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Revue française de

psychanalyse (Paris)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud


Société psychanalytique de Paris. Revue française de
psychanalyse (Paris). 1927.

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Revue française

de

PSYCHANALYSE

Jacques LACAN

Le stade du miroir
comme formateur
de la fonction du JE

J. LEUBA

Introduction à l'étude clinique


du narcissisme

H. G. VAN DER WAALS

Le narcissisme

XIIe Conférence des Psychanalystes


rie langue française

OCTOBRE - DECEMBRE 1949

REVUE TRIMESTRIELLE
REVUE FRANCAISE
DE PSYCHANALYSE

de la Société Psychanalytique Paris

Section française de l'Association Psychanalytique internationale

COMITÉ DE RÉDACTION

Mme Marie BONAPARTE — Dr Michel CENAC


Pr Daniel LAGACHE — Dr J, LEUBA — Dr Sacha NACHT
Dr Ch. ODIER — Dr Marc SCHLUMBERC.ER

Secrétaire : Mlle Anne BERMAN

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LE STADE DU MIROIR
COMME FORMATEUR DE LA FONCTION DU JE,
telle qu'elle nous est révélée
dans l'expérience psychanalytique
par
Jacques LACAN

La conception du stade du miroir que j'ai introduite à notre


dernier congrès, il y a treize ans, pour être depuis plus ou moins
passée clans l'usage du groupe français, ne m'a pas paru indigne
d'être rappelée à votre attention : aujourd'hui spécialement quant
aux lumières qu'elle apporte sur la fonction du je dans l'expérience
que nous en donne la psychanalyse. Expérience dont il faut dire
qu'elle nous oppose radicalement à toute philosophie issue du Cogito.
Peut-être y en a-t-il parmi vous qui se souviennent de l'aspect
de comportement dont nous partons, éclairé d'un fait de psychologie
comparée : le petit d'homme à un âge où il est pour un temps court,
mais encore dépassé en intelligence instrumentale par le chimpanzé,
reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir comme telle.
Reconnaissance signalée par la mimique illuminative du Aha-
Erlebnis, où pour Köhler s'exprime l'aperception situationnelle,
temps essentiel de l'acte d'intelligence.
Cet acte, en effet, loin de s'épuiser comme chez le singe dans
le contrôle une fois acquis de l'inanité de l'image, rebondit aussitôt
chez l'enfant en une série de gestes où il éprouve ludiquement la
relation des mouvements assumés de l'image à son environnement
reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu'il redouble, soit à
son propre corps et aux personnes, voire aux objets qui se tiennent
à ses côtes.
Cet événement peut se produire, on le sait depuis Baldwin,
depuis l'âge de six mois, et sa répétition a souvent arrêté notre médi-
tation devant le spectacle saisissant d'un nourrisson devant le
450 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

miroir, qui n'a pas encore la maîtrise de la marche, voire de la sta-


tion debout; mais qui, tout embrassé qu'il est par quelque soutien
humain ou artificiel (ce que nous appelons en France un trotte-bébé),
surmonte en un affairement- jubilatoire les entraves de cet appui,
pour suspendre son attitude en une position plus ou moins pen-
chée, et ramener, pour le fixer, un aspect instantané de l'image.
Cette activité conserve pour nous jusqu'à l'âge de dix-huit
mois, le sens que nous lui donnons, — et qui n'est pas moins révé-
lateur d'un dynamisme libidinal, resté problématique jusqu'alors,
que d'une structure ontologique du monde humain qui s'insère
dans nos réflexions sur la connaissance paranoïaque.
Il y suffit de comprendre le stade du miroir comme une
identification au sens plein que l'analyse donne à ce terme : à
savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume
une image, — dont la prédestination à cet effet de phase est suf-
fisamment indiquée par l'usage dans la théorie, du terme antique
d'imago.
L'assomption jubilatoire de son image spéculaire par l'être
encore plongé dans l'impuissance motrice et la dépendance du
nourrissage qu'est le petit homme à ce stade infans, nous paraîtra
dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice
symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant
qu'il ne s'objective dans la dialectique de l'identification à l'autre
et que le langage ne lui restitue dans l'universel sa fonction de
sujet.
Cette forme serait plutôt au reste, à désigner comme je-idéal,
si nous voulions la faire rentrer dans un registre connu, en ce sens
qu'elle sera aussi la souche des identifications secondaires, dont
nous reconnaissons sous ce terme les fonctions de normalisation
libidinale. Mais le point important est que cette forme situe
l'instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une
ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu, — ou
plutôt, qui ne rejoindra qu'asymptotiquement le devenir du
sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi
il doit résoudre en tant que je sa discordance d'avec sa propre
réalité.
C'est que la forme totale du corps par quoi le sujet devance
dans un mirage la maturation de sa puissance, ne lui est donnée
que comme Gestalt, c'est-à-dire dans une extériorité où certes cette
forme est-elle plus constituante que constituée, mais où surtout
elle lui apparaît dans un relief de stature qui la fige et sous une
symétrie qui l'inverse, en opposition à la turbulence de mouve-
LE STADE DU MIROIR 451

ments dont il s'éprouve l'animer. Ainsi cette Gestalt dont la


prégnance doit être considérée comme liée à l'espèce, bien que son
style moteur soit encore méconnaissable, — par ces deux aspects
de son apparition symbolise la permanence mentale du je en même
temps qu'elle préfigure sa destination aliénante ; elle est grosse
encore des correspondances qui unissent le je à la statue où
l'homme se projette comme aux fantômes qui le dominent, à
l'automate enfin où dans un rapport ambigu tend à s'achever le
monde de sa fabrication.
Pour les imagos en effet, dont c'est notre privilège que de voir
se profiler, dans" notre expérience quotidienne et la pénombre de
l'efficacité symbolique (1), les visages voilés, — l'image spéculaire
semble être le seuil du monde visible, si nous nous fions à la
disposition en miroir que présente dans l'hallucination et dans
le rêve l'imago du corps propre, qu'il s'agisse de ses traits
individuels, voire de ses infirmités ou de ses projections objec-
taies, ou si nous remarquons le rôle de l'appareil du miroir dans
les apparitions du double où se manifestent des réalités psychiques,
d'ailleurs hétérogènes.
Qu'une Gestalt soit capable d'effets formatifs sur l'organisme
est attesté par une expérimentation biologique, elle-même si
étrangère à l'idée de causalité psychique qu'elle ne peut se
résoudre à la formuler comme telle. Elle n'en reconnaît pas moins
que la maturation de la gonade chez la pigeonne a pour condition
nécessaire la vue d'un congénère, peu important son sexe, — et
si suffisante, que l'effet en est obtenu par la seule mise à portée de
l'individu du champ de réflexion d'un mirqir. De même le passage,
dans la lignée, du Criquet pèlerin de la forme solitaire à la forme
grégaire est obtenu en exposant l'individu, à un certain stade, à
l'action exclusivement visuelle d'une image similaire, pourvu
qu'elle soit animée de mouvements d'un style suffisamment proche
de ceux propres à son espèce. Faits qui s'inscrivent dans un ordre
d'identification homéomorphique qu'envelopperait la question du
sens de la beauté comme formative et comme érogène.
Mais les faits de mimétisme, conçus comme d'identification
hétéromorphique, ne nous intéressent pas moins ici, pour autant
qu'ils posent le problème de la signification de l'espace pour
l'organisme vivant, — de même que les concepts psychologiques

(I) Cf. Cl. Lévi-Strauss. L'efficacité symbolique. (Revue d'histoire des religions.
Janvier-Mars 1949)./
452 REVUE FRANCAISE U PSYCHANALYSE

pourraient y apporter quelque lumière, pas moindre assurément


que les efforts ridicules tentés en vue de les réduire à la loi pré-
tendue maîtresse de l'adaptation. Rappelons seulement les éclairs
qu'y fit luire la pensée (jeune alors et en fraîche rupture du ban
sociologique où elle s'était formée) d'un Roger Caillois, quand
sous le terme de psychasthénie légendaire, il subsumait le mimé-
tisme morphologique à une obsession de l'espace dans son effet
déréalisant.
Nous avons nous-mêmes montré dans la dialectique sociale
qui structure comme paranoïaque la connaissance humaine, la
raison qui la rend plus autonome que celle de l'animal, du champ
de forces du désir, mais aussi qui la détermine dans ce « peu de
réalité » qu'y dénonce l'insatisfaction surréaliste. Et ces réflexions
nous incitent à reconnaître dans la captation spatiale que mani-
feste le stade du miroir l'effet chez l'homme, prémanent même à
cette dialectique, d'une insuffisance organique de sa réalité
naturelle, si tant est que nous donnions un sens au terme de
nature.
La fonction du stade du miroir s'avère pour nous dès lors
comme un cas particulier de la fonction de l'imago, qui est d'éta-
blir une relation de l'organisme à sa réalité, — ou, comme on dit,
de l'Innenwelt à l'Umwelt.
Mais cette relation à la nature est altérée chez l'homme par
une certaine déhiscence de l'organisme en son sein, par une
Discorde primordiale que trahissent les signes de malaise et
l'incoordination motrice des mois néonataux. La notion objective
de l'inachèvement anatomique du système pyramidal comme de
telles rémanences humorales de l'organisme maternel, confirme
cette vue que nous formulons comme la donnée d'une véritable
prématuration spécifique de la naissance chez l'homme.
Remarquons en passant que cette donnée est reconnue comme
telle par les embryologistes, sous le terme de foetalisation, pour
déterminer la prévalence des appareils dits supérieurs du névraxe
et spécialement de ce cortex, que les interventions psycho-
chirurgicales nous mèneront à concevoir comme le miroir intra-
organique
Ce développement est vécu comme une dialectique temporelle
qui décisivement projette en histoire la formation de l'individu :
le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se préci-
pite de l'insuffisance à l'anticipation, — et qui pour le sujet, pris
au leurre de l'identification spatiale, machine les fantasmes qui
se succèdent d'une image morcelée du corps à une forme que nous
LE STADE DU MIROIR 453

appellerons orthopédique de sa totalité, — à l'armure enfin assu-


mée d'une, identité aliénante, qui va marquer de sa structure
rigide tout son développement mental. Ainsi la rupture du cercle
de l'Innenwelt a l'Umwelt engendre-t-elle la quadrature inépuisable
des récolements du moi.
Ce corps morcelé, dont j'ai fait aussi recevoir le terme dans
notre système de références théoriques, se montre régulièrement
dans les rêves, quand la motion de l'analyse touche à un certain
niveau de désintégration agressive de l'individu. Il apparaît alors
sous la forme de membres disjoints et de ces organes figurés en
exoscopie, qui s'ailent et s'arment pour les persécutions intestines,
qu'à jamais a fixées par la peinture le visionnaire Jérôme Bosch,
dans leur montée au siècle quinzième au zénith imaginaire de
l'homme moderne. Mais cette forme se révèle tangible sur le plan
organique lui-même, dans les lignes de fragilisation qui définis-
sent l'anatomie fantasmatique, manifeste dans les symptômes de
schize ou de spasme, de l'hystérie.
Corrélativement la formation du je se symbolise oniriquement
par un camp retranché, voire un stade, — distribuant de l'arène
intérieure à son enceinte, aux gravats et aux marécages de son
pourtour, deux champs de lutte opposés où le sujet s'empêtre dans
la quête de l'altier et lointain château intérieur, dont la forme
(parfois juxtaposée dans le même scénario) symbolise le ça de
façon saisissante. Et de même, ici sur le plan mental, trouvons-
nous réalisées ces structures d'ouvrage fortifié dont la métaphore
surgit spontanément, et comme issue des symptômes eux-mêmes
du sujet, pour désigner les mécanismes d'inversion, d'isolation,
de réduplication, d'annulation, de déplacement, de la névrose
obsessionnelle.
Mais à bâtir sur, ces seules données subjectives, et pour si peu
que nous les émancipions de la condition d'expérience qui nous
les fait tenir d'une technique de langage, nos tentatives théoriques
resteraient exposées au reproche de se projeter dans l'impensable
d'un sujet absolu : c'est pourquoi nous avons cherché dans l'hypo-
thèse ici fondée sur un concours de données objectives, la grille
directrice d'une méthode de réduction symbolique.
Elle instaure dans les défenses du moi un ordre génétique
qui répond au voeu formulé par Mademoiselle Anna Freud dans
la première partie de son grand ouvrage, — et situe (contre un
préjugé souvent exprimé) le refoulement hystérique et ses retours,
à un stade plus archaïque que l'inversion obsessionnelle et ses
454 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

procès isolants, et ceux-ci mêmes comme préalables à l'aliénation


paranoïaque qui date du virage du je spéculaire en je social.
Ce moment où s'achève le stade du miroir inaugure, par
l'identification à l'imago du semblable etle drame de la jalousie
primordiale (si bien mis en valeur par l'école de Charlotte Bühler
dans les faits de transitivisme enfantin), la dialectique qui dès
lors lie le je à des situations socialement élaborées.
C'est ce moment qui décisivement fait basculer tout le savoir
humain dans la médiatisation par le désir de l'autre, constitue ses
objets dans une équivalence abstraite par la concurrence d'autrui,
et fait du je cet appareil pour lequel toute poussée des instincts
sera un danger, répondît-elle à une maturation naturelle, — la
normalisation même de cette maturation dépendant dès lors chez
l'homme d'un truchement culturel : comme il se voit pour l'objet
sexuel dans le complexe d'OEdipe.
Le terme de narcissisme primaire par quoi la doctrine désigne
l'investissement libidinal propre à ce moment, révèle chez ses
inventeurs, au jour de notre conception, le plus profond sentiment
des latences de la sémantique. Mais elle éclaire aussi l'opposition
dynamique qu'ils ont cherché à définir, de cette libido à la libido
sexuelle, quand ils ont invoqué des instincts de destruction, voire
de mort, pour expliquer la relation évidente de la libidotiarcissique
à la fonction aliénante du je, à l'agressivité qui s'en dégage dans
toute relation à l'autre, fût-ce celle de l'aide la plus samaritaine.
C'est qu'ils ont touché à cette négativité existentielle, dont
la réalité est si vivement promue par la philosophie contemporaine
de l'être et du néant.
Mais cette philosophie ne la saisit malheureusement que dans
les limites d'une self-suffisance de la conscience, qui, pour être
inscrite dans ses prémisses, enchaîne aux méconnaissances cons-
titutives du moi l'illusion d'autonomie où elle se confie. Jeu de
l'esprit qui, pour se nourrir singulièrement d'emprunts à l'expé-
rience analytique, culmine dans la prétention à assurer une
psychanalyse existentielle.
Au bout de l'entreprise historique d'une société pour ne plus
se reconnaître d'autre fonction qu'utilitaire, et dans l'angoisse de
l'individu devant la forme concentrationnaire du lien social dont
le surgissement semble récompenser cet effort, — l'existentialisme
se juge aux justifications qu'il donne des impasses subjectives qui
en résultent en effet : une liberté qui ne s'affirme jamais si authen-
tique que dans les murs d'une prison, une exigenced'engagement
où s'exprime l'impuissance de la pure conscience à surmonter
LE STADE DU MIROIR 455

aucune situation, une idéalisation voyeuriste-sadique du rapport


sexuel, une personnalité qui ne se réalise que dans le suicide une
conscience de l'autre qui ne se satisfait que par le meurtre hégélien.
A ces propos toute notre expérience s'oppose pour autant
qu'elle nous détourne de concevoir le moi comme centré sur. le
système perception-conscience, comme organisé par le « principe
de réalité » où se formule le préjugé scientiste le plus contraire à
la dialectique de la connaissance, — pour nous indiquer de
partir de la fonction de méconnaissance qui le caractérise dans
toutes les structures si fortement articulées par Mademoiselle Anna
Freud : car si la Verneinung en représenté la forme patente,
latent pour la plus grande part en resteront les effets tant qu'ils
ne seront pas éclairés par quelque lumière réfléchie sur le plan de
fatalité, où se manifeste le ça.
Ainsi se comprend cette inertie propre aux formations du je
où l'on peut voir la définition la plus extensive de la névrose :
comme la captation du sujet par la situation donne la formule la
plus générale de la folie, de celle qui gît entre les murs des asiles,
comme de celle qui assourdit la terre de son bruit et de sa fureur.
Les souffrances de la névrose et de la psychose sont pour nous
l'école des passions de l'âme, comme le fléau de la balance psycha-
nalytique, quand nous calculons l'inclinaison de sa menace sur des
communautés entières, nous donne l'indice d'amortissement des
passions de la cité.
A ce point de jonction de la nature à la culture que l'anthro-
pologie de nos jours scrute obstinément, la psychanalyse seule
reconnaît ce noeud de servitude imaginaire que l'amour doit toujours
redéfaire ou trancher.
Pour une telle oeuvre, le sentiment altruiste est sans promesse
pour nous, qui perçons à jour l'agressivité qui sous-tend l'action du
philanthrope, de l'idéaliste, du pédagogue, voire du réformateur.
Dans le recours que nous préservons du sujet au sujet, la psy-
chanalyse peut accompagner le patient jusqu'à la limite extatique
du « Tu es cela », où se révèle à lui le chiffre de sa destinée mortelle,
mais il n'est pas en notre seul pouvoir de praticien de l'amener à ce
moment où commence le véritable voyage.
(Communication faite au XVIe Congrès international de psy-
chanalyse, à Zürich le 17/VII/1949.)
Introduction à l'étude clinique
du Narcissisme
par
J. LEUBA

AVANT-PROPOS

Sije n'avais disposé d'une année entière pour perpétrer cette


étude clinique du narcissisme, traditionnel pendant de l'étude théo-
rique des thèmes que nous nous proposons pour nos conférences
des psychanalystes de langue française, j'apporterais aujourd'hui
une véritable étude clinique du narcissisme. Elle comporterait
douze volumes in-jésus de cinq-cents pages chacun. Personne ne
les lirait, parce que les romans-fleuves sont si décourageants, et je
ne suis pas du tout sûr que j'en retirerais dù moins la satisfaction...
narcissique de léguer à la postérité une grande oeuvre en douze
volumes.
Fort heureusement, cette disgrâce nous a été épargnée du fait
que je pouvais me donner le temps d'écrire un petit livre. Je ne sais
s'il en sera meilleur. Je ne suis sûr que d'une chose, c'est qu'il ne
mérite pas le titre grandiose d'étude clinique du narcissisme et qu'il
ne peut prétendre qu'à servir d'introduction à une étude plus
complète.
C'est ainsi que, rompant avec la tradition, je me suis permis de
réduire considérablement mon pensum en modifiant d'un rien très
limitatif le titre et l'objet du rapport tels qu'ils avaient été définis
à Bruxelles.
On me le pardonnera puisque nous renouons, par ailleurs, le
Dr Van der Waals et moi, avec une ancienne tradition qui voulait
que le texte des rapports fût remis aux congressistes avant la réu-
nion de la conférence.
Le mérite n'en revient d'ailleurs pas aux deux seuls rapporteurs,
et j'ai plaisir à remercier ici, personnellement, notre collègue
ÉTUDE.CLINIQUE DU NARCISSISME 457
.

Lebovici de l'amicale diligence qu'il a apportée à faire polycopier


ces textes à lui remis in extremis.

CHAPITRE PREMIER
Narcissisme biologique et narcissisme primaire
Ceux qui ont eu le,temps ou la curiosité de lire le texte poly-
copié auront remarqué combien j'ai été hésitant et incertain dans
les démarches de ma pensée. Car j'éprouvais le besoin d'axer mon
étude sur une conception théorique bien définie du narcissisme, à
peine de tomber dans une erreur grandiose qui eût consisté à établir
un catalogue de faits disparates, dépourvus de tout support logique
et donc n'offrant que de maigres chances, tout empiriques, de four-
nir d'utiles indications d'ordre pragmatique. Ce catalogue eût par
trop ressemblé à ce ramassis d'« anomalies » qui ont été fourrées
pêle-mêle dans le tiroir des Vermidiens, honte et désespoir éternels
des zoologistes, faute de pouvoir les insérer dans une classification
rationnelle. Mais je devais me défendre d'aborder cette étude
théorique, puisqu'elle était dévolue à notre collègue Van der Waals.
Cela fait que je suis parti, sans la moindre idée préconçue de
chambardement, des notions toutes faites, et qui me paraissaient de
tout repos, de narcissisme primaire et de narcissisme secondaire.
Et dès le départ, je me heurtais, au contact clinique de ce que l'on
est convenu d'appeler le narcissisme, à une double limitation.
Tout d'abord, quand nous voyons le narcissisme jouer, clini-
quement, sur des plans très divers, force nous est de le confronter
avec l'instance psychique consciente, avec le moi. Nous nous
apercevons alors que nous tombons tout droit dans une limitation
dont nous sommes bien obligés de dire que Freud lui-même est
responsable et qu'elle a laissé planer quelque obscurité sur ce cha-
pitre capital des acquisitions de la psychanalyse.
Freud définit en effet le narcissisme par le retournement de la
libido sur le moi. Or nous voyons, en explorant l'infinie variété des
cas cliniques, que cet infléchissement peut se diriger sur d'autres
instances psychiques que le moi. La confusion qui règne dans ce
compartiment de la psycho-pathologie me paraît devoir cesser si*
l'on dit, ce qui est conforme aux faits, que le narcissisme est l'inflé-
chissement non point sur le seul moi, mais sur l'ensemble de la
personnalité.
C'est sur cette conception élargie de la définition de Freud (du
narcissisme secondaire) que sera centrée cette introduction à l'étude
clinique du narcissisme.
458 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

La seconde limitation, qui est plutôt une découverte de nature


à donner plus d'extension au concept de narcissisme, est relative à
une forme de phobie de la pénétration qui ne ressortit ni au narcis-
sisme primaire ni au narcissisme secondaire traditionnels.
Sur ce propos, j'ai rappelé l'excellent travail de Madame Marie
Bonaparte (1), dans lequel son Altesse fait ressortir cette crainte
manifestée par tout être vivant et toute cellule vivante d'être
pénétrés.
Madame Marie Bonaparte a parlé, à cette occasion, de « nar-
cissisme cellulaire ». J'ai proposé, dans le rapport polycopié, le
terme plus étendu de narcissisme biologique, parce qu'on le voit
jouer non seulement chez les organismes unicellulaires, mais chez
tous les métazoaires. Aujourd'hui, à retourner cette notion dans ma
tête, je finis par ne plus voir en tout cela qu'une peur élémentaire
devant toute menace à l'intégrité du corps, la peur du corps morcelé,
et j'inclinerais à ranger toutes les manifestations de cette peur dans
ce que mon ami Odier a appelé les phobies primcrires, renonçant
ainsi à ce terme de narcissisme qui implique non seulement un
certain investissement libidinal sans objet extérieur, mais aussi une
certaine conscience, fût-ce à l'échelle cellulaire, de la situation, si
ce terme n'était pas nécessaire. Car il n'y a pas de raison pour don-
ner des appellations différentes à des réactions qui procèdent des
mêmes causes, que ces réactions soient normales ou pathologiques.
Or on est bien obligé d'admettre un narcissisme normal, tout de
même que l'on doit reconnaître chez tout humain une bipolarité
sexuelle normale.
On me redira, ici, que j'exagère en prétendant ramener à la
biologie des phénomènes psychologiques. Il est bien entendu que les
disciplines biologiques et les disciplines psychologiques ne recou-
rent pas aux mêmes systèmes de références, mais il est non moins
clair que le narcissisme intellectuel des humains les fait répugner
à se réinsérer, fût-ce pour un instant, dans les Primates hominiens,
afin de pouvoir établir d'utiles comparaisons, nullement désobli-
geantes pour leur adorable cerveau, entre leurs réactions et celles
que l'on peut observer dans les autres ordres zoologiques.
Si l'on adopte ce point de vue zoologique, il est impossible de
ne pas voir l'exacte similitude des réactions de défense d'une plas-
modie ou d'une amibe devant un danger extérieur et celles d'un
humain devant les entreprises de remue-ménage d'un psychanalyste.

