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3. Politiques du corps ?

Frédéric Laupies, Christophe Cervellon


Dans Major 2017, pages 101 à 118
Éditions Presses Universitaires de France
ISBN 9782130750239
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

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Politiques du corps ?

Mais le corps n’est pas simplement vécu en première personne. Il est aussi
l’objet, voire le sujet, de politiques diverses, à la croisée d’une pluralité sans
doute irréconciliable de stratégies discursives, médicales, politiques ou juri-
diques. Le corps est politique, non pas simplement au sens où il existerait un
« corps politique » dans la philosophie politique classique, ou qu’il serait une
métaphore équivoque d’une communauté humaine, comme nous l’avons déjà
vu en première partie (voir « Le corps : “métaphore vive” ou “individu
vague” ? », p. 42), mais au sens où la politique est d’abord l’affaire du corps,
laisse sur les corps eux-mêmes la trace de ses logiques de pouvoir, les distribue
socialement, les distingue selon leur sexualité, rêve ou défend de les transfor-
mer. Dans La Colonie pénitentiaire, Kafka imagine ainsi une machine qui
grave continuellement sur la peau des condamnés la loi à laquelle ils ont
désobéi, jusqu’à ce que mort s’ensuive…
Le corps est certes une réalité biologique, mais il s’inscrit aussi, comme nous
l’avons dit (voir « La “chair” : l’écart et l’excès », p. 92) dans un « dehors »,
dans un monde de significations qu’il ne cesse en retour d’« incorporer ».
Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce
sens qu’il n’est pas un mot qui ne doive quelque chose à l’être simplement biolo-
gique, et en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne
de leur but les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de
l’équivoque qui pourrait servir à définir l’homme.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 877.

Pour Merleau-Ponty, c’est toujours à partir du corps sensible que nous


produisons du sens, et nous pourrions réciproquement ajouter que les corps
se disent dans des discours qui, comme tout discours, supposent des
« manières de dire », impliquent un langage commun qui n’est pas sans équi-
voque, sous-entendus, valeurs symboliques ou visées régulatrices assumées ou
inconscientes aux locuteurs eux-mêmes. S’il y a une prose du monde, c’est au
double sens objectif et subjectif du génitif : c’est depuis le monde des corps

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que nous parlons, c’est peut-être même le corps qui donne à notre langage la
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dynamique vivante de nos métaphores (voir « Le corps : “métaphore vive”
ou “individu vague” ? », p. 42), et, en parlant, nous ne cessons d’inscrire le
monde des corps dans des processus signifiants et symboliques qui les
« blasonnent » et les représentent selon des normes qui ne sont pas simple-
ment esthétiques mais aussi culturelles (voir « Sens organique et sens esthé-
tique du corps », p. 32).
Il y a donc peut-être comme un « chiasme », pour reprendre le vocabulaire
merleau-pontien, entre les mots et les corps : le monde des corps est la source
du langage, et réciproquement les « formes symboliques » du langage (Cassi-
rer) « découpent » aussi les corps selon des « patrons » qui témoignent, direc-
tement ou indirectement, d’une certaine manière de « penser » ou de
« classer » les êtres qui n’est pas sans effets de pouvoir sur le ou les « corps
politiques ».

Le « double » et le « simple » corps du Roi

La dimension politique du corps est notamment évidente dans la fiction


des « deux corps du Roi », en France et en Angleterre, que le grand historien
Kantorowicz a magistralement analysée en 1957 dans The King’s Two Bodies.
A Study in Medieval Political Theology 1. Comme l’écrit le juriste Plowden
sous le règne d’Élisabeth Ire d’Angleterre :
Le roi a en lui deux corps, c’est-à-dire un corps naturel et un corps politique. Son
corps naturel, considéré en lui-même, est un corps mortel, sujet à toutes les infirmi-
tés qui proviennent naturellement ou par accident, à l’imbécillité de l’enfance ou du
grand âge […]. Mais son corps politique, qui ne peut être vu ou touché, qui consiste
en la police et le gouvernement, fait pour la direction du peuple et la gestion du
bien public, ce corps est entièrement exempt de l’état enfantin ou sénile […]. Pour
cette raison, ce que le roi fait par son corps politique ne peut être invalidé par
aucune incapacité du corps.

Tout le monde connaît la formule « Le roi est mort, vive le roi ! », qui
signifie qu’en réalité « le roi ne meurt jamais ». Mais cette théorie des deux
corps du roi est souvent bien mal comprise : d’abord, il ne s’agit pas d’une
métaphore, mais d’une fiction, ce qui est bien différent ; ensuite, cette fiction
est-elle même une « fiction dans la fiction », celle qui cherche à distinguer
entre une multiplicité naturelle d’individus et les institutions qui donnent

1. Ernst H. Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Medieval Political Theology (1957),
Princeton University Press, 2016 ; trad. fr. Jean-Philippe, Nicole Genet et Albert Kohn, Les
Deux Corps du roi : essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2000.

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corps et visage à un groupe humain ; enfin, cette fiction n’est pas sans ambi-
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guïté, elle a connu des réussites et des échecs, mais elle n’est jamais parvenue
à s’imposer, comme le montre Alain Boureau dans Le Simple Corps du roi,
l’impossible sacralité des souverains français 1, ni en Angleterre ni en France.
Surtout, elle a pu se retourner contre les souverains eux-mêmes, au moment
où la mortalité et la faiblesse irréductibles du « simple corps » du roi, celui
par exemple que l’on guillotinera le 21 janvier 1793, sont entrées en trop
violente contradiction avec les « attendus » de la théorie. On tuera Charles Ier
d’Angleterre « au nom du roi, ce Roi politique qu’il a trahi 2 ». En fait, pour
Alain Boureau, il faut peut-être même resituer cette fiction dans une double
histoire au long cours, celle d’une volonté de « sacralisation » de la personne
royale jusque dans la mort (qui culminera avec l’enterrement de François Ier
en 1547), et la promotion ambiguë du corps dans sa matérialité irréductible
depuis la grande peste noire de 1348 jusqu’à la Révolution.
Il ne faut pas croire que la théorie des deux corps du roi n’est qu’une
métaphore, ou une image, que l’on pourrait retrouver dans n’importe quelle
aire culturelle. On peut en effet toujours distinguer, comme le fait Sénèque,
entre l’homme, et son existence corporelle, et la fonction qui se réalise par et
dans ce corps : « […] il y a deux personnes dans le pilote, l’une qui est com-
mune à tous ceux qui montent sur le navire, l’autre qui lui est propre : il est
le pilote 3. » Il va de soi aussi que la continuité du pouvoir est essentielle à
tout groupe humain : on ne peut pas cesser de « lever » l’impôt lorsque le
Prince est mort : l’administration ou les forces de l’ordre (qui font régner la
paix civile) ne s’interrompent « normalement » jamais, et on ne saurait imagi-
ner ici de solution de continuité sans risque grave pour l’ensemble du
« corps » social. Mais la théorie des « deux corps » du roi est plus précise,
comme le montre Kantorowicz. Lorsqu’il a fallu théoriser au haut Moyen
Âge le concept de « souveraineté », la liturgie chrétienne offrait des concepts
immédiatement disponibles : le Roi n’était-il pas comme le Christ, tête à la
fois transcendante et immanente au corps de l’Église comme l’expliquait saint
Paul (voir « Le corps “métaphore vive” ou “individu vague” ? », p. 42) ? Mais
une telle conception de la souveraineté ne pouvait guère plaire aux théolo-
giens ni à la papauté, soucieuse au contraire d’affirmer sa propre supériorité
sur les pouvoirs terrestres. On pouvait aussi concevoir le roi, selon le droit
romain, comme lex animata, comme une « loi vivante », ce qui conduisait, de
manière très « classique », à sacraliser la fonction mais non pas la personne
royale en tant que telle. Mais la théorie des « deux corps » du roi suppose
une construction complexe et inventive des légistes royaux. Il est vrai qu’à
partir du XIIe siècle se développent partout en Occident des « corporations »

