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Œdipe médecin
Séparation, dépression, sublimation
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L e fi l ro u g e
Section 1 Psychanalyse
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Paul Denis
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Œdipe médecin
Séparation, dépression,
sublimation
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Du même auteur
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Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion, Puf, « Le Fil
rouge », 1997.
Freud. 1905-1920, Puf, « Psychanalystes d’aujourd’hui », 2000.
Les Phobies, Puf, « Que sais-je ? », 2006.
Rives et dérives du contre-transfert, Puf, « Le Fil rouge », 2010.
De l’âge bête, la période de latence, Puf, « Quadrige », 2011.
Le Narcissisme, Puf, « Que sais-je ? », 2012.
De l’exaltation, Puf, « Le Fil rouge », 2013.
ISBN 978-2-13-079798-2
ISSN 0768-5459
Dépôt légal – 1re édition : 2017, septembre
© Presses universitaires de France/Humensis, 2017
170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris
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À Marie-Laure Léandri
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Séparation, dépression, sublimation et créa-
tion ont partie liée. Les textes ici présentés
tentent de suivre les fils qui les unissent et
aussi qui les opposent. L’attracteur œdipien
borde le champ où les processus psychiques
correspondants se déroulent, et réorganise
dans une construction nouvelle les boulever-
sements induits par toute perte : Œdipe
médecin…
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Sommaire
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Le mal-être dépressif envisagé à partir de La Peau de cha-
grin de Balzac 1
Balzac, clinicien de la dépression 2
Le positif de la dépression 10
Le fétiche interne et la défiguration des objets 11
Un miroir qui ne réfléchit aucune image 13
Le surinvestissement du saisissable 15
La vie inconciliable 16
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X | ŒDIPE MÉDECIN
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La douleur fantôme 59
Le travail de la douleur 59
Douleur et dépression 61
Douleurs chroniques et patients douloureux chro-
niques 64
L’échec du masochisme 67
La belle actualité 91
L’intemporalité de la fugue 91
Intemporalité et temporalité dans la cure, synchronie
et diachronie 93
Intemporalités et systèmes temporalisés 96
L’inconscient temporel 98
L’affect, organisateur de la temporalité 100
La temporalité recomposée 104
Temporalité rationnelle et sophismes liés au temps 107
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SOMMAIRE | XI
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Le morcellement des représentations 135
Clivage et isolation 137
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Humour et affects 219
Autres opposés de l’humour 221
L’humour comme recours contre l’imago 222
Humour et contes : le conte comme invitation à
l’humour 225
Sur l’humour dans la cure psychanalytique 227
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Le mal-être dépressif envisagé
à partir de La Peau de chagrin
de Balzac
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2 | ŒDIPE MÉDECIN
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d’une telle « perte d’objet » et celle de l’organisation d’un
mouvement dépressif, d’une dépression au sens psychia-
trique du mot, marquée de ce phénomène de rétrécisse-
ment, d’appauvrissement qui la caractérise.
BALZAC, CLINICIEN
DE LA DÉPRESSION
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LE MAL-ÊTRE DÉPRESSIF… | 3
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l’oublier […] Mes idées sont comme des fantômes, elles
dansent devant moi sans que je puisse les saisir. Je préfère la
mort à cette vie […] Il ne s’agit plus de la Fœdora vivante, de
la Fœdora du Faubourg Saint-Honoré, mais de ma Fœdora, de
celle qui est là, dis-je en me frappant le front.
L’ombre de l’objet est ainsi tombée sur le Moi de
Raphaël, conformément à la description de Freud dans
Deuil et mélancolie. L’investissement prévalent de cette
ombre rend le héros inaccessible à l’amour d’une jeune
fille sincère qui ne demande qu’à se dévouer à lui ; il
perçoit la distance qui l’en sépare : « J’admirais cette char-
mante jeune fille comme le portrait d’une maîtresse
morte. » L’ombre de la maîtresse inaccessible l’isole et
obscurcit tout, chaque visage nouveau est recouvert de
cette ombre.
Raphaël se sent pris dans une impasse : il a tout perdu
mais il n’a rien oublié ; renoncer à l’image qui le possède
lui est impossible car cela le plonge dans une désorganisa-
tion vertigineuse, dans une dépersonnalisation dont
Balzac nous montre l’alternance avec des moments d’exci-
tation, d’exaltation, de soif d’objets nouveaux et de
farouche détermination suicidaire. Le personnage est dans
cette situation insupportable lorsque Balzac nous le fait
rencontrer sur le seuil d’un tripot, comme un homme qui
« entre lui et la mort […] ne voit plus que son dernier
écu » ; un foulard trop ajusté cherche à masquer l’absence
de linge, ironie de la situation : le désespéré a déjà perdu
sa chemise avant même d’entrer dans la salle de jeux et
on lui enlève son chapeau : « À peine avez-vous fait un
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4 | ŒDIPE MÉDECIN
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marche avec des idées de suicide, que Balzac nomme « le
délire de son courage ». Cet homme qui ne s’appartient
plus à lui-même cherche malgré lui des investissements
nouveaux mais leur éventualité ne fait qu’en démontrer
l’impossibilité. Ainsi une passante, devant un marchand
d’estampes « lui laiss[e] voir une jambe dont les fins
contours [sont] dessinés par un bas blanc et bien tiré »,
mais cette tentation d’un recours au fétichisme, d’un
recours à une relation d’objet nouvelle, fut-elle relation
d’objet partiel, n’a pas d’effet sur lui.
En bon clinicien de la dépression, Balzac décrit la
dépersonnalisation qui l’accompagne dès que l’investisse-
ment de l’objet se défait, il évoque le « mourant » plongé
« dans une extase douloureuse », « en proie à cette puis-
sance malfaisante [à] l’action dissolvante ». Il décrit les
effets dépersonnalisants du reflux de la libido désinsérée
de l’objet sur laquelle elle était investie : « [Raphaël] sen-
tait son organisme arriver insensiblement aux phéno-
mènes de la fluidité. Les tourments de cette agonie lui
imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues,
et lui faisaient voir les bâtiments, les hommes, à travers
un brouillard où tout ondoyait. » Et plus loin : « N’était-il
pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort. Il retomba
bientôt dans ses vertiges, et continua d’apercevoir les
choses sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger
mouvement… ». Et cependant, le héros lutte contre la
dépersonnalisation : « Il voulut se soustraire [à ces] titilla-
tions […] et se dirigea vers un magasin d’antiquités dans
l’intention de donner une pâture à ses sens… » En effet,
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homme joufflu et « un Caliban femelle » où lui sont pro-
posés des objets déjà morts et comme tels, invulnérables
et disponibles pour une renaissance : « Je pourrais vous
montrer de fort belles momies du Caire », lui dit son
cicérone, et « quelques ébènes sculptés, vraie renaissance ».
Raphaël porte sa croix et accepte la visite : « Son âme
rencontra fortuitement une immense pâture : il devait
voir par avance les ossements de vingt mondes. »
Le caractère gigantesque – et mortuaire –, du caphar-
naüm d’antiquités décrit par Balzac peut être rapproché
de cette autre évocation mélancolique :
J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans,
Un vieux meuble à tiroirs encombré de bilans
De fleurs, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C’est une pyramide, un immense caveau
Qui contient plus de morts que la fosse commune…
Ce monde que Baudelaire situe en lui-même, correspond
au même surinvestissement du passé mort que chez
Raphaël, passé mort devenu géant du fait même du surin-
vestissement qui lui donne toute la place.
Balzac décrit, à travers les rapprochements insolites des
antiquités, une sorte de scène primitive figée dans la
poussière et dérisoire : « […] des boas empaillés souriaient
à des vitraux d’église, semblaient vouloir mordre des
bustes, courir après des laques ou grimper sur des
lustres. » On assiste au bouleversement de la temporalité
qui s’empare du sujet mélancolique : « Le commencement
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tation de la myriade d’objets dont il n’arrive pas à investir,
à élire, un seul :
Après cette impression brumeuse, il voulut choisir ses jouis-
sances ; mais à force de regarder, de penser, de rêver il tomba
sous la puissance d’une fièvre […] le désir qui l’avait poussé
dans ce magasin fut exaucé : il sortit de la vie réelle, monta par
degré vers un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de
l’extase où l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu,
comme l’avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean
dans Patmos.
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devait avoir tué les joies terrestres. » L’antiquaire apparaît
alors comme une sorte de double du père du héros, père
qui avait surmonté, en le broyant, le deuil de sa jeune
femme et avait exercé une contrainte terrible sur son fils,
« jusqu’à vingt et un ans […] courbé sous un despotisme
aussi froid que celui d’une règle monacale ». Ce père a
vertueusement ruiné son fils : « Mon père mourut de cha-
grin, il m’adorait et m’avait ruiné ; cette idée le tua. »
Comme le père, l’antiquaire, par sa proposition désinté-
ressée conduira son visiteur au malheur et scellera sa
propre perte.
« Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint
par Raphaël ? », dit le vieillard qui lui montre le contenu
de la caisse.
À l’aspect de cette immortelle création, [Raphaël] oublia les
fantaisies du magasin, les caprices de son sommeil, redevint
homme, reconnut dans le vieillard une créature de chair bien
vivante, nullement fantasmagorique, et revécut dans le monde
réel.
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chaque vouloir je décroîtrai comme tes jours. Me veux-
tu ? »
La proposition est démoniaque et place Raphaël
devant le dilemme de deux voies qui se font face comme
l’image du Christ et la peau de chagrin : s’engager dans
la voie christique, reprendre ses travaux vertueux et vivre
dans la pauvreté ou accepter un pacte insensé. C’est fina-
lement entre deux formes de masochisme qu’il faudra
choisir. La peau de chagrin est donc, en quelque sorte, le
négatif satanique de l’image christique : à « aimez-vous
les uns les autres », règle qui conduit à la vie éternelle et
que retranscrit Balzac, s’oppose l’égoïsme de la satisfac-
tion des désirs au prix de la restriction de la vie tempo-
relle. Il s’agit donc de tourner le dos au masochisme
christique et à l’amour qui relie aux autres et fait vivre,
mouvement qui refuse un masochisme quotidien pour
une toute-puissance qui n’est en fait qu’une plongée dans
la folie et dans un suicide différé.
La peau, plus que le vieillard qui n’en est que le porte-
parole, joue ici le même rôle que Vautrin lorsqu’il sauve
du suicide Lucien de Rubempré dans les Illusions perdues :
faux prêtre et mauvais ange.
Le vieillard constatant l’effet de sa proposition prévient
pourtant sa victime : « Avant d’entrer dans ce cabinet
vous aviez résolu de vous suicider ; mais tout à coup un
secret vous occupe et vous distrait de mourir. Enfant !
Chacun de vos jours ne vous offrirait-il pas une énigme
plus intéressante que ne l’est celle-ci ? » Il poursuit en
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sation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le
vouloir est mort en moi tué par la pensée […] En deux mots,
j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, non dans les
sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s’use pas et
qui survit à tout. […] Le mot de sagesse ne vient-il pas de
savoir ? Et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou
d’un pouvoir ? Eh bien je veux vivre avec excès dit l’inconnu
en saisissant la Peau de chagrin.
Raphaël tourne donc le dos au portrait du Christ par
Raphaël, à son imitation de Jésus-Christ en somme
– « J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée » – à
son mysticisme « digne de Swedenborg 1 », pour le
monde du pouvoir, du désir et de la possession. On assiste
au renversement des idéaux de Raphaël, son idéal d’abné-
gation est remplacé par un idéal de pouvoir figuré par
l’abandon du Christ pour « la peau ».
Ce type d’inversion s’observe dans l’organisation d’un
mouvement dépressif au cours duquel « l’idéal du Moi »,
constitué de représentations qui relient le fonctionnement
psychique au monde des objets, est remplacé par un
« Moi idéal » qui n’a d’autre visée que la possession totale
d’un seul objet, laquelle serait censée assurer la complé-
tude narcissique. Ce basculement le conduira à un état
mélancolique caractérisé dont la description occupera la
fin du roman.
La proposition de l’antiquaire peut illustrer ce que l’on
peut appeler « la tentation mélancolique » : celle du
renoncement aux objets, aux personnes de la réalité pour
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LE POSITIF DE LA DÉPRESSION
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sonnes nouvelles réalisant ainsi un changement d’objet.
Rien de tel dans la dépression, l’objet perdu doit être
conservé sous peine de désorganisation, c’est à sa conser-
vation que va s’attacher le Moi du sujet. Perdu, l’objet
sera remplacé par son ombre érigée en « objet dépressif »
chargé de maintenir la cohésion de l’organisation psy-
chique menacée.
LE FÉTICHE INTERNE
ET LA DÉFIGURATION DES OBJETS
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Fœdora : il en est arrivé à forcer sa porte et à se cacher
la nuit dans son appartement pour l’observer, la posséder
visuellement malgré elle. Lorsque tout contact est coupé
avec une personne investie sur ce mode, la relation
d’emprise s’internalise : toutes les traces de l’objet sont ras-
semblées pour en ériger l’effigie, l’emprise invoque,
convoque, elle se fait art, culte… Il ne s’agit plus, à propre-
ment parler, d’une représentation de l’objet mais de sa
défiguration en une imago particulière ; étrange monument
intérieur, cette érection fait de l’image de l’objet une idole,
lieu de tension et d’excitation, qui maintient focalisé l’inves-
tissement et organise, fût-ce a minima, le fonctionnement
psychique. L’objet dépressif est de nature imagoïque et son
rôle est à l’inverse de celui d’un objet transitionnel au sens
de Winnicott. Alors que l’investissement de celui-ci sou-
tient le jeu des représentations, l’investissement de l’objet
dépressif fige le psychisme dans un culte univoque qui
arrête le mouvement des représentations. L’analogie avec le
fétichisme s’impose d’elle-même. La perte de l’objet est à la
fois reconnue et niée, organisant un clivage particulier à la
dépression. L’investissement du fétiche interne que consti-
tue l’objet dépressif en assure le maintien mais conduit à
un remaniement du fonctionnement mental dans son
ensemble et à une altération du rapport à la réalité, à une
« perte de la réalité ».
Dans le cas de Raphaël, qui a très tôt perdu sa mère,
on voit fonctionner trois niveaux d’impossibilité au chan-
gement d’objet, le premier sous-tendant les deux autres.
Il n’a rien conservé du patrimoine paternel sauf l’île de la
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LE MAL-ÊTRE DÉPRESSIF… | 13
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inaccessible, et qui se refuse. Fœdora est le second objet
dont il est impossible de faire le deuil car il a été impos-
sible d’en faire la conquête, le troisième sera la peau de
chagrin, défiguration, par le surinvestissement et le replie-
ment narcissique, des deux premiers objets.
Cette défiguration des représentations objectales par la
dépression, leur dédifférenciation figurée par leur réduc-
tion à une surface d’un cuir luisant, va de pair avec la
paralysie du fonctionnement pulsionnel. La dépression
disqualifie le fonctionnement des pulsions. Désirer
devient le pire danger, celui qui menace de disparition le
seul objet organisateur vis-à-vis duquel aucune satisfac-
tion pulsionnelle ne peut être obtenue. La peau de cha-
grin, moins encore que Fœdora, ne fournit aucune
satisfaction constructrice pour le psychisme, elle n’auto-
rise que la débauche, la sensation réduite à elle-même.
Tel Midas le déprimé transforme tout ce qu’il touche en
sensations froides, en vil métal, la peau de chagrin a perdu
ses qualités cutanées sensuelles pour acquérir les traits
métalliques du pouvoir.
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Les grains noirs du chagrin étaient si bien polis et si bien
brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes
que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir
oriental en formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient
vivement la lumière.
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LE MAL-ÊTRE DÉPRESSIF… | 15
LE SURINVESTISSEMENT
DU SAISISSABLE
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Le surinvestissement en emprise, ou si l’on préfère la
fixation au saisissable de l’objet, tend à le maintenir à la
périphérie du psychisme, dans un statut d’extra-territoria-
lité par rapport au tissu même des représentations ; il faut
le garder à portée de main ; l’introjection qui constitue
l’objet interne et l’affranchit de son support externe est
redoutée comme suspecte car elle risquerait de le modi-
fier, d’en faire perdre le contrôle, de le faire disparaître ;
il ne peut donc être lâché. Le changement d’objet psy-
chique serait le salut mais il implique le risque de traver-
ser à nouveau une expérience de désorganisation. Alors
que les modalités de l’investissement qui permettent la
constitution d’un objet transitionnel favorisent les phéno-
mènes d’introjection et l’aptitude au changement d’objet,
la fixation à l’objet lui-même dans ce qu’il a de saisissable,
l’objet, dans ses caractéristiques physiques, sa beauté, sa
présence tangible – dont il peut être exigé qu’elle soit
permanente – s’oppose au deuil et prive le sujet de la voie
qui le conduirait à une issue. La vie psychique se fixe sur
la surveillance et sur la maintenance de l’objet, personne
ou imago, comme le regard de Raphaël assujetti aux
contours de la peau fatale. La haine développée dans un
tel fonctionnement s’accroît parallèlement à l’insatisfac-
tion et au risque d’effondrement qui impose de redoubler
les investissements. Elle apparaît dans le roman à travers
l’évocation par Raphaël d’un assassinat possible de
Fœdora mais surtout dans les idées de suicide et le duel
au cours duquel il tue sans pitié un inconnu qui l’a
insulté.
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16 | ŒDIPE MÉDECIN
LA VIE INCONCILIABLE
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sateur – mais organisateur de la dépression –, apparaît
dans les procédés mis en œuvre par Raphaël : pour ne
pas risquer de désirer une femme, « il portait un lorgnon
dont le verre microscopique, artistement disposé détrui-
sait l’harmonie des plus beaux traits en leur donnant un
hideux aspect ». Pour n’avoir pas à désirer, il a organisé
une vie réglée entièrement de telle sorte qu’il n’ait jamais
à formuler le moindre désir. Les portes s’ouvrent automa-
tiquement, c’est le vieux majordome qui s’occupe de
tout : « Je lui dit tout ce qu’il doit faire et il m’écoute.
Vous ne sauriez à quel point il a poussé la chose… Les
mots souhaitez-vous, désirez-vous, voulez-vous, sont rayés
de la conversation. » « Il mène une drôle de vie…, enten-
dez-vous, une vie inconciliable. »
Le regard de Raphaël est devenu un « véritable regard
de conquérant et de damné […] presque joyeux de deve-
nir une sorte d’automate il abdiquait la vie pour vivre ».
Le vide du mal-être dépressif apparaît ainsi comme le
résultat d’un travail psychique considérable, d’un surin-
vestissement sans fin d’un objet qui ne donne rien mais
qui devient peu à peu, pour cette raison même, le seul
objet possible, de plus en plus réduit, de plus en plus
défiguré mais de plus en plus fortement investi et
despotique.
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Le travail de la séparation
et l’objet de correspondance
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oblige au deuil, à un désinvestissement progressif et aussi
large que possible de la personne perdue, ainsi qu’à des
phénomènes d’identification durables. La séparation tem-
poraire, relative et révocable, destinée à ne durer qu’un
temps, comporte la promesse d’un retour ; elle oblige le
sujet à un désinvestissement partiel, provisoire et, simul-
tanément, à un travail psychique de conservation de
l’investissement. Nous considérerons ici, avec Jean-
Claude Arfouilloux, qu’il existe un travail de l’esprit
propre à la situation de séparation ; l’échec de celui-ci
conduit le sujet à des situations psychiques particulières
qui peuvent compromettre les chances de retrouvailles
avec la personne dont le sujet a été, pour un temps,
éloigné.
LA SITUATION DE SÉPARATION
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LE TRAVAIL DE LA SÉPARATION… | 19
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place qu’au moyen d’une construction psychique, extem-
poranée lors d’une nouvelle rencontre, qui se perfectionne
au fur et à mesure que les échanges se développent.
L’objet ainsi constitué assure l’interface entre le sujet et la
personne investie. En d’autres termes, l’investissement, les
phénomènes de transfert, la sollicitation pulsionnelle et
le jeu des représentations établissent un portrait – un
objet – qui correspond plus ou moins avec la réalité de
la personne que l’on pratique. C’est en fonction de cet
objet de contact, disons plutôt de cet « objet de pré-
sence », que sera perçu – c’est-à-dire interprété – ce qui
vient d’autrui. Cette interprétation modifie au fur et à
mesure le portrait du partenaire dont la physionomie
évolue selon les vicissitudes de la relation. L’objet ainsi
créé est un objet mouvant, nourri de l’interprétation de
toutes les expériences vécues avec « l’objet en personne ».
Il s’associe de façon plus ou moins étroite avec les objets
internes constitutifs du Moi mais conserve une situation
de relative extériorité par rapport au cœur même du psy-
chisme. Plus cet objet est investi et plus son lien aux
objets internes est étroit au point de pouvoir les entraîner
dans sa chute. C’est à travers cet objet de contact, à tra-
vers cette image de l’autre que le psychisme se nourrit,
s’organise, momentanément ou durablement, sa perma-
nence soutenant la continuité du fonctionnement psy-
chique. L’objet en personne, via l’objet de présence dont
il a été le prétexte, joue un rôle essentiel dans la cohérence
du psychisme et constitue, en quelque sorte, le tuteur
de l’objet interne ; mais lorsque l’objet interne dépend
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défaut et « l’objet de présence » est privé de son appui
extérieur : le sujet est contraint de trouver un autre équi-
libre, de réorganiser ses investissements. La séparation
joue à plein lorsque l’autre est un objet d’amour, très
investi et autour duquel gravite une part importante du
psychisme.
Le premier effet de la séparation est donc de provoquer
une désorganisation plus ou moins grande, déclenchant
ainsi, peu ou prou, un vécu de dépersonnalisation sous
la forme d’un sentiment de désorientation – « qu’est-ce
que je fais là ?» –, d’étrangeté, plus ou moins assorti
d’angoisse. L’objet de présence se modifie en l’absence de
son modèle extérieur qui le prive des sensations ordinaires
qui en soutenaient l’investissement ; pire, le modèle, par
le forfait de son absence, force l’introduction d’un élé-
ment nouveau dans son image : la trahison. La séparation
va précipiter la transformation psychique de « l’objet de
présence » qui va perdre sa plasticité. L’angoisse sera
d’autant plus forte que l’organisation du psychisme
dépendra plus de la personne dont le sujet se trouve
séparé ; c’est ce que l’on observe par exemple dans cer-
taines organisations phobiques comme l’agoraphobie ou
les phobies scolaires. Dans les cas extrêmes ou chez des
enfants très jeunes, la séparation peut entraîner une véri-
table sidération du fonctionnement du psychisme.
Si nous nous situons dans la perspective que nous
avons proposée quant à l’organisation pulsionnelle,
l’absence de l’objet aimé vient toucher les deux formants
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LE TRAVAIL DE LA SÉPARATION… | 21
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tion. L’emprise s’ingénie à abolir la séparation : tapis
volants modernes susceptibles de vous transporter en
quelques heures auprès de la personne aimée, courrier
instantané, téléphone portable, etc.
Néanmoins, ces procédés ont leurs limites et la sépara-
tion confronte, au bout du compte, le sujet à l’impuis-
sance de ses moyens d’emprise ; il se retrouve alors dans
la situation de l’enfant qui joue à la bobine, amené à
transposer ses investissements en emprise sur un support
symbolique que l’on peut jeter et faire réapparaître… Tel
est en effet le dilemme de la séparation : organiser des
investissements ambivalents, supporter la haine pour
l’objet absent – le désir de s’en venger, de le jeter défini-
tivement – tout en lui conservant son amour pour le faire
revenir et pour préparer les retrouvailles avec lui : organi-
ser l’ambivalence en l’absence de l’autre.
L’absence de toute possibilité de satisfaction directe
avec la personne élue renvoie le sujet au monde de ses
représentations et à cette part de satisfaction dont leur
évocation reste chargée, c’est-à-dire à diverses formes
d’auto-érotisme. Cela étant, la séparation soulève un
orage dans le ciel des représentations : la séparation d’avec
une personne qui soutient une certaine configuration
objectale et fonctionnelle vous précipite dans un autre
mode de fonctionnement et vous livre à un autre objet et
non pas au vide. En effet, il n’y a pas de vide psychique
et la séparation ne se fait pas pour « le vide » mais pour
un trop plein d’excitation qui ne trouve plus sa voie ordi-
naire de détente.
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formules sont possibles qui aménagent diversement
l’ambivalence à l’égard de l’absent, du refus de tout inves-
tissement des personnes présentes, par peur de perdre la
figuration de l’objet, à leur investissement massif, de l’idé-
alisation immédiate de la mère absente à son rejet interne
ou à la projection de tous les éléments négatifs sur l’adulte
présent conduisant parfois à l’exercice d’une sorte de
« baby-sitteromachie » destinée à faire revenir la mère.
Cela étant, chez l’enfant plus grand ou chez l’adulte,
le mécanisme psychique est analogue : la disparition du
contact direct avec la personne qui soutient le fonctionne-
ment du psychisme livre le sujet à ses objets internes
privés de la médiation jusque-là assurée par la présence de
celle-ci. La psychopathologie de la vie quotidienne nous
apprend que les personnes présentes en l’absence de
l’objet aimé font facilement les frais des perturbations
soulevées. D’autre part, de la qualité des objets internes
auxquels la séparation donne libre cours dépendra le vécu
de la séparation.
La séparation, même raisonnablement justifiée et
admise, reste infligée et ressentie comme un acte sadique
de rejet. Elle renvoie de surcroît à une situation infantile
d’exclusion qui soulève une résurgence des fantasmes issus
du fantasme originaire de scène primitive : celui qui s’en
va, pour l’inconscient de celui qui reste, le fait pour
retrouver quelqu’un d’autre, mieux aimé. La personne
dont le sujet est séparé est imaginée comme donnant à
un autre le plaisir qu’elle lui donnait, confrontant le sujet
à une édition nouvelle du fantasme de scène primitive.
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LE TRAVAIL DE LA SÉPARATION
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renforcé et le maintien des représentations porteuses de
satisfaction se trouve grandement menacé.
La voie la plus caractéristique du travail de la sépara-
tion est la transposition des investissements en emprise
sur un autre support d’investissement, personne présente
sur laquelle sera exercée une emprise éventuellement ven-
geresse, ou medium plus ou moins malléable : activité
d’écriture – lui écrire –, de dessin, de création en général
ou de bricolage, ou plus prosaïquement de ménage, de
nettoyage, de mangeaille, mais aussi sur des activités cor-
porelles destinées à rejoindre quelqu’un – déambulation,
conduite automobile, etc. – où à le détruire – sport
violent, feu de broussaille, etc.
De ce point de vue, le jeu de la bobine peut être consi-
déré comme prototypique des activités d’emprise transpo-
sées qui font partie du travail de la séparation : je fais
partir et revenir, façon de nier en pensée la perte de tout
pouvoir sur l’objet absent. Un tel jeu psychique permet
de maintenir le plaisir de fonctionnement du Moi, l’évo-
cation de représentations porteuses du plaisir des retrou-
vailles, une attitude active à l’égard de l’objet et d’éviter
aussi bien la détresse que le risque de surinvestir l’ombre
de l’objet de façon statique et douloureuse, ne permettant
plus le moindre plaisir au fonctionnement du Moi et
organisant alors un mouvement dépressif.
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LE TRAVAIL DE LA SÉPARATION… | 25
L’OBJET DE CORRESPONDANCE
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ce faisant, de maintenir l’organisation de son fonctionne-
ment psychique. Il constitue un excellent reflet du travail
psychique très particulier exigé par la séparation et il
montre l’utilisation d’une sorte d’objet relais – figuré
matériellement par la bobine dans le cas princeps de
Freud mais habituellement dématérialisé –, que l’on peut
retrouver au cœur du système psychique mis en place
dans les situations de séparation. Nous pourrions appeler
cet objet relais « l’objet de correspondance ». Il provient
directement de « l’objet de présence » que nous avons
évoqué plus haut. Celui-ci, privé des afférences issues de
la présence de la personne investie, perd sa plasticité, cesse
d’évoluer d’instant en instant pour s’établir, se figer, dans
une configuration modifiée par la frustration et par les
réactions du sujet à celle-ci. Son rôle d’interface consacrée
au contact immédiat disparaît pour organiser à la fois
l’ambivalence et le maintien de l’investissement dans
l’attente des retrouvailles. Cet objet, nouveau du fait de
son altération et de son changement de rôle, doit se main-
tenir en correspondance avec son support extérieur initial,
sous peine de perte définitive.
Le sujet s’adresse à lui, maintient avec lui un dialogue
intérieur, qu’il lui écrive ou non. Cet objet psychique qui
n’est plus soutenu par les apports du contact direct avec
la personne qui lui correspond, se trouve maintenu à la
périphérie du psychisme en ce sens qu’il n’est pas l’objet
d’une introjection qui le fondrait au Moi ; conservant des
caractères d’extériorité par rapport au fonctionnement
psychique, il se situe en situation intermédiaire entre
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sentant extérieur de la continuité narcissique du sujet.
Alors que l’objet transitionnel, dans sa matérialité, est le
double externe de la représentation qu’il soutient, l’objet
de correspondance – objet virtuel –, a davantage les carac-
téristiques d’une imago plutôt que celles d’une représen-
tation ; l’objet de correspondance échappe à l’emprise
dans son exercice direct – l’emprise est déplacée sur des
supports parallèles –, alors que l’objet transitionnel s’offre
au contraire à l’emprise puisqu’il inclut dans son fonc-
tionnement la manipulation concrète de son support 2.
Image composée, formée de la combinaison d’images
visuelles, sonores, tactiles, etc., retirées du commerce avec
l’absent – image qui permettra de le reconnaître lorsque
celui-ci sera retrouvé –, l’objet de correspondance consti-
tue une forme d’imago ad usum, qui s’ajuste, « corres-
pond » à l’élu éloigné, à la fois dans sa réalité et dans la
place qui lui était assignée dans l’organisation du fonc-
tionnement psychique. Son rôle d’objet virtuel permet
ainsi au sujet de maintenir la focalisation de ses investisse-
ments objectaux. Objet intermédiaire, l’objet de corres-
pondance reste lié à la fois à un personnage de la réalité
extérieure et aux objets internes sans se confondre avec
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LE TRAVAIL DE LA SÉPARATION… | 27
LABILITÉ DE L’OBJET
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DE CORRESPONDANCE
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le plus corporel.
Une désidéalisation peut apparaître illustrée par
l’expression d’un patient disant à son amie : « Je ne te
rêve plus… », c’est-à-dire : la représentation que j’ai de
toi ne correspond plus pour moi à un objet interne.
Si l’idéalisation a été trop forte et si les retrouvailles
ont été trop idéalisées, celles-ci seront décevantes : l’objet
retrouvé ne correspond plus avec l’objet attendu et l’expé-
rience vécue paraît faible par rapport au plaisir espéré. En
effet, si la séparation modifie toujours la représentation de
l’objet, l’idéalisation intervient de manière particulière :
l’idéalisation déspécifie l’interlocuteur. Alors que le
Surmoi œdipien favorise la relation à autrui comme per-
sonne définie avec ses particularités et son originalité,
l’idéal, par le grandissement qu’il opère, estompe les
belles différences.
Le jeu relatif des forces qui maintiennent l’objet de
correspondance est donc d’un équilibre précaire. Celui-ci
risque de basculer du côté de la fermeture narcissique
de deux manières opposées : traiter la séparation comme
définitive ou la nier. Le Moi peut se sentir blessé de ne
pas avoir retenu l’objet ou coupable de l’avoir détruit par
l’exercice de différents auto-érotismes. On peut dire en
effet que ce qui donne sa réalité à l’absence, c’est la tenta-
tion de l’auto-érotisme.
