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« SUR UN AIR LATINO ».

LE SUCCÈS DES TUBES HISPANOPHONES


DANS LA MONDIALISATION

Christophe Magis

CNRS Éditions | « Hermès, La Revue »

2020/1 n° 86 | pages 74 à 80
ISSN 0767-9513
ISBN 9782271134059
DOI 10.3917/herm.086.0074
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Christophe Magis
Université Paris 8 – Cemti

« Sur un air latino ».


Le succès des tubes hispanophones
dans la mondialisation
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Si l’identité culturelle n’est pas un instrument
pour mieux structurer le rapport des médias à une société,
elle tombe au rang de nourriture
pour les grands appareils médiatiques
qui la digèrent en folklore pittoresque.

A. et M. Mattelart et X. Delcourt,
La Culture contre la démocratie ?

La langue anglaise est incontestablement la langue 100 internationaux de la dernière vingtaine d’années se sont
véhiculaire des tubes musicaux planétaires. Mais face à cette glissés quelques tubes chantés dans cette langue. C’est le
domination, on trouve aussi quelques hits mondiaux – bien cas notamment de la chanson « Despacito1 », auquel aucun
plus rares  – dans d’autres langues. Une étude des chiffres individu normalement socialisé n’a pu échapper durant l’an-
de vente de singles par pays sur les deux dernières décen- née 2017 et qui s’est offert le record du titre le plus longtemps
nies (1996‑2018) montre souvent, à côté de l’omniprésence resté en tête du Billboard Hot 1002, détrônant un autre tube
des titres anglo-saxons, plusieurs succès dans la langue en espagnol ayant également connu un succès planétaire
nationale (ou une langue locale). Mais au-delà de l’anglais phénoménal vingt ans auparavant : la « Macarena ».
et des langues nationales, une autre langue offre toutefois L’évidence voudrait attribuer l’importance de l’espa-
des succès planétaires réguliers : l’espagnol. Dans les Top gnol dans les hits internationaux à la position dominante

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de cette langue dans le monde. Deuxième langue la plus auteurs allant jusqu’à y voir de quoi contrer le soft power
parlée, derrière le mandarin et devant l’anglais, dans des hollywoodien6.
pays ayant souvent un rayonnement culturel important, au L’hypothèse que nous voudrions poser est tout autre.
moins au niveau régional, il paraît normal à première vue Nous proposons de démontrer que, dans la mondialisa-
que la recherche de maximisation des audiences – straté- tion des tubes musicaux, la langue espagnole elle-même
gie essentielle des industries culturelles (Hesmondhalgh, est réduite à un signal, à l’instar d’un certain nombre
2013) – conduise à des productions chantées dans la langue d’autres sèmes musicaux (Middleton, 1990) plus ou moins
de Cervantès, et que de grands succès dans les pays hispa- clichés, destinés à produire le genre « latino » au sein de cet
nophones fassent quelquefois des succès internationaux. ensemble composite que Timothy Taylor (2014) appelle la
C’est l’hypothèse qui a été la plus abondamment diffusée Global Pop. Dans son essai « Sur la musique populaire »,
lors du succès de la chanson « Despacito ». Et plusieurs Adorno (2010) met au jour deux caractères essentiels des
commentateurs de rappeler également combien ces succès tubes musicaux : la « standardisation » et la « pseudo-
hispanophones ne sont pas nouveaux : ils avaient été pré- individualisation ». Le premier assure que chaque chan-
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cédemment invisibilisés par le piratage, mais les nouveaux son suive le schéma formel de toutes les chansons à succès
services de streaming musical leur donnent une toute nou- (même tempo, même métrique, mêmes structures harmo-
velle exposition3. Dans la foulée, un certain nombre de niques, même alternance des couplets/ponts, etc.) quand
figures ont appuyé le fait que le succès de « Despacito » le second a pour but de « camoufler le prédigéré », c’est-à-
obligeait à une réflexion profonde sur la reconnaissance dire, justement, de maquiller l’aspect standardisé d’un suc-
nouvelle à accorder à la culture hispanophone ou latino- cès au moyen d’effets et de gimmicks qui sont eux-mêmes
américaine, notamment aux États-Unis. L’acteur latino- répertoriables selon les fonctions –  limitées  – pour les-
américain John Leguizamo a par exemple rédigé en août quelles on peut les employer. Nous allons nous attacher à
2017 une tribune indiquant à quel point la sous-représen- montrer ici combien la langue espagnole peut représenter
tation des latino-américains dans la culture et les médias un de ces éléments de pseudo-individualisation susceptible
était intolérable, exhortant les membres de la communauté de convoquer un imaginaire particulièrement cliché.
hispanophone à utiliser les pouvoirs qui sont les leurs afin
de forcer le changement (en achetant de préférence les pro-
duits « latins » et en votant aux élections de mi-mandat de
2018 pour une meilleure représentation politique)4. De son Anatomie d’un succès
côté, la journaliste Luisita Lopez Torregrosa a invité à lire
le succès de « Despacito » en particulier, mais des artistes Harmoniquement, la chanson « Despacito » ne pro-
latino-américains en général, comme une revanche prise pose absolument rien de particulier. Construite sur un
par la communauté sur l’« Amérique de Trump », annon- enchaînement vi – iv – i – v inamovible (Bm – G – D – A),
ciatrice d’une meilleure intégration et acceptation de la elle utilise l’une des formules harmoniques les plus cou-
culture latine comme de la langue espagnole aux États- rantes de la musique populaire. Idem pour le tempo : 89 à
Unis et dans le monde5. Dans tous les cas, c’est surtout la la noire, pour des mesures à quatre temps, rien que de très
présence de la langue espagnole dans les hits qui est mise en commun ! Voilà pour la standardisation. Mais par quels
avant comme marque de cette percée de la culture latino- effets de pseudo-individualisation la chanson se distingue-
américaine et de sa nécessaire prise au sérieux – certains t‑elle ? Le premier est très remarquable : il s’agit d’une

