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Introduction. Le corps, mais lequel ?

Frédéric Laupies, Christophe Cervellon


Dans Major 2017, pages 1 à 12
Éditions Presses Universitaires de France
ISBN 9782130750239
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

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Introduction
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Le corps, mais lequel ?

Le corps est une évidence. Non seulement nous avons un corps, mais nous
sommes un corps. Notre corps n’est pas simplement un « objet », posé devant
nous, mais ce par quoi nous disposons du monde. Nous n’avons pas seulement
un « corps-objet » à manipuler, mais un « corps-propre » à vivre. Comme le dit
dans une formule célèbre Gabriel Marcel : « Mon corps est pensé en tant qu’il
est un corps mais ma pensée vient buter sur le fait qu’il est mon corps 1. »
Le corps n’est pas simplement devant nous, il nous porte dans l’existence, il
est notre ex-sistence, la puissance d’être hors-de-nous, c’est-à-dire à la fois dans
le monde et avec les autres. Le corps, notre corps, nous est donné, et, nous étant
donné, c’est nécessairement par lui que nous nous ouvrons aux autres réalités
sensibles. Je suis mon corps, je vis mon corps, et mon corps s’identifie à ma puis-
sance d’agir et de souffrir, à ma capacité d’être affecté par le monde sensible qui
m’entoure et d’influer en retour sur mon environnement. Notre corps nous situe
au centre du monde, et nous nous sentons derechef, par notre pouvoir de penser,
comme situés au centre de notre corps. Le corps est à la fois « dehors », hors de
notre conscience et autre chose que la pensée que nous expérimentons en nous,
et au « dedans » de notre conscience, car ce que nous pensons et vivons, c’est
presque toujours dans notre corps que nous le vivons, nous éprouvant irrésisti-
blement attachés à ses plaisirs et à ses souffrances. « Dehors de notre dedans »
(c’est-à-dire posé devant notre conscience), et en même temps « dedans de notre
dehors » (c’est-à-dire plus intime que toute conscience d’objet), le corps est à
la fois extérieur et intérieur à notre pensée, selon la structure exemplaire d’une
« bouteille de Klein » où la surface ne cesse de coïncider avec la profondeur et
la profondeur avec la surface. Notre pensée est dans notre corps, qu’elle épouse,
et hors de notre corps, qu’elle peut représenter comme une chose parmi les
choses, objet parmi les objets. Par notre corps, nous éprouvons ce que Char
appelait l’« être-parmi 2 », le fait d’être avec le monde et les autres qui nous
1. Gabriel Marcel, Être et Avoir, Paris, Aubier, 1935, p. 15.
2. « “Être-parmi” : voici la condition ont(olog)-ique qu’assume Char, condition sans détache-
ment et qui plonge dans “un tourment sans attente”, condition d’un “être dans le feu”, feu qui à
son tour est en toute chose. Assumation ainsi d’un être dans l’énergie […]. » Michael Bishop, René
Char, les dernières années, Amsterdam, Rodopi, 1990, p. 66.

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2 | Le corps

entourent ; mais devant notre corps, cet « étranger », nous mesurons que, par
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notre conscience, par la distance qu’elle établit entre elle et toute chose du
monde, nous ne sommes pas tout à fait notre corps, ajustés et désajustés à lui
par le simple fait de penser et de pouvoir le penser.
D’un côté, un corps est un corps, c’est-à-dire une simple portion d’étendue
découpée dans la réalité matérielle, comme l’explique Descartes :
Nous saurons que la nature de la matière, ou du corps pris en général, ne consiste
point en ce qu’il est une chose dure, ou pesante, ou colorée, ou qui touche nos sens
de quelque autre façon, mais seulement en ce qu’il est une substance étendue en
longueur, largeur et profondeur […]. Car si nous examinons quelque corps que ce
soit, nous pouvons penser qu’il n’a en soi aucune de ces qualités <pesanteur, dureté,
couleur>, et cependant nous connaissons clairement et distinctement qu’il a tout ce
qui fait le corps, pourvu qu’il ait de l’extension en longueur, largeur et profondeur ;
d’où il suit aussi que, pour être, il n’a besoin d’elles en aucune façon et que sa nature
consiste en cela seul qu’il est une substance qui a de l’extension.
Descartes, Principes de la philosophie, II, § 5, in Œuvres philosophiques, III,
Paris, Classiques Garnier, p. 149-150.

