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Revue française de

psychanalyse : organe officiel


de la Société psychanalytique
de Paris

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud


Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte. Revue
française de psychanalyse : organe officiel de la Société
psychanalytique de Paris. 1970-07.

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JEAN BERGERET

LES ETATS LIMITES


Réflexions et hypothèses
sur la théorie de la clinique analytique(1)

Dans son Abrégé de psychanalyse, Freud distingue de façon très


précise, à propos de la rupture possible de l'unité du Moi, trois éven-
tualités : les psychoses, les névroses, et d'autres états, plus proches des
névroses.
Toujours en s'appuyant sur ce que Freud a lui-même décrit ou
envisagé, des auteurs de plus en plus nombreux ont posé le problème
d'états cliniquement très fréquents et ne pouvant être ramenés ni à
une position économique spécifiquement névrotique, ni à une position
économique spécifiquement psychotique.
Freud est parti de sa définition du conflit névrotique pour établir
peu à peu des distinctions entre les différentes catégories non névro-
tiques. Dans le travail plus développé que j'ai pu rédiger par ailleurs,
je me suis étendu sur l'évolution des idées de Freud à ce sujet. L'intro-
duction du concept de narcissisme, la mise en relief du rôle de l'Idéal
du Moi, la description du choix d'objet anaclitique, la découverte du
rôle joué par les frustrations amènent Freud à décrire en 1924 une
déformation du Moi, intermédiaire entre l'éclatement psychotique et
le conflit névrotique.
Les derniers travaux de Freud insistent sur le clivage et le déni
dont il sera question à tout moment ici et font allusion à un type
« narcissique » de personnalité auquel je ne cesserai de me référer.
Du côté des névroses, les auteurs ont décrit ces dernières années
de plus en plus de « personnalités » ou de « caractères » ne cadrant plus
tellement avec les critères classiques et oedipiens de la névrose. M. Klein
a poussé les interrogations à ce sujet à leur paroxysme et M. Bouvet
a particulièrement développé la notion de « relation d'objet prégénitale »,
très distincte des économies psychotiques mais où la rareté comme
l'aspect très fragmentaire des références à l'OEdipe laissent la porte

(1) Conférence prononcée à la Société psychanalytique de Paris le 21 avril 1970.


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ouverte à d'autres hypothèses que la classique explication oedipienne.


Dans un cadre assez voisin, la pathologie dite « du caractère »,
des comportements « pervers » et les conceptions du fonctionnement
mental des malades psychosomatiques avivent un certain désir de
réflexion nosologique nouvelle.
Du côté des psychoses, on insiste surtout sur le conflit entre le Ça
et la réalité, sur le refoulement de la réalité objective et la reconstruction
d'une néo-réalité subjective. L'éclatement fragmentaire du Moi permet
d'éliminer de cette catégorie des entités voisines où le Moi se défend
par clivage et déni, mais sans fragmentation vraie en îlots multiples
et épars.
La notion de prépsychose elle-même semble se préciser dans le
sens d'un état antérieur à l'explosion du Moi en ses divers morceaux
mais déjà situé dans la ligne de cette fragmentation préalablement
inscrite dans le Moi lui-même.
La notion d'état limite se trouve donc de plus en plus évoquée,
mais, il faut bien le reconnaître, dans des sens souvent assez différents.
La tendance la plus ancienne situait ces états très près de la psychose
en général et de la position schizophrénique en particulier. Un certain
nombre d'auteurs ont ensuite défendu l'hypothèse d'un terme de
passage entre les économies névrotiques et psychotiques.
Actuellement on semble de plus en plus persuadé de l'autonomie
d'organisation de tels états et la plupart des auteurs insistent sur la
très grande fréquence de ces patients dans la clinique quotidienne et
sur l'intérêt d'une meilleure connaissance de ce genre d'aménagements,
en vue d'une thérapeutique mieux adaptée.
Conscient d'avoir surtout procédé à un travail de recherche clinique
et de synthèse théorique, je me suis appuyé principalement sur les
travaux anglo-saxons publiés par L. Rangell et L. Robbins, par
M. Schmideberg, V. W. Eisenstein, R. Greenson, R. Knight, A. Stern,
et surtout ces dernières années par O. Kernberg, également sur les
mises au point en langue française de M. Gressot (i960) et B. Schmitz
(1967), mais j'ai trouvé les principales bases de mes réflexions dans
des hypothèses freudiennes jusque-là moins exploitées ainsi que dans
les études de B. Grunberger et M. Renard sur le narcissisme, de
F. Pasche sur la régression. M. Bouvet et A. Green m'ont fourni de
précieuses références quant aux limites du côté des économies névro-
tiques. P. Mâle et P.-C. Racamier m'ont rendu le même service du
côté des économies psychotiques.
Les références aux observations génétiques des psychanalystes
LES ÉTATS LIMITES 603

d'enfants comme aux suggestions des psychosomaticiens quant aux


phénomènes et de maturation et de régression aux limites de l'orga-
nisation structurelle spécifique, apparaîtront comme en constant
filigrane dans mon propos.
Enfin, les apports récents de M. Fain et D. Braunschweig m'ont
aidé à compléter l'étude de la régression anale et surmoïque assez
particulière rencontrée dans mon matériel clinique.
C'est d'ailleurs par ce côté clinique que j'introduirai ma réflexion :

OBSERVATION N° I

Ma première observation portera sur le genre de cas qui pose,


pour un analyste, le moins de problèmes dans la distinction avec les
entités voisines : la limite avec la psychose.
Le rendez-vous avait été demandé de toute urgence, d'une façon
suffisamment convaincante et pas assez provocante pour qu'un effort
soit fait en retour. Je reçois donc, sans trop tarder, en fin de journée,
le « dernier patient », celui pour lequel on conserve la liberté aussi
bien de hâter son départ que de consacrer tout le temps nécessaire à
l'étude détaillée du problème posé quand celui-ci se révèle digne
d'intérêt. Cette deuxième disposition devait rapidement l'emporter
chez moi.
Il s'agit d'un homme jeune, assez grand, blond au teint clair.
Deux yeux transparents et pétillants d'une vivacité renforcée encore
par de brefs mouvements palpébraux soulignent la rapidité de pensée,
fixent l'attention, et captent l'interlocuteur. Une barbe taillée très
minutieusement en collier encadre un menton d'apparence volontaire.
Le costume paraît sobre, correct, sans recherche ni laisser-aller.
Je me suis demandé longtemps pourquoi dès le salon d'attente
ma première impression me l'avait fait ressentir soit comme un israélite
en deuil du père, soit comme un prêtre progressiste en rupture de ban.
Le mélange d'élan de son comportement avec une réserve un peu
triste de son allure, de désir de séduire avec en même temps un fond
de mépris à la limite toutefois du supportable, me faisaient penser qu'il
ne s'agissait pas d'un patient ordinaire. Une odeur de « mission »,
de vocation, de représentation hautaine pour le compte d'une autorité
supérieure condescendante et exigeante se dégageait de son maintien
souple mais jamais relâché, de son propos facile, agréable et persuasif
tout teinté d'émotions sincèrement vécues mais semblant cependant
604 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I970

avoir déjà été exprimées dans des termes identiques à d'autres inter-
locuteurs dont il n'était jamais question.
Norbert a trente ans. Il en paraît moins. Il se trouve actuellement
conseiller commercial d'une société helvétique. D'emblée il m'expose
deux choses : d'une part, le motif de sa demande : un premier essai
sexuel avec la jeune fille qu'il désirait épouser a déclenché chez lui un
accès aigu d'angoisse suivi d'une période de torpeur lui ayant fait
craindre une réelle dépersonnalisation. D'autre part, il me précise avec
autant de satisfaction sous-jacente que de gêne apparente dans quelles
conditions il vient à moi : le directeur du grand Séminaire où il avait
été élève autrefois et où il s'était finalement réfugié lors de sa panique
récente lui a d'abord déclaré qu'il ne croyait en aucune façon à la
psychanalyse, puis que je me trouvais le seul à pouvoir localement
le soigner. Il lui conseillait donc de tout faire pour que je le prenne
en charge personnellement mais sans m'avouer surtout que c'était lui,
supérieur, qui m'adressait ce patient car, si je le savais, je n'accepterais
sûrement pas de recevoir Norbert.
Voilà qui posait déjà clairement le problème des mouvements
dramatiques successifs et contradictoires du sujet à partir de faits
réels récents, établissant sur un mode assez particulier le contact avec
moi, en tant que thérapeute, alors que le véritable roman qu'il m'expose
par la suite peut être suspecté de se trouver (en partie du moins) élaboré
à la fois « après coup » et en fonction du genre de transfert établi à
mon égard.
Au cours des entretiens suivants, l'angoisse se dissipe sous le couvert
de Panaclitisme retrouvé et probablement encouragé dans un contre-
transfert intéressé par l'originalité du cas, irrité contre les persécuteurs
et plus ou moins séduit par les singulières qualités du persécuté.
Norbert m'expose ainsi peu à peu une suite de vécus assez extra-
ordinaires :
Son père était israélite hongrois réfugié en France et décédé quand
le patient avait 4 ans. La mère est décrite avec insistance comme peu
intelligente, sans culture, et ne l'ayant jamais aimé. Il y a trois frères
plus âgés.
Au décès du père, c'est la guerre et l'occupation ; la famille est
obligée de « prendre le maquis ». On les loge chez des catholiques
très pieux, en montagne, dans un lieu reculé où ils ne voient prati-
quement personne, en dehors des paysans locaux et du curé du village
dont ils dépendent qui, chaque.semaine, amène le courrier et les nouvelles
et vient partager avec ses ouailles le tabac, les alcools et les cartes.
LES ÉTATS LIMITES 605