(I) Mme Marie BONAPARTE. Vues Paléobiologiques et biopsychiques - Revue


Françase de Psychanalyse T. IX, N° 3, 1936.
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 459

Car il est tout à tait exceptionnel qu'au début des cures psy-
chanalytiques, l'analyste ne se heurte pas, de la part de ses patients,
à une résistance qui ne traduit nullement la crainte inconsciente de
perdre les bénéfices si chèrement acquis de leur névrose et, entre
ceux-ci, cette manière d'équilibre dans le déséquilibre qui constitue
un essai de guérison, tout au moins un compromis à peu près accep-
table entre les conflits et la réalité. Cette résistance traduit une
crainte plus profonde, ontogénique, qui est celle manifestée par tout
être en vie devant une menace de son intégrité.
Les manifestations de cette crainte sont des plus variées et
elles englobent toutes les phobies du jeune âge qu'Odier a nommées
primaires, par exemple les manifestations phobiques des nourris-
sons devant un bruit insolite, une lumière trop vive ou un simple
changement dans le costume de sa nurse, crainte élémentaire devant
un danger inconnu. C'est cet ensemble de phobies élémentaires que
l'on peut, si l'on y tient absolument, ériger en un instinct de conser-
vation, encore que les réactions à la crainte n'induisent pas inéluc-
tablement l'être à des actes conservateurs, puisqu'on les voit, dans
nombre de cas, précipiter celui-ci dans des réactions mortelles.
Témoins les toxicomanies, chez les humains auxquels leur moi
timoré ne permet pas d'affronter la réalité.
Exception dûment faite de ces réactions inadéquates, qui
frappent d'infirmité, sinon de nullité, ce soi-disant instinct de
conservation, il reste que, dans la majorité des cas, l'être menacé
dans son intégrité recourt à des moyens de défense qui sont en petit
nombre et remarquablement identiques dans toute la biologie. Et
ce n'est pas d'un mince intérêt, du point de vue strictement biolo-
gique, d'établir une parallèle entre les réactions d'une plasmodie
devant un agresseur possible et celles d'un patient devant les
entreprises de remue-ménage de son analyste.
Que peut faire une plasmodie ou une amibe devant un danger ?
La réaction la plus élémentaire est la fuite. Elle peut donc se retirer
devant le danger.
Ainsi font normalement les humains, la peur étant une réac-
tion normale devant un danger.
Cette réaction peut d'ailleurs être corrigée secondairement
pour des raisons complexes, souventes fois complexuelles. C'est
ainsi que l'on voit des patients prendre, sur les instances de leur
entourage, ou spontanément, à l'occasion d'un coup dur qui les
induit à demander une aide qualifiée, rendez-vous avec un analyste,
se récuser au dernier moment, prendre un nouveau rendez-vous, se
460 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tromper d'heure et de jour, demeurer deux ans ou plus en leur


retrait, et finalement renoncer à leur projet ou demander héroïque-
ment une entrevue sans lendemain.
Cette défense contre la psychanalyse est une des raisons essen-
tielles qui l'ont fait combattre par la majorité des humains, et il y a
bien des chances, en dépit de sa diffusion toujours plus grande,
pour qu'il en soit ainsi jusqu'à complet refroidissement de la planète.
Dans presque tous les cas où il m'est arrivé de prendre un
contact unique avec ces timorés, il apparaissait clairement que mes
sondages, faits sur la pointe des pieds, étaient ressentis comme
d'autant plus dangereux qu'ils étaient capitonnés de plus de bien-
veillance. Il est tout à fait exceptionnel, cependant, que l'on ne
parvienne pas, en mettant d'emblée, avec tout le tact que requiert
l'exploration d'un pulpe dentaire à nu, l'accent sur la cause initiale
qui conditionne une telle méfiance, à obtenir une réaction humaine,
un attendrissement, une émotion sensible et, par là même, à ras-
surer le patient en lui donnant une preuve tangible qu'il sera non
seulement compris, mais senti. La barrière biologique est alors
franchie.
Il m'est pourtant arrivé de provoquer ainsi une réaction de
défense très agressive (« Ne me parlez pas de ça, ça me f... en
colère ») et de ne plus jamais revoir le patient. Il n'était nullement
paranoïaque, mais simplement retiré, écorché vif par une lamen-
table succession de déceptions affectives tout au long de son enfance,
dans un tank dont il entendait bien ne pas se laisser expulser pour
être exposé à de nouveaux coups.
Cette réaction agressive nous conduit au deuxième mode de
défense de l'amibe : loin de se retirer devant son agresseur, elle
l'attaque en émettant un pseudopode pour l'absorber et le digérer.
C'est la fuite en avant. Ainsi font nombre de patients et surtout de
patientes qui prétendent mettre d'emblée leur psychanalyste en
état d'infériorité par des attaques directes, cherchant à neutraliser
son action en le diminuant de toutes les façons, exprimant au besoin
l'idée de provoquer une bagarre dans laquelle l'analyste n'aurait
pas le dessus, contrevenant à la règle fondamentale, s'efforçant par
tous les moyens à l'entraîner dans de stériles discussions afin de le
mettre en contradiction avec lui-même. Souvent aussi, ils l'engluent
dans des discours filandreux, à la pâte de guimauve, qui ressemblent
énormément à des pseudopodes amibiens, ou tentent de l'aveugler
à la manière des crapauds sonneurs, en faisant des crochets dans
la vase.
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 461
Toutes ces manifestations agressives sont autant de défenses
contre l'effraction de l'analyste.
Ces tentatives de neutralisation prennent souvent des formes
plus discrètes et plus subtiles. On cherchera à le digérer en le
séduisant par des éloges ou en faisant avec lui assaut de finesse et
de savoir, en affectant une docilité exemplaire et une totale adhésion
aux nécessités de la cure, fût-elle ressentie péniblement, en s'effor-
çant de mille manières ingénieuses à entrer en contact personnel
avec lui par des questions apparemment anodines posées au cours
des séances. Quand il s'agit de femmes castratrices, possédées par
un désir inconsciant de vengeance envers les hommes, ces tentatives
de séduction peuvent aller, jusqu'à de solennelles déclarations
d'amour qui créent une situation fort pénible, quant l'analyste est
amené à devoir démontrer à sa patiente que son sentiment n'est pas
valable, mais tend simplement à le faire sortir de son rôle afin de
neutraliser son action.
« Si vous aviez marché, je vous aurais méprisé », nie disait,
non sans dépit, l'une d'elles, lorsqu'elle eût compris et accepté le
fait qu'elle n'était nullement pour moi l'objet choisi qu'elle préten-
dait être, mais se servait de toutes les séductions de son esprit pour
tenter de neutraliser une influence dont elle avait « senti dès la
première rencontre qu'elle serait décisive ».
Certains patients — le fait est assez rare — tentent de suborner
leur analyste en lui offrant un présent de valeur. Ainsi avait tenté
de me diminuer, en m'achetant, un patient qui m'avait offert, dès
la troisième séance, une médaille d'or de grand prix. Sa réaction
agressive à mon refus montra bien que son offre était proprement
une agression.
Le troisième mode de défense consiste à abandonner la partie
pour sauver le tout. Ainsi fait l'amibe quand le danger est pressant.
D'une contraction énergique, elle expulse ses vacuoles alimentaires
afin de s'alléger. Cette autonomie a exactement la même signifi-
cation que celle que l'on observe chez nombre d'animaux en danger.
Ainsi fait, de même, le lézard de murailles quand on lui pose la
main sur le dos : il s'ampute de sa queue, abandonnée à l'assaillant.
Ainsi l'araignée dite « faucheux » abandonne une ou deux pattes
dans la main qui la saisit, et l'étoile de mer en détachant un bras
délégué à la voracité de l'assaillant. Font de même plusieurs espèces
de céphalopodes en s'amputant d'un bras qui nagera de façon auto-
nome et retardera ou détournera l'attaque de l'ennemi (chez certains
céphalopodes, la délégation au bras porteur des produits sexuels
mâles du soin de s'expliquer tout seul avec la femelle, en allant à
462 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sa recherche par ses propres moyens, pourrait fort bien procéder


d'une crainte obscure du même genre, car il ne faut pas oublier que
les céphalopodes ont un cerveau très développé).
Chez lés Primates hominiens, nous observons toutes sortes de
sacrifices partiels de même nature et de même signification, en cas
de danger menaçant la collectivité. Ce fait est abondamment prouvé
par une foule de mythes de guerre (1), par l'habitude qu'ont certains
peuples guerriers de s'imposer une assez longue période de conti-
nence avant de partir pour une expédition guerrière.
De même, au début d'une cure psychanalytique, on voit un
patient abandonner son symptôme le plus gênant pour échapper à
son analyste. C'est ainsi qu'un impuissant sexuel très inhibé vous
arrivera, après quinze jours de séances où l'on n'a fait que des tra-
vaux d'approche, tout guilleret, tout rutilant de flamboyante
euphorie, en célébrant votre génie thérapeutique : « C'est merveil-
leux, vous êtes un as : hier j'ai rencontré une petite bonne femme
qui me plaisait, je l'ai amenée chez moi, ça a marché merveilleuse-
ment. Qu'on ne vienne pas me dire que l'analyse n'est pas une chose
épatante.
— « Ainsi l'analyse est terminée ; plus besoin de revenir ? »
— « Dame, c'est ce qui me gênait le plus, maintenant que ça
marche ».
S'il ne donne pas tout de suite à cet accès de guërison sa signi-
fication réelle, l'analyste est vraiment « possédé ». Et s'il est inex-
périmenté, s'il se laisse prendre au mirage de cette pseudo-guérison
sa position se trouvera fort délicate quand son patient lui reviendra
Gros-Jean comme devant de la deuxième expérience.
Je voudrais donner ici, avec l'autorisation de l'intéressé, un
exemple détaillé de ce mode de défense.
Voici un homme dans la cinquantaine qui, toute sa vie, a été
à la poursuite de méthodes d'entraînement pour s'affermir dans sa
personnalité et se prouver qu'il était un homme solide, capable de
faire face à n'importe quelle difficulté.
En dépit de sa brillante intelligence, peut-être à raison de cette
brillante intelligence, qui lui permettait de rationaliser tous ses
insuccès par une habile dialectique, tandis qu'il prodigue autour
de lui des conseils désintéressés pour le plus grand bénéfice de ceux

(I) Mme Marie BONAPARTE


- Mythes de. Guerre -
Imago Publishing C°. London,
1946.
Dr John LEUBA - Le Mythe du bromure dans le Pinard -
Journal de Médecine
et de Chirurgie pratiques. Tome CXIV, Mars 1946.
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 463

qu'il féconde ainsi, il mène jusqu'à la guerre une existence assez


médiocre, sans le moindre rapport avec ses magnifiques possibilités,
mais riche des chèques sans provision qu'il ne cessait de tirer illu-
soirement sur lui-même.
Pendant l'occupation de Paris, il se trouve fortuitement engagé
comme intermédiaire dans des échanges commerciaux entre la zone
occupée et la zone libre. Tout ce qu'il fait dans ce domaine ne com-
porte d'ailleurs aucune collusion avec l'ennemi. En dépit de
nombreuses, maladresses et d'actes manques très réussis, tendant
à lui faire rater des affaires, il est bien obligé, par la force des
choses, d'en réussir le plus grand nombre. Il se trouve donc, à la
fin de la guerre, nanti d'un capital assez important ; mais alors,
réendossant son surmoi de paix, le capital fond et il se trouve
insensiblement amené aux portes de la ruine.
Ses deux frères, cadet et benjamin, ont une admiration sans
bornes pour son intelligence lucide et pour la façon claire et déci-
sive dont il tranche les problèmes ; car il donne à tous l'impression
d'un homme doué de toutes les qualités les plus remarquables pour
faire un chef et un conducteur d'affaires.
Il est vrai que ses conseils désintéressés tendent toujours à
faire réussir les autres, souventes fois à ses dépens.
Ses deux frères réussissant mal dans leurs entreprises, il me
les envoie pour que je les amène à se permettre de réussir mieux
qu'ils ne l'ont fait jusqu'à présent, lui-même continuant de
multiplier les fautes avec une imperturbable assurance. Si bien que
les deux frères, dessillés par mes soins, ne tardent pas à s'apercevoir
que leur mentor aurait bien besoin, lui aussi, d'une petite mise au
point.
Nettoyés de leur propre complexe d'échec, ils finissent par voir
entièrement clair dans le comportement de leur aîné et, à la suite
d'un échec particulièrement onéreux et d'une décision qui engage
son avenir d'une façon qu'ils jugent inconsidérée, tous deux entre-
prennent son siège et lui conseillent, de façon pressante, de se
mettre entre mes mains.
Il vient me voir'deux fois, parlant abondamment de ses frères,
de ses affaires et de tout le monde, sauf de lui-même, se décom-
mande au troisième rendez-vous et, finalement, déclare à ses frères
qu'il n'a nul besoin de mon aide.
Pour leur prouver qu'il est vraiment solide, il s'impose un
travail excessif et très régulier, une discipline rigoureuse, mais cela
ne se traduit par aucun résultat tangible. Enfin, à la suite d'un
464 UEVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

nouvel échec cuisant, à la prière instante de ses frères, il consent


à revenu- me trouver.
Aussitôt il célèbre mon habileté, me félicite de l'heureuse
transformation que tout le monde se plaît à constater chez ses frè-
res et me demande si j'espère pouvoir lui rendre les mêmes services.
En fait, il ne se livre pas, ne parle que de choses extérieures à lui ou
bien déballe une kyrielle de rêves sur lesquels il ne donne aucune
association, s'en remettant visiblement à son inconscient et à la
magie des rêves du soin de tout arranger.
Je lui fais tout de suite remarquer que, tout en faisant mon
éloge et en me témoignant une grande admiration, il ne donne en
aucune façon son adhésion au traitement.
Il n'en disconvient pas et m'avoue qu'il a été très contrit de voir
ses frères et moi-même mettre en doute sa solidité.
Je lui dis donc, à la fin de notre entretien, que la première
chose à faire est de tirer au clair celte attitude.
Il ne revient qu'une semaine après, en pleine euphorie, me
témoignant une cordialité et une reconnaissance débordantes,
déclarant que depuis la dernière séance il se sent merveilleusement
allégé. Pour la première fois de sa vie il a pu se donner à son tra-
vail avec un esprit entièrement libre et il a réalisé tout à coup
comment, jusqu'ici, il avait fait des acrobaties sur la corde tendue.
Il insiste énormément sur la facilité avec laquelle il expédie sa
besogne et sur les perspectives lumineuses que lui offrent plusieurs
affaires.
— « Pourvu que ça dure », lui dis-je simplement.
Il paraît un peu déconcerté par cette remarque sceptique et
rougit. Je lui montre aussitôt que cet accès de guérison ne doit pas
être pris pour une authentique guérison, puisque rien, jusqu'ici, ne
s'est passé qui puisse rendre compte d'une pareille libération.
J'ajoute, afin de ne pas lui laisser la moindre illusion, que cet
accès de guérison est simplement destiné à me duper et à se prouver
à lui-même qu'il n'a plus besoin de traitement.
Il m'avoue sans hésiter, car il est d'une parfaite sincérité,
qu'en effet le matin même il avait pensé qu'il viendrait me voir une
dernière fois pour me dire son intention de s'installer dans cette
facilité et son infinie reconnaissance pour l'aide que je lui avais
apportée.
Je lui demande alors — puisqu'il rêve abondamment — de me
raconter le rêve qu'il a fait à la suite de la séance où je lui avais dit
qu'il ne donnait pas son adhésion au traitement.
Ce rêve le met en présence d'une dame L... (je ne puis préciser
ETUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 465

son nom, sensiblement de même assonnance que le mien), dans


une maison qui a été démolie par une bombe. Toutes les maisons
d'alentour ont été, elles aussi, touchées par des bombes. Ce ne sont
que gravats, murs croulants et ruines, comme après un bombarde-
ment aérien. Tous deux ont soif. Il avise alors, dans un
enchevêtrement de poutres dégringolées, une flaque d'eau boueuse
et se dit que ce serait bien agréable de pouvoir boire son content.
Il prend un seau suspendu à une chaîne et réussit, par de
savantes manoeuvres, à le faire descendre à travers poutres et
pierres branlantes jusqu'à la flaque d'eau. Au moment de puiser
cette eau sale, il s'aperçoit qu'il y a, à côté, une source d'eau très
claire et pense que ce serait beaucoup plus agréable de boire cette
eau-là.
L'accès en est très difficile, mais il n'éprouve aucun étonne-
ment de voir le seau s'insinuer savamment entre les obstacles, les
poutres s'écarter devant lui et, finalement, de pouvoir ramener un
plein seau d'une eau si transparente et d'un tel éclat qu'elle en
paraît surnaturelle.
Sans entrer dans les détails du rêve, qui condense nombre
de choses étrangères à notre sujet et dont l'interprétation d'emblée
eût été prématurée, je me borne à demander des renseignements
sur cette dame L...
C'est sa collaboratrice, une femme sexagénaire, « très intel-
ligente et même retorse, connaissant toutes les ficelles du métier
et qui lui en fait voir de toutes les couleurs ».
Elle a notamment réussi, par d'habiles manoeuvres, à lé
déposséder d'un appartement qui était sien, avec tout ce qu'il
contenait, et à l'occuper. Il admet, non sans rougir tout d'abord
violemment, puis en riant jaune et enfin en riant franchement,
l'analogie frappante entre le nom et l'âge de sa collaboratrice et
ceux de son analyste, et l'analogie entre l'usurpation de son appar-
tement par la dame L... et l'effraction, par des manoeuvres habiles,
de son analyste dans son for intérieur qu'il redoute de voir démoli
et ruiné par cette intrusion étrangère. Afin de me réduire à
l'impuissance il me travestit en femme.
L'eau fraîche, d'un éclat surnaturel, se rapporte à l'expression :
« Compte dessus et bois de l'eau fraîche ». Il entend me faire com-
prendre par là qu'il n'est pas disposé à se laisser démolir. Elle
implique d'autres choses encore, sans rapport immédiat avec notre
sujet.
En enchaînant, par la suite, avec l'interprétation du transfert
négatif maternel impliqué dans le contenu du rêve, il fut possible
466 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de lever cette résistance déjà bien affaiblie, puisque la défense


narcissique ainsi avouée s'intriquait avec le contenu psychique.

Enfin, quatrième mode de défense : l'enkystement.


