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Presses Universitaires de France | « Le fil rouge »

2017 | pages I à XII


ISBN 9782130797982
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Œdipe médecin
Séparation, dépression, sublimation
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L e fi l ro u g e
Section 1 Psychanalyse

créée par Christian David


Michel de M’Uzan
Serge Viderman

dirigée par Michel de M’Uzan


Françoise Coblence
Paul Denis

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Paul Denis
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Œdipe médecin
Séparation, dépression,
sublimation

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Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion, Puf, « Le Fil
rouge », 1997.
Freud. 1905-1920, Puf, « Psychanalystes d’aujourd’hui », 2000.
Les Phobies, Puf, « Que sais-je ? », 2006.
Rives et dérives du contre-transfert, Puf, « Le Fil rouge », 2010.
De l’âge bête, la période de latence, Puf, « Quadrige », 2011.
Le Narcissisme, Puf, « Que sais-je ? », 2012.
De l’exaltation, Puf, « Le Fil rouge », 2013.

ISBN 978-2-13-079798-2
ISSN 0768-5459
Dépôt légal – 1re édition : 2017, septembre
© Presses universitaires de France/Humensis, 2017
170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

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À Marie-Laure Léandri

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Séparation, dépression, sublimation et créa-
tion ont partie liée. Les textes ici présentés
tentent de suivre les fils qui les unissent et
aussi qui les opposent. L’attracteur œdipien
borde le champ où les processus psychiques
correspondants se déroulent, et réorganise
dans une construction nouvelle les boulever-
sements induits par toute perte : Œdipe
médecin…

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Sommaire
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Le mal-être dépressif envisagé à partir de La Peau de cha-
grin de Balzac 1
Balzac, clinicien de la dépression 2
Le positif de la dépression 10
Le fétiche interne et la défiguration des objets 11
Un miroir qui ne réfléchit aucune image 13
Le surinvestissement du saisissable 15
La vie inconciliable 16

Le travail de la séparation et l’objet de correspondance 17


La situation de séparation 18
Le travail de la séparation 23
L’objet de correspondance 25
Labilité de l’objet de correspondance 27

Le féminin héritier du complexe d’Œdipe 31


Refus d’autrui, refus de l’excitation et auto-érotisme 32
Un espace intermédiaire entre hystérie et mélancolie 34
Pour une définition métapsychologique de la passi-
vité 36
Passivité et satisfaction 40
La question du renversement de la passivité en acti-
vité 41
L’Œdipe et le féminin 42

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X | ŒDIPE MÉDECIN

Usages et destin des sensations 45


Sensation et psychisme 46
Emprise et sensation 48
Traces 50
Représentations et sensations 52
Sensations et affects 53
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La douleur fantôme 59
Le travail de la douleur 59
Douleur et dépression 61
Douleurs chroniques et patients douloureux chro-
niques 64
L’échec du masochisme 67

Restriction de la douleur, douleur de la restriction 71


La douleur physique 71
Douleur psychique 74
Douleur et perte d’objet 76
La douleur comme structure dissipative 77
Au-delà de la douleur 79

Ce qui a été perdu à l’intérieur est appréhendé à l’extérieur 83

La belle actualité 91
L’intemporalité de la fugue 91
Intemporalité et temporalité dans la cure, synchronie
et diachronie 93
Intemporalités et systèmes temporalisés 96
L’inconscient temporel 98
L’affect, organisateur de la temporalité 100
La temporalité recomposée 104
Temporalité rationnelle et sophismes liés au temps 107

La création réciproque des régressions et des fixations 111


La fixation au traumatisme 114
Les régressions malignes 117
Le positif du traumatisme 119

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SOMMAIRE | XI

Les fixations dynamiques 121


Les fixations dépressives 123

De l’isolation comme entrave à la mobilité psychique 127


L’isolation 128
Isolation et inhibition intellectuelle 130
Clinique de l’isolation 132
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Le morcellement des représentations 135
Clivage et isolation 137

De l’acte à la maîtrise 141


L’acte chez Freud 143
Emprise et satisfaction 145
Cet acte qu’est le regard 151
Le regard de Narcisse 153
Emprise et maîtrise, Bemächtigung et Bewältigung 155

L’objet de la sublimation 159


Le clivage de l’objet 160
Le formant d’emprise de la pulsion comme axe
du mouvement sublimatoire 162
L’objet support et l’objet créé dans la sublimation 165
Le changement d’objet 165
L’objet transitionnel 166
Les objets intermédiaires de la sublimation 167
La sublimation comme culte 170
L’objet de la sublimation comme dieu-objet 171

Anomiques images 177


Le potentiel traumatique de l’image 178
L’image fétiche 181
Images et représentations 183
Faute d’artiste, le narrateur… 187

Art, délire et narcissisme 189


L’artiste et son espace narcissique 190
L’enfer de Van Gogh 192

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XII | ŒDIPE MÉDECIN

Narcisse contre Narcisse 197


Traumatisme et délire 201
Défaite narcissique et suicide 204
Antonin Artaud, délire, narcissisme et suicide 206

Surmoi, humour et imagos 213


L’homme sans humour est-il possible ? 215
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Humour et affects 219
Autres opposés de l’humour 221
L’humour comme recours contre l’imago 222
Humour et contes : le conte comme invitation à
l’humour 225
Sur l’humour dans la cure psychanalytique 227

Œdipe médecin 229


Le « mal joli » de l’esprit 230
Un aspect de la folie de l’état amoureux : le deuil
aigu 232
La « guérison » homosexuelle 236

Index des noms propres 239

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Le mal-être dépressif envisagé
à partir de La Peau de chagrin
de Balzac

« Vue à distance ma vie est comme rétrécie par un phé-


nomène moral 1 », ainsi s’exprime le héros du roman de
Balzac 2, Raphaël, lorsqu’il évoque ce qui l’a poussé au
suicide : l’étrange peau de chagrin, inaltérable, et qui
pourtant, rétrécit à chaque fois que son malheureux pos-
sesseur exerce sa volonté, figure de façon saisissante ce
phénomène caractéristique de la dépression.
Le mal-être dépressif est, dans une large mesure, une
façon d’être, une manière pour le psychisme de survivre
à sa propre désorganisation. Que nous l’appelions
« dépersonnalisation », « angoisse sans nom », « effondre-
ment » – terme de Winnicott lorsqu’il parle de la « crainte
de l’effondrement » –, ou que nous la qualifions par
n’importe quel autre nom, la désorganisation du psy-
chisme est pour celui-ci le danger absolu. La « perte

1. Toutes les citations de La Peau de chagrin sont issues de l’édition


de [éditeur et date de publication à compléter].
2. Si l’on en croit Ernest Jones, La Peau de chagrin fut le dernier
roman lu par Freud peu avant sa mort.

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2 | ŒDIPE MÉDECIN

d’objet », perte interne qui touche « le Moi lui-même »


comme l’indique Freud, et non simple rupture d’une
relation de personne, est au cœur de ce phénomène qui
prive le psychisme d’un élément organisateur de son fonc-
tionnement, d’un « objet » psychique dont la disparition
entraîne une désunion de l’enchaînement des événements
psychiques. Le roman de Balzac offre à la fois l’illustration
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d’une telle « perte d’objet » et celle de l’organisation d’un
mouvement dépressif, d’une dépression au sens psychia-
trique du mot, marquée de ce phénomène de rétrécisse-
ment, d’appauvrissement qui la caractérise.

BALZAC, CLINICIEN
DE LA DÉPRESSION

Lorsque Balzac nous présente son héros, Raphaël de


Valentin, celui-ci est en passe de se suicider et proche de
marcher vers la Seine pour s’y précipiter. Il vient de vivre
une épreuve psychique où il a apparemment perdu toutes
ses forces vives. C’est un amour malheureux qui l’a
conduit à cette extrémité. La belle Fœdora – « la femme
sans cœur » – a totalement occupé son esprit pendant des
mois : « La comtesse Fœdora, riche et sans amant, résis-
tant à des séductions parisiennes, n’était-ce pas l’incarna-
tion de mes espérances, de mes visions ? Je me créai une
femme, je la dessinai dans ma pensée, je la rêvai. »
Raphaël a jeté tout son amour, tous ses espoirs et toutes
ses possessions dans le brasier, il a consacré toutes ses
forces à la conquête de cette femme pour en être rejeté,
pour voir son amour totalement refusé. Pour s’en délivrer
par la débauche – « Je veux que la Débauche en délire et
rugissant nous emporte dans son char » –, il a gagné une
fortune au jeu, l’a totalement dépensée pour détruire son

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LE MAL-ÊTRE DÉPRESSIF… | 3

rêve et il a vendu l’île qui abritait le tombeau de sa mère,


sans succès. En un mot, il a bâti un « objet » autour
duquel tout son psychisme s’est organisé, objet nécessaire
quoiqu’insuffisant, la rupture définitive avec Fœdora le
laisse à la fois seul et possédé de cet irremplaçable objet,
ne sachant que faire pour s’en délivrer :
Cette femme me tue, je ne peux ni la mépriser ni
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l’oublier […] Mes idées sont comme des fantômes, elles
dansent devant moi sans que je puisse les saisir. Je préfère la
mort à cette vie […] Il ne s’agit plus de la Fœdora vivante, de
la Fœdora du Faubourg Saint-Honoré, mais de ma Fœdora, de
celle qui est là, dis-je en me frappant le front.
L’ombre de l’objet est ainsi tombée sur le Moi de
Raphaël, conformément à la description de Freud dans
Deuil et mélancolie. L’investissement prévalent de cette
ombre rend le héros inaccessible à l’amour d’une jeune
fille sincère qui ne demande qu’à se dévouer à lui ; il
perçoit la distance qui l’en sépare : « J’admirais cette char-
mante jeune fille comme le portrait d’une maîtresse
morte. » L’ombre de la maîtresse inaccessible l’isole et
obscurcit tout, chaque visage nouveau est recouvert de
cette ombre.
Raphaël se sent pris dans une impasse : il a tout perdu
mais il n’a rien oublié ; renoncer à l’image qui le possède
lui est impossible car cela le plonge dans une désorganisa-
tion vertigineuse, dans une dépersonnalisation dont
Balzac nous montre l’alternance avec des moments d’exci-
tation, d’exaltation, de soif d’objets nouveaux et de
farouche détermination suicidaire. Le personnage est dans
cette situation insupportable lorsque Balzac nous le fait
rencontrer sur le seuil d’un tripot, comme un homme qui
« entre lui et la mort […] ne voit plus que son dernier
écu » ; un foulard trop ajusté cherche à masquer l’absence
de linge, ironie de la situation : le désespéré a déjà perdu
sa chemise avant même d’entrer dans la salle de jeux et
on lui enlève son chapeau : « À peine avez-vous fait un

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4 | ŒDIPE MÉDECIN

pas vers le tapis vert déjà votre chapeau ne vous appar-


tient pas plus que vous ne vous appartenez à vous
même. » « Ses jeunes traits étaient empreints d’une grâce
nébuleuse, son regard attestait les efforts trahis, mille
espérances trompées ! La morne impassibilité du suicide
donnait à ce front une pâleur mate et maladive. » Raphaël
perd son dernier napoléon, quitte le tripot et se met en
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marche avec des idées de suicide, que Balzac nomme « le
délire de son courage ». Cet homme qui ne s’appartient
plus à lui-même cherche malgré lui des investissements
nouveaux mais leur éventualité ne fait qu’en démontrer
l’impossibilité. Ainsi une passante, devant un marchand
d’estampes « lui laiss[e] voir une jambe dont les fins
contours [sont] dessinés par un bas blanc et bien tiré »,
mais cette tentation d’un recours au fétichisme, d’un
recours à une relation d’objet nouvelle, fut-elle relation
d’objet partiel, n’a pas d’effet sur lui.
En bon clinicien de la dépression, Balzac décrit la
dépersonnalisation qui l’accompagne dès que l’investisse-
ment de l’objet se défait, il évoque le « mourant » plongé
« dans une extase douloureuse », « en proie à cette puis-
sance malfaisante [à] l’action dissolvante ». Il décrit les
effets dépersonnalisants du reflux de la libido désinsérée
de l’objet sur laquelle elle était investie : « [Raphaël] sen-
tait son organisme arriver insensiblement aux phéno-
mènes de la fluidité. Les tourments de cette agonie lui
imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues,
et lui faisaient voir les bâtiments, les hommes, à travers
un brouillard où tout ondoyait. » Et plus loin : « N’était-il
pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort. Il retomba
bientôt dans ses vertiges, et continua d’apercevoir les
choses sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger
mouvement… ». Et cependant, le héros lutte contre la
dépersonnalisation : « Il voulut se soustraire [à ces] titilla-
tions […] et se dirigea vers un magasin d’antiquités dans
l’intention de donner une pâture à ses sens… » En effet,

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LE MAL-ÊTRE DÉPRESSIF… | 5

l’un des moyens de la lutte contre la dépersonnalisation


est l’investissement d’objets nouveaux ; l’investissement
sexuel partiel, figuré par la vision de la jambe de la pas-
sante, trop incertain car il aurait été lié à un personnage
doué de mobilité, se reporte sur un monde fétiche
inanimé : le bric-à-brac de l’antiquaire.
La boutique est un capharnaüm gardé par un jeune
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homme joufflu et « un Caliban femelle » où lui sont pro-
posés des objets déjà morts et comme tels, invulnérables
et disponibles pour une renaissance : « Je pourrais vous
montrer de fort belles momies du Caire », lui dit son
cicérone, et « quelques ébènes sculptés, vraie renaissance ».
Raphaël porte sa croix et accepte la visite : « Son âme
rencontra fortuitement une immense pâture : il devait
voir par avance les ossements de vingt mondes. »
Le caractère gigantesque – et mortuaire –, du caphar-
naüm d’antiquités décrit par Balzac peut être rapproché
de cette autre évocation mélancolique :
J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans,
Un vieux meuble à tiroirs encombré de bilans
De fleurs, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C’est une pyramide, un immense caveau
Qui contient plus de morts que la fosse commune…
Ce monde que Baudelaire situe en lui-même, correspond
au même surinvestissement du passé mort que chez
Raphaël, passé mort devenu géant du fait même du surin-
vestissement qui lui donne toute la place.
Balzac décrit, à travers les rapprochements insolites des
antiquités, une sorte de scène primitive figée dans la
poussière et dérisoire : « […] des boas empaillés souriaient
à des vitraux d’église, semblaient vouloir mordre des
bustes, courir après des laques ou grimper sur des
lustres. » On assiste au bouleversement de la temporalité
qui s’empare du sujet mélancolique : « Le commencement

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6 | ŒDIPE MÉDECIN

du monde et les événements d’hier se mariaient avec une


grotesque bonhomie » ; « C’était une espèce de fumier
philosophique auquel rien ne manquait… »
Rien ne manque en tout cas à la description clinique
de la dépression, pas même les moments d’exaltation et
de confusion, proches de la bouffée délirante poly-
morphe, tel que celui qui saisit Raphaël devant la sollici-
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tation de la myriade d’objets dont il n’arrive pas à investir,
à élire, un seul :
Après cette impression brumeuse, il voulut choisir ses jouis-
sances ; mais à force de regarder, de penser, de rêver il tomba
sous la puissance d’une fièvre […] le désir qui l’avait poussé
dans ce magasin fut exaucé : il sortit de la vie réelle, monta par
degré vers un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de
l’extase où l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu,
comme l’avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean
dans Patmos.

Il est alors saisi dans une sorte d’exaltation confuse et


l’accumulation de la description balzacienne donne l’idée
du chaos psychique qui s’est emparé du personnage, chaos
que rien ne peut arrêter : « Formes, couleurs, pensées,
tout revivait là ; mais rien de complet ne s’offrait à
l’âme » ; l’objet interne, clef de voûte du fonctionnement
psychique ne peut se reconstituer : rien de complet… Peu
après, nous dit Balzac, « il se personnifia de nouveau »
mais ce retour de personnification le prive de son extase
et il est ramené au désenchantement :
Enfin, doutant de son existence, il était comme ces objets
curieux ni tout à fait mort ni tout à fait vivant […] Il arriva
devant une vierge de Raphaël mais il était las de Raphaël […]
Il étouffait sous les débris de cinquante siècles évanouis, il était
malade de toutes ces pensées humaines, assassiné par le luxe et
les arts, oppressé sous ces formes renaissantes qui, pareilles à
des monstres enfantés sous ses pieds par quelque malin génie,
lui livraient un combat sans fin.

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LE MAL-ÊTRE DÉPRESSIF… | 7

C’est alors qu’il rencontre l’énigme proposée par « une


grande caisse carrée construite en acajou, suspendue à un
clou par une chaîne d’argent », caisse qui contient un
portrait. Laissé seul, il se trouve bientôt plongé dans un
moment stuporeux d’où le sort le personnage de l’anti-
quaire, vieillard au regard froid : « En broyant toutes les
peines humaines sous un pouvoir immense cet homme
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devait avoir tué les joies terrestres. » L’antiquaire apparaît
alors comme une sorte de double du père du héros, père
qui avait surmonté, en le broyant, le deuil de sa jeune
femme et avait exercé une contrainte terrible sur son fils,
« jusqu’à vingt et un ans […] courbé sous un despotisme
aussi froid que celui d’une règle monacale ». Ce père a
vertueusement ruiné son fils : « Mon père mourut de cha-
grin, il m’adorait et m’avait ruiné ; cette idée le tua. »
Comme le père, l’antiquaire, par sa proposition désinté-
ressée conduira son visiteur au malheur et scellera sa
propre perte.
« Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint
par Raphaël ? », dit le vieillard qui lui montre le contenu
de la caisse.
À l’aspect de cette immortelle création, [Raphaël] oublia les
fantaisies du magasin, les caprices de son sommeil, redevint
homme, reconnut dans le vieillard une créature de chair bien
vivante, nullement fantasmagorique, et revécut dans le monde
réel.

Ce que la vierge de Raphaël n’avait pu opérer, la voie


masochiste, l’image christique, présentée par un person-
nage masculin, le réalise. Longtemps organisé sur un
mode christique dans la pauvreté, la générosité et la
recherche de la vérité, le jeune homme se reconstitue et
retrouve une voie antérieurement suivie sous la houlette
de son père, ce qui le fait sortir un moment de sa confu-
sion mélancolique. Cependant, il devient du coup acces-
sible à la proposition ambiguë du vieillard : « Sans vous

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8 | ŒDIPE MÉDECIN

donner un centime de France, un parat du Levant [etc.]


je veux vous faire plus riche, plus puissant et plus considéré
que ne peut l’être un roi constitutionnel. » « Retournez-
vous, dit le marchand […] et regardez cette PEAU DE
CHAGRIN. » Celle-ci porte une inscription : « Si tu me
possèdes, tu posséderas tout. Mais ta vie m’appartien-
dra […] désire et tes désirs seront accomplis […] à
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chaque vouloir je décroîtrai comme tes jours. Me veux-
tu ? »
La proposition est démoniaque et place Raphaël
devant le dilemme de deux voies qui se font face comme
l’image du Christ et la peau de chagrin : s’engager dans
la voie christique, reprendre ses travaux vertueux et vivre
dans la pauvreté ou accepter un pacte insensé. C’est fina-
lement entre deux formes de masochisme qu’il faudra
choisir. La peau de chagrin est donc, en quelque sorte, le
négatif satanique de l’image christique : à « aimez-vous
les uns les autres », règle qui conduit à la vie éternelle et
que retranscrit Balzac, s’oppose l’égoïsme de la satisfac-
tion des désirs au prix de la restriction de la vie tempo-
relle. Il s’agit donc de tourner le dos au masochisme
christique et à l’amour qui relie aux autres et fait vivre,
mouvement qui refuse un masochisme quotidien pour
une toute-puissance qui n’est en fait qu’une plongée dans
la folie et dans un suicide différé.
La peau, plus que le vieillard qui n’en est que le porte-
parole, joue ici le même rôle que Vautrin lorsqu’il sauve
du suicide Lucien de Rubempré dans les Illusions perdues :
faux prêtre et mauvais ange.
Le vieillard constatant l’effet de sa proposition prévient
pourtant sa victime : « Avant d’entrer dans ce cabinet
vous aviez résolu de vous suicider ; mais tout à coup un
secret vous occupe et vous distrait de mourir. Enfant !
Chacun de vos jours ne vous offrirait-il pas une énigme
plus intéressante que ne l’est celle-ci ? » Il poursuit en

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LE MAL-ÊTRE DÉPRESSIF… | 9

tenant à Raphaël, auteur d’une « théorie de la volonté »,


des propos qui en semblent issus :
L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis
qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes
expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de
mort : VOULOIR et POUVOIR […] Vouloir nous brûle et
Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organi-
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sation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le
vouloir est mort en moi tué par la pensée […] En deux mots,
j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, non dans les
sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s’use pas et
qui survit à tout. […] Le mot de sagesse ne vient-il pas de
savoir ? Et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou
d’un pouvoir ? Eh bien je veux vivre avec excès dit l’inconnu
en saisissant la Peau de chagrin.
Raphaël tourne donc le dos au portrait du Christ par
Raphaël, à son imitation de Jésus-Christ en somme
– « J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée » – à
son mysticisme « digne de Swedenborg 1 », pour le
monde du pouvoir, du désir et de la possession. On assiste
au renversement des idéaux de Raphaël, son idéal d’abné-
gation est remplacé par un idéal de pouvoir figuré par
l’abandon du Christ pour « la peau ».
Ce type d’inversion s’observe dans l’organisation d’un
mouvement dépressif au cours duquel « l’idéal du Moi »,
constitué de représentations qui relient le fonctionnement
psychique au monde des objets, est remplacé par un
« Moi idéal » qui n’a d’autre visée que la possession totale
d’un seul objet, laquelle serait censée assurer la complé-
tude narcissique. Ce basculement le conduira à un état
mélancolique caractérisé dont la description occupera la
fin du roman.
La proposition de l’antiquaire peut illustrer ce que l’on
peut appeler « la tentation mélancolique » : celle du
renoncement aux objets, aux personnes de la réalité pour

1. La mère de Balzac était mystique et lisait Swedenborg.

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10 | ŒDIPE MÉDECIN

s’en protéger même, activement, en préférant l’ombre de


l’objet à la réalité de nouveaux investissements, afin
d’éviter les vicissitudes des relations avec celles-ci pour
leur préférer le culte secret de la douleur dépressive : « Ici-
bas rien n’est complet que le malheur. »
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LE POSITIF DE LA DÉPRESSION

La dépression – le fonctionnement dépressif –, a sou-


vent été décrit « par défaut » dans le soulignement de tous
les éléments qui semblent manquer comme l’envie de
vivre ; on insiste ainsi sur l’inhibition, le taedium vitae,
l’indifférence, l’inertie, pourtant tout indique une forme
de travail psychique intense au foyer même de la dépres-
sion, Freud lui-même a parlé de « travail de la mélanco-
lie 1 ». Pourquoi prendre bon jeu bon argent le discours
manifeste d’un sujet déprimé et ne pas considérer qu’il
renvoie à un contenu latent qui pourrait être son opposé ?
Et comment imaginer une telle abdication du psychisme
dans la dépression alors qu’on ne l’observe nulle part
ailleurs ?
À bien des égards, la dépression apparaît comme une
maladie de l’investissement, ou plus précisément du sur-
investissement et de ses effets. La plus grande particularité
du fonctionnement dépressif est en effet l’incapacité de
changer d’objet. Le travail de deuil conduit habituelle-
ment au détachement de la personne perdue et à la capa-
cité de réinvestir des personnes nouvelles ou des activités
psychiques nouvelles qui la remplacent. La personne

1. On se reportera ici au travail de Benno Rosenberg qui a attiré


l’attention sur cet aspect oublié de la mélancolie, Masochisme mortifère et
masochisme gardien de la vie, Paris, Puf, « Monographies de la RFP », 1991.

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LE MAL-ÊTRE DÉPRESSIF… | 11

perdue, ou plutôt l’objet interne constitué au cours des


relations avec elle, se divise, au cours du deuil en de nom-
breuses représentations contrastées, chargées d’affects dif-
férents, les unes portant la paix, les autres le souci… La
mobilité et la plasticité des investissements représentatifs
permettent que ces représentations issues du commerce
avec la personne perdue puissent se transférer sur des per-
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sonnes nouvelles réalisant ainsi un changement d’objet.
Rien de tel dans la dépression, l’objet perdu doit être
conservé sous peine de désorganisation, c’est à sa conser-
vation que va s’attacher le Moi du sujet. Perdu, l’objet
sera remplacé par son ombre érigée en « objet dépressif »
chargé de maintenir la cohésion de l’organisation psy-
chique menacée.

LE FÉTICHE INTERNE
ET LA DÉFIGURATION DES OBJETS

« L’amour pour l’objet, nous dit Freud, ne peut être


abandonné » et il y a « érection de l’objet dans le Moi ».
Cette érection résulte d’une forme d’activité psychique qui
vise à obtenir l’équivalent d’une emprise perceptive directe
sur l’objet. Il s’agit de retrouver le saisissable de l’objet dans
un surinvestissement du perçu. Ainsi, l’activité d’emprise
peut être transposée sur un support matériel perceptible,
palpable ou empoignable – image, dessin, buste, etc. – dont
l’investissement assure une certaine organisation du psy-
chisme. C’est ce que retrouve Raphaël devant le portrait du
Christ par Raphaël… La recherche d’une hypersensation
peut venir se substituer à la recherche d’une perception de
l’objet ; la fuite dans la débauche du héros balzacien en est
un exemple. Cela étant, lorsque ce dernier procédé s’épuise
et que la recherche d’une hyperperception échoue, l’emprise

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12 | ŒDIPE MÉDECIN

se transpose sur une image intérieure, formation imagoïque


dont l’investissement fixe et toujours accru détermine
l’apparition d’une douleur psychique qui tient lieu d’hyper-
sensation et d’hyperperception. On voit ainsi s’internaliser
la relation d’emprise instaurée en face de l’objet qui ne veut,
ou ne peut, être objet de satisfaction. C’est une relation de
cet ordre que Raphaël a fini par vivre par rapport à
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Fœdora : il en est arrivé à forcer sa porte et à se cacher
la nuit dans son appartement pour l’observer, la posséder
visuellement malgré elle. Lorsque tout contact est coupé
avec une personne investie sur ce mode, la relation
d’emprise s’internalise : toutes les traces de l’objet sont ras-
semblées pour en ériger l’effigie, l’emprise invoque,
convoque, elle se fait art, culte… Il ne s’agit plus, à propre-
ment parler, d’une représentation de l’objet mais de sa
défiguration en une imago particulière ; étrange monument
intérieur, cette érection fait de l’image de l’objet une idole,
lieu de tension et d’excitation, qui maintient focalisé l’inves-
tissement et organise, fût-ce a minima, le fonctionnement
psychique. L’objet dépressif est de nature imagoïque et son
rôle est à l’inverse de celui d’un objet transitionnel au sens
de Winnicott. Alors que l’investissement de celui-ci sou-
tient le jeu des représentations, l’investissement de l’objet
dépressif fige le psychisme dans un culte univoque qui
arrête le mouvement des représentations. L’analogie avec le
fétichisme s’impose d’elle-même. La perte de l’objet est à la
fois reconnue et niée, organisant un clivage particulier à la
dépression. L’investissement du fétiche interne que consti-
tue l’objet dépressif en assure le maintien mais conduit à
un remaniement du fonctionnement mental dans son
ensemble et à une altération du rapport à la réalité, à une
« perte de la réalité ».
Dans le cas de Raphaël, qui a très tôt perdu sa mère,
on voit fonctionner trois niveaux d’impossibilité au chan-
gement d’objet, le premier sous-tendant les deux autres.
Il n’a rien conservé du patrimoine paternel sauf l’île de la

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LE MAL-ÊTRE DÉPRESSIF… | 13

Loire qui abrite le tombeau de sa mère et qu’il finira


par aliéner. L’objet maternel doublement interdit – par la
prohibition œdipienne d’abord et par la mort ensuite –
n’a pu donner lieu à un travail de deuil et la fixation à
cet objet primitivement perdu fait le lit de sa dépressivité,
pour reprendre ici le terme de Jean Bergeret, et le prédis-
pose à s’attacher à une femme qui a la réputation d’être
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inaccessible, et qui se refuse. Fœdora est le second objet
dont il est impossible de faire le deuil car il a été impos-
sible d’en faire la conquête, le troisième sera la peau de
chagrin, défiguration, par le surinvestissement et le replie-
ment narcissique, des deux premiers objets.
Cette défiguration des représentations objectales par la
dépression, leur dédifférenciation figurée par leur réduc-
tion à une surface d’un cuir luisant, va de pair avec la
paralysie du fonctionnement pulsionnel. La dépression
disqualifie le fonctionnement des pulsions. Désirer
devient le pire danger, celui qui menace de disparition le
seul objet organisateur vis-à-vis duquel aucune satisfac-
tion pulsionnelle ne peut être obtenue. La peau de cha-
grin, moins encore que Fœdora, ne fournit aucune
satisfaction constructrice pour le psychisme, elle n’auto-
rise que la débauche, la sensation réduite à elle-même.
Tel Midas le déprimé transforme tout ce qu’il touche en
sensations froides, en vil métal, la peau de chagrin a perdu
ses qualités cutanées sensuelles pour acquérir les traits
métalliques du pouvoir.

UN MIROIR QUI NE RÉFLÉCHIT


AUCUNE IMAGE

Les caractéristiques de la « peau de chagrin », méta-


phore pour nous de « l’objet dépressif » méritent en effet

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14 | ŒDIPE MÉDECIN

d’être détaillées. Elle est décrite d’abord comme attirant


le regard, lumineuse : « […] par un phénomène inexpli-
cable au premier abord, cette peau projetait au sein de la
profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons
si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète. » À
y regarder de plus près cependant, cette « singulière luci-
dité » de la peau trouve son explication :
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Les grains noirs du chagrin étaient si bien polis et si bien
brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes
que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir
oriental en formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient
vivement la lumière.

La peau fascine par l’éclat qui semble émaner d’elle et


constitue en fait un miroir qui ne peut réfléchir aucune
image : placée en face d’un visage, elle ne lui renvoie rien.
Si l’on admet la fonction de miroir psychique d’un objet
d’amour qui renvoie à qui l’aime une image où celui-ci
se reconnaît grandi, alors la peau fonctionne à rebours et
défait l’image de qui veut s’y trouver. De surcroît, ce
« cuir oriental » porte gravé en lui de façon inaltérable le
destin qui est promis à son possesseur. Plus loin dans le
roman, les autres caractéristiques de la peau vont s’affir-
mer : d’une part, elle rétrécit effectivement à chaque désir
de Raphaël, mais d’autre part, il est impossible de la
modifier par quelque moyen physique que ce soit, elle y
échappe totalement et reste imperturbablement inexten-
sible. La peau n’est donc pas de ce monde et figure une
sorte de part du monde interne située à la périphérie du
psychisme, inaccessible au pouvoir de l’emprise. Elle est
l’image de la toute-puissance de la pensée magique mais
de l’échec de la pensée affective, de la faillite du fonction-
nement des représentations.

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LE MAL-ÊTRE DÉPRESSIF… | 15

LE SURINVESTISSEMENT
DU SAISISSABLE
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Le surinvestissement en emprise, ou si l’on préfère la
fixation au saisissable de l’objet, tend à le maintenir à la
périphérie du psychisme, dans un statut d’extra-territoria-
lité par rapport au tissu même des représentations ; il faut
le garder à portée de main ; l’introjection qui constitue
l’objet interne et l’affranchit de son support externe est
redoutée comme suspecte car elle risquerait de le modi-
fier, d’en faire perdre le contrôle, de le faire disparaître ;
il ne peut donc être lâché. Le changement d’objet psy-
chique serait le salut mais il implique le risque de traver-
ser à nouveau une expérience de désorganisation. Alors
que les modalités de l’investissement qui permettent la
constitution d’un objet transitionnel favorisent les phéno-
mènes d’introjection et l’aptitude au changement d’objet,
la fixation à l’objet lui-même dans ce qu’il a de saisissable,
l’objet, dans ses caractéristiques physiques, sa beauté, sa
présence tangible – dont il peut être exigé qu’elle soit
permanente – s’oppose au deuil et prive le sujet de la voie
qui le conduirait à une issue. La vie psychique se fixe sur
la surveillance et sur la maintenance de l’objet, personne
ou imago, comme le regard de Raphaël assujetti aux
contours de la peau fatale. La haine développée dans un
tel fonctionnement s’accroît parallèlement à l’insatisfac-
tion et au risque d’effondrement qui impose de redoubler
les investissements. Elle apparaît dans le roman à travers
l’évocation par Raphaël d’un assassinat possible de
Fœdora mais surtout dans les idées de suicide et le duel
au cours duquel il tue sans pitié un inconnu qui l’a
insulté.

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16 | ŒDIPE MÉDECIN

LA VIE INCONCILIABLE

La nécessité de se garder de tout nouvel investissement


amoureux pour ne pas mettre en péril le seul objet organi-
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sateur – mais organisateur de la dépression –, apparaît
dans les procédés mis en œuvre par Raphaël : pour ne
pas risquer de désirer une femme, « il portait un lorgnon
dont le verre microscopique, artistement disposé détrui-
sait l’harmonie des plus beaux traits en leur donnant un
hideux aspect ». Pour n’avoir pas à désirer, il a organisé
une vie réglée entièrement de telle sorte qu’il n’ait jamais
à formuler le moindre désir. Les portes s’ouvrent automa-
tiquement, c’est le vieux majordome qui s’occupe de
tout : « Je lui dit tout ce qu’il doit faire et il m’écoute.
Vous ne sauriez à quel point il a poussé la chose… Les
mots souhaitez-vous, désirez-vous, voulez-vous, sont rayés
de la conversation. » « Il mène une drôle de vie…, enten-
dez-vous, une vie inconciliable. »
Le regard de Raphaël est devenu un « véritable regard
de conquérant et de damné […] presque joyeux de deve-
nir une sorte d’automate il abdiquait la vie pour vivre ».
Le vide du mal-être dépressif apparaît ainsi comme le
résultat d’un travail psychique considérable, d’un surin-
vestissement sans fin d’un objet qui ne donne rien mais
qui devient peu à peu, pour cette raison même, le seul
objet possible, de plus en plus réduit, de plus en plus
défiguré mais de plus en plus fortement investi et
despotique.

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Le travail de la séparation
et l’objet de correspondance

Bien que Freud ait explicitement évoqué l’angoisse de


séparation, la notion de « séparation » n’a jamais acquis
dans son œuvre de valeur spécifique. Ultérieurement, le
terme a pris un certain relief dans les travaux de Margaret
Mahler mais dans un sens particulier : celui d’une sépara-
tion psychique nécessaire pour trouver une issue à l’état
de symbiose primordiale et faire advenir « l’individua-
tion ». Cela étant, la fortune récente du concept d’« atta-
chement », introduit par Bowlby il y a déjà de
nombreuses années, a remis la question de la séparation
à l’ordre du jour. Par rapport à « l’attachement », la sépa-
ration devient un moment clef dans l’évolution du psy-
chisme. Le terme revêt alors un sens qui se rapproche de
son acception courante qui décrit la situation de deux
personnes qui ne sont plus en contact direct l’une avec
l’autre. S’il est possible de considérer à bon droit que les
perspectives de la théorie de l’attachement nous
conduisent en dehors du cadre de la psychanalyse, il reste
que la situation de séparation entre deux personnes qui
ont eu jusque-là une relation étroite peut être abordée du
point de vue métapsychologique.

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18 | ŒDIPE MÉDECIN

Ce qui spécifie la séparation, au sens où nous l’abor-


dons aujourd’hui, c’est son caractère réversible, tempo-
raire. Une séparation définitive, et connue comme telle,
déclenche des mouvements psychiques différents au point
de départ d’un processus de deuil. D’une certaine
manière, l’au revoir est plus difficile que l’adieu. En effet,
si pénible soit-il, l’adieu, imposé par un écart irréversible,
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oblige au deuil, à un désinvestissement progressif et aussi
large que possible de la personne perdue, ainsi qu’à des
phénomènes d’identification durables. La séparation tem-
poraire, relative et révocable, destinée à ne durer qu’un
temps, comporte la promesse d’un retour ; elle oblige le
sujet à un désinvestissement partiel, provisoire et, simul-
tanément, à un travail psychique de conservation de
l’investissement. Nous considérerons ici, avec Jean-
Claude Arfouilloux, qu’il existe un travail de l’esprit
propre à la situation de séparation ; l’échec de celui-ci
conduit le sujet à des situations psychiques particulières
qui peuvent compromettre les chances de retrouvailles
avec la personne dont le sujet a été, pour un temps,
éloigné.

LA SITUATION DE SÉPARATION

Toute séparation est d’abord l’interruption d’un com-


merce sexuel, direct ou « inhibé quant au but ». Dans
l’échange au présent – ou dans l’actuel – avec une per-
sonne, le fonctionnement psychique s’organise d’une cer-
taine façon : un compromis relationnel s’instaure, une
configuration pulsionnelle se met en place comme une
voilure que l’on règle en fonction d’un cap et de condi-
tions météorologiques. Toute relation est ainsi l’occasion
d’une configuration pulsionnelle particulière organisée

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LE TRAVAIL DE LA SÉPARATION… | 19

dans les échanges avec la personne qui en est l’objet ; un


certain équilibre dans le jeu de l’emprise et de la satisfac-
tion s’installe, sous-tendant le fonctionnement psychique.
Cet ensemble a les contours d’un objet psychique par le
moyen duquel la relation s’établit. Il n’y a en effet de
contact qu’indirect entre l’esprit et les personnes du
monde extérieur. Le « contact » avec autrui ne se met en
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place qu’au moyen d’une construction psychique, extem-
poranée lors d’une nouvelle rencontre, qui se perfectionne
au fur et à mesure que les échanges se développent.
L’objet ainsi constitué assure l’interface entre le sujet et la
personne investie. En d’autres termes, l’investissement, les
phénomènes de transfert, la sollicitation pulsionnelle et
le jeu des représentations établissent un portrait – un
objet – qui correspond plus ou moins avec la réalité de
la personne que l’on pratique. C’est en fonction de cet
objet de contact, disons plutôt de cet « objet de pré-
sence », que sera perçu – c’est-à-dire interprété – ce qui
vient d’autrui. Cette interprétation modifie au fur et à
mesure le portrait du partenaire dont la physionomie
évolue selon les vicissitudes de la relation. L’objet ainsi
créé est un objet mouvant, nourri de l’interprétation de
toutes les expériences vécues avec « l’objet en personne ».
Il s’associe de façon plus ou moins étroite avec les objets
internes constitutifs du Moi mais conserve une situation
de relative extériorité par rapport au cœur même du psy-
chisme. Plus cet objet est investi et plus son lien aux
objets internes est étroit au point de pouvoir les entraîner
dans sa chute. C’est à travers cet objet de contact, à tra-
vers cette image de l’autre que le psychisme se nourrit,
s’organise, momentanément ou durablement, sa perma-
nence soutenant la continuité du fonctionnement psy-
chique. L’objet en personne, via l’objet de présence dont
il a été le prétexte, joue un rôle essentiel dans la cohérence
du psychisme et constitue, en quelque sorte, le tuteur
de l’objet interne ; mais lorsque l’objet interne dépend

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20 | ŒDIPE MÉDECIN

entièrement de son contact à l’objet en personne et n’a


pas de permanence en dehors de lui, le sujet sera parti-
culièrement vulnérable à sa perte et à la séparation
d’avec lui.
La séparation bouleverse le cours ordinaire de la rela-
tion et de l’ensemble fonctionnel qui s’est mis en place.
Les satisfactions éprouvées avec autrui font tout à coup
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défaut et « l’objet de présence » est privé de son appui
extérieur : le sujet est contraint de trouver un autre équi-
libre, de réorganiser ses investissements. La séparation
joue à plein lorsque l’autre est un objet d’amour, très
investi et autour duquel gravite une part importante du
psychisme.
Le premier effet de la séparation est donc de provoquer
une désorganisation plus ou moins grande, déclenchant
ainsi, peu ou prou, un vécu de dépersonnalisation sous
la forme d’un sentiment de désorientation – « qu’est-ce
que je fais là ?» –, d’étrangeté, plus ou moins assorti
d’angoisse. L’objet de présence se modifie en l’absence de
son modèle extérieur qui le prive des sensations ordinaires
qui en soutenaient l’investissement ; pire, le modèle, par
le forfait de son absence, force l’introduction d’un élé-
ment nouveau dans son image : la trahison. La séparation
va précipiter la transformation psychique de « l’objet de
présence » qui va perdre sa plasticité. L’angoisse sera
d’autant plus forte que l’organisation du psychisme
dépendra plus de la personne dont le sujet se trouve
séparé ; c’est ce que l’on observe par exemple dans cer-
taines organisations phobiques comme l’agoraphobie ou
les phobies scolaires. Dans les cas extrêmes ou chez des
enfants très jeunes, la séparation peut entraîner une véri-
table sidération du fonctionnement du psychisme.
Si nous nous situons dans la perspective que nous
avons proposée quant à l’organisation pulsionnelle,
l’absence de l’objet aimé vient toucher les deux formants

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LE TRAVAIL DE LA SÉPARATION… | 21

de la vie pulsionnelle : le registre de l’emprise et celui de


la satisfaction.
L’absence de toute possibilité d’emprise directe sur la
personne absente prive le sujet de son pouvoir d’appropri-
ation sur elle. Les investissements en emprise pourtant,
non seulement ne désarment pas mais sont au contraire
exacerbés par la suspension des expériences de satisfac-
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tion. L’emprise s’ingénie à abolir la séparation : tapis
volants modernes susceptibles de vous transporter en
quelques heures auprès de la personne aimée, courrier
instantané, téléphone portable, etc.
Néanmoins, ces procédés ont leurs limites et la sépara-
tion confronte, au bout du compte, le sujet à l’impuis-
sance de ses moyens d’emprise ; il se retrouve alors dans
la situation de l’enfant qui joue à la bobine, amené à
transposer ses investissements en emprise sur un support
symbolique que l’on peut jeter et faire réapparaître… Tel
est en effet le dilemme de la séparation : organiser des
investissements ambivalents, supporter la haine pour
l’objet absent – le désir de s’en venger, de le jeter défini-
tivement – tout en lui conservant son amour pour le faire
revenir et pour préparer les retrouvailles avec lui : organi-
ser l’ambivalence en l’absence de l’autre.
L’absence de toute possibilité de satisfaction directe
avec la personne élue renvoie le sujet au monde de ses
représentations et à cette part de satisfaction dont leur
évocation reste chargée, c’est-à-dire à diverses formes
d’auto-érotisme. Cela étant, la séparation soulève un
orage dans le ciel des représentations : la séparation d’avec
une personne qui soutient une certaine configuration
objectale et fonctionnelle vous précipite dans un autre
mode de fonctionnement et vous livre à un autre objet et
non pas au vide. En effet, il n’y a pas de vide psychique
et la séparation ne se fait pas pour « le vide » mais pour
un trop plein d’excitation qui ne trouve plus sa voie ordi-
naire de détente.

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22 | ŒDIPE MÉDECIN

Dans l’organisation qui entoure l’enfant au début de


sa vie, celui-ci, laissé par sa mère, est livré à la baby-sitter,
à son père, à sa grand-mère, etc., personne que l’enfant
doit investir et par rapport à laquelle, nolens volens, il se
réorganise. Jouer à la bobine avec la personne présente ?
C’est souvent le cas, l’investissement ambivalent restant
organisé autour d’un seul visage. Cependant, toutes les
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formules sont possibles qui aménagent diversement
l’ambivalence à l’égard de l’absent, du refus de tout inves-
tissement des personnes présentes, par peur de perdre la
figuration de l’objet, à leur investissement massif, de l’idé-
alisation immédiate de la mère absente à son rejet interne
ou à la projection de tous les éléments négatifs sur l’adulte
présent conduisant parfois à l’exercice d’une sorte de
« baby-sitteromachie » destinée à faire revenir la mère.
Cela étant, chez l’enfant plus grand ou chez l’adulte,
le mécanisme psychique est analogue : la disparition du
contact direct avec la personne qui soutient le fonctionne-
ment du psychisme livre le sujet à ses objets internes
privés de la médiation jusque-là assurée par la présence de
celle-ci. La psychopathologie de la vie quotidienne nous
apprend que les personnes présentes en l’absence de
l’objet aimé font facilement les frais des perturbations
soulevées. D’autre part, de la qualité des objets internes
auxquels la séparation donne libre cours dépendra le vécu
de la séparation.
La séparation, même raisonnablement justifiée et
admise, reste infligée et ressentie comme un acte sadique
de rejet. Elle renvoie de surcroît à une situation infantile
d’exclusion qui soulève une résurgence des fantasmes issus
du fantasme originaire de scène primitive : celui qui s’en
va, pour l’inconscient de celui qui reste, le fait pour
retrouver quelqu’un d’autre, mieux aimé. La personne
dont le sujet est séparé est imaginée comme donnant à
un autre le plaisir qu’elle lui donnait, confrontant le sujet
à une édition nouvelle du fantasme de scène primitive.

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LE TRAVAIL DE LA SÉPARATION… | 23

La séparation humilie : si l’autre s’en va, c’est que le sujet


n’a pas de quoi le retenir, en ce sens, angoisse de sépara-
tion et angoisse de castration sont confondues. La sépara-
tion institue une ébauche de persécution.
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LE TRAVAIL DE LA SÉPARATION

Le travail de la séparation va résulter de la mise en


œuvre de divers procédés plus ou moins associés et dont
le rôle est variable suivant l’époque de la vie où survient
la séparation. Nous laisserons de côté certains d’entre eux,
très massifs dans leur mise en œuvre, aboutissant en fait
à consacrer la perte et à faire quitter au sujet le registre
de la séparation au sens où nous l’entendons.
Certains de ces procédés visent à pallier l’absence de
l’objet en cherchant à provoquer les effets de sa présence ;
c’est le cas de l’imitation telle qu’Eugenio Gaddini l’a
comprise : produire soi-même sur soi-même les effets de
la présence de l’absent, et singulièrement de la mère
absente. Les lallations qui reproduisent la voix de la mère
sont ainsi un moyen pour le tout petit de se procurer à
soi-même un équivalent sonore de sa présence, les
conduites précoces de bercement en sont un autre
exemple. Il s’agit pour l’enfant de reproduire sur lui-
même les effets sensoriels de l’emprise maternelle. Ulté-
rieurement, l’adoption de conduites vestimentaires,
reproduisant l’emprise par le vêtement exercée par la mère
ou par la personne aimée, sont aussi de ce registre. Se
soumettre à l’emprise du partenaire en son absence
même…
Cela étant, le devenir des investissements en emprise
que le sujet pouvait appliquer à l’autre constitue un point

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24 | ŒDIPE MÉDECIN

clef des situations de séparation. L’interruption du cou-


rant d’expériences de satisfaction provoque le déplace-
ment d’une grande part de l’investissement vers le registre
de l’emprise exacerbant le désir de possession de l’objet,
les représentations sadiques à son égard, l’idée de sa mort
qui en libérerait… L’ambivalence jusque-là bien tempérée
dans les échanges au jour le jour voit son pôle haineux
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renforcé et le maintien des représentations porteuses de
satisfaction se trouve grandement menacé.
La voie la plus caractéristique du travail de la sépara-
tion est la transposition des investissements en emprise
sur un autre support d’investissement, personne présente
sur laquelle sera exercée une emprise éventuellement ven-
geresse, ou medium plus ou moins malléable : activité
d’écriture – lui écrire –, de dessin, de création en général
ou de bricolage, ou plus prosaïquement de ménage, de
nettoyage, de mangeaille, mais aussi sur des activités cor-
porelles destinées à rejoindre quelqu’un – déambulation,
conduite automobile, etc. – où à le détruire – sport
violent, feu de broussaille, etc.
De ce point de vue, le jeu de la bobine peut être consi-
déré comme prototypique des activités d’emprise transpo-
sées qui font partie du travail de la séparation : je fais
partir et revenir, façon de nier en pensée la perte de tout
pouvoir sur l’objet absent. Un tel jeu psychique permet
de maintenir le plaisir de fonctionnement du Moi, l’évo-
cation de représentations porteuses du plaisir des retrou-
vailles, une attitude active à l’égard de l’objet et d’éviter
aussi bien la détresse que le risque de surinvestir l’ombre
de l’objet de façon statique et douloureuse, ne permettant
plus le moindre plaisir au fonctionnement du Moi et
organisant alors un mouvement dépressif.

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LE TRAVAIL DE LA SÉPARATION… | 25

L’OBJET DE CORRESPONDANCE

Le jeu de la bobine permet à l’enfant de maintenir


affectivement le contact avec l’objet de la séparation et,
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ce faisant, de maintenir l’organisation de son fonctionne-
ment psychique. Il constitue un excellent reflet du travail
psychique très particulier exigé par la séparation et il
montre l’utilisation d’une sorte d’objet relais – figuré
matériellement par la bobine dans le cas princeps de
Freud mais habituellement dématérialisé –, que l’on peut
retrouver au cœur du système psychique mis en place
dans les situations de séparation. Nous pourrions appeler
cet objet relais « l’objet de correspondance ». Il provient
directement de « l’objet de présence » que nous avons
évoqué plus haut. Celui-ci, privé des afférences issues de
la présence de la personne investie, perd sa plasticité, cesse
d’évoluer d’instant en instant pour s’établir, se figer, dans
une configuration modifiée par la frustration et par les
réactions du sujet à celle-ci. Son rôle d’interface consacrée
au contact immédiat disparaît pour organiser à la fois
l’ambivalence et le maintien de l’investissement dans
l’attente des retrouvailles. Cet objet, nouveau du fait de
son altération et de son changement de rôle, doit se main-
tenir en correspondance avec son support extérieur initial,
sous peine de perte définitive.
Le sujet s’adresse à lui, maintient avec lui un dialogue
intérieur, qu’il lui écrive ou non. Cet objet psychique qui
n’est plus soutenu par les apports du contact direct avec
la personne qui lui correspond, se trouve maintenu à la
périphérie du psychisme en ce sens qu’il n’est pas l’objet
d’une introjection qui le fondrait au Moi ; conservant des
caractères d’extériorité par rapport au fonctionnement
psychique, il se situe en situation intermédiaire entre

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26 | ŒDIPE MÉDECIN

monde interne et monde extérieur, à la manière d’une


imago 1.
Il diffère de l’objet transitionnel en ce sens qu’il est le
représentant interne d’un personnage précis du monde
extérieur et qu’il correspond à un investissement objectal
tandis que, dans le fonctionnement de la transitionnalité,
le support matériel – l’objet transitionnel –, est le repré-
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sentant extérieur de la continuité narcissique du sujet.
Alors que l’objet transitionnel, dans sa matérialité, est le
double externe de la représentation qu’il soutient, l’objet
de correspondance – objet virtuel –, a davantage les carac-
téristiques d’une imago plutôt que celles d’une représen-
tation ; l’objet de correspondance échappe à l’emprise
dans son exercice direct – l’emprise est déplacée sur des
supports parallèles –, alors que l’objet transitionnel s’offre
au contraire à l’emprise puisqu’il inclut dans son fonc-
tionnement la manipulation concrète de son support 2.
Image composée, formée de la combinaison d’images
visuelles, sonores, tactiles, etc., retirées du commerce avec
l’absent – image qui permettra de le reconnaître lorsque
celui-ci sera retrouvé –, l’objet de correspondance consti-
tue une forme d’imago ad usum, qui s’ajuste, « corres-
pond » à l’élu éloigné, à la fois dans sa réalité et dans la
place qui lui était assignée dans l’organisation du fonc-
tionnement psychique. Son rôle d’objet virtuel permet
ainsi au sujet de maintenir la focalisation de ses investisse-
ments objectaux. Objet intermédiaire, l’objet de corres-
pondance reste lié à la fois à un personnage de la réalité
extérieure et aux objets internes sans se confondre avec

1. Voir sur ce point « D’imagos en instances : un aspect de la morpho-


logie du changement », in P. Denis, De l’exaltation, Paris, Puf, « Le Fil
rouge », 2013.
2. Le rôle de la séparation dans l’élaboration de l’objet transitionnel
intervient très précocement : celui-ci vient combler l’écart qui remettrait
en cause l’illusion, c’est-à-dire le narcissisme initial.