Norbert dit ne savoir exactement ni comment ni pourquoi, un jour,


on le baptisa. Et ceci s'opère en grande pompe, dans les bois. L'évêque
du lieu, lui-même, s'est déplacé. Mais on l'a baptisé seul de la famille
et cela va revêtir une grande importance par la suite : dans un premier
temps il en sera en apparence valorisé par rapport aux siens. Dans un
deuxième temps ce reniement de ses origines sera intolérable : mal
accueilli par les catholiques et rejeté par sa famille, il lui sera impossible
de se définir nettement. Mais en même temps il se sentira trahi, dit-il,
par les siens qui l'auraient livré aux catholiques et aux étrangers, lui,
le petit, comme gage de leur sécurité clandestine. A partir de ce moment,
son intégrité narcissique sera sans cesse menacée et jamais complè-
tement rétablie. Il ne pourra se voir que dans une relation anaclitique
sans issue, comme représentant zélé mais insatisfait de maîtres suc-
cessifs, respectés et haïs à la fois, parce que contradictoires, avec
lesquels il ne peut avoir de relation durable ni réellement confiante.
Peu après son baptême, il se plaint de maux de ventre et de troubles
digestifs. On décide de lui enlever son appendice (... iléo-caecal).
Pour cela on le place, sous une fausse identité, dans une clinique de
religieuses où il demeure assez longtemps en convalescence par la
suite. Il est associé aux rites pieux de la communauté. Il se déclare
séduit par l'affection des « soeurs » pour lui, ce qui lui semble tant
contraster avec l'attitude peu attentive de sa mère à son égard. Un
jour, au milieu de la prière collective (à la Vierge), il est pris d'un élan
mystique très intense et qui durera un certain temps.
Le potentiel érotique de telles positions mystiques collectives, qui
échappe pudiquement au conscient de l'adulte, avait percuté très
brutalement la pauvreté et la requête affectives sous-jacentes de
Norbert.
Un traumatisme affectif semble avoir été vécu à ce moment de
façon beaucoup plus nette qu'au baptême et, à partir de cette époque,
son évolution libidinale paraît s'être bloquée dans une apparente
limpidité affective prolongée jusqu'à ces derniers temps. Seules ses
pulsions agressives sont décrites comme ayant eu droit à un certain
investissement dans les fantasmes et dans les faits.
Des messages combien contradictoires semblent avoir été enre-
gistrés tels la forclusion du père par le baptême et l'élan pour une mère
(la Vierge) dont le mari (Joseph) est justement forclos aussi.
Sans difficultés apparentes, Norbert entre au petit Séminaire où
il se révèle un élève brillant, puis au grand Séminaire où ses dispositions
intellectuelles sont remarquées. On l'oriente vers une licence de socio-
REV. FR. PSYCHANAL. 39
606 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1970

logie. Mais cette réussite auprès de ses camarades l'inquiète ; peu à


peu une angoisse assez particulière commence à se développer en lui :
la crainte de faire un « prêtre défroqué ». Ce sont ces variétés de compor-
tements phobiques que nous avons déjà évoquées avec J. Callier.
On peut remarquer ici encore la succession des représentations
et des investissements contradictoires sur les registres narcissique et
génital : « défroqué » se trouve probablement condenser à la fois d'une
part la peur d'être vérifié par les Allemands comme ayant subi la
circoncision (dont l'appendicectomie fut vécue comme la réduplication
catholique avec une nouvelle cicatrice visible et indélébile s'il se dénude)
et d'autre part l'association « froc » unifiant robe et culotte avec l'effroi
hé à la représentation du sexe féminin (entrevu plus tard chez la fiancée).
Mais c'est aussi à l'abri de ce « froc » protecteur qu'il essaie de se
reconstruire.
Peu de temps après, un incident se serait produit dans son Séminaire
avec l'arrivée d'un religieux d'origine israélite et roumaine qui vient
faire un exposé sur l'Eglise derrière le rideau de fer. Le patient l'attaque
en public avec une violence extrême, puis se retire dans sa chambre
en larmes et en désarroi. Il y restera ensuite plusieurs jours sans vouloir
sortir.
Certains membres du Conseil du Séminaire n'avaient jamais vu
d'un bon oeil une « ascension spirituelle » aussi rapide. Après un tel
incident ils reprennent autorité sur leurs autres collègues jusque-là
plus confiants et notre patient est envoyé d'abord « au repos » au loin,
puis on lui conseille de ne pas prononcer ses engagements sacerdotaux
avant un certain temps de réflexion et de mise à l'épreuve.
Cet épisode, comme le baptême, va opérer chez Norbert un deuxième
changement mais sans décompensation car il ne se trouve pas trop
génitalement percutant.
Par étapes et replis successifs, Norbert se dégage des autorités
ecclésiastiques. Puis il commence à courir le monde pour le compte
de certains organismes de l'O.N.U. Ensuite, il devient conseiller
extérieur d'un ministre canadien des affaires culturelles. De là, il
part pour l'Indochine où, tout en résidant sous une fonction officielle
du côté français, il se met en relation avec le Vietcong. Il est rapidement
arrêté, menacé d'un jugement sévère mais finalement relâché à la
faveur du cessez-le-feu, et cependant déchu de la nationalité française.
Il se réfugie en Suisse où il collabore à une entreprise industrielle
importante, chargé de fonctions commerciales le mettant sans cesse
en avant auprès de nouveaux clients, de nouveaux pays étrangers.
LES ÉTATS LIMITES 607

Norbert se sent seul. Sa mère est morte. Ses frères sont demeurés
français et israélites ; ils ne veulent plus le revoir chez eux.
Ses relations de camaraderie ou d'affaires sont faciles, il fréquente
beaucoup de gens mais il a peu d'amis réels et encore moins d'amies
réelles. Pourtant, il y a un an, il a commencé à s'intéresser à une jeune
fille dont il se sentait progressivement assez épris et dont il avait tout
lieu de se croire aimé. Ils décident de se marier dans quelques mois,
et connaissent le jour même de leur décision leur première tentative
sexuelle : c'est un émoi tel pour Norbert qu'il se sauve... court les
rues hagard et finalement, pour la première fois, se sent un désir
homosexuel qu'il réalise avec un jeune garçon rencontré par hasard.
A cet épisode succède un accès d'angoisse aiguë qui dure plusieurs
jours avec terreur de dépersonnalisation. Puis s'établit un tableau de
dépression sérieuse. Il revient en France. Se dirige vers son ancien
séminaire et rôde, dans un état de grand désarroi, autour du mur
d'enceinte pendant plusieurs jours. Il reste caché là, pratiquement
sans manger ni dormir, jusqu'au moment où il a accepté de se faire
apercevoir par un de ses anciens supérieurs qui l'accueille d'abord,
le loge et le restaure, puis le fait examiner par le médecin de l'établis-
sement qui se contente d'abord d'un traitement médicamenteux à
ambition mi-sédative mi-stimulante.
Avec l'allure très directe et très brutale de cette percussion par
l'élément génital si longtemps dénié (plus que refoulé), le faible narcis-
sisme de Norbert s'est trouvé d'un seul coup mis en pièces. C'est la
décompensation dramatique qui fait redouter ici une évolution psycho-
tique ultérieure.
L'approche du corps féminin correspond à un retour massif du
matériel concernant l'absence de pénis chez la femme, condensé sans
doute aussi avec la brutale disparition de son père. La non-existence
d'un OEdipe organisé apparaît avec la brutalité des émergences pul-
sionnelles, avec la solution d'alarme homosexuelle et aux dépens de
la libido narcissique dans la menace de dépersonnalisation.
Pour enlever à Norbert toute chance de surmonter son ambivalence,
son ancien supérieur me l'adresse enfin dans les conditions précisées
plus haut.
Ce supérieur va se renier lui-même en ma faveur pour me livrer
cet innocent. Le supérieur est vécu comme un véritable « Judas »
me livrant Norbert, à moi centurion séculier et étranger. Le patient va
répéter une fois de plus une situation où il se sent celui qui est rejeté
pour la quiétude des autres et renié du même coup à cause de cela.
608 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1970

C'est dans ce climat bien complexe que le patient s'est décidé à


m'écrire et que je l'ai reçu pour la première fois.
Mais persuadé de répéter encore une fois, et malgré lui, l'éternelle
relation ambiguë avec celui qui ne peut le considérer comme entier,
il s'échappe dès l'apparition des premières possibilités d'envisager
les choses différemment. Il se présente, d'un point de vue sympto-
matique, exactement comme un cas de psychose aiguë et on aurait
incontestablement pu poser, en psychiatrie de consultation classique,
ce diagnostic. Cependant un examen plus attentif de son vécu, de son
histoire, de son mode relationnel, de l'organisation économique de sa
personnalité, ne pouvait nous laisser souscrire à l'hypothèse d'une
structure psychotique.
Les entretiens ont tout de suite précisé qu'il s'agissait d'une énorme
hémorragie narcissique, d'une impossibilité de procéder à des iden-
tifications valables et structurantes, et non d'un morcellement réel
du Moi.
Tout le passé de ce patient s'inscrivait dans le sens de cette diffi-
culté de structuration, l'Oedipe ne se trouvant pas assez engagé pour
qu'il puisse y avoir un conflit réel entre les pulsions sexuelles et les
interdits parentaux.
D'autre part, si on ne rencontrait pas dans le passé du patient des
éléments nécessaires à l'établissement d'une économie authentiquement
névrotique, on ne trouvait pas non plus réalisées autour de lui de façon
durable les conditions relationnelles indispensables d'un véritable
objet psychotisant. Relations obligatoires pour l'édification d'une
structure psychotique proprement dite.
On ne peut faire seul en effet, sans une certaine maturation relation-
nelle triangulaire favorisée par l'entourage, une névrose. On ne peut
non plus faire seul une psychose sans une relation duelle assez pro-
longée avec un objet toxique psychotisant.
Ici ce malade avait grandi seul dès le plus jeune âge ; il se vivait,
tel Joseph vendu par ses frères, acheté puis rejeté par les marchands
étrangers et il avait répété sans cesse ce rejet et cette trahison. Sa
relation restait toujours à la fois ouverte comme pour recevoir et assez
béante pour ne pas garder. Il ne pouvait ni se refermer dans l'autisme
reconstructeur ni se solidifier non plus dans les contorsions défensives
d'une névrose. Il ne pouvait demeurer jusqu'à un deuxième traumatisme
désorganisateur que dans cette dramatique situation de perpétuel
« juif errant structurel » très caractéristique que représente cette catégorie
assez fluctuante des états limites.
LES ÉTATS LIMITES 609

