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OBSERVATION N° I
avoir déjà été exprimées dans des termes identiques à d'autres inter-
locuteurs dont il n'était jamais question.
Norbert a trente ans. Il en paraît moins. Il se trouve actuellement
conseiller commercial d'une société helvétique. D'emblée il m'expose
deux choses : d'une part, le motif de sa demande : un premier essai
sexuel avec la jeune fille qu'il désirait épouser a déclenché chez lui un
accès aigu d'angoisse suivi d'une période de torpeur lui ayant fait
craindre une réelle dépersonnalisation. D'autre part, il me précise avec
autant de satisfaction sous-jacente que de gêne apparente dans quelles
conditions il vient à moi : le directeur du grand Séminaire où il avait
été élève autrefois et où il s'était finalement réfugié lors de sa panique
récente lui a d'abord déclaré qu'il ne croyait en aucune façon à la
psychanalyse, puis que je me trouvais le seul à pouvoir localement
le soigner. Il lui conseillait donc de tout faire pour que je le prenne
en charge personnellement mais sans m'avouer surtout que c'était lui,
supérieur, qui m'adressait ce patient car, si je le savais, je n'accepterais
sûrement pas de recevoir Norbert.
Voilà qui posait déjà clairement le problème des mouvements
dramatiques successifs et contradictoires du sujet à partir de faits
réels récents, établissant sur un mode assez particulier le contact avec
moi, en tant que thérapeute, alors que le véritable roman qu'il m'expose
par la suite peut être suspecté de se trouver (en partie du moins) élaboré
à la fois « après coup » et en fonction du genre de transfert établi à
mon égard.
Au cours des entretiens suivants, l'angoisse se dissipe sous le couvert
de Panaclitisme retrouvé et probablement encouragé dans un contre-
transfert intéressé par l'originalité du cas, irrité contre les persécuteurs
et plus ou moins séduit par les singulières qualités du persécuté.
Norbert m'expose ainsi peu à peu une suite de vécus assez extra-
ordinaires :
Son père était israélite hongrois réfugié en France et décédé quand
le patient avait 4 ans. La mère est décrite avec insistance comme peu
intelligente, sans culture, et ne l'ayant jamais aimé. Il y a trois frères
plus âgés.
Au décès du père, c'est la guerre et l'occupation ; la famille est
obligée de « prendre le maquis ». On les loge chez des catholiques
très pieux, en montagne, dans un lieu reculé où ils ne voient prati-
quement personne, en dehors des paysans locaux et du curé du village
dont ils dépendent qui, chaque.semaine, amène le courrier et les nouvelles
et vient partager avec ses ouailles le tabac, les alcools et les cartes.
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Norbert se sent seul. Sa mère est morte. Ses frères sont demeurés
français et israélites ; ils ne veulent plus le revoir chez eux.
Ses relations de camaraderie ou d'affaires sont faciles, il fréquente
beaucoup de gens mais il a peu d'amis réels et encore moins d'amies
réelles. Pourtant, il y a un an, il a commencé à s'intéresser à une jeune
fille dont il se sentait progressivement assez épris et dont il avait tout
lieu de se croire aimé. Ils décident de se marier dans quelques mois,
et connaissent le jour même de leur décision leur première tentative
sexuelle : c'est un émoi tel pour Norbert qu'il se sauve... court les
rues hagard et finalement, pour la première fois, se sent un désir
homosexuel qu'il réalise avec un jeune garçon rencontré par hasard.
A cet épisode succède un accès d'angoisse aiguë qui dure plusieurs
jours avec terreur de dépersonnalisation. Puis s'établit un tableau de
dépression sérieuse. Il revient en France. Se dirige vers son ancien
séminaire et rôde, dans un état de grand désarroi, autour du mur
d'enceinte pendant plusieurs jours. Il reste caché là, pratiquement
sans manger ni dormir, jusqu'au moment où il a accepté de se faire
apercevoir par un de ses anciens supérieurs qui l'accueille d'abord,
le loge et le restaure, puis le fait examiner par le médecin de l'établis-
sement qui se contente d'abord d'un traitement médicamenteux à
ambition mi-sédative mi-stimulante.
Avec l'allure très directe et très brutale de cette percussion par
l'élément génital si longtemps dénié (plus que refoulé), le faible narcis-
sisme de Norbert s'est trouvé d'un seul coup mis en pièces. C'est la
décompensation dramatique qui fait redouter ici une évolution psycho-
tique ultérieure.