L'amibe en danger très grave se contracte énergiquement,
expulse ses vacuoles alimentaires et pulsatiles et s'enferme dans un
kyste chitineux qui la met à l'abri de toutes les atteintes.
Chez les humains cet enkystement, qui souvent en impose pour
une schizoïdie, ne s'observe guère dans la clientèle ordinaire des
psychanalystes parce que les gens qui se sont enfermés dans leur
tour d'ivoire — expression ô combien adéquate — n'éprouvent nul
désir d'assouplir leur carapace, même s'ils y sont à l'étroit. Ils ne
viennent à l'analyse que si la cuirasse leur fait mal quelque part,
autrement dit s'ils souffrent d'un symptôme contre lequel ils ont
épuisé toutes les ressources de l'arsenal thérapeutique.
En ce cas, ils vous demandent de les délivrer de leur symptôme
gênant, mais de la même manière qu'ils demanderaient à un
chirurgien de les délivrer d'une appendicite sans toucher aux
oeuvres vives de leur personnalité. Car ils se trouvent alors exacte-
ment dans la situation du bernard-Permite contraint de changer de
logis : dans le moment de quitter sa coquille, il va se sentir, avec
son abdomen non protégé, un pauvre petit tout nu, exposé sans
défense à toutes les blessures.
En revanche, les psychanalystes voués aux cures si fâcheuse-
ment dites didactiques connaissent bien ces candidats à l'exercice
de notre spécialité qui n'auraient jamais, au grand jamais, songé
à se soumettre à une cure psychanalytique s'ils n'étaient tenus à
cette obligation pour être habilités à conduire à leur tour des trai-
tements. Leur défense consiste à s'enfermer dans une carapace de
rationalisme et à opposer aux efforts de leur analyste une attitude
intellectuelle dans laquelle on peut prendre toute la mesure de la
toxicité de l'esprit cartésien. Dans la plupart des cas on vient à bout,
par une patience exaspérante, de ce kyste qui n'offre aucune prise,
en trouvant finalement le défaut de la cuirasse. De toutes façons,
l'analyste se trouve dans la situation d'un muletier — toute révé-
rence gardée — qui prétend faire boire un troupeau de mulets qui
n'ont pas soif.
Dans un petit nombre de cas, l'analyse est rendue tout à fait
impossible par la rigidité d'une cuirasse sans défaut.
Tels sont les modes de défense du narcissisme en ce qu'il a de
purement biologique, traduisant ainsi la crainte qu'éprouve tout
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 467

être en vie, du haut en bas de l'échelle zoologique, d'être entamé


dans son intégrité. La crainte du corps morcelé.
Les rêves par lesquels s'exprime cette crainte, au début de la
cure psychanalytique, sont de deux sortes : les uns la dénoncent à
l'état pur, les autres l'expriment en fonction d'une particularité
liée au contenu psychique, mais en mettant toujours l'accent sur une
qualité à laquelle le rêveur accorde, par surcompensation, une
grande valeur.
Voici un exemple, entre des milliers d'autres, de rêve du pre-
mier type.
Le rêveur est un homme entre vingt et trente ans, affligé d'une
névrose d'échec. Il bafouille à tel point, commençant dix phrases
et voulant exprimer vingt idées à la fois, qu'il ne peut s'empêcher
de rire de son embarras quand il voit qu'il ne s'en sort pas. Il écrit
de même, d'une écriture à peu près illisible et truffée de repentirs
et de ratures.
Visiblement, il ne peut pas se livrer.
Ses études se font cahin-caha, entrecoupées d'échecs à chaque
examen, car il ne peut se permettre d'en réussir aucun du premier
coup, quoique très doué et plein d'idées originales.
Son mariage, contracté pour des raisons névrotiques, est un
lamentable échec. Effectivement, ayant réussi à empoisonner sa vie
conjugale en ne s'affranchissant pas d'une mère-poupée à laquelle
il est agressivement fixé, il vient en traitement dans le service psy-
chanalytique de l'Hôpital Sainte-Anne sur les instances d'un ami
qu'il imite en toute chose et qui est quelque peu frotté de
psychanalyse.
Les premières séances sont inénarrables ; son bafouillage est
si comique que nous ne pouvons nous empêcher d'en rire tous les
deux, ce qui a d'ailleurs pour effet d'apaiser son angoisse.
Bien que je n'aie pas noté littéralement sa façon de ne pas
parler, je puis restituer assez exactement son cahoteux balbutie-
ment, proféré d'une voix de bronze : « Oui... alors... Docteur,.. alors...
euh... Mireille..., non, je veux dire... ma mère... c'est-à-dire que...
non, ma femme... non, c'est pas ça que je voulais dire... il y a... je
dois bien vous embêter avec cette... Je voudrais... » et ainsi de suite
pendant plusieurs séances.
Tout en glanant dans le décousu de ses pensées désordonnées
de précieux éléments d'information, je ne laisse pas de lui faire
remarquer qu'il a bien du mal à se livrer et que cette manière de
se taire risque de lui faire perdre beaucoup de temps. Je lui demande
comment il s'explique rationnellement une telle crainte de se
468 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

raconter. Il répond à cette question, qui l'introduit tout de go au


seuil de sa défense narcissique, par le rêve que voici :
« Il est à l'hôpital, dans la pièce même où se fait l'analyse.
Tout un groupe de médecins l'entourent. Ils ont des profils de
tapirs, de kang-u-roos et de moutons mérinos, et il se dit qu'il est
tombé entre les mains d'une sale bande de petits youpins insinuants.
Ces médecins lui proposent de faire de lui un portrait au moyen
d'un appareil très compliqué qui utilise des rayons X. Il se sent
circonvenu et se montre extrêmement méfiant. Avec raison, car le
portrait qu'ils lui présentent est proprement hideux. Il est mécon-
naissable et repoussant, du fait qu'ils ont trouvé le moyen de
déformer son visage et de le mutiler en transformant son nez en
une sorte d'affreuse tumeur volumineuse, toute parsemée de
pustules et de cratères.
On peut dire qu'il n'y a presque pas d'analyse où ne se mani-
feste, à son début, cette crainte d'être mis en pièces détachées, abîmé,
estropié, rendu méconnaissable par le traitement. Et il ne faudrait
pas s'imaginer que le fait, pour le patient, d'avoir ouï dire qu'un tel
a été transformé par le traitement au point qu'on ne le reconnaît
plus soit de nature à le rassurer : bien au contraire. Cette consta-
tation, acceptée par le conscient, puisque le patient exprime le voeu
d'être transformé d'aussi heureuse façon, ne fait que renforcer la
crainte inconsciente.
Celle-ci s'exprime généralement par le moyen de rêves du
genre de celui qui vient d'être relaté.
Ou bien la défense contre l'analyste agresseur se traduit par
des attaques qui tendent soit à le tuer, soit, pour le moins, à le dimi-
nuer en le ridiculisant..
C'est ainsi qu'une patiente m'aligne en vingt exemplaires sous
les aspects d'un soldat allemand et me mitraille d'un avion qui passe
en rase-mottes devant l'alignement.
Les Allemands sont des gens impossibles, dit-elle, en associa-
tion ; ils. vous envahissent, mettent tout sens dessus dessous et ne
font que des ruines. En outre, ils ont la manie ridicule de déménager
les intérieurs et de faire d'invraisemblables méli-mélos.
En dernière association, elle se demande si Freud n'était pas
Allemand ; non, ajoute-t-elle, il était Autrichien, mais de langue
allemande.
Un jeune homme, homosexuel anxieux, vient en traitement
pour se délivrer de son angoisse, mais il entend que je l'en délivre
à la manière d'un chirurgien auquel il demanderait de lui enlever
une tumeur, en circonscrivant mon action au symptôme gênant.
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 469

Au bout d'un assez petit nombre de séances, il me dit avoir l'obscur


sentiment que le traitement l'amènera à être plus profondément
modifié qu'il ne le désire. Bien que je le rassure en lui disant que je
n'ai pas l'ambition de l'amener à abandonner son homosexualité,
mais simplement de le délivrer de son angoisse, il traduit la situa-
tion par un rêve dans lequel il demande à un vieux chauffeur de
taxi de le conduire au 48 de la rue d'Alésia. Arrivé à ce numéro, il
s'aperçoit que le chauffeur poursuit sa route sans lui demander la
moindre explication. Il lui coupe alors la tête, qui roule aux pieds
du chauffeur.
Il n'était pas difficile de prévoir, après un tel rêve, que le
patient ne poursuivrait pas*le traitement. Je l'en avertis. Il ne fit
aucune objection, mais ne revint pas à la séance suivante et aban-
donna définitivement le traitement.
Un autre patient me rêve sous les aspects d'un indicateur de
police qui tient un tripot. Avec l'aide de siens amis, il m'attire dans
la rue et me passe sauvagement à tabac, me laissant gisant, les yeux
poches, les lèvres gonflées en cervelas, les génitoires à l'air libre,
tuméfiées et violettes par des coups de pieds, et les côtes enfoncées
(quand la défense prend d'emblée un tel caractère de sauvagerie,
elle défonce une agressivité de couleur paranoïaque et il est plus
prudent pour tout le monde d'en rester là).
Bien souvent l'analyste est identifié à un tenancier de bordel,
à un garçon coiffeur, à une inaquerelle, à une cartomancienne.
Parfois aussi, plus bénignement, à un professeur qui se couvre de
ridicule. Ainsi un agrégatif me dépeignait dans un rêve sous les
aspects d'un vieux Sorbonnard, professeur de géographie (il lisait
clandestinement dans mon salon d'attente un petit traité de géo-
logie, péché de jeunesse dont il voulait à tout prix attribuer la
paternité à un mien homonyme, ne pouvant pas admettre, lui futur
agrégé de géographie, que j'en fusse l'auteur).
— « Ce vieux professeur n'était pas un mauvais type, il était
même très gentil et très courtois, mais d'un ridicule achevé en
faisant en Sorbonne un cours sur une chaîne de montagnes en
x = xo sin «i T.
A noter ici que le rêveur, s'il me fait sortir de mon rôle d'ana-
lyste afin de minimiser mon action, dénonce en même temps un
pénible sentiment d'infériorité vis-à-vis de moi.
Un patient qui me m'arquait, consciemment, une sympathie et
une estime non suspectes me rêvait assis au bord d'un trottoir,
devant un bistrot louche, dans une rue miteuse, et tenant sur mes
genoux ma fille que j'embrassais (il ignorait absolument si j'avais
470 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

ou non des enfants). Quelque estime véritable et profondément


sincère qu'il eût pour moi, cela n'empêchait nullement son
inconscient de se défendre contre mon entreprise en m'identifiant
à un bistrotier de bas étage qui embrasse des filles à bon marché ;
car il avait précisé, dans ses associations, qu'il avait un jour cherché
aventure dans cette rue.
On pourrait remplir des volumes de rêves de ce genre. Ils
montrent tantôt à l'état pur et tantôt mêlées d'éléments relatifs au
contenu psychique la phobie primaire, la peur ontogénique d'être
entamé dans l'intégrité de sa personnalité.
Ce narcissisme biologique, qui se ramène au fond à la
conscience de soi, englobe l'être tout entier et se différencie nette-
ment, par là, narcissisme secondaire qui est déterminé, nous le
verrons, par des mécanismes inconscients, jouant sur le plan
affectif, et qui investit d'une façon régressive des parties plus ou
moins importantes de la personnalité, parfois même, dans certains
cas très prononcés, l'ensemble d'icelle.
Le premier peut fort bien s'exprimer, dès le début, en étroite
liaison avec le second, et l'on voit alors apparaître dans les rêves
initiaux, mêlées à la crainte du morcellement et de la désintégration
de la personnalité, des indications relatives aux conflits qui ont
conduit au narcissisme secondaire.
Avant de donner des exemples, disons tout de suite que, du
point de vue thérapeutique, ce narcissisme promet de sérieuses
difficultés, puisqu'il détermine à l'égard de l'analyste une attitude
de défense tout à fait négative, renforcée par la résistance à la mise
au jour du refoulé.
Nous l'avons vu par ce rêve où le patient met en pièces son
analyste afin de n'être pas lui-même mis en pièces.
La résistance initiale à l'analyse due au narcissisme biologique
devrait, semble-t-il, être renforcée par la crainte de perdre les béné-
fices du narcissisme névrotique de façon telle qu'elle paraîtrait
impossible à lever. Ce n'est heureusement pas le cas, pour cette
simple raison que les indications relatives aux conflits inconscients,
fournies parfois dès les premières séances par les dires spontanés
et par les rêves dits de résistance, offrent des voies d'accès à ces
conflits mêmes et permettent d'accrocher le patient au fond de son
repliement pour l'obliger à le déplier.
Quelques exemples concrets suffiront à le montrer.
Voici une institutrice dans la trentaine, très consciencieuse
dans son travail, d'une parfaite aménité dans ses rapports avec ses
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 471

collègues, extrêmement bien notée pour la qualité de son enseigne-


ment, pour son dévouement et pour l'affectueux intérêt qu'elle porte
à ses élèves, attentive à leurs difficultés, à leurs (Sonflits affectifs,
cherchant à les aider au maximum en enrichissant constamment
ses connaissances psychologiques.
Elle est venue à l'analyse dans un but avant tout didactique
afin d'être mieux armée pour aider les enfants dont elle assume
l'éducation, mais en espérant aussi, elle ne s'en cache pas, pouvoir
en tirer quelque profit. Ainsi parlent toutes les personnes, à de très
rares exceptions près, qui se destinent à la pratique de la psycha-
nalyse et nous demandent une analyse si fâcheusement dite « didac-
tique ».
Cette institutrice n'est, en effet, pas très heureuse ; elle entre-
tient avec sa famille des rapports assez tendus et n'a jamais pu
vivre un amour normal, sa vie amoureuse se résumant en deux ou
trois expériences des plus décevantes. En outre, elle s'astreint de
façon obsédante, sinon obsessionnelle, à des travaux de classifica-
tion fastidieux, conservant des doubles parfaitement inutiles de
toutes les lettres administratives et personnelles qu'elle écrit (à la
machine), et tapissant sa chambre de classeurs tout comme si
c'était le bureau du directeur d'une vaste entreprise industrielle.
Je remarquai tout de suite l'impression fâcheuse que lui fit
alors, dès la première prise de contact, une question que je lui
posai relativement à l'utilité réelle de ce classement et la façon dont
son visage se rembrunit quand je lui expliquais que l'analyse
réputée didactique est une vue de l'esprit, qu'une analyse ne peut
être que thérapeutique et qu'en s'y soumettant on ne peut apprendre
qu'une chose : à connaître son inconscient.
Dès la première séance d'analyse, cette jeune femme m'arriva
la bouche toute fleurie de reproches, de sarcasmes, d'accusations de
couleur paranoïaque. Elle se sent toute bouleversée par cette ana-
lyse, elle en a perdu le sommeil et sa quiétude. Elle ne sait plus ce
qu'elle fait, on ne la reconnaît plus. Ses collègues sont ahuries de
la voir devenue subitement agressive et hargneuse. Elle a giflé
brutalement un élève pour une petite niaiserie, chose qu'elle n'avait
jamais faite, et finalement, a rompu par une grossière insolence un
entretien avec sa directrice, abasourdie de cette saute d'humeur
aussi insolite qu'immotivée. C'était dire en clair : voilà ce que vous
allez faire de moi.
Cette défense agressive chez une femme par ailleurs si confor-
table dans ses rapports avec toutes les personnes étrangères à sa
famille donne immédiatement à penser qu'elle s'est construit un
472 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

personnage et qu'à la crainte normale d'être entamée par l'analyse


s'ajoute celle de devoir étaler de douloureuses déceptions qui
l'avaient fait se retrancher derrière une façade. Dans le cas parti-
culier, la façade était de carton et je n'eus pas grand mal à la percer
pour donner issue à des désespoirs accumulés et à des déceptions
subintrantes dans l'attente de la tendresse paternelle, qui détermi-
naient à l'égard de son père des attitudes paranoïaques, réaction
extrême à un complexe d'abandon.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, nous voyons
une attitude identique chez un officier subalterne d'administration
qui attendait impatiemment de pouvoir commencer son traitement
et qui, dès qu'il apprit que j'allais pouvoir l'insérer dans mon cortège
d'analysés, se mit à faire bévue sur bévue, multipliant les actes
manqués, commettant des erreurs grandioses de comptabilité,
faisant d'énormes gaffes chez les gens où il fréquente, leur disant
au revoir au moment de les aborder et, finalement, trouvant le
moyen « d'engueuler » son colonel. C'est manifestement, là, une
manière de se prouver que l'analyse est une entreprise des plus
dangereuses, qui lui tourneboulera l'entendement et lui ôtera toute
possibilité d'agir raisonnablement. Ces méfaits m'étant imputés
par avance sur le mode paranoïaque, sachant d'autre part que ce
pauvre garçon mène une vie qu'il dit lui-même très égoïste, se sen-
tant incapable de rien donner à autrui, et marque à sa mère un
attachement anormal (il ne s'est pas marié) sous lequel on devine
une fixation agressive, il n'est pas difficile de situer la cause de son
repliement narcissique dans une série de graves déceptions de la
part d'une mère autoritaire et fort peu tendre.
Ce cas est l'exact décalque du précédent.
Le premier rêve de transfert ne pouvait, dans ces conditions,
qu'exprimer le désir de me faire sortir de mon rôle d'analyste et
de me diminuer en me châtrant, ce qu'il fit me faisant venir chez lui
et en m'affublant d'un ridicule travestissement féminin.
Là aussi, la défense narcissique biologique (crainte de ne plus
tenir ensemble par le fait de l'analyse) donnait d'emblée une indi-
cation précise sur le point où aborder ce narcissisme : l'hostilité
inconsciente et très refoulée du patient à l'égard de sa mère, en
réaction à des déceptions venues d'elle.
Une manière fréquente de se défendre contre l'intrusion de
l'analyste, c'est de se substituer à lui.
Une jeune femme rêve, tout au début de son traitement, qu'elle
doit se rendre en avion en Angleterre. Arrivée à l'aéroport, on lui dit
que son mari a négligé de retenir une place pour elle. Mais il se
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 473

trouve que l'ambassadeur de Suisse, pour lequel une place avait été
retenue, est empêché de partir ; on lui propose donc de prendre sa
place.
Ce rêve signifie en clair : « Je veux bien me prêter à une cure
psychanalytique, à la double condition que je n'y sois pas obligée
par mon mari et que je puisse prendre la place de mon analyste.
Telle fut l'interprétation lapidaire que je donnai à la patiente
de son rêve, sans tenir compte de ses propres essais d'interprétation,
qui ne faisaient que confirmer la mienne, puisqu'elle se substituait
à moi en prétendant interpréter à ma place. Naturellement, elle
me demanda fort ironiquement, car elle était bardée de connais-
sances psychanalytiques, ce qui m'autorisait à tirer de son rêve de
telles déductions.
Je me gardai bien de lui donner mes raisons, afin de ne pas lui
fournir des armes contre elle-même et bien assuré de la justesse
de mon interprétation, confirmée par son ton de dépit.
Rien ne s'oppose à ce que j'entre ici dans les détails : se rendre
en Angleterre c'est se rendre chez Leuba, car lors de notre première
séance, renversant d'emblée les rôles, elle m'avait demandé, non
sans ironie, comment il se faisait que, Suisse, j'eusse une tête
d'intellectuel anglo-saxon. Lui ayant demandé pourquoi elle ne
veut pas retenir une place dans l'avion, elle me dit sur un ton de
pitié : « C'est mon mari qui a oublié de retenir la place ; l'auriez-
vous déjà oublié ?» — « Et qui rêve ? », demandai-je. — Elle est.
très attrapée.
L'ambassadeur de Suisse en France c'est encore son analyste,
car Suissesse, elle habite la Suisse et je suis le seul représentant de
son pays à exercer la psychanalyse en France. J'y fais donc pour
elle, sur le plan psychanalytique, figure d'ambassadeur de la psy-
chanalyse suisse à Paris. Enfin, je ne monte pas dans l'avion et
elle prend ma place. Elle entend donc faire son analyse toute seule,
sans mon aide ou en s'aidant des explications théoriques qu'elle,
cherche à m'extorquer ; étant donné sa défense narcissique, c'est
évidemment plus prudent.
Ici la défense narcissique biologique se double d'une révolte
contre les hommes et laisse percer un désir spamodique de prendre
leur place et de les humilier.
Toute négative et révoltée qu'elle est, cette attitude ne laisse
pas de montrer le point névralgique et c'est déjà une manière d'aveu
positive qui permet d'espérer venir à bout de ce tank hérissé d'armes
défensives et offensives.
474 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Autre exemple :
C'est celui d'une jeune femme que l'on dit fort belle et très
admirée des hommes. Elle les répartit en deux catégories : ceux qui
lui marquent de l'affection ou même de la tendresse, mais sans la
désirer, et ceux dont elle sent tout de suite que leur chaude sym-
pathie n'est pas désintéressée.
Elle est tout à fait à l'aise avec les premiers, du moment qu'ils
ne la recherchent pas en tant que femme, mais use avec les seconds
d'une tactique à laquelle elle attache une très grande valeur. Elle
les entraine dans des discussions interminables, sur des sujets
littéraires ou philosophiques, argumentant à perte de vue, les
saoulant de questions et d'arguties pour les amener à se mettre en
contradiction avec eux-mêmes, et ne les lâche que lorsqu'elle a le
sentiment d'avoir réussi à les dominer intellectuellement (disons,
moins civilement, mais de façon plus précisément adéquate : à les
« couillonner »).
Des premiers, au rebours, elle accepte leur supériorité et d'être
fécondée par eux intellectuellement.
Elle vient à l'analyse pour chercher à résoudre des conflits
affectifs extrêmement douloureux, conditionnés par un complexe
d'abandon qui lui a donné un sentiment de moindre valeur, sur-
compensé par cette mise en relief de ses facultés intellectuelles.
Sa défense contre l'analyse consiste tout naturellement à
vouloir m'entraîner dans des ergotages, à multiplier des questions
« pilpoulesques » auxquelles je ne réponds jamais et à se plaindre
alors, sur un ton geignard de petite fille revendicatrice, de ne
recevoir aucune aide de personne (de n'être pas aimée). Elle ne
tarde pas à trouver un bon truc pour m'obliger à parler : sous
prétexte que le français n'est pas sa langue maternelle, encore qu'elle
le possède assez pour exprimer toutes les nuances de sa pensée et
de ses sentiments, elle se raconte dans un charabia qui participe
du français, de l'anglais et de l'allemand, me demandant à chaque
instant de traduire exactement, dans une de ces trois langues, telle
ou telle expression.
Je lui fais tout de suite remarquer que sa malice est cousue de
fil blanc et que les questions incessantes qu'elle me pose concernant
ma propre personnalité semblent indiquer qu'elle en use avec moi
exactement de la même manière qu'avec les hommes de la première
catégorie, qu'elle n'est pas du tout disposée à se laisser « posséder »
par moi, mais serait toute prête à renverser les rôles et à
entreprendre mon analyse.
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 475