OBSERVATION N° 2
Ma seconde observation clinique portera sur un état limite en
marche vers ce que j'appellerai plus loin « l'aménagement pervers »
mais n'ayant pas encore réussi à organiser économiquement le mode
d'adaptation assez stable de ce genre de compromis et semblant pouvoir
revenir vers la névrose.
Ludovic est un homme de 27 ans qui a pris son rendez-vous par
lettre avec beaucoup de précautions et auquel on donnerait beaucoup
moins que son âge.
D'allure réservée, très poli, doux de visage, prudent dans le contact,
lent dans le propos, choisissant bien ses termes, sans hésiter mais en
réfléchissant calmement comme s'il avait peur d'un rapproché de ma
part qui ne soit plus contrôlé par lui, il n'attend même pas d'éventuelles
questions pour raconter de lui-même toute son histoire, sans détails
inutiles, selon un schéma qui ne semble pas pourtant préparé à l'avance
et ne laisse percevoir ni besoin d'exhibition ni impression de pudeur
simulée. Visiblement, il tient à me donner de lui-même l'impression
d'un être sobre, prudent, nuancé et assez bien ordonné. Je le soupçonne
justement, dès ce moment, de craindre de ma part des « imprudences »,
crainte liée à une apparente ambivalence dont je comprendrai mieux
l'aspect répétitif par la suite. On dirait qu'un objet fonctionnel doit
nécessairement être offert au Moi en réassurance. Le discours paraît
à la fois spontané mais strictement destiné à l'interlocuteur qu'il ne
quitte pas des yeux. Le regard n'a rien d'arrogant mais semble réclamer
un intérêt honnête. On a l'impression qu'il s'arrêterait, cesserait
tout effort spontané et peut-être s'en irait, déçu, s'il ne sentait pas
chez l'autre une écoute attentive et qu'il se retirerait sûrement aussi
si je me montrais trop actif, trop direct dans d'éventuelles questions.
Je voyais là une illustration vivante de la classique « distance optima »
de M. Bouvet.
Il précise tout d'abord être venu consulter d'une part pour une
impression d'angoisse assez constante, durant depuis trois mois environ
et, d'autre part (il l'expose sans gloire ni honte), pour ce qu'il appelle
une « hésitation » entre le suicide et le mariage.
A aucun moment il ne me donne l'impression d'une perte du sens du
réel, du moins dans le sens psychotique, c'est-à-dire d'une personnalité
morcelée ou en danger de l'être. Il n'a pas l'air non plus de plaisanter,
ni même de dramatiser théâtralement le caractèreparfaitement inconfor-
table de sa situation.
610 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1970

Il semble aussi conscient de l'impasse de ses raisonnements que


sincère dans l'affirmation de son incapacité douloureuse à en sortir.
Le traitement s'engagea sous la forme d'une psychothérapie urgente
et prudente, à la fois de soutien et d'investigation. Elle permet de
reconstituer progressivement l'histoire de Ludovic :
Ses parents étaient autrefois commerçants et ne se trouvaient
jamais à la maison pendant la journée. Quand Ludovic se levait pour
aller à l'école, ils étaient déjà partis pour leur magasin. Le soir il avait
dîné avant leur retour et on le couchait dès leur arrivée... « Ils avaient
besoin de repos... »
Ludovic était confié toute l'année à des femmes de ménage d'âges,
de nationalités et de styles divers, et comme celles-ci n'étaient elles-
mêmes jamais surveillées, elles s'occupaient en général assez mal de la
maison et peu de lui. Dès qu'elles « en avaient trop fait » (ou pas assez)
on les congédiait. Aucune ne restait très longtemps.
Seuls les voisins s'intéressaient réellement à cet enfant intelligent
et presque abandonné qui peu à peu devenait « un enfant terrible ».
Il rapporte un drame personnel qui se serait produit peu avant
l'âge de quatre ans : il se souvient d'un voisin, âgé d'une cinquantaine
d'années, ancien officier et invalide qui l'attirait chez lui et se montrait
très gentil avec lui. Or, un jour, cet homme le déshabilla et entreprit
de le masturber. Il se demandait ce qui lui arrivait, connut un moment
d'émotion intense suivi d'une impression très douloureuse et se sauva
chez lui.
Il attendit le retour de ses parents pour se plaindre à eux de cet
incident. On ne s'occupa pas de lui davantage mais on se brouilla
avec ces « gentils voisins ». On ne lui donna aucune explication et on
se contenta de le réprimander sévèrement de faire ainsi des choses
« qui n'étaient pas bien ». Il n'eut plus le droit d'aller chez un quelconque
voisin. Les femmes de ménage ultérieures reçurent d'une part une
augmentation de salaire pour se montrer plus présentes et d'autre part
des instructions sévères pour surveiller Ludovic.
L'abandon de l'enfant à lui-même semble avoir conduit à la recherche
de compensations auto-érotiques et facilité le passage à l'acte chez
le voisin. Du même coup l'auto-érotisme fait retrouver un objet pour
le Moi, objet antipsychotique. L'invalidité du voisin a pu aussi jouer
un rôle réciproque réparateur pour les deux partenaires, Ludovic
se trouvant ainsi investi comme pénis retrouvé. Quant à la dénonciation
aux parents, c'est la répétition de l'abandon, l'espoir déçu, le renon-
cement aux retrouvailles d'un objet d'amour.
LES ÉTATS LIMITES 611

La vie sociale prématurée pseudo-latentielle qui commence peu


après pour Ludovic correspond au deuil difficile du voisin masturbateur
et à l'investissement de la « communauté ».
L'année suivante, en effet, il fut placé dans un pensionnat religieux
où il se comporta tout de suite en élève exemplaire et docile. Il fut
envoyé ensuite dans une école d'Arts et Métiers privée d'où il sortit
avec un diplôme d'ingénieur et trouva rapidement une bonne situation.
Son service militaire se déroula sans histoire, comme moniteur
dans un service technique. A son retour, il retrouve sa situation.
Tout se serait passé assez bien à cette époque. Ludovic dit n'avoir
alors présenté aucun trouble mais reconnaît avoir vécu plutôt seul
à ce moment, sans aimer sortir en groupe, sauf s'il s'agissait d'asso-
ciations bien définies ou s'il y avait des personnes plus âgées, des
hommes surtout (associations culturelles ou artistiques). Les envies
sexuelles étaient minimes. Les jeunes filles l'auraient certes intéressé
mais il lui aurait fallu, dit-il, avant tout les « respecter ». Peut-être
s'agit-il aussi de lui qui n'avait pas été respecté à l'âge de quatre ans ?
Il se trouve assister un jour à un concert et soudain, au milieu d'une
symphonie, il se serait senti attiré par un homme placé à quelques
fauteuils devant lui. Un homme d'une cinquantaine d'années, pré-
cise-t-il. A la sortie du concert, Ludovic se serait rencontré face à face
avec cet homme dans un pâtisserie. Il serait resté immobile devant lui,
incapable d'un geste ou d'une parole. L'autre s'en serait aperçu, lui
aurait offert le thé et des gâteaux puis l'aurait invité à venir chez lui.
C'était un directeur de banque très connu dans la ville, fort considéré,
et homosexuel ignoré de la plupart de ses proches, n'ayant jamais fait
d'éclat ni judiciaire ni social.
Notre patient s'installe chez lui et devient rapidement son homme
de confiance puis son principal collaborateur, enfin son héritier.
Ceci, nous précise le malade, sans aucun problème d'ordre moral,
ni aucune anxiété, ni même une véritable impression de quelconque
volupté sexuelle. C'était, dit-il, « une intimité totale » sans qu'il y ait
besoin de manifestations sexuelles.
Ils auraient vécu ainsi pendant cinq ans en ne connaissant (et le
patient semble sincère) que de très rares masturbations réciproques.
Le retour de la fixation au « voisin » de concert pose le problème de
la relation hypnotiseur - hypnotisé, de la possibilité réparatrice de faire
éclipser provisoirement l'Idéal du Moi déréel par un objet offert au Moi.
N'est-ce pas là justement le procédé classique évitant aux états limites
de devenir psychotiques puisque ce caractère fascinant de l'objet du
612 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1970

Moi permet l'écart de tant de problèmes conflictuels et redoutés ?


Il y a trois mois le « protecteur » de Ludovic est décédé brutalement
d'un infarctus. Notre malade se serait aussitôt trouvé plongé dans une
crise d'angoisse aiguë qui se serait peu dissipée depuis. Il aurait ressenti
en même temps une prise de conscience très vive de ses difficultés
affectives. Il s'estime devenu très coupable de son comportement.
Les premières images érotiques et féminines précises seraient survenues
alors à son esprit... en même temps que des douleurs abdominales.
C'est dans le même moment qu'il aurait commencé à se poser le fameux
dilemme : suicide ou mariage ? Suis-je capable de me lier valablement
à une femme, d'en être heureux et de la rendre heureuse ? Sinon
je préfère mettre fin à une vie de solitude et de dépendance que je ne
pourrai plus supporter maintenant.
En proie à cette réflexion douloureuse, Ludovic se serait rendu
chez un journaliste qu'il connaissait, spécialisé dans les peines de
coeur, auquel il aurait posé son problème, pour la première fois, sous
l'angle « moral » et coupable. On lui aurait conseillé de consulter plutôt
un psychiatre. Il hésite, s'ouvre de ses difficultés d'abord à un géné-
raliste, qui s'effraie, pense-t-il, veut le faire entrer en clinique et fina-
lement, sur les conseils d'un voisin (encore), vient me voir.
La cure amena une détente assez rapide sur le plan de l'angoisse
et une bonne réadaptation sociale.
Elle ne put cependant jamais (mais peut-être ai-je eu tort ?) prendre
une tournure réellement analytique et quand Ludovic me quitta pour
aller épouser la fille d'un industriel de l'Ouest qu'il avait connue en
vacances, les explications qu'il me donna de ce subit amour m'ont fait
supposer qu'en réalité il envisageait l'appui sur le phallus du futur
beau-père comme beaucoup plus rassurant que les risques d'une
pénétration plus profonde qu'il redoutait de ma part.
Pourtant la fixation à l'homme âgé n'apparaît pas ici comme spéci-
fiquement oedipienne. C'est certes un substitut paternel (ou plutôt
parental) mais plutôt un « parent protecteur » qu'un homme sexué,
rival auprès de la mère.
C'est bien, semble-t-il, l'absence des parents qui a conduit au
remplacement par le voisin puis par le protecteur et enfin par le beau-
père. Ce lien apparaît comme réparateur car il raccorde l'auto-érotisme
à l'objet. Dès que le lien au thérapeute a pu perdre cet aspect unique
et rassurant, une solution plus immédiate, plus économique et plus
agie s'est imposée au patient, le « mariage » et les « affaires » se présen-
taient comme moins inquiétants que la pensée élaboratrice sur le
LES ÉTATS LIMITES 613

divan. Par contre, la blessure narcissique (reproches de la part des


parents pour « l'inconduite »), jointe à une exigence d'idéal du bien
très impérative, nous ramène à une période où l'estime de soi et des
autres pour soi-même dépend davantage du degré de docilité et d' « im-
personnalité » de l'enfant que du danger de castration dont l'élaboration
a été stoppée. Le risque de morcellement psychotique est dépassé
mais la solidification structurelle ne pourrait se concevoir qu'après le
passage de l'OEdipe. Or, celui-ci ne pouvant être abordé dans des
conditions normales, les conséquences n'en demeurent ni assez matu-
ratives ni surtout assez organisatrices.
On note avec netteté la présence du traumatisme affectif du début
de l'OEdipe.
La relation d'objet s'est manifestée sous un mode homosexuel
incontestable bien que discret. Mais cette homosexualité-là n'est qu'un
comportement qui n'a de valeur qu'en tant que témoignage d'une
relation anaclitique vécue avec un être fort. Ce n'est ni une défense
contre l'OEdipe positif en soi, ni une fantaisie psychotique, ni une
relation d'objet érogène partiel comme dans la perversion véritable,
mais la récupération salvatrice d'un objet compensateur antipsychotique
et antidépressif.
D'ailleurs la rupture de l' « état flottant » antérieur s'est bien mani-
festée sur le mode dépressif, non sur le mode dépersonnalisé ni dans
un symptôme névrotique. On n'a pas rencontré non plus chez Ludovic
la relative solidité habituelle du pervers ; pourtant il n'a pas tellement
« sombré ». Ses possibilités de mobilisation libidinale sur le mode
anaclitique lui auront épargné de bien plus fâcheuses évolutions.

