’est
accorder une importance toute particulière à l’équilibre des investissements
Narcissiques-Objectaux qui intéresse les deux topiques, ainsi qu’à la cohérence
du Moi qui intéresse surtout la seconde.
Dans ce cas, la tiercéité ne peut plus être abordée sous l’angle de la seule
référence au père, sous la forme transférentielle, et pourtant nous ne sommes
pas dans une dualité pure qui rendrait tout échange impossible. Il faut donc
envisager des formes dégradées ou préliminaires de tiercéité, et réviser la repré-
sentation but de l’analyse, pour un temps, avec ces patients qui devient : instaurer
les conditions pour rétablir le tiers analytique en s’appuyant sur les formes de
tiercéité que nous avons à notre disposition.
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Mais la pensée de Freud va se complexifier devant la résistance du « fait
clinique ». En particulier l’introduction du Narcissisme dans la théorie, avec ce
qu’elle impose de réflexion autour des limites (Moi-Objet, Sujet-Objet ou
dedans-dehors) fait que les repères antérieurs qui rendaient compte des articu-
lations entre les représentations de chose et le langage, ne sont plus toujours
valables. La métaphore du train devient alors largement insuffisante, voir
inadaptée en certains cas, pensons à « l’Homme aux Loups » (10) et aux problé-
matiques limites de notre pratique.
Pour investir l’objet, il faut un Moi nécessitant une cohérence minimum de
l’activité psychique qui oblige l’analyste, dans certains cas, à tenir compte de
la menace de désorganisation du langage et, plus seulement, comme dans le
champ de la névrose, de son infiltration par les représentations et scénarii
œdipiens et prégénitaux organisés par les Théories Sexuelles Infantiles suffi-
samment refoulées. Nous avons plus à faire à la déliaison et aux formations
défensives qui la limitent qu’à une dynamique souple liaison-déliaison-reliaison
voulue par le dispositif analytique classique. De plus l’analyste est éprouvé
bien plus dans ce qu’il vit de la situation analytique.
Deux textes vont infléchir l’écoute et l’interprétation : «Au-delà du principe
de plaisir » (13) et «Constructions dans l’analyse » (15). Le travail psychique
en deçà des associations verbales va être l’objet de réflexion, et seront beaucoup
plus pris en compte dans la pratique, notamment les processus dynamiques de
la régression formelle de la pensée à l’œuvre selon diverses modalités du côté
du patient, mais aussi de l’analyste. Ce dernier, de nos jours, ne peut plus essen-
tiellement compter sur les achoppements du langage et les oscillations
métaphoro-métonymiques en phase avec la pensée bien tiércéisée, mais il doit
compter avec les désorganisations momentanées du langage durant lesquelles
le sens est rattrapé par la régression formelle de sa pensée. Celle-ci peut prendre
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LA MATIÈRE ANALYTIQUE
J’ai emprunté ce terme à Jean-Paul Valabrega (24) qui est beaucoup plus
nuancé que Lacan dans le discours de Rome (22) quant à ce qu’écoute l’ana-
lyste en séance et ce qui appelle sa réponse interprétative.
Qu’est-ce qui vient de l’appareil psychique freudien et qui est transféré sur
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l’analyste objet ? C’est certainement, via la parole, une matière analytique plus
hétérogène que le signifiant saussurien. Ce qui se délie dans la langue a la
possibilité de se relier dans la langue ou dans la représentation conformément
à Freud qui a toujours pensé en termes de double représentance (voir de triple
représentance) : représentation de chose - représentation de mot.
La notion d’hétérogénéité suppose la conceptualisation de processus
psychiques dont l’essentiel est décrit par Freud selon trois axes : la conjonction-
disjonction des processus primaires et secondaires, la régression formelle de
la pensée, le travail de liaison et de Subjectivation dans le jeu. Soutenues par
ces processus psychiques, interprétation et représentation sont intimement liées.