Elle reconnaît de très bonne grâce que, lorsqu'elle avait


annoncé à son mari son intention de se faire psychanalyser, celui-ci
lui avait plaisamment répondu : « Ah ! bon, et qui analysera qui ? »
A la suite de cette intervention elle apporte le rêve que voici :
Son mari est déjà couché ; elle se hâte de terminer une lettre
destinée à un ami pour pouvoir aller se coucher à son tour, mais
elle craint que son mari ne survienne pendant qu'elle écrit cette
lettre ; et c'est ce qui arrive. Elle s'en aperçoit tout de suite et, dans
le même moment, découvre que des phrases de la lettre qu'elle
écrivait se trouvent transposées, imprimées, dans un livre ouvert à
côté d'elle (bien entendu, elle ne se souvient pas de ce qui était écrit)
Tandis que son mari paraît lire par dessus son épaule (elle
ajoute vivement, en se retournant vers moi : « Vous savez, ce n'est
pas vous, mon mari »), il lui prend par derrière la tête dans ses
mains et la presse fortement comme s'il voulait écraser son cerveau.
Elle précise qu'il ne manifeste nullement le désir de la tuer, mais
simplement de détruire son cerveau. Dans le moment où sa tête est
ainsi pressée, s'éteint une petite lampe qui est posée à côté d'elle
sur le divan (elle ne remarque pas que la scène a changé et qu'elle
n'est plus devant son secrétaire, mais sur le divan analytique).
Sans interpréter tout de suite le trop riche contenu de ce rêve,
je me borne à lui dire qu'elle ne veut pas faire la lumière sur son
passé (la lampe s'éteint et elle ne se souvient pas des phrases qui
ont passé de sa lettre dans la lettre imprimée), qu'elle a été amenée,
pour des raisons qui restent à découvrir, à surestimer son intel-
ligence, sa faculté de ratiocination, sa subtilité d'esprit et qu'elle a
très peur de voir ces précieuses facultés détruites par l'analyse. Je
réserve pour plus tard de lui montrer comment elle empoisonne tout
le monde et elle-même avec son pénis intellectuel.
Elle me dit alors qu'elle s'est en effet demandé comment elle
va se trouver quand je l'aurai démontée en pièces détachées. Elle ne
laisse pas d'objecter, comme toujours en pareil cas, qu'elle ne se
réfuse nullement à faire la lumière, puisqu'elle est venue à l'analyse
pour voir clair en elle, que la lampe se trouvait là et qu'elle s'est
éteinte d'elle-même. Je lui dis plaisamment : « C'était peut-être
aussi la lampe qui rêvait ? »
Elle se met à rire de bon coeur à cette boutade.
Ici encore on voit en clair la crainte fondamentale d'être
morcelée, renforcée de la crainte de perdre dans l'analyse l'objet
de son narcissisme secondaire, en l'occurence son pénis intellectuel
érotisé aux dépens de Férotisme normal ; car il ne faut pas oublier
que, frigide, elle discute avec les hommes qui la dégoûtent en la
476 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

désirant en tant que femme, jusqu'à ce qu'elle les possède, alors


qu'elle est tout amicale avec les hommes qui oublient qu'elle est
femme et qui la traitent comme un copain.
Tous les exemples cités jusqu'ici se rapportent à des cas dont
le traitement, à peu d'exceptions près, a été poursuivi.
Est-ce à dire que le narcissisme biologique a été réduit, permet-
tant ainsi de continuer le traitement ? Certainement pas. On peut
affirmer tranquillement que le narcissisme biologique est irréduc-
tible, et que si le sujet a consenti à aller plus loin, c'est qu'il était
rassuré par l'attitude objective et bienveillante de l'analyste, mais
aussi— et surtout — qu'il s'était, à l'insu de celui-ci, ménagé des
positions de repli, de ces défenses en hérisson, à redans, disait
justement Lacan dans son rapport de l'an dernier sur l'agressivité.
On ne voit d'ailleurs pas, en admettant que la chose fût possible,
quel intérêt il y aurait à réduire cet irréductible narcissisme ; cela
équivaudrait tout simplement à faire le sujet se renoncer, en
renonçant à toute appétition individualiste ou sociale ; il n'aurait
plus, dès lors, qu'à mourir par anorexie, au sens le plus aristotélien
du mot. Le narcissisme nous apparaît alors comme une nécessité
vitale et donc comme un fait normal.
Dans le narcissisme primaire, qui se traduit chez les schizo-
phrènes par cet amour de soi jusque dans les fonctions les plus
humbles (1), il serait vain de rechercher ce qui ressortit au
narcissisme biologique proprement dit et ce qui ressortit à l'inflé-
chissement progressif et total de la libido sur le sujet.
Du point de vue thérapeutique ces distinctions n'offrent qu'un
intérêt relatif ; la seule chose qui compte, pour le thérapeute, c'est
de faire sortir le sujet de son repliement et de l'amener à prendre
un meilleur contact avec la réalité s'il s'agit d'un repliement névro-
tique, à prendre contact tout court s'il s'agit d'une négation
psychotique de la réalité.
Naguère encore, quand on disait narcissisme primaire, on
disait psychose irréductible, et j'avoue avoir parfois commis, les
premiers temps de ma pratique psychanalytique, la petite lâcheté
de renoncer d'emblée, en les décrétant d'irréductibilité sur la foi de
notre maître Freud, à traiter de jeunes sujets, même non psychosés,
sous prétexte qu'ils étaient le narcissisme même : enfants gâtés,
toujours sûrs d'être pardonnés quoi qu'ils fissent, tenter de modifier

(I) Une jeune schizophrène, dans un service du Docteur Repond, à Malévoz,


répondait invariablement, lors de chaque visite, à ma question « Comment allez-
vous » : — « Oh très bien docteur, je m'aime bien, je pisse bien, je pète bien, je
caque bien ».
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 477

pareilles attitudes contre le ou les parents complices me paraissait


une entreprise capable de me conduire tout droit aux « Petites
Maisons ». Quel intérêt ces « pourrissons » auraient-ils eu à changer
d'attitude, alors qu'ils en retiraient tant de substantiels avantages ?
Aujourd'hui, après avoir vu céder à une inlassable patience des
attitudes aussi décourageantes, les parents toxiques ayant été
dûment mis hors circuit, je réforme quelque peu mon jugement et
j'incline à penser, comme Mâle fait des pervers, qu'on a quelque
espoir de modifier ce narcissisme et d'amener le sujet à une
meilleure adaptation à la réalité quand on peut obtenir de lui un
transfert positif.
Ce sont évidemment des cas ingrats à traiter, parce que le
narcissisme à ce degré implique toujours une grave débilité du moi
et donc l'obligation pour le thérapeute de tenter une reconstruction
sur un sol mouvant, s'il n'existe pas un petit coin de moi exempt de
conflits sur lequel on puisse, après l'avoir fortifié, construire quelque
chose de stable.
Cela étant admis, il n'y a pas de raison pour que l'on ne tente
pas de forcer dans ses positions le replié psychosé, réputé narcis-
siste primaire.
C'est à quoi l'on tend depuis un ou deux lustres avec des suc-
cès croissants. Le seul cas de guérison, par le moyen de satisfactions
symboliques, d'une indéniable schizophrène décrit par Madame
Sechehaye (1) suffirait à montrer que les mécanismes de repliement
qui ont joué chez un malade à partir d'un grave sentiment de frus-
tration ne diffèrent en rien, qualitativement, de ceux que l'on voit
jouer dans les cas les plus classiques de narcissisme dit secondaire.
En conclusion de tout cela, je serais enclin à conserver la notion
de phobie primaire plutôt que celle de narcissisme biologique bien
que cette dernière ait l'avantage d'impliquer toute la zoologie.
Mais il y a toujours avantage à ranger sous une même rubrique
les faits qui participent d'une même origine, et ces phobies primaires
sont, en définitive, bien la marque d'un investissement libidinal non
objectai.
Par là le narcissisme biologique rejoint le narcissisme primaire,
dont il n'est pas toujours facile de le distinguer chez l'adulte, alors
qu'il est toujours possible de le différencier du narcissisme secon-
daire, même quand il apparaît étroitement intriqué avec lui dans
les rêves de résistance.

(I) Mme SECHEHAYE La réalisation symbolique. Supplément de là Revue suisse


de psychologie et de psychologie appliquée, N° 12. Chez Huber, à Berne.
478 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

CHAPITRE II
Le narcissime secondaire
Le narcissisme est la haine de soi.
« Ma pauvre petite cocotte, heureusement que
tu t'as. »

Je ne donnerai pas, au début de ce chapitre, le facile plaisir de


montrer que le narcissisme est une étiquette universelle, comme le
fut la syphilis. Quand on a un palais ogival, en voûte de cathédrale
gothique, c'est la syphilis ; quand on l'a surbaissé en voûte romane,
c'est la syphilis ; quand on n'a pas de palais du tout et qu'on voit
le ciel au travers, c'est la syphilis (1).
Quand une femme ravissante, qui n'a qu'à paraître dans
n'importe quelle société pour avoir tous les hommes à ses pieds, se
regarde dans son miroir et crache contre son image en se traitant
de « mochetée », c'est du narcissisme.
Quand une femme, séduisante ou non, se regarde complaisam-
ment dans sa psyché et se redit avec conviction : « Je suis bien »,
c'est du narcissisme.
Quand M. Sacha Guitry se moque de lui-même avec l'esprit de
Sacha Guitry, c'est du narcissisme ; mais quand tel écrivain parle
allusivement des oeuvres manuscrites qu'il conserve dans ses
armoires, c'est aussi du narcissisme.
Quand un don Juan se vante de ses succès féminins, c'est du
narcissisme, mais ce coquebin dévoré de curiosité qui ne peut se
livrer qu'à de petites débauches solitaires, lui aussi est narcissiste.
Et cette petite tapette qui se fait les ongles, met du rouge sur
ses lèvres et pousse des cris de putois quand elle s'est piquée au
doigt, en a-t-elle une couche, de narcissisme ! Mais ce garçon qui
joue les durs, ne laisse passer aucune occasion de se mutiler, tout
au moins de se blesser, ou qui se rengorge par devers lui parce qu'il
peut supporter sans anesthésie des interventions très douloureuses,
c'est un masochiste, le comble du narcissisme.
Allez y comprendre quelque chose en prenant le narcissisme
par ce bout-là. Partons plutôt des. découvertes cliniques que nous
faisons dans les analyses de ces cas.

(I) Ces malformations congénitales, liées à des gènes récessifs, ont été long-
temps imputées — et le sont encore par certains — à la syphilis. Récemment un
professeur sud-américain n'hésitait pas à insérer ce genre de malformations dans les
manifestations psychosomatiques. Il y a la syphilis, il y a la psychanalyse, et la
médecine psychosomatique, et il y a aussi le bon sens. Ne pas oublier le bon sens.
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 479

A en croire la mythologie, le narcissisme représenterait une


admiration fat et un amour éperdu de soi. Car Narcisse, fils de
Çéphise, pour n'avoir pas dépassé le stade du miroir cher à notre
collègue Lacan, finit, pour s'être trop longtemps contemplé dans un
miroir d'eau, par se confondre avec son image spéculaire en s'y
absorbant tout entier.
Cette conception simpliste pourrait trouver un commencement
de confirmation dans le cas de ces gens comblés de satisfactions
sociales qui compensent heureusement un sentiment de moindre
valeur, et dont on dirait volontiers que leur vanité laisse partout le
meilleur souvenir. D'où ce sens dépréciatif attaché à l'épithète de
narcissiste et le danger d'employer le terme tout crû avec des
patients sans avoir pris soin de mettre préalablement au jour le
drame qui se dissimule derrière cette façade.
Double danger : celui de blesser inutilement une souffrance qui
cherche à se dissimuler et y réussit plus ou moins bien, selon la
qualité du matériau dont est faite la façade — elle est bien souvent
dé carton-pâte et tendue de guirlandes de fleurs de papier — et
celui d'aggraver une attitude de repli désespéré.
(J'ajouterai, à l'usage des jeunes, analystes, qu'il est parfaite-
ment déplacé de nommer le narcissisme au cours du traitement ;
nous n'avons pas plus besoin de recourir à cette notion et de la
nommer que de recourir à la notion du surmoi en le nommant).
Car si, de par son origine mythologique, ce fâcheux terme de
narcissisme évoque dans l'esprit du commun ces idées de vanité,
de fatuité, d'égoïsme, d'admiration de soi, de surestimation de telle
ou telle qualité, de condescendance ou de mépris pour autrui, par
lesquelles nous désignons, en y impliquant des jugements de valeur
qui entraînent condamnation, tant d'attitudes et de comportements
dont on serait bien étonné et bien marri de découvrir les déceptions
et les détresses qu'ils recouvrent, pour les psychanalystes le nar-
cissisme n'est pas l'amour de soi, mais la haine de soi, et le
désespoir qu'il dissimule se résume de la façon la plus bouleversante
dans ce recours ultime d'une petite fille de quatre ans, enfouie sous
ses couvertures, se saoûlant de pleurs, baisant son propre bras et
cherchant à se réconforter en se disant : « Ma pauvre petite cocotte,
heureusement que tu t'as ».
Par quelle étrange fortune une souffrance si digne de sympa-
thie a-t-elle pu se muer en de si déplaisantes attitudes ? Pour le
montrer en* clair, il n'est que de démonter quelques façades et de
mettre à nu les misères qu'elles camouflent. Travail ardu, doulou-
480 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

reux, semé d'obstacles, de réactions pénibles, travail parfois impos-


sible, quand le narcissisme prend la forme redoutable du
masochisme, expression la plus haute et le plus difficilement
réductible du repliement.

On serait tenté, auparavant, de faire une place spéciale à une


catégorie de narcissistes chez qui l'on penserait ne pas pouvoir
trouver un repliement désespéré. Ce sont ceux que leurs éducateurs
ont royalement installés dans leur autisme en leur permettant,
dès l'âge le plus tendre, de vivre selon le principe de plaisir et de
répudier le principe de réalité, déplaisants despotes habitués à
faire plier tout le monde à leurs tyranniques exigences d'enfants,
et que nulle expérience n'instruit.
On voit notamment ce genre de narcissisme chez les enfants
uniques, surtout quand ils sont nés de façon inespérée de parents
aux confins de la ménopause.
Ils peuvent, d'ailleurs, être plus ou moins bien adaptés. Tel
est le cas de « Betty Boop », jeune fille qui avait déjà coiffé sainte
Catherine et que j'avais ainsi surnommée à cause de son afféterie
et de sa ressemblance avec la poupée animée du cinéma. Par quel
miracle n'était-elle pas demeurée un nourrisson intégral, je ne
saurais le dire, ne l'ayant rencontrée que fortuitement chez des
tiers. C'est un fait qu'en dépit de son éducation en couveuse elle
avait réussi à acquérir les moyens de gagner sa vie comme secré-
taire. Tous les soirs, elle téléphonait à ses parents septuagénaires
pour leur narrer par le menu les moindres incidents de la journée
et leur demander quelle robe elle devait mettre le lendemain.
Des indiscrétions de son entourage m'apprirent qu'elle avait
conservé ses jouets d'enfant, et notamment un petit ours en pelu-
che qu'elle continuait de traiter comme elle le faisait à l'âge de
quatre ans.
Cette jeune femme, d'un physique fort avenant, était exacte-
ment à l'image d'une jolie poupée ; et elle pouvait donner
exactement ce que peut donner une jolie poupée : un certain plaisir
esthétique, strictement rien de plus. C'était un objet dont la seule
excuse était d'être décoratif, mais d'une telle indigence affective
qu'elle décourageait d'emblée tous ceux qui eussent été enclins à
se laisser séduire par sa gentillesse physique. Tout lui était dû par
destination, il ne lui fût jamais venu à. l'esprit d'imiter ses cama-
rades de pension qui partageaient entre elles, sans compter, les
friandises qu'il leur arrivait de recevoir ; elle acceptait sans la
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 481

moindre gêne celles qu'on lui offrait, mais gardait pour elle et
dégustait secrètement celles qu'elle, recevait.
Ces phénomènes ne sont pas rares; on les connaît peu
parce qu'ils ne jouent aucun rôle social, et le plus grand bien qu'on
en puisse dire c'est qu'ils ne sont pas nocifs quand ils sont demeu-
rés à un stade aussi primitif du narcissisme infantile.
Malheureusement, il arrive beaucoup plus souvent que ces
« femmes-enfants » (1) soient douées d'élans libidinaux qui dépas-
sent le stade oral, et mettent toute leur séduction féminine au
service d'une sexualité infantile déréglée, asservissant les hommes
en les induisant aux pires folies et passant avec une parfaite
inconscience au milieu des dégâts qu'elles commettent partout
sur leur passage ; tout au plus diront-elles, comme Catherine
Hepburn après avoir démoli le brontosaure (dans Bringing up
Mister Baby) : « Oh ! Regardez ce que j'ai fait ! »
Je ne suis d'ailleurs pas si sûr qu'il faille mettre à part ces
cas-là en les considérant comme inévolués et donc comme n'étant
jamais sortis de leur narcissisme infantile, pour les opposer à
ceux où nous pouvons déterminer le point de départ d'une régres-
sion véritable au narcissisme infantile.
Car enfin si Betty Boop est demeurée attachée à son petit ours
en peluche et continue de se dorloter en le dorlotant, elle a pu,
par ailleurs, s'adapter dans une mesure appréciable à la réalité,
puisqu'elle se maintient dans une place de secrétaire. Il est assez
probable que l'amour qu'elle porte à son petit ours traduise une
déception ancienne que révélerait une analyse.
Mais les Betty Boop n'éprouvent nul besoin de se faire ana-
lyser ; quand les choses ne vont pas tout à fait comme elles
voudraient, elles dorlotent leur petit ours en pleurant un petit coup
sur leurs malheurs, puis reprennent leur petit trantran, n'aimant
au fond rien autant que leur propre société.
Il ne faudrait pas s'imaginer qu'un enfant unique, même
objet d'une dévotion perpétuelle de là part de ses parents, fût à
l'abri des frustrations les plus bénignes qui sont ressenties d'autant
plus douloureusement que rien n'a été apparemment refusé à
l'enfant ; et quand l'enfant garde le souvenir d'une frustration
réelle après avoir été choyé d'une invraisemblable manière, ce

(I) Cetype est tout à fait à part du type banal de la femme qui a répudié sa
féminité et que son sentiment d'infériorité induit à mettre constamment à l'épreuve
son pouvoir de séduction, que cette attitude s'accompagne ou non d'un désir incons-
cient de vengeance et de castration à l'égard des hommes.
482 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

n'est pas le fait d'être enfant unique qui changera rien à sa décep-
tion, ni le rassurera d'aucune manière.
Comment, en effet, un garçon pourrait-il ne pas éprouver
pour le reste de ses jours une véritable phobie de toute situation
nouvelle, quand collé au sein maternel jusqu'à l'âge de deux ans
ce sein lui est subitement retiré, parce que sa mère a décidé de
prendre une part active dans l'affaire commerciale de son mari ?
Quand, par surcroît, la bonne à laquelle l'enfant était confié et sur
qui il avait instantanément reporté toute la libido dont il avait
investi sa mère disparaît définitivement de son horizon au bout de
quinze jours ?
Cet enfant ne pouvait que devenir schizoïde,timoré, anxieux,
et que conserver une véritable phobie de toute situation nouvelle ;
gardant constamment la nostalgie de sa mère nourricière, il va
au-devant de la déception en s'arrangeant, l'ayant trouvée, pour
la perdre afin de ne pas être abandonné.
Le comportement de ce garçon avait été qualifié unanimement
de schizoïde (ces péremptoires étiquettes recouvrent parfois des
choses bien singulières, quand on y regarde de près). Il participait
de cette attitude tranchante, ignorante des relativités, que lon peut
dire attitude de tout ou rien, celle de l'enfant qui veut être aimé
de façon exclusive et n'admet pas le partage, — et de cette autre
attitude, typiquement narcissique, elle aussi, que Ton peut dire
(bien inélégamment, et je m'en excuse) d'« aquoibonisme » : à
quoi bon, puisqu'on ne m'aime pas ?
Certes, il n'avait pas de contact véritable avec ses contempo-
rains, encore qu'il recherchât leur société ; en fait, ce qui caracté-
rise son attitude, c'est la phobie à l'état pur, la phobie primaire,
dissimulée sous un rire stéréotypé qui traduit tout ensemble sa
peur et l'incarcération d'une agressivité réactionnelle qui n'a
jamais pu se donner jour.
Toute la vie de ce garçon est placée sous le signe de la peur
et de l'ennui. On ne peut prendre un contact normal avec ses
congénères quand on est en-proie à une peur élémentaire qui vous
fait rentrer sous terre à la simple vue d'un inoffensif agent occupé
à régler la circulation.
Evidemment, il s'y ajoute toute l'angoisse liée à l'agressivité
réactionnelle instantanément refoulée, ce qui se traduit en partie
par un rire stéréotypé et par un certain besoin de dominer, intel-
lectuellement en sautant sur toute occasion de « professer » et
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 483

en cherchant constamment, de façon tout inconsciente, à diminuer


autrui.
Ce ne sont pas là types cliniques que l'on ait souvent l'occa-
sion d'analyser. Je n'ai esquissé en passant ce cas particulier
de narcissisme que pour mettre en garde contre l'idée a priori,
qui serait tout à fait fausse, qu'un enfant unique est à l'abri des
frustrations de par sa situation privilégiée et que son narcissisme
ressortit à d'autres causes qu'à un sentiment de frustration.
En fait, je suis intimement convaincu qu'un traitement
analytique permettrait de mettre au jour chez une Betty Boop une
déception aussi grave que celle découverte chez le pseudo-schizoïde
ci-dessus dit.
Et c'est en effet des frustrations dans le jeune âge qu'il faut
partir pour comprendre le repliement narcissique, qu'on le dise
primaire ou secondaire.
Inutile d'en multiplier les exemples ; on peut s'appuyer pour
le démontrer sur la première analyse venue. Mais il n'est pas
défendu de faire un choix parmi les innombrables analyses, si ce
choix fournit l'occasion d'une riche démonstration. Un cas s'impose
d'ailleurs à mon esprit, et c'est celui de la fillette qui résume tout
le drame intime du narcissisme dans ce cri désespéré : « Ma
pauvre petite cocotte, heureusement que tu t'as ».
Elle avait quelque trois ans quand son frère naquit. Jusque là,
elle avait été reine. Ce frère ne fut pas accepté. D'emblée, elle le
répudie et se confine dans une attitude morose, roulant des pensées
homicides, le regard de plus en plus anxieux, serrant les dents
et montrant constamment un visage revêche. Plus elle est amère
et renfrognée, plus, par contraste, son frère souriant recueille
tous les suffrages.
Bien entendu se forme immédiatement l'idée qu'on ne l'aimait
pas parce qu'elle était une fille et qu'on lui préférait son frère
parce qu'il était un garçon. D'où un refus de sa féminité qui n'était
pas de nature à la rendre plus gracieuse.
Cette phase de sa déception se traduit dans l'analyse par
des rêves où elle tient suspendu par son pénis son frère ficelé
comme un saucisson, et le châtre de diverses manières.
Sa mère cherche de toutes manières à la faire sortir de son
mutisme et de son repliement hostile, mais ce n'est pas en lui
disant à longueur de journée : « Mais souris, souris donc ; com-
ment veux-tu te marier si tu ne souris pas ? » qu'elle effacera
le souvenir des déceptions anciennes.
Pas plus qu'elle n'atténuera l'effet des déceptions actuelles ;
484 REVUE FRANCAISE DE PSYCHANALYSE

car on fait faire des études à son frère tandis qu'on la fait rentrer
dans une administration dès qu'elle est en âge d'y entrer ; elle
donne à ses parents l'argent qu'elle gagne et l'on donne à son
frère de l'argent de poche ; les quinze jours de vacances annuelles
écoulées, elle rentre à son travail tandis que son frère reste
encore en vacances et que sa mère lui envoie quelque argent :
« Il faut bien qu'il s'amuse un peu, ce petit », dit-elle.
Bien que ses parents lui témoignent beaucoup d'affection,
ces différences de traitement n'en sont pas moins douloureuse-
ment ressenties, et la haine refoulée envers tous ces frustrateurs
se développe en conséquence, avec cependant de petites détentes
sporadiques par des soupapes de sûreté : « Ah s'ils pouvaient
!