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LE TRAVAIL DE LA SÉPARATION… | 27

eux, il limite ainsi le retour narcissique des investisse-


ments laissant fonctionner à la fois l’investissement objec-
tal et l’organisation du psychisme qui lui correspond.

LABILITÉ DE L’OBJET
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DE CORRESPONDANCE

Si l’objet de correspondance se maintient dans sa situa-


tion d’intermédiaire il organise alors la mise en jeu de
représentations érotiques, masturbatoires, tendres ou
sadomasochistes qui confortent le sujet dans sa capacité
à l’autonomie. Celui-ci vit sur ses propres richesses, nour-
rissant son narcissisme de plaisirs dérobés à l’objet. En ce
sens, la séparation peut avoir valeur initiatique et être à
l’origine de l’inverse d’un mouvement dépressif. Les
contes, qui évoquent toujours une expérience initiatique,
commencent généralement, comme l’a montré Vladimir
Propp, par une séparation.
Alors que la dépression appauvrit le Moi qu’il vide de
ses forces, le travail de la séparation maintient le plaisir
de fonctionnement du Moi qui se développe, élaborant
des représentations d’attente, investissant les conduites
d’appétition et l’anticipation des retrouvailles. La sépara-
tion peut être l’occasion d’une victoire du narcissisme sur
l’objet aimé.
Cependant, le fonctionnement autour de cet objet vir-
tuel et sa maintenance peuvent être compromis par
l’intensité même des mouvements sadiques. L’emprise
exacerbée, si elle n’est pas défléchie sur des activités paral-
lèles, déverse ses investissements dans des fantasmes
sadiques contre lui, au point de déséquilibrer son rôle et
d’aboutir au fantasme de sa destruction ou même, à sa
volatilisation dans le psychisme.

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28 | ŒDIPE MÉDECIN

L’auto-érotisme organisé par rapport à cet objet peut


être mal vécu, soit que le triomphe sur lui qu’il comporte
tende à rendre facultatif le retour du modèle sur lequel il
a été bâti – la masturbation ou l’infidélité affaiblissent le
pouvoir sexuel de l’autre – soit qu’il constitue une attaque
en règle contre lui, une façon de s’en débarrasser, et être
vécu comme un « Je m’en fous », entendu dans son sens
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le plus corporel.
Une désidéalisation peut apparaître illustrée par
l’expression d’un patient disant à son amie : « Je ne te
rêve plus… », c’est-à-dire : la représentation que j’ai de
toi ne correspond plus pour moi à un objet interne.
Si l’idéalisation a été trop forte et si les retrouvailles
ont été trop idéalisées, celles-ci seront décevantes : l’objet
retrouvé ne correspond plus avec l’objet attendu et l’expé-
rience vécue paraît faible par rapport au plaisir espéré. En
effet, si la séparation modifie toujours la représentation de
l’objet, l’idéalisation intervient de manière particulière :
l’idéalisation déspécifie l’interlocuteur. Alors que le
Surmoi œdipien favorise la relation à autrui comme per-
sonne définie avec ses particularités et son originalité,
l’idéal, par le grandissement qu’il opère, estompe les
belles différences.
Le jeu relatif des forces qui maintiennent l’objet de
correspondance est donc d’un équilibre précaire. Celui-ci
risque de basculer du côté de la fermeture narcissique
de deux manières opposées : traiter la séparation comme
définitive ou la nier. Le Moi peut se sentir blessé de ne
pas avoir retenu l’objet ou coupable de l’avoir détruit par
l’exercice de différents auto-érotismes. On peut dire en
effet que ce qui donne sa réalité à l’absence, c’est la tenta-
tion de l’auto-érotisme.
Les effets de la séparation diffèrent ainsi selon le degré
d’organisation du psychisme. Selon par exemple que le
sujet fonctionne selon un régime imagoïque ou un régime

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LE TRAVAIL DE LA SÉPARATION… | 29

instanciel : dans un régime imagoïque, la séparation pré-


cipite ou renforce la dictature de l’imago. La possibilité
du jeu disparaît et la douleur ou la potentialité dépressive
se profilent. Dans un régime où le jeu des représentations
et des instances est dominant, la place de l’objet de corres-
pondance est relative, son pouvoir n’est pas celui, tout
puissant, d’une imago mais reste celui d’une construction
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psychique parmi d’autres et ne règne pas totalement sur
le fonctionnement mental. La tristesse – et non la dépres-
sion – apparaît alors comme l’affect de la séparation
acceptée comme telle et tempérée par le jeu d’un objet
de correspondance.
La dépendance à l’égard de l’objet – l’addiction à
l’objet –, implique une difficulté particulière à traiter la
situation de séparation. La séparation implique l’attente,
c’est-à-dire une activité d’anticipation qui ne paralyse pas
mais qui nourrit la vie au présent. Si l’ambivalence est
excessive, elle va limiter le fonctionnement psychique par
une crainte excessive portant sur la disparition possible
de la personne investie ; la séparation définitive peut alors
apparaître comme le remède à l’attente insupportable :
« Un ennui désolé par de cruels espoirs croit encore à
l’adieu suprême des mouchoirs 1. » À l’inverse, un excès
d’investissement de l’anticipation du retour de l’objet
détourne des investissements du moment ; on entre alors
dans le monde de la nostalgie organisé par le surinvestis-
sement de l’éclat de l’objet ; une forme de plaisir au fonc-
tionnement du Moi s’y maintient mais ce plaisir fait écran
au rapport à des personnes réelles présentes ; ce mode
d’aménagement comporte une forme de négation de la
séparation dont la présence est maintenue par un culte
secret.

1. Mallarmé.

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Le féminin héritier du complexe
d’Œdipe

À Catherine Chabert

« Il faut céder aux vœux des mortes couronnées


Et prendre pour visage un souffle… Doucement,
Me voici : mon front touche à ce consentement…
Ce corps je lui pardonne et je goûte à la cendre.
Je me remets entière au bonheur de descendre… »
Paul VALÉRY, La Jeune Parque.

Catherine Chabert a publié en 1999 1 un travail inti-


tulé « Les voies intérieures. Enjeux de la passivité 2 » dans
lequel se développe ce qu’elle appellera le « féminin
mélancolique ». Sa pensée, dans ce texte, s’organise autour
de deux propositions complémentaires : la première est
sa définition de la passivité par rapport à l’excitation
venue d’autrui :
1. Lors du Congrès des psychanalystes de langue française. Le texte
qui suit provient de la discussion de son travail par l’auteur, Revue française
de psychanalyse, 1999, no 5.
2. Revue française de psychanalyse, 1999, no 5, repris in C. Chabert, Le
Féminin mélancolique, Paris, Puf, « Petite bibliothèque de psychanalyse »,
2003.

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32 | ŒDIPE MÉDECIN

À l’origine de l’excitation, les mouvements pulsionnels


doivent être saisis dans leur double dimension : passive, du
côté de la sensation, de l’empreinte – à l’instar du petit enfant
mobilisé par les mouvements de l’adulte ; active du côté de
l’exercice, de la maîtrise. […] la passivité implique, plus que
l’activité, l’engagement de l’autre dans son action sur le sujet.

La seconde proposition de Catherine Chabert fait du


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refus de cette passivité ce qui détermine ce qu’elle appelle
un « mouvement mélancolique », « […] témoignage du
refus actif de reconnaître l’empreinte de l’autre ». Une
modalité de ce refus aboutit à ce qu’elle décrit comme
une inversion mélancolique du fantasme de séduction :
« Ce n’est pas mon père qui m’a séduite, j’ai séduit mon
père. » Perspective féconde qui nous invite à considérer
la dimension mélancolique du fonctionnement psychique
d’une façon nouvelle.

REFUS D’AUTRUI, REFUS


DE L’EXCITATION ET AUTO-ÉROTISME

Il s’agit donc des situations, vécues dans la cure analy-


tique, où « la passivité et les différentes voies qu’elle trace
se trouvent massivement combattues par l’attraction vio-
lente vers le désespoir et les formes tragiques qu’il est
susceptibles d’appeler » (Chabert). Cette formulation élo-
quente fait évoquer de nombreuses situations cliniques
qui peuvent être illustrées par le personnage de La Jeune
Parque de Paul Valéry qui décrit la lutte de l’esprit de
cette jeune fille pour écarter d’elle les effets de la morsure
du serpent, c’est-à-dire l’excitation de la sexualité, mais
pour refuser aussi son « maternel contour », « et ces bords
sinueux, ces plis et ces calices » où « la semence, le lait, le

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LE FÉMININ HÉRITIER DU COMPLEXE D’ŒDIPE | 33

sang coulent toujours » ; elle refuse profondément de lais-


ser vivre en elle souffles, regards, tendresses et autres
« soupirs la nuit vainement exhalés » : « Non ! Vous ne
tiendrez pas de mes lèvres l’éclair ! ». Sa tentation du dés-
espoir tutoie son dégoût : « Ma mort, enfant secrète et
déjà si formée / Et vous divins dégoûts qui me donniez
l’essor… 1. » La récusation de l’excitation portée par
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l’autre dont parle Catherine Chabert est ici éloquente si
l’on considère que le serpent du poème – « J’y suivais un
serpent qui venait de me mordre » – est une figuration
de l’excitation portée par l’autre. Cela étant, il est possible
de considérer que le serpent et sa « morsure fine » figurent
l’excitation sexuelle spontanément apparue et qui vient
« menacer d’amour » le « sort spirituel » de la jeune fille.
Le poème déroule un investissement et une appropriation
progressifs de cette excitation sexuelle dans sa dimension
auto-érotique : « Terre trouble et mêlée à l’algue, porte-
moi ! » ; c’est le fil de l’instinct qui permet l’éloignement
des idées de mort : « Ce fil dont la finesse aveuglément
suivie / Jusque sur cette rive a ramené ta vie… » Cette
intégration constitue un changement jusque-là redouté,
refusé avec la honte au visage : « Souffle au masque la
pourpre imprégnant le refus / D’être en moi-même en
flamme une autre que je fus… » ; mais une révolution est
finalement apportée par ce mouvement qui aboutit à la
transformation en une personne nouvelle, désirante, qui
se reconnaît à peine : « Au milieu de mes bras je me
suis faite une autre… Qui s’aliène ? Qui s’envole ? Qui
se vautre ? »
Elle n’est malheureusement pas rare la rencontre de
patientes luttant activement contre ce qui pourrait les
conduire à la satisfaction érotique, auto-érotique ou
amoureuse, à la maternité imaginée comme une invasion.

1. P. Valery, La Jeune Parque, in Œuvres, t I, Paris, Gallimard, « Biblio-


thèque de la Pléiade », p. 96-110.

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34 | ŒDIPE MÉDECIN

Et le déroulement d’une grossesse est une expérience de


passivité s’il en est.
N’y aurait-il donc pas, dans ces cas, à la fois un refus
de la passivité à l’égard de l’autre et un refus de l’activité
auto-érotique et de l’investissement narcissique de l’exci-
tation sexuelle ? Le passage d’une activité de refus à une
activité d’acceptation n’est-il pas toujours actif ? Et ne
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faut-il pas introduire une forme de passivité qui ne serait
pas celle de l’excitation mais celle de la satisfaction : « Je
me remets entière au bonheur de descendre… » ?
Enfin, si l’on peut aisément relier le refus de la dépen-
dance entraînée par la relation amoureuse à un refus de
la passivité – « Chaque baiser présage une neuve
agonie » –, le refus de l’empreinte d’autrui n’est-il pas
aussi le refus de l’emprise exercée sur le partenaire de la
relation amoureuse de façon réciproque, croisée ?

UN ESPACE INTERMÉDIAIRE ENTRE


HYSTÉRIE ET MÉLANCOLIE

La bascule « mélancolique » du fantasme de séduction


telle que la décrit Catherine Chabert ouvre un champ
spécifique :
Lorsque la voie passive n’est pas accessible le retournement
de l’activité en passivité n’est plus possible et le fantasme « hys-
térique » de la séduction laisse la place à une autre version que
j’appelle « mélancolique ». Le retournement sur la personne
propre l’embolise et assure la conviction d’avoir activement
séduit le père (et non d’avoir été séduite par lui). L’agent séduc-
teur n’est plus l’adulte pervers, il est le sujet lui-même.
C’est ici un espace psychopathologique fécond qui se
trouve introduit, situé entre hystérie et mélancolie pro-
prement dite, et organisé autour de cette « version mélan-
colique » du fantasme de séduction : « J’ai séduit mon

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LE FÉMININ HÉRITIER DU COMPLEXE D’ŒDIPE | 35

père », ou de ses variantes. Soulignons dès à présent


l’accent narcissique très appuyé impliqué par cette der-
nière formule. On pense naturellement aux patientes
anorexiques dont la parenté de fonctionnement avec celle
des sujets en proie à une dépression mélancolique a été
souvent constatée. L’intensité de l’activité psychique est
analogue dans les deux cas, en effet, on insiste ordinaire-
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ment trop sur les aspects du fonctionnement mélanco-
lique liés à la perte et trop peu sur ce que l’on pourrait
appeler le « positif » de la mélancolie, l’acharnement psy-
chique qui la constitue. Or, bien souvent, on constate une
sorte de note maniaque, un accompagnement triomphal
à la douleur ; le fantasme « J’ai séduit mon père », mélan-
colique dans son versant auto-accusateur, implique aussi
sa contrepartie triomphale, maniaque – « Je l’ai eu » – où
se maintient l’excitation contre laquelle il faut lutter. Cet
ensemble se situe donc entre l’hystérie – « Mon père m’a
séduite » – et la mélancolie proprement dite, dont le fan-
tasme de base serait plutôt « Je suis indigne de toute
séduction », ma mère ne m’a séduite que pour m’asservir
à son ombre. Le « J’ai séduit mon père » maintient un
objet interne vivant, trop stimulant, et qu’il faut écarter
du fait de l’excès de représentations sexuelles qu’il soulève.
L’un des moyens est de mettre en avant des représenta-
tions de mort, pour renverser cet objet séducteur, d’en
éteindre l’éclat aveuglant, de tenter d’en faire une ombre.
Il faut tuer l’enfant de Dieu pour ne pas être emportée
par une excitation triomphante. Il faut l’éteindre à travers
l’image d’une castration radicale. La fille qui porte fantas-
matiquement un enfant de son père châtre celui-ci en le
tuant, et elle se mutile elle-même. La pietà est une figure
de ce que tentent ces patientes sur leur psychisme.
L’écart avec la mélancolie proprement dite tient donc
au fait que celle-ci est organisée autour de l’ombre de
l’objet, autour d’un astre froid qui n’est au cœur de nul
plaisir, qui n’a séduit que « par défaut », laissant l’enfant

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36 | ŒDIPE MÉDECIN

en proie au débordement de son excitation solipsiste. Au


contraire, l’inversion du fantasme de séduction, tel que le
décrit Catherine Chabert, véhicule un plaisir et un
triomphe qu’il faut tous deux contenir, au prix certes de
sentiments de culpabilité mais la vie psychique ne sombre
pas. Les filles de Loth, dont la mère a été changée en
statue de sel triomphent d’elle et de leur fantasme de fin
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du monde en séduisant leur père.
Nous pouvons ici noter l’écart qui s’ouvre à propos du
terme d’« excitation » : dans un cas, celui de la mélancolie
proprement dite, il s’agit d’une excitation traumatique
que n’organise aucune réponse possible de l’objet, dans
l’autre cas, il s’agit d’une excitation pulsionnelle organisée
par un fantasme incestueux prometteur d’un plaisir qu’il
faut mater. Le silence de la mère, son absence charnelle,
son défaut à être la première séductrice n’implique pas
qu’il n’y ait pas eu surcharge d’excitation de son fait ; au
contraire : l’absence d’échanges organisateurs laisse l’exci-
tation à l’état flottant, traumatique, et soumet le sujet à
une singulière passivité. On peut considérer la mère
muette comme une mère hyperexcitante par défaut. Nous
reviendrons plus loin sur cet aspect, d’un point de vue
plus théorique.

POUR UNE DÉFINITION


MÉTAPSYCHOLOGIQUE
DE LA PASSIVITÉ

Il reste difficile pour les psychanalystes de donner de


la passivité une définition métapsychologique. En effet,
chez Freud et dans la plupart des conceptions postfreu-
diennes – y compris les plus récentes –, l’opposition acti-
vité/passivité reste essentiellement phénoménologique, et

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LE FÉMININ HÉRITIER DU COMPLEXE D’ŒDIPE | 37

trop facilement rapportée à l’opposition masculin/fémi-


nin. Freud lui-même en était tout à fait conscient quand
il indiquait que « nous faisons coïncider bien trop à la
légère l’activité avec la masculinité, la passivité avec la
féminité ».
Il nous faut distinguer en somme le niveau descriptif,
phénoménologique, appréhendant les conduites « pas-
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sives » ou « actives » d’un point de vue manifeste, compor-
temental ou fantasmatique, de ce qui relèverait d’une
passivité métapsychologiquement définie. Les fantasmes de
« passivité », qui déroulent des représentations d’actions
phénoménologiquement passives, correspondent à des opé-
rations qui, du point de vue du fonctionnement du psy-
chisme, sont parfaitement actives. La seule définition
métapsychologique possible de la passivité reviendrait donc
à la référer à l’activité même du psychisme : la passivité est
l’état de moindre activité du psychisme.
Le terme d’« excitation » est ambigu puisqu’il peut
désigner la stimulation 1 aussi bien que son résultat. Nous
distinguons ici la stimulation proprement dite, venant
d’autrui, de son résultat sur le psychisme : l’excitation.
N’existe-t-il pas une excitation irréfutable, subie de
l’intérieur par le psychisme et que celui-ci n’a pas les
moyens de refuser et qu’il lui faut subir ? Peut-on considé-
rer que l’excitation c’est l’autre ? Le désir de l’autre ? Ne
sommes-nous pas obligés de considérer que le psychisme
est doté d’un potentiel d’excitation sui generis, excitation
sexuelle psychique spontanée, auto-engendrée, indépen-
dante des stimuli venant d’autrui et qui reste indifféren-
ciée, flottante, tant que des voies d’investissement ne lui
sont pas ouvertes ? État d’excitation amorphe, sorte de
chaos libidinal qui serait le premier aspect de la passivité

1. C’est le cas dans l’énoncé de la loi de Fechner : la sensation varie


comme le logarithme de l’excitation.

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38 | ŒDIPE MÉDECIN

psychique ? Comme les eaux de ruissellement, l’excitation


creuse ensuite ses propres voies, ses frayages en direction
de la satisfaction et de l’objet, investissant les stimulations
qui en proviennent ; le rôle de l’autre, de la mère comme
première séductrice et de ses messages énigmatiques, pro-
voquerait l’organisation de l’excitation plutôt que son sur-
gissement quantitatif. Il nous faudrait alors distinguer ce
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qui est excitation inorganisée, ou désorganisée, excitation
devant laquelle le travail du psychisme est au plus bas
– qu’il soit suspendu ou débordé –, de l’excitation qui a
pris forme, qui s’est pulsionnalisée et qui connaît les voies
de sa décharge ou de sa satisfaction. La pulsion est tou-
jours active, dit Freud ; l’excitation pulsionnelle est habi-
tée des promesses de sa satisfaction à l’inverse de
l’excitation flottante, inhabitée, fauteuse d’angoisse mas-
sive. La désorganisation produite par le traumatisme
ramène l’excitation à un état chaotique, retour à la passi-
vité du psychisme dont l’activité est annihilée par
débordement.
Il nous faut admettre le caractère passif de la sensation
où le psychisme enregistre les stimuli avec un minimum
d’activité, c’est l’exercice pulsionnel qui est actif, qui
conduit à une certaine maîtrise de l’excitation. Ainsi, les
mouvements pulsionnels ne se situeraient pas à l’origine
de l’excitation mais se constitueraient en lui donnant
forme, en lui trouvant une issue dans la satisfaction. Nous
sommes donc amenés à opposer la passivité de l’excitation
– la passivité-excitation – à l’activité de la pulsion.
L’excitation non sexualisée, non pulsionnalisée, non
sexuellement investie vers la satisfaction oblige le sujet
à des tentatives d’extinction, de dérivation. La voie du
refoulement qui implique un jeu de représentations
constituées est vite débordée et il faut utiliser les procédés
de la « répression 1 » dans lesquels les moyens de l’emprise
1. Notion qui correspond dans la traduction de Strachey à suppression
tandis que repression correspond à refoulement.

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LE FÉMININ HÉRITIER DU COMPLEXE D’ŒDIPE | 39

sont utilisés contre l’excitation elle-même, combattue


avec l’énergie du désespoir dans une escalade pouvant
aller jusqu’à l’emprise absolue que constitue la suppres-
sion par la mort.
Lorsqu’intervient une stimulation de la part d’un
autre, une relation se trouve imposée. La refuser ou
l’accepter sont deux formes de l’activité du psychisme.
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On pourrait dire, en effet, de la soumission à autrui
qu’elle est une activité psychique fondamentale, qu’il
s’agit d’une servitude volontaire. Cela consiste à investir
ce qui vient d’autrui, à lier l’excitation soulevée par cette
stimulation au corps d’autrui.
L’auto-investissement de l’excitation endogène, sui
generis, est une première activité 1, porteuse d’un premier
plaisir lié à la diminution de la charge d’excitation inorga-
nisée. « Admettre l’effet de l’autre en soi », comme le for-
mule Catherine Chabert n’est pas, pour nous, le fait
d’une passivité mais est une forme de l’activité psychique
et les modifications apportées par cette acceptation en
sont le résultat, car c’est accéder à une forme d’activité
pulsionnelle, à un érotisme voulu ou non mais que le
psychisme traite activement avec les mouvements d’iden-
tification qu’elle implique. L’excitation simple nous altère
mais ne nous change pas, c’est l’expérience même de
l’amour qui nous change. La clinique pourrait nous invi-
ter à considérer que, dans notre conception, le refus de
l’altérité aurait pour fonction de maintenir la passivité de
l’excitation afin de conjurer le risque de la voir se
résoudre. C’est la satisfaction qui serait évitée, et la forme
de passivité à laquelle elle correspond.

1. Cette proposition est analogue à ce que Benno Rosenberg a avancé


à propos de la valeur organisatrice pour le psychisme du masochisme dans
le premier investissement du déplaisir.

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40 | ŒDIPE MÉDECIN

PASSIVITÉ ET SATISFACTION

Lors de l’acmé de la satisfaction, l’activité motrice et


sensorielle, tendue vers l’objet, s’éteint pour être rempla-
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cée par la quiétude. La pulsion pourrait être définie
comme l’activité qui cherche à remplacer la passivité de
l’excitation par la passivité de la satisfaction. L’un des
aspects de cette forme de passivité liée à la satisfaction est
le désinvestissement du formant, emprise de la pulsion 1,
de son courant actif, l’investissement refluant sur le vécu
même de la satisfaction qui amène ainsi l’activité psy-
chique à son niveau le plus faible. L’activité du psychisme
n’est plus – au moins transitoirement – nécessaire.
Nous pensons donc que de reconnaître deux formes à
la passivité celle de l’excitation et celle de la satisfaction a
une valeur heuristique. En considérant ces deux registres
de la passivité celui de l’excitation flottante, inorganisée,
traumatique et le pôle de la satisfaction où l’excitation
flottante est réduite à son plus bas niveau, contenue, orga-
nisée par l’expérience même de la satisfaction, on peut
envisager une sorte de théorie économique de la passivité
référée aux niveaux d’excitation et aux moyens de conten-
tion de celle-ci. Il serait possible d’envisager ainsi le pas-
sage de la dépression à la dépression essentielle : la
mélancolie conserve une activité de surinvestissement
intense et douloureux de l’ombre fétichisée de l’objet, la
douleur morale est le reflet d’une focalisation d’un inves-
tissement qui contient dans une certaine mesure l’excita-
tion. À l’inverse, dans la dépression essentielle de Pierre
1. Nous reprenons ici notre proposition de reconnaître à la pulsion
deux formants, l’un en emprise, l’autre en satisfaction, voir Emprise et
satisfaction. Les deux formants de la pulsion, Paris, Puf, « Le Fil rouge »,
1998.

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LE FÉMININ HÉRITIER DU COMPLEXE D’ŒDIPE | 41

Marty, on ne repère plus l’objet dépressif, l’ombre de


l’objet s’est dissoute dans l’ensemble du fonctionnement
psychique, la douleur morale a disparu et le degré de
passivité du psychisme par rapport à l’excitation est au
plus bas.
Dans nombre de cas cliniques, c’est la forme de passi-
vité correspondant à la satisfaction qui semble redoutée
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et conduire au refus des sensations auto-érotiques, des
stimulations érotiques d’autrui et des activités d’emprise
qui pourraient les susciter. Il est des phobies de l’orgasme
et du reflux des investissements qui s’ensuit et efface, bien
que momentanément, la présence d’autrui, effacement
qui confronte à la capacité d’être seul au sens de
Winnicott.

LA QUESTION DU RENVERSEMENT
DE LA PASSIVITÉ EN ACTIVITÉ

Est-il possible, dans le cadre d’une telle définition de


deux registres passifs, de parler de renversement de la pas-
sivité en activité ? En effet, le retournement de la pulsion
sur le sujet lui-même met en jeu une opposition actif/
passif qui est une opposition phénoménologique. Dans
les deux cas, que la pulsion soit adressée à l’objet ou
retournée sur le sujet lui-même, il y a activité de la pul-
sion, activité du psychisme qui traite ainsi l’excitation
dont il est passivement envahi. Le retournement de la
pulsion sur le sujet lui-même est une activité réfléchie et
n’implique donc en rien un passage à la « passivité » au
sens où nous l’entendons.
De l’activité à la passivité, il y aurait deux voies : l’une
qui conduit, par l’activité de la pulsion, à la passivité de

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la satisfaction (toute pulsion est active et son but est tou-


jours passif : l’éprouvé de la satisfaction), l’autre qui, par
le désinvestissement de toute activité, laisse le champ libre
à l’excitation non élaborée, traumatique et à ses effets sur
le psychisme et sur l’ensemble psyché-soma. Il n’y a pas
alors retournement de l’activité en passivité mais dépul-
sionnalisation.
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Quant à la passivité, elle ne se renverse pas en activité :
une activité apparaît qui traite l’excitation et fait sortir
le sujet de sa passivité-excitation. Rappelons enfin que
l’expression « double retournement de la pulsion » ne se
trouve pas chez Freud ; le renversement en son contraire,
tel que Freud l’évoque, concerne non pas tant la pulsion
que le renversement de l’amour en haine, ce qui dépasse
largement le registre élémentaire de la pulsion pour
concerner des combinaisons de représentations et de
mouvements pulsionnels.

L’ŒDIPE ET LE FÉMININ

La passivité telle que l’a envisagée Catherine Chabert


et qu’il a été si aisé d’illustrer avec l’exemple de La Jeune
Parque, ne correspondrait-elle pas finalement à une forme
psychiquement active de réceptivité que l’on pourrait
donner comme définition du féminin, que le sujet soit
homme ou femme ?
Nous avons vu que cette capacité d’accueillir « l’excita-
tion » (au sens d’incitation sexuelle) venant d’autrui ne
pouvait être considérée comme une fonction élémentaire
mais qu’elle mettait en jeu des mouvements de réception
de l’emprise d’autrui, d’appropriation, d’identification, de
soumission à des données du destin, et qu’elle renvoyait
au jeu des instances psychiques. L’élaboration du féminin,

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LE FÉMININ HÉRITIER DU COMPLEXE D’ŒDIPE | 43

nécessaire au déploiement de la bisexualité psychique,


chez l’homme et chez la femme, ne correspondrait-elle
pas à ce mouvement d’appropriation, de développement
de la réceptivité psychique à l’égard de son propre corps
comme à celui d’autrui tel qu’on le voit se dérouler tout
au long du poème de Valéry ? La Jeune Parque, poème à
la première personne écrit par un homme, dédié à un ami
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homosexuel 1, met en scène l’âme d’une jeune fille ; ne
figure-t-elle pas la part féminine du psychisme de son
auteur ? Plus encore qu’une dimension de l’esprit, le fémi-
nin pourrait être considéré comme une forme d’instance :
le féminin héritier du complexe d’Œdipe. « Il faut céder
aux vœux des mortes couronnées… »

1. La dédicace du poème est la suivante : « À André Gide. Depuis


bien des années j’avais laissé l’art des vers : essayant de m’y astreindre
encore, j’ai fait cet exercice que je te dédie. 1917. »

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Usages et destin des sensations

Porter son attention sur la question de la sensation


conduit à considérer les rapports entre sensation, percep-
tion et représentation.
Si la perception tient une place véritable dans le corpus
freudien, en particulier dans la définition du « système
perception conscience », Freud donne à la sensation une
place moindre et ne spécifie pas clairement la sensation
par rapport à la perception. Centré sur ce qui différencie
le système perception-conscience du système inconscient-
préconscient, il tend même souvent à confondre sensation
et perception : « L’accès à la conscience est lié avant tout
aux perceptions que nos organes sensoriels reçoivent du
monde extérieur 1. » Selon cette formule qui ne résume
pas, loin s’en faut, les perspectives de Freud sur le sujet,
la perception n’impliquerait pas d’acte psychique, elle
serait une donnée immédiate liée au contact de nos sens
avec le monde extérieur. Cependant, la neurologie dis-
tingue sensation et perception : la sensation est un
éprouvé élémentaire ou global porté au psychisme par les

1. Abrégé de psychanalyse, Paris, Puf, 1950, p. 24.

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voies nerveuses, la perception implique qu’un acte intel-


lectuel, psychique, fasse quelque chose de la sensation élé-
mentaire éprouvée : la perception est l’interprétation
d’une sensation. Nous pensons que cette façon de voir est
en fait implicite chez Freud, même s’il ne l’a pas explicite-
ment développée. La perception est à l’articulation entre
conscient et préconscient ; la perception naît de la corres-
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pondance entre sensations et représentations.

SENSATION ET PSYCHISME

La sensation n’implique aucun travail psychique, c’est


une donnée, un éprouvé venant d’une stimulation en pro-
venance du monde extérieur 1 ou de notre corps lui-
même, cette partie très particulière du monde, extérieure
au psychisme, fertile en éprouvés mais également messa-
gère des manifestations du monde extra-corporel. Le
corps produit spontanément différentes sortes de sensa-
tions, qu’elles proviennent du système digestif, de la vessie
ou d’ailleurs, mais il est aussi le messager de sensations
provoquées par des actions du monde extérieur sur lui :
piqure, froid, chaud, bruit, lumière, etc. Il recueille les
effets sur lui de divers agents physiques et il en transmet
les données brutes au psychisme qui les interprétera pour
en faire des perceptions.
Cela étant, il est aussi des sensations déclenchées par
voie psychique, les sensations soulevées par le désir sexuel

1. « Dire que j’ai un champ visuel, c’est dire que par position j’ai accès
et ouverture à un système d’êtres, les êtres visibles, qu’ils sont à la disposi-
tion de mon regard en vertu d’une sorte de contrat primordial et par un
don de la nature, sans aucun effort de ma part. », M. Merleau-Ponty,
Phénoménolologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 250.

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par exemple – lui-même souvent suscité par des représen-


tations qui n’ont pas été directement éveillées par quelque
stimulation des sens – ou les sensations qui accom-
pagnent différents affects. Le jeu des représentations a la
plus grande part dans l’apparition de telles sensations.
Lorsque la philosophie, depuis Aristote, énonce que
« il n’y a rien dans l’esprit qui n’ait été d’abord dans les
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sens », elle considère implicitement qu’il existe un psy-
chisme d’emblée constitué dont le contenu se constitue
de ce que recueillent les sens. Si l’on peut considérer, avec
Aristote et quelques autres – Locke, Berkley, Hume… ou
encore Ernst Mach : « Le monde est uniquement consti-
tué de nos sensations » –, que notre connaissance du
monde se construit à partir de nos expériences senso-
rielles, et souscrire à cette perspective, il faut aussi consi-
dérer ce qui les recueille et les rassemble, ce qui constitue
le psychisme. L’originalité de la pensée de Freud est de
considérer que le psychisme n’est pas constitué d’emblée
mais se constitue, qu’il est à la fois une construction et
une conquête, sa formulation « Là où était le Ça le Moi
doit advenir » peut être transposée au sujet qui nous
occupe : « Là où était la sensation la perception doit adve-
nir. » Le monde n’est pas seulement ce que l’on en ressent
mais ce que l’on en perçoit et la perception est une
construction psychique. Le monde est une conquête, une
création du psychisme, conquête dans laquelle celui-ci se
construit. Il y a, pour nous, construction réciproque du
monde psychique et du monde physique. Marion Milner
a défendu l’idée selon laquelle la perception est une
création 1.
D’une autre façon, ceux des philosophes qui consi-
dèrent que c’est la raison qui façonne nos expériences
sensorielles (Kant par exemple) infèrent une raison ini-
tiale, présente dès le début, et ne considèrent pas que

1. M. Milner, Peindre et vivre, Paris, Puf, « Le Fil rouge », 1976.

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celle-ci soit le résultat d’une évolution, d’une constitution


progressive à partir d’une capacité première, aptitude à
investir et à constituer des éléments psychiques à partir de
ces investissements même. Si l’on se réfère aux nouvelles
métaphores scientifiques proposées par Georges et Sylvie
Pragier, le psychisme se développerait comme un système
auto-organisant : la capacité d’investir et de ressentir se
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différencie et s’organise au fur et à mesure des expériences
qu’elle éprouve, construit. Nous rejoignons l’idée antécé-
dente de Winnicott, celle du « trouvé-créé », laquelle
pourrait être vue comme l’intuition chez lui de l’existence
d’une capacité auto-organisante à l’origine du psychisme.

EMPRISE ET SENSATION

La sensation relève de l’appareil d’emprise évoqué par


Freud dans Trois essais sur la théorie sexuelle : le Bemächti-
gungsapparat, et spécifiquement, de ce que cet appareil
capture ou reçoit. Les organes des sens, la peau, l’ouïe, le
toucher, l’odorat, le goût – mais aussi ce que les neuro-
logues appellent la sensibilité profonde, laquelle nous
informe sur la position de nos membres, de notre corps
et sur ce que peut produire le fonctionnement de nos
organes profonds –, constituent la part réceptrice de cet
« appareil d’emprise », celle qui collecte les sensations,
qu’elles soient provoquées par un contact avec le monde
extérieur ou par un phénomène corporel intérieur.
L’autre part de l’appareil d’emprise, son bras séculier,
est la motricité, laquelle va à la recherche des objets du
monde extérieur pour s’en assurer la maîtrise et pour bâtir
à leur contact une expérience de satisfaction, mais qui
peut aussi aller à la recherche d’un certain nombre de
sensations sexuelles ou non.

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USAGES ET DESTIN DES SENSATIONS | 49

On peut distinguer ainsi différents registres de sensa-


tions : les unes sont liées à des zones capables de procurer,
à partir de stimulations convenables, une expérience de
satisfaction, les zones érogènes décrites par Freud, effec-
trices de la sexualité, et d’autres zones, anérogènes de
façon autonome, mais dont la stimulation peut éveiller
indirectement le registre sexuel. Néanmoins, il faut aussi
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constater que la stimulation de ces zones peut également
paralyser l’excitation sexuelle proprement dite par une
sorte de concurrence économique. Il faut tenir compte,
en effet, du point de vue économique puisque même si
une certaine stimulation, cutanée par exemple, ou légère-
ment douloureuse, peut apporter son contingent à l’exci-
tation sexuelle – ainsi que les excitations mécaniques et
musculaires comme Freud l’indique dans Trois essais sur
la théorie sexuelle 1 –, un excès de stimulation entraîne
une douleur qui, devenue trop intense, force l’investisse-
ment et vient concurrencer en somme le registre sexuel.
Toute zone peut devenir « algogène », selon l’expression
de Didier Anzieu. Dans l’ordre des sensations, on peut
alors considérer trois registres : le registre érogène, celui
des deux modes de fonctionnement de l’appareil
d’emprise, et un registre algogène non spécifique.
Les sensations prennent leur sens en fonction de leur
lien à une expérience de satisfaction. Dans le modèle que
nous avons proposé 2 – à partir des formulations de
Freud –, c’est l’expérience de satisfaction qui est le creuset
de la constitution de la pulsion en créant une combinai-
son particulière entre deux courants d’investissements

1. Michel Fain évoque à ce propos ce qu’il appelle la « coexcitation


libidinale », contingent apporté à l’excitation sexuelle par des stimulations
non sexuelles. Or, toute excitation est libidinale, il faudrait donc parler de
« coexcitation sexuelle », de même que l’on pourrait parler de « coexcita-
tion traumatique ».
2. P. Denis, Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion,
op. cit.

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complémentaires l’un « en emprise » sur l’objet et venant


de l’objet, l’autre « en satisfaction » et investissant l’expé-
rience que la décharge au niveau des zones érogènes
entraîne. Cette expérience ouvre simultanément une voie
pulsionnelle et constitue un objet interne, c’est-à-dire une
représentation, une image vivante de l’objet qui se revivi-
fie lorsque monte à nouveau l’excitation libidinale. La
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création de la pulsion et celle de la représentation sont
ainsi absolument connexes ou, si l’on veut, pulsion et
représentation résultent d’un même phénomène qui fait
apparaître le Moi et la vie psychique proprement dite. Le
destin des sensations est ici de prendre sens dans leur
association à cet objet psychique qu’est la représentation.
Lorsque la pulsion se désunit, lorsque le montage pul-
sionnel se défait (par surcharge d’excitation par exemple),
les sensations jusque-là fondues dans le courant pulsion-
nel et constitutives de l’affect porté par la représentation,
réapparaissent sous la forme de ces sensations dispersées
ressenties dans les moments de dépersonnalisation.

TRACES

Si la perception est bien l’interprétation d’une sensa-


tion, c’est-à-dire l’articulation de celle-ci avec un jeu de
représentations, la mise en mouvement, par voie psy-
chique, des représentations correspondantes peut faire
renaître quelque chose du vécu perceptif et réanimer
ainsi, plus ou moins intensément, la sensation initiale. Le
modèle donné par Merleau-Ponty est celui-ci :
Si maintenant nous remplaçons la trace physiologique par
une « trace psychique », si nos perceptions demeurent dans un

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inconscient, la difficulté sera la même : une perception conser-


vée est une perception, elle continue d’exister, elle est toujours
au présent… 1
Même si nous ne pouvons souscrire à l’équation pro-
posée par Merleau-Ponty et à cette idée que la perception
est conservée dans « un inconscient » – car nous pensons
que ce qui est conservé c’est une représentation et tout ce
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qu’elle associe dans sa constitution –, cette formulation
souligne bien ce que nous savons de la force du souvenir
et elle peut nous inviter à considérer le souvenir comme
une endoperception. En tout état de cause, la représenta-
tion peut faire renaître quelque chose des sensations qui
ont contribué à sa constitution, de même qu’elle porte
avec elle un peu de l’éclat de la satisfaction initiale.
Nous pouvons penser que le modèle décrit par Mer-
leau-Ponty pourrait s’appliquer assez bien aux souvenirs
traumatiques, c’est-à-dire pour les images gardant un
potentiel d’excitation très intense, trop intense. Toute
expérience traumatique n’est traumatique que parce
qu’elle est intraduisible dans la langue tissée par les repré-
sentations antécédentes. Le caractère répétitif et trauma-
tique des rêves, dans les névroses de guerre par exemple,
est lié à la non-élaboration de l’expérience vécue, à
l’impossibilité de faire passer l’excitation des sensations
vécues par les voies pulsionnelles, c’est-à-dire le réseau des
représentations. L’élaboration d’une expérience quel-
conque n’est sans doute pas autre chose que son interpré-
tation, que son écriture dans l’ensemble des idéogrammes
antécédents. La résurgence des images traumatiques est
vécue dans l’actuel, au présent, ce qui lui donne son
caractère non pas de perception mais de déclencheur de
sensations actuelles, débordantes provoquant le réveil
dans l’angoisse ou la crise de panique inopinée, affects
liés au débordement du système psychique.

1. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 473.

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52 | ŒDIPE MÉDECIN

REPRÉSENTATIONS ET SENSATIONS

Il est utile de considérer cette formulation d’Ernst


Mach :
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Les couleurs, les sons, les températures, les espaces, les
temps, etc., forment entre eux des connexions multiples et
variées, et ils sont eux-mêmes associés à des états d’âme, des
sentiments, et des volitions. […] De ce réseau émerge ce qui
est relativement plus solide et plus stable… 1.
Une expérience de satisfaction associe ainsi, pour consti-
tuer une représentation, tout un ensemble sensoriel. Par
exemple, au cours de la tétée, les sensations de l’enfant
sont multiples : la position de son corps, la façon dont il
est tenu, les sensations visuelles du visage, des cheveux de
sa mère – les sons de sa voix – et naturellement ce qu’il
ressent dans sa bouche et dans son tube digestif. De
même que la mémoire est faite de plusieurs sortes de
signes – ainsi que le dit Freud dans une lettre à Fliess –,
la représentation est faite de plusieurs sortes de signes et
la perception renvoie à un réseau de représentations dont
on ne peut isoler un élément sans artificialité.
La perception, mise en relation de tout un jeu de sen-
sations avec un ensemble de représentations, n’est jamais
élémentaire. L’interprétation, par le monde des représen-
tations, des sensations qui parviennent au psychisme ne
les traduit pas forcément dans une seule langue, diffé-
rentes traductions peuvent coexister. Si ces sensations ne
sont pas interprétables, dans aucun système, si elles ne
peuvent faire vivre le monde de nos représentations, un
sentiment d’inquiétante étrangeté apparaît, l’angoisse
monte et peut entraîner un vécu de dépersonnalisation.

1. P. 7 et 8.

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USAGES ET DESTIN DES SENSATIONS | 53

J’ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un énervement


fiévreux, qui rend mon âme aussi souffrante que mon corps.
J’ai sans cesse cette sensation affreuse d’un danger menaçant,
cette appréhension d’un malheur qui vient ou de la mort qui
approche, ce pressentiment qui est sans doute l’atteinte d’un
mal encore inconnu, germant dans le sang et dans la chair 1.
Ce que vit le personnage, Maupassant lui-même en
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fait, est un ensemble de sensations ininterprétables, qu’il
lui est impossible de mettre en rapport avec le souvenir
d’expériences antécédentes. Les vécus de dépersonnalisa-
tion s’accompagnent souvent de sensations corporelles
sine materia : fourmillements, impressions de changement
corporels, etc. Les sensations que l’on ne peut relier à un
ensemble représentatif admissible sont fauteuses de
troubles, le symptôme hystérique est le fait par exemple
d’une stimulation sexuelle, de sensations qui ne trouvent
pas leurs correspondants dans le registre des représenta-
tions et qui ne trouvent pas leurs voies d’expression dans
le registre sexuel qui leur aurait convenu. Nous avons
évoqué plus haut la question des expériences trauma-
tiques dont les traces n’arrivent pas à se muer en souvenirs
et gardent leur pouvoir désorganisateur.

SENSATIONS ET AFFECTS

Les affects sont ressentis au présent, et se manifestent


à la conscience 2. En dehors de ceux qui accompagnent

1. G. de Maupassant, Le Horla, in Contes et nouvelles, Paris, Gallimard,


« Quarto », 2014.
2. La question de l’affect inconscient n’a été évoquée par Freud qu’à
propos du « sentiment » inconscient de culpabilité. Sentiment, c’est-à-dire
jeu de représentations, qui ne s’accompagne d’un affect de culpabilité que
si celui-ci est ramené à la conscience. Le potentiel d’affect est inconscient,
l’affect est conscient par définition.

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54 | ŒDIPE MÉDECIN

un état traumatique ou assimilé, les affects, heureux ou


malheureux, sont liés à des représentations et tous sont
riches de sensations : celles du cœur serré, des pleurs ou
du rire. Le déclenchement de l’affect, l’actualisation d’un
affect se fait généralement à partir de l’évocation d’une
représentation qui le véhicule. Toutefois, il peut resurgir
à la faveur d’une sensation en lien avec l’expérience ini-
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tiale. Une sensation faisant partie d’un ensemble au sens
de Mach peut à elle seule susciter la représentation qui
correspond à l’ensemble lui-même, et déclencher l’affect
qui l’accompagne : une petite madeleine, une tasse de
tilleul et la Vivonne apparaît… Ce qui est retrouvé lors-
qu’un affect resurgi a sans doute un rapport avec la per-
ception initiale, mais de façon très atténuée si on le
compare au souvenir traumatique où les choses ne se sont
pas organisées en perception proprement dite, n’ont pas
été interprétées et sont restées de l’ordre de la sensation.
La résurgence d’un affect tempéré est le fait de la revivis-
cence des représentations bâties dans l’expérience psy-
chique qui a transformé la sensation initiale en
perception. En d’autres termes, la perception d’un souve-
nir (et des affects qui l’accompagnent) n’est pas un retour
du perçu initial mais, comme dans le rêve, la construction
extemporanée d’un analogon ou d’un dérivé des sensa-
tions initiales. L’identité de sensation – ou au moins
l’identité de certains éléments de l’ensemble des sensa-
tions liées entre elles dans telle représentation – entraîne
ou non une identité de perception.
Le destin des sensations liées aux affects – les yeux qui
piquent si les larmes montent, l’ébauche du sanglot, la
rougeur du visage, etc. – est variable. Le psychisme peut
les laisser vivre mais il peut aussi les assimiler à un danger,
à l’ébauche d’une perte de maîtrise. Il faut alors les répri-
mer, déplacer l’investissement, recourir par exemple à des
sensations physiques auto-provoquées dont le mérite est

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USAGES ET DESTIN DES SENSATIONS | 55

d’être autres et de priver la représentation de son investis-


sement. Le choix est large : usage de sensations liées à des
toxiques, recours à la motricité, à la douleur, etc. Un
aspect particulier est celui de l’alexithymie, où les affects
ne sont perçus qu’à travers quelques sensations que le
sujet ne relie pas à des représentations, qu’il ne « tra-
duit » pas.
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Cela étant, les sensations de l’affect peuvent également
être auto-provoquées et surinvesties pour réduire au
silence des représentations bruyantes, trop chargées
d’excitation ou des images gardant un potentiel trauma-
tique. La perversion affective, au sens de Christian David,
fondée sur le processus d’auto-affectation, implique l’évo-
cation de représentations isolées, connues, provoquant un
affect maîtrisé accompagné des sensations correspon-
dantes recherchées, mais connues et mesurées. Dans cette
occurrence, les sensations ne gardent qu’un lien minimal
à une représentation fragmentaire qui n’a plus qu’une
valeur de déclencheur et perd son insertion avec
l’ensemble du tissu représentationnel. L’affect peut
mentir, nous dit Françoise Coblence 1, et peut servir à se
mentir à soi-même.
Les peurs auto-provoquées à coups de films d’horreur
ou d’attractions foraines vertigineuses sont d’autres usages
de la culture des sensations pour lutter contre l’envahisse-
ment par des affects de tristesse ou d’abandon.
Cela étant, la sensation provoquée est souvent utilisée
contre l’affect, contre le jeu des représentations, contre les
sentiments, contre les désirs, etc. Il s’agit d’isoler la sensa-
tion en la cultivant pour elle-même, de couper le lien
avec les représentations qui lui donnent sa qualité de per-
ception, d’empêcher que l’excitation prenne une forme
pulsionnelle et qu’elle ne conduise à un vécu sexuel.

1. F. Coblence, « L’affect ment-il ? », in Vie et mort des affects, Paris,


Puf, « Petite bibliothèque de psychanalyse », 2016.

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56 | ŒDIPE MÉDECIN

C’est le cas du surinvestissement de la sensation de


faim chez les anorexiques, qui vise à l’extinction de l’exci-
tation sexuelle, et singulièrement de l’excitation homo-
sexuelle liée au sentiment d’être envahie par le corps
maternel du fait de l’apparition des règles, des seins et
des formes féminines adultes. C’est aussi le cas des sensa-
tions liées au remplissage gastrique et au vomissement
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chez les boulimiques. Écoutons par exemple cette
patiente : « À certains moments quand c’était trop, trop
de tension, je me sentais comme débordée, je sentais des
sortes de crépitements, il fallait que je fasse retomber cela,
que je l’étouffe ; je me précipitais pour manger, manger,
puis je me faisais vomir… Ensuite c’était une fatigue et
j’étais calmée » ; fatigue et non plaisir, répression et non
refoulement.
Le surinvestissement d’une douleur, accidentelle ou
auto-provoquée peut être utilisée pour lutter contre une
surcharge d’excitation libidinale qui menace la cohésion
du Moi. Il faut trouver des moyens de panser la blessure
narcissique due à une excitation incontrôlable et inutili-
sable, plus encore qu’un sentiment de perte de maîtrise,
il s’agit d’une impression de faillite du Moi. Le recours à
la motricité, à une activité volontaire dans ce registre – et
qui ne dépend d’aucun partenaire –, peut redonner un
sentiment de contrôle : la déambulation addictive, la pra-
tique compulsive d’un sport en sont des manifestations.
La sensation de fatigue est aussi un bon moyen d’aboli-
tion de l’excitation libidinale qui ne trouve pas sa voie
vers la satisfaction, un moyen souverain de lutte contre
la dépersonnalisation qu’elle induit ; les procédés auto-
calmants décrits par Claude Smadja et Gérard Szwec sont
des procédés de répression qui associent le surinvestisse-
ment de la motricité et leur aboutissement dans une sen-
sation de fatigue, laquelle apporte le calme de l’ataraxie
en lieu et place de la quiétude de la satisfaction sexuelle.
La fatigue est un moyen plus sûr que les relations

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USAGES ET DESTIN DES SENSATIONS | 57

sexuelles qui ont le mauvais ton de devoir quelque chose


à une personne aimée.
Cependant, il est possible de vivre l’exercice de la
sexualité « en sensation », dans l’abolition des sentiments
et du lien à autrui. Telle patiente chez qui l’investissement
des comportements et des agir est au premier plan parle
ainsi : « Je ressens l’orgasme dans mon corps, pas dans
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ma tête… » ; l’expérience sexuelle, parcellisée, coupée du
registre des sentiments, n’enrichit pas alors le domaine
des représentations. Au lieu que l’acte amoureux crée « un
nouveau dieu dans notre panthéon » (Milner), il n’est
qu’acte sexuel – « naïve nécessité, et pas d’histoires » selon
la formule de Valéry – isolé du monde des représenta-
tions, coupé de l’histoire du sujet ; il donne finalement
un sentiment d’appauvrissement.
La recherche de la sensation – et la prédominance du
registre de l’emprise qu’elle implique –, est d’autant plus
grande que le domaine pulsionnel, le monde des repré-
sentations et des relations de satisfaction est moins riche.
Le culte extensif du sensationnel, de ce qui « décoiffe »,
du gigantisme, de l’impressionnant que l’on constate
aujourd’hui est-il le signe d’une culture différente qui pri-
vilégierait le monde des sensations plutôt que celui des
sentiments ?

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La douleur fantôme

LE TRAVAIL DE LA DOULEUR

Devant certains patients qui se plaignent de douleurs


chroniques, il est frappant pour l’analyste de constater, en
lui, l’impression qu’il existe chez eux une sorte de culture
de leur douleur. Ils ne la lâchent pas, ils en suivent et
semblent en entretenir les effets par la plainte, se présen-
tant comme des Pénélope de la douleur. L’analogie avec le
fonctionnement psychique des sujets déprimés qui ne
peuvent lâcher l’objet de leur dépression s’impose à l’esprit
mais peut aussi évoquer le fonctionnement nostalgique. La
nostalgie, décrite d’abord comme douleur causée par le
désir du retour – nostos – au pays natal, maintient présent
et vivant à l’esprit un objet dont le sujet se trouve séparé
ou qu’il a perdu. Pénélope serait alors plus nostalgique
qu’Ulysse qui, lui, s’emploie à revenir mais peut paraître
éviter, dans les méandres de ses voyages, le retour effectif 1.
1. N. Nicolaïdis nous a rappelé qu’un équivalent du terme de « nostal-
gie » n’apparaît pas dans L’Odyssée, où seul figure le « nostos », le retour
lui-même.

