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David Le Breton
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les biceps ou les torses masculins qui sont privilégiés, mais ultime, celle qui vaut pour l’individu lui-même, n’est plus
maints autres endroits du corps avec des motifs diversifiés, dans le texte originel. Elle relève d’une esthétique de la
notamment les cuisses, les mollets et, pour d’autres, plus citation et d’une fiction personnelle autour d’elles.
radicaux, le cou, le front ou les mains. Dans les sociétés traditionnelles, les tatouages ne sont
Dans nos sociétés où dominent l’image, le look et jamais une fin en soi, ils accompagnent de manière irréduc-
l’apparence, la peau se transmue en écran où projeter une tible des cérémonies collectives ou des rites d’initiation ;
identité rêvée en recourant aux innombrables modes de ils disent le franchissement d’un seuil dans la maturation
mise en scène suggérés par le marché ambiant. Quiconque personnelle, le passage à l’âge d’homme, l’accession à un
ne se reconnaît pas dans son existence peut intervenir sur autre statut social, l’entrée dans un groupe particulier, etc.
sa peau pour la façonner autrement et se donner une autre Ils sont un élément de la transmission, par les aînés, d’une
apparence. Agir sur elle revient à modifier l’angle de la orientation et d’un savoir pour les novices qui en bénéfi-
relation au monde. Des marques délibérément ajoutées se cient. Ils sont le moment corporel d’une ritualité plus large
muent en signes d’identité proposés à l’appréciation des qui les immerge dans leur groupe.
autres. Dans nos sociétés, les tatouages sont individuali-
La vague culturelle des marques corporelles est une sants et signent un sujet singulier dont le corps n’est pas
forme contemporaine d’invention de la tradition : elle relieur à la communauté et au cosmos comme il l’est dans
crée de l’inédit sur un fond ancien souvent issu de sociétés ces sociétés, mais est à l’inverse une affirmation de son
traditionnelles (Maori par exemple) dont la signification irréductible individualité. Ils relèvent d’une décision
est oubliée ou ignorée, elle en reformule les signes pour personnelle n’influant en rien sur le statut social, même
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Le tatouage affirme une singularité individuelle dans d’une rencontre fortuite si la confiance est établie. Anne-
l’anonymat démocratique de nos sociétés, il permet para- Sophie, étudiante, exprime bien ce jeu de la dissimulation
doxalement de se penser unique et valable dans un monde calculée. Elle porte une marque au bas du dos qu’elle ne
où les repères se perdent et où foisonne l’initiative per- voit pas elle-même. Mais « Quand le mec voit le tatouage,
sonnelle. Il attise le regard, accroche un look et attire l’at- il hallucine. Il ne s’y attend pas. De voir la réaction des
tention sur soi. Forme radicale de communication, entre mecs devant mon tatouage c’est quelque chose qui me fait
discrétion et affirmation, c’est une mise en valeur de soi délirer parce qu’il est bien caché. » À l’inverse, la déception
afin d’échapper à l’indifférence. Le tatoué sursignifie ce est immense s’il passe inaperçu : « L’autre fois, j’étais avec
qu’il entend être à travers son apparence. Le renforce- un mec, je me suis dit que j’allais lui faire remarquer mon
ment du sentiment de soi sollicite le recours à un signe piercing, mais sans lui dire. Et j’ai été déçue parce qu’il
adéquat, habilement déniché dans l’actuelle prolifération ne m’en a même pas parlé, alors je ne sais même pas s’il
des signes. Le tatouage donne une identité et une radicale l’a remarqué » (Sonia, 18 ans). Séduction pour les yeux, le
distinction ; sans lui, l’individu ne serait plus tout à fait le tatouage appelle aussi la main et le contact tactile, autre
même. Être soi devient un travail qui impose de posséder prétexte de rapprochement ou de caresses. Inducteur de
la panoplie requise. Dans un monde d’images, il faut se rencontre, il favorise la drague. Alexandra, 22 ans, étu-
faire image. La crainte est celle de l’indifférenciation, celle diante : « Je ne laisse pas n’importe qui toucher mon
de n’avoir rien de « remarquable », et donc de ne pouvoir tatouage ». Elle confesse le mettre en valeur quand elle a
être quelqu’un. envie de séduire quelqu’un dans une soirée.
Le tatouage est d’abord une forme d’embellissement
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le changement dépend de l’investissement psychique du Nombre de tatoués n’aimaient pas leur corps (manière
sujet, de ses attentes, de ses représentations. Le même signe de dire qu’ils ne s’aimaient pas) avant l’intervention du
est vécu par l’un comme un simple embellissement cor- tatoueur : en sortant de la boutique, ils avaient déjà l’im-
porel, pour d’autres il accompagne une expérience « spi- pression d’une remise au monde, d’avoir fait peau neuve.