L'approche du corps féminin correspond à un retour massif du
matériel concernant l'absence de pénis chez la femme, condensé sans
doute aussi avec la brutale disparition de son père. La non-existence
d'un OEdipe organisé apparaît avec la brutalité des émergences pul-
sionnelles, avec la solution d'alarme homosexuelle et aux dépens de
la libido narcissique dans la menace de dépersonnalisation.
Pour enlever à Norbert toute chance de surmonter son ambivalence,
son ancien supérieur me l'adresse enfin dans les conditions précisées
plus haut.
Ce supérieur va se renier lui-même en ma faveur pour me livrer
cet innocent. Le supérieur est vécu comme un véritable « Judas »
me livrant Norbert, à moi centurion séculier et étranger. Le patient va
répéter une fois de plus une situation où il se sent celui qui est rejeté
pour la quiétude des autres et renié du même coup à cause de cela.
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OBSERVATION N° 2
Ma seconde observation clinique portera sur un état limite en
marche vers ce que j'appellerai plus loin « l'aménagement pervers »
mais n'ayant pas encore réussi à organiser économiquement le mode
d'adaptation assez stable de ce genre de compromis et semblant pouvoir
revenir vers la névrose.
Ludovic est un homme de 27 ans qui a pris son rendez-vous par
lettre avec beaucoup de précautions et auquel on donnerait beaucoup
moins que son âge.
D'allure réservée, très poli, doux de visage, prudent dans le contact,
lent dans le propos, choisissant bien ses termes, sans hésiter mais en
réfléchissant calmement comme s'il avait peur d'un rapproché de ma
part qui ne soit plus contrôlé par lui, il n'attend même pas d'éventuelles
questions pour raconter de lui-même toute son histoire, sans détails
inutiles, selon un schéma qui ne semble pas pourtant préparé à l'avance
et ne laisse percevoir ni besoin d'exhibition ni impression de pudeur
simulée. Visiblement, il tient à me donner de lui-même l'impression
d'un être sobre, prudent, nuancé et assez bien ordonné. Je le soupçonne
justement, dès ce moment, de craindre de ma part des « imprudences »,
crainte liée à une apparente ambivalence dont je comprendrai mieux
l'aspect répétitif par la suite. On dirait qu'un objet fonctionnel doit
nécessairement être offert au Moi en réassurance. Le discours paraît
à la fois spontané mais strictement destiné à l'interlocuteur qu'il ne
quitte pas des yeux. Le regard n'a rien d'arrogant mais semble réclamer
un intérêt honnête. On a l'impression qu'il s'arrêterait, cesserait
tout effort spontané et peut-être s'en irait, déçu, s'il ne sentait pas
chez l'autre une écoute attentive et qu'il se retirerait sûrement aussi
si je me montrais trop actif, trop direct dans d'éventuelles questions.
Je voyais là une illustration vivante de la classique « distance optima »
de M. Bouvet.
Il précise tout d'abord être venu consulter d'une part pour une
impression d'angoisse assez constante, durant depuis trois mois environ
et, d'autre part (il l'expose sans gloire ni honte), pour ce qu'il appelle
une « hésitation » entre le suicide et le mariage.
A aucun moment il ne me donne l'impression d'une perte du sens du
réel, du moins dans le sens psychotique, c'est-à-dire d'une personnalité
morcelée ou en danger de l'être. Il n'a pas l'air non plus de plaisanter,
ni même de dramatiser théâtralement le caractèreparfaitement inconfor-
table de sa situation.
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OBSERVATION N° 3
d'un collège peu coté, elle aurait passé avant l'âge ses examens, entra
à l'Ecole Normale, se serait liée d'une amitié empreinte de respect et
de docilité avec sa directrice qui se serait occupée sans cesse d'elle
par la suite et lui aurait permis de poursuivre une licence dans sa
petite université de province d'où enfin, toujours guidée par cette
directrice, elle « monta » à Paris préparer un diplôme spécialisé.
Me déclarant avoir repoussé divers collègues masculins qui cher-
chaient à l'approcher, elle aurait fini par accepter le mariage, dans des
conditions assez rapides, avec le frère d'une amie à laquelle elle était
très liée et qu'elle admirait beaucoup, mais dont l'origine sociale élevée
lui posait des problèmes, dit-elle.
Le mari, diplomate, de dix ans plus âgé que Suzanne, se serait
présenté comme très épris. La patiente, par contre, me dit qu'elle se
demande encore pourquoi elle l'a épousé car « il la dégoûtait » physi-
quement, pense-t-elle, par sa laideur, sa froideur, sa raideur. Elle
croit qu'elle désirait surtout un enfant, peu importait de qui.