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60 | ŒDIPE MÉDECIN

La mère d’Ulysse était mélancolique 1 et l’on peut penser


qu’Ulysse avait retrouvé en Pénélope une réplique de cette
mère. Pénélope s’employait en effet à un travail étrange, la
broderie diurne du linceul destiné au père d’Ulysse – tra-
vail de deuil ? – était attaquée et défaite la nuit par un
travail destructeur – travail de la dépression ? – qui la
ramenait au point de départ de la perte. Pénélope se trou-
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vait ainsi dans une situation psychiquement incertaine,
prise entre une tentation maniaque – se livrer aux préten-
dants qui l’entourent et la sollicitent – et une mélancolie
qui aurait inhibé toute activité en elle. Peut-on imaginer
que sa broderie l’ait protégée à la fois de la plongée dans
la débauche et d’un risque de somatisation ?
Du côté d’Ulysse, on peut se demander s’il ne fuyait
pas Ithaque afin de ne pas se retrouver confronté à une
épouse aussi mélancolique que sa mère. Il aurait connu
une peur du retour, loin d’être nostalgique, il serait
l’exemple même d’une anti-nostalgie, d’une nostophobie,
laquelle aurait entraîné les détours de son long périple.
Cela étant, pourquoi une telle difficulté au retour ? On
est en droit d’imaginer que c’est le potentiel de violence
destructrice – homicide, dirigé contre celui ou celle que
l’on a perdu – qui effraie Ulysse. Le massacre des préten-
dants peut s’entendre comme l’inversion paranoïaque et
le déplacement de ce vœu de mort originairement dirigé
contre la mère mélancolique, et contre Pénélope par sub-
stitution. De ce point de vue, l’idéalisation de l’objet
perdu que l’on retrouve cultivée par le sujet au cœur de
la nostalgie, ce surinvestissement de l’éclat de l’objet,
comporte une part de formation réactionnelle contre le
risque d’un déchaînement destructeur contre lui 2. Malgré
1. Nous citons ici une communication de Jean Cournut.
2. Ce mouvement peut être illustré par une histoire que contait Jean
Rigaux : « Un homme du temps des évangiles avait un veau magnifique
dont il était très fier, un veau gras qui un jour disparaît. Il est désolé,
pense à son veau, le regrette, souhaite son retour. Et un jour le veau gras
réapparaît : son propriétaire en a été si heureux qu’il a tué le fils prodigue. »

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LA DOULEUR FANTÔME | 61

et sans doute aussi grâce à ce sadisme contenu, la nostal-


gie constitue un moyen de maintenir un certain plaisir
psychique en l’absence de l’objet aimé, à l’inverse de la
dépression où le surinvestissement fétichique de l’ombre
de l’objet n’apporte aucun plaisir et vide le Moi de son
énergie. Dans la dépression, le surinvestissement de cet
« objet dépressif » ou « objet de la dépression » est le seul
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moyen d’assurer au Moi une cohésion, sans cela il se défe-
rait, plongeant le sujet dans les affres de la dépersonnalisa-
tion. Le nostalgique est moins enclin que le déprimé à
quitter son système du fait des plaisirs qu’il lui procure
malgré l’absence de son objet. Au cours d’un travail de
deuil, le sujet peut cependant être habité par une sorte de
tentation mélancolique : abandonner le travail de deuil,
le processus de détachement par rapport à l’objet perdu,
pour conserver au moins son ombre, son fantôme, dans
la mélancolie. Il est en fait impossible de faire un deuil
tout seul et pour pouvoir passer de la mélancolie au deuil
il faut la présence d’un investissement relais, celui d’un
autre objet ou celui du psychanalyste.

DOULEUR ET DÉPRESSION

Freud indique clairement le rôle du surinvestissement


dans l’organisation de la douleur psychique ; citons à
nouveau la formule qu’il utilise :
L’investissement de l’objet absent (perdu) en nostalgie,
investissement intense et qui, en raison de son caractère inapai-
sable, ne cesse d’augmenter, crée les mêmes conditions écono-
miques que l’investissement en douleur concentré sur l’endroit
du corps lésé.
Lorsque des quantités d’excitation sont trop élevées
pour que le Moi puisse les traiter, lorsqu’elles débordent

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62 | ŒDIPE MÉDECIN

le registre des représentations, le sujet n’est pas en mesure


d’utiliser le refoulement. En effet, ce mécanisme utilise
les représentations les unes contre les autres et des effets
de recouvrement des unes par le contre-investissement
des autres. Dominique Scarfone, dans son article
« Empreinte de la douleur 1 », cite Jean Cournut qui
évoquait un « contre-investissement de fond » nécessaire
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pour mettre en suspens certaines quantités d’excitation
au prix d’une lutte incessante et épuisante. Au lieu de
s’accompagner d’angoisse comme le contre-investissement
« habituel » (celui du refoulement), ce contre-investisse-
ment provoque épuisement et douleur. Il nous semble
que ce que décrivait Cournut correspond de façon très
étroite avec le mécanisme de la « répression » qui s’oppose
à celui du refoulement, et met en jeu des mécanismes
massifs et des procédés empruntés pour nous au registre
de l’emprise. En paraphrasant Scarfone, on pourrait dire
que la répression « permettrait la transformation de
l’effroi en douleur en limitant l’étendue de l’effraction 2 ».
Dans le cas des douleurs chroniques, la formule de
Freud nous semble pouvoir être inversée ainsi : l’investis-
sement en douleur, concentré sur l’endroit du corps lésé,
en raison de son caractère inapaisable, crée les mêmes
conditions économiques que celles qui sont produites par
l’investissement en nostalgie concentré sur un objet
perdu. Cette formule est parfaitement cohérente avec
l’observation quotidienne des sujets chez qui l’effraction
corporelle est de tous les jours, observation qui nous
montre que les douleurs chroniques – celles de métastases
osseuses par exemple, ou les douleurs neurologiques – ont
un effet dépressogène. L’investissement forcé auquel elles

1. Trans, printemps 1994.


2. D. Scarfone écrit : « Le contre-investissement de fond permettrait
la transformation de l’effroi en douleur » et propose l’analogie avec le
fonctionnement phobique où le contre-investissement (habituel) trans-
forme l’effroi (angoisse sans représentation) en peur avec représentation.

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LA DOULEUR FANTÔME | 63

contraignent le Moi entraîne son épuisement, la douleur


comme l’objet dépressif jouant le rôle d’un véritable
« trou noir 1 » psychique ; certains patients en arrivent
même au suicide. Notons que la plainte, fréquente bien
entendu, est cependant facultative dans ces cas, certains
sujets ne se plaignant pas. Citons Gabriel Burloux : « La
douleur n’implique pas la plainte et la plainte n’implique
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pas la lésion 2. » Il est important de souligner ici que la
pérennité de la lésion corporelle reste une source active
de stimulations douloureuses.
L’effet de cette stimulation douloureuse inapaisable a
un effet traumatique de différentes façons. Certes, la sti-
mulation douloureuse induit un excès d’excitation qui
vient désorganiser, chez le sujet, les moyens dont il dis-
pose pour la traiter. Cela étant, cet excès a également une
valeur désorganisante par sa source qui intéresse l’algo-
gène, et non pas le registre érogène. La douleur liée à
une lésion corporelle implique une forme de séduction
traumatique non seulement par l’excès de stimulation
qu’elle provoque mais aussi et surtout parce qu’elle intro-
duit un « objet algique », un « objet douleur » dans le
système psychique. Freud, à propos de la douleur, parlait
de « pseudo-pulsion » :
Il peut arriver qu’une excitation externe, par exemple en
corrodant et détruisant un organe, devienne interne et qu’ainsi
naisse une nouvelle source d’excitation constante et d’augmen-
tation de tension. Elle ressemble alors largement à une pulsion.
Nous savons qu’un tel cas nous le ressentons comme douleur.
Mais cette pseudo-pulsion n’a pour but que de faire cesser
l’altération de l’organe et le déplaisir qui l’accompagne. Un

1. « Trou noir » au sens des astronomes : corps céleste d’une masse si


considérable que la vitesse qu’il faudrait pour s’en libérer est supérieure à
la vitesse de la lumière.
2. G. Burloux, Le Corps et sa douleur, Paris, Dunod, 2004. Livre essen-
tiel auquel ces quelques lignes doivent beaucoup.

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64 | ŒDIPE MÉDECIN

autre plaisir, direct celui-ci, ne peut être obtenu de la cessation


de la douleur 1.
On peut comprendre aujourd’hui cette formule à
partir de la distinction entre « algogène » et « érogène » ;
la « source » de la pseudo-pulsion est la stimulation d’une
zone algogène : toute satisfaction de l’excitation qui en
découle est impossible, elle ne connaît pas d’objet adéquat
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susceptible de lui apporter la détente d’une satisfaction.
En outre, le surinvestissement que la douleur appelle à
elle détourne au profit de celle-ci une part majeure de
l’énergie psychique qui se trouve soustraite de l’investisse-
ment des représentations et du plaisir de fonctionnement
psychique. Une forme d’appauvrissement psychique en
découle. La douleur vide l’esprit.

DOULEURS CHRONIQUES
ET PATIENTS DOULOUREUX
CHRONIQUES

La situation des patients qui souffrent de douleurs


chroniques du fait de lésions actuelles est ainsi bien diffé-
rente de celles des patients « douloureux chroniques »
chez lesquelles la lésion initiale – lorsqu’elle a existé – est
corporellement cicatrisée ou a disparu, de telle sorte que
la « source algogène » n’est plus active. À rigoureusement
parler, il ne s’agit plus de « douleur chronique » mais bien
de « névrose algique » ou « d’algose », pour reprendre ici
les termes introduits par Gabriel Burloux 2. Pseudo-pul-
sion, la douleur est un leurre par lequel un sujet peut se
laisser abuser. L’appauvrissement fonctionnel causé par la

1. S. Freud, « Le refoulement », in Métapsychologie.


2. G. Burloux, Le Corps et sa douleur, op. cit.

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LA DOULEUR FANTÔME | 65

douleur perdure après l’effacement de sa cause. Le psy-


chisme, organisé par rapport à la douleur qu’il a fait
sienne, ne peut la perdre impunément sans être plongé
dans les affres de la désorganisation, dans l’effroi. La dis-
parition de la source douloureuse est vécue comme une
amputation corporelle autant que comme une amputa-
tion du Moi.
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Chez les patients souffrant d’une « algose », il s’agit de
ne pas perdre la douleur dont la lésion provocatrice n’est
plus active. De même que les amputés ressentent toujours
leur « membre fantôme » les sujets algosiques gardent leur
douleur fantôme alors même que sa source corporelle a
disparu. Ces patients entretiennent le « trou noir » une
fois qu’il s’est creusé. Il y a eu objectalisation de la dou-
leur 1. Évoquer Baudelaire suffit à illustrer ce processus et
à évoquer ce qu’il représente comme alternative au plaisir
et comme refuge : « Pendant que des mortels la multitude
vile, / Sous le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci, /
Va cueillir des remords à la fête servile, / Ma douleur,
donne-moi la main, viens par ici, / Loin d’eux. » La
séduction algique a implanté un objet nouveau, qui a pris
une place centrale et permanente. Permanente, la douleur
est une compagne qui ne vous quitte pas, sa séduction
n’en est que plus grande. Si elle devient nécessaire à la
cohésion du Moi, la perdre serait dramatique.
Et pourtant, si la plaie cicatrise, si la lésion s’estompe,
la source de la douleur se tarit. La douleur figure alors
l’impossible nostalgie, la douleur fantôme est une algie
sans retour. Car il n’est pas de deuil possible pour la
douleur : on la perd ou on la garde, contrairement à un
objet-personne dont on peut conserver des représenta-
tions et les introjections pulsionnelles constituées grâce à
1. G. Burloux décrit que l’accident douloureux provoque la précipita-
tion d’une figure maternelle abandonnante. Danziger considère que la
douleur contient un « objet maternel fantôme » présent par son absence
même.

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66 | ŒDIPE MÉDECIN

lui. Le deuil implique des représentations et des affects


qui leur sont liés ; la douleur, qui affecte le Moi, ne
l’affecte que par elle-même et ne représente qu’elle-même,
nous sommes dans le registre de la sensation.
Si la douleur – la sensation douloureuse –, est devenue
un objet garant de la continuité du fonctionnement psy-
chique, sa disparition va prendre le Moi au dépourvu,
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une solution est de tenter d’en maintenir quelque chose.
C’est une douleur fantôme qui va être investie, tout à la
fois ombre et éclat de la douleur initiale. Il va falloir nour-
rir cette flamme sombre pour en maintenir la morsure.
La plainte prend alors une importance essentielle pour
forcer l’existence de la douleur dans l’œil d’un témoin. Il
s’agit de vaincre la guérison pour maintenir une pièce
essentielle sur l’échiquier psychique ; triompher du méde-
cin en le mettant en échec fait partie de la maintenance
de cette douleur fantôme. Gabriel Burloux parle de « la
gloire de s’opposer à la guérison » et d’accuser le méde-
cin : « Le Moi de la douleur est un Moi immature, cou-
pable et innocent. Il s’est tourné vers l’autre qui ne l’a pas
entendu. Figé dans sa souffrance il est là en suspension,
en attente, dans son éternelle demande. C’est un Moi à
l’accusatif… » Le rôle de la plainte est celui d’une accusa-
tion, il est de maintenir l’idée sous-jacente d’un préjudice,
mais complémentairement, nous dit Burloux, celui de ne
jamais épuiser l’idée que la mère les a lâchés ; guérir serait
perdre le lien à cette mère-douleur. La perdre serait aussi
perdre, par rapport au médecin, le lien que la plainte
douloureuse constitue.
Le sujet engagé dans une algose transforme la douleur
physique qui s’estompe en une douleur morale qu’il faut
maintenir.

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LA DOULEUR FANTÔME | 67

L’ÉCHEC DU MASOCHISME

Comment rendre compte du fait que, dans ces algoses,


le masochisme manifestement échoue ? Un plaisir suffi-
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sant lié à la douleur permettrait le passage à une autre
forme de plaisir une fois la source douloureuse tarie, c’est-
à-dire lier la douleur à un ensemble de représentations.
Dans ce cas, un registre représentationnel préexistant
reprend force une fois que l’énergie consacrée à la douleur
peut l’irriguer à nouveau. C’est ce qui se passe générale-
ment pour les patients victimes d’une lésion douloureuse
qui ne deviennent pas ensuite « algosiques ». Une relation
masochiste au médecin pourrait aussi aboutir au rétablis-
sement d’un courant relationnel organisateur qui priverait
la douleur de sa nécessité. En effet, un aspect courant du
masochisme utilise la douleur pour maintenir l’investisse-
ment d’un objet, un lien libidinal à une personne figurée,
favorisé par la coexcitation sexuelle véhiculée par la sti-
mulation douloureuse. Dans l’algose, le fonctionnement
masochiste se dégrade et c’est la douleur elle-même qui
est élue comme objet. Au lieu de l’hallucination de la
satisfaction, les patients algosiques semblent recourir à
l’hallucination de la douleur, à l’hallucination de la
sensation.
Une forme de prédisposition à la névrose algique pour-
rait être constituée par la prédominance des investisse-
ments « en emprise » par rapport aux investissements « en
satisfaction », pour reprendre ici le jeu des deux registres
que nous avons décrits dans la genèse de l’organisation
pulsionnelle. Les sujets chez lesquels les expériences de
satisfaction n’ont pas produit un tissu de représentations
suffisant sont amenés, pour maintenir un fonctionnement
objectal, une organisation psychique efficiente, à exercer

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une emprise directe sur les personnes et les choses, et à


surinvestir cette emprise. Ces sujets, souvent hyperactifs,
seraient plus vulnérables à la douleur qui les prend de
court en abolissant une maîtrise qui leur est particulière-
ment nécessaire. Nous nous appuyons ici sur l’observa-
tion de Burloux qui constate que les sujets lombalgiques
étaient, avant leur accident, des sujets hyperactifs 1. Le
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surinvestissement privilégié du registre de l’emprise
implique non seulement des investissements actifs mais
aussi un surinvestissement du registre de la sensation,
lequel correspond à la réception de l’emprise d’autrui.
L’apparition d’un accident douloureux, la séduction
algique, empêche le patient d’utiliser ses procédés d’amé-
nagement en emprise et le confronte à un vécu d’impuis-
sance qui a pour lui valeur de perte objectale. Faut-il
invoquer comme le fait Burloux l’apparition à ce moment
d’une représentation de mère insuffisante, ou d’un « objet
maternel fantôme » porté par la douleur, comme le pro-
pose Danziger 2 ? Nous avons tendance à penser que ce
n’est pas nécessaire dans le cadre de notre modèle ; nous
pensons en effet qu’il n’y a pas de représentation véritable
en jeu et que le sujet adresse son agressivité et son désir
de meurtre à ceux qu’il voit comme lui infligeant cette
douleur ou aux personnes qui s’occupent de lui et ne l’en
délivrent pas ; cette agressivité contribue à tisser un lien
organisateur qu’il faudra maintenir par la pérennité de
la plainte.
Le problème thérapeutique consisterait finalement à
passer de la douleur à l’angoisse ordinaire et à faire traver-
ser au patient les rives de l’effroi. Programme difficile à

1. Hyperactifs du fait de leur détresse première, ces sujets voudraient,


selon Burloux, réparer le monde comme ils auraient voulu réparer leur
mère.
2. N. Danziger, « La jambe transparente et la lampe merveilleuse :
histoire d’une excitation douloureuse chronique », Revue française de psy-
chanalyse, 2005, vol. 69, no 1.

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LA DOULEUR FANTÔME | 69

accomplir. Pour Danziger, il faudrait arriver à obtenir une


« réafférentation psychique des représentants corporels
proscrits 1 », c’est-à-dire, si nous avons bien compris cet
auteur, les représentations corporelles altérées par le chan-
gement d’investissement dynamique et qualitatif qui s’est
opéré du fait de la douleur. Pour Burloux, la relation thé-
rapeutique – nécessairement patiente – vise à ranimer le
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registre des représentations et celui de l’affect, mais la
question contre-transférentielle, avec ces sujets qui
battent en brèche les efforts thérapeutiques et cherchent
à triompher du médecin, prend une importance cruciale.
Toute la difficulté est de leur éviter de s’isoler davantage
dans leur douleur et d’appauvrir peu à peu leur fonction-
nement psychique. Aragon a fort bien décrit ce destin
qui les menace : « Et je ressemble à ce monarque / Plus
malheureux que le malheur / Qui restait roi de ses dou-
leurs. / Vivre n’est plus qu’un stratagème / Le vent sait
mal sécher les pleurs / Il faut haïr tout ce que j’aime / Ce
que je n’ai plus donnez-leur / Je reste roi de mes
douleurs ».

1. Ibid.

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Restriction de la douleur,
douleur de la restriction

« Oui, même le grand amour vacille, on en


oublie le prix du beurre car l’âme se resserre,
toute entière, au trou étroit de la molaire. »
Wilhelm BUSCH.

LA DOULEUR PHYSIQUE

Il est universellement connu, et il nous semble aller de soi


que celui qui est affligé de douleur organique et de malaises
abandonne son intérêt pour les choses du monde extérieur,
pour autant qu’elles n’ont pas de rapport avec sa souffrance.
Une observation plus précise nous apprend qu’il retire aussi
son intérêt libidinal de ses objets d’amour, qu’il cesse d’aimer
aussi longtemps qu’il souffre. La banalité de ce fait ne doit pas
nous empêcher de lui donner une traduction dans les termes
de la théorie de la libido. Nous dirions alors : le malade retire
ses investissements de libido sur son Moi, pour les émettre à
nouveau après la guérison. « Son âme se resserre au trou étroit
de la molaire », nous dit W. Busch à propos de la rage de dents
du poète 1.

1. S. Freud, Pour introduire le narcissisme.

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Une rage de dents fait ainsi basculer l’esprit dans


l’unique direction de la recherche d’un soulagement et la
formule de l’humoriste Wilhelm Busch, que cite (partiel-
lement) Freud décrit parfaitement cette restriction opérée
sur l’esprit par la douleur physique. La douleur physique
nous plonge dans l’actuel et arrête le cours du temps psy-
chique, le passé et le futur n’ont plus de sens, seuls
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comptent l’acte ou les actes dont un soulagement pourrait
venir, changer de position, hurler, boire, appeler à l’aide
(maman de préférence), etc.
Pourtant, un investissement psychique intense peut
limiter ou suspendre pour un temps la perception de la
douleur, comme en témoignent l’expérience de soldats
qui n’ont constaté qu’après l’action telle blessure et sa
douleur, et les expériences d’interventions chirurgicales
sous hypnose. La douleur implique donc un investisse-
ment, et, dans le cas de la douleur physique, il s’agit d’un
investissement forcé : une rupture du fonctionnement
psychique ordinaire, par un stimulus nociceptif d’une
intensité excessive, draine vers ce point de rupture un
courant libidinal considérable. La douleur est ainsi un
mixte psychocorporel, une sorte de « pseudo-pulsion »,
dit Freud.
Il faut cependant faire ici un éloge de la douleur, éloge
relatif mais notable. L’investissement qu’elle implique, ce
rôle de pseudo-pulsion, maintient une forme d’organisa-
tion du psychisme autour de la zone douloureuse, et tant
que cet investissement reste opérant, il protège d’une dés-
organisation traumatique dans laquelle la douleur serait
comme noyée par un état de panique, par une angoisse
extensive qui envahirait le psychisme. La restriction de la
douleur ne joue donc pas seulement sur l’intérêt porté
aux choses extérieures et aux objets d’amour, mais aussi
sur l’angoisse qu’elle limite en la focalisant, en la fixant
sur un point de l’espace corporel.

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RESTRICTION DE LA DOULEUR… | 73

Il y a une forme de séduction de la douleur qui attire à


elle l’investissement libidinal, qui le dévoie, et qui aboutit
à la constitution d’un « objet douleur ». À l’inverse d’un
objet ordinaire, objet d’amour ou son dérivé, il ne peut
apporter d’expérience de satisfaction ni directe ni indi-
recte mais au contraire, il écrase la vie des représentations
et vide le Moi de son énergie. Le sujet affligé d’une dou-
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leur physique intense, et qui dure, se sent la proie d’une
sorte d’emprise anonyme contre laquelle il se sent
impuissant.
J’ai le souvenir très précis d’un patient, souffrant d’une
douleur d’origine neurologique chronique, très intense et
pénible, très peu soulagée par les antalgiques prescrits par
son neurologue. Son fonctionnement psychique se trou-
vait restreint d’une façon terrible pour lui. Il vivait au
bord de l’épuisement, ne trouvant que de très rares
sources de satisfaction. Presque incapable de lire et
s’imposant de travailler, il était souvent tenté par le sui-
cide. Son mode de pensée aurait pu être décrit comme
relevant de la pensée opératoire au sens de Marty et de
M’Uzan, mais c’était, dans son cas, un état secondaire à
la chronicité de sa douleur. Il était, d’une certaine façon,
enserré dans l’actuel. Une forme de système dépressif
s’était installée autour de l’objet douleur à l’investissement
duquel il ne pouvait échapper. Une souffrance psychique
s’était ainsi constituée et chronicisée. Il aurait pu parler
comme Antonin Artaud :
Je ne sentais pas la vie, la circulation de toute idée morale
était pour moi comme un fleuve tari. La vie n’était pas pour
moi un objet, une forme ; elle était devenue une série de rai-
sonnements. Mais des raisonnements qui tournaient à vide, des
raisonnements qui ne tournaient pas… 1

1. A. Artaud, « Sur le suicide », 1925.

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DOULEUR PSYCHIQUE

La douleur psychique commence ainsi lorsque « la circu-


lation de toute idée morale » s’arrête, lorsque le temps cesse
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de s’écouler, lorsque « ce temps qui ne passe pas 1 »,
s’immobilise. C’était donc le cas du patient que je viens
d’évoquer, qui ne se sentait pas de futur et qui ne se remé-
morait pratiquement rien. Cela étant, c’est aussi le cas de
la souffrance dépressive qui arrête le mouvement, c’est-
à-dire le temps. Flaubert évoque ainsi la douleur dépressive
d’Emma Bovary : « […] cette douleur enfin, que vous
apportent l’interruption de tout mouvement accoutumé,
la cessation brusque d’une vibration prolongée. » Il s’agit
pour nous de la vibration de l’esprit capable de se mouvoir.
La perte d’objet telle que Freud l’a décrite dans Deuil
et mélancolie pourrait permettre d’opposer la souffrance
du deuil à la douleur. Le deuil est mouvement, un mou-
vement qui éloigne de l’objet, le met en pièces, le dissout
et c’est une souffrance de plus. C’est ce que fait dire
Camus à Caligula : « On croit qu’un homme souffre
parce que l’être qu’il aime meurt en un jour. Mais sa vraie
souffrance est moins futile, c’est de savoir que le chagrin
non plus ne dure pas. »
La douleur de la dépression, la douleur psychique de
la mélancolie met le fonctionnement de l’esprit en arrêt
sur image. Dans la dépression, l’objet perdu, dont la perte
a amputé le Moi lui-même, a été remplacé par l’ombre
de l’objet dont le surinvestissement est nécessaire pour
échapper à la désorganisation, à la dépersonnalisation. Il
faut maintenir érigé ce fantôme de l’objet par le redouble-
ment de l’énergie psychique qui lui est consacrée. Un
1. J.-B. Pontalis, Ce temps qui ne passe pas, suivi de Le compartiment
de chemin de fer, Paris, Gallimard, 1997.

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RESTRICTION DE LA DOULEUR… | 75

culte s’installe dans la dépression qui sacrifie la vie du


Moi pour que s’en maintienne l’organisation antécédente.
Le mouvement s’arrête, le temps ne passe plus.
C’est la chronicisation de cet investissement libidinal
focalisée sur l’ombre de l’objet, – l’investissement « en
nostalgie » dont parle Freud –, qui constitue la douleur
psychique. Reportons-nous à Inhibition, symptôme et
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angoisse : Freud y rattache la douleur psychique à la
concentration de l’investissement sur l’objet perdu,
concentration qui, dit-il, « tend pour ainsi dire à vider le
Moi ». La souffrance installée est à son tour investie, inté-
grée au système ; l’emprise sur l’objet qui a été perdu,
impuissante, se réfugie dans la toute-puissance de la
pensée qui cherche à maintenir une existence à l’objet,
fut-elle virtuelle, en dépit du décret de la réalité. L’inves-
tissement se restreint et se concentre sur cet ersatz de
l’objet et c’est cette restriction même, cette concentration
même qui constituent la douleur. En effet, cette ombre
de l’objet, érigée en « objet dépressif », n’a pas la qualité
de représentation dans la mesure où elle n’est pas porteuse
de plaisir ou d’affect. Une représentation en appelle une
autre, chacune porte son quantum d’affect, et un plaisir
au fonctionnement psychique se déroule. Litza Guttierès-
Green souligne ainsi ce qui caractérise la situation de dou-
leur : « La douleur psychique va de pair avec l’absence de
représentations et dans les “transferts douloureux” on voit
la douleur psychique supplanter les autres affects. » (Gut-
tierès-Green, 1990). La douleur occupe en fin de compte
toute la place dans le Moi, et pas n’importe quelle place,
comme le perçoit tragiquement Artaud : « Cette douleur
plantée en moi comme un coin, au centre de ma réalité
la plus pure, à cet emplacement de la sensibilité où les
deux mondes du corps et de l’esprit se rejoignent… » La
douleur psychique se traîne comme un boulet. Artaud
commente ainsi l’un de ses dessins qui figure une vague

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silhouette d’homme, silhouette disloquée, clouée et clou-


tée : « C’est tout ce que j’ai voulu exprimer par ce dessin
où l’on voit un homme en marche et qui traine après lui
sa douleur comme la vieille phosphorescence dentaire du
kyste de ses peines cariées. »
Néanmoins, ici aussi, nous voyons se manifester une
fonction de la douleur : son rôle, chez Artaud, dans la
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lutte contre la dépersonnalisation majeure qui le défait.

Douleur et perte d’objet

Selon J.-B. Pontalis, « perdre c’est d’abord perdre de


vue », autrement dit l’objet est perdu dès lors que toute
emprise sur lui, fut-ce par le regard, est devenue impos-
sible. Cela étant, il y a, du point de vue de l’emprise,
deux aspects à la présence de la personne constituée en
objet d’amour : l’emprise que vous pouvez exercer sur elle
mais aussi l’emprise qu’elle peut exercer sur vous. Et
puisque les sensations recueillies par l’appareil d’emprise
affirmaient la présence de l’objet, c’est à des sensations
que l’on demandera de le faire revenir. Le Moi agira, puis-
qu’il le faut, sur le corps du sujet pour provoquer l’équiva-
lent de l’emprise d’autrui, pour que les sensations de son
corps lui parlent de l’objet. Sur le versant dépressif de la
perte, c’est la douleur qui joue ce rôle. Faute d’avoir un
objet à qui se sentir lié, à qui appartenir, le sujet en arrive
à appartenir à la douleur.
Seul pouvoir de Job sur son fumier, la douleur a mis-
sion de provoquer le retour de Dieu, le retour en présence
de l’objet, seule rédemption véritable. S’installe une
mystique de la douleur, résultat de la transposition sur
une image d’une emprise déboutée par son objet, elle vise
à exercer une emprise sur le monde, à le transformer.
Écoutons cette patiente : « C’est une foi. Une sorte de
croyance : si je souffre tellement il ne manquera pas de

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RESTRICTION DE LA DOULEUR… | 77

se produire quelque chose… Pendant la guerre je sacrifiais


mes barres de chocolat : j’achetais du bonheur à venir… »
Vertu magique, pouvoir, puissance de la douleur : il s’agit
de faire renaître l’objet des cendres du sujet, de faire se
manifester Dieu lui-même.
À la fin, si une issue ne s’ouvre pas, même la foi
inconsciente en la douleur s’efface, le dernier mouvement
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psychique cohérent disparaît : seules les sensations phy-
siques de la douleur persistent et la dépression s’asphyxie
sur elle-même, laissant la douleur rester le seul organisa-
teur d’une excitation chaotique. Les investissements en
emprise, les derniers à rester actifs dans la douleur,
peuvent alors conduire au suicide.

La douleur comme structure dissipative

Cependant, il est des situations de désorganisation psy-


chique dont le caractère mélancolique ne s’affirme pas
dans le développement d’une douleur psychique mais où
c’est l’investissement d’une douleur physique contingente
qui s’installe comme un point d’arrêt à la dépersonnalisa-
tion. À la différence de ce que nous avons évoqué au
début, il ne s’agit pas de douleurs physiques intenses,
intolérables, mais d’un élément douloureux qui pourrait
être supportable.
Nous reprendrons ici le modèle des « structures dissi-
patives », introduit en psychanalyse par Sylvie et Georges
Pragier 1. Ils nous expliquent que le terme de « structure
dissipative », qui est utilisé dans la physique moderne, et
en particulier pour l’étude des situations de « chaos », a
été choisi à dessein pour traduire l’association entre l’idée
d’ordre et celle de gaspillage. Le point important à retenir

1. G. Pragier et S. Pragier, Repenser la psychanalyse avec les sciences,


Paris, Puf, « Le Fil rouge », 2004.

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est que, dans un système physique, la dissipation de


l’énergie ne va pas toujours en augmentant pour aboutir
à l’anéantissement ou à la destruction du système (comme
dans un incendie), mais que l’apparition d’une structure
dissipative peut venir le stabiliser. La dissipation, pour les
« sciences dures », représente la situation de désordre d’un
système. Plus le désordre est grand et plus la quantité
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d’énergie utilisée de façon incohérente est grande, « dissi-
pée ». Si le système est fermé, la désorganisation va
s’accentuer jusqu’à la disparition complète du système.
Cependant, si le système est ouvert et continue à recevoir
de l’énergie, on peut voir apparaître une « structure dissi-
pative » et le désordre peut se réordonner sous une forme
qui limite le gaspillage et réintroduit une certaine organi-
sation. L’élément qui organise la structure dissipative n’est
plus celui qui centrait normalement le système mais un
élément contingent. Plus elle est loin de l’équilibre et plus
la matière devient sensible à des influences habituelle-
ment négligeables. Si l’on applique ce modèle au psy-
chisme, on constate sa pertinence dans de nombreuses
situations : « Dans un moment de désordre psychique,
un événement contingent [aléatoire] provoque parfois
l’apparition d’une structure durable… », écrivent Sylvie
et Georges Pragier.
C’est ce qui se passe dans l’installation de certains syn-
dromes douloureux qui n’ont pas pour origine une lésion
organique dont l’importance a provoqué la douleur, mais
qui se développent à partir d’une douleur « contingente ».
Nous prendrons l’exemple des lombalgies telles que les a
comprises Gabriel Burloux 1. Certains sujets lombal-
giques chroniques le sont à la suite d’un accident qui a
eu pour eux l’importance d’un traumatisme psychique.
Personnes très investies dans des activités dont la maîtrise
est pour eux essentielle, elles ont vécu l’accident comme

1. G. Burloux, Le Corps et sa douleur, op. cit.

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RESTRICTION DE LA DOULEUR… | 79

une perte de cette maîtrise, comme une expérience pas-


sive infligée qui prend une valeur traumatique, désorgani-
satrice. Au cours de l’accident lui-même, une douleur
lombaire, sans lésion majeure, a été provoquée et c’est
sur cet élément contingent que se fixe l’investissement
libidinal. Cela étant, la particularité est que la douleur
persiste à la guérison de l’éventuelle lésion qui avait initié
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la douleur et qu’elle se maintient. La désorganisation a
rencontré un élément contingent aléatoire, la douleur
physique limitée initiale, élément autour duquel s’est
constitué une « structure dissipative ». Le patient ne
reprend pas son travail, multiplie les consultations rhu-
matologiques, se traîne, « ne s’en sort pas », fait se succé-
der les arrêts de travail avec une invalidité en perspective.
Structure dissipative car il y a dissipation de l’énergie psy-
chique qui animait le psychisme et qui n’alimente plus
des activités de plaisir, gaspillage par rapport au système
antécédent donc, mais structure car organisation tout de
même, le patient ne sombrant pas dans une dépersonnali-
sation majeure et ne s’engageant pas dans une voie
dépressive mélancolique. Bénéfice de la douleur, qui res-
treint l’angoisse en même temps qu’elle limite la vie du
sujet.
Il faut noter que cette conceptualisation ne renvoie pas à
la notion de « régression », qu’elle n’invoque pas des expé-
riences infantiles spécifiques ayant organisé des fixations, des
paliers propices à une régression réparatrice. La fixation
opérée par la « structure dissipative » est actuelle, elle se
constitue extemporanément sur un élément aléatoire.

AU-DELÀ DE LA DOULEUR

Ce modèle des structures dissipatives est intéressant


pour aborder nombre d’états psychopathologiques qui se

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sont développés à partir d’une expérience de désorga-


nisation.
À l’adolescence en particulier, où l’on voit s’installer,
parfois brusquement, une conduite déviante, ou des par-
ticularités psychiques que l’on n’aurait pu prévoir. La dés-
organisation qui touche inéluctablement les adolescents
les rend « sensibles à des influences habituellement négli-
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geables », influences susceptibles de faire se cristalliser une
« structure dissipative » qui devient le noyau organisateur
de leur pathologie. Toutes ne sont pas néfastes mais beau-
coup peuvent l’être. Il s’agit toujours d’une rencontre,
souvent de hasard et dont la contingence aurait pu la
laisser sans importance. Rencontre avec un toxique
– alcool, tabac et autres – ou avec une expérience doulou-
reuse, mais ce peut être aussi un régime qui se poursuit
en anorexie, un mouvement identitaire particulier, des
scarifications, une kleptomanie, une partie de poker, une
addiction à l’ordinateur, aux jeux de rôles ou aux soi
disant « réseaux sociaux », etc. Tout dépend de leur valeur
réorganisatrice par rapport à leur valeur dissipative, et de
leur évolution ultérieure. Il est aussi des toxicomanies aux
mathématiques ou au jeu d’échecs.
Les expériences sexuelles précoces peuvent jouer un
rôle organisateur, parfois salvateur mais quelquefois de
nature à induire des conduites qui limitent les possibilités
d’évolution du sujet. Néanmoins, ce peut être une idée
dont l’investissement prend une valeur organisatrice.
L’idée d’un suicide possible peut avoir un impact réorga-
nisateur tragique, à l’origine de ces « suicidoses » dont
parlait Racamier.
La folie séductrice d’Emma Bovary se constitue sur ce
modèle d’une structure dissipative. L’élément inattendu
est essentiellement intérieur à la faveur d’un événement
mondain, peu probable, contingent : un bal chez des
hobereaux, au château de la Vaubyessard. Tout ensuite
sera changé :

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RESTRICTION DE LA DOULEUR… | 81

Qui donc écartait à tant de distance le matin d’avant-hier et


le soir d’aujourd’hui ? Son voyage à la Vaubyessard avait fait un
trou dans sa vie à la manière de ces grandes crevasses qu’un
orage, en une seule nuit, creuse quelquefois dans les montagnes.
La crevasse d’une structure dissipative… Pourtant, la
lutte de la malheureuse Emma contre la dépersonnalisa-
tion va finir par sombrer, la dissipation l’emporte : « […]
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mais comme l’ouragan soufflait toujours, et que la passion
se consuma jusqu’aux cendres, et qu’aucun secours ne
vint, qu’aucun soleil ne parut, il fut de tous côtés nuit
complète, et elle demeura perdue dans un froid qui la
traversait. » Et elle s’enfonce dans une de ces formes de
dépression douloureuse que nous ne connaissons que
trop : « douleur je n’ai plus que toi »… Elle applique à
elle-même sa folie d’emprise et se suicide.
Cela étant, si la sensibilité de la désorganisation des
adolescents « à des influences habituellement négli-
geables » leur fait courir le risque de se fixer à des formes
de dissipation organisées mais dommageables, elle les pré-
dispose aussi à des rencontres constructives et salutaires,
entre autres à une rencontre psychanalytique. « Un rien
qui bouge et tout est changé », écrivait Christian David.
Une seule rencontre peut apporter beaucoup et la mise
en place d’une relation psychanalytique dans la durée
instaurera une forme de « structure dissipative » dont
nous savons que son pouvoir réorganisateur compensera
la dépense d’énergie qu’elle requiert.

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Ce qui a été perdu à l’intérieur
est appréhendé à l’extérieur

La formule de Freud, tant de fois reprise pour définir


la projection, semble nous avoir fait oublier l’argumenta-
tion qui l’a précédée. En effet, avant d’écrire : « Il n’était
pas juste de dire que le sentiment réprimé au-dedans fût
projeté au-dehors ; on devrait plutôt dire, nous le voyons
à présent que ce qui a été aboli au-dedans revient du
dehors », Freud a insisté sur la perte d’objet qui déclenche
le processus. Isolée de son contexte, la formule que nous
venons de rappeler prend une allure phénoménologique,
donne du processus de la projection l’idée d’un phéno-
mène passif, quasi météorologique, alors même que Freud
vient d’insister sur le fait que c’est l’appareil psychique du
patient qui se lance dans un effort de guérison, que c’est
lui, le patient, qui a d’abord détruit le monde en lui reti-
rant son investissement. Il faut considérer que l’appari-
tion du délire résulte du sort fait à cette énergie
désinvestie. La parenté entre paranoïa et mélancolie est
explicite dans ce que dit Freud :
L’étude d’un certain nombre de cas de délire de persécution
nous a conduits, moi ainsi que quelques autres investigateurs,

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84 | ŒDIPE MÉDECIN

à cette idée que la relation du malade à son persécuteur peut


se ramener dans tous les cas à une formule très simple. La
personne à laquelle le délire assigne une si grande puissance et
attribue une si grande influence et qui tient dans sa main tous
les fils du complot est – quand elle est expressément nommée –
la même que celle qui jouait, avant la maladie, un rôle d’impor-
tance égale dans la vie émotionnelle du patient.
C’est la perte du lien à cette personne qui déclenche
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le phénomène, la perte d’objet est le point commun entre
mélancolie et paranoïa. Dans les deux cas, « la fin du
monde est la projection de cette catastrophe interne, car
l’univers subjectif du malade a pris fin depuis qu’il lui a
retiré son amour », fin du monde autant dans la paranoïa
que dans la mélancolie où peut apparaître de surcroît un
syndrome de Cottard : un délire de l’absence des organes,
une fin du monde corporelle. Melanie Klein donne égale-
ment la perte d’objet comme point de départ de la para-
noïa : « Le paranoïaque a lui aussi, dirai-je, introjecté un
objet total et réel, mais il n’a pas été capable d’accomplir
une identification complète avec lui, ou, si même il est
allé jusque-là, il n’a pas pu s’y maintenir 1. » Dans la
mélancolie, c’est autour de l’ombre de l’objet – intériori-
sée – que le patient se réorganise, reportant l’investisse-
ment de ses efforts d’emprise, désarmés par la perte, sur
cette ombre pour en ranimer l’éclat. Dans la paranoïa,
c’est le désir d’être objet d’emprise de la part de l’objet
perdu qui est au premier plan, celui-ci n’est plus un objet
saisissable mais un objet virtuel – localisé par le patient à
l’extérieur du psychisme –, dont il faut attendre, guetter
qu’il se manifeste. Ainsi, Freud poursuit : « L’importance
émotionnelle qui revient à cette personne est projetée au-
dehors sous forme de pouvoir venant de l’extérieur. »
Nous insistons sur ce point : « sous forme de pouvoir

1. M. Klein, « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états


maniaco-dépressifs », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1995, p. 320-
321.

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CE QUI A ÉTÉ PERDU À L’INTÉRIEUR… | 85

venant de l’extérieur ». Plutôt que « venant de l’exté-


rieur », il serait plus juste de dire : attendu de l’extérieur,
passionnément attendu de l’extérieur comme un amou-
reux attend un appel téléphonique au point de croire
entendre la sonnerie.
L’autre différence d’avec la mélancolie est ce que Freud
appelle le changement de « la qualité d’émotion ». Dans
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la mélancolie, l’amour continue de s’exprimer par rapport
à l’objet perdu, lorsque la haine apparaît, elle se dirige
contre le sujet lui-même qui s’accable de reproches et peut
en venir au suicide. Dans la paranoïa, comme l’écrit
Freud, « la qualité de l’émotion est changée en son
contraire ; celui que l’on hait et craint à présent en tant
que persécuteur fut en son temps aimé et vénéré ». Le
sujet continue de s’estimer, de s’aimer lui-même, la haine
se développe non pas contre le sujet lui-même mais à
l’égard de l’objet qui a trahi et peut conduire le patient
au meurtre.
Nous pensons donc qu’il faut nous fier davantage à la
logique d’ensemble de la conception de Freud plus qu’à
une formule qui reste en fait en deçà de sa pensée,
laquelle se résume au mieux ainsi : « Ce qui a été perdu
à l’intérieur est attendu de l’extérieur. » Plus précisément :
« Ce que le patient a perdu par désinvestissement à l’inté-
rieur est recherché/attendu de l’extérieur. »
Un certain objet interne qui assure une forme de cohé-
rence au fonctionnement psychique se trouve défait par
un changement dans son investissement, entraînant la
menace d’une désorganisation, d’un chaos, d’une fin du
monde interne. Le psychisme cherche à retrouver un
point d’appui, un point d’investissement qui lui permette
de se réorganiser. Dans le cas de la paranoïa, l’objet orga-
nisateur – la représentation homosexuelle interne – a été
vidé de la substance qui en faisait la valeur fonctionnelle,
qui le rendait porteur d’un certain plaisir. C’est sur son
squelette, sur les traces de l’investissement en emprise de

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86 | ŒDIPE MÉDECIN

cet objet que l’investissement va se reporter, trame conçue


dans un rapport à l’extérieur et qui se réoriente vers l’exté-
rieur dès qu’elle perd sa substance « en satisfaction ». Ce
seront alors des manifestations sensibles, sensorielles qui
seront attendues de l’extérieur, conduisant à des interpré-
tations délirantes ou à l’hallucination. La satisfaction,
impossible à reconstituer à l’intérieur est attendue de
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l’extérieur, comme une part manquante du sujet.
Notre façon de voir s’appuie, en la décalant dans notre
propre système, sur une proposition de Freud :
Les restes mnésiques, nous les concevons comme contenus
dans des systèmes qui sont immédiatement contigus au système
Pc-Cs, de sorte que leurs investissements peuvent se propager
facilement, à partir de l’intérieur, aux éléments de ce système.
On pense ici aussitôt à l’hallucination et au fait que le souvenir
le plus vif se distingue toujours de l’hallucination aussi bien
que de la perception externe ; mais, tout aussi vite, nous vient
la solution : dans la reviviscence d’un souvenir, l’investissement
est maintenu dans le système mnésique, tandis que l’hallucina-
tion, indiscernable de la perception, peut apparaître quand
l’investissement ne fait pas qu’empiéter de la trace mnésique
sur l’élément Pc, mais passe complètement sur celui-ci 1.
Pour nous, la trame de la représentation, son squelette
– constitué « en emprise » – appartient à ce système Pc-
Cs. Lorsque la trace mnésique de la satisfaction qui don-
nait vie à la représentation est défaite, l’investissement « se
propage » complètement sur sa trame, dans le système Pc-
Cs, tourné vers l’extérieur. La « projection » serait donc le
résultat d’un tel changement dans l’investissement relatif
du monde interne et du monde extérieur. Ainsi, « ce qui
a été perdu au dedans est recherché vers l’extérieur ». La
représentation perdue, la satisfaction perdue sera atten-
due, anxieusement attendue du monde extérieur pour
être finalement illusoirement trouvée. Anxieusement

1. S. Freud, Le Moi et le Ça, in Essais de psychanalyse,


trad. fr. J. Laplanche, Paris, Payot, 1981, p. 232.

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attendue dans la jalousie, illusoirement trouvée dans le


délire. Finalement, la meilleure formule qui rend compte
de cette anxiété dans l’attente, dans la recherche et la
rencontre illusoire est celle-ci : « Ce qui a été perdu à
l’intérieur est appréhendé à l’extérieur. »
Le mécanisme de « propagation de l’investissement »
peut être retrouvé dans la jalousie, mais de façon particu-
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lière. Freud décrit comment le jaloux se défend de son
homosexualité :
Ces hommes deviennent-ils, dans leur inconscient, l’objet
d’un investissement libidinal plus fort, ils s’en défendront alors
au moyen du troisième mode de la contradiction – « Ce n’est
pas moi qui aime l’homme, c’est elle qui l’aime » – et il soup-
çonne la femme d’aimer tous les hommes qu’il est lui-même
tenté d’aimer. La déformation par projection n’a pas à jouer
ici, puisque le changement dans la qualité de la personne qui
aime suffit à projeter le processus entier hors du Moi. Que la
femme aime les hommes, voilà qui est le fait d’une perception
extérieure, tandis que soi-même on n’aime point, mais qu’on
haïsse, que l’on n’aime point telle personne, mais telle autre,
voilà qui reste par contre le fait d’une perception intérieure.

On peut déduire de cette description comment la pro-


pagation de l’investissement, soustrait à une représenta-
tion homosexuelle directe trop forte, se fait en direction
d’un récepteur externe – l’épouse – livrée à l’emprise mas-
culine désirée et refusée : derrière le « ce n’est pas moi qui
l’aime, c’est elle qui l’aime », il y a l’attente anxieuse de
la réalisation de ce désir homosexuel par femme interpo-
sée, la femme constituant ici les parties féminines du
jaloux lui-même. En nous référant à ce que nous avons
évoqué plus haut, la femme prend la place de la trame
préconsciente de la représentation homosexuelle refusée,
comme récepteur de l’emprise, de la possession désirée.
Si bien que le jaloux guette les signes de sa satisfaction
rêvée : « À vrai dire, son anormalité se réduisait à ceci
qu’il observait avec plus d’acuité et accordait alors bien

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88 | ŒDIPE MÉDECIN

plus de prix à l’inconscient de sa femme qu’il ne serait


venu à l’idée d’un autre 1. »
Melanie Klein souligne elle aussi l’attente du para-
noïaque (et du jaloux ?) par rapport à un objet extérieur :
« […] dans des cas présentant de fortes caractéristiques
paranoïaques, j’ai rencontré le fantasme d’attirer par
séduction un objet externe à l’intérieur de son corps
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considéré comme une caverne remplie de monstres dan-
gereux, etc. 2. » Chez le jaloux, ce serait alors le corps de
sa femme qui prendrait la place de la « caverne remplie
de monstres dangereux ».
Soulignons aussi que Freud, dans la dialectique jalouse
– « ce n’est pas moi qui l’aime c’est elle qui l’aime » –,
indique que : « la déformation par projection n’a pas à
jouer ici » puisque le changement de support, l’attribu-
tion à une autre personne, suffit à externaliser le conflit.
Faut-il aller plus loin et conclure que la notion de « pro-
jection » n’est rien de plus qu’une métaphore, une des-
cription phénoménologique, mais que le mécanisme
métapsychologique qui la sous-tend n’est que le déplace-
ment de la masse d’énergie libérée par la désagrégation
d’un objet interne, mouvement par lequel les investisse-
ments basculent d’une formation psychique interne à une
autre tournée vers le monde extérieur ?
Le caractère massif des mouvements d’investissements
dans la jalousie, et les conséquences du surinvestissement
de ce qui est censé se passer en dehors d’eux, est frappant
chez les jaloux. « La jalousie était donc entrée dans ce
cœur avec une violence monastique. La jalousie, passion
éminemment crédule, soupçonneuse, est celle où la fan-
taisie a le plus d’action ; mais elle ne donne pas d’esprit,
elle en ôte ; et chez Sylvie cette passion devait amener
1. S. Freud, « De quelques mécanismes communs à la jalousie et à
la paranoïa ».
2. M. Klein, « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états
maniaco-dépressifs » in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 322.

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CE QUI A ÉTÉ PERDU À L’INTÉRIEUR… | 89

d’étranges idées. » Balzac décrit ici ce qui se passe chez


l’un des personnages de Pierrette, Sylvie, qui vient de
prendre chez elle une jeune cousine qu’elle va persécuter.
Le terme de « fantaisie » est à entendre au sens de l’imagi-
nation interprétative qui conduit à « d’étranges idées ».
Soulignons ce point : la jalousie « […] ne donne pas
d’esprit, elle en ôte ». En effet, le désinvestissement relatif
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du monde interne au profit d’une attente anxieuse par
rapport au monde extérieur, le fait que la personne
jalouse « observe avec plus d’acuité » l’inconscient de
l’autre plutôt que le sien propre 1 appauvrit le fonctionne-
ment psychique, fait surinvestir le registre de l’emprise au
détriment du monde des sentiments et des représenta-
tions. Le jaloux devient bête.

1. Rappelons ici la formule de Freud : il s’agit pour les paranoïaques


de « déplacer sur l’inconscient des autres l’attention qu’ils soustraient à leur
propre inconscient ».

