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LE MONDE À FLEUR DE PEAU : SUR LE TATOUAGE CONTEMPORAIN

David Le Breton

CNRS Éditions | « Hermès, La Revue »

2016/1 n° 74 | pages 132 à 138


ISSN 0767-9513
ISBN 9782271090171
DOI 10.3917/herm.074.0132
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2016-1-page-132.htm
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David Le Breton
Université de Strasbourg

Le monde à fleur de peau :


sur le tatouage contemporain

« C’est drôle de constater que quand on change


un peu son look, ne serait-­ce que par un tatouage,
on se sent aussi différent à l’intérieur. »
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Russell Banks, Sous le règne de Bone

Popularisation du tatouage gay, lesbienne, SM, fétichiste, etc. Puis le recrutement ne


cesse de s’élargir à une population tout venant accom-
Depuis les années 1970, au terme d’un long processus pagnant le mouvement d’individualisation du sens et
de légitimation, le tatouage change de nature et de statut. du corps (Le Breton, 2012). Les femmes y sont autant
En 1988, l’historien Arnold Rubin parle à son propos de sensibles que les hommes, toutes les classes d’âge sont
« renaissance ». La culture traditionnelle du tatouage, celle touchées, mais particulièrement les jeunes générations,
qui demeurait dominante jusqu’alors, relevait surtout et tous les milieux sociaux. Ces vingt dernières années,
d’une culture populaire masculine et hétérosexuelle visant le tatouage s’est imposé comme un bijou cutané à la fois
à affirmer la virilité, la force de caractère, l’agressivité, etc. valorisé par les acteurs mais banalisé par sa formidable
Elle se donnait en opposition à la culture « bourgeoise ». extension sociologique. Les graphismes sont multiples et
Dans les années 1970 s’amorce une culture des modifica- ne cessent d’évoluer, allant des imageries empruntées au
tions corporelles débordant le tatouage pour investir les Japon, aux sociétés traditionnelles, à l’Océanie ou à des
piercings, les implants, les brandings, burnings, cuttings, figurations plus classiques : signes astrologiques chinois,
etc. et touchant de manière privilégiée les communautés animaux, motifs tribaux, calligraphie, etc. Ce ne sont plus

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les biceps ou les torses masculins qui sont privilégiés, mais ultime, celle qui vaut pour l’individu lui-­même, n’est plus
maints autres endroits du corps avec des motifs diversifiés, dans le texte originel. Elle relève d’une esthétique de la
notamment les cuisses, les mollets et, pour d’autres, plus citation et d’une fiction personnelle autour d’elles.
radicaux, le cou, le front ou les mains. Dans les sociétés traditionnelles, les tatouages ne sont
Dans nos sociétés où dominent l’image, le look et jamais une fin en soi, ils accompagnent de manière irréduc-
l’apparence, la peau se transmue en écran où projeter une tible des cérémonies collectives ou des rites d’initiation ;
identité rêvée en recourant aux innombrables modes de ils disent le franchissement d’un seuil dans la maturation
mise en scène suggérés par le marché ambiant. Quiconque personnelle, le passage à l’âge d’homme, l’accession à un
ne se reconnaît pas dans son existence peut intervenir sur autre statut social, l’entrée dans un groupe particulier, etc.
sa peau pour la façonner autrement et se donner une autre Ils sont un élément de la transmission, par les aînés, d’une
apparence. Agir sur elle revient à modifier l’angle de la orientation et d’un savoir pour les novices qui en bénéfi-
relation au monde. Des marques délibérément ajoutées se cient. Ils sont le moment corporel d’une ritualité plus large
muent en signes d’identité proposés à l’appréciation des qui les immerge dans leur groupe.
autres. Dans nos sociétés, les tatouages sont individuali-
La vague culturelle des marques corporelles est une sants et signent un sujet singulier dont le corps n’est pas
forme contemporaine d’invention de la tradition : elle relieur à la communauté et au cosmos comme il l’est dans
crée de l’inédit sur un fond ancien souvent issu de sociétés ces sociétés, mais est à l’inverse une affirmation de son
traditionnelles (Maori par exemple) dont la signification irréductible individualité. Ils relèvent d’une décision
est oubliée ou ignorée, elle en reformule les signes pour personnelle n’influant en rien sur le statut social, même
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ajouter à la boîte à outils où chaque individu vient puiser s’ils colorent la présence d’une singularité particulière.
des motifs à son usage propre. Le foisonnement contem- C’est parce que le corps est un instrument de séparation,
porain des signes, leur nouvelle affectation, transforment l’affirmation d’un « je », qu’une telle marge de manœuvre
l’histoire en un inépuisable prétexte puisqu’il n’y a plus de existe dans le remaniement de soi. Pour changer de vie, on
compte à rendre à personne. Les signes flottent et perdent change son corps, ou du moins on essaie. D’où la prolifé-
leur enracinement. Leur signification dépend seulement ration des interventions sur le corps dans nos sociétés où
de qui se les approprie et du récit personnel tenu à leur règne la liberté, c’est-­à-­dire l’individu en tant qu’il décide
propos. Vidés de leurs significations premières, ils flottent de son existence. La culture du tatouage est l’un des hauts
alors comme élément d’originalité ou de référence spiri- lieux de l’individualisation du sens, et au-­delà de l’indivi-
tuelle dans un grand vestiaire planétaire où chacun bricole dualisation du corps (Le Breton, 2014). Le choix d’un motif
à son gré une mise en scène de soi satisfaisante au moins relève d’une initiative personnelle et d’une esthétique, et
pour un temps. Ils sont transformés en matière première non d’une éthique, d’une immersion au sein de la com-
disponible, souvent esthétisés en style après avoir disparu munauté. Si le motif est essentiel à ses yeux, il ne l’est pas
des existences réelles. Pourtant, les tatouages « tribaux » nécessairement pour ceux qui lui sont proches et arborent
n’ont rien à voir avec leur modèle quand ils sont portés dans les mêmes signes. Nous sommes loin du statut culturel du
nos sociétés. La quête symbolique de l’autre sert d’abord à tatouage dans les sociétés traditionnelles.
une transfiguration personnelle. Les signes passent d’un
monde à l’autre, ils se transforment. La personne tatouée
invente un mythe intime autour d’eux. Leur signification