1. Alain Boureau, Le Simple Corps du roi, l’impossible sacralité des souverains français, Paris,
Éditions de Paris, 1988.
2. Ibid., p. 17.
3. Sénèque, Lettre, 85.

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(on pensera en anglais au corporate body – la personne morale – mais aussi


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au corporate company – l’entreprise), des communautés d’hommes liés par
des règlements précis (exemplairement l’Université de Paris, où les « clercs »
suivent leurs propres « statuts » reconnus par la Charte de Philippe Auguste,
ou encore les « guildes » corporatives de marchands) pour lesquelles il faut
reconnaître des statuts juridiques particuliers. Dès lors,
une métaphore organique, celle qui représente la société humaine comme un corps
détourne les références théologiques (l’Église se dit déjà corps mystique du Christ)
et juridiques (les « corporations »). Le souverain se loge aisément à la tête de ce
corps. Enfin, à partir du XIVe siècle, sous la pression des besoins nouveaux de l’État
(fiscalité permanente, représentation diplomatique, armée, etc.) […], la souveraineté
crée, à partir de la métaphore corporelle, la fiction de la perpétuité dynastique […].
Alain Boureau, Le Simple Corps du roi, op. cit., p. 18.

En fait, une métaphore (celle du corps social) recouvre, selon une


incroyable fiction, le corps bien réel du roi, en tant que celui-ci est, notam-
ment, capable de procréer. Comme le remarque Kantorowicz, cela ne conduit
en réalité à aucune sacralisation immédiate du corps mortel du roi, parce que
toute la théorie est précisément une « formation discursive », une « série de
fictions articulées (théologiques, juridiques, philosophiques) » qui a pour but
de légitimer le pouvoir « par et dans le langage » 1.
Mais on remarquera trois choses : d’abord, ce n’est pas le roi qui produit
ce discours, mais des « légistes », et non pas « un » légiste, mais une multipli-
cité de juristes qui produisent une multiplicité de discours qui se croisent et
se décroisent autour d’un même centre théorique. Ensuite, ce discours induit
des pratiques : les rois vont vouloir faire coïncider la réalité du sacre et des
funérailles, jusqu’à imaginer des « effigies » (exemplairement avec Fran-
çois Ier) tenant lieu, lors de son propre enterrement, du corps royal encore
fictivement présent avant la prise du pouvoir par le Dauphin. Le corps mort
est encore symboliquement vivant. Le discours se « matérialise ». Troisième-
ment, la théorie n’est pas une métaphore, qui n’aurait d’existence que par et
dans le langage, mais une fiction juridique à l’intérieur d’une fiction plus
générale, celle qui distingue le pouvoir qui unifie le corps politique (qui lui
donne son unité réglée) et la multiplicité des individus qui composent ce
« corps » artificiel. On pensera ici au début célèbre du Léviathan, où Hobbes
(1588-1679), par analogie avec le corps humain, voit dans le pouvoir l’unité
qui donne vie à une multiplicité d’individus isolés, selon un modèle mécanique
qui ressemble beaucoup à celui de son contemporain Descartes :
La nature (l’art par lequel Dieu a fait le monde et le gouverne) est si bien imitée
par l’art de l’homme, en ceci comme en de nombreuses autres choses, que cet art

1. Alain Boureau, Le Simple Corps du roi, op. cit., p. 19.

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peut fabriquer un animal artificiel. Car, étant donné que la vie n’est rien d’autre
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qu’un mouvement de membres, dont le commencement est en quelque partie princi-
pale intérieure, pourquoi ne pourrions-nous pas dire que tous les automates (des
engins qui se meuvent eux-mêmes, par des ressorts et des roues, comme une montre)
ont une vie artificielle ? Car qu’est-ce que le cœur, sinon un ressort, les nerfs, sinon
de nombreux fils, et les jointures, sinon autant de nombreuses roues qui donnent du
mouvement au corps entier, comme cela a été voulu par l’artisan. L’art va encore
plus loin, imitant cet ouvrage raisonnable et le plus excellent de la Nature, l’homme.
Car par l’art est créé ce grand LÉVIATHAN appelé RÉPUBLIQUE, ou ÉTAT (en
latin, CIVITAS), qui n’est rien d’autre qu’un homme artificiel, quoique d’une sta-
ture et d’une force supérieures à celles de l’homme naturel, pour la protection et la
défense duquel il a été destiné, et en lequel la souveraineté est une âme artificielle,
en tant qu’elle donne vie et mouvement au corps entier, où les magistrats et les
autres officiers affectés au jugement et à l’exécution sont des jointures artificielles, la
récompense et la punition (qui, attachées au siège de la souveraineté, meuvent chaque
jointure, chaque membre pour qu’il accomplisse son devoir) sont les nerfs, et [tout]
cela s’accomplit comme dans le corps naturel : la prospérité et la richesse de tous les
membres particuliers sont la force, le salus populi (la protection du peuple) est sa
fonction, les conseillers, qui lui proposent toutes les choses qu’il doit connaître, sont
la mémoire, l’équité et les lois sont une raison et une volonté artificielles, la concorde
est la santé, la sédition est la maladie, et la guerre civile est la mort.
Thomas Hobbes, Léviathan (1651), Introduction.