D’un autre côté, notre corps est vécu par nous comme le vaisseau de toute
révélation sensible, ce qui supporte une telle révélation en lui donnant son
style particulier ou sa « déformation cohérente », comme l’explique Merleau-
Ponty : le corps est sans nous et malgré nous le phénomène originaire ou le
vécu le plus primordial, par lequel tout peut se phénoménaliser en nous et
devant nous et être ainsi vécu en première personne : par le truchement de
notre corps, « chaque fragment du monde […] déploie un nombre illimité de
figures de l’être, montre une certaine façon qu’il a de répondre et de vibrer
sous l’attaque du regard, qui évoque toutes sortes de variantes et enfin
enseigne, outre lui-même, une manière générale de parler 1 ».
Mon corps est l’ouverture première au monde, ce par quoi le monde se fait
monde et se révèle ; et en même temps, le corps est cette structure fermée,
opaque, « bête » qui, situé en face de moi, résiste à mon intelligence qui
cherche à le comprendre comme il défie ma volonté qui aimerait le mouvoir.
Par sa lourde matérialité et son inertie, mais aussi par sa force propre et les
relais mécaniques – « les autres corps » – sur lesquels mon action peut trouver
appui comme sur autant de leviers réels ou symboliques, mon corps, avec et
contre les autres corps, déploie formellement une puissance d’être et d’agir
dans les limites strictes d’une impuissance constamment, quoique plus ou
moins indirectement, rappelée.
Le corps n’est d’ailleurs pas simplement une expérience intime, ou l’expé-
rience même de l’intimité. Il est aussi un objet culturellement construit, à la
croisée de préoccupations aussi bien religieuses ou juridico-morales qu’artis-
tiques ou hygiéniques. Certes, on ne peut oublier en Occident l’influence du

1. Maurice Merleau-Ponty, La Prose du monde (1969), Paris, Gallimard, « Tel », 2012, p. 88.

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Le corps, mais lequel ? | 3

christianisme qui, d’une manière inouïe et sans doute bien déconcertante pour
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un certain « bon sens », a exalté l’importance et le rôle central du corps et de
la « chair » dans l’histoire du salut. Que Dieu se soit « incarné », que Dieu se
(re-)fasse corps à chaque messe catholique, selon la formule traditionnelle de
la consécration eucharistique (« Ceci est mon corps »), a sans doute marqué
à tout jamais la culture occidentale : à la différence de bien des cultures
religieuses ou philosophiques, comment repousser un corps même fragile,
même souffrant, même écorché et enlaidi par la violence du monde, lorsque
Dieu lui-même ne l’a pas méprisé, ou rejeté comme indigne de lui ? Dans
le christianisme, quoique avec quelque ambivalence, l’Amour commence par
l’amour du corps, et non par la fuite dans une religiosité teintée de symbo-
lisme qui n’est souvent qu’une fuite devant un corps obscène (c’est-à-dire qui
se situerait littéralement devant – « ob » – la « scène », et nous interdirait en
conséquence de voir des « arrière-mondes spirituels » fantomatiques et
exsangues).
Tertullien, dans le De Carne Christi, n’hésite pas ainsi à rappeler la lente
gestation du corps christique dans l’utérus de la Vierge Marie, entrant com-
plaisamment dans des détails organiques susceptibles de choquer ses
contemporains :
Décris-nous ce ventre, plus monstrueux de jour en jour, alourdi, tourmenté et
jamais en repos, même dans le sommeil, sollicité de part et d’autre par les caprices
de l’appétit et du dégoût […]. Le Christ au moins aima cet homme, ce caillot formé
dans le sein parmi les immondices, cet homme venant au monde par les organes
honteux […]. Ainsi, en même temps que l’homme, il a aimé sa naissance, il a aimé
sa chair. On ne peut pas aimer un être sans aimer en même temps ce qui le fait être
ce qu’il est.
Tertullien, De Carne Christi, I, trad. fr. J.-P. Mahé,
Paris, Cerf, 1975, p. 223.

On peut comparer cette affirmation violente du Corps, le scandale de


l’Incarnation chez Tertullien, à ce que Porphyre rapporte, à la même époque,
du philosophe néoplatonicien Plotin, qui « semblait avoir honte d’être dans
un corps » en dépit de son souci de se faire quotidiennement masser pour des
motifs thérapeutiques : pourquoi se préoccuper avec excès du corps ? « N’est-
ce pas assez de porter cette image (eidolon) dont la nature nous a revêtus 1 ? »
Le corps, pour beaucoup, loin de s’identifier à notre incarnation dans le
monde, n’est qu’une apparence surajoutée, qui suit peut-être les mouvements
de notre âme « comme un filet jeté sur la mer, » qui, lorsque la mer s’étend,
s’éploie et se gonfle avec elle (Ennéades, IV, 3, [27]), mais qui est aussi mou-
vant, changeant et superficiel que l’apparition disparaissante de l’écume.

