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L’AMOUR MANIAQUE

Catherine Chabert
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Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse »

2015/4 Vol. 79 | pages 1039 à 1052


ISSN 0035-2942
ISBN 9782130651376
Article disponible en ligne à l'adresse :
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L’amour maniaque
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Catherine Chabert* 1

Bien avant la théorie du narcissisme, bien avant « Deuil et mélancolie »,


bien avant encore « Au-delà du principe de plaisir », Freud consacre l’étude
de Gradiva à un idéal féminin incarné par la belle figure de Zoé. L’essentiel
relève de la satisfaction hallucinatoire du désir : le passage de la mort à la
vie est l’illustration la plus achevée, la ré-animation du passé (au sens lit-
téral) dans l’instantanéité du présent, par l’abolition de la perte et de l’absence.
Comme l’écrit J.-B. Pontalis dans sa préface à l’édition de 1986, le noyau de
la temporalité est « l’expérience de la perte et de l’absence. L’inconscient, ce
sont les temps mêlés, ce n’est pas l’intemporel » (in Freud 1907a [1906], op.
cit., p. 15) : ce sont ces temps mêlés qui confèrent à la Gradiva son charme
et son attraction. Sans doute parce qu’ils parlent du monde de l’illusion, et de
l’enfance qui croit aux miracles des désirs exaucés ; sans doute aussi parce que
Zoé-Gradiva incarne la jeune fille dans son idéalité et sa pérennité, en deçà du
maternel trop vite marqué par la perte et l’absence. Cette forme de féminin
inaccessible pour l’enfant dans la mère – puisque la jeune fille disparaît avec
la femme – demeure intacte, absolument vivante par la jubilation du délire et
de la création littéraire.
Freud analyse avec une infinie délicatesse la contiguïté entre la résolu-
tion du délire et l’émergence du besoin d’amour : « Le processus de guérison
s’accomplit dans une récidive de l’amour, […] et cette récidive est indispen-
sable car les symptômes […] ne sont rien d’autre que des précipités de luttes

* Psychanalyste, Membre de l’APF, Professeur Émérite à l’Université Paris-Descartes, auteur


notamment de Féminin mélancolique, Paris, Puf, 2003 et de L’Amour de la différence, Paris, Puf, 2011.
Dernier ouvrage paru La Jeune Fille et le psychanalyste, Paris, Dunod, 2015.
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antérieures […] et qui ne peuvent être dissipés et balayés que par une nouvelle
marée des mêmes passions. » (Freud, 1907a [1906], p. 241).
La guérison par l’amour permettrait de réveiller, dans les profondeurs de
l’âme où elle demeure cachée ou oubliée, l’aspiration à une présence inalté-
rable et continue, une attention sans faille, un regard qui veille, une absolue
disponibilité, une ombre qui s’attache à nos pas. Cette attente se greffe sur
la nostalgie de l’enfance et la puissance infantile, elle dévoile les représen-
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tations les plus massives d’un immémorial maternel ponctuant répétitivement
la vie psychique d’un fantasmatique retour à l’originaire. Ce « paradis » des
commencements ne pourrait-il pas offrir la représentation idéale de l’amour
et le mouvement qui tente de le retrouver éperdument relèverait-il, fondamen-
talement, d’une quête maniaque ?
L’insistance sur la continuité, la prévention contre toute menace de rup-
ture tissent solidement la toile de convictions théoriques et cliniques qui
donneraient à une figure de mère les pleins pouvoirs dans le présent et dans
l’avenir. Cette fidélité indéfectible relève, en effet, d’une idéalité paradoxale
en ce sens que son immatérialité va à l’encontre de ce qui est cherché auprès
d’une mère vivante et incarnée. Une femme unique, irremplaçable, tout natu-
rellement, (Freud, 1910h, p. 51) car l’amour pour la mère, soudé par la mise au
monde, ne pourra jamais se reproduire : fondement contemporain de l’ancrage
maniaque d’un idéal intégral, conservé, préservé tout au long de la vie, grâce
à des stratégies compliquées et difficiles à analyser. L’objectif est simple et
entier : si la relation à la mère ne se répète pas à l’identique, cela pourrait
vouloir dire qu’elle est irremplaçable comme elle l’a été aux tout premiers
commencements.
Et pourtant, c’est aussi à la mère que Freud rattache l’inconstance : « (si)
les objets d’amour […] doivent être avant tout des substituts de la mère, il
devient par là compréhensible qu’ils constituent une série, ce qui semble
contredire directement la condition de fidélité » (ibid.). Se dessinent ainsi d’un
côté, l’amour idéal pour un objet tout aussi idéal, totalement satisfaisant, au
plus près de la réalisation hallucinatoire du désir ; d’un autre côté, les amours
en série qui, à partir de cet objet, scandent le passage répété d’un substitut à
un autre : là s’arrête la contradiction, car la multiplication des objets aléatoires
est au service de la fidélité à l’objet essentiel, unique et inaltérable. Le motif
des trois coffrets (Freud, 1913f) en offre une magnifique illustration : la plus
changeante, la moins sûre et probablement la plus décevante des trois figures
qui dominent le cours de la vie d’un homme, de la naissance à la mort, est, à
coup sûr, la femme sexuelle, excitante, celle qui occupe le champ de la génita-
lité : comme substitut de la mère, elle peut prendre des formes extrêmement
variables, en dépit ou grâce à la loi des séries qui l’ordonne. Mais dans la
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coïncidence de la vie et de la mort, c’est la figure idéalisée de mère qui perdure