Tout ce qui est artificiel (comme l’État) est en même temps naturel, affir-
mait déjà Descartes, et ce qui est présenté comme une analogie (entre deux
ordres de réalités hétérogènes, qualitativement distinctes), peut être pris
comme une simple comparaison, voire superposition, dans un même ordre de
réalités (selon une différence quantitative du plus au moins). La politique ne
fait jamais qu’intégrer, à un niveau supérieur, celui du corps politique, les
mécanismes qui sont déjà à l’œuvre dans les corps individuels (voir le De
corpore de Hobbes). Mais la théorie des « deux corps » du roi va plus loin :
il ne s’agit pas de voir dans l’unité du pouvoir ce qui donne vie et unité au
corps, mais de voir dans le corps naturel du souverain l’incarnation d’un
corps politique artificiel. Le souverain, dans sa réalité charnelle, donne la vie
au corps politique, mais en retour le corps politique, dans sa dimension artifi-
cielle, donne l’éternité au souverain. Mais comme le remarque Alain Boureau,
une telle théorie ne s’est jamais vraiment imposée et c’est au nom du corps
éternel du Souverain que l’on contestera le corps naturel et mortel du Roi,
« constamment et désespérément simple 1 ».
Car dans le même temps, tout se passe comme si l’Occident avait une sensi-
bilité nouvelle au corps propre, comme si, après la grande peste noire qui a

1. Alain Boureau, Le Simple Corps du roi, l’impossible sacralité des souverains français, op. cit.,
p. 23.

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saigné et traumatisé l’Occident, puis les grands troubles civils (les « écor-
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cheurs » sous Jeanne d’Arc), les hommes prenaient une conscience nouvelle
de leur « ipséité corporelle 1 ». On pensera ici à l’âge de la dissection (voir
« Viande, cadavre et désincarnation », p. 13), à la promotion nouvelle du
corps chez Montaigne (voir « Le corps : l’absolu et la relation », p. 25), ou
encore aux « blasons » du corps humain (voir « Sens organique et sens esthé-
tique du corps », p. 32). Le corps existe, avec sa présence irréductiblement
charnelle, et donc avec ses faiblesses : la fiction ne résiste pas à la réalité du
corps royal, qui cherche, exemplairement sous Louis XIV, à théâtraliser sa
présence et son intégrité, même dans l’agonie. Au-delà de toutes les diffé-
rences sociales, nous avons un même corps, et cette corporéité partagée est
un principe d’homogénéisation. Le corps est ce qui nous réunit, parfois
malgré nous : le bourreau a le même corps que le roi, et cette proximité n’est
pas sans danger : personne n’est « intouchable » (pour prendre un terme de
la culture indienne). Réciproquement, la peine que subit le criminel qui a
cherché à tuer le roi est comme le reflet inversé du corps royal. En s’attaquant
au souverain, le crime de lèse-majesté (crimen majestatis), non pas compris
comme le faisait le juriste Ulpien (170-220) comme un attentat « contre le
peuple romain et sa sécurité », mais comme une atteinte à la vie du Roi,
s’attaque au corps politique dans son entier et mérite donc de subir les pires,
voire tous les supplices que prévoit la Loi : « […] le supplice appliqué en cas
de lèse-majesté suit une mise en scène complexe et spectaculaire, qui inverse
exactement la mise en pièces funéraire du corps royal éviscéré, embaumé,
redoublé d’une effigie 2 ». On ne lit pas sans horreur les détails du supplice
interminable de Ravaillac. Le corps est un principe d’égalité, et (peut-être en
conséquence) dans les corps individuels, celui du roi ou celui du régicide,
prétend s’inscrire toute une symbolique du pouvoir : le pouvoir prétend
prendre corps dans nos corps.

Les corps sont-ils purement discursifs ?

Mais ne peut-on pas précisément radicaliser cette thèse ? Dans quelle


mesure le corps n’est-il pas toujours l’objet de pratiques de pouvoir qui ren-
voient elles-mêmes, nécessairement, à un certain régime culturel ou à ce que
Foucault appelle un « ordre du discours » ? Foucault, au début de Surveiller
et Punir. Naissance de la prison 3 retrace longuement le supplice (atroce) de

1. Ibid., p. 48.
2. Ibid., p. 59.
3. Michel Foucault, Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

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Damiens, qui scandalisa les contemporains éclairés de Diderot (voir cepen-


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dant « Viande, cadavre et désincarnation », p. 13). Damiens avait voulu, sans
succès, tuer Louis XV en 1757, et il dut subir en conséquence toutes les tor-
tures prévues par l’ordonnance de 1670. Pour Foucault, ce corps horriblement
supplicié exemplifie une certaine logique du pouvoir. Sous l’Ancien Régime,
on châtie les corps, au risque d’ailleurs que la foule ne prenne soudainement
la défense du supplicié. On met le corps « à l’ombre », dans des « oubliettes »,
dans les « cages de fer » de Louis XI, pour reprendre un certain imaginaire
médiéval. Le pouvoir cherche d’abord à maîtriser physiquement les individus :
« Le supplice ne rétablissait pas la justice ; il réactivait le pouvoir […]. Il faut
concevoir le supplice, tel qu’il est ritualisé encore au XVIIIe siècle, comme un
opérateur politique 1. » Mais tout change bientôt dans le nouveau régime de
la punition : il ne s’agit plus de réactiver sur le corps criminel le pouvoir
politique, il s’agit bien plutôt pour le pouvoir de « contrôler » les « âmes »,
en affaiblissant apparemment les peines, mais en enfermant aussi toute la
société, et non pas simplement les criminels, dans la « cage savante et cruelle »
que constituent des techniques généralisées de surveillance. C’est le règne fan-
tasmatique du « panoptique » imaginé par Bentham (1748-1832) : une prison
dans laquelle on puisse tout (pan) voir, où l’intégralité du spectacle des corps
et des conduites puissent être constamment « dans la lumière ». L’idéal du
regard qui voit à distance a remplacé avec une douceur équivoque la main
sale du bourreau. Cet imaginaire de la surveillance efficace, qui déplie le réel
sans opacité ni zone d’ombre, suggère que le pouvoir a changé les formes de
son exercice : diffus, désincarné, il est d’autant plus efficace qu’il est discret,
là où le supplice des corps et la théâtralisation spectaculaire de ce supplice
étaient sous l’Ancien Régime la preuve en acte de son existence. Il ne s’agit
plus dans le nouveau régime pénitentiaire du « panoptique », qui est comme
une mise en abyme ou « le lieu privilégié » de transformations sociales partout
opérantes, d’incarner le pouvoir en marquant les corps, mais de s’insinuer
dans des pratiques et des techniques complexes « entre les corps ». Il faut
comprendre que le pouvoir n’est pas, ou n’est plus, « comme une propriété,
mais comme une stratégie […]. On déchiffre en lui plutôt un réseau de rela-
tions toujours tendues, toujours en activité, plutôt qu’un privilège qu’on
pourrait détenir […] 2 ». Le pouvoir ne prétend plus s’accomplir de manière
performative sur les corps (« j’ai le pouvoir », car je peux te faire mal et te
tuer), mais il prétend agir dans les esprits, et donc en conséquence sur les
corps, car « l’âme [est] la prison du corps 3 ».
Mais si l’âme est la prison du corps, elle est également emprisonnée/déter-
minée par les structures symboliques (juridico-politiques par exemple, ou
culturelles) qui s’exercent sur elle. Suis-je un homme ou une femme ?