1. Porphyre, Vie de Plotin, in Plotin, Ennéades, tome I, trad. fr. É. Bréhier, Paris, Belles Lettres,
1924, p. 2.

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4 | Le corps

Le mystère de l’Incarnation, l’espérance eschatologique d’une « Résurrec-


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tion des corps », un souci constant d’exalter la beauté du Corps glorieux de
Jésus Ressuscité, comme de placer au centre de sa méditation la douleur bien
réelle (en aucun cas imaginaire, ou feinte, selon l’hérésie « docète ») du corps
du Serviteur souffrant, explique évidemment l’omniprésence du corps, de ses
images (dans l’histoire de l’art), de ses métaphores (dans le discours poli-
tique), ou encore le souci parfois « obsessionnel », sans doute « malsain », de
ramener toutes nos petitesses morales à des défaillances charnelles (dans la
réflexion éthique). Car qui dit « centralité » ne dit pas nécessairement valori-
sation exclusivement positive : si le corps est exalté si haut, cela implique aussi
que la chute du corps, et dans le corps (si chute il y a), peut être bien rude.
La chair n’a-t-elle pas été condamnée à la mesure même de son exaltation,
ainsi que s’en fait l’écho une certaine littérature polémique ? Comme l’écrit
Annick de Souzenelle :
Depuis Augustin d’Hippone, qui a profondément marqué la pensée occidentale
de sa propre imprégnation manichéenne, on a peu à peu érigé le bien et le mal en
absolus. Dans cette perspective, l’Occidental ancré dans l’idée que l’Homme est « un
animal raisonnable composé d’une âme et d’un corps », en arrive vite à identifier le
mal au corps, le bien à l’âme. N’avons-nous pas appris, de génération en génération,
à mépriser le corps, voire à le maltraiter ? Notre spiritualité n’a-t-elle pas été nourrie
dès notre enfance d’un dolorisme quasi insurpassable ! Ne nous a-t-on pas repré-
senté ce qui relevait de la chair, en tant que ce mot exprime l’union des corps,
comme le péché des péchés, jusqu’à faire de « l’œuvre de chair » le « péché origi-
nel » ? Notons que cette dernière expression apparaît pour la première fois sous la
plume du même Augustin d’Hippone.
Annick de Souzenelle, Le Symbolisme du corps humain,
Paris, Albin Michel, 1991, p. 50.

Le jugement est sans appel, à la mesure du scandale d’un Dieu fait corps,
ce qui ne voulait évidemment pas dire faire du corps un Dieu…
Mais cet Occident chrétien, si soucieux d’une corporéité assumée et glori-
fiée par Dieu, n’a-t-il pas été aussi (ceci expliquant peut-être partiellement
cela) le berceau d’une conception résolument matérialiste du monde et de
l’homme, pour laquelle « tout est corps » et s’explique par les corps, y compris
et d’abord les manifestations d’une conscience épiphénomènale, c’est-à-dire
perçue comme dérivée au regard ce qui se passerait d’abord dans la
« machine » de nos organes ? Pour faire entendre, selon une analogie trop
simple, cette manière de tout réduire à l’organique, et d’abord l’activité intel-
lectuelle, ce n’est pas nous qui enfoncerions un clou avec un marteau, c’est le
marteau qui planterait le clou avec notre bras ; ce n’est pas nous qui pense-
rions avec notre cerveau, mais le cerveau qui produirait des pensées, comme
si la cause instrumentale – le cerveau – était naturellement élevée à la dignité
d’un agent, voire d’un sujet intentionnel. Mais dire que « le cerveau pense »
est sans doute non pas tant réducteur au point de vue de la seule pensée, que

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Le corps, mais lequel ? | 5

paradoxalement du corps lui-même, car c’est peut-être tout notre corps qui
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pense, si le musicien pense avec ses oreilles, le coléreux avec son cœur qui bat
plus vite, l’affamé avec son ventre qui souffre la faim, l’amoureux avec sa
peau caressée ou marquée par l’âge, ou le peintre avec ses yeux. Michel-Ange
ne pensait-il pas aussi, comme le rappelle Focillon, avec « l’intelligence de ses
mains » ? « L’art se fait avec les mains. Elles sont l’instrument de la création,
mais d’abord l’organe de la connaissance 1. »
Le corps est une totalité, et non pas une addition d’organes, où le cerveau
primerait par privilège le ventre ou la main. Plus encore : notre corps est
vécu, et vécu par et dans la pensée selon « un corps animé » ou une « pensée
incarnée », avant même d’être pensé comme un objet devant nous et comme
le support matériel, en nous sans nous et malgré nous, de nos représentations.
Si le corps ne mérite peut-être « ni cet excès d’honneur ni cette indignité »,
lorsque nous ramenons à lui à la fois tout le mal (comme dans un certain
christianisme peu évangélique) et tout le bien (comme dans un certain maté-
rialisme peu dialectique), c’est qu’en réalité, l’expérience du corps est une
expérience constamment ambivalente, comme le rappelle Jean Wahl :
Ce qui caractérise la conscience du corps, c’est son caractère de totalité, son
caractère indirect, son caractère de permanence, et son caractère d’ambiguïté. Par
son caractère de totalité, on veut entendre que la conscience d’un mouvement parti-
culier est en même temps la conscience de l’ensemble du corps en tant qu’il est avec
ce mouvement ; il y a là une totalité structurée dans un espace vécu. Par le caractère
indirect, on entend que le corps en tant que mon corps, n’est jamais saisi comme
concept et jamais saisi dans tous ses détails. Par le caractère d’ambiguïté, il faut
entendre que la conscience du corps oscille toujours entre le sentiment d’avoir un
corps et le sentiment d’être un corps, autrement dit qu’elle implique une certaine
distance entre le Je et le corps, et d’autre part une absence de distance.
Jean Wahl, Traité de métaphysique, Paris, Payot, 1953, p. 365.