OBSERVATION N° 3

Nous terminerons par le cas de Suzanne qui pose les problèmes


les plus délicats, ceux de la limite entre état limite et névrose :
C'est, bien sûr, le type même d'observation qui doit permettre la
plus large discussion car on pourrait tout aussi bien décrire de tels cas
comme une « psychose hystérique », une « névrose d'échec », une « névrose
d'abandon », une « névrose actuelle » et (pourquoi pas ?) une « névrose
traumatique ».
Suzanne est une femme de 38 ans qui vient me consulter pour
un état d'angoisse survenu il y a deux ans et ayant laissé de sérieuses
perturbations par la suite.
Elle se présente comme « déprimée », n'ayant de goût pour rien de
614 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1970

positif. Son allure générale exprimant la lassitude, sa façon de s'affaler


sur son fauteuil, de laisser tomber sa tête et ses bras, son articulation
défectueuse, en traînant sur les fins de mots et les fins de phrase avec
un léger mouvement de contorsion mi-méprisante mi-vulgaire des
lèvres, tout cela est ressenti comme un désir de se montrer malheureuse
et à la fois aussi comme une provocation quelque peu agressive :
« A une pauvre fille comme moi, quelqu'un de bien comme toi ne
pourra rien faire, ne voudra rien faire. »
Elle m'explique successivement qu'elle ne s'entend pas avec son
mari, plus âgé qu'elle et de meilleure origine sociale (à ce moment
la moue « dégoûtée » s'accentue encore), qu'elle connaît de grosses
difficultés avec son fils et qu'elle doute que je puisse me montrer plus
efficace que son mari pour l'aider à résoudre des problèmes compliqués
et sans issue.
A ses principaux ennuis elle cherche à donner des explications
rationnelles. On ne sent aucune stabilité dans des défenses solides ou
des symptômes précis. Le besoin de protection (mal camouflé malgré
l'aspect peu séduisant du premier contact) et son appel à la dépendance
apparaissent très vite. On se sent placé comme devant ces « phobiques
sans phobie » souvent cités.
Un souci du propre, du bien, du beau, semble trancher avec le
comportement de laisser-aller et la façon négligée de porter des vête-
ments de bonne facture évidente et certainement de grand prix mais
toujours de teinte triste et présentés comme mal ajustés, mal en place,
mal agrafés, comme si c'étaient des vêtements déjà usagés ou de basse
qualité.
Dès nos premiers entretiens, Suzanne me raconte peu à peu les
grandes lignes de sa vie : fille unique de parents modestes, elle vit
comme une blessure toujours ouverte le fait que son père n'aurait
jamais cherché à sortir de sa médiocrité et que la mère aurait tout
fait pour qu'il y reste, se contentant de constats d'incapacité et de
lamentations tout en exigeant beaucoup de sa fille, autrefois comme
maintenant encore, pense cette dernière.
La relation à la mère est en apparence caractérisée par la colère
contre son égoïsme dominateur ; en réalité la patiente ne peut se
permettre de prendre deux jours de vacances ou même d'aller faire
un achat en ville sans l'avis et la présence maternels, quitte à s'emporter
ensuite et contre cette mère et contre elle-même aussi.
Suzanne aurait été, à l'en croire, une petite fille modèle à tous points
de vue, sage, studieuse, « sans aucun problème sexuel », dit-elle. Elève
LES ÉTATS LIMITES 615

d'un collège peu coté, elle aurait passé avant l'âge ses examens, entra
à l'Ecole Normale, se serait liée d'une amitié empreinte de respect et
de docilité avec sa directrice qui se serait occupée sans cesse d'elle
par la suite et lui aurait permis de poursuivre une licence dans sa
petite université de province d'où enfin, toujours guidée par cette
directrice, elle « monta » à Paris préparer un diplôme spécialisé.
Me déclarant avoir repoussé divers collègues masculins qui cher-
chaient à l'approcher, elle aurait fini par accepter le mariage, dans des
conditions assez rapides, avec le frère d'une amie à laquelle elle était
très liée et qu'elle admirait beaucoup, mais dont l'origine sociale élevée
lui posait des problèmes, dit-elle.
Le mari, diplomate, de dix ans plus âgé que Suzanne, se serait
présenté comme très épris. La patiente, par contre, me dit qu'elle se
demande encore pourquoi elle l'a épousé car « il la dégoûtait » physi-
quement, pense-t-elle, par sa laideur, sa froideur, sa raideur. Elle
croit qu'elle désirait surtout un enfant, peu importait de qui.
Ce qui semble avoir été fait rapidement, et sans plaisir, mais surtout
sans la gratification narcissique qu'apporte souvent ce complément
corporel par l'enfant dans le vécu névrotique de la grossesse ou de
l'accouchement. De ce côté, l'effet aurait été nul et Suzanne serait
restée si l'on peut dire, avec ce mari et cet enfant sur les bras, sans
trop savoir qu'en faire.
C'est alors qu'elle aurait envisagé d'attirer l'attention d'un employé
du ministère de son mari. Ceci se serait passé surtout sur le plan fantas-
matique. Il s'agit ici d'un véritable « objet intérieur » si fréquent dans
les états limites : ce n'est ni le retour à l'objet narcissique du psychotique,
ni l'attachement à l'objet oedipien déformé du névrotique, mais l'inves-
tissement sur un être imaginaire, synthèse à la fois du personnage idéal
et d'un personnage réel, cependant éloigné ou inaccessible. Ce n'est
ni une introjection objectale vraie ni un véritable retour à la position
narcissique, autrement dit (comme Freud le décrivait en 1914) sans
investissement objectai satisfaisant et aussi sans mouvement narcissique
secondaire réparateur.
Cette tension se serait calmée avec le départ du couple vers une
ambassade à l'étranger où une deuxième grossesse n'est pas supportée
et où la patienté se serait éprise d'un jeune et bel officier de rensei-
gnements, aussi comblé (déclare-t-elle) de succès féminins que les
héros classiques du genre 007.
Comme elle est certaine de n'avoir aucune chance, Suzanne peut
sortir cette fois-ci de son mutisme pour se faire délivrer un constat
616 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1970

de rejet. Son objet valorisé est donc perdu. Elle est prise aussitôt d'une
crise d'angoisse aiguë qui dure quelques jours et se dissipe pour laisser
place à un épisode dépressif assez sérieux.
On doit la rapatrier, elle entre en maison de santé, consulte plusieurs
psychiatres, essaie le yoga, l'acupuncture, etc., et m'est finalement
adressée par un généraliste consulté pour un incident somatique mineur
mais qui prend le temps de l'écouter et juge prudent de chercher à
mieux comprendre les difficultés affectives sous-jacentes.
Le traitement a duré quatre ans environ, et sous une forme, somme
toute, très analytique. Le début s'avéra orageux, la dépression se calma
assez rapidement mais les troubles d'allure organique furent nombreux.
Elle s'acharnait contre son mari autant que contre moi-même, tout
en demeurant extrêmement dépendante et de l'un et de l'autre.
Au cours de la deuxième année, on assista au retour des phéno-
mènes dépressifs avec l'apparition d'éléments traumatiques rapportés
par Suzanne à des vécus infantiles. Quand elle était toute petite, son
père est décrit comme un ouvrier très pauvre, ne ramenant jamais
assez d'argent à la mère. Il ne lui aurait jamais fallu arrêter le travail
quel que soit le motif invocable. Or, un jour une grève éclata dans le
pays. La mère aurait décrété que les grévistes n'étaient que des fainéants
allant boire entre eux au café l'argent qu'ils n'étaient plus capables de
rapporter à la maison, et le père se serait présenté donc régulièrement
à l'usine où il aurait été attaqué par les grévistes, lapidé, poursuivi dans
son propre escalier (sauvé par la mère qui se serait interposée vigou-
reusement) et marqué pour sa vie comme traître au groupe par ses
compagnons d'entreprise.
Il aurait été blessé (en réalité peu gravement) dans l'incident, mais
Suzanne dit avoir cru son père mort en le voyant ensanglanté et plus
tard elle aurait ressenti à l'école et dans le village le déshonneur du père
retomber sur elle. Elle se serait sentie « marquée » comme fille d'une
famille doublement indigne.
Une si brutale révélation simultanée de son amour naissant pour
le père et de l'interdiction d'y toucher, en même temps que la preuve
évidente de l'incapacité du père et des hommes à affronter le tout-
puissant phallus maternel, opèrent une régression immédiate pour
renforcer l'image sadique ancienne de la scène primitive et ranger
cet épisode fortement érotisé du côté des frustrations narcissiques
archaïques.
Suzanne serait devenue depuis ce jour d'une « sagesse » exemplaire...
jusqu'à la naissance du premier enfant. Elle n'aurait présenté pendant
LES ÉTATS LIMITES 617