tous claquer ! ».
La jeune fille ne. se lie avec personne ; presque mutiste, les
dents serrées, elle décourage les sympathies. Dès qu'elle est en
danger de s'attirer une affection, elle s'arrange pour se faire
mal juger par des propos cyniques ou des attitudes cassantes.
Car c'est un dés mécanismes de défense les plus constants
contre le retour des déceptions que de décourager les sympathies,
soit en repoussant systématiquement celle qu'on vous marque,
soit en se défendant contre une attirance envers une personne
en lui marquant de l'hostilité.
C'est folie pure de se laisser aller à marquer de l'affection à
quelqu'un, car ce quelqu'un risque de vous la rendre, et alors
on s'expose à perdre cette affection. Si vous êtes recherché par
autrui, c'est encore plus dangereux, parce qu'on s'apercevra très
vite que vous n'en valez pas la peine et l'on se verra retirer
l'affection.
Cette terreur inconsciente de l'abandon peut conduire à
des attitudes à peine croyables. C'est ainsi qu'une jeune femme
très narcissiste voulait bien être recherchée en tant que femme et
prenait pas mal de risques dans des expériences amoureuses où
elle se défendait d'engager ses sentiments. Elle me narra un
jour qu'ayant passé la nuit avec un sien ami qui l'avait comblée
physiquement, elle s'était réveillée avant lui au matin ; se
réveillant à demi à son tour, il la prit dans ses bras avec une
telle douceur qu'elle comprit subitement qu'il l'aimait de tendresse.
Elle en fut terrifiée, me dit-elle. Elle admettait fort bien qu'il
aimât son corps de femme et le désirât, mais — elle n'aurait su
dire pourquoi — l'idée qu'il pût l'aime? de tendresse la terrifiait.
Cette forme de défense contre le retour des déceptions dans
l'attente de la tendresse fait des narcissistes, agressifs et négatifs.
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 485

Mais la défense peut prendre une apparence plus positive


et faire des narcissistes qui paraissent capables d'aimer. En
fait, s'ils peuvent par leur liant, leur gentillesse, l'amabilité
qu'ils montrent dans les rapports avec autrui, donner l'impres-
sion de gens confortables et d'une riche et vibrante affectivité,
on ne tarde pas à s'apercevoir qu'ils sont exclusivement captatifs,
ne donnent exactement rien, sont incapables d'aimer, incapables
même d'acquérir la moindre notion des normes des échanges
affectifs. Je reviendrai sur ces cas à propos d'un syndrome
particulier que je ferai ressortir en terminant.
Revenons à notre petite Cocotte. Il n'y a pas de situation, si
pénible soit-elle, qui ne finisse par s'arranger. Quelquefois, ça
s'arrange mal. Dans le cas particulier, ce fut tout d'abord catas-
trophique (passons sur les faits, qui n'ont d'intérêt qu'anecdo-
tique) ; puis, par un heureux concours de circonstances et les
efforts convergents d'amis, la petite Cocotte vint en analyse.
Avec le recul des ans, je pense que si je puis, après quatre
lustres de pratique de la psychiatrie, me flatter de n'avoir pas de
cadavre dans mes armoires, je le dois au fait que la petite Cocotte,
en dépit de son narcissisme, avait réussi à sauvegarder un moi
solide pour avoir pu résister à la véhémence de ses réactions au
cours du traitement.
Car tout ce qu'elle avait ruminé et remâché, les mâchoires
serrées et le regard en déroute, s'épancha sous forme de reven-
dications paranoïaques sur le mode maniaque, entremêlées de
phases de dépression.
C'était inévitable, car le cynisme du langage de la pauvre
petite Cocotte était à ce point outré que l'on ne pouvait pas ne pas
y voir d'emblée un besoin de se faire condamner et rejeter, à
raison d'une agressivité monstrueuse. Elle montrait ainsi tout
ensemble le cercle vicieux dans lequel elle était narcissiquement
enfermée, et la porte de sortie du cercle vicieux, puisqu'il
apparaissait clairement que le premier soin de l'analyste devait
être d'apaiser le sentiment de culpabilité en introduisant le
procès des parents décevants.
Malheureusement, le souhait de mort avait été réalisé et la
décompression du surmoi par l'introduction du procès mal tolérée.
Par bonheur, de par la situation de transfert, j'étais devenu
un condensé de tous les objets décevants de sa petite enfance, et
c'est ainsi que la petite Cocotte put épuiser sur mon dos, au long
de mois et de mois de quérulences, de récriminations, d'exigences,
de persécutions, des années de douloureuses déceptions et acquérir
486 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

enfin, après une interminable mise à l'épreuve, la certitude


pacifiante qu'on l'aimait quand même.
Car c'est là tout le secret de l'assouplissement ou du dépouil-
lement de la cuirasse narcissique, d'amener le sujet à quitter son
tank, c'est-à-dire à se quitter, pour réinvestir positivement, en la
personne de son analyste, le ou les objets décevants de son enfance.
Et c'est là que l'on saisit de la façon le plus nettement tangible
et la plus vivante l'inutilité de toute interprétation du comporte-
ment narcissique en dehors d'une reviviscence sur le mode
affectif de la situation infantile décevante dans la situation de
transfert.
C'est en effet la seule possibilité de rompre le cercle vicieux
où l'on voit s'enfermer tous les narcissistes, ce qui revient à dire
tous les névrosés, puisque nous sommes bien obligés d'entamer
tout d'abord la coque protectrice pour avoir accès aux conflits.
Ce cercle vicieux se constitue de la façon la plus monotone
qui soit. Il est donc facile de la schématiser.
Nous posons comme un fait établi par des milliers d'expé-.
riences que le point de départ du repliement narcissique est
une frustration ou, ce qui revient au même, un sentiment de
frustration. Mademoiselle Germaine Guex ne me contredira point,
j'en suis sûr, si je dis qu'il n'est nullement nécessaire qu'un
enfant ait été effectivement abandonné pour avoir le sentiment
de l'être et y réagir en conséquence. Le cas de la petite Cocotte
le prouve abondamment, et elle n'eut pas de peine à reconnaître
à la fin de son traitement que ses parents, loin de l'avoir délaissée,
ainsi qu'elle en avait le sentiment, l'avaient au contraire fort
entourée et choyée.
Le schéma peut s'établir ainsi :
Frustration - > Agressivité réactionnelle > Retrait,
par dépit, de la libido investie sur l'objet décevant et inflé-
chissement de cette libido sur tout, ou partie du sujet >
Agressivité retournée par là-même contre le sujet (masochisme)
> Recherche de la frustration par sentiment de coulpe et
par besoin de justification (« J'aime mieux quand elle est vache ;
ainsi, j'ai le droit de la détester »).
A partir de là, le narcissisme se résume dans la figure du
serpent qui se mord la queue.
Ce schéma est outrageusement squelettique, ainsi ramené à
ses éléments nécessaires et suffisants. Il appelle donc quelques
commentaires, rien n'étant plus nuancé que les modalités de ces
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 487

mécanismes successifs. Il faut montrer, fût-ce de la façon la plus


sommaire, les instruments du narcissisme, et nous allons le tenter
dans le chapitre qui suit.

CHAPITRE III

Les instruments du narcissisme et ses localisations


Il est difficile, dans la plupart des cas, de préciser le moment
où s'est opéré le repliement narcissique, parce que ce repliement
ne s'opère pas en une fois, car à partir du traumatisme initial
(sevrage, naissance d'un puiné) qui a provoqué le sentiment de
frustration et déterminé le cercle vicieux dans lequel progressi-
vement s'enfermera la victime, l'évolution peut, selon les cir-
constances, se faire soit dans le sens d'une aggravation, soit dans
le sens d'une atténuation.
Ici, plus qu'en tout autre matière, on se donnera garde de
schématiser, parce que nous ne savons que trop combien il est
impossible à l'enfant d'échapper à des déceptions qui découlent
des conditions mêmes, des conditions normales, dans lesquelles
il vit au sein de sa famille. Nous savons aussi que ce qui peut être
traumatisant pour un enfant à un moment donné pourrait fort
bien ne pas l'être à un autre moment, parce que le trauma en
question rie devient pathogène qu'en fonction des forces comparées
de la sollicitation pulsionnelle et du moi à un moment considéré.
En d'autres termes, que l'événement en question est ou n'estpas
pathogène » suivant sa position topique dans l'ensemble de la
personnalité » (Hartmann) au moment où il se produit.
Il n'y a pas d'analyse dans laquelle on ne puisse mettre au
jour un complexe de frustration sur un plan quelconque, et qui
incite le patient à revendiquer l'amour de son analyste. Les réac-
tions de jalousie de nos patients entre eux, toutes passagères et
bénignes qu'elles sont parfois, trahissent toujours un sentiment
de frustration, si bien que l'on peut conclure avec une entière
certitude de toute réaction de jalousie actuelle à une frustration
ancienne.
Or ce sentiment de frustration peut être en rapport avec tout
autre chose que le fait de n'avoir pas été choyé.
Une grande obsédée, mère de deux enfants dans la vingtaine,
me disait désirer être assez riche pour pouvoir s'offrir le privilège
d'être seule en analyse en payant les honoraires additionnés de
488 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tous les autres patients. Or durant toute sa petite enfance, elle


avait été l'objet d'une préférence manifeste de la part d'un sien
oncle qui s'était très tôt substitué à son père mort. Elle avait été
choyée comme un enfant ne peut l'être plus. C'est pour avoir
surpris, dans une position qui ne trompe point, son oncle avec une
amie qui lui témoignait, elle aussi, beaucoup de tendresse qu'elle
eut le sentiment d'être deux fois volée. La double déception était
d'autant plus grave qu'elle pouvait à bon droit se penser le centre
du monde, choyée comme elle l'était, benjamine, par tout son
entourage.
Dans un cas de ce genre, le repliement narcissique se situe
nettement au point de départ fraumatique de la névrose obses-
sionnelle, avec tout ce que le narcissisme de l'obsédé implique de
sado-masochisme réactionnel. Et l'on peut en dire autant de tous
les cas de névrose obsessionnelle, dont le narcissisme est parmi
les plus ardus à réduire.
Il me paraît important de le souligner ici, parce que, de
même que dans les névroses obsessionnelles on voit que les ins-
truments de la toute-puissance magique sont ceux-là mêmes qui
étaient érotisés au moment du trauma qui avait fait naître l'acte
obsessionnel — conjurateur ou annulateur — par lequel l'obsédé
se donne l'alarme contre la venue au conscient de la pulsion
agressive refoulée, de même, dans tout narcissisme, compte tenu
des déplacements secondaires et des substituts, on petit généra-
lement situer l'époque où s'effectua le repliement d'après l'instance
psychique, les organes ou les fonctions sur lesquels s'est fait
l'infléchissement narcissique de la libido.
On peut, je crois, sans imprudence, tirer de là une règle
générale. Cette règle n'a de valeur que pragmatique, bien entendu ;
je ne me suis pas attardé à rechercher si elle est défendable du
point de vue théorique, et je ne cite la formule que pour ce qu'elle
me paraît fournir des indications utiles du point de vue théra-
peutique, en permettant d'attaquer le narcissisme au bon endroit.
; Cette règle peut s'énoncer très simplement dans ces termes : le
narcissisme se fixe sur l'instance psychique, la fonction ou
l'organe qui détenaient la plus grande quantité de libido au
moment du trauma qui a provoqué le repliement.
Disons plus explicitement, encore que d'une façon toute
schématique, qu'un traumatisme de sevrage se traduira par un
narcissisme oral, un trauniastisme de lavement par un narcissisme
anal, un traumatisme portant sur l'appareil génital par un
narcissime génital s'il ne conditionne, comme c'est le cas le plus
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 489

fréquent, un désastreux complexe de castration (qui peut d'ail-


leurs ne pas être exclusif d'un narcissisme sexuel — masochisme —
à un niveau quelconque).
C'est dans les cas de narcissisme oral pré-oedipien que le
thérapeute aura le plus de fil à retordre. Dans ces cas-là, on ne
peut pas dire que le surmoi joue un rôle, et donc que l'on puisse
avoir accès au moi en rabotant le surmoi, car les tabous que l'on
voit alors jouer sont des phobies élémentaires, des phobies
primaires, comme les appelle Odier, plutôt que des défenses
morales intériorisées.
L'inconsistante personnalité se trouve alors polarisée vers les
plaisirs de la table et le plaisir de parler.
Dans l'analyse, ces patients continuent le monologue à deux
qu'ils poursuivaient à l'âge de trois ans, balbutiant pour leur
propre compte des choses souvent inaudibles et n'exprimant
jamais de déception de s'entendre dire, à la fin de la séance :
« C'est terminé, je ne puis rien conclure pour l'instant ».
Inutile de dire ici que, le monologue étant inépuisable,
l'analyse peut durer aussi longtemps que le patient aura du
plaisir à s'écouter, c'est-à-dire indéfiniment, si l'analyste n'inter-
vient pas activement.
Cette forme de narcissisme est extrêmement difficile à réduire
chez les femmes, qui paraissent demeurer victimes d'automatismes
de la pensée et de l'élocution sur lesquels l'analyse n'a plus
d'effet rétroactif. Il faut dire aussi que l'investissement libidinal
sur ce que j'appelle le « partage » est renforcé par le regret du
pénis, dont le verbiage plus ou moins intellectualisé est un subs-
titut.
Il est bien difficile, dès lors, de renoncer aux démonstrations
d'un talent qui procure tant d'avantages psychologiques conscients
et inconscients : admiration de l'entourage, du moins pendant
un certain temps, ressentie comme une compensation à la
privation de tendresse, protection contre l'oedipe, — quand il y a
régression et non simple attardement, — protection contre la
pénétration du mâle, plaisir de rivaliser avec les hommes et de
les « posséder » au moyen de ce pénis intellectuel.
Quand le repliement narcissique se fait, dans le moment où
l'enfant s'engage dans la situation oedipienne, à l'occasion de viols
répétés sous forme de lavements ou d'introduction, par la
violence, de gouttes médicamenteuses dans les orifices naturels,
toute la libido peut être centrée sur des phantasmes de torture.
En pareil cas, j'ai vu un décalage complet entre l'adaptation
490 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

à la réalité sur le plan de la vie pratique et la vie secrète


phantasmatique.
Autant les comportements sociaux et les activités productives
étaient manifestement normaux, vus du dehors, — avec de
graves à-coups, bien sûr, et un gaspillage démesuré d'énergies, —
autant la vie affective et la vie sexuelle secrètes étaient désor-
données.
Comme tous les narcissistes, mais à un degré inouï, le
sujet était absolument incapable de parvenir à un amour
objectai; il s'éprenait avec une véhémence insensée d'objets
homosexuels en projetant sur eux le sentiment qu'il chérissait.
Mais il lui était impossible de réaliser une approche quelconque,
ou, s'il forçait son talent, il se trouvait complètement impuissant.
Tout l'auto-érbtisme est fixé, dans ces cas, sur les phantasmes
et la masturbation.
Il s'agit là de cas extrêmes. Chez beaucoup d'autres sujets
dont le moi a conservé « des parties saines, exemptes de conflits »
(Hartmann), la sublimation par la voie phantasmatique peut
sauver la situation. Et je pense, ici, à une adorable fillette qui
avait vécu entre ses parents des drames d'une indicible cruauté.
Elle n'avait eu d'autre ressource que de se réfugier dans un
monde de féerie où plus rien ne l'atteignait. Son père pouvait bien,
sur les ordres de sa mère sadiste, lui donner du chat à neuf queues
sur les mollets, sa mère pouvait bien la gifler sans l'ombre d'une
raison valable, lui redirequ'elle avait des mains bêtes comme des
pieds, qu'elle était laide, et si bête et menteuse qu'elle était indigne
de boire même l'eau qu'on lui donnait, elle encaissait tout en
pensant avec une joie intime qui lui était une vraie chaleur :
« Oui, ils peuvent me battre, m'écraser, me mettre en pièces s'ils
le veulent, ils peuvent essayer de m'humilier et de me ramener à
zéro, il y a une chose qu'ils n'auront jamais : mon coursier.
Quoi qu'ils fassent, ils ne peuvent pas m'empêcher de me laisser
emporter sur son dos, j'ai toujours une porte de sortie ».
C'est en se réfugiant dans une vie phantasmatique qu'elle
pouvait supporter une imbuvable réalité en côtoyant constamment
le suicide. Les phantasmes, au début simple fuite hors du réel,
devinrent par la suite une source intarissable de créations
artistiques.
En pareil cas, nul besoin de communiquer avec l'entourage :
les imaginations des enfants sont des plus secrètes et, ils ne les
communiquent jamais aux grandes personnes, à moins, que les
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 491

grandes personnes n'aient conservé ce côté d'ingénuité qui leur


permet d'être de plain-pied avec ces artistes, car ils sont secrets
et donc avares de paroles.
Dans les autres cas, beaucoup plus nombreux, la moindre
admiration exprimée par les grandes personnes à l'endroit du
petit bavard qui a retenu et placé à propos des mots savants saisis
au vol polarise définitivement le narcissisme vers le plaisir de
parler. Toute leur vie ces bavards s'écoutent parler, intarissables,
empoisonnant leur entourage par l'incessant, l'inexorable débit
de leur robinet d'eau tiède, suçant leurs mots comme des bonbons,
ne pouvant penser qu'à haute voix, même seuls.
Certains ont un tel plaisir à s'entendre parler qu'on a vrai-
ment l'impression que les mots leur remplissent la bouche, et
qu'ils les mâchent.
Lorsque le complexe de castration vient, chez le garçon,
ajouter au sentiment de moindre valeur déterminé par la frus-
tration (toute frustration est ressentie comme un retrait d'amour
et donc comme une dévalorisation), on observe un phénomène
extrêmement fréquent, et c'est celui qui consiste à faire sortir sa
voix de ses talons pour lui donner un timbre grave, la gravité de
la voix étant regardée comme un critère de virilité. Chez un de
mes patients, l'habitude de parler sur le registre le plus grave
finissait par rendre sa. voix monotone et son langage inarticulé.
Dans d'autres cas, à l'inverse, la parole était des mieux
articulées, parce que l'entourage familial du patient admirait
beaucoup sa facilité d'élocution : « Taisez-vous, disait sa mère à
la table familiale, Robert parle ». Dans sa petite idée, rien de ce
qui sortait de sa bouche ne devait être perdu pour la postérité, et
il articulait tout de même que Léon Bloy, pour les mêmes raisons,
écrivait en incunables. On ne choisit par sa profession, c'est la
profession qui vous choisit : il devint orateur public.
Il convient de dire ici et de démontrer que l'infléchissement
de la libido sur des activités orales implique nécessairement
l'agressivité contenue dans cette libido. Le mot qui vient natu-
rellement à l'esprit devant le flux de paroles, c'est logorrhée,
diarrhée de paroles. De fait, l'insistance de ces bavards, leur
indifférence complète à l'ennui manifesté, poliment ou non, par
ceux auxquels ils s'imposent ont bien l'aspect d'une agression.
On a même parfois l'impression que toute tentative de les faire
taire les-stimule à la façon d'un purgatif; on en vient donc à
492 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

penser qu'il s'agit d'une forme d'expression d'un sadisme anal


très refoulé.
En voici une preuve. Un jeune homme dont le débit verbal
est d'une rapidité telle qu'il est impossible d'en concevoir de
plus abondant, chez qui les mots se pressent avec un tel afflux
qu'il ne parvient pas toujours à faire un choix immédiat et comble
le temps de la réflexion en pétaradant sur une syllabe, toujours à
labiales, apporte le rêve que voici :
Il se trouve à mes côtés, dans une salle d'opérations. Sur le
« billard » est allongé un jeune homme à qui il va falloir extraire
une tumeur abdominale ; c'est moi qui dois opérer, mais je
propose à mon patient de faire lui-même l'opération. Il se récrie
avec beaucoup de vivacité, disant qu'il ne connaît pas la technique
opératoire et préférerait me laisser la direction de l'opération.
Toutefois, il veut bien m'assister si je l'y autorise (on comprendra
tout de suite, par là, que le rêve est une réponse à une mise en
garde répétée de ma part contre la tendance du patient à se
substituer constamment à moi, afin de se défendre contre la mise
au jour de son agressivité).
Je m'approche alors du ventre découvert du patient comme
pour m'apprêter à inciser la paroi abdominale (conception
sadique de l'analyse, ressentie comme une véritable blessure),
mais je n'en fais rien. Opérant à mains nues, je palpe simplement
l'abdomen, reconnaissant en profondeur une tumeur volumineuse
qui, sous une pression progressive de bas en haut, s'engage dans
l'oesophage et sort finalement par la bouche sous les aspects d'un
énorme morceau de foie (d'un énorme excrément).
Ainsi, la logorrhée de ce patient traduit bel et bien un sadisme
anal mal refoulé.
Autre preuve : dans un cas identique, une patiente qui avait
de bien laborieux démêlés avec sa mère rêvait qu'elle se rendait
à la salle de bains, ne sâchant si elle y allait pour déféquer ou
pour vomir. Finalement, elle vomissait un gros étron dans le
lavabo. Ici encore l'investissement narcissique oral implique toute
l'agressivité non manifestée contre l'objet décevant — la mère
dans le cas particulier — et la déviation vers le haut du sadisme
anal refoulé.