Dans la première partie de son article «Du langage pictural au langage de
l’interprète», Piera Aulagnier s’intéresse à la double représentance, ou plus
exactement aux patients qui, dans la séance, sont en échec de cette double
représentance. Le répertoire de notre « langage fondamental », c’est-à-dire de
nos mots fondamentaux : « ceux par lesquels – dit Piera Aulagnier – (le sujet)
rend discibles les affects (…) » (2), ce répertoire peut être gravement et struc-
turellement endommagé, ou simplement faire défaut dans des conditions dans
lesquelles l’investissement du sujet et ses avatars sont très sollicités, comme
dans la cure analytique. Dans ces situations, Piera Aulagnier montre que la
tâche de trouver les mots qui feront exister la chose en séance, incombe à l’ana-
lyste.
Comment cette rencontre en séance avec l’intensité d’un affect mobilisera-
t-elle la pensée de l’analyste et dans quel registre ? Piera Aulagnier nous propose
une réponse, une modalité interprétative assez classique en apparence : relier
l’affect du patient à une représentation refoulée mais, sans s’attarder sur les
chemins pour y parvenir. Il y a d’autres registres de la pensée de l’analyste que
la déduction logique – Sophie De Mijolla y insiste dans Le plaisir de pensée (6)
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semble bien ramassé dans cette petite phrase de l’auteur : « un Je souffre, un
autre Je jouit de cette souffrance. » (2)
Rétablir plus de tiercéité, c’est se confronter à des formes élémentaires et
hétérogènes de pensée.
On peut s’accorder aujourd’hui pour dire que les processus secondaires sont
mis en défaut avec « l’Homme aux loups » (10). C’est bien parce que Freud a
des difficultés à penser la clinique rebelle à une forme accomplie de tiercéité
qu’il doit retravailler la question de l’équilibre Narcissique-Objectal, jusque-
là régulé par le recours à un « tiers » bien référencé dans la complexité
œdipienne.
Les représentations de mot, traitées d’une manière équilibrée par les
processus primaires et les processus secondaires, représentent les processus
tertiaires les plus élaborés dans la cure, qui permettent de consolider au mieux
l’équilibre Narcissique-Objectal. On sait, avec «Constructions dans l’analyse»,
que la représentation de chose peut ne plus être accessible par les voies
habituelles de la régression aux souvenirs préconscients, la classique remémo-
ration. En d’autres termes, si le langage fait défaut dans sa fonction de processus
tertiaire, d’autres formes de tiercéité seront mises en jeu.
Revenons au Freud de 1920, lorsqu’il assiste comme observateur discret au
jeu dit de la bobine, de son petit-fils (13). Freud cherche à comprendre comment
se compose la « matière analytique » sur fond d’absence. Il est sensible à ce que
ses yeux perçoivent de la motricité de l’enfant, sensible à l’opposition phoné-
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il est essentiel qu’il puisse y revenir à travers les affects, les émotions, voire
certains auto-érotismes sensori-moteurs.
Dès lors, le Jeu de la bobine peut être envisagé sous l’angle d’un processus
princeps de la constitution du sujet, qui se poursuit à tout âge sous des formes
dérivées et plus particulièrement dans la cure analytique, là où est ravivée la
conflictualité œdipienne. Si cette matrice subjective de l’Œdipe est défaillante
le Jeu en séance s’avère nécessaire sous des formes adaptées.
Ajoutons que ce Jeu est support du fantasme tel que le décrit Piera Aulagnier
dans le système primaire où le Sujet émerge de la réverbération de son désir
en désir de l’Autre. Il n’y aurait cependant pas de sujet dans l’opération de la
bobine, s’il n’y avait jamais eu d’observateur extérieur, ou si, en pensant à
Winnicott, cet enfant n’avait jamais joué avec l’autre et ensuite « seul en
présence de l’autre » (25). Le jeu actif-passif dans l’exercice pulsionnel confère
à l’autoérotisme sa dimension de processus élaborateur du préconscient. Mais
le circuit pulsionnel « actif-passif » ne deviendra jamais complet sans l’inter-
vention de l’autre maternel, un tiers, entre ce sujet émergeant et son objet
absent-retrouvé, tiers qui est là observant la scène et donc passif. L’infans,
l’enfant dans ses jeux autoérotiques, délègue à ce tiers la passivité qui limite
son omnipotence, comme le rappel A. Green (17).