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L’individualisation du sens des motifs se traduit par


Mettre son histoire sur sa peau le fait que la même figure – un dragon, par exemple – est
nourrie de récits bien différents pour les uns et les autres et
Rares sont ceux qui se taisent sur leur expérience. sa mise en scène sur la peau renvoie à une esthétique de soi
Ils aiment en parler, évoquer leurs souvenirs, donner des personnelle. En outre, elle est accompagnée d’autres motifs
conseils. Le tatouage est une mise en récit de soi à travers comme si elle ne suffisait jamais en elle-­même à signifier
la peau. S’il est détaché des systèmes culturels, il relève toute la personne : « J’ai un dragon car je trouve que c’est un
aujourd’hui d’une initiative personnelle et il est accom- animal fascinant par la puissance qu’il dégage, mais il n’a
pagné d’un récit qui lui donne une signification forte mais pour moi aucun lien avec une quelconque religion orien-
intime. Il alimente un mythe individuel fondé sur un bri- tale car je n’y connais rien ; le bracelet symbolise les trois
colage avec des traditions nettement simplifiées dans la éléments pris dans un entrelacs celte » (Hervé, ébéniste,
méconnaissance des sources, mais puissantes dans la redé- 25 ans). « Le premier est un dragon noir, le second un soleil
finition de soi : « Mon Viking, c’est parce que j’ai toujours noir avec un œil de Râ rouge à l’intérieur. Le dragon est un
été passionné par tout ce qui est “celte”, par ce qui se pas- animal que j’ai toujours adoré, de plus l’année de ma nais-
sait à cette époque. Le tigre, c’est parce que c’est un animal sance c’est l’année du dragon. Pour le soleil noir, c’est un
qui représente la force. L’araignée parce que c’est un animal coup de foudre, j’ai ajouté l’œil de Râ pour la symbolique, la
que j’adore, contrairement à beaucoup de gens » (Christian, corrélation soleil-­Râ, mais également pour ma passion pour
21 ans, manutentionnaire). « C’est un mantra tibétain, tu le la mythologie. Le dragon est sur l’omoplate parce que c’est
retrouves dans les prières et tout ça. C’est ce qui te mène un endroit qu’on ne montre pas à n’importe qui. Le soleil,
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à l’éveil, c’est lié au Bouddha. En fait, c’est la sagesse. Ça je l’ai fait à gauche pour équilibrer, et sur l’épaule pour les
veut dire beaucoup de choses mais tu peux les condenser arrondis et la discrétion du tatouage » (Ludovic, 22 ans). « Le
comme ça » (Céline, 20 ans, étudiante). Les explications dragon, c’est mon signe chinois, j’en suis assez fière, même
sont parfois approximatives car le souci ne tient pas à la petite quand on parlait des signes astrologiques avec mes
rigueur ethnologique, mais à l’investissement affectif porté parents, un dragon, j’ai trouvé ça fort, c’est puissant […] À
sur l’inscription corporelle (Le Breton, 2012 ; Müller, 2014). neuf ans j’avais des problèmes gynécologiques, je me disais
La peau est une sorte de galerie où exposer des symboles tu vas être stérile, alors qu’un dragon, ça symbolise la ferti-
flottants, des métonymies de son existence. La disparition lité, la force. C’était marrant d’apprendre ça alors qu’il y avait
des récits fédérateurs amène à la multiplication des petits la peur en moi » (Vanessa, 22 ans). À l’inverse, les dragons de
récits. Le bricolage du sens l’emporte sur l’allégeance à des Tchouk (26 ans) renvoient à sa passion pour les films de la
matrices symboliques unifiées comme l’étaient les cultures mafia japonaise. « J’aurais voulu être une yakusa » explique-­
d’origine de certains de ces signes. La narration personnelle t‑elle. Luce s’est fait tatouer un dragon à la mort de son père
est seule donatrice de sens. La signification des tatouages est « pour ne pas l’oublier. Personne ne le sait, même pas ma
reconstruite de toutes pièces puisque les sociétés auxquelles mère ». Puis les initiales des prénoms de ses frères qui ne
ils sont empruntés ont disparu ou sont intégrées de manière les ont pas vus non plus ; elle affiche également des roses et
plus ou moins heureuse à l’humanité-­monde. Ils participent une main de squelette. Elle souhaite que les significations de
du marché planétaire dont il est loisible de s’approprier les ces derniers tatouages restent secrètes. Chacun, à son image,
données en les reformulant à sa guise mais avec néanmoins raconte ainsi une histoire avec ses images cutanées, le motif
la volonté de se rattacher à une fiction grandiose. n’est qu’un « pré-­texte », mais fortement investi.