jusque dans l’éternité du retour à la terre.
L’amour maniaque serait-il fait de cette jonction du commencement et
de la fin, excluant radicalement les aléas et les tourments de la vie amou-
reuse pour maintenir une psychosexualité sans entraves, sans défauts, sans
déceptions, sans séparations, mais sans cesse hantée par un destin funeste ? Un
excès de lumière et un éblouissement narguant l’ombre de l’objet et la menace
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d’être emporté par le mort ? L’amour maniaque court sur la crête, entre les
vestiges du passé et le vertige des abîmes, insaisissable et fragile, puissant
et mystérieux. L’humeur et ses changements lui confèrent sa passagèreté, les
flux qui marquent son sillage s’échappent et empêchent de lui donner vraiment
forme et parfois sens.
Jean Starobinski a souligné la survivance de « l’atrabile » (la bile noire)
depuis Aristote comme si cette première cause de la mélancolie ne pouvait être
abandonnée. L’humeur noire reste la représentation la plus pertinente d’une
existence dominée par le souci du corps, la profondeur de la tristesse et la
pauvreté des initiatives, « car l’imagination veut croire à une matière mélanco-
lique jusqu’à preuve du contraire », écrit-il (Starobinski, 1985, p. 84). Au-delà
de cette « attraction », le primat originaire de la mélancolie est régulièrement
affirmé dans le repérage des maladies humaines : elle se présente, d’emblée,
avec son cortège de signes et ses traitements multiples. Jackie Pigeaud (2010)
rappelle que déjà chez Hippocrate, le concept de mania est beaucoup moins
clairement établi que d’autres, et notamment la mélancolie. La manie se range
soit dans les retournements possibles de l’humeur noire, soit parmi les moyens
susceptibles d’apaiser ses tourments : la musique, un doux environnement, le
rire, l’ivresse… A moins de basculer dans le génie : Aristote se demande, dans
le trentième livre des Problemata, « Pourquoi tous les hommes exceptionnels
dans la philosophie, la politique, la poésie ou les arts sont-ils manifestement
mélancoliques ? » (cité par Tellenbach, 1979, p. 29), mais ces exceptions
n’impliquent-elles pas l’abandon de l’inertie mélancolique et le recours au
mouvement et à l’agitation créatrice ? Est-ce à l’inscription originaire de la
mélancolie que Freud soumet le passage à la manie qui en serait une dérivatif,
un produit ou encore un destin éphémère ?
Chez Freud, l’amour maniaque convoque d’abord l’érotomanie, le
« délire d’amour » comme il la nomme en 1911 (Freud, 1911c [1910]) mais
ce n’est pas cette configuration que je retiens, pour un motif précis : le délire
d’amour commence par la conviction d’être aimé(e) puisque c’est l’autre qui
est d’emblée désigné comme agent. L’amour maniaque conjugue une autre
dynamique de l’activité et de la passivité, très précisément un surinvestisse-
ment de l’activité comme dans le mouvement mélancolique. Dans un système
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symétrique et inversé, l’humeur maniaque confère au moi les couleurs les plus
vives de l’idéal, en contraste flagrant avec les sombres éclats de la mélancolie
et le rabaissement terroriste qu’elle impose.
L’idéalisation et la manie, à l’instar de la mélancolie et la déception, ont
en commun d’affecter aussi bien les destins du moi que ceux de l’objet et
s’offrent comme des composantes inéluctablement liées, susceptibles d’être
prises à la fois dans les enchevêtrements pulsionnels et dans les tentatives pour
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leur donner forme et sens. Que les unes et les autres soient actualisées dans
l’amour et dans la cure, c’est peu de le dire ! À quelles fins, au nom de quels
investissements, au service de quelles stratégies inconscientes sont-elles mobi-
lisées, voilà qui est beaucoup plus compliqué à analyser car l’extrême conden-
sation qui régit l’une et l’autre ne facilite pas leur indispensable déliaison.
Au départ, il faut que l’ancrage maniaque soit formidablement puissant
pour résister (corps et âme ?) aux effets des expériences traumatiques et aux
ruptures qu’elles engagent. Le maintien d’un haut degré d’excitation dans ses
formes les plus excessives et totalitaires peut être considéré comme le but
de la manie, indispensable au déni. Mais que sont ces expériences trauma-
tiques ? Faut-il toujours les appréhender en termes de séparation, de perte et
de deuil, dans les perspectives classiques qui considèrent la manie comme une
réaction à la mélancolie ? Elle se voit alors régulièrement cantonnée à sa place
de « défense contre » la séparation, la perte, contre tout ce qui s’inscrit dans
le champ de la dépression et par généralisation outrancière, dans la clinique
du « vide ».
Nathalie Zaltzman (1987, p. 29-48) s’oppose vigoureusement à cette cons-
truction théorique : elle la juge réductrice puisqu’elle comprend l’hypomanie
comme un refus de la perte et de la souffrance qu’elle engendre ; normative,
dans l’usage actuel de la position dépressive construite par Melanie Klein et
enfin « squelettique » parce qu’elle n’envisage pas la dynamique potentielle
de l’état hypomane, indépendante de la dépression, animée par une cohérence
interne spécifique. L’auteure démonte cet échafaudage incompatible avec les
conceptions freudiennes : chez Melanie Klein, la perte d’objet n’est jamais
consommée dans le désinvestissement libidinal, l’objet demeure indestruc-
tible, il reste constamment à réparer, à sauver, à aimer : « Même mort, même
abandonné, même périmé, même nuisible et reconnu comme tel par un juge-
ment de réalité, il devra se transformer en objet interne indéfectible, indéfi-
niment aimable et aimant » (op. cit., p. 33).
Nathalie Zaltzman dénonce la prise en compte insuffisante de l’agressi-
vité, de l’hostilité et du rejet dont elle rappelle la contribution décisive dans
toute opération de détachement et de dégagement. Elle dénonce surtout la
négligence des identifications alors que Freud les considère comme le moteur
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essentiel de la construction psychique : les conceptions « défensives » de la