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introduction au cuatro, petite guitare latine très jouée à d’autant plus important que ce qui est dit prend la forme
Puerto Rico. Outre que l’instrument donne une couleur d’une parade amoureuse : on est dans une situation de
très authentiquement latino-américaine dans la sonorité et drague lors d’une danse très « chaude » entre un homme et
dans le phrasé, la figure mélodique, sur un mode mineur une femme. Le premier couplet présente la scène : l’homme
harmonique, apporte des tensions que la grille standardi- y observe une femme et indique combien ses « yeux l’ap-
sée de la chanson ne prévoit pas. Mais cette figure ne sera pellent » au point que « ses sens en réclament davantage » et
pas développée davantage à partir de l’entrée de la ryth- qu’il « doit danser avec [elle] aujourd’hui ». Tout ce couplet
mique à [00:10], ce qui lui donne un côté très générique. prépare dans le texte le rapprochement tant pressenti, qui
On a l’impression d’un simple enchaînement de gammes, arrive… « doucement ». De fait, le ralentissement sur l’arri-
pour montrer la sonorité spécifique de l’instrument, avant vée du premier mot du refrain donne un effet très sensuel :
de revenir à des sonorités plus communes aux tubes inter- on peut sentir dans ce ralentissement la « douceur lente »
nationaux. Il faut toutefois reconnaître que l’arrangement des gestes évoqués. Le « canteur » (Hirchi, 2008) – i.e. l’équi-
est particulièrement léché en ce qui concerne les diffé- valent du « narrateur » pour les chansons, à distinguer du
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rentes sonorités qu’il associe : la rythmique utilise des sons chanteur qui l’interprète – dont le simple ordre émis réussit
synthétiques très typiques de la dance music (et des tubes à contrer ce tempo si mécaniquement imperturbable à tous
de musique commerciale en général) mais des accords et les autres moments de la chanson, donne ici une traduction
arpèges de guitare s’y ajoutent, donnant une sonorité plus musicale de ce qu’il faut ressentir dans la parade amoureuse,
authentique, renforcée par les percussions, qui concentrent légitimant ainsi l’association créée par la chanson entre
tous les instruments percussifs susceptibles d’être présents l’hispanité et le caractère torride de la soirée de danse et de
dans les musiques latino-américaines (congas, claves, caba- drague. Dans sa chanson, cristallisant plusieurs tropes de
sas, timbales, woodblock, etc.) dont certains ne font que ce que serait la latinité, le canteur montre combien il sait y
des apparitions très rares dans la chanson mais soulignent faire : il ne se contente pas de déclarer sa capacité à produire
tel ou tel moment des couplets ou des refrains. une tension sexuelle par-dessus le mouvement musical mais
L’essentiel de la pseudo-individualisation de la chan- le prouve également, dans le rapport texte/musique.
son consiste donc en un ensemble de techniques pour « lati-
nifier » cette grille autrement très commune. Le fait que la
chanson soit chantée en espagnol semble alors tomber sous
le sens. Plusieurs effets sont employés afin de mettre le texte
La langue espagnole comme procédé
et sa langue particulièrement en valeur, à commencer par un de pseudo-individualisation
rapport texte-musique particulièrement flagrant : le début
des refrains est en effet le seul endroit où le tempo s’autorise L’écoute d’autres succès de la catégorie « latino » des
un petit flottement, lorsque le chant indique chaque syllabe dernières décennies montre le caractère standardisé des
du titre de manière très claire et détachée, « des-pa-cito ». procédés mêmes de pseudo-individualisation : ce sont
L’effet est d’autant plus saisissant que, « despacito » signi- à peu près toujours les mêmes éléments qui reviennent.
fiant « doucement », ce ralentissement catapulte musicale- Guitares acoustiques (quelquefois classiques) ponctuant
ment l’auditeur dans le registre de ce qui est dit et tend à les couplets de petites phrases sur le mode mineur harmo-
légitimer le savoir-faire de celui qui dit (qui paraît réussir, nique, par-dessus des grilles autrement plus génériques,
par la simple force de sa volonté, à ralentir la musique). C’est percussions spécifiques (congas, cabasas, sifflets, cloches,