1. Ibid., p. 53-57.
2. Ibid., p. 34.
3. Ibid., p. 38.

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Répondre à cette question n’est peut-être pas aussi simple qu’on l’imagine.
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En tout cas, la société me demande de choisir ou plutôt elle choisit pour moi,
comme le rappelle Foucault en éditant les Mémoires de Herculine Barbin, dite
Alexina B. (1838-1868). Cette jeune fille (?) était-elle aussi un garçon ? Quoi
qu’il en soit, il (ou elle) dut vivre d’abord avec une identité féminine, puis
avec une identité masculine après rectification de son état civil. Ce qui est
certain, c’est que cet hermaphrodite (?) ne fut guère heureux/se, puisqu’il/elle
se suicida. Savait-il/elle d’ailleurs exactement quelle était son identité sexuelle,
même si la société lui imposait d’en avoir une ? Selon les lois françaises,
comme cela a été récemment rappelé par la Cour de cassation (4 mai 2017),
il n’y a pas de « sexe neutre ». « Être sans nom », relégué dans une forme
d’abjection sociale, il/elle se présente aussi comme « participant de la nature
des anges 1 ». D’ailleurs son cas relève-t-il de la médecine ? Ne relève-t-il pas
plutôt de simples logiques sociales ? Herculine (Alexina/Abel) n’imagine son
corps exposé mort au regard médical que pour invectiver aussitôt ceux qui
l’ont mis(e) au ban de la société :
Ce jour arrivé, quelques médecins feront un peu de bruit autour de ma dépouille ;
ils viendront en briser tous les ressorts éteints, y puiser de nouvelles lumières, analy-
ser toutes les mystérieuses souffrances amassées sur un seul être. Ô princes de la
science, chimistes éclairés, dont les noms retentissent dans le monde, analysez donc,
s’il est possible, toutes les douleurs qui ont brûlé, dévoré ce cœur jusque dans ses
dernières fibres ; toutes ses larmes brûlantes qui l’ont noyé, desséché sous leurs
sauvages étreintes ! Sachez combien de pulsations lui ont imprimées les mépris san-
glants, les injures, les railleries infâmes, les amers sarcasmes, et vous aurez trouvé le
secret que garde impitoyablement la pierre du tombeau !
Michel Foucault présente Herculine Barbin, dite Alexina B., op. cit., p.127.

Ce qu’il y a au bout du scalpel du médecin, ce n’est ni un secret physiolo-


gique, ni un mystère organique, mais la logique normative du social, du juri-
dique, du médical, qui expulse et marginalise « l’anormal ».
Judith Butler a exploré, et déplacé, les perspectives que Foucault avait lui-
même ouvertes dans Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion
(1990, trad. fr. Cynthia Kraus, La Découverte, 2005) et dans Ces corps qui
comptent : de la matérialité et des limites discursives du « sexe » (1993, trad.
fr. Charlotte Nordmann, Éditions Amsterdam, 2009). Pouvons-nous parler
au sens propre du corps, comme si les corps avaient une matérialité sourde,
objective, au-delà de toutes les formations discursives qui ne cessent les
prendre dans leurs filets ? Le corps n’est-il pas toujours compris dans un
cadre symbolique, linguistique, selon une rhétorique qui lui donne forme ?
Loin de toute conception essentialiste du « sexe », le corps « genré » est-il
autre chose qu’une construction idéologique et culturelle ? Et si construction

1. Michel Foucault présente Herculine Barbin, dite Alexina B., Paris, Gallimard, 2014, p. 123-
124.

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Politiques du corps ? | 109

il y a, ne peut-il pas y avoir aussi déconstruction des identifications taxino-


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miques qui sont autant de normalisations (masculin/féminin, homosexuel[le]/
hétérosexuel[le]) ? Derrière la construction symbolique de notre identité et de
notre orientation sexuelle, il n’y a pas qu’une simple théorie biologique mais
des pratiques de pouvoir qui structurent l’espace social, qui nous « assujet-
tissent » et nous assignent peut-être notre identité la plus intime. Pour Butler,
le corps est une construction rhétorique, une construction rhétorique violente
puisqu’elle impose par exemple de parler d’Herculine comme « il » ou comme
« elle ». Le pouvoir s’inscrit dans nos corps, et le pouvoir du symbolique n’a
rien en réalité de « symbolique », mais il est au contraire très efficace. En
reprenant/déplaçant la lecture du Timée de Platon proposée par Luce Irigaray
(qui associait la « matière/materia » indéterminée, source de toute imperfec-
tion dans le Timée de Platon, à la « matrice/mater » du corps féminin, et à
son expulsion du discours dominant « masculin » – « phallogocentré ») ou en
relisant/critiquant les séminaires de Lacan sur « le stade du miroir » (voir
Introduction, p. 1) et sur la fonction du phallus dans la construction du « moi
corporel » (phallus qui n’est pour Lacan ni un « effet imaginaire », ni un
« objet partiel », ni « un organe », mais un « signifiant »), Judith Butler se
pose une question : « Les corps sont-ils purement discursifs ? » Comment la
femme est-elle comprise par les discours de la tradition occidentale, si ce n’est
comme cette extériorité radicale qui menace le bon ordre du discours et donc
du monde ? Comment l’imaginaire morphologique (la représentation de mon
corps) se constitue-t-il dans le discours lui-même, compris comme une chaîne
des signifiants que le phallus est censé contrôler (?), et comment donc puis-je
en venir à me reconnaître, ou à ne plus vouloir me reconnaître, dans un miroir
et dans des pratiques sociales, sexuelles, linguistiques, si, comme le dit Lacan,
cité par Judith Butler, « toutes sortes de choses à l’intérieur du monde se
comportent comme des miroirs 1 ». Pour Judith Butler :
[…] le moi corporel produit à travers l’identification n’est pas lié par imitation à
un corps biologique ou anatomique […]. Le corps dans le miroir ne représente pas
un corps qui est, pour ainsi dire, devant le miroir : le miroir […] produit le corps
comme son effet délirant, un délire que, soit dit en passant, nous sommes contraints
de vivre.
Judith Butler, Ces corps qui comptent, Paris, Éditions Amsterdam, p. 102.