manie laissent une place insuffisante à l’identité, aux identifications primaires
et secondaires qui sont les traces, les cicatrices mais aussi les héritières por-
teuses de résolution de toutes les expériences de perte.
L’ambivalence y occupe une place notable en particulier dans la dyna­-
mique conflictuelle qui pourra se déployer grâce à elle. Or cette ambiva-
lence et ses implications sont massivement masquées par les mouvements
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maniaques : ils se veulent tout amour, excès d’amour, folie d’amour, autant
d’emportements pris par l’emballement de l’excitation et d’une libido dé­-
chaînée qui se nourrit d’elle-même en croyant tirer sa force de l’objet. La
colonisation idéalisante et l’aliénation mutuelle du moi et de l’objet ne souf-
frent aucun frein, aucune limite qui viendrait signaler les indices même sub-
tils d’une éventuelle déception.
Lorsqu’en 1912, Freud traite « Du rabaissement généralisé de la vie amou-
reuse » (Freud, 1912d) et qu’il tente d’expliquer pourquoi et comment, chez
les hommes, le courant tendre et le courant sexuel ne s’accordent pas toujours
au regard du même objet, il ne prend en compte que ce qui, de la pulsion,
relève des mouvements libidinaux. Curieusement, l’ambivalence n’apparaît
pas et si les aléas de la survalorisation et de la disqualification sont longuement
analysés dans leurs alternances et leurs effets, la haine n’est nullement convo-
quée dans ce débat.
Bien sûr, le propos de Freud est une suite d’un précédent article, « Un
type particulier de choix d’objet chez l’homme » (Freud, 1910h). La haine
n’y est guère présente, non plus que l’agressivité même si la rivalité et la
jalousie vis-à-vis des éventuels nouveaux amants de la femme aimée sont
présentes. Elles s’inscrivent dans un constat curieux : l’homme n’éprouve
aucun de ces sentiments, aucune haine pour celui (ou ceux) qui l’ont précédé.
C’est l’amour, la folie amoureuse pour les femmes de petite vertu, hautement
estimées, farouchement défendues qui domine le tableau. Peut-être parce que
derrière ces « putains », c’est la mère qui est cachée : une mère dont le mérite
exalte la pureté et esquive la part sexuelle, sans doute par l’excès de décep-
tion qui pourrait surgir, sans doute aussi par le risque de dévoiler une jalousie
d’autant plus insupportable qu’elle conduirait au pire des châtiments : ne plus
être aimé(e) d’elle. Le premier amour est dissimulé dans la représentation de
la putain, le premier amour, la mère, dont le fils ne se remet pas d’avoir été
déçu par elle.
C’est sans doute à cette mère idéale associée à l’état d’infans que Winnicott
dédie l’étrange construction que représente le féminin pur : exempt de toute
référence à la différence, fondant en un seul l’enfant et le sein et à partir de
cette unité, l’essence même de l’être (being), ce féminin pur n’a rien à voir
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avec la pulsion, il est « non-contaminé », « distillé » et conduit à l’être, seule