Les effets de la séparation diffèrent ainsi selon le degré
d’organisation du psychisme. Selon par exemple que le
sujet fonctionne selon un régime imagoïque ou un régime
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LE TRAVAIL DE LA SÉPARATION… | 29
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psychique parmi d’autres et ne règne pas totalement sur
le fonctionnement mental. La tristesse – et non la dépres-
sion – apparaît alors comme l’affect de la séparation
acceptée comme telle et tempérée par le jeu d’un objet
de correspondance.
La dépendance à l’égard de l’objet – l’addiction à
l’objet –, implique une difficulté particulière à traiter la
situation de séparation. La séparation implique l’attente,
c’est-à-dire une activité d’anticipation qui ne paralyse pas
mais qui nourrit la vie au présent. Si l’ambivalence est
excessive, elle va limiter le fonctionnement psychique par
une crainte excessive portant sur la disparition possible
de la personne investie ; la séparation définitive peut alors
apparaître comme le remède à l’attente insupportable :
« Un ennui désolé par de cruels espoirs croit encore à
l’adieu suprême des mouchoirs 1. » À l’inverse, un excès
d’investissement de l’anticipation du retour de l’objet
détourne des investissements du moment ; on entre alors
dans le monde de la nostalgie organisé par le surinvestis-
sement de l’éclat de l’objet ; une forme de plaisir au fonc-
tionnement du Moi s’y maintient mais ce plaisir fait écran
au rapport à des personnes réelles présentes ; ce mode
d’aménagement comporte une forme de négation de la
séparation dont la présence est maintenue par un culte
secret.
1. Mallarmé.
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Le féminin héritier du complexe
d’Œdipe
À Catherine Chabert
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refus de cette passivité ce qui détermine ce qu’elle appelle
un « mouvement mélancolique », « […] témoignage du
refus actif de reconnaître l’empreinte de l’autre ». Une
modalité de ce refus aboutit à ce qu’elle décrit comme
une inversion mélancolique du fantasme de séduction :
« Ce n’est pas mon père qui m’a séduite, j’ai séduit mon
père. » Perspective féconde qui nous invite à considérer
la dimension mélancolique du fonctionnement psychique
d’une façon nouvelle.
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l’autre dont parle Catherine Chabert est ici éloquente si
l’on considère que le serpent du poème – « J’y suivais un
serpent qui venait de me mordre » – est une figuration
de l’excitation portée par l’autre. Cela étant, il est possible
de considérer que le serpent et sa « morsure fine » figurent
l’excitation sexuelle spontanément apparue et qui vient
« menacer d’amour » le « sort spirituel » de la jeune fille.
Le poème déroule un investissement et une appropriation
progressifs de cette excitation sexuelle dans sa dimension
auto-érotique : « Terre trouble et mêlée à l’algue, porte-
moi ! » ; c’est le fil de l’instinct qui permet l’éloignement
des idées de mort : « Ce fil dont la finesse aveuglément
suivie / Jusque sur cette rive a ramené ta vie… » Cette
intégration constitue un changement jusque-là redouté,
refusé avec la honte au visage : « Souffle au masque la
pourpre imprégnant le refus / D’être en moi-même en
flamme une autre que je fus… » ; mais une révolution est
finalement apportée par ce mouvement qui aboutit à la
transformation en une personne nouvelle, désirante, qui
se reconnaît à peine : « Au milieu de mes bras je me
suis faite une autre… Qui s’aliène ? Qui s’envole ? Qui
se vautre ? »
Elle n’est malheureusement pas rare la rencontre de
patientes luttant activement contre ce qui pourrait les
conduire à la satisfaction érotique, auto-érotique ou
amoureuse, à la maternité imaginée comme une invasion.
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faut-il pas introduire une forme de passivité qui ne serait
pas celle de l’excitation mais celle de la satisfaction : « Je
me remets entière au bonheur de descendre… » ?
Enfin, si l’on peut aisément relier le refus de la dépen-
dance entraînée par la relation amoureuse à un refus de
la passivité – « Chaque baiser présage une neuve
agonie » –, le refus de l’empreinte d’autrui n’est-il pas
aussi le refus de l’emprise exercée sur le partenaire de la
relation amoureuse de façon réciproque, croisée ?
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ment trop sur les aspects du fonctionnement mélanco-
lique liés à la perte et trop peu sur ce que l’on pourrait
appeler le « positif » de la mélancolie, l’acharnement psy-
chique qui la constitue. Or, bien souvent, on constate une
sorte de note maniaque, un accompagnement triomphal
à la douleur ; le fantasme « J’ai séduit mon père », mélan-
colique dans son versant auto-accusateur, implique aussi
sa contrepartie triomphale, maniaque – « Je l’ai eu » – où
se maintient l’excitation contre laquelle il faut lutter. Cet
ensemble se situe donc entre l’hystérie – « Mon père m’a
séduite » – et la mélancolie proprement dite, dont le fan-
tasme de base serait plutôt « Je suis indigne de toute
séduction », ma mère ne m’a séduite que pour m’asservir
à son ombre. Le « J’ai séduit mon père » maintient un
objet interne vivant, trop stimulant, et qu’il faut écarter
du fait de l’excès de représentations sexuelles qu’il soulève.
L’un des moyens est de mettre en avant des représenta-
tions de mort, pour renverser cet objet séducteur, d’en
éteindre l’éclat aveuglant, de tenter d’en faire une ombre.
Il faut tuer l’enfant de Dieu pour ne pas être emportée
par une excitation triomphante. Il faut l’éteindre à travers
l’image d’une castration radicale. La fille qui porte fantas-
matiquement un enfant de son père châtre celui-ci en le
tuant, et elle se mutile elle-même. La pietà est une figure
de ce que tentent ces patientes sur leur psychisme.
L’écart avec la mélancolie proprement dite tient donc
au fait que celle-ci est organisée autour de l’ombre de
l’objet, autour d’un astre froid qui n’est au cœur de nul
plaisir, qui n’a séduit que « par défaut », laissant l’enfant
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du monde en séduisant leur père.
Nous pouvons ici noter l’écart qui s’ouvre à propos du
terme d’« excitation » : dans un cas, celui de la mélancolie
proprement dite, il s’agit d’une excitation traumatique
que n’organise aucune réponse possible de l’objet, dans
l’autre cas, il s’agit d’une excitation pulsionnelle organisée
par un fantasme incestueux prometteur d’un plaisir qu’il
faut mater. Le silence de la mère, son absence charnelle,
son défaut à être la première séductrice n’implique pas
qu’il n’y ait pas eu surcharge d’excitation de son fait ; au
contraire : l’absence d’échanges organisateurs laisse l’exci-
tation à l’état flottant, traumatique, et soumet le sujet à
une singulière passivité. On peut considérer la mère
muette comme une mère hyperexcitante par défaut. Nous
reviendrons plus loin sur cet aspect, d’un point de vue
plus théorique.
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sives » ou « actives » d’un point de vue manifeste, compor-
temental ou fantasmatique, de ce qui relèverait d’une
passivité métapsychologiquement définie. Les fantasmes de
« passivité », qui déroulent des représentations d’actions
phénoménologiquement passives, correspondent à des opé-
rations qui, du point de vue du fonctionnement du psy-
chisme, sont parfaitement actives. La seule définition
métapsychologique possible de la passivité reviendrait donc
à la référer à l’activité même du psychisme : la passivité est
l’état de moindre activité du psychisme.
Le terme d’« excitation » est ambigu puisqu’il peut
désigner la stimulation 1 aussi bien que son résultat. Nous
distinguons ici la stimulation proprement dite, venant
d’autrui, de son résultat sur le psychisme : l’excitation.
N’existe-t-il pas une excitation irréfutable, subie de
l’intérieur par le psychisme et que celui-ci n’a pas les
moyens de refuser et qu’il lui faut subir ? Peut-on considé-
rer que l’excitation c’est l’autre ? Le désir de l’autre ? Ne
sommes-nous pas obligés de considérer que le psychisme
est doté d’un potentiel d’excitation sui generis, excitation
sexuelle psychique spontanée, auto-engendrée, indépen-
dante des stimuli venant d’autrui et qui reste indifféren-
ciée, flottante, tant que des voies d’investissement ne lui
sont pas ouvertes ? État d’excitation amorphe, sorte de
chaos libidinal qui serait le premier aspect de la passivité
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qui est excitation inorganisée, ou désorganisée, excitation
devant laquelle le travail du psychisme est au plus bas
– qu’il soit suspendu ou débordé –, de l’excitation qui a
pris forme, qui s’est pulsionnalisée et qui connaît les voies
de sa décharge ou de sa satisfaction. La pulsion est tou-
jours active, dit Freud ; l’excitation pulsionnelle est habi-
tée des promesses de sa satisfaction à l’inverse de
l’excitation flottante, inhabitée, fauteuse d’angoisse mas-
sive. La désorganisation produite par le traumatisme
ramène l’excitation à un état chaotique, retour à la passi-
vité du psychisme dont l’activité est annihilée par
débordement.
Il nous faut admettre le caractère passif de la sensation
où le psychisme enregistre les stimuli avec un minimum
d’activité, c’est l’exercice pulsionnel qui est actif, qui
conduit à une certaine maîtrise de l’excitation. Ainsi, les
mouvements pulsionnels ne se situeraient pas à l’origine
de l’excitation mais se constitueraient en lui donnant
forme, en lui trouvant une issue dans la satisfaction. Nous
sommes donc amenés à opposer la passivité de l’excitation
– la passivité-excitation – à l’activité de la pulsion.
L’excitation non sexualisée, non pulsionnalisée, non
sexuellement investie vers la satisfaction oblige le sujet
à des tentatives d’extinction, de dérivation. La voie du
refoulement qui implique un jeu de représentations
constituées est vite débordée et il faut utiliser les procédés
de la « répression 1 » dans lesquels les moyens de l’emprise
1. Notion qui correspond dans la traduction de Strachey à suppression
tandis que repression correspond à refoulement.
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On pourrait dire, en effet, de la soumission à autrui
qu’elle est une activité psychique fondamentale, qu’il
s’agit d’une servitude volontaire. Cela consiste à investir
ce qui vient d’autrui, à lier l’excitation soulevée par cette
stimulation au corps d’autrui.
L’auto-investissement de l’excitation endogène, sui
generis, est une première activité 1, porteuse d’un premier
plaisir lié à la diminution de la charge d’excitation inorga-
nisée. « Admettre l’effet de l’autre en soi », comme le for-
mule Catherine Chabert n’est pas, pour nous, le fait
d’une passivité mais est une forme de l’activité psychique
et les modifications apportées par cette acceptation en
sont le résultat, car c’est accéder à une forme d’activité
pulsionnelle, à un érotisme voulu ou non mais que le
psychisme traite activement avec les mouvements d’iden-
tification qu’elle implique. L’excitation simple nous altère
mais ne nous change pas, c’est l’expérience même de
l’amour qui nous change. La clinique pourrait nous invi-
ter à considérer que, dans notre conception, le refus de
l’altérité aurait pour fonction de maintenir la passivité de
l’excitation afin de conjurer le risque de la voir se
résoudre. C’est la satisfaction qui serait évitée, et la forme
de passivité à laquelle elle correspond.
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PASSIVITÉ ET SATISFACTION
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cée par la quiétude. La pulsion pourrait être définie
comme l’activité qui cherche à remplacer la passivité de
l’excitation par la passivité de la satisfaction. L’un des
aspects de cette forme de passivité liée à la satisfaction est
le désinvestissement du formant, emprise de la pulsion 1,
de son courant actif, l’investissement refluant sur le vécu
même de la satisfaction qui amène ainsi l’activité psy-
chique à son niveau le plus faible. L’activité du psychisme
n’est plus – au moins transitoirement – nécessaire.
Nous pensons donc que de reconnaître deux formes à
la passivité celle de l’excitation et celle de la satisfaction a
une valeur heuristique. En considérant ces deux registres
de la passivité celui de l’excitation flottante, inorganisée,
traumatique et le pôle de la satisfaction où l’excitation
flottante est réduite à son plus bas niveau, contenue, orga-
nisée par l’expérience même de la satisfaction, on peut
envisager une sorte de théorie économique de la passivité
référée aux niveaux d’excitation et aux moyens de conten-
tion de celle-ci. Il serait possible d’envisager ainsi le pas-
sage de la dépression à la dépression essentielle : la
mélancolie conserve une activité de surinvestissement
intense et douloureux de l’ombre fétichisée de l’objet, la
douleur morale est le reflet d’une focalisation d’un inves-
tissement qui contient dans une certaine mesure l’excita-
tion. À l’inverse, dans la dépression essentielle de Pierre
1. Nous reprenons ici notre proposition de reconnaître à la pulsion
deux formants, l’un en emprise, l’autre en satisfaction, voir Emprise et
satisfaction. Les deux formants de la pulsion, Paris, Puf, « Le Fil rouge »,
1998.
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et conduire au refus des sensations auto-érotiques, des
stimulations érotiques d’autrui et des activités d’emprise
qui pourraient les susciter. Il est des phobies de l’orgasme
et du reflux des investissements qui s’ensuit et efface, bien
que momentanément, la présence d’autrui, effacement
qui confronte à la capacité d’être seul au sens de
Winnicott.
LA QUESTION DU RENVERSEMENT
DE LA PASSIVITÉ EN ACTIVITÉ
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Quant à la passivité, elle ne se renverse pas en activité :
une activité apparaît qui traite l’excitation et fait sortir
le sujet de sa passivité-excitation. Rappelons enfin que
l’expression « double retournement de la pulsion » ne se
trouve pas chez Freud ; le renversement en son contraire,
tel que Freud l’évoque, concerne non pas tant la pulsion
que le renversement de l’amour en haine, ce qui dépasse
largement le registre élémentaire de la pulsion pour
concerner des combinaisons de représentations et de
mouvements pulsionnels.
L’ŒDIPE ET LE FÉMININ
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homosexuel 1, met en scène l’âme d’une jeune fille ; ne
figure-t-elle pas la part féminine du psychisme de son
auteur ? Plus encore qu’une dimension de l’esprit, le fémi-
nin pourrait être considéré comme une forme d’instance :
le féminin héritier du complexe d’Œdipe. « Il faut céder
aux vœux des mortes couronnées… »
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Usages et destin des sensations
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pondance entre sensations et représentations.
SENSATION ET PSYCHISME
1. « Dire que j’ai un champ visuel, c’est dire que par position j’ai accès
et ouverture à un système d’êtres, les êtres visibles, qu’ils sont à la disposi-
tion de mon regard en vertu d’une sorte de contrat primordial et par un
don de la nature, sans aucun effort de ma part. », M. Merleau-Ponty,
Phénoménolologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 250.
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sens », elle considère implicitement qu’il existe un psy-
chisme d’emblée constitué dont le contenu se constitue
de ce que recueillent les sens. Si l’on peut considérer, avec
Aristote et quelques autres – Locke, Berkley, Hume… ou
encore Ernst Mach : « Le monde est uniquement consti-
tué de nos sensations » –, que notre connaissance du
monde se construit à partir de nos expériences senso-
rielles, et souscrire à cette perspective, il faut aussi consi-
dérer ce qui les recueille et les rassemble, ce qui constitue
le psychisme. L’originalité de la pensée de Freud est de
considérer que le psychisme n’est pas constitué d’emblée
mais se constitue, qu’il est à la fois une construction et
une conquête, sa formulation « Là où était le Ça le Moi
doit advenir » peut être transposée au sujet qui nous
occupe : « Là où était la sensation la perception doit adve-
nir. » Le monde n’est pas seulement ce que l’on en ressent
mais ce que l’on en perçoit et la perception est une
construction psychique. Le monde est une conquête, une
création du psychisme, conquête dans laquelle celui-ci se
construit. Il y a, pour nous, construction réciproque du
monde psychique et du monde physique. Marion Milner
a défendu l’idée selon laquelle la perception est une
création 1.
D’une autre façon, ceux des philosophes qui consi-
dèrent que c’est la raison qui façonne nos expériences
sensorielles (Kant par exemple) infèrent une raison ini-
tiale, présente dès le début, et ne considèrent pas que
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différencie et s’organise au fur et à mesure des expériences
qu’elle éprouve, construit. Nous rejoignons l’idée antécé-
dente de Winnicott, celle du « trouvé-créé », laquelle
pourrait être vue comme l’intuition chez lui de l’existence
d’une capacité auto-organisante à l’origine du psychisme.
EMPRISE ET SENSATION
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constater que la stimulation de ces zones peut également
paralyser l’excitation sexuelle proprement dite par une
sorte de concurrence économique. Il faut tenir compte,
en effet, du point de vue économique puisque même si
une certaine stimulation, cutanée par exemple, ou légère-
ment douloureuse, peut apporter son contingent à l’exci-
tation sexuelle – ainsi que les excitations mécaniques et
musculaires comme Freud l’indique dans Trois essais sur
la théorie sexuelle 1 –, un excès de stimulation entraîne
une douleur qui, devenue trop intense, force l’investisse-
ment et vient concurrencer en somme le registre sexuel.
Toute zone peut devenir « algogène », selon l’expression
de Didier Anzieu. Dans l’ordre des sensations, on peut
alors considérer trois registres : le registre érogène, celui
des deux modes de fonctionnement de l’appareil
d’emprise, et un registre algogène non spécifique.
Les sensations prennent leur sens en fonction de leur
lien à une expérience de satisfaction. Dans le modèle que
nous avons proposé 2 – à partir des formulations de
Freud –, c’est l’expérience de satisfaction qui est le creuset
de la constitution de la pulsion en créant une combinai-
son particulière entre deux courants d’investissements
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création de la pulsion et celle de la représentation sont
ainsi absolument connexes ou, si l’on veut, pulsion et
représentation résultent d’un même phénomène qui fait
apparaître le Moi et la vie psychique proprement dite. Le
destin des sensations est ici de prendre sens dans leur
association à cet objet psychique qu’est la représentation.
Lorsque la pulsion se désunit, lorsque le montage pul-
sionnel se défait (par surcharge d’excitation par exemple),
les sensations jusque-là fondues dans le courant pulsion-
nel et constitutives de l’affect porté par la représentation,
réapparaissent sous la forme de ces sensations dispersées
ressenties dans les moments de dépersonnalisation.
TRACES
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qu’elle associe dans sa constitution –, cette formulation
souligne bien ce que nous savons de la force du souvenir
et elle peut nous inviter à considérer le souvenir comme
une endoperception. En tout état de cause, la représenta-
tion peut faire renaître quelque chose des sensations qui
ont contribué à sa constitution, de même qu’elle porte
avec elle un peu de l’éclat de la satisfaction initiale.
Nous pouvons penser que le modèle décrit par Mer-
leau-Ponty pourrait s’appliquer assez bien aux souvenirs
traumatiques, c’est-à-dire pour les images gardant un
potentiel d’excitation très intense, trop intense. Toute
expérience traumatique n’est traumatique que parce
qu’elle est intraduisible dans la langue tissée par les repré-
sentations antécédentes. Le caractère répétitif et trauma-
tique des rêves, dans les névroses de guerre par exemple,
est lié à la non-élaboration de l’expérience vécue, à
l’impossibilité de faire passer l’excitation des sensations
vécues par les voies pulsionnelles, c’est-à-dire le réseau des
représentations. L’élaboration d’une expérience quel-
conque n’est sans doute pas autre chose que son interpré-
tation, que son écriture dans l’ensemble des idéogrammes
antécédents. La résurgence des images traumatiques est
vécue dans l’actuel, au présent, ce qui lui donne son
caractère non pas de perception mais de déclencheur de
sensations actuelles, débordantes provoquant le réveil
dans l’angoisse ou la crise de panique inopinée, affects
liés au débordement du système psychique.
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REPRÉSENTATIONS ET SENSATIONS
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Les couleurs, les sons, les températures, les espaces, les
temps, etc., forment entre eux des connexions multiples et
variées, et ils sont eux-mêmes associés à des états d’âme, des
sentiments, et des volitions. […] De ce réseau émerge ce qui
est relativement plus solide et plus stable… 1.
Une expérience de satisfaction associe ainsi, pour consti-
tuer une représentation, tout un ensemble sensoriel. Par
exemple, au cours de la tétée, les sensations de l’enfant
sont multiples : la position de son corps, la façon dont il
est tenu, les sensations visuelles du visage, des cheveux de
sa mère – les sons de sa voix – et naturellement ce qu’il
ressent dans sa bouche et dans son tube digestif. De
même que la mémoire est faite de plusieurs sortes de
signes – ainsi que le dit Freud dans une lettre à Fliess –,
la représentation est faite de plusieurs sortes de signes et
la perception renvoie à un réseau de représentations dont
on ne peut isoler un élément sans artificialité.
La perception, mise en relation de tout un jeu de sen-
sations avec un ensemble de représentations, n’est jamais
élémentaire. L’interprétation, par le monde des représen-
tations, des sensations qui parviennent au psychisme ne
les traduit pas forcément dans une seule langue, diffé-
rentes traductions peuvent coexister. Si ces sensations ne
sont pas interprétables, dans aucun système, si elles ne
peuvent faire vivre le monde de nos représentations, un
sentiment d’inquiétante étrangeté apparaît, l’angoisse
monte et peut entraîner un vécu de dépersonnalisation.
1. P. 7 et 8.
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fait, est un ensemble de sensations ininterprétables, qu’il
lui est impossible de mettre en rapport avec le souvenir
d’expériences antécédentes. Les vécus de dépersonnalisa-
tion s’accompagnent souvent de sensations corporelles
sine materia : fourmillements, impressions de changement
corporels, etc. Les sensations que l’on ne peut relier à un
ensemble représentatif admissible sont fauteuses de
troubles, le symptôme hystérique est le fait par exemple
d’une stimulation sexuelle, de sensations qui ne trouvent
pas leurs correspondants dans le registre des représenta-
tions et qui ne trouvent pas leurs voies d’expression dans
le registre sexuel qui leur aurait convenu. Nous avons
évoqué plus haut la question des expériences trauma-
tiques dont les traces n’arrivent pas à se muer en souvenirs
et gardent leur pouvoir désorganisateur.
SENSATIONS ET AFFECTS
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tiale. Une sensation faisant partie d’un ensemble au sens
de Mach peut à elle seule susciter la représentation qui
correspond à l’ensemble lui-même, et déclencher l’affect
qui l’accompagne : une petite madeleine, une tasse de
tilleul et la Vivonne apparaît… Ce qui est retrouvé lors-
qu’un affect resurgi a sans doute un rapport avec la per-
ception initiale, mais de façon très atténuée si on le
compare au souvenir traumatique où les choses ne se sont
pas organisées en perception proprement dite, n’ont pas
été interprétées et sont restées de l’ordre de la sensation.
La résurgence d’un affect tempéré est le fait de la revivis-
cence des représentations bâties dans l’expérience psy-
chique qui a transformé la sensation initiale en
perception. En d’autres termes, la perception d’un souve-
nir (et des affects qui l’accompagnent) n’est pas un retour
du perçu initial mais, comme dans le rêve, la construction
extemporanée d’un analogon ou d’un dérivé des sensa-
tions initiales. L’identité de sensation – ou au moins
l’identité de certains éléments de l’ensemble des sensa-
tions liées entre elles dans telle représentation – entraîne
ou non une identité de perception.
Le destin des sensations liées aux affects – les yeux qui
piquent si les larmes montent, l’ébauche du sanglot, la
rougeur du visage, etc. – est variable. Le psychisme peut
les laisser vivre mais il peut aussi les assimiler à un danger,
à l’ébauche d’une perte de maîtrise. Il faut alors les répri-
mer, déplacer l’investissement, recourir par exemple à des
sensations physiques auto-provoquées dont le mérite est
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Cela étant, les sensations de l’affect peuvent également
être auto-provoquées et surinvesties pour réduire au
silence des représentations bruyantes, trop chargées
d’excitation ou des images gardant un potentiel trauma-
tique. La perversion affective, au sens de Christian David,
fondée sur le processus d’auto-affectation, implique l’évo-
cation de représentations isolées, connues, provoquant un
affect maîtrisé accompagné des sensations correspon-
dantes recherchées, mais connues et mesurées. Dans cette
occurrence, les sensations ne gardent qu’un lien minimal
à une représentation fragmentaire qui n’a plus qu’une
valeur de déclencheur et perd son insertion avec
l’ensemble du tissu représentationnel. L’affect peut
mentir, nous dit Françoise Coblence 1, et peut servir à se
mentir à soi-même.
Les peurs auto-provoquées à coups de films d’horreur
ou d’attractions foraines vertigineuses sont d’autres usages
de la culture des sensations pour lutter contre l’envahisse-
ment par des affects de tristesse ou d’abandon.
Cela étant, la sensation provoquée est souvent utilisée
contre l’affect, contre le jeu des représentations, contre les
sentiments, contre les désirs, etc. Il s’agit d’isoler la sensa-
tion en la cultivant pour elle-même, de couper le lien
avec les représentations qui lui donnent sa qualité de per-
ception, d’empêcher que l’excitation prenne une forme
pulsionnelle et qu’elle ne conduise à un vécu sexuel.
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chez les boulimiques. Écoutons par exemple cette
patiente : « À certains moments quand c’était trop, trop
de tension, je me sentais comme débordée, je sentais des
sortes de crépitements, il fallait que je fasse retomber cela,
que je l’étouffe ; je me précipitais pour manger, manger,
puis je me faisais vomir… Ensuite c’était une fatigue et
j’étais calmée » ; fatigue et non plaisir, répression et non
refoulement.
Le surinvestissement d’une douleur, accidentelle ou
auto-provoquée peut être utilisée pour lutter contre une
surcharge d’excitation libidinale qui menace la cohésion
du Moi. Il faut trouver des moyens de panser la blessure
narcissique due à une excitation incontrôlable et inutili-
sable, plus encore qu’un sentiment de perte de maîtrise,
il s’agit d’une impression de faillite du Moi. Le recours à
la motricité, à une activité volontaire dans ce registre – et
qui ne dépend d’aucun partenaire –, peut redonner un
sentiment de contrôle : la déambulation addictive, la pra-
tique compulsive d’un sport en sont des manifestations.
La sensation de fatigue est aussi un bon moyen d’aboli-
tion de l’excitation libidinale qui ne trouve pas sa voie
vers la satisfaction, un moyen souverain de lutte contre
la dépersonnalisation qu’elle induit ; les procédés auto-
calmants décrits par Claude Smadja et Gérard Szwec sont
des procédés de répression qui associent le surinvestisse-
ment de la motricité et leur aboutissement dans une sen-
sation de fatigue, laquelle apporte le calme de l’ataraxie
en lieu et place de la quiétude de la satisfaction sexuelle.
La fatigue est un moyen plus sûr que les relations
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ma tête… » ; l’expérience sexuelle, parcellisée, coupée du
registre des sentiments, n’enrichit pas alors le domaine
des représentations. Au lieu que l’acte amoureux crée « un
nouveau dieu dans notre panthéon » (Milner), il n’est
qu’acte sexuel – « naïve nécessité, et pas d’histoires » selon
la formule de Valéry – isolé du monde des représenta-
tions, coupé de l’histoire du sujet ; il donne finalement
un sentiment d’appauvrissement.
La recherche de la sensation – et la prédominance du
registre de l’emprise qu’elle implique –, est d’autant plus
grande que le domaine pulsionnel, le monde des repré-
sentations et des relations de satisfaction est moins riche.
Le culte extensif du sensationnel, de ce qui « décoiffe »,
du gigantisme, de l’impressionnant que l’on constate
aujourd’hui est-il le signe d’une culture différente qui pri-
vilégierait le monde des sensations plutôt que celui des
sentiments ?
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La douleur fantôme
LE TRAVAIL DE LA DOULEUR
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vait ainsi dans une situation psychiquement incertaine,
prise entre une tentation maniaque – se livrer aux préten-
dants qui l’entourent et la sollicitent – et une mélancolie
qui aurait inhibé toute activité en elle. Peut-on imaginer
que sa broderie l’ait protégée à la fois de la plongée dans
la débauche et d’un risque de somatisation ?
Du côté d’Ulysse, on peut se demander s’il ne fuyait
pas Ithaque afin de ne pas se retrouver confronté à une
épouse aussi mélancolique que sa mère. Il aurait connu
une peur du retour, loin d’être nostalgique, il serait
l’exemple même d’une anti-nostalgie, d’une nostophobie,
laquelle aurait entraîné les détours de son long périple.
Cela étant, pourquoi une telle difficulté au retour ? On
est en droit d’imaginer que c’est le potentiel de violence
destructrice – homicide, dirigé contre celui ou celle que
l’on a perdu – qui effraie Ulysse. Le massacre des préten-
dants peut s’entendre comme l’inversion paranoïaque et
le déplacement de ce vœu de mort originairement dirigé
contre la mère mélancolique, et contre Pénélope par sub-
stitution. De ce point de vue, l’idéalisation de l’objet
perdu que l’on retrouve cultivée par le sujet au cœur de
la nostalgie, ce surinvestissement de l’éclat de l’objet,
comporte une part de formation réactionnelle contre le
risque d’un déchaînement destructeur contre lui 2. Malgré
1. Nous citons ici une communication de Jean Cournut.
2. Ce mouvement peut être illustré par une histoire que contait Jean
Rigaux : « Un homme du temps des évangiles avait un veau magnifique
dont il était très fier, un veau gras qui un jour disparaît. Il est désolé,
pense à son veau, le regrette, souhaite son retour. Et un jour le veau gras
réapparaît : son propriétaire en a été si heureux qu’il a tué le fils prodigue. »
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moyen d’assurer au Moi une cohésion, sans cela il se défe-
rait, plongeant le sujet dans les affres de la dépersonnalisa-
tion. Le nostalgique est moins enclin que le déprimé à
quitter son système du fait des plaisirs qu’il lui procure
malgré l’absence de son objet. Au cours d’un travail de
deuil, le sujet peut cependant être habité par une sorte de
tentation mélancolique : abandonner le travail de deuil,
le processus de détachement par rapport à l’objet perdu,
pour conserver au moins son ombre, son fantôme, dans
la mélancolie. Il est en fait impossible de faire un deuil
tout seul et pour pouvoir passer de la mélancolie au deuil
il faut la présence d’un investissement relais, celui d’un
autre objet ou celui du psychanalyste.
DOULEUR ET DÉPRESSION
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pour mettre en suspens certaines quantités d’excitation
au prix d’une lutte incessante et épuisante. Au lieu de
s’accompagner d’angoisse comme le contre-investissement
« habituel » (celui du refoulement), ce contre-investisse-
ment provoque épuisement et douleur. Il nous semble
que ce que décrivait Cournut correspond de façon très
étroite avec le mécanisme de la « répression » qui s’oppose
à celui du refoulement, et met en jeu des mécanismes
massifs et des procédés empruntés pour nous au registre
de l’emprise. En paraphrasant Scarfone, on pourrait dire
que la répression « permettrait la transformation de
l’effroi en douleur en limitant l’étendue de l’effraction 2 ».