toute cette période aucun incident de santé notable ni aucun trouble


de l'humeur.
On peut comprendre combien l'incomplétude narcissique initiale,
découlant aussi bien du culte phallique maternel que de l'insuffisance de
l'image du père puis du traumatisme paternel, aurait « figé » l'évolution
libidinale à une position préoedipienne, au sein d'une économie anale
assez particulière, sans OEdipe ni Surmoi normalement élaborés, avec
régression sur un Idéal du Moi mégalomaniaque nécessitant une défense
permanente beaucoup plus importante contre le danger de dépression
(perte de l'objet) que contre le danger pulsionnel proprement dit.
Et nous verrons dans ma deuxième partie théorique l'aspect assez
particulier que prend ici la régression anale dans ce que j'ai appelé
la « pseudo-latence précoce ».
Le mariage avait constitué un essai de rétablissement narcissique
par l'enfant ; il n'avait été possible qu'avec un être vécu sans valeur
et sans attrait sexuels, et ce fut un échec.
Le deuxième traumatisme, celui qui répéterait la perte d'objet
paternel, la relation désirée avec le « bel aventurier » et le rejet brutal
avait été recherché dans un but qu'elle avoue elle-même se situe
davantage dans le domaine narcissique que dans le domaine sexuel :
être reconnue comme successivement et immédiatement digne puis
indigne d'être gratifiée et restaurée par une image masculine valori-
sante. Cette restauration lui paraissait à la fois sans cesse désirable
et toujours impossible, car rétablissant du même coup la trahison du
groupe social primitif.
C'est d'ailleurs ainsi que fut vécue la cure dans toute cette seconde
partie. Une restauration narcissique indispensable à partir d'un mou-
vement dépressif sérieux faisant craindre à certains moments des
risques de dépersonnalisation. Si j'avais donné malencontreusement
trop tôt des interprétations bien faciles sur le registre oedipien, il est
certain qu'une réaction fâcheuse aurait été enregistrée selon un mode
psychotique, somatisé ou suicidaire.
C'est seulement dans une troisième période après une longue
expérience et une patiente élaboration du transfert que les conflits
oedipiens pulsionnels et surmoïques ont pu être abordés d'une façon
assez classique et qu'un travail de reconstruction s'effectua peu à peu
jusqu'à une issue assez satisfaisante.
Le moment le plus spécifique de ce traitement reste sa deuxième
période. Nous étions certainement, dans un tel cas, assez près des
névroses mais je ne pense pas pouvoir accepter ici cette simplification
618 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1970

car l'essentiel ne se jouait pas sur le plan d'un conflit pulsionnel et


oedipien mais à un niveau plus archaïque. Les éléments de couverture
oedipienne mis en avant (jeu avec le mari, avec le père, avec la mère,
avec les amants, avec moi-même, etc.) ne constituaient qu'une défense
contre le véritable conflit préoedipien. Ce n'est qu'après la mise à jour
de ces éléments narcissiques et la réparation par la cure qu'a pu être
valablement abordé, alors et comme dans une névrose, un authentique
Oedipe qui d'ailleurs s'est développé plus facilement que dans une
cure de névrose classique.
Il existe effectivement, dans pratiquement toute névrose, des
éléments prégénitaux qui sont souvent mis en avant au début de la
cure dans un but de défense contre l'Oedipe. Mais les choses ne se
présentent pas comme dans le cas de notre patiente : malgré la couver-
ture prégénitale possible, tout tableau névrotique est davantage dominé
économiquement par les symptômes que par la dépression. Ces symptômes
sont toujours visibles à des niveaux divers, qu'ils soient orientés vers
la série hystérique ou vers la série obsessionnelle, et ils correspondent
à un compromis entre les pulsions d'une part et les interdits du Surmoi
d'autre part. Le conflit entre ces deux pôles peut rapidement être mis
en évidence quand il s'agit de névrotiques. Ce n'est pas le cas chez les
états limites : le seul « symptôme » visible dans la décompensation c'est
la « dépression » et elle ne se présente pas comme un conflit entre
Pulsions et Surmoi — c'est la traduction d'une angoisse devant l'hémor-
ragie narcissique sous-jacente et la perte d'objet.
Dans les états limites, ce qui est mis en avant sur le mode oedipien
(dans notre observation la relation au père) se trouve justement, à
l'inverse du cas des névroses, utilisé comme défense contre le prégénital.
Il ne faut pas se laisser prendre au piège de cette couverture défensive
oedipienne mais rechercher dessous le véritable conflit prégénital et
narcissique. C'est seulement quand ce problème aura été lentement et
prudemment analysé que l'OEdipe véritable pourra ensuite être abordé,
et même, dirons-nous, en quelque sorte « réimaginé » à ce moment-là
(et à ce moment-là seulement) d'une façon utilisable et structurante,
par le patient.
On pourrait aussi voir proposer par certains, pour une telle patiente,
l'appellation de « psychose hystérique » (malgré le barbarisme quelque
peu pénible pour des oreilles analytiques que peut constituer l'acco-
lement d'un terme de la lignée psychotique avec un terme de la lignée
névrotique pour décrire une organisation économique ni névrotique
ni psychotique). En effet, les investissements propres à de telles situa-
LES ÉTATS LIMITES 619

tions sont destinés à maintenir un certain équilibre entre un aspect


défensif hystérique et la blessure narcissique profonde.
Suzanne utilise des mécanismes d'apparence hystérique pour
lutter contre son incomplétude narcissique. Elle mobilise sa libido
narcissique dans une direction objectale par une dramatisation de
mode hystérique assez intense mais portant plutôt sur son vécu ancien
que sur son vécu présent avec moi. Elle a moins besoin d'un objet
réel que d'un objet perçu comme réel pour alimenter sa relation objectale.
C'est là, me semble-t-il, une différence assez fondamentale entre Dora
et ma patiente.
L'aspect de « roman familial » selon lequel son enfance est rapportée
s'accompagne d'une honte et d'un dégoût narcissiques (beaucoup plus
que d'une culpabilité au sens vrai du terme) et le comportement
physique de Suzanne traduit nettement cette attitude. De même le
passage à l'acte dans une sphère sociale supérieure amène au niveau
du vécu l'émergence d'un fantasme irréel dans une réalité perçue
comme objective. Nous nous trouvons en quelque sorte à la limite
du délire. Le rejet par l'officier entraîne la perte de cet objet fantas-
matique mal constitué et recrée les conditions premières de l'enfance
mais dans un contexte maintenant inefficace anaclitiquement ; nous
entrons donc dans la dépression.
La lignée névrotique classique : pulsion - Surmoi - conflit sur-
moïque - menace de castration - symptôme se trouve assez fortement
désinvestie au profit de la lignée narcissique : narcissisme - blessure
narcissique - Idéal du Moi - dépression. Suzanne jette à un moment
toutes ses forces dans la bataille, en un effort assez émouvant pour
tenter de mobiliser la lignée génitale. Mais cette bataille est perdue
d'avance étant donné la précarité des fixations oedipiennes. Suzanne
a cru pouvoir mobiliser sa libido narcissique pour effectuer en quelque
sorte un pansement oedipien. Mais du même coup ce pansement trop
coûteux n'a fait qu'attiser l'hémorragie narcissique et déclencher la
dépression au lieu de donner naissance à un symptôme-compromis
entre pulsions et refoulement, comme cela se serait produit dans une
économie hystérique de structure véritablement névrotique.

RÉFLEXIONS

Dans ces observations comme dans la plupart de mes autres obser-


vations considérées comme cas limites, j'ai retrouvé, à l'origine de
l'arrêt du développement libidinal, un traumatisme précoce, au sens
620 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1970

freudien du terme bien entendu, c'est-à-dire un excès d'intensité


pulsionnelle survenu assez tôt dans un contexte maturatif du Moi et
avec un équipement fonctionnel et adaptatif impropre à faire face à
un tel assaut pulsionnel. A ce moment le Moi serait déjà engagé dans
le jeu des identifications mais pas encore très organisé sur le plan des
défenses. Les éléments dominants de cet instant critique se trouvent
donc constitués à la fois par trois facteurs : l'immaturité affective, la
provocation pulsionnelle trop précoce, et enfin la régression spécifique
de tels états.
J'ai dû à des circonstances fortuites de rencontrer un jour un état
limite assez particulier : il s'agissait d'un jeune homme présentant un
comportement défensif phobique non névrotique, et dont un confrère
avait appris par une confidence des parents qu'à l'âge de trois ans
environ ce garçon avait assisté, par surprise, à un rapport sexuel entre
eux, réalisé sur le mode a tergo. Ce rapprochement avec cet autre état
limite tout à fait typique qu'est « L'homme aux loups » s'imposait à moi
et je remarquais à ce propos que la position de Freud quant à la nature
du traumatisme primitif n'avait jamais été très tranchée. C'est peut-être
un peu rapidement en effet qu'il était devenu fréquent de considérer
la « deuxième version » de Freud comme opposant le simple fantasme
à une scène réelle vécue. En réalité, Freud a surtout distingué d'une
part la solution se rapportant à un fantasme de constitution post-
oedipienne, plus récent et rejeté secondairement dans le passé par
le patient (ce qui se voit dans les névroses) et d'autre part la solution
se rapportant à un fantasme (ou à une réalité, peu importe) datant
d'une époque reculée préoedipienne, fantasme ou vécu qui entravent
d'emblée l'abord de l'OEdipe. C'est ce que nous rencontrons dans ce
que nous appelons actuellement les « états limites ».
La première solution concerne un conflit oedipien et une régression
prégénitale post-oedipienne défensive. La seconde solution constitue
une fixation préoedipienne déclenchant un retrait prégénital précoce
dès les premiers moments oedipiens ; les éléments oedipiens épars
ramenés alors opèrent pour le compte des défenses contre le problème
archaïque préoedipien.
Un émoi sexuel précoce, constituant un traumatisme affectif, ne
peut être reçu sur un mode objectal achevé et génital. Le Moi ne peut
que chercher à intégrer cette expérienceanticipée aux autres expériences
du moment ; il la range du côté des frustrations et des menaces pour
son intégrité narcissique.
Comme l'a montré D. Braunschweig, tout OEdipe précoce impose
LES ÉTATS LIMITES 621