base de la découverte du self et du sentiment d’exister.
Jusqu’à quel point la construction théorique du féminin pur ne relève-
t-elle pas, elle aussi, d’un moment maniaque1 ? Si on accepte d’entrelacer
Freud et Winnicott, en quelque sorte, on peut penser le féminin pur comme
produit d’un refoulement massif et d’une construction après-coup, visant à
préserver une figure de mère inaltérable dans son idéalité. La désexualisation
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opère alors dans un système englobant la dénégation, l’annulation ou encore
le clivage et le déni : ces mécanismes sont au service de l’amour maniaque et
permettent la mise à l’écart de la déception. Celle-ci ne concerne pas seulement
l’objet « décevant », elle désigne tout autant l’autre « déçu » : l’affirmation de
toute-puissance qui caractérise le moment maniaque, n’est rien d’autre que la
restauration d’un moi érigé et victorieux, opposé au « pauvre moi » mélanco-
lique. Si l’autre est déçu, c’est que le moi s’est révélé décevant : le subterfuge
revient à inverser les places de l’un et de l’autre (même si fondamentalement
elles se maintiennent), l’idéalisation et la puissance du moi sont désormais
affirmées par autoproclamation. La qualification par l’autre est dédaignée,
méprisée voire effacée et la preuve de cette coupure est cherchée (et trouvée)
dans l’état d’excitation jubilatoire et orgastique caractéristique de l’humeur
maniaque. Cette organisation s’efforce de maintenir un système narcissique,
déniant tout signe de différence parce que celle-ci appelle trop vite l’effondre-
ment d’une unité dont la préservation constitue une préoccupation première :
quelque chose qui s’inscrit dans une pulsionnalité auto-conservatrice, luttant
âprement contre tout surgissement d’un sexuel menaçant parce que séparateur
du même.
C’est dans « Le tabou de la virginité » (Freud, 1918a [1917]) que la crainte
de l’homme d’un danger qui pourrait violemment le menacer apparaît : la peur
de la défloration pourrait être causée par la colère de la femme et son désir
de se venger lui : il a peur d’être affaibli par elle, il redoute d’être contaminé
par sa féminité du fait de l’apaisement et de l’effet « endormissant » du coït.
Alors, la femme, forte des plaisirs qu’elle dispense, peut susciter de la « consi-
dération » chez l’homme et donc l’influencer. Ce que Freud ne dit pas mais
qui peut être entendu tout de même, est qu’elle acquiert du pouvoir et pourrait
devenir dominante.

1. À cet égard, on pourrait penser la position de Winnicott comme vraiment toute-puissante


lorsqu’il déclare à son patient, dans la célèbre séquence, « C’est moi qui entends la voix de la fille ! »,
c’est lui, l’analyste, qui s’emparerait de la bisexualité psychique et déciderait du clivage du masculin et
du féminin.
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Six années séparent « Sur le rabaissement généralisé de la vie amou-