Ce qu’on peut désigner, à l’instar de René Roussillon (23), par « fonction
symbolisante » des objets œdipiens, c’est ce transfert sur l’un des objets œdipiens
qui renvoie toujours à l’autre en toile de fond. Ce que Bion appelait la « capacité
de rêverie maternelle », dans son sens plein, l’illustre bien. En ce qui concerne
certaines problématiques au narcissisme défaillant, nous trouvons surtout sensa-
tions, affects, excitation, états pré-animiques et forte saturation en éléments de
pensée animique… (cf. Michel de M’Uzan, Botella) du côté de l’analysant au
lieu de la régression aux souvenirs préconscients, même si le discours apparaît
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J’ai choisi de terminer cet exposé par le récit de deux situations cliniques :
l’une faisant appel à la régression formelle de la pensée conjointe chez l’ana-
lysant et chez l’analyste, l’autre concernant un patient pour qui le jeu en séance
nous a permis de rétablir une conflictualité œdipienne opérante, l’incitant à
redistribuer ses investissements dans la vie.
Avec cette première vignette clinique, cadre analytique classique, je vais
tenter de montrer que le travail analytique peut se servir d’un cadre hors séance
comme condition de rétablissement des processus tertiaires. Ce qui se déroule
dans ces transferts latéraux, pour peu que cela puisse être ramené de manière
convergente dans la séance comme « matière analytique », l’analyse s’en trouve
renforcée.
Ce jeune homme en troisième cycle d’études d’espagnol était adressé par
son psychiatre après une longue psychothérapie. Depuis 2 ans, il aurait dû
terminer sa thèse d’espagnol et il n’en avait pas rédigé une ligne. Ajoutons que
cette langue est facile pour lui puisque ses parents sont immigrés espagnols. Lors
de l’entretien préliminaire, il me rapporte une histoire horrible sans affect parti-
culier, comme si elle était arrivée à un étranger, ajoutant que son thérapeute y
revenait souvent et que lui ne ressentait pas que cela l’avait perturbé. Ses parents
étaient concierges d’un immeuble, il avait 12 ans, un incendie se déclare au
4ème, un homme commence à brûler sur son balcon, son père interpelle
plusieurs passants qui tendent une bâche. Lui est convié auprès de son père, par
celui-ci, à participer à ce sauvetage en tirant sur la bâche. L’homme saute et
s’écrase à terre. En l’écoutant, je ne ressentais pas d’affect particulier, mais me
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venaient des images d’un immeuble avec balcons, une silhouette dont les
vêtements commençaient à s’embraser, tout au bord du vide. Cette scène
repassait en boucle, mais jamais je ne voyais le saut lui-même.
La première année d’analyse est intéressante, mais rien de mutatif n’apparaît.
Ses amours sont chaotiques, il quitte d’abord une amie très amoureuse de lui
avec laquelle il habitait depuis 3 ans et multiplie des rencontres féminines. Au
milieu de la seconde année, il rencontre une jeune femme homosexuelle qui
vient de passer un an de vie commune avec une amie. Cette histoire est un peu
scandaleuse et il la cache à sa famille et à moi au début. Un peu irrité lorsqu’il
me révèle cet amour d’allure passionnelle qui dure depuis quelques mois, mes
sentiments deviennent assez vite mitigés : comme soulagé d’un côté qu’il
exprime pour la première fois des mots d’amour envers une compagne, et
inquiet à propos du passé homosexuel de celle-ci. Avais-je suffisamment
entendu, interprété, l’homosexualité dans le transfert ? Etais-je un père dans la
tiercéité suffisamment solide pour qu’il puisse s’en servir ?