Mais est-ce à dire qu’il n’y a aucune réalité biologique ou anatomique du


corps, qu’il n’y aurait aucune matérialité « sous », ou « outre », nos discours ?
En un sens, il y a toujours de l’anatomique, mais l’anatomique fonctionne
non comme une réalité matérielle, mais comme le référent « insaisissable » qui
relance le jeu des discours normatifs ou fantasmatiques :

1. Jacques Lacan, Séminaire II (1954-1955), Paris, Seuil, 1978.

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110 | Le corps

L’anatomique n’est donné qu’à travers sa signification, mais il paraît cependant


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excéder cette signification, et fournir le référent insaisissable par rapport à la variabi-
lité de la signification. Toujours déjà pris dans une chaîne signifiante par laquelle la
différence sexuelle est négociée, l’anatomique n’est jamais donné en dehors de ces
termes, et pourtant il est également ce qui excède et contraint cette chaîne signi-
fiante, l’exigence insistante et inépuisable qui impose sa réitération de la différence.
Judith Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 102.

Sur l’anatomique, il n’y a rien à dire puisqu’il nous fait parler, en tant qu’il
permet précisément au jeu des différences sexuelles d’être « joué » et
« déjoué » dans nos discours et nos pratiques. Plutôt que de parler de
« matière des corps », il faudrait plutôt parler pour Butler de processus de
« matérialisation ». Judith Butler cite en l’espèce Jacques Derrida : « […] il
n’y a pas de nature, seulement des effets de nature : la dénaturalisation ou la
naturalisation 1 ». De même, il n’y a pas de matérialité pure des corps, mais
des processus de « matérialisation » : les corps « genrés » avec leur orientation
sexuelle sont des effets de discours. Il faut ici rappeler en entier la formule de
Foucault citée plus haut : « l’âme, effet et instrument d’une anatomie poli-
tique, l’âme, prison du corps ». Pour Foucault, la matérialité du corps du
prisonnier n’existe qu’en tant qu’il est investi par le pouvoir, comme son objet
et comme sa limite. Elle est coextensive aux relations de pouvoir qui assujet-
tissent les âmes et qui, par les âmes, maîtrisent les corps. La positivité maté-
rielle des corps n’est donc pas extérieure au discours (un « dehors » radical),
mais elle est le « dehors d’un dedans », capable de se modifier quand les
pratiques du pouvoir évoluent. Le corps de l’ancien régime pénitentiaire (celui
de Damiens) n’est pas le même que celui du nouveau, car le pouvoir investit
autrement, selon une autre forme de violence, les corps. Comme l’écrit Judith
Butler, « la matérialité désigne un certain effet de pouvoir 2 ».
Mais dans ces conditions, toucher au « corps », c’est-à-dire modifier nos
pratiques (comme dans le mouvement queer) et non pas simplement nos dis-
cours, revient à modifier le pouvoir lui-même, voire à le subvertir, donne
« l’occasion d’une réarticulation radicale de l’horizon symbolique au sein
duquel sont ou ne sont pas reconnues aux corps une matérialité et une impor-
tance 3 ». Toute révolution commence par le corps. Le discours de Butler
apparaît ainsi comme une radicalisation de la libération sexuelle de mai 1968.
Marcuse, dans Éros et Civilisation (1955), expliquait que la révolution devait
conduire à vivre autrement son corps : il fallait désaliéner le corps, comme
l’ouvrier devait se désaliéner de l’idéologie bourgeoise. On admettra sans
doute que toute culture implique la « répression » et la sublimation des désirs,

1. Jacques Derrida, Donner le temps, Paris, Galilée, 1991.


2. Judith Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 46.
3. Ibid., p. 38.

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Politiques du corps ? | 111

mais la « sur-répression » caractéristique de la culture occidentale, pour Mar-


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cuse, interdisait à l’homme de vivre heureusement son désir. « Éros », la pul-
sion de vie, avait trop cédé devant « Thanatos », la pulsion de mort. Pour
Butler, il faut sans doute aller plus loin : les sexualités alternatives sont intrin-
sèquement des désaliénations, une manière de faire bouger les lignes symbo-
liques du pouvoir, d’échapper au pouvoir phallogocentrique et hétéronormatif
de l’Occident. La politique commence par et dans le corps, et en repensant
nos usages du corps. La révolution est une praxis, une mise en pratique autre
du corps. C’est pourquoi il faut comprendre l’expression politique du corps
au double sens du génitif objectif et du génitif subjectif : le corps est objet de
la politique, car le pouvoir cherche d’abord à agir sur les corps, à inscrire son
pouvoir dans les corps (selon des formes bien plus inquiétantes que celle du
« dressage » cartésien, voir « L’union substantielle », p. 78). Mais toute action
politique doit redécouvrir le corps comme sujet, car c’est par et dans le corps
que nous pouvons transgresser ces normes sociales qui depuis toujours nous
régissent, et donc, aussi bien, changer nos « discours ». On soulignera cepen-
dant que la position de Judith Butler retrouve peut-être malgré elle, quoiqu’en
l’inversant, certaines positions « gnostiques » de l’Antiquité : pour le docé-
tisme gnostique, le corps (christique) n’était qu’une illusion et n’existait tout
simplement pas ; pour d’autres (« marcionites »), le corps était le mal et il
fallait anticiper la promesse paulinienne selon laquelle, au Ciel, il n’y aurait
plus « ni esclave, ni homme libre, ni homme ni femme 1 ». On a parfois le
sentiment, de même, que pour Butler, soit le corps n’existe pas vraiment (sa
matérialité n’est que l’effet de formations discursives, ou résulte de processus
complexe de « matérialisation »), soit qu’il existe dans sa matérialité irréduc-
tible, et que cette présence irréductible des corps, ces corps que la culture a
niés (les corps des femmes, des homosexuels, des intersexuels, etc.), est un
bien absolu (une « fierté ») qui permet de contester tous les pouvoirs. Sans
doute faut-il affirmer les droits du corps, et cette affirmation n’est pas simple-
ment sexuelle, mais politique, comme nous y invite Spinoza 2, mais cela sup-
pose une reconnaissance du corps, et de ses droits, qui soit peut-être moins
équivoque.

Le corps-chose et le corps-personne : les droits du corps

Car tout le problème est de savoir de quoi l’on parle lorsqu’on parle des
droits du corps, comme si le corps, tel un sujet, avait des droits qu’il fallait

1. Galates, 3,28.
2. Voir Bernard Pautrat, Ethica sexualis : Spinoza et l’amour, Paris, Payot & Rivages, « Manuels
Payot », 2011.