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Le monde à fleur de peau : sur le tatouage contemporain

Le tatouage affirme une singularité individuelle dans d’une rencontre fortuite si la confiance est établie. Anne-­
l’anonymat démocratique de nos sociétés, il permet para- Sophie, étudiante, exprime bien ce jeu de la dissimulation
doxalement de se penser unique et valable dans un monde calculée. Elle porte une marque au bas du dos qu’elle ne
où les repères se perdent et où foisonne l’initiative per- voit pas elle-­même. Mais « Quand le mec voit le tatouage,
sonnelle. Il attise le regard, accroche un look et attire l’at- il hallucine. Il ne s’y attend pas. De voir la réaction des
tention sur soi. Forme radicale de communication, entre mecs devant mon tatouage c’est quelque chose qui me fait
discrétion et affirmation, c’est une mise en valeur de soi délirer parce qu’il est bien caché. » À l’inverse, la déception
afin d’échapper à l’indifférence. Le tatoué sursignifie ce est immense s’il passe inaperçu : « L’autre fois, j’étais avec
qu’il entend être à travers son apparence. Le renforce- un mec, je me suis dit que j’allais lui faire remarquer mon
ment du sentiment de soi sollicite le recours à un signe piercing, mais sans lui dire. Et j’ai été déçue parce qu’il
adéquat, habilement déniché dans l’actuelle prolifération ne m’en a même pas parlé, alors je ne sais même pas s’il
des signes. Le tatouage donne une identité et une radicale l’a remarqué » (Sonia, 18 ans). Séduction pour les yeux, le
distinction ; sans lui, l’individu ne serait plus tout à fait le tatouage appelle aussi la main et le contact tactile, autre
même. Être soi devient un travail qui impose de posséder prétexte de rapprochement ou de caresses. Inducteur de
la panoplie requise. Dans un monde d’images, il faut se rencontre, il favorise la drague. Alexandra, 22 ans, étu-
faire image. La crainte est celle de l’indifférenciation, celle diante : « Je ne laisse pas n’importe qui toucher mon
de n’avoir rien de « remarquable », et donc de ne pouvoir tatouage ». Elle confesse le mettre en valeur quand elle a
être quelqu’un. envie de séduire quelqu’un dans une soirée.
Le tatouage est d’abord une forme d’embellissement
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choisie pour sa beauté, sa mise en valeur du corps, sa touche
d’originalité. À la fois objet privé et public, il est destiné à Mûrir par son tatouage
l’appréciation des autres, même s’il participe de l’intimité.
Élément courant de la construction de soi dans un monde Le tatouage accroît la confiance en soi, le mûrisse-
où il importe d’attirer l’œil avec un signifiant socialement ment personnel. D’où la jubilation qui accompagne sa
porteur. Forme démocratisée de body art, il incarne une mise en place. Il met symboliquement un terme à une
manière de mettre son apparence en scène en se construi- situation d’incertitude et opère un sentiment de maî-
sant symboliquement un personnage. La conviction de la trise de soi pour les plus jeunes. Il ritualise un événement
beauté du tatouage est, bien entendu, une raison première perçu comme significatif : obtention d’un diplôme, pre-
de sa pratique et de son évaluation. Bijou cutané, il doit mier boulot, succès professionnel, scolaire, universitaire,
être agréable à regarder ou à toucher. début ou fin d’une relation amoureuse, prénom ou ini-
La dimension érotique vise à attirer le regard ou la tiales de ses enfants, commémoration personnelle, mort
main. Si des inscriptions sexuelles agrémentaient le corps d’un proche, souvenir d’un voyage, affirmation d’une
des soldats, des marins ou des prostituées au début du valeur, etc. L’obtention du bac revient par exemple, sous
siècle, le tatouage est aujourd’hui plus discret. Il vaut pour une forme récurrente, dans les propos tenus par les jeunes
son motif et pour sa présence en certains lieux du corps : sur les circonstances entourant leur décision. Beaucoup
épaule, cuisse, fesse, pubis, sein, hanche, etc. S’il est des- de tatouages sont choisis pour symboliser le passage vers
siné en des lieux intimes, il est un secret susceptible d’être un autre moment de son existence. Il y a une incidence
partagé dans une relation amoureuse ou amicale ou lors sur le sentiment de soi, une injection intime de sens, mais