La survivance de l’objet ne tardera pas à être mise à l’épreuve dans le
transfert. Le déséquilibre narcissique-objectal de l’amour passionnel survient
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brutalement dans son versant de destructivité. Cette femme, pourtant fidèle au
début, n’a pas supporté l’emprise qu’il lui faisait vivre. Elle y opposa une
stratégie aléatoire dans l’absence-retrouvaille, si bien qu’il fut débordé par de
forts investissements haineux qui prenaient la forme de réveils en état de terreur
sans image, sans affect nommable, simplement un intense éprouvé de brûlure.
Petit à petit l’angoisse habitait ses journées : « je brûle, me disait-il, je me
réveille en sueur », reliant au bout de quelques jours cette sensation aux absences
de sa compagne. Les images de cet homme en flammes me revenaient en masse
et une interprétation, reliant l’actuel de ce transfert latéral avec la scène trauma-
tique, me brûlait les lèvres, mais j’avais le sentiment qu’il fallait attendre.
Un jour il arrive plus apaisé avec un rêve qui me concernait : « J’arrive ici
pour la séance, me dit-il avec une voix presque enjouée. Il y a des pompiers
plein la rue et j’apprends que votre cabinet brûle », ajoutant qu’il est déconcerté
comme quand son amie n’est pas rentrée à l’appartement le soir. Je pense à moi,
me disant qu’il n’a pas tort, les vieilles poutres de mon cabinet pourraient bien
brûler, d’autant que la semaine précédente, en ville, une série d’incendies volon-
taires avaient eu lieu. La malveillance me venait à l’esprit ; ce n’était pas
possible, lui si sympathique, si sensible, si féru de littérature et moi si
bienveillant, le torchon brûlerait-il entre nous ? Aurai-je quelque animosité
envers mon patient parce qu’il n’a montré aucune inquiétude sur mon devenir
dans cet incendie ? Il me semblait que je devais supporter sans rien dire cette
incertitude me concernant, au risque d’éteindre prématurément un incendie qui
demandait à poursuivre son œuvre constructrice, par la voie régrédiente du
rêve-cauchemar.
Quelques jours plus tard il arrive en retard, contrairement à son habitude,
disant qu’il continue à brûler la nuit et qu’il m’en veut de l’avoir laissé
s’éprendre de cette fille, de ne pas l’avoir prévenu du danger qu’une fille
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homosexuelle pouvait représenter pour un homme, que c’était une faute profes-
sionnelle de ma part.
Lors de la séance suivante, alors qu’il rapporte un quatrième rêve du
« cabinet qui brûle », j’interviendrai sans même m’en rendre compte. Est-ce à
cause d’une variante introduite dans ce rêve ou bien de l’énigme qui se noue
autour d’une figure bizarre du rêve ? Les deux peut-être. Il est en séance, il voit
la poutre maîtresse s’enflammer, je suis à ma place derrière et je ne dis rien et
je ne bouge pas, mais il me signale que ma main frôle son épaule. De même il
me signale l’incendie, mais je ne modifie pas mon comportement. Alors son
regard se porte sur une « chose gluante » qu’il essuie avec sa main le long de
sa cuisse. Ce gluant le dégoûte. Il a des difficultés à me décrire cet objet : « C’est
transparent mais avec une forme », il cherche pendant plusieurs minutes un
mot pour préciser cette forme et je suis embarqué avec lui pour me représenter
la forme à partir de ses nombreux essais : « gluant, collant, transparent, trans-
lucide, à l’envers… non comment on dit… enfoncé, c’est pas ça », il s’énerve.
Capturé par l’énigme de cette chose que je commence à voir puis à ressentir
au toucher, je cherche avec lui : « C’est comme un doigt, non pourtant c’est
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plus grand ». Je me lance, si j’ose dire, à lui proposer : « comme une main
retournée en doigt de gant ». En fait, je pensais au mot « invaginé », pourquoi
avais-je préféré cette phrase ? Pourquoi n’avais-je pas dit simplement « comme
un gant retourné » ? Probablement que le gluant, le doigt, sur lequel il avait
insisté pour me faire sentir dans mon corps ce qu’il éprouvait, avaient en retour
dicté mes propos. « Oui, c’est cela s’exclame-t-il, une main, c’est horrible ; Je
suis en train de penser que l’homme qui a brûlé quand il est tombé à mes pieds,
il avait déjà toute la peau de sa main retournée, il y en avait sur ma chaussure ».