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La belle actualité

L’INTEMPORALITÉ DE LA FUGUE

L’un de mes patients, dont la vie quotidienne est le


plus souvent péniblement vécue, décrit une forme de
douleur psychique particulière, ressentie au jour le jour,
liée au sentiment que, si les choses sont à peu près sup-
portables pour lui au moment présent, il ne peut penser
qu’elles pourraient durer : « J’ai une belle actualité mais
je ne me précède pas… »
Il vit au présent, dans un présent intemporel qui
m’évoque le déroulement d’une fugue de son enfance : il
fuyait la dépression de sa mère, perdu sur une plage, sans
repère, retrouvé il ne sait comment. Cette fugue, telle que
je me l’imagine aujourd’hui, avait suspendu le déroule-
ment du temps, interrompu les relations à sa mère, c’est-
à-dire aboli momentanément tout ce qui s’était bâti sur
leur histoire commune, déliant les représentations et les
affects, pour investir un espace où la succession des gestes
tenait lieu de temporalité : la belle actualité ou la perma-
nence de la fugue. Dans les prisons, « la belle » désigne

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l’évasion, l’acte nécessaire, qui se suffit à lui-même sans


exiger d’autre lendemain. L’agir permanent, l’évasion dans
l’actualité, abolit la temporalité pour lui substituer l’inves-
tissement de l’espace, et le temps se trouve réduit à
l’immédiat instant. Cette réduction du temps fait partie,
pour Camus, du supplice de Sisyphe, « […] ce long effort
mesuré par l’espace et le temps sans profondeur ». Chez
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le patient que je viens d’évoquer, le surinvestissement de
l’actualité était mis en œuvre en face de l’angoisse soule-
vée par la dépression maternelle, et, ultérieurement, dans
toute situation qui faisait revivre une angoisse analogue.
Si nous parlons en termes d’angoisse de mort, nous pou-
vons considérer que celle-ci est d’abord une angoisse de
mort psychique, une angoisse paroxystique liée au risque
d’une désorganisation psychique complète. Il faut pour
cela que l’angoisse de castration soit débordée. Les repré-
sentations disponibles, devant la massivité de l’énergie
mobilisée, devant l’urgence économique, perdent leur
valeur organisatrice. Le besoin de réinvestissement massif
d’un objet s’exprime alors dans le registre perceptivo-
moteur, par la recherche de sensations qui puissent soute-
nir l’activité représentative. Dans le cas de mon patient,
le souvenir de la fugue me semble consubstantiellement
lié au refoulement du sadisme dirigé contre cette mère et
au déplacement des désirs de réappropriation violente de
celle-ci sur l’espace parcouru dans la marche. Le terme de
« refoulement » est sans doute impropre, il est probable-
ment plus juste de parler de répression. Nous pensons
donc que la répression, plus que le refoulement, d’un
affect intense de colère, d’un état d’activation matrici-
daire, était l’élément déterminant de la fugue. L’échec du
refoulement, le débordement par une excitation que la
mise en jeu de représentations ne permet plus de lier,
rend imminent le recours à une agression agie ; la fugue
vient se substituer à un acte violent exercé directement
sur la personne de la mère ; la fugue, qui met en jeu la

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LA BELLE ACTUALITÉ | 93

motricité, prend la valeur d’une agression indirecte. Je


suppose que c’est ce mouvement de remplacement qui est
introjecté ; ce ne serait donc pas exactement, comme dans
la dépression, l’objet mortifère qui serait introjecté, mais
une conduite visant celui-ci, introjection qui devient le
point d’organisation des conduites de fugue ultérieures.
Mon patient a ensuite, au cours de sa vie, répété des com-
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portements analogues. Entre autres épisodes, celui-ci :
plongé dans un conflit violent avec l’une de ses maî-
tresses, il a quitté la ville de province où il vivait pour
s’installer à Paris : « Sans cela, j’aurais pu la tuer docteur. »
La fugue a un effet suspensif sur le temps, on peut
imaginer qu’elle vise à remonter le temps mais il me
semble surtout qu’elle instaure une sorte de « bulle »
extra-temporelle ; « la belle actualité » implique la même
forme d’investissement temporel que la fugue, établissant
un présent permanent qui met en suspens les liens à
l’objet et le cours des affects. La solitude de la fugue est
une solitude à deux étages puisqu’elle est à la fois inter-
ruption de la relation et conduite meurtrière en direction
de l’objet. Le meurtre de L’Étranger, l’assassinat d’un
inconnu sur la plage – deux fois inconnu puisqu’il est
arabe –, figure cet aspect de la solitude du fugueur.

INTEMPORALITÉ ET TEMPORALITÉ
DANS LA CURE, SYNCHRONIE
ET DIACHRONIE

L’intemporalité dans la cure et la cure interminable


peuvent être envisagées à partir de ce modèle de la fugue.
La cure permet le développement d’une « bulle » d’intem-
poralité, greffée sur le déroulement diachronique de la vie
du patient. Le processus psychanalytique permet, du

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94 | ŒDIPE MÉDECIN

moins dans les cas où nous avons le sentiment de réussir,


que soient dégagées, l’une par rapport à l’autre, les deux
dimensions temporelles du psychisme ; la mise en évi-
dence des deux temporalités, synchronique et diachro-
nique, la réactivation de cet aspect des contradictions
intrapsychiques contribue à l’ouverture du champ d’éla-
boration des conflits.
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La volonté de raccourcissement des cures ou leur allon-
gement indéfini peut-il être envisagé en fonction d’un
défaut de prise en compte de ces deux systèmes temporels
et des contradictions qu’ils organisent ? Sans doute ; nous
pouvons penser en effet que la visée adaptative privilégie
la temporalité diachronique de la vie du patient et fina-
lement, qu’elle l’enferre dans sa « belle actualité ». Dans
le cas de figure opposé, ce serait la culture de l’art de la
fugue, le culte de l’intemporel qui tendrait à maintenir le
patient sur le divan dans une analyse interminable, dans
une « belle intemporalité » symétrique, inverse, mais
finalement analogue de la « belle » actualité. Cette forme
d’intemporalité vient s’opposer à la perception d’un pro-
cessus et à son développement lui-même.
La note fétichiste impliquée par l’usage d’un adjectif
idéalisant par mon patient pour qualifier son « actualité »
doit nous inciter à considérer la valeur antitraumatique,
sur le modèle du fétichisme, de certaines de nos options
techniques. Les psychanalystes de la génération de l’après-
guerre ont eu à se dépêtrer d’un enseignement dominé
par deux personnalités qui avaient, l’une et l’autre, idéa-
lisé deux formes contraphobiques de technique psychana-
lytique, organisées par rapport au temps. Sacha Nacht, et
sa phobie de la durée de l’analyse, sa peur de l’analyse
interminable qui sous-tendait son souci de « désanaly-
ser », en donnant de « la présence », dès qu’il percevait
que le patient pouvait envisager de se passer de son ana-
lyste, et Jacques Lacan, phobique de la durée de la séance
elle-même.

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LA BELLE ACTUALITÉ | 95

La tendance à la cure interminable peut ainsi être consi-


dérée en fonction de l’investissement par le psychanalyste
des deux dimensions temporelles du psychisme. Or,
l’investissement de ces deux registres temporels est lié au
destin des pulsions sadiques de cet analyste à l’égard du
patient, nous devrions dire, de façon plus générale, de
ses propres conduites d’emprise à l’égard du patient. Si
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le sadisme de l’analyste trouve son élaboration dans un
ensemble de représentations dont la valeur fonctionnelle
est suffisante pour assurer l’homéostasie de son fonction-
nement mental dans la séance, l’investissement des deux
registres temporels pourra se maintenir. L’analyste pourra
alors poursuivre à la fois l’investissement de la diachronie
d’aujourd’hui et celui de la synchronie qui règne dans le
monde des représentations nées dans l’histoire. C’est
lorsque l’analyste est soumis à des incitations qui prennent
pour lui une valeur traumatique qu’apparaît chez lui une
poussée à l’emprise qui tend à lui faire exercer une pres-
sion sur le patient ; des procédés internes, marqués par
l’idéalisation ou le clivage, peuvent se mettre en place et
aboutir à un surinvestissement de certains aspects du fonc-
tionnement psychique du patient, dans le but d’exercer
une action immédiate sur celui-ci. Des acting interprétatifs
ou interventionnistes, ou au contraire des formations réac-
tionnelles contre le risque de tels acting viennent boulever-
ser l’investissement des deux registres temporels. Pour
réprimer son propre sadisme, la fugue de l’analyste s’orga-
nise sur place, dans l’évitement de l’intemporalité transfé-
rentielle et par le surinvestissement isolé de l’actualité du
discours du patient ou de son comportement dans la
séance. L’apparition de tels phénomènes aboutit à la para-
lysie du processus analytique quel que soit le sort mani-
feste de la rencontre analytique, cessation des séances à
bref délai ou engagement interminable.
Michel Fain, considérant l’ambition de « tout analyser »
et les cures qui n’en finissent plus – l’analyste et l’analysé

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organisant ensemble un déni commun du temps écoulé –,


nous a invités à ré-envisager la question de l’intemporalité
dans l’analyse. Il l’a fait en décrivant deux aspects du
déroulement de la cure : l’analyse du « hic et nunc », qui
tend à réifier l’intemporalité, et le retour du refoulé qui
réintroduit la sexualité et les personnages de l’histoire per-
sonnelle instigateurs du refoulement (Fain, 1994). L’un
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des apports de Michel Fain est celui-ci : c’est la génitalité
et ses deux temps, la génitalité où la période de latence
introduit une discontinuité, qui permet de construire une
temporalité ; « les patients présentant des structures men-
tales avec de fortes fixations prégénitales ont, du fait de
leurs fixations, vécu une évolution monophasique ». Ces
éléments prégénitaux sont ceux qui ont le plus tendance
à fixer le fonctionnement mental et le déroulement de la
cure, dans une intemporalité immobilisatrice. Dans cette
perspective, ouverte par Michel Fain, le contraste entre
intemporalité-inconscient et temporalité-conscient ne joue
plus de la même façon : l’apparition de la génitalité et de
son diphasisme implique une forme de temporalité dans
l’inconscient lui-même, une sorte de hiérarchie temporelle
ordonnançant les phénomènes psychiques, fussent-ils
inconscients. Ce que la succession des stades prégénitaux
échoue à installer, la génitalité l’introduirait. En d’autres
termes, le complexe d’Œdipe implanterait une certaine
organisation temporelle dans l’inconscient.

INTEMPORALITÉS ET SYSTÈMES
TEMPORALISÉS

De l’atemporalité consciente de « la belle actualité » à


l’inconscient temporalisé par la génitalité, inféré par
Michel Fain, nous sommes donc amenés à considérer que

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LA BELLE ACTUALITÉ | 97

le jeu entre temporalité et intemporalité ne recouvre pas


seulement l’opposition du fonctionnement de l’incons-
cient à celui du système perception-conscience tel que
Freud le concevait. Les oppositions entre processus tem-
poralisés et ensembles intemporels sont liés aux rapports
entre des éléments qui tendent à fixer les processus men-
taux dans des modalités de répétition à l’identique et des
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éléments qui introduisent ou qui réintroduisent le mou-
vement évolutif du psychisme ; c’est de ce mouvement
que découleraient les catégories de l’avant et de l’après.
En traitant l’inconscient intemporel, l’analyste se
trouve donc confronté aux contradictions que soulève
cette intemporalité qui, tout à la fois, rend la cure pos-
sible et menace de faire de l’analyse une expérience sans
fin. L’intemporalité doit être simultanément prise en
compte comme caractéristique du fonctionnement de
l’inconscient, comme dimension de la cure, véritable
épreuve d’intemporalité, mais aussi comme défense dans
le cadre de la cure.
Finalement, il me semble que l’on peut opposer deux
formes d’intemporalité : celle de l’emprise qui s’inscrit
dans l’actualité, dans un présent sans profondeur, sans
durée, et l’intemporalité du monde des représentations
qui s’inscrit presque indéfiniment dans la durée. C’est la
reviviscence des représentations, liée aux expériences de
satisfaction et aux affects issus du jeu pulsionnel – lequel
implique des conduites actuelles –, qui introduit la
diachronie.
Il faudrait alors considérer non seulement l’intempora-
lité de l’inconscient mais aussi des modalités de pensée
placées sous le signe d’une intemporalité préconsciente,
voire consciente et activement recherchée. La répression
des affects impliquerait l’instauration d’une forme de sus-
pension temporelle de ce type, alors qu’à l’inverse, le
refoulement maintiendrait un investissement conscient de

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la temporalité pour laisser l’intemporalité régner dans


l’espace de l’inconscient.
Il me semble que nos patients s’installent, durablement
ou successivement selon différents moments de leur vie,
dans des formes d’intemporalité qui sont, soit celle de la
belle actualité, celle du temps sans profondeur de l’agir
dans sa dimension opératoire, soit, à l’opposé, celle qui
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maintient l’épaisseur d’une histoire toujours présente.
L’ensemble proposé par Freud, lequel oppose l’incons-
cient intemporel au conscient temporel, doit être envisagé
aujourd’hui d’une façon plus complexe puisque le fonc-
tionnement de l’inconscient implique une forme de tem-
poralité et que le système conscient peut, quant à lui,
fonctionner de façon intemporelle. La belle actualité, le
surinvestissement de l’actuel, apparaît en effet comme
une forme d’atemporalité, d’intemporalité anhistorique,
que l’on peut opposer à l’intemporalité historique de
l’inconscient.
Nous nous trouvons donc amenés à considérer
l’ensemble des oppositions temporalité/atemporalité
comme des résultats du travail psychique, comme les
effets d’un ensemble de processus psychiques apparaissant
entre conscient et inconscient, et non plus seulement
comme une opposition qui contribuerait à caractériser
chacun des deux systèmes psychiques conscient et
inconscient.

L’INCONSCIENT TEMPOREL

Dans une nouvelle que ma mémoire attribue à


O. Henry, l’auteur raconte une histoire que l’on peut
résumer ainsi : une fillette tombe malade, son père va
chercher le médecin mais ne revient pas, la fillette guérit,

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LA BELLE ACTUALITÉ | 99

grandit, se marie ; elle a une petite fille qui, un jour,


tombe malade ; « il faudrait aller chercher le médecin »,
dit quelqu’un ; la porte s’ouvre et le grand père disparu
apparaît en disant : « Excusez-moi d’avoir été si long mais
j’ai attendu un tramway qui n’en finissait pas d’arriver. »
Jouer implique la mise en présence de deux systèmes de
temporalité ; ici, nous sourions d’un jeu de temps, comme
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il y a des jeux de mots. Cette histoire est fondée sur
l’entrelacs d’éléments temporels de différents niveaux :
temps affectif de l’attente et de la séparation, temps désaf-
fectivé des horaires de tramway, temps fondé sur la diffé-
rence des générations et la perspective de la mort, et
intemporalité de l’inconscient telle que Freud l’évoque :
« Bornons-nous donc à formuler qu’en ce qui concerne
la vie psychique la conservation du passé est plutôt la
règle qu’une étrange exception. » L’inconscient joue du
temps.
Chez Freud, nous constatons des formulations contra-
dictoires en ce qui concerne la temporalité dans l’incons-
cient. Il insiste à différents moments sur l’atemporalité de
l’inconscient et, à d’autres moments, sur la conservation
d’éléments chronologiques, « chaine entière de souvenirs
pathogènes » reproduite « en une succession chronolo-
gique, et ceci à rebours », ou encore, en 1895 dans « Psy-
chothérapie de l’hystérie » : « Tout se passe comme si on
dépouillait des archives tenues dans un ordre parfait. »
C’est à propos du souvenir-écran que Freud introduit un
bouleversement d’importance de la temporalité :
Nos souvenirs d’enfance nous montrent les premières années
de notre vie non comme elles étaient mais comme elles sont
apparues à des époques ultérieures d’évocation ; […] c’est alors
qu’ils ont été formés et toute une série de motifs, dont la vérité
historique est le dernier des soucis, ont influencé cette forma-
tion aussi bien que le choix des souvenirs.
En fait, Freud démontre la construction d’une tempo-
ralité nouvelle, en décrivant une recatégorisation des sou-
venirs. Il y a donc bien des éléments de temporalité

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inscrits dans l’inconscient. Lorsque Freud explique que


« les hystériques souffrent de réminiscences », il évoque
des monuments commémoratifs (Charing Cross, The
Monument), avançant ainsi l’idée que la temporalité de
l’inconscient est fondée sur des éléments ayant une valeur
« commémorative » ; il évoque la commémoration de
traumatismes mais le raisonnement vaut aussi pour les
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victoires et les accomplissements :
[…] parce qu’ils [les hystériques] se souviennent des expé-
riences douloureuses qu’ils ont faites longtemps auparavant,
mais parce qu’ils restent attachées à elles par leurs affects ; ils
n’arrivent pas à se libérer du passé et négligent pour lui la
réalité et le présent. Cette fixation de la vie psychique aux
traumatismes pathogènes est un des caractères les plus impor-
tants de la névrose, des plus significatifs sur le plan pratique.

La formulation de Freud « par leurs affects », est, pen-


sons-nous, un point essentiel pour aborder les jeux de
l’atemporalité et de la temporalité dans l’inconscient.
Nous pouvons, en suivant Freud, admettre que les élé-
ments d’une sorte d’indexation temporelle existent donc
dans l’inconscient et que celle-ci est liée au rôle des affects.
Giraudoux (dans Siegfried) oppose le « cœur allemand au
cœur français » (!) lequel « comme un réveille-matin sonne
à chaque émotion ».

L’AFFECT, ORGANISATEUR
DE LA TEMPORALITÉ

Le temps est, à proprement parler, imperceptible : il


échappe entièrement au registre de l’emprise qui ne dis-
pose pas de moyen direct d’apprécier la durée, l’écoule-
ment du temps. L’expérience de la durée nous est

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LA BELLE ACTUALITÉ | 101

essentiellement donnée par les affects et par leur évolu-


tion dans le temps : « Dans un mois dans un an,
comment souffrirons-nous ? » La rémanence des affects
contraste avec le caractère instantané des phénomènes
sensoriels et moteurs. Lorsqu’un affect se trouve déclen-
ché, il s’installe dans le psychisme et ne peut en être écarté
instantanément, même si la perception (ou la conviction)
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qui l’a déclenché se trouve démentie ; la dissipation d’un
état affectif s’effectue selon un rythme qui lui est propre.
Nous pouvons considérer qu’il existe deux façons pour
le psychisme d’envisager le temps, l’une à partir d’une
métaphore spatiale, de succession, sur le modèle d’un
chemin parcouru, d’une série de repères spatiaux successi-
vement dépassés, l’autre qui envisage la durée et qui se
fonde sur l’expérience des affects. Un propos de Freud,
transcrit par Rank nous invite à réfléchir sur le rapport
des éléments temporels et spatiaux :
Quand les philosophes affirment que les notions de
« temps » et d’« espace » sont des formes nécessaires de notre
pensée, une prémonition nous dit que l’individu maîtrise le
monde à partir de deux systèmes, dont l’un travaille seulement
sur le mode temporel, l’autre seulement sur le mode spatial.

Le système préconscient-conscient travaillant donc,


selon le rapport de Rank, sur le mode temporel et
l’inconscient sur le mode spatial. L’opposition de deux
systèmes – l’un purement temporel, l’autre purement spa-
tial – ne peut s’appliquer, dans son schématisme qui
reflète un instant dans une discussion, à l’opposition
conscient/inconscient, mais la « prémonition » de Freud
suggère d’envisager deux dimensions au temps lui-même,
l’une spatiale, sensorielle et motrice, en emprise, succes-
sion d’instants, et l’autre qui introduit la durée et que
nous relions au destin des affects et au registre de la satis-
faction. Nous faisons l’hypothèse que, dans l’opposition

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102 | ŒDIPE MÉDECIN

emprise/satisfaction, dans l’élaboration des deux compo-


santes de la pulsion (Denis, 1992), les investissements
en emprise s’inscriraient dans une temporalité purement
spatiale, dans une successivité immédiate, tandis que les
investissements « en satisfaction » seraient purement
atemporels, la satisfaction ramenant au temps zéro ; les
affects viendraient donner la mesure de la durée. C’est le
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lien affect/représentation qui donnerait corps au déroule-
ment temporel ; l’affect modulé par la présence ou
l’absence de l’objet s’intrique avec l’exercice des activités
d’emprise sur l’objet, liées au désir, à l’attente. Écoutons
par exemple cette patiente qui souffre d’une véritable
phobie de l’affect et qui s’organise surtout dans le com-
portement : « Je n’aime pas attendre, j’ai besoin de
quelque chose d’immédiat, la musique classique par
exemple, je ne peux pas, c’est trop long ; en musique il
me faut du rock, en fait plus du bruit… » L’attente est
pour elle liée à l’affect. L’affectophobie cherche à éliminer
l’attente, les préliminaires et leur tension affective,
l’action liée à des représentations, affectivement chargée,
pour rechercher l’immédiateté, l’acte dépouillé de l’affect.
Le temps ne s’écoule pas de la même façon en présence
ou en l’absence de l’être aimé, le temps de l’échange
amoureux, de la proximité, n’est pas celui de la sépara-
tion, de la solitude, de l’auto-érotisme, ni celui du deuil.
L’affect des retrouvailles joue un rôle majeur dans l’orga-
nisation des indicateurs du temps. L’éternité, qu’elle soit
bienheureuse ou infernale, abolit la séparation. « L’enfer
c’est les autres 1 ». Dans Huis clos, les retrouvailles sont
exclues : l’éternité de l’enfer est indiquée par l’impossibi-
lité de se quitter, ne serait-ce que des yeux, les person-
nages n’ayant pas de paupières. Le mouvement
d’appropriation d’un objet du monde extérieur lierait

1. Réplique célèbre de Huis clos, de Sartre, pièce qui pourrait servir


d’illustration au narcissisme anaérobie.

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LA BELLE ACTUALITÉ | 103

ainsi temps et espace et de là, naîtraient les représenta-


tions toute spatiales du temps : disparition et réappari-
tion, mouvement des astres, déplacement d’une ombre
sur un cadran solaire, mouvement d’une aiguille sur un
cercle, etc. Nous pouvons alors distinguer le temps de la
durée, lié à l’affect, du temps de la succession, lié au
registre de l’emprise, au domaine sensoriel et moteur, et
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qui conduit aux métaphores spatiales du temps.
La durée, le temps psychique proprement dit est orga-
nisé par l’affect. On peut dire que chaque expérience
affectivement chargée laisse sa trace organisatrice de la
temporalité, un « monument commémoratif » ; le calen-
drier est ordonné par des fêtes, des retrouvailles avec un
passé heureux. La cure s’anime du retour de ces traces
affectives, alors que la simple évocation des événements
qui leur sont liés ne suffit pas à la faire vivre. Freud nous
dit encore :
Le destin de ces affects, que l’on pouvait se représenter
comme des grandeurs déplaçables, était donc l’élément déter-
minant en ce qui concernait aussi bien l’entrée dans la maladie
que le rétablissement. […] Ils [les affects « coincés »] subsis-
taient pour une part en tant que fardeaux durables de la vie
psychique et source pour elle d’excitation constante.
Si on prend l’exemple des ruptures ou de la perte d’un
objet d’amour, on peut dire que c’est le deuil qui mesure
le temps et son évitement qui l’efface. L’effort du déprimé
vise à abolir l’affect en le remplaçant par la permanence
de la douleur, et la douleur est actuelle par nature. La
répression qui joue contre l’affect joue en même temps
contre la temporalité ; le temps du déprimé, comme ses
larmes, cesse de s’écouler, toute dépression vise à l’intem-
poralité. Le dernier jeu de mots de Gérard de Nerval,
dans un billet écrit la veille de son suicide, était celui-ci :
« Ne m’attends pas ce soir car la nuit sera noire et
blanche. » Le sentiment que nous avons du temps est
ainsi le témoin fidèle de l’état de notre fonctionnement

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104 | ŒDIPE MÉDECIN

psychique, de notre façon d’investir le tissu de nos


propres représentations et de gérer, d’animer, de déplacer,
de faire vivre les affects qui lui sont liés.
Lorsque Freud écrit : « On pourrait se risquer à dire
qu’une hystérie est une image distordue d’une création
artistique, une névrose de compulsion celle d’une reli-
gion, un délire paranoïaque celle d’un système philoso-
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phique », on pourrait se risquer complémentairement à
dire que, par rapport à la temporalité, chacun des trois
exemples comporte une façon particulière de traiter le
temps : dans l’hystérie s’opère une réduction du passé au
présent, dans la névrose obsessionnelle, comme dans la
religion, se manifeste un surinvestissement de l’impact du
présent sur le passé, quant à la paranoïa, elle surinvestit
la succession et le passé causal.
Le travail de deuil (et ses analogons) a donc une valeur fon-
datrice pour les éléments temporalisés qui peuplent l’incons-
cient et qui laissent au niveau préconscient des indices, qui
permettent d’en retrouver la trace. Comme l’écrit Domi-
nique Scarfone : « Dans le Pcs, lors du refoulement secon-
daire, se sculptent les pierres tombales qui désignent
l’enterrement et en marquent la date. » (Scarfone, 1990).
Le jeu respectif des deux systèmes conscient et incons-
cient n’est possible que s’ils comportent chacun des élé-
ments spatiaux et temporels ; marqueurs temporels des
représentations, monuments ou pierres tombales, figura-
tions, conduisant à une sorte d’indexation temporelle des
représentations ; la temporalité affective s’établit dans le
lien affect-représentation.

LA TEMPORALITÉ RECOMPOSÉE

Toute la théorie des stades et de la régression, chez


Freud, implique un jeu entre l’intemporalité qu’il prête

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LA BELLE ACTUALITÉ | 105

à l’inconscient et la postulation implicite d’un système


temporel particulier à l’inconscient lui-même. Il écrit,
entre autres, à propos de la régression :
Cette régression est apparemment double : chronologique,
dans la mesure où la libido, le besoin érotique, retourne à des
stades d’évolution antérieurs, et formelle, en ce sens que les
manifestations de ce besoin utilisent les moyens d’expression
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psychiques originaires et primitifs. On le voit, les deux modes
de la régression s’orientent vers l’enfance et se rencontrent dans
la constitution d’un état infantile de la vie sexuelle.
L’indexation se fait donc aussi bien par des stades libi-
dinaux que par des moyens d’expression propres à une
époque donnée.
Si l’on admet que l’inconscient, tout intemporel qu’il
puisse être, comporte des éléments temporalisés – des
« monuments commémoratifs » –, qu’il inclue des
« archives tenues dans un ordre parfait » et que, simulta-
nément, « la vérité historique est le dernier de ses soucis »,
il faut constater les particularités de la temporalisation de
l’inconscient et chercher à en rendre compte. Dans Temps
et mémoire, André Green nous invite à considérer que « la
successivité devient, dans la causalité psychique, séquen-
tialité » (Green, 1990). Dans cette perspective, les élé-
ments temporels de l’inconscient ne seraient pas ordonnés
par une succession chronologique mais recatégorisés,
recomposés, à l’instar du « passé recomposé » qu’évoque
Francis Pasche à propos du processus de l’analyse. Dans
sa Morphologie du conte (1928), Vladimir Propp montre
comment la temporalité du conte est réglée par une suc-
cession de temps forts, d’actions typiques : départ d’un
parent, interdiction, transgression, action de l’agresseur,
remise d’un outil magique, etc., qui reproduisent une
sorte de séquence initiatique que l’on pourrait retraduire
en termes psychanalytiques de la façon suivante : sépara-
tion, solitude, interdit et menace de castration, transgres-
sion, séduction traumatique, séduction initiatique (par un

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personnage souvent proche de l’agresseur), victoire dans


l’exécution d’une tâche impossible, transfiguration,
mariage, etc. L’« ordonnancement » dramatique des évé-
nements l’emporte, au cours du conte, sur la temporalité
réaliste, une diachronie apparente recouvre une « séquen-
tialité » liée à des temps affectifs. Les processus primaires,
le déroulement du rêve fonctionnent de la même façon :
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la temporalité de l’inconscient s’organise par séquences de
« temps forts », ordonnancés par l’expérience de l’affect.
La succession chronologique est bouleversée par les phé-
nomènes d’après-coups et une re-catégorisation s’effectue
en fonction de l’importance affective, économique, des
expériences réélaborées. Paul Valéry fait dire à Monsieur
Teste : « Soumets-toi tout entier à ton meilleur moment,
à ton plus grand souvenir. C’est lui qu’il faut reconnaître
comme roi du temps. »
Nous pouvons donc finalement considérer que
l’inconscient comporte d’une part des représentations
liées au temps et des représentations de séquences tempo-
relles, et d’autre part une hiérarchisation d’expériences
successives : stades évolutifs, systèmes de pensée succes-
sifs, mais refondus dans des séquences qui ne tiennent
plus compte de leur ordre d’apparition. Ce que l’on
entend par « atemporalité de l’inconscient », c’est d’abord
le principe de réversibilité temporelle qui la gouverne et
la disparition d’un certain nombre d’éléments qui appar-
tiennent à la temporalité rationnelle « complète », envisa-
gée suivant le principe de réalité, et non la disparition de
toute référence temporelle.

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LA BELLE ACTUALITÉ | 107

TEMPORALITÉ RATIONNELLE
ET SOPHISMES LIÉS AU TEMPS
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La temporalité élaborée suivant le principe de réalité
est un système de pensée contraignant ; elle implique un
investissement, à proprement parler, intellectuel, au second
degré, pensée sur une pensée, abstrait ; les enfants interro-
gent : demain ce sera quand ? Hier, demain ce devait être
aujourd’hui, pourquoi n’est-on jamais demain ?
Elle implique aussi un classement des événements en
une succession par ordre d’apparition qui obéit à une
représentation spatiale linéaire : passé, présent, avenir.
Elle obéit au principe de non-réversibilité, admet la
simultanéité d’événements, lesquels appartiennent alors à
une même catégorie : présent, passé ou futur. Surtout,
elle n’est jamais si assurée que cela : il n’y a pas de modèle
corporel pour la perception du temps ; alors que pour les
distances, les unités de mesure ont été d’abord faites en
référence au corps (pied, coudée, empan, brasse, etc.) il
est nécessaire de fabriquer des instruments non corporels,
arbitraires pour mesurer le temps.
Le temps de l’inconscient est un temps sans origine ;
le développement des processus intellectuels tend à
réduire la temporalité de l’inconscient à une diachronie
linéaire maitrisée. L’une des difficultés vient de la préva-
lence du modèle spatial auquel l’intellect tend à réduire
le temps et qui conduit à lui chercher une origine. Cette
contrainte à penser, à réfléchir le temps, à imaginer son
début, alors que nous avons le sentiment d’exister depuis
toujours, se prête aux sophismes et aux paradoxes.
« L’homme sans nombril survit en moi », écrit curieuse-
ment Sir Thomas Browne. « C’était la première nuit, dit

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le Talmud, mais une longue suite de siècles l’avait précé-


dée. » Quant à Chateaubriand, il se refuse à envisager une
enfance du monde : « Sans cette vieillesse originaire, il
n’y aurait eu ni pompe ni majesté dans l’ouvrage de
l’Éternel ; et, ce qui ne saurait être, la nature, dans son
innocence, eut été moins belle qu’elle ne l’est aujourd’hui
dans sa corruption. » De même, se manifeste la tentation
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de décréter sa propre temporalité ou de nier le temps.
J. L. Borges, dans sa Nouvelle réfutation du temps, cite à
ce sujet l’exemple de plusieurs auteurs et particulièrement
celui de Schopenhauer :
La forme sous laquelle apparaît la volonté est uniquement
le présent, non le passé ni l’avenir : ceux-ci n’existent que pour
le concept, et par l’enchainement de la conscience, soumise au
principe de la raison. Personne n’a vécu dans le passé, personne
ne vivra dans le futur ; le présent est la forme de toute vie, c’est
une possession qu’aucun mal ne peut lui arracher…

Pour nier le temps, dit Borges, ces auteurs démontrent,


successivement, que le passé et l’avenir n’ont pas d’exis-
tence, le présent non plus, ergo le temps n’existe pas. « De
tels raisonnements, on le voit, nient les parties pour nier
ensuite le tout ; pour moi je repousse le tout pour exalter
chacune des parties. » L’esprit ne se résigne pas facilement
devant le temps…
La « réfutation du temps » que propose finalement
Borges évoque bien ce que tente volontiers le psychisme :
Nier la succession temporelle, nier le Moi, nier l’univers
astronomique, ce sont en apparence des sujets de désespoir et,
en secret, des consolations. Notre destin n’est pas effrayant car
il est irréel ; il est effrayant parce qu’il est irréversible […] Le
temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve
qui m’entraîne, mais je suis le temps ; c’est un tigre qui me
déchire, mais je suis le tigre ; c’est un feu qui me consume mais
je suis le feu. Pour notre malheur le monde est réel, et moi
pour mon malheur, je suis Borges.

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LA BELLE ACTUALITÉ | 109

Les psychanalystes que nous sommes pourraient para-


phraser Borges, constater que la substance dont ils sont
faits est le temps qui les dévore et qu’ils ne peuvent nier :
pour notre malheur le temps est réel et pour notre mal-
heur nous sommes psychanalystes…
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La création réciproque
des régressions et des fixations

« Héraclite dit quelque part que tout passe


et que rien ne demeure ; et, comparant les
existants au flux d’un fleuve, il dit que l’on ne
saurait entrer deux fois dans le même fleuve. »
PLATON, Cratyle.

La régression, dont Freud a dit un jour qu’elle était


« une notion purement descriptive » (1917), apparaît à
certains égards comme une métaphore spatio-temporelle
qui a fait fortune. Pourtant, il n’est pas si aisé d’en faire
l’économie et la dynamique du transfert, comme la com-
pulsion de répétition, où la reviviscence de modalités rela-
tionnelles antécédentes se manifeste, incitent à accorder à
l’ensemble régressions-fixations une valeur qui dépasse le
seul niveau métaphorique. La sexualité infantile, par
exemple, exerce sur le fonctionnement psychique une
attraction permanente qui fait partie d’une sorte de
potentiel régressif.
Si l’on cherche un dénominateur commun aux diffé-
rentes formes de régression qui ont été décrites, c’est
l’abandon de positions récemment acquises plutôt que le
retour à une situation d’autrefois qui nous apparaît

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comme caractéristique. La situation qui résulte de la


régression ainsi définie n’est pas forcément ordonnée par
un retour à des positions antérieures et il nous faut
prendre en considération le fait que la situation régressive
diffère toujours grandement des situations passées aux-
quelles on la réfère. Une armée qui bat en retraite ne
retrouve pas les paysages riants traversés il y a peu, la
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contrée a changé, les fermes ont brûlé, les habitants l’ont
désertée, rien n’y est demeuré comme avant. La régression
psychique ne peut se concevoir comme le retour à un état
antérieur : il faut l’envisager comme la construction d’un
nouvel état. Le paradoxe développé par Borges dans
« Pierre Ménard auteur du Quichotte », dont le héros
écrit (mot pour mot) Don Quichotte, au XXe siècle, sans
le recopier – et fait donc œuvre originale –, nous indique
que la solution régressive, serait-elle identique en tout
point à telle situation passée, n’en serait pas moins une
nouveauté radicale puisque son contexte aurait quant à
lui totalement changé. L’art de la Renaissance était radica-
lement neuf bien qu’il ait cherché le retour à l’Antiquité.
Il nous faut donc définir la régression d’abord comme
l’abandon d’une position et ensuite comme la tentative
de reconstruction d’un nouvel état d’organisation, d’un
nouveau système objectal, sur le modèle, certes, d’une
situation antécédente organisée jadis par des liens dispa-
rus, mais nouveau ; l’idéal, figuré par le souvenir de cet
objet d’autrefois, tient ainsi une place considérable dans
les phénomènes régressifs. Toutefois, il s’agit d’un point
d’attraction et toute la nouveauté de la régression, ses
aspects d’élaboration, de construction sont à prendre en
considération complémentairement à ses aspects répéti-
tifs.
La définition des « fixations » par rapport aux régres-
sions est dès lors à envisager autrement que selon le simple
schéma des positions préparées à l’avance auquel le retour

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LA CRÉATION RÉCIPROQUE DES RÉGRESSIONS… | 113

régressif reconduirait. Considérer que fixations et régres-


sions sont les deux aspects d’un même mouvement est ten-
tant : la notion de « régression » renverrait alors à une idée
dynamique de mouvement de la libido et celle de fixation
à une métaphore topologique de l’investissement de la
libido en jeu. Pourtant, ce serait négliger la création de
corps psychiques que provoquent les phénomènes d’inves-
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tissement et nous préférons considérer que fixations et
régressions s’organisent réciproquement ou, pour utiliser
les « nouvelles métaphores » proposées par Sylvie et
Georges Pragier, que l’ensemble fixation-régression consti-
tuerait un système auto-organisant.
Pierre Marty a évoqué ainsi cette dimension réciproque
du jeu de la régression et de la fixation : « Le rattachement
d’une régression seconde à une fixation première constitue
une connaissance classique de la psychanalyse. En sens
inverse, la présence nécessaire d’une régression pour constituer
une fixation soulève une hypothèse nouvelle 1. » Pour lui, il
est donc nécessaire de comprendre le phénomène psy-
chique que constitue une fixation « dans sa liaison avec
une régression qui en constitue le cœur ». Si l’on suit cette
hypothèse, la fixation se constitue à la faveur d’une régres-
sion – c’est-à-dire lorsque des positions libidinales viennent
d’être désinvesties – par un travail de réinvestissement de
ce qui se trouve immédiatement disponibles : sensations,
affects, images, objet matériel fétichisable, etc. Si nous
poursuivons l’idée selon laquelle on n’entre pas deux fois
dans le même fleuve, la fixation ne serait pas tant consti-
tuée par une « station » à laquelle le psychisme retourne-
rait, que par des modalités de fonctionnement élaborées
lors de ce travail antécédent de réinvestissement. Il s’agit
d’un point d’appel fonctionnel et les images qui peuvent
le figurer relèvent de l’idéal : la fixation serait l’idéal de la

1. C’est nous qui soulignons cette proposition originale de Marty.

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régression. Dans cette perspective, la réorganisation régres-


sive serait une élaboration actuelle, fonction de cet idéal.
Le rêve – régression –, est une création… L’essentiel de la
régression est alors constitué par le changement du registre
fonctionnel du psychisme. Ernst Kris plaçait par exemple
la « régression fonctionnelle » au centre du processus de la
création artistique, et des auteurs comme Joffe et Sandler
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évoquaient la « fixation fonctionnelle du Moi ». Il faut
ainsi considérer le rapport entre les fixations et les régres-
sions comme un jeu de création réciproque : le travail du
Moi confronté à la régression contribue à l’organisation
d’une fixation et toute fixation constitue un point d’appel
à une régression possible, un modèle de fonctionnement
substitutif permettant une régression nouvelle.

LA FIXATION AU TRAUMATISME

Parmi les métaphores employées par Freud pour


décrire les fixations, la dimension idéale que nous venons
d’évoquer apparaît : lorsqu’il choisit de comparer les fixa-
tions à des « monuments commémoratifs » qui organisent
la « fixation au traumatisme » :
Ces monuments sont donc des symboles commémoratifs,
tout comme les symptômes hystériques ; jusqu’ici la comparai-
son semble légitime. Mais que diriez-vous d’un Londonien qui,
aujourd’hui encore, resterait tristement en arrêt devant le
monument qui rappelle le cortège funéraire de la reine Éléon-
ore… […] Ou que diriez-vous de cet autre Londonien qui,
devant le Monument, pleurerait sur sa chère ville natale réduite
en cendres, alors que, depuis ce temps, elle a resurgi bien plus
brillante qu’autrefois ? Eh bien, les hystériques et les névrosés
se conduisent comme ces deux Londoniens dénués de sens pra-
tique ; non seulement parce qu’ils se souviennent des expé-
riences douloureuses qu’ils ont faites longtemps auparavant,

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LA CRÉATION RÉCIPROQUE DES RÉGRESSIONS… | 115

mais parce qu’ils restent attachés à elles par leurs affects […]
Cette fixation de la vie psychique aux traumatismes pathogènes
est un des caractères les plus importants de la névrose 1.

Soulignons ici le moyen indiqué par Freud par lequel


s’effectue la fixation au traumatisme : les affects. Nous
pouvons considérer que c’est par l’analogie entre les
affects soulevés par la situation présente qui déclenche la
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régression et ceux de la situation d’autrefois que s’établit
le lien. Cela étant, c’est aussi parce que l’affect est objet
d’investissement et qu’il peut être cultivé pour lui-même,
comme l’a montré Christian David dans « la perversion
affective 2 ». La désorganisation qui constitue l’essence
même de l’expérience traumatique s’accompagne d’affects
dont l’investissement procure une ébauche ou une forme
de réorganisation immédiate.
La fixation au traumatisme s’appuierait ainsi en grande
partie sur l’investissement de ce qui se passe dans le
registre des affects, lequel renvoie à celui de la quantité.
C’est dans le fleuve des affects, même si son flot est nou-
veau, que le sujet se trouverait plongé deux fois par
l’expérience traumatique et c’est essentiellement par les
affects qu’il s’y trouve « fixé ». L’affect constitue l’investis-
sable présent dans tout traumatisme, son aspect constant,
son « positif ».
Un aspect de la fixation au traumatisme qui permet de
la mieux comprendre se manifeste dans la traumatophi-
lie ; celle-ci tend à provoquer le retour des expériences
traumatiques et elle va à la rencontre des affects qui
l’accompagnaient : elle implique une tentation de l’orgie
affective déclenchée par l’excitation du traumatisme.
Freud insiste sur l’intensité des « impressions » que
celui-ci produit :

1. Sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1991.


2. C. David, La Bisexualité psychique, Paris, Payot, 1992.

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116 | ŒDIPE MÉDECIN

On voit, dans l’insistance de l’expérience traumatique à faire


retour, même dans le sommeil du malade, une preuve de la
force de l’impression qu’elle a produite. Le malade serait, pour
ainsi dire, fixé psychiquement au traumatisme 1. (Freud, 1920)
Curieusement, dans ce qui accompagne cette citation
et dans les textes qui suivront, il écarte les aspects libidi-
naux de la compulsion de répétition pour la référer à la
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pulsion de mort.
Pourtant, il est indispensable de prendre en considéra-
tion les mouvements libidinaux pour rendre compte des
bouleversements causés par l’expérience traumatique.
Tout traumatisme défait un objet interne sur lequel une
quantité importante de libido était investie et le reflux de
celle-ci sur le sujet lui-même déclenche un affect particu-
lier d’exaltation. Ce que Freud dit à propos du président
Schreber peut s’appliquer à cet aspect du vécu trauma-
tique :
Quel est en effet le remploi de la libido détachée de l’objet
et devenue libre ? Un être normal cherchera aussitôt un substi-
tut à l’attachement qu’il a perdu ; jusqu’à ce qu’il ait réussi à
en trouver un, la libido libre restera flottante dans le psychisme,
où elle produira des états de tension et influera sur l’humeur.
Dans l’hystérie, l’appoint de libido devenu libre se transforme
en influx nerveux somatique ou en angoisse. Mais dans la para-
noïa, un indice clinique nous fait voir à quel usage particulier
est employée la libido, après avoir été retirée de l’objet. Il faut
ici nous en souvenir : dans la plupart des cas de paranoïa, il y
a un élément de délire des grandeurs et le délire des grandeurs
peut, à lui tout seul, constituer une paranoïa. Nous en conclu-
rons que, dans la paranoïa, la libido libérée se fixe sur le Moi,
qu’elle est employée à l’amplification du Moi.
À cette amplification du Moi dont parle Freud, on
peut faire correspondre l’affect d’exaltation. La mégalo-
manie du traumatisme, du « beau malheur » qu’évoquait
volontiers René Diatkine, se fonde sur ce reflux narcis-
sique de la libido. Tout traumatisme implique une perte
1. Au-delà du principe de plaisir.

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LA CRÉATION RÉCIPROQUE DES RÉGRESSIONS… | 117

d’objet mais aussi un triomphe sur l’objet qui disparaît.


C’est ce triomphe qui est recherché dans les conduites
traumatophiliques, qu’elles soient comportementales ou
toxiques ; les toxicomanes de la rupture le recherchent et
Don Juan est sans doute tout autant dépendant d’une
addiction à la rupture que d’une compulsion à la
conquête. La prise de toxiques qui désorganise le fonc-
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tionnement psychique, l’organisation objectale, induit un
sentiment de triomphe analogue : « Je n’ai besoin de per-
sonne… » Tous les traumatismes – en particulier l’état
traumatique délibérément induit par la prise de
drogues 1 – comportent ainsi une forme de séduction non
spécifique, narcissique, dans la mesure où ils provoquent
un surinvestissement narcissique de l’excitation pour elle-
même et des affects qu’ils soulèvent – qui favorisera leur
réédition. Cet aspect du traumatisme – la fête trauma-
tique – que Freud aurait pu décrire dans les termes avec
lesquels il a décrit la manie 2, implique de mettre au pre-
mier plan le registre libidinal et situe le registre trauma-
tique à une place différente de celle que lui assigne la
théorisation freudienne à partir du moment où le plus
grand rôle a été dévolu à la pulsion de mort pour rendre
compte de la compulsion de répétition.

LES RÉGRESSIONS MALIGNES 3

On peut considérer comme malignes les régressions


qu’aucune forme de fixation ne vient organiser et qui cor-
respondent à une sorte de rupture du système auto-orga-
nisant constitué par l’ensemble fixation-régression. Dans
1. Nous nous référons ici à un travail inédit de Monique Hayem sur
la valeur traumatique de la première rencontre avec la drogue chez les
préadolescents et adolescents.
2. Dans Deuil et mélancolie en particulier.
3. Le terme de « régression maligne » a été introduit par Balint.

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ce qui s’exprime dans le registre psychique, certains états


psychotiques en fourniraient le modèle. Les régressions-
désorganisations à l’origine de somatoses constitueraient
un autre aspect de cette malignité.
Plongé dans la désorganisation par le traumatisme, le
psychisme tente de se réorganiser en investissant ce qui
se passe, les éléments à sa portée. Moins il dispose d’élé-
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ments tangibles à investir et plus la régression risque
d’être profonde, c’est-à-dire dommageable pour le fonc-
tionnement psychique et porteuse d’un potentiel de mali-
gnité. Dans ces modalités de fixation aux seuls effets du
traumatisme, le fonctionnement psychique ne parvient
pas à saisir, au filet de ses investissements, des éléments
suffisamment tangibles en dehors des affects eux-mêmes,
correspondants à l’excitation indifférenciée que la désor-
ganisation a libérée. Le vécu de dépersonnalisation peut
donc être investi pour lui-même et cultivé. Ainsi peut
s’engager un cercle vicieux qui entretient l’état trauma-
tique : la régression est auto-entretenue. On entre alors
dans le registre des régressions dépassées, de régressions
qui voient non seulement la défaite de pratiquement tout
objet, mais aussi, de façon connexe, la dissociation com-
plète du système pulsionnel dont la désorganisation laisse
uniquement la place à une excitation flottante, térébrante,
privant le Moi de tout moyen de rebâtir les voies d’une
satisfaction, fut-elle régressive. Le psychisme ne disposant
plus d’aucun point de fixation part à la dérive « sans mâts
sans mâts ni fertiles îlots 1 ».
Cela étant, lors de nombre d’expériences traumatiques,
un élément positivement investissable vient s’associer aux
sensations produites par la désorganisation ; l’expérience
traumatique elle-même laisse persister des éléments tan-
gibles dont l’investissement peut permettre au sujet de

1. Stéphane Mallarmé.

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LA CRÉATION RÉCIPROQUE DES RÉGRESSIONS… | 119

trouver une sorte d’issue de fortune à la fois au vécu trau-


matique et à la désorganisation. Un remède – éventuelle-
ment pernicieux – est rencontré avec le poison. C’est le
cas des investissements fétichistes qui sont le résultat du
surinvestissement significatif des derniers éléments perçus
avant la déchirure de l’expérience traumatique.
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LE POSITIF DU TRAUMATISME

Le « positif » du traumatisme occupe une place impor-


tante dans un texte comme L’Homme Moïse et la religion
monothéiste (1939) :
Les effets du traumatisme sont de deux sortes, positifs et
négatifs. Les premiers sont des efforts pour remettre en œuvre
le traumatisme, donc pour remémorer l’expérience oubliée ou,
mieux encore, pour la rendre réelle, pour en vivre à nouveau
une répétition, même si ce ne fut qu’une relation affective anté-
rieure, pour la faire revivre dans une relation analogue à une
autre personne. On réunit ces efforts sous le nom de fixations
au traumatisme et de compulsion de répétition. […] Ainsi un
homme qui a passé son enfance dans un attachement excessif
à sa mère, aujourd’hui oublié, peut-il chercher toute sa vie une
femme dont il peut se rendre dépendant, dont il se laisse nour-
rir et entretenir. Une jeune fille qui a été dans sa première
enfance l’objet d’une séduction sexuelle peut arranger sa vie
sexuelle ultérieure de manière à toujours provoquer des agres-
sions de cette sorte. […] Les réactions négatives tendent au but
opposé : à ce qu’aucun élément des traumatismes oubliés ne
puisse être remémoré ni répété. […] Leur expression principale
est ce qu’on nomme les évitements qui peuvent s’aggraver en
devenant des inhibitions ou des phobies. […] au fond elles sont
des fixations au traumatisme tout comme leurs antithèses, sauf
qu’il s’agit de fixations de tendance contraire.

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120 | ŒDIPE MÉDECIN

Dans ces lignes de Freud, l’aspect élaboratif des fixa-


tions, sur lequel nous insistons – leur création – appa-
raît clairement.
Le rôle du « positif » du traumatisme est manifeste
dans l’impact traumatique des expériences de séduction
sexuelle telles que Freud et Ferenczi les ont décrites mais
n’en existe pas moins dans toute situation à valeur trau-
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matique, ne serait-ce que sous la forme que nous avons
indiquée plus haut, celle d’une séduction par la régression
même qu’elle induit. Il faut considérer la séduction du
traumatisme, laquelle comporte un versant progrédient,
même s’il s’agit d’une expérience essentiellement désorga-
nisante, celle-ci comporte malgré tout une dimension ini-
tiatique qui favorisera le développement du versant
« positif » des fixations (leur pouvoir d’attraction) et leur
construction ; c’est cet aspect qui correspond à ce que
Freud évoque de la recherche d’expériences sexuelles
reproduisant partiellement la séduction traumatique.
Même si une expérience sexuelle précoce, prématurée,
avec un adulte a surtout des effets perturbateurs, un
aspect de cette expérience, constamment refoulé, corres-
pond à un vécu d’exaltation : « J’ai vécu cela, j’ai été
choisi à l’égal d’un adulte sur qui je l’ai emporté. » Claude
Janin a opposé le « noyau chaud » au « noyau froid » du
traumatisme et il a souligné leur coexistence constante
(Janin, 1985) ; le noyau chaud correspondrait pour nous
au versant initiatique de l’expérience de séduction, tandis
que le noyau froid serait constitué par le surinvestisse-
ment d’un objet dépressif dont le poids vient limiter la
désorganisation mais tend du même coup à éteindre
l’ensemble du fonctionnement psychique.
Nous avons constaté, chez deux patientes d’analyse
ayant eu des échanges incestueux avec leur père, toutes
deux à l’adolescence, à quel point cet événement avait
comme effondré leurs instances psychiques et comment
il avait causé, chez l’une et chez l’autre, l’organisation

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d’un système « froid », dépressif pour lutter contre l’into-


lérable de l’excitation incestueuse. On constatait chez elles
une propension à la désorganisation devant l’excitation
sexuelle contre laquelle tout un fonctionnement dépressif
s’était développé.
Il est devenu classique de considérer que, dans la
séduction, un effondrement des instances se produit 1,
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l’idéal du Moi disparaît dans sa confusion avec un objet
désidéalisé, l’image parentale interdictrice s’efface égale-
ment ; les instances sont remplacées par le surinvestisse-
ment des éléments issus du contact incestueux, d’objets
ayant perdu leur éclat, ombres d’eux-mêmes, et organisa-
teurs d’un système dépressif. Le « noyau froid » du trau-
matisme serait ainsi organisé sur le modèle de la
dépression et selon notre hypothèse, c’est ce mouvement
dépressif qui créerait, dans ces cas, « la fixation au trau-
matisme » dont parle Freud lorsqu’il évoque les mouve-
ments d’évitement du psychisme pour prévenir toute
reviviscence du traumatisme.
Dans cette perspective, il est possible d’opposer deux
registres : celui des fixations dynamiques et celui des fixa-
tions dépressives 2.

LES FIXATIONS DYNAMIQUES

Les fixations dynamiques seraient constituées par un


idéal de fonctionnement relativement accessible. Le Moi
qui abandonne des positions évoluées, momentanément

1. E. Kestemberg et C. Janin ont tous deux employé le terme de


« collapsus ».
2. P. Denis, « Fixations dynamiques, fixations dépressives », Revue fran-
çaise de psychosomatique, 1994, no 6, p. 139-150.