rituelle » qui bouleverse leur vie, il est hommage à un ami Le tatouage procure alors une force intérieure, une matu-
ou à la mère ou le souvenir d’une expérience mémorable, ration, le sentiment d’une renaissance. Il est d’ailleurs
ou un signe d’admiration envers un sportif réputé, etc. souvent associé à un talisman contre les menaces de la
Il est régulièrement touché, palpé, etc., surtout dans les vie courante, un rappel de puissance personnelle. « Je me
moments de tension. Fortement investi, il calme, donne le trouve bien mieux maintenant. Je pense que les autres
recul ou la réassurance. doivent penser pareil. Pas parce que je me trouve plus
Il devient parfois un bouclier symbolique contre beau… Enfin, je ne sais pas. C’est une manière que j’ai
les menaces de la vie courante. « Je me sens plus sûr de d’assumer mon corps » (Sylvain, 19 ans, étudiant). « Mon
moi. J’ai l’impression aussi d’être moins timide. J’ai plus tatouage c’est personnel. J’avais honte physiquement de
de courage. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être qu’incon- mon corps. Jamais je me mettais en t-shirt. J’avais tou-
sciemment j’accepte l’idée que le tatouage est réservé aux jours des manches longues, le pantalon jusqu’en bas des
gens forts et résistants » (Alex, 26 ans, infographiste). « Je jambes, même sur la plage. J’avais vraiment honte de mon
me sens plus sûre de moi, moins dépendante des autres. physique, de mon corps. À partir du moment où je me suis
Si j’ai envie de faire quelque chose ou de le dire, je le fais tatoué, les complexes ont disparu. J’ai osé me montrer »
plus facilement qu’avant. Avant j’étais beaucoup plus ren- (23 ans, tatoueur). « Je ne m’aime pas, je n’aime pas mon
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à fait soi sans la cristallisation identitaire qu’il opère. Des bon compromis. C’est discret, tu peux le cacher ». Les
tatoués présentant plusieurs motifs avouent spontané- tatoués sont de fins connaisseurs des rites d’interaction
ment faire parfois le terrible cauchemar de se retrouver et de la nécessité de ne pas trop ébranler les attentes de
sans leurs tatouages. Ils se réveillent angoissés et vérifient ceux qui comptent pour eux dans le milieu familial ou
s’ils sont encore là. Sans eux, ils ne s’appartiendraient plus. professionnel. Ils s’ajustent aux circonstances, s’habillent
différemment, dissimulent ou arborent leurs motifs selon
les environnements sociaux et les réactions qu’ils appré-
Attirer le regard hendent ou qu’ils souhaitent de la part de leur public du
moment.
Le tatouage appelle nécessairement le miroir de Le tatouage a une valeur identitaire intime s’il est dis-
l’autre, il est naïf de penser qu’ils ne sont faits que pour soi. cret et disposé en un lieu que masquent habituellement les
Il fabrique une esthétique de la présence, une touche d’ori- vêtements (sein, haut des cuisses, hanche, aine, cheville,
ginalité. La peau devient un écran et elle exige des specta- etc.). Dissimulé par la pudeur et les usages sociaux, il se
teurs, même triés sur le volet. L’individu qui observe son montre seulement lors des rencontres privilégiées – par
tatouage dans le miroir témoigne d’ailleurs de ce dédouble- exemple avec les partenaires lors de relations amoureuses
ment du regard, de cette manière de s’évaluer soi comme ou avec des proches avec qui l’on peut sans gêne franchir
un autre dans l’intimité. De manière courante revient la les limites de la pudeur. Mais si les vêtements le couvrent
nécessité d’un jeu de dissimulation ou d’exposition selon dans la vie courante, en revanche il peut être exposé avec
les circonstances pour éviter notamment l’opprobre sup- jubilation l’été sur les plages ou lors d’activités sportives ou
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au moment de l’adolescence, et ensuite un emblème de désormais l’actualité et implique en conséquence pour les
la jeunesse, omniprésent dans les spots publicitaires, les tatoueurs la nécessité commerciale de reproduire le même
magazines de mode, les reality shows, etc. Chaque sportif motif sur d’innombrables corps d’anonymes soucieux de
entend à présent se redoubler dans un logo dessiné sur sa s’approprier une parcelle de l’aura de leur vedette. Jack,
peau destiné à renforcer son personnage pour les médias. tatoueur entre Metz et Thionville, dit sa reconnaissance
Il devient difficile aujourd’hui à un sportif de haut niveau au football anglais d’avoir « démocratisé le tatouage dans
de ne pas se soucier de son look, de son image, et de ne pas le sport. Les nageurs comme Laure Manaudou ou Alain
afficher sa singularité à travers des tatouages aussi réputés Bernard n’ont fait que suivre le mouvement. Merci David
que lui et largement imités par ses supporters. Le show Beckham ». Le tatouage est devenu un fait de culture, il
business est lui aussi imprégné de cette nouvelle culture. témoigne d’une appropriation ludique de soi, même s’il
L’inscription d’une marque sur le corps d’un people fait tend aussi à devenir un produit de consommation courante.
Collectif, Tatoueurs-tatoués, Arles, Actes Sud, 2014. Müller, E., Une Anthropologie du tatouage contemporain. Par-
cours de porteurs d’encre, Paris, L’Harmattan, 2013.
Le Breton, D., La Peau et la trace. Sur les blessures de soi, Paris,
Métailié, 2011 [2003]. Rubin, A. (dir.), Marks of Civilisation, Los Angeles, Museum of
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