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CHRISTOPHE HONORÉ,

LES CORPS LIBÉRÉS


Mathieu Champalaune

CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

E S S A I  /  C I N É M A

Suivi éditorial  Benjamin Fogel et Elise Lépine


Correction d’épreuves  Thomas Laurens
Design couverture  Lucien de Baixo
Conception graphique intérieure  Camille Mansour

ISBN  979-10-96098-36-1
Diffusion Cedif / Distribution Pollen

© Playlist Society, 2020


47, rue Voltaire, 92300 Levallois-Perret
www.playlistsociety.fr

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation


réservés pour tous pays.
Mathieu Champalaune

CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

E S S A I  /  C I N É M A

Suivi éditorial  Benjamin Fogel et Elise Lépine


Correction d’épreuves  Thomas Laurens
Design couverture  Lucien de Baixo
Conception graphique intérieure  Camille Mansour

ISBN  979-10-96098-36-1
Diffusion Cedif / Distribution Pollen

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47, rue Voltaire, 92300 Levallois-Perret
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OUVERTURE 9

DIRE LA COMPLEXITÉ

PARTIE 1 21

L’ART DU DIALOGUE 23 La mélodie des sentiments


33 Le partage des formes
44 L’amour des acteurs
53 Une question de croyance

PARTIE 2 57

UNE CHAMBRE 59 Dans la ville


EN VILLE 68 Un refuge
73 L’intime à l’œuvre

PARTIE 3 79

UNE AFFAIRE 81 La forme familiale


DE FAMILLE 88 Des parents imparfaits
94 L’âge de l’enfance

PARTIE 4 99

L’ÉLAN DES CORPS 101 La vie des morts


106 La fragilité des corps
112 Poétique des corps

ÉPILOGUE 117

PRENDRE CORPS

FILMOGRAPHIE 123

CLIPS, LIVRES, THÉÂTRE, OPÉRA 127


OUVERTURE 9

DIRE LA COMPLEXITÉ

PARTIE 1 21

L’ART DU DIALOGUE 23 La mélodie des sentiments


33 Le partage des formes
44 L’amour des acteurs
53 Une question de croyance

PARTIE 2 57

UNE CHAMBRE 59 Dans la ville


EN VILLE 68 Un refuge
73 L’intime à l’œuvre

PARTIE 3 79

UNE AFFAIRE 81 La forme familiale


DE FAMILLE 88 Des parents imparfaits
94 L’âge de l’enfance

PARTIE 4 99

L’ÉLAN DES CORPS 101 La vie des morts


106 La fragilité des corps
112 Poétique des corps

ÉPILOGUE 117

PRENDRE CORPS

FILMOGRAPHIE 123

CLIPS, LIVRES, THÉÂTRE, OPÉRA 127


« Quelque chose s’est détraqué entre moi et le monde. »
Witold Gombrowicz, L’Histoire (Opérette)
« Quelque chose s’est détraqué entre moi et le monde. »
Witold Gombrowicz, L’Histoire (Opérette)
OUVERTURE
DIRE LA COMPLEXITÉ
OUVERTURE
DIRE LA COMPLEXITÉ
En 1990, Christophe Honoré, 20 ans, assiste à un concert du
groupe The La’s, qui incarne à l’époque le renouveau de la pop
anglaise, dans la petite salle rennaise mythique de l’Ubu. Il
raconte cette scène dans Le Livre pour enfants (2005), son qua-
trième roman, qui mêle autofiction, autobiographie, essai et
journal de tournage. Elle pourrait tout aussi bien figurer dans
son onzième long-métrage Plaire, aimer et courir vite (2018),
dans lequel le cinéaste revient sur sa vie étudiante à Rennes.
« Je me souviens de cette nuit à l’Ubu où après leur concert, le 11
chanteur des La’s s’était approché de moi, il m’avait demandé
s’il pouvait boire un peu de ma bière, me faisant signe que le
bar était inaccessible, et je lui avais tendu mon gobelet en plas-
tique, il avait bu, puis m’avait rendu le gobelet presque vide et
après m’avoir remercié, avait disparu. J’ai toujours ce gobelet.
S’est-il passé une chose plus importante entre mes 19 ans et
mes 24 ans que cette bénédiction ?1 » Pour Christophe Honoré,
cet événement s’insère dans « une petite mythologie quand on
a 19, 20 ans et des ambitions artistiques : croiser un chanteur,
un cinéaste ou un romancier donne l’idée d’une éventualité.
Les choses peuvent se réaliser, ce n’est pas un monde de fiction

1  Christophe Honoré, Le Livre pour enfants, Éditions de l’Olivier, 2005, p. 164.


En 1990, Christophe Honoré, 20 ans, assiste à un concert du
groupe The La’s, qui incarne à l’époque le renouveau de la pop
anglaise, dans la petite salle rennaise mythique de l’Ubu. Il
raconte cette scène dans Le Livre pour enfants (2005), son qua-
trième roman, qui mêle autofiction, autobiographie, essai et
journal de tournage. Elle pourrait tout aussi bien figurer dans
son onzième long-métrage Plaire, aimer et courir vite (2018),
dans lequel le cinéaste revient sur sa vie étudiante à Rennes.
« Je me souviens de cette nuit à l’Ubu où après leur concert, le 11
chanteur des La’s s’était approché de moi, il m’avait demandé
s’il pouvait boire un peu de ma bière, me faisant signe que le
bar était inaccessible, et je lui avais tendu mon gobelet en plas-
tique, il avait bu, puis m’avait rendu le gobelet presque vide et
après m’avoir remercié, avait disparu. J’ai toujours ce gobelet.
S’est-il passé une chose plus importante entre mes 19 ans et
mes 24 ans que cette bénédiction ?1 » Pour Christophe Honoré,
cet événement s’insère dans « une petite mythologie quand on
a 19, 20 ans et des ambitions artistiques : croiser un chanteur,
un cinéaste ou un romancier donne l’idée d’une éventualité.
Les choses peuvent se réaliser, ce n’est pas un monde de fiction

1  Christophe Honoré, Le Livre pour enfants, Éditions de l’Olivier, 2005, p. 164.


que ce monde artistique : il peut aussi croiser le nôtre 2. » Une d’adolescent au cœur de la campagne bretonne, puis dans son
certitude émerge : le jeune breton peut rencontrer les artistes studio d’étudiant à Rennes, Christophe Honoré découvre avec
qui le font vibrer, et peut-être même faire partie des leurs. enthousiasme les œuvres littéraires, les films et les pièces de
Christophe Honoré se rêve artiste. « L’art est ma raison », théâtre qui composeront ses fondations culturelles. De lectures
pourrait-il dire en empruntant des paroles d’Étienne Daho3. en visionnages, il se choisit des modèles qu’il rêve de rencontrer,
Le chanteur phare de la scène musicale rennaise du début des comme les écrivains Bernard-Marie Koltès et Hervé Guibert.
années 19804, où il a commencé, est un modèle à suivre pour Beaucoup, hélas, mourront des conséquences du sida, qui as-
DIRE LA COMPLEXITÉ

les amateurs de musique de la ville bretonne. Mais Christophe sombrit la génération à laquelle Christophe Honoré appartient.
Honoré ne s’imagine pas musicien : c’est le cinéma et la littéra- Après avoir grandi dans le centre de la Bretagne dans les an-
OUVERTUR E :

ture qui l’intéressent. Idéalement, les deux ensemble. Marguerite nées 1970 et 1980, l’aspirant artiste s’installe à Rennes à la fin des
Duras et Alain Robbe-Grillet 5 – qu’il convoque dans la pièce années 1980. Il étudie à l’université la littérature, puis le cinéma,
Nouveau Roman (2012) – n’ont-ils pas réussi ce pari, comme tout en fréquentant les bars, salles de concerts et cinémas de la
Jean Cocteau et Sacha Guitry avant eux ?6 Dans sa chambre ville bretonne, en attendant de pouvoir rejoindre Paris, un idéal
12 2  Entretien avec Christophe Honoré par Bruno Blanckeman, Revue critique
encore lointain. 13
de fixxion française contemporaine, 2012. Ses études terminées au milieu des années 1990, Christophe
Honoré convainc sa famille, encore marquée par la mort de son
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

3  Étienne Daho, « Paris Le Flore », Pop Satori, 1986.


4  Au début des années 1980, Étienne Daho et des groupes comme   père quelques années plus tôt, de financer son installation à Pa-
Marquis de Sade ont donné à Rennes, avec le festival des Transmusicales,  
la réputation d’une ville rock.
ris, où pourra s’exprimer son art. Afin de justifier ce départ dans
5  Auteurs du Nouveau Roman, Alain Robbe-Grillet et Marguerite Duras ont la ville de ses rêves, il doit créer, prouver qu’il est à la hauteur
forgé une œuvre littéraire et cinématographique. Le premier avec des romans de ses ambitions. Responsable de colonies de vacances pendant
comme Les Gommes (1953) et les films Trans-Europ-Express (1966)  
ses études, il s’intéresse à la littérature jeunesse, dans laquelle
et Glissements progressifs du plaisir (1974). La seconde a écrit une quarantaine
d’œuvres romanesques et théâtrales dont Le Ravissement de Lol V. Stein (1964)   il fait ses premiers pas. En 1996, il parvient à faire publier le
et L’Amant (1984) et a réalisé près de vingt films tels que India Song (1975)   roman jeunesse Tout contre Léo7, où il est question d’un jeune
et Le Camion (1977).
garçon atteint du sida et des répercussions de cette maladie sur
6  Jean Cocteau est l’auteur d’une œuvre dense qui mêle romans (Les Enfants
terribles, 1929), poésie, théâtre (La Machine infernale, 1934) et cinéma (Orphée, sa famille. Moins que le traitement d’un sujet de société, c’est le
1950). Sacha Guitry s’est illustré durant la première moitié du xxe siècle,   rapport intime à la maladie et ses effets sur la cellule familiale
dans le théâtre, le roman et le cinéma, avec des œuvres qui ont parfois connu
plusieurs médiums comme le roman Mémoires d’un tricheur (1935) devenu le
film Le Roman d’un tricheur (1936) ou Quadrille (pièce de 1937 et film de 1938). 7  Christophe Honoré, Tout contre Léo, 1996, L’École des loisirs, Paris.
que ce monde artistique : il peut aussi croiser le nôtre 2. » Une d’adolescent au cœur de la campagne bretonne, puis dans son
certitude émerge : le jeune breton peut rencontrer les artistes studio d’étudiant à Rennes, Christophe Honoré découvre avec
qui le font vibrer, et peut-être même faire partie des leurs. enthousiasme les œuvres littéraires, les films et les pièces de
Christophe Honoré se rêve artiste. « L’art est ma raison », théâtre qui composeront ses fondations culturelles. De lectures
pourrait-il dire en empruntant des paroles d’Étienne Daho3. en visionnages, il se choisit des modèles qu’il rêve de rencontrer,
Le chanteur phare de la scène musicale rennaise du début des comme les écrivains Bernard-Marie Koltès et Hervé Guibert.
années 19804, où il a commencé, est un modèle à suivre pour Beaucoup, hélas, mourront des conséquences du sida, qui as-
DIRE LA COMPLEXITÉ

les amateurs de musique de la ville bretonne. Mais Christophe sombrit la génération à laquelle Christophe Honoré appartient.
Honoré ne s’imagine pas musicien : c’est le cinéma et la littéra- Après avoir grandi dans le centre de la Bretagne dans les an-
OUVERTUR E :

ture qui l’intéressent. Idéalement, les deux ensemble. Marguerite nées 1970 et 1980, l’aspirant artiste s’installe à Rennes à la fin des
Duras et Alain Robbe-Grillet 5 – qu’il convoque dans la pièce années 1980. Il étudie à l’université la littérature, puis le cinéma,
Nouveau Roman (2012) – n’ont-ils pas réussi ce pari, comme tout en fréquentant les bars, salles de concerts et cinémas de la
Jean Cocteau et Sacha Guitry avant eux ?6 Dans sa chambre ville bretonne, en attendant de pouvoir rejoindre Paris, un idéal
12 2  Entretien avec Christophe Honoré par Bruno Blanckeman, Revue critique
encore lointain. 13
de fixxion française contemporaine, 2012. Ses études terminées au milieu des années 1990, Christophe
Honoré convainc sa famille, encore marquée par la mort de son
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

3  Étienne Daho, « Paris Le Flore », Pop Satori, 1986.


4  Au début des années 1980, Étienne Daho et des groupes comme   père quelques années plus tôt, de financer son installation à Pa-
Marquis de Sade ont donné à Rennes, avec le festival des Transmusicales,  
la réputation d’une ville rock.
ris, où pourra s’exprimer son art. Afin de justifier ce départ dans
5  Auteurs du Nouveau Roman, Alain Robbe-Grillet et Marguerite Duras ont la ville de ses rêves, il doit créer, prouver qu’il est à la hauteur
forgé une œuvre littéraire et cinématographique. Le premier avec des romans de ses ambitions. Responsable de colonies de vacances pendant
comme Les Gommes (1953) et les films Trans-Europ-Express (1966)  
ses études, il s’intéresse à la littérature jeunesse, dans laquelle
et Glissements progressifs du plaisir (1974). La seconde a écrit une quarantaine
d’œuvres romanesques et théâtrales dont Le Ravissement de Lol V. Stein (1964)   il fait ses premiers pas. En 1996, il parvient à faire publier le
et L’Amant (1984) et a réalisé près de vingt films tels que India Song (1975)   roman jeunesse Tout contre Léo7, où il est question d’un jeune
et Le Camion (1977).
garçon atteint du sida et des répercussions de cette maladie sur
6  Jean Cocteau est l’auteur d’une œuvre dense qui mêle romans (Les Enfants
terribles, 1929), poésie, théâtre (La Machine infernale, 1934) et cinéma (Orphée, sa famille. Moins que le traitement d’un sujet de société, c’est le
1950). Sacha Guitry s’est illustré durant la première moitié du xxe siècle,   rapport intime à la maladie et ses effets sur la cellule familiale
dans le théâtre, le roman et le cinéma, avec des œuvres qui ont parfois connu
plusieurs médiums comme le roman Mémoires d’un tricheur (1935) devenu le
film Le Roman d’un tricheur (1936) ou Quadrille (pièce de 1937 et film de 1938). 7  Christophe Honoré, Tout contre Léo, 1996, L’École des loisirs, Paris.
qui intéressent le jeune écrivain. Ce premier livre est remarqué. cinéma français » de François Truffaut13, Christophe Honoré
Poussé par son éditrice, Geneviève Brisac, Christophe Honoré attaque un cinéma de « bonnes intentions », selon lui dominant
enchaîne ensuite les publications, avec notamment les suites de la fin des années 1990, en ciblant par exemple l’aspect « consen-
son premier ouvrage : L’Affaire P’tit Marcel8 et Mon cœur boule- suel » de Marius et Jeannette de Robert Guédiguian (1997) et la
versé9. En parallèle, il publie en 1997 son premier roman adulte, « fausse subversion » de Nettoyage à sec d’Anne Fontaine (1997),
L’Infamille10. « cinéaste superbourgeoise ». L’aspirant réalisateur défend la
Le jeune écrivain n’oublie pas son autre passion, le cinéma. nécessité d’une singularité sincère de l’auteur, son souci de
DIRE LA COMPLEXITÉ

Dans la lignée de ses glorieux aînés de la Nouvelle Vague 11, il l’art, l’importance de la mise en scène et sa volonté de ne pas
parvient à écrire pour Les Cahiers du cinéma. À la faveur de simplement imiter le réel. Il pose ainsi les bases de sa propre
OUVERTUR E :

textes envoyés à son directeur de l’époque, Serge Toubiana, vision du cinéma, qu’il s’apprête à faire exister sur pellicule.
Honoré y décroche une chronique mensuelle. Il signe d’abord En 2001, il réalise son premier court-métrage, Nous deux. Un
« Roland Cassard », nom de l’un des personnages de Lola, de an plus tard, il adapte lui-même, pour la télévision, son roman
Jacques Demy (1961), auquel le jeune cinéaste fera à nouveau Tout contre Léo. Son premier long-métrage, 17 fois Cécile Cas-
14 référence avec son premier film, 17 fois Cécile Cassard (2002). sard (2002), a pour vocation de dire son amour du cinéma en 15
Par le biais de ces chroniques, le jeune homme développe une faisant référence aux cinéastes aimés, de Jacques Demy à Leos
réflexion intime sur le cinéma. Ses articles font parfois des étin- Carax, tout en affirmant ses prises de position pour un cinéma
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

celles. En 1998, dans sa chronique « Triste moralité du cinéma personnel, qui soit plus qu’un outil servant à exprimer un pro-
français12 », héritière du pamphlet « Une certaine tendance du pos. Les films s’enchaînent rapidement : le cinéaste souhaite
tourner régulièrement. De Dans Paris (2006) aux Bien-aimés
(2011), il réalise six longs-métrages.
8  Christophe Honoré, L’Affaire P’tit Marcel, 1997, L’École des loisirs, Paris. Poursuivant l’écriture romanesque, jeunesse et dramatique,
9  Christophe Honoré, Mon cœur bouleversé, 1999, L’École des loisirs, Paris.
Christophe Honoré se fait une place singulière dans le pay-
10  Christophe Honoré, L’Infamille, 1997, Éditions de l’Olivier, Paris.
sage culturel français. D’abord considéré comme un « écrivain
11  François Truffaut, Jean-Luc Godard, Éric Rohmer, Jacques Rivette  
ou encore Claude Chabrol ont d’abord écrit aux Cahiers du cinéma avant de 13  François Truffaut, « Une certaine tendance du cinéma français », Les Cahiers
réaliser leurs films. Depuis, plusieurs rédacteurs des générations suivantes   du cinéma, n° 31, janvier 1954. Dans ce texte fondateur, François Truffaut
sont, à leur tour, devenu cinéastes, comme Pascal Bonitzer ou Olivier Assayas. attaque un cinéma de « la Tradition de la qualité » et son réalisme psychologique
12  Christophe Honoré, « Triste moralité du cinéma français »,   que l’auteur juge mensonger, et cible deux scénaristes incontournables et tout
Les Cahiers du cinéma, n° 521, février 1998. Cette chronique a créé de vives puissants de l’époque, Jean Aurenche et Pierre Bost, à l’origine de ce cinéma
polémiques dans le milieu du cinéma et au sein même de la revue. fondé sur des scénarios qui laissent peu de place à la mise en scène.
qui intéressent le jeune écrivain. Ce premier livre est remarqué. cinéma français » de François Truffaut13, Christophe Honoré
Poussé par son éditrice, Geneviève Brisac, Christophe Honoré attaque un cinéma de « bonnes intentions », selon lui dominant
enchaîne ensuite les publications, avec notamment les suites de la fin des années 1990, en ciblant par exemple l’aspect « consen-
son premier ouvrage : L’Affaire P’tit Marcel8 et Mon cœur boule- suel » de Marius et Jeannette de Robert Guédiguian (1997) et la
versé9. En parallèle, il publie en 1997 son premier roman adulte, « fausse subversion » de Nettoyage à sec d’Anne Fontaine (1997),
L’Infamille10. « cinéaste superbourgeoise ». L’aspirant réalisateur défend la
Le jeune écrivain n’oublie pas son autre passion, le cinéma. nécessité d’une singularité sincère de l’auteur, son souci de
DIRE LA COMPLEXITÉ

Dans la lignée de ses glorieux aînés de la Nouvelle Vague 11, il l’art, l’importance de la mise en scène et sa volonté de ne pas
parvient à écrire pour Les Cahiers du cinéma. À la faveur de simplement imiter le réel. Il pose ainsi les bases de sa propre
OUVERTUR E :

textes envoyés à son directeur de l’époque, Serge Toubiana, vision du cinéma, qu’il s’apprête à faire exister sur pellicule.
Honoré y décroche une chronique mensuelle. Il signe d’abord En 2001, il réalise son premier court-métrage, Nous deux. Un
« Roland Cassard », nom de l’un des personnages de Lola, de an plus tard, il adapte lui-même, pour la télévision, son roman
Jacques Demy (1961), auquel le jeune cinéaste fera à nouveau Tout contre Léo. Son premier long-métrage, 17 fois Cécile Cas-
14 référence avec son premier film, 17 fois Cécile Cassard (2002). sard (2002), a pour vocation de dire son amour du cinéma en 15
Par le biais de ces chroniques, le jeune homme développe une faisant référence aux cinéastes aimés, de Jacques Demy à Leos
réflexion intime sur le cinéma. Ses articles font parfois des étin- Carax, tout en affirmant ses prises de position pour un cinéma
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

celles. En 1998, dans sa chronique « Triste moralité du cinéma personnel, qui soit plus qu’un outil servant à exprimer un pro-
français12 », héritière du pamphlet « Une certaine tendance du pos. Les films s’enchaînent rapidement : le cinéaste souhaite
tourner régulièrement. De Dans Paris (2006) aux Bien-aimés
(2011), il réalise six longs-métrages.
8  Christophe Honoré, L’Affaire P’tit Marcel, 1997, L’École des loisirs, Paris. Poursuivant l’écriture romanesque, jeunesse et dramatique,
9  Christophe Honoré, Mon cœur bouleversé, 1999, L’École des loisirs, Paris.
Christophe Honoré se fait une place singulière dans le pay-
10  Christophe Honoré, L’Infamille, 1997, Éditions de l’Olivier, Paris.
sage culturel français. D’abord considéré comme un « écrivain
11  François Truffaut, Jean-Luc Godard, Éric Rohmer, Jacques Rivette  
ou encore Claude Chabrol ont d’abord écrit aux Cahiers du cinéma avant de 13  François Truffaut, « Une certaine tendance du cinéma français », Les Cahiers
réaliser leurs films. Depuis, plusieurs rédacteurs des générations suivantes   du cinéma, n° 31, janvier 1954. Dans ce texte fondateur, François Truffaut
sont, à leur tour, devenu cinéastes, comme Pascal Bonitzer ou Olivier Assayas. attaque un cinéma de « la Tradition de la qualité » et son réalisme psychologique
12  Christophe Honoré, « Triste moralité du cinéma français »,   que l’auteur juge mensonger, et cible deux scénaristes incontournables et tout
Les Cahiers du cinéma, n° 521, février 1998. Cette chronique a créé de vives puissants de l’époque, Jean Aurenche et Pierre Bost, à l’origine de ce cinéma
polémiques dans le milieu du cinéma et au sein même de la revue. fondé sur des scénarios qui laissent peu de place à la mise en scène.
faisant des films », il s’impose progressivement en tant qu’ar- au bain (2010) ou Métamorphoses (2013). Depuis ses débuts,
tiste multidisciplinaire, capable d’investir la mise en scène de Christophe Honoré enchaîne les projets à un rythme soutenu,
théâtre et d’opéra. Toutes ces pratiques émanent avant tout entre cinéma, littérature, théâtre ou opéra, à l’image de sa tri-
pour Christophe Honoré d’une position d’amateur – dans le logie parisienne (Dans Paris, Les Chansons d’amour, La Belle
sens de « celui qui aime » –, passionné et stimulé par l’art. C’est Personne) tournée le temps de trois hivers successifs, ou de
ce qui le pousse à toujours interroger, par ses œuvres, sa place Chambre 212, écrit, produit, tourné et monté en quelques mois
dans la création artistique, et son positionnement par rapport au début de l’année 2019, et présenté dans la foulée au Festi-
DIRE LA COMPLEXITÉ

à la production d’autres cinéastes, contemporains ou non. Il val de Cannes dans la section Un certain regard. Il travaille
considère Olivier Assayas et Arnaud Desplechin, qui s’inté- rapidement, comme pour mieux saisir les instants fugaces qui
OUVERTUR E :

ressent comme lui au travail de l’intime et à la représentation constituent son intimité et sa vision de notre époque. Par sa vé-
de la jeunesse, comme les deux cinéastes français contem- locité et la multiplication des formes d’expression, Christophe
porains les plus essentiels 14. Il est parfois comparé à François Honoré traduit son appréhension d’une complexité compo-
Ozon, autre réalisateur prolifique de sa génération, qui s’inté- site du contemporain : « Cette forme chaotique et impure, je la
16 resse aussi à l’expression de l’homosexualité au cinéma, avec cherche beaucoup au cinéma, explique-t-il. Elle correspond à 17
lequel il partage certains comédiens, et qui a lui aussi revisité le la manière que j’ai de voir le monde. Cette perception est chao-
film musical, avec Huit femmes (2002). tique et j’aurais l’impression de mentir si je rendais le monde
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

Son travail de cinéaste s’illustre par une succession de pro- plus lisible que je ne le vois15. »
ductions aux formes et aux budgets variés : films de facture À l’image de la présentation des moments de la vie de Cécile
relativement classique, comme Dans Paris ou Non ma fille, tu Cassard, Christophe Honoré adopte régulièrement des formes
n’iras pas danser (2009), adaptations personnelles d’œuvres singulières de récits. Ils peuvent être fragmentés, du chapitrage
littéraires, comme Ma mère (2004) d’après Georges Bataille, dans Les Chansons d’amour à la succession des différentes
La Belle Personne (2008) d’après madame de la Fayette, Les époques des Bien-aimés en passant par l’enchevêtrement des
Malheurs de Sophie (2016) d’après la comtesse de Ségur, films histoires dans Métamorphoses. On les voit parfois bouleversés
musicaux, tels que Les Chansons d’amour et Les Bien-aimés en leur centre, comme avec le conte breton au milieu de Non
(2011), ou encore projets plus expérimentaux, comme Homme ma fille, tu n’iras pas danser ou la mort de la mère dans Les

14  « C’est clair qu’il y a deux cinéastes qui m’importent vraiment en France
aujourd’hui, ce sont Assayas et Desplechin », Interview de Christophe Honoré 15  Propos recueillis par l’auteur lors d’une interview  
par Jean-Marc Lalanne, Les Inrockuptibles, septembre 2009. de Christophe Honoré pour le magazine Maze en octobre 2017.
faisant des films », il s’impose progressivement en tant qu’ar- au bain (2010) ou Métamorphoses (2013). Depuis ses débuts,
tiste multidisciplinaire, capable d’investir la mise en scène de Christophe Honoré enchaîne les projets à un rythme soutenu,
théâtre et d’opéra. Toutes ces pratiques émanent avant tout entre cinéma, littérature, théâtre ou opéra, à l’image de sa tri-
pour Christophe Honoré d’une position d’amateur – dans le logie parisienne (Dans Paris, Les Chansons d’amour, La Belle
sens de « celui qui aime » –, passionné et stimulé par l’art. C’est Personne) tournée le temps de trois hivers successifs, ou de
ce qui le pousse à toujours interroger, par ses œuvres, sa place Chambre 212, écrit, produit, tourné et monté en quelques mois
dans la création artistique, et son positionnement par rapport au début de l’année 2019, et présenté dans la foulée au Festi-
DIRE LA COMPLEXITÉ

à la production d’autres cinéastes, contemporains ou non. Il val de Cannes dans la section Un certain regard. Il travaille
considère Olivier Assayas et Arnaud Desplechin, qui s’inté- rapidement, comme pour mieux saisir les instants fugaces qui
OUVERTUR E :

ressent comme lui au travail de l’intime et à la représentation constituent son intimité et sa vision de notre époque. Par sa vé-
de la jeunesse, comme les deux cinéastes français contem- locité et la multiplication des formes d’expression, Christophe
porains les plus essentiels 14. Il est parfois comparé à François Honoré traduit son appréhension d’une complexité compo-
Ozon, autre réalisateur prolifique de sa génération, qui s’inté- site du contemporain : « Cette forme chaotique et impure, je la
16 resse aussi à l’expression de l’homosexualité au cinéma, avec cherche beaucoup au cinéma, explique-t-il. Elle correspond à 17
lequel il partage certains comédiens, et qui a lui aussi revisité le la manière que j’ai de voir le monde. Cette perception est chao-
film musical, avec Huit femmes (2002). tique et j’aurais l’impression de mentir si je rendais le monde
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

Son travail de cinéaste s’illustre par une succession de pro- plus lisible que je ne le vois15. »
ductions aux formes et aux budgets variés : films de facture À l’image de la présentation des moments de la vie de Cécile
relativement classique, comme Dans Paris ou Non ma fille, tu Cassard, Christophe Honoré adopte régulièrement des formes
n’iras pas danser (2009), adaptations personnelles d’œuvres singulières de récits. Ils peuvent être fragmentés, du chapitrage
littéraires, comme Ma mère (2004) d’après Georges Bataille, dans Les Chansons d’amour à la succession des différentes
La Belle Personne (2008) d’après madame de la Fayette, Les époques des Bien-aimés en passant par l’enchevêtrement des
Malheurs de Sophie (2016) d’après la comtesse de Ségur, films histoires dans Métamorphoses. On les voit parfois bouleversés
musicaux, tels que Les Chansons d’amour et Les Bien-aimés en leur centre, comme avec le conte breton au milieu de Non
(2011), ou encore projets plus expérimentaux, comme Homme ma fille, tu n’iras pas danser ou la mort de la mère dans Les

14  « C’est clair qu’il y a deux cinéastes qui m’importent vraiment en France
aujourd’hui, ce sont Assayas et Desplechin », Interview de Christophe Honoré 15  Propos recueillis par l’auteur lors d’une interview  
par Jean-Marc Lalanne, Les Inrockuptibles, septembre 2009. de Christophe Honoré pour le magazine Maze en octobre 2017.
Malheurs de Sophie, ou encore alternés, à l’image du journal in- dans les médias. Il va jusqu’à clouer le bec de Nicolas Sarkozy,
time new-yorkais et l’histoire d’Emmanuel à Gennevilliers dans qui affirmait dans un discours de 2006 qu’il était absurde de
Homme au bain, la vie d’Arthur à Rennes et celle de Jacques à retrouver La Princesse de Clèves au programme des concours
Paris dans Plaire, aimer et courir vite. administratifs18, en réalisant La Belle personne, une adaptation
Ces caractéristiques sont présentes également dans ses romans contemporaine du roman de madame de La Fayette, en 2008.
et son théâtre, à travers la fragmentation et le mélange des formes Si elle peut sembler morcelée, volontiers protéiforme, l’œuvre
d’écritures et la diversité des personnages, tantôt purement fic- de Christophe Honoré, dans son ensemble, montre une grande
DIRE LA COMPLEXITÉ

tifs, tantôt inspirés de personnes réelles. Des échos se créent, cohérence par les idées qui la parcourent. Elle esquisse une
par ailleurs, entre ses romans, pièces et films, par la reprise de réactualisation de ce que les romantiques appelaient le « mal
OUVERTUR E :

phrases, d’anecdotes et de thèmes parfois à plusieurs années du siècle » au xixe : la quête d’un bonheur impossible et la pro-
d’intervalle. Le triptyque formé par le roman Ton Père (2017), fonde mélancolie qui en découle. Ce mal collectif de la jeu-
le film Plaire, aimer et courir vite et la pièce Les Idoles (2018) en nesse de l’époque trouvait, pour Alfred de Musset, sa source
est le parfait exemple. Sous trois formes différentes, Christophe dans la défaite napoléonienne, où l’espoir avait fait place à la
18 Honoré évoque son parcours artistique et sexuel face à la menace catastrophe et à la désillusion19. Chez Honoré, ce mal procède 19
du sida et au spectre de l’homophobie. aussi du désastre, celui de la mort d’êtres chers et des ravages
Il a recours à un ensemble d’expressions artistiques pour du sida. Sa mise en scène d’Angelo, Tyran de Padoue de Victor
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

livrer son intimité. Il se montre également attentif à la place, Hugo au Festival d’Avignon en 2009 révèle l’influence de
au rôle et à la considération des artistes dans la société en pre- l’esthétique romantique sur son travail. Dans une interview à
nant position publiquement contre le projet de loi Hadopi16 en Télérama la même année, il déclare se retrouver dans la célèbre
2009, à travers une tribune réclamant un accès démocratique à Préface de Cromwell (1827), manifeste hugolien pour le drame
la culture grâce à internet. Il défend le statut des intermittents romantique, dans lequel l’auteur de Hernani « ne parlait que
en 2014 17 par la signature d’une lettre ouverte et en s’exprimant
18  « Dans la fonction publique, il faut en finir avec la pression des concours  
16  « Lettre ouverte aux spectateurs citoyens », Libération, 7 avril 2009.   et des examens. L’autre jour, je m’amusais, on s’amuse comme on peut,  
Une tribune publiée à l’initiative du producteur Paulo Branco et de son fils   à regarder le programme du concours d’attaché d’administration. Un sadique ou
Juan, qui réunit également des proches et acteurs de Christophe Honoré :   un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents
du réalisateur Gaël Morel à Louis Garrel. Le projet de loi Hadopi visait à lutter sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de
contre la piraterie sur internet. demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves... Imaginez
17  Voir interview de Christophe Honoré par Mathilde Blottière,   un peu le spectacle ! » Discours de Nicolas Sarkozy à Lyon le 23 février 2006.
Télérama, juin 2014. 19  Voir Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836.
Malheurs de Sophie, ou encore alternés, à l’image du journal in- dans les médias. Il va jusqu’à clouer le bec de Nicolas Sarkozy,
time new-yorkais et l’histoire d’Emmanuel à Gennevilliers dans qui affirmait dans un discours de 2006 qu’il était absurde de
Homme au bain, la vie d’Arthur à Rennes et celle de Jacques à retrouver La Princesse de Clèves au programme des concours
Paris dans Plaire, aimer et courir vite. administratifs18, en réalisant La Belle personne, une adaptation
Ces caractéristiques sont présentes également dans ses romans contemporaine du roman de madame de La Fayette, en 2008.
et son théâtre, à travers la fragmentation et le mélange des formes Si elle peut sembler morcelée, volontiers protéiforme, l’œuvre
d’écritures et la diversité des personnages, tantôt purement fic- de Christophe Honoré, dans son ensemble, montre une grande
DIRE LA COMPLEXITÉ

tifs, tantôt inspirés de personnes réelles. Des échos se créent, cohérence par les idées qui la parcourent. Elle esquisse une
par ailleurs, entre ses romans, pièces et films, par la reprise de réactualisation de ce que les romantiques appelaient le « mal
OUVERTUR E :

phrases, d’anecdotes et de thèmes parfois à plusieurs années du siècle » au xixe : la quête d’un bonheur impossible et la pro-
d’intervalle. Le triptyque formé par le roman Ton Père (2017), fonde mélancolie qui en découle. Ce mal collectif de la jeu-
le film Plaire, aimer et courir vite et la pièce Les Idoles (2018) en nesse de l’époque trouvait, pour Alfred de Musset, sa source
est le parfait exemple. Sous trois formes différentes, Christophe dans la défaite napoléonienne, où l’espoir avait fait place à la
18 Honoré évoque son parcours artistique et sexuel face à la menace catastrophe et à la désillusion19. Chez Honoré, ce mal procède 19
du sida et au spectre de l’homophobie. aussi du désastre, celui de la mort d’êtres chers et des ravages
Il a recours à un ensemble d’expressions artistiques pour du sida. Sa mise en scène d’Angelo, Tyran de Padoue de Victor
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

livrer son intimité. Il se montre également attentif à la place, Hugo au Festival d’Avignon en 2009 révèle l’influence de
au rôle et à la considération des artistes dans la société en pre- l’esthétique romantique sur son travail. Dans une interview à
nant position publiquement contre le projet de loi Hadopi16 en Télérama la même année, il déclare se retrouver dans la célèbre
2009, à travers une tribune réclamant un accès démocratique à Préface de Cromwell (1827), manifeste hugolien pour le drame
la culture grâce à internet. Il défend le statut des intermittents romantique, dans lequel l’auteur de Hernani « ne parlait que
en 2014 17 par la signature d’une lettre ouverte et en s’exprimant
18  « Dans la fonction publique, il faut en finir avec la pression des concours  
16  « Lettre ouverte aux spectateurs citoyens », Libération, 7 avril 2009.   et des examens. L’autre jour, je m’amusais, on s’amuse comme on peut,  
Une tribune publiée à l’initiative du producteur Paulo Branco et de son fils   à regarder le programme du concours d’attaché d’administration. Un sadique ou
Juan, qui réunit également des proches et acteurs de Christophe Honoré :   un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents
du réalisateur Gaël Morel à Louis Garrel. Le projet de loi Hadopi visait à lutter sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de
contre la piraterie sur internet. demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves... Imaginez
17  Voir interview de Christophe Honoré par Mathilde Blottière,   un peu le spectacle ! » Discours de Nicolas Sarkozy à Lyon le 23 février 2006.
Télérama, juin 2014. 19  Voir Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836.
de cinéma : en finir avec l’art pour l’art, y remettre de la vie,
et que cette vie soit faite de beauté comme de laideur, que les
personnages ne soient pas forcément héroïques, mais dans une
forme d’inachèvement. Tout ce qu’il raconte sur l’utopie du
théâtre, le théâtre idéal, c’est le cinéma20. » En réponse au spleen
romantique, Christophe Honoré propose aussi une recherche PARTIE I 
du temps perdu proustienne, à travers le dialogue entre les L’ART DU DIALOGUE
DIRE LA COMPLEXITÉ

époques d’une vie, afin de se connaître soi-même, d’affirmer


son indépendance et sa liberté, tout en déplorant la disparition
OUVERTUR E :

des paradis perdus. L’expression du temps est centrale, dans sa


circulation et ses reflux, affectant des personnages qui tentent
d’y trouver leur place.
Par ces deux tendances – marquées par l’influence des es-
20 thétiques romantiques et proustiennes – s’illustre le caractère
composite du travail de Christophe Honoré, qui articule les
traces d’œuvres littéraires, cinématographiques, théâtrales et
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

musicales aimées au sein de situations constamment renouve-


lées. Cette nécessité du dialogue entre les époques et les formes
est au cœur du travail de Christophe Honoré et de son étude
des sentiments modernes. Elle implique tant le langage que les
corps, d’une intimité à une autre, dans la constitution d’en-
sembles qui unissent ou séparent les êtres.

20  Interview de Christophe Honoré par Laurent Rigoulet,  


Télérama, novembre 2009.
de cinéma : en finir avec l’art pour l’art, y remettre de la vie,
et que cette vie soit faite de beauté comme de laideur, que les
personnages ne soient pas forcément héroïques, mais dans une
forme d’inachèvement. Tout ce qu’il raconte sur l’utopie du
théâtre, le théâtre idéal, c’est le cinéma20. » En réponse au spleen
romantique, Christophe Honoré propose aussi une recherche PARTIE I 
du temps perdu proustienne, à travers le dialogue entre les L’ART DU DIALOGUE
DIRE LA COMPLEXITÉ

époques d’une vie, afin de se connaître soi-même, d’affirmer


son indépendance et sa liberté, tout en déplorant la disparition
OUVERTUR E :

des paradis perdus. L’expression du temps est centrale, dans sa


circulation et ses reflux, affectant des personnages qui tentent
d’y trouver leur place.
Par ces deux tendances – marquées par l’influence des es-
20 thétiques romantiques et proustiennes – s’illustre le caractère
composite du travail de Christophe Honoré, qui articule les
traces d’œuvres littéraires, cinématographiques, théâtrales et
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

musicales aimées au sein de situations constamment renouve-


lées. Cette nécessité du dialogue entre les époques et les formes
est au cœur du travail de Christophe Honoré et de son étude
des sentiments modernes. Elle implique tant le langage que les
corps, d’une intimité à une autre, dans la constitution d’en-
sembles qui unissent ou séparent les êtres.

20  Interview de Christophe Honoré par Laurent Rigoulet,  


Télérama, novembre 2009.
LA MÉLODIE DES SENTIMENTS

Christophe Honoré tire de son amour pour la musique pop de


nombreuses références. Dès ses premiers romans, les citations
de chansons jouxtent celles d’œuvres littéraires. Cette tendance
s’illustre dans ses films par la présence de morceaux existants
et de chansons composées spécifiquement pour lui par Alex
Beaupain. La musique pop influence la pratique de Christophe
Honoré jusque dans la forme de ses œuvres, mélange d’émo-
tions entre légèreté et profondeur.

RÉSONANCES
23

La musique est centrale chez Christophe Honoré. Elle lui per-


met de se livrer, mais aussi de mettre en branle les sentiments
des personnages. Dans Plaire, aimer et courir vite, Arthur, joué
par Vincent Lacoste, rentre dans son appartement rennais
qu’il partage avec Pierre (Clément Métayer). Alors qu’Arthur
passe la porte, on entend une mélodie étouffée provenant du
casque de son colocataire. Les deux amis se mettent à discuter
de leur avenir quand Arthur finit par demander à Pierre ce
qu’il écoute. Sans un mot, il lui tend son casque. La musique
se libère à l’intérieur du film, occupant tout l’espace sonore. Le
plan suivant, sur la platine, nous apprend qu’il s’agit de Ride,
groupe phare de la scène shoegaze, et de son titre « In A Dif-
ferent Place », issu de l’album Nowhere, sorti en 1990, dont la
LA MÉLODIE DES SENTIMENTS

Christophe Honoré tire de son amour pour la musique pop de


nombreuses références. Dès ses premiers romans, les citations
de chansons jouxtent celles d’œuvres littéraires. Cette tendance
s’illustre dans ses films par la présence de morceaux existants
et de chansons composées spécifiquement pour lui par Alex
Beaupain. La musique pop influence la pratique de Christophe
Honoré jusque dans la forme de ses œuvres, mélange d’émo-
tions entre légèreté et profondeur.