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122 | ŒDIPE MÉDECIN

ou durablement intenables, se réorganise dans un registre


de fonctionnement qui demeure porteur de plaisir. La
libido reste mobile même si une voie jusque-là disponible
lui est barrée ; elle peut retrouver le contact avec un objet
efficient et renouer tant avec l’expérience de la satisfaction
qu’avec le plaisir au fonctionnement psychique organisé
par l’enchaînement des représentations. Le jeu pulsionnel
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se déplace mais il continue de se dérouler.
La restriction de la mobilité de la libido se limite à cer-
tains parcours que celle-ci ne peut plus emprunter, mais
d’autres voies restent disponibles en direction d’autres
objets porteurs d’autres satisfactions : l’objet de la pulsion
reste contingent. L’idéal substitutif que constitue la fixation
guide la libido sur un trajet second tout en laissant une
certaine liberté au choix d’objet et, partant, laisse ouverte
la possibilité au changement d’objet. Il s’agit donc de fixa-
tions qui, même si elles assignent la libido à un certain
parcours, ne limitent pas complètement sa mobilité et res-
pectent la contingence de l’objet.
Les pulsions peuvent ainsi trouver un nouvel « objet
de satisfaction », ce qui permet le développement des
mouvements du Moi et leur enrichissement, fut-ce sur
une voie latérale. Des mouvements d’identification
peuvent se développer avec ces objets de satisfaction, ce
qui va de pair avec le développement de l’introjection
pulsionnelle. La régression est ici essentiellement créative,
créative d’un nouveau système fonctionnel qui pourra
constituer une nouvelle fixation potentiellement organisa-
trice pour une éventuelle régression future.
Ces fixations correspondent aux régressions réputées
« réparatrices », modalités de guérison spontanée, que ce
soit dans le registre névrotique ou psychosomatique. Marty
assignait un rôle réparateur à des moments de régression
qui s’accompagnaient d’un rétablissement de l’économie
psychique et opposait ceux-ci aux « désorganisations

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progressives 1 », formes chroniques de régression que rien


ne vient arrêter, ce qui les apparente aux régressions
malignes.

LES FIXATIONS DÉPRESSIVES


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Les fixations dépressives limitent la mobilité de la
libido par rapport à l’objet lui-même : elles assignent
l’investissement à un objet qui se trouve surinvesti au
détriment du fonctionnement des zones érogènes.
Celles-ci, les voies d’investissement qui leur corres-
pondent, deviennent contingentes ; la satisfaction dans le
commerce avec l’objet se réduit alors que sa possession
devient de plus en plus nécessaire. L’objet cesse d’être
objet de satisfaction pour devenir seulement objet
d’emprise. Fixation et régression sont ici confondues
puisque le mouvement libidinal s’arrête sur un objet et
que le fonctionnement psychique régresse pour assurer la
seule possession de celui-ci ou la maintenance de son
image. La création effectuée, dans de tels cas de figure,
par la régression, consiste à en éviter l’effacement qui
replongerait le sujet dans la désorganisation. Le modèle
d’investissement à l’œuvre est ici celui que l’on constate
dans le fonctionnement dépressif où la libido surinvestit
l’ombre de l’objet – sans que puisse s’engager un mouve-
ment de deuil – et lui consacre toutes ses forces sans en
tirer d’autre bénéfice que celui qui résulte du maintien
d’une certaine forme d’organisation du psychisme.

1. P. Marty (1976) écrit ainsi : « Le traumatisme qui vient inter-


rompre le mouvement d’organisation évolutive entraîne “un mouvement
contre-évolutif de désorganisation” qu’une “régression réorganisatrice”
(effet des instincts de vie) vient interrompre, celle-ci pourra être le point
de départ d’une reprise du mouvement évolutif. »

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Nous nous appuyons ici, pour élaborer cette idée de


« fixations dépressives », sur ce que Freud a décrit dans
« La prédisposition à la névrose obsessionnelle » ; il y relie
la notion de « fixation », de « point de fixation », à l’idée
d’une « inhibition de développement » et conclut : « Nos
prédispositions sont donc des inhibitions de développe-
ment. » Toutefois, il ajoute un élément essentiel : le déve-
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loppement du Moi devance dans le temps celui de la
libido, phénomène dont la conséquence est la suivante :
« Les pulsions du Moi, du fait de cette anticipation,
seraient contraintes au choix d’objet avant que la fonction
sexuelle n’ait atteint sa configuration définitive ; une fixa-
tion en résulterait au stade prégénital de l’ordre sexuel. »
(Freud, 1913).
Le lien entre la fixation et la « contrainte au choix
d’objet » est pour nous un point clef. Lorsqu’un enfant est
« contraint au choix d’objet » avant de disposer des capaci-
tés lui permettant de bâtir une satisfaction dans le com-
merce avec lui, cet objet revêt un double aspect :
dépressogène et idéal. Idéal car il promet la satisfaction,
dépressogène car son investissement ne peut susciter
celle-ci tout en arrêtant le mouvement de la libido qui
s’y fixe. L’objet, assigné lors de ce moment particulier du
développement du psychisme, devient cet idéal que la
régression cherche à retrouver. L’organisation de ces fixa-
tions dépressives dérive de circonstances au cours des-
quelles l’objet s’est imposé en attirant à lui tout
l’investissement. Une sorte de coup d’État a porté l’objet
au pouvoir absolu – que ce soit son excès de présence, dans
la séduction traumatique par exemple, ou par défaut de
séduction initiatique – et a forcé sur lui un surinvestisse-
ment en emprise, lequel a fermé la voie au changement
d’objet. Alors que dans le cas des fixations dynamiques, la
satisfaction reste accessible et qu’un certain équilibre éco-
nomique entre les deux formants de la pulsion 1 perdure,
1. P. Denis, Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion,
op. cit.

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LA CRÉATION RÉCIPROQUE DES RÉGRESSIONS… | 125

dans le cas des fixations dépressives, l’investissement de la


satisfaction s’estompe et la libido vient surcharger les com-
posantes d’emprise de la pulsion qui tend à se dissocier.
L’investissement en emprise canalise alors l’essentiel de la
force et s’impose comme le seul rempart contre la désorga-
nisation.
Les fixations dépressives, centrées par l’investissement
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d’un objet d’emprise, impliquent une dissociation de la
pulsion et, de ce fait, empêchent l’introjection pulsion-
nelle. À sa place se développent des mécanismes d’identi-
fication à l’objet dominateur. Du fait que « le choix
d’objet devance dans le temps celui de la libido », on
assiste à l’organisation d’un « Moi-emprise » et non à celle
d’un « Moi-plaisir » ; la constitution d’un tel « Moi-
emprise » représente une forme de restriction au fonction-
nement du Moi, une « inhibition au développement » du
Moi, qui constitue, selon le schéma de Freud, une « pré-
disposition », c’est-à-dire une forme de fixation. Lors des
régressions organisées par rapport à ce type de fixations,
on assiste à un appauvrissement, à une restriction du
fonctionnement psychique du fait qu’elles obèrent la pos-
sibilité de renouer avec toute forme de plaisir. Lors de
tels mouvements de régression, ces fixations se renforcent
et rendent encore plus probable une forme dépressive ou
restrictive de régression ultérieure.
Le couple fixation-régression, en tant que système
auto-organisant, mérite donc d’être pris en compte dans
le développement de la cure psychanalytique, non seule-
ment dans les manifestations transférentielles qu’il déter-
mine mais aussi dans l’économie même de la cure et des
moments inévitablement traumatiques de celle-ci. On
évoque souvent la dimension régressive de la situation
analytique mais celle-ci ne va pas sans son potentiel créa-
teur de fixations. Ne pourrions-nous pas envisager la
question des analyses interminables en fonction de pro-
cessus de fixation induits par l’analyse elle-même ?

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De l’isolation comme entrave
à la mobilité psychique

« Mon âme et moi nous nous voyons très peu


Elle a sa vie et ne m’en parle guère
Je connais mal ses loisirs oublieux
Moi je n’ai pas le temps, j’ai mes affaires… »
NORGE.

L’idée de mobilité psychique renvoie d’abord, pour les


psychanalystes, à l’association libre, au passage d’une idée
à une autre qui lui est liée ; elle est pour beaucoup d’entre
nous en rapport avec la qualité de l’élaboration des pro-
cessus psychiques, et avec l’intelligence dans son sens le
plus large. Cette capacité au passage d’une idée à une
autre implique une forme de confiance, de plaisir à se
laisser porter par son propre mouvement sans redouter
quelque rencontre désagréable qui viendrait arrêter le
mouvement, et constituer l’une de ces « entraves » que
nous nous proposons d’explorer.
Jean-Luc Donnet a ainsi décrit en 1982, un enfant « psy-
chophobe », quelques années plus tard, Evelyne Kestemberg
évoquait les « phobies du fonctionnement mental », enfin
plus récemment, reprenant sous un autre angle la notion de
« distance » de Bouvet, André Green a développé l’idée

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128 | ŒDIPE MÉDECIN

d’une « position phobique centrale » limitant le fonctionne-


ment psychique et la liberté associative et entraînant un flou
de la pensée. L’idée, centrale, est la même chez ces trois
auteurs : quelque chose, dans les profondeurs plus ou moins
hautes du psychisme, est redouté et fait obstacle à la libre
circulation des représentations et des affects, entrave la
mobilité psychique par crainte d’une rencontre intérieure
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– fantasme de scène primitive ou d’inceste par exemple –, et
du fait des précautions prises pour l’éviter.
Un autre type d’obstacle à la mobilité psychique est
constitué par tout ce qui empêche le changement d’objet,
impose un lien à un objet particulier, interne ou relation-
nel. Changer d’objet implique ainsi la mise en péril de
l’organisation centrée sur l’investissement de cet objet et
entraîne de ce fait le risque d’éprouver les affres d’une
désorganisation psychique, d’une dépersonnalisation plus
ou moins profonde ; c’est l’un des aspects des difficultés
du travail de deuil. À un niveau plus élémentaire, au
niveau de l’organisation de la pulsion elle-même – dont
Freud nous dit que « l’objet » en est l’élément le plus
contingent, le plus aisément remplaçable –, on pourrait
considérer que la principale entrave à la mobilité psy-
chique serait la non-contingence de l’objet de la pulsion.
Plus généralement, tout ce qui, en somme, favorise ce
qui est de l’ordre de la fixation constitue une entrave à la
mobilité psychique 1.

L’ISOLATION

Il est un moyen qui s’attaque d’une autre manière à la


mobilité psychique : l’isolation. Il s’agit d’un mécanisme
1. E. Schmid-Kitsikis a choisi de développer une forme de fétichisa-
tion du sensoriel, c’est-à-dire une forme particulière de fixation, avec les
entraves qu’elle constitue à la vie psychique amoureuse.

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DE L’ISOLATION COMME ENTRAVE… | 129

psychique très banal, décrit par Freud et délaissé ensuite


puisqu’il n’a été étudié que par quelques rares autres
auteurs, et en tant que « mécanisme de défense ».
On entend sous ce terme un procédé psychique parti-
culier dont on fait en quelque sorte le constat dans diffé-
rents régimes du fonctionnement de l’esprit : deux, ou
plusieurs éléments – idées, fantasmes, affects – restent
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séparés dans le psychisme alors que l’établissement d’un
lien entre eux entraînerait la mise en activité d’un fan-
tasme, d’un affect ou même d’un processus perceptif ou
intellectuel.
Je me rappelle une histoire clinique très particulière :
une femme d’un peu plus de quarante années était hospi-
talisée dans un service de médecine pour une image tho-
racique impressionnante découverte lors d’un examen
radiologique systématique : une opacité médiastinale
considérable en volume et en densité. Nous comprenons
rapidement qu’il s’agit d’un méga-œsophage : il existe un
rétrécissement au bas de l’œsophage qui ne se vide que
très lentement, se remplit d’aliments et se distend peu à
peu pour occuper une étendue énorme et donner cette
inquiétante image à la radio. Les internes expliquent avec
satisfaction leur découverte à leur patron qui interroge
curieusement la dame en question : « À quel mois de
grossesse en êtes-vous ? » Stupeur de la patiente (et stu-
peur générale) ; « Depuis combien de temps n’avez-vous
plus vos règles ? ». Réponse embarrassée : « Ben je ne sais
pas, ben c’est vrai que je les ai plus… » Et nous consta-
tons tous un ventre généreux, une grossesse de six mois
et un bébé qui bouge sous la paroi abdominale… Cette
femme qui avait eu deux enfants quelques années aupara-
vant, avait constaté son aménorrhée, sa prise de poids,
l’augmentation du volume de son ventre, ressenti les
mouvements du fœtus sans en tirer la conclusion évidente
qui s’imposait. Chaque élément était resté isolé des autres
et de ce fait, leur signification ne s’était pas constituée.

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130 | ŒDIPE MÉDECIN

Refoulement hystérique ? Sans doute, mais dont le moyen


semble bien fondé sur ce mécanisme de l’isolation qui
aboutit à une incroyable méconnaissance.
Si l’on se rapporte à l’excellent article du dictionnaire
d’Alain de Mijolla rédigé par Elsa Schmid-Kitsikis, on
voit que Freud avait décrit l’isolation comme un méca-
nisme propre à la névrose obsessionnelle. Le sujet lutte
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contre la mise en contact de deux éléments psychiques
par divers procédés : « pauses, rituels, formules magiques
ou toute rupture intervenant durant un processus ». Dans
Inhibition, symptôme et angoisse, il soulignera que l’isola-
tion renvoie au tabou du toucher, étendu aux pensées
qu’il ne faut pas laisser entrer en contact.
Il est intéressant pour nous de constater que Freud
parle de l’isolation comme d’une technique active,
« motrice » ; nous sommes naturellement tentés de ratta-
cher ce procédé au registre de l’emprise : il s’agit de tenter
d’exercer une activité d’emprise quasi motrice sur les pen-
sées. C’est ce que réalise la névrose obsessionnelle qui
emploie des moyens agis, moteurs (comme le lavage itéra-
tif ) pour « refouler » des pensées inadmissibles ; il s’agit
de modalités de refoulement qui utilisent le registre de
l’emprise et sont de l’ordre de la répression plutôt que
du refoulement proprement dit, lequel utilise un jeu de
représentations pour en faire passer d’autres à l’arrière-
plan, nous y reviendrons.

ISOLATION ET INHIBITION
INTELLECTUELLE

Lors de consultations de pédopsychiatrie ou de séances


d’analyse d’enfant, nous sommes souvent frappés par des

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DE L’ISOLATION COMME ENTRAVE… | 131

modalités particulières dans la construction de leurs des-


sins chez des sujets qui se trouvent en grande difficulté
sur le plan scolaire, et dont la mobilité psychique est pré-
cisément très entravée. Leur dessin figure divers éléments
dont la particularité est de n’avoir aucun rapport apparent
les uns avec les autres. Ici une maison d’où part un
chemin qui y retourne aussitôt sans effectuer le moindre
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parcours en direction d’autres parties du dessin, là un
arbre, le tronc d’un bloc bistre et le feuillage d’un bloc
vert ; pas de branches allant du tronc aux feuilles, là une
voiture sans route ni mouvement… En bref, des éléments
isolés les uns des autres. Dans le dessin d’une « Dame de
Fay », effectué par un garçon de 8 ans, dont la consigne
était « une dame se promène et il pleut », les éléments
sont tous isolés les uns des autres : les nuages, la pluie
sous les nuages mais qui n’en tombe pas, le parapluie à
côté de la dame. Un autre enfant, qui dessinait de cette
manière, souffrait d’un échec considérable dans l’appren-
tissage de la lecture. Un jour où il était invité à nommer
les lettres du panneau utilisé par l’ophtalmologiste de
l’institution, il expliqua : « Dans Daniel et Valérie je sais
lire, mais ces lettres-là sont trop dures. » Il savait par cœur
son livre de lecture et le récitait sans erreur, au paragraphe
près, et il connaissait les lettres, pourvu que ce soit dans
ce livre. Toute mobilité psychique qui aurait permis de
transposer la lecture des lettres d’un écrit à un autre était
absente. Un véritable système de méconnaissance s’était
organisé, fondé sur des mécanismes d’isolation aboutis-
sant à une inhibition intellectuelle considérable, géné-
rale, extensive.
À l’inverse, on peut observer des isolations partielles,
portant souvent sur la vie affective, ou sur certaines opé-
rations intellectuelles ; le surinvestissement d’un objet
intellectuel peut empêcher la transposition sur un autre
objet des processus dont il a permis le développement, de
la même manière que la dépression fixe l’investissement

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sur l’ombre de l’objet, constitue celle-ci en fétiche interne


dont le surinvestissement empêche le deuil, l’investisse-
ment d’une autre personne, la constitution d’un autre
objet.
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CLINIQUE DE L’ISOLATION

On voit bien à partir de ces exemples que l’isolation


déborde largement le cadre de la névrose obsessionnelle.
Kurt Eissler, dans l’un des rares articles publiés sur le
sujet, notait déjà la présence de mécanismes d’isolation
dans d’autres organisations psychiques, l’hystérie en par-
ticulier.
Dans la cure, l’isolation apparaît sous diverses formes,
les pauses et les ruptures dans le processus, signalées par
Freud, peuvent intervenir de bien des façons : la pause
dans le discours peut n’être que brève et les associations
reprendre. La constatation clinique de Freud selon
laquelle lorsque le patient se tait, c’est qu’il est occupé
par une pensée concernant l’analyste – un mouvement de
transfert donc –, implique ainsi que la pause est une
ébauche d’isolation des émois transférentiels ; mais cette
isolation ne se concrétise vraiment que si ce silence
s’installe, sous-tendu par un vide psychique ou remplacé
par des récits factuels sans rapport avec la situation analy-
tique. Les ruptures dans le processus (des absences fré-
quentes par exemple), type même de conduites motrices
d’évitement de la situation pour conjurer le risque de voir
surgir représentations et affects pendant la séance, sont
des procédés d’isolation qui signent l’échec, au moins
momentané, du registre des représentations et du refoule-
ment proprement dit.

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Assez récemment, un auteur norvégien, Bjorn


Killingmö, – qui pense également que l’on ne peut res-
treindre l’isolation à la névrose obsessionnelle – montre
que l’intellectualisation constitue une forme d’isolation
qui peut entraver considérablement la cure elle-même. Le
but vise toujours à écarter les émotions redoutées.
Comme l’indiquait Catherine Parat la répression des
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affects opère d’abord par une rupture du lien entre affect
et représentation. L’isolation est le moyen de cette dis-
sociation.
Dans le discours de tels patients, les idées sont mainte-
nues séparées des affects qu’elles pourraient véhiculer par
l’usage d’une forme d’isolation – l’intellectualisation – qui
consiste à utiliser des mots abstraits, ou un écran d’expli-
cations qui isole l’idée de l’affect. Le discours de tels
patients est très caractéristique et Killingmö en donne
une description clinique :
– Sur le plan quantitatif, le patient se prétend disert
alors que l’analyste trouve qu’il ne dit pas grand-chose.
– L’évitement porte sur les mots qui accentuent le dis-
cours : adjectifs et adverbes amplificateurs ; le patient
évite les mots qui désignent directement les émotions, les
onomatopées et les mots qui en dérivent.
– Le patient se présente comme incapable de juger de
l’intensité affective d’une expression ou d’une phrase et
interroge son analyste : comment peut-on l’entendre ?
Est-ce injurieux ? Violent ? Dramatique ?
– L’intonation du patient est monotone, égale.
– Le patient ne se montre capable d’évoquer un mot
qui serait chargé d’affect qu’en le nommant dans une
langue étrangère.
On trouve un exemple fameux de ce moyen d’isolation
chez Freud : « Ma libido s’est tournée vers matrem… ».
Le pouvoir affectif des mots de la langue maternelle
est trop grand ; il faut éviter l’apparition des plus chargés
d’entre eux et, pour ce faire, diminuer la quantité des

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paroles, l’intensité de leur expression et, finalement, s’il le


faut, passer à une langue étrangère. La méthode de la
pause dans le discours, décrite par Freud comme moyen
de l’isolation, est ici remplacée par une autre technique,
plus sophistiquée, quasi musicale.
On notera que c’est par une forme d’action, d’agir,
d’emprise sur les mots et sur l’expression du langage par
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la parole que cette isolation s’effectue, confirmant les vues
de Freud qui parle de l’isolation comme d’une technique
active et « motrice ». Une forme accomplie de l’isolation
est l’alexithymie, au sens de Nemiah et Sifneos, l’incapa-
cité à reconnaître les affects car « isolés » des représenta-
tions qui les qualifient ; on peut considérer aussi que
l’isolation est au fondement de la pensée opératoire au
sens de Pierre Marty et de Michel de M’Uzan.
Pourtant, derrière l’isolation que réalise l’intellectuali-
sation, il est, dans bon nombre de cas, possible de perce-
voir un monde fantasmatique et affectif que la cure
abordera peu à peu, bien qu’il soit redouté. À l’inverse,
dans le cas de ces enfants chez lesquels l’isolation a causé
une inhibition intellectuelle majeure, ou lorsque les
patients sont installés dans la pensée opératoire, le fonc-
tionnement de l’ensemble affect-représentation a fini par
s’éteindre, laissant derrière lui un appauvrissement fantas-
matique tel que le Moi est exposé directement à des
images traumatiques plus qu’à des représentations ; le
potentiel traumatique de ces images oblige à renforcer les
mesures d’isolation motrices pour conjurer le risque de
leur envahissement.
Il faut donc souligner que l’isolation relève plus de la
répression que du refoulement. Le refoulement propre-
ment dit opère essentiellement par le jeu du surinvestisse-
ment d’une représentation pour en renvoyer une autre
hors de la conscience, la représentation refoulante gardant
généralement un rapport avec la représentation refoulée
et conservant une charge d’affect, même si celle-ci est

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plus limitée. La représentation des chevaux qui mordent


permet au Petit Hans de refouler l’image d’un père mena-
çant et, partant, de garder de bonnes relations avec la
personne de son père. L’évitement du rapprochement
avec les chevaux, par le refus de sortir dans la rue, est en
revanche un phénomène de répression, une action
motrice qui vise à éviter le surgissement de l’angoisse.
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De la même manière, on parle trop facilement, à la
suite de Freud, du « refoulement » en œuvre dans la
névrose obsessionnelle, et du retour du refoulé qui oblige
à répéter la mesure prise contre son surgissement. Ainsi,
il faut insister sur le fait qu’il s’agit d’un retour du réprimé
(plus que du refoulé) et que la mesure d’annulation que
le patient répète est une action : aller vérifier les robinets,
nettoyer répétitivement, se livrer à une action conjura-
toire. Pour nous, dans la névrose obsessionnelle, la répres-
sion prend le pas sur le refoulement. L’isolation, forme
particulière de répression, s’inscrit naturellement dans les
mécanismes de cette organisation réputée névrotique,
mais finalement, en grande partie, comportementale.

LE MORCELLEMENT
DES REPRÉSENTATIONS

Essayons de préciser les mécanismes élémentaires qui


aboutissent à l’isolation, ou plutôt, à la dynamique de
l’isolation.
Nous considérons que le mécanisme élémentaire essen-
tiel est constitué par le morcellement de la représentation,
par la mise en œuvre d’un investissement sélectif portant
sur l’une des composantes de la représentation : la repré-
sentation est scindée par un surinvestissement sélectif de
l’un de ses éléments dont l’évocation, à elle seule, ne suffit

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pas à susciter l’affect. Pour illustrer ce procédé, il est pos-


sible de le comparer à ce qui se passe, de façon plus glo-
bale, dans le fétichisme : le surinvestissement d’une pièce
de sous-vêtement permet le désinvestissement relatif des
autres éléments affirmant la nudité féminine ; la percep-
tion du sexe féminin est concurrencée par l’investissement
du fétiche, ce qui limite l’excitation et conjure de ce fait
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l’angoisse. De la même manière, un scénario pervers n’est
qu’un fragment réduit d’une séquence de représenta-
tions : il est la réduction de tous les éléments de l’univers
de la scène primitive, à l’un quelconque d’entre eux.
L’emprise psychique sur le monde des représentations et
des affects s’exerce par l’investissement de ceux-ci ou de
fragments de ceux-ci ; ce surinvestissement porte essen-
tiellement sur les éléments qui appartiennent à la trame
motrice ou sensorielle des représentations ou des affects,
relevant du registre de l’emprise. De cette manière, la
majeure partie de l’investissement quitte le registre de la
satisfaction – laquelle tendrait à s’accomplir sans cela,
directement ou indirectement – pour un investissement
parcellaire qui désorganise le fonctionnement pulsionnel
d’ensemble, défait les représentations en éliminant du
même coup l’affect qui les aurait accompagnées.
L’isolation s’exerce ainsi par le surinvestissement en
emprise d’un élément qui vide un ensemble de représen-
tations (ou d’images redoutées) de son investissement
propre et qui s’y substitue. Dans l’intellectualisation par
exemple, le surinvestissement d’un mot pour lui-même,
au détriment de ce qu’il représente, arrête l’évocation des
images qui lui sont liées. Le surinvestissement de la
« représentation de représentation » qu’est le mot, de la
sonorité du vocable prononcé, entraîne un désinvestisse-
ment relatif des représentations auxquelles il est relié. En
ce sens, l’utilisation systématique, la mise en avant du
mot, son surinvestissement, sa déconstruction, toute la
« linguisterie » dans la technique lacanienne, constituent

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autant de formes d’isolation lesquelles vont de pair avec


la disparition de l’affect dans la théorisation de Lacan.
On en arrive ainsi à reconnaître différents niveaux
d’isolation. Un premier niveau où l’isolation est le résultat
d’un effort de répression contre une représentation trop
chargée d’affect en évitant son surgissement par des
moyens moteurs massifs, corporels : ne pas sortir dans la
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rue pour ne pas risquer de rencontrer un cheval. Au
niveau purement psychique, on peut distinguer deux
registres : celui où l’isolation sépare les représentations les
unes des autres, par un surinvestissement sélectif, de
façon à éviter l’apparition de la signification redoutée qui
découlerait de leur association ; enfin, plus foncièrement,
celui où l’isolation s’attaque aux composantes de
l’ensemble affect-représentation lui-même, défait la repré-
sentation en réduisant son investissement à l’un de ses
éléments, ce qui altère le fonctionnement pulsionnel lui-
même.

CLIVAGE ET ISOLATION

La question qui peut alors se poser est celle de la spéci-


ficité de l’isolation par rapport au clivage.
Trop schématiquement, le clivage proprement dit
touche le Moi dans son ensemble ; celui-ci se scinde en
deux parts contradictoires : « Je sais bien, mais quand
même. » Je sais que mon père est mort mais pourquoi ne
vient-il pas dîner ?
Sans doute faut-il au clivage utiliser les moyens de l’iso-
lation pour s’installer, c’est ce que nous avons évoqué
dans le cas particulier du fétichisme. Le clivage du Moi
serait le résultat, ou du moins un résultat particulier,
d’une isolation jouant sur des formations psychiques

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d’ensemble. Le Moi et ses instances sont formés d’une


constellation de représentations ayant acquis une certaine
cohésion entre elles. Le clivage implique une rupture de
cette cohésion et l’apparition de deux sous-ensembles,
chacun d’eux cohérent pour ce qui le constitue mais dis-
continu par rapport à l’autre. C’est un modèle écono-
mique qui rend le mieux compte du phénomène.
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L’investissement se répartit sur deux groupes d’éléments
psychiques et le fonctionnement psychique s’organise
dans cette dichotomie. Nous reprenons ici le modèle,
introduit par Gérard Bayle, du « clivage fonctionnel » :
c’est le surinvestissement de l’un des sous-ensembles qui
l’isole de l’autre. Le clivage du Moi est un recours contre
la désorganisation due à une excitation qui déborde le
Moi : une réorganisation s’opère dans l’investissement de
deux modes de fonctionnement. Deux systèmes
« moïques » sans cohésion l’un avec l’autre plutôt qu’un
Moi désorganisé, bouleversé, défait ou pas de moi du
tout… Le Docteur Jekyll fonctionne de façon cohérente,
de même que Mr Hyde, la dualité de fonctionnement
sauve le personnage qui les porte tous les deux d’une dés-
organisation complète.
Le clivage de l’objet tel qu’il a été décrit par les klei-
niens se définit par l’opposition entre deux aspects de
l’objet : bon et mauvais. Il s’agit là aussi du surinvestisse-
ment de deux systèmes de représentations bâtis autour de
l’image de la même personne. Le clivage de l’objet renvoie
non pas à une ambivalence faite de la combinaison de
sentiments mêlés hostiles et affectueux à son égard mais
à une dissociation de ses deux composantes. Le clivage de
l’objet peut être lui aussi considéré comme résultant de
mécanismes d’isolation : une isolation qui sépare les élé-
ments constitutifs des objets psychiques pour en
construire deux versions contrastées.
L’isolation peut ainsi être retrouvée au cœur de nombre
de situations cliniques, comme résultat de manœuvres

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contre-phobiques adressées au monde extérieur, mais sur-


tout comme façon de traiter, par des manipulations psy-
chiques spécifiques, des ensembles psychiques dont la
dramaturgie soulèverait une excitation redoutable, désor-
ganisante. Ces procédés sont à l’origine d’entraves
majeures à la mobilité psychique et peuvent aller jusqu’à
amputer les capacités intellectuelles elles-mêmes.
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Dans le déroulement même de la cure ou lors de psy-
chothérapies, on peut voir les patients recourir aux procé-
dés de l’isolation. Ainsi, l’une des causes d’échec, partiel
ou total, de psychothérapies entreprises en face-à-face,
avec des séances espacées, est que ce cadre peut favoriser
la mise en place d’un système d’isolation chez le patient et
parfois chez l’analyste lui-même. L’espace entre les séances
tend à les isoler les unes des autres et à empêcher que
leur contenu trouve un déroulement lié. La capacité de
rêverie de l’analyste peut être mise à mal par la disconti-
nuité introduite par l’espacement trop grand des séances.
Chez le patient, la lutte contre l’affect, annoncé par une
forme de tension qui apparaît avant la séance, peut
prendre la forme motrice de retards, de manque-
ments, etc., mais aussi, de façon moins apparente, celle
d’un surinvestissement d’un élément de la séance précé-
dente et d’un agir de parole : « La dernière fois vous
m’avez dit que… » ; « Je me demande ce que vous avez
voulu dire par là… »
Le nombre et la durée des séances ne suffisent pas for-
cément à réduire ces mécanismes d’isolation, et en parti-
culier tout ce qui relève de l’intellectualisation, mais la
fréquence des séances permet au moins à l’analyste une
meilleure perception de ce qui peut sous-tendre les méca-
nismes d’isolation du patient. De plus, pouvoir tenir
compte de ce dont l’isolation est faite, imaginer la frag-
mentation du flux des représentations, peut guider des
formes d’interventions, de constructions par exemple, qui
lèvent peu à peu les entraves à la mobilité psychique.

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Dans ces cas, l’association libre n’est pas un préalable,


exigible du patient, mais c’est le rétablissement progressif
de l’associativité, par la levée des mécanismes d’isolation,
qui constitue le premier impératif du travail psychanaly-
tique pour permettre au patient et à son âme de se fré-
quenter davantage.
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De l’acte à la maîtrise

« Agis comme si la maxime de ton action


devait être érigée par ta volonté en loi univer-
selle de la nature. »
Emmanuel KANT.

« Avait-il une ambition littéraire ? Une préoccupation


littéraire profonde, c’est certain ; mais une ambition il n’y
en a aucun signe », écrivait Daniel Halévy à propos de
Louis Hémon, écrivain et vadrouilleur impénitent. Sa
« préoccupation littéraire » était celle de l’acte d’écrire,
d’écrire par nécessité interne. L’ambition, qu’elle soit litté-
raire ou artistique, concerne le monde extérieur, elle est
faite d’actions qui s’adressent à lui, de « performances »
dit-on aujourd’hui, mais la « préoccupation », celle qui
nourrit la création elle-même, aboutit à un acte intime,
effectué par l’artiste pour modifier quelque chose de son
propre monde. Jean-Baptiste Siméon Chardin est devenu
Chardin par renoncement à une ambition, celle de deve-
nir un « peintre d’histoire », ce qui voulait dire exécuter
en grand format des scènes « historiques » associant des
personnages multiples. Il quitte un jour, désespéré, l’ate-
lier où il étudiait en ce but la figure humaine, de façon à

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acquérir une sorte de vocabulaire de formes pour ensuite


« tout tirer de sa tête », convaincu qu’il n’y arrivera
jamais ; rentré chez lui, toute ambition abandonnée, il se
met à peindre un lièvre mort, accroché par une patte,
acte de peindre d’où sortira le premier « Chardin », mais
dont on peut penser aussi que son auteur en est sorti
modifié.
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Vuillard, un autre peintre plus près de nous, écrivait
ainsi à l’un de ses pairs :
Quand j’ai le bonheur de travailler […] c’est que j’ai en moi
une idée en qui j’ai foi. […] Mais quand je n’ai pas la foi ! Je
travaille, j’agis évidemment, par saccades. Les intervalles, vous
ne vous figurez pas ce qu’il y a de morne et de mort. Les idées
qui me guident ne sont que des éclairs.

Terribles intervalles ! Travailler, agir, ne fut-ce que par


saccades pour en sortir par l’acte de peindre, pour modi-
fier par là quelque chose de son propre monde.
En ce sens, l’acte est le résultat d’un processus psy-
chique intime, qui exprime ou qui organise quelque chose
du monde interne ; il peut être doté d’une valeur magique
consciente ou inconsciente, comme les actes rituels et reli-
gieux. Ceux-ci ne sont néanmoins pas les seuls. Jean Gilli-
bert avait un jour énoncé ainsi la valeur magique de l’acte
d’exhibition : « Quand on s’exhibe les morts
reviennent » ; formule tirée sans doute de son auto-ana-
lyse, appliquée à son activité de comédien, mais que j’ai
retrouvée à l’origine, implicite, d’un roman de Georges
Jeandrieu, Le Figurant. Dans cet ouvrage, le héros (anti-
héros en vérité) vient de sa province pour devenir danseur
dans une boite de strip-tease, et au fur et à mesure que
son activité de « stripteaseur » se développe et qu’il
s’exhibe, il rencontre de multiples parents et des membres
de sa famille qu’il pensait disparus ou inexistants. L’exhi-
bition fait revenir magiquement des personnes autour
du héros.

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DE L’ACTE À LA MAÎTRISE | 143

L’acte de l’artiste vise en partie à faire revenir en lui la


présence de personnes absentes, ce qui revient à modifier
son propre fonctionnement psychique, c’est un acte auto-
plastique, avant de s’adresser au monde extérieur, même
si in fine, l’exposition de ses œuvres, dans le monde exté-
rieur, rassemble autour de l’artiste des personnes réelles.
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L’ACTE CHEZ FREUD

Les notions d’« acte » et d’« action » sont à la fois très


présentes en psychanalyse et restent porteuses d’ambiguï-
tés ou de malentendus. L’un de ceux-ci est la référence à
la motricité. La notion de « décharge motrice » introduite
par Freud lui-même, dès la Traumdeutung, a créé, du
même coup, une confusion sur la notion de « motricité »
elle-même. Le schéma de l’appareil psychique que Freud
propose à l’époque comporte une « extrémité sensitive et
une extrémité motrice » ; à l’extrémité motrice, qui est
aussi celle de la conscience, se trouve un système qui
« ouvre les écluses de la motricité ». De là à penser que la
« décharge motrice » ait une valeur en soi, il n’y a qu’un
pas, qui pourrait à la limite permettre la légitimation de
tout « passage à l’acte ». En fait, le déroulement de la
pensée de Freud conçoit cette « extrémité motrice »
comme le pôle effecteur de l’excitation sexuelle et l’émission
des produits corporels correspondants ; il manque en effet
à ce premier schéma freudien la « zone érogène » et son
rôle. L’idée de décharge motrice poursuit son chemin chez
Freud mais elle évolue, comme on le voit dans Formula-
tions sur les deux principes du cours des événements psy-
chiques (1911) :

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La décharge motrice qui, pendant la domination du principe


de plaisir, sert à débarrasser l’appareil psychique de l’accroisse-
ment des excitations et parvient à cette tâche par des innerva-
tions envoyées à l’intérieur du corps (mimique, extériorisation
d’affects), prend alors une nouvelle fonction, dans la mesure
où elle est employée à une modification appropriée de la réalité.
Elle se change en action. La suspension, devenue nécessaire, de
la décharge motrice est assurée par le processus de pensée qui
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se forme à partir de l’activité de représentation. La pensée est
dotée de qualités qui permettent à l’appareil psychique de sup-
porter l’accroissement de la tension d’excitation pendant
l’ajournement de la décharge.
D’une certaine façon, Freud décrit ici l’inhibition de
but du mouvement pulsionnel et il se réfère finalement
aux premières expériences de satisfaction, à l’acte de la
tétée par exemple : « L’acte qui consiste à sucer le sein
maternel devient le point de départ de toute la vie
sexuelle, l’idéal jamais atteint de toute satisfaction sexuelle
ultérieure, idéal auquel l’imagination aspire dans des
moments de grand besoin et de grande privation 1. »
(Introduction à la psychanalyse). L’acte initial est donc un
acte sexuel à l’échelle du tout petit, acte originaire du
fonctionnement du psychisme en général. C’est sans
doute le sens qu’il faut donner à la formule de Freud :
« Au commencement était l’acte 2. » (Totem et tabou).
1. La citation complète est la suivante : « L’acte qui consiste à sucer le
sein maternel devient le point de départ de toute la vie sexuelle, l’idéal
jamais atteint de toute satisfaction sexuelle ultérieure, idéal auquel l’imagi-
nation aspire dans des moments de grand besoin et de grande privation.
C’est ainsi que le sein maternel forme le premier objet de l’instinct sexuel ;
et je ne saurais vous donner une idée assez exacte de l’importance de ce
premier objet pour toute recherche ultérieure d’objets sexuels, de
l’influence profonde qu’il exerce, dans toutes ses transformations et substi-
tutions, jusque dans les domaines les plus éloignés de notre vie
psychique. »
2. « Il ne faudrait cependant pas que l’analogie avec les névrosés
influence trop le jugement que nous portons sur les primitifs. Nous devons
aussi prendre en considération les différences. Certes, on ne trouve ni chez
les sauvages ni chez les névrosés les séparations tranchées que nous faisons
entre pensée et acte. Le névrosé est toutefois surtout inhibé pour agir, chez

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DE L’ACTE À LA MAÎTRISE | 145

Acte, c’est-à-dire acte sexuel qui apporte la décharge de


l’excitation. Cela étant, c’est un acte complexe qui met
en jeu la motricité, certes, mais une motricité asservie au
fonctionnement de la zone érogène orale. Cette
« décharge » est assimilable à l’expérience de la satisfaction
que Freud n’évoque pas explicitement à ce moment-là
mais qu’il a évoquée auparavant et dont nous pensons
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qu’elle est fondatrice de la représentation.
Il est frappant de voir que dans ces définitions impli-
cites, Freud fait de l’acte quelque chose qui vise à modifier
le monde interne de l’individu et non l’environnement et
que c’est l’action qui vise à modifier l’environnement.

EMPRISE ET SATISFACTION

Il me semble que l’approche psychanalytique de l’acte


et de l’action souffre du fait que Freud n’a pas maintenu
la distinction qu’il avait commencé d’introduire entre
pulsion d’emprise et pulsions sexuelles et qui ouvrait à
une distinction entre le registre de l’emprise et celui de la
satisfaction. L’« extrémité motrice » de l’appareil psy-
chique semblait pourtant une préfiguration du lieu où
articuler l’emprise et la satisfaction.
L’acte d’ordre sexuel, prototype de l’acte en général, est
à chacun des niveaux où il apparaît, – de la tétée, à la
défécation, à la masturbation ou au coït entre adultes –
l’association d’une activité d’emprise et d’une expérience

lui la pensée remplace complètement l’acte. Le primitif, lui, est dépourvu


d’inhibitions, la pensée se transpose aussitôt en acte ; chez lui, c’est plutôt
l’acte qui pour ainsi dire remplace la pensée. C’est pourquoi, pour ma
part, je suis d’avis, sans me porter garant de l’absolue certitude du parti
adopté, qu’on est sans doute en droit d’admettre, dans le cas qui nous
occupe, qu’“au commencement était l’acte”. »

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de la satisfaction, le résultat d’une activité motrice et sen-


sorielle exercée sur une zone érogène productrice d’une
expérience orgastique ou assimilée. Il est intéressant
d’envisager l’idée d’une transposition globale de l’acte
sexuel dans une situation qui ne l’est plus.
Nous pensons que c’est ce qui se produit dans les actes
de création et que c’est le caractère global de la transposi-
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tion qui fait la particularité de la création par rapport à
la sublimation en général. Citons ici à nouveau Freud
qui écrit, à propos de Léonard de Vinci : « Nous nous
contenterons d’insister sur le fait, à peine moins certain,
que le travail créateur de l’artiste fournit, lui aussi, une
dérivation à son désir sexuel. » Ce que nous introduisons,
c’est le caractère global et assez direct de cette dérivation.
L’analogie qui vient à l’esprit est celle de la crise d’hystérie
qui mime le coït dans son ensemble. L’acte créateur tien-
drait du mimodrame d’un acte sexuel.
Dans le processus de création, l’acte est déplacé des
personnes vers un support neutre, matériel comme dans
toutes les activités plastiques, sur un medium dont
Marion Milner disait que l’artiste en était amoureux.
Lorsque la matérialité du medium investi est faible,
comme dans le cas de la musique ou surtout de la littéra-
ture, l’investissement de l’instrument utilisé prend le
relais : celui de l’instrument de musique naturellement
(« ma femme en bois », disait un violoncelliste), mais
aussi du stylo ou du « vide papier que sa blancheur
défend ».
Marc Augé, dans Le Dieu-objet, a décrit les particulari-
tés des dieux-objets Legba, au Togo et dans la région de
l’ancien Dahomey où la pratique des cultes vaudous s’est
maintenue très vivante. Les caractéristiques de ces dieux-
objets sont des illustrations éloquentes de l’acte de créa-
tion 1. Les dieux du Dahomey se confondent avec la
1. Nous reprendrons plus loin ce que nous a apporté Marc Augé par
rapport à la sublimation.

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DE L’ACTE À LA MAÎTRISE | 147

figuration qui en est donnée, fabriquée avec une accumu-


lation de produits minéraux et organiques mais aussi
corporels :
[Les dieux-objets] sont avant tout forme et matière,
ensemble de substances prélevées sur la nature, et image, sou-
vent allusive ou métonymique, du corps humain. Ils sont à la
fois corps et objet, vie et matière : image par-là de la relation
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aux dieux et aux humains, et matière brute, terre indiscriminée,
impensable. […] Ce corps [des objets divins] est l’objet d’un
culte qui tantôt met l’accent sur la matérialité brute, tantôt au
contraire sur son caractère quasi organique cependant que le
dieu lui-même est traité tantôt comme une présence singulière,
entièrement identifiée à l’objet qui le représente, tantôt comme
puissance de relation…
L’acte de création de ces dieux-objets met ainsi en jeu
non seulement l’activité d’assemblage des éléments qui
les composent mais utilise aussi des produits directement
corporels, le sang en particulier ; l’idée que l’acte de créa-
tion de ces objets-dieux est la transposition d’un acte
sexuel à de la matière inerte s’impose d’elle-même. Peut-
être y aurait-il là matière, si l’on peut dire, à une approche
de l’art contemporain.
Ce n’est donc pas tant la pulsion, dans sa dimension
élémentaire, qui est sublimée dans la création, on assiste
à une transposition de l’acte sexuel lui-même (association
de diverses pulsions dans une activité cohérente) lequel se
trouve déplacé comme en bloc sur une autre destination :
l’acte de création est un acte sexuel appliqué. En ce sens,
il diffère de la pensée ou de l’action – telles que Freud les
évoque dans Formulations sur les deux principes du cours
des événements psychiques – et qui visent précisément à
suspendre l’accomplissement de l’acte :
Le processus de pensée qui se forme à partir de l’activité
de représentation […] consiste essentiellement en une activité
d’épreuve où sont déplacées de plus petites quantités d’investis-
sement au prix d’une moindre dépense (décharge) de
celles-ci […] La pensée est vraisemblablement, à l’origine,

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inconsciente dans la mesure où elle se borne à s’élever au-dessus


de la pure activité de représentation en se tournant vers les
relations entre les impressions laissées par les objets ; elle
n’acquiert par la suite des qualités perceptibles à la conscience
que par la liaison aux restes verbaux.

Le rapport entre l’acte et l’action implique la question


de la sublimation, celle de l’échec de la sublimation dans
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les passages à l’acte destructeurs par exemple, mais aussi
celle de la place de l’acte de création dans les processus
de sublimation eux-mêmes. L’acte de création, dans la
ligne de pensée que nous proposons, transpose un
ensemble, une relation sexuelle à un objet, et de ce point
de vue, évoque le phénomène du transfert.
Le déplacement sur le monde extérieur de l’activité
pulsionnelle, dissociée en ses composantes et non regrou-
pées dans un agir unique, les désexualise, constitue la
sublimation proprement dite et inaugure la possibilité de
l’action selon le principe de réalité. Le « passage à l’acte »,
violent ou d’ordre érotique, implique, comme l’acte de
création, le maintien d’une sexualisation active et la réali-
sation directe ou indirecte d’un acte sexuel. L’acte de créa-
tion reste soumis au principe de plaisir. L’un des maîtres
de Claude Debussy l’interrogeait un jour : « Mais qu’est-
ce qui vous guide, Monsieur Claude Debussy ? » « Mon
plaisir… », avait répondu celui-ci.
La valeur magique attachée à l’acte prend une force
particulière dans l’acte pervers. Sa particularité vis-à-vis
de l’acte de création est qu’il se déroule par rapport à une
personne considérée comme un support quelconque et
non comme un partenaire à part entière et qu’il comporte
une négation de la réalité externe, reflet d’une dénégation
portant sur une part du monde interne du sujet. Janine
Chasseguet-Smirgel écrit par exemple : « Le déroulement
rituel de l’acte pervers constituerait une technique
magique, destinée à modifier la réalité, à faire basculer
le sujet dans une autre dimension […] acting-out lié à

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DE L’ACTE À LA MAÎTRISE | 149

l’évitement de l’élaboration psychique » et visant « à faire


advenir une nouvelle réalité […] “à violer l’ordre normal
de l’univers”, selon l’expression de Ferenczi ». Le point
commun entre l’artiste et le pervers se situe dans la néces-
sité qu’ils éprouvent de modifier la réalité à leur usage.
Comme le décrit Freud, l’artiste « trouve la voie qui
ramène de ce monde du fantasme vers la réalité : grâce à
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ses dons particuliers il donne forme à ses fantasmes pour
en faire des réalités d’une nouvelle sorte », création de
réalités nouvelles mais dans l’ordre symbolique, et propo-
sées aux autres hommes, alors que pour le sujet pervers,
il est question d’une transgression de « l’ordre normal de
l’univers » qu’il s’agit d’imposer à autrui dans la réalité
ordinaire.
Cela étant, il faut aussi souligner que, dans l’acte per-
vers, l’incapacité d’identification à autrui – le défaut
d’empathie – témoigne d’un achoppement particulier du
fonctionnement psychique au cours duquel l’investisse-
ment actuel en emprise supplante les investissements en
satisfaction portés par le registre des représentations.
Ordinairement, lorsque l’acte se transpose du registre
directement sexuel à un espace autre, la satisfaction
éprouvée, et la ou les zones érogènes impliquées initiale-
ment, ne sont présentes qu’à travers le jeu des représenta-
tions construites dans les expériences antécédentes de
satisfaction. L’évocation d’une représentation est porteuse
de l’apparition connexe d’une parcelle de la satisfaction
qui a présidé à son élaboration. Les activités d’emprise
soutiennent l’évocation des représentations initiales ; un
certain équilibre entre emprise et satisfaction se trouve
assuré. À l’inverse, le plaisir érotique trouvé dans l’acte
pervers est comme coupé des représentations : scénario
pervers et non fantasme sexuel, pour reprendre ici la dis-
tinction de Joyce McDougall. La sexualité y est vécue
comme moyen d’emprise, dans une recherche de sensa-
tions qui ne produisent pas de représentations nouvelles,

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ne produisent pas d’objets psychiques nouveaux. C’est la


satisfaction sexuelle elle-même qui se trouve pervertie et
mise au service de l’emprise sur autrui.
Le passage à l’acte psychopathique s’inscrit dans une
rupture analogue entre le registre de l’emprise et celui de
la satisfaction-représentation. Son excès même témoigne
de la rupture de l’équilibre entre les deux registres. L’expé-
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rience de la satisfaction, seule capable de suspendre
l’emprise sur l’objet – et d’apporter le changement recher-
ché au monde intérieur du sujet –, ne trouve pas à s’éla-
borer ni de façon directe ni de façon indirecte par
reviviscence des représentations qui en véhiculent une
part. La libido qui s’engouffre dans des investissements
d’emprise, si elle ne peut trouver d’objet et de voies pour
qu’une expérience de satisfaction apparaisse, si des méca-
nismes de contention, de répression ne se mettent pas en
place, continue de déferler jusqu’à constituer une folie
d’emprise.
Les conduites d’emprise chez le sujet psychotique
oscillent entre phobie d’emprise et folie d’emprise. Phobie
de l’exercice d’une emprise sur autrui, dont la mise en
œuvre serait obérée par l’envahissement de significations
sadiques destructrices, mais aussi phobie de toute forme
d’emprise exercée par autrui sur le sujet lui-même, mena-
çante pour l’intégrité du sujet.
La folie d’emprise, à l’inverse, se développe lorsque le
besoin d’appropriation d’un objet devient la seule façon
de conjurer la désorganisation du psychisme : toute
l’énergie psychique s’engouffre dans le registre moteur
conduisant à des comportements violents ou aux états
d’agitation psychomotrice. La violence est ici comprise
comme une donnée économique, comme le résultat
d’une force que rien n’arrête.

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DE L’ACTE À LA MAÎTRISE | 151

CET ACTE QU’EST LE REGARD

Tout regard implique emprise ou tentative d’emprise


sur la personne ou sur la chose qui en est l’objet. La
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vision, équivalent virtuel du toucher, est le seul moyen
corporel de contact à distance, de prise sur autrui en
dehors de la motricité.
Le regard connaît le délit d’intention : tout dépend
du but assigné au regard adressé, de ce que cherche le
« regardeur », du type d’emprise qu’il cherche à exercer
sur son objet. En effet, si toute relation implique l’exer-
cice d’une emprise sur autrui, fut-elle a minima, tout
dépend du but recherché et de la liberté laissée à l’autre.
Une relation interpersonnelle véritable implique récipro-
cité, accepte une emprise en retour et exerce une emprise
limitée à la poursuite d’un but commun ; on se trouve,
comme dans la relation amoureuse, dans une emprise
« croisée ». En ce sens, la compréhension est bien préhen-
sion commune, comme nous le rappelle l’étymologie du
terme. En revanche, l’emprise exercée au seul bénéfice de
son agent rompt la relation interpersonnelle, tend à l’abus
de pouvoir, à la mise en esclavage et vient abolir la réci-
procité du pouvoir, condition du lien social. Objet d’un
regard de seule emprise, d’emprise univoque, l’individu
se sent dépossédé, privé de ce qu’il pourrait donner autant
que de ce qu’il pourrait recevoir, dépossédé de la possibi-
lité d’élaborer un rôle en réponse au regard porté sur lui,
en d’autres termes, un regard sur l’individu qui n’autorise
pas la réciprocité du pouvoir n’a pas de sens pour celui-ci.
C’est cette absence de signification du regard d’autrui qui
fonde la passivité sous le regard totalitaire. Nous suivons
ici Max Weber dans sa définition de la passivité en tant
qu’elle apparaît lors de la confrontation à un événement

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152 | ŒDIPE MÉDECIN

dépourvu de sens subjectif. Le regard subi prend alors


une tonalité persécutive et peut devenir celui de Big Bro-
ther… ou de la Big Mother décrite par Michel Schnei-
der 1. L’imago maternelle toute puissante a les yeux
d’Argos répandus sur sa queue de vautour ; le paon de
Junon cache son jeu totalitaire. Les enfants vivent en
effet, à certains moments, l’emprise nécessaire de leurs
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parents, et singulièrement celle de leur mère, comme un
pouvoir dictatorial auquel ils ne peuvent échapper. Il leur
faut lutter contre cet excès de pouvoir et le premier men-
songe réussi va venir constituer l’espace qui échappe au
regard maternel : le domaine de l’intimité. Le for inté-
rieur se développe dans le refus d’un regard de seule
emprise.
La vulnérabilité au regard vient du désir d’être objet
d’emprise car il s’agit d’un aspect de la relation amoureuse
– et en fait de toute relation significative – dans laquelle
l’emprise de l’autre est prometteuse de bonheurs réci-
proques et développe un empire commun ; le regard
invite à accepter activement le pouvoir de celui qui le
porte sur vous ; tout dépendra du degré d’échange. Le
regard émet et reçoit, va à la rencontre autant qu’il
poursuit. La servitude volontaire des amoureux peut être
heureuse. Toutefois, le regard d’emprise univoque, appro-
priatif, indifférent à l’attente de l’autre et purement utili-
sateur de cette attente, tend à l’asservissement. L’exercice
de ce type de pouvoir refuse toute soumission à une
emprise en retour, cherche à pénétrer le monde intérieur
d’autrui, sans le reconnaître, pour l’annihiler.
Symétriquement, l’exhibition vise à forcer le regard
d’autrui, à obtenir de lui l’emprise de son regard et à lui
imposer ainsi un lien minimal. Se montrer est un moyen
de séduction ; l’hypnotiseur se montre, se fait regarder
dans les yeux pour capter l’investissement de l’autre, ce

1. M. Schneider, Big Mother, Paris, Le Seuil, 2002.

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DE L’ACTE À LA MAÎTRISE | 153

que le psychanalyste s’interdit ; se montrer est un moyen


fondamental du pouvoir, malheur au politicien qui
l’ignore.
À l’inverse du regard d’emprise, le regard de compré-
hension, le regard empathique, implique que l’emprise
possible de l’autre est anticipée, acceptée par avance ; il
comporte même l’invitation à exercer un pouvoir en
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retour. Il se fonde sur l’identification à autrui, sur la pré-
somption qu’il existe chez lui des désirs analogues, c’est-
à-dire sur la reconnaissance globale qu’il existe chez
l’autre un monde intérieur avec sa complexité et ses
contradictions et son inévitable – et respectable – opacité.
La soumission à l’emprise de l’autre est alors dotée d’un
sens subjectif qui, toujours selon Max Weber, la constitue
comme active. Le regard de compréhension a une valeur
interprétative dans la mesure où il favorise l’investisse-
ment du monde intérieur, des mouvements psychiques
dont il permet la reconnaissance à deux, le psychisme de
l’un devenant miroir de l’autre.