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112 | Le corps

protéger (face à sa possible marchandisation ou aux intrusions de la médecine


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corrective), ou encore comme si nous avions des droits sur notre corps comme
sur n’importe quel objet qui serait notre propriété, y compris le droit d’en
user, d’en jouir et d’en abuser librement. Le corps doit-il être compris comme
une chose ou comme une personne ?
Certes, le débat est un débat juridique « concret », et qui renvoie à des
enjeux contemporains, moraux et politiques de première importance (eutha-
nasie, GPA, statut juridique du génome humain, bébé médicament, etc.), qui
alimentent toute une littérature polémique. Sylviane Agacinski, dans son
ouvrage Corps en miettes, dénonce ainsi fermement le body business au nom
de la dignité de la personne humaine et de « l’inéchangeable » : le corps, dans
ses organes essentiels (ventre, reins, etc.) et non dans ses parties accidentelles
(cheveux, par exemple, ou dents) n’est pas un objet possible de commerce.
Rien n’est plus dangereux que « l’aliénation biologique 1 » des « mères por-
teuses » : « Le seul usage du ventre est contraire à la dignité, même s’il pouvait
n’être pas marchand, parce qu’il fait de l’existence même de l’être humain un
moyen au service d’autrui 2. » Sylviane Agacinski, pour penser le « respect »
dû au corps, reprend en l’espèce la grande distinction kantienne entre les
personnes et les choses, telle qu’elle est établie dans Les Fondements de la
métaphysique des mœurs (1785). Les choses ont un prix, c’est-à-dire une valeur
relative, définie selon une valeur marchande ou une valeur d’usage, dans la
mesure où elles sont des moyens pour atteindre certaines fins biologiques,
affectives ou économiques. Mais la personne humaine a une dignité, c’est-à-
dire une valeur absolue, au-delà de tout prix marchand ou de tout prix de
sentiment. Elle ne peut être uniquement considérée comme un moyen pour
atteindre certaines fins ; elle ne peut absolument se réduire à n’être qu’un
moyen : elle est donc absolument une fin, « une fin en soi » : « Agis toujours
de telle sorte que tu traites l’humanité, chez les autres comme en toi, comme
une fin et jamais simplement comme un moyen » (Fondements de la métaphy-
sique des mœurs). Et cette reconnaissance de l’égale dignité de toutes les per-
sonnes humaines constitue une limite morale à toute action politique, une
limite qu’aucune action ne peut moralement dépasser en réduisant autrui à
n’être qu’un outil ou une chose, comme si la « fin justifiait les moyens ».
Dès lors, il faut que le droit, garant de la dignité de la personne humaine,
puisse défendre les hommes et les femmes contre eux-mêmes, c’est-à-dire
contre tout mauvais usage de leur « liberté » et de leur corps (comme la mar-
chandisation non pas simplement de leur force corporelle de travail, mais de
leur ipséité corporelle) :
Rien n’est plus banal qu’un homme qui consent à son asservissement, voire à sa
dégradation, sous l’empire du besoin ou même d’un intérêt financier. C’est pourquoi

1. Sylviane Agacinski, Corps en miettes, Paris, Flammarion, 2009, p. 92.


2. Ibid., p. 93.

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Politiques du corps ? | 113

le respect de la dignité de chacun doit être garanti par la loi. On touche en effet ici
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aux limites de la valeur du consentement, qui ne saurait tout justifier.
Sylviane Agacinski, Corps en miettes, op. cit., p. 97.

Non seulement la personne humaine a une dignité ; mais la dignité de la


personne implique immédiatement celle de son corps : que signifierait respec-
ter la personne d’autrui si cela m’autorisait, malgré tout, à utiliser son corps
comme je l’entends et à le réduire ainsi en esclavage ? Ce serait une épouvan-
table fiction juridique ou philosophique, qui justifierait, en dépit du respect
des personnes, l’appropriation sans limite de leurs corps. Il suffit de penser à
l’Habeas corpus Act anglais (1679) : le respect de la personne humaine com-
mence par la reconnaissance qu’elle a un corps qu’il est interdit d’emprison-
ner sans jugement ; il n’y a pas de respect de la personne sans respect de son
corps (ou le respect ne signifie plus rien). Il faut donc transférer, sous peine
d’incohérence grave, les attributs de la personne humaine (et sa valeur absolue
ou inéchangeable, hors commerce) au corps, son « substrat », dont elle ne
peut évidemment être « abstraite » : « L’insubstituable exprime au contraire
la valeur des hommes, des vrais biens et des vrais liens : ce que l’on ne peut
pas acheter, que l’on ne peut ni convertir ni échanger, qui n’est interchan-
geable avec rien 1. » Mais certes on pourra toujours objecter qu’instrumentali-
ser une « partie » du corps (vendre son ventre ou ses reins), ce n’est pas
nécessairement instrumentaliser tout le corps et ce n’est donc pas nécessaire-
ment manquer à la dignité de la personne humaine. Tout le problème est de
définir ce qui est essentiel ou accidentel dans la définition du corps (un rein
n’est pas une dent, des cellules reproductrices se distinguent d’une force de
travail, etc.), en tant qu’il est le support inamissible de la personne humaine.
C’est pourquoi l’argumentation de Sylviane Agacinski ne se déploie pas sim-
plement sur un plan philosophique : il s’agit de montrer les risques très réels
de certaines pratiques, les aberrations juridiques que leur reconnaissance
pourrait induire, les atteintes aux droits des femmes, etc.
Le corps est-il une chose ou une personne ? Faut-il reconnaître à l’homme
un droit de propriété sur son corps, au nom de la dignité humaine (mon corps
ne m’appartient-il pas d’une manière irréductible, puisque « j’ai un corps »
qu’on ne peut manipuler, voler ou emprisonner sans me manquer immédiate-
ment de respect ?), ou faut-il au contraire, au nom de la reconnaissance de
cette même dignité, refuser à l’homme tout droit de propriété sur son corps
(mon corps n’étant pas une chose comme les autres, je ne peux en disposer
librement, le vendre ou l’exploiter, comme j’ai le droit d’user et d’abuser de
tout ce que j’ai ?). Nous sommes bien devant une antinomie que chaque sys-
tème juridique cherche à dépasser/assumer pour penser la difficile « assimila-
tion du corps au droit » au regard des découvertes médicales et de l’évolution

1. Ibid., p. 125.

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114 | Le corps

des mentalités, pour reprendre les termes de Claire Crignon de Oliveira et de


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Marie Gaille-Nikodimov dans À qui appartient le corps humain ? 1. Cepen-
dant, pour ces deux auteurs, si l’on accepte de prendre un peu de recul sur
toutes les affaires, souvent douloureuses, souvent très médiatisées, qui ont
conduit le législateur à statuer (aux États-Unis, en France, ailleurs) sur le
statut juridique du corps ou de ses parties (cellules, génome, etc.), les straté-
gies juridiques pour mener à bien une telle « assimilation » ne sont pas infinies
mais se réduisent en réalité à quatre qui peuvent toutes s’appuyer sur la tradi-
tion occidentale issue du droit romain :
le choix de la fiction du corps-personne, qui se double ou non d’une définition de
la liberté de disposer de son corps dans le cadre du droit public ; le choix de la
fiction du corps-chose, susceptible d’exploiter la notion de chose hors commerce ou
au contraire celle de chose commercialisable. Selon le style de législation que l’on
souhaite adopter, le choix de l’une de ces quatre options sera plus ou moins tran-
ché […].
Claire Crignon-de Oliveira, Marie Gaille-Nikodimov,
À qui appartient le corps humain ?, op. cit., p. 144.