Je m'en tiendrai à ces données succinctes et à ces exemples


sommaires pour ce qui concerne l'investissement narcissique
des fonctions ou organes particuliers.
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 493

Reste à démontrer ma proposition du début, que le narcis-


sisme est l'infléchissement de la libido non pas sur le seul moi,
mais sur n'importe laquelle des instances psychiques ou sur
l'ensemble de la personnalité.
C'est dans» le masochisme, investissement narcissique du
surmoi par la libido, que l'on en voit la plus belle démonstration.
Un seul exemple, et percutant, suffira. Sans entrer d'aucune
manière dans le détail de la vie enfantine, disons seulement que
cette jeune femme n'a jamais pu surmonter un sentiment
d'abandon complet à la naissance de sa petite soeur, extrêmement
jolie et entièrement inféodée à sa mère. Elle s'était repliée dans
un narcissisme désespéré, qui se traduisait notaniment par
l'impossibilité d'aller à ses parents, qu'elle n'embrassait jamais
spontanément, afin de se mettre à l'abri des déceptions possibles.
Comme d'autrepart elle cherchait par tous les moyens à défendre
sa personnalité et son autonomie contre une mère ultra-virile,
qui tenait son père dans une humiliante dépendance, sa mère ne
cessait d'interpréter cette attitude en la qualifiant d'orgueil ; elle
lui répétait à longueur de journée que son principal défaut était
l'orgueil. « Dès lors », dit-elle, « j'ai mis tout mon orgueil dans
mon christianisme ».
— « En quoi cela consistait-il ? »
— « Je m'humiliais de toutes les façons, me répétant que
j'étais une ordure, la dernière des dernières, me roulant dans la
poussière et me trouvant très bien de m'abaisser ainsi. Je mettais
une véritable ferveur à chercher, en me roulant ainsi dans la
poussière, une communion avec mon Dieu, et cela me mettait à
part. J'en tirais de très grandes satisfactions ».
Dans son milieu imprégné du calvinisme le plus rigide, le
sadisme parental — tout au moins celui de. la mère — était à
l'exacte mesure du masochisme croissant de la fillette, et la
résolution qu'elle avait prise de se rouler ainsi dans la poussière
était survenue à la suite d'un mensonge destiné à la défendre
contre le sadisme d'une institutrice.
Elle retirait donc de ses macérations morales de très grandes
satisfactions ; de toute évidence, cela la mettait à part des autres,
et tellement au-dessus des autres. Et puis, personne n'en savait
rien, "c'est ce qu'il y avait de plus beau ".
C'est au bout d'un an d'analyse environ, après d'assez pénibles
démêlés intérieurs avec un analyste que sa coupable indulgence
lui faisait apparaître comme le séducteur Satan en personne, que
cette patiente résumait ainsi ce narcissisme « surmoiique »
494 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

(mille excuses pour l'audace). Le dit surmoi se trouvait être déjà


pas mal assoupli, puisqu'elle tirait elle-même, en s'esclaffant, la
salubre conclusion de tout cela : « Quand je raconte ça mainte-
nant et que je vois se démonter ces mécanismes, cela m'apparaît
comme la plus belle histoire de tordus qu'on ait jamais vue ! »
On ne peut pas ne pas être frappé de l'induction sur tout le
groupe familial de ces formes de narcissisme « surmoiique » ;
il est vrai qu'on ne discerne pas facilement lequel a commencé.
En fait, il y a une induction manifeste que l'on voit jouer avec
une constance remarquable, souvent non seulement dans un groupe
familial déterminé, mais dans toute une tribu, protestante par
exemple.
Dans la tribut Dupont (Dupont dans le sens de Durand ou
de Tartempion) le mensonge est banni. On laissera fusiller pore
et mère plutôt que de faire un petit mensonge pour les sauver.
Dans la tribu Durand, on est « puritain-purotin ». C'est le
slogan de la famille : défense de gagner de l'argent. Celui qui se
permet de se mettre à l'abri des problèmes pécuniaires s'exclut
par là-même de la famille.
Ce narcissisme familial s'observe aussi chez les petits peuples.
Pendant longtemps j'ai cru que c'était le privilège de mes
compatriotes helvétiques de pouvoir penser et dire : « Y en a
point comme nous ». J'ai retrouvé la même attitude ingénue chez
les Norvégiens et je suppose qu'il doit en être de même des Danois,
des Suédois, des Grecs. L'insécurité extérieure est alors com-
pensée par un besoin de sécurité intérieure qui se traduit par la
belle devise helvétique : un pour tous, tous pour un, et par le sens
civique qui en découle, développé au plus haut point chez ces
petits peuples (à un égal degré chez les Anglais aussi, mais pour
d'autres raisons, tout aussi narcissiques).
En France, on apprécie beaucoup l'obstination et la ténacité.
Cela fait que les Normands disent : têtu comme un Normand, les
Savoyards, têtu comme un Savoyard, les Bretons, têtu comme un
Breton.
Ce narcissisme de clocher implique évidemment une compa-
raison et donc la recherche des petites différences, d'où une forme
de narcissisme que j'appellerai le narcissisme des petites diffé-
rences.
Il s'observe aussi bien dans les collectivités que chez les
individus et suscite d'utiles rivalités d'une localité à l'autre ou
entre frères et soeurs.
Dans les familles, les parents déterminent souvent la mise en
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 495

valeur d'une petite différence en la soulignant chez un des


enfants, qui devient par là-même personnage egregius.
C'est ainsi que pour avoir dû châtier son langage, tel garçon
deviendra puriste et poussera, par la suite, si loin le souci de la
pureté de la langue, mais aussi celui d'être remarqué par sa
façon de la manier qu'il finira par tomber dans un choix préten-
tieux et affecté de vocables et de formes syntaxiques. En évoquant
cette forme spéciale de narcissisme, on pense tout de suite, volens
nolens, à tel académicien d'un sexe différent du sien, illustration
de ce narcissisme intellectuel si particulier que l'on voit fleurir
dans les cercles littéraires ésotériques des jeunes pédérastes.'
Je ne puis que souligner en passant ce phénomène du
narcissisme collectif que je suis tenté d'appeler narcissisme de
clocher. Il mériterait des développements plus étendus, comme
d'ailleurs tous les chapitres que je n'ai fait qu'esquisser.

CONCLUSIONS

Ainsi, partant bien sagement et sans idée préconçue des


concepts généralement admis de narcissisme primaire et secon-
daire, me voilà tout de suite contraint de souligner une forme
élémentaire du droit — si l'on peut sans hérésie parler de droit
quand il s'agit de l'essence même de la vie — qu'a tout être en vie
de s'affirmer.
Madame Marie Bonaparte, dans ses « Vues paléobiologiques
et biopsychiques »qui sont à mon sens, et de loin, le travail origi-
nal le plus fécond qu'elle ait apporté, avait déjà fait ressortir cette
crainte de tout être en vie d'être pénétré ; elle avait à ce propos
parlé de narcissisme cellulaire : je propose ici le terme plus
général de narcissisme biologique. C'est un narcissisme normal.
Sur ce noyau élémentaire s'entera, sans que l'on puisse établir
une limite quelconque entre ce qui est simple réflexe vital et ce qui
est investissement libidinal progressif au cours des acquisitions
de la sensibilité et de la motricité, cet investissement que Freud,
avec Bleuler, a appelé le narcissisme primaire.
C'est l'égocentrisme de l'enfant et l'autisme du schizophrène,
tous deux incompatibles avec la vie sociale. L'enfant doit donc
apprendre progressivement à renoncer à certaines satisfactions
égoïstes et à accepter les comportements altruistes. C'est une
nécessité pour tous les animaux sociaux et une faculté pour tout
animal (à l'exception des araignées européennes, seuls animaux
vraiment solitaires connus), parce que tout animal est sollicité
496 REVUE FRANCAISE DE PSYCHANALYSE

par des appétitions sociales aussi bien que par des appétitions
individualistes.
Chez le petit d'homme, que cet effort d'adaptation au com-
portement altruiste se trouve barré par de trop douloureux renon-
cements aux appétitions individualistes, la tendance naturelle sera
de revenir aux positions qui offrent le maximum de sécurité :
c'est le retour au sein maternel, et le comble du narcissisme est
de s'enfouir sous ses couvertures, dans la position du foetus en sa
vie intra-utérine. Dès lors, à défaut d'une sécurité extérieure qui a
fait défaut, on cherche à s'appuyer sur soi-même : « Ma pauvre
petite Cocotte, heureusement que tu t'as », et cela explique que
!

l'on ne veuille pas abandonner cette position de repli, dernière


sécurité, pour s'exposer à de nouveaux dangers.
Cela explique du même coup ce refus qu'opposent nombre
d'enfants à l'obligation de grandir.
Est-ce un autre narcissisme que l'enfant va retrouver dans
cette régression ? Nullement. C'est toujours le même. Il n'y a par
conséquent pas lieu à mon sens, de maintenir cette distinction
entre le narcissisme dit primaire et le narcissisme dit secondaire,
si l'on se place sur le plan pragmatique.
Conclusion pratique de cette évidence : quand nos patients
nous demandent de les aimer, ce n'est pas tant de la tendresse
qu'ils attendent de nous, puisqu'ils savent fort bien que nous ne
pouvons pas leur en donner, qu'un sentiment de sécurité affective,
car le narcissiste sait fort bien se donner des compensations à son
sentiment de frustration dans l'attente de la tendresse et au sen-
timent de moindre valeur qui en découle. Ces compensations, qui
sont le plus souvent des surcompensations, avec tout ce que cela
comporte de démesure, d'adaptation boiteuse à la réalité, de
surestimation enfantine, de conduites irrationnelles, — souventes
fois d'apparence rationnelle — ne le rassurent qu'à demi. S'il sait,
par exemple, se donner des compensations intellectuelles en deve-
nant pour autrui l'appui solide qu'il n'a pas eu, il pourra faire
figure de. psychothérapeute, mais ne se supportera que dans le
succès ; au premier échec, il s'effondre. Si ses compensations le
rassurent complètement et le conduisent à une réussite complète
sur le plan social, il n'y a pas de problème et donc pas de recours
à l'analyse.
Dès lors, la conduite de l'analyste est toute tracée. Quel sera
le premier soin du patient ? Il sera celui de tout collégien devant
tout nouveau professeur : il cherchera le défaut de la cuirasse
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 497

pour mettre à l'épreuve la solidité de son nouveau maître. Quand


on a compris ça, on en sait assez pour venir à bout de défenses
narcissiques même coriaces. En opposant une inaltérable équani-
mité à tous les caprices (simple mise à l'épreuve : jusqu'où peut-
on aller sans encourir le risque de se faire incendier ou mettre à la
porte.?), à toutes les provocations, si désobligeantes qu'elles se
veuillent, à toutes les revendications, Sans jamais se départir de
son aménité ni de sa bienveillance, sans jamais se laisser entraîner
dans de stériles discussions, l'analyste, jour après jour, donnera
à son patient le sentiment qu'il peut s'appuyer sur une béquille
solide.
Mais il ne doit pas se contenter de ce rôle de béquille, apanage
et limite de ces psychothérapies que mon ami Adrien Borel appe-
lait plaisamment des « sous-produits de la psychanalyse ». Dès
qu'il « sentira », même si cette impression n'a pas encore été
confirmée par un rêve de transfert tout à fait positif, que son
patient le regarde comme solide, il entreprendra de le revaloriser,
en lui faisant mettre l'accent sur les valeurs réelles.
Du même coup, il l'amènera à renoncer à ses illusoires sur-
compensations. Cela aura le double avantage de lui faire voir en
clair que les satisfactions toutes personnelles, donc narcissiques,
ne peuvent en aucun cas constituer un bonheur, et de prendre
conscience de ses possibilités, donc de ses limites. Sorti de sa
coquille et tourné vers le dehors, le névrosé devient alors capable
d'un amour objectai et apprend avec une heureuse surprise que
les activités altruistes désintéressées procurent des joies d'une rare
qualité.
Ce résultat suppose un patient travail de consolidation et de
revalorisation du moi. C'est le principe même de toute analyse.
Par conséquent, la meilleure manière (je n'ose, sur la foi de
ma seule expérience, dire : la seule manière) d'aborder le narcis-
sisme, c'est, s'il s'agit de narcissistes du type négatif-agressif, de
ne pas se laisser impressionner par leur tendance naturelle à jouer
les durs et de saisir le moment favorable pour évoquer en ternies
émouvants les détresses et les déceptions vécues à l'occasion de
tel événement de leur enfance. Il faut obtenir une réaction émotive
intense, avec larmes, transports et sanglots. La partie est alors
gagnée, et le pinceau de lumière aiguë enfoncé au défaut de la
cuirasse.

SY HANALYSE 32
498 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

S'il s'agit de narcissistes du type positif et apparemment


aimant (1), il faudra un long travail préalable pour saper les
fausses valeurs, les fausses motivations, et mettre au jour l'agres-
sivité et le sadisme inconscients démesurés qui se dissimulent
derrière un contact apparemment facile et de plain-pied.
La faute à ne pas commettre, c'est de nommer d'emblée le
narcissisme, de désigner les compensations, de démolir les guir-
landes de fleurs de papier, de crever la façade de carton, bref de
crever le patient comme une baudruche. Ces dégâts sont irrémé-
diables.
Et s'il n'y a rien derrière la façade ?
Si l'analyste s'aperçoit que le bagout de son patient recouvre
le néant, ce serait sa juste punition de n'avoir pas su le jauger et
d'avoir entrepris le traitement d'une non-valeur. Les psychana-
lystes sont crédules par destination, puisque l'analyse repose sur
la règle de la sincérité absolue. Mais ils sont aussi méfiants et
même professionnellement paranoïaques, ayant constamment
affaire avec un inconscient retors. Cela fait qu'il y a très peu de
chances pour qu'un analyste digne de ce nom se laisse à ce point
abuser.
Toutefois l'objection se justifie du fait que les patients eux-
mêmes, au fur et à mesure qu'ils prennent conscience de la sures-
timation de certaines de leurs possibilités, nullement à la mesure
de leurs aspirations, peuvent se poser à eux-mêmes la question :
« Et si nous découvrions qu'il n'y a rien derrière tout cela ? »
Ce n'est pas rien de se poser avec tant de sincérité la question :
cela suppose une bien belle étoffe. Et même derrière l'apparente
indigence d'une régression complète au narcissisme infantile,
il y a toujours quelque chose à mettre en valeur.

APPENDICE

Il est un syndrome narcissique qui n'a jamais été — que je


sache — mis en évidence et qui mérite une attention spéciale à
raison de la constance d'un symptôme qui le caractérise. Je ne lé
mentionne ici que pour prendre date, me réservant d'en donner

(I) Ces termes de négatif-agressif et de positif-aimant viennent spontanément


sous ma plume ; mais il me revient en mémoire que nous en sommes redevables à
Mlle Germaine Guex, in « Agressivité réactionnelle », Revue franc, de Psychanalyse,
Tome XII, N° 2, 1948.
ÉTUDE CLINIQUE DU NARCISSISME 499

une description plus complète au Congrès International de Psy-


chanalyse qui doit se réunir cet été à Zurich.
Jusqu'ici je n'ai observé ce syndrome que chez des femmes,
encore que j'aie reconnu chez plusieurs patients du sexe masculin
le même ensemble de symptômes, à ce détail près qu'il y manque
précisément le symptôme le plus caractéristique : le trébuchement.
Jusqu'à plus ample informé, donc, je ne désignerais pas ce
syndrome d'un vocable particulier, et me bornerai à embrasser
les patientes qui en sont atteintes dans l'appellation de « trébu-
cheuses ».
Le trébuchement, qui peut aller jusqu'à des chutes soudaines,
en des endroits où nul obstacle ne justifie ni l'un ni l'autre, est
marqué dès le début de la seconde enfance et se maintient, symp-
tôme constant, jusqu'en l'âge adulte (certaines de mes patientes,
toutes proches de la quarantaine, le présentent à un haut degré, à
tel point que l'une d'elles, frappée de la fréquence avec laquelle
elle trébuchait ou s'étalait de tout son long sans raison, ou encore
se tordait les pieds, alla consulter un médecin neurologue, se
demandant si elle n'avait pas quelque trouble musculaire ou ner-
veux. Le médecin ne put constater nul trouble de l'innervation,
nulle malformation, mais nota, au contraire, un tonus musculaire
de femme sportive et une conformation parfaitement normale de
ses membres).
Je n'avais pas prêté une attention particulière au fait qu'une
patiente me racontât, fort amusée, qu'elle s'était étalée de tout son
long sur un trottoir en devisant avec son mari, et donc je n'avais
pas été induit à établir un rapprochement entre la structure psy-
chique particulière de celles de mes patientes à qui il arrivait de
me.raconter incidemment ,au cours d'une séance, qu'elles avaient
trébuché ou qu'elles s'étaient étalées.
C'est à l'occasion d'un contrôlé que mon attention fut attirée
sur l'inconsistance de la personnalité d'une malade. Tout, chez
cette femme avoisinant la quarantaine, dénonçait la débilité du
moi ; on ne voyait que fausses motivations de ses comportements,
fausse religiosité, fausses conceptions morales. Une indigence
affective consternante, sans la notion la plus élémentaire des nor-
mes des échanges affectifs, des pulsions sexuelles tout à fait infan-
tiles, mais fort obsédantes, le tout faisant figure de personnalité
solide parce qu'encadré de tabous et appuyé sur des interpréta-
tions anachroniques des règles morales.
En prenant la mesure de toutes ces inconsistances, où seul le
surmoi faisait figure d'entité solide, à condition de ne pas aller y
500 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

regarder de trop près, j'eus tout à coup la vision d'une personna-


lité qui ne tenait pas debout elle-même et qui était vaguement
étayée par des tabous. J'en fis la remarque à mon « poulain » en
contrôle, lui disant que sa malade ne « tenait pas ensemble », et je
m'entendis conclure — cela sans nul doute par une intuition due
à la mémoire inconsciente des cas analogues auxquels je ne m'étais
pas arrêté jusqu'alors — « qu'elle devait souvent tomber ». Je ne
fus donc pas surpris d'entendre mon poulain me répondre qu'en
effet c'était un des symptômes marquants de la malade.
Je fis dès lors les rapprochements utiles entre les patients qui
présentaient le même symptôme et j'insistai pour obtenir des
détails sur les circonstances dans lesquelles il se produit. Cette
découverte est trop récente pour que j'aie pu recueillir les rensei-
gnements utiles dans tous les cas, et les conditions techniques de
l'analyse me font une obligation d'attendre l'occasion d'analyser
ce qui se passe lors des chutes ou des trébuchements. Jusqu'à
présent, j'ai cependant pu établir avec certitude un rapport entre
le trébuchement ou la chute et l'affleurement à la conscience d'une
pulsion refoulée, le plus souvent agressive, parfois, erotique. J'en
donnerai des exemples lorsque je développerai le sujet.
Comment expliquer le trébuchement et la chute ?
Tous ces patients ont un moi débile, inconsistant, presque
inexistant, parfois. Qu'un de leurs tabous se trouve en défaut dans
le moment où surgit une pulsion agressive ou une pensée erotique
défendue, et voilà leur moi timoré instantanément submergé par
l'angoisse et offusqué en tout ou partie, ainsi qu'il arrive lorsque
des gens s'évanouissent à la minute même où va se produire un
accident qui leur apparaît comme imminent et inévitable. Le tré-
buchement correspondrait ainsi à une offuscation partielle du moi
qui peut encore se rattraper, tandis que la chute traduirait une
offuscation totale pendant une fraction de seconde. Le trébuche-
ment et la chute seraient alors à l'évanouissement ce que les petits
équivalents sont à l'attaque épileptique.
Dans le jeune âge, jusqu'au seuil de l'adolescence, le symp-
tôme se manifestait sous la forme d'une dérobade des genoux,
symptôme qui a été décrit en neurologie sous le nom de « cata-
plexie ».
Il y aurait lieu de reviser, à la lumière de ces données nou-
velles, les cas de ce genre qui ont été étudiés par les neurologues.
Le Narcissisme
par
H. G. VAN DER WAALS
( Amsterdam )