Le corps est une totalité organique et non pas une addition mécanique de
parties (1) ; le corps est d’abord une réalité vécue, avant d’être une réalité
pensée (2) ; le corps est surtout vécu comme ce qui dure dans le temps, comme
une structure permanente ou relativement stable et cohérente, face à notre
esprit qui ne cesse de s’échapper à lui-même et de se nier (3), si « du dedans,
l’homme coule comme un fromage, » pour reprendre la vive formulation de
Sartre 2. Le corps est enfin vécu tantôt comme ce que nous vivons (nous
« faisons corps » avec notre corps, nous éprouvons en lui ce qui nous arrive,
plaisirs et souffrances, même « psychologiques »), tantôt comme ce qui est
extérieur et étranger à notre vie la plus intime, ce qui résiste avec la sourde
neutralité affective de ce qui est simplement « là » : j’ai beau souffrir d’un
chagrin d’amour, mon corps semble comme étranger à cette souffrance, plus

1. Henri Focillon, Vie des formes. Éloge de la main, Paris, Puf, 1964, p. 112.
2. Jean-Paul Sartre, Situations, I, Paris, Gallimard, 1947, p. 218.

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6 | Le corps

solide et plus ferme que « moi », ce « moi » qui s’écroule intérieurement mais
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qui continue cependant d’accomplir mécaniquement tous ces gestes habituels
qui le maintiennent socialement en vie (4).
Car le corps n’est pas simplement un donné brut. Il est déjà tout entier ou
en partie façonné par la société. Il n’est pas que de l’ordre de l’ethos, c’est-à-
dire qu’il n’est pas simplement une manière propre de s’ouvrir au monde et
de le vivre ; il est aussi de l’ordre de l’hexis, c’est-à-dire qu’il est « marqué »
par le monde physique et symbolique qui le « plie » à sa logique, et qui le
détermine dans sa manière d’être et d’agir. Dans notre posture corporelle la
moins surveillée (et surtout la moins surveillée !), dans nos attitudes les plus
apparemment « naturelles », comme notre façon de marcher ou de nager
(exemple longuement analysé par Mauss), il y a évidemment une trace, plus
ou moins lisible, de processus de socialisation qui donnent à tous nos gestes
un « tour » bien caractéristique. Dans un texte célèbre sur « Les techniques
du corps », Marcel Mauss l’avait bien souligné :
Une sorte de révélation me vint à l’hôpital. J’étais malade à New York. Je me
demandais où j’avais déjà vu des demoiselles marchant comme mes infirmières.
J’avais le temps d’y réfléchir. Je trouvais enfin que c’était au cinéma. Revenu en
France, je remarquai, surtout à Paris, la fréquence de cette démarche ; les jeunes
filles étaient françaises et elles marchaient aussi de cette façon. En fait, les modes
de marche américaines, grâce au cinéma, commençaient à arriver chez nous. C’était
une idée que je pouvais généraliser.
Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, « Les techniques du corps »,
Paris, Puf, 2010, p. 368.

Il y a « un inconscient corporel », car les modes de socialisation et


d’apprentissage modèlent et informent le corps, jusque dans sa manière de
vivre ou d’exprimer la fatigue et la joie (il suffit de penser à tous les arts de
la danse, si individualisés selon les cultures). Avant le niveau de la « subjecti-
vation », la prise de conscience représentationnelle que nous sommes un corps,
nous avons un corps, ou un corps nous est socialement donné : « l’incorpora-
tion » suppose, dans le corps lui-même, une mémoire comme matérielle de
tout ce que la société, par l’éducation voulue ou la suggestion habituelle, a
imprimé en nous.
Notre corps est social : s’il est notre première inscription dans le monde, et
qu’il nous donne de voir, d’entendre et de toucher autour de nous un espace
sensible qu’il mesure, il est aussi un système de dispositions (à agir et à souf-
frir) acquises qui ne s’expliquent que par les autres corps avec lesquels il
interagit constamment, dans le cadre symbolique d’une communauté. Le
corps est une « habitude », comme le dit Jean Wahl, ou un habitus, comme le
dit Bourdieu, mais une habitude qui sous-tend toutes les autres, et qui déploie
autant le monde naturel que l’univers culturel du sens : « Qu’est-ce donc que
le corps ? Il est l’habitude primordiale qui conditionne toutes les autres. Son