RÉSONANCES
23

La musique est centrale chez Christophe Honoré. Elle lui per-


met de se livrer, mais aussi de mettre en branle les sentiments
des personnages. Dans Plaire, aimer et courir vite, Arthur, joué
par Vincent Lacoste, rentre dans son appartement rennais
qu’il partage avec Pierre (Clément Métayer). Alors qu’Arthur
passe la porte, on entend une mélodie étouffée provenant du
casque de son colocataire. Les deux amis se mettent à discuter
de leur avenir quand Arthur finit par demander à Pierre ce
qu’il écoute. Sans un mot, il lui tend son casque. La musique
se libère à l’intérieur du film, occupant tout l’espace sonore. Le
plan suivant, sur la platine, nous apprend qu’il s’agit de Ride,
groupe phare de la scène shoegaze, et de son titre « In A Dif-
ferent Place », issu de l’album Nowhere, sorti en 1990, dont la
pochette d’un bleu intense renvoie à la lumière bleutée du film. sa chambre d’enfant et tombe sur un de ses vieux disques : le
Le morceau se poursuit tandis qu’Arthur part faire un tour 45 tours du tube de Kim Wilde sorti en 1981, « Cambodia22 ». Il
dans la rue, Walkman sur les oreilles, marchant à la rencontre chantonne et danse allongé sur son lit. Madeleine de Proust, le
de silhouettes masculines qui se toisent, pleines de désir. Toute morceau à la mélodie légère fait ressurgir l’innocence de l’en-
la bande originale du film – qui rassemble des grands noms fance – bien qu’il raconte l’histoire tragique d’une femme qui
de la pop anglaise tels que Massive Attack, Cocteau Twins, perd son mari à la guerre –, et l’enferme dans une bulle qui le
Prefab Sprout, MARRS… – est composée de chansons que rend sourd aux appels de son père.
L’A R T D U D I A L O G U E

Christophe Honoré devait écouter au début des années 1990, Les chansons commentent l’intériorité des personnages, expri-
lors de son entrée dans la vie adulte. Par le choix de ces mor- ment leurs émois ou leurs doutes. Les morceaux placés dans les
ceaux, le cinéaste partage un peu de son intimité : comme le génériques de fin synthétisent les interrogations qui traversent le
fait Pierre avec Arthur, il nous fait accéder à la bande-son de sa film. Les Bien-aimés s’achève avec le morceau du groupe anglais
jeunesse. La chanson de Ride, toute en guitares mélancoliques, The Gist, « Love at First Sight » : « Cela pouvait-il être un coup
apporte au film un mélange d’intensité et de fragilité qui fait de foudre ? / Je ne savais pas ». De la même manière, la fin de
24 écho à la personnalité d’Arthur. La musique permet d’expri- Chambre 212 poursuit le questionnement de l’amour et de sa 25
mer un goût pour la liberté fugace et la jouissance immédiate, permanence avec « How Deep Is Your Love? » (« À quel point ton
associé à la jeunesse. Cet attrait pour la pop anglaise résonne amour est-il profond ? ») du groupe new-yorkais The Rapture. Un
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

avec son approche esthétique globale : « Il y avait là-dedans morceau qui illustre l’allégresse des sentiments amoureux, mais
une espèce de mélange de mélancolie et de légèreté, une espèce aussi la mélancolie qui peut les accompagner.
d’élégance un peu sucrée qui me plaisait et s’accordait bien à
d’autres goûts que je pouvais avoir d’un point de vue littéraire
ou cinématographique21 », explique le réalisateur. MÉLODIE POP
Les morceaux intégrés dans les films de Christophe Honoré
disent toujours beaucoup des personnages, de leur vie, et de Christophe Honoré utilise la musique de différentes manières
leurs sentiments. Dans Dans Paris, Paul (Romain Duris), en- et pense ses films en accord avec elle. Dans ses œuvres, la pop
fermé dans une dépression régressive, traîne en caleçon dans
22  Kim Wilde est déjà évoquée par Christophe Honoré dans  
le roman Scarborough (Éditions de l’Olivier, 2002, p. 17), via le prénom  
21  Entretien avec Christophe Honoré par Bruno Blanckeman,   d’un des personnages : « Son prénom ? Une idiotie de sa mère,  
Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine, 2012. c’est à cause de Kim Wilde, Cambodia, Kids in America… »
pochette d’un bleu intense renvoie à la lumière bleutée du film. sa chambre d’enfant et tombe sur un de ses vieux disques : le
Le morceau se poursuit tandis qu’Arthur part faire un tour 45 tours du tube de Kim Wilde sorti en 1981, « Cambodia22 ». Il
dans la rue, Walkman sur les oreilles, marchant à la rencontre chantonne et danse allongé sur son lit. Madeleine de Proust, le
de silhouettes masculines qui se toisent, pleines de désir. Toute morceau à la mélodie légère fait ressurgir l’innocence de l’en-
la bande originale du film – qui rassemble des grands noms fance – bien qu’il raconte l’histoire tragique d’une femme qui
de la pop anglaise tels que Massive Attack, Cocteau Twins, perd son mari à la guerre –, et l’enferme dans une bulle qui le
Prefab Sprout, MARRS… – est composée de chansons que rend sourd aux appels de son père.
L’A R T D U D I A L O G U E

Christophe Honoré devait écouter au début des années 1990, Les chansons commentent l’intériorité des personnages, expri-
lors de son entrée dans la vie adulte. Par le choix de ces mor- ment leurs émois ou leurs doutes. Les morceaux placés dans les
ceaux, le cinéaste partage un peu de son intimité : comme le génériques de fin synthétisent les interrogations qui traversent le
fait Pierre avec Arthur, il nous fait accéder à la bande-son de sa film. Les Bien-aimés s’achève avec le morceau du groupe anglais
jeunesse. La chanson de Ride, toute en guitares mélancoliques, The Gist, « Love at First Sight » : « Cela pouvait-il être un coup
apporte au film un mélange d’intensité et de fragilité qui fait de foudre ? / Je ne savais pas ». De la même manière, la fin de
24 écho à la personnalité d’Arthur. La musique permet d’expri- Chambre 212 poursuit le questionnement de l’amour et de sa 25
mer un goût pour la liberté fugace et la jouissance immédiate, permanence avec « How Deep Is Your Love? » (« À quel point ton
associé à la jeunesse. Cet attrait pour la pop anglaise résonne amour est-il profond ? ») du groupe new-yorkais The Rapture. Un
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

avec son approche esthétique globale : « Il y avait là-dedans morceau qui illustre l’allégresse des sentiments amoureux, mais
une espèce de mélange de mélancolie et de légèreté, une espèce aussi la mélancolie qui peut les accompagner.
d’élégance un peu sucrée qui me plaisait et s’accordait bien à
d’autres goûts que je pouvais avoir d’un point de vue littéraire
ou cinématographique21 », explique le réalisateur. MÉLODIE POP
Les morceaux intégrés dans les films de Christophe Honoré
disent toujours beaucoup des personnages, de leur vie, et de Christophe Honoré utilise la musique de différentes manières
leurs sentiments. Dans Dans Paris, Paul (Romain Duris), en- et pense ses films en accord avec elle. Dans ses œuvres, la pop
fermé dans une dépression régressive, traîne en caleçon dans
22  Kim Wilde est déjà évoquée par Christophe Honoré dans  
le roman Scarborough (Éditions de l’Olivier, 2002, p. 17), via le prénom  
21  Entretien avec Christophe Honoré par Bruno Blanckeman,   d’un des personnages : « Son prénom ? Une idiotie de sa mère,  
Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine, 2012. c’est à cause de Kim Wilde, Cambodia, Kids in America… »
anglophone côtoie la chanson française : on entend des mor- de découvertes et d’insensibilité aux catégorisations, à ce qui
ceaux d’Alain Barrière dans La Belle Personne, d’Anne Sylvestre révèle du bon ou du mauvais goût, quand seules comptent les
dans Plaire, aimer, et courir vite, de Charles Aznavour et de Jean émotions et l’expression des sentiments.
Ferrat dans Chambre 212. Christophe Honoré intègre une large Cette intégration de la musique trouve sa pleine mesure dans
gamme de genres musicaux, sans distinctions d’époques ou de la collaboration entre Christophe Honoré et le musicien Alex
courants, mettant la bande-son au service de la narration des Beaupain. Amis de longue date, ils travaillent ensemble dès les
films. Deux scènes essentielles de La Belle Personne témoignent premiers films du cinéaste. Pour 17 fois Cécile Cassard, Alex
L’A R T D U D I A L O G U E

de cette stratégie. Dans la première, Junie (Léa Seydoux) arrive Beaupain signe des morceaux originaux rock interprétés par la
dans son cours d’italien où elle rencontre le professeur Nemours musicienne Lily Margot. Place au jazz ensuite pour la bande ori-
(Louis Garrel), tandis qu’un élève diffuse, dans le cadre d’un ginale de Dans Paris, composée avec le pianiste Armel Dupas,
exposé, un extrait de l’opéra Lucie de Lammermoor de Gaetano qui traduit, par les variations de rythmes musicaux, les errances
Donizetti, interprété par Maria Callas. Cette histoire d’amour des deux frères, entre la mélancolie de Paul et la course folle de
tragique sert de moteur à la scène et permet, sans recours au Jonathan. Le morceau « Avant la haine », écrit par Alex Beaupain
26 dialogue, de traduire le trouble des personnages. L’autre scène et interprété par Romain Duris et Joana Preiss, annonce la place 27
calquant ce procédé est celle de la déclaration d’amour de prépondérante que le musicien va occuper dans le cinéma de
Junie à Nemours, cette fois par le biais d’une chanson de variété Christophe Honoré, par le biais des paroles de ses chansons. La
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

italienne, « Sarà perche ti amo » de Ricchi e Poveri. Lors d’un présence de cette chanson dans ce film rappelle aussi ces œuvres
exercice de lecture en italien, la jeune fille lit les paroles de la de la Nouvelle Vague qui possèdent un moment chanté, comme
chanson et leur traduction en français, sous le regard attentif de lorsque Jeanne Moreau interprète « Le Tourbillon » dans Jules et
Nemours. La musique, que ce soit par sa mélodie ou la trivialité Jim de François Truffaut (1962).
de ses paroles, résonne avec les sentiments des personnages et
exprime, par la déclaration indirecte, ce qu’ils n’arrivent pas à
dire tout en préservant leur pudeur. FILM MUSICAL
La bande originale de Métamorphoses, autre film sur l’ado-
lescence, mêle également musique classique (Mozart, Ravel) et Dans la dernière partie de 17 fois Cécile Cassard, le person-
pop anglo-saxonne, avec deux morceaux du chanteur Baxter nage de Mathieu (Romain Duris), vêtu seulement d’un short
Dury. Par l’absence de hiérarchisation dans ses choix musicaux, rose, rejoue, par l’imitation des gestes et postures, la scène
Christophe Honoré célèbre la liberté adolescente, ce moment de la chanson de Lola qu’interprétait Anouk Aimée dans le
anglophone côtoie la chanson française : on entend des mor- de découvertes et d’insensibilité aux catégorisations, à ce qui
ceaux d’Alain Barrière dans La Belle Personne, d’Anne Sylvestre révèle du bon ou du mauvais goût, quand seules comptent les
dans Plaire, aimer, et courir vite, de Charles Aznavour et de Jean émotions et l’expression des sentiments.
Ferrat dans Chambre 212. Christophe Honoré intègre une large Cette intégration de la musique trouve sa pleine mesure dans
gamme de genres musicaux, sans distinctions d’époques ou de la collaboration entre Christophe Honoré et le musicien Alex
courants, mettant la bande-son au service de la narration des Beaupain. Amis de longue date, ils travaillent ensemble dès les
films. Deux scènes essentielles de La Belle Personne témoignent premiers films du cinéaste. Pour 17 fois Cécile Cassard, Alex
L’A R T D U D I A L O G U E

de cette stratégie. Dans la première, Junie (Léa Seydoux) arrive Beaupain signe des morceaux originaux rock interprétés par la
dans son cours d’italien où elle rencontre le professeur Nemours musicienne Lily Margot. Place au jazz ensuite pour la bande ori-
(Louis Garrel), tandis qu’un élève diffuse, dans le cadre d’un ginale de Dans Paris, composée avec le pianiste Armel Dupas,
exposé, un extrait de l’opéra Lucie de Lammermoor de Gaetano qui traduit, par les variations de rythmes musicaux, les errances
Donizetti, interprété par Maria Callas. Cette histoire d’amour des deux frères, entre la mélancolie de Paul et la course folle de
tragique sert de moteur à la scène et permet, sans recours au Jonathan. Le morceau « Avant la haine », écrit par Alex Beaupain
26 dialogue, de traduire le trouble des personnages. L’autre scène et interprété par Romain Duris et Joana Preiss, annonce la place 27
calquant ce procédé est celle de la déclaration d’amour de prépondérante que le musicien va occuper dans le cinéma de
Junie à Nemours, cette fois par le biais d’une chanson de variété Christophe Honoré, par le biais des paroles de ses chansons. La
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

italienne, « Sarà perche ti amo » de Ricchi e Poveri. Lors d’un présence de cette chanson dans ce film rappelle aussi ces œuvres
exercice de lecture en italien, la jeune fille lit les paroles de la de la Nouvelle Vague qui possèdent un moment chanté, comme
chanson et leur traduction en français, sous le regard attentif de lorsque Jeanne Moreau interprète « Le Tourbillon » dans Jules et
Nemours. La musique, que ce soit par sa mélodie ou la trivialité Jim de François Truffaut (1962).
de ses paroles, résonne avec les sentiments des personnages et
exprime, par la déclaration indirecte, ce qu’ils n’arrivent pas à
dire tout en préservant leur pudeur. FILM MUSICAL
La bande originale de Métamorphoses, autre film sur l’ado-
lescence, mêle également musique classique (Mozart, Ravel) et Dans la dernière partie de 17 fois Cécile Cassard, le person-
pop anglo-saxonne, avec deux morceaux du chanteur Baxter nage de Mathieu (Romain Duris), vêtu seulement d’un short
Dury. Par l’absence de hiérarchisation dans ses choix musicaux, rose, rejoue, par l’imitation des gestes et postures, la scène
Christophe Honoré célèbre la liberté adolescente, ce moment de la chanson de Lola qu’interprétait Anouk Aimée dans le
premier film éponyme de Jacques Demy, réarrangée dans une l’amour et la jalousie (« Je n’aime que toi »), la passion (« J’ai cru
version bossa-nova. Cette relecture étonnante de l’œuvre de entendre »), la désolation (« Delta Charlie Delta »), le deuil (« Les
Jacques Demy préfigure l’influence du travail du réalisateur yeux au ciel »)... Les chansons permettent une mise sous tension
des Demoiselles de Rochefort (1967) et de son compositeur ou une mise à distance de la psychologie des personnages : « Elles
Michel Legrand sur la collaboration entre Christophe Honoré constituent pour moi l’opportunité de faire dire à un acteur “je
et Alex Beaupain, qui se concrétisera avec Les Chansons t’aime, ne me quitte pas” sans que je me sente trop obscène ou
d’amour, souvent comparé aux Parapluies de Cherbourg (1964), ridicule. Le lyrisme absolu de la chanson me permet de faire
L’A R T D U D I A L O G U E

auquel le cinéaste fait largement référence à travers le décou- ça23 », raconte le cinéaste. Le film ne ressemble ni à un opéra, ni
page en chapitres et de nombreux plans. Ce lien entre réalisa- à une comédie musicale, mais à une œuvre à double langage :
teur et compositeur dépasse le cadre de la musique de film. Les parlé pour les émotions de surface, chanté pour les émotions
Chansons d’amour reprend et s’inspire de certains des mor- intimes et profondes. Contrairement aux films du duo Demy/
ceaux figurant sur le premier album d’Alex Beaupain, Garçon Legrand, ce sont les acteurs eux-mêmes qui chantent, et non des
d’honneur, paru en 2005. Le chanteur aborde dans ce disque chanteurs professionnels en post-synchronisation. Christophe
28 le décès brutal de sa petite amie. Ce deuil a marqué également Honoré exploite l’absence de maîtrise des techniques vocales 29
Christophe Honoré, qui le raconte dans Le Livre pour enfants, des acteurs et actrices, révélant l’abandon des personnages qui
puis en fait un événement central des Chansons d’amour. Alex se livrent. On peut d’ailleurs remarquer que lorsqu’il dirige
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

Beaupain apparaît dans le film le temps d’une scène : lors d’un des chanteurs dans ses films, comme Michel Delpech dans Les
concert auquel assistent les personnages, il chante la chanson Bien-aimés ou Benjamin Biolay dans Chambre 212, le cinéaste
« Brooklyn Bridge ». Elle préfigure la mort de Julie, jouée par ne les fait pas chanter.
Ludivine Sagnier, survenant à la sortie du concert. La Belle Personne, tourné un an après Les Chansons d’amour,
Si « Avant la haine », dans Dans Paris, a formalisé l’utilisa- reprend une seule chanson d’Alex Beaupain, figurant éga-
tion d’une chanson originale comme moteur de la narration, lement sur son album 33 Tours (2008) : « Comme la pluie ».
Les Chansons d’amour étend ce procédé à l’intégralité du film. Elle est chantée par le personnage d’Otto, joué par Grégoire
À l’inverse des Parapluies de Cherbourg, le film n’est pas uni- Leprince-Ringuet, juste avant son suicide provoqué par la
quement chanté. Le chant permet aux personnages d’exprimer découverte de la liaison entre Junie et Nemours. Exprimant
les sentiments pour lesquels la parole ne suffit plus. Il intervient
à des moments essentiels de l’histoire, où les protagonistes se 23  Entretien avec Christophe Honoré par Bruno Blanckeman,  
révèlent, dévoilent leurs blessures et leurs espoirs, expriment Revue critique de fixxion française contemporaine, 2012.
premier film éponyme de Jacques Demy, réarrangée dans une l’amour et la jalousie (« Je n’aime que toi »), la passion (« J’ai cru
version bossa-nova. Cette relecture étonnante de l’œuvre de entendre »), la désolation (« Delta Charlie Delta »), le deuil (« Les
Jacques Demy préfigure l’influence du travail du réalisateur yeux au ciel »)... Les chansons permettent une mise sous tension
des Demoiselles de Rochefort (1967) et de son compositeur ou une mise à distance de la psychologie des personnages : « Elles
Michel Legrand sur la collaboration entre Christophe Honoré constituent pour moi l’opportunité de faire dire à un acteur “je
et Alex Beaupain, qui se concrétisera avec Les Chansons t’aime, ne me quitte pas” sans que je me sente trop obscène ou
d’amour, souvent comparé aux Parapluies de Cherbourg (1964), ridicule. Le lyrisme absolu de la chanson me permet de faire
L’A R T D U D I A L O G U E

auquel le cinéaste fait largement référence à travers le décou- ça23 », raconte le cinéaste. Le film ne ressemble ni à un opéra, ni
page en chapitres et de nombreux plans. Ce lien entre réalisa- à une comédie musicale, mais à une œuvre à double langage :
teur et compositeur dépasse le cadre de la musique de film. Les parlé pour les émotions de surface, chanté pour les émotions
Chansons d’amour reprend et s’inspire de certains des mor- intimes et profondes. Contrairement aux films du duo Demy/
ceaux figurant sur le premier album d’Alex Beaupain, Garçon Legrand, ce sont les acteurs eux-mêmes qui chantent, et non des
d’honneur, paru en 2005. Le chanteur aborde dans ce disque chanteurs professionnels en post-synchronisation. Christophe
28 le décès brutal de sa petite amie. Ce deuil a marqué également Honoré exploite l’absence de maîtrise des techniques vocales 29
Christophe Honoré, qui le raconte dans Le Livre pour enfants, des acteurs et actrices, révélant l’abandon des personnages qui
puis en fait un événement central des Chansons d’amour. Alex se livrent. On peut d’ailleurs remarquer que lorsqu’il dirige
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

Beaupain apparaît dans le film le temps d’une scène : lors d’un des chanteurs dans ses films, comme Michel Delpech dans Les
concert auquel assistent les personnages, il chante la chanson Bien-aimés ou Benjamin Biolay dans Chambre 212, le cinéaste
« Brooklyn Bridge ». Elle préfigure la mort de Julie, jouée par ne les fait pas chanter.
Ludivine Sagnier, survenant à la sortie du concert. La Belle Personne, tourné un an après Les Chansons d’amour,
Si « Avant la haine », dans Dans Paris, a formalisé l’utilisa- reprend une seule chanson d’Alex Beaupain, figurant éga-
tion d’une chanson originale comme moteur de la narration, lement sur son album 33 Tours (2008) : « Comme la pluie ».
Les Chansons d’amour étend ce procédé à l’intégralité du film. Elle est chantée par le personnage d’Otto, joué par Grégoire
À l’inverse des Parapluies de Cherbourg, le film n’est pas uni- Leprince-Ringuet, juste avant son suicide provoqué par la
quement chanté. Le chant permet aux personnages d’exprimer découverte de la liaison entre Junie et Nemours. Exprimant
les sentiments pour lesquels la parole ne suffit plus. Il intervient
à des moments essentiels de l’histoire, où les protagonistes se 23  Entretien avec Christophe Honoré par Bruno Blanckeman,  
révèlent, dévoilent leurs blessures et leurs espoirs, expriment Revue critique de fixxion française contemporaine, 2012.
le désespoir du personnage, la chanson concrétise le passage lyrisme et expression du jeu enfantin. Deux chansons viennent
à une forme poétique lyrique, pour exprimer une plainte indi- ponctuer chacune des deux parties du film. La première,
cible. Ce recours à une forme poétique s’illustre également, lors « Dors mon enfant », chantée par la mère de Sophie (Golshif-
de l’enterrement de Julie dans Les Chansons d’amour, par la teh Farahani) permet d’annoncer sa mort en douceur, tandis
présence en insert d’un extrait du poème La Paresse d’Henri que la seconde, « Tout tombe », interprétée par la jeune Sophie
Michaux, issu de La nuit remue, que lit Jasmine (Alice Butaud), (Caroline Grant) et ses amis, célèbre l’innocence retrouvée de
qui aborde le départ de l’âme du corps. la petite fille. Avec ces deux morceaux, le cinéaste et le musicien
L’A R T D U D I A L O G U E

Après Non ma fille, tu n’iras danser, dont la bande originale respectent les codes du film pour enfants, avec notamment des
orchestrale signée Alex Beaupain rappelle davantage les com- chansons simples comme des comptines ou des berceuses, tout
positions de Georges Delerue pour les films de François Truf- en préservant l’expression de l’intériorité des personnages, qui
faut, Les Bien-aimés renoue avec le film musical au sein d’un amorce les virages du récit.
récit plus ample que celui des Chansons d’amour, mais Chris-
tophe Honoré ajoute des morceaux connus aux compositions
30 originales d’Alex Beaupain. Outre la coloration pop, le mélange L’ E X P É R I E N C E D U C L I P
31
des genres offre aux Bien-aimés une palette musicale plus im-
portante, qui permet d’exprimer l’intériorité des personnages, Comme un prolongement à son travail de mise en scène de la
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

mais aussi de caractériser les différentes époques traversées musique au cinéma, Christophe Honoré s’est offert deux incur-
par le film. « Ces bottes sont faites pour marcher », interprété sions dans la réalisation de clips musicaux. Il a naturellement
par Eileen en 1965, évoque la légèreté des années yéyés de la réalisé le clip d’« Avant la haine », lorsqu’Alex Beaupain a repris
jeunesse de Madeleine. Un autre morceau de 1965, « I Go to le morceau avec Camélia Jordana en 2011. La forme de ce clip –
Sleep », composé par Ray Davies du groupe The Kinks, permet Alex Beaupain et Camélia Jordana sont deux amants dans une
de caractériser l’inquiétude à l’œuvre dans la partie contempo- chambre d’hôtel –, rappelle le roman-photo à travers l’usage de
raine du film, à travers une reprise, aux arrangements froids, plans fixes qui découpent le mouvement. Ce procédé permet de
de ce morceau par la chanteuse Anika en 2010. convoquer le hors-champ pour laisser au spectateur la liberté
La collaboration entre Christophe Honoré et Alex Beaupain d’interpréter l’histoire de ce couple. Il sera réemployé dans le
se poursuit jusqu’aux Malheurs de Sophie (2016). Alex Beau- clip réalisé pour la chanteuse Calypso Valois et son morceau
pain y signe, avec le musicien David Sztanke, des compositions « Le Jour », en 2016. On y voit Calypso Valois échanger des
orchestrales aux arrangements électroniques, où se mélangent claques avec des hommes et une femme, qui s’embrassent lors
le désespoir du personnage, la chanson concrétise le passage lyrisme et expression du jeu enfantin. Deux chansons viennent
à une forme poétique lyrique, pour exprimer une plainte indi- ponctuer chacune des deux parties du film. La première,
cible. Ce recours à une forme poétique s’illustre également, lors « Dors mon enfant », chantée par la mère de Sophie (Golshif-
de l’enterrement de Julie dans Les Chansons d’amour, par la teh Farahani) permet d’annoncer sa mort en douceur, tandis
présence en insert d’un extrait du poème La Paresse d’Henri que la seconde, « Tout tombe », interprétée par la jeune Sophie
Michaux, issu de La nuit remue, que lit Jasmine (Alice Butaud), (Caroline Grant) et ses amis, célèbre l’innocence retrouvée de
qui aborde le départ de l’âme du corps. la petite fille. Avec ces deux morceaux, le cinéaste et le musicien
L’A R T D U D I A L O G U E

Après Non ma fille, tu n’iras danser, dont la bande originale respectent les codes du film pour enfants, avec notamment des
orchestrale signée Alex Beaupain rappelle davantage les com- chansons simples comme des comptines ou des berceuses, tout
positions de Georges Delerue pour les films de François Truf- en préservant l’expression de l’intériorité des personnages, qui
faut, Les Bien-aimés renoue avec le film musical au sein d’un amorce les virages du récit.
récit plus ample que celui des Chansons d’amour, mais Chris-
tophe Honoré ajoute des morceaux connus aux compositions
30 originales d’Alex Beaupain. Outre la coloration pop, le mélange L’ E X P É R I E N C E D U C L I P
31
des genres offre aux Bien-aimés une palette musicale plus im-
portante, qui permet d’exprimer l’intériorité des personnages, Comme un prolongement à son travail de mise en scène de la
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

mais aussi de caractériser les différentes époques traversées musique au cinéma, Christophe Honoré s’est offert deux incur-
par le film. « Ces bottes sont faites pour marcher », interprété sions dans la réalisation de clips musicaux. Il a naturellement
par Eileen en 1965, évoque la légèreté des années yéyés de la réalisé le clip d’« Avant la haine », lorsqu’Alex Beaupain a repris
jeunesse de Madeleine. Un autre morceau de 1965, « I Go to le morceau avec Camélia Jordana en 2011. La forme de ce clip –
Sleep », composé par Ray Davies du groupe The Kinks, permet Alex Beaupain et Camélia Jordana sont deux amants dans une
de caractériser l’inquiétude à l’œuvre dans la partie contempo- chambre d’hôtel –, rappelle le roman-photo à travers l’usage de
raine du film, à travers une reprise, aux arrangements froids, plans fixes qui découpent le mouvement. Ce procédé permet de
de ce morceau par la chanteuse Anika en 2010. convoquer le hors-champ pour laisser au spectateur la liberté
La collaboration entre Christophe Honoré et Alex Beaupain d’interpréter l’histoire de ce couple. Il sera réemployé dans le
se poursuit jusqu’aux Malheurs de Sophie (2016). Alex Beau- clip réalisé pour la chanteuse Calypso Valois et son morceau
pain y signe, avec le musicien David Sztanke, des compositions « Le Jour », en 2016. On y voit Calypso Valois échanger des
orchestrales aux arrangements électroniques, où se mélangent claques avec des hommes et une femme, qui s’embrassent lors
de plans intercalés. Inspirée d’une performance réalisée par le LE PARTAGE DES FORMES
couple d’artistes Marina Abramovic et Ulay en 1977, cette scène,
répétée plusieurs fois dans le clip, présente une tentative d’épui-
sement de l’action et de l’expression dont l’aspect mécanique Le rapport de Christophe Honoré à la musique illustre son désir
résonne avec la forme synthétique et saccadée du morceau. de mêler les pratiques artistiques. Il ne se limite pas au cinéma,
Entre l’image et les paroles de la chanson, Christophe Honoré mais explore la littérature, le théâtre et l’opéra, où il poursuit
laisse tout un hors-champ à décrypter. Une autre façon, pour ses réflexions via des processus différents tout en maintenant
L’A R T D U D I A L O G U E

le réalisateur, d’explorer la mise en tension de la représentation la cohérence de son projet artistique. Il s’agit toujours de dia-
cinématographique. loguer avec son époque et de créer des ponts avec des œuvres
issues de différents médiums. 

RÉMINISCENCES

32 33
Avant d’être artiste, Christophe Honoré est un lecteur passionné
et un cinéphile assidu, à l’image du personnage d’Arthur dans
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

Plaire, aimer et courir vite. De cette pratique toujours vive, le ci-


néaste et écrivain qu’il est devenu tire une volonté d’inscrire sa
production dans une histoire du cinéma, de la littérature et de
l’art. Par l’acte de création, Christophe Honoré cherche à dialoguer
avec les œuvres qui l’ont marqué. Le système de référence au sein
de son travail procède moins par le clin d’œil ostensible et délibéré
que par l’existence, dans ses créations, de traces de la connaissance
d’œuvres antérieures, dont la disposition et l’articulation au sein
d’une mise en réseau reflètent une appréhension personnelle de
l’histoire culturelle et une volonté de la transmettre.
Dès ses premiers romans, des influences diverses et hété-
roclites sont présentes, citées plus ou moins explicitement, de
de plans intercalés. Inspirée d’une performance réalisée par le LE PARTAGE DES FORMES
couple d’artistes Marina Abramovic et Ulay en 1977, cette scène,
répétée plusieurs fois dans le clip, présente une tentative d’épui-
sement de l’action et de l’expression dont l’aspect mécanique Le rapport de Christophe Honoré à la musique illustre son désir
résonne avec la forme synthétique et saccadée du morceau. de mêler les pratiques artistiques. Il ne se limite pas au cinéma,
Entre l’image et les paroles de la chanson, Christophe Honoré mais explore la littérature, le théâtre et l’opéra, où il poursuit
laisse tout un hors-champ à décrypter. Une autre façon, pour ses réflexions via des processus différents tout en maintenant
L’A R T D U D I A L O G U E

le réalisateur, d’explorer la mise en tension de la représentation la cohérence de son projet artistique. Il s’agit toujours de dia-
cinématographique. loguer avec son époque et de créer des ponts avec des œuvres
issues de différents médiums. 

RÉMINISCENCES

32 33
Avant d’être artiste, Christophe Honoré est un lecteur passionné
et un cinéphile assidu, à l’image du personnage d’Arthur dans
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

Plaire, aimer et courir vite. De cette pratique toujours vive, le ci-


néaste et écrivain qu’il est devenu tire une volonté d’inscrire sa
production dans une histoire du cinéma, de la littérature et de
l’art. Par l’acte de création, Christophe Honoré cherche à dialoguer
avec les œuvres qui l’ont marqué. Le système de référence au sein
de son travail procède moins par le clin d’œil ostensible et délibéré
que par l’existence, dans ses créations, de traces de la connaissance
d’œuvres antérieures, dont la disposition et l’articulation au sein
d’une mise en réseau reflètent une appréhension personnelle de
l’histoire culturelle et une volonté de la transmettre.
Dès ses premiers romans, des influences diverses et hété-
roclites sont présentes, citées plus ou moins explicitement, de
Georges Bataille à J. D. Salinger, en passant par Hervé Guibert, peuvent se retrouver dans d’autres films de Christophe Honoré,
Marcel Jouhandeau ou Henri Michaux. Ces références sou- de Dans Paris (Jonathan et ses amantes) à Plaire, aimer et cou-
lignent une volonté de résonner avec les créations des artistes rir vite (la soirée entre Arthur, Jacques et Mathieu).
qu’il admire tout en revendiquant leurs influences autant sur ce Christophe Honoré s’amuse de ce rapport à la référence en
qu’il est que sur ce qu’il crée. Il convoque également le cinéma, pastichant les Histoire(s) du cinéma (1988-1998) de Jean-Luc
à commencer par les réalisateurs de la Nouvelle Vague, ou affi- Godard, le temps d’une séquence de rêve dans Homme au bain.
liés à celle-ci, à travers des références ou la présence de traces S’y fantasme une relation entre Emmanuel (François Sagat) et
L’A R T D U D I A L O G U E

diverses. l’actrice incarnée par Chiara Mastroianni. Christophe Honoré


Comme les auteurs de la Nouvelle Vague, Christophe Honoré y imite le travail de montage utilisé par Godard avec des voix
tourne en extérieur, immergé dans la ville. À l’instar de ses murmurées, une musique (un extrait du Sacre du printemps
aînés, ce choix s’explique notamment par le peu de moyens d’Igor Stravinsky) désynchronisée, un montage brut, ainsi que
dont il dispose. On y retrouve aussi le goût pour l’écriture de des inserts de tableaux et couvertures de romans en surim-
dialogues riches en formules littéraires et en jeux de mots dé- pression. En pastichant les techniques de collage de Jean-Luc
34 sinvoltes, telle la formule « je vous préviens, la guerre à trois Godard, avec une approche ludique, Christophe Honoré dit 35
n’aura pas lieu » qu’Ismaël (Louis Garrel) lance aux deux autres l’influence que peut avoir le travail godardien sur sa manière
membres de son trio amoureux, Julie et Alice (Clotilde Hesme) de créer un assemblage de réminiscences et de références, par
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

– cette dernière lui rétorquant « c’est moi le cheval ? ». Les films lesquelles il dialogue avec l’histoire de l’art.
de Christophe Honoré revisitent les codes, motifs, dialogues
et plans de différents cinéastes français. Sa représentation du
couple ou du triangle amoureux s’inscrit dans la continuité de (RE)LIRE
celle de la Nouvelle Vague ou de celle de Bertrand Blier dans
des films comme Les Valseuses (1974) et Tenue de soirée (1986), Comme Jean-Luc Godard, Christophe Honoré pioche ses in-
tout en l’actualisant. Par exemple, le plan montrant Ismaël, fluences dans la littérature. Ses films ne sont pas des mises en
Julie et Alice en train de lire au lit, ne sachant quelle place image des livres qu’il adapte, mais des interprétations, assu-
y occuper, évoque des plans similaires, ou lui faisant écho, mant pleinement la subjectivité et l’infidélité de son adaptateur,
dans Domicile conjugal (1970) de François Truffaut, Ma nuit résonnant avec son propre travail d’écrivain. Dans le dossier de
chez Maud (1969) d’Éric Rohmer ou encore La Maman et la presse de La Belle Personne, Christophe Honoré explique : « Il
putain (1973) de Jean Eustache. Les réminiscences de ces scènes n’y a pas d’adaptation, il y a des romans qui infusent les films et
Georges Bataille à J. D. Salinger, en passant par Hervé Guibert, peuvent se retrouver dans d’autres films de Christophe Honoré,
Marcel Jouhandeau ou Henri Michaux. Ces références sou- de Dans Paris (Jonathan et ses amantes) à Plaire, aimer et cou-
lignent une volonté de résonner avec les créations des artistes rir vite (la soirée entre Arthur, Jacques et Mathieu).
qu’il admire tout en revendiquant leurs influences autant sur ce Christophe Honoré s’amuse de ce rapport à la référence en
qu’il est que sur ce qu’il crée. Il convoque également le cinéma, pastichant les Histoire(s) du cinéma (1988-1998) de Jean-Luc
à commencer par les réalisateurs de la Nouvelle Vague, ou affi- Godard, le temps d’une séquence de rêve dans Homme au bain.
liés à celle-ci, à travers des références ou la présence de traces S’y fantasme une relation entre Emmanuel (François Sagat) et
L’A R T D U D I A L O G U E

diverses. l’actrice incarnée par Chiara Mastroianni. Christophe Honoré


Comme les auteurs de la Nouvelle Vague, Christophe Honoré y imite le travail de montage utilisé par Godard avec des voix
tourne en extérieur, immergé dans la ville. À l’instar de ses murmurées, une musique (un extrait du Sacre du printemps
aînés, ce choix s’explique notamment par le peu de moyens d’Igor Stravinsky) désynchronisée, un montage brut, ainsi que
dont il dispose. On y retrouve aussi le goût pour l’écriture de des inserts de tableaux et couvertures de romans en surim-
dialogues riches en formules littéraires et en jeux de mots dé- pression. En pastichant les techniques de collage de Jean-Luc
34 sinvoltes, telle la formule « je vous préviens, la guerre à trois Godard, avec une approche ludique, Christophe Honoré dit 35
n’aura pas lieu » qu’Ismaël (Louis Garrel) lance aux deux autres l’influence que peut avoir le travail godardien sur sa manière
membres de son trio amoureux, Julie et Alice (Clotilde Hesme) de créer un assemblage de réminiscences et de références, par
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