L’idée est simple : on peut soit accepter la thèse du corps-personne (1) mais
étendre les droits de son usage, ou les assouplir (2) : le respect de la dignité
humaine peut être compatible avec diverses pratiques : après tout, Kant lui-
même, s’il refusait l’idée de mutilation volontaire, acceptait évidemment l’idée
de mutilation thérapeutique (il est interdit de vendre sa main, mais il est
conseillé de couper un membre gangrené), de sorte qu’une « casuistique »
(une intelligence prudente et une application souple des principes à la com-
plexité du réel et de la singularité des « cas ») est non seulement possible, mais
nécessaire : si le commerce d’organe est interdit, le don d’organe ou le don
de sang (à condition d’être replacé dans une authentique logique du « don »
avec toute sa richesse symbolique et humaine, comme le demande Sylviane
Agacinski) est évidemment une bonne chose : « Mais peut-on mettre sur le
même plan d’un point de vue médical, autant que symbolique et juridique,
un don du sang, un don de sperme, un don d’ovocyte et un don d’organe 2 ? »
Soit on peut accepter de faire du corps une chose (3), mais cela ne signifie
pas nécessairement en faire une chose (entièrement) commercialisable, mais
de subsumer le corps entier ou des parties du corps sous la catégorie des
choses hors commerce, res extra commercium (4), comme le propose Jean-
Pierre Baud dans L’Affaire de la main volée : une histoire juridique du corps 3.

1. Voir Claire Crignon-de Oliveira, Marie Gaille-Nikodimov, À qui appartient le corps humain ?
Médecine, politique et droit, op. cit., p. 145-192.
2. Sylviane Agacinski, Corps en miettes, op. cit., p. 110.
3. Jean-Pierre Baud, L’Affaire de la main volée : une histoire juridique du corps, Paris, Seuil, 1993.

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Politiques du corps ? | 115

Cette « stratégie » ou cette « fiction » juridique du corps-chose doit être


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bien comprise. Il est peut-être plus respectueux de la dignité humaine de
considérer que l’homme a un corps, et que par exemple l’État ne saurait le
lui ôter sans grave injustice (en l’obligeant par exemple à se battre pour lui,
à devenir comme de la « chair à canon »). La théorie du corps-personne n’est
en effet pas sans ambiguïté car elle peut me conduire à subordonner ma
volonté individuelle, et donc l’usage de mon corps, à une volonté générale ou
à une loi qui, en prétendant me protéger, en réalité me contraint. Si Rousseau,
dans Du contrat social, refuse toute validité à un contrat d’esclavage, contre
Grotius, c’est aussi avec l’idée que je ne peux céder mon corps à autrui comme
je pourrais céder n’importe quel autre bien : mon corps n’est pas un bien
comme un autre. Mais on remarquera aussi que par « le contrat social » – qui
n’est certes pas un contrat de servitude – je transfère à l’État un pouvoir
absolu sur mon corps, comme si mon intégration dans un corps politique
transmutait mon « corps-naturel » en « corps-citoyen » : c’est l’État qui décide
de ma vie et de ma mort, quoique selon une loi qu’en tant que citoyen je ne
peux que vouloir. C’est tout le problème d’une législation sur le suicide, ou
sur l’euthanasie, comme si l’État savait mieux que moi ce qu’il en est de ma
mort ou de ma dignité. Semblablement, la fiction du corps-chose n’est pas
moins ambivalente : si je possède mon corps comme je possède une chose,
rien ne m’interdit en droit, si je suis pauvre, de vendre mes organes ou mon
sang comme le suggère le « libertarien » Nozick 1. On reculera d’horreur.
Mais cela peut constituer aussi une défense logiquement efficace contre un
raisonnement de type utilitariste qui, au nom du plus grand bien du plus
grand nombre de corps, conduirait « logiquement » à s’approprier mon corps,
comme l’évoque l’apologue de la « loterie de la survie » de John Harris
(1975) :
X et Y, deux personnes malades en attente d’une greffe d’organes, font remarquer
qu’il suffirait de sacrifier l’existence d’un seul être humain en bonne santé Z pour
sauver leurs deux vies. Afin d’éviter de laisser aux médecins la responsabilité acca-
blante de sélectionner eux-mêmes les donneurs […], ils proposent d’instituer « une
loterie de survie » qui permettrait de préserver le plus grand nombre d’existences
possibles.
Claire Crignon-de Oliveira, Marie Gaille-Nikodimov,
À qui appartient le corps humain ?, op. cit., p. 230.

Mon corps m’appartient, et comme le dit Nozick : « Les choses viennent


au monde déjà rattachées à des gens ayant des droits sur elles 2. »
Car soutenir que le corps est une chose, pour paradoxalement mieux proté-
ger la personne, ne signifie pas nécessairement que nous puissions en faire

1. Robert Nozick, Anarchie, État, et utopie (1974), Paris, Puf, « Quadrige », 2016.
2. Ibid., p. 200.

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116 | Le corps

commerce. En effet, les Institutes de Gaius (120-160) distinguent bien les


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« choses » et les « personnes », et on remarquera d’ailleurs que la persona ne
renvoie pas nécessairement à un être humain, pas plus d’ailleurs que la res (la
chose) ne renvoie d’abord à une chose matérielle :
La notion de persona correspond à une fonction juridique, permettant d’imputer
à celui que l’on désigne ainsi des droits et des obligations spécifiques, notamment
par rapport à un patrimoine. La notion de res désigne dans un premier temps à
Rome tout ce qui peut faire l’objet d’un débat judiciaire […].
Claire Crignon-de Oliveira, Marie Gaille-Nikodimov,
À qui appartient le corps humain ?, op. cit., p. 106.