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le changement dépend de l’investissement psychique du Nombre de tatoués n’aimaient pas leur corps (manière
sujet, de ses attentes, de ses représentations. Le même signe de dire qu’ils ne s’aimaient pas) avant l’intervention du
est vécu par l’un comme un simple embellissement cor- tatoueur : en sortant de la boutique, ils avaient déjà l’im-
porel, pour d’autres il accompagne une expérience « spi- pression d’une remise au monde, d’avoir fait peau neuve.
rituelle » qui bouleverse leur vie, il est hommage à un ami Le tatouage procure alors une force intérieure, une matu-
ou à la mère ou le souvenir d’une expérience mémorable, ration, le sentiment d’une renaissance. Il est d’ailleurs
ou un signe d’admiration envers un sportif réputé, etc. souvent associé à un talisman contre les menaces de la
Il est régulièrement touché, palpé, etc., surtout dans les vie courante, un rappel de puissance personnelle. « Je me
moments de tension. Fortement investi, il calme, donne le trouve bien mieux maintenant. Je pense que les autres
recul ou la réassurance. doivent penser pareil. Pas parce que je me trouve plus
Il devient parfois un bouclier symbolique contre beau… Enfin, je ne sais pas. C’est une manière que j’ai
les menaces de la vie courante. « Je me sens plus sûr de d’assumer mon corps » (Sylvain, 19 ans, étudiant). « Mon
moi. J’ai l’impression aussi d’être moins timide. J’ai plus tatouage c’est personnel. J’avais honte physiquement de
de courage. Je ne sais pas pourquoi. Peut-­être qu’incon- mon corps. Jamais je me mettais en t-­shirt. J’avais tou-
sciemment j’accepte l’idée que le tatouage est réservé aux jours des manches longues, le pantalon jusqu’en bas des
gens forts et résistants » (Alex, 26 ans, infographiste). « Je jambes, même sur la plage. J’avais vraiment honte de mon
me sens plus sûre de moi, moins dépendante des autres. physique, de mon corps. À partir du moment où je me suis
Si j’ai envie de faire quelque chose ou de le dire, je le fais tatoué, les complexes ont disparu. J’ai osé me montrer »
plus facilement qu’avant. Avant j’étais beaucoup plus ren- (23 ans, tatoueur). « Je ne m’aime pas, je n’aime pas mon
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fermée. C’est bizarre ce que ça peut avoir comme résultat corps, mais au moins avec le tatouage j’ai l’impression qu’il
un simple tatouage. J’ai plus confiance en moi. C’était ma est plus beau. Il est plus féminin, plus sensuel. Mon corps
première décision importante. C’est le plus grand chan- a quelque chose qui fait que je m’aime un peu plus. Dans
gement apparu dans ma vie » (20 ans, étudiante). Marie-­ la relation avec mon copain, je le mets en valeur » (Lise,
Renée porte une fleur bleue tatouée sur la hanche gauche 22 ans, étudiante). « Après ma maladie, quand le médecin
et un piercing au nombril. Elle a fait son tatouage à un m’a dit que c’était fini, j’ai dessiné un phénix. Ce n’est pas
moment où son existence a bifurqué après un changement n’importe quel phénix, c’est le mien » (Salomé, 23 ans). Le
d’orientation dans ses études. « C’est alors que je me suis tatouage enveloppe le corps de narcissisme. Autour de lui,
vraiment trouvée. Je voulais marquer l’événement par l’image de soi se reconstruit de manière heureuse. Des
quelque chose qui me ressemble et qui soit un nouveau formes de restauration de soi s’établissent ainsi, souvent
départ. » L’épreuve de l’inscription sur le corps donne une sous l’égide de tatoueurs assumant – à leur insu ou en toute
mémoire concrète à un événement, confère le sentiment conscience – un rôle de passeur.
d’avoir accédé à une nouvelle version de soi. La douleur Le tatouage en ce qu’il arbore un emblème de soi
renforce encore sa valeur car il n’a pas été accompli sans rehausse le sentiment d’identité et procure enfin une
peine. sensation d’exister dans le regard des autres à travers la
Pour d’autres, il est aussi une forme de réconciliation survalorisation dont il est l’objet. Il donne enfin du corps
avec soi, avec l’image d’un corps un peu déprécié que cet au corps, il est perçu, non seulement comme faisant inté-
ajout vient en quelque sorte magnifier. Réparation d’une gralement partie de soi, mais comme en étant la part la
histoire personnelle où dominait la difficulté d’être soi. plus belle, la plus digne d’intérêt. Impossible d’être tout