– cette dernière lui rétorquant « c’est moi le cheval ? ». Les films lesquelles il dialogue avec l’histoire de l’art.
de Christophe Honoré revisitent les codes, motifs, dialogues
et plans de différents cinéastes français. Sa représentation du
couple ou du triangle amoureux s’inscrit dans la continuité de (RE)LIRE
celle de la Nouvelle Vague ou de celle de Bertrand Blier dans
des films comme Les Valseuses (1974) et Tenue de soirée (1986), Comme Jean-Luc Godard, Christophe Honoré pioche ses in-
tout en l’actualisant. Par exemple, le plan montrant Ismaël, fluences dans la littérature. Ses films ne sont pas des mises en
Julie et Alice en train de lire au lit, ne sachant quelle place image des livres qu’il adapte, mais des interprétations, assu-
y occuper, évoque des plans similaires, ou lui faisant écho, mant pleinement la subjectivité et l’infidélité de son adaptateur,
dans Domicile conjugal (1970) de François Truffaut, Ma nuit résonnant avec son propre travail d’écrivain. Dans le dossier de
chez Maud (1969) d’Éric Rohmer ou encore La Maman et la presse de La Belle Personne, Christophe Honoré explique : « Il
putain (1973) de Jean Eustache. Les réminiscences de ces scènes n’y a pas d’adaptation, il y a des romans qui infusent les films et
dont la mise en scène offre une lecture personnelle. Un roman scène Junie, son jeune « promis », Otto, et Nemours, dont elle
au cinéma, ça n’existe pas. Ce qui existe, c’est un cinéaste qui a tombe amoureuse. La Belle Personne démontre à quel point La
lu. » Le réalisateur ajoute être d’abord parti, avec son scénariste Princesse de Clèves est un texte actuel. En s’appropriant l’œuvre
Gilles Taurand, de leurs souvenirs de La Princesse de Clèves de du xviie siècle, le cinéaste interroge la permanence des senti-
madame de La Fayette pour écrire le scénario du film. Dans ments adolescents, leur désir de pureté, leur quête de liberté et
cette adaptation du roman, ils ont avant tout cherché à établir de jouissance.
des équivalences entre les personnages et situations. L’intrigue Dans la littérature, Christophe Honoré puise des récits qui
L’A R T D U D I A L O G U E

est transposée dans la cour d’un lycée parisien, figurant la permettent d’aborder le rapport au corps et aux sentiments.
cour du roi de France, où évoluent les différents personnages Avec Ma mère (2004), le cinéaste s’inspire du roman du même
inspirés par ceux du roman. En filmant le lycée Molière situé nom, inachevé, de Georges Bataille, publié à titre posthume
dans l’Ouest parisien, Christophe Honoré substitue aux jeunes en 1966. La lecture de Bataille lui permet d’aborder la mise en
du xvie siècle ceux du xvie arrondissement. Un dialogue se scène de la sexualité, dans une ambiguïté entre perversion et li-
crée entre les tourments de la jeunesse décrits par madame berté, qui se mêle à une réflexion sur la consommation sexuelle
36 de La Fayette et ceux filmés par Christophe Honoré, et saisit un dans la société ultralibérale d’une station balnéaire espagnole. 37
état de la jeunesse contemporaine tout en interrogeant l’intem- Le récit de Bataille est ainsi confronté au miroir contemporain
poralité des caractères qui la traversent. Le processus d’identi- du cinéaste, marqué par l’évolution des corps depuis le milieu
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

fication et de similarités entre les sociétés d’époques distinctes du xxe siècle. Elle s’illustre par la relation entre Hélène (Isabelle
et entre La Princesse de Clèves et sa relecture contemporaine Huppert) et son fils Pierre (Louis Garrel), entre la déprava-
trouve, à travers une citation cinématographique, un nouvel tion de la mère et l’idéalisme du jeune homme. Ce dernier fait
écho avec une autre société, celle du Burkina Faso. Alors que l’apprentissage violent et morbide d’une sexualité perverse,
les intrigues amoureuses se nouent au cœur du film entre les notamment à travers une relation incestueuse avec sa mère.
personnages, notamment avec la circulation d’une lettre qui Dix ans plus tard, avec Métamorphoses, le cinéaste plonge
crée des méprises entre eux, les lycéens vont voir au cinéma, dans l’œuvre bimillénaire d’Ovide pour aborder le rapport au
en compagnie de Nemours, leur enseignant, le film burkinabè corps, à ses bouleversements et aux conceptions de l’adoles-
Yaaba d’Idrissa Ouedraogo (1989). Une séquence de ce film cence. Il transpose les personnages divins du poète latin dans
montre une femme qui s’enfuit de son mariage pour rejoindre le Sud de la France d’aujourd’hui. Europe (Amira Akili), une
un autre homme. La scène les renvoie à leurs propres relations jeune fille d’origine maghrébine, y rencontre les dieux et per-
complexes, et notamment au triangle amoureux mettant en sonnages mythologiques du poème, Jupiter, Bacchus, Orphée,
dont la mise en scène offre une lecture personnelle. Un roman scène Junie, son jeune « promis », Otto, et Nemours, dont elle
au cinéma, ça n’existe pas. Ce qui existe, c’est un cinéaste qui a tombe amoureuse. La Belle Personne démontre à quel point La
lu. » Le réalisateur ajoute être d’abord parti, avec son scénariste Princesse de Clèves est un texte actuel. En s’appropriant l’œuvre
Gilles Taurand, de leurs souvenirs de La Princesse de Clèves de du xviie siècle, le cinéaste interroge la permanence des senti-
madame de La Fayette pour écrire le scénario du film. Dans ments adolescents, leur désir de pureté, leur quête de liberté et
cette adaptation du roman, ils ont avant tout cherché à établir de jouissance.
des équivalences entre les personnages et situations. L’intrigue Dans la littérature, Christophe Honoré puise des récits qui
L’A R T D U D I A L O G U E

est transposée dans la cour d’un lycée parisien, figurant la permettent d’aborder le rapport au corps et aux sentiments.
cour du roi de France, où évoluent les différents personnages Avec Ma mère (2004), le cinéaste s’inspire du roman du même
inspirés par ceux du roman. En filmant le lycée Molière situé nom, inachevé, de Georges Bataille, publié à titre posthume
dans l’Ouest parisien, Christophe Honoré substitue aux jeunes en 1966. La lecture de Bataille lui permet d’aborder la mise en
du xvie siècle ceux du xvie arrondissement. Un dialogue se scène de la sexualité, dans une ambiguïté entre perversion et li-
crée entre les tourments de la jeunesse décrits par madame berté, qui se mêle à une réflexion sur la consommation sexuelle
36 de La Fayette et ceux filmés par Christophe Honoré, et saisit un dans la société ultralibérale d’une station balnéaire espagnole. 37
état de la jeunesse contemporaine tout en interrogeant l’intem- Le récit de Bataille est ainsi confronté au miroir contemporain
poralité des caractères qui la traversent. Le processus d’identi- du cinéaste, marqué par l’évolution des corps depuis le milieu
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LES CORPS LIBÉRÉS

fication et de similarités entre les sociétés d’époques distinctes du xxe siècle. Elle s’illustre par la relation entre Hélène (Isabelle
et entre La Princesse de Clèves et sa relecture contemporaine Huppert) et son fils Pierre (Louis Garrel), entre la déprava-
trouve, à travers une citation cinématographique, un nouvel tion de la mère et l’idéalisme du jeune homme. Ce dernier fait
écho avec une autre société, celle du Burkina Faso. Alors que l’apprentissage violent et morbide d’une sexualité perverse,
les intrigues amoureuses se nouent au cœur du film entre les notamment à travers une relation incestueuse avec sa mère.
personnages, notamment avec la circulation d’une lettre qui Dix ans plus tard, avec Métamorphoses, le cinéaste plonge
crée des méprises entre eux, les lycéens vont voir au cinéma, dans l’œuvre bimillénaire d’Ovide pour aborder le rapport au
en compagnie de Nemours, leur enseignant, le film burkinabè corps, à ses bouleversements et aux conceptions de l’adoles-
Yaaba d’Idrissa Ouedraogo (1989). Une séquence de ce film cence. Il transpose les personnages divins du poète latin dans
montre une femme qui s’enfuit de son mariage pour rejoindre le Sud de la France d’aujourd’hui. Europe (Amira Akili), une
un autre homme. La scène les renvoie à leurs propres relations jeune fille d’origine maghrébine, y rencontre les dieux et per-
complexes, et notamment au triangle amoureux mettant en sonnages mythologiques du poème, Jupiter, Bacchus, Orphée,
sous leur apparence humaine. Ces derniers lui racontent les également dans la bibliothèque d’Erwann. On a pu également le
histoires d’hommes et de femmes dont les corps, transfor- voir apparaître dans Homme au bain, où le jeune personnage ca-
més par l’action divine, acquièrent de nouveaux attributs et se nadien le lit dans sa baignoire – par un jeu de miroir, la séquence
changent en animaux ou végétaux. Ces différentes métamor- fait écho à un passage du roman, dans lequel Zooey lit une lettre
phoses illustrent la plasticité des êtres et permettent de traduire de son frère Buddy dans la même posture. On le retrouve dans une
l’évolution du corps et du rapport au monde qu’affronte tout scène de Dans Paris, entre les mains de Jonathan (Louis Garrel),
adolescent. Ces récits résonnent avec les interrogations de la couché avec Alice (Alice Butaud). Pour ce film tout particuliè-
L’A R T D U D I A L O G U E

jeune fille sur le monde, la sexualité et la liberté, tout en lui rement, Franny et Zooey est une inspiration : la scène où le père
servant de guide. propose avec insistance un bol de bouillon de poule à Paul, car il
Chez Christophe Honoré, la littérature permet de tisser ne veut rien manger, en est tirée. Le film fait intervenir un nar-
des liens, aussi bien entre les personnages et leurs sentiments rateur qui est un des deux frères, Jonathan, à l’image de celui
qu’entre lui-même et les influences qui l’ont construit. La pré- du livre qui est un des frères de Franny et Zooey. L’ombre d’une
sence de livres et d’affiches de cinéma et les incursions musicales sœur suicidée plane sur le film – dans le livre, c’est celle d’un
38 établissent un dialogue entre les personnages, le réalisateur et le frère, Seymour. Les personnages du film reprennent certains ca- 39
spectateur. Dans Les Chansons d’amour, Ismaël trouve dans la ractères de ceux du livre : le détachement empreint de mysticisme
bibliothèque d’Erwann (Grégoire Leprince-Ringuet) des livres des deux frères, semblable au tempérament des frères du roman,
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

d’Hervé Guibert (Fou de Vincent), Edmund White (La Tendresse l’insolence de Jonathan, similaire à celle de Zooey, et un père
sur la peau) et Dennis Cooper (Closer)24. Il s’étonne de la lecture dépassé face à ses fils, à l’image de la mère dans le livre. Comme
de ces trois écrivains homosexuels par le jeune homme. Gêné, le roman, le film se scinde en deux histoires : la première partie
Erwann range ses livres. Mais cet échange acte son attirance montre la perte de sens pour Paul dans sa relation avec Anna
pour les hommes et le pousse à interroger Ismaël sur son rapport conduisant à leur séparation, comme Franny l’expose également
à l’amour et sur la nature de la relation qu’ils entretiennent, par le à Lane dans le récit Franny. La seconde raconte le retour de Paul,
biais d’une chanson (« As-tu déjà aimé ») qui masque sa timidité. en pleine dépression, dans l’appartement de son père et com-
Livre de chevet d’Honoré, Franny et Zooey de J. D. Salinger ment Jonathan essaie de l’aider. Dans l’œuvre de Salinger, Franny
(1961) est régulièrement cité par le réalisateur. Ismaël le découvre retourne également dans la maison familiale pour se plonger
dans sa dépression alors que Zooey tente de la divertir.
24  Dennis Cooper apparaîtra d’ailleurs dans Homme au bain,  
On se prend à imaginer que la bibliothèque d’Erwann –
où il est un homme qui s’offre les services sexuels d’Emmanuel. qu’Ismaël qualifie de « bibliothèque bretonne » – puisse être la
sous leur apparence humaine. Ces derniers lui racontent les également dans la bibliothèque d’Erwann. On a pu également le
histoires d’hommes et de femmes dont les corps, transfor- voir apparaître dans Homme au bain, où le jeune personnage ca-
més par l’action divine, acquièrent de nouveaux attributs et se nadien le lit dans sa baignoire – par un jeu de miroir, la séquence
changent en animaux ou végétaux. Ces différentes métamor- fait écho à un passage du roman, dans lequel Zooey lit une lettre
phoses illustrent la plasticité des êtres et permettent de traduire de son frère Buddy dans la même posture. On le retrouve dans une
l’évolution du corps et du rapport au monde qu’affronte tout scène de Dans Paris, entre les mains de Jonathan (Louis Garrel),
adolescent. Ces récits résonnent avec les interrogations de la couché avec Alice (Alice Butaud). Pour ce film tout particuliè-
L’A R T D U D I A L O G U E

jeune fille sur le monde, la sexualité et la liberté, tout en lui rement, Franny et Zooey est une inspiration : la scène où le père
servant de guide. propose avec insistance un bol de bouillon de poule à Paul, car il
Chez Christophe Honoré, la littérature permet de tisser ne veut rien manger, en est tirée. Le film fait intervenir un nar-
des liens, aussi bien entre les personnages et leurs sentiments rateur qui est un des deux frères, Jonathan, à l’image de celui
qu’entre lui-même et les influences qui l’ont construit. La pré- du livre qui est un des frères de Franny et Zooey. L’ombre d’une
sence de livres et d’affiches de cinéma et les incursions musicales sœur suicidée plane sur le film – dans le livre, c’est celle d’un
38 établissent un dialogue entre les personnages, le réalisateur et le frère, Seymour. Les personnages du film reprennent certains ca- 39
spectateur. Dans Les Chansons d’amour, Ismaël trouve dans la ractères de ceux du livre : le détachement empreint de mysticisme
bibliothèque d’Erwann (Grégoire Leprince-Ringuet) des livres des deux frères, semblable au tempérament des frères du roman,
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

d’Hervé Guibert (Fou de Vincent), Edmund White (La Tendresse l’insolence de Jonathan, similaire à celle de Zooey, et un père
sur la peau) et Dennis Cooper (Closer)24. Il s’étonne de la lecture dépassé face à ses fils, à l’image de la mère dans le livre. Comme
de ces trois écrivains homosexuels par le jeune homme. Gêné, le roman, le film se scinde en deux histoires : la première partie
Erwann range ses livres. Mais cet échange acte son attirance montre la perte de sens pour Paul dans sa relation avec Anna
pour les hommes et le pousse à interroger Ismaël sur son rapport conduisant à leur séparation, comme Franny l’expose également
à l’amour et sur la nature de la relation qu’ils entretiennent, par le à Lane dans le récit Franny. La seconde raconte le retour de Paul,
biais d’une chanson (« As-tu déjà aimé ») qui masque sa timidité. en pleine dépression, dans l’appartement de son père et com-
Livre de chevet d’Honoré, Franny et Zooey de J. D. Salinger ment Jonathan essaie de l’aider. Dans l’œuvre de Salinger, Franny
(1961) est régulièrement cité par le réalisateur. Ismaël le découvre retourne également dans la maison familiale pour se plonger
dans sa dépression alors que Zooey tente de la divertir.
24  Dennis Cooper apparaîtra d’ailleurs dans Homme au bain,  
On se prend à imaginer que la bibliothèque d’Erwann –
où il est un homme qui s’offre les services sexuels d’Emmanuel. qu’Ismaël qualifie de « bibliothèque bretonne » – puisse être la
même que celle du cinéaste à l’âge de son personnage. Comme Campus, présentée par Guillaume Durand. L’écrivain se re-
il l’a fait pour la bande-son, Honoré nous donne potentiellement trouve assis au côté de l’actrice Isabelle Adjani et du réalisa-
accès à la bibliothèque de son adolescence. Il rappelle également teur Benoît Jacquot. Autour de la table, chacun s’interroge sur
son goût pour la littérature jeunesse, en plaçant des livres pour sa capacité à simultanément écrire des romans et réaliser des
enfants dans ses films. Dans La Belle Personne, Junie donne à films. On questionne le jeune écrivain et cinéaste, qui fait figure
Otto, juste avant qu’ils ne fassent l’amour, le livre Otto de Tomi de novice au sein de cet aréopage, en s’étonnant de la forme
Ungerer (1999) racontant la vie d’un ours en peluche qui porte singulière de ses récits, ainsi que sur son prochain projet où il
L’A R T D U D I A L O G U E

son prénom, tel un renvoi à l’enfance avant le passage symbo- s’attaquera à Georges Bataille. Benoît Jacquot évoque la « perte »,
lique à l’âge adulte. De la même manière, à la fin de Dans Paris, présente dans l’œuvre du jeune cinéaste, qui peut le rapprocher
Jonathan retrouve l’album Loulou de Grégoire Solotareff (1989), de Bataille. Christophe Honoré raconte cet épisode, visiblement
récit de l’amitié entre un loup et un lapin, que lui avait offert douloureux, au début du Livre pour enfants, où il décrit son sen-
son frère. Il demande alors à Paul de lui lire le livre, soulignant timent de ne pas avoir été pris au sérieux ni considéré comme
le retour de la complicité fraternelle et l’importance de l’amour légitime : « Pas assez écrivain pour qu’on prenne la peine de
40 malgré ce qui les sépare. lire mes livres, certainement pas cinéaste puisqu’on interroge 41
devant moi un autre, un cinéaste certifié, afin de déterminer si
je suis bien apte à mener ce genre de projet25. » Par le mélange
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

LE MÉLANGE DES GENRES des formes, Christophe Honoré dit pourtant l’importance de ne
pas cloisonner les expressions artistiques, mais de saisir toutes
Écrivain, cinéaste, dramaturge et metteur en scène, Christophe celles qui sont à sa disposition pour traduire la complexité com-
Honoré a toujours exploré des champs artistiques différents. posite du contemporain.
Dans ses interviews, il aime employer le terme d’« impureté » À partir de cette ambition, il déploie différents processus de
pour qualifier son approche des formes et des genres, ainsi que travail. Dans l’avant-propos de sa pièce Violentes femmes (2015)26,
le fait de ne pas appartenir à une seule catégorie de créateur. il décrit ses textes dramatiques comme des « documents » :
C’est aussi un moyen pour lui de désamorcer la méfiance du « Je n’entends pas avec ce mot de “document” prétendre à une
public et celle des médias. Alors qu’il vient de publier son troi- valeur d’explication ou de preuve, mais, disons, une valeur de
sième roman, Scarborough (2002), quelques mois après son pre-
mier film, 17 fois Cécile Cassard, et avant de réaliser Ma mère, 25  Christophe Honoré, Le Livre pour enfants, op. cit., p. 12-13.
Christophe Honoré est invité dans une émission de télévision, 26  Violentes femmes fut créé en 2015 par Robert Cantarella.
même que celle du cinéaste à l’âge de son personnage. Comme Campus, présentée par Guillaume Durand. L’écrivain se re-
il l’a fait pour la bande-son, Honoré nous donne potentiellement trouve assis au côté de l’actrice Isabelle Adjani et du réalisa-
accès à la bibliothèque de son adolescence. Il rappelle également teur Benoît Jacquot. Autour de la table, chacun s’interroge sur
son goût pour la littérature jeunesse, en plaçant des livres pour sa capacité à simultanément écrire des romans et réaliser des
enfants dans ses films. Dans La Belle Personne, Junie donne à films. On questionne le jeune écrivain et cinéaste, qui fait figure
Otto, juste avant qu’ils ne fassent l’amour, le livre Otto de Tomi de novice au sein de cet aréopage, en s’étonnant de la forme
Ungerer (1999) racontant la vie d’un ours en peluche qui porte singulière de ses récits, ainsi que sur son prochain projet où il
L’A R T D U D I A L O G U E

son prénom, tel un renvoi à l’enfance avant le passage symbo- s’attaquera à Georges Bataille. Benoît Jacquot évoque la « perte »,
lique à l’âge adulte. De la même manière, à la fin de Dans Paris, présente dans l’œuvre du jeune cinéaste, qui peut le rapprocher
Jonathan retrouve l’album Loulou de Grégoire Solotareff (1989), de Bataille. Christophe Honoré raconte cet épisode, visiblement
récit de l’amitié entre un loup et un lapin, que lui avait offert douloureux, au début du Livre pour enfants, où il décrit son sen-
son frère. Il demande alors à Paul de lui lire le livre, soulignant timent de ne pas avoir été pris au sérieux ni considéré comme
le retour de la complicité fraternelle et l’importance de l’amour légitime : « Pas assez écrivain pour qu’on prenne la peine de
40 malgré ce qui les sépare. lire mes livres, certainement pas cinéaste puisqu’on interroge 41
devant moi un autre, un cinéaste certifié, afin de déterminer si
je suis bien apte à mener ce genre de projet25. » Par le mélange
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

LE MÉLANGE DES GENRES des formes, Christophe Honoré dit pourtant l’importance de ne
pas cloisonner les expressions artistiques, mais de saisir toutes
Écrivain, cinéaste, dramaturge et metteur en scène, Christophe celles qui sont à sa disposition pour traduire la complexité com-
Honoré a toujours exploré des champs artistiques différents. posite du contemporain.
Dans ses interviews, il aime employer le terme d’« impureté » À partir de cette ambition, il déploie différents processus de
pour qualifier son approche des formes et des genres, ainsi que travail. Dans l’avant-propos de sa pièce Violentes femmes (2015)26,
le fait de ne pas appartenir à une seule catégorie de créateur. il décrit ses textes dramatiques comme des « documents » :
C’est aussi un moyen pour lui de désamorcer la méfiance du « Je n’entends pas avec ce mot de “document” prétendre à une
public et celle des médias. Alors qu’il vient de publier son troi- valeur d’explication ou de preuve, mais, disons, une valeur de
sième roman, Scarborough (2002), quelques mois après son pre-
mier film, 17 fois Cécile Cassard, et avant de réaliser Ma mère, 25  Christophe Honoré, Le Livre pour enfants, op. cit., p. 12-13.
Christophe Honoré est invité dans une émission de télévision, 26  Violentes femmes fut créé en 2015 par Robert Cantarella.
reproduction 27. » Effectivement, son écriture théâtrale s’ap- impure se retrouve dans son recours à des artifices pour rompre
puie sur des éléments tiers. Dans Violentes femmes, ce sont l’illusion fictionnelle. Au début de Dans Paris, Jonathan est sur
des extraits d’articles masculinistes, des entretiens de Romy le balcon de son appartement. Il se retourne vers la caméra,
Schneider et des témoignages d’apparitions divines. Dans osant un regard avant de s’adresser aux spectateurs : « Non vous
Nouveau Roman ou Les Idoles, des morceaux d’entretiens, ne vous trompez pas, il s’agit bien d’une apostrophe. Voilà, je
de textes, de films. Dans Fin de l’Histoire (2015), l’artiste uti- m’adresse à vous chers spectateurs, et pourtant comme vous, je
lise une pièce inachevée, L’Histoire (Opérette), et des écrits de n’ignore pas l’odeur insupportablement embarrassante d’une
L’A R T D U D I A L O G U E

l’écrivain polonais Witold Gombrowicz. Honoré mélange personne qui ose ainsi hausser le ton et qui parle à la cantonade.
documentaire et fiction, personnages réels et fictifs. Dans Mais je me permets, car j’aimerais faire précéder cette histoire
Nouveau Roman et Les Idoles dialoguent plusieurs figures ar- d’une introduction. » Un procédé que Christophe Honoré
tistiques : Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet ou Michel renouvelle dans Les Malheurs de Sophie, à travers les person-
Butor dans le premier, Hervé Guibert, Serge Daney ou Cyril nages de Baptistin (Jean-Charles Clichet), qui s’adresse égale-
Collard dans le second. Fin de l’Histoire forme, en mêlant sa ment aux spectateurs pour commenter les actions de Sophie,
42 vie et celle de ses personnages, une projection fictionnelle de et de madame de Fleurville (Anaïs Demoustier), racontant ce 43
Witold Gombrowicz, confronté sur scène à des personnages qu’il s’est passé entre le départ de Sophie pour l’Amérique et son
historiques (Staline, Mussolini…) et à des théoriciens de l’achè- retour en France. En préférant la spontanéité et la simplicité de la
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

vement de l’Histoire (Hegel, Marx, Fukuyama…). Redonner vie narration à une quête de réalisme ou au respect des conventions,
à ces personnalités n’est pas l’ambition première de Christophe il ancre ces deux films du côté de l’enfance.
Honoré : il veut en proposer des évocations subjectives, à partir
d’œuvres appartenant à des champs artistiques différents, pro-
voquant ainsi des rencontres aussi fictives que passionnantes,
de manière autant ludique que didactique.
En littérature, Honoré mélange aussi les genres. Dans Le Livre
pour enfants et Ton Père (2017), il emprunte à la fois au journal,
à l’essai, à l’autofiction et à l’autobiographie. Au cinéma, cette
manière d’entremêler les genres au sein d’une forme mutante ou

27  Christophe Honoré, Violentes femmes, Actes Sud Papiers, 2015.


reproduction 27. » Effectivement, son écriture théâtrale s’ap- impure se retrouve dans son recours à des artifices pour rompre
puie sur des éléments tiers. Dans Violentes femmes, ce sont l’illusion fictionnelle. Au début de Dans Paris, Jonathan est sur
des extraits d’articles masculinistes, des entretiens de Romy le balcon de son appartement. Il se retourne vers la caméra,
Schneider et des témoignages d’apparitions divines. Dans osant un regard avant de s’adresser aux spectateurs : « Non vous
Nouveau Roman ou Les Idoles, des morceaux d’entretiens, ne vous trompez pas, il s’agit bien d’une apostrophe. Voilà, je
de textes, de films. Dans Fin de l’Histoire (2015), l’artiste uti- m’adresse à vous chers spectateurs, et pourtant comme vous, je
lise une pièce inachevée, L’Histoire (Opérette), et des écrits de n’ignore pas l’odeur insupportablement embarrassante d’une
L’A R T D U D I A L O G U E

l’écrivain polonais Witold Gombrowicz. Honoré mélange personne qui ose ainsi hausser le ton et qui parle à la cantonade.
documentaire et fiction, personnages réels et fictifs. Dans Mais je me permets, car j’aimerais faire précéder cette histoire
Nouveau Roman et Les Idoles dialoguent plusieurs figures ar- d’une introduction. » Un procédé que Christophe Honoré
tistiques : Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet ou Michel renouvelle dans Les Malheurs de Sophie, à travers les person-
Butor dans le premier, Hervé Guibert, Serge Daney ou Cyril nages de Baptistin (Jean-Charles Clichet), qui s’adresse égale-
Collard dans le second. Fin de l’Histoire forme, en mêlant sa ment aux spectateurs pour commenter les actions de Sophie,
42 vie et celle de ses personnages, une projection fictionnelle de et de madame de Fleurville (Anaïs Demoustier), racontant ce 43
Witold Gombrowicz, confronté sur scène à des personnages qu’il s’est passé entre le départ de Sophie pour l’Amérique et son
historiques (Staline, Mussolini…) et à des théoriciens de l’achè- retour en France. En préférant la spontanéité et la simplicité de la
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

vement de l’Histoire (Hegel, Marx, Fukuyama…). Redonner vie narration à une quête de réalisme ou au respect des conventions,
à ces personnalités n’est pas l’ambition première de Christophe il ancre ces deux films du côté de l’enfance.
Honoré : il veut en proposer des évocations subjectives, à partir
d’œuvres appartenant à des champs artistiques différents, pro-
voquant ainsi des rencontres aussi fictives que passionnantes,
de manière autant ludique que didactique.
En littérature, Honoré mélange aussi les genres. Dans Le Livre
pour enfants et Ton Père (2017), il emprunte à la fois au journal,
à l’essai, à l’autofiction et à l’autobiographie. Au cinéma, cette
manière d’entremêler les genres au sein d’une forme mutante ou

27  Christophe Honoré, Violentes femmes, Actes Sud Papiers, 2015.


L’AMOUR DES ACTEURS Le cinéaste aime néanmoins filmer des visages et des corps
nouveaux, notamment à travers ses films sur des adolescents,
et fait appel à de jeunes acteurs : de Louis Garrel à Grégoire
Lorsque Christophe Honoré commence à réaliser des films, il l’en- Leprince-Ringuet en passant par le trio de comédiennes de
visage comme un travail d’auteur, sans vraiment se projeter dans La Belle Personne, Léa Seydoux, Anaïs Demoustier et Agathe
le rapport aux acteurs, comme il l’explique dans Le Livre pour Bonitzer.
enfants : « Ce n’est pas l’amour des acteurs qui m’a donné envie
L’A R T D U D I A L O G U E

de faire du cinéma. Je n’avais rien prévu pour eux dans mes rêves
de films28. » Le tournage de son premier long-métrage, 17 fois COMÉDIENS COMPLICES
Cécile Cassard, est un apprentissage de la collaboration avec ses
comédiens, notamment avec Béatrice Dalle qui tient le rôle-titre Les films de Christophe Honoré permettent de suivre cer-
et l’initie à ce rapport : « Avec elle, j’ai découvert que j’aimais les tains acteurs sur plusieurs années. Ce travail régulier avec les
acteurs et que mon travail consisterait avant tout à les aimer29. » mêmes comédiens forge une complicité et permet de dévelop-
44 La suite est marquée par cet apprivoisement des acteurs, qui per la complexité des sentiments des personnages de film en 45
occupent rapidement une place essentielle dans la conception des film. En 2004, Ma mère marque la première collaboration entre
films, tandis qu’il ne cesse d’interroger le regard qu’il leur porte. Louis Garrel et Christophe Honoré, qui fera de lui son acteur
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

C’est d’ailleurs cet amour des comédiens qui le pousse à la mise fétiche, en le mettant au centre de cinq de ses films. À 20 ans,
en scène de théâtre. « Je suis assez heureux de faire du théâtre, le comédien, qui vient de tourner dans The Dreamers (2003) de
raconte-t-il, parce que par rapport au cinéma, je peux passer du Bernardo Bertolucci, affiche une allure juvénile qu’il va cultiver,
temps avec les acteurs30. » Au théâtre, il privilégie un travail col- incarnant l’éternel adolescent. Dans Ma mère, il joue Pierre, un
laboratif, fait d’improvisations qui nourrissent la mise en scène. jeune garçon idéaliste et candide qui ignore la sensualité, sou-
Au cinéma, il intègre volontiers le passé de ses comédiens et joue mis à des bouleversements intimes et à la découverte du désir
avec ce qu’ils représentent dans la mémoire collective du public. et de la mort. Dans Dans Paris, il multiplie les conquêtes et se
retrouve, à travers sa relation avec son frère, à mi-chemin entre
28  Christophe Honoré, Le Livre pour enfants, op. cit., p. 133.
l’enfance et l’âge adulte. Dans La Belle Personne, il est devenu
29  Ibid., p. 134.
un professeur d’italien tenté par la jeunesse de ses étudiantes,
30  Entretien avec Christophe Honoré, Ludivine Sagnier, Louis Garrel, Diastème
par Laura Le Cléac’h et Jean Cléder, in Jean Cléder, Timothée Picard, Christophe
meurtri par sa défaite amoureuse auprès de Junie. Toujours
Honoré, le cinéma nous inachève, éditions Le Bord de l’eau, 2014, p. 207. enseignant dans Les Bien-aimés, il ne court plus qu’après son
L’AMOUR DES ACTEURS Le cinéaste aime néanmoins filmer des visages et des corps
nouveaux, notamment à travers ses films sur des adolescents,
et fait appel à de jeunes acteurs : de Louis Garrel à Grégoire
Lorsque Christophe Honoré commence à réaliser des films, il l’en- Leprince-Ringuet en passant par le trio de comédiennes de
visage comme un travail d’auteur, sans vraiment se projeter dans La Belle Personne, Léa Seydoux, Anaïs Demoustier et Agathe
le rapport aux acteurs, comme il l’explique dans Le Livre pour Bonitzer.
enfants : « Ce n’est pas l’amour des acteurs qui m’a donné envie
L’A R T D U D I A L O G U E

de faire du cinéma. Je n’avais rien prévu pour eux dans mes rêves
de films28. » Le tournage de son premier long-métrage, 17 fois COMÉDIENS COMPLICES
Cécile Cassard, est un apprentissage de la collaboration avec ses
comédiens, notamment avec Béatrice Dalle qui tient le rôle-titre Les films de Christophe Honoré permettent de suivre cer-
et l’initie à ce rapport : « Avec elle, j’ai découvert que j’aimais les tains acteurs sur plusieurs années. Ce travail régulier avec les
acteurs et que mon travail consisterait avant tout à les aimer29. » mêmes comédiens forge une complicité et permet de dévelop-
44 La suite est marquée par cet apprivoisement des acteurs, qui per la complexité des sentiments des personnages de film en 45
occupent rapidement une place essentielle dans la conception des film. En 2004, Ma mère marque la première collaboration entre
films, tandis qu’il ne cesse d’interroger le regard qu’il leur porte. Louis Garrel et Christophe Honoré, qui fera de lui son acteur
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

C’est d’ailleurs cet amour des comédiens qui le pousse à la mise fétiche, en le mettant au centre de cinq de ses films. À 20 ans,
en scène de théâtre. « Je suis assez heureux de faire du théâtre, le comédien, qui vient de tourner dans The Dreamers (2003) de
raconte-t-il, parce que par rapport au cinéma, je peux passer du Bernardo Bertolucci, affiche une allure juvénile qu’il va cultiver,
temps avec les acteurs30. » Au théâtre, il privilégie un travail col- incarnant l’éternel adolescent. Dans Ma mère, il joue Pierre, un
laboratif, fait d’improvisations qui nourrissent la mise en scène. jeune garçon idéaliste et candide qui ignore la sensualité, sou-
Au cinéma, il intègre volontiers le passé de ses comédiens et joue mis à des bouleversements intimes et à la découverte du désir
avec ce qu’ils représentent dans la mémoire collective du public. et de la mort. Dans Dans Paris, il multiplie les conquêtes et se
retrouve, à travers sa relation avec son frère, à mi-chemin entre
28  Christophe Honoré, Le Livre pour enfants, op. cit., p. 133.
l’enfance et l’âge adulte. Dans La Belle Personne, il est devenu
29  Ibid., p. 134.
un professeur d’italien tenté par la jeunesse de ses étudiantes,
30  Entretien avec Christophe Honoré, Ludivine Sagnier, Louis Garrel, Diastème
par Laura Le Cléac’h et Jean Cléder, in Jean Cléder, Timothée Picard, Christophe
meurtri par sa défaite amoureuse auprès de Junie. Toujours
Honoré, le cinéma nous inachève, éditions Le Bord de l’eau, 2014, p. 207. enseignant dans Les Bien-aimés, il ne court plus qu’après son
unique grand amour, Véra (Chiara Mastroianni). Devant la L’autre grande complice de Christophe Honoré est Chiara
caméra de Christophe Honoré, Louis Garrel est devenu adulte, Mastroianni. Elle joue d’abord un second rôle dans Les Chansons
passant du statut d’éternel adolescent à celui d’éternel amant. d’amour où elle interprète Jeanne, la sœur de Julie. Dans La
Par la singularité de son jeu et ce dialogue sur plusieurs années Belle Personne, elle fait office de caméo : le temps d’une appari-
avec Christophe Honoré, le comédien peut être comparé à son tion furtive dans un café, elle échange un regard avec Junie. La
modèle Jean-Pierre Léaud, « inventé » par François Truffaut, à scène a valeur de transmission : l’actrice a incarné la princesse
travers le personnage d’Antoine Doinel, alter ego du cinéaste de Clèves dans l’adaptation modernisée réalisée par Manoel
L’A R T D U D I A L O G U E

des Quatre Cents Coups (1959) à L’Amour en fuite (1979). de Oliveira, La Lettre, en 1999. Elle est ensuite l’actrice prin-
Comme Jean-Pierre Léaud, Louis Garrel a d’ailleurs souvent cipale de trois de ses films, Non ma fille, tu n’iras pas danser,
interprété des personnages d’amoureux insatiable et d’amant Les Bien-aimés et Chambre 212. À travers elle, et avec elle, le
déçu ou endeuillé. L’acteur a forgé progressivement un jeu réalisateur questionne la féminité : Chiara Mastrioanni y in-
mêlant lyrisme, sens de l’humour et de la provocation, avec carne des femmes éprises de liberté, qui se transforment en
un corps parfois burlesque et une gravité tout en contraste. personnages tragiques face à leur incapacité à s’échapper du
46 La confiance entre l’acteur et le réalisateur, indispensable au cadre. Dans Non ma fille, tu n’iras pas danser, Léna est une 47
fonctionnement du duo, fut brisée au moment de Plaire, aimer femme plongée dans son mal-être, qui cherche à se débarras-
et courir vite : Louis Garrel, qui devait donner la réplique à ser des jugements des autres pour retrouver son indépendance,
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

Vincent Lacoste, s’est retiré à la veille du tournage, provoquant tandis que dans Les Bien-aimés et Chambre 212, Véra et Maria
une rupture entre les deux artistes. Dans Ton père, Christophe veulent aimer librement, mais sont victimes des circonstances
Honoré raconte ce qu’il a vécu comme une trahison : « Je t’ap- ou prisonnières de leur passé. Ces trois personnages aux pré-
pelle pour te dire que demain, au premier “moteur” de la jour- noms proches incarnent trois visages d’une même femme à des
née, je penserai à toi comme on pense à une personne perdue périodes différentes de sa vie. En travaillant sur le long terme
de vue et qui nous manque. […] Et alors je dirai “action” et avec Chiara Mastroianni, qui incarne à l’écran ses questionne-
ce ne sera pas pour toi, ce ne sera plus jamais pour toi, mais ments sur l’amour, la fidélité ou la liberté, Christophe Honoré
considérable ami, je peux te jurer qu’à l’instant de cet “action” ébauche de la manière la plus juste possible un portrait de
je t’aurai brusquement oublié31. » femme contemporaine, qui rompt progressivement avec les
conventions. L’engagement de l’actrice et sa complicité avec le
cinéaste inspirent ce dernier dans la mise en scène de ses per-
31  Christophe Honoré, Ton père, Mercure de France, 2017, p. 181. sonnages féminins. À propos de son travail avec l’actrice dans
unique grand amour, Véra (Chiara Mastroianni). Devant la L’autre grande complice de Christophe Honoré est Chiara
caméra de Christophe Honoré, Louis Garrel est devenu adulte, Mastroianni. Elle joue d’abord un second rôle dans Les Chansons
passant du statut d’éternel adolescent à celui d’éternel amant. d’amour où elle interprète Jeanne, la sœur de Julie. Dans La
Par la singularité de son jeu et ce dialogue sur plusieurs années Belle Personne, elle fait office de caméo : le temps d’une appari-
avec Christophe Honoré, le comédien peut être comparé à son tion furtive dans un café, elle échange un regard avec Junie. La
modèle Jean-Pierre Léaud, « inventé » par François Truffaut, à scène a valeur de transmission : l’actrice a incarné la princesse
travers le personnage d’Antoine Doinel, alter ego du cinéaste de Clèves dans l’adaptation modernisée réalisée par Manoel
L’A R T D U D I A L O G U E

des Quatre Cents Coups (1959) à L’Amour en fuite (1979). de Oliveira, La Lettre, en 1999. Elle est ensuite l’actrice prin-
Comme Jean-Pierre Léaud, Louis Garrel a d’ailleurs souvent cipale de trois de ses films, Non ma fille, tu n’iras pas danser,
interprété des personnages d’amoureux insatiable et d’amant Les Bien-aimés et Chambre 212. À travers elle, et avec elle, le
déçu ou endeuillé. L’acteur a forgé progressivement un jeu réalisateur questionne la féminité : Chiara Mastrioanni y in-
mêlant lyrisme, sens de l’humour et de la provocation, avec carne des femmes éprises de liberté, qui se transforment en
un corps parfois burlesque et une gravité tout en contraste. personnages tragiques face à leur incapacité à s’échapper du
46 La confiance entre l’acteur et le réalisateur, indispensable au cadre. Dans Non ma fille, tu n’iras pas danser, Léna est une 47
fonctionnement du duo, fut brisée au moment de Plaire, aimer femme plongée dans son mal-être, qui cherche à se débarras-
et courir vite : Louis Garrel, qui devait donner la réplique à ser des jugements des autres pour retrouver son indépendance,
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

Vincent Lacoste, s’est retiré à la veille du tournage, provoquant tandis que dans Les Bien-aimés et Chambre 212, Véra et Maria
une rupture entre les deux artistes. Dans Ton père, Christophe veulent aimer librement, mais sont victimes des circonstances
Honoré raconte ce qu’il a vécu comme une trahison : « Je t’ap- ou prisonnières de leur passé. Ces trois personnages aux pré-
pelle pour te dire que demain, au premier “moteur” de la jour- noms proches incarnent trois visages d’une même femme à des
née, je penserai à toi comme on pense à une personne perdue périodes différentes de sa vie. En travaillant sur le long terme
de vue et qui nous manque. […] Et alors je dirai “action” et avec Chiara Mastroianni, qui incarne à l’écran ses questionne-
ce ne sera pas pour toi, ce ne sera plus jamais pour toi, mais ments sur l’amour, la fidélité ou la liberté, Christophe Honoré
considérable ami, je peux te jurer qu’à l’instant de cet “action” ébauche de la manière la plus juste possible un portrait de
je t’aurai brusquement oublié31. » femme contemporaine, qui rompt progressivement avec les
conventions. L’engagement de l’actrice et sa complicité avec le
cinéaste inspirent ce dernier dans la mise en scène de ses per-
31  Christophe Honoré, Ton père, Mercure de France, 2017, p. 181. sonnages féminins. À propos de son travail avec l’actrice dans
Non ma fille tu n’iras pas danser, le cinéaste dit à Télérama : Christophe Honoré. Dans le second, il incarne pour Maria le
« Avec Chiara, c’était comme si l’on dirigeait à deux la mise en fantasme d’un retour à la jeunesse de son mari Richard.
scène. Elle ne se permettait jamais de dire quoi que ce soit, mais
elle était tout le temps là et elle m’accompagnait 32. »
À force de voir les personnages se décliner de film en film LES D EUX CO RPS DU PERSO NNAG E
sur l’écran, les acteurs, les actrices et leurs personnages se
mêlent dans l’imaginaire du public. Un sentiment renforcé Dans Chambre 212, les époques se rejoignent et font interve-
L’A R T D U D I A L O G U E

par la manière dont le cinéaste efface les frontières entre la nir un même personnage à plusieurs âges de sa vie, faisant
comédienne et son personnage : dans Les Bien-aimés, la mère coexister, et même se rencontrer les différentes versions de
de Véra est jouée par Catherine Deneuve, la vraie mère de celui-ci. Richard apparaît presque quinquagénaire sous les
Chiara Mastroianni, tandis que le couple que celle-ci formait traits de Benjamin Biolay, tandis que Vincent Lacoste inter-
avec Benjamin Biolay dans les années 2000 est recomposé à prète ce même Richard à l’âge de 25 ans, quand il s’est marié
l’écran dans Chambre 212 – même si, dans la « vraie vie », le avec Maria. Le même procédé s’applique à la professeure de
48 duo a eu un enfant, contrairement à Maria et Richard. piano de Richard, Irène Haffner, d’abord jouée par Camille 49
Vincent Lacoste a plus récemment fait son entrée dans la Cottin, puis par Carole Bouquet, devenue lesbienne et retraitée
galerie des comédiens du cinéaste, avec Plaire, aimer et cou- en baie de Somme. Le Richard quinquagénaire ne reconnaît
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

rir vite. L’acteur incarne un jeune homme qui veut embrasser pas son double de 25 ans, tandis que l’Irène Haffner de la baie
la vie, et semble prolonger le personnage d’Erwann, le jeune de Somme invite son incarnation jeune à envisager le bonheur
Breton débarqué à Paris qu’interprétait Grégoire Leprince-Rin- sous un autre angle. La rencontre entre les différentes versions
guet dans Les Chansons d’amour et qui peut apparaître comme d’un même personnage traduit la complexité de l’existence et
un reflet de Christophe Honoré. Dans Plaire, aimer et courir de l’évolution des êtres. Christophe Honoré tend des miroirs
vite et dans Chambre  212, Vincent Lacoste interprète deux entre les âges de la vie, pour décrire les différents mouvements
personnages qui renvoient au passé et à la jeunesse idéaliste et de l’existence.
idéalisée. Dans le premier, dont l’action se déroule en 1993, il Dans Les Bien-aimés, la chanson « Tout est si calme »
est Arthur, un étudiant rennais, au parcours similaire à celui de accompagne une ellipse dans le récit, le passage d’une époque
à une autre s’illustrant par un changement de corps pour le
32  Interview de Christophe Honoré par Laurent Rigoulet,  
personnage : la chanson est d’abord chantée par Clara Couste
Télérama, novembre 2009. (Véra adolescente) puis Ludivine Sagnier (Madeleine jeune),
Non ma fille tu n’iras pas danser, le cinéaste dit à Télérama : Christophe Honoré. Dans le second, il incarne pour Maria le
« Avec Chiara, c’était comme si l’on dirigeait à deux la mise en fantasme d’un retour à la jeunesse de son mari Richard.
scène. Elle ne se permettait jamais de dire quoi que ce soit, mais
elle était tout le temps là et elle m’accompagnait 32. »
À force de voir les personnages se décliner de film en film LES D EUX CO RPS DU PERSO NNAG E
sur l’écran, les acteurs, les actrices et leurs personnages se
mêlent dans l’imaginaire du public. Un sentiment renforcé Dans Chambre 212, les époques se rejoignent et font interve-
L’A R T D U D I A L O G U E

par la manière dont le cinéaste efface les frontières entre la nir un même personnage à plusieurs âges de sa vie, faisant
comédienne et son personnage : dans Les Bien-aimés, la mère coexister, et même se rencontrer les différentes versions de
de Véra est jouée par Catherine Deneuve, la vraie mère de celui-ci. Richard apparaît presque quinquagénaire sous les
Chiara Mastroianni, tandis que le couple que celle-ci formait traits de Benjamin Biolay, tandis que Vincent Lacoste inter-
avec Benjamin Biolay dans les années 2000 est recomposé à prète ce même Richard à l’âge de 25 ans, quand il s’est marié
l’écran dans Chambre 212 – même si, dans la « vraie vie », le avec Maria. Le même procédé s’applique à la professeure de
48 duo a eu un enfant, contrairement à Maria et Richard. piano de Richard, Irène Haffner, d’abord jouée par Camille 49
Vincent Lacoste a plus récemment fait son entrée dans la Cottin, puis par Carole Bouquet, devenue lesbienne et retraitée
galerie des comédiens du cinéaste, avec Plaire, aimer et cou- en baie de Somme. Le Richard quinquagénaire ne reconnaît
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

rir vite. L’acteur incarne un jeune homme qui veut embrasser pas son double de 25 ans, tandis que l’Irène Haffner de la baie
la vie, et semble prolonger le personnage d’Erwann, le jeune de Somme invite son incarnation jeune à envisager le bonheur
Breton débarqué à Paris qu’interprétait Grégoire Leprince-Rin- sous un autre angle. La rencontre entre les différentes versions
guet dans Les Chansons d’amour et qui peut apparaître comme d’un même personnage traduit la complexité de l’existence et
un reflet de Christophe Honoré. Dans Plaire, aimer et courir de l’évolution des êtres. Christophe Honoré tend des miroirs
vite et dans Chambre  212, Vincent Lacoste interprète deux entre les âges de la vie, pour décrire les différents mouvements
personnages qui renvoient au passé et à la jeunesse idéaliste et de l’existence.
idéalisée. Dans le premier, dont l’action se déroule en 1993, il Dans Les Bien-aimés, la chanson « Tout est si calme »
est Arthur, un étudiant rennais, au parcours similaire à celui de accompagne une ellipse dans le récit, le passage d’une époque
à une autre s’illustrant par un changement de corps pour le
32  Interview de Christophe Honoré par Laurent Rigoulet,  
personnage : la chanson est d’abord chantée par Clara Couste
Télérama, novembre 2009. (Véra adolescente) puis Ludivine Sagnier (Madeleine jeune),
poursuivie par Chiara Mastroianni (Véra adulte) et enfin D E S FA M I L L E S R E C O M P O S É E S

Catherine Deneuve (Madeleine).