Ce qui semble avoir été fait rapidement, et sans plaisir, mais surtout
sans la gratification narcissique qu'apporte souvent ce complément
corporel par l'enfant dans le vécu névrotique de la grossesse ou de
l'accouchement. De ce côté, l'effet aurait été nul et Suzanne serait
restée si l'on peut dire, avec ce mari et cet enfant sur les bras, sans
trop savoir qu'en faire.
C'est alors qu'elle aurait envisagé d'attirer l'attention d'un employé
du ministère de son mari. Ceci se serait passé surtout sur le plan fantas-
matique. Il s'agit ici d'un véritable « objet intérieur » si fréquent dans
les états limites : ce n'est ni le retour à l'objet narcissique du psychotique,
ni l'attachement à l'objet oedipien déformé du névrotique, mais l'inves-
tissement sur un être imaginaire, synthèse à la fois du personnage idéal
et d'un personnage réel, cependant éloigné ou inaccessible. Ce n'est
ni une introjection objectale vraie ni un véritable retour à la position
narcissique, autrement dit (comme Freud le décrivait en 1914) sans
investissement objectai satisfaisant et aussi sans mouvement narcissique
secondaire réparateur.
Cette tension se serait calmée avec le départ du couple vers une
ambassade à l'étranger où une deuxième grossesse n'est pas supportée
et où la patienté se serait éprise d'un jeune et bel officier de rensei-
gnements, aussi comblé (déclare-t-elle) de succès féminins que les
héros classiques du genre 007.
Comme elle est certaine de n'avoir aucune chance, Suzanne peut
sortir cette fois-ci de son mutisme pour se faire délivrer un constat
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de rejet. Son objet valorisé est donc perdu. Elle est prise aussitôt d'une
crise d'angoisse aiguë qui dure quelques jours et se dissipe pour laisser
place à un épisode dépressif assez sérieux.
On doit la rapatrier, elle entre en maison de santé, consulte plusieurs
psychiatres, essaie le yoga, l'acupuncture, etc., et m'est finalement
adressée par un généraliste consulté pour un incident somatique mineur
mais qui prend le temps de l'écouter et juge prudent de chercher à
mieux comprendre les difficultés affectives sous-jacentes.
Le traitement a duré quatre ans environ, et sous une forme, somme
toute, très analytique. Le début s'avéra orageux, la dépression se calma
assez rapidement mais les troubles d'allure organique furent nombreux.
Elle s'acharnait contre son mari autant que contre moi-même, tout
en demeurant extrêmement dépendante et de l'un et de l'autre.
Au cours de la deuxième année, on assista au retour des phéno-
mènes dépressifs avec l'apparition d'éléments traumatiques rapportés
par Suzanne à des vécus infantiles. Quand elle était toute petite, son
père est décrit comme un ouvrier très pauvre, ne ramenant jamais
assez d'argent à la mère. Il ne lui aurait jamais fallu arrêter le travail
quel que soit le motif invocable. Or, un jour une grève éclata dans le
pays. La mère aurait décrété que les grévistes n'étaient que des fainéants
allant boire entre eux au café l'argent qu'ils n'étaient plus capables de
rapporter à la maison, et le père se serait présenté donc régulièrement
à l'usine où il aurait été attaqué par les grévistes, lapidé, poursuivi dans
son propre escalier (sauvé par la mère qui se serait interposée vigou-
reusement) et marqué pour sa vie comme traître au groupe par ses
compagnons d'entreprise.
Il aurait été blessé (en réalité peu gravement) dans l'incident, mais
Suzanne dit avoir cru son père mort en le voyant ensanglanté et plus
tard elle aurait ressenti à l'école et dans le village le déshonneur du père
retomber sur elle. Elle se serait sentie « marquée » comme fille d'une
famille doublement indigne.
Une si brutale révélation simultanée de son amour naissant pour
le père et de l'interdiction d'y toucher, en même temps que la preuve
évidente de l'incapacité du père et des hommes à affronter le tout-
puissant phallus maternel, opèrent une régression immédiate pour
renforcer l'image sadique ancienne de la scène primitive et ranger
cet épisode fortement érotisé du côté des frustrations narcissiques
archaïques.
Suzanne serait devenue depuis ce jour d'une « sagesse » exemplaire...
jusqu'à la naissance du premier enfant. Elle n'aurait présenté pendant
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RÉFLEXIONS
Freud signale qu'à son avis le stade sadique anal ne fait pas que précéder
le stade génital — « souvent, dit-il, il lui succède et le remplace ».
Ce mouvement a été décrit en détail par M. Fain et D. Braun-
schweig.