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etc.), sections de cuivre évoquant tantôt la sonorité d’un le titre de petites phrases mélodiques, le rythme de salsa ou
mariachi band, tantôt celle d’un groupe de salsa. Parmi les la section de trompette, échantillonnée du titre « Amores
succès de la musique commerciale, toute chanson en espa- Como El Nuestro », enregistré par le chanteur de salsa Jerry
gnol se doit de rappeler tous ces « hispanosèmes », associés Riviera en 19929. Et ce, dès le couplet introductif :
dans les textes à la danse, à la fête, à des comportements
extrêmes (consommation d’alcool ou de stupéfiants) et aux I never really knew that she could dance like this
rapprochements romantiques virils et sensuels. Et la sono- She makes a man wants to speak Spanish
rité de la langue espagnole, par son association répétée à ces Como se llama (si)
tropes dans les tubes de l’industrie culturelle, finit par entrer Bonita (si)
elle-même dans ces procédés de pseudo-individualisation. Mi casa, su casa (Shakira Shakira)
Un titre illustre tout à fait cet argument  : chanté en fran-
çais, il emploie l’espagnol comme un signal supplémentaire, Je n’ai jamais réalisé qu’elle pouvait danser comme ça
parmi d’autres pseudo-individualisations musicales, censé Elle donne aux hommes l’envie de parler espagnol
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évoquer cette latinité. Issu du deuxième album studio de Como se llama (si)
Lorie, « Sur un air latino7 » est à ce jour le titre le plus vendu Bonita (si)
de la chanteuse. Il présente musicalement un ensemble d’élé- Mi casa, su casa
ments de coloriage signifiant les vacances (bruits de vagues
au tout début du titre) et la fête, qu’il associe avec le monde Langue espagnole convoquant une latinité à nou-
hispanique (ouverture par un air de guitare acoustique, veau réduite à la danse et la sensualité qu’elle induit : les
suivie par des cuivres « à la cubaine ») et ces éléments sont paroles qui suivent sont encore plus claires à ce niveau,
redoublés dans le texte. Ce dernier ajoute ainsi l’évocation parlant de « l’attraction, la tension » entre les deux pro-
de la danse (« mon corps commence à se déhancher »), de la tagonistes, femme et homme, notamment lorsque ce der-
chaleur (« sur un air latino, il fait toujours très chaud »), de nier « voit ton corps bouger, et ça me rend dingue ». Voilà
l’alcool et de rapports hommes-femmes très polarisés (« un comment, dans les tubes de la culture corporate (Negus,
zeste de téquila et me voilà señorita » ; « quand il s’approche 1999), la langue espagnole intervient, comme un gimmick
de moi, j’me la joue sexy, holà ! Moi, j’aime ça et hasta la sonore supplémentaire parmi la palette des techniques de
vista ! »). Et on voit bien, à nouveau, comment cette utilisa- pseudo-individualisation.
tion de mots hispanophones dans une chanson en français
redouble l’association nécessaire entre l’espagnol et cet ima-
ginaire « latino » – qui caractériserait d’ailleurs l’« air » de la
chanson dans la manière qu’a le refrain de s’expliquer lui-
Les langues dans la culture
même. On retrouve exactement le même fonctionnement commerciale globalisée
dans d’autres tubes « latino » comme le célèbre « Hips don’t
lie8 » de Shakira et Wyclef Jean, également à ce jour le titre le En parlant du succès de la chanson « Despacito »,
plus vendu de la chanteuse colombienne. Là encore, même Leila Cobo, responsable de la rubrique « Latin » du maga-
utilisation de la langue espagnole, au sein d’une chanson en zine Billboard rappelle qu’« alors qu’on pourrait considé-
langue anglaise, comme signifiant la latinité au même titre rer la culture latine comme faisant désormais partie de la
que les guitares acoustiques « façon flamenca » parsemant culture mainstream, il est très inhabituel qu’une chanson