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Le corps, mais lequel ? | 7

rôle est d’abord d’être le véhicule de l’être-dans-le-monde ; il est notre ancrage


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dans le monde ; il est le médiateur du monde 1. »
Mais le corps n’est pas que social : il est aussi ce qui parle et ce qui fait
immédiatement sens pour nous. Il n’est pas simplement donné dans l’espace ;
il nous donne l’espace : « Il y a une spatialité du corps propre, d’abord en ce
sens qu’il n’est pas à côté des objets comme chacun des objets est à côté des
autres 2. » Et il ne nous donne pas simplement l’espace, mais aussi le sens
humain de l’espace. C’est peut-être dans nos premières perceptions sensori-
motrices que s’enracinent les genèses des plus importantes significations,
comme a essayé de le montrer exemplairement Gilbert Durand en mettant en
relation les dominantes posturale (se tenir droit, par exemple), copulative et
digestive du corps avec certains grands archétypes de la culture, comme la
Lumière, le Feu ou la Maison, qui distinguent (selon les sensations corporelles
de haut et de bas), relient (selon l’attirance des corps) et unifient (selon l’inté-
gration alimentaire) nos représentations 3. L’univers symbolique aurait pour
source première notre vécu coenesthésique et affectif. « L’orientation » la plus
intellectuelle de l’esprit n’a-t-elle pas pour signifié premier, avant toute signifi-
cation analogique ou seconde, le fait concret, pour nos yeux, de se diriger
vers un repère fixe et de se mettre en marche ?
Plus précisément, si le corps est « parlant », c’est qu’il est au principe de la
parole : « C’est lui qui montre, lui qui parle ; il a une valeur emblématique et
les idées de haut et de bas sont vécues existentiellement avant d’être projetées
dans l’espace objectif 4. » C’est le corps qui permet le surgissement – la dona-
tion – de toute réalité sensible, le corps encore qui fait immédiatement sens
en s’orientant dans le monde, qui y révèle des menaces, des séductions, un
champ motivationnel pour notre conduite et qui détermine enfin ce qu’il nous
est possible d’accomplir : « Parce que le corps est motricité, la conscience est
originairement non pas un “je pense que”, mais comme l’a dit Husserl, un
“je peux” 5. »
Notre corps appelle et répond à son environnement : il cherche à le reconfi-
gurer selon ses désirs, par la force qu’il déploie sur et entre les choses, ou bien
il réagit sans liberté, dans la dépendance étroite de ses besoins, aux sollicita-
tions naturelles du milieu. Il agit et il est agi, comme un centre d’action mais
aussi comme le point fragile où l’univers vient constamment appuyer. Le
monde a d’abord sens pour notre corps, de manière préréflexive ou antéprédi-
cative, avant tout jugement conscient, soit comme horizon à explorer, soit
comme résistance à vaincre. C’est enfin par et dans notre corps que les signifi-
cations morales et politiques s’incarnent et prennent vie dans le monde

1. Jean Wahl, Traité de métaphysique, op. cit.


2. Ibid., p. 365.
3. Gilbert Durand, L’Imagination symbolique (1964), Paris, Puf, 2008, p. 94-95.
4. Jean Wahl, Traité de métaphysique, op. cit., p. 365.
5. Ibid., p. 366.

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8 | Le corps

commun des hommes, car le corps n’ouvre le champ du possible qu’en tant
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qu’il se donne à notre force de travail comme « faisable » : « Le rôle du corps
est […] d’assurer la métamorphose des idées en choses. D’une façon plus
générale […], le corps est dans le monde comme le cœur dans l’organisme 1. »
Le corps est parlant : il a du sens et il fait sens, et le sens le plus abstrait
n’existerait peut-être pas sans un rapport constant à l’évidence de notre corps,
là où se ressourcent toutes les évidences. C’est le corps, avec sa profondeur
sensible, qui donne paradoxalement vie aux idées les plus claires. Comme
l’écrit Jean-Louis Chrétien :
Il n’est rien que la scintillante lueur du corps humain ne puisse éclairer. Le
moindre geste, dans sa gravité fragile, possède une inépuisable signifiance, c’est-à-
dire un pouvoir sans limite de faire sens. Car ce corps est de celui qui parle, il est le
porte-parole. Sans la parole, cette lueur s’éteindrait. Mais sans cette lucidité char-
nelle, la parole s’effondrerait dans un vide exténué. Le corps répond à tout ce qui
arrive et de tout ce qui arrive, à tout ce qui peut arriver et de tout ce qui peut arriver.
Les possibles du monde ont déjà dans son propre pouvoir de secrètes intelligences.
Jean-Louis Chrétien, Symbolique du corps : la tradition chrétienne
du Cantique des Cantiques, Paris, Puf, 2005, p. 7.