En 2019, sa mise en scène de l’opéra Tosca utilise ce procédé Christophe Honoré a toujours aimé rassembler des familles
de la coexistence et du jeu de miroir. S’il reprend l’histoire de la d’acteurs à travers ses films, rapprochant des comédiens de
célèbre cantatrice Floria Tosca, selon le livret de Luigi Illica et toutes générations, issues de cultures artistiques parfois diffé-
Giuseppe Giacosa, d’après la pièce de Victorien Sardou, mis en rentes. Ma mère met en scène un couple mère-fils interprété par
musique en 1900 par Puccini, Christophe Honoré en propose l’une des plus grandes actrices françaises, Isabelle Huppert, et
L’A R T D U D I A L O G U E

une interprétation réflexive et mélancolique autour du mythe le jeune Louis Garrel – par ailleurs fils du réalisateur Philippe
de la diva et redouble la mise en abyme de l’œuvre originelle. Le Garrel et de la comédienne Brigitte Sy. Dans Paris réunit un
personnage de la Tosca se dédouble à travers deux chanteuses à père, Guy Marchand, comédien ayant tourné sous la direction
deux âges de la vie. La grande soprano respectée et désormais de Claude Zidi ou de Maurice Pialat, une mère, Marie-France
retirée, incarnée par Catherine Malfitano – qui transcenda le Pisier, la Colette d’Antoine Doinel dans la série de films consa-
rôle de Tosca au début des années 1990 – reprend, pour l’occa- crés à ce personnage par François Truffaut, et deux fils, les
50 sion, son rôle emblématique pour le transmettre à une jeune so- jeunes acteurs Louis Garrel et Romain Duris. 51
prano interprétée par Angel Blue. Dans le premier acte, la pre- Le réalisateur rassemble des comédiens de théâtres tels que
mière conseille la seconde lors d’une répétition de la Tosca que Marcial Di Fonzo Bo (Non ma fille, tu n’iras pas danser), un
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

celle-ci va présenter dans le dernier acte. La transmission entre acteur pornographique (François Sagat dans Homme au bain),
ces deux générations de soprano atteint son sommet lorsque la un écrivain (Dennis Cooper, toujours dans Homme au bain),
mise en scène convoque, par la projection d’images d’archives, un réalisateur (Miloš Forman dans Les Bien-aimés), de grandes
une multitude d’interprètes de la Tosca, faisant vivre à travers actrices comme Catherine Deneuve ou Isabelle Huppert, ou
le temps l’esprit de la diva. Cette transmission artistique des encore des figures populaires : le chanteur Michel Delpech (Les
aînés aux plus jeunes, via un jeu de miroir, s’illustre aussi dans Bien-aimés), l’humoriste Muriel Robin (Les Malheurs de Sophie).
Plaire, aimer et courir vite où Arthur incarne l’aspirant écrivain Christophe Honoré travaille avec certains de ses comédiens au
que fut Jacques quelques années auparavant, devenu un modèle cinéma comme au théâtre. Qu’il s’agisse de comédiens qu’Ho-
à imiter. Cette même transmission que Christophe Honoré noré a d’abord dirigés sur scène, tels Jean-Charles Clichet pour
déplore, dans Les Idoles, ne pas avoir connue, car les artistes notamment Angelo, tyran de Padoue et Nouveau Roman, que
qu’il admirait ont été emportés par le sida, et qu’il essaie de l’on retrouve dans Les Malheurs de Sophie, ou Marlène Saldana
matérialiser à travers ses œuvres. qui joue dans Fin de l’Histoire et Les Idoles et figure au casting de
poursuivie par Chiara Mastroianni (Véra adulte) et enfin D E S FA M I L L E S R E C O M P O S É E S

Catherine Deneuve (Madeleine).


En 2019, sa mise en scène de l’opéra Tosca utilise ce procédé Christophe Honoré a toujours aimé rassembler des familles
de la coexistence et du jeu de miroir. S’il reprend l’histoire de la d’acteurs à travers ses films, rapprochant des comédiens de
célèbre cantatrice Floria Tosca, selon le livret de Luigi Illica et toutes générations, issues de cultures artistiques parfois diffé-
Giuseppe Giacosa, d’après la pièce de Victorien Sardou, mis en rentes. Ma mère met en scène un couple mère-fils interprété par
musique en 1900 par Puccini, Christophe Honoré en propose l’une des plus grandes actrices françaises, Isabelle Huppert, et
L’A R T D U D I A L O G U E

une interprétation réflexive et mélancolique autour du mythe le jeune Louis Garrel – par ailleurs fils du réalisateur Philippe
de la diva et redouble la mise en abyme de l’œuvre originelle. Le Garrel et de la comédienne Brigitte Sy. Dans Paris réunit un
personnage de la Tosca se dédouble à travers deux chanteuses à père, Guy Marchand, comédien ayant tourné sous la direction
deux âges de la vie. La grande soprano respectée et désormais de Claude Zidi ou de Maurice Pialat, une mère, Marie-France
retirée, incarnée par Catherine Malfitano – qui transcenda le Pisier, la Colette d’Antoine Doinel dans la série de films consa-
rôle de Tosca au début des années 1990 – reprend, pour l’occa- crés à ce personnage par François Truffaut, et deux fils, les
50 sion, son rôle emblématique pour le transmettre à une jeune so- jeunes acteurs Louis Garrel et Romain Duris. 51
prano interprétée par Angel Blue. Dans le premier acte, la pre- Le réalisateur rassemble des comédiens de théâtres tels que
mière conseille la seconde lors d’une répétition de la Tosca que Marcial Di Fonzo Bo (Non ma fille, tu n’iras pas danser), un
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

celle-ci va présenter dans le dernier acte. La transmission entre acteur pornographique (François Sagat dans Homme au bain),
ces deux générations de soprano atteint son sommet lorsque la un écrivain (Dennis Cooper, toujours dans Homme au bain),
mise en scène convoque, par la projection d’images d’archives, un réalisateur (Miloš Forman dans Les Bien-aimés), de grandes
une multitude d’interprètes de la Tosca, faisant vivre à travers actrices comme Catherine Deneuve ou Isabelle Huppert, ou
le temps l’esprit de la diva. Cette transmission artistique des encore des figures populaires : le chanteur Michel Delpech (Les
aînés aux plus jeunes, via un jeu de miroir, s’illustre aussi dans Bien-aimés), l’humoriste Muriel Robin (Les Malheurs de Sophie).
Plaire, aimer et courir vite où Arthur incarne l’aspirant écrivain Christophe Honoré travaille avec certains de ses comédiens au
que fut Jacques quelques années auparavant, devenu un modèle cinéma comme au théâtre. Qu’il s’agisse de comédiens qu’Ho-
à imiter. Cette même transmission que Christophe Honoré noré a d’abord dirigés sur scène, tels Jean-Charles Clichet pour
déplore, dans Les Idoles, ne pas avoir connue, car les artistes notamment Angelo, tyran de Padoue et Nouveau Roman, que
qu’il admirait ont été emportés par le sida, et qu’il essaie de l’on retrouve dans Les Malheurs de Sophie, ou Marlène Saldana
matérialiser à travers ses œuvres. qui joue dans Fin de l’Histoire et Les Idoles et figure au casting de
Métamorphoses et Plaire, aimer et courir vite. Harrison Arevalo UNE QUESTION DE CROYANCE
apparaît sur scène dans Les Idoles et à l’écran dans Chambre 212.
C’est aussi le cas d’actrices qui sont d’abord apparues dans les
films du cinéaste comme Marina Foïs dans Non ma fille tu n’iras « J’ai beau m’en défendre, il y a bien un moment où il va falloir
pas danser, puis sur scène dans Les Idoles ; Anaïs Demoustier que j’admette que la religion est quelque chose qui compte pour
dans La Belle Personne, Les Malheurs de Sophie, mais aussi moi, beaucoup plus que ce que je le prétends. […] Il y a quelque
Angelo, et Nouveau Roman ; Ludivine Sagnier dans Les Chansons chose avec le religieux, même si c’est en fait le mystique plus
L’A R T D U D I A L O G U E

d’amour, Les Bien-aimés et Nouveau Roman. Ainsi travaille que le religieux 33 », déclare Christophe Honoré. Bien qu’élevé
Christophe Honoré, composant des œuvres et rassemblant des dans l’athéisme, le réalisateur développe un intérêt certain
interprètes de tous horizons, symbolisant sa volonté d’embras- pour la foi et la croyance dans ses œuvres.
ser la culture au sens large, sans se poser de limites.

LES PERSPECTIVES POSSIBLES

52 53
Avec La Belle Personne, Christophe Honoré adapte une œuvre
fortement associée au jansénisme 34, doctrine religieuse rigo-
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

riste des xviie et xviiie siècles fondée sur la grâce et la pré-


destination, dont madame de La Fayette était proche et qui
marque sa Princesse de Clèves, conditionnant notamment
le comportement de son héroïne, pétrie de culpabilité et de
33  Entretien avec Christophe Honoré par Nicolas Thévenin et Morgan Pokée,
Répliques n° 2, 2013
34  Le jansénisme est un mouvement chrétien hérétique aux xviie et xviiie,
principalement en France autour du couvent de Port Royal. Il influence un
certain nombre des écrivains de l’époque, dont madame de La Fayette, Blaise
Pascal ou encore Jean Racine. La Belle Personne fait d’ailleurs référence
à l’œuvre de ce dernier, en donnant à sa protagoniste le prénom de Junie,
emprunté à la pièce Britannicus (1669). Par cette référence, le cinéaste fait le
lien entre le destin tragique de l’héroïne de La Princesse de Clèves et celui de
Junie dans la pièce de Racine.
Métamorphoses et Plaire, aimer et courir vite. Harrison Arevalo UNE QUESTION DE CROYANCE
apparaît sur scène dans Les Idoles et à l’écran dans Chambre 212.
C’est aussi le cas d’actrices qui sont d’abord apparues dans les
films du cinéaste comme Marina Foïs dans Non ma fille tu n’iras « J’ai beau m’en défendre, il y a bien un moment où il va falloir
pas danser, puis sur scène dans Les Idoles ; Anaïs Demoustier que j’admette que la religion est quelque chose qui compte pour
dans La Belle Personne, Les Malheurs de Sophie, mais aussi moi, beaucoup plus que ce que je le prétends. […] Il y a quelque
Angelo, et Nouveau Roman ; Ludivine Sagnier dans Les Chansons chose avec le religieux, même si c’est en fait le mystique plus
L’A R T D U D I A L O G U E

d’amour, Les Bien-aimés et Nouveau Roman. Ainsi travaille que le religieux 33 », déclare Christophe Honoré. Bien qu’élevé
Christophe Honoré, composant des œuvres et rassemblant des dans l’athéisme, le réalisateur développe un intérêt certain
interprètes de tous horizons, symbolisant sa volonté d’embras- pour la foi et la croyance dans ses œuvres.
ser la culture au sens large, sans se poser de limites.

LES PERSPECTIVES POSSIBLES

52 53
Avec La Belle Personne, Christophe Honoré adapte une œuvre
fortement associée au jansénisme 34, doctrine religieuse rigo-
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

riste des xviie et xviiie siècles fondée sur la grâce et la pré-


destination, dont madame de La Fayette était proche et qui
marque sa Princesse de Clèves, conditionnant notamment
le comportement de son héroïne, pétrie de culpabilité et de
33  Entretien avec Christophe Honoré par Nicolas Thévenin et Morgan Pokée,
Répliques n° 2, 2013
34  Le jansénisme est un mouvement chrétien hérétique aux xviie et xviiie,
principalement en France autour du couvent de Port Royal. Il influence un
certain nombre des écrivains de l’époque, dont madame de La Fayette, Blaise
Pascal ou encore Jean Racine. La Belle Personne fait d’ailleurs référence
à l’œuvre de ce dernier, en donnant à sa protagoniste le prénom de Junie,
emprunté à la pièce Britannicus (1669). Par cette référence, le cinéaste fait le
lien entre le destin tragique de l’héroïne de La Princesse de Clèves et celui de
Junie dans la pièce de Racine.
désirs de pureté. Dans La Lettre (1999), Manoel de Oliveira AVATA R S D E L A C R O YA N C E

traduit l’influence du jansénisme avec l’ajout du personnage


d’une religieuse de Port-Royal à laquelle se confesse l’héroïne. Les personnages d’Honoré sont confrontés aux effets de leurs
Christophe Honoré, lui, y fait allusion à travers une séquence croyances sur le réel. Dans les Malheurs de Sophie, la jeune
qui replace le texte dans son contexte d’origine et rappelle sa héroïne prie dans sa chambre pour que sa cruelle tutrice perde
dimension théologique. Au début du film, une scène de cours toutes ses dents. Dans Dans Paris, Jonathan prie pour le salut
d’histoire évoque l’idée luthérienne du salut comme dépen- de son frère Paul. Au début de 17 fois Cécile Cassard, enfin, un
L’A R T D U D I A L O G U E

dant seulement de la grâce de Dieu et celle, calviniste, de la enfant déclare qu’il « commence à pouvoir imaginer la mort
prédestination, deux idées centrales du jansénisme, qui les des gens. » Cette sentence est suivie d’un plan où la voiture de
puise dans le protestantisme. S’en suit un échange entre la son père brûle. Il ne s’agit pas d’une projection, mais d’un véri-
professeure et un lycéen, Henri (Simon Truxillo) qui évoque table accident au cœur du film.
le fameux « pari » de Pascal, autre auteur janséniste. Le pari Dans Dans Paris, Paul, incarné par Romain Duris, en ca-
pascalien introduit deux possibilités : soit Dieu existe, et leçon et peignoir ouvert dévoilant sa nudité, peut évoquer
54 l’homme a tout intérêt à croire en lui, car il gagne ainsi le Salut l’image d’un Christ déchu. Paul raconte d’ailleurs à son frère 55
éternel, soit il n’existe pas. Dans ce cas, mieux vaut avoir cru en Jonathan la prière que faisait sa compagne Anna pour être sûre
lui en vain et finir par s’évanouir dans le néant, qu’avoir refusé de son amour : « Elle disait qu’il lui suffisait de répéter “Paul est
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

de croire et perdre sa place au Paradis. Comme Éric Rohmer amoureux de moi” pour que je le sois. C’était une prière, pas
l’a fait dans Ma nuit chez Maud, ce dialogue rapproche le une chose acquise. C’est-à-dire qu’au moment où elle la disait,
pari pascalien de la possibilité de croire ou non en l’amour. elle n’avait pas la certitude que je l’aimais. Mais à force de le
La professeure explique « qu’il existe en toute chose au moins répéter, cette vérité-là s’incarnait. Elle en éprouvait dans son
deux perspectives et qu’aucune ne peut prétendre à la vérité cœur la présence réelle. » Mais le Christ en question est un dieu
absolue ». Henri l’interroge : aurait-elle pu tout autant haïr son impuissant : malgré tous ses efforts, il n’a pas réussi à sauver sa
fiancé que l’aimer ? L’évocation du pari pascalien annonce les sœur Claire du suicide.
choix difficiles auxquels vont être confrontés les personnages La figure du Christ est aussi à l’œuvre dans Ma mère, où
du film. S’illustre le vertige des possibilités, qu’elles soient Christophe Honoré fait référence à la religion chrétienne par
doubles ou même multiples, obsédant les personnages, jusqu’à des allusions à l’imagerie biblique et au film L’Évangile selon
Chambre 212, où chacun fantasme une autre vie vécue. saint Matthieu de Pier Paolo Pasolini (1964), qui inspirent cer-
tains plans. Le personnage de Pierre, joué par Louis Garrel,
désirs de pureté. Dans La Lettre (1999), Manoel de Oliveira AVATA R S D E L A C R O YA N C E

traduit l’influence du jansénisme avec l’ajout du personnage


d’une religieuse de Port-Royal à laquelle se confesse l’héroïne. Les personnages d’Honoré sont confrontés aux effets de leurs
Christophe Honoré, lui, y fait allusion à travers une séquence croyances sur le réel. Dans les Malheurs de Sophie, la jeune
qui replace le texte dans son contexte d’origine et rappelle sa héroïne prie dans sa chambre pour que sa cruelle tutrice perde
dimension théologique. Au début du film, une scène de cours toutes ses dents. Dans Dans Paris, Jonathan prie pour le salut
d’histoire évoque l’idée luthérienne du salut comme dépen- de son frère Paul. Au début de 17 fois Cécile Cassard, enfin, un
L’A R T D U D I A L O G U E

dant seulement de la grâce de Dieu et celle, calviniste, de la enfant déclare qu’il « commence à pouvoir imaginer la mort
prédestination, deux idées centrales du jansénisme, qui les des gens. » Cette sentence est suivie d’un plan où la voiture de
puise dans le protestantisme. S’en suit un échange entre la son père brûle. Il ne s’agit pas d’une projection, mais d’un véri-
professeure et un lycéen, Henri (Simon Truxillo) qui évoque table accident au cœur du film.
le fameux « pari » de Pascal, autre auteur janséniste. Le pari Dans Dans Paris, Paul, incarné par Romain Duris, en ca-
pascalien introduit deux possibilités : soit Dieu existe, et leçon et peignoir ouvert dévoilant sa nudité, peut évoquer
54 l’homme a tout intérêt à croire en lui, car il gagne ainsi le Salut l’image d’un Christ déchu. Paul raconte d’ailleurs à son frère 55
éternel, soit il n’existe pas. Dans ce cas, mieux vaut avoir cru en Jonathan la prière que faisait sa compagne Anna pour être sûre
lui en vain et finir par s’évanouir dans le néant, qu’avoir refusé de son amour : « Elle disait qu’il lui suffisait de répéter “Paul est
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

de croire et perdre sa place au Paradis. Comme Éric Rohmer amoureux de moi” pour que je le sois. C’était une prière, pas
l’a fait dans Ma nuit chez Maud, ce dialogue rapproche le une chose acquise. C’est-à-dire qu’au moment où elle la disait,
pari pascalien de la possibilité de croire ou non en l’amour. elle n’avait pas la certitude que je l’aimais. Mais à force de le
La professeure explique « qu’il existe en toute chose au moins répéter, cette vérité-là s’incarnait. Elle en éprouvait dans son
deux perspectives et qu’aucune ne peut prétendre à la vérité cœur la présence réelle. » Mais le Christ en question est un dieu
absolue ». Henri l’interroge : aurait-elle pu tout autant haïr son impuissant : malgré tous ses efforts, il n’a pas réussi à sauver sa
fiancé que l’aimer ? L’évocation du pari pascalien annonce les sœur Claire du suicide.
choix difficiles auxquels vont être confrontés les personnages La figure du Christ est aussi à l’œuvre dans Ma mère, où
du film. S’illustre le vertige des possibilités, qu’elles soient Christophe Honoré fait référence à la religion chrétienne par
doubles ou même multiples, obsédant les personnages, jusqu’à des allusions à l’imagerie biblique et au film L’Évangile selon
Chambre 212, où chacun fantasme une autre vie vécue. saint Matthieu de Pier Paolo Pasolini (1964), qui inspirent cer-
tains plans. Le personnage de Pierre, joué par Louis Garrel,
jeune catholique fervent et idéaliste, doit affronter le mal. Plu-
sieurs séquences, évoquant l’épisode de la tentation du Christ,
le mettent en scène dans le désert 35, où sa mère lui apparaît.
Incarnant la figure du diable, elle le pousse vers la luxure, afin,
dit-elle, de « parfaire son éducation ».
Dans Métamorphoses, Christophe Honoré met en scène les PARTIE II 
dieux de la mythologie antique, chantés par Ovide, revenus UNE CHAMBRE EN VILLE
L’A R T D U D I A L O G U E

à notre époque sous formes humaines. Ils guident la jeune


Europe, lui apprennent à voir le monde, à y trouver un sens.
Dans la pièce Violentes femmes, un personnage raconte avoir
assisté, dans son enfance, à une apparition de la Vierge Marie,
qui lui a révélé la beauté du monde et lui a permis de croire.
Mythes antiques, textes bibliques, récits d’apparitions, légendes
56 bretonnes : à travers les récits fondateurs et les mythes, Honoré
interroge les êtres.
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

35  Mt. 4, 1 à 11. Dans cet épisode célèbre de la vie de Jésus,  


le Christ se retrouve pendant quarante jours dans le désert,  
parmi les bêtes sauvages, tenté par le diable.
jeune catholique fervent et idéaliste, doit affronter le mal. Plu-
sieurs séquences, évoquant l’épisode de la tentation du Christ,
le mettent en scène dans le désert 35, où sa mère lui apparaît.
Incarnant la figure du diable, elle le pousse vers la luxure, afin,
dit-elle, de « parfaire son éducation ».
Dans Métamorphoses, Christophe Honoré met en scène les PARTIE II 
dieux de la mythologie antique, chantés par Ovide, revenus UNE CHAMBRE EN VILLE
L’A R T D U D I A L O G U E

à notre époque sous formes humaines. Ils guident la jeune


Europe, lui apprennent à voir le monde, à y trouver un sens.
Dans la pièce Violentes femmes, un personnage raconte avoir
assisté, dans son enfance, à une apparition de la Vierge Marie,
qui lui a révélé la beauté du monde et lui a permis de croire.
Mythes antiques, textes bibliques, récits d’apparitions, légendes
56 bretonnes : à travers les récits fondateurs et les mythes, Honoré
interroge les êtres.
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

35  Mt. 4, 1 à 11. Dans cet épisode célèbre de la vie de Jésus,  


le Christ se retrouve pendant quarante jours dans le désert,  
parmi les bêtes sauvages, tenté par le diable.
DANS LA VILLE

Le réalisateur plonge ses personnages dans la ville, comme


l’indique d’ailleurs littéralement le titre de Dans Paris. À par-
tir de ce long-métrage, Christophe Honoré investit différents
quartiers de Paris, de l’Ouest parisien dans La Belle Personne
et Dans Paris à l’Est avec Les Chansons d’amour, en passant par
le quartier Montparnasse dans Chambre 212. D’autres villes
assurent des contrepoints, telles que Rennes (Plaire, aimer et
courir vite), Londres, Prague et Montréal (Les Bien-aimés).

S C È N E S D E L A V I E PA R I S I E N N E
59

Le générique de Dans Paris dévoile, en alternance, les deux


acteurs principaux du film, Romain Duris et Louis Garrel,
allongés sur le sol d’une chambre, ainsi qu’une succession de
plans d’un Paris nocturne qui s’éveille, éclairé par les lumières
des immeubles, des voitures et des cafés. En immergeant le spec-
tateur dans la ville, ce générique définit le cadre géographique
du film et souligne sa dimension citadine, que l’on retrouvera
également dans le générique de fin, qui s’attarde sur le métro, les
rues de la ville, filmant les passants qui achètent des journaux,
travaillent ou vont à l’école. Entre ces deux génériques urbains,
le film se concentre sur quelques personnages s’insérant dans
cette fourmilière, le temps d’un gros plan sur une poignée de
destins, comme une respiration au cœur du rythme de la ville.
DANS LA VILLE

Le réalisateur plonge ses personnages dans la ville, comme


l’indique d’ailleurs littéralement le titre de Dans Paris. À par-
tir de ce long-métrage, Christophe Honoré investit différents
quartiers de Paris, de l’Ouest parisien dans La Belle Personne
et Dans Paris à l’Est avec Les Chansons d’amour, en passant par
le quartier Montparnasse dans Chambre 212. D’autres villes
assurent des contrepoints, telles que Rennes (Plaire, aimer et
courir vite), Londres, Prague et Montréal (Les Bien-aimés).

S C È N E S D E L A V I E PA R I S I E N N E
59

Le générique de Dans Paris dévoile, en alternance, les deux


acteurs principaux du film, Romain Duris et Louis Garrel,
allongés sur le sol d’une chambre, ainsi qu’une succession de
plans d’un Paris nocturne qui s’éveille, éclairé par les lumières
des immeubles, des voitures et des cafés. En immergeant le spec-
tateur dans la ville, ce générique définit le cadre géographique
du film et souligne sa dimension citadine, que l’on retrouvera
également dans le générique de fin, qui s’attarde sur le métro, les
rues de la ville, filmant les passants qui achètent des journaux,
travaillent ou vont à l’école. Entre ces deux génériques urbains,
le film se concentre sur quelques personnages s’insérant dans
cette fourmilière, le temps d’un gros plan sur une poignée de
destins, comme une respiration au cœur du rythme de la ville.
Les films de Christophe Honoré s’ouvrent régulièrement sur Dans la file du cinéma dans laquelle attend Julie apparaît furti-
des génériques parisiens. Ils fonctionnent de manière théâtrale, vement Gaël Morel, collaborateur et ami de Christophe Honoré36.
telles des scènes d’expositions, plantent le décor du récit, pré- Plus tard, on voit le réalisateur dans la rue, discutant avec Louis
sentent ses personnages. Le générique des Chansons d’amour Garrel. Là encore, le cinéma se mêle à la vie intime, au cœur de la
parcourt à la nuit tombée les quartiers de l’Est parisien –, la description personnelle d’une ville qu’il a d’abord découverte et
Chapelle, les places de la Bastille et de la République –, où vivent aimée dans les films. Au sein de la retranscription réaliste de la
UNE CHAMBRE EN VILLE

les personnages. Sur les images de la ville – des passants, des ville s’invitent réminiscences, fictions et fantasmes, notamment
voitures, des kiosques, des cinémas et des cafés –, s’inscrivent les avec ces marins qui apparaissent au détour d’une rue, portant
noms du producteur, du réalisateur, du compositeur, des acteurs vareuse et pompons sur la tête, évoquant Lola et Les Demoiselles
et des techniciens, sans indication de leurs postes respectifs. Ces de Rochefort de Jacques Demy, L’Amour à la mer de Guy Gilles
noms s’ajoutent aux inscriptions qui jalonnent les murs de la (1965) ou encore Querelle de Rainer Werner Fassbinder (1982).
ville : l’équipe du film va s’immiscer en son sein. La caméra de Christophe Honoré capture des affiches de film,
En filmant la ville, le générique des Chansons d’amour capte des affiches politiques – Les Chansons d’amour se déroulent,
60 dans un premier temps les silhouettes qui la peuplent. Parmi comme on le voit, juste avant l’élection présidentielle de 2007 –, 61
elles émerge progressivement au sein de la foule une jeune femme des panneaux ou des noms de cafés, salles de spectacle et cinéma,
blonde vue de dos, vêtue d’un manteau dont la blancheur tranche pour donner à voir ce qui compose le décor citadin et peut dialo-
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

dans la nuit parisienne. Il s’agit de Julie, une des protagonistes de guer avec la vie et les sentiments des personnages. Ce portrait de
l’histoire qui va nous être racontée. Marchant d’un pas décidé, la vie parisienne participe à une poétisation de la ville, à l’image
elle se dirige vers le guichet d’un cinéma. Le générique s’achève, de celle opérée par les poètes français du début du xxe siècle, tel
le film commence. Alors qu’elle attend dans la file du cinéma, elle Louis Aragon dans Le Paysan de Paris (1926). Dans l’ouverture
téléphone à son amant Ismaël. Il apparaît à son bureau, seul, avant de Chambre 212, alors que l’on voit Chiara Mastroianni mar-
que la caméra n’enclenche un mouvement vers la gauche, accom- cher dans la rue, on entend, en voix-off, Le Pont Mirabeau de
pagnant celui de la tête d’Ismaël, qui regarde une femme assise à Guillaume Apollinaire (1912). Le réalisateur se place dans l’héri-
un autre bureau. Se dessine alors le triangle amoureux que for- tage du poète, mêlant lyrisme et mise en lumière d’un monde
ment ces trois personnages. Julie reproche à son amant de ne ja- contemporain chargé des traces du passé.
mais l’accompagner au cinéma, l’interroge sur son amour puis lui
raccroche au nez. L’amour, les sentiments, le cinéma : cette trinité 36  Avant Les Chansons d’amour, Christophe Honoré avait participé aux
est au cœur de la vie parisienne peinte par Christophe Honoré. scénarios des films Le Clan (2004) et Après lui (2006), réalisés par Gaël Morel.
Les films de Christophe Honoré s’ouvrent régulièrement sur Dans la file du cinéma dans laquelle attend Julie apparaît furti-
des génériques parisiens. Ils fonctionnent de manière théâtrale, vement Gaël Morel, collaborateur et ami de Christophe Honoré36.
telles des scènes d’expositions, plantent le décor du récit, pré- Plus tard, on voit le réalisateur dans la rue, discutant avec Louis
sentent ses personnages. Le générique des Chansons d’amour Garrel. Là encore, le cinéma se mêle à la vie intime, au cœur de la
parcourt à la nuit tombée les quartiers de l’Est parisien –, la description personnelle d’une ville qu’il a d’abord découverte et
Chapelle, les places de la Bastille et de la République –, où vivent aimée dans les films. Au sein de la retranscription réaliste de la
UNE CHAMBRE EN VILLE

les personnages. Sur les images de la ville – des passants, des ville s’invitent réminiscences, fictions et fantasmes, notamment
voitures, des kiosques, des cinémas et des cafés –, s’inscrivent les avec ces marins qui apparaissent au détour d’une rue, portant
noms du producteur, du réalisateur, du compositeur, des acteurs vareuse et pompons sur la tête, évoquant Lola et Les Demoiselles
et des techniciens, sans indication de leurs postes respectifs. Ces de Rochefort de Jacques Demy, L’Amour à la mer de Guy Gilles
noms s’ajoutent aux inscriptions qui jalonnent les murs de la (1965) ou encore Querelle de Rainer Werner Fassbinder (1982).
ville : l’équipe du film va s’immiscer en son sein. La caméra de Christophe Honoré capture des affiches de film,
En filmant la ville, le générique des Chansons d’amour capte des affiches politiques – Les Chansons d’amour se déroulent,
60 dans un premier temps les silhouettes qui la peuplent. Parmi comme on le voit, juste avant l’élection présidentielle de 2007 –, 61
elles émerge progressivement au sein de la foule une jeune femme des panneaux ou des noms de cafés, salles de spectacle et cinéma,
blonde vue de dos, vêtue d’un manteau dont la blancheur tranche pour donner à voir ce qui compose le décor citadin et peut dialo-
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

dans la nuit parisienne. Il s’agit de Julie, une des protagonistes de guer avec la vie et les sentiments des personnages. Ce portrait de
l’histoire qui va nous être racontée. Marchant d’un pas décidé, la vie parisienne participe à une poétisation de la ville, à l’image
elle se dirige vers le guichet d’un cinéma. Le générique s’achève, de celle opérée par les poètes français du début du xxe siècle, tel
le film commence. Alors qu’elle attend dans la file du cinéma, elle Louis Aragon dans Le Paysan de Paris (1926). Dans l’ouverture
téléphone à son amant Ismaël. Il apparaît à son bureau, seul, avant de Chambre 212, alors que l’on voit Chiara Mastroianni mar-
que la caméra n’enclenche un mouvement vers la gauche, accom- cher dans la rue, on entend, en voix-off, Le Pont Mirabeau de
pagnant celui de la tête d’Ismaël, qui regarde une femme assise à Guillaume Apollinaire (1912). Le réalisateur se place dans l’héri-
un autre bureau. Se dessine alors le triangle amoureux que for- tage du poète, mêlant lyrisme et mise en lumière d’un monde
ment ces trois personnages. Julie reproche à son amant de ne ja- contemporain chargé des traces du passé.
mais l’accompagner au cinéma, l’interroge sur son amour puis lui
raccroche au nez. L’amour, les sentiments, le cinéma : cette trinité 36  Avant Les Chansons d’amour, Christophe Honoré avait participé aux
est au cœur de la vie parisienne peinte par Christophe Honoré. scénarios des films Le Clan (2004) et Après lui (2006), réalisés par Gaël Morel.
M U LT I P L I C I T É D E L A V I L L E soviétique gronde à la porte du jeune ménage, dans un mélange
de gravité et de légèreté qui n’est pas sans rappeler une autre
La ville s’incarne chez Christophe Honoré sous différentes référence littéraire, celle de L’Insoutenable Légèreté de l’être
formes, toutes liées à un imaginaire cher au cinéaste, investi (1984), de l’écrivain tchèque Milan Kundera. L’association des
par la littérature, le cinéma et même l’Histoire. La description troubles intimes et historiques au cœur de la ville est à nouveau
du Paris contemporain des années 2000 par Christophe Honoré à l’œuvre plus tard dans ce même film, quand Véra se retrouve,
UNE CHAMBRE EN VILLE

fait écho à celle des cinéastes de la Nouvelle Vague, qui ont fait à la suite des attentats du 11 septembre 2001, coincée dans un
de Paris un studio à ciel ouvert, et témoigne de l’évolution de hôtel de Montréal, face à un écran de télévision montrant en
la ville. boucles les images de la tragédie, rongée par une déception
La première partie des Bien-aimés prend place dans le Pa- amoureuse qui lui sera fatale.
ris de 1964  reconstitué à travers des vêtements et voitures S’il conçoit son Paris des années 1960 et 1970 à partir d’une
d’époque, tournant autour de la boutique de chaussures Roger représentation fantasmée née du cinéma ou de la littérature de
Vivier37 où travaille Madeleine, qui n’est pas sans évoquer la l’époque, Christophe Honoré s’appuie sur ses souvenirs per-
62 boutique de monsieur Tabard autour de laquelle se déroule Bai- sonnels pour décrire certaines villes qu’il a fréquentées dans les 63
sers volés (1968) de François Truffaut. Paris y est le lieu d’une années 1990, qu’il s’agisse de Londres dans Les Bien-aimés ou
certaine légèreté, où Madeleine devient prostituée par hasard, de Paris et Rennes dans Plaire, aimer et courir vite.
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

renvoyant d’ailleurs à la place de cette figure dans le cinéma Dès son générique, Plaire, aimer et courir vite alterne des vues
de l’époque, particulièrement au film Vivre sa vie (1962) de de Paris et de Rennes, chaque ville étant reliée, en miroir, à la
Jean-Luc Godard et à sa protagoniste Nana (Anna Karina), vie d’un des deux personnages principaux : l’écrivain Jacques à
vendeuse qui se prostitue. À ce Paris s’oppose le Prague de la Paris, l’étudiant Arthur à Rennes. Point de raccordement entre
fin des années 1960 où Madeleine suit son amant Jaromil. La ces deux espaces chers au cinéaste que sont la Bretagne et Paris,
ville tchèque accueille la désillusion de Madeleine qui perd la Gare Montparnasse apparaît comme lieu de passage essentiel
progressivement son mari, tandis que la menace de l’invasion pour les deux frères de Tout contre Léo, ainsi que pour Léna et
ses enfants partant en vacances dans leur famille au début de
37  La référence à Roger Vivier renvoie à la relation qu’a entretenu   Non ma fille, tu n’iras pas danser. Ces deux espaces sont reliés
Catherine Deneuve, qui interprète Madeleine lorsqu’elle est plus âgée,   simultanément par le montage et par le train. Le quartier pari-
avec cette marque de chaussure qu’elle a popularisé en les portant  
dans Belle de jour de Luis Buñuel (1967). Dans ce film, elle incarne d’ailleurs  
sien de Montparnasse, réputé comme breton, est également le
une femme bourgeoise qui se prostitue. théâtre de Chambre 212.
M U LT I P L I C I T É D E L A V I L L E soviétique gronde à la porte du jeune ménage, dans un mélange
de gravité et de légèreté qui n’est pas sans rappeler une autre
La ville s’incarne chez Christophe Honoré sous différentes référence littéraire, celle de L’Insoutenable Légèreté de l’être
formes, toutes liées à un imaginaire cher au cinéaste, investi (1984), de l’écrivain tchèque Milan Kundera. L’association des
par la littérature, le cinéma et même l’Histoire. La description troubles intimes et historiques au cœur de la ville est à nouveau
du Paris contemporain des années 2000 par Christophe Honoré à l’œuvre plus tard dans ce même film, quand Véra se retrouve,
UNE CHAMBRE EN VILLE

fait écho à celle des cinéastes de la Nouvelle Vague, qui ont fait à la suite des attentats du 11 septembre 2001, coincée dans un
de Paris un studio à ciel ouvert, et témoigne de l’évolution de hôtel de Montréal, face à un écran de télévision montrant en
la ville. boucles les images de la tragédie, rongée par une déception
La première partie des Bien-aimés prend place dans le Pa- amoureuse qui lui sera fatale.
ris de 1964  reconstitué à travers des vêtements et voitures S’il conçoit son Paris des années 1960 et 1970 à partir d’une
d’époque, tournant autour de la boutique de chaussures Roger représentation fantasmée née du cinéma ou de la littérature de
Vivier37 où travaille Madeleine, qui n’est pas sans évoquer la l’époque, Christophe Honoré s’appuie sur ses souvenirs per-
62 boutique de monsieur Tabard autour de laquelle se déroule Bai- sonnels pour décrire certaines villes qu’il a fréquentées dans les 63
sers volés (1968) de François Truffaut. Paris y est le lieu d’une années 1990, qu’il s’agisse de Londres dans Les Bien-aimés ou
certaine légèreté, où Madeleine devient prostituée par hasard, de Paris et Rennes dans Plaire, aimer et courir vite.
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