Dans les états limites on aurait affaire plutôt à un retour brutal,
par défense contre l'OEdipe, sur des fixations concernant la permanence
de la toute-puissance narcissique de la période anale qu'à une régression
classique ayant supposé un réel moment oedipien d'éclipse de cette
toute-puissance. La forme très particulière dont a été vécue, chez les
états limites, la période anale n'a laissé au patient ni la liberté de tra-
verser normalement jusqu'à son déclin normal la période oedipienne,
ni non plus la possibilité de revenir sur des positions anales purement
fonctionnelles et maturatives, visant à une diminution des tensions
et à une meilleure élaboration des maîtrises, des liaisons, des tempo-
risations, des manipulations des pensées et de l'adaptation du compor-
tement, dans le sens du principe de réalité sans rejeter le principe
de plaisir.
Les fixations prégénitales antérieures, déjà paralysantes pour la
libido oedipienne de l'état limite au moment de l'entrée dans l'OEdipe,
vont se montrer à nouveau tout autant paralysantes dans le retour sur
le registre anal. Ces fixations participeront, en effet, grandement à la
précipitation de l'état limite dans sa pseudo-latence en réduisant
considérablement et la durée et l'intensité du potentiel économique
oedipien au moment du retour sur une analité déjà bien restrictivement
préparée.
La latence normale réutilise le stade anal comme élément de progres-
sion dans un retour « fonctionnel » et passager à la « révision anale »
après remplacement de l'économie purement narcissique par une
économie où les éléments oedipiens prennent une part énergétique et
organisatrice importante. Il s'agit d'une régression normale, souple,
rassurante mais momentanée, tout imprégnée de potentiel oedipien
provisoirement et simplement « refroidi » dans le « climatiseur » anal,
en vue du retour meilleur dans l'efficience du mouvement énergétique
et relationnel objectai entrevu dans l'OEdipe. La pseudo-latence des
états limites constitue au contraire une régression pathologique condi-
tionnée par les fixations antérieures. La libido régressée sur de telles
fixations demeurera par la suite assez figée, assez statique, sans dyna-
misme oedipien mobilisable.
Nous ne rencontrons du même coup chez les états limites, au
niveau du Moi, qu'un simple aménagement ni très mobile, ni très
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rigide, mais demeurant fixé avec angoisse (de perte) sur l'objet en termes
d'anaclitisme et non en termes de conflit oedipien.
A. Green nous a montré que dans toute latence se pose le problème
d'un deuil. Dans les états limites, ce deuil prend un aspect assez parti-
culier et interminable. C'est comme si le père représentait un objet
forclos et renié. Dans le cas de Norbert, le traumatisme précoce coïncide
avec la mort réelle du père mais le deuil ne pourra en être fait pour
autant. Dans le cas de Ludovic, le traumatisme précoce correspond
au remplacement du père (absent) par le voisin aussitôt éclipsé aussi,
toujours sans deuil.
Le mode particulier de régression anale de l'état limite ferme à
l'évolution du Moi toutes les autres voies sans toutefois lui présenter
une réelle possibilité structurelle solide et définitive : d'un côté, si la
régression post-oedipienne s'était effectuée sur une organisation anale
ayant gardé du moment préoedipien des fixations moins importantes
et plus souples, il en aurait résulté des possibilités de latence normale.
D'un autre côté, si les fixations anales prégénitales avaient été beaucoup
plus rigides et sadiques, nous aurions connu une prédisposition à la
névrose (obsessionnelle) et enfin, d'un troisième côté, si les fixations
anales s'étaient montrées vraiment inefficaces, et inorganisées, la
régression aurait pu facilement sauter la barrièrenarcissique et entraîner
le Moi en direction de la solution psychotique.
Ce schéma n'indique bien entendu que des prédispositions ; pour
parler en termes d'organisations il faudrait en plus considérer également
la qualité et l'importance des éléments oedipiens ramenés dans ces
mêmes mouvements régressifs ainsi que le sens de l'évolution objectale
générale.
Les états limites constituent des « états indécis du Moi » inorganisés
encore sur le plan strictement structurel mais pas trop mal aménagés.
On remarque chez eux une certaine exagération, souvent à peine
perceptible, de ce que l'on s'attend à rencontrer chez les gens réputés
« normaux ». Nombre d'états limites s'ingénient d'ailleurs,
parfois
avec succès et durant toute leur vie, à se présenter défensivement dans
leur comportement extérieur comme « hypernormaux ». Ils arrivent
même quelquefois à donner le change à un point tel qu'ils peuvent
jouer, comme Norbert, pendant un certain temps le rôle de personnalité
idéale. On peut imaginer facilement la déception, l'angoisse et aussi
la colère de ces admirateurs si un tel idéal, assez factice, vient à se
décompenser, à s'écrouler comme cela ne manque pas de se passer
dans nombre de mouvements totalitaires ou simplement autoritaires.