LE REGARD DE NARCISSE

Le regard d’autrui, selon le type de la relation établie,


peut donc soit porter atteinte à autrui, le blesser, soit au
contraire lui tendre un miroir dans lequel il percevra un
retour de ce qu’il éprouve lui-même et lui en favorisera la
découverte et l’élaboration psychique. C’est dans le regard
d’autrui que se constitue une part essentielle de l’identité ;
pour pouvoir se regarder « soi-même comme un autre »,
selon la formule de Ricœur, il a fallu qu’un autre regard
ait servi de modèle. On considère souvent qu’il s’agit du
regard de la mère, mais la construction du psychisme est

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154 | ŒDIPE MÉDECIN

permanente et tout objet aimé renvoie au sujet un por-


trait qui contribue à modeler son identité et à lui per-
mettre de se regarder lui-même avec un regard analogue.
Le regard sur soi-même « comme un autre » a pour
contrepartie une quête du regard d’autrui : être « soi-
même pour un autre ». L’identité associe finalement deux
versants, celui du for intérieur – soi-même comme un
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autre – qui rassemble les raisons d’être, et le versant offert
aux regards, sorte de raison sociale de l’identité : soi-
même pour un autre. L’autre est ainsi toujours présent
dans ces formes de regard sur soi, comme modèle intério-
risé ou comme interlocuteur patent. Le regard de compré-
hension soutient la construction de l’identité et du
monde interne, le regard de seule emprise la restreint, la
mine ou l’abolit. L’incertitude sur sa propre identité, tant
vis-à-vis de lui-même que par rapport à autrui, pousse
l’individu à présenter de lui une image falsifiée ou fabri-
quée de toutes pièces, parfois extemporanément montée
pour permettre un contact partiel avec autrui. Un registre
s’ouvre ici, allant du « faux self » de Winnicott aux « per-
sonnalités comme si » décrites par Hélène Deutsch, celles
des imposteurs ou des escrocs.
La particularité du regard de Narcisse est que l’autre
en est absent : il ne se considère pas lui-même mais ne
s’intéresse qu’à sa seule image. Alors que le regard sur soi
se réfère au monde interne, constitué des objets aimés et
de ce qui s’est construit avec eux, le regard limité à la
seule image physique ne dépasse pas les apparences et
occulte le psychisme. Regard vide de toute intuition, il
constitue un fétichisme particulier dans lequel le surinves-
tissement de l’image physique qu’il s’agit d’avoir et de
donner de soi-même ; le fétichisme de sa propre appa-
rence permet à la fois d’éviter la relation à autrui et la
perception de son monde intérieur. Narcisse est un
Dorian Gray qui se satisfait du miroir pour ne regarder
jamais le portrait terrible qui dépeint son être.

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DE L’ACTE À LA MAÎTRISE | 155

EMPRISE ET MAÎTRISE,
BEMÄCHTIGUNG ET BEWÄLTIGUNG

L’emprise elle-même peut donc devenir folle et l’acti-


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vité d’emprise a besoin d’être associée à l’expérience de
la satisfaction, au registre des représentations qui se sont
développées du fait de leur association, pour conduire à
une éventuelle maîtrise.
Par rapport à l’acte tel que nous l’avons défini à partir
de Freud, acte sexuel porteur de satisfaction ou substitut
heureux d’un acte amoureux, le « passage à l’acte »
témoigne d’un échec et de la mise hors-jeu du registre
des représentations. Janine Chasseguet-Smirgel parle ici
d’une « voie courte », mais il faut bien souligner qu’il
s’agit de la recherche d’une voie qui n’a pas d’issue et où
le sujet s’épuise comme l’abeille sur la vitre.
Le terme de « passage à l’agir » pourrait convenir si
l’on veut éviter d’utiliser l’anglais acting. Sur le plan du
vocabulaire, il faudrait en effet trouver un autre mot que
« acte » pour désigner quelque chose qui, précisément,
n’en n’a plus la qualité ; il ne s’agit plus d’acte mais de
« coup », au sens de tenter un coup, de coup de force.
Quelle que soit la terminologie, le « passage à l’agir »
implique un échec de la maîtrise.
La notion de « maîtrise » a été peu étudiée par les psy-
chanalystes même si le terme de Bewältigung (« maîtrise »)
revient à différentes reprises dans le corpus freudien.
Citons deux auteurs qui s’y sont intéressés : Ives Hendrick
et Roger Dorey.
Les conceptions de Hendrick ont été développées dans
les années 1930. Le point de départ de cet auteur a été
la constatation du plaisir pris par l’enfant au cours de la
maîtrise de certaines actions, indépendamment de leur

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valeur par rapport à la sexualité. Freud avait du reste


évoqué le plaisir de l’enfant « à se rendre maître de ses
propres membres ». Cette formulation qui préfigure le
« plaisir de fonctionnement du Moi » introduit par Feni-
chel et repris par d’autres auteurs comme Evelyne
Kestemberg, est en fait étendue et radicalisée par Hen-
drick qui désigne par « instinct de maîtriser » : « une pul-
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sion innée de faire et d’apprendre à faire », laquelle
déterminerait le comportement de l’enfant pendant ses
deux premières années. Pour lui, le but recherché est « le
plaisir à réussir dans l’exécution d’une fonction indépen-
damment de sa valeur sensuelle », son objectif est « le
changement, parfois la connaissance, d’une situation exté-
rieure ». Le Moi se développe, se construit, grâce à cet
instinct. Il suggère même que « la fonction amorce le
désir » : la capacité à exécuter certaines fonctions peut
déterminer le but prégénital par lequel une satisfaction
libidinale est recherchée à un certain stade. Les buts libi-
dinaux sont ainsi en grande partie la conséquence du
développement des fonctions du Moi développées sous
l’impulsion de « l’instinct de maîtriser ». Nous sommes
donc dans une perspective qui inverse les propositions
freudiennes et annonce les cognitivistes d’aujourd’hui.
Roger Dorey a abordé l’articulation emprise-maîtrise
(Dorey, 1981), en s’appuyant sur l’emploi fait par Freud
du terme de « maîtrise » (Bewältigung) par rapport à
l’excitation, lorsqu’il évoque par exemple « des motions
pulsionnelles dont la satisfaction est impossible à l’enfant,
dont la maîtrise n’est pas à sa portée » (Freud, 1918).
Roger Dorey applique l’emprise à l’objet et la maîtrise aux
motions pulsionnelles et propose de ce fait de considérer
emprise et maîtrise comme opposés point par point,
d’autant plus qu’il n’aborde l’emprise qu’à travers « la rela-
tion d’emprise » qu’il rattache à la perversion. Pour nous,
l’emprise est d’abord une tentative pour le sujet de maîtri-
ser l’objet de façon à obtenir une maîtrise interne de ses
propres mouvements pulsionnels.

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D’une certaine manière, l’élaboration qui va « de l’acte


à la maîtrise » implique le développement de rapports
d’action avec le monde extérieur, au service des satisfac-
tions de l’individu, c’est-à-dire qu’il redouble en partie
l’idée de développement du principe de réalité.
Le fragment que nous avons cité plus haut, extrait des
Formulations sur les deux principes du cours des événements
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psychiques de Freud, décrit bien le progrès de l’acte à la
pensée et à l’action, laquelle s’applique au monde exté-
rieur et se soumet au principe de réalité. La transposition
des mouvements sexuels vers d’autres buts non sexuels s’y
effectue de façon détaillée, par petites quantités soumises
au principe de réalité. L’action, dans ce registre, est le
résultat d’une activité de conciliation entre la recherche
du plaisir et les exigences de la réalité extérieure, c’est-
à-dire finalement de la réalité intérieure des autres qui en
constitue la part essentielle.
La maîtrise, qu’elle s’applique au jeu pulsionnel, à la
gestion des relations d’objet, aux relations sociales, etc.,
n’est donc pas le fait d’un « instinct de maîtrise », comme
l’avait proposé Ives Hendrick, mais résulte de l’équilibre
d’un jeu dynamique et économique trop facilement com-
promis entre les deux registres de l’emprise et de la
satisfaction.
La maîtrise implique pour nous la mise en jeu de formes
d’emprise tempérées par leur lien au registre des représentations
et leur apport au développement du Moi : la maîtrise résulte
du développement de l’ensemble du fonctionnement psy-
chique, elle mesure la qualité des mécanismes du Moi et l’équi-
libre de celui-ci avec les autres instances. Ainsi, « la maîtrise »
ne s’oppose pas à l’emprise, elle mesure l’intégration de la com-
posante d’emprise à l’ensemble du fonctionnement pulsionnel.
(Denis, Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion)

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L’objet de la sublimation

La sublimation, à partir de sa définition freudienne,


est un mécanisme fondamental pour le développement de
la pensée dans son ensemble, et l’équilibre de l’économie
libidinale. Elle concerne naturellement les pulsions – les
pulsions partielles – qui se déplacent quant à l’objet et
sont « inhibées quant à leur but ». La sublimation exige
donc un préalable qui est la pulsionnalisation de l’excita-
tion. L’excitation en excès, non prise dans le réseau de
l’élaboration pulsionnelle, ne se sublime pas : elle se
dérive, passe dans la motricité, dans l’agir ou dans des
procédés auto-calmants, sans construire de matière psy-
chique et en étant même susceptible de balayer les subli-
mations existantes 1.
C’est donc la pulsion constituée qui intervient dans la
sublimation ; nous insisterons aujourd’hui sur l’impor-
tance du changement conjoint qui concerne l’objet et le
1. « Les personnes qui ne se sont pas entièrement libérées du stade du
narcissisme et qui, par suite, y ont une fixation capable d’agir à titre de
prédisposition pathogène, ces personnes-là sont exposées au danger qu’un
flot particulièrement puissant de libido, lorsqu’il ne trouve pas d’autre
issue pour s’écouler, sexualise leurs pulsions sociales et ainsi annihile les
sublimations acquises au cours de l’évolution psychique. » Freud, « Le pré-
sident Schreber ».

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but pulsionnels et sur le rôle des objets dans le mouve-


ment sublimatoire. Freud parle, en effet, à la fois de chan-
gement d’objet mais aussi de changement de but de la
pulsion : « On appelle capacité de sublimation cette capa-
cité d’échanger le but qui est à l’origine sexuel contre un
autre qui n’est plus sexuel mais qui est psychiquement
parent avec le premier 1. » Nous pensons que c’est à la
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faveur du changement de l’objet que peut s’effectuer le
« changement de but », c’est-à-dire l’inhibition de but. En
paraphrasant Freud, on pourrait dire qu’il s’agit d’échan-
ger l’objet sexuel « contre un autre qui n’est plus sexuel
mais qui est psychiquement parent avec le premier ». La
pulsion a besoin d’un objet pour prendre corps ; elle a
aussi besoin d’un objet pour se déplacer. Le changement
de but implique changement d’objet.
La place de « l’objet de la sublimation » s’inscrit dans
ce double mouvement de déplacement et d’inhibition.
Toutefois, il serait plus juste de parler des objets de la
sublimation plutôt que de « l’objet de la sublimation ».
En effet, le changement d’objet est complexe puisque,
s’il y a changement, il faut aussi tenir compte, dans la
sublimation, du sort fait à l’objet initial et constater la
création d’un nouvel objet.

LE CLIVAGE DE L’OBJET

On peut considérer que, dans la sublimation, il y a un


clivage de l’objet de la pulsion ; non pas entre bon et
mauvais objet mais entre un objet d’emprise d’une part
et un objet idéal d’autre part. Une personne constituée

1. S. Freud, « La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des


temps modernes », in La Vie sexuelle, Paris, Puf, 1969.

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en objet, et pour qui la satisfaction pulsionnelle directe


est sacrifiée, celle qui impose le détour, le délai, c’est-
à-dire l’objet maternel dont la possession sexuelle est
interdite, la femme qui se refuse et provoque sa surestima-
tion par son refus même 1, va se trouver dédoublée. C’est
son ombre ou son éclat – la muse ou la dame de l’amour
courtois – que l’on va retrouver à l’arrière-plan de tous
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les mouvements sublimatoires. L’investissement de l’objet
maternel dans ses différents aspects, mais aussi dans son
caractère tangible est dissocié en un courant qui se
consacre à une figure idéale et un autre qui investit un
objet substitutif assez concret pour être susceptible d’une
totale possession. L’objet maternel est ainsi clivé accessible
en un objet idéal, psychique, et un objet d’emprise.
L’objet idéal (et non pas seulement objet idéalisé) devient
dédicataire de l’activité : objet tutélaire, objet à qui
s’adresse l’activité sublimatoire. On le trouve derrière
l’interlocuteur explicite de l’œuvre, derrière le public réel
ou imaginaire. La relation aux substituts réels de cet objet
dédicataire est inhibée quant à ses buts sexuels, elle fonde
une relation sociale ou tendre. On retrouve également
l’objet idéal derrière l’objet élaboré par la sublimation,
comme contenu de l’idole créée. Freud n’aura évoqué
qu’au passage l’objet de la sublimation mais il l’a fait ;
c’est à propos de Léonard de Vinci :
Nous nous contenterons d’insister sur le fait, à peine moins
certain, que le travail créateur de l’artiste fournit, lui aussi, une
dérivation à son désir sexuel, et de renvoyer, pour Léonard, à
l’information transmise par Vasari selon laquelle des têtes de
femmes souriantes et de beaux garçons, donc des figurations
de ses objets sexuels, attirèrent l’attention parmi ses premiers
essais artistiques.
Freud indique ici la place de l’objet réalisé dans le tra-
vail de la sublimation : figurer ses objets sexuels. Figura-
tions dont on peut faire ce que l’on veut, objets d’emprise
1. Voir Trois essais sur la théorie sexuelle.

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mais aussi objets de culte ou de profanation comme la


Joconde l’est restée.
Quant à l’activité sublimatoire proprement dite, elle
s’exerce dans le jeu de l’emprise appliquée sur un support
neutre, les mouvements agressifs, liés à l’ambivalence pro-
duite par un objet qui se refuse, peuvent s’y exprimer,
permettant le maintien du caractère idéal de l’objet
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dédicataire.
L’analogie entre sublimation et perversion tient à ce
qu’elles ont en commun ce même type de clivage de
l’objet : un objet sur lequel s’exercent l’activité d’emprise
et la permanence d’un objet idéal qui ne coïncide aucune-
ment avec lui. La différence est que dans la perversion,
l’objet d’emprise est une personne sur laquelle s’exerce
une activité directement sexuelle sans que celui-ci soit élu
pour lui-même comme objet d’amour et sans que ses
besoins propres soient pris en compte, c’est-à-dire sans
identification à l’autre. La perversion est l’échec de la
sublimation car elle ne peut se passer d’un support vivant,
traité comme inerte, sur lequel exercer son emprise 1.

LE FORMANT D’EMPRISE
DE LA PULSION COMME AXE
DU MOUVEMENT SUBLIMATOIRE

Si l’on utilise le schéma développé plus haut de la pul-


sion composée de deux formants en emprise et en satis-
faction, on peut considérer que c’est le formant d’emprise

1. La sublimation concerne les pulsions partielles et non la génitalité


mais ne peut-on pas considérer qu’il est nécessaire qu’elles aient déjà été
regroupées autour d’un objet dont le « refus », empêchant à la génitalité
de se vivre, oblige à la sublimation de ses composantes partielles pour
maintenir la cohésion du Moi ? Ce qui se trouve posé est ainsi la question

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qui guide le déplacement par rapport à l’objet, appliquant


le mouvement pulsionnel à un objet qui n’a pas de valeur
sexuelle directe. Les investissements en emprise sont en
quelque sorte les supports naturels de la sublimation dans
la mesure où ils s’adressent aux qualités extérieures des
personnes choisies comme « objets » (forme, apparence)
et mettent en jeu les éléments de l’appareil d’emprise
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(regard, motricité, etc.) qui n’ont pas de valeur sexuelle
par eux mêmes, à l’inverse des zones érogènes.
Nous avons proposé l’idée que l’appareil d’emprise, qui
recueille les stimuli du monde endocorporel aussi bien
que du monde extérieur, permet de relier les zones éro-
gènes aux objets extérieurs, la réalité interne du plaisir
avec la réalité externe de l’objet.
Le formant d’emprise de la pulsion est ainsi l’agent du
but pulsionnel. Les conduites d’emprise, du fait de leur
situation intermédiaire entre monde interne et monde
extérieur, du fait de leur absence de but autonome – elles
n’ont pas de moyen direct de satisfaction – sont l’instru-
ment des sublimations. On pourrait dire que le fonction-
nement du système d’emprise est sublimatoire par nature
tant que la satisfaction est suspendue. Pourtant, il faut
qu’il soit lié au système des représentations pour jouer
son rôle de soutien d’une activité psychique efficiente et
pour qu’il ne se borne pas à défléchir l’excitation sur des
buts non sexuels et sur des objets neutres ; il y faut la
mise en jeu de représentations porteuses d’une évocation
de la satisfaction qui leur a donné naissance.
En effet, le déplacement de l’investissement sexuel sur
des objets neutres ne suffit pas à constituer une sublima-
tion. Il y faut une certaine parenté entre les nouveaux
objets investis et les objets sexuels.
du rapport de la sublimation avec l’organisation du complexe d’Œdipe ;
la sublimation est-elle post-œdipienne ? La sublimation est-elle un effet de
l’œdipe ou une insurrection contre lui ? En fait, il n’y a pas de coïncidence
entre l’activité sublimatoire proprement dite et la recherche d’un statut
d’artiste qui comporte une dimension transgressive.

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Une nouvelle de Virginia Woolf, Solid Objects 1, décrit


le collectionnisme étrange d’un personnage qui échoue
dans sa sublimation. John est un jeune politicien plein
d’avenir qui trouve un jour, alors qu’il fouille avec ses
mains le sable mouillé d’une plage, un morceau de verre
arrondi et dépoli par la mer et par le sable. Il est fasciné
par cet objet « si dur, si dense, tellement précis en compa-
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raison de la mer floue et de la plage indistincte » ; il place
sa trouvaille sur le dessus de sa cheminée comme une
pierre choisie entre toutes et qui pense : « Cela aurait été
si facile que ce soit n’importe quelle autre de ces millions
de pierres, mais ça a été moi, moi, moi ! » John trouve
ensuite quelques autres objets arrondis, puis un morceau
de porcelaine cassée en étoile et il abandonne toute acti-
vité pour faire les poubelles à la recherche d’objets durs,
brisés, au rebut dont il encombre sa maison ; il perd tout
contact avec ses amis et s’enferme avec ses brisures. Ici, le
déplacement de l’investissement sur des objets sans valeur
sociale, sans valeur d’échange, sans discours mené sur eux,
constitue un mouvement incomplet vers la sublimation
et un repli narcissique stérile, mélancolique. Les « objets
denses » investis par John sont à l’opposé des visages
peints par Léonard – ou des timbres-postes dont la valeur
symbolique suffit à rassembler les philatélistes en socié-
tés –, ils défigurent l’objet sexuel plus qu’ils ne le repré-
sentent, ils constituent un anti-objet ; on ne peut que
penser, rétrospectivement, aux pierres dont Virginia
Woolf a rempli ses poches avant de s’enfoncer dans la
rivière.
Les objets de la sublimation sont des objets narcis-
siques mais significatifs, porteurs d’un certain plaisir,
chargés d’une valeur symbolique qui constitue leur valeur
de lien avec d’autres personnes sensibles à ces mêmes
objets.

1. Objets denses, objets durs.

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L’OBJET SUPPORT ET L’OBJET CRÉÉ


DANS LA SUBLIMATION

Les deux autres aspects de « l’objet de la sublimation »


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concernent des objets matériels ou des activités sur les-
quels se trouve dérivé l’investissement pulsionnel : le pre-
mier registre est celui de l’activité et de ses vecteurs,
investis en tant que tels, mais qui permettent le déplace-
ment sur une chose concrète qui va fixer l’investissement
déplacé, l’autre registre est centré par cette chose même
qui se modifie en fonction de l’activité sublimatoire et qui
finalement en résulte, c’est l’objet créé ou élaboré dans le
mouvement sublimatoire.

Le changement d’objet

Il faut rappeler que lors du déplacement de l’investisse-


ment pulsionnel, l’investissement d’une personne pour
une autre relève du changement d’objet sexuel et ne suffit
pas à caractériser spécifiquement la sublimation, même si
l’aptitude à la sublimation peut favoriser un tel change-
ment d’objet. Freud, pour qui la notion de « sublima-
tion » était assez large, parlait cependant de sublimation
à propos du remplacement de l’objet maternel par la sœur
ou par d’autres femmes. De plus, l’inhibition du but pul-
sionnel sans changement d’objet est constitutive de la ten-
dresse et des rapports sociaux. On peut ainsi considérer
que tendresse et sublimation ont partie liée et que l’objet
dédicataire de la sublimation – objet-personne – est du
même coup l’objet d’une forme de tendresse ; de la même
façon, sublimation et rapports sociaux ont également
partie liée.

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166 | ŒDIPE MÉDECIN

Même dans ces deux formes d’inhibition où l’objet


sexuel est maintenu « en personne », il faut tenir compte
de l’introduction d’un objet neutre, d’un objet ou d’une
activité intermédiaire commune sur lequel, ou laquelle,
se fixe une partie de l’investissement : ce délestage fait
baisser la quantité d’excitation directement dirigée sur
l’objet et favorise de ce fait l’inhibition de but.
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Pour favoriser la sublimation, les mères, par exemple,
introduisent une activité entre leurs enfants et elles : jeu,
jouet, lecture d’une histoire ou activité sur laquelle dévier
une partie de l’investissement. Le remplacement d’un
objet directement érotique par un objet matériel neutre
favorise l’inhibition de but et peut en constituer le princi-
pal moyen ; le rôle de symbole de tels objets est étymolo-
giquement celui d’un élément commun qui permet
l’échange et la reconnaissance réciproque.

L’objet transitionnel

La question du rapport de l’objet de la sublimation (et


des objets mis en jeu dans la sublimation) avec l’objet
transitionnel se pose. « L’objet transitionnel » tel que
Winnicott l’a décrit – objet initialement neutre, entre le
pouce et l’ours en peluche –, occupe une place intermé-
diaire entre l’objet maternel et l’enfant. Si l’on fait inter-
venir la notion de « pulsion » dans son investissement et
que l’on effectue une relecture de Winnicott en se plaçant
dans la perspective de la sexualité infantile, on peut consi-
dérer l’objet transitionnel comme le support d’une forme
d’auto-érotisme appliqué ; il apparaît comme le prototype
d’un déplacement par rapport à l’investissement du corps
maternel. L’objet transitionnel, double externe de la
représentation, est doté d’un pouvoir de soutien à l’évoca-
tion de la présence maternelle. Nous pouvons considérer
qu’il joue un rôle dans le développement de la tendresse,

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L’OBJET DE LA SUBLIMATION | 167

dans l’inhibition du but pulsionnel vis-à-vis de la mère,


de même que son respect par celle-ci témoigne de ses
propres capacités à elle d’inhiber ses pulsions sexuelles
vis-à-vis de son enfant.
Le rapport des objets et des phénomènes transitionnels
avec la sublimation est à l’évidence important, repris par
Winnicott lui-même dans son approche de l’expérience
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culturelle. Pourtant, le passage direct auquel il nous
invite, des objets transitionnels à l’aire culturelle, esca-
mote la notion de « sublimation » et efface l’importance
du registre pulsionnel.
Il nous semble trop rapide d’assimiler objets de la
sublimation et objets transitionnels. L’objet transitionnel
est le reflet extérieur d’un phénomène interne de repré-
sentation et n’a de valeur que pour l’enfant qui le pos-
sède ; en outre, la « création » de l’objet transitionnel est
plus une adoption, la découverte d’un usage particulier
d’un objet matériel aléatoirement rencontré. D’une cer-
taine manière, on pourrait considérer l’objet transitionnel
comme un objet trouvé par le premier déplacement sur un
objet neutre ; c’est à partir de l’expérience de ce premier
déplacement que se développeront des objets créés et que
les activités de sublimation proprement dites se dévelop-
peront ; les objets de la sublimation sont ainsi le résultat
d’une création et prennent une valeur intermédiaire
d’échange entre individus. D’une certaine façon, on pour-
rait considérer l’objet transitionnel comme le résultat
d’une sublimation inachevée.

Les objets intermédiaires de la sublimation

Dans les différentes pratiques sublimatoires ordinaires


ou artistiques, l’investissement des moyens est important
à considérer. Il faut distinguer ici les outils, le matériau
utilisé et le l’objet produit.

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168 | ŒDIPE MÉDECIN

Les outils sont les substituts de la main et c’est par eux


que s’exerce l’emprise sur le matériau. Dans une lettre à
Mallarmé, Valéry indiquait son souci par rapport à
« l’instrument » :
J’ai simplement songé […] à comprendre dans une même
figure, tout ce qui, en toute chose, est le Moyen – depuis la
bêche, la plume, la parole, la flûte, jusqu’aux fugues et au calcul
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intégral – une théorie de l’Instrument. L’homme fait presque
tout pour n’y plus penser – et s’en servir. C’est par son oubli
qu’un objet nous est précieux.
Nous oublions en effet trop volontiers l’outil, comme
nous oublions nos conduites d’emprise. Ce qui vaut est
ce qui peut nous sembler nous avoir été donné sans
effort : un don du ciel.
L’investissement du matériau utilisé – du médium – et
surtout de sa manipulation, est un élément fondamental
du mouvement sublimatoire. Marion Milner décrivait le
fait que l’artiste était amoureux de son médium et de sa
malléabilité, pour elle le « médium malléable » constituait
un objet d’amour substitutif, à tout le moins le support
d’une forme d’investissement quasi objectal. René Rous-
sillon a fait de ce médium malléable l’objet de la pulsion
d’emprise. Il nous semble cependant que l’investissement
du matériau, du médium destiné à être modelé, a une
place et un rôle complexes. D’une certaine manière, on
peut dire que le médium est interposé par l’artiste entre
lui-même et une personne érotiquement investie, que
celle-ci soit immédiatement proche comme le modèle du
sculpteur, ou lointaine et absente comme un objet de
deuil ; mais l’investissement de la manipulation du maté-
riau est un élément essentiel, il s’agit de l’exercice d’une
emprise sur lui qui soutient une activité auto-érotique
déplacée par rapport aux zones érogènes. Dans une cer-
taine mesure, l’activité sublimatoire est une activité auto-
érotique (dérivée d’une activité masturbatoire dont l’exer-
cice direct est inhibé) où la manipulation du médium

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L’OBJET DE LA SUBLIMATION | 169

remplace celle des zones érogènes. Le médium n’est donc


pas tant le substitut de l’objet proprement dit que celui
des zones érogènes.
C’est le résultat même produit par la manipulation du
matériau – la plate-bande ou le massif, le dessin, le dis-
cours, la mélodie, la sculpture, le tableau, mais aussi le
gâteau de la ménagère et l’étagère du bricoleur – qui
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constitue l’objet de la sublimation, l’objet d’emprise,
c’est-à-dire l’objet sur lequel se déplace l’emprise sexuelle
impossible à exercer directement sur l’objet d’amour
interdit. L’activité sublimatoire apparaîtrait alors comme
une activité associant un substitut des zones érogènes à
un objet de substitution, comme une métaphore de la
construction de la satisfaction. Cet objet créé serait le
témoin, l’équivalent sur un mode mineur de la satisfac-
tion que la manipulation directe des zones érogènes aurait
produite, ou que l’échange sexuel direct avec l’objet aurait
apportée. On peut considérer que l’investissement du
matériau et de sa manipulation a permis la transposition
narcissique d’un investissement objectal, initialement
dirigé sur une personne. Cette transaction narcissique est
un élément important dans l’économie psychique. La
sublimation, dans de tels mouvements, est en effet l’un
des éléments de l’organisation d’un narcissisme porteur
de plaisir pour le fonctionnement psychique du sujet.
L’exercice de la sublimation implique une mise à dis-
tance active de l’objet, une sorte d’ascétisme plus ou
moins marqué mais aussi une dénaturation du lien anté-
cédent à l’objet. Pygmalion crée une sculpture à laquelle
il donne vie, mais le modèle utilisé disparaît dans sa spéci-
ficité. La dimension idéale dénature l’objet. La relation
de l’artiste à son modèle est une relation d’objet partielle
qui n’investit qu’un aspect de celui-ci et peut le réfuter
comme objet sexuel s’il ne s’agit pas d’un moment dans
une relation plus continue et qui comporte d’autres
aspects relationnels.

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170 | ŒDIPE MÉDECIN

LA SUBLIMATION COMME CULTE

Un aspect particulier de la sublimation, rarement


évoqué, est sa dimension de culte.
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Freud décrivait la religion comme une névrose obses-
sionnelle collective ; on pourrait de façon analogue
décrire la sublimation comme l’équivalent d’une pratique
religieuse, partagée avec un groupe plus ou moins large,
parfois confidentiel ou seulement familial, ou qui peut
s’apparenter à une pratique de secte. On s’initie à l’art
contemporain, on fait le pèlerinage de Bayreuth…
Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », du
« petit clan » des Verdurin, une condition était suffisante mais
elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo
dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par
Madame Verdurin cette année là et dont elle disait : « Ça ne
devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça ! »
enfonçait à la fois Planté et Rubinstein […] les Verdurin sen-
tant […] que cet esprit d’examen et ce démon de frivolité
pouvait par contagion devenir fatal à l’orthodoxie de la petite
église, […] avaient été amenés à rejeter successivement tous les
fidèles du sexe féminin.
On ne saurait évidemment mieux dire…
Cela étant, au plan individuel, il existe bien une
dimension magique et cultuelle dans la sublimation. Il
s’agit de retrouver quelque chose de divin, un contact
avec l’objet idéal, comme nous l’avons évoqué plus haut
avec le peintre Vuillard. Il s’agit d’invoquer les objets qui
ont présidé à l’instauration des premiers mouvements
sublimatoires, de les faire revivre magiquement par l’exer-
cice d’un pouvoir sur le matériau élu, ou de leur imposer
un traitement particulier, qu’il soit érotique ou pervers.
Une forme de religion de la beauté peut sous-tendre
l’activité sublimatoire :

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L’OBJET DE LA SUBLIMATION | 171

Je suis belle, ô mortels ! Comme un rêve de pierre,


Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.

C’est le cas du collectionneur par rapport aux objets


qu’il recherche, idéalise, achète, revend, mais aussi celui
de l’artiste dont le modèle est parfois réduit à l’état de
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victime sacrificielle ou de fétiche. En effet, il n’est pas de
culte sans éléments supports, sans objets cultuels :
reliques, statuettes, autels, chapelets, etc. Auto-érotisme
et culte sont combinés dans la sublimation.

L’OBJET DE LA SUBLIMATION
COMME DIEU-OBJET

L’une des particularités de l’objet de la sublimation


– créé dans la sublimation – est d’être à la fois individuel
et partageable – l’artiste crée « des réalités d’une nouvelle
sorte… 1 » qui ont une valeur aux yeux des hommes – il
se rapproche de ce fait des « dieux-objets » vaudous à la
fois individuels et inscrits dans la culture sociale tels que
nous les décrit Marc Augé 2.
Marc Augé souligne de nombreuses caractéristiques de
ces cultes, intéressantes à prendre en considération par
rapport à la sublimation. Tout d’abord, le panthéon
dahoméen est « marqué par une incontestable plasticité »,
ces dieux sont associés à une multiplicité d’objets fétiches
et à des pratiques de divinations et d’initiation qui « lient

1. S. Freud, Formulations sur les deux principes du cours des événe-


ments psychiques.
2. M. Augé, Le Dieu-objet, Paris, Flammarion, 1988.

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172 | ŒDIPE MÉDECIN

organiquement la dimension divine à la dimension men-


tale et à la dimension personnelle ». Les dieux-objets vau-
dous ont ainsi une valeur à la fois personnelle et
collective, d’autre part, ils ont une double nature d’objets
d’emprise – où la matière brute garde toute sa présence –
et d’objets idéaux. Les dieux en question sont en effet
figurés de façon particulière :
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Quant à la silhouette massive et allusivement humaine des
dieux, elle était à elle seule provocante : agressivement maté-
rielle, recouverte d’une croûte épaisse où se confondaient les
huiles végétales, les œufs, l’alcool et le sang, en sorte qu’à sa
vue on se prenait parfois à entendre, sinon à comprendre,
l’interrogation inquiète des premiers missionnaires (et de
quelques ethnologues) : comment peut-on adorer le bois et
la pierre ?
La sublimation est, elle aussi, idolâtre, on parle du reste
des musées d’aujourd’hui comme d’un équivalent
contemporain des cathédrales… Et que dire de « l’art
brut », des « performances » où les produits corporels sont
directement utilisés ? Et de l’artiste (il est « génial » ou il
n’est pas) – ou du critique – intronisé en grand prêtre ?
Le culte de ces dieux-objets comporte les deux registres
de l’emprise et de l’idéal :
Ce corps est l’objet d’un culte qui tantôt met l’accent sur la
matérialité brute, tantôt au contraire sur son caractère quasi
organique cependant que le dieu lui-même est traité tantôt
comme une présence singulière, entièrement identifiée à l’objet
qui le représente, tantôt comme puissance de relation […] dieu
symboles, dieu corps, dieu matière.
On ne saurait mieux décrire ce que nous voulons souli-
gner de l’objet de la sublimation. La présence qui s’y asso-
cie est celle de personnes d’autrefois : « Beaucoup de
dieux sont présentés comme d’anciens hommes, ancêtres
par lesquels se définissent les groupes de descendants. »
Les objets communs de la sublimation ont une valeur
dans la construction identitaire des groupes : aimer la

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L’OBJET DE LA SUBLIMATION | 173

même chose, se référer aux mêmes antécédents, se consa-


crer à la même activité commune investie, cependant,
pour chacun, à sa façon :
Enfin chaque être humain possède son dieu personnel son
Legba qui n’est qu’un exemplaire du dieu Legba […] mais qui,
attaché au destin singulier de l’individu, tend à se confondre
avec lui. [Le] Legba que chacun garde auprès de soi est à la fois
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le double du vaudou Legba et celui de l’homme à la destinée
duquel il préside.
Plus encore : « […] chacun édifie chez lui une effigie de
sa colère sous le nom de Legba et s’efforce de l’apaiser. »
La valeur de ces dieux tient, entre autres, au fait qu’ils
visent à reconnaître et à protéger l’identité de l’individu :
nous pouvons de la même manière souligner la valence
narcissique de l’objet de la sublimation et son importance
dans la construction de l’identité. Les objets de la subli-
mation ont une valeur individuelle 1, dans la dynamique
et l’économie psychique, et leur valeur sociale soutient le
versant de l’identité organisé vers autrui, la place identi-
taire de chacun dans le groupe.
Citons encore Marc Augé pour souligner la valeur
d’objet d’emprise de ces dieux-objets et combien leur
matérialité est essentielle :
Pour essayer de comprendre la réalité du dieu païen sans
nier l’évidence (à savoir que c’est sa matérialité la plus brute
qui fait l’objet d’un culte), il faut donc l’appréhender tour à
tour comme symbole, comme corps, comme matière, comme
parole – la convergence de ces diverses dimensions correspon-
dant au point limite où l’homme se retrouve dans la figure du
dieu à la fois comme être individuel et comme être social.
Dieux-objets et objets de la sublimation sont des objets
divins et, comme le constate Marc Augé : « Les objets

1. Freud insistait sur les différences entre les individus dans leurs capa-
cités à sublimer établissant ainsi implicitement un lien entre sublimation
et caractéristiques personnelles.

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174 | ŒDIPE MÉDECIN

divins sont donc ce que l’homme a de plus humain. » La


sublimation est aussi, pour Freud, ce que l’homme a de
plus humain : « Les êtres humains se servent d’innom-
brables sublimations pour libérer la libido, et c’est à elles
que nous devons les plus grands monuments de 1a civi-
lisation 1. »
L’objet de la sublimation est un lieu de rencontre, un
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lieu psychique de contradiction où se juxtapose l’impossi-
bilité à posséder l’objet et l’effort pour sa maîtrise totale.
Tandis que Marc Augé écrit, à propos du dieu-objet :
« Entre l’objet symbole et l’objet fétiche, à l’intérieur du
même objet, se crée une tension analogue ou identique à
celle qui unit et oppose pensée de l’être et pensée de la
chose. » Nous pourrions écrire à propos de l’objet de la
sublimation : « Entre l’objet idéal et l’objet créé existe une
tension analogue à celle qui unit et oppose la pensée de
la satisfaction et la pensée de la possession totale. »
La valeur des objets investis sur un mode sublimatoire
est en grande partie fonction de l’investissement même
de ceux-ci par le groupe et du discours porté sur eux qui
leur donne un sens collectif.
Les choses les plus simples deviennent un sujet de vénéra-
tion pour le Dahoméen, quand elles demeurent cachées ou
s’accomplissent dans l’ombre et le mystère. Le voile du temple
fétiche ne dérobe aux regards qu’un monticule de terre glaise,
des ossements et des poteries ; ces objets ont pourtant une
grande attirance sur la foule pour qui personne ne sait ni
quelles paroles le prêtre a prononcées ni quelles cérémonies il
a faites pour attirer la divinité en eux. (Le Hérissé, L’Ancien
Royaume du Dahomey, 1911, cité par Marc Augé)
Une formule comme celle-là pourrait fort bien concer-
ner nombre d’objets produits, par les arts d’hier comme
par l’art contemporain, « dans l’ombre et le mystère » et
sans que personne ne sache quelles paroles le prêtre

1. Freud, Le Président Wilson.

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L’OBJET DE LA SUBLIMATION | 175

d’aujourd’hui – l’artiste ou le critique ? – « a prononcées,


ni quelles cérémonies il a faites pour attirer la divinité en
eux », du moins les a-t-on oubliées. La matière devient
objet de culte par décret du prêtre ; la matière devient
aujourd’hui œuvre d’art par un consensus culturel
quelque peu mystérieux et par son « installation » qui
organise le culte qu’il lui faut rendre.
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Les Legba décrits par Marc Augé sont multiples, cer-
tains sont Legba de la maison, de la chambre, du portail,
des lieux publics :
Ces dieux-objets fonctionnent comme des opérateurs intel-
lectuels pour passer d’un système à un autre tant dans le
domaine de la spéculation intellectuelle […] que dans celui de
la pratique sociale puisqu’ils commandent l’accès aux maisons,
aux places […] plus généralement l’accès des uns aux
autres. […] Mais ils sont avant tout forme et matière, ensemble
de substances prélevées sur la nature, et souvent image allusive
ou métonymique du corps humain. Ils sont à la fois corps et
objet, vie et matière : image et par là relation aux dieux et
aux humains, et matière brute, terre indiscriminée, impensable.
Cette tension elle-même les constitue en objets probléma-
tiques, surchargés de commentaires et d’exégèses, de récits, de
bribes de mythes – problématiques comme le corps dont ils
semblent reproduire l’image.
Marc Augé rapproche ces « dieux-objets » dans leur
rôle de celui de l’Hermès grec, dieu de l’entre deux, du
passage et de la sagesse : « Il est aux portes des maisons
le gardien de leur intégrité, en même temps que, dieu des
gonds, il en assure la possible ouverture 1. » Les objets
de la sublimation ont cette vertu de protéger l’identité
individuelle et de permettre une ouverture aux autres.

1. L. Kahn, article « Hermès » du Dictionnaire de mythologie d’Yves


Bonnefoy, cité par Augé.

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Anomiques images

Comment expliquer la méfiance des clercs à l’égard des


idoles et des icônes et le souci des princes, qu’ils soient
politiques ou religieux, de se constituer un monopole de
leur pouvoir ? Le monopole de l’État sur la télévision était
à la fois signe de la reconnaissance de ce pouvoir de
l’image et symptôme de la difficulté à le domestiquer.
Quant aux religions, leur rapport à l’image a oscillé entre
une utilisation systématique et l’interdiction de son usage.
Aussi bien quand Moïse renversait le veau d’or et qu’il
établissait l’interdiction de créer « des images taillées » que
lors des deux siècles d’iconoclasme instaurés par Léon III
et Constantin V, les raisons de bannir l’image ont dû
sembler bien impérieuses aux responsables religieux. On
peut supposer que c’est parce que l’instrument des clercs
est le langage – qu’il passe par la parole ou par l’écrit –
alors que l’image se dérobe à leur contrôle. Même l’effet
des icônes échappe aux prescriptions qui ont présidé à
leur confection : l’image n’a pas de loi. Alors que le langage
est soumis à des règles, celles, au moins de la grammaire,
et celles qui régissent la valeur des signes linguistiques,
l’image vaque à sa façon, débordant facilement le réseau

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178 | ŒDIPE MÉDECIN

des codifications auxquelles on veut la soumettre. Alors


que les lois du langage recherchent l’expression d’un sens
univoque permettant des prescriptions précises, sujettes à
un minimum d’interprétation, dans le registre de l’image,
toutes les polysémies sont ouvertes.
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LE POTENTIEL TRAUMATIQUE
DE L’IMAGE

L’image s’offre d’un seul coup à la perception et tout


spectacle, dans sa mouvance même, n’est rien d’autre que
succession d’images. C’est le temps d’exposition à celles-ci
qui varie, mais toute l’image est offerte de façon syn-
chrone. Même si devant un tableau le regard se déplace,
développant une exploration diachronique de sa surface,
le mouvement s’effectue dans un temps extrêmement
court, alors que tous les autres moyens d’information
s’inscrivent dans un déroulement temporel, d’une façon
beaucoup plus progressive. Un récit, même banal, a une
certaine durée.
À l’inverse, donc, l’image déverse en une fois tous les
éléments porteurs d’incitation et provoque ainsi un effet
de saisissement qui lui est particulier et qui peut aller
jusqu’à provoquer un effet traumatique. La masse de sti-
muli délivrée en un instant peut prendre de court le psy-
chisme et peut déborder toute la préparation
psychologique éventuellement mise en place avant la
confrontation avec l’image en question. L’image détient
ainsi un potentiel traumatique singulier. Ce potentiel
d’excitation est d’autant moins contrôlable que ses effets
sont liés à la façon dont chacun la perçoit, c’est-à-dire
l’interprète à sa façon, qu’il le sache ou non. Un mot
d’une langue étrangère au sujet ne sera ni compris ni

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ANOMIQUES IMAGES | 179

interprété alors que l’image issue d’une autre culture aura


tout de même un effet sur lui. Devant une image il n’y a
ni innocence ni ignorance possibles ; de surcroît, l’image
se propose comme vraie par nature, elle définit l’évi-
dence : je l’ai vu, de mes yeux vu.
Le pouvoir d’excitation de l’image – et partant son
potentiel traumatique – est clairement beaucoup plus
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grand que celui d’une description écrite, car l’image
délivre simultanément, en une salve, toutes les figurations
excitantes qu’elle contient. La masse de stimuli libérée est
de nature à surprendre le psychisme et à dépasser ses
capacités d’élaboration, alors que la durée d’une narration
permet au psychisme de se préparer progressivement et
de découvrir peu à peu ce qui doit être communiqué et
dont la valeur est potentiellement traumatique. Il faut des
modes de narration délibérément conduits dans ce but
pour avoir une valeur excitatrice voisine de celle de
l’image : brièveté du récit, vocabulaire direct, etc. Ainsi
de celui-ci : après son retour sur terre on interroge le
premier Américain qui soit allé dans l’espace : « Avez-
vous vu Dieu ? » Il répond, gêné : « J’ai vu Dieu : elle
est noire. »
Il est des modalités de présentation des images qui en
renforcent le pouvoir : l’impact de l’image télévisuelle
tient au fait que la télévision tire en rafale. L’amateur qui
visite un musée le fait à son rythme, il examine les images
une à une et il prend son temps pour se les approprier
ou pour les refuser. Il est armé de sa culture ou d’un
guide et il a tout loisir de s’interroger sur la question de
savoir si tel tableau est authentique ou non, s’il est bien
attribué, etc. Il sait aussi qu’il s’agit d’images subjectives.
Les images distribuées par la télévision, dans leur
immense majorité photographiques, ne laissent pas le
temps au spectateur de les confronter à ses images
internes, à son savoir, au monde de ses représentations,
d’autre part et surtout, leur caractère subjectif n’apparaît

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180 | ŒDIPE MÉDECIN

qu’à la réflexion, après coup : l’image télévisuelle est a


priori « objective ».
Cette association d’un a priori d’objectivité et de
l’absence de délai entre les images, du fait du rythme
imposé de l’extérieur et non d’un rythme personnel
choisi, contribue à mettre en suspens la fonction du juge-
ment et l’activité de pensée du spectateur, aussi bien sa
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faculté de pensée réflexive, intellectuelle, que sa façon de
penser au sens de l’élaboration psychique des excitations.
Ces deux éléments contribuent à conférer un pouvoir de
plus grande excitation au spectacle télévisuel, c’est-à-dire
à accroître son potentiel traumatique. En effet, ce qui
définit le traumatisme, c’est la désorganisation provoquée
par une excitation que le psychisme ne peut intégrer et
qui prend le contre-pied de l’organisation antécédente.
La monstration d’images traumatisantes s’apparente
ainsi à une attaque contre le psychisme d’autrui : trauma-
tiser pour régner. Si nous sommes traumatisés par une
image, il nous faut sortir de notre désorganisation et la
première explication venue, la première thèse proposée
pour expliquer l’horreur, aura toute chance d’être adoptée
car elle va nous permettre une forme de réorganisation
immédiate. Pour changer d’opinion, il nous faudrait
abandonner l’explication trouvée et accepter de nous
trouver confrontés à nouveau avec l’état traumatique. S’il
fallait écrire une rhétorique de l’endoctrinement, c’est sur
cette règle de base qu’il faudrait la fonder : traumatiser,
soulever l’émotion, puis, de façon immédiate, fournir la
doctrine à imposer, elle sera adoptée quelle qu’en soit la
valeur.

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ANOMIQUES IMAGES | 181

L’IMAGE FÉTICHE

En même temps, l’investissement de l’image est très


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souvent utilisé pour répondre à une nécessité immédiate
d’organisation, venir combler un sentiment de vide ou
de dépersonnalisation ; l’image dispose ainsi d’un double
pouvoir : elle peut être désorganisante lorsqu’elle
déclenche d’un seul coup une excitation angoissante mais,
d’un autre côté, elle peut avoir une valeur organisatrice
dans la mesure où elle peut donner prise à un investisse-
ment immédiat. L’investissement d’une multiplicité
d’images, et leur insignifiance par rapport à ce que nous
habite profondément, vient fixer nos capacités d’attention
et détourner notre regard de nous-mêmes. La surabon-
dance des images fait écran par rapport à notre monde
intérieur : il peut exister ainsi une sorte de toxicomanie
des images, qui s’apparente à la traumatophilie et qui,
comme tout recours à un toxique, vise à réprimer le sur-
gissement des affects.
L’enfant qui rentre dans l’appartement de ses parents
après la classe et qui s’angoisse d’y être seul allume la
télévision et l’investissement immédiat de ce qui se pré-
sente sur l’écran soulage son anxiété plus vite que de se
plonger dans le sujet de sa dissertation. À un degré de
plus, la nécessité d’un tel investissement de l’image
l’intronise comme idole, c’est-à-dire comme fétiche. De
même que le fétichiste sexuel sent décroître son angoisse
de castration par la perception de son fétiche, l’enfant ou
l’adulte peut élire l’image télévisuelle, ou celle de la bande
dessinée, ou encore un tableau sur le mur, comme moyen
de se rassurer devant l’absence. Une telle fétichisation de
l’image lui donne une place privilégiée parmi les moyens

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182 | ŒDIPE MÉDECIN

de traiter les moments d’angoisse : ce type de surinvestis-


sement prend une valeur prépondérante par rapport aux
autres mécanismes de pensée qu’il inhibe. Le culte de
l’image prend le pas sur les lois de la pensée. Conscient
ou non du phénomène, l’émetteur d’images peut en jouer
et proposer ses productions comme fétiches, à la fois exci-
tateurs et limitateurs du débordement, mais inhibiteurs
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de la pensée.
L’un des aspects de l’action de la télévision sur les
enfants est de susciter cette fétichisation de l’image déver-
sée, assénée à la place de la parole, alors que c’est une
parole chaleureuse, consciente de la nécessité de ne pas
déborder l’appareil psychique par un excès d’excitation,
qui serait nécessaire au meilleur fonctionnement du psy-
chisme. Le débat n’est pas tant l’excès de violence à la
télévision que l’excès de télévision, violent en lui-même
par l’inhibition qu’il entraîne dans le développement des
processus ordinaires de la pensée. La violence ne provient
pas tant des images elles-mêmes que de l’excès d’images
proposées à la place d’une parole personnelle adressée à
tel enfant en fonction de ce qu’il ressent. L’image imposée
telle quelle sera toujours lénifiante pour les uns, trop exci-
tante pour d’autres ou, pour d’autres encore, fétichisée
immédiatement. La parole – la conversation – permet de
s’ajuster à l’esprit de tel enfant, à son humeur, à ses capa-
cités d’organisation du moment. L’image isolée est plus
facilement porteuse d’une forme de la confusion des
langues – celle de la tendresse et celle de l’excitation –
que la parole. Une image dépourvue d’un discours d’ajus-
tement, d’un commentaire adressé spécifiquement à la
personne qui se trouve en contact avec elle, aura plus de
chances d’avoir un effet traumatique.