une génitalisation précoce. Ainsi, si la perception prématurée de la


scène primitive succède à une insuffisance narcissique primaire anté-
rieure, la situation oedipienne se trouve du même coup vécue avec une
quantité d'excitation reçue dépassant notablement les habituelles res-
sources de liaison et de maîtrise émanant du masochisme primitif
et dépassant aussi les possibilités normales d'intégration de la réalisation
hallucinatoire du désir.
Freud expose comment, dans la névrose obsessionnelle, l'évolution
du Moi se trouve en avance sur celle de la libido et quelles en sont les
conséquences sur le plan des mécanismes de défense. On peut émettre
l'hypothèse que, dans les états limites, au contraire, se présente une
situation opposée : la libido serait sollicitée par une tentative de génita-
lisation précoce et se trouverait en quelque sorte en avance sur l'état
de maturation du Moi au même moment ; c'est ce qui semble appa-
raître de façon très nette dans le cas de Ludovic et de façon plus discrète
dans les deux autres observations où l'aspect génital de l'excitation
précoce, tout en étant présent, se manifeste de façon plus déguisée,
comme nous l'avons vu.
Dans Moïse et le monothéisme, Freud nous explique comment il
existe, après un traumatisme affectif, des variétés de « névroses infan-
tiles » (c'est le terme qu'il emploie à l'époque) qui évoluent à bas bruit
et passent inaperçues pendant toute une « période de normalité ».
Mais souvent, dit Freud, ce processus s'achève par un éclatement
tardif et la victoire bruyante sur le Moi de l'élément traumatique initial.
Dans le même ouvrage, Freud nous montre comment les défenses
contre le traumatisme précoce s'établissent et comment peut s'installer
ensuite une « période de latence », puis enfin comment, par une sorte
d'explosion, peut survenir ce qu'il appelle une « névrose » avec un retour
partiel du refoulé.
Cet exposé chronologique des effets d'un traumatisme précoce a
constitué le repère fondamental de ma réflexion.
Ce traumatisme jouerait en quelque sorte le rôle de premier désor-
ganisateur de l'évolution psychique de notre genre de patients. Il
déclencherait, par une réaction immédiate de désinvestissement pul-
sionnel, la phase qui lui succède aussitôt et que j'appellerai la période de
pseudo-latence précoce, caractéristique également de l'état limite.
Cette période de pseudo-latence commencerait donc plus tôt
que la latence normale et se prolongerait surtout de façon beaucoup
plus durable, couvrant la fin de la période oedipienne habituelle, la
latence normale, l'adolescence (sans laisser place à la crise classique)
REV. FR. PSYCHANAL. 40
622 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1970

et une partie plus ou moins grande (voire la totalité) de l'âge adulte.


Ainsi se constituerait ce que j'ai appelé le « tronc commun aménagé»
à l'intérieur de la pathologie « limite ».
L'adjectif « commun » correspond ici, en effet, à une communauté
d'aménagements encore assez indifférenciés structurellement dont le
caractère particulier est de se distinguer nettement des lignées et
psychotique et névrotique. Ces lignées se trouvent déjà définies nette-
ment sur le plan structurel par leur originalité et leur irréversibilité,
alors que ce tronc « commun » peut, quant à lui, encore donner
naissance, comme nous le verrons plus loin, à différentes entités
psychopathologiques selon l'évolution de l'économie libidinale et des
mouvements adaptatifs et défensifs du Moi. Le tronc commun corres-
ponradit donc à une sorte d'aménagement maintenu dans un état plus
« colloïdal » que
solide d'une organisation psychique ni névrotique
ni psychotique.
Dans ses Trois Essais, Freud nous décrit certaines formes de pré-
cocité sexuelle comme constituant un facteur pathologique important
et se manifestant par une abréviation de la latence normale, parfois
même par la suppression totale de celle-ci.
Ceci, dit Freud, occasionne des troubles « qui ont le caractère de
certaines perversions » en raison du « peu d'inhibitions sexuelles »
(autrement dit d'un Surmoi non encore complètement formé comme
nous le verrons plus loin). Freud constate que de telles dispositions
peuvent déclencher des désordres morbides ou bien « se maintenir
comme telles », ce qui confirmerait la présente hypothèse d'une pseudo-
latence précoce et prolongée dont mes trois observations ont mis en
évidence l'existence et la relative durée.
Cette période de pseudo-latence correspondrait d'ailleurs moins
à un véritable et total silence affectif qu'à un blocage évolutif du Moi,
un arrêt de la maturation affective, du développement de la personnalité.
La latence vraie apparaît au déclin de l'OEdipe et dans le refoulement
de celui-ci. Dans la pseudo-latence il n'y a pas déclin réel d'un OEdipe
qui a été mal abordé, trop tôt évité et très vite dénié. Il y a moins ici
refoulement de l'OEdipe d'ailleurs que régression devant l'OEdipe
apparu de façon relativement trop précoce et régression rapide sans
grande possibilité de ramener en arrière, avec soi, un matériel oedipien
réutilisable, tel quel, dans un conflit génitalisé, ou capable de réappa-
raître aussi dans les formes variées de retour de refoulé qui agitent les
névrotiques.
Dans l'article sur la « Prédisposition à la névrose obsessionnelle »,
LES ÉTATS LIMITES 623

Freud signale qu'à son avis le stade sadique anal ne fait pas que précéder
le stade génital — « souvent, dit-il, il lui succède et le remplace ».
Ce mouvement a été décrit en détail par M. Fain et D. Braun-
schweig.
Dans les états limites on aurait affaire plutôt à un retour brutal,
par défense contre l'OEdipe, sur des fixations concernant la permanence
de la toute-puissance narcissique de la période anale qu'à une régression
classique ayant supposé un réel moment oedipien d'éclipse de cette
toute-puissance. La forme très particulière dont a été vécue, chez les
états limites, la période anale n'a laissé au patient ni la liberté de tra-
verser normalement jusqu'à son déclin normal la période oedipienne,
ni non plus la possibilité de revenir sur des positions anales purement
fonctionnelles et maturatives, visant à une diminution des tensions
et à une meilleure élaboration des maîtrises, des liaisons, des tempo-
risations, des manipulations des pensées et de l'adaptation du compor-
tement, dans le sens du principe de réalité sans rejeter le principe
de plaisir.
Les fixations prégénitales antérieures, déjà paralysantes pour la
libido oedipienne de l'état limite au moment de l'entrée dans l'OEdipe,
vont se montrer à nouveau tout autant paralysantes dans le retour sur
le registre anal. Ces fixations participeront, en effet, grandement à la
précipitation de l'état limite dans sa pseudo-latence en réduisant
considérablement et la durée et l'intensité du potentiel économique
oedipien au moment du retour sur une analité déjà bien restrictivement
préparée.
La latence normale réutilise le stade anal comme élément de progres-
sion dans un retour « fonctionnel » et passager à la « révision anale »
après remplacement de l'économie purement narcissique par une
économie où les éléments oedipiens prennent une part énergétique et
organisatrice importante. Il s'agit d'une régression normale, souple,
rassurante mais momentanée, tout imprégnée de potentiel oedipien
provisoirement et simplement « refroidi » dans le « climatiseur » anal,
en vue du retour meilleur dans l'efficience du mouvement énergétique
et relationnel objectai entrevu dans l'OEdipe. La pseudo-latence des
états limites constitue au contraire une régression pathologique condi-
tionnée par les fixations antérieures. La libido régressée sur de telles
fixations demeurera par la suite assez figée, assez statique, sans dyna-
misme oedipien mobilisable.
Nous ne rencontrons du même coup chez les états limites, au
niveau du Moi, qu'un simple aménagement ni très mobile, ni très
624 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1970

rigide, mais demeurant fixé avec angoisse (de perte) sur l'objet en termes
d'anaclitisme et non en termes de conflit oedipien.
A. Green nous a montré que dans toute latence se pose le problème
d'un deuil. Dans les états limites, ce deuil prend un aspect assez parti-
culier et interminable. C'est comme si le père représentait un objet
forclos et renié. Dans le cas de Norbert, le traumatisme précoce coïncide
avec la mort réelle du père mais le deuil ne pourra en être fait pour
autant. Dans le cas de Ludovic, le traumatisme précoce correspond
au remplacement du père (absent) par le voisin aussitôt éclipsé aussi,
toujours sans deuil.
Le mode particulier de régression anale de l'état limite ferme à
l'évolution du Moi toutes les autres voies sans toutefois lui présenter
une réelle possibilité structurelle solide et définitive : d'un côté, si la
régression post-oedipienne s'était effectuée sur une organisation anale
ayant gardé du moment préoedipien des fixations moins importantes
et plus souples, il en aurait résulté des possibilités de latence normale.
D'un autre côté, si les fixations anales prégénitales avaient été beaucoup
plus rigides et sadiques, nous aurions connu une prédisposition à la
névrose (obsessionnelle) et enfin, d'un troisième côté, si les fixations
anales s'étaient montrées vraiment inefficaces, et inorganisées, la
régression aurait pu facilement sauter la barrièrenarcissique et entraîner
le Moi en direction de la solution psychotique.
Ce schéma n'indique bien entendu que des prédispositions ; pour
parler en termes d'organisations il faudrait en plus considérer également
la qualité et l'importance des éléments oedipiens ramenés dans ces
mêmes mouvements régressifs ainsi que le sens de l'évolution objectale
générale.
Les états limites constituent des « états indécis du Moi » inorganisés
encore sur le plan strictement structurel mais pas trop mal aménagés.
On remarque chez eux une certaine exagération, souvent à peine
perceptible, de ce que l'on s'attend à rencontrer chez les gens réputés
« normaux ». Nombre d'états limites s'ingénient d'ailleurs,
parfois
avec succès et durant toute leur vie, à se présenter défensivement dans
leur comportement extérieur comme « hypernormaux ». Ils arrivent
même quelquefois à donner le change à un point tel qu'ils peuvent
jouer, comme Norbert, pendant un certain temps le rôle de personnalité
idéale. On peut imaginer facilement la déception, l'angoisse et aussi
la colère de ces admirateurs si un tel idéal, assez factice, vient à se
décompenser, à s'écrouler comme cela ne manque pas de se passer
dans nombre de mouvements totalitaires ou simplement autoritaires.
LES ÉTATS LIMITES 625