Dans le cas des douleurs chroniques, la formule de
Freud nous semble pouvoir être inversée ainsi : l’investis-
sement en douleur, concentré sur l’endroit du corps lésé,
en raison de son caractère inapaisable, crée les mêmes
conditions économiques que celles qui sont produites par
l’investissement en nostalgie concentré sur un objet
perdu. Cette formule est parfaitement cohérente avec
l’observation quotidienne des sujets chez qui l’effraction
corporelle est de tous les jours, observation qui nous
montre que les douleurs chroniques – celles de métastases
osseuses par exemple, ou les douleurs neurologiques – ont
un effet dépressogène. L’investissement forcé auquel elles
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pas la lésion 2. » Il est important de souligner ici que la
pérennité de la lésion corporelle reste une source active
de stimulations douloureuses.
L’effet de cette stimulation douloureuse inapaisable a
un effet traumatique de différentes façons. Certes, la sti-
mulation douloureuse induit un excès d’excitation qui
vient désorganiser, chez le sujet, les moyens dont il dis-
pose pour la traiter. Cela étant, cet excès a également une
valeur désorganisante par sa source qui intéresse l’algo-
gène, et non pas le registre érogène. La douleur liée à
une lésion corporelle implique une forme de séduction
traumatique non seulement par l’excès de stimulation
qu’elle provoque mais aussi et surtout parce qu’elle intro-
duit un « objet algique », un « objet douleur » dans le
système psychique. Freud, à propos de la douleur, parlait
de « pseudo-pulsion » :
Il peut arriver qu’une excitation externe, par exemple en
corrodant et détruisant un organe, devienne interne et qu’ainsi
naisse une nouvelle source d’excitation constante et d’augmen-
tation de tension. Elle ressemble alors largement à une pulsion.
Nous savons qu’un tel cas nous le ressentons comme douleur.
Mais cette pseudo-pulsion n’a pour but que de faire cesser
l’altération de l’organe et le déplaisir qui l’accompagne. Un
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susceptible de lui apporter la détente d’une satisfaction.
En outre, le surinvestissement que la douleur appelle à
elle détourne au profit de celle-ci une part majeure de
l’énergie psychique qui se trouve soustraite de l’investisse-
ment des représentations et du plaisir de fonctionnement
psychique. Une forme d’appauvrissement psychique en
découle. La douleur vide l’esprit.
DOULEURS CHRONIQUES
ET PATIENTS DOULOUREUX
CHRONIQUES
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Chez les patients souffrant d’une « algose », il s’agit de
ne pas perdre la douleur dont la lésion provocatrice n’est
plus active. De même que les amputés ressentent toujours
leur « membre fantôme » les sujets algosiques gardent leur
douleur fantôme alors même que sa source corporelle a
disparu. Ces patients entretiennent le « trou noir » une
fois qu’il s’est creusé. Il y a eu objectalisation de la dou-
leur 1. Évoquer Baudelaire suffit à illustrer ce processus et
à évoquer ce qu’il représente comme alternative au plaisir
et comme refuge : « Pendant que des mortels la multitude
vile, / Sous le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci, /
Va cueillir des remords à la fête servile, / Ma douleur,
donne-moi la main, viens par ici, / Loin d’eux. » La
séduction algique a implanté un objet nouveau, qui a pris
une place centrale et permanente. Permanente, la douleur
est une compagne qui ne vous quitte pas, sa séduction
n’en est que plus grande. Si elle devient nécessaire à la
cohésion du Moi, la perdre serait dramatique.
Et pourtant, si la plaie cicatrise, si la lésion s’estompe,
la source de la douleur se tarit. La douleur figure alors
l’impossible nostalgie, la douleur fantôme est une algie
sans retour. Car il n’est pas de deuil possible pour la
douleur : on la perd ou on la garde, contrairement à un
objet-personne dont on peut conserver des représenta-
tions et les introjections pulsionnelles constituées grâce à
1. G. Burloux décrit que l’accident douloureux provoque la précipita-
tion d’une figure maternelle abandonnante. Danziger considère que la
douleur contient un « objet maternel fantôme » présent par son absence
même.
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une solution est de tenter d’en maintenir quelque chose.
C’est une douleur fantôme qui va être investie, tout à la
fois ombre et éclat de la douleur initiale. Il va falloir nour-
rir cette flamme sombre pour en maintenir la morsure.
La plainte prend alors une importance essentielle pour
forcer l’existence de la douleur dans l’œil d’un témoin. Il
s’agit de vaincre la guérison pour maintenir une pièce
essentielle sur l’échiquier psychique ; triompher du méde-
cin en le mettant en échec fait partie de la maintenance
de cette douleur fantôme. Gabriel Burloux parle de « la
gloire de s’opposer à la guérison » et d’accuser le méde-
cin : « Le Moi de la douleur est un Moi immature, cou-
pable et innocent. Il s’est tourné vers l’autre qui ne l’a pas
entendu. Figé dans sa souffrance il est là en suspension,
en attente, dans son éternelle demande. C’est un Moi à
l’accusatif… » Le rôle de la plainte est celui d’une accusa-
tion, il est de maintenir l’idée sous-jacente d’un préjudice,
mais complémentairement, nous dit Burloux, celui de ne
jamais épuiser l’idée que la mère les a lâchés ; guérir serait
perdre le lien à cette mère-douleur. La perdre serait aussi
perdre, par rapport au médecin, le lien que la plainte
douloureuse constitue.
Le sujet engagé dans une algose transforme la douleur
physique qui s’estompe en une douleur morale qu’il faut
maintenir.
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LA DOULEUR FANTÔME | 67
L’ÉCHEC DU MASOCHISME
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sant lié à la douleur permettrait le passage à une autre
forme de plaisir une fois la source douloureuse tarie, c’est-
à-dire lier la douleur à un ensemble de représentations.
Dans ce cas, un registre représentationnel préexistant
reprend force une fois que l’énergie consacrée à la douleur
peut l’irriguer à nouveau. C’est ce qui se passe générale-
ment pour les patients victimes d’une lésion douloureuse
qui ne deviennent pas ensuite « algosiques ». Une relation
masochiste au médecin pourrait aussi aboutir au rétablis-
sement d’un courant relationnel organisateur qui priverait
la douleur de sa nécessité. En effet, un aspect courant du
masochisme utilise la douleur pour maintenir l’investisse-
ment d’un objet, un lien libidinal à une personne figurée,
favorisé par la coexcitation sexuelle véhiculée par la sti-
mulation douloureuse. Dans l’algose, le fonctionnement
masochiste se dégrade et c’est la douleur elle-même qui
est élue comme objet. Au lieu de l’hallucination de la
satisfaction, les patients algosiques semblent recourir à
l’hallucination de la douleur, à l’hallucination de la
sensation.
Une forme de prédisposition à la névrose algique pour-
rait être constituée par la prédominance des investisse-
ments « en emprise » par rapport aux investissements « en
satisfaction », pour reprendre ici le jeu des deux registres
que nous avons décrits dans la genèse de l’organisation
pulsionnelle. Les sujets chez lesquels les expériences de
satisfaction n’ont pas produit un tissu de représentations
suffisant sont amenés, pour maintenir un fonctionnement
objectal, une organisation psychique efficiente, à exercer
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surinvestissement privilégié du registre de l’emprise
implique non seulement des investissements actifs mais
aussi un surinvestissement du registre de la sensation,
lequel correspond à la réception de l’emprise d’autrui.
L’apparition d’un accident douloureux, la séduction
algique, empêche le patient d’utiliser ses procédés d’amé-
nagement en emprise et le confronte à un vécu d’impuis-
sance qui a pour lui valeur de perte objectale. Faut-il
invoquer comme le fait Burloux l’apparition à ce moment
d’une représentation de mère insuffisante, ou d’un « objet
maternel fantôme » porté par la douleur, comme le pro-
pose Danziger 2 ? Nous avons tendance à penser que ce
n’est pas nécessaire dans le cadre de notre modèle ; nous
pensons en effet qu’il n’y a pas de représentation véritable
en jeu et que le sujet adresse son agressivité et son désir
de meurtre à ceux qu’il voit comme lui infligeant cette
douleur ou aux personnes qui s’occupent de lui et ne l’en
délivrent pas ; cette agressivité contribue à tisser un lien
organisateur qu’il faudra maintenir par la pérennité de
la plainte.
Le problème thérapeutique consisterait finalement à
passer de la douleur à l’angoisse ordinaire et à faire traver-
ser au patient les rives de l’effroi. Programme difficile à
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LA DOULEUR FANTÔME | 69
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registre des représentations et celui de l’affect, mais la
question contre-transférentielle, avec ces sujets qui
battent en brèche les efforts thérapeutiques et cherchent
à triompher du médecin, prend une importance cruciale.
Toute la difficulté est de leur éviter de s’isoler davantage
dans leur douleur et d’appauvrir peu à peu leur fonction-
nement psychique. Aragon a fort bien décrit ce destin
qui les menace : « Et je ressemble à ce monarque / Plus
malheureux que le malheur / Qui restait roi de ses dou-
leurs. / Vivre n’est plus qu’un stratagème / Le vent sait
mal sécher les pleurs / Il faut haïr tout ce que j’aime / Ce
que je n’ai plus donnez-leur / Je reste roi de mes
douleurs ».
1. Ibid.
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Restriction de la douleur,
douleur de la restriction
LA DOULEUR PHYSIQUE
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comptent l’acte ou les actes dont un soulagement pourrait
venir, changer de position, hurler, boire, appeler à l’aide
(maman de préférence), etc.
Pourtant, un investissement psychique intense peut
limiter ou suspendre pour un temps la perception de la
douleur, comme en témoignent l’expérience de soldats
qui n’ont constaté qu’après l’action telle blessure et sa
douleur, et les expériences d’interventions chirurgicales
sous hypnose. La douleur implique donc un investisse-
ment, et, dans le cas de la douleur physique, il s’agit d’un
investissement forcé : une rupture du fonctionnement
psychique ordinaire, par un stimulus nociceptif d’une
intensité excessive, draine vers ce point de rupture un
courant libidinal considérable. La douleur est ainsi un
mixte psychocorporel, une sorte de « pseudo-pulsion »,
dit Freud.
Il faut cependant faire ici un éloge de la douleur, éloge
relatif mais notable. L’investissement qu’elle implique, ce
rôle de pseudo-pulsion, maintient une forme d’organisa-
tion du psychisme autour de la zone douloureuse, et tant
que cet investissement reste opérant, il protège d’une dés-
organisation traumatique dans laquelle la douleur serait
comme noyée par un état de panique, par une angoisse
extensive qui envahirait le psychisme. La restriction de la
douleur ne joue donc pas seulement sur l’intérêt porté
aux choses extérieures et aux objets d’amour, mais aussi
sur l’angoisse qu’elle limite en la focalisant, en la fixant
sur un point de l’espace corporel.
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leur physique intense, et qui dure, se sent la proie d’une
sorte d’emprise anonyme contre laquelle il se sent
impuissant.
J’ai le souvenir très précis d’un patient, souffrant d’une
douleur d’origine neurologique chronique, très intense et
pénible, très peu soulagée par les antalgiques prescrits par
son neurologue. Son fonctionnement psychique se trou-
vait restreint d’une façon terrible pour lui. Il vivait au
bord de l’épuisement, ne trouvant que de très rares
sources de satisfaction. Presque incapable de lire et
s’imposant de travailler, il était souvent tenté par le sui-
cide. Son mode de pensée aurait pu être décrit comme
relevant de la pensée opératoire au sens de Marty et de
M’Uzan, mais c’était, dans son cas, un état secondaire à
la chronicité de sa douleur. Il était, d’une certaine façon,
enserré dans l’actuel. Une forme de système dépressif
s’était installée autour de l’objet douleur à l’investissement
duquel il ne pouvait échapper. Une souffrance psychique
s’était ainsi constituée et chronicisée. Il aurait pu parler
comme Antonin Artaud :
Je ne sentais pas la vie, la circulation de toute idée morale
était pour moi comme un fleuve tari. La vie n’était pas pour
moi un objet, une forme ; elle était devenue une série de rai-
sonnements. Mais des raisonnements qui tournaient à vide, des
raisonnements qui ne tournaient pas… 1
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DOULEUR PSYCHIQUE
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de s’écouler, lorsque « ce temps qui ne passe pas 1 »,
s’immobilise. C’était donc le cas du patient que je viens
d’évoquer, qui ne se sentait pas de futur et qui ne se remé-
morait pratiquement rien. Cela étant, c’est aussi le cas de
la souffrance dépressive qui arrête le mouvement, c’est-
à-dire le temps. Flaubert évoque ainsi la douleur dépressive
d’Emma Bovary : « […] cette douleur enfin, que vous
apportent l’interruption de tout mouvement accoutumé,
la cessation brusque d’une vibration prolongée. » Il s’agit
pour nous de la vibration de l’esprit capable de se mouvoir.
La perte d’objet telle que Freud l’a décrite dans Deuil
et mélancolie pourrait permettre d’opposer la souffrance
du deuil à la douleur. Le deuil est mouvement, un mou-
vement qui éloigne de l’objet, le met en pièces, le dissout
et c’est une souffrance de plus. C’est ce que fait dire
Camus à Caligula : « On croit qu’un homme souffre
parce que l’être qu’il aime meurt en un jour. Mais sa vraie
souffrance est moins futile, c’est de savoir que le chagrin
non plus ne dure pas. »
La douleur de la dépression, la douleur psychique de
la mélancolie met le fonctionnement de l’esprit en arrêt
sur image. Dans la dépression, l’objet perdu, dont la perte
a amputé le Moi lui-même, a été remplacé par l’ombre
de l’objet dont le surinvestissement est nécessaire pour
échapper à la désorganisation, à la dépersonnalisation. Il
faut maintenir érigé ce fantôme de l’objet par le redouble-
ment de l’énergie psychique qui lui est consacrée. Un
1. J.-B. Pontalis, Ce temps qui ne passe pas, suivi de Le compartiment
de chemin de fer, Paris, Gallimard, 1997.
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angoisse : Freud y rattache la douleur psychique à la
concentration de l’investissement sur l’objet perdu,
concentration qui, dit-il, « tend pour ainsi dire à vider le
Moi ». La souffrance installée est à son tour investie, inté-
grée au système ; l’emprise sur l’objet qui a été perdu,
impuissante, se réfugie dans la toute-puissance de la
pensée qui cherche à maintenir une existence à l’objet,
fut-elle virtuelle, en dépit du décret de la réalité. L’inves-
tissement se restreint et se concentre sur cet ersatz de
l’objet et c’est cette restriction même, cette concentration
même qui constituent la douleur. En effet, cette ombre
de l’objet, érigée en « objet dépressif », n’a pas la qualité
de représentation dans la mesure où elle n’est pas porteuse
de plaisir ou d’affect. Une représentation en appelle une
autre, chacune porte son quantum d’affect, et un plaisir
au fonctionnement psychique se déroule. Litza Guttierès-
Green souligne ainsi ce qui caractérise la situation de dou-
leur : « La douleur psychique va de pair avec l’absence de
représentations et dans les “transferts douloureux” on voit
la douleur psychique supplanter les autres affects. » (Gut-
tierès-Green, 1990). La douleur occupe en fin de compte
toute la place dans le Moi, et pas n’importe quelle place,
comme le perçoit tragiquement Artaud : « Cette douleur
plantée en moi comme un coin, au centre de ma réalité
la plus pure, à cet emplacement de la sensibilité où les
deux mondes du corps et de l’esprit se rejoignent… » La
douleur psychique se traîne comme un boulet. Artaud
commente ainsi l’un de ses dessins qui figure une vague
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lutte contre la dépersonnalisation majeure qui le défait.
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psychique cohérent disparaît : seules les sensations phy-
siques de la douleur persistent et la dépression s’asphyxie
sur elle-même, laissant la douleur rester le seul organisa-
teur d’une excitation chaotique. Les investissements en
emprise, les derniers à rester actifs dans la douleur,
peuvent alors conduire au suicide.
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d’énergie utilisée de façon incohérente est grande, « dissi-
pée ». Si le système est fermé, la désorganisation va
s’accentuer jusqu’à la disparition complète du système.
Cependant, si le système est ouvert et continue à recevoir
de l’énergie, on peut voir apparaître une « structure dissi-
pative » et le désordre peut se réordonner sous une forme
qui limite le gaspillage et réintroduit une certaine organi-
sation. L’élément qui organise la structure dissipative n’est
plus celui qui centrait normalement le système mais un
élément contingent. Plus elle est loin de l’équilibre et plus
la matière devient sensible à des influences habituelle-
ment négligeables. Si l’on applique ce modèle au psy-
chisme, on constate sa pertinence dans de nombreuses
situations : « Dans un moment de désordre psychique,
un événement contingent [aléatoire] provoque parfois
l’apparition d’une structure durable… », écrivent Sylvie
et Georges Pragier.
C’est ce qui se passe dans l’installation de certains syn-
dromes douloureux qui n’ont pas pour origine une lésion
organique dont l’importance a provoqué la douleur, mais
qui se développent à partir d’une douleur « contingente ».
Nous prendrons l’exemple des lombalgies telles que les a
comprises Gabriel Burloux 1. Certains sujets lombal-
giques chroniques le sont à la suite d’un accident qui a
eu pour eux l’importance d’un traumatisme psychique.
Personnes très investies dans des activités dont la maîtrise
est pour eux essentielle, elles ont vécu l’accident comme
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la douleur et qu’elle se maintient. La désorganisation a
rencontré un élément contingent aléatoire, la douleur
physique limitée initiale, élément autour duquel s’est
constitué une « structure dissipative ». Le patient ne
reprend pas son travail, multiplie les consultations rhu-
matologiques, se traîne, « ne s’en sort pas », fait se succé-
der les arrêts de travail avec une invalidité en perspective.
Structure dissipative car il y a dissipation de l’énergie psy-
chique qui animait le psychisme et qui n’alimente plus
des activités de plaisir, gaspillage par rapport au système
antécédent donc, mais structure car organisation tout de
même, le patient ne sombrant pas dans une dépersonnali-
sation majeure et ne s’engageant pas dans une voie
dépressive mélancolique. Bénéfice de la douleur, qui res-
treint l’angoisse en même temps qu’elle limite la vie du
sujet.
Il faut noter que cette conceptualisation ne renvoie pas à
la notion de « régression », qu’elle n’invoque pas des expé-
riences infantiles spécifiques ayant organisé des fixations, des
paliers propices à une régression réparatrice. La fixation
opérée par la « structure dissipative » est actuelle, elle se
constitue extemporanément sur un élément aléatoire.
AU-DELÀ DE LA DOULEUR
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geables », influences susceptibles de faire se cristalliser une
« structure dissipative » qui devient le noyau organisateur
de leur pathologie. Toutes ne sont pas néfastes mais beau-
coup peuvent l’être. Il s’agit toujours d’une rencontre,
souvent de hasard et dont la contingence aurait pu la
laisser sans importance. Rencontre avec un toxique
– alcool, tabac et autres – ou avec une expérience doulou-
reuse, mais ce peut être aussi un régime qui se poursuit
en anorexie, un mouvement identitaire particulier, des
scarifications, une kleptomanie, une partie de poker, une
addiction à l’ordinateur, aux jeux de rôles ou aux soi
disant « réseaux sociaux », etc. Tout dépend de leur valeur
réorganisatrice par rapport à leur valeur dissipative, et de
leur évolution ultérieure. Il est aussi des toxicomanies aux
mathématiques ou au jeu d’échecs.
Les expériences sexuelles précoces peuvent jouer un
rôle organisateur, parfois salvateur mais quelquefois de
nature à induire des conduites qui limitent les possibilités
d’évolution du sujet. Néanmoins, ce peut être une idée
dont l’investissement prend une valeur organisatrice.
L’idée d’un suicide possible peut avoir un impact réorga-
nisateur tragique, à l’origine de ces « suicidoses » dont
parlait Racamier.
La folie séductrice d’Emma Bovary se constitue sur ce
modèle d’une structure dissipative. L’élément inattendu
est essentiellement intérieur à la faveur d’un événement
mondain, peu probable, contingent : un bal chez des
hobereaux, au château de la Vaubyessard. Tout ensuite
sera changé :
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mais comme l’ouragan soufflait toujours, et que la passion
se consuma jusqu’aux cendres, et qu’aucun secours ne
vint, qu’aucun soleil ne parut, il fut de tous côtés nuit
complète, et elle demeura perdue dans un froid qui la
traversait. » Et elle s’enfonce dans une de ces formes de
dépression douloureuse que nous ne connaissons que
trop : « douleur je n’ai plus que toi »… Elle applique à
elle-même sa folie d’emprise et se suicide.
Cela étant, si la sensibilité de la désorganisation des
adolescents « à des influences habituellement négli-
geables » leur fait courir le risque de se fixer à des formes
de dissipation organisées mais dommageables, elle les pré-
dispose aussi à des rencontres constructives et salutaires,
entre autres à une rencontre psychanalytique. « Un rien
qui bouge et tout est changé », écrivait Christian David.
Une seule rencontre peut apporter beaucoup et la mise
en place d’une relation psychanalytique dans la durée
instaurera une forme de « structure dissipative » dont
nous savons que son pouvoir réorganisateur compensera
la dépense d’énergie qu’elle requiert.
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Ce qui a été perdu à l’intérieur
est appréhendé à l’extérieur
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le phénomène, la perte d’objet est le point commun entre
mélancolie et paranoïa. Dans les deux cas, « la fin du
monde est la projection de cette catastrophe interne, car
l’univers subjectif du malade a pris fin depuis qu’il lui a
retiré son amour », fin du monde autant dans la paranoïa
que dans la mélancolie où peut apparaître de surcroît un
syndrome de Cottard : un délire de l’absence des organes,
une fin du monde corporelle. Melanie Klein donne égale-
ment la perte d’objet comme point de départ de la para-
noïa : « Le paranoïaque a lui aussi, dirai-je, introjecté un
objet total et réel, mais il n’a pas été capable d’accomplir
une identification complète avec lui, ou, si même il est
allé jusque-là, il n’a pas pu s’y maintenir 1. » Dans la
mélancolie, c’est autour de l’ombre de l’objet – intériori-
sée – que le patient se réorganise, reportant l’investisse-
ment de ses efforts d’emprise, désarmés par la perte, sur
cette ombre pour en ranimer l’éclat. Dans la paranoïa,
c’est le désir d’être objet d’emprise de la part de l’objet
perdu qui est au premier plan, celui-ci n’est plus un objet
saisissable mais un objet virtuel – localisé par le patient à
l’extérieur du psychisme –, dont il faut attendre, guetter
qu’il se manifeste. Ainsi, Freud poursuit : « L’importance
émotionnelle qui revient à cette personne est projetée au-
dehors sous forme de pouvoir venant de l’extérieur. »
Nous insistons sur ce point : « sous forme de pouvoir
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la mélancolie, l’amour continue de s’exprimer par rapport
à l’objet perdu, lorsque la haine apparaît, elle se dirige
contre le sujet lui-même qui s’accable de reproches et peut
en venir au suicide. Dans la paranoïa, comme l’écrit
Freud, « la qualité de l’émotion est changée en son
contraire ; celui que l’on hait et craint à présent en tant
que persécuteur fut en son temps aimé et vénéré ». Le
sujet continue de s’estimer, de s’aimer lui-même, la haine
se développe non pas contre le sujet lui-même mais à
l’égard de l’objet qui a trahi et peut conduire le patient
au meurtre.
Nous pensons donc qu’il faut nous fier davantage à la
logique d’ensemble de la conception de Freud plus qu’à
une formule qui reste en fait en deçà de sa pensée,
laquelle se résume au mieux ainsi : « Ce qui a été perdu
à l’intérieur est attendu de l’extérieur. » Plus précisément :
« Ce que le patient a perdu par désinvestissement à l’inté-
rieur est recherché/attendu de l’extérieur. »
Un certain objet interne qui assure une forme de cohé-
rence au fonctionnement psychique se trouve défait par
un changement dans son investissement, entraînant la
menace d’une désorganisation, d’un chaos, d’une fin du
monde interne. Le psychisme cherche à retrouver un
point d’appui, un point d’investissement qui lui permette
de se réorganiser. Dans le cas de la paranoïa, l’objet orga-
nisateur – la représentation homosexuelle interne – a été
vidé de la substance qui en faisait la valeur fonctionnelle,
qui le rendait porteur d’un certain plaisir. C’est sur son
squelette, sur les traces de l’investissement en emprise de
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l’extérieur, comme une part manquante du sujet.
Notre façon de voir s’appuie, en la décalant dans notre
propre système, sur une proposition de Freud :
Les restes mnésiques, nous les concevons comme contenus
dans des systèmes qui sont immédiatement contigus au système
Pc-Cs, de sorte que leurs investissements peuvent se propager
facilement, à partir de l’intérieur, aux éléments de ce système.
On pense ici aussitôt à l’hallucination et au fait que le souvenir
le plus vif se distingue toujours de l’hallucination aussi bien
que de la perception externe ; mais, tout aussi vite, nous vient
la solution : dans la reviviscence d’un souvenir, l’investissement
est maintenu dans le système mnésique, tandis que l’hallucina-
tion, indiscernable de la perception, peut apparaître quand
l’investissement ne fait pas qu’empiéter de la trace mnésique
sur l’élément Pc, mais passe complètement sur celui-ci 1.
Pour nous, la trame de la représentation, son squelette
– constitué « en emprise » – appartient à ce système Pc-
Cs. Lorsque la trace mnésique de la satisfaction qui don-
nait vie à la représentation est défaite, l’investissement « se
propage » complètement sur sa trame, dans le système Pc-
Cs, tourné vers l’extérieur. La « projection » serait donc le
résultat d’un tel changement dans l’investissement relatif
du monde interne et du monde extérieur. Ainsi, « ce qui
a été perdu au dedans est recherché vers l’extérieur ». La
représentation perdue, la satisfaction perdue sera atten-
due, anxieusement attendue du monde extérieur pour
être finalement illusoirement trouvée. Anxieusement
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lière. Freud décrit comment le jaloux se défend de son
homosexualité :
Ces hommes deviennent-ils, dans leur inconscient, l’objet
d’un investissement libidinal plus fort, ils s’en défendront alors
au moyen du troisième mode de la contradiction – « Ce n’est
pas moi qui aime l’homme, c’est elle qui l’aime » – et il soup-
çonne la femme d’aimer tous les hommes qu’il est lui-même
tenté d’aimer. La déformation par projection n’a pas à jouer
ici, puisque le changement dans la qualité de la personne qui
aime suffit à projeter le processus entier hors du Moi. Que la
femme aime les hommes, voilà qui est le fait d’une perception
extérieure, tandis que soi-même on n’aime point, mais qu’on
haïsse, que l’on n’aime point telle personne, mais telle autre,
voilà qui reste par contre le fait d’une perception intérieure.
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considéré comme une caverne remplie de monstres dan-
gereux, etc. 2. » Chez le jaloux, ce serait alors le corps de
sa femme qui prendrait la place de la « caverne remplie
de monstres dangereux ».
Soulignons aussi que Freud, dans la dialectique jalouse
– « ce n’est pas moi qui l’aime c’est elle qui l’aime » –,
indique que : « la déformation par projection n’a pas à
jouer ici » puisque le changement de support, l’attribu-
tion à une autre personne, suffit à externaliser le conflit.
Faut-il aller plus loin et conclure que la notion de « pro-
jection » n’est rien de plus qu’une métaphore, une des-
cription phénoménologique, mais que le mécanisme
métapsychologique qui la sous-tend n’est que le déplace-
ment de la masse d’énergie libérée par la désagrégation
d’un objet interne, mouvement par lequel les investisse-
ments basculent d’une formation psychique interne à une
autre tournée vers le monde extérieur ?
Le caractère massif des mouvements d’investissements
dans la jalousie, et les conséquences du surinvestissement
de ce qui est censé se passer en dehors d’eux, est frappant
chez les jaloux. « La jalousie était donc entrée dans ce
cœur avec une violence monastique. La jalousie, passion
éminemment crédule, soupçonneuse, est celle où la fan-
taisie a le plus d’action ; mais elle ne donne pas d’esprit,
elle en ôte ; et chez Sylvie cette passion devait amener
1. S. Freud, « De quelques mécanismes communs à la jalousie et à
la paranoïa ».
2. M. Klein, « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états
maniaco-dépressifs » in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 322.
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du monde interne au profit d’une attente anxieuse par
rapport au monde extérieur, le fait que la personne
jalouse « observe avec plus d’acuité » l’inconscient de
l’autre plutôt que le sien propre 1 appauvrit le fonctionne-
ment psychique, fait surinvestir le registre de l’emprise au
détriment du monde des sentiments et des représenta-
tions. Le jaloux devient bête.
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La belle actualité
L’INTEMPORALITÉ DE LA FUGUE
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le patient que je viens d’évoquer, le surinvestissement de
l’actualité était mis en œuvre en face de l’angoisse soule-
vée par la dépression maternelle, et, ultérieurement, dans
toute situation qui faisait revivre une angoisse analogue.
Si nous parlons en termes d’angoisse de mort, nous pou-
vons considérer que celle-ci est d’abord une angoisse de
mort psychique, une angoisse paroxystique liée au risque
d’une désorganisation psychique complète. Il faut pour
cela que l’angoisse de castration soit débordée. Les repré-
sentations disponibles, devant la massivité de l’énergie
mobilisée, devant l’urgence économique, perdent leur
valeur organisatrice. Le besoin de réinvestissement massif
d’un objet s’exprime alors dans le registre perceptivo-
moteur, par la recherche de sensations qui puissent soute-
nir l’activité représentative. Dans le cas de mon patient,
le souvenir de la fugue me semble consubstantiellement
lié au refoulement du sadisme dirigé contre cette mère et
au déplacement des désirs de réappropriation violente de
celle-ci sur l’espace parcouru dans la marche. Le terme de
« refoulement » est sans doute impropre, il est probable-
ment plus juste de parler de répression. Nous pensons
donc que la répression, plus que le refoulement, d’un
affect intense de colère, d’un état d’activation matrici-
daire, était l’élément déterminant de la fugue. L’échec du
refoulement, le débordement par une excitation que la
mise en jeu de représentations ne permet plus de lier,
rend imminent le recours à une agression agie ; la fugue
vient se substituer à un acte violent exercé directement
sur la personne de la mère ; la fugue, qui met en jeu la
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portements analogues. Entre autres épisodes, celui-ci :
plongé dans un conflit violent avec l’une de ses maî-
tresses, il a quitté la ville de province où il vivait pour
s’installer à Paris : « Sans cela, j’aurais pu la tuer docteur. »
La fugue a un effet suspensif sur le temps, on peut
imaginer qu’elle vise à remonter le temps mais il me
semble surtout qu’elle instaure une sorte de « bulle »
extra-temporelle ; « la belle actualité » implique la même
forme d’investissement temporel que la fugue, établissant
un présent permanent qui met en suspens les liens à
l’objet et le cours des affects. La solitude de la fugue est
une solitude à deux étages puisqu’elle est à la fois inter-
ruption de la relation et conduite meurtrière en direction
de l’objet. Le meurtre de L’Étranger, l’assassinat d’un
inconnu sur la plage – deux fois inconnu puisqu’il est
arabe –, figure cet aspect de la solitude du fugueur.
INTEMPORALITÉ ET TEMPORALITÉ
DANS LA CURE, SYNCHRONIE
ET DIACHRONIE
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La volonté de raccourcissement des cures ou leur allon-
gement indéfini peut-il être envisagé en fonction d’un
défaut de prise en compte de ces deux systèmes temporels
et des contradictions qu’ils organisent ? Sans doute ; nous
pouvons penser en effet que la visée adaptative privilégie
la temporalité diachronique de la vie du patient et fina-
lement, qu’elle l’enferre dans sa « belle actualité ». Dans
le cas de figure opposé, ce serait la culture de l’art de la
fugue, le culte de l’intemporel qui tendrait à maintenir le
patient sur le divan dans une analyse interminable, dans
une « belle intemporalité » symétrique, inverse, mais
finalement analogue de la « belle » actualité. Cette forme
d’intemporalité vient s’opposer à la perception d’un pro-
cessus et à son développement lui-même.