Mais surtout, à l’intérieur même de la catégorie de res, Gaius distingue les


choses hors commerce des choses échangeables :
Gaius distingue ainsi les res qui tombent sous le droit divin – ce ne sont les biens
de personne (nullius in bonis) –, celles qui relèvent du droit humain et sont le plus
souvent le bien de quelqu’un (alicujus in bonis), mais sont parfois des choses
publiques qui n’appartiennent à personne en particulier, mais à la totalité des
citoyens (ipsius universitatis), comme les places, les théâtres, les marchés, les routes.
Claire Crignon-de Oliveira, Marie Gaille-Nikodimov,
À qui appartient le corps humain ?, op. cit., p. 133.

Le corps ne pourrait-il pas dès lors, comme le propose Jean-Pierre Baud,


être subsumé sous cette catégorie subtile du droit romain qui permet de
penser les choses sans prix et inappropriables ? Notre corps nous appartient,
non pas tout à fait comme une chose, mais non pas tout à fait non plus
autrement qu’une chose. On retrouve ici ce que nous disions avec Gabriel
Marcel (voir « Le corps : l’absolu et la relation », p. 25) : le corps est une
tension entre l’avoir et l’être. Nous sommes notre corps (sans l’être tout à
fait) et nous avons un corps, selon « un avoir absolu », qui se distingue de
toute autre forme de propriété. Le corps est à nous et, en même temps, il n’est
pas à nous. Je suis mon corps et, en même temps, je ne suis pas mon corps.
Notre corps nous appartient, mais nous n’en sommes peut-être pas les pro-
priétaires. Pour penser un tel paradoxe, Michela Marzano, dans Penser le
corps 1, propose de réutiliser un concept important de la théologie médiévale,
notamment chez Jean Duns Scot : la notion de dominium. Historiquement,
cette notion a essentiellement servi à résoudre les problèmes induits par le
vœu de pauvreté, particulièrement important chez les franciscains. Si je ne
possède rien, pas même mon vêtement, comment puis-je utiliser quoi que ce
soit de manière légitime, et sans voler ? Inversement, si je suis propriétaire
d’une chose, de sorte que je puisse légitimement l’utiliser, comment puis-je
être pauvre ? Tout est dans l’usage de la chose : il y a une « manière pauvre »

1. Michela Marzano, Penser le corps, Paris, Puf, 2002.

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Politiques du corps ? | 117

d’utiliser les biens que l’on possède (usus pauper). Mais il faut aussi faire
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une distinction claire entre possession et propriété (dominium et proprietas).
Classiquement, la possession est de fait, quand la propriété est de droit. Mais
la distinction dominium/propriété ne recouvre pas exactement cette distinction
du fait et du droit. Le dominium est plutôt un droit premier et naturel, qui
implique un devoir d’user comme il faut de ce qui nous a été donné. Posséder
un corps, ce n’est pas avoir le droit d’user (usus), d’abuser (abusus) et de jouir
(fructus), selon une certaine conception du droit de propriété, qui implique
que je peux aussi bien exploiter ou détruire ce que je possède ; mais d’abord
le devoir de bien user de ce qui n’est pas ma propriété et qui pourtant
m’appartient comme condition de ma propre vie et de ma propre identité
personnelle et sociale. Par exemple, l’homme a un dominium sur sa volonté :
sa volonté lui appartient, mais elle n’est pas une chose qui se distinguerait de
lui (il est sa volonté) ; et elle ne lui appartient vraiment que dans la mesure où
il est tenu d’en faire un « bon usage ». Comme l’explique Michela Marzano :
Au contraire du droit de propriété, qui est un droit positif, le dominium peut être
considéré comme un droit primaire et naturel, finalement préjuridique, qui lie les
personnes à leurs facultés. Et l’on pourrait bien utiliser ce concept philosophique
afin de justifier un droit de disposition sur son corps, tout en affirmant la nécessité
d’un respect du corps. Le corps humain peut en effet être conçu comme le substrat
charnel de chaque personne, comme une chose sui generis que la personne peut
administrer et gérer sans jamais la traiter comme une propriété et comme n’importe
quel objet. Chaque homme peut en effet avoir un pouvoir sur son corps, mais ce
pouvoir est limité par là comme valeur intrinsèque du corps. C’est pourquoi l’on
peut arriver à justifier le don des différentes parties du corps, sans pour autant
justifier aussi leur vente.
Michela Marzano, Penser le corps, op. cit., p. 141.

Si le corps ne peut pas s’échanger ni se vendre comme n’importe quelle


autre chose, c’est qu’il ne se donne vraiment à nous que dans la bonne intelli-
gence de notre appartenance à lui.
Le monde des corps est source de notre langage, nous parlons parce que
nous avons un corps, que nous sommes des êtres de besoins et de désirs, aussi
bien que des êtres de raison (nous sommes « incarnés », comme nous l’avons
vu en trois sens différents, premièrement chez Platon – le « tombeau » et le
« signe » –, secondement chez Descartes – la « troisième substance » – et enfin
chez Merleau-Ponty – la « chair ») ; et, en même temps, le monde des corps
est organisé en retour par les langages du politique, du religieux, du droit ou
de la médecine. Le « biocatastrophisme » nous promet, pour demain, un corps
que les manipulations génétiques auront rendu monstrueux, quand les « tech-
noprophètes » imaginent les mutations les plus improbables mais aussi les
plus heureuses, nourrissant ainsi un imaginaire filmographique qui hésite
entre cauchemars et phantasmes (exemplairement dans l’œuvre de David
Cronenberg). La technique fait peur.

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118 | Le corps

Ayant en effet oublié l’origine vitale, organique, de la technique, dont cette tech-
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nologie n’est jamais que le prolongement perfectionné par la science, nous n’arrivons
pas à nous en saisir comme pouvant être tourné à notre avantage dans le débat que
nous entretenons avec notre milieu.
Dominique Lecourt, Humain, post-humain : la technique et la vie, op. cit., p. 20.

Sans doute faut-il rompre soit avec cette religion du « pire », soit avec cette
religion du « progrès » qui contamine pour Dominique Lecourt la juste
appréciation que nous devons avoir de la technique, comme ajustement conti-
nuel de l’homme à son milieu, comme prolongement des conduites vitales par
lesquelles l’homme cherche constamment à améliorer sa vie, comme ce corps
pour ainsi dire « technique » que notre esprit se donne pour s’incorporer
encore mieux, de manière encore plus viable, au monde. Mais quel avenir
pour le corps humain ? Si l’homme n’est ni « ange » ni « bête », c’est qu’il
doit paradoxalement se réapproprier, avec intelligence, son corps. Notre corps
semblait être un destin imposé, comme chez Platon, mais il est depuis tou-
jours le lieu où n’a cessé de se jouer notre liberté.

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