Je lui signale qu’il ne m’avait jamais dit qu’il était tombé à ses pieds. « Si, me
dit-il, et même qu’en rebondissant sur le bord de la toile, il a frôlé mon épaule »,
en ajoutant le geste à la parole.
On pouvait suivre deux axes dans cette reconstruction : celui de la figura-
bilité du « gluant-translucide-invaginé » et celui des sentiments hostiles à mon
égard, de lui avoir fait revivre tout cela comme son père qui l’avait propulsé
trop jeune dans une situation inélaborable. Cette direction, lors de sa première
tranche avec moi, lui permettra d’inscrire, dans son œuvre de figurabilité, un
fantasme parricide, compliqué de la rancœur qu’il continue de vouer à son père
de ne pas l’avoir tenu à l’écart de cette scène. Il mettra un an pour terminer sa
thèse et obtiendra un poste de responsable d’agence dans un journal régional
qui le tiendra presque deux ans éloigné dans une petite bourgade, sans qu’il
puisse poursuivre l’analyse. Je le reverrai pour une seconde tranche de six mois
où le premier axe, celui de la figurabilité organisée dans les cauchemars, trouvera
son prolongement dans le retour, la classique remémoration, d’une scène de
séduction précoce, à l’âge de 8 ans, par une employée de ses parents. Alors
qu’elle avait la tâche de garder l’enfant, elle s’était déshabillée devant lui, avait
saisi sa main et avait commencé à se masturber avec la main de l’enfant. Il a
retenu de cette situation, la sensation du gluant rebutant et une image hallucinée
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– c’est lui qui en a convenu – d’un avion de chasse qui chutait lorsqu’elle s’est
débarrassée de son slip.
Où est la tiercéité dans cette histoire ? D’abord du côté de ce petit garçon
capable, face à l’ineffable, de s’accrocher à un minimum figurable, même s’il
est de nature hallucinatoire, qui, par le biais de la causalité psychique œdipienne,
la castration, se maintient dans une causalité humaine. La médiation de la
régression formelle hallucinatoire est certainement la bienvenue dans cette
rencontre dont l’issue autre aurait pu être un envahissement mélancolique par
l’objet. Des processus tertiaires plus élaborés, lors des séances d’analyse, ont
sans doute permis de rétablir une continuité sujet-objet, chacun de nous s’étayant
sur le défilé de ses propres images, de ses éprouvés corporels et de ses sensa-
tions avant de parler.
Ce jeune homme, pour faire face à la menace traumatique que tout inves-
tissement amoureux comporte, du fait du remaniement de l’équilibre
narcissique-objectal qui s’y accomplit, s’était forgé une solution. Elle relevait
de la fétichisation, de la constitution d’un objet fétiche, évitant ainsi les mouve-
ments de déliaison-liaison de la pensée associative et la position de passivation
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qu’elle suppose dans le transfert. Habillé modestement, il dépensait une fortune
– toutes ses économies d’étudiant – dans des chaussures de marque qui étaient
d’une telle propreté qu’elles auraient pu servir de miroir. Lors de la re-mobili-
sation du travail associatif, l’acceptation de l’infantile trop polluant pour les
chaussures au début, est passée par un moment de conflictualité entre lui et
moi : j’ai tenu ferme sur le montant des honoraires, en me disant qu’il serait bon
qu’il trouve d’autres chaussures à son pied. Le cadre, maintenu dans sa
dimension d’obstacle au maintien d’une défense fétichiste, fut un garant de
rétablissement du tiers analytique. Mais, à elle seule, cette conflictualité autour
du cadre n’aurait pas suffi si nous n’étions pas passés par ce travail de figura-
bilité ; la chaussure aurait probablement poursuivi sa vie d’objet fétiche, figeant
dans l’œuf tout mouvement créatif.