La note fétichiste impliquée par l’usage d’un adjectif
idéalisant par mon patient pour qualifier son « actualité »
doit nous inciter à considérer la valeur antitraumatique,
sur le modèle du fétichisme, de certaines de nos options
techniques. Les psychanalystes de la génération de l’après-
guerre ont eu à se dépêtrer d’un enseignement dominé
par deux personnalités qui avaient, l’une et l’autre, idéa-
lisé deux formes contraphobiques de technique psychana-
lytique, organisées par rapport au temps. Sacha Nacht, et
sa phobie de la durée de l’analyse, sa peur de l’analyse
interminable qui sous-tendait son souci de « désanaly-
ser », en donnant de « la présence », dès qu’il percevait
que le patient pouvait envisager de se passer de son ana-
lyste, et Jacques Lacan, phobique de la durée de la séance
elle-même.
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le sadisme de l’analyste trouve son élaboration dans un
ensemble de représentations dont la valeur fonctionnelle
est suffisante pour assurer l’homéostasie de son fonction-
nement mental dans la séance, l’investissement des deux
registres temporels pourra se maintenir. L’analyste pourra
alors poursuivre à la fois l’investissement de la diachronie
d’aujourd’hui et celui de la synchronie qui règne dans le
monde des représentations nées dans l’histoire. C’est
lorsque l’analyste est soumis à des incitations qui prennent
pour lui une valeur traumatique qu’apparaît chez lui une
poussée à l’emprise qui tend à lui faire exercer une pres-
sion sur le patient ; des procédés internes, marqués par
l’idéalisation ou le clivage, peuvent se mettre en place et
aboutir à un surinvestissement de certains aspects du fonc-
tionnement psychique du patient, dans le but d’exercer
une action immédiate sur celui-ci. Des acting interprétatifs
ou interventionnistes, ou au contraire des formations réac-
tionnelles contre le risque de tels acting viennent boulever-
ser l’investissement des deux registres temporels. Pour
réprimer son propre sadisme, la fugue de l’analyste s’orga-
nise sur place, dans l’évitement de l’intemporalité transfé-
rentielle et par le surinvestissement isolé de l’actualité du
discours du patient ou de son comportement dans la
séance. L’apparition de tels phénomènes aboutit à la para-
lysie du processus analytique quel que soit le sort mani-
feste de la rencontre analytique, cessation des séances à
bref délai ou engagement interminable.
Michel Fain, considérant l’ambition de « tout analyser »
et les cures qui n’en finissent plus – l’analyste et l’analysé
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des apports de Michel Fain est celui-ci : c’est la génitalité
et ses deux temps, la génitalité où la période de latence
introduit une discontinuité, qui permet de construire une
temporalité ; « les patients présentant des structures men-
tales avec de fortes fixations prégénitales ont, du fait de
leurs fixations, vécu une évolution monophasique ». Ces
éléments prégénitaux sont ceux qui ont le plus tendance
à fixer le fonctionnement mental et le déroulement de la
cure, dans une intemporalité immobilisatrice. Dans cette
perspective, ouverte par Michel Fain, le contraste entre
intemporalité-inconscient et temporalité-conscient ne joue
plus de la même façon : l’apparition de la génitalité et de
son diphasisme implique une forme de temporalité dans
l’inconscient lui-même, une sorte de hiérarchie temporelle
ordonnançant les phénomènes psychiques, fussent-ils
inconscients. Ce que la succession des stades prégénitaux
échoue à installer, la génitalité l’introduirait. En d’autres
termes, le complexe d’Œdipe implanterait une certaine
organisation temporelle dans l’inconscient.
INTEMPORALITÉS ET SYSTÈMES
TEMPORALISÉS
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éléments qui introduisent ou qui réintroduisent le mou-
vement évolutif du psychisme ; c’est de ce mouvement
que découleraient les catégories de l’avant et de l’après.
En traitant l’inconscient intemporel, l’analyste se
trouve donc confronté aux contradictions que soulève
cette intemporalité qui, tout à la fois, rend la cure pos-
sible et menace de faire de l’analyse une expérience sans
fin. L’intemporalité doit être simultanément prise en
compte comme caractéristique du fonctionnement de
l’inconscient, comme dimension de la cure, véritable
épreuve d’intemporalité, mais aussi comme défense dans
le cadre de la cure.
Finalement, il me semble que l’on peut opposer deux
formes d’intemporalité : celle de l’emprise qui s’inscrit
dans l’actualité, dans un présent sans profondeur, sans
durée, et l’intemporalité du monde des représentations
qui s’inscrit presque indéfiniment dans la durée. C’est la
reviviscence des représentations, liée aux expériences de
satisfaction et aux affects issus du jeu pulsionnel – lequel
implique des conduites actuelles –, qui introduit la
diachronie.
Il faudrait alors considérer non seulement l’intempora-
lité de l’inconscient mais aussi des modalités de pensée
placées sous le signe d’une intemporalité préconsciente,
voire consciente et activement recherchée. La répression
des affects impliquerait l’instauration d’une forme de sus-
pension temporelle de ce type, alors qu’à l’inverse, le
refoulement maintiendrait un investissement conscient de
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maintient l’épaisseur d’une histoire toujours présente.
L’ensemble proposé par Freud, lequel oppose l’incons-
cient intemporel au conscient temporel, doit être envisagé
aujourd’hui d’une façon plus complexe puisque le fonc-
tionnement de l’inconscient implique une forme de tem-
poralité et que le système conscient peut, quant à lui,
fonctionner de façon intemporelle. La belle actualité, le
surinvestissement de l’actuel, apparaît en effet comme
une forme d’atemporalité, d’intemporalité anhistorique,
que l’on peut opposer à l’intemporalité historique de
l’inconscient.
Nous nous trouvons donc amenés à considérer
l’ensemble des oppositions temporalité/atemporalité
comme des résultats du travail psychique, comme les
effets d’un ensemble de processus psychiques apparaissant
entre conscient et inconscient, et non plus seulement
comme une opposition qui contribuerait à caractériser
chacun des deux systèmes psychiques conscient et
inconscient.
L’INCONSCIENT TEMPOREL
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il y a des jeux de mots. Cette histoire est fondée sur
l’entrelacs d’éléments temporels de différents niveaux :
temps affectif de l’attente et de la séparation, temps désaf-
fectivé des horaires de tramway, temps fondé sur la diffé-
rence des générations et la perspective de la mort, et
intemporalité de l’inconscient telle que Freud l’évoque :
« Bornons-nous donc à formuler qu’en ce qui concerne
la vie psychique la conservation du passé est plutôt la
règle qu’une étrange exception. » L’inconscient joue du
temps.
Chez Freud, nous constatons des formulations contra-
dictoires en ce qui concerne la temporalité dans l’incons-
cient. Il insiste à différents moments sur l’atemporalité de
l’inconscient et, à d’autres moments, sur la conservation
d’éléments chronologiques, « chaine entière de souvenirs
pathogènes » reproduite « en une succession chronolo-
gique, et ceci à rebours », ou encore, en 1895 dans « Psy-
chothérapie de l’hystérie » : « Tout se passe comme si on
dépouillait des archives tenues dans un ordre parfait. »
C’est à propos du souvenir-écran que Freud introduit un
bouleversement d’importance de la temporalité :
Nos souvenirs d’enfance nous montrent les premières années
de notre vie non comme elles étaient mais comme elles sont
apparues à des époques ultérieures d’évocation ; […] c’est alors
qu’ils ont été formés et toute une série de motifs, dont la vérité
historique est le dernier des soucis, ont influencé cette forma-
tion aussi bien que le choix des souvenirs.
En fait, Freud démontre la construction d’une tempo-
ralité nouvelle, en décrivant une recatégorisation des sou-
venirs. Il y a donc bien des éléments de temporalité
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victoires et les accomplissements :
[…] parce qu’ils [les hystériques] se souviennent des expé-
riences douloureuses qu’ils ont faites longtemps auparavant,
mais parce qu’ils restent attachées à elles par leurs affects ; ils
n’arrivent pas à se libérer du passé et négligent pour lui la
réalité et le présent. Cette fixation de la vie psychique aux
traumatismes pathogènes est un des caractères les plus impor-
tants de la névrose, des plus significatifs sur le plan pratique.
L’AFFECT, ORGANISATEUR
DE LA TEMPORALITÉ
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qui l’a déclenché se trouve démentie ; la dissipation d’un
état affectif s’effectue selon un rythme qui lui est propre.
Nous pouvons considérer qu’il existe deux façons pour
le psychisme d’envisager le temps, l’une à partir d’une
métaphore spatiale, de succession, sur le modèle d’un
chemin parcouru, d’une série de repères spatiaux successi-
vement dépassés, l’autre qui envisage la durée et qui se
fonde sur l’expérience des affects. Un propos de Freud,
transcrit par Rank nous invite à réfléchir sur le rapport
des éléments temporels et spatiaux :
Quand les philosophes affirment que les notions de
« temps » et d’« espace » sont des formes nécessaires de notre
pensée, une prémonition nous dit que l’individu maîtrise le
monde à partir de deux systèmes, dont l’un travaille seulement
sur le mode temporel, l’autre seulement sur le mode spatial.
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lien affect/représentation qui donnerait corps au déroule-
ment temporel ; l’affect modulé par la présence ou
l’absence de l’objet s’intrique avec l’exercice des activités
d’emprise sur l’objet, liées au désir, à l’attente. Écoutons
par exemple cette patiente qui souffre d’une véritable
phobie de l’affect et qui s’organise surtout dans le com-
portement : « Je n’aime pas attendre, j’ai besoin de
quelque chose d’immédiat, la musique classique par
exemple, je ne peux pas, c’est trop long ; en musique il
me faut du rock, en fait plus du bruit… » L’attente est
pour elle liée à l’affect. L’affectophobie cherche à éliminer
l’attente, les préliminaires et leur tension affective,
l’action liée à des représentations, affectivement chargée,
pour rechercher l’immédiateté, l’acte dépouillé de l’affect.
Le temps ne s’écoule pas de la même façon en présence
ou en l’absence de l’être aimé, le temps de l’échange
amoureux, de la proximité, n’est pas celui de la sépara-
tion, de la solitude, de l’auto-érotisme, ni celui du deuil.
L’affect des retrouvailles joue un rôle majeur dans l’orga-
nisation des indicateurs du temps. L’éternité, qu’elle soit
bienheureuse ou infernale, abolit la séparation. « L’enfer
c’est les autres 1 ». Dans Huis clos, les retrouvailles sont
exclues : l’éternité de l’enfer est indiquée par l’impossibi-
lité de se quitter, ne serait-ce que des yeux, les person-
nages n’ayant pas de paupières. Le mouvement
d’appropriation d’un objet du monde extérieur lierait
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qui conduit aux métaphores spatiales du temps.
La durée, le temps psychique proprement dit est orga-
nisé par l’affect. On peut dire que chaque expérience
affectivement chargée laisse sa trace organisatrice de la
temporalité, un « monument commémoratif » ; le calen-
drier est ordonné par des fêtes, des retrouvailles avec un
passé heureux. La cure s’anime du retour de ces traces
affectives, alors que la simple évocation des événements
qui leur sont liés ne suffit pas à la faire vivre. Freud nous
dit encore :
Le destin de ces affects, que l’on pouvait se représenter
comme des grandeurs déplaçables, était donc l’élément déter-
minant en ce qui concernait aussi bien l’entrée dans la maladie
que le rétablissement. […] Ils [les affects « coincés »] subsis-
taient pour une part en tant que fardeaux durables de la vie
psychique et source pour elle d’excitation constante.
Si on prend l’exemple des ruptures ou de la perte d’un
objet d’amour, on peut dire que c’est le deuil qui mesure
le temps et son évitement qui l’efface. L’effort du déprimé
vise à abolir l’affect en le remplaçant par la permanence
de la douleur, et la douleur est actuelle par nature. La
répression qui joue contre l’affect joue en même temps
contre la temporalité ; le temps du déprimé, comme ses
larmes, cesse de s’écouler, toute dépression vise à l’intem-
poralité. Le dernier jeu de mots de Gérard de Nerval,
dans un billet écrit la veille de son suicide, était celui-ci :
« Ne m’attends pas ce soir car la nuit sera noire et
blanche. » Le sentiment que nous avons du temps est
ainsi le témoin fidèle de l’état de notre fonctionnement
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phique », on pourrait se risquer complémentairement à
dire que, par rapport à la temporalité, chacun des trois
exemples comporte une façon particulière de traiter le
temps : dans l’hystérie s’opère une réduction du passé au
présent, dans la névrose obsessionnelle, comme dans la
religion, se manifeste un surinvestissement de l’impact du
présent sur le passé, quant à la paranoïa, elle surinvestit
la succession et le passé causal.
Le travail de deuil (et ses analogons) a donc une valeur fon-
datrice pour les éléments temporalisés qui peuplent l’incons-
cient et qui laissent au niveau préconscient des indices, qui
permettent d’en retrouver la trace. Comme l’écrit Domi-
nique Scarfone : « Dans le Pcs, lors du refoulement secon-
daire, se sculptent les pierres tombales qui désignent
l’enterrement et en marquent la date. » (Scarfone, 1990).
Le jeu respectif des deux systèmes conscient et incons-
cient n’est possible que s’ils comportent chacun des élé-
ments spatiaux et temporels ; marqueurs temporels des
représentations, monuments ou pierres tombales, figura-
tions, conduisant à une sorte d’indexation temporelle des
représentations ; la temporalité affective s’établit dans le
lien affect-représentation.
LA TEMPORALITÉ RECOMPOSÉE
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psychiques originaires et primitifs. On le voit, les deux modes
de la régression s’orientent vers l’enfance et se rencontrent dans
la constitution d’un état infantile de la vie sexuelle.
L’indexation se fait donc aussi bien par des stades libi-
dinaux que par des moyens d’expression propres à une
époque donnée.
Si l’on admet que l’inconscient, tout intemporel qu’il
puisse être, comporte des éléments temporalisés – des
« monuments commémoratifs » –, qu’il inclue des
« archives tenues dans un ordre parfait » et que, simulta-
nément, « la vérité historique est le dernier de ses soucis »,
il faut constater les particularités de la temporalisation de
l’inconscient et chercher à en rendre compte. Dans Temps
et mémoire, André Green nous invite à considérer que « la
successivité devient, dans la causalité psychique, séquen-
tialité » (Green, 1990). Dans cette perspective, les élé-
ments temporels de l’inconscient ne seraient pas ordonnés
par une succession chronologique mais recatégorisés,
recomposés, à l’instar du « passé recomposé » qu’évoque
Francis Pasche à propos du processus de l’analyse. Dans
sa Morphologie du conte (1928), Vladimir Propp montre
comment la temporalité du conte est réglée par une suc-
cession de temps forts, d’actions typiques : départ d’un
parent, interdiction, transgression, action de l’agresseur,
remise d’un outil magique, etc., qui reproduisent une
sorte de séquence initiatique que l’on pourrait retraduire
en termes psychanalytiques de la façon suivante : sépara-
tion, solitude, interdit et menace de castration, transgres-
sion, séduction traumatique, séduction initiatique (par un
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la temporalité de l’inconscient s’organise par séquences de
« temps forts », ordonnancés par l’expérience de l’affect.
La succession chronologique est bouleversée par les phé-
nomènes d’après-coups et une re-catégorisation s’effectue
en fonction de l’importance affective, économique, des
expériences réélaborées. Paul Valéry fait dire à Monsieur
Teste : « Soumets-toi tout entier à ton meilleur moment,
à ton plus grand souvenir. C’est lui qu’il faut reconnaître
comme roi du temps. »
Nous pouvons donc finalement considérer que
l’inconscient comporte d’une part des représentations
liées au temps et des représentations de séquences tempo-
relles, et d’autre part une hiérarchisation d’expériences
successives : stades évolutifs, systèmes de pensée succes-
sifs, mais refondus dans des séquences qui ne tiennent
plus compte de leur ordre d’apparition. Ce que l’on
entend par « atemporalité de l’inconscient », c’est d’abord
le principe de réversibilité temporelle qui la gouverne et
la disparition d’un certain nombre d’éléments qui appar-
tiennent à la temporalité rationnelle « complète », envisa-
gée suivant le principe de réalité, et non la disparition de
toute référence temporelle.
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TEMPORALITÉ RATIONNELLE
ET SOPHISMES LIÉS AU TEMPS
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La temporalité élaborée suivant le principe de réalité
est un système de pensée contraignant ; elle implique un
investissement, à proprement parler, intellectuel, au second
degré, pensée sur une pensée, abstrait ; les enfants interro-
gent : demain ce sera quand ? Hier, demain ce devait être
aujourd’hui, pourquoi n’est-on jamais demain ?
Elle implique aussi un classement des événements en
une succession par ordre d’apparition qui obéit à une
représentation spatiale linéaire : passé, présent, avenir.
Elle obéit au principe de non-réversibilité, admet la
simultanéité d’événements, lesquels appartiennent alors à
une même catégorie : présent, passé ou futur. Surtout,
elle n’est jamais si assurée que cela : il n’y a pas de modèle
corporel pour la perception du temps ; alors que pour les
distances, les unités de mesure ont été d’abord faites en
référence au corps (pied, coudée, empan, brasse, etc.) il
est nécessaire de fabriquer des instruments non corporels,
arbitraires pour mesurer le temps.
Le temps de l’inconscient est un temps sans origine ;
le développement des processus intellectuels tend à
réduire la temporalité de l’inconscient à une diachronie
linéaire maitrisée. L’une des difficultés vient de la préva-
lence du modèle spatial auquel l’intellect tend à réduire
le temps et qui conduit à lui chercher une origine. Cette
contrainte à penser, à réfléchir le temps, à imaginer son
début, alors que nous avons le sentiment d’exister depuis
toujours, se prête aux sophismes et aux paradoxes.
« L’homme sans nombril survit en moi », écrit curieuse-
ment Sir Thomas Browne. « C’était la première nuit, dit
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de décréter sa propre temporalité ou de nier le temps.
J. L. Borges, dans sa Nouvelle réfutation du temps, cite à
ce sujet l’exemple de plusieurs auteurs et particulièrement
celui de Schopenhauer :
La forme sous laquelle apparaît la volonté est uniquement
le présent, non le passé ni l’avenir : ceux-ci n’existent que pour
le concept, et par l’enchainement de la conscience, soumise au
principe de la raison. Personne n’a vécu dans le passé, personne
ne vivra dans le futur ; le présent est la forme de toute vie, c’est
une possession qu’aucun mal ne peut lui arracher…
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La création réciproque
des régressions et des fixations
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contrée a changé, les fermes ont brûlé, les habitants l’ont
désertée, rien n’y est demeuré comme avant. La régression
psychique ne peut se concevoir comme le retour à un état
antérieur : il faut l’envisager comme la construction d’un
nouvel état. Le paradoxe développé par Borges dans
« Pierre Ménard auteur du Quichotte », dont le héros
écrit (mot pour mot) Don Quichotte, au XXe siècle, sans
le recopier – et fait donc œuvre originale –, nous indique
que la solution régressive, serait-elle identique en tout
point à telle situation passée, n’en serait pas moins une
nouveauté radicale puisque son contexte aurait quant à
lui totalement changé. L’art de la Renaissance était radica-
lement neuf bien qu’il ait cherché le retour à l’Antiquité.
Il nous faut donc définir la régression d’abord comme
l’abandon d’une position et ensuite comme la tentative
de reconstruction d’un nouvel état d’organisation, d’un
nouveau système objectal, sur le modèle, certes, d’une
situation antécédente organisée jadis par des liens dispa-
rus, mais nouveau ; l’idéal, figuré par le souvenir de cet
objet d’autrefois, tient ainsi une place considérable dans
les phénomènes régressifs. Toutefois, il s’agit d’un point
d’attraction et toute la nouveauté de la régression, ses
aspects d’élaboration, de construction sont à prendre en
considération complémentairement à ses aspects répéti-
tifs.
La définition des « fixations » par rapport aux régres-
sions est dès lors à envisager autrement que selon le simple
schéma des positions préparées à l’avance auquel le retour
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tissement et nous préférons considérer que fixations et
régressions s’organisent réciproquement ou, pour utiliser
les « nouvelles métaphores » proposées par Sylvie et
Georges Pragier, que l’ensemble fixation-régression consti-
tuerait un système auto-organisant.
Pierre Marty a évoqué ainsi cette dimension réciproque
du jeu de la régression et de la fixation : « Le rattachement
d’une régression seconde à une fixation première constitue
une connaissance classique de la psychanalyse. En sens
inverse, la présence nécessaire d’une régression pour constituer
une fixation soulève une hypothèse nouvelle 1. » Pour lui, il
est donc nécessaire de comprendre le phénomène psy-
chique que constitue une fixation « dans sa liaison avec
une régression qui en constitue le cœur ». Si l’on suit cette
hypothèse, la fixation se constitue à la faveur d’une régres-
sion – c’est-à-dire lorsque des positions libidinales viennent
d’être désinvesties – par un travail de réinvestissement de
ce qui se trouve immédiatement disponibles : sensations,
affects, images, objet matériel fétichisable, etc. Si nous
poursuivons l’idée selon laquelle on n’entre pas deux fois
dans le même fleuve, la fixation ne serait pas tant consti-
tuée par une « station » à laquelle le psychisme retourne-
rait, que par des modalités de fonctionnement élaborées
lors de ce travail antécédent de réinvestissement. Il s’agit
d’un point d’appel fonctionnel et les images qui peuvent
le figurer relèvent de l’idéal : la fixation serait l’idéal de la
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évoquaient la « fixation fonctionnelle du Moi ». Il faut
ainsi considérer le rapport entre les fixations et les régres-
sions comme un jeu de création réciproque : le travail du
Moi confronté à la régression contribue à l’organisation
d’une fixation et toute fixation constitue un point d’appel
à une régression possible, un modèle de fonctionnement
substitutif permettant une régression nouvelle.
LA FIXATION AU TRAUMATISME
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mais parce qu’ils restent attachés à elles par leurs affects […]
Cette fixation de la vie psychique aux traumatismes pathogènes
est un des caractères les plus importants de la névrose 1.
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régression et ceux de la situation d’autrefois que s’établit
le lien. Cela étant, c’est aussi parce que l’affect est objet
d’investissement et qu’il peut être cultivé pour lui-même,
comme l’a montré Christian David dans « la perversion
affective 2 ». La désorganisation qui constitue l’essence
même de l’expérience traumatique s’accompagne d’affects
dont l’investissement procure une ébauche ou une forme
de réorganisation immédiate.
La fixation au traumatisme s’appuierait ainsi en grande
partie sur l’investissement de ce qui se passe dans le
registre des affects, lequel renvoie à celui de la quantité.
C’est dans le fleuve des affects, même si son flot est nou-
veau, que le sujet se trouverait plongé deux fois par
l’expérience traumatique et c’est essentiellement par les
affects qu’il s’y trouve « fixé ». L’affect constitue l’investis-
sable présent dans tout traumatisme, son aspect constant,
son « positif ».
Un aspect de la fixation au traumatisme qui permet de
la mieux comprendre se manifeste dans la traumatophi-
lie ; celle-ci tend à provoquer le retour des expériences
traumatiques et elle va à la rencontre des affects qui
l’accompagnaient : elle implique une tentation de l’orgie
affective déclenchée par l’excitation du traumatisme.
Freud insiste sur l’intensité des « impressions » que
celui-ci produit :
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pulsion de mort.
Pourtant, il est indispensable de prendre en considéra-
tion les mouvements libidinaux pour rendre compte des
bouleversements causés par l’expérience traumatique.
Tout traumatisme défait un objet interne sur lequel une
quantité importante de libido était investie et le reflux de
celle-ci sur le sujet lui-même déclenche un affect particu-
lier d’exaltation. Ce que Freud dit à propos du président
Schreber peut s’appliquer à cet aspect du vécu trauma-
tique :
Quel est en effet le remploi de la libido détachée de l’objet
et devenue libre ? Un être normal cherchera aussitôt un substi-
tut à l’attachement qu’il a perdu ; jusqu’à ce qu’il ait réussi à
en trouver un, la libido libre restera flottante dans le psychisme,
où elle produira des états de tension et influera sur l’humeur.
Dans l’hystérie, l’appoint de libido devenu libre se transforme
en influx nerveux somatique ou en angoisse. Mais dans la para-
noïa, un indice clinique nous fait voir à quel usage particulier
est employée la libido, après avoir été retirée de l’objet. Il faut
ici nous en souvenir : dans la plupart des cas de paranoïa, il y
a un élément de délire des grandeurs et le délire des grandeurs
peut, à lui tout seul, constituer une paranoïa. Nous en conclu-
rons que, dans la paranoïa, la libido libérée se fixe sur le Moi,
qu’elle est employée à l’amplification du Moi.
À cette amplification du Moi dont parle Freud, on
peut faire correspondre l’affect d’exaltation. La mégalo-
manie du traumatisme, du « beau malheur » qu’évoquait
volontiers René Diatkine, se fonde sur ce reflux narcis-
sique de la libido. Tout traumatisme implique une perte
1. Au-delà du principe de plaisir.
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tionnement psychique, l’organisation objectale, induit un
sentiment de triomphe analogue : « Je n’ai besoin de per-
sonne… » Tous les traumatismes – en particulier l’état
traumatique délibérément induit par la prise de
drogues 1 – comportent ainsi une forme de séduction non
spécifique, narcissique, dans la mesure où ils provoquent
un surinvestissement narcissique de l’excitation pour elle-
même et des affects qu’ils soulèvent – qui favorisera leur
réédition. Cet aspect du traumatisme – la fête trauma-
tique – que Freud aurait pu décrire dans les termes avec
lesquels il a décrit la manie 2, implique de mettre au pre-
mier plan le registre libidinal et situe le registre trauma-
tique à une place différente de celle que lui assigne la
théorisation freudienne à partir du moment où le plus
grand rôle a été dévolu à la pulsion de mort pour rendre
compte de la compulsion de répétition.
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ments tangibles à investir et plus la régression risque
d’être profonde, c’est-à-dire dommageable pour le fonc-
tionnement psychique et porteuse d’un potentiel de mali-
gnité. Dans ces modalités de fixation aux seuls effets du
traumatisme, le fonctionnement psychique ne parvient
pas à saisir, au filet de ses investissements, des éléments
suffisamment tangibles en dehors des affects eux-mêmes,
correspondants à l’excitation indifférenciée que la désor-
ganisation a libérée. Le vécu de dépersonnalisation peut
donc être investi pour lui-même et cultivé. Ainsi peut
s’engager un cercle vicieux qui entretient l’état trauma-
tique : la régression est auto-entretenue. On entre alors
dans le registre des régressions dépassées, de régressions
qui voient non seulement la défaite de pratiquement tout
objet, mais aussi, de façon connexe, la dissociation com-
plète du système pulsionnel dont la désorganisation laisse
uniquement la place à une excitation flottante, térébrante,
privant le Moi de tout moyen de rebâtir les voies d’une
satisfaction, fut-elle régressive. Le psychisme ne disposant
plus d’aucun point de fixation part à la dérive « sans mâts
sans mâts ni fertiles îlots 1 ».
Cela étant, lors de nombre d’expériences traumatiques,
un élément positivement investissable vient s’associer aux
sensations produites par la désorganisation ; l’expérience
traumatique elle-même laisse persister des éléments tan-
gibles dont l’investissement peut permettre au sujet de
1. Stéphane Mallarmé.
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LE POSITIF DU TRAUMATISME
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matique, ne serait-ce que sous la forme que nous avons
indiquée plus haut, celle d’une séduction par la régression
même qu’elle induit. Il faut considérer la séduction du
traumatisme, laquelle comporte un versant progrédient,
même s’il s’agit d’une expérience essentiellement désorga-
nisante, celle-ci comporte malgré tout une dimension ini-
tiatique qui favorisera le développement du versant
« positif » des fixations (leur pouvoir d’attraction) et leur
construction ; c’est cet aspect qui correspond à ce que
Freud évoque de la recherche d’expériences sexuelles
reproduisant partiellement la séduction traumatique.
Même si une expérience sexuelle précoce, prématurée,
avec un adulte a surtout des effets perturbateurs, un
aspect de cette expérience, constamment refoulé, corres-
pond à un vécu d’exaltation : « J’ai vécu cela, j’ai été
choisi à l’égal d’un adulte sur qui je l’ai emporté. » Claude
Janin a opposé le « noyau chaud » au « noyau froid » du
traumatisme et il a souligné leur coexistence constante
(Janin, 1985) ; le noyau chaud correspondrait pour nous
au versant initiatique de l’expérience de séduction, tandis
que le noyau froid serait constitué par le surinvestisse-
ment d’un objet dépressif dont le poids vient limiter la
désorganisation mais tend du même coup à éteindre
l’ensemble du fonctionnement psychique.
Nous avons constaté, chez deux patientes d’analyse
ayant eu des échanges incestueux avec leur père, toutes
deux à l’adolescence, à quel point cet événement avait
comme effondré leurs instances psychiques et comment
il avait causé, chez l’une et chez l’autre, l’organisation
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l’idéal du Moi disparaît dans sa confusion avec un objet
désidéalisé, l’image parentale interdictrice s’efface égale-
ment ; les instances sont remplacées par le surinvestisse-
ment des éléments issus du contact incestueux, d’objets
ayant perdu leur éclat, ombres d’eux-mêmes, et organisa-
teurs d’un système dépressif. Le « noyau froid » du trau-
matisme serait ainsi organisé sur le modèle de la
dépression et selon notre hypothèse, c’est ce mouvement
dépressif qui créerait, dans ces cas, « la fixation au trau-
matisme » dont parle Freud lorsqu’il évoque les mouve-
ments d’évitement du psychisme pour prévenir toute
reviviscence du traumatisme.
Dans cette perspective, il est possible d’opposer deux
registres : celui des fixations dynamiques et celui des fixa-
tions dépressives 2.
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se déplace mais il continue de se dérouler.
La restriction de la mobilité de la libido se limite à cer-
tains parcours que celle-ci ne peut plus emprunter, mais
d’autres voies restent disponibles en direction d’autres
objets porteurs d’autres satisfactions : l’objet de la pulsion
reste contingent. L’idéal substitutif que constitue la fixation
guide la libido sur un trajet second tout en laissant une
certaine liberté au choix d’objet et, partant, laisse ouverte
la possibilité au changement d’objet. Il s’agit donc de fixa-
tions qui, même si elles assignent la libido à un certain
parcours, ne limitent pas complètement sa mobilité et res-
pectent la contingence de l’objet.
Les pulsions peuvent ainsi trouver un nouvel « objet
de satisfaction », ce qui permet le développement des
mouvements du Moi et leur enrichissement, fut-ce sur
une voie latérale. Des mouvements d’identification
peuvent se développer avec ces objets de satisfaction, ce
qui va de pair avec le développement de l’introjection
pulsionnelle. La régression est ici essentiellement créative,
créative d’un nouveau système fonctionnel qui pourra
constituer une nouvelle fixation potentiellement organisa-
trice pour une éventuelle régression future.