Si bien fondé que puisse nous paraître notre jugement, nous


sommes toujours heureux de le voir affirmé par autrui. Mon étude
critique (1) sur les notions de narcissisme et de narcissique,
maintenant vieille de 8 ans, signalait la multiplicité des signifi-
cations attribuées dans la littérature à ces deux notions. Aussi,
fus-je bien frappé en lisant le premier alinéa d'un article de Hart (2)
récemment paru. La question y est exposée d'une façon admirable-
ment claire ; citer ce passage me permettra de ne pas répéter inuti-
lement mes propres exemples. Le voici : « Lorsqu'on qualifie de
narcissiques dans la littérature psychanalytique des états et des
phénomènes aussi différents les uns des autres que le sommeil,
l'enfant occupé à sucer son pouce, la jeune fille rayonnante devant
la glace, en train de se parer, et le savant ravi de l'attribution du
Prix Nobel, on souhaiterait bien une définition plus précise de cette
notion. Tous ces phénomènes peuvent bien être ramenés à une
source commune, mais n'en restent pas moins des choses nette-
ment différentes. Si notre vocabulaire était plus riche, nous aurions
une expression spécifique pour chaque nuance du narcissisme tout
comme les Grecs, qui connaissaient huit ou neuf mots pour dési-
gner les diverses nuances de l'amour. La sublimation la plus
sublime aussi bien que la régression psychotique à l'extrême, se
disent narcissiques. En certains cas, on estime le narcissisme
responsable de l'augmentation de la puissance virile, en d'autres
cas, par contre, de sa diminution. On le retrouve dans la frigidité
de la femme aussi bien que dans son attrait. On suppose qu'il est à
même de neutraliser des tendances destructives, tout en devenant

(I) « Narcistische » problematiek van het narcisme. Psych. Neur. Bladen 1940.
Narcisme en Ikarisme ; Psych. Neur. Bladen 1941.
(2) H. H. Hart, Narcissistic Equilibrium, Int. Psycho-Anal. XXVIII, 1947.
502 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

une source d'angoisse pour le moi. Il est une mesure de défense


contre l'homosexualité et cependant les homosexuels sont parti-
culièrement narcissistes. Dormir consiste à retirer la libido, et
cependant l'insomnie est la fuite d'un narcissisme renforcé pour
être augmenté. On se sert du narcissisme pour expliquer une inertie
prolongée, et en même temps c'est la force motrice de l'ambition ».
Hart semble prononcer ici un réquisitoire anéantissant. Ceci
ne veut pas dire qu'il ait disqualifié pour de bon les notions de
narcissisme et de narcissique ; ce n'est d'ailleurs aucunement son
intention. Lui aussi les considère comme étant centrales, précieuses
et nécessaires. Reste à savoir comment il est possible de considérer
comme précieuses et nécessaires, des notions qui ont l'air de
nous mener, parlant logiquement, à des conclusions contestables.
Husserl (3) veut bien apaiser nos scrupules mais il n'y parvient
pas rapidement. Il fit observer que l'on risque de se fourvoyer,
et même que l'on commet une erreur grave en voulant imposer
à une science qui n'en est qu'à ses débuts, les normes formelles
d'une nomenclature logique, étant donné que seuls les résultats
définitifs d'une science évoluée peuvent se fixer dans une telle
nomenclature. Or, la psychanalyse, après tout, n'en est plus à ses
premiers débuts, et, partant, elle n'est certainement plus en droit
de s'accorder entièrement la liberté offerte par Husserl. On peut
bien attendre de la psychanalyse une conception du narcissisme
suffisamment cristallisée qui soit à même de justifier l'emploi des
termes de narcissisme et de narcissique dans les combinaisons
apparemment illogiques citées par Hart.
Bien des malentendus peuvent s'éviter si l'on jette un coup
d'oeil sur l'évolution de la notion du narcissisme. Havelock Ellis
a décrit l'amour de soi comme une perversion. Nâcke (5) introduit
le terme de narcissisme, dans la psychiatrie et c'est Sadger (6) qui
l'a introduit dans la psychanalyse après la découverte de la signi-
fication de l'amour de soi pour le choix objectai des homosexuels.

(3) E. Husserl, Ideen zu ciner reinen Phaenomenologce und phaenomenologischen


Philosophie, I, Halle a. d ; S; 1922, 170.
(4) Havelock Ellis, Autoerotism, 1898.
(5) O. Näcke, Die sexuellen Perversitäten in der Irrenanstalt, Psych. Neur.
Bladen, 1899.
(6) J. Sadger, Psychiatrisch-neurologisches in psycho-analytischer Beleuchtung,
Zbl. f. d. Gesamtglb. d. Mcd., 1908, N° 7 et 8.
Ein Fall von multipkr Perversion mit hysterischen Absenzen, Jahrbuch f. Psy-
choanal, und Psychopath. Forsch. 11, 1910.
LE NARCISSSISME 503

C'est ainsi que Freud (7) en vint à sa première conception du


narcissisme en tant que phase qui, en règle générale, serait iné-
vitable sur le chemin de l'autoréotisme vers l'amour objectai,
étape où le corps même du sujet, unissant les autoérotismes
primitivement isolés devient objet d'amour. A cette époque Freud
croit encore qu'il est nécessaire et possible de surmonter totalement
ce stade narcissique. Cela signifie que Freud à cette époque ignorait
encore les phénomènes narcissiques normaux du développement
ultérieur.
Rank (8) décrit le narcissisme comme phénomène normal du
développement annonçant la puberté, ou, en tout cas, n'appa-
raissant qu'à cette période. Dans « Zur Einführung des Narzissmus
(1914) (9), Freud rompt définitivement avec sa conception primi-
tive. Il ne considère plus le narcissisme normal comme une
perversion passagère mais comme un phénomène libidinal
d'importance générale : la libido ne se porte pas seulement sur des
objets, mais également sur le Moi. Freud fait observer en peu de
mots que la première phase d'un tel narcissisme qui dure toute la
vie, doit présenter des traits tout à fait remarquables, tout à fait
spéciaux. C'est, en effet, dans la psychanalyse de la démence
précoce que Freud trouve le motif principal pour supposer un
narcissisme primaire, la première phase dont nous parlions tout à
l'heure. Le paraphrène se détourne des objets du monde extérieur
et les prive de sa libido qu'il oriente vers son propre Moi (Abraham)
(10). La mégalomanie qui en est fréquemment la suite, doit être
considérée comme un produit infantile réactivé. Les imaginations
de toute-puissance et de magie des enfants et des primitifs semblent
bien plaider en faveur de cette conception. A la base du narcissime
secondaire des schizophrènes agit donc le narcissisme primaire
infantile caché par de multiples influences. Freud développe ainsi
la conception d'un investissement libidinal du Moi, qui, au fond,
est permanent. C'est de ce moi investi libidinalement, que plus tard

(7) S. Freud, Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 2e Aufl. 1910.


Eine Kindheitserinnerung des Leonardo de Vinci, 1910.
Psychoanalytische Bemerkungen über einen autobiographisch beschriebenen Fall
von Paranoia, 1911.
(8) O. Rank, Ein Beitrag zum Narzissmus, Jahrb. f. psychoanal u. psychopath.
Forsch. 1911.
(9) Gesammelte Schriften, VI, 153 - 187.
(10) K. Abraham, Die psychosexuellen Differenzen der Hystérie und der Demen-
tia Praecox, Zbl. f. Nervenheilkunde und Psychiatrie, 31, 1908.
Aussi dans les « Klinische Beitrage zur Psychoanalyse, Leipzig-Wien-Zurich,
1921 ».
504 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

la libido sera transmise aux objets. La libido du Moi se transforme


en libido objectale et vice versa. Freud étant d'avis qu'au stade du
narcissisme les énergies psychiques ne sont pas encore distinctes,
(c'est-à-dire qu'il n'existe pas encore de tension entre les pulsions
erotiques et les instincts du moi), la question se pose nécessaire-
ment des rapports entre le narcissisme et l'autoérotisme. Une
unité comparable au Moi n'existe pas, dès le début, chez l'individu.
Le Moi doit encore se développer. Toutefois, comme les pulsions
autoérotiques sont enracinées (uranfänglich) il doit donc y avoir
nécssairement quelque chose en plus de l'autoérotisme pour que
le narcissisme puisse se former (11). C'est seulement dans les
« Vorlesungen » (1916-1917), que Freud place le narcissisme pri-
maire dans les tout premiers débuts de l'évolution de l'individu ;
l'enfant naît à l'état narcissique primaire. Il appelle maintenant
l'autoérotisme : « Die Sexualbetätigung des narzisstischen Stadiums
der Libidounterbringung », (l'activité sexuelle de la libido à
l'état narcissique). La régression narcissique du sommeil, déjà
décrite ailleurs par Freud, devient maintenant « l'image de la
béatitude de l'isolement prénatal dans dans la matrice». C'est
pendant le sommeil que la répartition initiale de la libido se réalise
de nouveau ; c'est le narcissisme parfait, état de plénitude où la
libido et les intérêts du Moi sont encore unis et indistincts dans le
Moi qui se suffit à lui-même.
La conception de Freud du narcissisme partant de l'observation
phénoménologique, acquiert de plus en plus un caractère explicatif
ou métapsychologique conforme à la théorie de la libido. Ainsi,
dans « Jenseits des Lustprincips », (Au-delà du principe du plai-
sir) (1920), Freud pense que la libido narcissique du Moi est fournie
par les qualités libidinales rattachant les unes aux autres les
cellules somatiques. Le Moi est alors le vrai réservoir originel de
la libido narcissique. Dans« Das Ich und das Es » enfin, (1923),
c'est le ça qui est le grand réservoir de la libido narcissique ; le
narcissisme du Moi est appelé secondaire ; c'est en effet par un

(II) Bien que dans « Zur Einführung des Narzissmus a Freud élargisse la
notion primitive du narcissisme, il oscille encore, les années suivantes, entre l'an-
cienne et la nouvelle conception. A côté de la large formule : « le mot « narcissisme »
veut seulement exprimer que l'égoïsme aussi est un phénomène libidinal », formule
qui se trouve dans « Mitapsychologischc Ergänzung zur Traumlehrfe » (1916), nous
sommes frappés de trouver dans les « Vorlesungen » (1916-17) un passage définissant
le narcissisme comme « une fixation de libido, non pas à un objet, mais à l'être même
du sujet en tant qu'unité psychique et physique ». Cette définition se ressent appa-
remment de l'ancienne conception. En effet, dans les écrits suivants il ne parlera plus
de la fixation comme d'une condition.
LE NARCISSSISME 505

processus d'identification ayant pour but de remplacer l'investis-


sement objectai, que la libido est retirée des objets.
J'ai encore à mentionner trois points importants qui se trou-
vent dans « Zur Einführung des Narzissnius ». La vie amoureuse
des deux sexes en tant que source de connaissance du narcissisme
ramène Freud à sa conception primitive. La découverte surpre-
nante du choix objectai narcissique des pervers et des homosexuels
à côté du type anaclitique de choix objectai déjà connu lui impose
la conclusion que voici : « Der Mensch hat zwei ursprungliche
Sexualobjekte : sich selbst und das pflegende Weib », (L'homme a
deux objets sexuels originels : lui-même et la femme qui prend
soin de lui). « Le type le plus pur et le plus authentique de la
femme », comme dit Freud, type qui, au fond, « n'aime aucun
autre que soi-même », servait déjà de modèle à Rank dans sa
conception du narcissisme normal. Rank insistait sur le fait que
sa patiente n'était pas névrotique. Pourtant le développement
ultérieur de la psychanalyse nous a fait bien connaître le
caractère névrotique de pareils cas. Nous savons maintenant que
« ce type le plus pur et le plus authentique de la femme » est le
résultat de troubles survenus durant le développement psychique.
Et même, nous y voyons la preuve de ce. que Freud avançait : toute
expérience faite avec le narcissisme primitif, les troubles qui le
menacent et les réactions qui en sont la suite, tout cela est d'une
importance capitale pour le développement psychique (12).
Nous touchons ici à l'importante question du développement
du narcissisme (13). Freud en discute un des plus importants
aspects : la formation de l'idéal du moi. Faisant partie de l'orga-
nisation du sur-moi, l'idéal du moi, dans les cas d'évolution normale,
accompagnera, bien que sous une, forme modifiée, l'individu
pendant toute sa vie. Freud nous présente ici l'idéal du moi comme
le prolongement de la mégalomanie infantile. Le narcissisme, corres-
pondant jusqu'à un certain degré à l'attitude critique des parents,
est déplacé vers le nouveau Moi idéal, substitut du Moi primitif
et, partant, en possession de toutes les plus précieuses perfections ;
l'homme ne veut pas se priver des perfections narcissiques de son
enfance. Freud ne considère pas dans ce travail la fonction dont est

(I2) Cf. Ges. Schr. VI, 176.


(13) Freud ne se prononce nulle part définitivement sur la nécessité d'un déve-
loppement du narcissisme comparable à celle de l'amour objectal ; cependant la cons-
truction de l'idéal du moi implique un tel développement. Il considère le narcissisme
permanent le plus souvent comme résidu de l'état primitif (p. ex. Yorlesungen, G. S.
VII, 431).
506 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

chargé l'idéal du moi, à savoir, garder l'amour et l'admiration des


parents; Par conséquent, il ne tient pas non plus, compte des
rapports objectaux qu'implique l'idéal du moi.
Résumons-nous : la notion du narcissisme fut considérée aux
débuts de la psychanalyse comme une phase passagère de l'amour
dé soi, commençant quelque temps après la naissance et devant
disparaître totalement si le développement est normal. Le narcis-
sisme conçu de telle façon, peut apparaître surtout comme une
perversion passagère. Comme la notion du narcissisme désignait
par là, soit un état passager, soit un état pathologique, dire de
quelqu'un qu'il était narcissiste avait un sens ; cela signifiait qu'il
était encore narcissiste (l'enfant), ou bien qu'il l'était resté (per-
version, troubles dans l'évolution), ou bien encore, qu'il était de
nouveau devenu narcissiste ( psychose). Quant aux rapports
narcissisme-amour objectai, on s'imaginait que la libido entièrement
confondue dans le stade autoérotique avec les satisfactions corpo-
relles primitives, serait orientée dans le stade narcissique vers
l'être même du sujet en tant qu'unité psychique et physique. Cette
phase dépassée, la libido dans le cas le plus favorable devait entiè-
rement s'orienter vers les objets. On croit donc alors à un
contraste absolu entre le narcissisme et l'amour objectai. Le
développement ultérieur fait bien diminuer quantitativement le
narcissisme, mais ne le modifie nullement qualitativement.
Dans « Zur Einführung des Narzissmus » Freud, se rend
compte du fait que le problème du narcissisme est d'un ordre bien
plus général. Pendant toute la vie, la libido n'a pas seulement
affaire aux objets, mais aussi au moi. Parlant psychologiquement :
la vie durant, l'homme tend à maintenir envers soi-même des
rapports d'amour ou d'estime. La conception d'un narcissisme
évoluant simultanément avec les rapports objectaux remplace ainsi
la conception primitive selon laquelle le narcissisme devait nor-
malement disparaître. Quand Freud dans ses « Vorlesungen »,
applique, dans toute sa rigueur la nouvelle conception élargie du
narcissisme, il distingue plusieurs phases de développement. Ainsi,
la phase du narcissime primaire est identifiée avec celle de l'auto-
érotisme qui, précédemment, n'appartenait pas au narcissisme.
La libido semble encore totalement liée à la satisfaction de besoins
physiques primitifs, qui n'ont encore aucune relation psychique
avec les objets du monde extérieur. La phase suivante est celle
qui, primitivement, fut appelée narcissisme et où la libido est
orientée vers l'être même du sujet en tant qu'unité physique et
psychique ; ce stade n'est donc en réalité qu'un produit de dévelop-
LE NARCISSSISME 507

peinent du narcissisme primaire. Mais, au cours de son développe-


ment, l'enfant prend trop douloureusement conscience de ses
défauts et de ses limites physiques, psychiques et morales pour que
sa propre personne puisse satisfaire, à la longue, l'amour de soi.
Sous l'influence des rapports objectaux survenus dans l'intervalle,
se construit l'idéal du moi vers lequel est orientée alors une partie
de la libido narcissique. Tandis que ces idéaux, objets de tendresse
et d'estime du Moi sont formés, le narcissisme voit s'attribuer aussi
progressivement une place définitive dans la vie de tout individu.
Lorsque la notion de narcissisme est tellement élargie, parler
sans plus d'un homme narcissiste, n'a au fond plus de sens, si
l'on veut indiquer qu'en certains points cette personne diffère de
ses pareils (14). Dans ce cas, on veut exprimer que son organisation
narcissique est remarquable par certaines particularités de son
comportement par où il cherche à sauver l'amour et l'estime de soi
dans ses rapports objectaux. C'est aussi dans la description de
divers types d'organisations narcissiques que Freud, en vrai pion-
nier, donna l'exemple. La femme narcissique, type de la femme par
excellence, d'une part, et que son type érotico narcissique (15)
d'autre part, s'appellent tous les deux narcissiques, bien qu'elles
soient dans leurs rapports objectaux à peu près aux antipodes. Le
premier type ne veut, en effet, qu'être aimé passivement, le scond,
par contre, veut seulement aimer activement. Ce qu'il y a de plus
précieux dans la conception freudienne du narcissisme est bien de
nous avoir ouvert les yeux sur les différences capitales, et d'une
telle importance' pratique, qui existent dans l'organisation narcis-
sique et de nous avoir montré diverses façons dont l'homme
cherche à s'assurer un équilibre narcissique satisfaisant ; fina-
lement, l'importance de tout cela est déterminante pour le carac-
tère des rapports objectaux.
Malgré la notion élargie du narcissisme, qui tient compte du
fait que le narcissisme est nécessairement permanent chez
l'homme, Freud emploie dans les exemples cités, le terme de
narcissique comme qualification positive. Probablement, cela lui
semblait pleinement justifié par la façon caractéristique dont

(14) Il est intéressant de voir les scrupules qu'il fallait vaincre avant qu'on osât
appliquer le terme de narcissisme à des non-malades. Même Wälder se crut obligé
en 1924 d'insister sur le fait qu'un homme narcissiste n'est pas nécessairement psy-
chotique (Int. Zsch. f. Psychoanal. X, 393-414). Il faut bien croire que cela est dû
au fait que la notion de narcissisme fit son entrée dans la psychanalyse en relation
avec de graves états pathologiques.
(15) Uber libinöse Typen, G. S. XII, 115-119.
508 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

les deux types tentent de maintenir leur équilibre narcissique,


dans le premier cas, en repoussant l'amour objectai actif, et dans
le deuxième cas, en repoussant l'amour objectai passif ; autrement
dit, le premier cas est caractérisé par la prolongation permanente
d'un comportement infantile, tandis que le deuxième essaie
justement de se défendre contre un tel comportement. On voit
donc, dans ces deux cas, que ce sont des réactions narcissiques
infantiles qui, même chez les adultes, déterminent le comportement
envers les objets. On peut donc considérer comme pleinement
justifié, l'emploi du terme de narcissiste comme qualification
positive. Car malgré l'extension de cette notion, ce sont pourtant
les premières phases du narcissisme qui déterminent généralement
les faits appelés narcissiques par excellence. Ceci vaut, en parti-
culier, pour le narcissisme primaire, avec son absence supposée
d'investissement objectai, les satisfactions autoérotiques et les
mystérieuses expériences mégalomanes.
Tâchons de nous représenter les conséquences de cette notion
élargie du narcissisme pour la conception des relations du
narcissisme avec l'amour objectai. Le passage du narcissisme
primaire (conçu comme étant sans objets) aux premiers rapports
objectaux reste encore mystérieux. Quant au développement
psychique ultérieur, il n'est plus possible de considérer les rapports
entre le narcissisme et l'amour objectai, comme une question
d'ordre purement quantitatif d'investissement libidinal. Certains
rapports quantitatifs peuvent, cependant, garder une certaine
importance (16). La doctrine freudienne de l'idéal du moi implique
des modifications qualitatives du narcissisme apparaissant au fur
et à mesure que les rapports objectaux se développent et s'am-
plifient.
La relation entre le narcissisme et l'amour objectai est un
sujet d'étude de grande importance qu'il vaut la peine d'examiner
de plus près. Notons tout d'abord qu'en général, dans la littérature
psychanalytique, le narcissisme et l'amour objectai s'accordent
assez mal, d'après mon avis, plus mal que dans la vie réelle. On
croit que le narcissisme implique une hostilité envers l'objet, hosti-
lité qu'il s'agit de vaincre pour arriver à l'amour objectai (17). On
aurait toujours, même dans les cas les plus heureux, un état d'ins-

(16) Comme des résidus des phases primitives du développement.


(17) Abraham surtout fit observer le caractère ambivalent déjà des premiers
rapports objectaux (la seconde phase orale) ; son élève Melanie Klein insiste encore
davantage sur ce fait.
LE NARCISSSISME 509

tabilité, la tendance à revenir au narcissisme et à éviter l'objet,


étant permanente (18). Nous connaissons en effet, certains exemples
d'évolution narcissique caractérisés, soit par une hostilité envers
l'objet, soit par l'impossibilité de nouer des relations objectates
avec certains objets qui sont, pour ainsi dire, exclus. Il faut
cependant bien se demander si de telsétats peuvent être considérés
comme l'image fidèle de stades nécessaires du développement
de chaque individu. La grande agressivité dont témoignent les
réactions aux blessures narcissiques ne permet nullement de
l'affirmer, puisque cette hostilité n'exclut pas un lien avec l'objet
tant que celui-ci est « bon », c'est-à-dire tant qu'il ne blesse pas.
Quant à la description du narcissisme inné comme un état de
béatitude parfaite que l'objet peut tout au plus troubler, nous en
reparlerons ; notons cependant que l'étude du développement des
pulsions agressives a fait reconnaître que cette béatitude n'est
point aussi absolue et stable qu'on le croirait.
Certains auteurs donnent de curieux développements aux
termes de libido narcissique, libido du Moi et libido objectale
créés par Freud à la suite de sa théorie de la libido. Ils s'en servent
comme si ces termes se rapportaient à des faits déterminés, comme
s'il y avait des différences qualitatives entre la libido narcissique,
la libido du moi et la libido objectale. Ainsi l'on trouve des
passages parlant de cas où un objet est investi dé.libido narcissique
par opposition à d'autres cas où l'investissement a lieu avec de la
libido purement objectale (19). Parfois, on rencontre la conception
surprenante d'une libido narcissique changée à un certain stade
de l'évolution, à peu près entièrement en libido objectale (20).
L'emploi hasardeux des termes mentionnés se base apparemment
sur la conception d'une relation objectale « réussie » qui n'a aucun
rapport avec ce qui pourrait s'appeler narcissisme. Ceci ne corres-
pond certainement pas à la conception ultérieure du narcissisme
de Freud, et n'est qu'un vestige de sa conception primitive, selon
laquelle le narcissisme doit complètement disparaître au cours du
développement. En considérant cependant les rapports objectaux
évolués, il est aisé de déceler leur fondement dans le narcissisme
au sens élargi. Le fond narcissique de tout rapport objectai peut
difficilement être nié, mais il peut s'agir d'un narcissisme d'un tout

(18) Cf. Masscnpsychologie und Ieh-Analydp. » G. S. VI, 334.