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n’étais pas très fier de cette longue phrase maladroite qui ne semblait pas du
tout l’avoir intéressé. Ce n’est que trois jours plus tard qu’il prend l’initiative
de la parole en début de séance, avec toujours une attaque de la méthode qui
fait vivre le vide. Puis il poursuit : « Oui, la dernière fois, vous avez eu une
expression qui me plait bien… Je ne sais pas, c’était à propos de cette métaphore
de l’avion… « vide mortifère » et bien c’est ça que je vis. » L’incitant à
poursuivre sur un mode associatif, il me livre qu’il pense à son beau-frère qui
vient d’être quitté par son amie. Je lui signale qu’il associe vide et abandon et
que moi j’y ajouterais bien la difficulté à s’abandonner ici. Il ferme aussitôt en
disant que « c’est stupide de dire n’importe quoi…» Je comprendrai un peu
plus tard cette insistance à se ressaisir autour d’une pensée ne laissant pas place
à un minimum de désorganisation du discours en séance. Au cours de sa
première année d’études d’architecture, il avait voulu tester l’écriture automa-
tique sur un journal intime, comme on leur avait conseillé en vue de la
préparation du mémoire : « J’ai complètement pété les plombs et ça m’a conduit
à l’hôpital psychiatrique avant d’aller voir ce premier type ». Je réfléchissais à
ce que nous avions déjà engagé au bout de quelques séances ; il me semblait
éloigné de l’analysant docile qui regarde défiler le paysage de son compar-
timent en disant ce qui lui vient à l’esprit. Je pensais, et cela se confirmera par
la suite, que le plus important était cette activité ludique qui s’était installée entre
lui et moi. Son éprouvé de vide, le dénigrement de la méthode était ressentis
par moi comme un appel à lui tendre un objet, comme cette métaphore de
l’avion. Il s’en saisissait et me la relançait, si je puis dire, lors de la séance
suivante, pour attendre à nouveau de moi ce même objet discrètement enrichi
d’un sens supplémentaire : au terme « vide » faisait suite abandon, puis abandon
ici et cet… Nous nous étions installés dans un jeu que Winnicott aurait pu
qualifier de la « spatule » et du « squiggle ».
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puis d’être de nouveau attentif à le laisser jouer seul en sa présence. L’espace
ainsi construit en séance ne ressemblait à nul autre pour lui. Espace de parole
où il acceptait la déconstruction et se laissait glisser vers la sensorialité le plus
souvent portée par les images, parfois par les métaphores, puis il s’agrippait à
un discours plus saturé en processus secondaires. Relâché dans ses propos, il
laissait bien souvent filer une agressivité capable de m’irriter beaucoup plus que
ses critiques du début sur la méthode. En m’annonçant qu’il venait d’avoir un
prix pour la réalisation d’un ensemble de pavillons et qu’il ne comprenait pas
qu’une telle récompense lui soit attribuée, « car c’est une architecture, excusez-
moi, dit-il, comme ici, complètement de base, même si l’esthétique cache la
pauvreté des matériaux. » Après m’être ressaisi, je comprenais que la parole en
séance pouvait devenir porteuse de la destructivité et, en même temps, garante
de la survie d’un lien en permanence attaqué.
Un jour, il commence la séance en parlant de sa culpabilité, associant
tranquillement sur « pourquoi on se met en échec ? » De mon côté, je poursuivais
une ligne de pensée qui n’avait pas grand-chose à voir avec ce qu’il disait.