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ANOMIQUES IMAGES | 183

IMAGES ET REPRÉSENTATIONS

Notre fonctionnement psychique est fondé sur ce que


les psychanalystes désignent comme des représentations, il
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s’agit d’images intérieures chargées d’émotions, de signi-
fications, et que l’on peut dire porteuses par elles-mêmes
d’une forme de satisfaction. Si, par exemple, nous évo-
quons, alors que nous sommes dans un train, le fait que
nous allons retrouver quelqu’un qui nous attend sur le
quai de la gare, l’image de la personne que nous évo-
quons, sa représentation, s’accompagne d’une certaine
satisfaction. Nous sommes heureux à l’évocation de cette
personne ; dans ce cas particulier la représentation, au
sens psychanalytique du terme donc, comporte d’une part
les éléments intériorisés qui sont les traces perceptives du
visage et de tout ce que l’on a pu vivre de perceptif avec
la personne en question, combinées d’autre part avec des
souvenirs d’émotions, essentiellement avec le souvenir des
satisfactions obtenues, créées, dans les échanges avec elle.
Schématiquement une représentation est quelque chose
qui se constitue dans notre esprit par la combinaison de
données recueillies par l’appareil d’emprise : le regard, le
toucher, l’audition de la voix, la motricité et qui persistent
sous la forme d’une image laissée par cette activité
d’emprise, avec l’expérience de la satisfaction, cruciale
pour le développement psychique.
Quand l’enfant est dans son berceau et qu’il a besoin
de sa mère, il crie, il exerce sur elle un pouvoir, il cherche
à s’en saisir, son activité d’emprise est mise en route et
lorsqu’il réussit à obtenir que sa mère vienne, il l’a dans
un premier temps capturée ; de ce premier temps dérive
une image de sa mère ; dans un second temps il trouve
une satisfaction avec celle-ci et c’est le rassemblement de

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l’image antécédente avec ce que laissera l’expérience de la


satisfaction qui bâtit la représentation maternelle que
l’enfant pourra évoquer ensuite lors d’un temps de désar-
roi. Ainsi l’activité d’emprise et l’expérience de la satisfac-
tion se combinent pour créer les représentations qui
forment le tissu même de nos pensées.
Lorsque l’on présente à un enfant une image, photo-
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graphique par exemple, cette image sera investie par
l’appareil d’emprise et pourra ou non évoquer des repré-
sentations psychiques, c’est-à-dire s’inscrire dans le tissu
du psychisme et acquérir de ce fait sa signification. La
présentation d’images peut contribuer ainsi à la vie du
réseau des représentations de l’enfant sauf si elle prend
un caractère traumatique, ou si elle est investie pour elle-
même sur un mode fétichiste. Les dessins proposés aux
enfants (comme les œuvres d’art pour les adultes) sont
souvent des images qui auraient un potentiel trauma-
tique, mais qui sont passées par le filtre d’un appareil
psychique qui en a déjà maîtrisé nombre d’éléments trau-
matiques.
Lorsque l’on présente à un enfant une image féminine,
que ce soit la Vénus de Milo ou Bianca Castafiore, on
exerce sur lui une incitation érotique, une forme de sti-
mulation de son voyeurisme. Cette mise en œuvre de
toute une série de pulsions – pulsions partielles de la
sexualité infantile – provoquée par l’image est cependant
dosée, régulée par le filtre de l’appareil psychique du
sculpteur ou du dessinateur ; elle s’accompagne aussi d’un
équivalent atténué de satisfaction : de la sorte le remède
est fourni avec le poison et l’image présentée vient nourrir
la chaîne des représentations. C’est sa capacité à soulever
des représentations qui fait le caractère d’œuvre d’art
d’une image ; à l’inverse, le caractère pornographique ou
traumatique d’une image est lié au fait qu’elle ne porte
pas en elle le remède, qu’elle est uniquement excitante.
Cela étant, telle image, artistique pour l’un, aura une

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ANOMIQUES IMAGES | 185

valeur pornographique pour l’autre. Récalcitrante l’image


ne se laisse pas aisément enfermer dans une catégorie.
La multiplicité des images qui nous sont proposées, ou
imposées, va de pair avec l’exigence de transparence qui
se déplace de la sphère des affaires publiques au registre
privé et même à l’intimité. Nous nous approchons d’une
situation où l’exigence d’exhibition serait la règle. Il s’agit
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bien d’exhibition car si « la transparence » exige que la
sonde pénètre les reins et les cœurs, c’est surtout les reins
qui apparaissent tant les cœurs sont rendus inaccessibles
par les conditions mêmes des exigences de leur dévoile-
ment. Le dévoilement véritable de l’intimité de qui-
conque exige, pour chacun de nous, d’abord qu’il soit
nécessaire et ensuite que la situation interpersonnelle le
permette : la situation analytique assurant le secret et la
non-intervention de l’analyste dans la vie du patient en
rassemble les conditions, elle est sans doute la seule qui
rende possible une communication véritable de l’intimité.
Le monde intérieur n’est pas réductible à des images
que l’on pourrait montrer : ce qui réunit un couple
d’amants échappe à la monstration insignifiante des rap-
ports sexuels des deux personnes qui le composent. La
télévision ne peut exhiber que des conduites, elle ne peut
montrer qu’une intimité fabriquée : une sexualité collec-
tive à peine voilée est mise en avant de telle sorte que
la vie psychique de chacun des protagonistes devienne
inaccessible : en retour le spectateur perd le contact avec
son propre monde intérieur. Un tel usage des images,
créées par un regard d’emprise et provocatrices d’un
regard analogue, aboutissent à une exclusion de la pensée.
Ce que l’on appelle injustement « télé réalité » constitue
en fait une falsification de la réalité psychique et donc de
la réalité tout court. En effet, la seule solution devant
l’invitation séductrice à l’exhibition est de présenter de
soi une image attendue, ou plutôt de laisser présenter
l’image qu’en donne le montreur de primates. Pour le

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186 | ŒDIPE MÉDECIN

spectateur, la pensée dans ses registres essentiels, disparaît,


balayée par une forme d’excitation collective où n’appa-
raissent que des formes verbales sommaires, inductrices
non d’une pensée personnelle chez chacun mais d’un
abrasement de celle-ci.
On peut se demander à bon droit si l’individualisme
contemporain n’est encouragé que dans la mesure où il
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se limiterait à un individualisme comportemental,
« transparent », antithèse d’un individualisme de pensée
qui serait opaque, voire invisible et en tout cas incontrô-
lable. La civilisation du livre favorise l’élaboration d’une
réflexion et d’une identité personnelles ; le lecteur se
confronte seul à un auteur qui lui tend un miroir qu’il a
choisi et dans lequel il se choisit. La civilisation de
l’image, s’il en est une, multiplie les incitations imposées
et les monstrations contondantes ; la pluie d’images est
collectivement reçue et tend à diluer la réflexion indivi-
duelle. Alors que les lois du langage recherchent l’expres-
sion d’un sens univoque, sujet à un minimum
d’interprétation, et ainsi favorable à la réflexion person-
nelle, dans le registre de l’image toutes les polysémies sont
ouvertes et tous les coups sont permis.
Devant le malaise personnel induit par une série de
documents traumatiques une conception explicative
immédiatement proposée est adoptée comme remède au
problème évoqué, c’est son rôle de cautère qui lui donne
sa valeur ; son effet dans le soulagement immédiat d’une
angoisse individuelle la fait adopter comme idée ayant
une valeur générale. Les images les plus légitimes de
l’information alimentent la fabrique de l’opinion ; or,
celle-ci, dans l’immédiateté de son apparition, mais dans
la permanence de ses convictions, offre à la réflexion une
résistance tenace. Le règne de l’opinion supplante la répu-
blique de la pensée.
Plus que vers une civilisation du regard – lequel
implique interprétation, pensée réflexive, identification à

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ANOMIQUES IMAGES | 187

l’autre –, nous sommes entraînés vers une civilisation du


voir, de l’emprise sans compassion, civilisation de la sen-
sation où la pensée tend à disparaître.
« Tu ne feras pas d’images taillées », sage commande-
ment.
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FAUTE D’ARTISTE, LE NARRATEUR…

Dans la présentation d’images qui conservent un


potentiel d’excitation trop grand c’est le commentaire qui
les accompagne qui peut constituer le filtre nécessaire.
Dans nombre d’expositions d’aujourd’hui, composées
d’objets contondants à force d’excitation c’est l’exposition
elle-même qui constitue l’œuvre et le concepteur de
l’exposition qui joue le rôle de l’artiste dont l’appareil
psychique filtre l’excès d’excitation pour le spectateur.
L’image sans loi, sans frein, sans limites, l’image ano-
mique peut soulever des excès d’excitation, cultiver des
idéaux aussi sommaires que mégalomaniaques, élever des
idoles, inhiber la pensée, avoir des effets délétères sur la
civilisation, etc., ce qui pourrait justifier les positions les
plus iconoclastes. Le débat entre les iconoclastes et les
iconodoules peut cependant devenir moins tranché si un
narrateur prend place entre les images et celui qui les
considère.
La théorie, administrée avec le spectacle, peut venir
tenir lieu de narration. Le contour d’un champ théorique
peut même précéder la production de l’image par l’artiste
et se substituer à son impossible prescription ; encapsuler
en quelque sorte l’activité de l’artiste dans un réseau théo-
rique peut brider celle-ci ou annuler la valeur traumatique
– et novatrice – de ses productions. La place des théories
et des idéologies de l’art, la dictature de la critique

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188 | ŒDIPE MÉDECIN

tiennent aujourd’hui une place de plus en plus grande.


Valéry exprimait ainsi ses craintes dans une lettre à Mau-
rice Denis :
Je ne puis ne pas voir dans votre livre 1 un pressentiment et
un signe des temps qui s’approchent où la théorie précédera
presque tous travaux […] ce qui fut la critique incertaine et
inutile, se fera peut-être une forme supérieure de l’art même,
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un art de précéder les arts, de prescrire les œuvres et d’en pré-
voir profondément les effets. Si ce jour étrange se lève, on lira
nos tourments dans vos écrits ; et toutes ces factions d’incom-
patibles seigneurs, leurs dissensions et leur cruautés s’y retrou-
veront toutes vives, comme dans Guichardin et Machiavel les
agitations de Florence 2.
S’il faut des exégètes à l’image, c’est en raison même
de son anarchie foncière…

1. M. Denis, Théories, éditées en 1911 aux Éditions de l’Occident.


2. P. Valéry, Lettres à quelques-uns, Paris, Gallimard, 1952.

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Art, délire et narcissisme

« Dans la vie morale aussi bien que dans la


vie physique, il existe une aspiration et une
respiration : l’âme a besoin d’absorber les sen-
timents d’une autre âme, de se les assimiler
pour les lui restituer plus riches. Sans ce beau
phénomène humain, point de vie au cœur ;
l’air lui manque alors, il souffre et dépérit. »
BALZAC, Eugénie Grandet.

La respiration réciproque entre les êtres telle que


l’évoque Balzac, décrit assez bien ce qui permet la consti-
tution du « narcissisme dérobé aux objets », c’est-à-dire,
finalement, la construction de soi dans les échanges objec-
taux, l’introjection par le Moi de ce qu’il crée dans le
commerce amoureux avec l’autre. L’amour partagé est une
création commune où chacun constitue et alimente son
monde intérieur. Lorsque, « sans ce beau phénomène
humain », l’air manque, le narcissisme, au lieu de s’enri-
chir « souffre et dépérit ». Ce dépérissement se marque
par le développement d’un narcissisme asphyxique, anaé-
robie, qui se rétracte dans un système qui tend vers
l’autarcie, un narcissisme fermentaire que toute blessure
peut faire exploser, et que l’apparition d’une bouffée
d’oxygène menace tout autant car il faudrait changer de

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190 | ŒDIPE MÉDECIN

système, revenir à une économie aérobie. L’économie psy-


chotique est en permanence menacée dans deux direc-
tions : celle d’une accentuation de l’autarcie du système
établi, c’est-à-dire d’une accentuation de la restriction et
de l’asphyxie ; et celle d’un rapprochement avec un objet
– même si le sujet le désire et le recherche sans avoir
pour autant la possibilité de l’utiliser –, qui est celle d’une
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bouffée d’oxygène qui déclenche un incendie au lieu de
faire respirer.

L’ARTISTE ET SON ESPACE


NARCISSIQUE

Les artistes ne peuvent créer que dans des phases d’éco-


nomie narcissique : ils doivent s’isoler dans leur atelier,
leur bureau, derrière leur piano, s’isoler en eux-mêmes au
point de négliger les autres. Lorsque Freud, dans Formu-
lations sur les deux principes du cours des événements psy-
chiques, décrit l’artiste, il anticipe sur le développement
qu’il va donner à la notion de « narcissisme » pour en
donner une définition parfaitement narcissique : « À l’ori-
gine, l’artiste est un homme qui, ne pouvant s’accommo-
der du renoncement à la satisfaction qu’exige d’abord la
réalité, se détourne de celle-ci et laisse libre cours dans sa
vie fantasmatique à ses désirs érotiques et ambitieux. »
(p. 141). Selon Freud, l’artiste se replie donc sur sa vie
fantasmatique au détriment de l’investissement de la réa-
lité, et de la réalité des objets d’amour possibles, et opère
une sorte de retrait narcissique.
Mais il trouve la voie qui ramène de ce monde du fantasme
vers la réalité : grâce à ses dons particuliers il donne forme à
ses fantasmes pour en faire des réalités d’une nouvelle sorte,
qui ont cours auprès des hommes comme de très précieuses

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ART, DÉLIRE ET NARCISSISME | 191

images de la réalité. C’est ainsi que, d’une certaine manière, il


devient réellement le héros, le roi, le créateur, le bien-aimé qu’il
voulait devenir sans passer par l’énorme détour qui consiste à
transformer réellement le monde extérieur. (Ibid.)
Pourtant, Freud ne détaille pas la nature de ces « réali-
tés d’une nouvelle sorte » ; bien qu’appartenant à la réa-
lité, elles sont moins de simples images du monde de la
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réalité que des images de la réalité psychique de l’artiste ;
on a dit que tout portrait était un autoportrait. C’est
parce qu’elles sont des reflets de la réalité psychique de
l’artiste qu’elles valent, suscitant le monde intérieur de
celui qui s’y plonge. En cela, elles sont des objets intermé-
diaires entre le psychisme de qui les a créées et de celui
qui s’en repaît. L’œuvre d’art apporte à l’âme une respira-
tion. Il s’agit d’objets qui n’offrent pas à l’amateur de
plaisir pulsionnel direct mais un plaisir narcissique com-
parable à celui qui les a fait naître. La création artistique,
comme la « délectation » – selon le mot de Poussin –
procurée par l’œuvre d’art s’inscrivent l’une et l’autre sous
le signe du narcissisme. Le collectionnisme, fut-il conju-
gal, est d’essence narcissique. De plus, devenir « le héros,
le roi, le créateur, le bien-aimé » est un programme narcis-
sique hérité de la toute-puissance infantile et l’artiste fas-
cine du fait de son narcissisme même. Freud, qui décrit
le charme de l’enfant et de « certains animaux qui
semblent ne pas se soucier de nous, comme les chats et
les grands animaux de proie ; et même le grand criminel
et l’humoriste… », aurait dû ajouter l’artiste à son
florilège.
Pour chaque artiste ou créateur, il serait aisé de relever
les traits narcissiques de leur personnalité ou l’espace nar-
cissique dans lequel ils se plongent dans leurs périodes
d’activité créatrice. Et l’on pourrait citer Proust, dans sa
chambre de liège, Delacroix dans son atelier, Balzac et son
travail nocturne, Rodin ou encore Debussy, et finalement
presque tous… Dans les exemples les plus heureux, leur

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192 | ŒDIPE MÉDECIN

activité de peintre, d’écrivain, de musicien ou de cinéaste


leur apporte une forme d’équilibre et un contact avec la
réalité, à travers cette néo-réalité que constituent leurs
œuvres. Selon Antonin Artaud : « Nul n’a jamais écrit ou
peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour se
sortir en fait de l’enfer. » (Artaud, 1947, p. 1451). Cet
enfer, sans les autres qu’il faut retrouver… Pourtant,
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reprendre contact avec eux peut être infernal ; pour le
narcissisme, lorsqu’il s’est refermé – « l’enfer c’est les
autres ». Néanmoins, l’issue relative par la création n’est
ni toujours assurée ni établie une fois pour toutes, la solu-
tion est précaire : les retours dramatiques à l’enfer sont
fréquents. À la néo-réalité de l’œuvre d’art peut succéder
celle du délire et de ses efflorescences narcissiques.

L’ENFER DE VAN GOGH

Incontestablement, Van Gogh peignait pour se sortir


de l’enfer, et son rêve d’artiste, immense, l’habitait pro-
fondément. Si l’on suit son parcours affectif à travers sa
correspondance, on ne peut que constater chez lui une
difficulté majeure à établir des relations objectales
sereines, soumises au principe de réalité, et une vulnérabi-
lité narcissique extrême. Il éprouve par exemple une pas-
sion pour Kee Vos, jeune femme qui le repousse ; il a
28 ans, et n’arrive pas à y renoncer. Il écrit à son frère
Theo que « l’amour est quelque chose de si fort qu’il est
aussi impossible pour qui aime de faire reculer ses senti-
ments que de se dépouiller de sa vie » (lettre à Theo du
7 novembre 1881) ; qu’il aime Kee au point d’en sentir
un sentiment de rédemption et qu’ils ont cessé d’être
deux pour être unis pour l’éternité. Il refuse d’entendre
le « jamais » formulé par Kee. Amour narcissique qui ne

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ART, DÉLIRE ET NARCISSISME | 193

tient pas compte de ce que l’autre désire, amour tout


puissant, magique, « rédempteur », rêvé comme un
moyen de sortir de l’enfer, folie passionnelle… L’enfer
pour Vincent Van Gogh est toujours à la croisée des che-
mins ; il n’arrive ni à se marier, ni à être pasteur ; lorsqu’il
s’y essaie, il a un comportement qui fait penser à celui du
personnage du Prince Mychkine, L’Idiot de Dostoïevski ;
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il effraie les autres qui ne le comprennent pas. Il est perçu
par son père comme « toujours étrange » ; Van Gogh père
se montre pessimiste craignant que Vincent ne s’engage
dans des impasses sentimentales, ne soit incapable de
gérer ses intérêts, et celui-ci redoute que son père n’envi-
sage de le mettre sous tutelle. Les craintes paternelles se
réalisent : Vincent se met en ménage avec Sien, apparem-
ment prostituée, plus âgée que lui et pauvre ; elle a un
enfant et est enceinte. Il veut la sauver. Programme nar-
cissique que de se vouloir doté d’un pouvoir rédempteur ;
tout en souhaitant d’être ce sauveur, il écrit à Theo qu’il
continue de penser à Kee Vos. La relation avec Sien tour-
nera court. Il continue un temps d’espérer trouver un
amour éternel et salvateur, mais il choisit des femmes
aussi en difficulté que lui et ne perçoit pas la réalité de
ce qu’elles sont, ainsi vont les choix narcissiques d’objet.
Après une dernière tentative avec Margot Begeman – qui
prendra de la strychnine pour se suicider –, Vincent
n’osera plus se risquer dans une tentative de vie commune
avec une compagne.
Van Gogh va se replier sur un fonctionnement narcis-
sique plus fermé encore qui le rend difficile à vivre pour
lui-même d’abord, et pour sa famille et ceux qui
l’approchent. Il est d’une excitabilité excessive et il
montre une extrême susceptibilité. Ses difficultés relation-
nelles s’expriment dans nombre de situations dans les-
quelles une méfiance quasi paranoïaque a fini par
apparaître ; l’intensité de ces troubles et le poids pour
Theo de ses relations avec lui, lesquelles n’ont pas été

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celles d’un amour fraternel sans nuage, peuvent faire


ranger les symptômes de Vincent dans le registre psycho-
tique. Cependant, pendant assez longtemps, il ne sera
envahi par leur accentuation que par moments, et curieu-
sement assez brefs, par « crises », ce qui a fait évoquer une
origine épileptique à ses troubles. Néanmoins, dès 1885,
Theo le décrit comme un homme qui a connu le monde
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de très près et s’en est retiré ; il perçoit donc bien le repli
narcissique de son frère ; il pense aussi qu’il faut attendre
pour savoir s’il a ou non du génie (lettre de Theo à Lies,
octobre 1885). Sa sœur Wil décrit Vincent à une amie
comme quelqu’un de très atypique et indique combien il
était difficile à supporter pour ses parents, avec des scènes
continuelles et des éclats de colère, en particulier avec son
père (dépeint comme passablement rigide), incidents qui
ouvraient des plaies sans pardon. Elle raconte comment
« ces huit dernières années », Vincent a été un sujet de
conflits avec presque tout le monde au point qu’on en
oubliait ce qu’il pouvait y avoir de bon chez lui ;
comment après la mort de leur père on a pensé qu’il
vaudrait mieux pour leur mère que Vincent (qui a 33 ans
à ce moment-là) quitte la maison, ce qu’il prend très mal
au point de ne plus donner de ses nouvelles (lettre de Wil
à son amie Line Kruysse, août 1886). De son côté, Theo,
chez qui Vincent est allé vivre, se désole :
C’est lamentable qu’il ait autant de difficultés de caractère ;
à long terme il est impossible de s’entendre avec lui. Quand il
est venu ici l’an dernier il était difficile, c’est vrai, mais je pen-
sais qu’il progresserait. Mais maintenant il est redevenu ce qu’il
était et il ne veut pas entendre raison. Ça ne le rend pas très
agréable à vivre à la maison… (Lettre de Theo à Cor,
mars 1887)

À la même époque, Theo se demande s’il ne devrait


pas cesser de l’aider et le laisser se débrouiller seul, ce qu’il
exclut finalement. Et il écrit à Wil que ce qui le soucie le

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plus, ce n’est pas la question de l’argent mais le fait que


Vincent et lui ne sympathisent plus :
À une époque j’aimais beaucoup Vincent, il était mon
meilleur ami, mais maintenant c’est fini. Cela semble pire de
son côté car il ne manque jamais une occasion de me montrer
combien il me déteste et combien je le révulse. Cela rend la
situation à la maison presque insupportable. Plus personne ne
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veut venir me voir car cela déclenche des critiques et en plus
il est tellement sale et désordonné que la maison est loin d’être
accueillante. Tout ce que j’espère c’est qu’il s’en aille […] mais
si je lui parle de partir cela lui donnera simplement une raison
de rester. […] Je ne peux rien faire de bon pour lui, je ne
demande qu’une chose, c’est qu’il ne me fasse aucun mal et il
m’en fait en restant car il est un énorme poids pour moi. Tout
se passe comme s’il y avait deux êtres différents en lui, l’un
merveilleusement doué et sensible et l’autre égoïste et sans
cœur. […] C’est lamentable qu’il soit son propre ennemi.
(Lettre de Theo à Wil, mars 1887) 1

Cependant, Theo décide de continuer à l’aider tout en


favorisant son départ pour d’autres cieux. Ce sera Arles.
Les vicissitudes familiales de Vincent telles qu’elles
apparaissent à travers ces extraits de lettres sont celles que
l’on observe de façon courante dans une famille qui doit
cohabiter avec un patient souffrant de difficultés psycho-
tiques graves. De même le constat que fait Theo chez son
frère d’une forme de retrait du monde et sa description
qu’il donne d’une sorte de double personnalité relève de
la même perception que celle qui fera forger à Bleuler le
terme de « schizophrénie ». Le diagnostic de Theo va dans
le même sens que l’intuition d’Antonin Artaud qui recon-
naît chez Vincent des troubles analogues aux siens
(Artaud, 1947). Pourtant, les troubles de Vincent seront
moins profonds que ceux d’Artaud. Van Gogh réussit
même, pendant ses premiers mois à Arles, à vivre seul, à

1. Nous traduisons de l’anglais les lettres de Vincent, Theo et Lies


Van Gogh citées jusqu’ici.

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se faire quelques amis, à organiser une maison. Le lien à


son frère, maintenant que la cohabitation et la tension
qui l’accompagnait ont ipso facto disparu, a repris un tour
confiant ; leur correspondance les rapproche alors que la
cohabitation les éloignait, une respiration se rétablit. La
relation proche est apparemment impossible à Vincent,
mais à distance, l’affection devient admissible.
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L’affrontement au quotidien avec son frère fait place à
des auto-reproches à tonalité dépressive. Il est habité du
sentiment de ne pas avoir droit à ce qu’il a et pourtant,
en dehors de sa rage de peindre et de l’aide de son frère,
il a bien peu : « […] il me semble toujours qu’un autre
pourrait profiter de l’argent que je dépense seul. » (Lettre
de Vincent à Theo du 7 juillet 1888).
Cependant, il vit seul et il évite tout engagement
amoureux, sa vie sexuelle semble se limiter à quelques
passages au bordel : « J’ai profité de l’occasion pour entrer
dans un des bordels de la petite rue, dite “des Ricolettes”.
Ce à quoi se bornent mes exploits amoureux vis-à-vis
des Arlésiennes. » (Lettre de Vincent à Theo du
14 mars 1888). Il évoque un personnage de Maupassant,
grand chasseur, devant l’Éternel, de lapins et autres
gibiers, qui a perdu sa puissance sexuelle à cet exercice,
comme lui, Vincent, pense perdre la sienne en ne faisant
plus que de la peinture : « […] quant au physique je
commence à lui ressembler. » (Lettre de Vincent à Theo
du 9 juillet 1888). C’est la peinture qui compte : « Si je
suis seul ma foi, je n’y peux rien, j’ai alors moins le besoin
de compagnie que celui d’un travail effréné et voilà pour-
quoi, hardiment je commande toiles et couleurs. Alors
seulement je ressens la vie quand je pousse raide le tra-
vail. » (Lettre de Vincent à Theo du 7 juillet 1888). Si
l’on en croit l’énergie de la formule, c’est peindre qui
constitue l’essentiel de sa vie sexuelle – dans une sexualité
narcissique – et le principal moyen qu’il a de rester psy-
chiquement en vie, c’est-à-dire cohérent, ce qui ne semble

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ART, DÉLIRE ET NARCISSISME | 197

pas si simple pour lui : « […] isolé je ne compte que sur


mon exaltation dans de certains moments et je me laisse
aller à des extravagances alors. » (Lettre de Vincent à Theo
du 7 juillet 1888). Il est entré en peinture comme en
religion. Il vit dans son art, pour son art, dans un système
narcissique qui l’éloigne de la réalité et, en même temps,
l’y relie. Moments dépressifs et moments d’exaltation se
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succèdent ; il connaît des épisodes d’excitation ou d’abat-
tement qu’il combat à coup d’alcool et de tabac. Parfois,
ses lettres très longues et nombreuses témoignent d’épi-
sodes de graphorrhée. Il lutte contre ses moments d’excita-
tion et il cherche à éviter ce qui pourrait trop l’émouvoir ;
il se maintient donc à distance prudente des autres, à une
distance amicale ou fraternelle et plus encore vis-à-vis des
femmes. Il raconte par exemple à Theo qu’il a peint une
« mousmé », jeune fille de douze à quatorze ans et que
cela lui a pris une semaine pendant laquelle il n’a pas pu
« sabrer » le moindre paysage, pour préserver sa puissance
cérébrale : « Pour mener bien ma mousmé je devais réser-
ver ma puissance cérébrale. » (Lettre de Vincent à Theo
du 29 juillet 1888), autrement dit, rester concentré sur
l’acte de peindre, maintenir son système narcissique, et ne
pas se laisser prendre à quelque chose de trop émotionnel
par rapport à la petite jeune fille en question ; il lui a fallu
réprimer les émois qu’elle pouvait susciter. Lorsqu’il se
sent trop désorganisé, il se consacre à une copie de Millet
ou Delacroix d’après quelques reproductions.

NARCISSE CONTRE NARCISSE

Tant bien que mal, ce système narcissique organisé


avec la peinture en son foyer va fonctionner assez bien
jusqu’à l’arrivée de Gauguin à Arles. Van Gogh rêve d’une

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198 | ŒDIPE MÉDECIN

confrérie de peintres qui seraient comme des moines


allant seulement au bordel tous les quinze jours ; il attend
Gauguin comme le messie qui le sortira de la solitude.
Néanmoins, il le voit comme un double, comme un autre
lui-même avec qui installer un système narcissique à
deux. La venue de Gauguin va bouleverser l’équilibre pré-
caire dans lequel Vincent a réussi à s’installer mais qui
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n’est stable que dans une forme d’autarcie. Dans la
mesure où la cohabitation avec Theo s’était révélée insup-
portable malgré le lien fraternel ancien, il était prévisible
que l’association avec Gauguin connaîtrait les mêmes dif-
ficultés. Ce sera pire.
Vincent anticipe d’abord sa relation à venir avec Gau-
guin sur un mode protecteur, secourable, il prend en pitié
sa pauvreté, ses dettes, ses maladies : « Il dit que ses dou-
leurs d’entrailles continuent toujours encore, et il me
paraît bien triste. » (Lettre de Vincent à Theo du
12 juin 1888) ; des projets de Gauguin de trouver un
capital qui permettrait de monter une galerie pour les
impressionnistes, il en parle comme d’un « mirage de la
dèche ». À l’évidence, il adopte d’abord à l’égard de
Gauguin une attitude protectrice analogue à celle que
Theo lui a témoignée. Toutefois, peu à peu, cette position
évolue et Vincent manifeste les signes d’un état véritable-
ment amoureux : il idéalise Gauguin, ils échangent leurs
portraits ; dans l’autoportrait que Vincent donne à
Gauguin, il indique en avoir bridé les yeux pour lui
donner une touche japonaise – les yeux de Chimène ou
ceux d’une geisha ? – il organise la maison où ils vont
habiter, il décore la chambre de l’élu et l’atelier : ce sera
la série des tournesols, ces fleurs qui offrent leur dos au
soleil… Pour la chambre de Gauguin, ce sera la série des
Jardin du poète. Il écrit à Gauguin qu’il a cherché à
peindre cette décoration de façon à faire évoquer
Pétrarque et le nouveau poète de ces contrées : Paul Gau-
guin. Psychiquement, Vincent s’offre à Gauguin. Son

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homéostasie narcissique, qui se maintenait jusque-là tant


bien que mal en atmosphère raréfiée, va succomber à
l’incendie rallumé par l’excès d’oxygène insufflé par un
objet homosexuel.
Au sens courant du mot, ni Van Gogh ni Gauguin
n’étaient « homosexuels » et n’avaient de relations sexuelles
régulières avec des hommes. Cependant, Gauguin s’est
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installé quelque temps à la Martinique avec Charles Laval,
ses échanges avec Émile Bernard ont été très proches,
étroits aussi avec Filiger que l’on dit avoir été homosexuel,
et les relations masculines avaient une grande importance
pour lui, sa sexualité manifeste s’exprimant vis-à-vis de
femmes peu ou pas investies sur le plan sentimental. Son
homosexualité, essentiellement psychique, très vivante et
séduisante contribuait à son équilibre. Le narcissisme de
Gauguin à cette époque se marquait par une certaine arro-
gance, le goût des affirmations péremptoires, des apho-
rismes. Il apparaissait comme un maître : « […] le Maître
incontesté, celui dont on recueillait, dont on colportait les
paradoxes, dont on admirait le talent, la faconde, le geste,
la force physique, la rosserie, l’imagination inépuisable, la
résistance à l’alcool, le romantisme des allures. » (Maurice
Denis, 1964, p. 52), tableau d’un narcissisme triomphant
qui subjuguait ses compagnons.
Du côté de Vincent, son principal amour, celui qui
finalement organisait sa vie, était son frère Theo. Sa vie
psychique avait fini par se partager et par s’équilibrer
entre cet amour « homosexuel » et son investissement pas-
sionné pour la peinture ; pas de relation féminine durable
et un malaise par rapport à l’éventualité de telles relations,
malaise souvent sensible dans les portraits des quelques
femmes qui ont posé pour lui. Vincent est certainement
complètement inconscient du fait que c’est bien un état
amoureux pour Gauguin qui l’envahit. Les relations entre
Gauguin et Van Gogh ont sans doute achoppé sur l’appa-
rition chez Vincent d’une excitation sexuelle trop vive à

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200 | ŒDIPE MÉDECIN

l’égard de son compagnon, tension sexuelle qu’il n’a pu


inhiber et sublimer dans la simple amitié, pas plus qu’ils
n’étaient disposés ni l’un ni l’autre à établir entre eux des
échanges physiques qui leur auraient permis d’établir un
lien homosexuel banal. L’homosexualité psychique débor-
dée, l’homosexualité agie n’ayant pas cours, les relations
des deux amis ne prendront pas le tour d’un accord heu-
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reux. Loin de la tendre affection décrite par Balzac entre
le cousin Pons, amateur d’art, et son ami Schmucke,
musicien, les relations entre les deux hommes sont trop
brûlantes, les fantasmes de pénétration trop vifs, comme
en témoigne la chandelle érigée et allumée de La Chaise
de Gauguin. Artaud perçoit les choses ainsi : « Un bou-
geoir sur une chaise, un fauteuil de paille verte tressée,
un livre sur le fauteuil, et voilà le drame éclairé. Qui va
entrer ? Sera-ce Gauguin ou un autre fantôme ? »
(Artaud, 1947). Le fantôme du père de Vincent ? Peut-
être. Toutefois, c’est d’entrer qu’il s’agit, de laisser entrer
l’autre en soi, et pas tant physiquement que psychique-
ment. Et l’excitation qui monte entre les deux hommes,
vraisemblablement plus chez Van Gogh que chez son
compagnon, devient insupportable, sans doute saturée de
fantasmes de possession réciproque. « Gauguin et moi
causons beaucoup de Delacroix, Rembrandt, etc. La dis-
cussion est d’une électricité excessive, nous en sortons par-
fois la tête fatiguée comme une batterie électrique après
la décharge », écrit Vincent à Theo (seconde quinzaine
de décembre 1888). L’état amoureux de Vincent pour
Gauguin – état qui se maintiendra et restera évident dans
les lettres à Theo écrites après le départ de celui-là –, a
sans doute été insupportable à Gauguin comme à Van
Gogh, lui-même bouleversé par sa passion : son système
autarcique n’a pas résisté à la proximité d’un objet
d’amour. L’assurance de Gauguin, beau parleur – Vincent
le comparera à Tartarin –, séducteur qui a beaucoup de
succès auprès des Arlésiennes, doit sans doute écraser et

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ART, DÉLIRE ET NARCISSISME | 201

humilier l’inquiet Vincent. La tension homoérotique


entre les deux hommes n’a conduit qu’à une exaspération
de l’excès « d’électricité ».
Plutôt que d’agresser Gauguin, peut-être en l’émascu-
lant pour conjurer toute idée de pénétration, Vincent se
tranche l’oreille gauche, ce que l’on a considéré comme
équivalent d’une auto-émasculation. Didier Anzieu dit
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que Van Gogh est allé donner son lambeau d’oreille,
« symbole du gland impuissant », à une jeune prostituée,
« image d’une mère lumineuse », avec laquelle il s’était
montré impuissant (Anzieu, in Chabert, 1996, p. 126).
Mère lumineuse mais que Vincent agresse ainsi par cette
exhibition, et l’on peut imaginer que la violence du geste
implique un sanglant reproche rendant la jeune femme
responsable de son impuissance. La crise passée, Vincent
ira lui rendre visite pour s’excuser.
Cette auto-mutilation fait naturellement évoquer l’idée
d’une féminisation tragique, mais elle était sans doute
aussi une nécessaire alternative au meurtre ou au suicide.
On peut imaginer que le choix de l’oreille comme lieu de
mutilation a été guidé par l’idée de supprimer l’orifice
par lequel la possession par la parole de Gauguin pouvait
s’exercer. Gauguin s’enfuit et Vincent va délirer.

TRAUMATISME ET DÉLIRE

Le système narcissique qui s’était organisé dans la créa-


tion picturale se défait et de l’art, on passe au délire. Rien
ne sera plus comme avant pour Van Gogh qui a traversé
la plus grave crise qu’il ait connue jusque-là. Apparem-
ment, il se remet très vite après le départ de son « illustre
copain ». Il en parlera ainsi à Theo : « Mais son faible est
que par des ruades et des écarts de bête il dérange tout

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202 | ŒDIPE MÉDECIN

ce qu’il rangeait. » (Lettre à Theo du 9 janvier 1889).


Vincent reste « dérangé », blessé de son moment de folie,
et traumatisé sans doute d’avoir perçu une intolérable
excitation homosexuelle. Il n’arrive pas à organiser un
mouvement agressif ou paranoïaque contre Gauguin,
quelques reproches apparaissent mais qui s’estompent
vite, remplacés par le souci de rester ami avec lui. Il se
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remet à peindre, mais copie surtout ses propres œuvres
peintes avant la crise, les tournesols peints pour Gauguin
sont copiés à son intention, mais surtout et curieusement,
il s’acharne sur La Berceuse dont il va brosser finalement
quatre exemplaires tout en disant que les « chromos de
bazar » sont mieux peints. Cette réitération du même
tableau évoque la répétition des rêves traumatiques. La
première version de La Berceuse a été interrompue par
l’irruption de sa crise, les mains étaient inachevées. Le
caractère naïf de ce tableau, sa maladresse relative, sa lour-
deur peuvent laisser penser qu’il a été initié par le besoin
d’une sorte de contrepoison à l’excitation soulevée par sa
relation à Gauguin : une image de femme qui berce les
pêcheurs d’Islande pendant la tempête. Elle est assise sur
« le fauteuil de Gauguin », en occupe toute la place, et
conjure ainsi toute image de pénétration ; elle semble la
subir elle-même pour en protéger Vincent ; elle figure en
quelque sorte l’écran protecteur d’un personnage féminin,
maternel, par rapport à une figure masculine devenue
persécutrice. Il est tentant de voir la réitération de ce
tableau comme l’indice du traumatisme qui a précipité
Vincent dans sa crise : la montée d’une excitation à l’idée
d’être possédé psychiquement et physiquement par Gau-
guin. Comme les rêves traumatiques qui se répètent tant
que les images contondantes se reproduisent, La Berceuse
est peinte itérativement comme un baume dont il faut
recouvrir une blessure tant qu’elle est ouverte. C’était le
dernier tableau entrepris avant la crise et resté inachevé.
Le surinvestissement de ce tableau répondrait au schéma

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ART, DÉLIRE ET NARCISSISME | 203

de l’élection d’un fétiche à partir du dernier élément


perçu avant la perception traumatique elle-même.
Néanmoins, Van Gogh rechute rapidement :
Vincent s’est mis à délirer, persuadé qu’on voulait l’empoi-
sonner, voyant du poison et des empoisonneurs partout. Il a
fallu l’hospitaliser et l’isoler. Il s’est replié dans un état de
mutisme absolu, se cachant sous ses couvertures et se mettant
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parfois à pleurer sans dire un mot. (Lettre du Pasteur Salles à
Theo, 7 février 1889)

Il ira mieux mais ne se sent pas capable de vivre seul


et choisit de vivre en milieu psychiatrique :
J’aurais peur de perdre la faculté de travailler qui me revient
maintenant… Et provisoirement je désire rester interné, autant
pour ma propre tranquillité que pour celle des autres. Je com-
mence à considérer la folie comme une maladie comme une
autre et accepte la chose comme telle, tandis que dans les crises
il me semblait que tout ce que j’imaginais était de la réa-
lité. […] Recommencer cette vie de peintre […] isolé dans un
atelier et sans autre ressource pour se distraire que d’aller dans
un café ou un restaurant avec toute la critique des voisins, etc.
Je ne peux pas ; aller vivre avec une autre personne, fût-ce un
autre artiste – difficile – très difficile… Je n’ose même pas y
penser. (Lettre de Vincent à Theo du 21 avril 1889)

Tel le personnage d’Henri IV dans Pirandello, Van


Gogh adopte sa folie. Toutefois, la passion de Vincent
pour la peinture, pour son travail, pour ses outils, pour
sa technique, par l’attention extrême qu’il porte à chaque
composition, lui permet de rester malgré tout organisé et
de ne pas sombrer dans une discordance complète. Il
parle de sa peinture comme du « paratonnerre contre sa
maladie » (Meyer Schapiro, 1982, p. 337). Vincent n’est
pas seulement sauvé par son génie créateur, mais aussi par
sa soumission à la besogne ordinaire et concrète du
peintre. Flaubert décrit ainsi – quoique de façon bien
méprisante – l’apaisement apporté par les tâches
manuelles, forme de bonheur qu’il décrit chez l’un des

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204 | ŒDIPE MÉDECIN

ses personnages qui tourne sur bois des ronds de ser-


viette : « Binet souriait […] perdu dans un de ces bon-
heurs complets, n’appartenant sans doute qu’aux
occupations médiocres, qui amusent l’intelligence par des
difficultés faciles, et l’assouvissent en une réalisation
au-delà de laquelle il n’y a pas à rêver. » (Flaubert, p. 570).
Plaisir narcissique assurément… Clouer un torchon sur
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un châssis, y étaler une préparation, tailler des roseaux
pour poser des empâtements, mélanger les couleurs et le
blanc, toutes choses auxquelles Van Gogh, très soucieux
de la matérialité de ses œuvres, s’adonnait ; si une telle
activité d’emprise ne conduit pas à l’au-delà du rêve, elle
contribue à maintenir le délire en suspens. Le commen-
taire de Meyer Schapiro sur l’intérêt de Van Gogh pour
les objets quotidiens nous intéresse particulièrement par
rapport à la valeur organisatrice du registre de l’emprise :
Quand le « Moi » frôlant la destruction, se cramponne aux
objets avec une telle persistance, nous observons – dans sa réac-
tion de défense – que l’attachement de Van Gogh pour les
objets n’est pas passif […] cet attachement représente une fonc-
tion constructive et tient à des racines émotives très pro-
fondes […] Il a besoin d’objectivité de l’espèce la plus humble
et la plus indiscutable, comme d’autres ont besoin de Dieu,
d’anges ou de formes pures. » (Schapiro, 1982, p. 345-346)
Car le rêve, l’idéal, est trop proche du délire, l’emprise
sur les objets quotidiens forme un appui, et leur maîtrise
constitue un apport pour le narcissisme.

DÉFAITE NARCISSIQUE ET SUICIDE

Vincent restera capable, ne serait-ce qu’à distance, de


poursuivre des relations cohérentes avec ses correspon-
dants, il ne délire pas dans ses lettres. Son suicide survient

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dans un moment particulier où le délire ne vient pas


combler la blessure que constitue un faisceau d’éléments
qui tracent en lui un sentiment d’abandon et de non-
valeur. Il est à Auvers-sur-Oise, près du Dr Gachet, et
peint comme un forcené, presque une toile par jour.
La naissance de Vincent, fils de Theo, quelques
semaines avant, a certainement joué un rôle précurseur
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soulevant sans doute chez lui le sentiment de ne plus être
le premier dans l’esprit de Theo. Cela étant, c’est surtout
la maladie de ce nourrisson, qui passe bien près de la
mort, qui le bouleverse. Et la relation qu’il a établie avec
le Dr Gachet, après des semaines de proximité confiante,
quasi familiale, semble devenue trop proche. Gachet vient
le voir deux à trois fois par semaine, pendant quelques
heures pour voir son travail. Comment un transfert puis-
sant ne se serait-il pas constitué ? Il est possible que se
soit répété l’excès de proximité déstabilisant vécu avec
Gauguin dix-huit mois auparavant. Toujours est-il que
son transfert sur le psychiatre se négative d’un coup. Vin-
cent se plaint de Gachet à Theo :
J’ai été le voir avant-hier, je l’ai pas trouvé. […] Je crois
qu’il ne faut aucunement compter sur le Dr Gachet. D’abord
il est plus malade que moi à ce qu’il m’a paru, ou mettons juste
autant, voilà. Or lorsqu’un aveugle mènera un autre aveugle,
ne tomberont-ils pas tous deux dans le fossé ? Je ne sais que
dire. […] Je me sens raté. Voilà pour mon compte – je sens
que c’est là le sort que j’accepte et qui ne changera plus. […]
Et la perspective s’assombrit, je ne vois pas l’avenir heureux du
tout. (Lettre de Vincent à Theo du 10 juillet 1890)

Il ajoute : « Ma vie à moi aussi est attaquée à la racine


même. » Vincent ne délire pas – et c’est peut-être dom-
mage –, mais il exprime un vécu de perte et il s’engage
dans un mouvement dépressif qui lui sera fatal : « Je me
sens raté ». Là-dessus, le 15 juillet 1890, Theo, sa femme
Jo et le petit Vincent partent pour la Hollande ; ils ne
reviendront qu’à la veille du drame. Van Gogh n’a pas

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laissé de lettre de suicide, la lettre qu’il portait sur lui n’est


que le brouillon d’une lettre que Theo a reçue. Après
avoir rédigé la version définitive de cet ultime écrit, il
s’est fermé.
Champ de blé aux corbeaux est l’un de ses derniers
tableaux, peut-être le dernier, il semble annoncer sa fin.
Meyer Schapiro considère cette œuvre comme « la plus
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profondément révélatrice ». Il en souligne les particulari-
tés, le format en largeur, les chemins divergents, l’horizon
inaccessible, les centres disloqués : « L’incertitude de Van
Gogh se traduit ici par l’incertitude des mouvements et
des orientations. ». Et encore : « […] le grand soleil
rayonnant s’est brisé et transformé en une sombre masse
qui, dépourvue de foyer s’éparpille. » Plus loin : « Le
peintre-spectateur est devenu l’objet terrifié et déchiré des
corbeaux qui approchent. » (Schapiro, 1982, p. 329-333).
Pour Schapiro, il lutte en peignant : « C’est là dans ce
désarroi pathétique, que nous découvrons soudain une
puissante réaction de l’artiste qui se défend contre la dés-
agrégation. » Pourtant, cette lutte ne suffira pas à lui faire
reprendre pied, à dépasser sa déstructuration. Van Gogh
va sur le motif, appuie son chevalet sur une meule et, face
à la nature, se tire une balle qui dévie, n’atteint pas le
cœur, et ne le tuera que deux jours après. Il meurt en
disant : « Je voulais partir comme cela ».

ANTONIN ARTAUD, DÉLIRE,


NARCISSISME ET SUICIDE

Chez Antonin Artaud, la bascule entre l’art et le délire,


entre le système narcissique organisé par l’écriture et celui
que soutient la production délirante, aura été plus pré-
coce que chez Van Gogh et son œuvre restera infiltrée

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ART, DÉLIRE ET NARCISSISME | 207

d’éléments délirants. L’œuvre et la correspondance


d’Antonin Artaud témoignent d’une souffrance insensée
et d’une lutte permanente contre la dépersonnalisation,
contre une complète déroute narcissique susceptible de le
conduire au suicide.
Tant qu’Antonin Artaud conserve au cinéma des rôles
occasionnels, en plus de son activité d’écrivain, ses rela-
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tions sociales sont relativement nourries, malgré ses fou-
cades et ses moments de persécution. Il décrit
admirablement, en 1927, ses moments de désorga-
nisation :
Car la vie elle-même n’est pas une solution, la vie n’a aucune
espèce d’existence choisie, consentie, déterminée. Elle n’est
qu’une série d’appétits et de forces adverses, de petites contra-
dictions qui aboutissent ou avortent suivant les circonstances
d’un hasard odieux. Le mal est déposé inégalement dans
chaque homme, comme le génie, comme la folie. Le bien,
comme le mal, sont le produit des circonstances et d’un levain
plus ou moins agissant. (Artaud, 1925, p. 125)

Comment mieux décrire une souffrance narcissique pro-


fonde où les pulsions partielles se manifestent de façon
anarchique sans être subordonnées à un objet organisa-
teur pour le Moi ?
Depuis qu’il a quinze ans, Artaud est, de façon quasi
permanente, en relation avec des psychiatres, en particu-
lier avec Édouard Toulouse qui lui apporte un soutien
véritable pendant des années. Cela étant, son état est
d’une grande précarité et son voyage prolongé, seul, au
Mexique, puis en Irlande, va désorganiser le système dans
lequel il se maintenait tant mal que bien. Il disparaît,
on le retrouve à l’hôpital psychiatrique de Sotteville-lès-
Rouen, internement qui se prolongera dans d’autres lieux
pendant les dernières années de sa vie. Le délire qui était
toujours à fleur d’eau, en concurrence avec son écriture,
a pris une dimension extensive et est devenu le refuge

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principal de son narcissisme, même si la sublimation


artistique se maintient de façon sporadique.
Son délire déroule des thèmes de persécution et de
toute-puissance, s’appuie sur cet axiome d’auto-engendre-
ment, fantasme-non-fantasme, disait Racamier, qui le
situait au cœur de la psychose :
Je ne suis pas conformé comme les autres hommes parce
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que c’est moi qui ai fait mon corps et non un père et une
mère […] mais je suis cet homme qui à Jérusalem il y a deux
mille ans a été écartelé sur un tronc d’arbre mal équarri avec
un bâton qui le traversait pour m’y suspendre avec des clous,
et dont le corps quand j’ai été mort a été jeté dans un tas de
fumier. (Lettre à Colette Thomas du 3 avril 1946)
Il parle de « […] sectes innombrables d’initiés [qui]
attaquent frénétiquement [sa] conscience… La raison en
est que je dispose d’une force capable de faire cesser ce
chaos et que des gens de toute sorte de par la terre
cherchent à me l’enlever. Malheureusement j’ai été
empoisonné à l’asile Sainte-Anne. » (Lettre à Marthe
Robert du 7 avril 1946). Son narcissisme défait tente de
se reconstituer dans la proclamation de sa toute-puis-
sance, et de la toute-puissance de sa pensée. Cela étant,
il crie sa souffrance de façon pathétique. Dans une lettre
d’avril 1947, il écrit ainsi à Colette Thomas :
Je m’ennuie, je m’ennuie à mort, et cela sans rémission ni
recours possible, depuis toujours, principalement depuis 32,
un certain jour de septembre 1915 où sur le point, moi Anto-
nin Artaud, d’avoir ma puberté, toute la terre s’est jetée sur
moi pour m’enlever cette force qui par nature allait éclater en
moi. […] on ne m’aime pas, on m’a pris mon cœur, on s’en
est servi pour aimer d’autres que moi… […] mes blessures
parlent pour moi avec la croix du Golgotha.
Avant son voyage au Mexique, son talent d’écrivain,
son intérêt pour le théâtre, l’admiration de certains pour
son talent, l’ont sauvé quelque temps dans la mesure où
le registre narcissique mis en œuvre dans ses créations et

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ses relations artistiques, permettait une forme d’ouver-


ture, restait perméable à des contacts objectaux,
fussent-ils indirects, qui lui permettaient des amitiés et
quelques relations amoureuses. Quand le narcissisme de
la création s’effondre le système narcissique du délire s’y
substitue, se focalise et se rétrécit dans des affirmations
grandioses, le monde se referme et la vie psychique
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s’étiole : « Dites aux médecins qu’il y a des états que l’âme
ne supporte pas sous peine de s’égorger » (Lettre à
Mme Toulouse Septembre 1925).
La rencontre d’Artaud avec l’œuvre et les écrits de Van
Gogh va le réorganiser, comme si percevoir la lutte du
peintre contre la désagrégation avait soutenu la sienne. À
l’occasion de l’exposition Van Gogh à Paris en 1947, le
journal Arts publie des bonnes feuilles d’un livre d’un
certain Dr Beer, psychiatre, qui donne du peintre un por-
trait psychiatrique qui révolte Artaud. Il écrit, en réponse,
l’un de ses textes les plus impressionnants « Van Gogh, le
suicidé de la société ». Il semble rencontrer son double et
nie la folie de l’artiste comme il niait la sienne. C’est la
société qui est malade et les psychiatres sont le bras armé
de la société pour abattre les génies gênants : « …une
société tarée a inventé la psychiatrie pour se défendre des
investigations de certaines lucidités supérieures dont les
facultés de divination la gênaient ».
« Van Gogh n’est pas mort d’un état de délire
propre…» il a été victime de la société, de ses « envoûte-
ments unanimes », « de la formidable oppression tentacu-
laire d’une espèce de magie civique », de « la venimeuse
agressivité du mauvais esprit de la plupart des gens ». « Il
ne s’est pas suicidé dans un coup de folie, dans la transe
de [ne] pas parvenir [à trouver son moi humain], mais
au contraire il venait d’y parvenir lorsque la conscience
générale de la société, pour le punir de s’être arraché à
elle le suicida » (Artaud, 1947, p.1443).

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Cette analyse du suicide de Van Gogh est à l’évidence


infiltrée par le délire d’Artaud. Pourtant il avait écrit,
quelques vingt années avant, un texte qui lui aurait fait
lire le geste de Van Gogh différemment. Dans « Sur le
suicide », texte saisissant, il fait au contraire du suicide
un geste de lutte contre la désagrégation psychique :
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Si je me tue ce ne sera pas pour me détruire, mais pour me
reconstituer, le suicide ne sera pour moi qu’un moyen de me
reconquérir violemment, de faire brutalement irruption dans
mon être, de devancer l’avance incertaine de Dieu. Par le sui-
cide, je réintroduis mon dessin dans la nature, je donne pour
la première fois aux choses la forme de ma volonté. Je me
délivre de ce conditionnement de mes organes si mal ajustés
avec mon moi, et la vie n’est plus pour moi un hasard absurde
où je pense ce qu’on me donne à penser… (Artaud, 1925,
p. 125).