Ces fixations correspondent aux régressions réputées
« réparatrices », modalités de guérison spontanée, que ce
soit dans le registre névrotique ou psychosomatique. Marty
assignait un rôle réparateur à des moments de régression
qui s’accompagnaient d’un rétablissement de l’économie
psychique et opposait ceux-ci aux « désorganisations
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Les fixations dépressives limitent la mobilité de la
libido par rapport à l’objet lui-même : elles assignent
l’investissement à un objet qui se trouve surinvesti au
détriment du fonctionnement des zones érogènes.
Celles-ci, les voies d’investissement qui leur corres-
pondent, deviennent contingentes ; la satisfaction dans le
commerce avec l’objet se réduit alors que sa possession
devient de plus en plus nécessaire. L’objet cesse d’être
objet de satisfaction pour devenir seulement objet
d’emprise. Fixation et régression sont ici confondues
puisque le mouvement libidinal s’arrête sur un objet et
que le fonctionnement psychique régresse pour assurer la
seule possession de celui-ci ou la maintenance de son
image. La création effectuée, dans de tels cas de figure,
par la régression, consiste à en éviter l’effacement qui
replongerait le sujet dans la désorganisation. Le modèle
d’investissement à l’œuvre est ici celui que l’on constate
dans le fonctionnement dépressif où la libido surinvestit
l’ombre de l’objet – sans que puisse s’engager un mouve-
ment de deuil – et lui consacre toutes ses forces sans en
tirer d’autre bénéfice que celui qui résulte du maintien
d’une certaine forme d’organisation du psychisme.
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loppement du Moi devance dans le temps celui de la
libido, phénomène dont la conséquence est la suivante :
« Les pulsions du Moi, du fait de cette anticipation,
seraient contraintes au choix d’objet avant que la fonction
sexuelle n’ait atteint sa configuration définitive ; une fixa-
tion en résulterait au stade prégénital de l’ordre sexuel. »
(Freud, 1913).
Le lien entre la fixation et la « contrainte au choix
d’objet » est pour nous un point clef. Lorsqu’un enfant est
« contraint au choix d’objet » avant de disposer des capaci-
tés lui permettant de bâtir une satisfaction dans le com-
merce avec lui, cet objet revêt un double aspect :
dépressogène et idéal. Idéal car il promet la satisfaction,
dépressogène car son investissement ne peut susciter
celle-ci tout en arrêtant le mouvement de la libido qui
s’y fixe. L’objet, assigné lors de ce moment particulier du
développement du psychisme, devient cet idéal que la
régression cherche à retrouver. L’organisation de ces fixa-
tions dépressives dérive de circonstances au cours des-
quelles l’objet s’est imposé en attirant à lui tout
l’investissement. Une sorte de coup d’État a porté l’objet
au pouvoir absolu – que ce soit son excès de présence, dans
la séduction traumatique par exemple, ou par défaut de
séduction initiatique – et a forcé sur lui un surinvestisse-
ment en emprise, lequel a fermé la voie au changement
d’objet. Alors que dans le cas des fixations dynamiques, la
satisfaction reste accessible et qu’un certain équilibre éco-
nomique entre les deux formants de la pulsion 1 perdure,
1. P. Denis, Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion,
op. cit.
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d’un objet d’emprise, impliquent une dissociation de la
pulsion et, de ce fait, empêchent l’introjection pulsion-
nelle. À sa place se développent des mécanismes d’identi-
fication à l’objet dominateur. Du fait que « le choix
d’objet devance dans le temps celui de la libido », on
assiste à l’organisation d’un « Moi-emprise » et non à celle
d’un « Moi-plaisir » ; la constitution d’un tel « Moi-
emprise » représente une forme de restriction au fonction-
nement du Moi, une « inhibition au développement » du
Moi, qui constitue, selon le schéma de Freud, une « pré-
disposition », c’est-à-dire une forme de fixation. Lors des
régressions organisées par rapport à ce type de fixations,
on assiste à un appauvrissement, à une restriction du
fonctionnement psychique du fait qu’elles obèrent la pos-
sibilité de renouer avec toute forme de plaisir. Lors de
tels mouvements de régression, ces fixations se renforcent
et rendent encore plus probable une forme dépressive ou
restrictive de régression ultérieure.
Le couple fixation-régression, en tant que système
auto-organisant, mérite donc d’être pris en compte dans
le développement de la cure psychanalytique, non seule-
ment dans les manifestations transférentielles qu’il déter-
mine mais aussi dans l’économie même de la cure et des
moments inévitablement traumatiques de celle-ci. On
évoque souvent la dimension régressive de la situation
analytique mais celle-ci ne va pas sans son potentiel créa-
teur de fixations. Ne pourrions-nous pas envisager la
question des analyses interminables en fonction de pro-
cessus de fixation induits par l’analyse elle-même ?
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De l’isolation comme entrave
à la mobilité psychique
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– fantasme de scène primitive ou d’inceste par exemple –, et
du fait des précautions prises pour l’éviter.
Un autre type d’obstacle à la mobilité psychique est
constitué par tout ce qui empêche le changement d’objet,
impose un lien à un objet particulier, interne ou relation-
nel. Changer d’objet implique ainsi la mise en péril de
l’organisation centrée sur l’investissement de cet objet et
entraîne de ce fait le risque d’éprouver les affres d’une
désorganisation psychique, d’une dépersonnalisation plus
ou moins profonde ; c’est l’un des aspects des difficultés
du travail de deuil. À un niveau plus élémentaire, au
niveau de l’organisation de la pulsion elle-même – dont
Freud nous dit que « l’objet » en est l’élément le plus
contingent, le plus aisément remplaçable –, on pourrait
considérer que la principale entrave à la mobilité psy-
chique serait la non-contingence de l’objet de la pulsion.
Plus généralement, tout ce qui, en somme, favorise ce
qui est de l’ordre de la fixation constitue une entrave à la
mobilité psychique 1.
L’ISOLATION
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séparés dans le psychisme alors que l’établissement d’un
lien entre eux entraînerait la mise en activité d’un fan-
tasme, d’un affect ou même d’un processus perceptif ou
intellectuel.
Je me rappelle une histoire clinique très particulière :
une femme d’un peu plus de quarante années était hospi-
talisée dans un service de médecine pour une image tho-
racique impressionnante découverte lors d’un examen
radiologique systématique : une opacité médiastinale
considérable en volume et en densité. Nous comprenons
rapidement qu’il s’agit d’un méga-œsophage : il existe un
rétrécissement au bas de l’œsophage qui ne se vide que
très lentement, se remplit d’aliments et se distend peu à
peu pour occuper une étendue énorme et donner cette
inquiétante image à la radio. Les internes expliquent avec
satisfaction leur découverte à leur patron qui interroge
curieusement la dame en question : « À quel mois de
grossesse en êtes-vous ? » Stupeur de la patiente (et stu-
peur générale) ; « Depuis combien de temps n’avez-vous
plus vos règles ? ». Réponse embarrassée : « Ben je ne sais
pas, ben c’est vrai que je les ai plus… » Et nous consta-
tons tous un ventre généreux, une grossesse de six mois
et un bébé qui bouge sous la paroi abdominale… Cette
femme qui avait eu deux enfants quelques années aupara-
vant, avait constaté son aménorrhée, sa prise de poids,
l’augmentation du volume de son ventre, ressenti les
mouvements du fœtus sans en tirer la conclusion évidente
qui s’imposait. Chaque élément était resté isolé des autres
et de ce fait, leur signification ne s’était pas constituée.
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contre la mise en contact de deux éléments psychiques
par divers procédés : « pauses, rituels, formules magiques
ou toute rupture intervenant durant un processus ». Dans
Inhibition, symptôme et angoisse, il soulignera que l’isola-
tion renvoie au tabou du toucher, étendu aux pensées
qu’il ne faut pas laisser entrer en contact.
Il est intéressant pour nous de constater que Freud
parle de l’isolation comme d’une technique active,
« motrice » ; nous sommes naturellement tentés de ratta-
cher ce procédé au registre de l’emprise : il s’agit de tenter
d’exercer une activité d’emprise quasi motrice sur les pen-
sées. C’est ce que réalise la névrose obsessionnelle qui
emploie des moyens agis, moteurs (comme le lavage itéra-
tif ) pour « refouler » des pensées inadmissibles ; il s’agit
de modalités de refoulement qui utilisent le registre de
l’emprise et sont de l’ordre de la répression plutôt que
du refoulement proprement dit, lequel utilise un jeu de
représentations pour en faire passer d’autres à l’arrière-
plan, nous y reviendrons.
ISOLATION ET INHIBITION
INTELLECTUELLE
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parcours en direction d’autres parties du dessin, là un
arbre, le tronc d’un bloc bistre et le feuillage d’un bloc
vert ; pas de branches allant du tronc aux feuilles, là une
voiture sans route ni mouvement… En bref, des éléments
isolés les uns des autres. Dans le dessin d’une « Dame de
Fay », effectué par un garçon de 8 ans, dont la consigne
était « une dame se promène et il pleut », les éléments
sont tous isolés les uns des autres : les nuages, la pluie
sous les nuages mais qui n’en tombe pas, le parapluie à
côté de la dame. Un autre enfant, qui dessinait de cette
manière, souffrait d’un échec considérable dans l’appren-
tissage de la lecture. Un jour où il était invité à nommer
les lettres du panneau utilisé par l’ophtalmologiste de
l’institution, il expliqua : « Dans Daniel et Valérie je sais
lire, mais ces lettres-là sont trop dures. » Il savait par cœur
son livre de lecture et le récitait sans erreur, au paragraphe
près, et il connaissait les lettres, pourvu que ce soit dans
ce livre. Toute mobilité psychique qui aurait permis de
transposer la lecture des lettres d’un écrit à un autre était
absente. Un véritable système de méconnaissance s’était
organisé, fondé sur des mécanismes d’isolation aboutis-
sant à une inhibition intellectuelle considérable, géné-
rale, extensive.
À l’inverse, on peut observer des isolations partielles,
portant souvent sur la vie affective, ou sur certaines opé-
rations intellectuelles ; le surinvestissement d’un objet
intellectuel peut empêcher la transposition sur un autre
objet des processus dont il a permis le développement, de
la même manière que la dépression fixe l’investissement
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CLINIQUE DE L’ISOLATION
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affects opère d’abord par une rupture du lien entre affect
et représentation. L’isolation est le moyen de cette dis-
sociation.
Dans le discours de tels patients, les idées sont mainte-
nues séparées des affects qu’elles pourraient véhiculer par
l’usage d’une forme d’isolation – l’intellectualisation – qui
consiste à utiliser des mots abstraits, ou un écran d’expli-
cations qui isole l’idée de l’affect. Le discours de tels
patients est très caractéristique et Killingmö en donne
une description clinique :
– Sur le plan quantitatif, le patient se prétend disert
alors que l’analyste trouve qu’il ne dit pas grand-chose.
– L’évitement porte sur les mots qui accentuent le dis-
cours : adjectifs et adverbes amplificateurs ; le patient
évite les mots qui désignent directement les émotions, les
onomatopées et les mots qui en dérivent.
– Le patient se présente comme incapable de juger de
l’intensité affective d’une expression ou d’une phrase et
interroge son analyste : comment peut-on l’entendre ?
Est-ce injurieux ? Violent ? Dramatique ?
– L’intonation du patient est monotone, égale.
– Le patient ne se montre capable d’évoquer un mot
qui serait chargé d’affect qu’en le nommant dans une
langue étrangère.
On trouve un exemple fameux de ce moyen d’isolation
chez Freud : « Ma libido s’est tournée vers matrem… ».
Le pouvoir affectif des mots de la langue maternelle
est trop grand ; il faut éviter l’apparition des plus chargés
d’entre eux et, pour ce faire, diminuer la quantité des
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la parole que cette isolation s’effectue, confirmant les vues
de Freud qui parle de l’isolation comme d’une technique
active et « motrice ». Une forme accomplie de l’isolation
est l’alexithymie, au sens de Nemiah et Sifneos, l’incapa-
cité à reconnaître les affects car « isolés » des représenta-
tions qui les qualifient ; on peut considérer aussi que
l’isolation est au fondement de la pensée opératoire au
sens de Pierre Marty et de Michel de M’Uzan.
Pourtant, derrière l’isolation que réalise l’intellectuali-
sation, il est, dans bon nombre de cas, possible de perce-
voir un monde fantasmatique et affectif que la cure
abordera peu à peu, bien qu’il soit redouté. À l’inverse,
dans le cas de ces enfants chez lesquels l’isolation a causé
une inhibition intellectuelle majeure, ou lorsque les
patients sont installés dans la pensée opératoire, le fonc-
tionnement de l’ensemble affect-représentation a fini par
s’éteindre, laissant derrière lui un appauvrissement fantas-
matique tel que le Moi est exposé directement à des
images traumatiques plus qu’à des représentations ; le
potentiel traumatique de ces images oblige à renforcer les
mesures d’isolation motrices pour conjurer le risque de
leur envahissement.
Il faut donc souligner que l’isolation relève plus de la
répression que du refoulement. Le refoulement propre-
ment dit opère essentiellement par le jeu du surinvestisse-
ment d’une représentation pour en renvoyer une autre
hors de la conscience, la représentation refoulante gardant
généralement un rapport avec la représentation refoulée
et conservant une charge d’affect, même si celle-ci est
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De la même manière, on parle trop facilement, à la
suite de Freud, du « refoulement » en œuvre dans la
névrose obsessionnelle, et du retour du refoulé qui oblige
à répéter la mesure prise contre son surgissement. Ainsi,
il faut insister sur le fait qu’il s’agit d’un retour du réprimé
(plus que du refoulé) et que la mesure d’annulation que
le patient répète est une action : aller vérifier les robinets,
nettoyer répétitivement, se livrer à une action conjura-
toire. Pour nous, dans la névrose obsessionnelle, la répres-
sion prend le pas sur le refoulement. L’isolation, forme
particulière de répression, s’inscrit naturellement dans les
mécanismes de cette organisation réputée névrotique,
mais finalement, en grande partie, comportementale.
LE MORCELLEMENT
DES REPRÉSENTATIONS
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l’angoisse. De la même manière, un scénario pervers n’est
qu’un fragment réduit d’une séquence de représenta-
tions : il est la réduction de tous les éléments de l’univers
de la scène primitive, à l’un quelconque d’entre eux.
L’emprise psychique sur le monde des représentations et
des affects s’exerce par l’investissement de ceux-ci ou de
fragments de ceux-ci ; ce surinvestissement porte essen-
tiellement sur les éléments qui appartiennent à la trame
motrice ou sensorielle des représentations ou des affects,
relevant du registre de l’emprise. De cette manière, la
majeure partie de l’investissement quitte le registre de la
satisfaction – laquelle tendrait à s’accomplir sans cela,
directement ou indirectement – pour un investissement
parcellaire qui désorganise le fonctionnement pulsionnel
d’ensemble, défait les représentations en éliminant du
même coup l’affect qui les aurait accompagnées.
L’isolation s’exerce ainsi par le surinvestissement en
emprise d’un élément qui vide un ensemble de représen-
tations (ou d’images redoutées) de son investissement
propre et qui s’y substitue. Dans l’intellectualisation par
exemple, le surinvestissement d’un mot pour lui-même,
au détriment de ce qu’il représente, arrête l’évocation des
images qui lui sont liées. Le surinvestissement de la
« représentation de représentation » qu’est le mot, de la
sonorité du vocable prononcé, entraîne un désinvestisse-
ment relatif des représentations auxquelles il est relié. En
ce sens, l’utilisation systématique, la mise en avant du
mot, son surinvestissement, sa déconstruction, toute la
« linguisterie » dans la technique lacanienne, constituent
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rue pour ne pas risquer de rencontrer un cheval. Au
niveau purement psychique, on peut distinguer deux
registres : celui où l’isolation sépare les représentations les
unes des autres, par un surinvestissement sélectif, de
façon à éviter l’apparition de la signification redoutée qui
découlerait de leur association ; enfin, plus foncièrement,
celui où l’isolation s’attaque aux composantes de
l’ensemble affect-représentation lui-même, défait la repré-
sentation en réduisant son investissement à l’un de ses
éléments, ce qui altère le fonctionnement pulsionnel lui-
même.
CLIVAGE ET ISOLATION
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L’investissement se répartit sur deux groupes d’éléments
psychiques et le fonctionnement psychique s’organise
dans cette dichotomie. Nous reprenons ici le modèle,
introduit par Gérard Bayle, du « clivage fonctionnel » :
c’est le surinvestissement de l’un des sous-ensembles qui
l’isole de l’autre. Le clivage du Moi est un recours contre
la désorganisation due à une excitation qui déborde le
Moi : une réorganisation s’opère dans l’investissement de
deux modes de fonctionnement. Deux systèmes
« moïques » sans cohésion l’un avec l’autre plutôt qu’un
Moi désorganisé, bouleversé, défait ou pas de moi du
tout… Le Docteur Jekyll fonctionne de façon cohérente,
de même que Mr Hyde, la dualité de fonctionnement
sauve le personnage qui les porte tous les deux d’une dés-
organisation complète.
Le clivage de l’objet tel qu’il a été décrit par les klei-
niens se définit par l’opposition entre deux aspects de
l’objet : bon et mauvais. Il s’agit là aussi du surinvestisse-
ment de deux systèmes de représentations bâtis autour de
l’image de la même personne. Le clivage de l’objet renvoie
non pas à une ambivalence faite de la combinaison de
sentiments mêlés hostiles et affectueux à son égard mais
à une dissociation de ses deux composantes. Le clivage de
l’objet peut être lui aussi considéré comme résultant de
mécanismes d’isolation : une isolation qui sépare les élé-
ments constitutifs des objets psychiques pour en
construire deux versions contrastées.
L’isolation peut ainsi être retrouvée au cœur de nombre
de situations cliniques, comme résultat de manœuvres
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Dans le déroulement même de la cure ou lors de psy-
chothérapies, on peut voir les patients recourir aux procé-
dés de l’isolation. Ainsi, l’une des causes d’échec, partiel
ou total, de psychothérapies entreprises en face-à-face,
avec des séances espacées, est que ce cadre peut favoriser
la mise en place d’un système d’isolation chez le patient et
parfois chez l’analyste lui-même. L’espace entre les séances
tend à les isoler les unes des autres et à empêcher que
leur contenu trouve un déroulement lié. La capacité de
rêverie de l’analyste peut être mise à mal par la disconti-
nuité introduite par l’espacement trop grand des séances.
Chez le patient, la lutte contre l’affect, annoncé par une
forme de tension qui apparaît avant la séance, peut
prendre la forme motrice de retards, de manque-
ments, etc., mais aussi, de façon moins apparente, celle
d’un surinvestissement d’un élément de la séance précé-
dente et d’un agir de parole : « La dernière fois vous
m’avez dit que… » ; « Je me demande ce que vous avez
voulu dire par là… »
Le nombre et la durée des séances ne suffisent pas for-
cément à réduire ces mécanismes d’isolation, et en parti-
culier tout ce qui relève de l’intellectualisation, mais la
fréquence des séances permet au moins à l’analyste une
meilleure perception de ce qui peut sous-tendre les méca-
nismes d’isolation du patient. De plus, pouvoir tenir
compte de ce dont l’isolation est faite, imaginer la frag-
mentation du flux des représentations, peut guider des
formes d’interventions, de constructions par exemple, qui
lèvent peu à peu les entraves à la mobilité psychique.
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De l’acte à la maîtrise
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Vuillard, un autre peintre plus près de nous, écrivait
ainsi à l’un de ses pairs :
Quand j’ai le bonheur de travailler […] c’est que j’ai en moi
une idée en qui j’ai foi. […] Mais quand je n’ai pas la foi ! Je
travaille, j’agis évidemment, par saccades. Les intervalles, vous
ne vous figurez pas ce qu’il y a de morne et de mort. Les idées
qui me guident ne sont que des éclairs.
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L’ACTE CHEZ FREUD
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se forme à partir de l’activité de représentation. La pensée est
dotée de qualités qui permettent à l’appareil psychique de sup-
porter l’accroissement de la tension d’excitation pendant
l’ajournement de la décharge.
D’une certaine façon, Freud décrit ici l’inhibition de
but du mouvement pulsionnel et il se réfère finalement
aux premières expériences de satisfaction, à l’acte de la
tétée par exemple : « L’acte qui consiste à sucer le sein
maternel devient le point de départ de toute la vie
sexuelle, l’idéal jamais atteint de toute satisfaction sexuelle
ultérieure, idéal auquel l’imagination aspire dans des
moments de grand besoin et de grande privation 1. »
(Introduction à la psychanalyse). L’acte initial est donc un
acte sexuel à l’échelle du tout petit, acte originaire du
fonctionnement du psychisme en général. C’est sans
doute le sens qu’il faut donner à la formule de Freud :
« Au commencement était l’acte 2. » (Totem et tabou).
1. La citation complète est la suivante : « L’acte qui consiste à sucer le
sein maternel devient le point de départ de toute la vie sexuelle, l’idéal
jamais atteint de toute satisfaction sexuelle ultérieure, idéal auquel l’imagi-
nation aspire dans des moments de grand besoin et de grande privation.
C’est ainsi que le sein maternel forme le premier objet de l’instinct sexuel ;
et je ne saurais vous donner une idée assez exacte de l’importance de ce
premier objet pour toute recherche ultérieure d’objets sexuels, de
l’influence profonde qu’il exerce, dans toutes ses transformations et substi-
tutions, jusque dans les domaines les plus éloignés de notre vie
psychique. »
2. « Il ne faudrait cependant pas que l’analogie avec les névrosés
influence trop le jugement que nous portons sur les primitifs. Nous devons
aussi prendre en considération les différences. Certes, on ne trouve ni chez
les sauvages ni chez les névrosés les séparations tranchées que nous faisons
entre pensée et acte. Le névrosé est toutefois surtout inhibé pour agir, chez
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qu’elle est fondatrice de la représentation.
Il est frappant de voir que dans ces définitions impli-
cites, Freud fait de l’acte quelque chose qui vise à modifier
le monde interne de l’individu et non l’environnement et
que c’est l’action qui vise à modifier l’environnement.
EMPRISE ET SATISFACTION
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tion qui fait la particularité de la création par rapport à
la sublimation en général. Citons ici à nouveau Freud
qui écrit, à propos de Léonard de Vinci : « Nous nous
contenterons d’insister sur le fait, à peine moins certain,
que le travail créateur de l’artiste fournit, lui aussi, une
dérivation à son désir sexuel. » Ce que nous introduisons,
c’est le caractère global et assez direct de cette dérivation.
L’analogie qui vient à l’esprit est celle de la crise d’hystérie
qui mime le coït dans son ensemble. L’acte créateur tien-
drait du mimodrame d’un acte sexuel.
Dans le processus de création, l’acte est déplacé des
personnes vers un support neutre, matériel comme dans
toutes les activités plastiques, sur un medium dont
Marion Milner disait que l’artiste en était amoureux.
Lorsque la matérialité du medium investi est faible,
comme dans le cas de la musique ou surtout de la littéra-
ture, l’investissement de l’instrument utilisé prend le
relais : celui de l’instrument de musique naturellement
(« ma femme en bois », disait un violoncelliste), mais
aussi du stylo ou du « vide papier que sa blancheur
défend ».
Marc Augé, dans Le Dieu-objet, a décrit les particulari-
tés des dieux-objets Legba, au Togo et dans la région de
l’ancien Dahomey où la pratique des cultes vaudous s’est
maintenue très vivante. Les caractéristiques de ces dieux-
objets sont des illustrations éloquentes de l’acte de créa-
tion 1. Les dieux du Dahomey se confondent avec la
1. Nous reprendrons plus loin ce que nous a apporté Marc Augé par
rapport à la sublimation.
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aux dieux et aux humains, et matière brute, terre indiscriminée,
impensable. […] Ce corps [des objets divins] est l’objet d’un
culte qui tantôt met l’accent sur la matérialité brute, tantôt au
contraire sur son caractère quasi organique cependant que le
dieu lui-même est traité tantôt comme une présence singulière,
entièrement identifiée à l’objet qui le représente, tantôt comme
puissance de relation…
L’acte de création de ces dieux-objets met ainsi en jeu
non seulement l’activité d’assemblage des éléments qui
les composent mais utilise aussi des produits directement
corporels, le sang en particulier ; l’idée que l’acte de créa-
tion de ces objets-dieux est la transposition d’un acte
sexuel à de la matière inerte s’impose d’elle-même. Peut-
être y aurait-il là matière, si l’on peut dire, à une approche
de l’art contemporain.
Ce n’est donc pas tant la pulsion, dans sa dimension
élémentaire, qui est sublimée dans la création, on assiste
à une transposition de l’acte sexuel lui-même (association
de diverses pulsions dans une activité cohérente) lequel se
trouve déplacé comme en bloc sur une autre destination :
l’acte de création est un acte sexuel appliqué. En ce sens,
il diffère de la pensée ou de l’action – telles que Freud les
évoque dans Formulations sur les deux principes du cours
des événements psychiques – et qui visent précisément à
suspendre l’accomplissement de l’acte :
Le processus de pensée qui se forme à partir de l’activité
de représentation […] consiste essentiellement en une activité
d’épreuve où sont déplacées de plus petites quantités d’investis-
sement au prix d’une moindre dépense (décharge) de
celles-ci […] La pensée est vraisemblablement, à l’origine,
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les passages à l’acte destructeurs par exemple, mais aussi
celle de la place de l’acte de création dans les processus
de sublimation eux-mêmes. L’acte de création, dans la
ligne de pensée que nous proposons, transpose un
ensemble, une relation sexuelle à un objet, et de ce point
de vue, évoque le phénomène du transfert.
Le déplacement sur le monde extérieur de l’activité
pulsionnelle, dissociée en ses composantes et non regrou-
pées dans un agir unique, les désexualise, constitue la
sublimation proprement dite et inaugure la possibilité de
l’action selon le principe de réalité. Le « passage à l’acte »,
violent ou d’ordre érotique, implique, comme l’acte de
création, le maintien d’une sexualisation active et la réali-
sation directe ou indirecte d’un acte sexuel. L’acte de créa-
tion reste soumis au principe de plaisir. L’un des maîtres
de Claude Debussy l’interrogeait un jour : « Mais qu’est-
ce qui vous guide, Monsieur Claude Debussy ? » « Mon
plaisir… », avait répondu celui-ci.
La valeur magique attachée à l’acte prend une force
particulière dans l’acte pervers. Sa particularité vis-à-vis
de l’acte de création est qu’il se déroule par rapport à une
personne considérée comme un support quelconque et
non comme un partenaire à part entière et qu’il comporte
une négation de la réalité externe, reflet d’une dénégation
portant sur une part du monde interne du sujet. Janine
Chasseguet-Smirgel écrit par exemple : « Le déroulement
rituel de l’acte pervers constituerait une technique
magique, destinée à modifier la réalité, à faire basculer
le sujet dans une autre dimension […] acting-out lié à
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ses dons particuliers il donne forme à ses fantasmes pour
en faire des réalités d’une nouvelle sorte », création de
réalités nouvelles mais dans l’ordre symbolique, et propo-
sées aux autres hommes, alors que pour le sujet pervers,
il est question d’une transgression de « l’ordre normal de
l’univers » qu’il s’agit d’imposer à autrui dans la réalité
ordinaire.
Cela étant, il faut aussi souligner que, dans l’acte per-
vers, l’incapacité d’identification à autrui – le défaut
d’empathie – témoigne d’un achoppement particulier du
fonctionnement psychique au cours duquel l’investisse-
ment actuel en emprise supplante les investissements en
satisfaction portés par le registre des représentations.
Ordinairement, lorsque l’acte se transpose du registre
directement sexuel à un espace autre, la satisfaction
éprouvée, et la ou les zones érogènes impliquées initiale-
ment, ne sont présentes qu’à travers le jeu des représenta-
tions construites dans les expériences antécédentes de
satisfaction. L’évocation d’une représentation est porteuse
de l’apparition connexe d’une parcelle de la satisfaction
qui a présidé à son élaboration. Les activités d’emprise
soutiennent l’évocation des représentations initiales ; un
certain équilibre entre emprise et satisfaction se trouve
assuré. À l’inverse, le plaisir érotique trouvé dans l’acte
pervers est comme coupé des représentations : scénario
pervers et non fantasme sexuel, pour reprendre ici la dis-
tinction de Joyce McDougall. La sexualité y est vécue
comme moyen d’emprise, dans une recherche de sensa-
tions qui ne produisent pas de représentations nouvelles,
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rience de la satisfaction, seule capable de suspendre
l’emprise sur l’objet – et d’apporter le changement recher-
ché au monde intérieur du sujet –, ne trouve pas à s’éla-
borer ni de façon directe ni de façon indirecte par
reviviscence des représentations qui en véhiculent une
part. La libido qui s’engouffre dans des investissements
d’emprise, si elle ne peut trouver d’objet et de voies pour
qu’une expérience de satisfaction apparaisse, si des méca-
nismes de contention, de répression ne se mettent pas en
place, continue de déferler jusqu’à constituer une folie
d’emprise.
Les conduites d’emprise chez le sujet psychotique
oscillent entre phobie d’emprise et folie d’emprise. Phobie
de l’exercice d’une emprise sur autrui, dont la mise en
œuvre serait obérée par l’envahissement de significations
sadiques destructrices, mais aussi phobie de toute forme
d’emprise exercée par autrui sur le sujet lui-même, mena-
çante pour l’intégrité du sujet.
La folie d’emprise, à l’inverse, se développe lorsque le
besoin d’appropriation d’un objet devient la seule façon
de conjurer la désorganisation du psychisme : toute
l’énergie psychique s’engouffre dans le registre moteur
conduisant à des comportements violents ou aux états
d’agitation psychomotrice. La violence est ici comprise
comme une donnée économique, comme le résultat
d’une force que rien n’arrête.
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vision, équivalent virtuel du toucher, est le seul moyen
corporel de contact à distance, de prise sur autrui en
dehors de la motricité.
Le regard connaît le délit d’intention : tout dépend
du but assigné au regard adressé, de ce que cherche le
« regardeur », du type d’emprise qu’il cherche à exercer
sur son objet. En effet, si toute relation implique l’exer-
cice d’une emprise sur autrui, fut-elle a minima, tout
dépend du but recherché et de la liberté laissée à l’autre.
Une relation interpersonnelle véritable implique récipro-
cité, accepte une emprise en retour et exerce une emprise
limitée à la poursuite d’un but commun ; on se trouve,
comme dans la relation amoureuse, dans une emprise
« croisée ». En ce sens, la compréhension est bien préhen-
sion commune, comme nous le rappelle l’étymologie du
terme. En revanche, l’emprise exercée au seul bénéfice de
son agent rompt la relation interpersonnelle, tend à l’abus
de pouvoir, à la mise en esclavage et vient abolir la réci-
procité du pouvoir, condition du lien social. Objet d’un
regard de seule emprise, d’emprise univoque, l’individu
se sent dépossédé, privé de ce qu’il pourrait donner autant
que de ce qu’il pourrait recevoir, dépossédé de la possibi-
lité d’élaborer un rôle en réponse au regard porté sur lui,
en d’autres termes, un regard sur l’individu qui n’autorise
pas la réciprocité du pouvoir n’a pas de sens pour celui-ci.
C’est cette absence de signification du regard d’autrui qui
fonde la passivité sous le regard totalitaire. Nous suivons
ici Max Weber dans sa définition de la passivité en tant
qu’elle apparaît lors de la confrontation à un événement
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parents, et singulièrement celle de leur mère, comme un
pouvoir dictatorial auquel ils ne peuvent échapper. Il leur
faut lutter contre cet excès de pouvoir et le premier men-
songe réussi va venir constituer l’espace qui échappe au
regard maternel : le domaine de l’intimité. Le for inté-
rieur se développe dans le refus d’un regard de seule
emprise.