renvoyant d’ailleurs à la place de cette figure dans le cinéma Dès son générique, Plaire, aimer et courir vite alterne des vues
de l’époque, particulièrement au film Vivre sa vie (1962) de de Paris et de Rennes, chaque ville étant reliée, en miroir, à la
Jean-Luc Godard et à sa protagoniste Nana (Anna Karina), vie d’un des deux personnages principaux : l’écrivain Jacques à
vendeuse qui se prostitue. À ce Paris s’oppose le Prague de la Paris, l’étudiant Arthur à Rennes. Point de raccordement entre
fin des années 1960 où Madeleine suit son amant Jaromil. La ces deux espaces chers au cinéaste que sont la Bretagne et Paris,
ville tchèque accueille la désillusion de Madeleine qui perd la Gare Montparnasse apparaît comme lieu de passage essentiel
progressivement son mari, tandis que la menace de l’invasion pour les deux frères de Tout contre Léo, ainsi que pour Léna et
ses enfants partant en vacances dans leur famille au début de
37  La référence à Roger Vivier renvoie à la relation qu’a entretenu   Non ma fille, tu n’iras pas danser. Ces deux espaces sont reliés
Catherine Deneuve, qui interprète Madeleine lorsqu’elle est plus âgée,   simultanément par le montage et par le train. Le quartier pari-
avec cette marque de chaussure qu’elle a popularisé en les portant  
dans Belle de jour de Luis Buñuel (1967). Dans ce film, elle incarne d’ailleurs  
sien de Montparnasse, réputé comme breton, est également le
une femme bourgeoise qui se prostitue. théâtre de Chambre 212.
Christophe Honoré a d’abord pensé, au début de sa carrière difficile de trouver, en me baladant, des endroits que j’avais
de réalisateur, qu’il devait s’éloigner des lieux qu’il connaissait : vraiment envie de filmer. »41
« J’avais l’impression qu’un des garants de la fiction était de ne
pas connaître le lieu où le récit s’implantait 38 », dit-il à propos
de la genèse de ses deux premiers longs-métrages, 17 fois Cécile F R U S T R AT I O N S U R B A I N E S
Cassard et Ma mère, se déroulant respectivement à Toulouse et
UNE CHAMBRE EN VILLE

sur une île des Canaries. À partir de Dans Paris, la vision de Dans Plaire, aimer et courir vite, Rennes est la ville qu’il faut
la capitale, définie à travers son regard de provincial, est liée quitter pour tenter sa chance à la capitale, lieu où l’art flamboie
avant tout à sa cinéphilie, aux lieux filmés par les autres et qu’il et est toujours vivant, contemporain, en prise avec son époque,
veut retrouver, comme il le dit dans une interview en 2011 pour comme l’atteste le Centre Pompidou visité par Arthur, ou le
Télérama : « Le style parisien de Dans Paris ou des Chansons Théâtre de l’Odéon, sur lequel une affiche annonce le Orlando
d’amour tient justement au fait que je n’ai aucun souvenir per- de Robert Wilson (1993) avec Isabelle Huppert42. Paris incarne
sonnel de la ville. Ce ne sont que des souvenirs de films, qui me pour le cinéaste un rêve d’adolescent, un lieu idéal où se concré-
64 rendent ces lieux désirables et faciles d’accès39. » Filmer les lieux tisent les fantasmes artistiques et culturels. Ce rêve d’une ville 65
liés à sa seule histoire personnelle, en particulier sa jeunesse, meilleure anime déjà le personnage de Mathieu dans 17 fois
et ne renvoyant donc à aucun imaginaire fictionnel, s’est avéré Cécile Cassard. Il déclare vouloir quitter Toulouse : « C’est trop
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

plus difficile, comme il a pu l’exprimer en retournant sur les petit, trop vite fait le tour » ; et estime que les grandes villes
terres de son enfance et de sa vie étudiante, en Bretagne et à de province telles que Toulouse, Rennes ou Montpellier se res-
Rennes. « J’ai eu d’énormes difficultés à filmer les lieux de mon semblent toutes, avec les mêmes magasins, « les mêmes éclai-
enfance. J’avais l’impression que c’était fabriqué, que ça sonnait rages orange le soir » et leurs façades rénovées. « C’est pareil,
faux 40 », explique-t-il à propos du tournage dans la campagne pourri, ça pue le cancer. »
bretonne pour Non ma fille, tu n’iras pas danser, tandis que À l’idéal urbain qu’incarne Paris s’opposent des villes
pour Rennes, il raconte comment, lors des repérages, « c’était normalisées, vulgaires. Un sentiment que l’on retrouve dans
Ma mère, à travers la représentation de la station balnéaire des
38  Entretien avec Christophe Honoré par Aurélie Julien, Soazig Le Bail  
et Jean Cléder, in Jean Cléder, Timothée Picard, Christophe Honoré, le cinéma 41  Propos recueillis par l’auteur, lors d’une interview de Christophe Honoré
nous inachève, éditions Le Bord de l’eau, 2014, p. 116. pour le magazine Maze, en octobre 2017.
39  Interview par Louis Guichard, Télérama, 29 juillet 2011. 42  En 2019, Christophe Honoré a présenté au théâtre de l’Odéon Les Idoles,
40  Ibid. tandis qu’Isabelle Huppert jouait dans son deuxième film, Ma mère, en 2004.
Christophe Honoré a d’abord pensé, au début de sa carrière difficile de trouver, en me baladant, des endroits que j’avais
de réalisateur, qu’il devait s’éloigner des lieux qu’il connaissait : vraiment envie de filmer. »41
« J’avais l’impression qu’un des garants de la fiction était de ne
pas connaître le lieu où le récit s’implantait 38 », dit-il à propos
de la genèse de ses deux premiers longs-métrages, 17 fois Cécile F R U S T R AT I O N S U R B A I N E S
Cassard et Ma mère, se déroulant respectivement à Toulouse et
UNE CHAMBRE EN VILLE

sur une île des Canaries. À partir de Dans Paris, la vision de Dans Plaire, aimer et courir vite, Rennes est la ville qu’il faut
la capitale, définie à travers son regard de provincial, est liée quitter pour tenter sa chance à la capitale, lieu où l’art flamboie
avant tout à sa cinéphilie, aux lieux filmés par les autres et qu’il et est toujours vivant, contemporain, en prise avec son époque,
veut retrouver, comme il le dit dans une interview en 2011 pour comme l’atteste le Centre Pompidou visité par Arthur, ou le
Télérama : « Le style parisien de Dans Paris ou des Chansons Théâtre de l’Odéon, sur lequel une affiche annonce le Orlando
d’amour tient justement au fait que je n’ai aucun souvenir per- de Robert Wilson (1993) avec Isabelle Huppert42. Paris incarne
sonnel de la ville. Ce ne sont que des souvenirs de films, qui me pour le cinéaste un rêve d’adolescent, un lieu idéal où se concré-
64 rendent ces lieux désirables et faciles d’accès39. » Filmer les lieux tisent les fantasmes artistiques et culturels. Ce rêve d’une ville 65
liés à sa seule histoire personnelle, en particulier sa jeunesse, meilleure anime déjà le personnage de Mathieu dans 17 fois
et ne renvoyant donc à aucun imaginaire fictionnel, s’est avéré Cécile Cassard. Il déclare vouloir quitter Toulouse : « C’est trop
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

plus difficile, comme il a pu l’exprimer en retournant sur les petit, trop vite fait le tour » ; et estime que les grandes villes
terres de son enfance et de sa vie étudiante, en Bretagne et à de province telles que Toulouse, Rennes ou Montpellier se res-
Rennes. « J’ai eu d’énormes difficultés à filmer les lieux de mon semblent toutes, avec les mêmes magasins, « les mêmes éclai-
enfance. J’avais l’impression que c’était fabriqué, que ça sonnait rages orange le soir » et leurs façades rénovées. « C’est pareil,
faux 40 », explique-t-il à propos du tournage dans la campagne pourri, ça pue le cancer. »
bretonne pour Non ma fille, tu n’iras pas danser, tandis que À l’idéal urbain qu’incarne Paris s’opposent des villes
pour Rennes, il raconte comment, lors des repérages, « c’était normalisées, vulgaires. Un sentiment que l’on retrouve dans
Ma mère, à travers la représentation de la station balnéaire des
38  Entretien avec Christophe Honoré par Aurélie Julien, Soazig Le Bail  
et Jean Cléder, in Jean Cléder, Timothée Picard, Christophe Honoré, le cinéma 41  Propos recueillis par l’auteur, lors d’une interview de Christophe Honoré
nous inachève, éditions Le Bord de l’eau, 2014, p. 116. pour le magazine Maze, en octobre 2017.
39  Interview par Louis Guichard, Télérama, 29 juillet 2011. 42  En 2019, Christophe Honoré a présenté au théâtre de l’Odéon Les Idoles,
40  Ibid. tandis qu’Isabelle Huppert jouait dans son deuxième film, Ma mère, en 2004.
îles Canaries où est transposé le roman de Georges Bataille. Christophe Honoré trouvent dans la ville un reflet à leur inti-
Au début du film, un plan offre des vues photographiques aé- mité où se projettent leurs sentiments, déceptions, espoirs ou
riennes de la station sur lesquelles s’étale une succession infinie fantasmes.
d’immeubles et de piscines rigoureusement similaires, tandis
que l’on entend le père de Pierre évoquer la destruction de ses
espérances. La standardisation de l’espace urbain génère chez
UNE CHAMBRE EN VILLE

ses habitants et ses touristes un sentiment de déshumanisation,


propice à la déchéance et à la dépravation, contrastant avec
l’image idyllique des îles Canaries vouées au divertissement.
Cette confrontation entre l’homme et la morosité urbaine ap-
paraît également dans Métamorphoses, dont l’action se déroule
dans un espace périurbain, où la nature édénique est peu à peu
entamée au profit des supermarchés, autoroutes et dalles. Le
66 jeune personnage d’Europe décide de fuir cet horizon de tours 67
d’immeubles, qui confine ses habitants dans une vie quoti-
dienne sans éclats. Cette même frustration est présente dans
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

Homme au bain où le corps animal et massif d’Emmanuel


semble prisonnier de la cité de Gennevilliers, dont la dénatura-
tion fait écho à celle de la relation amoureuse qu’il entretenait
avec Omar (Omar Ben Sellem). Une vision à laquelle s’oppose
la partie new-yorkaise du film qui témoigne de l’exaltation de
cette ville américaine à travers un journal intime évoquant le
travail lyrique et intime du réalisateur Jonas Mekas43. Prison-
nier des espaces urbains standardisés, mais idéalisant la splen-
deur de Paris ou l’excitation de New York, les personnages de

43  Cinéaste d’origine lituanienne et figure culte du cinéma underground,


Jonas Mekas a élaboré un travail cinématographique sous la forme de journaux
intimes filmés témoignant notamment de sa vie new-yorkaise.
îles Canaries où est transposé le roman de Georges Bataille. Christophe Honoré trouvent dans la ville un reflet à leur inti-
Au début du film, un plan offre des vues photographiques aé- mité où se projettent leurs sentiments, déceptions, espoirs ou
riennes de la station sur lesquelles s’étale une succession infinie fantasmes.
d’immeubles et de piscines rigoureusement similaires, tandis
que l’on entend le père de Pierre évoquer la destruction de ses
espérances. La standardisation de l’espace urbain génère chez
UNE CHAMBRE EN VILLE

ses habitants et ses touristes un sentiment de déshumanisation,


propice à la déchéance et à la dépravation, contrastant avec
l’image idyllique des îles Canaries vouées au divertissement.
Cette confrontation entre l’homme et la morosité urbaine ap-
paraît également dans Métamorphoses, dont l’action se déroule
dans un espace périurbain, où la nature édénique est peu à peu
entamée au profit des supermarchés, autoroutes et dalles. Le
66 jeune personnage d’Europe décide de fuir cet horizon de tours 67
d’immeubles, qui confine ses habitants dans une vie quoti-
dienne sans éclats. Cette même frustration est présente dans
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

Homme au bain où le corps animal et massif d’Emmanuel


semble prisonnier de la cité de Gennevilliers, dont la dénatura-
tion fait écho à celle de la relation amoureuse qu’il entretenait
avec Omar (Omar Ben Sellem). Une vision à laquelle s’oppose
la partie new-yorkaise du film qui témoigne de l’exaltation de
cette ville américaine à travers un journal intime évoquant le
travail lyrique et intime du réalisateur Jonas Mekas43. Prison-
nier des espaces urbains standardisés, mais idéalisant la splen-
deur de Paris ou l’excitation de New York, les personnages de

43  Cinéaste d’origine lituanienne et figure culte du cinéma underground,


Jonas Mekas a élaboré un travail cinématographique sous la forme de journaux
intimes filmés témoignant notamment de sa vie new-yorkaise.
UN REFUGE et rencontres, par leurs œuvres, des auteurs qui stimulent le
jeune homme, nourrissent son imaginaire et lui donnent des
envies de dialogue. L’écriture s’inscrit à son tour comme une
Au cœur de la ville, la chambre se présente comme un refuge activité solitaire et contemplative, cantonnée à l’espace de la
face au tumulte urbain. Chambres d’étudiant, conjugales ou chambre, voire même à celui du lit. La présence régulière dans
d’hôtels, elles disent beaucoup des personnages, de leur inti- ses films de personnages sur un lit en fait le symbole d’un lieu
UNE CHAMBRE EN VILLE

mité et de leurs relations. La chambre est le lieu où l’on peut où l’on peut se retrouver face à soi-même. Filmer un person-
inventer un monde, comme Christophe Honoré l’écrit dans nage – et le comédien qui l’interprète – sur un lit lui impose
Le Livre pour enfants : « Le cinéma et la littérature comme ado- une posture particulière et l’intègre dans un espace qui invite
lescence, c’est s’enfermer dans sa chambre, et ne pas douter que au voyage intérieur, à la solitude, à l’abandon ou à l’impudeur.
son lit est l’exacte réplique du monde, un territoire crâne et tei- Dans un texte publié dans Les Inrockuptibles, Christophe
gneux et affolant de désirs, c’est une idiotie et des fulgurances, Honoré explique que « Le lit est pour moi alors comme un
un amour si pur qu’il disparaît le temps d’une cigarette44. »  bateau où j’invite les acteurs, les actrices à monter. J’aime que
68 nous, l’équipe, nous tentions à nous approcher sans jamais 69
franchir la barrière que le lit nous impose.46 »
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

ÉCRITURE DE CHAMBRE

Cet imaginaire de la chambre trouve sa source dans l’adoles- L’A D O L E S C E N C E S E C R È T E

cence du cinéaste, comme il l’expliquait dans Ton père : « J’écris


“j’ai 16 ans” et voilà que ma mémoire s’emballe. Les pages Si la chambre d’adolescent est omniprésente dans la pensée du
s’amassent, comme si je n’étais jamais sorti de ma chambre cinéaste, elle ne l’est pas forcément dans ses films. Dans La Belle
de lycéen, qu’elle demeurait le seul endroit exact de ma vie45. » Personne ou Métamorphoses, les chambres des personnages
L’inspiration de Christophe Honoré est née dans cette pièce en adolescents restent totalement invisibles, alors que la caméra
Bretagne, où il fantasmait de devenir l’artiste qu’il est devenu. s’invite régulièrement dans celles des personnages adultes. La
Ce lieu de lecture, où s’accomplissent découvertes artistiques Belle Personne voit évoluer les lycéens exclusivement dans leur

44  Christophe Honoré, Le Livre pour enfants, op. cit., p. 33. 46  Christophe Honoré, « Femme dans un lit »,  
45  Christophe Honoré, Ton père, op. cit., p. 108. Les Inrockuptibles, 2 octobre 2019.
UN REFUGE et rencontres, par leurs œuvres, des auteurs qui stimulent le
jeune homme, nourrissent son imaginaire et lui donnent des
envies de dialogue. L’écriture s’inscrit à son tour comme une
Au cœur de la ville, la chambre se présente comme un refuge activité solitaire et contemplative, cantonnée à l’espace de la
face au tumulte urbain. Chambres d’étudiant, conjugales ou chambre, voire même à celui du lit. La présence régulière dans
d’hôtels, elles disent beaucoup des personnages, de leur inti- ses films de personnages sur un lit en fait le symbole d’un lieu
UNE CHAMBRE EN VILLE

mité et de leurs relations. La chambre est le lieu où l’on peut où l’on peut se retrouver face à soi-même. Filmer un person-
inventer un monde, comme Christophe Honoré l’écrit dans nage – et le comédien qui l’interprète – sur un lit lui impose
Le Livre pour enfants : « Le cinéma et la littérature comme ado- une posture particulière et l’intègre dans un espace qui invite
lescence, c’est s’enfermer dans sa chambre, et ne pas douter que au voyage intérieur, à la solitude, à l’abandon ou à l’impudeur.
son lit est l’exacte réplique du monde, un territoire crâne et tei- Dans un texte publié dans Les Inrockuptibles, Christophe
gneux et affolant de désirs, c’est une idiotie et des fulgurances, Honoré explique que « Le lit est pour moi alors comme un
un amour si pur qu’il disparaît le temps d’une cigarette44. »  bateau où j’invite les acteurs, les actrices à monter. J’aime que
68 nous, l’équipe, nous tentions à nous approcher sans jamais 69
franchir la barrière que le lit nous impose.46 »
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

ÉCRITURE DE CHAMBRE

Cet imaginaire de la chambre trouve sa source dans l’adoles- L’A D O L E S C E N C E S E C R È T E

cence du cinéaste, comme il l’expliquait dans Ton père : « J’écris


“j’ai 16 ans” et voilà que ma mémoire s’emballe. Les pages Si la chambre d’adolescent est omniprésente dans la pensée du
s’amassent, comme si je n’étais jamais sorti de ma chambre cinéaste, elle ne l’est pas forcément dans ses films. Dans La Belle
de lycéen, qu’elle demeurait le seul endroit exact de ma vie45. » Personne ou Métamorphoses, les chambres des personnages
L’inspiration de Christophe Honoré est née dans cette pièce en adolescents restent totalement invisibles, alors que la caméra
Bretagne, où il fantasmait de devenir l’artiste qu’il est devenu. s’invite régulièrement dans celles des personnages adultes. La
Ce lieu de lecture, où s’accomplissent découvertes artistiques Belle Personne voit évoluer les lycéens exclusivement dans leur

44  Christophe Honoré, Le Livre pour enfants, op. cit., p. 33. 46  Christophe Honoré, « Femme dans un lit »,  
45  Christophe Honoré, Ton père, op. cit., p. 108. Les Inrockuptibles, 2 octobre 2019.
établissement et ses alentours. Dans Métamorphoses, un flash- Dans la chambre du jeune homme trône une grande affiche
back montre la jeune Europe dans la cuisine de l’appartement de Boy Meets Girl (1984), qui indique l’influence de ce premier
familial, face à son père, avant qu’elle ne fuie dans la nature. film de Leos Carax sur Christophe Honoré et son œuvre, ainsi
Cette absence de figuration des chambres d’adolescent souligne que l’identification d’Arthur avec le personnage d’Alex, joué
la crainte du cinéaste de tomber dans le lieu commun, d’être par Denis Lavant, un aspirant cinéaste qui erre dans Paris à
impudique ou de banaliser la représentation de ces chambres la recherche de l’amour absolu. S’affirme alors l’indépendance
UNE CHAMBRE EN VILLE

intimes, devant rester hors-champs pour préserver les secrets du jeune homme suite à son départ de la maison familiale en
de ces adolescents. « Je ne voulais surtout pas filmer leurs appar- centre Bretagne. Celle-ci est figurée dans Non ma fille, tu n’iras
tements, pénétrer dans leurs chambres d’adolescents. Je m’étais pas danser, par une maison fictionnelle, située au cœur du pay-
fixé cette règle dès le scénario. Il y a trop de conventions autour sage breton, rassurante tout en incarnant le poids de la structure
de “la chambre d’adolescent”, telle qu’elle est représentée au familiale. Cette chambre d’étudiant témoigne de la liberté et du
cinéma. C’est le genre de décor maudit pour moi, infilmable, goût pour la jouissance d’un jeune homme à l’assaut de la ville
comme l’intérieur des commissariats de police ou les chambres et du monde, tout en étant encore un espace transitoire, celui
70 d’hôpital », explique Christophe Honoré dans le dossier de d’une formation sentimentale et artistique qu’il faut achever. 71
presse de La Belle Personne.
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

VIVRE SA VIE

L E T E M P S D E L’ I N D É P E N D A N C E

Dans Chambre 212, la chambre se dédouble : Maria quitte le


Dans Plaire, aimer et courir vite, Christophe Honoré attribue logement conjugal, traverse la rue pour s’installer à l’hôtel,
à son « alter ego » Arthur la chambre qu’il occupait réellement dont la fenêtre donne sur son appartement, afin de s’isoler et
lorsqu’il était étudiant à Rennes. Reconstituant sa chambre de réfléchir à sa vie. Loin de lui offrir la solitude qu’elle dési-
d’étudiant telle qu’elle avait été, il renoue, à travers le récit et rait, la chambre d’hôtel devient un lieu fantasmé, qui figure
son personnage, avec sa vie d’alors et les lieux qu’il fréquentait : l’espace mental troublé de Maria, et se matérialise sous la forme
le parc du Thabor, la salle de concert l’Ubu, le cinéma, les bars d’une synthèse de toutes les chambres qu’elle a connues. Les
de la rue de la soif. En dévoilant sa chambre bretonne, où se fantômes de son passé et ses amants s’y manifestent physique-
mêlent livres, affiches de films et disques, où les garçons dé- ment. La chambre est ici un pur espace artificiel, un décor de
filent, le cinéaste donne accès au spectateur à son intimité. cinéma réalisé en studio, qui permet à la caméra de filmer les
établissement et ses alentours. Dans Métamorphoses, un flash- Dans la chambre du jeune homme trône une grande affiche
back montre la jeune Europe dans la cuisine de l’appartement de Boy Meets Girl (1984), qui indique l’influence de ce premier
familial, face à son père, avant qu’elle ne fuie dans la nature. film de Leos Carax sur Christophe Honoré et son œuvre, ainsi
Cette absence de figuration des chambres d’adolescent souligne que l’identification d’Arthur avec le personnage d’Alex, joué
la crainte du cinéaste de tomber dans le lieu commun, d’être par Denis Lavant, un aspirant cinéaste qui erre dans Paris à
impudique ou de banaliser la représentation de ces chambres la recherche de l’amour absolu. S’affirme alors l’indépendance
UNE CHAMBRE EN VILLE

intimes, devant rester hors-champs pour préserver les secrets du jeune homme suite à son départ de la maison familiale en
de ces adolescents. « Je ne voulais surtout pas filmer leurs appar- centre Bretagne. Celle-ci est figurée dans Non ma fille, tu n’iras
tements, pénétrer dans leurs chambres d’adolescents. Je m’étais pas danser, par une maison fictionnelle, située au cœur du pay-
fixé cette règle dès le scénario. Il y a trop de conventions autour sage breton, rassurante tout en incarnant le poids de la structure
de “la chambre d’adolescent”, telle qu’elle est représentée au familiale. Cette chambre d’étudiant témoigne de la liberté et du
cinéma. C’est le genre de décor maudit pour moi, infilmable, goût pour la jouissance d’un jeune homme à l’assaut de la ville
comme l’intérieur des commissariats de police ou les chambres et du monde, tout en étant encore un espace transitoire, celui
70 d’hôpital », explique Christophe Honoré dans le dossier de d’une formation sentimentale et artistique qu’il faut achever. 71
presse de La Belle Personne.
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

VIVRE SA VIE

L E T E M P S D E L’ I N D É P E N D A N C E

Dans Chambre 212, la chambre se dédouble : Maria quitte le


Dans Plaire, aimer et courir vite, Christophe Honoré attribue logement conjugal, traverse la rue pour s’installer à l’hôtel,
à son « alter ego » Arthur la chambre qu’il occupait réellement dont la fenêtre donne sur son appartement, afin de s’isoler et
lorsqu’il était étudiant à Rennes. Reconstituant sa chambre de réfléchir à sa vie. Loin de lui offrir la solitude qu’elle dési-
d’étudiant telle qu’elle avait été, il renoue, à travers le récit et rait, la chambre d’hôtel devient un lieu fantasmé, qui figure
son personnage, avec sa vie d’alors et les lieux qu’il fréquentait : l’espace mental troublé de Maria, et se matérialise sous la forme
le parc du Thabor, la salle de concert l’Ubu, le cinéma, les bars d’une synthèse de toutes les chambres qu’elle a connues. Les
de la rue de la soif. En dévoilant sa chambre bretonne, où se fantômes de son passé et ses amants s’y manifestent physique-
mêlent livres, affiches de films et disques, où les garçons dé- ment. La chambre est ici un pur espace artificiel, un décor de
filent, le cinéaste donne accès au spectateur à son intimité. cinéma réalisé en studio, qui permet à la caméra de filmer les
personnages de manière verticale lorsqu’ils sont allongés sur L’INTIME À L’ŒUVRE
le lit, tandis que chaque porte de la chambre débouche sur une
nouvelle pièce, tel un nouvel espace de la mémoire de Maria.
En fuyant soudainement le domicile conjugal, Maria, tout L’œuvre de Christophe Honoré peut être considérée comme un
comme Léna, dans Non ma fille, tu n’iras pas danser, cherche laboratoire de l’intime, où celui-ci prend des origines et formes
à reconquérir son individualité en possédant « une chambre différentes. L’autofiction obsède Christophe Honoré, qui ne
UNE CHAMBRE EN VILLE

à soi », pour reprendre l’expression de Virginia Woolf47. Une cesse d’interroger sa sincérité, de mettre sa pudeur à l’épreuve.
chambre où l’on peut tenter de retrouver son intériorité, mais Si ses trois premiers romans, de L’Infamille à Scarborough, sont
que l’on peut toutefois partager, le temps d’un instant, avec les fictionnels, l’autofiction s’impose dans son œuvre littéraire à
hommes qui y défilent, à l’instar des anciens amants de Maria partir du Livre pour enfants, notamment sous l’influence d’au-
qui se réunissent dans la chambre 212, de ceux d’Emmanuel teurs et autrices la pratiquant, telles que Christine Angot ou
dans Homme au bain dans l’appartement de Gennevilliers, ou Annie Ernaux, et nourrit ses œuvres réalisées collectivement
encore des clients de Madeleine dans Les Bien-aimés, lorsqu’elle pour le cinéma ou le théâtre.
72 se prostitue. 73
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

ACCI D E N T S AU TO B I O G R A P H I Q U E S

La mort du père de Christophe Honoré dans un accident de


voiture alors qu’il était lycéen est régulièrement évoquée, dans
un cadre plus ou moins fictionnel. Un traumatisme fondateur :
« ce manque est paradoxal : si je n’avais pas perdu mon père à
l’adolescence, jamais je n’aurais osé me lancer dans la vie qui
est la mienne aujourd’hui, et dont je rêvais pourtant, en secret,
avant sa mort. […] À sa disparition, j’ai immédiatement pris ma
décision : je serais artiste ou rien », estime Christophe Honoré48.

47  Dans son essai Une chambre à soi publié en 1929, Virginia Woolf  
dit qu’une femme doit disposer d’argent et d’une chambre à soi pour être libre   48  Interview de Christophe Honoré par Louis Guichard,  
et pouvoir produire une œuvre. Télérama, 13 janvier 2019.
personnages de manière verticale lorsqu’ils sont allongés sur L’INTIME À L’ŒUVRE
le lit, tandis que chaque porte de la chambre débouche sur une
nouvelle pièce, tel un nouvel espace de la mémoire de Maria.
En fuyant soudainement le domicile conjugal, Maria, tout L’œuvre de Christophe Honoré peut être considérée comme un
comme Léna, dans Non ma fille, tu n’iras pas danser, cherche laboratoire de l’intime, où celui-ci prend des origines et formes
à reconquérir son individualité en possédant « une chambre différentes. L’autofiction obsède Christophe Honoré, qui ne
UNE CHAMBRE EN VILLE

à soi », pour reprendre l’expression de Virginia Woolf47. Une cesse d’interroger sa sincérité, de mettre sa pudeur à l’épreuve.
chambre où l’on peut tenter de retrouver son intériorité, mais Si ses trois premiers romans, de L’Infamille à Scarborough, sont
que l’on peut toutefois partager, le temps d’un instant, avec les fictionnels, l’autofiction s’impose dans son œuvre littéraire à
hommes qui y défilent, à l’instar des anciens amants de Maria partir du Livre pour enfants, notamment sous l’influence d’au-
qui se réunissent dans la chambre 212, de ceux d’Emmanuel teurs et autrices la pratiquant, telles que Christine Angot ou
dans Homme au bain dans l’appartement de Gennevilliers, ou Annie Ernaux, et nourrit ses œuvres réalisées collectivement
encore des clients de Madeleine dans Les Bien-aimés, lorsqu’elle pour le cinéma ou le théâtre.
72 se prostitue. 73
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

ACCI D E N T S AU TO B I O G R A P H I Q U E S

La mort du père de Christophe Honoré dans un accident de


voiture alors qu’il était lycéen est régulièrement évoquée, dans
un cadre plus ou moins fictionnel. Un traumatisme fondateur :
« ce manque est paradoxal : si je n’avais pas perdu mon père à
l’adolescence, jamais je n’aurais osé me lancer dans la vie qui
est la mienne aujourd’hui, et dont je rêvais pourtant, en secret,
avant sa mort. […] À sa disparition, j’ai immédiatement pris ma
décision : je serais artiste ou rien », estime Christophe Honoré48.

47  Dans son essai Une chambre à soi publié en 1929, Virginia Woolf  
dit qu’une femme doit disposer d’argent et d’une chambre à soi pour être libre   48  Interview de Christophe Honoré par Louis Guichard,  
et pouvoir produire une œuvre. Télérama, 13 janvier 2019.
Dans Le Livre pour enfants, il raconte le moment où l’on est venu RETOUR À RENNES
le chercher à son lycée pour le ramener chez lui, le jour de la mort
de son père. Un épisode qu’il prête aussi au personnage d’Arthur Avec Plaire, aimer et courir vite, Christophe Honoré a réalisé
dans Plaire, aimer et courir vite, qui en fait un récit similaire son film le plus personnel. Il prête au personnage d’Arthur, joué
à Jacques lors de leur rencontre : « Je suis un garçon de 15 ans par Vincent Lacoste, de nombreux détails autobiographiques.
qu’on a réveillé un samedi matin à 5 h dans sa chambre d’inter- Originaire du centre de la Bretagne, le jeune homme, qui rêve
UNE CHAMBRE EN VILLE

nat pour l’emmener au lotissement des espaces verts, à 60 km d’une carrière artistique, est étudiant à Rennes et responsable
de là, et qui n’a rien compris à ce que l’on attendait de lui avant de colonies de vacances l’été. Christophe Honoré évoque dans
d’apercevoir une vingtaine de voitures garées devant la maison Ton Père, en parallèle du récit de sa vie d’adulte et de père dans
de ses parents. Mon père s’était tué la veille sur la route entre lequel s’invitent des souvenirs de sa jeunesse, la préparation
Rostrenen et Carhaix. J’ai changé de lycée et je suis revenu à de Plaire, aimer et courir vite comme une façon de mettre en
Carhaix. Pendant trois ans, j’ai fait cette route matin et soir, entre perspective l’aspect autobiographique et personnel du film qui
le lotissement et le lycée. » Cet élément autobiographique trouve reconstitue sa jeunesse étudiante, avouant aussi sa crainte de
74 aussi des résonances avec la mort du père dans un accident de ne pas parvenir à en retrouver l’esprit : « J’ai cru naïvement que 75
voiture dans 17 fois Cécile Cassard et Ma mère, ou celle des pa- Rennes aurait sauvé du passé ma jeunesse, j’ai pu m’apercevoir
rents de Richard dans Chambre 212. À chaque fois, ces morts lors des repérages pour ce film qu’à l’image d’un dieu sournois,
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

nous restent invisibles, agissant comme une image manquante elle s’est plu à effacer mes traces dès que j’ai eu quitté les lieux50. »
et obsessionnelle. Le motif de l’accident automobile envahit la En revenant, pour son onzième long-métrage, filmer à Rennes,
fiction de Christophe Honoré. Un accident de voiture impliquant Christophe Honoré continue d’explorer la géographie de son in-
plusieurs jeunes femmes est le point de départ de la pièce Un timité, dont la Bretagne est l’un des lieux déterminants, comme
jeune se tue (2012)49 qui suit ses rescapées livrées à elles-mêmes. en témoignaient déjà ses premiers ouvrages. Dans Les Chansons
Même les œuvres en apparences les plus éloignées de la vie de d’amour, Erwann chante « Je suis beau, jeune et breton, je sens
leur auteur semblent marquées par des résonances autobiogra- la pluie, l’océan et les crêpes au citron. » Dans Plaire, aimer et
phiques, lui permettant de se confronter à ses traumatismes par courir vite, Arthur aime se caractériser comme l’ami breton de
un autre biais. Jacques, faisant de nombreuses références à sa culture, ramenant
du chouchen lors de sa venue à Paris ou inventant des légendes
49  Un jeune se tue fut créé en 2012  
dans une mise en scène de Robert Cantarella. 50  Christophe Honoré, Ton Père, op. cit., p. 180.
Dans Le Livre pour enfants, il raconte le moment où l’on est venu RETOUR À RENNES
le chercher à son lycée pour le ramener chez lui, le jour de la mort
de son père. Un épisode qu’il prête aussi au personnage d’Arthur Avec Plaire, aimer et courir vite, Christophe Honoré a réalisé
dans Plaire, aimer et courir vite, qui en fait un récit similaire son film le plus personnel. Il prête au personnage d’Arthur, joué
à Jacques lors de leur rencontre : « Je suis un garçon de 15 ans par Vincent Lacoste, de nombreux détails autobiographiques.
qu’on a réveillé un samedi matin à 5 h dans sa chambre d’inter- Originaire du centre de la Bretagne, le jeune homme, qui rêve
UNE CHAMBRE EN VILLE

nat pour l’emmener au lotissement des espaces verts, à 60 km d’une carrière artistique, est étudiant à Rennes et responsable
de là, et qui n’a rien compris à ce que l’on attendait de lui avant de colonies de vacances l’été. Christophe Honoré évoque dans
d’apercevoir une vingtaine de voitures garées devant la maison Ton Père, en parallèle du récit de sa vie d’adulte et de père dans
de ses parents. Mon père s’était tué la veille sur la route entre lequel s’invitent des souvenirs de sa jeunesse, la préparation
Rostrenen et Carhaix. J’ai changé de lycée et je suis revenu à de Plaire, aimer et courir vite comme une façon de mettre en
Carhaix. Pendant trois ans, j’ai fait cette route matin et soir, entre perspective l’aspect autobiographique et personnel du film qui
le lotissement et le lycée. » Cet élément autobiographique trouve reconstitue sa jeunesse étudiante, avouant aussi sa crainte de
74 aussi des résonances avec la mort du père dans un accident de ne pas parvenir à en retrouver l’esprit : « J’ai cru naïvement que 75
voiture dans 17 fois Cécile Cassard et Ma mère, ou celle des pa- Rennes aurait sauvé du passé ma jeunesse, j’ai pu m’apercevoir
rents de Richard dans Chambre 212. À chaque fois, ces morts lors des repérages pour ce film qu’à l’image d’un dieu sournois,
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

nous restent invisibles, agissant comme une image manquante elle s’est plu à effacer mes traces dès que j’ai eu quitté les lieux50. »
et obsessionnelle. Le motif de l’accident automobile envahit la En revenant, pour son onzième long-métrage, filmer à Rennes,
fiction de Christophe Honoré. Un accident de voiture impliquant Christophe Honoré continue d’explorer la géographie de son in-
plusieurs jeunes femmes est le point de départ de la pièce Un timité, dont la Bretagne est l’un des lieux déterminants, comme
jeune se tue (2012)49 qui suit ses rescapées livrées à elles-mêmes. en témoignaient déjà ses premiers ouvrages. Dans Les Chansons
Même les œuvres en apparences les plus éloignées de la vie de d’amour, Erwann chante « Je suis beau, jeune et breton, je sens
leur auteur semblent marquées par des résonances autobiogra- la pluie, l’océan et les crêpes au citron. » Dans Plaire, aimer et
phiques, lui permettant de se confronter à ses traumatismes par courir vite, Arthur aime se caractériser comme l’ami breton de
un autre biais. Jacques, faisant de nombreuses références à sa culture, ramenant
du chouchen lors de sa venue à Paris ou inventant des légendes
49  Un jeune se tue fut créé en 2012  
dans une mise en scène de Robert Cantarella. 50  Christophe Honoré, Ton Père, op. cit., p. 180.
potaches lorsqu’il va voir Jacques à l’hôpital : « Tu sais qu’en Bre- Serge Daney, le dramaturge Bernard-Marie Koltès... Chaque cha-
tagne, on a un remède imparable pour faire tomber la fièvre. Il pitre de Ton Père se conclut avec une photographie d’un de ses
suffit que quelqu’un se dévoue et se mette tout nu au lit contre modèles, qui s’invitent ainsi dans le récit personnel de l’écrivain.
le malade. Il faut que celui qui se dévoue soit breton depuis au Il les met en scène dans Les Idoles, qui débute avec le récit de sa
moins trois générations. Ça tombe bien, c’est mon cas ». découverte du chorégraphe Dominique Bagouet, lors d’un hom-
Avec Non ma fille, tu n’iras pas danser, Christophe Honoré mage au Centre Pompidou suite à son décès du sida. Ces modèles
UNE CHAMBRE EN VILLE

renoue avec ses racines bretonnes, par un scénario coécrit avec inspirent les personnages de Jacques, l’écrivain, et de Mathieu, le
Geneviève Brisac – sa première éditrice, également écrivaine –, journaliste, dans Plaire, aimer et courir vite. Des idoles que peut
qui s’inspire d’un des romans de celle-ci, Week-end de chasse à enfin rencontrer Christophe Honoré, par le pouvoir de la fiction
la mère (1996). Le film voit le personnage de Léna revenir avec et l’intermédiaire de son alter ego Arthur.
ses deux enfants dans sa maison familiale en centre Bretagne. En investissant, dans ses pièces, la vie d’artistes qui l’ont mar-
Le cinéaste évoque la culture bretonne et filme des paysages qué, Christophe Honoré mêle leur intimité et ce qu’ils évoquent
qui le renvoient à son enfance et à ses origines, comme une pour lui en les projetant dans la fiction. Ces vies laissent la place
76 manière de présenter d’où il vient. Il se reconstitue par ailleurs à une réinvention libre, affranchie du souci du réel : Anaïs De- 77
une famille de fiction dans laquelle figure même son propre moustier incarne Marguerite Duras sans jamais chercher à lui
frère, Julien Honoré, dans le rôle de Gulven, le cadet fantasque. ressembler dans Nouveau Roman, les rôles d’Hervé Guibert ou
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

de Jacques Demy sont confiés aux comédiennes Marina Foïs et


Marlène Saldana dans Les Idoles. Ce sentiment d’intimités par-
I N T I M I T É S PA R TA G É E S tagées touche les comédiens et comédiennes, qui ne sont pas
invités à endosser un rôle, mais à enrichir la perception et le
Christophe Honoré travaille l’intimité : la sienne en premier ressenti du réalisateur, comme l’explique Christophe Honoré :
lieu, celle d’autres personnes également. Les Chansons d’amour « Inviter des acteurs dans un film, c’est inviter des personnes qui
s’inspirent du décès brutal de la petite amie d’Alex Beaupain, ne sont pas vous, ne pensent pas comme vous, n’ont pas la même
par ailleurs proche du cinéaste. Le roman Ton Père, le long-mé- émotion que vous et vous vous servez de ce qu’eux dégagent
trage Plaire, aimer et courir vite et la pièce Les Idoles, fonction- pour exprimer quelque chose que vous ressentez, vous51. »
nant comme un triptyque, permettent à Christophe Honoré de
mêler sa propre intimité à celles d’artistes homosexuels qui ont 51  Interview par Bruno Blanckeman,  
forgé son identité artistique : l’écrivain Hervé Guibert, le critique Revue critique de fixxion française contemporaine, 2012.
potaches lorsqu’il va voir Jacques à l’hôpital : « Tu sais qu’en Bre- Serge Daney, le dramaturge Bernard-Marie Koltès... Chaque cha-
tagne, on a un remède imparable pour faire tomber la fièvre. Il pitre de Ton Père se conclut avec une photographie d’un de ses
suffit que quelqu’un se dévoue et se mette tout nu au lit contre modèles, qui s’invitent ainsi dans le récit personnel de l’écrivain.
le malade. Il faut que celui qui se dévoue soit breton depuis au Il les met en scène dans Les Idoles, qui débute avec le récit de sa
moins trois générations. Ça tombe bien, c’est mon cas ». découverte du chorégraphe Dominique Bagouet, lors d’un hom-
Avec Non ma fille, tu n’iras pas danser, Christophe Honoré mage au Centre Pompidou suite à son décès du sida. Ces modèles
UNE CHAMBRE EN VILLE

renoue avec ses racines bretonnes, par un scénario coécrit avec inspirent les personnages de Jacques, l’écrivain, et de Mathieu, le
Geneviève Brisac – sa première éditrice, également écrivaine –, journaliste, dans Plaire, aimer et courir vite. Des idoles que peut
qui s’inspire d’un des romans de celle-ci, Week-end de chasse à enfin rencontrer Christophe Honoré, par le pouvoir de la fiction
la mère (1996). Le film voit le personnage de Léna revenir avec et l’intermédiaire de son alter ego Arthur.
ses deux enfants dans sa maison familiale en centre Bretagne. En investissant, dans ses pièces, la vie d’artistes qui l’ont mar-
Le cinéaste évoque la culture bretonne et filme des paysages qué, Christophe Honoré mêle leur intimité et ce qu’ils évoquent
qui le renvoient à son enfance et à ses origines, comme une pour lui en les projetant dans la fiction. Ces vies laissent la place
76 manière de présenter d’où il vient. Il se reconstitue par ailleurs à une réinvention libre, affranchie du souci du réel : Anaïs De- 77
une famille de fiction dans laquelle figure même son propre moustier incarne Marguerite Duras sans jamais chercher à lui
frère, Julien Honoré, dans le rôle de Gulven, le cadet fantasque. ressembler dans Nouveau Roman, les rôles d’Hervé Guibert ou
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

de Jacques Demy sont confiés aux comédiennes Marina Foïs et


Marlène Saldana dans Les Idoles. Ce sentiment d’intimités par-
I N T I M I T É S PA R TA G É E S tagées touche les comédiens et comédiennes, qui ne sont pas
invités à endosser un rôle, mais à enrichir la perception et le
Christophe Honoré travaille l’intimité : la sienne en premier ressenti du réalisateur, comme l’explique Christophe Honoré :
lieu, celle d’autres personnes également. Les Chansons d’amour « Inviter des acteurs dans un film, c’est inviter des personnes qui
s’inspirent du décès brutal de la petite amie d’Alex Beaupain, ne sont pas vous, ne pensent pas comme vous, n’ont pas la même
par ailleurs proche du cinéaste. Le roman Ton Père, le long-mé- émotion que vous et vous vous servez de ce qu’eux dégagent
trage Plaire, aimer et courir vite et la pièce Les Idoles, fonction- pour exprimer quelque chose que vous ressentez, vous51. »
nant comme un triptyque, permettent à Christophe Honoré de
mêler sa propre intimité à celles d’artistes homosexuels qui ont 51  Interview par Bruno Blanckeman,  
forgé son identité artistique : l’écrivain Hervé Guibert, le critique Revue critique de fixxion française contemporaine, 2012.
PARTIE III 
UNE AFFAIRE DE FAMILLE
PARTIE III 
UNE AFFAIRE DE FAMILLE
LA FORME FAMILIALE

Le titre du premier roman de Christophe Honoré, L’Infamille


(1997), mot-valise cruel, traduit l’ambivalence des liens fami-
liaux. Le personnage principal du roman, Guillaume, veut réta-
blir la vérité sur sa famille après que son frère Thomas, écrivain,
a sali celle-ci dans ses romans. L’écriture y est investie autant
du mensonge que de la vérité, pour livrer la mémoire d’une
famille qui a volé en éclats et celle des êtres qui la composent.