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à fait soi sans la cristallisation identitaire qu’il opère. Des bon compromis. C’est discret, tu peux le cacher ». Les
tatoués présentant plusieurs motifs avouent spontané- tatoués sont de fins connaisseurs des rites d’interaction
ment faire parfois le terrible cauchemar de se retrouver et de la nécessité de ne pas trop ébranler les attentes de
sans leurs tatouages. Ils se réveillent angoissés et vérifient ceux qui comptent pour eux dans le milieu familial ou
s’ils sont encore là. Sans eux, ils ne s’appartiendraient plus. professionnel. Ils s’ajustent aux circonstances, s’habillent
différemment, dissimulent ou arborent leurs motifs selon
les environnements sociaux et les réactions qu’ils appré-
Attirer le regard hendent ou qu’ils souhaitent de la part de leur public du
moment.
Le tatouage appelle nécessairement le miroir de Le tatouage a une valeur identitaire intime s’il est dis-
l’autre, il est naïf de penser qu’ils ne sont faits que pour soi. cret et disposé en un lieu que masquent habituellement les
Il fabrique une esthétique de la présence, une touche d’ori- vêtements (sein, haut des cuisses, hanche, aine, cheville,
ginalité. La peau devient un écran et elle exige des specta- etc.). Dissimulé par la pudeur et les usages sociaux, il se
teurs, même triés sur le volet. L’individu qui observe son montre seulement lors des rencontres privilégiées – par
tatouage dans le miroir témoigne d’ailleurs de ce dédouble- exemple avec les partenaires lors de relations amoureuses
ment du regard, de cette manière de s’évaluer soi comme ou avec des proches avec qui l’on peut sans gêne franchir
un autre dans l’intimité. De manière courante revient la les limites de la pudeur. Mais si les vêtements le couvrent
nécessité d’un jeu de dissimulation ou d’exposition selon dans la vie courante, en revanche il peut être exposé avec
les circonstances pour éviter notamment l’opprobre sup- jubilation l’été sur les plages ou lors d’activités sportives ou
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posé des autres ou pour susciter leur attention. Avant un par les manières habituelles de s’habiller.
entretien d’embauche, des contacts avec des clients ou des Si le tatouage est placé en un lieu aisément visible – les
démarches avec l’administration, les tatouages sont par- doigts, les mains, les poignets, le cou ou même le visage –,
fois soigneusement recouverts de vêtements adéquats. Les il est alors clairement affiché comme une marque de dis-
témoignages sont incessants, illustrant leur statut sociale- tinction, voire de rébellion. La volonté de heurter les autres,
ment ambigu et la conscience aiguë chez leurs porteurs de de les troubler, est parfois présente. Les tatouages au visage
fragiliser leur position s’ils les affichent trop ostensible- sont des stigmates volontaires. L’individu se retranche déli-
ment en certains lieux. « J’essaie de ne pas trop montrer bérément des interactions rituelles dont il aurait pu bénéfi-
mon tatouage à mes collègues de travail, car je sais que cier. Il s’expose en permanence au jugement des autres. Au