La vulnérabilité au regard vient du désir d’être objet
d’emprise car il s’agit d’un aspect de la relation amoureuse
– et en fait de toute relation significative – dans laquelle
l’emprise de l’autre est prometteuse de bonheurs réci-
proques et développe un empire commun ; le regard
invite à accepter activement le pouvoir de celui qui le
porte sur vous ; tout dépendra du degré d’échange. Le
regard émet et reçoit, va à la rencontre autant qu’il
poursuit. La servitude volontaire des amoureux peut être
heureuse. Toutefois, le regard d’emprise univoque, appro-
priatif, indifférent à l’attente de l’autre et purement utili-
sateur de cette attente, tend à l’asservissement. L’exercice
de ce type de pouvoir refuse toute soumission à une
emprise en retour, cherche à pénétrer le monde intérieur
d’autrui, sans le reconnaître, pour l’annihiler.
Symétriquement, l’exhibition vise à forcer le regard
d’autrui, à obtenir de lui l’emprise de son regard et à lui
imposer ainsi un lien minimal. Se montrer est un moyen
de séduction ; l’hypnotiseur se montre, se fait regarder
dans les yeux pour capter l’investissement de l’autre, ce
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retour. Il se fonde sur l’identification à autrui, sur la pré-
somption qu’il existe chez lui des désirs analogues, c’est-
à-dire sur la reconnaissance globale qu’il existe chez
l’autre un monde intérieur avec sa complexité et ses
contradictions et son inévitable – et respectable – opacité.
La soumission à l’emprise de l’autre est alors dotée d’un
sens subjectif qui, toujours selon Max Weber, la constitue
comme active. Le regard de compréhension a une valeur
interprétative dans la mesure où il favorise l’investisse-
ment du monde intérieur, des mouvements psychiques
dont il permet la reconnaissance à deux, le psychisme de
l’un devenant miroir de l’autre.
LE REGARD DE NARCISSE
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autre – qui rassemble les raisons d’être, et le versant offert
aux regards, sorte de raison sociale de l’identité : soi-
même pour un autre. L’autre est ainsi toujours présent
dans ces formes de regard sur soi, comme modèle intério-
risé ou comme interlocuteur patent. Le regard de compré-
hension soutient la construction de l’identité et du
monde interne, le regard de seule emprise la restreint, la
mine ou l’abolit. L’incertitude sur sa propre identité, tant
vis-à-vis de lui-même que par rapport à autrui, pousse
l’individu à présenter de lui une image falsifiée ou fabri-
quée de toutes pièces, parfois extemporanément montée
pour permettre un contact partiel avec autrui. Un registre
s’ouvre ici, allant du « faux self » de Winnicott aux « per-
sonnalités comme si » décrites par Hélène Deutsch, celles
des imposteurs ou des escrocs.
La particularité du regard de Narcisse est que l’autre
en est absent : il ne se considère pas lui-même mais ne
s’intéresse qu’à sa seule image. Alors que le regard sur soi
se réfère au monde interne, constitué des objets aimés et
de ce qui s’est construit avec eux, le regard limité à la
seule image physique ne dépasse pas les apparences et
occulte le psychisme. Regard vide de toute intuition, il
constitue un fétichisme particulier dans lequel le surinves-
tissement de l’image physique qu’il s’agit d’avoir et de
donner de soi-même ; le fétichisme de sa propre appa-
rence permet à la fois d’éviter la relation à autrui et la
perception de son monde intérieur. Narcisse est un
Dorian Gray qui se satisfait du miroir pour ne regarder
jamais le portrait terrible qui dépeint son être.
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EMPRISE ET MAÎTRISE,
BEMÄCHTIGUNG ET BEWÄLTIGUNG
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vité d’emprise a besoin d’être associée à l’expérience de
la satisfaction, au registre des représentations qui se sont
développées du fait de leur association, pour conduire à
une éventuelle maîtrise.
Par rapport à l’acte tel que nous l’avons défini à partir
de Freud, acte sexuel porteur de satisfaction ou substitut
heureux d’un acte amoureux, le « passage à l’acte »
témoigne d’un échec et de la mise hors-jeu du registre
des représentations. Janine Chasseguet-Smirgel parle ici
d’une « voie courte », mais il faut bien souligner qu’il
s’agit de la recherche d’une voie qui n’a pas d’issue et où
le sujet s’épuise comme l’abeille sur la vitre.
Le terme de « passage à l’agir » pourrait convenir si
l’on veut éviter d’utiliser l’anglais acting. Sur le plan du
vocabulaire, il faudrait en effet trouver un autre mot que
« acte » pour désigner quelque chose qui, précisément,
n’en n’a plus la qualité ; il ne s’agit plus d’acte mais de
« coup », au sens de tenter un coup, de coup de force.
Quelle que soit la terminologie, le « passage à l’agir »
implique un échec de la maîtrise.
La notion de « maîtrise » a été peu étudiée par les psy-
chanalystes même si le terme de Bewältigung (« maîtrise »)
revient à différentes reprises dans le corpus freudien.
Citons deux auteurs qui s’y sont intéressés : Ives Hendrick
et Roger Dorey.
Les conceptions de Hendrick ont été développées dans
les années 1930. Le point de départ de cet auteur a été
la constatation du plaisir pris par l’enfant au cours de la
maîtrise de certaines actions, indépendamment de leur
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sion innée de faire et d’apprendre à faire », laquelle
déterminerait le comportement de l’enfant pendant ses
deux premières années. Pour lui, le but recherché est « le
plaisir à réussir dans l’exécution d’une fonction indépen-
damment de sa valeur sensuelle », son objectif est « le
changement, parfois la connaissance, d’une situation exté-
rieure ». Le Moi se développe, se construit, grâce à cet
instinct. Il suggère même que « la fonction amorce le
désir » : la capacité à exécuter certaines fonctions peut
déterminer le but prégénital par lequel une satisfaction
libidinale est recherchée à un certain stade. Les buts libi-
dinaux sont ainsi en grande partie la conséquence du
développement des fonctions du Moi développées sous
l’impulsion de « l’instinct de maîtriser ». Nous sommes
donc dans une perspective qui inverse les propositions
freudiennes et annonce les cognitivistes d’aujourd’hui.
Roger Dorey a abordé l’articulation emprise-maîtrise
(Dorey, 1981), en s’appuyant sur l’emploi fait par Freud
du terme de « maîtrise » (Bewältigung) par rapport à
l’excitation, lorsqu’il évoque par exemple « des motions
pulsionnelles dont la satisfaction est impossible à l’enfant,
dont la maîtrise n’est pas à sa portée » (Freud, 1918).
Roger Dorey applique l’emprise à l’objet et la maîtrise aux
motions pulsionnelles et propose de ce fait de considérer
emprise et maîtrise comme opposés point par point,
d’autant plus qu’il n’aborde l’emprise qu’à travers « la rela-
tion d’emprise » qu’il rattache à la perversion. Pour nous,
l’emprise est d’abord une tentative pour le sujet de maîtri-
ser l’objet de façon à obtenir une maîtrise interne de ses
propres mouvements pulsionnels.
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psychiques de Freud, décrit bien le progrès de l’acte à la
pensée et à l’action, laquelle s’applique au monde exté-
rieur et se soumet au principe de réalité. La transposition
des mouvements sexuels vers d’autres buts non sexuels s’y
effectue de façon détaillée, par petites quantités soumises
au principe de réalité. L’action, dans ce registre, est le
résultat d’une activité de conciliation entre la recherche
du plaisir et les exigences de la réalité extérieure, c’est-
à-dire finalement de la réalité intérieure des autres qui en
constitue la part essentielle.
La maîtrise, qu’elle s’applique au jeu pulsionnel, à la
gestion des relations d’objet, aux relations sociales, etc.,
n’est donc pas le fait d’un « instinct de maîtrise », comme
l’avait proposé Ives Hendrick, mais résulte de l’équilibre
d’un jeu dynamique et économique trop facilement com-
promis entre les deux registres de l’emprise et de la
satisfaction.
La maîtrise implique pour nous la mise en jeu de formes
d’emprise tempérées par leur lien au registre des représentations
et leur apport au développement du Moi : la maîtrise résulte
du développement de l’ensemble du fonctionnement psy-
chique, elle mesure la qualité des mécanismes du Moi et l’équi-
libre de celui-ci avec les autres instances. Ainsi, « la maîtrise »
ne s’oppose pas à l’emprise, elle mesure l’intégration de la com-
posante d’emprise à l’ensemble du fonctionnement pulsionnel.
(Denis, Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion)
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L’objet de la sublimation
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faveur du changement de l’objet que peut s’effectuer le
« changement de but », c’est-à-dire l’inhibition de but. En
paraphrasant Freud, on pourrait dire qu’il s’agit d’échan-
ger l’objet sexuel « contre un autre qui n’est plus sexuel
mais qui est psychiquement parent avec le premier ». La
pulsion a besoin d’un objet pour prendre corps ; elle a
aussi besoin d’un objet pour se déplacer. Le changement
de but implique changement d’objet.
La place de « l’objet de la sublimation » s’inscrit dans
ce double mouvement de déplacement et d’inhibition.
Toutefois, il serait plus juste de parler des objets de la
sublimation plutôt que de « l’objet de la sublimation ».
En effet, le changement d’objet est complexe puisque,
s’il y a changement, il faut aussi tenir compte, dans la
sublimation, du sort fait à l’objet initial et constater la
création d’un nouvel objet.
LE CLIVAGE DE L’OBJET
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les mouvements sublimatoires. L’investissement de l’objet
maternel dans ses différents aspects, mais aussi dans son
caractère tangible est dissocié en un courant qui se
consacre à une figure idéale et un autre qui investit un
objet substitutif assez concret pour être susceptible d’une
totale possession. L’objet maternel est ainsi clivé accessible
en un objet idéal, psychique, et un objet d’emprise.
L’objet idéal (et non pas seulement objet idéalisé) devient
dédicataire de l’activité : objet tutélaire, objet à qui
s’adresse l’activité sublimatoire. On le trouve derrière
l’interlocuteur explicite de l’œuvre, derrière le public réel
ou imaginaire. La relation aux substituts réels de cet objet
dédicataire est inhibée quant à ses buts sexuels, elle fonde
une relation sociale ou tendre. On retrouve également
l’objet idéal derrière l’objet élaboré par la sublimation,
comme contenu de l’idole créée. Freud n’aura évoqué
qu’au passage l’objet de la sublimation mais il l’a fait ;
c’est à propos de Léonard de Vinci :
Nous nous contenterons d’insister sur le fait, à peine moins
certain, que le travail créateur de l’artiste fournit, lui aussi, une
dérivation à son désir sexuel, et de renvoyer, pour Léonard, à
l’information transmise par Vasari selon laquelle des têtes de
femmes souriantes et de beaux garçons, donc des figurations
de ses objets sexuels, attirèrent l’attention parmi ses premiers
essais artistiques.
Freud indique ici la place de l’objet réalisé dans le tra-
vail de la sublimation : figurer ses objets sexuels. Figura-
tions dont on peut faire ce que l’on veut, objets d’emprise
1. Voir Trois essais sur la théorie sexuelle.
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dédicataire.
L’analogie entre sublimation et perversion tient à ce
qu’elles ont en commun ce même type de clivage de
l’objet : un objet sur lequel s’exercent l’activité d’emprise
et la permanence d’un objet idéal qui ne coïncide aucune-
ment avec lui. La différence est que dans la perversion,
l’objet d’emprise est une personne sur laquelle s’exerce
une activité directement sexuelle sans que celui-ci soit élu
pour lui-même comme objet d’amour et sans que ses
besoins propres soient pris en compte, c’est-à-dire sans
identification à l’autre. La perversion est l’échec de la
sublimation car elle ne peut se passer d’un support vivant,
traité comme inerte, sur lequel exercer son emprise 1.
LE FORMANT D’EMPRISE
DE LA PULSION COMME AXE
DU MOUVEMENT SUBLIMATOIRE
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(regard, motricité, etc.) qui n’ont pas de valeur sexuelle
par eux mêmes, à l’inverse des zones érogènes.
Nous avons proposé l’idée que l’appareil d’emprise, qui
recueille les stimuli du monde endocorporel aussi bien
que du monde extérieur, permet de relier les zones éro-
gènes aux objets extérieurs, la réalité interne du plaisir
avec la réalité externe de l’objet.
Le formant d’emprise de la pulsion est ainsi l’agent du
but pulsionnel. Les conduites d’emprise, du fait de leur
situation intermédiaire entre monde interne et monde
extérieur, du fait de leur absence de but autonome – elles
n’ont pas de moyen direct de satisfaction – sont l’instru-
ment des sublimations. On pourrait dire que le fonction-
nement du système d’emprise est sublimatoire par nature
tant que la satisfaction est suspendue. Pourtant, il faut
qu’il soit lié au système des représentations pour jouer
son rôle de soutien d’une activité psychique efficiente et
pour qu’il ne se borne pas à défléchir l’excitation sur des
buts non sexuels et sur des objets neutres ; il y faut la
mise en jeu de représentations porteuses d’une évocation
de la satisfaction qui leur a donné naissance.
En effet, le déplacement de l’investissement sexuel sur
des objets neutres ne suffit pas à constituer une sublima-
tion. Il y faut une certaine parenté entre les nouveaux
objets investis et les objets sexuels.
du rapport de la sublimation avec l’organisation du complexe d’Œdipe ;
la sublimation est-elle post-œdipienne ? La sublimation est-elle un effet de
l’œdipe ou une insurrection contre lui ? En fait, il n’y a pas de coïncidence
entre l’activité sublimatoire proprement dite et la recherche d’un statut
d’artiste qui comporte une dimension transgressive.
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raison de la mer floue et de la plage indistincte » ; il place
sa trouvaille sur le dessus de sa cheminée comme une
pierre choisie entre toutes et qui pense : « Cela aurait été
si facile que ce soit n’importe quelle autre de ces millions
de pierres, mais ça a été moi, moi, moi ! » John trouve
ensuite quelques autres objets arrondis, puis un morceau
de porcelaine cassée en étoile et il abandonne toute acti-
vité pour faire les poubelles à la recherche d’objets durs,
brisés, au rebut dont il encombre sa maison ; il perd tout
contact avec ses amis et s’enferme avec ses brisures. Ici, le
déplacement de l’investissement sur des objets sans valeur
sociale, sans valeur d’échange, sans discours mené sur eux,
constitue un mouvement incomplet vers la sublimation
et un repli narcissique stérile, mélancolique. Les « objets
denses » investis par John sont à l’opposé des visages
peints par Léonard – ou des timbres-postes dont la valeur
symbolique suffit à rassembler les philatélistes en socié-
tés –, ils défigurent l’objet sexuel plus qu’ils ne le repré-
sentent, ils constituent un anti-objet ; on ne peut que
penser, rétrospectivement, aux pierres dont Virginia
Woolf a rempli ses poches avant de s’enfoncer dans la
rivière.
Les objets de la sublimation sont des objets narcis-
siques mais significatifs, porteurs d’un certain plaisir,
chargés d’une valeur symbolique qui constitue leur valeur
de lien avec d’autres personnes sensibles à ces mêmes
objets.
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concernent des objets matériels ou des activités sur les-
quels se trouve dérivé l’investissement pulsionnel : le pre-
mier registre est celui de l’activité et de ses vecteurs,
investis en tant que tels, mais qui permettent le déplace-
ment sur une chose concrète qui va fixer l’investissement
déplacé, l’autre registre est centré par cette chose même
qui se modifie en fonction de l’activité sublimatoire et qui
finalement en résulte, c’est l’objet créé ou élaboré dans le
mouvement sublimatoire.
Le changement d’objet
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Pour favoriser la sublimation, les mères, par exemple,
introduisent une activité entre leurs enfants et elles : jeu,
jouet, lecture d’une histoire ou activité sur laquelle dévier
une partie de l’investissement. Le remplacement d’un
objet directement érotique par un objet matériel neutre
favorise l’inhibition de but et peut en constituer le princi-
pal moyen ; le rôle de symbole de tels objets est étymolo-
giquement celui d’un élément commun qui permet
l’échange et la reconnaissance réciproque.
L’objet transitionnel
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culturelle. Pourtant, le passage direct auquel il nous
invite, des objets transitionnels à l’aire culturelle, esca-
mote la notion de « sublimation » et efface l’importance
du registre pulsionnel.
Il nous semble trop rapide d’assimiler objets de la
sublimation et objets transitionnels. L’objet transitionnel
est le reflet extérieur d’un phénomène interne de repré-
sentation et n’a de valeur que pour l’enfant qui le pos-
sède ; en outre, la « création » de l’objet transitionnel est
plus une adoption, la découverte d’un usage particulier
d’un objet matériel aléatoirement rencontré. D’une cer-
taine manière, on pourrait considérer l’objet transitionnel
comme un objet trouvé par le premier déplacement sur un
objet neutre ; c’est à partir de l’expérience de ce premier
déplacement que se développeront des objets créés et que
les activités de sublimation proprement dites se dévelop-
peront ; les objets de la sublimation sont ainsi le résultat
d’une création et prennent une valeur intermédiaire
d’échange entre individus. D’une certaine façon, on pour-
rait considérer l’objet transitionnel comme le résultat
d’une sublimation inachevée.
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intégral – une théorie de l’Instrument. L’homme fait presque
tout pour n’y plus penser – et s’en servir. C’est par son oubli
qu’un objet nous est précieux.
Nous oublions en effet trop volontiers l’outil, comme
nous oublions nos conduites d’emprise. Ce qui vaut est
ce qui peut nous sembler nous avoir été donné sans
effort : un don du ciel.
L’investissement du matériau utilisé – du médium – et
surtout de sa manipulation, est un élément fondamental
du mouvement sublimatoire. Marion Milner décrivait le
fait que l’artiste était amoureux de son médium et de sa
malléabilité, pour elle le « médium malléable » constituait
un objet d’amour substitutif, à tout le moins le support
d’une forme d’investissement quasi objectal. René Rous-
sillon a fait de ce médium malléable l’objet de la pulsion
d’emprise. Il nous semble cependant que l’investissement
du matériau, du médium destiné à être modelé, a une
place et un rôle complexes. D’une certaine manière, on
peut dire que le médium est interposé par l’artiste entre
lui-même et une personne érotiquement investie, que
celle-ci soit immédiatement proche comme le modèle du
sculpteur, ou lointaine et absente comme un objet de
deuil ; mais l’investissement de la manipulation du maté-
riau est un élément essentiel, il s’agit de l’exercice d’une
emprise sur lui qui soutient une activité auto-érotique
déplacée par rapport aux zones érogènes. Dans une cer-
taine mesure, l’activité sublimatoire est une activité auto-
érotique (dérivée d’une activité masturbatoire dont l’exer-
cice direct est inhibé) où la manipulation du médium
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constitue l’objet de la sublimation, l’objet d’emprise,
c’est-à-dire l’objet sur lequel se déplace l’emprise sexuelle
impossible à exercer directement sur l’objet d’amour
interdit. L’activité sublimatoire apparaîtrait alors comme
une activité associant un substitut des zones érogènes à
un objet de substitution, comme une métaphore de la
construction de la satisfaction. Cet objet créé serait le
témoin, l’équivalent sur un mode mineur de la satisfac-
tion que la manipulation directe des zones érogènes aurait
produite, ou que l’échange sexuel direct avec l’objet aurait
apportée. On peut considérer que l’investissement du
matériau et de sa manipulation a permis la transposition
narcissique d’un investissement objectal, initialement
dirigé sur une personne. Cette transaction narcissique est
un élément important dans l’économie psychique. La
sublimation, dans de tels mouvements, est en effet l’un
des éléments de l’organisation d’un narcissisme porteur
de plaisir pour le fonctionnement psychique du sujet.
L’exercice de la sublimation implique une mise à dis-
tance active de l’objet, une sorte d’ascétisme plus ou
moins marqué mais aussi une dénaturation du lien anté-
cédent à l’objet. Pygmalion crée une sculpture à laquelle
il donne vie, mais le modèle utilisé disparaît dans sa spéci-
ficité. La dimension idéale dénature l’objet. La relation
de l’artiste à son modèle est une relation d’objet partielle
qui n’investit qu’un aspect de celui-ci et peut le réfuter
comme objet sexuel s’il ne s’agit pas d’un moment dans
une relation plus continue et qui comporte d’autres
aspects relationnels.
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Freud décrivait la religion comme une névrose obses-
sionnelle collective ; on pourrait de façon analogue
décrire la sublimation comme l’équivalent d’une pratique
religieuse, partagée avec un groupe plus ou moins large,
parfois confidentiel ou seulement familial, ou qui peut
s’apparenter à une pratique de secte. On s’initie à l’art
contemporain, on fait le pèlerinage de Bayreuth…
Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », du
« petit clan » des Verdurin, une condition était suffisante mais
elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo
dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par
Madame Verdurin cette année là et dont elle disait : « Ça ne
devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça ! »
enfonçait à la fois Planté et Rubinstein […] les Verdurin sen-
tant […] que cet esprit d’examen et ce démon de frivolité
pouvait par contagion devenir fatal à l’orthodoxie de la petite
église, […] avaient été amenés à rejeter successivement tous les
fidèles du sexe féminin.
On ne saurait évidemment mieux dire…
Cela étant, au plan individuel, il existe bien une
dimension magique et cultuelle dans la sublimation. Il
s’agit de retrouver quelque chose de divin, un contact
avec l’objet idéal, comme nous l’avons évoqué plus haut
avec le peintre Vuillard. Il s’agit d’invoquer les objets qui
ont présidé à l’instauration des premiers mouvements
sublimatoires, de les faire revivre magiquement par l’exer-
cice d’un pouvoir sur le matériau élu, ou de leur imposer
un traitement particulier, qu’il soit érotique ou pervers.
Une forme de religion de la beauté peut sous-tendre
l’activité sublimatoire :
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victime sacrificielle ou de fétiche. En effet, il n’est pas de
culte sans éléments supports, sans objets cultuels :
reliques, statuettes, autels, chapelets, etc. Auto-érotisme
et culte sont combinés dans la sublimation.
L’OBJET DE LA SUBLIMATION
COMME DIEU-OBJET
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Quant à la silhouette massive et allusivement humaine des
dieux, elle était à elle seule provocante : agressivement maté-
rielle, recouverte d’une croûte épaisse où se confondaient les
huiles végétales, les œufs, l’alcool et le sang, en sorte qu’à sa
vue on se prenait parfois à entendre, sinon à comprendre,
l’interrogation inquiète des premiers missionnaires (et de
quelques ethnologues) : comment peut-on adorer le bois et
la pierre ?
La sublimation est, elle aussi, idolâtre, on parle du reste
des musées d’aujourd’hui comme d’un équivalent
contemporain des cathédrales… Et que dire de « l’art
brut », des « performances » où les produits corporels sont
directement utilisés ? Et de l’artiste (il est « génial » ou il
n’est pas) – ou du critique – intronisé en grand prêtre ?
Le culte de ces dieux-objets comporte les deux registres
de l’emprise et de l’idéal :
Ce corps est l’objet d’un culte qui tantôt met l’accent sur la
matérialité brute, tantôt au contraire sur son caractère quasi
organique cependant que le dieu lui-même est traité tantôt
comme une présence singulière, entièrement identifiée à l’objet
qui le représente, tantôt comme puissance de relation […] dieu
symboles, dieu corps, dieu matière.
On ne saurait mieux décrire ce que nous voulons souli-
gner de l’objet de la sublimation. La présence qui s’y asso-
cie est celle de personnes d’autrefois : « Beaucoup de
dieux sont présentés comme d’anciens hommes, ancêtres
par lesquels se définissent les groupes de descendants. »
Les objets communs de la sublimation ont une valeur
dans la construction identitaire des groupes : aimer la
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le double du vaudou Legba et celui de l’homme à la destinée
duquel il préside.
Plus encore : « […] chacun édifie chez lui une effigie de
sa colère sous le nom de Legba et s’efforce de l’apaiser. »
La valeur de ces dieux tient, entre autres, au fait qu’ils
visent à reconnaître et à protéger l’identité de l’individu :
nous pouvons de la même manière souligner la valence
narcissique de l’objet de la sublimation et son importance
dans la construction de l’identité. Les objets de la subli-
mation ont une valeur individuelle 1, dans la dynamique
et l’économie psychique, et leur valeur sociale soutient le
versant de l’identité organisé vers autrui, la place identi-
taire de chacun dans le groupe.
Citons encore Marc Augé pour souligner la valeur
d’objet d’emprise de ces dieux-objets et combien leur
matérialité est essentielle :
Pour essayer de comprendre la réalité du dieu païen sans
nier l’évidence (à savoir que c’est sa matérialité la plus brute
qui fait l’objet d’un culte), il faut donc l’appréhender tour à
tour comme symbole, comme corps, comme matière, comme
parole – la convergence de ces diverses dimensions correspon-
dant au point limite où l’homme se retrouve dans la figure du
dieu à la fois comme être individuel et comme être social.
Dieux-objets et objets de la sublimation sont des objets
divins et, comme le constate Marc Augé : « Les objets
1. Freud insistait sur les différences entre les individus dans leurs capa-
cités à sublimer établissant ainsi implicitement un lien entre sublimation
et caractéristiques personnelles.
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lieu psychique de contradiction où se juxtapose l’impossi-
bilité à posséder l’objet et l’effort pour sa maîtrise totale.
Tandis que Marc Augé écrit, à propos du dieu-objet :
« Entre l’objet symbole et l’objet fétiche, à l’intérieur du
même objet, se crée une tension analogue ou identique à
celle qui unit et oppose pensée de l’être et pensée de la
chose. » Nous pourrions écrire à propos de l’objet de la
sublimation : « Entre l’objet idéal et l’objet créé existe une
tension analogue à celle qui unit et oppose la pensée de
la satisfaction et la pensée de la possession totale. »
La valeur des objets investis sur un mode sublimatoire
est en grande partie fonction de l’investissement même
de ceux-ci par le groupe et du discours porté sur eux qui
leur donne un sens collectif.
Les choses les plus simples deviennent un sujet de vénéra-
tion pour le Dahoméen, quand elles demeurent cachées ou
s’accomplissent dans l’ombre et le mystère. Le voile du temple
fétiche ne dérobe aux regards qu’un monticule de terre glaise,
des ossements et des poteries ; ces objets ont pourtant une
grande attirance sur la foule pour qui personne ne sait ni
quelles paroles le prêtre a prononcées ni quelles cérémonies il
a faites pour attirer la divinité en eux. (Le Hérissé, L’Ancien
Royaume du Dahomey, 1911, cité par Marc Augé)
Une formule comme celle-là pourrait fort bien concer-
ner nombre d’objets produits, par les arts d’hier comme
par l’art contemporain, « dans l’ombre et le mystère » et
sans que personne ne sache quelles paroles le prêtre
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Les Legba décrits par Marc Augé sont multiples, cer-
tains sont Legba de la maison, de la chambre, du portail,
des lieux publics :
Ces dieux-objets fonctionnent comme des opérateurs intel-
lectuels pour passer d’un système à un autre tant dans le
domaine de la spéculation intellectuelle […] que dans celui de
la pratique sociale puisqu’ils commandent l’accès aux maisons,
aux places […] plus généralement l’accès des uns aux
autres. […] Mais ils sont avant tout forme et matière, ensemble
de substances prélevées sur la nature, et souvent image allusive
ou métonymique du corps humain. Ils sont à la fois corps et
objet, vie et matière : image et par là relation aux dieux et
aux humains, et matière brute, terre indiscriminée, impensable.
Cette tension elle-même les constitue en objets probléma-
tiques, surchargés de commentaires et d’exégèses, de récits, de
bribes de mythes – problématiques comme le corps dont ils
semblent reproduire l’image.
Marc Augé rapproche ces « dieux-objets » dans leur
rôle de celui de l’Hermès grec, dieu de l’entre deux, du
passage et de la sagesse : « Il est aux portes des maisons
le gardien de leur intégrité, en même temps que, dieu des
gonds, il en assure la possible ouverture 1. » Les objets
de la sublimation ont cette vertu de protéger l’identité
individuelle et de permettre une ouverture aux autres.
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Anomiques images
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LE POTENTIEL TRAUMATIQUE
DE L’IMAGE
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grand que celui d’une description écrite, car l’image
délivre simultanément, en une salve, toutes les figurations
excitantes qu’elle contient. La masse de stimuli libérée est
de nature à surprendre le psychisme et à dépasser ses
capacités d’élaboration, alors que la durée d’une narration
permet au psychisme de se préparer progressivement et
de découvrir peu à peu ce qui doit être communiqué et
dont la valeur est potentiellement traumatique. Il faut des
modes de narration délibérément conduits dans ce but
pour avoir une valeur excitatrice voisine de celle de
l’image : brièveté du récit, vocabulaire direct, etc. Ainsi
de celui-ci : après son retour sur terre on interroge le
premier Américain qui soit allé dans l’espace : « Avez-
vous vu Dieu ? » Il répond, gêné : « J’ai vu Dieu : elle
est noire. »
Il est des modalités de présentation des images qui en
renforcent le pouvoir : l’impact de l’image télévisuelle
tient au fait que la télévision tire en rafale. L’amateur qui
visite un musée le fait à son rythme, il examine les images
une à une et il prend son temps pour se les approprier
ou pour les refuser. Il est armé de sa culture ou d’un
guide et il a tout loisir de s’interroger sur la question de
savoir si tel tableau est authentique ou non, s’il est bien
attribué, etc. Il sait aussi qu’il s’agit d’images subjectives.
Les images distribuées par la télévision, dans leur
immense majorité photographiques, ne laissent pas le
temps au spectateur de les confronter à ses images
internes, à son savoir, au monde de ses représentations,
d’autre part et surtout, leur caractère subjectif n’apparaît
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faculté de pensée réflexive, intellectuelle, que sa façon de
penser au sens de l’élaboration psychique des excitations.
Ces deux éléments contribuent à conférer un pouvoir de
plus grande excitation au spectacle télévisuel, c’est-à-dire
à accroître son potentiel traumatique. En effet, ce qui
définit le traumatisme, c’est la désorganisation provoquée
par une excitation que le psychisme ne peut intégrer et
qui prend le contre-pied de l’organisation antécédente.
La monstration d’images traumatisantes s’apparente
ainsi à une attaque contre le psychisme d’autrui : trauma-
tiser pour régner. Si nous sommes traumatisés par une
image, il nous faut sortir de notre désorganisation et la
première explication venue, la première thèse proposée
pour expliquer l’horreur, aura toute chance d’être adoptée
car elle va nous permettre une forme de réorganisation
immédiate. Pour changer d’opinion, il nous faudrait
abandonner l’explication trouvée et accepter de nous
trouver confrontés à nouveau avec l’état traumatique. S’il
fallait écrire une rhétorique de l’endoctrinement, c’est sur
cette règle de base qu’il faudrait la fonder : traumatiser,
soulever l’émotion, puis, de façon immédiate, fournir la
doctrine à imposer, elle sera adoptée quelle qu’en soit la
valeur.