FA M I L L E J E V O U S H A I S ( M E )

81
Christophe Honoré fait une description sincère de la famille,
mélangeant violence et tendresse. Celle-ci procède régulière-
ment d’un sentiment de malheur et de désastre plus ou moins
visible. C’est le cas dans son premier roman pour la jeunesse,
Tout contre Léo, publié en 1996, adapté par lui-même pour la
télévision en 2002. La famille de Marcel, 10 ans, narrateur du
roman, apparaît, dans l’adaptation, à la fois enfermée et pro-
tégée par les murs en pierre de la maison bretonne qui l’abrite.
À la fin d’un repas, Léo, son frère aîné, homosexuel, annonce
à sa famille qu’il est atteint du sida. Marcel, tenu à l’écart, as-
siste en secret à la révélation, tandis que le spectateur adopte
son point de vue clandestin. Quelques minutes plus tard, une
deuxième séquence de réunion familiale autour d’un repas
démarre par un plan filmé depuis l’extérieur sous la pluie. En
LA FORME FAMILIALE

Le titre du premier roman de Christophe Honoré, L’Infamille


(1997), mot-valise cruel, traduit l’ambivalence des liens fami-
liaux. Le personnage principal du roman, Guillaume, veut réta-
blir la vérité sur sa famille après que son frère Thomas, écrivain,
a sali celle-ci dans ses romans. L’écriture y est investie autant
du mensonge que de la vérité, pour livrer la mémoire d’une
famille qui a volé en éclats et celle des êtres qui la composent.

FA M I L L E J E V O U S H A I S ( M E )

81
Christophe Honoré fait une description sincère de la famille,
mélangeant violence et tendresse. Celle-ci procède régulière-
ment d’un sentiment de malheur et de désastre plus ou moins
visible. C’est le cas dans son premier roman pour la jeunesse,
Tout contre Léo, publié en 1996, adapté par lui-même pour la
télévision en 2002. La famille de Marcel, 10 ans, narrateur du
roman, apparaît, dans l’adaptation, à la fois enfermée et pro-
tégée par les murs en pierre de la maison bretonne qui l’abrite.
À la fin d’un repas, Léo, son frère aîné, homosexuel, annonce
à sa famille qu’il est atteint du sida. Marcel, tenu à l’écart, as-
siste en secret à la révélation, tandis que le spectateur adopte
son point de vue clandestin. Quelques minutes plus tard, une
deuxième séquence de réunion familiale autour d’un repas
démarre par un plan filmé depuis l’extérieur sous la pluie. En
maintenant le spectateur à l’écart par cette fenêtre fermée, pardonné, même quand tu viendras me voir sur mon lit de
la mise en scène insiste sur la volonté de la famille de faire mort, je ne pourrai pas oublier que tu as gâché notre vie53. »
comme si de rien n’était, de ne pas évoquer la maladie de Léo, Jérémy est aussi rejeté par sa mère en raison de son homo-
pensant ainsi protéger Marcel, sans réaliser que leur trouble sexualité, qui rompt la « normalité ». Dans le cas de Léo, il
est impossible à dissimuler et gangrène déjà le foyer. Le plan faut taire la maladie autant que l’homosexualité. La structure
suivant fait pénétrer le spectateur dans le salon et le place au familiale « classique » s’incarne comme lieu du jugement, reflet
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

cœur des discussions du repas, qui s’achève brutalement par de la société dans son ensemble, dérangée par la « transgres-
une provocation de Marcel, rebelle aux faux-semblants. Les sion » de l’ordre établi. En adaptant la pièce L’Histoire (Opé-
non-dits, nourris par la volonté de protéger les apparences, rette) de Witold Gombrowicz dans Fin de l’Histoire, Christophe
deviennent le ciment de la famille. Honoré reprend l’idée du jeune protagoniste aux pieds nus qui
Dénoncer ces mensonges familiaux est le moteur de certains fait face à sa famille, tandis que celle-ci se mue en jury d’exa-
personnages, comme celui de Jérémy dans La Faculté (2012)52. men de maturité – déclarant nulle celle de Witold –, puis en
Dans cette pièce, une mère, élevant seule ses trois enfants, tribunal qui le condamne.
82 couvre le crime de ses deux aînés, qui ont assassiné l’étudiant Au cœur du récit familial par Christophe Honoré, un pro- 83
gay Ahmed, ami du benjamin de la famille, Jérémy, lui aussi jet est longtemps resté souterrain. Un film, Le Ciel de Nantes,
homosexuel et moqué par ses grands frères. Lorsque ce dernier qui aborderait l’histoire de la famille nantaise de la mère du
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

identifie ses frères comme les tueurs, il décide d’aller les dé- cinéaste, sur lequel il a longtemps travaillé avant de se décider
noncer à la police, affrontant sa mère qui lui intime de se taire à la raconter sur les planches, et dont les premières représenta-
pour ne pas détruire la famille. À la suite de cette dénonciation, tions sont prévues pour mars 2021, à l’Odéon-Théâtre de l’Eu-
Benjamin est violemment rejeté par sa mère : « Je ne veux plus rope. Cette famille d’origine modeste, ayant intégré la classe
que tu m’approches. Si tu le fais, je prends le premier couteau moyenne après la Seconde Guerre mondiale, a été ravagée par
que j’ai sous la main, et je te tranche la gorge avec. Je sais que le malheur, le désespoir jusqu’à la folie et l’autodestruction,
je le ferai. Alors, tu as raison, laisse-moi… Mais sans changer conduisant le père d’Honoré à préserver sa compagne et son
d’avis. Fais-le vraiment. Comme une chose sur laquelle tu ne foyer en les éloignant de Nantes. « Cette famille bruyante et ex-
peux pas revenir. Parce que, même quand tes frères t’auront plosive54 » n’a pour autant jamais cessé de fasciner Christophe
53  Christophe Honoré, La Faculté, Actes Sud-Papiers, p. 51.
52  La Faculté fut créée au Festival d’Avignon en 2012,   54  Propos de Christophe Honoré dans la vidéo de présentation du spectacle
avec une mise en scène d’Éric Vigner. Le Ciel de Nantes sur le site de l’Odéon, juin 2020.
maintenant le spectateur à l’écart par cette fenêtre fermée, pardonné, même quand tu viendras me voir sur mon lit de
la mise en scène insiste sur la volonté de la famille de faire mort, je ne pourrai pas oublier que tu as gâché notre vie53. »
comme si de rien n’était, de ne pas évoquer la maladie de Léo, Jérémy est aussi rejeté par sa mère en raison de son homo-
pensant ainsi protéger Marcel, sans réaliser que leur trouble sexualité, qui rompt la « normalité ». Dans le cas de Léo, il
est impossible à dissimuler et gangrène déjà le foyer. Le plan faut taire la maladie autant que l’homosexualité. La structure
suivant fait pénétrer le spectateur dans le salon et le place au familiale « classique » s’incarne comme lieu du jugement, reflet
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

cœur des discussions du repas, qui s’achève brutalement par de la société dans son ensemble, dérangée par la « transgres-
une provocation de Marcel, rebelle aux faux-semblants. Les sion » de l’ordre établi. En adaptant la pièce L’Histoire (Opé-
non-dits, nourris par la volonté de protéger les apparences, rette) de Witold Gombrowicz dans Fin de l’Histoire, Christophe
deviennent le ciment de la famille. Honoré reprend l’idée du jeune protagoniste aux pieds nus qui
Dénoncer ces mensonges familiaux est le moteur de certains fait face à sa famille, tandis que celle-ci se mue en jury d’exa-
personnages, comme celui de Jérémy dans La Faculté (2012)52. men de maturité – déclarant nulle celle de Witold –, puis en
Dans cette pièce, une mère, élevant seule ses trois enfants, tribunal qui le condamne.
82 couvre le crime de ses deux aînés, qui ont assassiné l’étudiant Au cœur du récit familial par Christophe Honoré, un pro- 83
gay Ahmed, ami du benjamin de la famille, Jérémy, lui aussi jet est longtemps resté souterrain. Un film, Le Ciel de Nantes,
homosexuel et moqué par ses grands frères. Lorsque ce dernier qui aborderait l’histoire de la famille nantaise de la mère du
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

identifie ses frères comme les tueurs, il décide d’aller les dé- cinéaste, sur lequel il a longtemps travaillé avant de se décider
noncer à la police, affrontant sa mère qui lui intime de se taire à la raconter sur les planches, et dont les premières représenta-
pour ne pas détruire la famille. À la suite de cette dénonciation, tions sont prévues pour mars 2021, à l’Odéon-Théâtre de l’Eu-
Benjamin est violemment rejeté par sa mère : « Je ne veux plus rope. Cette famille d’origine modeste, ayant intégré la classe
que tu m’approches. Si tu le fais, je prends le premier couteau moyenne après la Seconde Guerre mondiale, a été ravagée par
que j’ai sous la main, et je te tranche la gorge avec. Je sais que le malheur, le désespoir jusqu’à la folie et l’autodestruction,
je le ferai. Alors, tu as raison, laisse-moi… Mais sans changer conduisant le père d’Honoré à préserver sa compagne et son
d’avis. Fais-le vraiment. Comme une chose sur laquelle tu ne foyer en les éloignant de Nantes. « Cette famille bruyante et ex-
peux pas revenir. Parce que, même quand tes frères t’auront plosive54 » n’a pour autant jamais cessé de fasciner Christophe
53  Christophe Honoré, La Faculté, Actes Sud-Papiers, p. 51.
52  La Faculté fut créée au Festival d’Avignon en 2012,   54  Propos de Christophe Honoré dans la vidéo de présentation du spectacle
avec une mise en scène d’Éric Vigner. Le Ciel de Nantes sur le site de l’Odéon, juin 2020.
Honoré. Il veut raconter leurs destins tragiques, inquiétants comparaison, par les deux frères, de leurs genoux respectifs,
mais hauts en couleur pour, toujours, dire d’où il vient. une scène où s’exprime l’amour fraternel et où naît un senti-
La famille, chez Honoré, apparaît souvent comme une ment de protection mutuelle. Cette confiance nouvelle s’illustre
structure cloisonnée, marquée par le malheur, entravant l’indi- quelques scènes plus tard, lors de la séparation entre les deux
vidualité. Dans Les Chansons d’amour, alors que les parents de sa frères à la gare Montparnasse. Sur le quai, ils cachent pudique-
compagne décédée s’inquiètent pour lui, Ismaël refuse l’argent ment leurs émotions, face à ce qui est en réalité un adieu. Léo
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

de la défunte, dont personne ne souhaite hériter : il ne veut pas glisse à son frère un souhait, à mi-chemin entre la mission et la
avoir à leur rendre des comptes. Dans Non ma fille, tu n’iras pas transmission : perdurer sa mémoire au sein de la famille. « Tu
danser, Léna affronte sa famille, qui a invité dans leur maison vas les remuer, balancer de la vie plein la baraque », lui dit-il.
bretonne son ancien mari Nigel, officiellement pour qu’il puisse L’exemple de Léo et Marcel témoigne de la nécessité de faire
voir ses enfants, mais surtout dans l’espoir, intrusif évidemment, de la fratrie qui s’autonomise un refuge affectif, assurant le
qu’ils se remettent ensemble. Christophe Honoré le martèle de rôle que la famille, dans son ensemble, ne joue plus. Dans le
film en film : la structure familiale ne peut être pérenne qu’à roman La Douceur (1999), Baptiste voit son couple dépérir et
84 partir du moment où elle respecte l’individu et sa singularité. décide de s’enfuir en bateau pour l’Angleterre avec son petit 85
frère Steven, rejeté pour un crime commis dans son enfance,
avec lequel il veut renouer. La renaissance de cette relation fra-
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

ENTRE FRÈRES ternelle renvoie les personnages à leur jeunesse, leur donnant
l’impression que tout est à nouveau possible. Dans le film Dans
Dans une famille sous tension, la fratrie peut figurer le lieu du Paris, Jonathan cherche à aider son frère Paul à s’extraire de sa
réconfort et de l’union. Dans Tout contre Léo, le petit Marcel dépression. Durant tout le film, il tente, sans succès, de le faire
voit en ses trois grands frères des modèles à imiter, mais Tristan sortir de l’appartement familial où Paul est revenu s’installer
et Pierre le déçoivent en soutenant le mensonge autour de la après sa séparation. Il va parvenir à aider son frère par un jeu
maladie de Léo. Ce dernier finit par emmener Marcel avec lui de dédoublement et d’imitation. Au cœur du film se déploie
lors d’un dernier séjour à Paris avant de mourir. Assis dans un flash-back se déroulant la nuit précédant le début du récit
leur chambre d’hôtel, Léo évoque devant Marcel son amant cinématographique. Ce soir-là, Paul sort, habillé avec les vête-
Aymeric, en lui lisant des lettres que celui-ci lui a adressées. ments et les chaussures de Jonathan. Il marche sur le pont de
Dans l’une d’elles, Aymeric décrit l’amour qu’il porte aux ge- Grenelle et, sur une impulsion, saute dans la Seine. Une fois
noux de Léo, ce que Marcel trouve un peu ridicule. S’en suit la rentré, il raconte son escapade à son frère. Voulant faire corps
Honoré. Il veut raconter leurs destins tragiques, inquiétants comparaison, par les deux frères, de leurs genoux respectifs,
mais hauts en couleur pour, toujours, dire d’où il vient. une scène où s’exprime l’amour fraternel et où naît un senti-
La famille, chez Honoré, apparaît souvent comme une ment de protection mutuelle. Cette confiance nouvelle s’illustre
structure cloisonnée, marquée par le malheur, entravant l’indi- quelques scènes plus tard, lors de la séparation entre les deux
vidualité. Dans Les Chansons d’amour, alors que les parents de sa frères à la gare Montparnasse. Sur le quai, ils cachent pudique-
compagne décédée s’inquiètent pour lui, Ismaël refuse l’argent ment leurs émotions, face à ce qui est en réalité un adieu. Léo
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

de la défunte, dont personne ne souhaite hériter : il ne veut pas glisse à son frère un souhait, à mi-chemin entre la mission et la
avoir à leur rendre des comptes. Dans Non ma fille, tu n’iras pas transmission : perdurer sa mémoire au sein de la famille. « Tu
danser, Léna affronte sa famille, qui a invité dans leur maison vas les remuer, balancer de la vie plein la baraque », lui dit-il.
bretonne son ancien mari Nigel, officiellement pour qu’il puisse L’exemple de Léo et Marcel témoigne de la nécessité de faire
voir ses enfants, mais surtout dans l’espoir, intrusif évidemment, de la fratrie qui s’autonomise un refuge affectif, assurant le
qu’ils se remettent ensemble. Christophe Honoré le martèle de rôle que la famille, dans son ensemble, ne joue plus. Dans le
film en film : la structure familiale ne peut être pérenne qu’à roman La Douceur (1999), Baptiste voit son couple dépérir et
84 partir du moment où elle respecte l’individu et sa singularité. décide de s’enfuir en bateau pour l’Angleterre avec son petit 85
frère Steven, rejeté pour un crime commis dans son enfance,
avec lequel il veut renouer. La renaissance de cette relation fra-
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

ENTRE FRÈRES ternelle renvoie les personnages à leur jeunesse, leur donnant
l’impression que tout est à nouveau possible. Dans le film Dans
Dans une famille sous tension, la fratrie peut figurer le lieu du Paris, Jonathan cherche à aider son frère Paul à s’extraire de sa
réconfort et de l’union. Dans Tout contre Léo, le petit Marcel dépression. Durant tout le film, il tente, sans succès, de le faire
voit en ses trois grands frères des modèles à imiter, mais Tristan sortir de l’appartement familial où Paul est revenu s’installer
et Pierre le déçoivent en soutenant le mensonge autour de la après sa séparation. Il va parvenir à aider son frère par un jeu
maladie de Léo. Ce dernier finit par emmener Marcel avec lui de dédoublement et d’imitation. Au cœur du film se déploie
lors d’un dernier séjour à Paris avant de mourir. Assis dans un flash-back se déroulant la nuit précédant le début du récit
leur chambre d’hôtel, Léo évoque devant Marcel son amant cinématographique. Ce soir-là, Paul sort, habillé avec les vête-
Aymeric, en lui lisant des lettres que celui-ci lui a adressées. ments et les chaussures de Jonathan. Il marche sur le pont de
Dans l’une d’elles, Aymeric décrit l’amour qu’il porte aux ge- Grenelle et, sur une impulsion, saute dans la Seine. Une fois
noux de Léo, ce que Marcel trouve un peu ridicule. S’en suit la rentré, il raconte son escapade à son frère. Voulant faire corps
avec la détresse de Paul, la nuit suivante, Jonathan se jette à d’amour, lorsque la mère de Julie apprend la relation à trois
son tour dans la Seine à partir du même endroit. De retour qu’entretient sa fille avec Alice et Ismaël, elle manifeste à la fois
dans l’appartement de leur père, Jonathan retrouve son frère, de l’inquiétude et de la curiosité. Elle interroge sa fille sur ses
installé dans son lit. La paix semble retrouvée lors de cette motivations. Après la mort de Julie, elle cherche à rencontrer
« nuit d’honnêteté ». Comparant leurs vies, Jonathan dit à son Alice. Dans Les Bien-aimés, Madeleine est également engagée
frère que celui-ci n’aurait pas dû revenir vivre chez leur père dans un triangle amoureux – entre Jaromil, son amour de jeu-
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

(« À ta place, je serais allé partout sauf ici »), puis concède qu’il nesse et père de sa fille qui vient de revenir en France, et François,
ne peut agir à sa place, et inversement. Le dédoublement et le son mari, qui préfère, par amour, faire semblant d’ignorer cet
partage des sentiments entre frères s’arrêtent à la nécessité de adultère. L’amour et la sexualité ne s’inscrivent jamais dans un
suivre sa propre voie, sans renier pour autant le soutien mutuel. cadre fixe, quels que soient les personnages et les générations.
Jonathan explique à son frère à quel point il tient à lui. Plus Dans Chambre 212, lorsqu’elle se remémore ses nombreux
tôt dans la journée, à chaque fois qu’il a couché avec une fille amants, Maria argue que ses aventures n’ont aucun rapport
– trois filles différentes en une journée –, il dit avoir pensé au avec son mariage et ne peuvent l’affecter. Pour elle, ces relations
86 salut de son frère : « J’ai prié pour qu’elles te sauvent un peu sont un moyen de vivre librement sa sexualité, qui se situe en 87
l’âme. Trois fois, j’ai pu croire que je gardais mon frère en vie. » dehors du couple, lieu de l’amour, mais également de la frus-
Christophe Honoré entretient lui-même un lien fort avec ses tration charnelle. À l’instar de la structure familiale, le couple
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

propres frères. Adolescent, il a monté une troupe de théâtre peut apparaître comme une entrave à la liberté de l’individu et
avec son frère aîné, dans leur ville bretonne de Rostrenen. Par alimente les doutes des personnages. C’est le cas, dans Non ma
la suite, il a dirigé Julien, son frère cadet, dans plusieurs films fille, tu n’iras pas danser, de Léna quittant soudainement son
et pièces, de Tout contre Léo aux Idoles, en passant par Non ma mari, et de sa sœur Frédérique qui songe à divorcer à son tour,
fille, tu n’iras pas danser. avant de changer finalement d’avis. Face à ces tourments, Julie,
dans Les Chansons d’amour, tente de réinventer sa relation avec
Ismaël, en y ajoutant une personne tierce. En réinventant leur
COUPLES MODERNES couple, certains personnages essaient de le faire perdurer, sans
l’enfermer dans la permanence d’une structure conjugale qui
En observant des familles atypiques, Christophe Honoré déve- peut progressivement perdre de son sens.
loppe une réflexion sur les formes du couple et les différentes
manières de vivre ses histoires d’amour. Dans Les Chansons
avec la détresse de Paul, la nuit suivante, Jonathan se jette à d’amour, lorsque la mère de Julie apprend la relation à trois
son tour dans la Seine à partir du même endroit. De retour qu’entretient sa fille avec Alice et Ismaël, elle manifeste à la fois
dans l’appartement de leur père, Jonathan retrouve son frère, de l’inquiétude et de la curiosité. Elle interroge sa fille sur ses
installé dans son lit. La paix semble retrouvée lors de cette motivations. Après la mort de Julie, elle cherche à rencontrer
« nuit d’honnêteté ». Comparant leurs vies, Jonathan dit à son Alice. Dans Les Bien-aimés, Madeleine est également engagée
frère que celui-ci n’aurait pas dû revenir vivre chez leur père dans un triangle amoureux – entre Jaromil, son amour de jeu-
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(« À ta place, je serais allé partout sauf ici »), puis concède qu’il nesse et père de sa fille qui vient de revenir en France, et François,
ne peut agir à sa place, et inversement. Le dédoublement et le son mari, qui préfère, par amour, faire semblant d’ignorer cet
partage des sentiments entre frères s’arrêtent à la nécessité de adultère. L’amour et la sexualité ne s’inscrivent jamais dans un
suivre sa propre voie, sans renier pour autant le soutien mutuel. cadre fixe, quels que soient les personnages et les générations.
Jonathan explique à son frère à quel point il tient à lui. Plus Dans Chambre 212, lorsqu’elle se remémore ses nombreux
tôt dans la journée, à chaque fois qu’il a couché avec une fille amants, Maria argue que ses aventures n’ont aucun rapport
– trois filles différentes en une journée –, il dit avoir pensé au avec son mariage et ne peuvent l’affecter. Pour elle, ces relations
86 salut de son frère : « J’ai prié pour qu’elles te sauvent un peu sont un moyen de vivre librement sa sexualité, qui se situe en 87
l’âme. Trois fois, j’ai pu croire que je gardais mon frère en vie. » dehors du couple, lieu de l’amour, mais également de la frus-
Christophe Honoré entretient lui-même un lien fort avec ses tration charnelle. À l’instar de la structure familiale, le couple
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

propres frères. Adolescent, il a monté une troupe de théâtre peut apparaître comme une entrave à la liberté de l’individu et
avec son frère aîné, dans leur ville bretonne de Rostrenen. Par alimente les doutes des personnages. C’est le cas, dans Non ma
la suite, il a dirigé Julien, son frère cadet, dans plusieurs films fille, tu n’iras pas danser, de Léna quittant soudainement son
et pièces, de Tout contre Léo aux Idoles, en passant par Non ma mari, et de sa sœur Frédérique qui songe à divorcer à son tour,
fille, tu n’iras pas danser. avant de changer finalement d’avis. Face à ces tourments, Julie,
dans Les Chansons d’amour, tente de réinventer sa relation avec
Ismaël, en y ajoutant une personne tierce. En réinventant leur
COUPLES MODERNES couple, certains personnages essaient de le faire perdurer, sans
l’enfermer dans la permanence d’une structure conjugale qui
En observant des familles atypiques, Christophe Honoré déve- peut progressivement perdre de son sens.
loppe une réflexion sur les formes du couple et les différentes
manières de vivre ses histoires d’amour. Dans Les Chansons
DES PARENTS IMPARFAITS d’une discussion dans un bar, de ses sentiments autodestruc-
teurs et de sa dépravation. Se décrivant comme « une salope,
une chienne », Hélène, devant le silence peiné de son fils, le
Socle de la structure familiale, les parents ne sont pas toujours pousse à bout pour briser le respect filial : « Si tu m’aimes vrai-
à la hauteur de leurs fonctions. Ils peuvent se montrer défail- ment, tu dois admettre que je suis répugnante. Je veux que tu
lants, perdre toute autorité. m’aimes pour ça. Pour la honte que je t’inspire. » En finissant
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

par l’accepter par amour, Pierre perd toute candeur, et la mère


entraîne son fils dans une désillusion morbide.
MYTHOLOGIE DE LA MÈRE Après les personnages de mères terribles de Cécile Cassard et
Hélène, Christophe Honoré met l’accent sur le difficile combat
De 17 fois Cécile Cassard à Non ma fille, tu n’iras pas danser en des mères pour conserver leur liberté malgré leurs responsabi-
passant bien sûr par Ma mère, les figures maternelles dans le ci- lités. Dans Non ma fille, tu n’iras pas danser, Léna, à la fois fille
néma de Christophe Honoré résonnent avec la tragédie antique et mère, est prise dans un double rapport de filiation et refuse
88 ou classique. Elles incarnent des personnages tourmentés, telle d’être contrainte par l’un ou l’autre. Elle ne veut pas se voir 89
Cécile Cassard, qui, après la mort de son mari, abandonne un imposer par ses parents de se remettre avec Nigel, son ex-mari,
enfant qu’elle se sent incapable d’élever. Dans Ma mère, adapté pour le bonheur de ses enfants, dont d’ailleurs elle refuse la
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

du roman homonyme de Bataille publié en 1966, Hélène veut garde à leur père. Toutefois, accablée par une dépression née
montrer son vrai visage à son fils Pierre après la mort du père. d’une perte de sens et du poids des injonctions l’empêchant
Elle se montre cruelle, confronte son fils au vice, l’entraîne dans d’être qui elle souhaite, Léna finit par abandonner ses enfants
une sexualité sadomasochiste aboutissant à une relation inces- pour se retrouver elle-même. À la fin du film, pour réduire la
tueuse. Dès le début du film, lors de leurs retrouvailles, Hélène culpabilité que ressent Léna, sa mère Annie raconte à ses deux
pousse son fils par surprise, d’une main assurée, dans la pis- filles un souvenir datant de leur enfance. Elle les a perdues dans
cine. Lorsque Pierre en ressort trempé, sa mère recule face à la une forêt pendant plusieurs heures, trop occupée avec un autre
proposition d’une étreinte. Ce rejet est accentué par un passage homme que son mari, qui lui « écrivait des lettres gentilles ».
brutal d’un plan sur le fils à un autre sur la mère. En zoomant L’anecdote souligne la tendresse de Christophe Honoré pour
sur cette dernière, Honoré montre sa froideur à l’encontre de ces femmes dont il fait le portrait pour mieux les détacher de
Pierre, qui reste interdit face à ce refus de tendresse. Plus tard, ce qui les contraint. Dans une interview suivant la sortie de ce
Hélène cherche à dégoûter son fils d’elle en témoignant, lors film, il évoque la différence qu’il a constatée entre les femmes
DES PARENTS IMPARFAITS d’une discussion dans un bar, de ses sentiments autodestruc-
teurs et de sa dépravation. Se décrivant comme « une salope,
une chienne », Hélène, devant le silence peiné de son fils, le
Socle de la structure familiale, les parents ne sont pas toujours pousse à bout pour briser le respect filial : « Si tu m’aimes vrai-
à la hauteur de leurs fonctions. Ils peuvent se montrer défail- ment, tu dois admettre que je suis répugnante. Je veux que tu
lants, perdre toute autorité. m’aimes pour ça. Pour la honte que je t’inspire. » En finissant
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

par l’accepter par amour, Pierre perd toute candeur, et la mère


entraîne son fils dans une désillusion morbide.
MYTHOLOGIE DE LA MÈRE Après les personnages de mères terribles de Cécile Cassard et
Hélène, Christophe Honoré met l’accent sur le difficile combat
De 17 fois Cécile Cassard à Non ma fille, tu n’iras pas danser en des mères pour conserver leur liberté malgré leurs responsabi-
passant bien sûr par Ma mère, les figures maternelles dans le ci- lités. Dans Non ma fille, tu n’iras pas danser, Léna, à la fois fille
néma de Christophe Honoré résonnent avec la tragédie antique et mère, est prise dans un double rapport de filiation et refuse
88 ou classique. Elles incarnent des personnages tourmentés, telle d’être contrainte par l’un ou l’autre. Elle ne veut pas se voir 89
Cécile Cassard, qui, après la mort de son mari, abandonne un imposer par ses parents de se remettre avec Nigel, son ex-mari,
enfant qu’elle se sent incapable d’élever. Dans Ma mère, adapté pour le bonheur de ses enfants, dont d’ailleurs elle refuse la
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

du roman homonyme de Bataille publié en 1966, Hélène veut garde à leur père. Toutefois, accablée par une dépression née
montrer son vrai visage à son fils Pierre après la mort du père. d’une perte de sens et du poids des injonctions l’empêchant
Elle se montre cruelle, confronte son fils au vice, l’entraîne dans d’être qui elle souhaite, Léna finit par abandonner ses enfants
une sexualité sadomasochiste aboutissant à une relation inces- pour se retrouver elle-même. À la fin du film, pour réduire la
tueuse. Dès le début du film, lors de leurs retrouvailles, Hélène culpabilité que ressent Léna, sa mère Annie raconte à ses deux
pousse son fils par surprise, d’une main assurée, dans la pis- filles un souvenir datant de leur enfance. Elle les a perdues dans
cine. Lorsque Pierre en ressort trempé, sa mère recule face à la une forêt pendant plusieurs heures, trop occupée avec un autre
proposition d’une étreinte. Ce rejet est accentué par un passage homme que son mari, qui lui « écrivait des lettres gentilles ».
brutal d’un plan sur le fils à un autre sur la mère. En zoomant L’anecdote souligne la tendresse de Christophe Honoré pour
sur cette dernière, Honoré montre sa froideur à l’encontre de ces femmes dont il fait le portrait pour mieux les détacher de
Pierre, qui reste interdit face à ce refus de tendresse. Plus tard, ce qui les contraint. Dans une interview suivant la sortie de ce
Hélène cherche à dégoûter son fils d’elle en témoignant, lors film, il évoque la différence qu’il a constatée entre les femmes
et les hommes face aux injonctions : « Depuis que j’ai eu un en- La concurrence à l’œuvre est aussi celle des fils à l’égard des
fant, je l’ai observé sur la mère de ma fille : il y a une espèce de pères, auxquels ils nient toute autorité légitime. Le person-
tort fait aux femmes dès qu’elles ont des enfants. On joue sans nage d’Anton, dans la pièce Le Pire du troupeau (2001), dénie
cesse sur leur culpabilité. Des phrases anodines, comme “T’es à son père toute supériorité : « Les fils sont plus brillants que
trop fusionnelle avec tes enfants” ou, au contraire, “Tu bosses leur père, c’est dans la logique de l’espèce, l’évolution 56. » Le
trop, tu ne vois jamais tes enfants le soir”, sont quand même père qu’incarne Guy Marchand dans Dans Paris se retrouve
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

une violence insensée faite aux femmes, qu’on ne se permet ja- également démis de son autorité, impuissant face à ses deux
mais de faire aux pères. Moi, personne ne m’a jamais reproché fils, dont l’un s’enfonce dans la dépression tandis que l’autre
de travailler trop55. » lui oppose une insolence permanente. Alors que le père subit
moins d’injonctions sociétales que la mère, il se voit finale-
ment nié dans son rôle par ses propres enfants qui réagissent à
DES PÈRES ABSENTS son absence symbolique ou réelle. Descendu de son piédestal,
le père peut même se réduire à un comportement enfantin, à
90 Christophe Honoré a perdu son père à l’adolescence. Cette l’image de Jaromil dans Les Bien-aimés, irresponsable, excessif, 91
perte hante bon nombre de ses récits, des pères suicidés dans inconstant, peu présent. Comme pour acter sa défaillance et
les romans L’Infamille et Scarborough à ceux morts dans des ac- son inutilité.
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

cidents dans 17 fois Cécile Cassard, Ma mère et Les Bien-aimés,


ou encore dans Le Livre pour enfants où le narrateur veut dé-
placer la sépulture du père décédé. Le père, chez Christophe L E D É S I R D E PAT E R N I T É
Honoré, est omniprésent par son absence.
Quand il écrit pour la jeunesse, Honoré réfléchit au rôle Des représentations artistiques et fictionnelles du père homo-
qu’occupe le père vu à hauteur d’enfant. Dans M’aimer (2004), sexuel ont manqué à Christophe Honoré lorsqu’il a lui-même eu
Anton se sent trahi par son père, écrivain, lorsque celui-ci écrit un enfant. Il exprime ce regret dans le livre Ton père : « Lorsque
l’histoire d’un jeune garçon. Anton se sent délaissé au profit de j’ai décidé de faire un enfant, je n’ai pas trouvé de modèle de
cet enfant fictionnel qui accapare l’attention de son père. père homosexuel dans la littérature ou dans le cinéma, et il
me semble que cette figure n’existe toujours pas vraiment. La
55  Interview de Christophe Honoré par Jean-Marc Lalanne,  
Les Inrockuptibles, septembre 2009. 56  Christophe Honoré, Le Pire du troupeau, Éditions de l’Olivier, 2001, p. 60.
et les hommes face aux injonctions : « Depuis que j’ai eu un en- La concurrence à l’œuvre est aussi celle des fils à l’égard des
fant, je l’ai observé sur la mère de ma fille : il y a une espèce de pères, auxquels ils nient toute autorité légitime. Le person-
tort fait aux femmes dès qu’elles ont des enfants. On joue sans nage d’Anton, dans la pièce Le Pire du troupeau (2001), dénie
cesse sur leur culpabilité. Des phrases anodines, comme “T’es à son père toute supériorité : « Les fils sont plus brillants que
trop fusionnelle avec tes enfants” ou, au contraire, “Tu bosses leur père, c’est dans la logique de l’espèce, l’évolution 56. » Le
trop, tu ne vois jamais tes enfants le soir”, sont quand même père qu’incarne Guy Marchand dans Dans Paris se retrouve
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

une violence insensée faite aux femmes, qu’on ne se permet ja- également démis de son autorité, impuissant face à ses deux
mais de faire aux pères. Moi, personne ne m’a jamais reproché fils, dont l’un s’enfonce dans la dépression tandis que l’autre
de travailler trop55. » lui oppose une insolence permanente. Alors que le père subit
moins d’injonctions sociétales que la mère, il se voit finale-
ment nié dans son rôle par ses propres enfants qui réagissent à
DES PÈRES ABSENTS son absence symbolique ou réelle. Descendu de son piédestal,
le père peut même se réduire à un comportement enfantin, à
90 Christophe Honoré a perdu son père à l’adolescence. Cette l’image de Jaromil dans Les Bien-aimés, irresponsable, excessif, 91
perte hante bon nombre de ses récits, des pères suicidés dans inconstant, peu présent. Comme pour acter sa défaillance et
les romans L’Infamille et Scarborough à ceux morts dans des ac- son inutilité.
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

cidents dans 17 fois Cécile Cassard, Ma mère et Les Bien-aimés,


ou encore dans Le Livre pour enfants où le narrateur veut dé-
placer la sépulture du père décédé. Le père, chez Christophe L E D É S I R D E PAT E R N I T É
Honoré, est omniprésent par son absence.
Quand il écrit pour la jeunesse, Honoré réfléchit au rôle Des représentations artistiques et fictionnelles du père homo-
qu’occupe le père vu à hauteur d’enfant. Dans M’aimer (2004), sexuel ont manqué à Christophe Honoré lorsqu’il a lui-même eu
Anton se sent trahi par son père, écrivain, lorsque celui-ci écrit un enfant. Il exprime ce regret dans le livre Ton père : « Lorsque
l’histoire d’un jeune garçon. Anton se sent délaissé au profit de j’ai décidé de faire un enfant, je n’ai pas trouvé de modèle de
cet enfant fictionnel qui accapare l’attention de son père. père homosexuel dans la littérature ou dans le cinéma, et il
me semble que cette figure n’existe toujours pas vraiment. La
55  Interview de Christophe Honoré par Jean-Marc Lalanne,  
Les Inrockuptibles, septembre 2009. 56  Christophe Honoré, Le Pire du troupeau, Éditions de l’Olivier, 2001, p. 60.
légitimité de ce livre était de faire advenir la figure du père ho- discussion au coin du feu, il parle à Cécile de son rêve d’une
mosexuel57. » Il raconte aussi la difficulté à être un père homo- nouvelle vie avec un enfant. Le désir de paternité est porteur
sexuel dans une société où ont lieu des manifestations contre d’espoir, avoir un enfant peut correspondre simultanément
le mariage entre personnes du même sexe. L’homoparentalité à l’accomplissement d’une vie et à une forme de renaissance.
est abordée dès 1998 par Christophe Honoré à travers le roman Devenir parent peut être source d’une autre forme de liberté et
jeunesse Je ne suis pas une fille à papa, dans lequel un couple de jouissance pour les personnages qui espèrent trouver là un
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

de femmes s’apprête à révéler à leur fille l’identité de sa mère nouveau sens à leur vie, à condition de parvenir à se détacher
biologique. Christophe Honoré prête également au personnage de toute injonction.
de l’écrivain homosexuel Jacques, dans Plaire, aimer et courir D’autres personnages refusent le désir de se reproduire, fai-
vite, un fils, Louis, qu’il a eu avec une amie, Isabelle (Sophie Le- sant de ce geste un acte de liberté. Dans Les Chansons d’amour,
tourneur). Le désir d’enfant, qu’il émane de l’homme ou de la Ismaël, à la suite d’un repas dans sa belle-famille, joue avec
femme, quelle que soit leur situation, est régulièrement présent un coussin comme si c’était un bébé, avant de le jeter par la
dans l’œuvre d’Honoré. Dans son premier court-métrage, Nous fenêtre, comme une affirmation qu’il peut se passer d’avoir
92 deux, le cinéaste met en scène un homme, Laurent, qui pour des enfants. Chambre 212 confronte le désir de paternité de 93
avoir un enfant part en Angleterre, afin de rencontrer clandes- Richard au refus de Maria. Lorsque Irène Haffner, l’amour de
tinement Kate, une mère porteuse. Dans la dernière partie de jeunesse de Richard, lui apparaît, elle lui promet de rattraper
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

17 fois Cécile Cassard, nommée « Eden Eden Eden », Mathieu, le temps perdu et de lui faire des enfants, tandis qu’un bébé
un jeune homme avec qui Cécile s’est liée, se lamente de ne survient instantanément sur le lit. Mais ce bébé se transforme
savoir-faire que vingt-quatre choses dans la vie. Hors champ, en poupée de plastique quand Richard refuse à nouveau d’envi-
on entend Cécile lui demander s’il a compté « savoir faire un sager sa vie avec Irène. Le désir d’avoir des enfants se révèle
enfant », tandis que la caméra se rapproche, par un léger tra- moins essentiel que son amour pour Maria.
velling avant, comme pour le mettre devant le fait accompli.
Il lui répond qu’il ne sait pas, avant de s’illuminer, de tourner
la tête vers Cécile et lui demander explicitement : voudrait-elle
qu’il lui fasse un enfant ? Quelques scènes plus tard, lors d’une