Mais le corps n’existe pas seul dans le monde, ni nu. Il y a une mise en
scène sociale du corps, et toute mise en scène suppose d’ailleurs une manière
de disposer les corps dans un théâtre, c’est-à-dire un lieu où les corps
s’exposent au regard, et ne se contentent pas d’exister. Le corpus hippocra-
tique parlait ainsi de la « tente » (la scena) du corps 2… Dans notre culture,
le corps est habillé, chaussé, peigné, « poudré », nettoyé surtout et soigné tant
par les médecins que par les parfumeurs, « un peu comme si l’existence du
corps était déléguée à d’autres objets, ceux qui l’enveloppent ou qui
l’entourent 3 ». Le corps est un objet constant de « souci », à la croisée des
préoccupations les plus diverses, depuis l’attention la plus superficielle à son
« apparence » jusqu’à la prophylaxie moderne des infections microbiennes en
passant par toutes les formes transitionnelles de « l’hygiène » qui relient sans
solution de continuité la coquetterie individuelle à la politique la plus « totali-
taire » (celle qui prétend réguler et mettre en bon ordre les « corps vivants »,
au risque, pour les protéger de la mort ou de la maladie, de ne plus accepter
leur diversité rebelle). Changer de chemise, « se changer », n’est pas simple-
ment un geste individuel, accompli dans le secret d’un cabinet de toilette,
mais engage toute une histoire culturelle complexe qui a construit ce qui nous

1. Ibid., p. 365.
2. Hebdomades, 52 : « L’âme, abandonnant la tente du corps… ». Cité et commenté par Jackie
Pigeaud, Poésie du corps, Paris, Payot & Rivages, « Rivages poche », 2009, p. 93 et 108.
3. Georges Vigarello, Le Propre et le Sale : l’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris, Seuil,
1985, p. 63.

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Le corps, mais lequel ? | 9

semble pourtant si irréductiblement naturel (si immédiatement donné avec


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notre corps), le rapport à notre « intimité » :
L’intime, bien sûr, a gagné une place qu’il n’avait pas. Le changement de la che-
mise après transpiration, par exemple, peut demeurer un geste entre soi et soi. Il
s’agit d’un acte sans témoin, relevant de la sensibilité privée. L’essentiel est ce qu’en
ressent son auteur. La norme a créé cet espace. Elle l’a même réglé avec une exigence
grandissante. Mais en même temps linges et dentelles font de la propreté un équiva-
lent du spectacle. C’est ce qu’en remarque le regard de l’autre qui importe d’abord.
Georges Vigarello, Le Propre et le Sale : l’hygiène du corps
depuis le Moyen Âge, op. cit., p. 89.

Il y a le « corps-propre », celui qui est ma propriété la plus intime puis-


qu’elle fonde toute autre appropriation, et il y a, sans mauvais calembour, le
corps « propre », de cette « propreté » qui s’oppose à la saleté et qui est défi-
nie en Occident par un certain rapport à soi, à autrui, aux vêtements (le
« linge » de corps), aux microbes (ces petits « corps » qui arrêtent les
« grands »), à la morale et même à l’organisation urbaine (il suffit de penser
aux problèmes posés par l’adduction d’eau et les ablutions). D’un côté, rien
ne m’est plus propre que mon corps, car s’y joue mon ipséité subjective, ce
que je suis en tant que vivant, au-delà de la mêmeté physique, de la perma-
nence toute relative dans le temps de ma constitution organique. D’un autre
côté, il y a le corps que je me réapproprie chaque jour, par ma toilette, mon
régime, éventuellement par toute une savante pharmacopée, que je rends
propre à des usages sociaux. Le corps que je veux présenter de moi et par et
dans lequel je me rends présent aux autres si je veux faire « bonne figure ».
« Me voici », au double sens de « voici qui je suis » (le self de notre personna-
lité) et de « voici ce que je suis » (le same de notre identité), suppose toujours
un « voici mon corps », vécu en première personne mais toujours aussi exposé
au regard d’autrui.
Mais le corps n’est pas seulement ce qui ouvre pour nous le monde (notre
subjectivité incarnée) ou bien ce qui attire à lui les regards intéressés du méde-
cin, du politique ou du politique devenu soignant du corps social (le corps
objet d’angoisse et de maîtrise) ; il est aussi souvent un ennemi qu’il faut
savoir vaincre, un « Te voici encore », toi qui me fais souffrir dans la vieillesse,
toi qui fatigues lorsque je comptais sur toi, toi qui fléchis tristement devant
ma volonté de bien faire, toi que j’accuse d’excessive sensualité (quoique toute
victoire sur le corps soit peut-être encore une victoire du corps sur lui-même).
Au carrefour des vertus et des vices, Hercule doit savoir choisir le chemin des
qualités viriles et non celui des plaisirs sensibles, pour reprendre une scène
célèbre de la mythologie grecque et de la peinture occidentale, au risque de
voir son corps viril s’attendrir, s’amollir et devenir comme féminin 1. Parfois,