cela pourrait choquer certaines personnes, j’évite donc de Québec, Zombie Boy, autrefois jeune en errance et laveur de
l’exposer, ça évite les commérages, surtout entre femmes. pare-­brise dans les rues de Montréal, le corps intégralement
Dans la vente il y a peu de personnes tolérantes concer- recouvert de tatouages, une tête de mort dessinée sur son
nant ce genre de choses. Je peux le mettre en valeur dans visage, a transformé à l’inverse son stigmate d’apparence en
les endroits où cela ne choque personne, par exemple si signe de valorisation. Il apparaît ainsi dans plusieurs clips
je sors en boîte ou dans un bar branché » (Marie, 27 ans). de stars de la chanson et participe à des défilés de mode.
Guillaume (21 ans, étudiant) s’est fait tatouer le logo du Le tatouage connaît aujourd’hui un engouement pla-
groupe Metallica sur le dos : « sur le bras, tu peux moins nétaire. Le corps nu semble devenir insupportable. Aux
le cacher, pour un boulot par exemple. J’avais pensé sur États-­Unis, un modèle de poupée Barbie possède désor-
les pectoraux, mais ça fait un peu bœuf. Le dos c’est un mais un tatouage. Il est un signe de ralliement nécessaire

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David Le Breton

au moment de l’adolescence, et ensuite un emblème de désormais l’actualité et implique en conséquence pour les
la jeunesse, omniprésent dans les spots publicitaires, les tatoueurs la nécessité commerciale de reproduire le même
magazines de mode, les reality shows, etc. Chaque sportif motif sur d’innombrables corps d’anonymes soucieux de
entend à présent se redoubler dans un logo dessiné sur sa s’approprier une parcelle de l’aura de leur vedette. Jack,
peau destiné à renforcer son personnage pour les médias. tatoueur entre Metz et Thionville, dit sa reconnaissance
Il devient difficile aujourd’hui à un sportif de haut niveau au football anglais d’avoir « démocratisé le tatouage dans
de ne pas se soucier de son look, de son image, et de ne pas le sport. Les nageurs comme Laure Manaudou ou Alain
afficher sa singularité à travers des tatouages aussi réputés Bernard n’ont fait que suivre le mouvement. Merci David
que lui et largement imités par ses supporters. Le show Beckham ». Le tatouage est devenu un fait de culture, il
business est lui aussi imprégné de cette nouvelle culture. témoigne d’une appropriation ludique de soi, même s’il
L’inscription d’une marque sur le corps d’un people fait tend aussi à devenir un produit de consommation courante.

R ÉFÉR ENCES BIBLIOGR APHIQUES

Collectif, Tatoueurs-­tatoués, Arles, Actes Sud, 2014. Müller, E., Une Anthropologie du tatouage contemporain. Par-
cours de porteurs d’encre, Paris, L’Harmattan, 2013.
Le Breton, D., La Peau et la trace. Sur les blessures de soi, Paris,
Métailié, 2011 [2003]. Rubin, A. (dir.), Marks of Civilisation, Los Angeles, Museum of
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Cultural History, 1988.
Le Breton, D., Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres
marques corporelles, Paris, Métailié, 2012 [2002].
Le Breton, D., Anthropologie du corps et modernité, Paris, Presses
universitaires de France, 2014.

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