reuse » (1912d) du « Tabou de la virginité » (1918a) et on aurait pu attendre
une connexion entre la « dominance » dangereuse de la femme affirmée dans le
second et la nécessité de la rabaisser exposée dans le premier : ce mouvement
épouse en quelques sorte celui du passage de la mélancolie à la manie, asso-
ciant une fois encore la qualification du moi et de l’objet, la vie pulsionnelle et
les états de l’humeur. La part sadique du rabaissement mais plus encore la part
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destructrice pour le narcissisme de l’autre susceptible d’y être engagée rap­-
pellent évidemment « Deuil et mélancolie » écrit au cours de la même période.
Le mouvement mélancolique s’acharne violemment contre le moi qu’il acca-
ble de tous les défauts, de tous les crimes, avec une force d’autant plus intense
qu’en vérité, au-delà du « pauvre moi » accusé, c’est l’objet avec lequel il se
confond qui est attaqué. Il y a donc dans ce processus, un rabaissement du moi
dont on pourrait penser qu’il trouve un écho substantiel dans le rabaissement
de l’objet aimé de la vie amoureuse.
L’analogie peut être soutenue par bien des traits communs : lorsqu’il décrit
le mouvement mélancolique Freud insiste sur ses origines et plus particuliè-
rement sur le faible investissement de l’objet au profit du moi. Pour autant,
la force de l’investissement narcissique n’en est pas moindre : la quantité
d’énergie libidinale attachée au moi bénéficie sans doute de la part soustraite
à l’objet. Par ailleurs, Freud considère la déception par l’objet comme une
expérience déterminante dans la mise en route du rebroussement narcissique.
C’est aussi au risque de déception par la mère, dès lors que sa sexualité se
dévoile, que Freud rapporte le type particulier du choix d’objet chez l’homme
et la coexistence surprenante de l’idéalisation et du rabaissement, la première
venant masquer la seconde.
Poursuivons : la fin de la mélancolie advient avec la manie et celle-ci assure
le triomphe du moi puisqu’il ne se laisse pas emporter par les voix mortelles de
l’objet disparu. C’est l’amour alors qui s’exalte et se déchaîne, au sens littéral
du mot, dans un mouvement fusionnel encore, confondant l’objet et le moi. La
folie de l’amour n’apparaît jamais si vive que lorsqu’elle réalise cette forme
particulière de décollement qui l’apparente à la manie. Le principe économique
y impose sa loi : la libido retirée de l’objet perdu, retenue par l’acharnement
mélancolique, vire en son contraire, libérant de folles quantités pulsionnelles
qui s’attachent de manière relativement indifférenciée à des objets idéalisés,
trophiques pour le moi, le temps d’une illusion. La folie de l’amour, celle qui
stigmatise l’état amoureux dans ses commencements, ne s’inscrit-elle pas dans
cette configuration conquérante ? C’est au titre de cette dynamique active que
je choisis le terme de « folie de l’amour », plutôt que celui de « passion » : la
distinction est sans doute minime mais je veux souligner l’écart entre passion
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et folie dans la mesure où la première relève de la passivité, emportant dans


ses dérives le masochisme et l’érotisation de la souffrance ; alors que la folie,
comme je souhaite la saisir à propos de l’amour maniaque, défie la douleur
psychique et la mélancolisation du lien avec l’objet.
Excès d’amour, excès d’Éros ? Une des propositions parmi les plus fortes
de Nathalie Zaltzman accuse l’usage immodéré de la notion de liaison et le
risque de massification pulsionnelle qu’elle implique. La « pulsion anar-
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chiste » (Zaltzman, 1987) bouscule le rituel des dualismes pulsionnels, elle
rompt l’opposition systématique entre première et seconde théorie des pul-
sions : sa compatibilité avec les pulsions sexuelles et les pulsions de mort lui
offre une place et sans doute une fonction singulières.
Bien sûr, la nudité des pulsions de mort, leur appartenance à un monde
sans parole, leur rabattement sur la clinique de la destruction – qu’elle porte
atteinte au moi, à l’objet ou aux deux – impose un obstacle sidérant aux poten-
tialités de représentation, ce serait là, d’ailleurs, une de ses visées. Les traduc-
tions les plus repérées des pulsions de mort sont crues, violentes ou funèbres :
violentes parce qu’elles s’incarnent dans la répétition, funèbres lorsqu’elles se
soutiennent du maladroit recours à « Thanatos », crues parce qu’elles semblent
ne pas se plier au détour par la représentation lorsque celle-ci soumet à la cen-
sure et aux règles de la secondarisation.
Mais on peut tout autant signaler les actions délétères d’Éros, même s’il
apparaît d’abord bien plus aisément fréquentable : il se représente et s’incarne,
il désigne le lien malgré tout, le lien malgré tous, c’est là son code de pas-
sage, l’habillage qui facilite l’accommodation et le compromis. Sa démesure,
son emballement indifférent, sa masse pulsionnelle témoignent d’un « surcroît
d’investissement » dangereux, allant à l’encontre de l’analyse et surtout de
sa méthode puisque celle-ci défait les connexions pour tenter d’en dégager
l’essence des fantasmes. Le mouvement mélancolique (Chabert, 2003) qui, à
mon avis, traverse toute analyse, dévoile la menace de l’objet mort et l’alié-
nation qu’il pourrait provoquer : le rebroussement narcissique caractéristique
de la mélancolie, la condensation du double coup, contre le moi, contre l’objet,
pourraient s’apparenter à la pulsion anarchiste ou au moins en offrir une tra-
duction. Dans quelle mesure, le mouvement maniaque peut-il lui aussi s’ins-
crire comme facteur déterminant dans le devenir d’une cure, en œuvrant au
sein de l’anarchie pulsionnelle, la question mérite au moins d’être posée.
Quand l’inflation délétère d’Éros est flagrante, et en même temps insaisis-
sable, les bords sont effacés qui permettraient de dire, « c’est moi ou c’est lui »,
alors que surgit un « moi/lui » qui ravive inlassablement les traces des iden-
tifications primaires : elles montrent l’action empiétante de l’identification au
premier objet, à ce premier « autre » que représente la mère – paradoxalement
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L’amour maniaque 1047