1. Xénophon, Les Mémorables, II, 1. Voir Annibal Carrache, Hercule entre la Vertu et la
Volupté, 1595.

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10 | Le corps

la raison doit dominer le corps, et tâcher à lui redonner, comme nous y invi-
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tait Alain, sa juste place – qui est plus grande qu’on ne pense, mais aussi
moindre qu’on ne l’imagine –, car si « on ne sait pas ce que peut le corps 1 »,
on doit savoir aussi que le corps, qui a sa raison, n’est pas la raison. Parfois,
l’artiste cherche désespérément à rendre la proportion 2 ou la beauté du corps,
ou la carnation de son modèle, comme si la chair humaine, « le terme des
voies de Dieu » (Schelling 3), devait rassembler et fondre toutes les couleurs
dans une harmonie vivante. La beauté du corps ne ferait-elle pas alors pres-
sentir un au-delà du corps ?
Le triomphe sur le corps peut être conçu de différentes façons et dans différents
domaines. Dans le domaine éthique, nous trouverions ici la distinction kantienne
entre le pathologique et le raisonnable ; et au-dessus du kantisme […] nous trouve-
rions l’héroïsme. À côté de ce triomphe éthique, nous pouvons apercevoir le
triomphe esthétique, transfiguration du corps, et nous pourrions concevoir le
triomphe mystique où le corps est non plus refusé comme dans le domaine éthique,
non plus transfiguré comme dans le domaine esthétique, mais comme abandonné.
Mais ces différents triomphes sur le corps dont nous venons de parler, action artis-
tique, action héroïque, et même sainteté, ne doivent pas nous faire oublier l’unité
profonde qui caractérise l’homme ; et en un sens c’est encore le corps qui triomphe
sur le corps.
Jean Wahl, Traité de métaphysique, op. cit., p. 367.

Le corps est donc une énigme, relevant peut-être de ce que Hegel appelait
« la conscience de soi-même comme d’un ennemi », car il s’oppose à nous,
dans la maladie ou dans la vie morale, en même temps qu’il est plus intime
à nous-même que nous-même. L’énigme consiste à représenter le familier sous
la figure de l’étrange, comme à représenter l’étrange sous la figure du familier.
Or qu’y a-t-il de plus familier et de plus étrange que le corps, comme cette
expérience du « membre fantôme » qui hante depuis Descartes la philosophie
occidentale : comment expliquer, en effet, qu’un amputé puisse encore souffrir
dans un membre qu’il n’a plus ?
À l’occasion des lésions telles que des amputations, la neurologie posa en outre
la question de savoir si l’ensemble du corps était représenté dans le cerveau ou
dans l’esprit. S’agit-il d’une représentation neurologique ou d’une représentation
mentale ? Est-ce le cerveau qui possède une image complète de notre corps ou est-ce
plutôt notre esprit qui constitue cette image ? […] Comment se fait-il qu’on souffre
d’un membre qui n’est plus ? Est-ce un vécu corporel illusoire ? Le cerveau conserve-
t-il le schéma corporel d’un corps entier, provoquant ainsi un conflit entre un
schéma corporel inné et la perception d’un vécu corporel amputé ?
Bernard Andrieu, Philosophie du corps. Expériences, interactions et écologie
corporelle, Paris, Vrin, 2010, p. 23.

1. Spinoza, Éthique, III, 2, sc.


2. Voir Erwin Panofsky, Le Codex Huygens et la théorie de l’art de Léonard de Vinci (1940),
Paris, Flammarion, 1996, p. 73.
3. Voir Xavier Tilliette, Schelling, une philosophie en devenir, I, Paris, Vrin, 1970, p. 624.

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Le corps, mais lequel ? | 11