57  Propos recueillis par l’auteur, lors d’une interview  


de Christophe Honoré pour le magazine Maze, en octobre 2017.
légitimité de ce livre était de faire advenir la figure du père ho- discussion au coin du feu, il parle à Cécile de son rêve d’une
mosexuel57. » Il raconte aussi la difficulté à être un père homo- nouvelle vie avec un enfant. Le désir de paternité est porteur
sexuel dans une société où ont lieu des manifestations contre d’espoir, avoir un enfant peut correspondre simultanément
le mariage entre personnes du même sexe. L’homoparentalité à l’accomplissement d’une vie et à une forme de renaissance.
est abordée dès 1998 par Christophe Honoré à travers le roman Devenir parent peut être source d’une autre forme de liberté et
jeunesse Je ne suis pas une fille à papa, dans lequel un couple de jouissance pour les personnages qui espèrent trouver là un
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

de femmes s’apprête à révéler à leur fille l’identité de sa mère nouveau sens à leur vie, à condition de parvenir à se détacher
biologique. Christophe Honoré prête également au personnage de toute injonction.
de l’écrivain homosexuel Jacques, dans Plaire, aimer et courir D’autres personnages refusent le désir de se reproduire, fai-
vite, un fils, Louis, qu’il a eu avec une amie, Isabelle (Sophie Le- sant de ce geste un acte de liberté. Dans Les Chansons d’amour,
tourneur). Le désir d’enfant, qu’il émane de l’homme ou de la Ismaël, à la suite d’un repas dans sa belle-famille, joue avec
femme, quelle que soit leur situation, est régulièrement présent un coussin comme si c’était un bébé, avant de le jeter par la
dans l’œuvre d’Honoré. Dans son premier court-métrage, Nous fenêtre, comme une affirmation qu’il peut se passer d’avoir
92 deux, le cinéaste met en scène un homme, Laurent, qui pour des enfants. Chambre 212 confronte le désir de paternité de 93
avoir un enfant part en Angleterre, afin de rencontrer clandes- Richard au refus de Maria. Lorsque Irène Haffner, l’amour de
tinement Kate, une mère porteuse. Dans la dernière partie de jeunesse de Richard, lui apparaît, elle lui promet de rattraper
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

17 fois Cécile Cassard, nommée « Eden Eden Eden », Mathieu, le temps perdu et de lui faire des enfants, tandis qu’un bébé
un jeune homme avec qui Cécile s’est liée, se lamente de ne survient instantanément sur le lit. Mais ce bébé se transforme
savoir-faire que vingt-quatre choses dans la vie. Hors champ, en poupée de plastique quand Richard refuse à nouveau d’envi-
on entend Cécile lui demander s’il a compté « savoir faire un sager sa vie avec Irène. Le désir d’avoir des enfants se révèle
enfant », tandis que la caméra se rapproche, par un léger tra- moins essentiel que son amour pour Maria.
velling avant, comme pour le mettre devant le fait accompli.
Il lui répond qu’il ne sait pas, avant de s’illuminer, de tourner
la tête vers Cécile et lui demander explicitement : voudrait-elle
qu’il lui fasse un enfant ? Quelques scènes plus tard, lors d’une

57  Propos recueillis par l’auteur, lors d’une interview  


de Christophe Honoré pour le magazine Maze, en octobre 2017.
L’ÂGE DE L’ENFANCE d’extrême intelligence, de sensibilité, de gratitude comme de
méchanceté. Il est avant tout libre, mais non dénué de culpa-
bilité. L’invention des personnages d’enfant est animée à la fois
Dans son avant-propos à La Littérature et le mal, Georges Ba- par une volonté de compréhension de la part de l’adulte, et par la
taille écrit que « la littérature, c’est l’enfance enfin retrouvée58 ». sympathie de l’artiste pour des protagonistes « inachevés », terme
Christophe Honoré semble s’être approprié cette idée, comme que Christophe Honoré emploie régulièrement pour évoquer
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

écrivain, puis comme cinéaste. son rapport à la jeunesse et à la création artistique. En pleine
La présence de l’enfance dans son œuvre est, en premier lieu, construction, l’enfant veut prouver son existence par sa capacité
liée à la littérature jeunesse. Dans Le Livre pour enfants, Chris- à interagir avec le monde et à réorganiser celui-ci : c’est le sens
tophe Honoré fait un étonnant aveu sur son activité d’écrivain des bêtises, pas si naïves, de Sophie dans Les Malheurs de Sophie
pour la jeunesse : « Tu me demandes pourquoi je lis des livres ou de celles du petit Marcel, qui détruit les vitres de la média-
pour enfants, et je devrais te répondre c’est parce que je n’en thèque dans Tout contre Léo. Les enfants sont obligés de trouver
lisais pas quand j’étais enfant. Ce serait une réponse presque eux-mêmes leur place, tandis que les adultes les renvoient à leur
94 juste 59. » Christophe Honoré a toujours poursuivi, même une statut, notamment en leur donnant des noms affectueux mais 95
fois réalisateur, ce rapport à la jeunesse, en convoquant notam- infantilisant, comme « Loulou » pour Louis dans Plaire, aimer et
ment la sienne, comme une manière d’écrire les livres qu’il courir vite, ou « le petit Marcel » dans Tout contre Léo.
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

aurait aimé lire, prêtant le territoire de son enfance bretonne à Dans l’adaptation de ce roman, Marcel cherche à se confron-
ses personnages, du petit Marcel dans Tout contre Léo à Jeremy ter au mal et à la mort, notamment lorsqu’il tue, avec son ami
et Steven dans La Douceur. Ivan, un poulet à l’aide d’un pétard. Le sadisme enfantin de
cette scène fait écho au meurtre barbare commis par Jeremy et
Steven, âgés de 11 ans, qui tuent à coups de pierres un de leur
C O M P L E X I T É D E L’ E N FA N C E camarade avant de le brûler et de démembrer son corps dans
La Douceur.
Au cœur du tumulte des parents, Christophe Honoré repré- Cette violence enfantine est au cœur de la pièce pour la
sente l’enfant comme un être à part entière, doué de complexité, jeunesse Les Débutantes (1998), qui décrit une communauté
formée par sept jeunes sœurs qui doivent affronter seules le
58  Georges Bataille, La Littérature et le mal, Gallimard, « Folio », 1957, p. 10. monde, leurs parents étant portés disparus. Elles évoquent
59  Christophe Honoré, Le Livre pour enfants, op. cit., p. 160. les bacchantes, que met en scène Christophe Honoré dans
L’ÂGE DE L’ENFANCE d’extrême intelligence, de sensibilité, de gratitude comme de
méchanceté. Il est avant tout libre, mais non dénué de culpa-
bilité. L’invention des personnages d’enfant est animée à la fois
Dans son avant-propos à La Littérature et le mal, Georges Ba- par une volonté de compréhension de la part de l’adulte, et par la
taille écrit que « la littérature, c’est l’enfance enfin retrouvée58 ». sympathie de l’artiste pour des protagonistes « inachevés », terme
Christophe Honoré semble s’être approprié cette idée, comme que Christophe Honoré emploie régulièrement pour évoquer
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

écrivain, puis comme cinéaste. son rapport à la jeunesse et à la création artistique. En pleine
La présence de l’enfance dans son œuvre est, en premier lieu, construction, l’enfant veut prouver son existence par sa capacité
liée à la littérature jeunesse. Dans Le Livre pour enfants, Chris- à interagir avec le monde et à réorganiser celui-ci : c’est le sens
tophe Honoré fait un étonnant aveu sur son activité d’écrivain des bêtises, pas si naïves, de Sophie dans Les Malheurs de Sophie
pour la jeunesse : « Tu me demandes pourquoi je lis des livres ou de celles du petit Marcel, qui détruit les vitres de la média-
pour enfants, et je devrais te répondre c’est parce que je n’en thèque dans Tout contre Léo. Les enfants sont obligés de trouver
lisais pas quand j’étais enfant. Ce serait une réponse presque eux-mêmes leur place, tandis que les adultes les renvoient à leur
94 juste 59. » Christophe Honoré a toujours poursuivi, même une statut, notamment en leur donnant des noms affectueux mais 95
fois réalisateur, ce rapport à la jeunesse, en convoquant notam- infantilisant, comme « Loulou » pour Louis dans Plaire, aimer et
ment la sienne, comme une manière d’écrire les livres qu’il courir vite, ou « le petit Marcel » dans Tout contre Léo.
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

aurait aimé lire, prêtant le territoire de son enfance bretonne à Dans l’adaptation de ce roman, Marcel cherche à se confron-
ses personnages, du petit Marcel dans Tout contre Léo à Jeremy ter au mal et à la mort, notamment lorsqu’il tue, avec son ami
et Steven dans La Douceur. Ivan, un poulet à l’aide d’un pétard. Le sadisme enfantin de
cette scène fait écho au meurtre barbare commis par Jeremy et
Steven, âgés de 11 ans, qui tuent à coups de pierres un de leur
C O M P L E X I T É D E L’ E N FA N C E camarade avant de le brûler et de démembrer son corps dans
La Douceur.
Au cœur du tumulte des parents, Christophe Honoré repré- Cette violence enfantine est au cœur de la pièce pour la
sente l’enfant comme un être à part entière, doué de complexité, jeunesse Les Débutantes (1998), qui décrit une communauté
formée par sept jeunes sœurs qui doivent affronter seules le
58  Georges Bataille, La Littérature et le mal, Gallimard, « Folio », 1957, p. 10. monde, leurs parents étant portés disparus. Elles évoquent
59  Christophe Honoré, Le Livre pour enfants, op. cit., p. 160. les bacchantes, que met en scène Christophe Honoré dans
Métamorphoses, ces prêtresses du dieu Bacchus, sauvages, nombreux malheurs à sa poupée, Sophie lui consacre une céré-
nues, échevelées, vivant à la marge de manière primitive. De monie funéraire. S’ensuit une marche funèbre, pour laquelle
la même manière, les jeunes débutantes n’existent que par l’héroïne et ses amis portent des habits folkloriques, dansent et
elles-mêmes, s’inventent leur propre cadre et terrorisent les courent dans le parc du château. Cette scène lyrique, filmée au
hommes, par l’exercice jubilatoire de leur liberté, de leur désir ralenti et en contre-plongée sur une musique orchestrale exalte
et de leur violence. l’imaginaire du jeu et la fantaisie enfantine60. Comme une ma-
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

nière de faire jaillir un sentiment d’enfance, aussi vivant que


mélancolique, et de revenir aux origines de la nécessité du récit.
L’ E N FA N C E R E T R O U V É E Le générique de fin du film fait se succéder les comédiens qui
se présentent et saluent, comme au théâtre, hommage à l’allé-
Avec Les Malheurs de Sophie, Christophe Honoré s’intéresse gresse et à l’innocence des spectacles d’enfance.
à l’éducation comme moyen pour les enfants et les parents
de s’appréhender mutuellement. À chaque extrémité de ce
96 modèle : les coups de fouet prodigués par Madame Fichini, 97
tutrice de l’orpheline Sophie, et la bonté de Madame de Fleur-
ville à l’égard de ses petites filles modèles. Cette relation entre
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

adultes et enfants s’exprime dans la manière même de filmer les


enfants. Christophe Honoré veille à les faire exister à leur juste
place. Dans les making-of de 17 fois Cécile Cassard ou des Mal-
heurs de Sophie, le réalisateur montre sa bienveillance envers
les jeunes enfants qu’il dirige, confrontés à des acteurs adultes
professionnels. Cela se ressent dans le film : le cinéaste per-
met aux enfants de jouer, dans le sens premier du terme. Il se
60  Cette séquence lyrique d’exaltation de la fantaisie enfantine  
met à leur hauteur, capte leurs jeux et le plaisir qui en découle.
rappelle Moonrise Kingdom de Wes Anderson (2012). Le cinéaste américain  
Les petits interprètent avant tout leur rôle d’enfants, comme peut être régulièrement rapproché de Christophe Honoré, notamment pour  
les lycéens de La Belle Personne rejouaient leur vie au lycée. sa représentation récurrente de la famille (comme dans La Famille Tenenbaum,
2001), de la fraternité (À bord du Darjeeling Limited, 2007) et de l’enfance,  
Christophe Honoré représente la faculté des enfants à créer un ainsi que par son utilisation de la musique ou sa manière de jouer avec  
monde qui s’accorde à leurs désirs. Après avoir fait connaître de les règles narratives.
Métamorphoses, ces prêtresses du dieu Bacchus, sauvages, nombreux malheurs à sa poupée, Sophie lui consacre une céré-
nues, échevelées, vivant à la marge de manière primitive. De monie funéraire. S’ensuit une marche funèbre, pour laquelle
la même manière, les jeunes débutantes n’existent que par l’héroïne et ses amis portent des habits folkloriques, dansent et
elles-mêmes, s’inventent leur propre cadre et terrorisent les courent dans le parc du château. Cette scène lyrique, filmée au
hommes, par l’exercice jubilatoire de leur liberté, de leur désir ralenti et en contre-plongée sur une musique orchestrale exalte
et de leur violence. l’imaginaire du jeu et la fantaisie enfantine60. Comme une ma-
U N E A F FA I R E DE FA M I L L E

nière de faire jaillir un sentiment d’enfance, aussi vivant que


mélancolique, et de revenir aux origines de la nécessité du récit.
L’ E N FA N C E R E T R O U V É E Le générique de fin du film fait se succéder les comédiens qui
se présentent et saluent, comme au théâtre, hommage à l’allé-
Avec Les Malheurs de Sophie, Christophe Honoré s’intéresse gresse et à l’innocence des spectacles d’enfance.
à l’éducation comme moyen pour les enfants et les parents
de s’appréhender mutuellement. À chaque extrémité de ce
96 modèle : les coups de fouet prodigués par Madame Fichini, 97
tutrice de l’orpheline Sophie, et la bonté de Madame de Fleur-
ville à l’égard de ses petites filles modèles. Cette relation entre
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

adultes et enfants s’exprime dans la manière même de filmer les


enfants. Christophe Honoré veille à les faire exister à leur juste
place. Dans les making-of de 17 fois Cécile Cassard ou des Mal-
heurs de Sophie, le réalisateur montre sa bienveillance envers
les jeunes enfants qu’il dirige, confrontés à des acteurs adultes
professionnels. Cela se ressent dans le film : le cinéaste per-
met aux enfants de jouer, dans le sens premier du terme. Il se
60  Cette séquence lyrique d’exaltation de la fantaisie enfantine  
met à leur hauteur, capte leurs jeux et le plaisir qui en découle.
rappelle Moonrise Kingdom de Wes Anderson (2012). Le cinéaste américain  
Les petits interprètent avant tout leur rôle d’enfants, comme peut être régulièrement rapproché de Christophe Honoré, notamment pour  
les lycéens de La Belle Personne rejouaient leur vie au lycée. sa représentation récurrente de la famille (comme dans La Famille Tenenbaum,
2001), de la fraternité (À bord du Darjeeling Limited, 2007) et de l’enfance,  
Christophe Honoré représente la faculté des enfants à créer un ainsi que par son utilisation de la musique ou sa manière de jouer avec  
monde qui s’accorde à leurs désirs. Après avoir fait connaître de les règles narratives.
PARTIE IV 
L’ÉLAN DES CORPS
PARTIE IV 
L’ÉLAN DES CORPS
LA VIE DES MORTS

L’expression et l’observation des corps, qui peuplent son imagi-


naire, sont essentielles pour Christophe Honoré. Au fil de son
travail, il en a établi une véritable poétique, reposant sur l’op-
position et la complémentarité entre leur désir d’affirmation et
le fardeau de leur faiblesse. « La narration homosexuelle, c’est
l’adolescence retrouvée. C’est l’inachèvement, le sale et le beau,
c’est l’utopie désespérée, la très grande force des corps et leur
très grande vulnérabilité 61 », écrit Honoré dans Le Livre pour
enfants.

101
DES CORPS EN CHUTE

L’image des corps en chute obsède Christophe Honoré. Dans


Métamorphoses, le jeune Narcisse se jette du haut d’un im-
meuble. La chute est filmée au ralenti et s’achève hors-champ,
évoquant la brièveté de la vie face à l’infini inconnu de la mort.
La mise en scène souligne la force graphique de ces corps en
chute, quand bien même le suicide des personnages exprime
leur désarroi face à une pureté qui leur échappe et à la difficulté
à trouver un sens à leur vie, en proie au spleen romantique le
plus fataliste. La représentation du mythe de Narcisse par Chris-
tophe Honoré dans Métamorphoses démarre avec la prédiction

61  Christophe Honoré, Le Livre pour enfants, op. cit., p. 33.


LA VIE DES MORTS

L’expression et l’observation des corps, qui peuplent son imagi-


naire, sont essentielles pour Christophe Honoré. Au fil de son
travail, il en a établi une véritable poétique, reposant sur l’op-
position et la complémentarité entre leur désir d’affirmation et
le fardeau de leur faiblesse. « La narration homosexuelle, c’est
l’adolescence retrouvée. C’est l’inachèvement, le sale et le beau,
c’est l’utopie désespérée, la très grande force des corps et leur
très grande vulnérabilité 61 », écrit Honoré dans Le Livre pour
enfants.

101
DES CORPS EN CHUTE

L’image des corps en chute obsède Christophe Honoré. Dans


Métamorphoses, le jeune Narcisse se jette du haut d’un im-
meuble. La chute est filmée au ralenti et s’achève hors-champ,
évoquant la brièveté de la vie face à l’infini inconnu de la mort.
La mise en scène souligne la force graphique de ces corps en
chute, quand bien même le suicide des personnages exprime
leur désarroi face à une pureté qui leur échappe et à la difficulté
à trouver un sens à leur vie, en proie au spleen romantique le
plus fataliste. La représentation du mythe de Narcisse par Chris-
tophe Honoré dans Métamorphoses démarre avec la prédiction

61  Christophe Honoré, Le Livre pour enfants, op. cit., p. 33.


du devin Tirésias, lui promettant « une vie longue et heu- le corps du garçon. La scène où Otto se dresse sur la rambarde
reuse, seulement s’il ne se connaît pas ». Arrivé à l’adolescence, pour sauter fait écho à celle, dans les Les Chansons d’amour, où
Narcisse refuse l’amour des autres et se sent dépossédé face à Erwann simule une chute, depuis le garde-corps de sa fenêtre,
celles et ceux qui sondent son âme pour y trouver un secret. face à Ismaël qui le retient. Dans la continuité de la citation de
Face à la caméra, il leur répond qu’« il n’y a rien, juste moi ». Rilke, le saut dans le vide se conçoit comme un défi à la vie et à
Juste après, Narcisse voit apparaître son reflet dans le ciel, en l’amour de l’autre : Erwann est sauvé par Ismaël, tandis qu’Otto
devient fasciné, et même amoureux. Incapable de capturer son s’échappe en croisant Junie et ses amis avant de se suicider.
image, refusant l’amour des autres, il finit par se suicider. Ces corps qui tombent sont aussi celui de Julie qui s’écroule
L’ É L A N D E S C O R P S

Dans le roman Scarborough, une autre adolescente, Kim dans Les Chansons d’amour et qu’Ismaël découvre déjà inanimée
Morrow, cherche aussi, par le suicide, à échapper aux autres dans la rue, et celui de Véra qui s’affaisse dans Les Bien-aimés,
pour reprendre possession d’elle-même. Se jugeant laide et por- après avoir ingéré une plaquette de médicaments, ravagée par
tant un prénom qu’elle estime idiot 62, elle se jette depuis une le chagrin et disparaissant de la vue de tous. Personne n’a pu
fenêtre devant sa mère impuissante. Alors que Kim s’apprête à les sauver.
102 sauter, Christophe Honoré cite un extrait d’un poème de Rai- 103
ner Maria Rilke pour faire du suicide un désir de reprendre la
maîtrise sur son corps et sa vie : « Tous les hasards sont abolis.
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

D É T E R R E R L E S C A D AV R E S
L’être se tient au milieu de l’amour, avec ce peu d’espace autour
dont on est maître63. » À cette chute des corps répondent ceux qui ressurgissent. Dans
Dans La Belle Personne, l’adolescence filmée par Christophe la pièce Le Pire du troupeau64, le jeune Anton met en scène un
Honoré se caractérise par une fragilité des corps et des senti- faux macchabée qui émerge d’une tombe dans le jardin pour
ments qui s’incarne dans le suicide d’Otto, après sa découverte piéger sa famille. Un stratagème qui évoque Lazare sortant du
de la trahison de Junie. La chute d’Otto dans la cour de son tombeau. Dans Chambre 212, Maria raconte l’histoire d’une
lycée reste invisible, seulement figurée par le son du corps qui femme qui déterre son mari décédé pour qu’il arrête de ve-
s’écrase sur le sol, tandis que la caméra filme Junie discutant nir la hanter. Dans Le Livre pour enfants, le narrateur décide
au sein d’un groupe de jeunes gens qui vont se précipiter vers d’exhumer le cercueil de son père du caveau qui l’abritait pour

62  Christophe Honoré, Scarborough, Éditions de l’Olivier, 2002, p. 17. 64  Le Pire du troupeau a été créé en 2001  
63  Ibid., p. 18. Le poème de Rilke est « N’es-tu pas notre géométrie ». dans une mise en scène de Christian Duchange.
du devin Tirésias, lui promettant « une vie longue et heu- le corps du garçon. La scène où Otto se dresse sur la rambarde
reuse, seulement s’il ne se connaît pas ». Arrivé à l’adolescence, pour sauter fait écho à celle, dans les Les Chansons d’amour, où
Narcisse refuse l’amour des autres et se sent dépossédé face à Erwann simule une chute, depuis le garde-corps de sa fenêtre,
celles et ceux qui sondent son âme pour y trouver un secret. face à Ismaël qui le retient. Dans la continuité de la citation de
Face à la caméra, il leur répond qu’« il n’y a rien, juste moi ». Rilke, le saut dans le vide se conçoit comme un défi à la vie et à
Juste après, Narcisse voit apparaître son reflet dans le ciel, en l’amour de l’autre : Erwann est sauvé par Ismaël, tandis qu’Otto
devient fasciné, et même amoureux. Incapable de capturer son s’échappe en croisant Junie et ses amis avant de se suicider.
image, refusant l’amour des autres, il finit par se suicider. Ces corps qui tombent sont aussi celui de Julie qui s’écroule
L’ É L A N D E S C O R P S

Dans le roman Scarborough, une autre adolescente, Kim dans Les Chansons d’amour et qu’Ismaël découvre déjà inanimée
Morrow, cherche aussi, par le suicide, à échapper aux autres dans la rue, et celui de Véra qui s’affaisse dans Les Bien-aimés,
pour reprendre possession d’elle-même. Se jugeant laide et por- après avoir ingéré une plaquette de médicaments, ravagée par
tant un prénom qu’elle estime idiot 62, elle se jette depuis une le chagrin et disparaissant de la vue de tous. Personne n’a pu
fenêtre devant sa mère impuissante. Alors que Kim s’apprête à les sauver.
102 sauter, Christophe Honoré cite un extrait d’un poème de Rai- 103
ner Maria Rilke pour faire du suicide un désir de reprendre la
maîtrise sur son corps et sa vie : « Tous les hasards sont abolis.
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

D É T E R R E R L E S C A D AV R E S
L’être se tient au milieu de l’amour, avec ce peu d’espace autour
dont on est maître63. » À cette chute des corps répondent ceux qui ressurgissent. Dans
Dans La Belle Personne, l’adolescence filmée par Christophe la pièce Le Pire du troupeau64, le jeune Anton met en scène un
Honoré se caractérise par une fragilité des corps et des senti- faux macchabée qui émerge d’une tombe dans le jardin pour
ments qui s’incarne dans le suicide d’Otto, après sa découverte piéger sa famille. Un stratagème qui évoque Lazare sortant du
de la trahison de Junie. La chute d’Otto dans la cour de son tombeau. Dans Chambre 212, Maria raconte l’histoire d’une
lycée reste invisible, seulement figurée par le son du corps qui femme qui déterre son mari décédé pour qu’il arrête de ve-
s’écrase sur le sol, tandis que la caméra filme Junie discutant nir la hanter. Dans Le Livre pour enfants, le narrateur décide
au sein d’un groupe de jeunes gens qui vont se précipiter vers d’exhumer le cercueil de son père du caveau qui l’abritait pour

62  Christophe Honoré, Scarborough, Éditions de l’Olivier, 2002, p. 17. 64  Le Pire du troupeau a été créé en 2001  
63  Ibid., p. 18. Le poème de Rilke est « N’es-tu pas notre géométrie ». dans une mise en scène de Christian Duchange.
le déplacer dans la ville où part vivre sa mère. Chez Honoré, funérailles en grande pompe. À la fin des Chansons d’amour,
l’exhumation des morts, quand elle n’est pas physique, est psy- à la nuit tombée, alors qu’Ismaël s’est finalement décidé à visi-
chologique. Les personnages se remémorent les êtres perdus, ter sa tombe au cimetière de Montparnasse, Julie apparaît et lui
leur rendent visite, comme le fait Arthur dans Plaire, aimer et reproche d’avoir négligé sa sépulture dans la chanson Pourquoi
courir vite au cimetière de Montmartre, en se recueillant sur viens-tu si tard ? Cette incapacité physique à affronter la mort
les tombes de François Truffaut et de Bernard-Marie Koltès. Ce de l’être aimé se retrouve dans Les Bien-aimés, quand Clément
dernier revient aussi d’entre les morts, comme Jacques Demy chante, dans Reims, son refus d’aller sur la tombe de Véra. Les
ou Hervé Guibert, dans la pièce Les Idoles, qui les fait revivre endeuillés, chez Honoré, se confrontent à une solitude peuplée
L’ É L A N D E S C O R P S

dans la peau des comédiens qui jouent leurs rôles. Le projet de fantômes qui en dit long sur l’inéluctabilité de la mort, mais
poétique de ramener les morts parmi les vivants, et de faire aussi sur la nécessité de se réconcilier avec son passé.
perdurer leur parole, fait songer évidemment à la figure d’Or-
phée tentant de sauver Eurydice des Enfers, incarné d’ailleurs
dans Métamorphoses. « Je me suis mis, non sans une certaine
104 complaisance, à relier la littérature à la mort, avec cette idée – 105
assez ésotérique et idiote, mais en laquelle je croyais à l’époque
– qu’écrire des livres, c’était une manière de communiquer
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

avec les morts 65 », se souvient Christophe Honoré en revenant


sur ses premiers pas de romancier.
Christophe Honoré nous rappelle combien nous sommes
hantés par notre passé. Les fantômes ressurgissent, comme
dans Chambre 212 où la mère et la grand-mère disparues de
Maria lui apparaissent physiquement. Dans Les Malheurs de So-
phie, la jeune héroïne, devenue orpheline, aperçoit dans la nuit
le fantôme de sa mère décédée, qu’elle poursuit, avant de décou-
vrir dans un cours d’eau la poupée à qui elle avait offert des

65  Entretien avec Christophe Honoré par Laëtitia Coindet et Timothée Picard,
in Jean Cléder, Timothée Picard, Christophe Honoré, le cinéma nous inachève,
éditions Le Bord de l’eau, 2014, p. 137.
le déplacer dans la ville où part vivre sa mère. Chez Honoré, funérailles en grande pompe. À la fin des Chansons d’amour,
l’exhumation des morts, quand elle n’est pas physique, est psy- à la nuit tombée, alors qu’Ismaël s’est finalement décidé à visi-
chologique. Les personnages se remémorent les êtres perdus, ter sa tombe au cimetière de Montparnasse, Julie apparaît et lui
leur rendent visite, comme le fait Arthur dans Plaire, aimer et reproche d’avoir négligé sa sépulture dans la chanson Pourquoi
courir vite au cimetière de Montmartre, en se recueillant sur viens-tu si tard ? Cette incapacité physique à affronter la mort
les tombes de François Truffaut et de Bernard-Marie Koltès. Ce de l’être aimé se retrouve dans Les Bien-aimés, quand Clément
dernier revient aussi d’entre les morts, comme Jacques Demy chante, dans Reims, son refus d’aller sur la tombe de Véra. Les
ou Hervé Guibert, dans la pièce Les Idoles, qui les fait revivre endeuillés, chez Honoré, se confrontent à une solitude peuplée
L’ É L A N D E S C O R P S

dans la peau des comédiens qui jouent leurs rôles. Le projet de fantômes qui en dit long sur l’inéluctabilité de la mort, mais
poétique de ramener les morts parmi les vivants, et de faire aussi sur la nécessité de se réconcilier avec son passé.
perdurer leur parole, fait songer évidemment à la figure d’Or-
phée tentant de sauver Eurydice des Enfers, incarné d’ailleurs
dans Métamorphoses. « Je me suis mis, non sans une certaine
104 complaisance, à relier la littérature à la mort, avec cette idée – 105
assez ésotérique et idiote, mais en laquelle je croyais à l’époque
– qu’écrire des livres, c’était une manière de communiquer
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

avec les morts 65 », se souvient Christophe Honoré en revenant


sur ses premiers pas de romancier.
Christophe Honoré nous rappelle combien nous sommes
hantés par notre passé. Les fantômes ressurgissent, comme
dans Chambre 212 où la mère et la grand-mère disparues de
Maria lui apparaissent physiquement. Dans Les Malheurs de So-
phie, la jeune héroïne, devenue orpheline, aperçoit dans la nuit
le fantôme de sa mère décédée, qu’elle poursuit, avant de décou-
vrir dans un cours d’eau la poupée à qui elle avait offert des

65  Entretien avec Christophe Honoré par Laëtitia Coindet et Timothée Picard,
in Jean Cléder, Timothée Picard, Christophe Honoré, le cinéma nous inachève,
éditions Le Bord de l’eau, 2014, p. 137.
LA FRAGILITÉ DES CORPS l’engagement de l’association de lutte contre le sida, Act Up-Paris,
et de ses militants. En suivant Act-Up, 120 battements par minute
met en avant l’importance démocratique du collectif, autant dans
Les corps confrontés à la mort et à la dégradation physique in- le combat contre la maladie que dans la fête. À l’inverse, Plaire,
carnent la fatalité du temps qui passe et des maladies qui s’abattent. aimer et courir vite s’intéresse au virus à l’échelle de l’individu,
Loin d’une mort brutale, provoquée ou accidentelle qui plonge les qu’il s’agisse de l’écrivain Jacques ou de son ami Marco, qui af-
proches dans le deuil, la maladie et le vieillissement obligent à frontent autant la maladie qu’eux-mêmes. Act Up n’y est d’ailleurs
« imaginer sa propre mort », pour reprendre l’expression, évoquée que rapidement évoqué, le temps d’une discussion entre Jacques
L’ É L A N D E S C O R P S

précédemment, de l’enfant au début de 17 fois Cécile Cassard. et son ami journaliste Mathieu lui rapportant qu’Arthur, tout
juste arrivé à Paris, compte se rendre à une réunion d’Act Up. De-
vant l’étonnement et l’incompréhension de Jacques, Mathieu lui
L’ O M B R E D U S I D A répond dans une formule tout en ironie : « J’imagine que pour un
petit pédé breton qui monte à Paris, aller à Act Up c’est aussi exci-
106 Le travail de Christophe Honoré s’intègre dans celui d’une géné- tant que visiter les catacombes. » Cette appréhension individuelle 107
ration d’artistes homosexuels arrivée après celle ravagée par le de la maladie, loin du collectif, est aussi interrogée dans Les Idoles
sida dans les années 1980 et 1990, ayant marqué la formation sen- dans la manière que chacun des artistes convoqués a eu de la ré-
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

sible, sexuelle et artistique du cinéaste. Tout contre Léo racontait véler, ou non, et de l’affronter.
les conséquences psychologiques et familiales du sida. Les stig- À l’instar de la passion impossible entre Véra et Henderson
mates de la maladie sur le corps et la sexualité sont, pour leur part, dans Les Bien-aimés, la maladie est abordée, en premier lieu,
davantage évoqués dans Les Bien-aimés à travers le personnage comme un frein aux relations humaines : celle, passionnelle,
d’Henderson, qui pense avoir été contaminé après un rapport entre Arthur et Jacques condamnée d’avance, tout comme la
sexuel, mais ne veut pas affronter le résultat d’un test de dépistage possibilité pour Christophe Honoré de rencontrer les artistes
qui le condamnerait et empêcherait sa relation avec Véra. qu’il admire. En s’inspirant des différents témoignages, dont
Le sida est au cœur de Plaire, aimer et courir vite (2018). Un ceux d’Hervé Guibert66, Plaire, aimer et courir vite présente le
an auparavant, un autre film, remarqué et couronné au Festival
de Cannes, offrait un récit différent, mais tout aussi personnel, 66  Les dernières œuvres d’Hervé Guibert, dont les romans À l’ami qui ne
m’a pas sauvé (1990), Le Protocole compassionnel (1991) et le documentaire  
de l’épidémie de sida au début des années 1990. Dans 120 batte- La Pudeur ou l’Impudeur (1992), révèlent et témoignent des conséquences  
ments par minute (2017), Robin Campillo revient par la fiction sur du sida, avec une volonté de sensibiliser le public.
LA FRAGILITÉ DES CORPS l’engagement de l’association de lutte contre le sida, Act Up-Paris,
et de ses militants. En suivant Act-Up, 120 battements par minute
met en avant l’importance démocratique du collectif, autant dans
Les corps confrontés à la mort et à la dégradation physique in- le combat contre la maladie que dans la fête. À l’inverse, Plaire,
carnent la fatalité du temps qui passe et des maladies qui s’abattent. aimer et courir vite s’intéresse au virus à l’échelle de l’individu,
Loin d’une mort brutale, provoquée ou accidentelle qui plonge les qu’il s’agisse de l’écrivain Jacques ou de son ami Marco, qui af-
proches dans le deuil, la maladie et le vieillissement obligent à frontent autant la maladie qu’eux-mêmes. Act Up n’y est d’ailleurs
« imaginer sa propre mort », pour reprendre l’expression, évoquée que rapidement évoqué, le temps d’une discussion entre Jacques
L’ É L A N D E S C O R P S

précédemment, de l’enfant au début de 17 fois Cécile Cassard. et son ami journaliste Mathieu lui rapportant qu’Arthur, tout
juste arrivé à Paris, compte se rendre à une réunion d’Act Up. De-
vant l’étonnement et l’incompréhension de Jacques, Mathieu lui
L’ O M B R E D U S I D A répond dans une formule tout en ironie : « J’imagine que pour un
petit pédé breton qui monte à Paris, aller à Act Up c’est aussi exci-
106 Le travail de Christophe Honoré s’intègre dans celui d’une géné- tant que visiter les catacombes. » Cette appréhension individuelle 107
ration d’artistes homosexuels arrivée après celle ravagée par le de la maladie, loin du collectif, est aussi interrogée dans Les Idoles
sida dans les années 1980 et 1990, ayant marqué la formation sen- dans la manière que chacun des artistes convoqués a eu de la ré-
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

sible, sexuelle et artistique du cinéaste. Tout contre Léo racontait véler, ou non, et de l’affronter.
les conséquences psychologiques et familiales du sida. Les stig- À l’instar de la passion impossible entre Véra et Henderson
mates de la maladie sur le corps et la sexualité sont, pour leur part, dans Les Bien-aimés, la maladie est abordée, en premier lieu,
davantage évoqués dans Les Bien-aimés à travers le personnage comme un frein aux relations humaines : celle, passionnelle,
d’Henderson, qui pense avoir été contaminé après un rapport entre Arthur et Jacques condamnée d’avance, tout comme la
sexuel, mais ne veut pas affronter le résultat d’un test de dépistage possibilité pour Christophe Honoré de rencontrer les artistes
qui le condamnerait et empêcherait sa relation avec Véra. qu’il admire. En s’inspirant des différents témoignages, dont
Le sida est au cœur de Plaire, aimer et courir vite (2018). Un ceux d’Hervé Guibert66, Plaire, aimer et courir vite présente le
an auparavant, un autre film, remarqué et couronné au Festival
de Cannes, offrait un récit différent, mais tout aussi personnel, 66  Les dernières œuvres d’Hervé Guibert, dont les romans À l’ami qui ne
m’a pas sauvé (1990), Le Protocole compassionnel (1991) et le documentaire  
de l’épidémie de sida au début des années 1990. Dans 120 batte- La Pudeur ou l’Impudeur (1992), révèlent et témoignent des conséquences  
ments par minute (2017), Robin Campillo revient par la fiction sur du sida, avec une volonté de sensibiliser le public.
corps des malades soumis à une perte des capacités physiques, La fatalité du vieillissement s’exprime principalement à par-
tel le corps raide de Marco que Jacques traîne dans la baignoire, tir de Non ma fille, tu n’iras pas danser. Contempler la vieil-
tandis que son ami se plaint de ses douleurs. Dans la séquence lesse de leurs parents est un repoussoir pour Léna et Frédé-
suivante, allongé sur un lit, il avoue que la maladie abolit ses sen- rique, qui y voient un premier avertissement sur le temps
timents : « J’ai mal partout, je ne peux pas être amoureux, de per- leur restant pour profiter de la vie avant d’être confrontées à
sonne. » De la même manière, Jacques ne veut pas qu’Arthur le la vieillesse. Frédérique espère même « mourir avant d’avoir à
voie affaibli par la maladie et refuse de vivre une dernière passion vivre [la vieillesse] ». Loin de la lucidité cruelle de leurs filles,
avec lui. « C’était traumatisant pour notre génération et, pour nos Christophe Honoré filme la relation entre les deux parents,
L’ É L A N D E S C O R P S

parents, c’était angoissant de se dire qu’on se lançait dans la vie Annie et Michel, avec tendresse. Le couple fait l’amour dans
avec ce danger-là. [Ils] voulaient nous protéger et ne nous lais- une belle scène passionnelle où la caméra capte la fusion des
saient pas avancer67 », se souvient Christophe Honoré. Le sida corps, habitués l’un à l’autre, à la peau peut-être flétrie, mais
anéantit le corps autant qu’il annihile la liberté de vivre, d’aimer, à la sensualité intacte. Cet idéal amoureux dans la vieillesse
de choisir. trouve dans Métamorphoses son expression la plus pure à tra-
108 vers un couple de pauvres vieillards, Baucis et Philémon, qui 109
souhaitent mourir ensemble pour ne pas être séparés. Dans une
dernière étreinte, leur relation parvient à l’immortalité puisque
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

VIEILLIR
tous deux se transforment, grâce à Jupiter, en un peuplier et un
Affrontant simultanément les différentes époques de leurs érable aux racines et feuillages emmêlés.
vies dans Chambre 212, les personnages, comme le cinéaste, Pour l’artiste qui chérit tant l’adolescence, la vieillesse n’est
regardent, non sans une certaine ironie, à la fois dans le ré- pas la source d’angoisse que l’on pourrait soupçonner, à partir
troviseur et dans le miroir. Anxieux, ils font le bilan. Et s’ils du moment où elle est acceptée au sein des corps et de leur ex-
avaient raté leur vie ? En regardant vers le passé, les person- pression. Chambre 212 illustre cette évolution par une lecture
nages saisissent combien le temps les a marqués physiquement, mélancolique du temps qui agit sur les êtres par le personnage
se lamentent de leurs rides, de leur graisse, en regrettant leur d’Irène. Devenue lesbienne en baie de Somme, elle a fini par se
corps de jeunesse. trouver elle-même. Elle est heureuse.

67  Interview de Christophe Honoré par Laurent Rigoulet,  


Télérama, novembre 2009.
corps des malades soumis à une perte des capacités physiques, La fatalité du vieillissement s’exprime principalement à par-
tel le corps raide de Marco que Jacques traîne dans la baignoire, tir de Non ma fille, tu n’iras pas danser. Contempler la vieil-
tandis que son ami se plaint de ses douleurs. Dans la séquence lesse de leurs parents est un repoussoir pour Léna et Frédé-
suivante, allongé sur un lit, il avoue que la maladie abolit ses sen- rique, qui y voient un premier avertissement sur le temps
timents : « J’ai mal partout, je ne peux pas être amoureux, de per- leur restant pour profiter de la vie avant d’être confrontées à
sonne. » De la même manière, Jacques ne veut pas qu’Arthur le la vieillesse. Frédérique espère même « mourir avant d’avoir à
voie affaibli par la maladie et refuse de vivre une dernière passion vivre [la vieillesse] ». Loin de la lucidité cruelle de leurs filles,
avec lui. « C’était traumatisant pour notre génération et, pour nos Christophe Honoré filme la relation entre les deux parents,
L’ É L A N D E S C O R P S

parents, c’était angoissant de se dire qu’on se lançait dans la vie Annie et Michel, avec tendresse. Le couple fait l’amour dans
avec ce danger-là. [Ils] voulaient nous protéger et ne nous lais- une belle scène passionnelle où la caméra capte la fusion des
saient pas avancer67 », se souvient Christophe Honoré. Le sida corps, habitués l’un à l’autre, à la peau peut-être flétrie, mais
anéantit le corps autant qu’il annihile la liberté de vivre, d’aimer, à la sensualité intacte. Cet idéal amoureux dans la vieillesse
de choisir. trouve dans Métamorphoses son expression la plus pure à tra-
108 vers un couple de pauvres vieillards, Baucis et Philémon, qui 109
souhaitent mourir ensemble pour ne pas être séparés. Dans une
dernière étreinte, leur relation parvient à l’immortalité puisque
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

VIEILLIR
tous deux se transforment, grâce à Jupiter, en un peuplier et un
Affrontant simultanément les différentes époques de leurs érable aux racines et feuillages emmêlés.
vies dans Chambre 212, les personnages, comme le cinéaste, Pour l’artiste qui chérit tant l’adolescence, la vieillesse n’est
regardent, non sans une certaine ironie, à la fois dans le ré- pas la source d’angoisse que l’on pourrait soupçonner, à partir
troviseur et dans le miroir. Anxieux, ils font le bilan. Et s’ils du moment où elle est acceptée au sein des corps et de leur ex-
avaient raté leur vie ? En regardant vers le passé, les person- pression. Chambre 212 illustre cette évolution par une lecture
nages saisissent combien le temps les a marqués physiquement, mélancolique du temps qui agit sur les êtres par le personnage
se lamentent de leurs rides, de leur graisse, en regrettant leur d’Irène. Devenue lesbienne en baie de Somme, elle a fini par se
corps de jeunesse. trouver elle-même. Elle est heureuse.