Ce sont des sujets assez adaptables, assez séduisants, assez éner-


giques. Leur Moi n'est pas morcelé comme celui des psychotiques
en fragments épars difficiles à relier entre eux dans une économie
mal adaptée aux réalités objectives. Le Moi des états limites se trouve
simplement divisé en deux secteurs inégalement constitués et non
désunis. La notion même de « limite » marque la défaillance de certains
investissements narcissiques au niveau de la séparation entre « l'inté-
rieur » et « l'extérieur ».
La difficulté pour l'état limite à accepter la réalité frustrante conduit
à une certaine détérioration du mode perceptif, de cette réalité et,
au bout du compte, aux fameuses déformations du Moi citées par Freud
dans son article sur « La perte de la réalité dans les névroses et les
psychoses » (1924).
Au stade d'organisation de l'état limite, objets extérieurs et monde
psychique interne se trouvent certes reconnus comme différents mais
il existe en réalité trois pôles relationnels : d'un côté un bon objet interne,
partie du Moi organisée autour des introjections positives, d'un autre
côté une certaine réalité extérieure dont l'aspect positif est bien investi
libidinalement, mais il demeure en permanence un troisième côté
menaçant, une catégorie de mauvais objets externes réellement frustrants,
décrits par O. Kernberg conduisant à des introjections négatives pré-
coces et immédiatement projetées.
Cette séparation active par le Moi entre introjections négatives
et positives impliquerait une déformation du Moi, un certain clivage,
tout à fait différent de l'éclatement psychotique.
Le cas de Suzanne me paraît illustrer de façon très démonstrative
cette « double réalité » (M. Gressot) avec d'un côté les images familiales
négatives : les parents méprisables, le mari et le fils qui leur « ressem-
blent », et d'un autre côté le véritable « roman familial » défensif contre
la blessure narcissique : directrice, diplomate, homme du monde,
officier, psychanalyste, etc. Ce dernier plan n'arrivant d'ailleurs qu'à
accentuer par son irréalité la blessure narcissique liée à la réalité et
constituant un véritable passage à l'acte à la limite du délire nous
rappelant l'exemple donné par M. Soulé. C'est aussi à ce même méca-
nisme de clivage qu'on peut relier chez Ludovic l'hésitation entre ces
deux aspects assez contradictoires de la réalité perçue : le mariage et
le suicide, répétition depuis l'enfance des deux courants d'objets
représentatifs : les parents d'un côté (frustrants et éloignés) et les
voisins et l'analyste d'un autre côté (gratifiants et rapprochés mais
à éloigner aussi).
626 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1970

Le clivage de l'état limite s'accompagne d'une défaillance des


processus normaux d'intégration et de développement des systèmes
identificatoires avec prédominance des introjections négatives en
rapport avec l'intensité des poussées agressives et des frustrations
du jeune âge. En contrepartie normale, les objets extérieurs ont ten-
dance à devenir ou « tous bons » ou « tous mauvais ».
Le cas de Norbert nous montre les dangers d'un échec de cette
défense : la condensation opérée à l'occasion de la rencontre avec le
« vrai frère - faux frère » : prêtre juif roumain, renégat, persécuté,
déclenche, comme les restes diurnes d'un rêve, une résonance si
intense dans l'inconscient qu'il ne peut plus cliver et rejeter une partie
« mauvaise » du réel extérieur ; le mécanisme classique de l'identifi-
cation projective ne peut pas être vécu sur le plan fantasmatique exté-
rieur, il est vécu pour ainsi dire sur le plan d'une réalité intérieure
créant un véritable état d'angoisse psychotisante. Ce flot agressif et
libidinal régrédient d'un tel mouvement ne peut être endigué ; les inves-
tissements narcissiques s'avèrent insuffisants et débordés. C'est la
grande crise d'angoisse aiguë dont nous reparlerons plus loin.
La seconde défense très caractéristique de l'état limite, c'est le déni.
On le voit apparaître plus nettement encore dans l'aménagement pervers
tel que je le décrirai ultérieurementmais ce déni tire déjà ses racines
dans l'aménagement provisoire du tronc commun limite. Il s'agit,
le plus souvent, à bas bruit, de la « non-perception » du sexe féminin
en tant que réalité positive, admise et signifiante. Or, s'il n'existe pas
de « femme » sexuellement, il ne peut y avoir d' « homme » non plus,
au sens génital du terme. A côté des petits, il n'existe que des adultes,
des grands, narcissiquement complets ou incomplets. C'est le triomphe
du phallus narcissique ou son échec. Le phallus, « ça » se montre,
« ça ne fonctionne pas encore sexuellement », faute du complément
indispensable objectai et génital. Le danger de la perte du phallus c'est
l'hémorragie narcissique, la dépression, non la castration oedipienne
(avec tout son contexte économique génital et névrotique, structurel-
lement parlant).
Un exemple caractéristique d'échec du déni se distingue au moment
où Norbert se fiance et connaît sa première tentative sexuelle : la
constatation de visu, indéniable à cet instant, de l'absence de phallus chez
la femme déclenche une crise d'angoisse aiguë que Norbert va essayer
de calmer en courant après le pénis du jeune garçon.
Les états limites se présentent comme des écorchés vifs résistant
mal aux frustrations. Ils sont terrorisés par la peur de ne pas être aimés,
LES ÉTATS LIMITES 627

soutenus, conseillés par l'objet, qui constitue la cible de leur Idéal


du Moi, et en même temps pour eux à la fois un Surmoi auxiliaire
persécuteur et un Moi auxiliaire protecteur.
Dans toute économie psychique, on constate un mouvement pen-
dulaire des investissements entre la lignée Narcissisme - Idéal du
Moi - Blessure narcissique - Dépression, décrite par B. Grunberger,
et la lignée Pulsions - OEdipe - Surmoi - Culpabilité - Castration -
Conflits - Symptômes, classique dans les névroses. Ce qui spécifie
l'état limite, c'est le retrait des investissements de cette deuxième
lignée au profit de la première et un exemple s'en trouve illustré
dans toute la deuxième partie du traitement de Suzanne, au moment
de l'analyse de la blessure narcissique et de sa réparation dans le
transfert.
Quand le narcissisme primaire a été suffisamment constitué, on peut
entrer dans une économie oedipienne et névrotique. Quand le narcis-
sisme primaire se trouve assez nettement infondé, on demeure dans
une économie fusionnelle à la mère, autique et psychotique. L'état
limite se situe à mi-chemin entre ces deux solutions : le narcissisme
primaire a pu, grosso modo, se constituer, mais avec une faille, une
blessure incomblée, et apparemment incomblable. Tous les aménage-
ments décrits ici sont utilisés pour tenter de masquer cette faille. Il
n'est point besoin de créer une néo-réalité rassurante, et il n'est pas
tellement nécessaire de refouler les représentations ; le clivage et le
déni, procédés plus simples et plus archaïques (quoique moins efficaces
mais exigeant moins de contre-investissements que le refoulement)
suffisent, pendant longtemps souvent, pour masquer la blessure et
l'hémorragie narcissique. S'ils échouent, ce n'est ni le délire, ni
les symptômes névrotiques qui apparaissent d'emblée, mais la dépression
avec son cortège narcissique bien connu, à la fois psychique et corporel,
ce dernier effet se situant sur un registre d'allure hypocondriaque et
non pas hystérique ou psychosomatique, bien que cette confusion
semble très fréquente.
Ces aspects du vécu narcissique nous ramènent à l'OEdipe et à
notre pseudolatence précoce dans la dialectique cette fois entre Surmoi
et Idéal du Moi :
De même que le Surmoi est l'héritier du complexe d'OEdipe (et
qu'il ne peut être conçu que comme tel dans un système de référence
authentiquement freudien) et lié à l'angoisse de castration, l'Idéal du
Moi, de son côté, est l'héritier du narcissisme primaire. C'est un
inépuisable (et infructueux à lui seul) effort pour réparer la perte de
628 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1970

la relation avec la mère primitive toute-puissante et plus tard avec les


deux parents tout-puissants.
Il serait dommage qu'un adultomorphisme (reposant sur les cas
de maturation où les deux lignées narcissique et oedipienne se trouvent
plus ou moins harmonieusement articulées) nous fasse trop vite projeter
sur tel enfant ou tel patient plus âgé des modes d'organisation sur-
moïques, oedipiens et génitaux qui ne constituent pas l'essentiel de
leur problème profond, même si nous appuyons nos propres projections
sur d'authentiques éléments surmoïques, oedipiens et génitaux coexis-
tant forcément en eux mais à titre fragmentaire, et non fondamental
et encore moins organisateur.
Les traits narcissiques de l'Idéal du Moi sont prédominants ; il
remplit une fonction d'attrait pour la constitution du Moi et de guide
dans la formation du Surmoi.
Mais l'importance que prend un Idéal du Moi puéril dans une
personnalité ne peut aller que de pair avec une atrophie complémentaire
du Surmoi. Du fait de son faible engagement dans l'organisation oedi-
pienne, comme de la mégalomanie des fixations à son Idéal du Moi,
l'état limite n'est pas tellement « coupable » du mal qu'il peut faire
ni tellement angoissé devant une quelconque menace de punition
par voie de castration ; il se trouve davantage « terrorisé » par la peur
de ne plus être aimé, défendu et même conseillé par l'autre, s'il ne
fait pas aussi bien qu'il est certain que cet autre (comme sa mère)
l'exige de lui et si cet autre décèle le point de départ projectif et agressif
de ses attitudes masochiques personnelles.
Dans Moïse et le monothéisme, Freud montre comment cette attitude
provient de fixations à une époque où l'autorité n'était pas encore
intériorisée en Surmoi véritable : chaque fois que par « amour filial »,
dit Freud, le sujet opérait un renoncement, un sentiment de satisfaction
et surtout de sécurité apparaissait. Et A. Green nous a précisé qu'être
aimé de leur Idéal du Moi est aussi indispensable à ce niveau pour ce
genre de patients qu'être aimé de la mère, aussi nécessaire que la
nourriture.
M. Fain suppose que l'état limite commet une confusion entre
crainte de castration et perte de l'échelle narcissique (c'est-à-dire
dépersonnalisation). On peut penser que l'état limite cherche à entraîner
défensivement l'analyste dans ce genre de confusion. Il essaie de
demeurer sous « la loi du père » et ce jeu devient d'autant plus labile
que le nom du père semble forclos. Les états limites échapperaient
ainsi à la psychose par un effort de réparation leur permettant de faire
LES ÉTATS LIMITES 629

éclipser les aspects trop loin du réel de leur Idéal du Moi hypertrophié
au profit d'un objet assez particulier offert en pâture à leur Moi. C'est
ce qu'on a pu observer chez Ludovic au moment de la rencontre avec
le banquier, après le concert. Ce caractère fascinant de l'objet du Moi
permet (au moins provisoirement) la mise à l'écart des problèmes
conflictuels trop aigus.
Dans une latence normale, il y a régression banale du Surmoi sur
des positions assez souples correspondant aux vestiges de l'ancien
Idéal du Moi. Le Surmoi est intériorisé. En cela on peut concevoir
la période de latence normale comme une véritable logistique de
l'adolescence. Or, chez l'état limite, les choses se passent tout autrement
car l'OEdipe, dans la faiblesse de ses investissements, ne peut remplir
sa fonction essentielle de modification dans un sens plus maturatif
et plus objectai de l'Idéal du Moi. Régression et fixation amèneront
la persistance d'un Idéal du Moi de mode mégalomaniaque et irréel
sur lequel feront retour les éléments incomplets du Surmoi postoedipien
qui n'aura pu réaliser pleinement sa formation autonome ni son inté-
riorisation. A la suite de quoi, toute déception narcissique ressentie
ne pourra plus se limiter à la simple modestie du sujet oedipien mais
conduira au contraire à la voie dépressive spécifique de l'état limite.
Le transfert des états limites se trouve tout imprégné des facteurs
économiques qui viennent d'être passés en revue. La relation est
dominée par l'alternance des projections sur le thérapeute du Moi
tout bon ou tout mauvais et la période du début de la cure, toujours
très longue, est marquée d'une déformation sensible et subtile du réel
qui risque de conduire à une situation insoluble si l'analyste réagit
fâcheusement de son côté au lieu de mettre en évidence le jeu projectif
et défensif du patient.
Le rôle de la défusion instinctuelle et la mise en minorité des
pulsions d'amour dans l'apparition de l'attitude dépressive ont été
signalés par Nacht et Racamier qui ont insisté sur cette particulière
répétition de la séquence : Frustration - Haine - culpabilité - auto-
agression. Je remplacerais seulement le terme de « culpabilité », de
lignée peut-être trop oedipienne, par le mot honte ou par l'expression
encore mieux adaptée sans doute, de « dégoût de soi-même », davantage
narcissique.
A un certain moment le patient ressent le thérapeute comme un
parent frustrant et menaçant et, un moment après, c'est le patient qui
se montre comme se considérant lui-même comme le parent menaçant
et injuste envers le thérapeute imaginé comme coupable et effrayé.
630 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1970

C'est ce que Racker a défini comme « l'identification complémentaire ».