Notre schéma corporel semble si indépendant du corps réel que c’est par-
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fois notre corps étrangement vécu (ou vécu comme un étranger, selon un
schéma tactile indépendant de toute observation visuelle), vécu pour ainsi
dire de manière consciemment imaginaire, qui souffre de manière cependant
bien réelle, là où aucune stimulation n’est plus désormais possible. Le corps
nous fait souffrir, même lorsqu’il n’est plus là, comme s’il était une « structure
neurologique » en écho, ou adhérente. Ironie tragique du corps, qui persiste
à nous faire mal, nous faisant encore sentir sa présence étant absent…
Le corps n’est pas qu’une réalité physique, mais il est aussi une construction
culturelle, comme le montrent exemplairement les reconnaissances (ou les
méconnaissances) de notre corps dans un miroir, chez « l’enfant-loup », par
exemple, ou le dysmorphophobique. Victor de l’Aveyron ne se reconnaissait
pas, semble-t-il, devant une glace, comme si la reconnaissance sui-réflexive de
notre propre corps (reconnaissance que l’on peut pourtant attribuer à certains
animaux supérieurs, dans l’expérience dite de Gallup) supposait l’accès au
symbolique : privé de toute relation à autrui, ne pouvant accéder au langage,
Victor de l’Aveyron se cherche derrière le miroir, au lieu de s’y refléter…
Comme le remarquait Jacques Lacan dès 1936, alors qu’il étudiait de tout
jeunes enfants de six à dix-huit mois, nous ne nous identifions apparemment,
par et dans notre corps, lors du « stade du miroir » que si un cadre symbo-
lique, donc une relation à autrui, préexiste et nous soutient : je ne me recon-
nais dans ce corps que parce que je suis reconnu par l’autre, présenté au
regard de l’autre, à côté de l’autre, même si cet autre n’a (dans sa fonction
différenciante et constituante) qu’une existence virtuelle :
L’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé dans
l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est ce petit homme à ce
stade infans, nous semblera manifester en une situation exemplaire, la matrice sym-
bolique [nous soulignons] où le Je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il
ne s’objective dans une dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne
lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet.
Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je :
telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique »,
Revue française de psychanalyse, octobre 1949, p. 449-455.

Le corps dans mon miroir n’est reconnu comme mon propre corps qu’à la
condition qu’autrui m’y reconnaisse et m’y expose, que « toi et moi » nous
nous accordions sur cette reconnaissance, même si autrui n’est en l’espèce
qu’une figure fantasmatique (ma mère, ou la structure intersubjective qu’inté-
riorise et extériorise aussi bien mon propre regard). Et si une telle identifica-
tion primordiale est manquée, si nous ne parvenons pas à unifier notre corps
comme étant précisément notre corps, si bien que celui-ci reste en miettes, ne
risque-t-on pas de vivre une identité brisée dans un corps déstructuré qui est

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12 | Le corps

nous et qui ne peut pas être nous, comparable aux visions cauchemardesques
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des Enfers de Bosch ?
Ce corps morcelé […] se montre régulièrement dans les rêves, quand la motion
de l’analyse touche à un certain niveau de désintégration agressive de l’individu. Il
apparaît alors sous la forme de membres disjoints et de ces organes figurés en exo-
scopie, qui s’ailent et s’arment pour les persécutions intestines, qu’à jamais a fixées
par la peinture le visionnaire Jérôme Bosch […].
Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je :
telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », op. cit.

Le corps, c’est notre identité, et c’est en même temps ce qui ne cesse de


bousculer toutes nos identifications, car notre corps, c’est toujours plus et
toujours moins que nous, en tant qu’il est à la fois effet du monde social (par
incorporation), construction symbolique de l’identité à la fois personnelle et
juridique (par subjectivation), réalité manipulée par la science médicale (par
objectification), et notre existence dans sa dimension, affective et sensible,
irréductible (incarnation). À la fois sujet assujetti (par la science, par la
société) et présence inobjectivable (qui ouvre toute présence), le corps peut
être défini comme un individu vague, la « forme » qui nous individue (notre
présence au corps étant présence au monde), et en même temps la « matière »
qu’informent et modèlent toujours interactions sociales et intrusions du « bio-
pouvoir ». N’avons-nous pas en effet au moins quatre corps : le corps public
que voient les autres et qui est objet du droit, compris comme chose ou
comme personne 1, dont je suis l’impossible propriétaire et qui pourtant
m’appartient 2 ; le corps physique et chimique, avec son identité « génétique »,
que la médecine soumet à son regard clinique, voire à ses transformations 3 ;
le corps symboliquement construit qui est souvent celui auquel nous nous
identifions, dans lequel nous souffrons et que nous fantasmons, selon l’imagi-
naire de la minceur, de la virilité ou du genre sexuel 4 ; et enfin le corps vécu
comme subjectivité vivante, comme ce qui structure notre ouverture vitale au
monde 5 et notre conscience affective, dès lors que notre ipséité, être un « soi »
ou un sujet individuel, ne fait sans doute pas nombre avec notre ipséité corpo-
relle 6 ? Quatre corps, à tout le moins, qui s’incorporent bien mal…

1. Voir Claire Crignon-de Oliveira et Marie Gaille-Nikodimov, À qui appartient le corps


humain ? Médecine, politique et droit, Paris, Belles Lettres, 2008, p. 99-144.
2. Voir Michela Marzano, Penser le corps, Paris, Puf, 2002, p. 128-142.
3. Voir Dominique Lecourt, Humain, post-humain : la technique et la vie, Paris, Puf, 2003, p. 84.
4. Voir Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du
« sexe », Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
5. Voir Kurt Goldstein, La Structure de l’organisme : introduction à la biologie à partir de la
pathologie humaine, Paris, Gallimard, 1951.
6. Voir Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne,
Paris, Puf, « Épiméthée », 1965.

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