« autre » – puisque mal différencié, mal identifié , un objet mélangé au moi


du fait de la disparition des limites ordonnée par le moment maniaque. C’est
sans doute ce que les compulsions sexuelles recherchent fébrilement, sans
qu’advienne véritablement l’accomplissement de désir même si l’amour
maniaque ne se confond pas toujours avec l’hyperactivité érotique et l’infla-
tion du recours à l’acte.
Lorsque Freud s’interroge sur l’aspiration au bonheur et sur les chemins
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qui permettent d’y accéder, il reconnaît que l’amour sexuel offre l’expérience
la plus forte à cet égard : le modèle privilégié d’un plaisir si intense qu’il pour-
rait permettre, justement, de parvenir au bonheur. Pourtant, ce moyen appa-
remment facile n’est pas si souvent utilisé, car « […] jamais, nous ne sommes
davantage privés de protection contre la souffrance que lorsque nous aimons,
jamais nous ne sommes davantage dans le malheur et la détresse que lorsque
nous avons perdu l’objet aimé et son amour » (Freud, 1930a [1929], p. 25).
Sauf à faire valoir le courant maniaque qui ignore ce malheur et cette détresse
et se gorge de la victoire triomphale du moi sur l’objet.
Si l’hystérie inscrit définitivement la névrose dans l’insatisfaction et la
plainte, le narcissisme s’en détourne absolument pour affirmer haut et fort son
auto-suffisance. L’idéalisation assure une action majeure car elle vise un pro-
gramme linéaire dans l’économie psychique et sa dynamique : une constance
sans trouble et sans faille, à l’image de représentations parfaites du moi et de
l’autre, et surtout de leurs liaisons.
L’identité des contenus entre mélancolie et manie permet de les associer
dans le long travail qui conduit à abandonner la représentation inconsciente de
l’objet, travail particulièrement compliqué par l’ambivalence : une multitude
de combats singuliers se fomentent, la haine et l’amour luttent l’un contre
l’autre, la haine pour détacher la libido de l’objet, l’amour pour maintenir
cette position de la libido contre l’assaut. Finalement, l’investissement libi-
dinal menacé lâche l’objet pour se retirer sur le lieu du moi dont il était parti :
le moi se déprécie et fait rage contre lui-même jusqu’à se « frapper à mort ».
Même mécanisme inversé dans la manie ?
Freud, qui s’était donné pour tâche une analyse métapsychologique de
la manie aussi approfondie que celle de la mélancolie, s’en tient là en 1915,
pour y revenir en 1921, mais si la suite déplie encore la mélancolie notamment
en 1923 et en 1930, la manie, comme le narcissisme, semblent en apparence
rester en suspens. Sauf que nombre de travaux consacrés à l’ambivalence pul-
sionnelle continuent de traiter, en partie au moins, la question du triomphe du
moi et de sa faim d’objet paradoxale. Sauf que le combat contre ou avec la pul-
sion de mort pourrait bien constituer l’enjeu majeur de la lutte maniaque : les
scénarios qu’elle déploie, les prises de risques, le défi enfin qui l’habite sans
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cesse, sont autant de signes criants et tragiques de l’attraction vers le mort et