Ainsi, le patient, tour à tour, projette sur l'analyste ses sentiments
hostiles, et réintrojecte aussitôt de lui une image singulièrement altérée.
Le manque d'insight risque d'être assez total et le jeu des identifications
positives, indispensable à toute cure, peut ainsi se trouver très longtemps
bloqué.
De cet état de choses, découle très vite une nécessité de « mettre
en acte » des représentations assez directes des pulsions comme l'ont
décrit dans les psychopathies de l'enfant D. Braunschweig, S. Lebovici
et J. Van Thiel-Godfind, sans accession au registre symbolique ni à la
sublimation. Il en résulte d'une part des passages à l'acte fréquents
dans la cure qui, comme je l'ai montré dans un autre travail, ne se
trouvent pas tous négatifs car ils constituent parfois un prélude indis-
pensable à la mentalisation et à la verbalisation dans la cure, si le
thérapeute sait en tirer parti.
D'autre part, le jeu de va-et-vient des constants investissements et
désinvestissements de l'objet internalisé (comme dans le cas de Norbert)
ne permet pratiquement pas aux décharges agressives de demeurer
liées aux élans libidinaux. Les projections de l'Idéal du Moi se trouvent
constamment faites sur un registre plus ou moins mégalomaniaque,
comme s'il n'y avait pas de conflit.
M. Fain, dans la discussion avec B. Schmitz à propos des états
limites, a décrit ces états comme se comportant avec leur processus
primaire dans la cure comme s'ils rêvaient devant le thérapeute. De
la même façon, on les voit rapporter leur vie sous un cachet halluci-
natoire, bien masqué au dehors par des défenses ou des événements
vécus, qui assurent à ces patients, aux yeux des observateurs extérieurs,
l'allure d'une « évidente normalité ».
Ces aspects semblent assez nets dans mes trois observations : le
cas de Suzanne et celui de Ludovic montrent une forme très classique
de ce genre de transfert. Le lien anaclitique avec moi est si nettement
établi que l'un et l'autre exposent allègrement leur roman et jouent
leurs scènes (vécues ou fantasmatiques, peu importe) dans la cure,
sans ce lien conflictuel oedipien propre aux névrotiques. Tout est
dramatisé dans le roman passé, rien n'est répété dramatiquement dans
le transfert présent. Ils se « souviennent », ils ne revivent pas.
Quant au cas de Norbert, il se présente justement de façon atypique
et il ne pouvait engendrer que la fuite, car ce genre de transfert indis-
pensable à la sécurité de l'approche du patient à la distance sécurisante
avait été court-circuité malencontreusement (pour ne pas dire perfi-
LES ÉTATS LIMITES 631

dement) par son ancien « directeur ». Il y avait eu conflictualisation


préalable et dramatisation alarmante de la relation avec moi. Ce genre
de transfert n'était pas supportable, surtout d'emblée. Norbert se
trouvait, une fois de plus, trahi sur le plan narcissique et en même temps
provoqué, au delà de ses ressources adaptatives, sur le plan des pulsions.

Ce que je viens de décrire correspond à la partie de ma recherche


portant sur le tronc commun de « l'aménagement limite ». Je voudrais,
pour terminer, signaler les évolutions possibles de ce tronc commun.
Tout d'abord, les évolutions spontanées : d'un côté un tel aménage-
ment relativement instable peut durer toute une vie ou n'éclater qu'à
la sénescence à l'occasion d'un des traumatismes très variés de cette
époque. D'un autre côté peuvent se constituer d'autres aménagements
plus organisés et plus stables qui, sans former de véritables « structures »,
arrivent à masquer de façon plus durable la menace dépressive. Ce sont
pour moi les rameaux caractériel et pervers du tronc commun :
L'aménagement caractériel apparaîtrait quand les formations réac-
tionnelles arriveraient à maintenir l'angoisse dépressive rejetée sur
l'extérieur et à permettre de tenir à distance ce retour de l'agression
narcissique.
L'aménagement pervers correspondrait pour sa part à l'évitement
de l'angoisse par le jeu d'un véritable déni d'une partie très focalisée
du réel : le sexe de la femme avec surinvestissementcomplémentaire de
l'objet partiel phallique. Il s'agit d'un déni sensoriel (et non du refou-
lement pulsionnel) de la perception visuelle du sexe de la femme.
Un second mode évolutif du tronc commun est constitué par la
rupture brutale, pouvant survenir à tout moment, de cet aménagement
instable :
C'est la crise d'angoisseaiguë décrite par J. A. Gendrot et P.-C. Raca-
mier à propos de ce qu'on appelait classiquement « névrose d'angoisse ».
C'est un moment, le plus souvent assez bref, de crise suraiguë, pro-
visoire, proche de la dépersonnalisation, ainsi que l'a exposé M. Bouvet.
Ce serait le deuxième désorganisateur de l'évolution du Moi-limite.
Il se produirait sous l'effet d'un deuxième traumatisme significatif. Ceci
semble avoir été assez net, à des degrés divers dans mes trois
observations.
L'émergence des facteurs oedipiens sur un mode particulièrement
vicié lors du premier traumatisme a conduit à une pseudolatence à la
632 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1970

fois précoce et souvent très prolongée. La puberté affective s'est


trouvée ainsi profondément bloquée et retardée. Le deuxième trauma-
tisme, en provoquant à nouveau une surcharge pulsionnelle insuppor-
table, va déclencher une véritable crise pubertaire tardive vécue dans
une alarme extrême devant le retour inopiné de positions oedipiennes
qui ne sont plus éludables maintenant simplement par clivage et déni.
Ces défenses archaïques et imparfaites sont à jamais dépassées.
Alors, il existe trois solutions possibles :
— Ou bien le refoulement va enfin jouer son rôle adaptatif et le
conflit oedipien va pouvoir être (pour la première fois) vécu sur un
mode génital et nous entrerons pour de bon dans une structure névro-
tique définitive (c'est aussi, bien sûr, ce qui doit se passer dans une
cure).
— Ou bien le patient ne verra son salut que dans la voie non d'un
simple clivage mais d'un déni général de la réalité avec reconstruction
d'une néo-réalité au prix non plus d'une déformation mais d'un écla-
tement du Moi. C'est l'entrée dans la structure psychotique irréversible
(mais curable en tant que psychose).
— Ou bien encore, si les manifestations mentales arrivent à se
désexualiser, à se désinvestir, à s'autonomiser au profit d'un retour
à un mode somatopsychiquearchaïque et unifié d'excitation et d'expres-
sion, nous entrerons dans la voie psychosomatique de régression
et d'investissement.
Il faut enfin noter que le suicide se présente comme issue non
exceptionnelle à ce deuxième traumatisme et reconnaître que certains
états d'angoisse (pseudophobiques) subaigus, et plus prolongés, peuvent
précéder ou parfois remplacer l'état aigu d'angoisse que je viens de
décrire.
Les états limites constituent une proportion importante des gens
que nous soignons ou que nous côtoyons. Si beaucoup d'entre eux,
justement en fonction de la fragilité de leurs aménagements, évoluent
sans grand bruit dans un souci de plaquer du mieux possible à la
« normalité » ambiante, certains états limites se sont tout de même
taillé un nom dans l'histoire ou la littérature.
C'est le cas par exemple de Robespierre, qui, tout comme Ludovic,
dans son apparente limpidité libidinale, hésitait sans cesse entre la
vie et la mort, de peur que la vie ne rende nécessaires les compromis
tant redoutés et l'abandon d'un Idéal du Moi mégalomaniaque.
Ce sont les ébats acrobatiques avec la réalité de Bouvard et Pécuchet,
toujours en échec et jamais en catastrophe, Flaubert ayant mis six ans
LES ÉTATS LIMITES 633

pour ne pas achever un livre dont il disait lui-même que « les femmes
y tenaient peu de place et l'amour aucune ».
C'est la pseudo-réussite bien fragile de la bonne bourgeoisie victo-
rienne caricaturée par John Galsworthy dans la célèbre fresque des
Forsyte dont l'auteur nous dit qu'ils ont toujours besoin d'être ensemble
mais qu'ils ne « meurent » jamais...
Don Quichotte ne crée pas de toutes pièces son délire mais part
d'une déformation et du réel et du Moi (les moulins à vent, ou plus
particulièrement encore Dulcinée) pour courir après des images idéales
délirantes données en objet à son Moi malade. Ne peut-il illustrer,
à sa façon, un passage de l'état limite vers la psychose chez un vieillard
ayant mené jusque-là la vie sans fantaisies d'un état limite assez bien
adapté mais se décompensant quand les besoins narcissiques se trouvent
percutés brutalement par les frustrations de la sénescence ?
La lignée oedipienne correspond au vécu, au souvenir, au passé
emprisonnant le présent, au restrictif. La lignée narcissique correspond
au futur négation du présent, au gigantesque, à l'imaginé et à l'inac-
cessible.
Le passage d'une économie narcissique à une économie où les
investissements oedipiens non seulement l'emportent mais organisent,
ne peut se, concevoir sans un certain deuil, une momentanée tristesse :
C'est le Voyage de Baudelaire :
Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,
l'univers est égal à son vaste appétit.
Ah que le monde est grand à la clarté des lampes,
aux yeux du souvenir, que le monde est petit...

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