Il avait probablement perçu cette trop grande distance de ma part et se sentait
trop seul à jouer avec les pensées mises en mots. Il me rappelle à l’ordre en disant
d’un ton désabusé : « Ça n’a pas trop de sens, qu’il est là pour avancer et qu’il
dit des choses convenues… Tout ce qu’on peut dire chez vous c’est convenu…»
Je suis saisi par la soudaineté et l’intensité de sa réaction qui, sur le fond, ne
m’étonnait pas, mais qui me bousculait. Je devenais inquiet, je redoutais un
sentiment d’épuisement chez lui. Puis je pensais plutôt à un désarroi vis-à-vis
d’un analyste trop distant, trop lointain, incapable de le sentir en danger, et je
me voyais alors le suivre pas à pas. Je pensais au « Petit Poucet ». Je me décidais
à lui dire : « Je vous sens en colère parce que en plein désarroi de vous sentir
seul ici comme si je ne vous accompagnais pas pour penser, comme si je vous
RENÉ PERAN – LA TIERCÉITÉ PIERRE DE ROSETTE DE LA SÉANCE 73
laissais seul sur un chemin non balisé, comme un papa trop préoccupé. »
Toujours en colère, il nie, s’accroche à la rationalité de ses propos. J’ajoute
alors : « Je sens qu’il se déroule des évènements sur deux plans séparés en vous :
celui des pensées comme la culpabilité, le succès, l’échec, et l’autre de quelqu’un
qui plus il avance plus il redoute de se sentir seul ». Il répète à plusieurs reprises :
« Je me sens paumé. » Je lui propose un autre mot : « délaissé sur ce parcours…»
Il enchaîne : « Oui bien sûr, mais je ne vais pas sauter en parachute sans personne
avec moi. » Après un silence durant lequel je ne savais plus comment me saisir
de ses propos pour relancer son discours, il associe sur une autre expérience
d’une analyse antérieure, dont il ne m’avait jamais parlé : « j’allais voir une
femme, je l’aimais bien, mais je ne sais pas pourquoi j’ai arrêté… J’étais arrivé
à l’idée d’être vide et d’être tout seul là-dedans. » Moi : « Vous pensiez qu’elle
ne vous aurait pas accompagné jusqu’au bout… Vous l’avez quitté avant d’être
laissé ? »
« Oui c’est tout à fait moi… D’ailleurs, j’avais très peur du vide… Je me
souviens de deux rêves que je faisais lors de ma première dépression, étudiant. »
Il me les raconte :
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Le premier se passait dans la maison familiale qu’il aurait bien voulu
récupérer et rénover à la mort de ses parents : « Dieu sait s’il y avait des
dangers… C’était l’un de mes deux grands fils, il était tout petit et tombait
dans le vide. »
Le deuxième cauchemar : « C’était de la Tour Eiffel qu’il tombait et je me
jetais derrière pour le rattraper, mais c’est bizarre, avec l’idée que c’était inéluc-
table, qu’on allait tomber et puis…» Il n’y a pas de chute à son récit du rêve,
si je puis dire.
De lui-même, il commentera ce récit du rêve : « Oui cette maison, comme
vous dites, c’était la maison de mon enfant, ça pourrait être moi ce petit, il y
avait des dangers, des garde-corps mal foutus…»
Chuter, être laissé, la séparation de l’été approchant relance l’aspect trauma-
tique comme par réverbération. Nous pouvons énoncer le niveau transférentiel
aujourd’hui, généré par la reviviscence du noyau traumatique : « aller chercher
l’enfant dans le vide ». La menace d’effondrement, qu’il contre-investissait
habituellement par un saut dans le somatique (une migraine ophtalmique qui
le clouait au lit pendant 24 h), s’est petit à petit échangée contre un jeu plus
complexe avec les pensées mises en mots, dans un mouvement de ressaisie de
l’hétérogénéité du matériel par le Principe de Plaisir.
Une longue période suivra avec des rêves de cadavres d’enfants, aboutissant
à la perlaboration sur les imagos parentaux et le lien érotique du couple : soit
l’objet absent perçu par le tiers.
René PERAN
5 square Rolland Garros
35000 Rennes
74 TOPIQUE
BIBLIOGRAPHIE
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RENÉ PERAN – LA TIERCÉITÉ PIERRE DE ROSETTE DE LA SÉANCE 75
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party within the conflictual Œdipal situation, one must rely on degraded or preliminary
forms of that third-party and rework the end representation of psychoanalysis for some
time.
Key-words : Third-Party – Tertiary process – Formal Regression – Offer of figurabi-
lity – Fundamental language – Play.