de la terreur d’être emporté par lui. Chaque victoire, si admirable, fascinante
et pathétique soit-elle témoigne du triomphe du moi affirmant qu’il est vivant
et que son objet perdu ne l’a pas définitivement abandonné.
Cela donne raison à Nathalie Zaltzman lorsqu’elle assigne à l’état mania-
que pathologique l’expression rebelle de la colère : l’atteinte narcissique liée
à l’objet abandonné est trop étrangère à l’idéal du moi, trop éloignée de ses
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exigences pour que soit ouverte la voie de la régression favorable à l’amour
d’un moi accordé à ses idéaux. La mélancolie et la manie sont si proches
d’un point de vue topique qu’elles peuvent engendrer deux états d’humeur
aussi différents que la douleur et la colère. « Dans la mélancolie les reproches
s’adressent indéfiniment à l’ombre de l’objet, source de douleur par sa perte. À
qui, à quoi s’adresse la colère du maniaque ? » (Zaltzman, 1987, p. 35).
Pas de trace de culpabilité dans la manie, pas de remords, pas de prise en
compte des expériences pénibles, plutôt un dédain affiché pour les ritournelles
moralisantes qui lui sont édictées au nom d’un dieu vengeur, intolérant au
blasphème : c’est que la culpabilité implique une intériorité effective et une
opposition entre instances susceptibles de témoigner du regard critique que
l’une porte sur l’autre, elle suppose la sensibilité à l’écart, le surgissement
du doute, la menace ou la conviction d’une « infériorité ». Elle suppose aussi
la déception et le renoncement à la toute-puissance : la floraison précoce de
la vie sexuelle, écrit Freud, « est destinée au déclin parce que les désirs y sont
incompatibles avec la réalité […] Le lien de tendresse qui attachait l’enfant
surtout au parent de sexe opposé, a succombé à la déception2, à l’attente vaine
de la satisfaction […] » (Freud, 1920g).
Le courant maniaque apporte un complément substantiel au procès mélan-
colique : il utilise, il exploite même, dans la démesure, la masse libidinale
détournée de l’objet décevant en investissant compulsivement des objets mul-
tiples et mal différenciés. Pour Freud, en 1915, soigner la mélancolie revient
à établir les conditions d’émergence de la manie. Le processus mélancolique
peut prendre fin, soit parce que la fureur du moi contre lui-même s’épuise,
soit parce que l’objet finit par être abandonné comme sans valeur parce que
déceptif, ce qui permet au moi « de se reconnaître comme le meilleur » (Freud,
1915c, p. 170).
L’espoir de Freud était de faire dériver la condition économique pour
que survienne la manie, à partir de l’ambivalence qui domine la mélanco-
lie : cependant, des trois conditions présupposées pour la mélancolie, – perte