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éclipser les aspects trop loin du réel de leur Idéal du Moi hypertrophié
au profit d'un objet assez particulier offert en pâture à leur Moi. C'est
ce qu'on a pu observer chez Ludovic au moment de la rencontre avec
le banquier, après le concert. Ce caractère fascinant de l'objet du Moi
permet (au moins provisoirement) la mise à l'écart des problèmes
conflictuels trop aigus.
Dans une latence normale, il y a régression banale du Surmoi sur
des positions assez souples correspondant aux vestiges de l'ancien
Idéal du Moi. Le Surmoi est intériorisé. En cela on peut concevoir
la période de latence normale comme une véritable logistique de
l'adolescence. Or, chez l'état limite, les choses se passent tout autrement
car l'OEdipe, dans la faiblesse de ses investissements, ne peut remplir
sa fonction essentielle de modification dans un sens plus maturatif
et plus objectai de l'Idéal du Moi. Régression et fixation amèneront
la persistance d'un Idéal du Moi de mode mégalomaniaque et irréel
sur lequel feront retour les éléments incomplets du Surmoi postoedipien
qui n'aura pu réaliser pleinement sa formation autonome ni son inté-
riorisation. A la suite de quoi, toute déception narcissique ressentie
ne pourra plus se limiter à la simple modestie du sujet oedipien mais
conduira au contraire à la voie dépressive spécifique de l'état limite.
Le transfert des états limites se trouve tout imprégné des facteurs
économiques qui viennent d'être passés en revue. La relation est
dominée par l'alternance des projections sur le thérapeute du Moi
tout bon ou tout mauvais et la période du début de la cure, toujours
très longue, est marquée d'une déformation sensible et subtile du réel
qui risque de conduire à une situation insoluble si l'analyste réagit
fâcheusement de son côté au lieu de mettre en évidence le jeu projectif
et défensif du patient.
Le rôle de la défusion instinctuelle et la mise en minorité des
pulsions d'amour dans l'apparition de l'attitude dépressive ont été
signalés par Nacht et Racamier qui ont insisté sur cette particulière
répétition de la séquence : Frustration - Haine - culpabilité - auto-
agression. Je remplacerais seulement le terme de « culpabilité », de
lignée peut-être trop oedipienne, par le mot honte ou par l'expression
encore mieux adaptée sans doute, de « dégoût de soi-même », davantage
narcissique.
A un certain moment le patient ressent le thérapeute comme un
parent frustrant et menaçant et, un moment après, c'est le patient qui
se montre comme se considérant lui-même comme le parent menaçant
et injuste envers le thérapeute imaginé comme coupable et effrayé.
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pour ne pas achever un livre dont il disait lui-même que « les femmes
y tenaient peu de place et l'amour aucune ».
C'est la pseudo-réussite bien fragile de la bonne bourgeoisie victo-
rienne caricaturée par John Galsworthy dans la célèbre fresque des
Forsyte dont l'auteur nous dit qu'ils ont toujours besoin d'être ensemble
mais qu'ils ne « meurent » jamais...
Don Quichotte ne crée pas de toutes pièces son délire mais part
d'une déformation et du réel et du Moi (les moulins à vent, ou plus
particulièrement encore Dulcinée) pour courir après des images idéales
délirantes données en objet à son Moi malade. Ne peut-il illustrer,
à sa façon, un passage de l'état limite vers la psychose chez un vieillard
ayant mené jusque-là la vie sans fantaisies d'un état limite assez bien
adapté mais se décompensant quand les besoins narcissiques se trouvent
percutés brutalement par les frustrations de la sénescence ?
La lignée oedipienne correspond au vécu, au souvenir, au passé
emprisonnant le présent, au restrictif. La lignée narcissique correspond
au futur négation du présent, au gigantesque, à l'imaginé et à l'inac-
cessible.
Le passage d'une économie narcissique à une économie où les
investissements oedipiens non seulement l'emportent mais organisent,
ne peut se, concevoir sans un certain deuil, une momentanée tristesse :
C'est le Voyage de Baudelaire :
Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,
l'univers est égal à son vaste appétit.
Ah que le monde est grand à la clarté des lampes,
aux yeux du souvenir, que le monde est petit...