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L’IMAGE FÉTICHE
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souvent utilisé pour répondre à une nécessité immédiate
d’organisation, venir combler un sentiment de vide ou
de dépersonnalisation ; l’image dispose ainsi d’un double
pouvoir : elle peut être désorganisante lorsqu’elle
déclenche d’un seul coup une excitation angoissante mais,
d’un autre côté, elle peut avoir une valeur organisatrice
dans la mesure où elle peut donner prise à un investisse-
ment immédiat. L’investissement d’une multiplicité
d’images, et leur insignifiance par rapport à ce que nous
habite profondément, vient fixer nos capacités d’attention
et détourner notre regard de nous-mêmes. La surabon-
dance des images fait écran par rapport à notre monde
intérieur : il peut exister ainsi une sorte de toxicomanie
des images, qui s’apparente à la traumatophilie et qui,
comme tout recours à un toxique, vise à réprimer le sur-
gissement des affects.
L’enfant qui rentre dans l’appartement de ses parents
après la classe et qui s’angoisse d’y être seul allume la
télévision et l’investissement immédiat de ce qui se pré-
sente sur l’écran soulage son anxiété plus vite que de se
plonger dans le sujet de sa dissertation. À un degré de
plus, la nécessité d’un tel investissement de l’image
l’intronise comme idole, c’est-à-dire comme fétiche. De
même que le fétichiste sexuel sent décroître son angoisse
de castration par la perception de son fétiche, l’enfant ou
l’adulte peut élire l’image télévisuelle, ou celle de la bande
dessinée, ou encore un tableau sur le mur, comme moyen
de se rassurer devant l’absence. Une telle fétichisation de
l’image lui donne une place privilégiée parmi les moyens
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de la pensée.
L’un des aspects de l’action de la télévision sur les
enfants est de susciter cette fétichisation de l’image déver-
sée, assénée à la place de la parole, alors que c’est une
parole chaleureuse, consciente de la nécessité de ne pas
déborder l’appareil psychique par un excès d’excitation,
qui serait nécessaire au meilleur fonctionnement du psy-
chisme. Le débat n’est pas tant l’excès de violence à la
télévision que l’excès de télévision, violent en lui-même
par l’inhibition qu’il entraîne dans le développement des
processus ordinaires de la pensée. La violence ne provient
pas tant des images elles-mêmes que de l’excès d’images
proposées à la place d’une parole personnelle adressée à
tel enfant en fonction de ce qu’il ressent. L’image imposée
telle quelle sera toujours lénifiante pour les uns, trop exci-
tante pour d’autres ou, pour d’autres encore, fétichisée
immédiatement. La parole – la conversation – permet de
s’ajuster à l’esprit de tel enfant, à son humeur, à ses capa-
cités d’organisation du moment. L’image isolée est plus
facilement porteuse d’une forme de la confusion des
langues – celle de la tendresse et celle de l’excitation –
que la parole. Une image dépourvue d’un discours d’ajus-
tement, d’un commentaire adressé spécifiquement à la
personne qui se trouve en contact avec elle, aura plus de
chances d’avoir un effet traumatique.
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IMAGES ET REPRÉSENTATIONS
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s’agit d’images intérieures chargées d’émotions, de signi-
fications, et que l’on peut dire porteuses par elles-mêmes
d’une forme de satisfaction. Si, par exemple, nous évo-
quons, alors que nous sommes dans un train, le fait que
nous allons retrouver quelqu’un qui nous attend sur le
quai de la gare, l’image de la personne que nous évo-
quons, sa représentation, s’accompagne d’une certaine
satisfaction. Nous sommes heureux à l’évocation de cette
personne ; dans ce cas particulier la représentation, au
sens psychanalytique du terme donc, comporte d’une part
les éléments intériorisés qui sont les traces perceptives du
visage et de tout ce que l’on a pu vivre de perceptif avec
la personne en question, combinées d’autre part avec des
souvenirs d’émotions, essentiellement avec le souvenir des
satisfactions obtenues, créées, dans les échanges avec elle.
Schématiquement une représentation est quelque chose
qui se constitue dans notre esprit par la combinaison de
données recueillies par l’appareil d’emprise : le regard, le
toucher, l’audition de la voix, la motricité et qui persistent
sous la forme d’une image laissée par cette activité
d’emprise, avec l’expérience de la satisfaction, cruciale
pour le développement psychique.
Quand l’enfant est dans son berceau et qu’il a besoin
de sa mère, il crie, il exerce sur elle un pouvoir, il cherche
à s’en saisir, son activité d’emprise est mise en route et
lorsqu’il réussit à obtenir que sa mère vienne, il l’a dans
un premier temps capturée ; de ce premier temps dérive
une image de sa mère ; dans un second temps il trouve
une satisfaction avec celle-ci et c’est le rassemblement de
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graphique par exemple, cette image sera investie par
l’appareil d’emprise et pourra ou non évoquer des repré-
sentations psychiques, c’est-à-dire s’inscrire dans le tissu
du psychisme et acquérir de ce fait sa signification. La
présentation d’images peut contribuer ainsi à la vie du
réseau des représentations de l’enfant sauf si elle prend
un caractère traumatique, ou si elle est investie pour elle-
même sur un mode fétichiste. Les dessins proposés aux
enfants (comme les œuvres d’art pour les adultes) sont
souvent des images qui auraient un potentiel trauma-
tique, mais qui sont passées par le filtre d’un appareil
psychique qui en a déjà maîtrisé nombre d’éléments trau-
matiques.
Lorsque l’on présente à un enfant une image féminine,
que ce soit la Vénus de Milo ou Bianca Castafiore, on
exerce sur lui une incitation érotique, une forme de sti-
mulation de son voyeurisme. Cette mise en œuvre de
toute une série de pulsions – pulsions partielles de la
sexualité infantile – provoquée par l’image est cependant
dosée, régulée par le filtre de l’appareil psychique du
sculpteur ou du dessinateur ; elle s’accompagne aussi d’un
équivalent atténué de satisfaction : de la sorte le remède
est fourni avec le poison et l’image présentée vient nourrir
la chaîne des représentations. C’est sa capacité à soulever
des représentations qui fait le caractère d’œuvre d’art
d’une image ; à l’inverse, le caractère pornographique ou
traumatique d’une image est lié au fait qu’elle ne porte
pas en elle le remède, qu’elle est uniquement excitante.
Cela étant, telle image, artistique pour l’un, aura une
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bien d’exhibition car si « la transparence » exige que la
sonde pénètre les reins et les cœurs, c’est surtout les reins
qui apparaissent tant les cœurs sont rendus inaccessibles
par les conditions mêmes des exigences de leur dévoile-
ment. Le dévoilement véritable de l’intimité de qui-
conque exige, pour chacun de nous, d’abord qu’il soit
nécessaire et ensuite que la situation interpersonnelle le
permette : la situation analytique assurant le secret et la
non-intervention de l’analyste dans la vie du patient en
rassemble les conditions, elle est sans doute la seule qui
rende possible une communication véritable de l’intimité.
Le monde intérieur n’est pas réductible à des images
que l’on pourrait montrer : ce qui réunit un couple
d’amants échappe à la monstration insignifiante des rap-
ports sexuels des deux personnes qui le composent. La
télévision ne peut exhiber que des conduites, elle ne peut
montrer qu’une intimité fabriquée : une sexualité collec-
tive à peine voilée est mise en avant de telle sorte que
la vie psychique de chacun des protagonistes devienne
inaccessible : en retour le spectateur perd le contact avec
son propre monde intérieur. Un tel usage des images,
créées par un regard d’emprise et provocatrices d’un
regard analogue, aboutissent à une exclusion de la pensée.
Ce que l’on appelle injustement « télé réalité » constitue
en fait une falsification de la réalité psychique et donc de
la réalité tout court. En effet, la seule solution devant
l’invitation séductrice à l’exhibition est de présenter de
soi une image attendue, ou plutôt de laisser présenter
l’image qu’en donne le montreur de primates. Pour le
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se limiterait à un individualisme comportemental,
« transparent », antithèse d’un individualisme de pensée
qui serait opaque, voire invisible et en tout cas incontrô-
lable. La civilisation du livre favorise l’élaboration d’une
réflexion et d’une identité personnelles ; le lecteur se
confronte seul à un auteur qui lui tend un miroir qu’il a
choisi et dans lequel il se choisit. La civilisation de
l’image, s’il en est une, multiplie les incitations imposées
et les monstrations contondantes ; la pluie d’images est
collectivement reçue et tend à diluer la réflexion indivi-
duelle. Alors que les lois du langage recherchent l’expres-
sion d’un sens univoque, sujet à un minimum
d’interprétation, et ainsi favorable à la réflexion person-
nelle, dans le registre de l’image toutes les polysémies sont
ouvertes et tous les coups sont permis.
Devant le malaise personnel induit par une série de
documents traumatiques une conception explicative
immédiatement proposée est adoptée comme remède au
problème évoqué, c’est son rôle de cautère qui lui donne
sa valeur ; son effet dans le soulagement immédiat d’une
angoisse individuelle la fait adopter comme idée ayant
une valeur générale. Les images les plus légitimes de
l’information alimentent la fabrique de l’opinion ; or,
celle-ci, dans l’immédiateté de son apparition, mais dans
la permanence de ses convictions, offre à la réflexion une
résistance tenace. Le règne de l’opinion supplante la répu-
blique de la pensée.
Plus que vers une civilisation du regard – lequel
implique interprétation, pensée réflexive, identification à
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FAUTE D’ARTISTE, LE NARRATEUR…
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un art de précéder les arts, de prescrire les œuvres et d’en pré-
voir profondément les effets. Si ce jour étrange se lève, on lira
nos tourments dans vos écrits ; et toutes ces factions d’incom-
patibles seigneurs, leurs dissensions et leur cruautés s’y retrou-
veront toutes vives, comme dans Guichardin et Machiavel les
agitations de Florence 2.
S’il faut des exégètes à l’image, c’est en raison même
de son anarchie foncière…
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Art, délire et narcissisme
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bouffée d’oxygène qui déclenche un incendie au lieu de
faire respirer.
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réalité que des images de la réalité psychique de l’artiste ;
on a dit que tout portrait était un autoportrait. C’est
parce qu’elles sont des reflets de la réalité psychique de
l’artiste qu’elles valent, suscitant le monde intérieur de
celui qui s’y plonge. En cela, elles sont des objets intermé-
diaires entre le psychisme de qui les a créées et de celui
qui s’en repaît. L’œuvre d’art apporte à l’âme une respira-
tion. Il s’agit d’objets qui n’offrent pas à l’amateur de
plaisir pulsionnel direct mais un plaisir narcissique com-
parable à celui qui les a fait naître. La création artistique,
comme la « délectation » – selon le mot de Poussin –
procurée par l’œuvre d’art s’inscrivent l’une et l’autre sous
le signe du narcissisme. Le collectionnisme, fut-il conju-
gal, est d’essence narcissique. De plus, devenir « le héros,
le roi, le créateur, le bien-aimé » est un programme narcis-
sique hérité de la toute-puissance infantile et l’artiste fas-
cine du fait de son narcissisme même. Freud, qui décrit
le charme de l’enfant et de « certains animaux qui
semblent ne pas se soucier de nous, comme les chats et
les grands animaux de proie ; et même le grand criminel
et l’humoriste… », aurait dû ajouter l’artiste à son
florilège.
Pour chaque artiste ou créateur, il serait aisé de relever
les traits narcissiques de leur personnalité ou l’espace nar-
cissique dans lequel ils se plongent dans leurs périodes
d’activité créatrice. Et l’on pourrait citer Proust, dans sa
chambre de liège, Delacroix dans son atelier, Balzac et son
travail nocturne, Rodin ou encore Debussy, et finalement
presque tous… Dans les exemples les plus heureux, leur
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reprendre contact avec eux peut être infernal ; pour le
narcissisme, lorsqu’il s’est refermé – « l’enfer c’est les
autres ». Néanmoins, l’issue relative par la création n’est
ni toujours assurée ni établie une fois pour toutes, la solu-
tion est précaire : les retours dramatiques à l’enfer sont
fréquents. À la néo-réalité de l’œuvre d’art peut succéder
celle du délire et de ses efflorescences narcissiques.
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il effraie les autres qui ne le comprennent pas. Il est perçu
par son père comme « toujours étrange » ; Van Gogh père
se montre pessimiste craignant que Vincent ne s’engage
dans des impasses sentimentales, ne soit incapable de
gérer ses intérêts, et celui-ci redoute que son père n’envi-
sage de le mettre sous tutelle. Les craintes paternelles se
réalisent : Vincent se met en ménage avec Sien, apparem-
ment prostituée, plus âgée que lui et pauvre ; elle a un
enfant et est enceinte. Il veut la sauver. Programme nar-
cissique que de se vouloir doté d’un pouvoir rédempteur ;
tout en souhaitant d’être ce sauveur, il écrit à Theo qu’il
continue de penser à Kee Vos. La relation avec Sien tour-
nera court. Il continue un temps d’espérer trouver un
amour éternel et salvateur, mais il choisit des femmes
aussi en difficulté que lui et ne perçoit pas la réalité de
ce qu’elles sont, ainsi vont les choix narcissiques d’objet.
Après une dernière tentative avec Margot Begeman – qui
prendra de la strychnine pour se suicider –, Vincent
n’osera plus se risquer dans une tentative de vie commune
avec une compagne.
Van Gogh va se replier sur un fonctionnement narcis-
sique plus fermé encore qui le rend difficile à vivre pour
lui-même d’abord, et pour sa famille et ceux qui
l’approchent. Il est d’une excitabilité excessive et il
montre une extrême susceptibilité. Ses difficultés relation-
nelles s’expriment dans nombre de situations dans les-
quelles une méfiance quasi paranoïaque a fini par
apparaître ; l’intensité de ces troubles et le poids pour
Theo de ses relations avec lui, lesquelles n’ont pas été
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de très près et s’en est retiré ; il perçoit donc bien le repli
narcissique de son frère ; il pense aussi qu’il faut attendre
pour savoir s’il a ou non du génie (lettre de Theo à Lies,
octobre 1885). Sa sœur Wil décrit Vincent à une amie
comme quelqu’un de très atypique et indique combien il
était difficile à supporter pour ses parents, avec des scènes
continuelles et des éclats de colère, en particulier avec son
père (dépeint comme passablement rigide), incidents qui
ouvraient des plaies sans pardon. Elle raconte comment
« ces huit dernières années », Vincent a été un sujet de
conflits avec presque tout le monde au point qu’on en
oubliait ce qu’il pouvait y avoir de bon chez lui ;
comment après la mort de leur père on a pensé qu’il
vaudrait mieux pour leur mère que Vincent (qui a 33 ans
à ce moment-là) quitte la maison, ce qu’il prend très mal
au point de ne plus donner de ses nouvelles (lettre de Wil
à son amie Line Kruysse, août 1886). De son côté, Theo,
chez qui Vincent est allé vivre, se désole :
C’est lamentable qu’il ait autant de difficultés de caractère ;
à long terme il est impossible de s’entendre avec lui. Quand il
est venu ici l’an dernier il était difficile, c’est vrai, mais je pen-
sais qu’il progresserait. Mais maintenant il est redevenu ce qu’il
était et il ne veut pas entendre raison. Ça ne le rend pas très
agréable à vivre à la maison… (Lettre de Theo à Cor,
mars 1887)
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veut venir me voir car cela déclenche des critiques et en plus
il est tellement sale et désordonné que la maison est loin d’être
accueillante. Tout ce que j’espère c’est qu’il s’en aille […] mais
si je lui parle de partir cela lui donnera simplement une raison
de rester. […] Je ne peux rien faire de bon pour lui, je ne
demande qu’une chose, c’est qu’il ne me fasse aucun mal et il
m’en fait en restant car il est un énorme poids pour moi. Tout
se passe comme s’il y avait deux êtres différents en lui, l’un
merveilleusement doué et sensible et l’autre égoïste et sans
cœur. […] C’est lamentable qu’il soit son propre ennemi.
(Lettre de Theo à Wil, mars 1887) 1
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L’affrontement au quotidien avec son frère fait place à
des auto-reproches à tonalité dépressive. Il est habité du
sentiment de ne pas avoir droit à ce qu’il a et pourtant,
en dehors de sa rage de peindre et de l’aide de son frère,
il a bien peu : « […] il me semble toujours qu’un autre
pourrait profiter de l’argent que je dépense seul. » (Lettre
de Vincent à Theo du 7 juillet 1888).
Cependant, il vit seul et il évite tout engagement
amoureux, sa vie sexuelle semble se limiter à quelques
passages au bordel : « J’ai profité de l’occasion pour entrer
dans un des bordels de la petite rue, dite “des Ricolettes”.
Ce à quoi se bornent mes exploits amoureux vis-à-vis
des Arlésiennes. » (Lettre de Vincent à Theo du
14 mars 1888). Il évoque un personnage de Maupassant,
grand chasseur, devant l’Éternel, de lapins et autres
gibiers, qui a perdu sa puissance sexuelle à cet exercice,
comme lui, Vincent, pense perdre la sienne en ne faisant
plus que de la peinture : « […] quant au physique je
commence à lui ressembler. » (Lettre de Vincent à Theo
du 9 juillet 1888). C’est la peinture qui compte : « Si je
suis seul ma foi, je n’y peux rien, j’ai alors moins le besoin
de compagnie que celui d’un travail effréné et voilà pour-
quoi, hardiment je commande toiles et couleurs. Alors
seulement je ressens la vie quand je pousse raide le tra-
vail. » (Lettre de Vincent à Theo du 7 juillet 1888). Si
l’on en croit l’énergie de la formule, c’est peindre qui
constitue l’essentiel de sa vie sexuelle – dans une sexualité
narcissique – et le principal moyen qu’il a de rester psy-
chiquement en vie, c’est-à-dire cohérent, ce qui ne semble
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succèdent ; il connaît des épisodes d’excitation ou d’abat-
tement qu’il combat à coup d’alcool et de tabac. Parfois,
ses lettres très longues et nombreuses témoignent d’épi-
sodes de graphorrhée. Il lutte contre ses moments d’excita-
tion et il cherche à éviter ce qui pourrait trop l’émouvoir ;
il se maintient donc à distance prudente des autres, à une
distance amicale ou fraternelle et plus encore vis-à-vis des
femmes. Il raconte par exemple à Theo qu’il a peint une
« mousmé », jeune fille de douze à quatorze ans et que
cela lui a pris une semaine pendant laquelle il n’a pas pu
« sabrer » le moindre paysage, pour préserver sa puissance
cérébrale : « Pour mener bien ma mousmé je devais réser-
ver ma puissance cérébrale. » (Lettre de Vincent à Theo
du 29 juillet 1888), autrement dit, rester concentré sur
l’acte de peindre, maintenir son système narcissique, et ne
pas se laisser prendre à quelque chose de trop émotionnel
par rapport à la petite jeune fille en question ; il lui a fallu
réprimer les émois qu’elle pouvait susciter. Lorsqu’il se
sent trop désorganisé, il se consacre à une copie de Millet
ou Delacroix d’après quelques reproductions.
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n’est stable que dans une forme d’autarcie. Dans la
mesure où la cohabitation avec Theo s’était révélée insup-
portable malgré le lien fraternel ancien, il était prévisible
que l’association avec Gauguin connaîtrait les mêmes dif-
ficultés. Ce sera pire.
Vincent anticipe d’abord sa relation à venir avec Gau-
guin sur un mode protecteur, secourable, il prend en pitié
sa pauvreté, ses dettes, ses maladies : « Il dit que ses dou-
leurs d’entrailles continuent toujours encore, et il me
paraît bien triste. » (Lettre de Vincent à Theo du
12 juin 1888) ; des projets de Gauguin de trouver un
capital qui permettrait de monter une galerie pour les
impressionnistes, il en parle comme d’un « mirage de la
dèche ». À l’évidence, il adopte d’abord à l’égard de
Gauguin une attitude protectrice analogue à celle que
Theo lui a témoignée. Toutefois, peu à peu, cette position
évolue et Vincent manifeste les signes d’un état véritable-
ment amoureux : il idéalise Gauguin, ils échangent leurs
portraits ; dans l’autoportrait que Vincent donne à
Gauguin, il indique en avoir bridé les yeux pour lui
donner une touche japonaise – les yeux de Chimène ou
ceux d’une geisha ? – il organise la maison où ils vont
habiter, il décore la chambre de l’élu et l’atelier : ce sera
la série des tournesols, ces fleurs qui offrent leur dos au
soleil… Pour la chambre de Gauguin, ce sera la série des
Jardin du poète. Il écrit à Gauguin qu’il a cherché à
peindre cette décoration de façon à faire évoquer
Pétrarque et le nouveau poète de ces contrées : Paul Gau-
guin. Psychiquement, Vincent s’offre à Gauguin. Son
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installé quelque temps à la Martinique avec Charles Laval,
ses échanges avec Émile Bernard ont été très proches,
étroits aussi avec Filiger que l’on dit avoir été homosexuel,
et les relations masculines avaient une grande importance
pour lui, sa sexualité manifeste s’exprimant vis-à-vis de
femmes peu ou pas investies sur le plan sentimental. Son
homosexualité, essentiellement psychique, très vivante et
séduisante contribuait à son équilibre. Le narcissisme de
Gauguin à cette époque se marquait par une certaine arro-
gance, le goût des affirmations péremptoires, des apho-
rismes. Il apparaissait comme un maître : « […] le Maître
incontesté, celui dont on recueillait, dont on colportait les
paradoxes, dont on admirait le talent, la faconde, le geste,
la force physique, la rosserie, l’imagination inépuisable, la
résistance à l’alcool, le romantisme des allures. » (Maurice
Denis, 1964, p. 52), tableau d’un narcissisme triomphant
qui subjuguait ses compagnons.
Du côté de Vincent, son principal amour, celui qui
finalement organisait sa vie, était son frère Theo. Sa vie
psychique avait fini par se partager et par s’équilibrer
entre cet amour « homosexuel » et son investissement pas-
sionné pour la peinture ; pas de relation féminine durable
et un malaise par rapport à l’éventualité de telles relations,
malaise souvent sensible dans les portraits des quelques
femmes qui ont posé pour lui. Vincent est certainement
complètement inconscient du fait que c’est bien un état
amoureux pour Gauguin qui l’envahit. Les relations entre
Gauguin et Van Gogh ont sans doute achoppé sur l’appa-
rition chez Vincent d’une excitation sexuelle trop vive à
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reux. Loin de la tendre affection décrite par Balzac entre
le cousin Pons, amateur d’art, et son ami Schmucke,
musicien, les relations entre les deux hommes sont trop
brûlantes, les fantasmes de pénétration trop vifs, comme
en témoigne la chandelle érigée et allumée de La Chaise
de Gauguin. Artaud perçoit les choses ainsi : « Un bou-
geoir sur une chaise, un fauteuil de paille verte tressée,
un livre sur le fauteuil, et voilà le drame éclairé. Qui va
entrer ? Sera-ce Gauguin ou un autre fantôme ? »
(Artaud, 1947). Le fantôme du père de Vincent ? Peut-
être. Toutefois, c’est d’entrer qu’il s’agit, de laisser entrer
l’autre en soi, et pas tant physiquement que psychique-
ment. Et l’excitation qui monte entre les deux hommes,
vraisemblablement plus chez Van Gogh que chez son
compagnon, devient insupportable, sans doute saturée de
fantasmes de possession réciproque. « Gauguin et moi
causons beaucoup de Delacroix, Rembrandt, etc. La dis-
cussion est d’une électricité excessive, nous en sortons par-
fois la tête fatiguée comme une batterie électrique après
la décharge », écrit Vincent à Theo (seconde quinzaine
de décembre 1888). L’état amoureux de Vincent pour
Gauguin – état qui se maintiendra et restera évident dans
les lettres à Theo écrites après le départ de celui-là –, a
sans doute été insupportable à Gauguin comme à Van
Gogh, lui-même bouleversé par sa passion : son système
autarcique n’a pas résisté à la proximité d’un objet
d’amour. L’assurance de Gauguin, beau parleur – Vincent
le comparera à Tartarin –, séducteur qui a beaucoup de
succès auprès des Arlésiennes, doit sans doute écraser et
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que Van Gogh est allé donner son lambeau d’oreille,
« symbole du gland impuissant », à une jeune prostituée,
« image d’une mère lumineuse », avec laquelle il s’était
montré impuissant (Anzieu, in Chabert, 1996, p. 126).
Mère lumineuse mais que Vincent agresse ainsi par cette
exhibition, et l’on peut imaginer que la violence du geste
implique un sanglant reproche rendant la jeune femme
responsable de son impuissance. La crise passée, Vincent
ira lui rendre visite pour s’excuser.
Cette auto-mutilation fait naturellement évoquer l’idée
d’une féminisation tragique, mais elle était sans doute
aussi une nécessaire alternative au meurtre ou au suicide.
On peut imaginer que le choix de l’oreille comme lieu de
mutilation a été guidé par l’idée de supprimer l’orifice
par lequel la possession par la parole de Gauguin pouvait
s’exercer. Gauguin s’enfuit et Vincent va délirer.
TRAUMATISME ET DÉLIRE
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remet à peindre, mais copie surtout ses propres œuvres
peintes avant la crise, les tournesols peints pour Gauguin
sont copiés à son intention, mais surtout et curieusement,
il s’acharne sur La Berceuse dont il va brosser finalement
quatre exemplaires tout en disant que les « chromos de
bazar » sont mieux peints. Cette réitération du même
tableau évoque la répétition des rêves traumatiques. La
première version de La Berceuse a été interrompue par
l’irruption de sa crise, les mains étaient inachevées. Le
caractère naïf de ce tableau, sa maladresse relative, sa lour-
deur peuvent laisser penser qu’il a été initié par le besoin
d’une sorte de contrepoison à l’excitation soulevée par sa
relation à Gauguin : une image de femme qui berce les
pêcheurs d’Islande pendant la tempête. Elle est assise sur
« le fauteuil de Gauguin », en occupe toute la place, et
conjure ainsi toute image de pénétration ; elle semble la
subir elle-même pour en protéger Vincent ; elle figure en
quelque sorte l’écran protecteur d’un personnage féminin,
maternel, par rapport à une figure masculine devenue
persécutrice. Il est tentant de voir la réitération de ce
tableau comme l’indice du traumatisme qui a précipité
Vincent dans sa crise : la montée d’une excitation à l’idée
d’être possédé psychiquement et physiquement par Gau-
guin. Comme les rêves traumatiques qui se répètent tant
que les images contondantes se reproduisent, La Berceuse
est peinte itérativement comme un baume dont il faut
recouvrir une blessure tant qu’elle est ouverte. C’était le
dernier tableau entrepris avant la crise et resté inachevé.
Le surinvestissement de ce tableau répondrait au schéma
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parfois à pleurer sans dire un mot. (Lettre du Pasteur Salles à
Theo, 7 février 1889)
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un châssis, y étaler une préparation, tailler des roseaux
pour poser des empâtements, mélanger les couleurs et le
blanc, toutes choses auxquelles Van Gogh, très soucieux
de la matérialité de ses œuvres, s’adonnait ; si une telle
activité d’emprise ne conduit pas à l’au-delà du rêve, elle
contribue à maintenir le délire en suspens. Le commen-
taire de Meyer Schapiro sur l’intérêt de Van Gogh pour
les objets quotidiens nous intéresse particulièrement par
rapport à la valeur organisatrice du registre de l’emprise :
Quand le « Moi » frôlant la destruction, se cramponne aux
objets avec une telle persistance, nous observons – dans sa réac-
tion de défense – que l’attachement de Van Gogh pour les
objets n’est pas passif […] cet attachement représente une fonc-
tion constructive et tient à des racines émotives très pro-
fondes […] Il a besoin d’objectivité de l’espèce la plus humble
et la plus indiscutable, comme d’autres ont besoin de Dieu,
d’anges ou de formes pures. » (Schapiro, 1982, p. 345-346)
Car le rêve, l’idéal, est trop proche du délire, l’emprise
sur les objets quotidiens forme un appui, et leur maîtrise
constitue un apport pour le narcissisme.
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soulevant sans doute chez lui le sentiment de ne plus être
le premier dans l’esprit de Theo. Cela étant, c’est surtout
la maladie de ce nourrisson, qui passe bien près de la
mort, qui le bouleverse. Et la relation qu’il a établie avec
le Dr Gachet, après des semaines de proximité confiante,
quasi familiale, semble devenue trop proche. Gachet vient
le voir deux à trois fois par semaine, pendant quelques
heures pour voir son travail. Comment un transfert puis-
sant ne se serait-il pas constitué ? Il est possible que se
soit répété l’excès de proximité déstabilisant vécu avec
Gauguin dix-huit mois auparavant. Toujours est-il que
son transfert sur le psychiatre se négative d’un coup. Vin-
cent se plaint de Gachet à Theo :
J’ai été le voir avant-hier, je l’ai pas trouvé. […] Je crois
qu’il ne faut aucunement compter sur le Dr Gachet. D’abord
il est plus malade que moi à ce qu’il m’a paru, ou mettons juste
autant, voilà. Or lorsqu’un aveugle mènera un autre aveugle,
ne tomberont-ils pas tous deux dans le fossé ? Je ne sais que
dire. […] Je me sens raté. Voilà pour mon compte – je sens
que c’est là le sort que j’accepte et qui ne changera plus. […]
Et la perspective s’assombrit, je ne vois pas l’avenir heureux du
tout. (Lettre de Vincent à Theo du 10 juillet 1890)
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profondément révélatrice ». Il en souligne les particulari-
tés, le format en largeur, les chemins divergents, l’horizon
inaccessible, les centres disloqués : « L’incertitude de Van
Gogh se traduit ici par l’incertitude des mouvements et
des orientations. ». Et encore : « […] le grand soleil
rayonnant s’est brisé et transformé en une sombre masse
qui, dépourvue de foyer s’éparpille. » Plus loin : « Le
peintre-spectateur est devenu l’objet terrifié et déchiré des
corbeaux qui approchent. » (Schapiro, 1982, p. 329-333).
Pour Schapiro, il lutte en peignant : « C’est là dans ce
désarroi pathétique, que nous découvrons soudain une
puissante réaction de l’artiste qui se défend contre la dés-
agrégation. » Pourtant, cette lutte ne suffira pas à lui faire
reprendre pied, à dépasser sa déstructuration. Van Gogh
va sur le motif, appuie son chevalet sur une meule et, face
à la nature, se tire une balle qui dévie, n’atteint pas le
cœur, et ne le tuera que deux jours après. Il meurt en
disant : « Je voulais partir comme cela ».
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tions sociales sont relativement nourries, malgré ses fou-
cades et ses moments de persécution. Il décrit
admirablement, en 1927, ses moments de désorga-
nisation :
Car la vie elle-même n’est pas une solution, la vie n’a aucune
espèce d’existence choisie, consentie, déterminée. Elle n’est
qu’une série d’appétits et de forces adverses, de petites contra-
dictions qui aboutissent ou avortent suivant les circonstances
d’un hasard odieux. Le mal est déposé inégalement dans
chaque homme, comme le génie, comme la folie. Le bien,
comme le mal, sont le produit des circonstances et d’un levain
plus ou moins agissant. (Artaud, 1925, p. 125)
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que c’est moi qui ai fait mon corps et non un père et une
mère […] mais je suis cet homme qui à Jérusalem il y a deux
mille ans a été écartelé sur un tronc d’arbre mal équarri avec
un bâton qui le traversait pour m’y suspendre avec des clous,
et dont le corps quand j’ai été mort a été jeté dans un tas de
fumier. (Lettre à Colette Thomas du 3 avril 1946)
Il parle de « […] sectes innombrables d’initiés [qui]
attaquent frénétiquement [sa] conscience… La raison en
est que je dispose d’une force capable de faire cesser ce
chaos et que des gens de toute sorte de par la terre
cherchent à me l’enlever. Malheureusement j’ai été
empoisonné à l’asile Sainte-Anne. » (Lettre à Marthe
Robert du 7 avril 1946). Son narcissisme défait tente de
se reconstituer dans la proclamation de sa toute-puis-
sance, et de la toute-puissance de sa pensée. Cela étant,
il crie sa souffrance de façon pathétique. Dans une lettre
d’avril 1947, il écrit ainsi à Colette Thomas :
Je m’ennuie, je m’ennuie à mort, et cela sans rémission ni
recours possible, depuis toujours, principalement depuis 32,
un certain jour de septembre 1915 où sur le point, moi Anto-
nin Artaud, d’avoir ma puberté, toute la terre s’est jetée sur
moi pour m’enlever cette force qui par nature allait éclater en
moi. […] on ne m’aime pas, on m’a pris mon cœur, on s’en
est servi pour aimer d’autres que moi… […] mes blessures
parlent pour moi avec la croix du Golgotha.