2. C’est moi qui souligne.


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L’amour maniaque 1049

d’objet, ambivalence et régression de la libido dans le moi –, on retrouve les


deux premières dans le cas de reproches obsédants après un deuil qui ne se
transforme pas pour autant en manie. C’est donc la troisième condition qui
peut avoir cet effet : « L’accumulation d’un investissement […] qui devient
libre après le travail de la mélancolie et rend possible la manie, […] doit être
en relation avec la régression de la libido au narcissisme » (op. cit., p. 171).
La suite, en 1921 (Freud, 1921c), clarifie considérablement le problème :
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la scission entre l’idéal et le moi ne peut pas être durablement supportée et sa
disparition même transitoire dans la manie, apporte le soulagement en sup-
primant toutes les contraintes. Le retrait de l’idéal devrait permettre une fête
grandiose pour le moi enfin susceptible d’être content de lui : une sensation de
triomphe parce que quelque chose du moi coïncide avec l’idéal.
Dans « l’épisode hypomane » tel que le décrit Nathalie Zaltzman (1987) et
qu’elle distingue de l’état maniaque pathologique, parce qu’il ne témoigne pas
d’une activité délirante, le moi retrouve, dans l’analyse, les mesures d’auto-
protection développées dans des situations d’atteinte narcissique violentes
auxquelles l’enfant à été soumis par un parent. Si le moi triomphe, c’est que
l’objet est déqualifié et son meurtre accompli, contrairement à ce qui se passe
dans la mélancolie : « Du mélancolique ou du déprimé on peut dire qu’il est
triste à mourir, sans qu’il connaisse la raison de sa peine. De l’hypomane on
peut dire qu’il est fâché à mort, sans qu’il sache ce que sa colère accomplit
au moins momentanément pour lui procurer un tel surcroît d’énergie, un sen-
timent d’élation et de délivrance qui triomphent de l’angoisse sous-jacente »
(op. cit., p. 43).
Mon hypothèse est que l’amour maniaque se nourrit de cette énergie,
de la colère ancienne contre l’objet et qu’il entretient un commerce parti-
culier avec les pulsions de mort. Cette perspective permet de maintenir les
correspondances inversées de la manie et de la mélancolie : celle-ci mobilise
massivement les pulsions de mort dans l’auto-accusation et l’acharnement
délétère contre le moi à travers ce qu’on peut appeler le (dés)-amour mélan-
colique ; dans l’amour maniaque, les pulsions de mort ont permis le déta-
chement, l’exclusion de l’objet de manière infiniment plus radicale – si on
suit l’idée de Nathalie Zaltzman d’un meurtre de l’objet accompli – et la libé-
ration de l’énergie pulsionnelle en grandes quantités, peut-être parce qu’elles
englobent les deux types de pulsions et engagent un investissement phéno-
ménal attachant dans la même étreinte le moi et l’objet, emportés par la toute-
puissance et l’emprise.
Une dernière question peut être soulevée : elle concerne le transfert et
l’émergence de moments maniaques qui ne manquent pas de surgir dans son
cours. Ces moments ont été évoqués et analysés, notamment par Nathalie
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Zaltzman (1987) et Jean Gillibert (1978) qui les construisent l’un et l’autre
dans leur liaisons avec le meurtre.
C’est une perspective un peu différente que je propose : elle a trait, au-
delà de la qualification du moi et de l’objet, à la qualification de leur relation.
L’idéalisation forcenée des représentations du sujet et de l’autre touche aussi
le lien entre eux. Mon hypothèse est que l’érotique du transfert provoque un
contre-investissement de l’idéalisation : après les commencements « heureux »
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de la cure, emportés par la croyance dans un amour idéal enfin trouvé, l’ana-
lyse confronte nécessairement à la frustration et à la perte. Plus précisément,
le risque de perdre l’amour de la part des objets originaires encouru du fait
de la présence charnelle de l’analyste, peut constituer un détournement, voire
une trahison au regard de ces objets. Est-ce le refusement implicite et ferme
de l’analyste qui réveille la douleur d’une impossible réalisation des désirs
amoureux ? Dans la cure, ceux-ci perdurent avec une ténacité violente surtout
lorsque leur expression ne passe pas par les mots : il n’y a pas de renoncement,
seulement une compulsion active qui répète, dans des configurations démul-
tipliées et éparses, le même refus de la déception, le même agrippement nar-
cissique. L’amour maniaque, dans le transfert, réveille la colère contre l’objet,
convoque les attaques narcissiques et la cruauté des figures parentales et des
instances qu’elles génèrent. Les interprétations de l’analyste répètent les expé-
riences humiliantes et désespérantes qui assignent le moi à une déqualification
majeure par l’objet. Ce que la composante maniaque organise en de telles
situations consiste à éloigner, à couper les liens avec cet objet déçu (et pas
encore décevant) d’abord, puis à ériger le triomphe du moi, défait de sa dépen-
dance à une figure antérieurement idéalisée et qui tombe, littéralement.
L’exacerbation narcissique du transfert peut alors imposer un courant qui
soumet les mouvements pulsionnels aux contraintes de l’idéalisation : surin-
vestissement du moi au détriment de l’objet, renversement de la passivité en
activité, désexualisation de l’objet et exigences à la mesure des visées du moi
idéal.
La douleur de la déception constitue le commencement de la mélanco-
lie, elle fomente la condensation de la double perte, perte de l’autre et perte
de moi, déclenchée par la conviction d’un abandon irréversible, une défaite
de l’idéal en contradiction absolue avec un autre point de vue qui affirmerait
brutalement que rien, jamais, ne se perd, et que l’unité et la complétude de­
meurent. Face à ce dilemme, la ruse maniaque agit, avec l’intensité et l’obsti-
nation de la compulsion, associant et confondant l’acte et le vivant, l’agitation
et le mouvement. La rébellion périodique de la manie ordinaire orchestre les
oscillations de la joie et de la douleur, du triomphe et de la culpabilité. La
tyrannie et la culture mélancolique ne peuvent pas, pour autant, effacer la part
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L’amour maniaque 1051

libidinale de l’intime. L’amour maniaque permet peut-être que cette intimité


soit gagnée grâce à la traversée de moments élationnels, grâce à l’exaltation
des relations du moi et de l’objet, sans que s’impose une partition de l’aimer
et de l’être aimé.
Catherine Chabert
76, Rue Charlot
73003-Paris
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catherine@chabert.org

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1052 Catherine Chabert

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