C’est donc pour Artaud un acte de maîtrise suprême,


un geste de reconstitution violente d’un narcissisme qui
a sombré, et l’on peut considérer que le suicide de Van
Gogh était de cette sorte. Artaud est cependant sensible
à l’autre dimension de l’acte suicidaire – la dimension
d’agression contre ceux dont il se sent abandonné –, que
comporte l’auto-destruction de Vincent. Lorsqu’il décrit
ce dernier Champ de blé envahi du vol des corbeaux, il
fait du suicide un véritable attentat inséminant la mort :
« Van Gogh a lâché ses corbeaux comme les microbes
noirs de sa rate de suicidé à quelques centimètres du haut
et comme du bas de la toile, suivant la balafre noire de la
ligne ou le battement de leur plumage riche fait peser sur
le rebrassement de la tempête terrestre les menaces d’une
suffocation d’en haut » (Artaud 1947, p. 1445). Ceux qui
restent seront voués à cette forme d’asphyxie que leur
infligera leur tristesse permanente et leur culpabilité. « La
tristesse durera toujours » est l’une des dernières paroles
de Vincent.

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ART, DÉLIRE ET NARCISSISME | 211

« L’âme a besoin d’absorber les sentiments d’une autre


âme… », sans quoi elle meurt ou dépérit, disait Balzac.
À travers les œuvres de Van Gogh, grâce à ces « réalités
d’une nouvelle sorte », reflets chacune du monde interne
de Vincent, Antonin Artaud a « absorbé les sentiments »
de cette autre âme blessée et retrouvé une respiration ; il
a pu échapper pour un temps à la suffocation de son
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délire pour écrire à nouveau un texte d’une terrible
beauté.

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Surmoi, humour et imagos

« Dieu n’est pas difficile


s’il se contente de personnes comme moi. »
J.K. HUYSMANS.

Il est possible que l’approche de l’humour par les psy-


chanalystes ait été biaisée par le fait que c’est en référence
au mot d’esprit que Freud l’a d’abord envisagée. Malgré
le soin avec lequel Freud, dans « Le mot d’esprit et ses
rapports avec l’inconscient » cherche à spécifier l’humour
par rapport au comique et au mot d’esprit, on tend à
placer humour, mot d’esprit, ironie et comique dans un
même ensemble. Au début des pages qu’il consacre à
l’humour dans Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient 1
Freud indique qu’il ne peut « éviter de chercher à expri-
mer son essence [celle de l’humour] grâce à des formules
se rapprochant de celles qui ont été utilisées pour le mot
d’esprit et pour le comique ». Pourtant, dès ce texte,
Freud a dégagé les points essentiels qui caractérisent
l’humour. Le point central est que l’humour se passe de
public : « Son processus s’accomplit à l’intérieur d’une
unique personne, la participation d’une autre ne lui

1. S. Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, trad. fr. Denis


Messier, Paris, Gallimard, 1988, p. 399.

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ajoute rien de nouveau ». À l’inverse, le mot d’esprit, le


comique, la moquerie ou la dérision provocante de la
bêtise, au sens de « l’âge bête », sont adressés à quelqu’un.
Freud souligne donc le caractère disons « intrapsychique »
de l’humour, mais il donne aussi, dans les dernières pages
de son livre, une indication qui préfigure le rôle qu’il
donnera au Surmoi : « C’est seulement dans la vie enfan-
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tine qu’il y a eu des affects pénibles intenses, dont l’adulte
sourirait aujourd’hui, de la même façon qu’il rit en
humoriste de ses affects pénibles présents. L’élévation de
son moi, dont le déplacement humoristique porte témoi-
gnage – et qui d’ailleurs pourrait se traduire ainsi : « Je
suis trop grand(iose) pour que cela me touche de façon
pénible » –, il se pourrait bien qu’il l’empruntât à la com-
paraison de son moi présent avec son moi enfantin. »
Nous sommes déjà très proches du rôle que jouera dans
l’humour le Surmoi tel qu’il sera décrit en 1927. Ce
Surmoi qui « tient au moi effarouché un discours si plein
de sollicitude consolatrice ». « Regarde, voilà donc le
monde qui paraît si dangereux. Un jeu d’enfant, tout
juste bon à faire l’objet d’une plaisanterie », nous sommes
dans le prolongement de la formulation antécédente, celle
du discours tenu « par le Moi présent au moi enfantin »
menacé. L’humour est, nous dit Freud, un moyen de
lutter contre la souffrance : « L’humour reçoit de cette
relation [à la souffrance] une dignité qui fait totalement
défaut par exemple au mot d’esprit ».
La description du rôle du Surmoi comme essentiel
dans l’humour donne à celui-ci la valeur d’une sorte
d’indicateur de la qualité du fonctionnement psychique
et permet de considérer que l’humour est sous-jacent à la
dynamique même du processus analytique, comme
l’indique Jean-Luc Donnet 1, ou constitue « un modèle
pour penser les voies et les moyens du changement

1. J.-L. Donnet, « Le jeu analytique et l’humour », exposé inédit.

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SURMOI, HUMOUR ET IMAGOS | 215

attendu dans l’expérience analytique » selon la formula-


tion de Claude Barazer.
En effet, le mot d’esprit s’adresse à un public et sou-
vent pour moquer quelqu’un ; Freud évoque le fait que
souvent le mot d’esprit « met le gain de plaisir au service
de l’agressivité. » À propos d’un homme politique qui
n’avait jamais réussi à se faire élire dans un arrondisse-
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ment de Paris et dont la femme est enceinte, Proust fait
dire à l’un de ses personnages : « c’est le seul arrondisse-
ment où il n’ait pas échoué… » Le mot d’esprit s’attaque
à une personne, l’ironie à un contenu, à une thèse ou à
une prise de position que l’on tourne en dérision. Le
comique comporte une dimension d’agir. Le comique,
souvent lié à des gestes exécutés ou suggérés, garde un
rapport à l’agir ; l’humour se passe du geste et s’éloigne
de l’agir. Il est du reste souvent utilisé lorsque le sujet est
réduit à l’impuissance. Paulette Letarte évoquait volon-
tiers des situations – en particulier avec des patients qui
mettent l’analyste en difficulté –, qu’il n’est possible,
disait-elle, de supporter que si on pense que l’on pourra
les raconter aux amis. Nous pouvons ainsi considérer,
avec Freud, que ce qui permet l’humour est aussi ce qui
sous-tend les aspects les plus élaborés, les plus vivants, du
cours des événements psychiques. L’humour en serait une
manifestation particulièrement tangible, un moment
exquis.

L’HOMME SANS HUMOUR


EST-IL POSSIBLE ?

« La bêtise n’est pas mon fort ». La formule inaugure


cette curieuse entreprise d’humour qu’est le portrait, par
Valéry, du double dérisoire qu’il s’est créé pour se moquer

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216 | ŒDIPE MÉDECIN

de lui-même : Monsieur Teste, à qui l’humour est étran-


ger. Ce personnage qui « rature le vif », qui mange
« comme on se purge », a chassé de lui tout plaisir psy-
chique. « Il s’observe, il manœuvre, il ne veut pas se laisser
manœuvrer. Il ne connaît que deux valeurs, deux catégo-
ries, qui sont celles de la conscience réduite à ses actes :
le possible et l’impossible. Dans cette étrange cervelle […] il
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ne subsiste guère que l’attente et l’exécution d’opérations
définies 1 », commente Valéry qui sait que son monstre
de double n’est pas viable : « […] l’existence d’un type de
cette espèce ne pourrait se prolonger dans le réel pendant
plus que quelques quarts d’heure 2. » Pour que la vie sub-
siste – la vie de l’esprit – quelque chose est donc néces-
saire qui doit se situer entre le possible et l’impossible,
quelque chose d’autre que l’attente et l’exécution d’opéra-
tions définies, et ce quelque chose s’apparente à l’humour.
Lorsque Paul Valéry désespéré écrit à Jeanne – sa passion
depuis plusieurs années –, après que son amour a été pul-
vérisé le jour de Pâques par l’annonce du mariage de
celle-ci avec Robert Denoël, une forme d’humour est pré-
sente : « Tu sais bien que tu étais entre la mort et moi.
Mais hélas il paraît que j’étais entre la vie et toi… Je ne
vois pas d’issue. Ce jour de la Résurrection me sera celui
de la mise au Tombeau. » Auto-dérision que cette évoca-
tion christique qui s’insère entre le possible et l’impossible
et qui implique une note d’exaltation dans le désespoir.
Ainsi l’humour n’est pas toujours comique mais peut per-
mettre la survie psychique dans la détresse.
Maurice Genevoix, sous-lieutenant dans les tranchées
en 1915, résiste à l’horreur par l’écriture ; il envoie des
lettres, remplit des carnets, d’où il tirera Sous Verdun. Il
observe, note, écrit, témoigne, atténuant les contrecoups
psychiques de l’horrible réalité, conjurant la peur et la

1. P. Valéry, Monsieur Teste, Paris, Gallimard, 1946, p. 11 et 12.


2. Ibid., p. 10.

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SURMOI, HUMOUR ET IMAGOS | 217

folie. Il se prend par la main et observe le feu où il est


plongé comme si ce n’était pas si grave tout en en perce-
vant, et en en éprouvant l’extrême gravité. Attitude
proche de celle de l’humour : écrire de telle sorte que
« des événements pénibles [deviennent] des occasions de
plaisir », comme le dit Freud, du moins de cette forme de
plaisir qu’apporte le fait de rester en vie psychiquement.
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Genevoix évoque aussi l’humour utilisé par les poilus
devant la menace, celle par exemple d’un blockhaus
ennemi qu’il faut prendre, faire sauter : « – Le block-
haus ? – Hé oui le blockhaus ! Noiret m’avait affirmé
dimanche qu’il devait sauter la nuit même. Ça va faire
trois jours depuis ; et Davril, en montant ce matin aux
Éparges, chantait sur l’air du Veau d’or : Le blockhaus est
toujours debout ! […] Allons-nous déjà nous en faire ?
Attendons, messieurs… Nous verrons bien 1. »
C’est la guerre mais je la chante comme à l’Opéra…
Freud, se moquant de lui-même :
Voilà une personne qui, au lieu de travailler convenablement
jusque dans une vieillesse avancée (voir l’exemple tout près de
chez vous) et ensuite de mourir tranquillement sans prélimi-
naires, attrape durant son âge mûr une affreuse maladie, doit
être soignée et opérée, gaspille le peu d’argent qu’elle a pénible-
ment gagné, éprouve du mécontentement, en distribue et, par-
dessus le marché, traîne encore pour un temps indéterminé
sous l’aspect d’un invalide – dans Erewhon, j’espère que vous
connaissez cette brillante fantaisie de Samuel Butler, un tel
individu aurait été sans aucun doute puni et enfermé 2 – et
vous trouvez encore le moyen de me louer de ce que j’ai si
bien supporté mes souffrances. Et ce n’est même pas si vrai
que cela 3.

1. M. Genevoix, Ceux de 14, Paris, Flammarion, 2013, p. 511.


2. S. Butler décrit une utopie – nowhere, Erewhon – où, par exemple,
les veuves escroquées sont jugées et condamnées par le « Tribunal des
confiances mal placées ».
3. S. Freud, lettre à Lou Andreas Salomé, du 13 mai 1924, in
L. Andrreas-Salomé, Correspondance avec Sigmund Freud, Paris, Gallimard,
1970, p. 170.

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218 | ŒDIPE MÉDECIN

Freud se présente en situation de fautif de ses difficul-


tés et condamnable par un tribunal dérisoire qui punirait
le malheur… La référence à Butler soutient la distance
qu’il prend par rapport à ses souffrances.
Clairement, la drôlerie n’est pas la caractéristique de
l’humour. La caractéristique principale de l’humour, d’un
point de vue clinique, est qu’il maintient le système psy-
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chique en état de fonctionner en face d’une situation de
nature à le faire vaciller ou même sombrer dans un état
traumatique.
Parfois, le brio d’une formule constate plus une situa-
tion de déréliction qu’elle ne révèle la capacité d’y résister.
L’humour se réduit à l’élégance dans le désespoir ; ainsi
cet aphorisme d’Oscar Wilde : « Il ne faut regarder ni les
choses ni les personnes. Il ne faut regarder que dans les
miroirs car les miroirs ne nous montrent que des
masques. Oscar 1. » Il s’agit d’une formule qui traduit une
forme de désespoir par rapport à soi-même et par rapport
aux autres : il faut éviter le contact des autres et qui se
regarde dans un miroir ne voit que son masque et rien
d’autre… Et n’est rien d’autre ? On pense au masque de
jeunesse et de plaisir qui recouvre la mélancolie de Dorian
Gray ; quant aux visages des autres, ils auraient le pouvoir
apotropaïque de la tête de Méduse et on n’en pourrait
soutenir la vision que dans un miroir, et en les considé-
rant seulement comme des masques. Rien ne vient tem-
pérer le désarroi, on ne voit pas jouer ici de Surmoi
protecteur, il n’y a personne entre le gouffre et lui, ni
« autre » investissable, ni représentation d’un autre, pas
même une représentation christique.

1. O. Wilde, billet autographe, vers 1890, no 377 du catalogue de la


vente Pierre Bergé de la collection de manuscrits de Jean Patou.

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SURMOI, HUMOUR ET IMAGOS | 219

HUMOUR ET AFFECTS

Quel est le point commun des « affects » dont Freud


nous dit que l’humour nous protège ?
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Les variétés de l’humour sont d’une extraordinaire diversité,
elles diffèrent selon la nature de l’émotion dont on fait l’écono-
mie au profit de l’humour : pitié, irritation, souffrance, atten-
drissement, etc. La série de ces variétés ne semble d’ailleurs pas
achevée, puisque le royaume de l’humour s’élargit toujours
davantage 1. »
Pourtant, toute émotion ou tout affect ne nécessite pas
forcément le recours à l’humour. Nous pensons qu’il faut
que cette émotion, avérée ou potentielle, soit menaçante
pour la continuité du fonctionnement psychique, que la
situation qui les suscite recèle un pouvoir désorganisateur
capable de déclencher un sentiment d’angoisse, d’étran-
geté, de colère, ou de dépersonnalisation ; autrement dit
que l’affect perceptible soit en danger d’être déqualifié,
défiguré par une surcharge économique qui déborde la
ou les représentations soulevées. L’humour témoigne alors
de la victoire du Moi sur la menace de désorganisation.
Freud l’indique ainsi :
[L’humour] n’a pas seulement quelque chose de libéra-
teur […] mais également quelque chose de grandiose et d’exal-
tant, traits qui ne se retrouvent pas dans les deux autres sortes
de gain de plaisir obtenu à partir de l’activité intellectuelle.
Le caractère grandiose est manifestement lié au triomphe du
narcissisme, à l’invulnérabilité victorieusement affirmée du
Moi. Le Moi se refuse à se laisser offenser, contraindre à la
souffrance par les occasions qui se rencontrent dans la réalité ;
il maintient fermement que les traumatismes issus du monde
extérieur ne peuvent l’atteindre ; davantage : il montre qu’ils

1. S. Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, op. cit., p. 405.

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220 | ŒDIPE MÉDECIN

ne sont pour lui que matière à gain de plaisir. Ce dernier trait


est pour l’humour tout à fait essentiel 1.
Freud souligne le sentiment d’exaltation qui corres-
pond à un sentiment d’élargissement du Moi lié au fait
que la situation pénible a été surmontée psychiquement
et sans clivage du Moi. L’humour permet tout cela « sans
pour autant […] abandonner le terrain de la santé
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psychique 2 ».
Par rapport à un mouvement contre phobique par
exemple, qui s’appuie sur une affirmation narcissique
d’invulnérabilité, le Moi, dans l’humour, reste au contact
de la réalité de la situation. « Le blockhaus est toujours
debout… » Le danger est mis en musique mais il reste
perçu comme un danger, le Moi entier est en marche.
À l’inverse, dans l’exemple de Romain Rolland passa-
ger d’un wagon bloqué dans un tunnel aux lumières
éteintes et qui décrit comment il échappe à l’inquiétude :
L’on ne me tient pas. Plus fluide que l’air, Protée aux mille
formes, je glisse entre les doigts, je m’échappe… Je suis ici et
là, partout et je suis tout. Et blotti dans un coin sombre du
wagon immobile mon cœur rit d’allégresse 3.
Le triomphe et l’invulnérabilité s’affirment mais au
prix d’un déni. Une négation de la réalité de la situation
s’est mise en place, un clivage du Moi a fait basculer son
fonctionnement en dehors de la situation réelle et à
contre affect. Il y a une véritable « inversion béate » de
l’affect, mais pas une once d’humour. Pas de fonctionne-
ment du Surmoi non plus qui aurait pu être : « Ne
t’inquiète donc pas, la situation est désagréable mais sans
gravité. » Le fonctionnement contre phobique qui appa-
raît dans un tel exemple, avec son exaltation excessive
1. S. Freud, « L’Humour », L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Paris,
Gallimard, 1985, p. 323.
2. S. Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, op. cit., p. 324.
3. R. Rolland, Cahiers Romain Rolland no 24, Monsieur le comte,
Romain Rolland et Léon Tolstoy, Paris, Albin Michel, 1978.

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SURMOI, HUMOUR ET IMAGOS | 221

pourrait être décrit en termes de défense maniaque.


L’humour ici aurait pu être : « si le tunnel s’écroule j’aurai
fait faire à ma famille des économies d’obsèques, et puis
tout un wagon comme cercueil, quel chic ! »
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AUTRES OPPOSÉS DE L’HUMOUR

L’humour est aussi à l’opposé du surinvestissement de


l’affect tel que Christian David l’a décrit dans ce qu’il a
appelé « la perversion affective » et qui se fonde sur un
processus d’auto-affectation. Devant telle situation trau-
matique une voie possible pour maintenir une certaine
cohésion du Moi est de se réfugier dans un affect auto-
orchestré : « Naturellement, il n’y a qu’à moi que ces
choses arrivent, je n’ai plus qu’à m’étendre par terre et à
pleurer », pleurer dans l’espoir de l’apparition extérieure
d’un personnage salvateur faute de l’activation intérieure
d’un Surmoi qui aurait été consolateur.
Devant une expérience de frustration ou de douleur,
une autre antithèse de l’humour est la culture de la res-
triction du Moi. Simone Weil par exemple : « Pour
atteindre le détachement total, le malheur ne suffit pas.
Il faut un malheur sans consolation. Il ne faut pas avoir
de consolation. Aucune consolation représentable. La
consolation ineffable descend alors. » Et aussi : « En tout,
par-delà l’objet particulier quel qu’il soit, vouloir à vide,
vouloir le vide […] mais ce vide est plus plein que tous
les pleins » ; ou encore : « Le désir est impossible, il
détruit son objet. Les amants ne peuvent être un, ni
Narcisse être deux […] Parce que désirer quelque chose
est impossible il faut désirer le rien 1. » L’exaltation mys-
tique est ici une autre forme de l’inversion béate : « Ce
1. S. Weil, La Pesanteur et la grâce, Paris, Pocket, 1991.

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vide est plus plein que tous les pleins ». Le fonctionne-


ment de son Surmoi dans ce que l’on peut lire de Simone
Weil est très particulier : « À chaque pensée d’orgueil
involontaire que l’on surprend en soi, tourner quelques
instants le plein regard de l’attention sur le souvenir d’une
humiliation de la vie passée, et choisir la plus amère, la
plus intolérable possible. » Il ne s’agit guère d’un appel
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à un Surmoi qui serait protecteur, qui relativiserait, qui
donnerait une autre lecture possible, permettrait un éven-
tuel sourire devant la pensée d’orgueil. Il s’agit au
contraire du recours à une imago devant laquelle il faut
se prosterner, s’humilier.

L’HUMOUR COMME RECOURS


CONTRE L’IMAGO

« La jouissance de l’humoriste contient l’ingrédient de


la désidéalisation 1 », nous dit Jean-Luc Donnet. Cela
nous amène donc à distinguer le rôle du Surmoi – action
d’une forme psychique particulière – de celui d’une
imago, autre forme psychique. Nous prenons comme
prototype de l’imago la figure de la mère phallique telle
que Freud l’a décrite dans « Un souvenir d’enfance de
Léonard de Vinci ».
Il me semble que l’on peut mettre en opposition deux
aspects du « cours des événements psychiques », l’un
orchestré à partir des instances – Moi, Ça, idéal du Moi,
Surmoi – et le second sous la baguette d’une imago. Dans
ce second régime, les instances sont dédifférenciées et

1. J.-L. Donnet, L’Humour et la honte, Paris, Puf, « Le Fil rouge »,


2009, p. 16.

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SURMOI, HUMOUR ET IMAGOS | 223

l’imago condense en une figure toute puissante les élé-


ments qui dans l’autre régime sont différenciés. Le sys-
tème fonctionnel Moi-Surmoi-idéal-du-Moi-Ça est réduit
à une confrontation entre Moi et imago. Alors que le
Surmoi est protecteur, l’imago, dominatrice et excitante,
est vécue comme extérieure à l’unité fonctionnelle com-
posée par les instances. Elle se situe à la périphérie du
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psychisme. Alors qu’une représentation est constitutive
du Moi, l’imago lui est un corps étranger 1. Elle ne ren-
voie plus au jeu hédonique des pulsions, à leurs opposi-
tions possibles exprimées par un jeu complexe de
représentations différentes ; chose psychique qui s’impose
comme de l’extérieur, sorte de puissance aux frontières,
elle est à l’œuvre dans l’externalisation du conflit. Sous la
dictature de l’imago, le jeu des représentations s’affaiblit.
Alors que dans le régime « instanciel », on voit fonction-
ner représentations, pulsions, désirs, refoulement, lorsque
s’installe un régime imagoïque, l’excitation n’emprunte
plus les voies pulsionnelles ; l’excitation apparaît sous la
forme d’une tension pénible qui ne prend pas forme,
désinsérée des représentations qui lui donneraient sens.
On ne voit plus fonctionner le refoulement proprement
dit et c’est la répression qui apparaît au premier plan,
laquelle recourt à des voies motrices. Le Surmoi protec-
teur, parlementaire, a été détrôné par l’imago dictatoriale.
Lorsque le psychisme est sollicité d’une manière très
intense par un événement intérieur, ou par un événement
au potentiel traumatique, le fonctionnement psychique
tend à se désunir et le régime imagoïque risque de
prendre le pas sur le fonctionnement ordinaire des
instances, ouvrant la voie à différents niveaux d’agir.
L’humour intervient en particulier lorsque le fonction-
nement psychique risque de basculer d’un régime instan-
ciel à un régime imagoïque. L’humour est ce que l’on

1. Pierre Luquet emploie l’expression d’« inclusion imagoïque ».

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224 | ŒDIPE MÉDECIN

constate lorsque, devant une telle menace de changement


de régime intérieur, le fonctionnement des instances du
Moi, se maintient sans clivage, gardant le contact avec la
réalité de sa situation intérieure et extérieure. L’humour
écarte l’imago du pouvoir… Se heurter à une difficulté
sur laquelle il n’y a pas de prise possible peut activer un
fonctionnement imagoïque. Un dessinateur – travaillant
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pour un grand journal – faisait des démarches à la Mairie
de Paris pour obtenir un atelier d’artiste. Après plusieurs
rendez-vous, après avoir rempli moult dossiers et égrené
divers guichets, une responsable lui dit qu’il ne peut avoir
d’atelier pour le moment : « Revenez dans deux ans ». À
quelle heure ? demande-t-il… Confronté au danger de
voir son fonctionnement mental basculer sous l’empire
d’une imago kafkaïenne, son Surmoi le protège – mieux
vaut en rire – et lui permet de se moquer du délai indi-
qué, ce qui lui évite de hurler inutilement ou de casser
quelque chose.
Plus généralement, c’est en face d’une situation de
double lien, devant une langue de bois à la Orwell,
devant un langage sans contradiction possible, ou lors-
qu’il est confronté à « l’effort pour rendre l’autre fou »
que le Moi risque de basculer dans un système imagoïque.
Victor Klemperer, confronté au totalitarisme nazi, survit
en étudiant en philologue la langue du IIIe Reich, celle
de Mein Kampf, de la propagande, des journaux, etc. :
Il nomme son balancier cette stratégie de survie psychique
qui le gardera et des erreurs, illusions ou acceptations, [qu’il
voit] chez ceux qu’il observe autour de lui, et de la tentation
du suicide. […] cette langue dont il dit ironiquement qu’elle
aura fait de lui un véritable philologue 1.
L’humour, qui maintient les instances, qui permet à
l’esprit de rester en vie par l’étude de la langue de

1. L. Aubry, « In lingua veritas : La langue comme credo et comme


balancier », Revue française de psychanalyse, 2015, vol. 79/1, p. 42-54.

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SURMOI, HUMOUR ET IMAGOS | 225

l’oppresseur, le fait survivre psychiquement, et Klemperer


a survécu – de peu.
Ailleurs, l’humour n’a pas pu se mettre en jeu ; Albéric
Magnard, grand musicien devant l’Éternel, a été tué
en 1914, après avoir fait le coup de feu, en franc-tireur,
sur des uhlans, l’avance allemande menaçant sa maison.
« L’artiste qui ne puise pas sa force dans l’abnégation est
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ou près de sa mort ou près du déshonneur », a-t-il dit un
jour, prise de position qui se situe plus sous le signe d’une
imago – comme chez Simone Weil – que sous celui de
l’humour ; s’il a évité le déshonneur il aura trouvé la
mort. Un Surmoi plus protecteur lui aurait peut-être
permis de rester en vie ; au lieu de se battre seul contre
« les boches » et d’être tué, il aurait pu fuir en disant :
« S’ils savaient le chant de triomphe que je vais composer
pour leur défaite, ils auraient peur. »

HUMOUR ET CONTES : LE CONTE


COMME INVITATION À L’HUMOUR 1

Les contes géorgiens 2 commencent par une formule


qui, littéralement traduite serait : « Il est arrivé, et ce n’est
pas arrivé ». Le « Il était une fois » des contes de langue
française sous-entend, dans l’éloignement temporel mis
par le « une fois… », qu’il s’agit d’une fiction. La formule
inaugurale des contes la plus juste serait « Il était une
fois, mais c’est une histoire… » Si l’on se reporte à la
morphologie du conte telle qu’elle a été décrite par Vladi-
mir Propp – qui s’est fondé sur les différentes fonctions

1. XXXXXXX
2. K. Davrichewy, Natsarkékia et autres contes géorgiens, Paris, L’École
des loisirs, 1999.

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226 | ŒDIPE MÉDECIN

exercées par les personnages et non sur les personnages


eux-mêmes, fonctions dont la succession est toujours
identique –, le conte s’inaugure par une séparation, au
potentiel traumatique, situation pénible donc, dont le
sujet va finalement se sortir 1.
Le fonctionnement du Moi, plongé dans la désorgani-
sation due à la séparation, reçoit d’une figure protectrice
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un objet magique grâce auquel il surmonte l’épreuve et
devient à nouveau maître de lui-même. Comme
l’humour, le conte apporte un « gain de plaisir » à partir
d’une situation traumatique.
Dans l’humour, à partir de l’affect soulevé par une
situation traumatique le sujet évite le passage à l’acte,
évite le recours à la motricité ; donc il n’y a ni fuite ni
agression physique, les mouvements seront cantonnés à
l’espace psychique ; l’objet magique est donné par le per-
sonnage protecteur qu’est le Surmoi – quiconque dispose
d’un Surmoi protecteur n’est jamais tout à fait seul – et
c’est la formule, « magique » : « cela n’est pas si grave »,
qui en tient lieu ; le plaisir est procuré par la poursuite
du jeu des instances lequel maintient la cohésion du Moi.
On pourrait ainsi considérer les contes comme une
invitation à l’humour – comme une pédagogie de
l’humour ? –, les péripéties du conte renvoyant au jeu des
représentations psychiques, aux moments contrastés du
fonctionnement de l’esprit qui permettent au Moi de
rester cohérent malgré l’expérience traumatique initiale.
L’humour est un jeu intérieur. Plus subtilement, Jean-Luc

1. Plus en détail, on voit se succéder plusieurs temps : un personnage


familial s’éloigne, une interdiction est formulée, celle-ci est transgressée,
ce qui fait apparaître l’agresseur, la victime se laisse tromper et aide l’agres-
seur malgré elle, celui-ci exerce un méfait, la victime – ou un héros qui
est son double – se met en quête pour réparer le méfait, il subit une
épreuve dont le succès lui procure un objet magique, il combat l’agresseur,
celui-ci est vaincu, le méfait est réparé, le héros rentre chez lui (avec plus
ou moins de péripéties), se marie et devient roi.

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SURMOI, HUMOUR ET IMAGOS | 227

Donnet nous propose de considérer que « […] le proces-


sus humoristique constitue une auto-représentation sur
la scène interne de la création de l’aire transitionnelle »,
formulation qui invite à toute une réflexion sur les rap-
ports de l’humour et de la transitionnalité.
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SUR L’HUMOUR DANS LA CURE
PSYCHANALYTIQUE

La cure, en son principe, a cette parenté avec


l’humour : vivre une situation de souffrance intérieure et
trouver la voie qui permette de prendre plaisir à la
considérer.
On peut penser que la morphologie de la cure elle-
même a quelques analogies avec celle du conte. Le sujet
s’éloigne de sa famille pour ce pays étrange que représente
le cabinet de l’analyste, il est l’objet d’une interdiction,
celle de regarder son analyste, et d’une injonction – la
règle fondamentale – qui est aussi une interdiction impli-
cite à parler d’autre chose que de son monde intérieur.
Son inévitable transgression fait surgir les figures de
l’agression, et de la séduction ; le patient s’y prête ; c’est
l’interprétation qui fera fonction d’objet magique dont il
pourra disposer dans sa quête, et dans la conquête de ses
démons intérieurs. Cela étant, il vivra aussi le plaisir de
l’analyse – « gain de plaisir » à partir d’une situation trau-
matique – pour finalement retrouver sa maîtrise de lui-
même.
« Là où était le Ça le Moi doit advenir ». L’apparition
de l’humour chez le patient au cours de la cure est un
gage de ce développement du Moi. Le rôle de l’analyste
qui considère le contenu des séances, je dirais « humou-
reusement », c’est-à-dire avec une bienveillance active qui

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228 | ŒDIPE MÉDECIN

soutient le jeu des représentations, est évidemment essen-


tiel. L’humour est une forme parlée de la tendresse.
L’empathie ne suffit pas, pas plus que le silence, non plus
que le jeu sur les signifiants lequel, comme le mot
d’esprit, peut être fétichisé, et s’opposer de fait au déve-
loppement du mouvement associatif.
D’une façon plus générale nous pourrions dire avec
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Jean-Luc Donnet :
Comme gardien du cadre, l’analyste n’est pas sans jouer le
rôle d’un Surmoi exigeant et protecteur ; comme gardien du
jeu, il incarne un Surmoi humoriste, qui y participe en rendant
possible la transformation de l’échange agi-agir transférentiel et
contre-agir contre-transférentiel, en représentation, en fan-
tasme, en rêve.
Je dirai seulement que le terme d’« humoriste » est sans
doute trop marqué par l’usage qui désigne ainsi celui dont
le métier est de faire rire. Il serait plus juste de dire de
l’analyste que son rôle est celui d’un « humoraliste », le
rôle de quelqu’un qui, comme le poète, soutient le monde
du fantasme et du jeu psychique, car, comme le disait
une dame remerciant un auteur pour ses écrits : « La vie
ne vaudrait que d’être bâillée si nous n’avions le domaine
illimité du rêve et de la poésie, pour y promener notre
esprit en robe de gala. »

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Œdipe médecin 1

De quelle maladie sexuelle les frères de la horde primi-


tive ont-ils voulu se guérir ? À l’abri des femmes et de la
syphilis qui frappe Bubu de Montparnasse 2 et le plonge
dans la liesse d’être enfin un homme et lui donne un
pas aérien pour descendre le boulevard, de quelle peste
intérieure étaient-ils frappés dont la vérole les aurait déli-
vrés ? La maladie transmise par les femmes à « plus ou
moins tout le monde » en serait-elle le remède souverain,
gage d’une bisexualité psychique enfin ouverte ? Ces
hommes ne s’étaient-ils engagés au combat que pour par-
tager, déjà, les femmes dans quelque précurseur primitif
des bordels militaires de campagne ? Une forme de neu-
rasthénie originaire n’aurait-elle pas dû au contraire les
écraser ? Réduits par le père primitif à une homosexualité
exclusive, pourquoi n’en sont-ils pas restés là ? Était-ce

1. C’est à l’invitation de Michel Gribinski que ce texte a été écrit pour


« Le fait de l’analyse », numéro qui avait pour thème « La maladie
sexuelle », d’où le titre « Œdipe médecin » et le sous chapitre « La maladie
homosexuelle » qui ne désigne en rien l’homosexualité comme une mala-
die mais comme variante de la « maladie » sexuelle qui nous constitue…
Que Michel Gribinski trouve ici l’expression de ma gratitude.
2. C.-L. Philippe, Bubu de Montparnasse, Paris, Gallimard, 1901.

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230 | ŒDIPE MÉDECIN

leur maladie ou n’était-elle souffrance que de son exclusi-


vité même ? Questions inconvenantes, inavouables et
vouées à rester à l’abri du malheur de la réponse ; seul
élément : la maladie sexuelle est à n’en pas douter
« originaire ».
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LE « MAL JOLI » DE L’ESPRIT

La sexualité est le destin, cette profération permanente


de la psychanalyse est son scandale. Destin car elle est
celui de l’être entier, corps et âme, sans partage : l’âme est
sexuelle. Le sexuel n’infecte pas le psychisme, il le consti-
tue, la sexualité infantile n’infecte pas le transfert, elle le
trame. La notion de « pulsion » a permis à Freud de faire
vivre à nos yeux la construction même du psychisme, cet
édifice patient et labile fait de l’enchaînement des repré-
sentations, c’est la sexualité qui le crée et qui le fait vivre :
« Chaque pulsion cherche à s’imposer en donnant vie aux
représentations conformes à ses buts. » Les objets internes
sont constitués dans l’amour et, dans sa globalité, « le Moi
est le résumé des amours du Ça ». « Les pulsions sexuelles
sont finalement les seules dont la psychanalyse ait pu
montrer l’existence », regrette Freud qui ajoute que ce
n’est pas une raison pour ne pas imaginer qu’il puisse y
en avoir d’autres. D’autres qui nous feraient échapper au
fouet du plaisir, à la sexualité ? Qui nous emmèneraient
dans quelque au-delà… Même Freud en a rêvé.
La maladie sexuelle est donc d’abord le « mal joli »
d’où naît le psychisme. C’est le bourgeonnement, la proli-
fération de la sexualité dans un déroulement quasi
embryologique qui produit cet organisme toujours en
constitution qu’est l’esprit ; être troublé dans l’évolution
de cette maladie le menace de défaite ou de mort ; la

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ŒDIPE MÉDECIN | 231

perturbation entraîne des fixations, manques, cicatrices


ou des excroissances tératologiques ; on pourrait aussi
imaginer une prolifération anarchique produisant une
sorte de môle hydatiforme psychique. Tout échec dans
l’évolution de la sexualité se marque d’un achoppement
correspondant dans la construction de notre personne
même.
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La sexualité, en faisant jouer les uns contre les autres les
groupes de représentations qu’elle a elle-même suscités,
cause la limitation de son propre pouvoir. Le conflit
s’installe entre les représentations constituées et la sexualité
vive, originaire. Des dissociations entre le « courant
tendre » et le « courant sensuel » de la vie amoureuse,
« l’impuissance psychique » ou d’autres écarts entre le com-
portement sexuel manifeste et la sexualité psychique en
sont les conséquences possibles. L’exercice de la sexualité
tombe malade de vouloir échapper à la sexualité psychique.
Quel avenir pour la « maladie sexuelle » en dehors de
la perversion et de la névrose ? Il faut espérer n’en jamais
guérir si cela doit tarir la source de création de nouveaux
objets. Névrose et perversion sont sans doute des formes
ou des tentatives de guérison de la maladie sexuelle : la
perversion réussit là où la névrose échoue. La perversion
serait une solution radicale qui arrêterait, fixerait, comme
jadis les abcès de fixation, la maladie sexuelle. La sublima-
tion, les intérêts sociaux, tels que Freud les évoque, sont
plus un moyen de traiter la maladie que de la guérir, nous
sommes saisis dans la dialectique de la sublimation et du
picotin d’avoine dont il faut bien alimenter par moment
la maladie sexuelle du petit cheval de Schilda si on ne
veut le voir périr : si tu veux la sublimation, nourris la
sexualité. D’autant plus que la constitution de la sexualité
accomplie, « génitale », qui se nourrit du détournement
des pulsions partielles au profit de la satisfaction génitale,
est parallèle au mouvement sublimatoire. Dans la consti-
tution des sublimations comme dans l’élaboration de la

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232 | ŒDIPE MÉDECIN

génitalité, les pulsions partielles se consacrent à des objets


différents et elles inhibent leur satisfaction autonome
pour une satisfaction de plus grande valeur. Le mouve-
ment même qui constitue la génitalité comprend par
nature un aspect sublimatoire. La génitalité elle-même ne
se sublime pas mais elle serait le modèle de toute
sublimation.
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Il ne saurait donc y avoir de santé sexuelle et encore
moins d’hygiénisme sexuel. Si « la santé est le silence des
organes », la bruyante sexualité y échappe, si la maladie
est définie par le recours au médecin, l’amour s’y rattache
qui recherche toujours son guérisseur. Alors ? Proposer de
façon suave que la santé serait le silence des organes et la
musique de la sexualité ? Peut-être, mais sans doute
vaut-il mieux adopter ici le point de vue de Knock : « La
santé n’est qu’un mot qu’il n’y aurait aucun inconvénient
à rayer de notre vocabulaire. »
Certes, « il faut aimer si l’on ne veut pas tomber
malade », mais l’alternative donnée par Freud, si l’on
pense aux termes qu’il emploie pour parler de l’état
amoureux, prototype des états psychotiques
– « N’oublions pourtant pas que ce sont précisément ces
caractères anormaux qui forment l’essentiel d’un état
amoureux. » –, serait plutôt entre maladie et folie et non
pas entre maladie et santé.

UN ASPECT DE LA FOLIE DE L’ÉTAT


AMOUREUX : LE DEUIL AIGU

Freud donc, à chaque fois qu’il en a l’occasion, sou-


ligne la parenté entre l’état amoureux et la folie. Le rap-
port à la réalité est changé, une sorte de délire touche les
amoureux l’un par rapport à l’autre mais les sentiments

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ŒDIPE MÉDECIN | 233

de bouleversement touchent leur personne même : « Je


ne me reconnais plus. » Ce vécu de dépersonnalisation est
sans doute l’effet de l’intensité des mouvements de la
libido : « La passion amoureuse consiste en un déborde-
ment de la libido du Moi sur l’objet. Elle a la force de
rétablir les perversions 1. Elle élève l’objet sexuel au rang
d’idéal sexuel 2. »
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Maladie sexuelle donc, aiguë, dont sont évoqués trois
aspects simultanés : confusion du Moi et de l’objet, réta-
blissement des perversions, confusion entre l’objet et
l’idéal sexuel. Cela étant, quel est, dans ce mouvement le
sort des objets d’amour antécédents ? Il est banal de
constater que ceux-ci sont apparemment massivement
désinvestis ; sont-ils perdus ? Pourtant, à un objet
d’amour correspond d’abord une certaine organisation de
la sexualité et la perte d’un partenaire amoureux compro-
met cette organisation, d’où le retour des « perversions »,
c’est-à-dire la libération des pulsions partielles jusque-là
intégrées ou refoulées dans l’organisation antécédente des
échanges érotiques et sentimentaux. Un scénario sexuel
et affectif est toujours présent non seulement dans les
organisations perverses – où il est fixe et contraignant :
la perversion ne change pas d’objet, elle se déplace – mais
aussi dans toute organisation vivante de la sexualité où il
est susceptible de transformation. Le terme de « change-
ment d’objet » signifie essentiellement remaniement de la
« pulsion sexuelle » dans son organisation. Un mouve-
ment de dépersonnalisation, un trouble de mémoire sur
cette nouvelle Acropole, un vécu d’étrangeté – d’heureuse
étrangeté ? – accompagne ainsi tout nouvel investisse-
ment sexuel et amoureux, toute nouvelle poussée de la
maladie sexuelle.
1. Le terme de « perversion » désigne ici la recherche de la satisfaction
des pulsions partielles et ne se relie pas à un comportement pervers dans
le sens d’une malignité.
2. S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La Vie sexuelle.

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234 | ŒDIPE MÉDECIN

Dans l’organisation pulsionnelle de la sexualité infan-


tile – nous devrions dire ici au cours de la phase infantile
de la maladie sexuelle –, dans l’échange érotique précoce
avec les soins maternels, s’est développé une sorte
d’idiome pulsionnel. L’exercice ultérieur de la sexualité
crée, sur ce premier fond, une version sexuelle de cet
idiome. Changer d’objet amoureux implique de changer
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d’idiome pulsionnel : chaque amour à sa musique, sa
monnaie mais aussi son patois. L’édifice antécédent
vacille ; si la passion amoureuse « rétablit les perversions »
c’est que la « pulsion sexuelle » en tant que faisceau
orchestré de pulsions partielles, se défait et doit se recom-
poser. Tout l’investissement narcissique attaché à l’organi-
sation antécédente abandonnée flotte comme un
vêtement démodé. Tout le versant de la construction
identitaire édifié par rapport à l’objet d’amour abandonné
– part de soi-même édifiée « pour un autre » – se trouve
désuni. Comme au cours de l’adolescence, le détachement
d’avec les anciens objets comporte un versant identitaire,
un « deuil d’identité ». Les illusions anticipatrices des
amoureux sur leur éventuelle vie commune future ont
une fonction élaborative nécessaire à leur identité renais-
sante, nouvelle page du roman familial des névrosés où
les éternels enfants qui se sont l’un l’autre trouvés se rebâ-
tissent. Les querelles des amoureux traduisent la fragilité
de l’œuvre en cours d’édification, comme les moments
d’exaltation et la foi absolue qui les gagne.
Le déguisement de Solal au début de Belle du seigneur
peut être entendu comme exprimant la dépersonnalisa-
tion de l’état amoureux et la lutte contre celle-ci ; au lieu
de se présenter dans sa force et sa beauté, il se déguise en
vieux juif, édenté ; amoureux, il ne se sent plus lui-même
et il perd le sentiment de sa propre valeur, sous la dépen-
dance du bon vouloir – tout puissant – de son nouvel
objet. Il lui faut être aimé comme il est, dans le boulever-
sement identitaire que décrit son déguisement. Tout

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ŒDIPE MÉDECIN | 235

amoureux est peu ou prou un Solal inquiet de lui-même,


luttant contre l’étrangeté de son état, y compris par le
recours éventuel à une identité d’emprunt.
Un autre aspect de cette lutte pour le rétablissement
d’une continuité psychique est l’exacerbation des
conduites d’emprise qui fait partie de l’état amoureux.
Elle se marque par une possessivité exacerbée, une insatia-
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bilité de contact direct avec l’objet et par le besoin de se
soumettre à l’emprise de l’autre. Pierrot, dans le Don Juan
de Molière, reproche à sa belle de trop le « laisser en
repos » et lui donne en exemple une autre dont l’amour
pour son promis s’exprime éloquemment :
Toujours elle lui fait queuque niche ou lui baille queuque
taloche en passant ; et l’autre jour qu’il était assis sur un esca-
beau, elle fut le tirer de dessous lui et le fit choir de tout son
long par terre. Jarni ! Voilà où on voit les gens qui aimont…
Toutes ces conduites, formes de folie d’emprise, de la
bourrade aux moyens modernes de contact à distance,
occupent le devant de la scène tant que la relation au
nouvel objet n’a pas produit un nouvel ensemble interne
stable bâti sur les expériences de satisfactions élaborées en
commun. Si nous adoptons l’hypothèse selon laquelle
toute pulsion comporte deux formants, l’un d’emprise et
l’autre fondé sur l’expérience de la satisfaction 1, nous
pouvons considérer que le psychisme, pour se recompo-
ser, rassemble tous les pouvoirs des formants d’emprise
des pulsions partielles pour cerner le nouvel objet et en
prendre possession.
La découverte, la conquête du nouvel objet sexuel,
l’abandon à son espace, ne peut avoir lieu sans que soit
parallèlement consommée la perte du précédent. Para-
doxe de l’état amoureux qui ne peut être pure cristallisa-
tion nouvelle mais qui implique consubstantiellement un

1. Voir P. Denis, Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pul-


sion, op. cit.

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236 | ŒDIPE MÉDECIN

deuil. Mouvements de culpabilité donc, retours sur soi,


ré-évocations nostalgiques à partir des instants nouveaux
des moments heureux vécus jadis et naguère : « L’ombre
qui m’abandonne, impérissable hostie / Me découvre ver-
meille à de nouveaux désirs / Sur le terrible autel de tous
mes souvenirs 1. »
Le mouvement paradoxal de triomphe sur la personne
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disparue que l’on observe dans le deuil, bouffée d’excita-
tion à l’origine de cette « maladie du deuil » – maladie
sexuelle du deuil – décrite par Maria Torok, vient sur-
charger l’état amoureux ; l’exaltation de la passion amou-
reuse se repaît souterrainement et se renforce du triomphe
sur l’objet abandonné, courant indiscernable dans l’éclat
du nouvel investissement.
L’existence d’un « tiers lésé » que Freud évoque comme
condition « d’un type particulier du choix d’objet chez
l’homme » est en fait toujours réalisée : c’est l’objet anté-
rieurement investi, fut-il purement psychique, parental
ou essentiellement narcissique. Son rôle est celui indiqué
par Freud : figurer un scénario œdipien mais aussi consti-
tuer un support de projection. La focalisation des élé-
ments sadiques sur lui déleste, pour un temps, la relation
nouvelle de toute ambivalence.

LA « GUÉRISON » HOMOSEXUELLE

Pour que les amants survivent à la maladie qui les a


emportés, il faut que leur passion, même si elle brûle les
idoles de l’ancien culte, ne volatilise pas leurs instances.
« Par une belle matinée de l’été 1862, j’assassinai mon
père ce qui me fit, à l’époque, une impression profonde. »

1. P. Valery, La Jeune Parque, op. cit., p. 96-110.

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ŒDIPE MÉDECIN | 237

Ainsi commence la nouvelle d’Ambrose Bierce. « L’impar-


faite conflagration 1 », qui continue avec cette précision
que la mère a connu le même sort que son époux et que
le héros, a enfermé les deux cadavres dans une biblio-
thèque avant d’incendier la maison entière pour tout faire
disparaître. Toutefois, au terme de l’incendie, au milieu
des cendres, la bibliothèque intacte apparaît avec son
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contenu parental accusateur. Les instances ont survécu au
cataclysme. Si les instances de chacun ne survivent pas à
la conflagration amoureuse, les amants peuvent être
conduits à une situation d’implosion, celle qui emporte
par exemple, dans un suicide à deux, Ariane et Solal, à la
fin de Belle du Seigneur.
La capacité à investir la bisexualité d’autrui et la sienne
propre est le produit du fonctionnement œdipien dans
ses deux versants direct et inversé. La maladie sexuelle
peut devenir maligne si elle se développe dans une direc-
tion unique.
« Un jour les frères, qui avaient été chassés 2 », pour
sortir de l’homosexualité exclusive, « se coalisèrent,
tuèrent et mangèrent leur père, mettant ainsi fin à la
horde paternelle ». Ils passèrent d’une secte homosexuelle
sans femmes à une homosexualité avec femmes, leur
maladie sexuelle put dès lors évoluer, dans la religion du
père, sous le signe d’Œdipe. Mais peut-on jamais ajouter
à un conte ?

1. Nous nous référons à la traduction d’Alain Bosquet : A. Bierce,


« L’imparfaite conflagration », in Les Vingt Meilleures nouvelles américaines,
Paris, Pierre Seghers, 1957.
2. S. Freud, Totem et Tabou, Paris, Gallimard, « Connaissance de
l’inconscient », 1993.

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Index des noms propres


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Anzieu, Didier : 49, 201. Chateaubriand, François-René
Aragon, Louis : 69. de : 108.
Arfouilloux, Jean-Claude : 18.
Aristote : 47. Coblence, Françoise : 55.
Artaud, Antonin : 73, 75, 76, Cournut, Jean : 62.
192, 195, 200, 206, 207, Danziger, Nicolas : 65, 68, 69.
209-211. David, Christian : 55, 81, 115,
Augé, Marc : 146, 171, 173-175. 221.
Debussy, Claude : 148, 191.
Balzac, Honoré de : 1-6, 8, 89, Delacroix, Eugène : 191, 197,
189, 191, 200, 211. 200.
Baudelaire, Charles : 5, 65. Deutsch, Hélène : 154.
Bayle, Gérard : 138. Diatkine, René : 116.
Bergeret, Jean : 13. Donnet, Jean-Luc : 127, 214,
Bierce, Ambrose : 236. 222, 227, 228.
Bleuler, Eugen : 195. Dorey, Roger : 155, 156.
Borges, Jorge Luis : 108, 109, Dostoïevski, Fiodor : 193.
112.
Bouvet, Maurice : 127.
Bowlby, John : 17. Eissler, Kurt : 132.
Burloux, Gabriel : 63, 64, 66,
68, 69, 78. Fain, Michel : 95, 96.
Busch, Wilhelm : 72. Fenichel, Otto : 156.
Ferenczi, Sándor : 120, 149.
Camus, Albert : 74, 92. Freud, Sigmund : 2, 3, 10, 11,
Chabert, Catherine : 31-34, 36, 17, 25, 36-38, 42, 45-49, 52,
39, 42. 61-63, 72, 74, 75, 83-88, 97-
Chardin, Jean-Baptiste Siméon : 101, 103, 104, 111, 114-117,
141, 142. 120, 121, 124, 125, 128-130,
Chasseguet-Smirgel, Janine : 148, 132-135, 143-147, 149, 155-
155. 157, 160, 161, 165, 170,

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174, 190, 191, 213-215, 217- Pasche, Francis : 105.


220, 222, 229-232, 236. Pontalis, Jean-Bertrand : 76.
Porter, William Sydney dit
Gaddini, Eugenio : 23. O. Henry : 98.
Gauguin, Paul : 197-202, 205. Pragier, Sylvie et Georges : 48,
Genevoix, Maurice : 216, 217. 77, 78, 113.
Gillibert, Jean : 142. Propp, Vladimir : 27, 105, 225.
Green, André : 105, 127. Proust, Marcel : 191, 215.
Guttierès-Green, Litza : 75.
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Halévy, Daniel : 141. Racamier, Paul-Claude : 80, 208.
Hendrick, Ives : 155-157. Rank, Otto : 101.
Ricœur, Paul : 153.
Janin, Claude : 120. Rodin, Auguste : 191.
Jeandrieu, Georges : 142. Roussillon, René : 168.

Kant, Emmanuel : 47, 141. Scarfone, Dominique : 62, 104.


Kestemberg, Evelyne : 127, 156. Schapiro, Meyer : 203, 204, 206.
Killingmö, Bjorn : 133. Schmid-Kitsikis, Elsa : 128, 130.
Klein, Melanie : 84, 88. Schneider, Michel : 152.
Kris, Ernst : 114. Schopenhauer, Arthur : 108.
Lacan, Jacques : 94. Sifneos, Peter Emanuel : 134.
Smadja, Claude : 56.
Mach, Ernst : 52, 54. Szwec, Gérard : 56.
Mahler, Margaret : 17.
Mallarmé, Stéphane : 29, 168. Torok, Maria : 235.
Marty, Pierre : 41, 73, 113,
122, 134. Valéry, Paul : 31, 32, 43, 57,
Maupassant, Guy de : 53, 196. 106, 168, 188, 215, 216.
McDougall, Joyce : 149. Van Gogh, Vincent : 192, 193,
Merleau-Ponty, Maurice : 46, 195, 197, 199-201, 203-206,
50, 51. 209-211.
Mijolla, Alain de : 130. Vinci, Léonard de : 146, 161,
Millet, Jean-François : 197. 222.
Milner, Marion : 47, 146, 168. Vuillard, Édouard : 142, 170.
M’Uzan, Michel de : 73, 134.

Nacht, Sacha : 94. Weber, Max : 151, 153.


Nemiah, John Case : 134. Weil, Simone : 221, 222, 225.
Nerval, Gérard de : 103. Wilde, Oscar : 218.
Winnicott, Donald Woods : 1,
Parat, Catherine : 133. 12, 41, 48, 154, 166, 167.

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