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dans une autre langue [que l’anglais] – l’espagnol, le fran- tubes internationaux. Alors que la foule réclamait qu’il
çais, etc. – soit diffusée sur les radios mainstream [améri- chante « Despacito », le chanteur canadien a révélé qu’il
caines]. C’est pourquoi l’accomplissement de Despacito est ne connaissait pas les paroles et ne savait pas parler espa-
si remarquable10 ». Quel est cet accomplissement ? Au-delà gnol. Qu’à cela ne tienne, le voici remplaçant les paroles :
de qualités spécifiques de la promotion et de l’arrangement, « Despacito / Bla blabla, I ate a burrito », « I don’t know the
on voit surtout combien, après d’autres, la chanson a réussi words so I’ll say “Dorito” », etc.
à capter un air du temps particulier : celui de l’impérialisme Difficile alors de voir dans le succès de la chanson ne
ordinaire qui a posé, tant dans l’imaginaire que dans la réa- serait-ce qu’un premier jalon d’une reconnaissance de la
lité, une division internationale du travail où celui qui est « culture latine », tant en Amérique du Nord que dans le
« latino » – i.e. qui parle un sabir roman où les mots termi- reste du monde. Dans les divisions bureaucratiques des
neraient par « os » et « as » – serait responsable de la fête, départements éditoriaux des maisons de disque, la «  culture
du bar, de la piscine et de la sensualité. La chanson semble latine » n’est qu’un label pour rassembler une sorte de sur-
être à elle seule un condensé parfait de tous ces signaux du genre qui se caractériserait par des textes en spanglish par-
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« latino » ; la langue espagnole dans laquelle elle est chan- lant de filles et de danse, des arpèges de guitares « façon
tée est ainsi elle-même l’un des déclencheurs les plus évi- flamenca » sur des beats langoureux susceptibles au mieux
dents de cet imaginaire. Dans une interview, le chanteur du d’égayer les soirées-téquila estudiantines. Qu’une partie de
titre, Luis Fonzi, semble d’ailleurs lui-même admettre ce ce sur-genre soit produite par des multinationales ayant
secret : « la clé pour “Despacito” est sa joie de vivre, qu’elle leurs quartiers généraux en Amérique latine n’enlève rien
donne envie de danser, de vivre, même si on ne comprend au fait qu’il n’intègre aucune particularité culturelle natio-
pas les paroles11 ». L’hispanité réduite à sa fonction-sum- nale véritable, sauf à en faire un cliché susceptible de servir
mer-party… Que la maison de disques Universal s’est d’ail- de pseudo-individualisation. Ce sur-genre ne se maintient
leurs empressée de seconder d’une version avec le chanteur que comme image mythique du « latino » à base de fête, de
anglophone Justin Bieber12, en traduisant notamment le chaleur, d’alcool, de baignades et d’amours légères et sen-
passage final (chanté en anglais par le chanteur original, suelles sur des mots susurrés dans une langue qui, comme
Luis Fonzi) : on l’a vu, doit suffire si elle se rapproche assez des sono-
rités hispaniques pour l’oreille non hispanophone. Ainsi
Despacito un autre titre très célèbre au cours de l’été 2011, « Danza
This is how we do it down in Puerto Rico Kuduro15 », chanté en portugais, remplit probablement
I just want to hear you screaming « ¡Aye Bendito! » une fonction similaire de signification du « latino » – pour
un texte qui liste d’ailleurs également les différents clichés
Despacito nécessaires au sur-genre et que nous avons passés en revu
C’est comme ça que cela se passe à Porto Rico au long de cette section. Il n’y a qu’à voir certains analystes
Je veux juste t’entendre crier « ¡Aye Bendito13! » le comparer à « Despacito » ou à d’autres chansons du
répertoire « latin »16 !
Lors d’un concert dont on trouve facilement des
vidéos amateur sur YouTube14, Justin Bieber a d’ail-
leurs révélé de manière paradigmatique cette fonction « We No Speak Americano ! »17, disait le titre d’un
mythique de la sonorité de la langue espagnole dans les tube célèbre de 2010, dans lequel un couple de producteurs

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australiens reprenait une chanson napolitaine du milieu pas l’anglais, d’élément de « pseudo-individualisation »
des années  1950. Les succès de la musique commerciale pour maquiller ce standard et, en l’occurrence, de signi-
n’en ont pas tous besoin, tant qu’ils parlent un langage fiant musical pour ce qui justement serait un « en dehors »
musical corporate transnational largement standardisé où de la culture du monde des affaires que, le reste du temps,
la langue même des chansons peut servir, quand elle n’est la langue anglaise matérialise.