67  Interview de Christophe Honoré par Laurent Rigoulet,  


Télérama, novembre 2009.
A F F E C TAT I O N S progressivement, comme si sa présence suffisait à créer le vide
autour d’elle. Le plan suivant cadre le haut de son dos et sa
Les tourments intérieurs, les peines et le mal-être des person- tête, tandis qu’on l’entend s’adresser par ses pensées à son fils.
nages d’Honoré peuvent faire du corps une cage. Les maux Bientôt, Cécile n’est plus qu’une ombre sur le sol. Sa tête, dit-
torturent d’autant plus les personnages qu’il est parfois diffi- elle, est devenue « la maison des morts ». Christophe Honoré
cile pour eux de les extérioriser : dans 17 fois Cécile Cassard, montre sa volonté de percer la carapace du corps pour plonger
Mathieu, surpris par Cécile en train de s’entraîner devant une physiquement dans l’intériorité de ses personnages, à l’image
glace à faire couler ses larmes, explique ne pas savoir pleurer de Chambre  212, qui met en présence cinématographique-
L’ É L A N D E S C O R P S

lorsqu’il le devrait. ment l’esprit troublé de Maria, ses peines, doutes, regrets et
La tristesse emplit les personnages de Christophe Honoré, fantasmes. Dans cette dissociation du corps et de l’esprit, c’est
les privant d’un bonheur durable. Leur mélancolie n’est jamais finalement la volonté du personnage qui se présente à elle, ma-
passagère, elle les accompagne toute leur vie en les confron- térialisée sous la forme d’un homme truculent et libertin.
tant à leur propre solitude existentielle. Dans Dans Paris, Paul
110 raconte à Alice le suicide, alors qu’elle avait 17 ans, de sa sœur 111
Claire, heureuse et généreuse, mais traversant régulièrement
des « jours de chiales » impossibles à éclairer : « Je crois que ce
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

sont ses très vielles tristesse qui l’ont tuée. Je crois qu’on sous-
estime énormément la tristesse en général. On meurt toujours
de tristesse, en fait. » Alice lui demande alors si « la tristesse est
installée en nous dès notre naissance, comme la couleur des
yeux ». Paul confirme, et ajoute : « il faut en prendre soin, car les
autres n’y peuvent rien ».
La mélancolie affecte le corps qui cherche à l’expirer et
conduit les personnages à l’effacement. Dans Non ma fille, tu
n’iras pas danser, Léna tente de combattre sa tristesse existen-
tielle, qui la pousse à la fuite. Ce même sentiment s’empare
aussi de Cécile Cassard. Dans une séquence suivant l’abandon
de son enfant, elle se tient debout dans une rue qui se vide
A F F E C TAT I O N S progressivement, comme si sa présence suffisait à créer le vide
autour d’elle. Le plan suivant cadre le haut de son dos et sa
Les tourments intérieurs, les peines et le mal-être des person- tête, tandis qu’on l’entend s’adresser par ses pensées à son fils.
nages d’Honoré peuvent faire du corps une cage. Les maux Bientôt, Cécile n’est plus qu’une ombre sur le sol. Sa tête, dit-
torturent d’autant plus les personnages qu’il est parfois diffi- elle, est devenue « la maison des morts ». Christophe Honoré
cile pour eux de les extérioriser : dans 17 fois Cécile Cassard, montre sa volonté de percer la carapace du corps pour plonger
Mathieu, surpris par Cécile en train de s’entraîner devant une physiquement dans l’intériorité de ses personnages, à l’image
glace à faire couler ses larmes, explique ne pas savoir pleurer de Chambre  212, qui met en présence cinématographique-
L’ É L A N D E S C O R P S

lorsqu’il le devrait. ment l’esprit troublé de Maria, ses peines, doutes, regrets et
La tristesse emplit les personnages de Christophe Honoré, fantasmes. Dans cette dissociation du corps et de l’esprit, c’est
les privant d’un bonheur durable. Leur mélancolie n’est jamais finalement la volonté du personnage qui se présente à elle, ma-
passagère, elle les accompagne toute leur vie en les confron- térialisée sous la forme d’un homme truculent et libertin.
tant à leur propre solitude existentielle. Dans Dans Paris, Paul
110 raconte à Alice le suicide, alors qu’elle avait 17 ans, de sa sœur 111
Claire, heureuse et généreuse, mais traversant régulièrement
des « jours de chiales » impossibles à éclairer : « Je crois que ce
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

sont ses très vielles tristesse qui l’ont tuée. Je crois qu’on sous-
estime énormément la tristesse en général. On meurt toujours
de tristesse, en fait. » Alice lui demande alors si « la tristesse est
installée en nous dès notre naissance, comme la couleur des
yeux ». Paul confirme, et ajoute : « il faut en prendre soin, car les
autres n’y peuvent rien ».
La mélancolie affecte le corps qui cherche à l’expirer et
conduit les personnages à l’effacement. Dans Non ma fille, tu
n’iras pas danser, Léna tente de combattre sa tristesse existen-
tielle, qui la pousse à la fuite. Ce même sentiment s’empare
aussi de Cécile Cassard. Dans une séquence suivant l’abandon
de son enfant, elle se tient debout dans une rue qui se vide
POÉTIQUE DES CORPS interagir ou se dissocier. Les corps encombrent parfois les per-
sonnages, font obstacle à leur intériorité, ou sont au contraire
le lieu de la projection des désirs. L’enveloppe charnelle y est
Au début de Métamorphoses, dans ce qui constitue son pro- aussi triviale que singulière et désirable. Cette circulation du
logue, le jeune chasseur Actéon surprend dans une forêt une désir s’illustre lorsque Maria croise, au début de Chambre 212,
prostituée transsexuelle en train de se laver. Rencontre fatale un jeune homme dans la rue qui la trouble et sur lequel elle
pour Actéon : ensorcelé, il se transforme en cerf et est abattu par se retourne. Le rapport au corps découle du point de vue per-
un autre chasseur. La caméra d’Honoré, caressante, dit à tra- sonnel des personnages sur eux-mêmes et sur les autres. La
L’ É L A N D E S C O R P S

vers cette séquence tout son intérêt pour les corps, leurs diverses sexualité est souvent multiple : lieu du repos, de la jouissance,
formes et leurs métamorphoses. La représentation artistique des de l’harmonie, mais aussi de la violence ou du chagrin. Dans
corps est soumise à un plaisir du regard et à la revendication de Les Chansons d’amour, le triangle amoureux amène un désé-
leur liberté. Christophe Honoré, au cinéma comme au théâtre, quilibre qui fane progressivement le bonheur des personnages.
fait de la mise en scène des corps le moteur fantasmatique d’une Après la mort de Julie, Ismaël se réfugie dans des relations avec
112 retranscription du réel. « Tout ce qu’on peut prétendre à faire en des filles ou des garçons pour noyer sa tristesse. 113
tant que cinéaste, c’est d’agencer des formes, et le comédien est Le langage des corps permet d’exprimer ce que la parole ne
une forme par sa vitesse, sa beauté, sa laideur, sa voix, beaucoup peut dire. Il nécessite parfois un décryptage par l’observation de
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

plus que par la psychologie qu’on voudrait lui imposer68 », dit-il, chacun de ses membres. Le cinéaste ressuscite l’art du blason,
libérant les corps des personnages comme ceux des acteurs qui une forme poétique née au xvie siècle consistant à faire l’éloge
les incarnent. d’une partie du corps. Dans le roman Ton père s’intercalent des
photographies en noir et blanc réalisées par l’auteur, dévoilant
un morceau (une nuque, une main, un téton) d’un corps mas-
L’A R T D U D É TA I L culin. Le procédé rappelle certains plans d’Une femme mariée
de Jean-Luc Godard (1964) présentant des parties du corps de
Pour Christophe Honoré, filmer les personnages exige un Macha Méril dans la constitution d’un discours de désir. Dans
double langage : celui de la parole et celui des corps, qui peuvent La Belle Personne, les visages des personnages – souvent filmés
avec des gros plans qui isolent la tête du reste du corps – expri-
68  Entretien avec Christophe Honoré par Bruno Blanckeman,  
ment seuls les différentes émotions qui les animent, du désir au
Revue critique de fixxion française contemporaine, 2012. doute en passant par la tristesse, tandis que se met en place un
POÉTIQUE DES CORPS interagir ou se dissocier. Les corps encombrent parfois les per-
sonnages, font obstacle à leur intériorité, ou sont au contraire
le lieu de la projection des désirs. L’enveloppe charnelle y est
Au début de Métamorphoses, dans ce qui constitue son pro- aussi triviale que singulière et désirable. Cette circulation du
logue, le jeune chasseur Actéon surprend dans une forêt une désir s’illustre lorsque Maria croise, au début de Chambre 212,
prostituée transsexuelle en train de se laver. Rencontre fatale un jeune homme dans la rue qui la trouble et sur lequel elle
pour Actéon : ensorcelé, il se transforme en cerf et est abattu par se retourne. Le rapport au corps découle du point de vue per-
un autre chasseur. La caméra d’Honoré, caressante, dit à tra- sonnel des personnages sur eux-mêmes et sur les autres. La
L’ É L A N D E S C O R P S

vers cette séquence tout son intérêt pour les corps, leurs diverses sexualité est souvent multiple : lieu du repos, de la jouissance,
formes et leurs métamorphoses. La représentation artistique des de l’harmonie, mais aussi de la violence ou du chagrin. Dans
corps est soumise à un plaisir du regard et à la revendication de Les Chansons d’amour, le triangle amoureux amène un désé-
leur liberté. Christophe Honoré, au cinéma comme au théâtre, quilibre qui fane progressivement le bonheur des personnages.
fait de la mise en scène des corps le moteur fantasmatique d’une Après la mort de Julie, Ismaël se réfugie dans des relations avec
112 retranscription du réel. « Tout ce qu’on peut prétendre à faire en des filles ou des garçons pour noyer sa tristesse. 113
tant que cinéaste, c’est d’agencer des formes, et le comédien est Le langage des corps permet d’exprimer ce que la parole ne
une forme par sa vitesse, sa beauté, sa laideur, sa voix, beaucoup peut dire. Il nécessite parfois un décryptage par l’observation de
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

plus que par la psychologie qu’on voudrait lui imposer68 », dit-il, chacun de ses membres. Le cinéaste ressuscite l’art du blason,
libérant les corps des personnages comme ceux des acteurs qui une forme poétique née au xvie siècle consistant à faire l’éloge
les incarnent. d’une partie du corps. Dans le roman Ton père s’intercalent des
photographies en noir et blanc réalisées par l’auteur, dévoilant
un morceau (une nuque, une main, un téton) d’un corps mas-
L’A R T D U D É TA I L culin. Le procédé rappelle certains plans d’Une femme mariée
de Jean-Luc Godard (1964) présentant des parties du corps de
Pour Christophe Honoré, filmer les personnages exige un Macha Méril dans la constitution d’un discours de désir. Dans
double langage : celui de la parole et celui des corps, qui peuvent La Belle Personne, les visages des personnages – souvent filmés
avec des gros plans qui isolent la tête du reste du corps – expri-
68  Entretien avec Christophe Honoré par Bruno Blanckeman,  
ment seuls les différentes émotions qui les animent, du désir au
Revue critique de fixxion française contemporaine, 2012. doute en passant par la tristesse, tandis que se met en place un
dialogue de regards. Le blason propose un langage dans lequel événement sur scène en faisant interpréter à ses « idoles »
les personnages articulent l’érotisme et les émotions avec le quelques mouvements de la danse inventée par Bagouet sur la
corps. Quand, dans Tout contre Léo, Léo raconte à son jeune musique des Doors.
frère l’amour que lui a avoué son amant pour ses genoux, le De la même manière que la focalisation sur des détails per-
souvenir érotique laisse place à l’expression de la complicité met de traduire le désir des personnages, la danse exprime
fraternelle. Dans Homme au bain, Kate (Kate Moran), po- leurs émotions contradictoires. À ce titre, elle fonctionne un
tache, propose à Emmanuel de comparer leurs fesses, celles des peu comme le chant. Dans Les Bien-aimés, lors d’une scène se
hommes étant d’après elle plus belles que celles des femmes. déroulant dans un club londonien où joue un groupe de rock,
L’ É L A N D E S C O R P S

Le corps trouve son sens, sa beauté et sa singularité dans le Véra se met à danser seule, tournant sur elle-même pour dissi-
regard qui le détaille et le désire. La multiplicité de ces regards per l’ennui, avant d’être emportée par plusieurs hommes dans
rend hommage à la diversité des silhouettes et à la subjectivité une chorégraphie euphorisante, qui la place au centre de l’at-
du désir. La typologie des différents hommes blonds, des plus tention et l’amène à croiser le regard d’Henderson. Des années
communs aux plus désirables, qu’expose Jacques à Arthur dans plus tard, Vera danse seule dans le bar de son hôtel à Montréal,
114 Plaire, aimer et courir vite en offre un parfait exemple. blessée par l’échec de sa relation avec Henderson, avant de 115
sombrer. Dans Dans Paris, Paul ne croit plus en l’amour de sa
compagne Anna. La crise qu’ils traversent s’exprime dans son
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

LE BALLET DES CORPS refus de danser avec elle. Dans 17 fois Cécile Cassard, Mathieu
fait à Cécile une démonstration de paso doble tout en expli-
Christophe Honoré chorégraphie les corps. Dans Plaire, aimer quant qu’il ne peut danser que tout seul. La danse permet de
et courir vite se déploie une séquence onirique tandis que la ma- rompre la solitude ou de la précipiter.
ladie s’empare du corps de Jacques : dans un ballet mélancolique La danse joue un rôle particulier dans la séquence du conte
et quasiment mortuaire, des hommes sortent au ralenti dans la breton, raconté par Anton à sa mère Léna, dans Non ma fille,
rue. Parmi eux, Jacques, accompagné d’un jeune éphèbe torse tu n’iras pas danser. Christophe Honoré y adapte une légende
nu qu’il étreint et embrasse contre un mur. La séquence résonne bretonne qui l’a marqué dans sa jeunesse, celle de Katell Gollet,
avec l’ouverture des Idoles dans laquelle Christophe Honoré ra- dite La Perdue. Cette belle jeune femme est décrite dans la lé-
conte la fameuse représentation, en 1992 au Centre Pompidou, gende comme débauchée, préférant les plaisirs de la danse au
de Jours étranges du chorégraphe Dominique Bagouet, en carcan du mariage. En réponse aux pressions de son père, elle
son hommage après sa mort du sida. L’artiste reproduit cet déclare qu’elle acceptera de se marier avec l’homme capable de
dialogue de regards. Le blason propose un langage dans lequel événement sur scène en faisant interpréter à ses « idoles »
les personnages articulent l’érotisme et les émotions avec le quelques mouvements de la danse inventée par Bagouet sur la
corps. Quand, dans Tout contre Léo, Léo raconte à son jeune musique des Doors.
frère l’amour que lui a avoué son amant pour ses genoux, le De la même manière que la focalisation sur des détails per-
souvenir érotique laisse place à l’expression de la complicité met de traduire le désir des personnages, la danse exprime
fraternelle. Dans Homme au bain, Kate (Kate Moran), po- leurs émotions contradictoires. À ce titre, elle fonctionne un
tache, propose à Emmanuel de comparer leurs fesses, celles des peu comme le chant. Dans Les Bien-aimés, lors d’une scène se
hommes étant d’après elle plus belles que celles des femmes. déroulant dans un club londonien où joue un groupe de rock,
L’ É L A N D E S C O R P S

Le corps trouve son sens, sa beauté et sa singularité dans le Véra se met à danser seule, tournant sur elle-même pour dissi-
regard qui le détaille et le désire. La multiplicité de ces regards per l’ennui, avant d’être emportée par plusieurs hommes dans
rend hommage à la diversité des silhouettes et à la subjectivité une chorégraphie euphorisante, qui la place au centre de l’at-
du désir. La typologie des différents hommes blonds, des plus tention et l’amène à croiser le regard d’Henderson. Des années
communs aux plus désirables, qu’expose Jacques à Arthur dans plus tard, Vera danse seule dans le bar de son hôtel à Montréal,
114 Plaire, aimer et courir vite en offre un parfait exemple. blessée par l’échec de sa relation avec Henderson, avant de 115
sombrer. Dans Dans Paris, Paul ne croit plus en l’amour de sa
compagne Anna. La crise qu’ils traversent s’exprime dans son
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

LE BALLET DES CORPS refus de danser avec elle. Dans 17 fois Cécile Cassard, Mathieu
fait à Cécile une démonstration de paso doble tout en expli-
Christophe Honoré chorégraphie les corps. Dans Plaire, aimer quant qu’il ne peut danser que tout seul. La danse permet de
et courir vite se déploie une séquence onirique tandis que la ma- rompre la solitude ou de la précipiter.
ladie s’empare du corps de Jacques : dans un ballet mélancolique La danse joue un rôle particulier dans la séquence du conte
et quasiment mortuaire, des hommes sortent au ralenti dans la breton, raconté par Anton à sa mère Léna, dans Non ma fille,
rue. Parmi eux, Jacques, accompagné d’un jeune éphèbe torse tu n’iras pas danser. Christophe Honoré y adapte une légende
nu qu’il étreint et embrasse contre un mur. La séquence résonne bretonne qui l’a marqué dans sa jeunesse, celle de Katell Gollet,
avec l’ouverture des Idoles dans laquelle Christophe Honoré ra- dite La Perdue. Cette belle jeune femme est décrite dans la lé-
conte la fameuse représentation, en 1992 au Centre Pompidou, gende comme débauchée, préférant les plaisirs de la danse au
de Jours étranges du chorégraphe Dominique Bagouet, en carcan du mariage. En réponse aux pressions de son père, elle
son hommage après sa mort du sida. L’artiste reproduit cet déclare qu’elle acceptera de se marier avec l’homme capable de
la faire danser durant douze heures d’affilée. Le cinéaste met en
scène une fête se tenant à la suite du Pardon de Notre-Dame de
Braspart – reconstituée avec des musiciens, chanteurs et dan-
seurs bretons – où Katell épuise tour à tour de nombreux
danseurs qui finissent dans les cercueils qu’acheminent les
villageois. L’arrivée du diable, sous la forme d’un jeune homme ÉPILOGUE
portant une cape, trouble soudainement la fête, faisant fuir tout PRENDRE CORPS
le monde, tandis que le père de Katell cherche à empêcher sa
L’ É L A N D E S C O R P S

fille d’aller danser avec lui. La musique bretonne fait place à une
musique orchestrale et Katell se met à danser avec le démon. Par
un baiser diabolique, ce dernier affaiblit Katell qui finit seule à
terre. La séquence s’achève sur les images d’un calvaire où le
diable porte un coup de fourche mortel à une femme. Comme
116 Léna, Katell est châtiée pour avoir voulu disposer de son corps,
de son désir et de son envie de vivre libre.
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS
la faire danser durant douze heures d’affilée. Le cinéaste met en
scène une fête se tenant à la suite du Pardon de Notre-Dame de
Braspart – reconstituée avec des musiciens, chanteurs et dan-
seurs bretons – où Katell épuise tour à tour de nombreux
danseurs qui finissent dans les cercueils qu’acheminent les
villageois. L’arrivée du diable, sous la forme d’un jeune homme ÉPILOGUE
portant une cape, trouble soudainement la fête, faisant fuir tout PRENDRE CORPS
le monde, tandis que le père de Katell cherche à empêcher sa
L’ É L A N D E S C O R P S

fille d’aller danser avec lui. La musique bretonne fait place à une
musique orchestrale et Katell se met à danser avec le démon. Par
un baiser diabolique, ce dernier affaiblit Katell qui finit seule à
terre. La séquence s’achève sur les images d’un calvaire où le
diable porte un coup de fourche mortel à une femme. Comme
116 Léna, Katell est châtiée pour avoir voulu disposer de son corps,
de son désir et de son envie de vivre libre.
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS
La revendication de la liberté des corps constitue sans doute
l’aspect le plus politique de l’œuvre d’Honoré. Il s’agit de repen-
ser l’image du corps, de le sortir de ses carcans, de renverser ses
représentations figées, comme lorsque Romain Duris reprend
la chorégraphie et la chanson de cabaret de Lola dans 17 fois
Cécile Cassard, ou la séquence d’Homme au bain dans laquelle
Emmanuel fait le ménage en dansant avec une sensualité exa-
cerbée, sur le morceau How Insensitive de Nancy Wilson. Le
corps massif, musclé, sculpté et au crâne tatoué de l’acteur 119
pornographique gay François Sagat ouvre une réflexion sur la
virilité contemporaine. Le film lui-même s’inspire du tableau
homonyme de Gustave Caillebotte, peint en 1884. À l’opposé
des conventions de l’époque, il surprend un homme dans une
position de vulnérabilité : nu, de dos, en train de s’essuyer dans
une salle de bain. Homme au bain, par le biais du personnage
d’Emmanuel69, permet à François Sagat de continuer à forger
cette image qu’il entretient comme acteur pornographique,
celle d’un homme qui a voulu faire de son corps, devenu « hors-
normes », une œuvre d’art, en s’inspirant des mannequins fé-
minins des années 1990. En en faisant un être quasi mutique

69  Un prénom qui évoque celui d’une figure érotique fameuse – Emmanuelle –
héroïne d’une série de films éponymes réalisés dans les années 1970 et 1980.
La revendication de la liberté des corps constitue sans doute
l’aspect le plus politique de l’œuvre d’Honoré. Il s’agit de repen-
ser l’image du corps, de le sortir de ses carcans, de renverser ses
représentations figées, comme lorsque Romain Duris reprend
la chorégraphie et la chanson de cabaret de Lola dans 17 fois
Cécile Cassard, ou la séquence d’Homme au bain dans laquelle
Emmanuel fait le ménage en dansant avec une sensualité exa-
cerbée, sur le morceau How Insensitive de Nancy Wilson. Le
corps massif, musclé, sculpté et au crâne tatoué de l’acteur 119
pornographique gay François Sagat ouvre une réflexion sur la
virilité contemporaine. Le film lui-même s’inspire du tableau
homonyme de Gustave Caillebotte, peint en 1884. À l’opposé
des conventions de l’époque, il surprend un homme dans une
position de vulnérabilité : nu, de dos, en train de s’essuyer dans
une salle de bain. Homme au bain, par le biais du personnage
d’Emmanuel69, permet à François Sagat de continuer à forger
cette image qu’il entretient comme acteur pornographique,
celle d’un homme qui a voulu faire de son corps, devenu « hors-
normes », une œuvre d’art, en s’inspirant des mannequins fé-
minins des années 1990. En en faisant un être quasi mutique

69  Un prénom qui évoque celui d’une figure érotique fameuse – Emmanuelle –
héroïne d’une série de films éponymes réalisés dans les années 1970 et 1980.
dans son film, Christophe Honoré filme François Sagat dans Christophe Honoré affirme son refus d’une confiscation des
une perspective d’objectivation et de fascination, dans laquelle corps. Quand il met en scène l’opéra de Mozart Cosi fan tutte,
l’expression des sentiments ne passe que par le corps. Face à en 2016, il transpose l’action en 1938 dans une Érythrée colo-
ses jeunes amants frêles, la silhouette compacte de François nisée par l’Italie mussolinienne. Le colonialisme, le racisme,
Sagat – ne correspondant plus aux canons physiques gay de l’objectivisation des Noirs, la misogynie sont dans le viseur de
É P I L O G U E  : P R E N D R E C O R P S

l’époque – semble grotesque, « kitsch » comme le décrit, dans cette œuvre. Christophe Honoré le revendique : il faut mettre
le film, Dennis Cooper. Son corps bodybuildé renvoie à une un terme aux relations de pouvoirs, qu’elles soient directes ou
survirilité brutale, idéalisée, tout en dévoilant une vulnérabilité insidieuses. Extraits de leurs carcans, libres de toute représenta-
sentimentale – il déplore la fin de son amour avec Omar –, une tion et de toute injonction, à l’image des personnages joués par
solitude, et une capacité à l’abandon sensuel qui invite à ne pas Chiara Mastroianni ou de la jeune Europe dans Métamorphoses,
se fier aux apparences. les corps filmés par Christophe Honoré s’élancent à la conquête
Dans Homme au bain, Christophe Honoré prend un parti d’un nouvel horizon.
politique envers la stigmatisation de l’homosexualité, notam-
120 ment par l’Église catholique. Alors qu’Emmanuel est en train 121
de faire l’amour sur le canapé avec un jeune homme noir, un
autre homme lit un article relatant les déclarations d’un cardi-
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

nal sur une affaire de prêtres pédophiles : celui-ci lie pédophilie


et homosexualité. D’après lui, « c’est la vérité, c’est le problème ».
L’homme tourne l’expression en dérision et lance, ironique, à
l’adresse d’Emmanuel et son amant qu’ils vont « avoir de gros
problèmes ». Le cinéaste a signé une tribune publiée dans Le
Monde en 2012, alors en plein débat sur l’adoption du mariage
pour tous, pour dénoncer l’homophobie de certains hommes
politiques et représentants des différentes religions70.

70  « Mariage gay, non à la collusion de la haine »,  


tribune publiée dans le journal Le Monde, le 17 novembre 2012.
dans son film, Christophe Honoré filme François Sagat dans Christophe Honoré affirme son refus d’une confiscation des
une perspective d’objectivation et de fascination, dans laquelle corps. Quand il met en scène l’opéra de Mozart Cosi fan tutte,
l’expression des sentiments ne passe que par le corps. Face à en 2016, il transpose l’action en 1938 dans une Érythrée colo-
ses jeunes amants frêles, la silhouette compacte de François nisée par l’Italie mussolinienne. Le colonialisme, le racisme,
Sagat – ne correspondant plus aux canons physiques gay de l’objectivisation des Noirs, la misogynie sont dans le viseur de
É P I L O G U E  : P R E N D R E C O R P S

l’époque – semble grotesque, « kitsch » comme le décrit, dans cette œuvre. Christophe Honoré le revendique : il faut mettre
le film, Dennis Cooper. Son corps bodybuildé renvoie à une un terme aux relations de pouvoirs, qu’elles soient directes ou
survirilité brutale, idéalisée, tout en dévoilant une vulnérabilité insidieuses. Extraits de leurs carcans, libres de toute représenta-
sentimentale – il déplore la fin de son amour avec Omar –, une tion et de toute injonction, à l’image des personnages joués par
solitude, et une capacité à l’abandon sensuel qui invite à ne pas Chiara Mastroianni ou de la jeune Europe dans Métamorphoses,
se fier aux apparences. les corps filmés par Christophe Honoré s’élancent à la conquête
Dans Homme au bain, Christophe Honoré prend un parti d’un nouvel horizon.
politique envers la stigmatisation de l’homosexualité, notam-
120 ment par l’Église catholique. Alors qu’Emmanuel est en train 121
de faire l’amour sur le canapé avec un jeune homme noir, un
autre homme lit un article relatant les déclarations d’un cardi-
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

nal sur une affaire de prêtres pédophiles : celui-ci lie pédophilie


et homosexualité. D’après lui, « c’est la vérité, c’est le problème ».
L’homme tourne l’expression en dérision et lance, ironique, à
l’adresse d’Emmanuel et son amant qu’ils vont « avoir de gros
problèmes ». Le cinéaste a signé une tribune publiée dans Le
Monde en 2012, alors en plein débat sur l’adoption du mariage
pour tous, pour dénoncer l’homophobie de certains hommes
politiques et représentants des différentes religions70.

70  « Mariage gay, non à la collusion de la haine »,  


tribune publiée dans le journal Le Monde, le 17 novembre 2012.
FILMOGRAPHIE
FILMOGRAPHIE
NOUS DEUX (CM) MA MÈRE NON MA FILLE, LES MALHEURS DE SOPHIE
2000 • 14 min 2003 • 110 min TU N’IRAS PAS DANSER 2015 • 106 min
2009 • 105 min
av ec Philippe Calvario, Julien av ec Isabelle Huppert,   av ec Anaïs Demoustier, Golshifteh
Peny, Emma Piesse   Louis Garrel, Joana Preiss,   av ec Chiara Mastroianni, Marina Farahani, Caroline Grant 
s c én a r i o d e Christophe Honoré Emma de Caunes…   Foïs, Marie-Christine Barrault… s cén a r i o d e Gilles Taurand et

s c én a r i o d e Christophe Honoré s c én a r i o d e Geneviève Brisac et Christophe Honoré


Christophe Honoré
17 FOIS CÉCILE CASSARD
2001 • 105 min DANS PARIS PLAIRE, AIMER
2006 • 90 min HOMME AU BAIN ET COURIR VITE
FILMOGRAPHIE

av ec Béatrice Dalle, Romain Duris 2010 • 72 min 2017 • 130 min


et Jeanne Balibar…  av ec Romain Duris, Louis Garrel,
s c én a r i o d e Christophe Honoré
Joana Preiss, Guy Marchand…   av ec François Sagat, Chiara av ec Vincent Lacoste, Pierre
s c én a r i o d e Christophe Honoré Mastroianni, Omar Ben Sellem Deladonchamps, Denis Podalydès  
s c én a r i o d e Christophe Honoré s cén a r i o d e Christophe Honoré
TOUT CONTRE LÉO (TV)
124 2002 • 90 min LES CHANSONS D’AMOUR
2007 • 90 min LES BIEN-AIMÉS CHAMBRE 212
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

av ec Yaniss Lespert,   2011 • 140 min 2019 • 87 min


Pierre Mignard, Marie Bunel, av ec Louis Garrel, Ludivine
Joana Preiss…  Sagnier, Chiara Mastroianni, av ec Chiara Mastroianni, av ec Chiara Mastroianni,
s c én a r i o d e Christophe Honoré  
Clotilde Hesme…   Catherine Deneuve, Ludivine Benjamin Biolay, Vincent Lacoste
et Diastème s c én a r i o d e Christophe Honoré Sagnier  s cén a r i o d e Christophe Honoré

s c én a r i o d e Christophe Honoré

LA BELLE PERSONNE
2008 • 90 min MÉTAMORPHOSES
2014 • 102 min
av ec Louis Garrel, Léa Seydoux,
Grégoire Leprince-Ringuet…   av ec Amira Akili, Sébastien Hirel,
s c én a r i o d e Gilles Taurand et Damien Chapelle 
Christophe Honoré s c én a r i o d e Christophe Honoré
NOUS DEUX (CM) MA MÈRE NON MA FILLE, LES MALHEURS DE SOPHIE
2000 • 14 min 2003 • 110 min TU N’IRAS PAS DANSER 2015 • 106 min
2009 • 105 min
av ec Philippe Calvario, Julien av ec Isabelle Huppert,   av ec Anaïs Demoustier, Golshifteh
Peny, Emma Piesse   Louis Garrel, Joana Preiss,   av ec Chiara Mastroianni, Marina Farahani, Caroline Grant 
s c én a r i o d e Christophe Honoré Emma de Caunes…   Foïs, Marie-Christine Barrault… s cén a r i o d e Gilles Taurand et

s c én a r i o d e Christophe Honoré s c én a r i o d e Geneviève Brisac et Christophe Honoré


Christophe Honoré
17 FOIS CÉCILE CASSARD
2001 • 105 min DANS PARIS PLAIRE, AIMER
2006 • 90 min HOMME AU BAIN ET COURIR VITE
FILMOGRAPHIE

av ec Béatrice Dalle, Romain Duris 2010 • 72 min 2017 • 130 min


et Jeanne Balibar…  av ec Romain Duris, Louis Garrel,
s c én a r i o d e Christophe Honoré
Joana Preiss, Guy Marchand…   av ec François Sagat, Chiara av ec Vincent Lacoste, Pierre
s c én a r i o d e Christophe Honoré Mastroianni, Omar Ben Sellem Deladonchamps, Denis Podalydès  
s c én a r i o d e Christophe Honoré s cén a r i o d e Christophe Honoré
TOUT CONTRE LÉO (TV)
124 2002 • 90 min LES CHANSONS D’AMOUR
2007 • 90 min LES BIEN-AIMÉS CHAMBRE 212
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

av ec Yaniss Lespert,   2011 • 140 min 2019 • 87 min


Pierre Mignard, Marie Bunel, av ec Louis Garrel, Ludivine
Joana Preiss…  Sagnier, Chiara Mastroianni, av ec Chiara Mastroianni, av ec Chiara Mastroianni,
s c én a r i o d e Christophe Honoré  
Clotilde Hesme…   Catherine Deneuve, Ludivine Benjamin Biolay, Vincent Lacoste
et Diastème s c én a r i o d e Christophe Honoré Sagnier  s cén a r i o d e Christophe Honoré

s c én a r i o d e Christophe Honoré

LA BELLE PERSONNE
2008 • 90 min MÉTAMORPHOSES
2014 • 102 min
av ec Louis Garrel, Léa Seydoux,
Grégoire Leprince-Ringuet…   av ec Amira Akili, Sébastien Hirel,
s c én a r i o d e Gilles Taurand et Damien Chapelle 
Christophe Honoré s c én a r i o d e Christophe Honoré
CLIPS, LIVRES, THÉÂTRE, OPÉRA
CLIPS, LIVRES, THÉÂTRE, OPÉRA
CLIPS  Une toute petite histoire d’amour PIÈCES MISES EN SCÈNE
• L’École des loisirs, 1998 DE THÉÂTRE ET D’OPÉRA
Avant la haine, 2011 • Alex Beaupain Je ne suis pas une fille à papa Les Débutantes • 1998 
et Camélia Jordana • Éditions Thierry Magnier, 1998 mis en scène par Christophe Honoré
Angelo, tyran de Padoue  
Le Jour, 2016 • Calypso Valois Mon cœur bouleversé Le Pire du troupeau • 2001  de Victor Hugo  
CLIPS , LI V R E S , T H É ÂTR E , OPÉR A

• L’École des loisirs, 1999 mis en scène par Christian Duchange • Festival d’Avignon, 2009

ROMANS Les Nuits où personne ne dort Beautiful Guys • 2004  Dialogues des Carmélites
• L’École des loisirs, 1999 mis en scène par Christophe Honoré de Francis Poulenc  
L’Infamille Bretonneries Dionysos impuissant • 2005  • Opéra national de Lyon, 2013
• Éditions de l’Olivier, 1997 • Éditions Thierry Magnier, 1999 mis en scène par Christophe Honoré Pelléas et Mélisande  
La Douceur M’aimer La Faculté • 2012  de Claude Debussy  
• Éditions de l’Olivier, 1999 • L’École des loisirs, 2004 mis en scène par Éric Vigner • Opéra national de Lyon, 2015
Scarborough Noël c’est couic Cosi fan tutte
Un jeune se tue • 2012 
• Éditions de l’Olivier, 2002 • L’École des loisirs, 2005 de Wolfgang Amadeus Mozart  
mis en scène par Robert Cantarella
Le Livre pour enfants Torse nu • Festival d’Aix-en-Provence, 2016
Nouveau Roman • 2012 
128 • Éditions de l’Olivier, 2005 • L’École des loisirs, 2005
mis en scène parChristophe Honoré 
Don Carlos de Giuseppe Verdi  
Ton père Viens • Opéra national de Lyon, 2018
avec Anaïs Demoustier, Ludivine
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

• Mercure de France, 2017 • L’École des loisirs, 2006 Sagnier, Julien Honoré Tosca de Giacomo Puccini  
Juke-box (collectif)  • Festival d’Aix-en- Provence, 2019
Fin de l’Histoire • 2015  
LIVRES JEUNESSE • L’École des loisirs, 2007 mis en scène par Christophe Honoré 
Le Terrible six heures du soir avecJean-Charles Clichet,
Tout contre Léo • Actes Sud Junior, 2008 Sébastien Eveno, Annie Mercier
• L’École des loisirs, 1996 J’élève ma poupée Violentes femmes • 2015 
C’est plus fort que moi • L’École des loisirs, 2010 mis en scène par Robert Cantarella
• L’École des loisirs, 1996 La règle d’or du cache-cache Les Idoles • 2018 
Je joue très bien tout seul • Actes Sud Junior, 2010 mis en scène parChristophe Honoré 
• L’École des loisirs, 1997 L’une belle, l’autre pas avec Marina Foïs, Jean-Charles
L’Affaire P’tit Marcel • Actes Sud Junior, 2013 Clichet, Marlène Saldana
• L’École des loisirs, 1998 Un enfant de pauvres Le Ciel de Nantes • 2021 
Zéro de lecture • Actes Sud Junior, 2016 mis en scène par Christophe Honoré 
• L’École des loisirs, 1998
CLIPS  Une toute petite histoire d’amour PIÈCES MISES EN SCÈNE
• L’École des loisirs, 1998 DE THÉÂTRE ET D’OPÉRA
Avant la haine, 2011 • Alex Beaupain Je ne suis pas une fille à papa Les Débutantes • 1998 
et Camélia Jordana • Éditions Thierry Magnier, 1998 mis en scène par Christophe Honoré
Angelo, tyran de Padoue  
Le Jour, 2016 • Calypso Valois Mon cœur bouleversé Le Pire du troupeau • 2001  de Victor Hugo  
CLIPS , LI V R E S , T H É ÂTR E , OPÉR A

• L’École des loisirs, 1999 mis en scène par Christian Duchange • Festival d’Avignon, 2009

ROMANS Les Nuits où personne ne dort Beautiful Guys • 2004  Dialogues des Carmélites
• L’École des loisirs, 1999 mis en scène par Christophe Honoré de Francis Poulenc  
L’Infamille Bretonneries Dionysos impuissant • 2005  • Opéra national de Lyon, 2013
• Éditions de l’Olivier, 1997 • Éditions Thierry Magnier, 1999 mis en scène par Christophe Honoré Pelléas et Mélisande  
La Douceur M’aimer La Faculté • 2012  de Claude Debussy  
• Éditions de l’Olivier, 1999 • L’École des loisirs, 2004 mis en scène par Éric Vigner • Opéra national de Lyon, 2015
Scarborough Noël c’est couic Cosi fan tutte
Un jeune se tue • 2012 
• Éditions de l’Olivier, 2002 • L’École des loisirs, 2005 de Wolfgang Amadeus Mozart  
mis en scène par Robert Cantarella
Le Livre pour enfants Torse nu • Festival d’Aix-en-Provence, 2016
Nouveau Roman • 2012 
128 • Éditions de l’Olivier, 2005 • L’École des loisirs, 2005
mis en scène parChristophe Honoré 
Don Carlos de Giuseppe Verdi  
Ton père Viens • Opéra national de Lyon, 2018
avec Anaïs Demoustier, Ludivine
CHRISTOPHE HONORÉ,
LES CORPS LIBÉRÉS

• Mercure de France, 2017 • L’École des loisirs, 2006 Sagnier, Julien Honoré Tosca de Giacomo Puccini  
Juke-box (collectif)  • Festival d’Aix-en- Provence, 2019
Fin de l’Histoire • 2015  
LIVRES JEUNESSE • L’École des loisirs, 2007 mis en scène par Christophe Honoré 
Le Terrible six heures du soir avecJean-Charles Clichet,
Tout contre Léo • Actes Sud Junior, 2008 Sébastien Eveno, Annie Mercier
• L’École des loisirs, 1996 J’élève ma poupée Violentes femmes • 2015 
C’est plus fort que moi • L’École des loisirs, 2010 mis en scène par Robert Cantarella
• L’École des loisirs, 1996 La règle d’or du cache-cache Les Idoles • 2018 
Je joue très bien tout seul • Actes Sud Junior, 2010 mis en scène parChristophe Honoré 
• L’École des loisirs, 1997 L’une belle, l’autre pas avec Marina Foïs, Jean-Charles
L’Affaire P’tit Marcel • Actes Sud Junior, 2013 Clichet, Marlène Saldana
• L’École des loisirs, 1998 Un enfant de pauvres Le Ciel de Nantes • 2021 
Zéro de lecture • Actes Sud Junior, 2016 mis en scène par Christophe Honoré 
• L’École des loisirs, 1998
Prolongez la lecture de ce livre  
en accédant au contenu additionnel
prévu par l’auteur et disponible  
à cette adresse :  
www.playlistsociety.fr/honoré
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REMERCIEMENTS

Je remercie Élise Lépine et Benjamin


Fogel pour leur confiance et leur
formidable travail, ainsi que l’ensemble
de l’équipe de Playlist Society.

Merci particulièrement à Nicolas


Thévenin, pour son aide précieuse et son
soutien, ainsi qu’à la bande de la revue
Répliques, et aussi à Jean Cléder.

Enfin, merci à Lauranne.

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