Avant son voyage au Mexique, son talent d’écrivain,
son intérêt pour le théâtre, l’admiration de certains pour
son talent, l’ont sauvé quelque temps dans la mesure où
le registre narcissique mis en œuvre dans ses créations et
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s’étiole : « Dites aux médecins qu’il y a des états que l’âme
ne supporte pas sous peine de s’égorger » (Lettre à
Mme Toulouse Septembre 1925).
La rencontre d’Artaud avec l’œuvre et les écrits de Van
Gogh va le réorganiser, comme si percevoir la lutte du
peintre contre la désagrégation avait soutenu la sienne. À
l’occasion de l’exposition Van Gogh à Paris en 1947, le
journal Arts publie des bonnes feuilles d’un livre d’un
certain Dr Beer, psychiatre, qui donne du peintre un por-
trait psychiatrique qui révolte Artaud. Il écrit, en réponse,
l’un de ses textes les plus impressionnants « Van Gogh, le
suicidé de la société ». Il semble rencontrer son double et
nie la folie de l’artiste comme il niait la sienne. C’est la
société qui est malade et les psychiatres sont le bras armé
de la société pour abattre les génies gênants : « …une
société tarée a inventé la psychiatrie pour se défendre des
investigations de certaines lucidités supérieures dont les
facultés de divination la gênaient ».
« Van Gogh n’est pas mort d’un état de délire
propre…» il a été victime de la société, de ses « envoûte-
ments unanimes », « de la formidable oppression tentacu-
laire d’une espèce de magie civique », de « la venimeuse
agressivité du mauvais esprit de la plupart des gens ». « Il
ne s’est pas suicidé dans un coup de folie, dans la transe
de [ne] pas parvenir [à trouver son moi humain], mais
au contraire il venait d’y parvenir lorsque la conscience
générale de la société, pour le punir de s’être arraché à
elle le suicida » (Artaud, 1947, p.1443).
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Si je me tue ce ne sera pas pour me détruire, mais pour me
reconstituer, le suicide ne sera pour moi qu’un moyen de me
reconquérir violemment, de faire brutalement irruption dans
mon être, de devancer l’avance incertaine de Dieu. Par le sui-
cide, je réintroduis mon dessin dans la nature, je donne pour
la première fois aux choses la forme de ma volonté. Je me
délivre de ce conditionnement de mes organes si mal ajustés
avec mon moi, et la vie n’est plus pour moi un hasard absurde
où je pense ce qu’on me donne à penser… (Artaud, 1925,
p. 125).
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délire pour écrire à nouveau un texte d’une terrible
beauté.
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Surmoi, humour et imagos
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tine qu’il y a eu des affects pénibles intenses, dont l’adulte
sourirait aujourd’hui, de la même façon qu’il rit en
humoriste de ses affects pénibles présents. L’élévation de
son moi, dont le déplacement humoristique porte témoi-
gnage – et qui d’ailleurs pourrait se traduire ainsi : « Je
suis trop grand(iose) pour que cela me touche de façon
pénible » –, il se pourrait bien qu’il l’empruntât à la com-
paraison de son moi présent avec son moi enfantin. »
Nous sommes déjà très proches du rôle que jouera dans
l’humour le Surmoi tel qu’il sera décrit en 1927. Ce
Surmoi qui « tient au moi effarouché un discours si plein
de sollicitude consolatrice ». « Regarde, voilà donc le
monde qui paraît si dangereux. Un jeu d’enfant, tout
juste bon à faire l’objet d’une plaisanterie », nous sommes
dans le prolongement de la formulation antécédente, celle
du discours tenu « par le Moi présent au moi enfantin »
menacé. L’humour est, nous dit Freud, un moyen de
lutter contre la souffrance : « L’humour reçoit de cette
relation [à la souffrance] une dignité qui fait totalement
défaut par exemple au mot d’esprit ».
La description du rôle du Surmoi comme essentiel
dans l’humour donne à celui-ci la valeur d’une sorte
d’indicateur de la qualité du fonctionnement psychique
et permet de considérer que l’humour est sous-jacent à la
dynamique même du processus analytique, comme
l’indique Jean-Luc Donnet 1, ou constitue « un modèle
pour penser les voies et les moyens du changement
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ment de Paris et dont la femme est enceinte, Proust fait
dire à l’un de ses personnages : « c’est le seul arrondisse-
ment où il n’ait pas échoué… » Le mot d’esprit s’attaque
à une personne, l’ironie à un contenu, à une thèse ou à
une prise de position que l’on tourne en dérision. Le
comique comporte une dimension d’agir. Le comique,
souvent lié à des gestes exécutés ou suggérés, garde un
rapport à l’agir ; l’humour se passe du geste et s’éloigne
de l’agir. Il est du reste souvent utilisé lorsque le sujet est
réduit à l’impuissance. Paulette Letarte évoquait volon-
tiers des situations – en particulier avec des patients qui
mettent l’analyste en difficulté –, qu’il n’est possible,
disait-elle, de supporter que si on pense que l’on pourra
les raconter aux amis. Nous pouvons ainsi considérer,
avec Freud, que ce qui permet l’humour est aussi ce qui
sous-tend les aspects les plus élaborés, les plus vivants, du
cours des événements psychiques. L’humour en serait une
manifestation particulièrement tangible, un moment
exquis.
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ne subsiste guère que l’attente et l’exécution d’opérations
définies 1 », commente Valéry qui sait que son monstre
de double n’est pas viable : « […] l’existence d’un type de
cette espèce ne pourrait se prolonger dans le réel pendant
plus que quelques quarts d’heure 2. » Pour que la vie sub-
siste – la vie de l’esprit – quelque chose est donc néces-
saire qui doit se situer entre le possible et l’impossible,
quelque chose d’autre que l’attente et l’exécution d’opéra-
tions définies, et ce quelque chose s’apparente à l’humour.
Lorsque Paul Valéry désespéré écrit à Jeanne – sa passion
depuis plusieurs années –, après que son amour a été pul-
vérisé le jour de Pâques par l’annonce du mariage de
celle-ci avec Robert Denoël, une forme d’humour est pré-
sente : « Tu sais bien que tu étais entre la mort et moi.
Mais hélas il paraît que j’étais entre la vie et toi… Je ne
vois pas d’issue. Ce jour de la Résurrection me sera celui
de la mise au Tombeau. » Auto-dérision que cette évoca-
tion christique qui s’insère entre le possible et l’impossible
et qui implique une note d’exaltation dans le désespoir.
Ainsi l’humour n’est pas toujours comique mais peut per-
mettre la survie psychique dans la détresse.
Maurice Genevoix, sous-lieutenant dans les tranchées
en 1915, résiste à l’horreur par l’écriture ; il envoie des
lettres, remplit des carnets, d’où il tirera Sous Verdun. Il
observe, note, écrit, témoigne, atténuant les contrecoups
psychiques de l’horrible réalité, conjurant la peur et la
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Genevoix évoque aussi l’humour utilisé par les poilus
devant la menace, celle par exemple d’un blockhaus
ennemi qu’il faut prendre, faire sauter : « – Le block-
haus ? – Hé oui le blockhaus ! Noiret m’avait affirmé
dimanche qu’il devait sauter la nuit même. Ça va faire
trois jours depuis ; et Davril, en montant ce matin aux
Éparges, chantait sur l’air du Veau d’or : Le blockhaus est
toujours debout ! […] Allons-nous déjà nous en faire ?
Attendons, messieurs… Nous verrons bien 1. »
C’est la guerre mais je la chante comme à l’Opéra…
Freud, se moquant de lui-même :
Voilà une personne qui, au lieu de travailler convenablement
jusque dans une vieillesse avancée (voir l’exemple tout près de
chez vous) et ensuite de mourir tranquillement sans prélimi-
naires, attrape durant son âge mûr une affreuse maladie, doit
être soignée et opérée, gaspille le peu d’argent qu’elle a pénible-
ment gagné, éprouve du mécontentement, en distribue et, par-
dessus le marché, traîne encore pour un temps indéterminé
sous l’aspect d’un invalide – dans Erewhon, j’espère que vous
connaissez cette brillante fantaisie de Samuel Butler, un tel
individu aurait été sans aucun doute puni et enfermé 2 – et
vous trouvez encore le moyen de me louer de ce que j’ai si
bien supporté mes souffrances. Et ce n’est même pas si vrai
que cela 3.
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chique en état de fonctionner en face d’une situation de
nature à le faire vaciller ou même sombrer dans un état
traumatique.
Parfois, le brio d’une formule constate plus une situa-
tion de déréliction qu’elle ne révèle la capacité d’y résister.
L’humour se réduit à l’élégance dans le désespoir ; ainsi
cet aphorisme d’Oscar Wilde : « Il ne faut regarder ni les
choses ni les personnes. Il ne faut regarder que dans les
miroirs car les miroirs ne nous montrent que des
masques. Oscar 1. » Il s’agit d’une formule qui traduit une
forme de désespoir par rapport à soi-même et par rapport
aux autres : il faut éviter le contact des autres et qui se
regarde dans un miroir ne voit que son masque et rien
d’autre… Et n’est rien d’autre ? On pense au masque de
jeunesse et de plaisir qui recouvre la mélancolie de Dorian
Gray ; quant aux visages des autres, ils auraient le pouvoir
apotropaïque de la tête de Méduse et on n’en pourrait
soutenir la vision que dans un miroir, et en les considé-
rant seulement comme des masques. Rien ne vient tem-
pérer le désarroi, on ne voit pas jouer ici de Surmoi
protecteur, il n’y a personne entre le gouffre et lui, ni
« autre » investissable, ni représentation d’un autre, pas
même une représentation christique.
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HUMOUR ET AFFECTS
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Les variétés de l’humour sont d’une extraordinaire diversité,
elles diffèrent selon la nature de l’émotion dont on fait l’écono-
mie au profit de l’humour : pitié, irritation, souffrance, atten-
drissement, etc. La série de ces variétés ne semble d’ailleurs pas
achevée, puisque le royaume de l’humour s’élargit toujours
davantage 1. »
Pourtant, toute émotion ou tout affect ne nécessite pas
forcément le recours à l’humour. Nous pensons qu’il faut
que cette émotion, avérée ou potentielle, soit menaçante
pour la continuité du fonctionnement psychique, que la
situation qui les suscite recèle un pouvoir désorganisateur
capable de déclencher un sentiment d’angoisse, d’étran-
geté, de colère, ou de dépersonnalisation ; autrement dit
que l’affect perceptible soit en danger d’être déqualifié,
défiguré par une surcharge économique qui déborde la
ou les représentations soulevées. L’humour témoigne alors
de la victoire du Moi sur la menace de désorganisation.
Freud l’indique ainsi :
[L’humour] n’a pas seulement quelque chose de libéra-
teur […] mais également quelque chose de grandiose et d’exal-
tant, traits qui ne se retrouvent pas dans les deux autres sortes
de gain de plaisir obtenu à partir de l’activité intellectuelle.
Le caractère grandiose est manifestement lié au triomphe du
narcissisme, à l’invulnérabilité victorieusement affirmée du
Moi. Le Moi se refuse à se laisser offenser, contraindre à la
souffrance par les occasions qui se rencontrent dans la réalité ;
il maintient fermement que les traumatismes issus du monde
extérieur ne peuvent l’atteindre ; davantage : il montre qu’ils
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psychique 2 ».
Par rapport à un mouvement contre phobique par
exemple, qui s’appuie sur une affirmation narcissique
d’invulnérabilité, le Moi, dans l’humour, reste au contact
de la réalité de la situation. « Le blockhaus est toujours
debout… » Le danger est mis en musique mais il reste
perçu comme un danger, le Moi entier est en marche.
À l’inverse, dans l’exemple de Romain Rolland passa-
ger d’un wagon bloqué dans un tunnel aux lumières
éteintes et qui décrit comment il échappe à l’inquiétude :
L’on ne me tient pas. Plus fluide que l’air, Protée aux mille
formes, je glisse entre les doigts, je m’échappe… Je suis ici et
là, partout et je suis tout. Et blotti dans un coin sombre du
wagon immobile mon cœur rit d’allégresse 3.
Le triomphe et l’invulnérabilité s’affirment mais au
prix d’un déni. Une négation de la réalité de la situation
s’est mise en place, un clivage du Moi a fait basculer son
fonctionnement en dehors de la situation réelle et à
contre affect. Il y a une véritable « inversion béate » de
l’affect, mais pas une once d’humour. Pas de fonctionne-
ment du Surmoi non plus qui aurait pu être : « Ne
t’inquiète donc pas, la situation est désagréable mais sans
gravité. » Le fonctionnement contre phobique qui appa-
raît dans un tel exemple, avec son exaltation excessive
1. S. Freud, « L’Humour », L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Paris,
Gallimard, 1985, p. 323.
2. S. Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, op. cit., p. 324.
3. R. Rolland, Cahiers Romain Rolland no 24, Monsieur le comte,
Romain Rolland et Léon Tolstoy, Paris, Albin Michel, 1978.
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AUTRES OPPOSÉS DE L’HUMOUR
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à un Surmoi qui serait protecteur, qui relativiserait, qui
donnerait une autre lecture possible, permettrait un éven-
tuel sourire devant la pensée d’orgueil. Il s’agit au
contraire du recours à une imago devant laquelle il faut
se prosterner, s’humilier.
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psychisme. Alors qu’une représentation est constitutive
du Moi, l’imago lui est un corps étranger 1. Elle ne ren-
voie plus au jeu hédonique des pulsions, à leurs opposi-
tions possibles exprimées par un jeu complexe de
représentations différentes ; chose psychique qui s’impose
comme de l’extérieur, sorte de puissance aux frontières,
elle est à l’œuvre dans l’externalisation du conflit. Sous la
dictature de l’imago, le jeu des représentations s’affaiblit.
Alors que dans le régime « instanciel », on voit fonction-
ner représentations, pulsions, désirs, refoulement, lorsque
s’installe un régime imagoïque, l’excitation n’emprunte
plus les voies pulsionnelles ; l’excitation apparaît sous la
forme d’une tension pénible qui ne prend pas forme,
désinsérée des représentations qui lui donneraient sens.
On ne voit plus fonctionner le refoulement proprement
dit et c’est la répression qui apparaît au premier plan,
laquelle recourt à des voies motrices. Le Surmoi protec-
teur, parlementaire, a été détrôné par l’imago dictatoriale.
Lorsque le psychisme est sollicité d’une manière très
intense par un événement intérieur, ou par un événement
au potentiel traumatique, le fonctionnement psychique
tend à se désunir et le régime imagoïque risque de
prendre le pas sur le fonctionnement ordinaire des
instances, ouvrant la voie à différents niveaux d’agir.
L’humour intervient en particulier lorsque le fonction-
nement psychique risque de basculer d’un régime instan-
ciel à un régime imagoïque. L’humour est ce que l’on
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pour un grand journal – faisait des démarches à la Mairie
de Paris pour obtenir un atelier d’artiste. Après plusieurs
rendez-vous, après avoir rempli moult dossiers et égrené
divers guichets, une responsable lui dit qu’il ne peut avoir
d’atelier pour le moment : « Revenez dans deux ans ». À
quelle heure ? demande-t-il… Confronté au danger de
voir son fonctionnement mental basculer sous l’empire
d’une imago kafkaïenne, son Surmoi le protège – mieux
vaut en rire – et lui permet de se moquer du délai indi-
qué, ce qui lui évite de hurler inutilement ou de casser
quelque chose.
Plus généralement, c’est en face d’une situation de
double lien, devant une langue de bois à la Orwell,
devant un langage sans contradiction possible, ou lors-
qu’il est confronté à « l’effort pour rendre l’autre fou »
que le Moi risque de basculer dans un système imagoïque.
Victor Klemperer, confronté au totalitarisme nazi, survit
en étudiant en philologue la langue du IIIe Reich, celle
de Mein Kampf, de la propagande, des journaux, etc. :
Il nomme son balancier cette stratégie de survie psychique
qui le gardera et des erreurs, illusions ou acceptations, [qu’il
voit] chez ceux qu’il observe autour de lui, et de la tentation
du suicide. […] cette langue dont il dit ironiquement qu’elle
aura fait de lui un véritable philologue 1.
L’humour, qui maintient les instances, qui permet à
l’esprit de rester en vie par l’étude de la langue de
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ou près de sa mort ou près du déshonneur », a-t-il dit un
jour, prise de position qui se situe plus sous le signe d’une
imago – comme chez Simone Weil – que sous celui de
l’humour ; s’il a évité le déshonneur il aura trouvé la
mort. Un Surmoi plus protecteur lui aurait peut-être
permis de rester en vie ; au lieu de se battre seul contre
« les boches » et d’être tué, il aurait pu fuir en disant :
« S’ils savaient le chant de triomphe que je vais composer
pour leur défaite, ils auraient peur. »
1. XXXXXXX
2. K. Davrichewy, Natsarkékia et autres contes géorgiens, Paris, L’École
des loisirs, 1999.
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un objet magique grâce auquel il surmonte l’épreuve et
devient à nouveau maître de lui-même. Comme
l’humour, le conte apporte un « gain de plaisir » à partir
d’une situation traumatique.
Dans l’humour, à partir de l’affect soulevé par une
situation traumatique le sujet évite le passage à l’acte,
évite le recours à la motricité ; donc il n’y a ni fuite ni
agression physique, les mouvements seront cantonnés à
l’espace psychique ; l’objet magique est donné par le per-
sonnage protecteur qu’est le Surmoi – quiconque dispose
d’un Surmoi protecteur n’est jamais tout à fait seul – et
c’est la formule, « magique » : « cela n’est pas si grave »,
qui en tient lieu ; le plaisir est procuré par la poursuite
du jeu des instances lequel maintient la cohésion du Moi.
On pourrait ainsi considérer les contes comme une
invitation à l’humour – comme une pédagogie de
l’humour ? –, les péripéties du conte renvoyant au jeu des
représentations psychiques, aux moments contrastés du
fonctionnement de l’esprit qui permettent au Moi de
rester cohérent malgré l’expérience traumatique initiale.
L’humour est un jeu intérieur. Plus subtilement, Jean-Luc
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SUR L’HUMOUR DANS LA CURE
PSYCHANALYTIQUE
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Jean-Luc Donnet :
Comme gardien du cadre, l’analyste n’est pas sans jouer le
rôle d’un Surmoi exigeant et protecteur ; comme gardien du
jeu, il incarne un Surmoi humoriste, qui y participe en rendant
possible la transformation de l’échange agi-agir transférentiel et
contre-agir contre-transférentiel, en représentation, en fan-
tasme, en rêve.
Je dirai seulement que le terme d’« humoriste » est sans
doute trop marqué par l’usage qui désigne ainsi celui dont
le métier est de faire rire. Il serait plus juste de dire de
l’analyste que son rôle est celui d’un « humoraliste », le
rôle de quelqu’un qui, comme le poète, soutient le monde
du fantasme et du jeu psychique, car, comme le disait
une dame remerciant un auteur pour ses écrits : « La vie
ne vaudrait que d’être bâillée si nous n’avions le domaine
illimité du rêve et de la poésie, pour y promener notre
esprit en robe de gala. »
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Œdipe médecin 1
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LE « MAL JOLI » DE L’ESPRIT
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La sexualité, en faisant jouer les uns contre les autres les
groupes de représentations qu’elle a elle-même suscités,
cause la limitation de son propre pouvoir. Le conflit
s’installe entre les représentations constituées et la sexualité
vive, originaire. Des dissociations entre le « courant
tendre » et le « courant sensuel » de la vie amoureuse,
« l’impuissance psychique » ou d’autres écarts entre le com-
portement sexuel manifeste et la sexualité psychique en
sont les conséquences possibles. L’exercice de la sexualité
tombe malade de vouloir échapper à la sexualité psychique.
Quel avenir pour la « maladie sexuelle » en dehors de
la perversion et de la névrose ? Il faut espérer n’en jamais
guérir si cela doit tarir la source de création de nouveaux
objets. Névrose et perversion sont sans doute des formes
ou des tentatives de guérison de la maladie sexuelle : la
perversion réussit là où la névrose échoue. La perversion
serait une solution radicale qui arrêterait, fixerait, comme
jadis les abcès de fixation, la maladie sexuelle. La sublima-
tion, les intérêts sociaux, tels que Freud les évoque, sont
plus un moyen de traiter la maladie que de la guérir, nous
sommes saisis dans la dialectique de la sublimation et du
picotin d’avoine dont il faut bien alimenter par moment
la maladie sexuelle du petit cheval de Schilda si on ne
veut le voir périr : si tu veux la sublimation, nourris la
sexualité. D’autant plus que la constitution de la sexualité
accomplie, « génitale », qui se nourrit du détournement
des pulsions partielles au profit de la satisfaction génitale,
est parallèle au mouvement sublimatoire. Dans la consti-
tution des sublimations comme dans l’élaboration de la
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Il ne saurait donc y avoir de santé sexuelle et encore
moins d’hygiénisme sexuel. Si « la santé est le silence des
organes », la bruyante sexualité y échappe, si la maladie
est définie par le recours au médecin, l’amour s’y rattache
qui recherche toujours son guérisseur. Alors ? Proposer de
façon suave que la santé serait le silence des organes et la
musique de la sexualité ? Peut-être, mais sans doute
vaut-il mieux adopter ici le point de vue de Knock : « La
santé n’est qu’un mot qu’il n’y aurait aucun inconvénient
à rayer de notre vocabulaire. »
Certes, « il faut aimer si l’on ne veut pas tomber
malade », mais l’alternative donnée par Freud, si l’on
pense aux termes qu’il emploie pour parler de l’état
amoureux, prototype des états psychotiques
– « N’oublions pourtant pas que ce sont précisément ces
caractères anormaux qui forment l’essentiel d’un état
amoureux. » –, serait plutôt entre maladie et folie et non
pas entre maladie et santé.
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Maladie sexuelle donc, aiguë, dont sont évoqués trois
aspects simultanés : confusion du Moi et de l’objet, réta-
blissement des perversions, confusion entre l’objet et
l’idéal sexuel. Cela étant, quel est, dans ce mouvement le
sort des objets d’amour antécédents ? Il est banal de
constater que ceux-ci sont apparemment massivement
désinvestis ; sont-ils perdus ? Pourtant, à un objet
d’amour correspond d’abord une certaine organisation de
la sexualité et la perte d’un partenaire amoureux compro-
met cette organisation, d’où le retour des « perversions »,
c’est-à-dire la libération des pulsions partielles jusque-là
intégrées ou refoulées dans l’organisation antécédente des
échanges érotiques et sentimentaux. Un scénario sexuel
et affectif est toujours présent non seulement dans les
organisations perverses – où il est fixe et contraignant :
la perversion ne change pas d’objet, elle se déplace – mais
aussi dans toute organisation vivante de la sexualité où il
est susceptible de transformation. Le terme de « change-
ment d’objet » signifie essentiellement remaniement de la
« pulsion sexuelle » dans son organisation. Un mouve-
ment de dépersonnalisation, un trouble de mémoire sur
cette nouvelle Acropole, un vécu d’étrangeté – d’heureuse
étrangeté ? – accompagne ainsi tout nouvel investisse-
ment sexuel et amoureux, toute nouvelle poussée de la
maladie sexuelle.
1. Le terme de « perversion » désigne ici la recherche de la satisfaction
des pulsions partielles et ne se relie pas à un comportement pervers dans
le sens d’une malignité.
2. S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La Vie sexuelle.
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d’idiome pulsionnel : chaque amour à sa musique, sa
monnaie mais aussi son patois. L’édifice antécédent
vacille ; si la passion amoureuse « rétablit les perversions »
c’est que la « pulsion sexuelle » en tant que faisceau
orchestré de pulsions partielles, se défait et doit se recom-
poser. Tout l’investissement narcissique attaché à l’organi-
sation antécédente abandonnée flotte comme un
vêtement démodé. Tout le versant de la construction
identitaire édifié par rapport à l’objet d’amour abandonné
– part de soi-même édifiée « pour un autre » – se trouve
désuni. Comme au cours de l’adolescence, le détachement
d’avec les anciens objets comporte un versant identitaire,
un « deuil d’identité ». Les illusions anticipatrices des
amoureux sur leur éventuelle vie commune future ont
une fonction élaborative nécessaire à leur identité renais-
sante, nouvelle page du roman familial des névrosés où
les éternels enfants qui se sont l’un l’autre trouvés se rebâ-
tissent. Les querelles des amoureux traduisent la fragilité
de l’œuvre en cours d’édification, comme les moments
d’exaltation et la foi absolue qui les gagne.
Le déguisement de Solal au début de Belle du seigneur
peut être entendu comme exprimant la dépersonnalisa-
tion de l’état amoureux et la lutte contre celle-ci ; au lieu
de se présenter dans sa force et sa beauté, il se déguise en
vieux juif, édenté ; amoureux, il ne se sent plus lui-même
et il perd le sentiment de sa propre valeur, sous la dépen-
dance du bon vouloir – tout puissant – de son nouvel
objet. Il lui faut être aimé comme il est, dans le boulever-
sement identitaire que décrit son déguisement. Tout
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bilité de contact direct avec l’objet et par le besoin de se
soumettre à l’emprise de l’autre. Pierrot, dans le Don Juan
de Molière, reproche à sa belle de trop le « laisser en
repos » et lui donne en exemple une autre dont l’amour
pour son promis s’exprime éloquemment :
Toujours elle lui fait queuque niche ou lui baille queuque
taloche en passant ; et l’autre jour qu’il était assis sur un esca-
beau, elle fut le tirer de dessous lui et le fit choir de tout son
long par terre. Jarni ! Voilà où on voit les gens qui aimont…
Toutes ces conduites, formes de folie d’emprise, de la
bourrade aux moyens modernes de contact à distance,
occupent le devant de la scène tant que la relation au
nouvel objet n’a pas produit un nouvel ensemble interne
stable bâti sur les expériences de satisfactions élaborées en
commun. Si nous adoptons l’hypothèse selon laquelle
toute pulsion comporte deux formants, l’un d’emprise et
l’autre fondé sur l’expérience de la satisfaction 1, nous
pouvons considérer que le psychisme, pour se recompo-
ser, rassemble tous les pouvoirs des formants d’emprise
des pulsions partielles pour cerner le nouvel objet et en
prendre possession.
La découverte, la conquête du nouvel objet sexuel,
l’abandon à son espace, ne peut avoir lieu sans que soit
parallèlement consommée la perte du précédent. Para-
doxe de l’état amoureux qui ne peut être pure cristallisa-
tion nouvelle mais qui implique consubstantiellement un
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disparue que l’on observe dans le deuil, bouffée d’excita-
tion à l’origine de cette « maladie du deuil » – maladie
sexuelle du deuil – décrite par Maria Torok, vient sur-
charger l’état amoureux ; l’exaltation de la passion amou-
reuse se repaît souterrainement et se renforce du triomphe
sur l’objet abandonné, courant indiscernable dans l’éclat
du nouvel investissement.
L’existence d’un « tiers lésé » que Freud évoque comme
condition « d’un type particulier du choix d’objet chez
l’homme » est en fait toujours réalisée : c’est l’objet anté-
rieurement investi, fut-il purement psychique, parental
ou essentiellement narcissique. Son rôle est celui indiqué
par Freud : figurer un scénario œdipien mais aussi consti-
tuer un support de projection. La focalisation des élé-
ments sadiques sur lui déleste, pour un temps, la relation
nouvelle de toute ambivalence.
LA « GUÉRISON » HOMOSEXUELLE
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contenu parental accusateur. Les instances ont survécu au
cataclysme. Si les instances de chacun ne survivent pas à
la conflagration amoureuse, les amants peuvent être
conduits à une situation d’implosion, celle qui emporte
par exemple, dans un suicide à deux, Ariane et Solal, à la
fin de Belle du Seigneur.
La capacité à investir la bisexualité d’autrui et la sienne
propre est le produit du fonctionnement œdipien dans
ses deux versants direct et inversé. La maladie sexuelle
peut devenir maligne si elle se développe dans une direc-
tion unique.
« Un jour les frères, qui avaient été chassés 2 », pour
sortir de l’homosexualité exclusive, « se coalisèrent,
tuèrent et mangèrent leur père, mettant ainsi fin à la
horde paternelle ». Ils passèrent d’une secte homosexuelle
sans femmes à une homosexualité avec femmes, leur
maladie sexuelle put dès lors évoluer, dans la religion du
père, sous le signe d’Œdipe. Mais peut-on jamais ajouter
à un conte ?
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Anzieu, Didier : 49, 201. Chateaubriand, François-René
Aragon, Louis : 69. de : 108.
Arfouilloux, Jean-Claude : 18.
Aristote : 47. Coblence, Françoise : 55.
Artaud, Antonin : 73, 75, 76, Cournut, Jean : 62.
192, 195, 200, 206, 207, Danziger, Nicolas : 65, 68, 69.
209-211. David, Christian : 55, 81, 115,
Augé, Marc : 146, 171, 173-175. 221.
Debussy, Claude : 148, 191.
Balzac, Honoré de : 1-6, 8, 89, Delacroix, Eugène : 191, 197,
189, 191, 200, 211. 200.
Baudelaire, Charles : 5, 65. Deutsch, Hélène : 154.
Bayle, Gérard : 138. Diatkine, René : 116.
Bergeret, Jean : 13. Donnet, Jean-Luc : 127, 214,
Bierce, Ambrose : 236. 222, 227, 228.
Bleuler, Eugen : 195. Dorey, Roger : 155, 156.
Borges, Jorge Luis : 108, 109, Dostoïevski, Fiodor : 193.
112.
Bouvet, Maurice : 127.
Bowlby, John : 17. Eissler, Kurt : 132.
Burloux, Gabriel : 63, 64, 66,
68, 69, 78. Fain, Michel : 95, 96.
Busch, Wilhelm : 72. Fenichel, Otto : 156.
Ferenczi, Sándor : 120, 149.
Camus, Albert : 74, 92. Freud, Sigmund : 2, 3, 10, 11,
Chabert, Catherine : 31-34, 36, 17, 25, 36-38, 42, 45-49, 52,
39, 42. 61-63, 72, 74, 75, 83-88, 97-
Chardin, Jean-Baptiste Siméon : 101, 103, 104, 111, 114-117,
141, 142. 120, 121, 124, 125, 128-130,
Chasseguet-Smirgel, Janine : 148, 132-135, 143-147, 149, 155-
155. 157, 160, 161, 165, 170,
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Halévy, Daniel : 141. Racamier, Paul-Claude : 80, 208.
Hendrick, Ives : 155-157. Rank, Otto : 101.
Ricœur, Paul : 153.
Janin, Claude : 120. Rodin, Auguste : 191.
Jeandrieu, Georges : 142. Roussillon, René : 168.
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