NOTES

1.  Luis Fonzi et Daddy Yankee, Despacito (3’47), CD single, label : 8.  Shakira et Wyclef Jean, « Hips don’t lie » (3’38), album : Oral
Universal Latin, 2017. Fixation vol. 2, label : Sony-Epic, 2006.
2.  Classement hebdomadaire du magazine Billboard, reconnu 9.  Jerry Riviera, « Amores Como El Nuestro » (5’00), album :
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comme le standard de l’industrie musicale pour ce qui Cuenta Conmigo, label : Sony, 1992.
concerne les ventes de singles. Il est effectué à partir des 10.  « Luis Fonsi And Daddy Yankee To Perform “Despacito” On The
ventes physiques et numériques, du streaming musical et de la Voice Finale As Hit Soars In Music Charts », Forbes, mai 2017.
diffusion radiophonique pour le territoire américain, d’après les 11.  Cf. L. Vinogradoff, « Despacito, anatomie d’un succès », Le
statistiques Nielsen Soundscan et Arbitron. Monde, 26  juil. 2017. En ligne sur : <www.lemonde.fr/big-
3.  Cf. M. Arbona-Ruiz, « The “Despacito” Effect: The Year Latino browser/article/2017/07/26/despacito-anatomie-d-un-succes_
Music Broke the Charts », NBC News, 25 déc. 2017. En ligne sur : 5165227_4832693.html#wwXsbGPZW8sbcTkV.99>, page consultée
<www.nbcnews.com/news/latino/despacito-effect-year-latino- le 19/03/2020.
music-broke-charts-n830131>, page consultée le 19/03/2020. 12.  La « Macarena » avait également connu en 1996 une version
4.  J. Leguizamo, « From Music to Movies to TV, Latinos Are avec une partie des paroles en anglais, ce qui lui avait permis
Widely Underrepresented –  And I’m Done With It », tribune d’atteindre les sommets du Billboard Hot 100.
de John Leguizamo, Billboard, août 2017. En ligne sur : <www. 13.  Dans la version originale, en espagnol, ce passage était à la fois
billboard.com/articles/columns/latin/7942283/john-leguizamo- plus explicite et plus métaphorique : « Faisons-le sur une plage de
essay-latin-underrepresentation-music-movies-vmas- Porto Rico / Jusqu’à ce que les vagues s’écrient “Aye Bendito” ».
despacito-snub>, page consultée le 19/03/2020. 14.  Cf. <www.youtube.com/watch?v=ZrwMeslmeRY>, page consultée
5.  L. Lopez Torregrosa, « As ’Despacito’ Wins Over Trump’s le 19/03/2020.
America & The World, It’s Time for Hollywood to Get With 15.  Lucenzo, Danza Kuduro (3’19), CD single, label : EMI/Virgin, 2011.
It », Billboard, juillet 2017. En ligne sur : <www.billboard. 16.  Cf. R. Joffred, « Weekly Billboard Theory – Despacito », Medium,
com/articles/columns/latin/7880952/despacito-hollywood- 11 mai 2017. En ligne sur : <medium.com/that-good-you-need/
trump-america-film-television-industry>, page consultée le weekly-billboard-theory-despacito-76359531a492#.foea06sya>,
19/03/2020. page consultée le 19/03/2020.
6.  R. Long, « The Soft Power of Hollywood Is, In Fact, Pretty 17.  Yolanda Be Cool et DCUP, We No Speak Americano (4’29), CD
Mushy », The National, 1er juin 2017. single, label : Sweat It Out!, 2010.
7.  Lorie, « Sur un air latino » (3’31), album Tendrement, label :
Sony-Epic, 2003 (2e ed.).

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R ÉFÉR ENCES BIBLIOGR APHIQUES

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radio, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2010. University Press, 1990.
Hesmondhalgh, D., The Cultural Industries, Londres, Sage, 2013. Negus, K., Music Genres and Corporate Cultures, Londres,
Psychology Press, 1999.
Hirschi, S., Chanson. L’art de fixer l’air du temps, Paris, Les Belles
Lettres, 2008. Taylor, T., Global Pop. World Music, World Markets, New York,
Routledge, 2014.
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