«
(19) e. s. E. P. Hoffmann, Projektion und Ich-Entwicklung, Int. Zsch. f. Psy-
choanal. XXI, 1935, 351-352-
(20) H. Nunberg, Allgemeine Neurosenlehre, Bern-Berlin, 1921, 40.
510 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

autre ordre dans des cas différents. Ceci vaut également pour les
facteurs narcissiques qui déterminent le type de choix objectai.
Quelles que soient les nuances des désirs et de l'envie dont on
cherche la satisfaction par des relations amoureuses, jamais ils
n'échappent à la qualification de narcissiques, au sens élargi du
mot. Et je n'ai même pas considéré les besoins narcissiques non
satisfaits, cause d'échec de tant de liaisons amoureuses. La façon
dont l'homme crée et maintient l'estime de soi est essentielle pour
la détermination de ses rapports avec son prochain en général, et
ses objets amoureux en particulier.
Freud oppose au type anaclitique de choix objectai, le type
de choix objectai dit narcissique (21). Il entend sans doute donner
par là un schéma qui rende compte de ce qu'on retrouve plus ou
moins clairement dans tout choix objectai. Un type purement
anaclitique de choix objectai aurait un caractère narcissique très
primitif. Comme le choix objectai s'inspirerait uniquement des
besoins d'amour les plus primitifs du moi amoureux, les intérêts
de l'objet seraient nécessairement contrecarrés. Ainsi, tout amour
objectai garde aussi un caractère narcissique. Ce qui importe est
de savoir si ce caractère narcissique est, ou non, primitif, car c'est
de cela que dépend la satisfaction des besoins narcissiques de
l'objet. Les êtres dont les Moi s'accordent, contentent mutuelle-
ment leurs besoins narcissiques secondaires de la façon décrite par
Ferenczi comme caractéristique des rapports sexuels normaux :
se donner mutuellement la satisfaction par la satisfaction des
propres désirs égoïstes (22). On serait choqué à tort du fait que
je parle à la fois d'amour et de narcissisme. Nous n'aurons vrai-
ment bien compris la conception du narcissisme, telle que l'enten-
dait Freud plus tard, qu'en saisissant que cette conception

(21) Das ich und das Es, G. S. VI, 388-389.


(22) Cité dans A. Balint, Liebe zur Mutter und Mutterlicbe, Int. Zsch. f. Psy-
choanal, und Imago XXIV, 1939, 42 — Le philosophe Léon Brunschvicg (Héritage
de mots, héritage d'idées, 1945, 41) montre une intelligence remarquable de ces rap-
ports. A propos d'une maxime de La Rochefoucauld « Il y a dès gens qui n'auraient
jamais été amoureux s'ils n'avaient entendu parler d'amour », Léon Brunschvicg
fait la remarque suivante : « La vérité de l'amour, si elle implique avant tout la
négation de soi, le don entier de la personne, n'en exclut-elle pas la réalité ?... Disons
donc que, si en principe et pour sauver les apparences l'amour règne, l'amour-propre
gouverne, qui a ses racines dans les conditions élémentaires de l'ordre vital. La
cellule se nourrit afin de se conserver, et se divise par le fait de la nutrition : de
même l'organisme se reproduit sans que la naissance rompe tout à fait le lien des
progéniteurs et de la progéniture. Nous concevons ainsi qu'une sympathie d'ordre
instinctif aille s'établir entre les êtres qui ne contredit pas fondamentalement à la
souveraineté de l'égoïsme ».
LE NARCISSSISME 511

comprend aussi les plus hautes et les plus nobles valeurs humaines.
Bien maniée, elle est dépourvue de tout jugement de valeur et
tient compte du plus primitif aussi bien que du plus évolué. Il va
de soi que les notions de libido narcissique, de libido du moi et de
libido objectale, d'après cet exposé, risquent de perdre leur valeur.
Leur emploi inconsidéré entrave la bonne compréhension des
rapports psychologiques.
Examinons maintenant de plus près l'idéal du moi, produit
de l'évolution du narcissisme secondaire (23). Freud le décrit

(23) Chez quelques auteurs la notion du narcissisme secondaire n'est


pas la
même. Freud emploie pour la première fois ce terme
pour le narcissisme régressif
des schizophrènes. Ce que, plus tard, Freud, appellera narcissisme secondaire est
au
fond toute autre chose. Tandis que le moi est encore faible ou à l'état naissant, le
Ça, où toute la libido est encore accumulée, envoie une partie de cette libido à la
recherche de rapports objectaux erotiques. Sur ce, le moi, qui s'est développé davan-
tage, essaie de saisir cette libido objectale et de se faire recevoir par le Ça comme
objet d'amour. A cette fin il remplace les investissements, objectaux par des identi-
fications narcissiques. (Das Ich und das Es. G. S. VI 391). Nous verrons par la
suite si ce genre d'identification peut conduire à un narcissisme secondaire dit nor-
mal. Freud estime que la transformation de la libido objectale en libido narcissique
est accompagnée de sa désexualisation, et qu'elle peut être, par conséquent, considérée
comme une espèce de sublimation (L. C. 374). V. Tausk (Uber die Entstehung des
« Beeinflussungapparates in der Schizophrenie » Int. Zsch. f. Psychoanal. V. 1919-20)
renvoie au stade de l'évolution où le corps lui-même devient découvert comme objet,
au début par fragments mais qui forment bientôt un tout entier contrôlé par l'unité
psychique qui est le moi. Ce processus se réalise par l'identification avec le corps
lui-même. La libido, partie de l'état de narcissisme « organique », inné, investit
tout d'abord le corps lui-même par le moyen de la projection. Ainsi le corps devient
objet dans le monde extérieur. Ensuite la libido revient vers le moi par le chemin de
la découverte de soi (narcissisme acquis). Le narcissisme acquis de Tausk précède
donc dans l'évolution le narcissisme secondaire de Freud et se rapproche plutôt de
ce que R. Schilder (Entwurf zu einer Psychiatrie auf psychoanalytischer Grundlage,
1925, 2) appelle narcissisme secondaire, à savoir la forme définitive du narcissisme
après sa décomposition en autoérotisme. Comme, selon F. Alexander (Psychoanalyse
der Gesamtpersonlichkeit, Wien, 1927, 80) le monde pulsionnel chaotique de l'enfant
s'unifie pour la première fois dans le stade du narcissisme primaire en formant un
moi, celui-ci recevrait justement un noyau narcissique primaire, qui se conserve
mieux chez les névrotiques que chez les normaux et qui entre facilement en conflit
avec les parties supérieures du moi. O. Fenichel (Perversionen, Psychosen und Cha-
rakterstörungen, Wien, 1941, 77) considère déjà le narcissisme acquis de Tausk comme
secondaire, parce qu'il implique une distinction entre le moi et le monde extérieur.
Les tout premiers débuts du narcissisme secondaire, Fenichel les appelle : un « nar-
cissisme primitif » : " c'est vraiment être épris d'amour de soi-même ». A. Balint
voit dans l'autoérotisme la base biologique du narcissisme secondaire qui, psycholo-
giquement parlant, a pour condition l'identification avec l'objet infidèle. Abraham
(Psychoanalytische Studien zur Charakterbildung, 1925, 54) par contre, est d'avis
que c'est précisément le triomphe sur le complexe d'OEdipe qui forme un des degrés
les plus importants de la construction du narcissisme secondaire. Il est clair qu'il
s'opère dans le narcissisme primaire une évolution connexe à la formation du moi.
Cependant je ne crois pas qu'il y ait lieu de parler de narcissisme secondaire avant
que la façon dont la libido peut se satisfaire ait changé, c'est-à-dire tant que la libido
garde son caractère sensuel. C'est seulement quand cet état des choses s'est modifié,
512 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

comme une instance créée par l'enfant au cours de son évolution


narcissique et servant à l'assurer de son amour de soi, c'est-à-dire
à s'aimer comme il s'aimait au stade du narcissisme primaire. Si
Freud accentue tellement le caractère narcissique de l'idéal du moi,
c'est-à-dire le désir de maintenir l'amour de soi primitif, il ne faut
tout de même pas oublier que l'idéal du moi exprime aussi un
rapport objectail. En construisant l'idéal du moi, l'enfant s'assure
de l'amour des personnes qui l'entourent. L'idéal du moi ne
représente donc pas seulement l'amour de soi de l'enfant, mais
aussi, s'il se développe normalement, l'amour qu'il désire de la
part de son entourage. Bref, l'idéal du moi veut être l'expression
de l'amour de soi compatible avec des rapports objectaux posi-
tifs (24).

quand c'est la libido désexualisée qui est en jeu, c'est alors seulement que nous aurons
à faire à une évolution du narcissisme qui mérite le nom de narcissisme secondaire.
Voici les différents aspects de la libido du moi désexualisée, auxquels nous avons à
faire : a) l'énergie qui est à la base des fonctions du moi. b) la satisfaction produite
par l'exécution des fonctions dont est chargé le moi. c) sa manifestation dans les
phénomènes relatifs à l'idéal du moi. d) la libido fixée dans la structure du caractère.
Freud (Das Ich und das Es. G. S. VI, 388-389) estime que la façon dont fonctionne
notre appareil psychique nous force à supposer une énergie psychique, au fond indif-
férente, qui peut se déplacer, pouvant être ajoutée ainsi à une tendance erotique ou
destructive qualitativement différenciée. Cette énergie serait la libido narcissique
désexualisée. Quant à l'énergie nécessaire au travail de la pensée, Freud croit qu'elle
est fournie par la sublimation d'une énergie erotique (I. c. 380). Il est certain que
bien des intérêts du moi, plus tard dans la vie, tels que l'argent, la productivité, la
possession, l'intérêt esthétique, etc.. trouvent en tant que sublimations d'intérêts
autoérotiques leur racine dans l'époque du narcissisme primaire. Ici agissent des
identifications avec l'objet aimé prohibiteur. C'est surtout Federn (Zur Unterscheidung
des gesunden und krankhaften Narzissmus ; Imago XII, 1936, 28-29) qui fit remar-
quer la satisfaction fournie par le fonctionnement même du moi. Il appelle le nar-
cissisme normal un autoérotisme élevé dans le plan psychique qui nous fait tirer
une satisfaction, tout comme Narcisse, de notre propre moi.
(24) Il est peu probable que les identifications qui agissent dans la formation
du moi puissent être considérées comme des identifications narcissiques, (cf. rem. 23).
Freud a vu leurs meilleurs représentants dans les identifications qui terminent la
phase oedipienne. Jones (Der Ursprung und Aufbau des Uber-Ichs, Int. Zsch. f.
Psychoanal. XII, 1926, 253-262) estime que l'hostilité est la condition essentielle de
la formation du sur-moi. compromis entre le désir d'être aimé et le désir d'aimer.
S. Bornstein (Zum Problem der narzistischen Identifizierung, Int. Zsch. f. Psy-
choanal. XII. 1930, 400-416) décrit un cas où le moi, en effet, se modifie en vue de
s'offrir au Ça comme substitut de l'objet d'amour. Les suites en furent désastreuses,
car cette substitution ne menait pas à la formation normale du sur-moi, mais à la
formation d'un sur-moi pathologiquement sadique. C'est pourquoi Bornstein établit,
à juste titre, une différence rigoureuse entre cette identification narcissique (que
Freud a découverte dans la mélancolie) et l'identification normale, qui s'opère à la
fin de la phase oedipienne pour garder la bienveillance de l'objet. D'ailleurs, Abraham
a déjà décrit les identifications qui sont à la base de la formation de l'idéal du moi
à propos de l'enfant normal que l'on essaye de rendre propre. (Charackterbildung, 10).
L'importance, pour le développement psychique du changement de soi-même, effectué
LE NARCISSSISME 513

Nos investigations sur la relation entre le narcissisme et


l'amour objectai n'ont jusqu'à présent pas été vaines. Nous avons
appris que le narcissisme et l'amour objectai, dans leurs stades de
développement ultérieurs, ne peuvent plus être considérés comme
s'opposant absolument. Tout au contraire : si l'évolution est nor-
male, le narcissisme se modifie de façon à s'accorder de plus en
plus à un parfait amour objectai. Le fait qu'on ne peut jamais
atteindre un état parfait de non-tension, les besoins narcissiques
ne pouvant jamais être pleinement satisfaits par un objet, ne
change rien au fait que dans les cas de développement normal, le
narcissisme et l'amour objectai ne peuvent finalement plus se passer
l'un de l'autre. L'amour objectal aura toujours un aspect narcis-
sique et serait même, sans lui, inconcevable, à moins que le moi
pût renoncer à tous ses intérêts, ses besoins, ses valeurs convoitées
et ses normes acquises. La satisfaction fournie par l'objet et la
possibilité d'un amour objectai sont devenus des éléments fonda-
mentaux du narcissisme secondaire, La contre-partie en est évi-
dente : une part, au moins, du narcissisme secondaire s'oriente
vers l'objet, ou, autrement dit, exprime un rapport objectai.
Il va sans dire que le principe de cette évolution doit déjà être
présent dès le début, dès le stade du narcissisme primaire. Sommes-
nous capables de nous représenter d'une façon plus ou moins moti-
vée, le développement des rapports objectaux à partir du narcissisme
primaire ? De prime abord, l'opinion actuelle dans cette question,
n'a pas l'air encourageante, puisqu'elle insiste sur le fait qu'au
début le narcissisme primaire est caractérisé par le manque total
de relation objecfaie. C'est à ce narcissisme initial, qui se suffit à
lui-même, que nombre d'auteurs attribuent une signification pré-
dominante dans tous les conflits que l'on peut observer plus tard
entre le narcissisme et l'amour objectai (25).
Il est certain que le narcissisme primaire est qualifié juste-

par amour pour l'objet ou pour garder l'amour de l'objet, ne peut être surestimée.
Ce changement est de la plus grande importance pour la construction du narcissisme
secondaire. Malgré cela, cette question a été curieusement négligée. W. Reich (Uber
einige Beziehungen zwischen Narzissmus und Schuldgefühl, Int. Zsch. f. Psychoanal. IX,
1923, 255) indique, en passant, la signification d'une enfance heureuse et de l'amour
parental pour le développement normal du narcissisme.
(25) Voyez par exemple la critique sévère avec laquelle O. Fenichel (Früh Ent-
wicklungsstadien des Ichs, Imago, XXIII, 1937, 246-249) et H. Hartmann (Ich-
Psychologie und Anpassungsprobleme, Int. Zsch. f. Psa. und Imago XXIV, 1939,
96) rejettent les tentatives de M. Balint (Zur Kritik der Lehre von der prägenitalen
Libido-organisation, Int Zsch. f. Psa. XXI, 1935 ; Frühe Entwicklungsstadiën des
Ichs. Primäre Objektliebe, Imago, XXIII, 1937, 286-287) pour approcher la dépen-
dance biologique et l'amour objectai primitif.
514 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

ment de non-objectal, puisque le nouveau-né ne connaît ni objets


ni monde extérieur, tels que les connaît l'adulte. Si le plaisir du
nouveau-né est appelé satisfaction autoérotique, c'est bien parce
qu'il ne reconnaît pas encore les objets qu'il pourrait mettre en
rapport avec cette satisfaction comme séparés de lui-même. Cepen-
dant, certains auteurs anglais, tels que Rivière, Glover, soutiennent
que même le nouveau-né possède un sens primitif de la réalité (26).
Jusqu'à un certain point, cela me paraît juste. Il n'est point douteux
que le nouveau-né reçoit des impressions, ou, si l'on veut, qu'il a
des sensations provenant du monde extérieur. Ce fait même incite
à se demander comment ces impressions seront employées. Les
recherches relatives à cette question indiquent que le nouveau-né
possède la capacité de réagir à toute excitation des sens. Nombre
de réactions peuvent même se constater chez des foetus. On peut
observer des réactions très différentes suivant que les excitations
provoquées concernent la situation de la nutrition ou autre chose.
Voici la conclusion d'Isaacs : au début, les réactions expressives
négatives l'emportent de beaucoup sur les positives. Celles-ci
n'apparaissent guère avant le deuxième mois, exception faite des
réactions relatives à la situation de la nutrition. Celle-ci provoque
de très bonne heure des signes de joie et de satisfaction. Dans
toute autre situation cependant, chaque excitation provenant du
dehors, quelque faible qu'elle soit et, en particulier, les excitations
acoustiques, provoquent généralement des manifestations expres-
sives négatives. D'après Shirley, le bébé voit des visages à l'âge
d'un mois ; au cours du second mois, il tourne la tête et prête
son attention à une voix qui parle ; lorsqu'il a trois mois, il recon-
naît sa mère, son père ou ceux qui prennent soin de lui (27).
Il faut donc admettre que le nouveau-né reçoit des impres-
sions du dehors, et nous pouvons donc bien parler d'un sens de la
réalité chez l'enfant, pour autant qu'il n'est pas isolé du monde
extérieur. Cela signifie (d'après notre conception du monde), que

(26) Joan Rivière, Zur Genèse der psychischen Konflikte im frühcn Lebensalter
Int. Zsch. f. Psychoanal. XXII, 1936, E. Glover, An examination of the Klein
System of child psychology, 1945. Reprinted from The psychoanalytic Study of the
child, I, 1945. Aussi R. Schilder (I. c. 65 et svy.) et G. Pernfeld (Psychologie des
Säuglings, 1925) attribuent au nouveau-né une certaine conscience des objets.
(27) S. Isaacs, The nature and function of Phantasy, Controversial Séries I
1943. Charlotte Bühler, Kindheit und Jugend, Leipzig, 1931. J. Piaget, La naissance
de l'intelligence chez l'enfant, Neuchâtel-Paris, 1936.
A. Gesell, Infancy and Human Growth, New-York, 1928 ;
The mental growth of the pre-school child, New-York, 1930.
The first years of life, New-York, 1940.
The embryology of human behavior, New-York, 1945.
LE NARCISSSISME 515

celui-ci entre dans la vie psychique de l'enfant. Parce que l'enfant


réagit avec déplaisir aux excitations du dehors, sauf à celles
relatives à la situation de la nutrition, nous avons la preuve que
l'enfant ne rejette pas le monde extérieur quand celui-ci lui fournit
du plaisir et la satisfaction de ses pulsions. Nous laisserons de côté
la question de savoir comment le monde extérieur est représenté
dans la vie psychique de l'enfant.
Cette sensibilité de l'enfant est le commencement de tout ce
qui doit nécessairement suivre, donc aussi, de l'expérience. En
appelant cela sens de la réalité, nous violons plus ou moins la
signification habituelle de cette notion, qui implique la conception
adéquate de la relation réelle entre le moi et le monde extérieur.
Certainement, cette dernière est totalement absente chez le nou-
veau-né. Pour autant que nous puissions en juger d'après les
stades ultérieurs dans lesquels la recherche psychologique est
devenue possible, l'enfant n'est pas à même de distinguer les
sensations provenant du dehors de celles de son propre corps.
Selon Piaget (28), bien des raisons obligent à supposer que l'enfant
subit ses sensations et ses affections subjectives, comme des réa-
lités absolues, accusant ainsi un manque total de discernement de
ce qui est extérieur et de ce qui est intérieur. Au début, l'enfant
ne connaît ni l'un ni l'autre. Qui dirait que « l'enfant ne soupçonne
rien du monde extérieur », devrait nécessairement ajouter qu'alors
« l'enfant ne' soupçonne également rien de sa subjectivité ».
Apprendre à distinguer le moi du monde extérieur est donc
un des aspects les plus importants du développement psychique.
Et cela soulève une question de première importance pour toute la
théorie du narcissisme. Il semble que Mach a été le premier à
démontrer que la délimitation entre le monde interne ou psychique,
et le monde externe ou physique, est loin d'être innée. Il estimait
que l'enfant, par son action au sein d'une même réalité indiffé-
renciée, classerait peu à peu les images selon ces deux pôles, et que
deux systèmes se constitueraient en correspondance l'un avec
l'autre. Il est aisé de démontrer que même l'enfant plus âgé ne
sait souvent pas ce qui appartient à l'un ou à l'autre des deux
systèmes. Ceci nous permet de poser clairement la question qui
nous préoccupe : cette confusion dépend-elle uniquement de fac-
teurs libidinaux, ou faut-il l'attribuer à l'amour de soi de l'enfant ?
Le mécanisme, que Freud prête à son hypothèse du « purifizierte

(28) J. Piaget, La représentation du monde chez l'enfant, Paris. Nouv. Ed. 1938
516 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Lust-Ich » (29), consiste à attribuer au moi ce qui cause du plaisir


et au monde extérieur ce qui cause du déplaisir. Or, ce mécanisme
peut bien déterminer des erreurs dans la distinction du moi et du
monde, et peut même expliquer le fait que l'enfant reconnaît
plutôt au monde extérieur ce qui cause du déplaisir ; mais ce que
ce mécanisme ne parvient pas à expliquer, c'est une distinction
nette. D'autres facteurs doivent nécessairement être analysés.
Tant que nous bornerons notre étude de l'évolution du sens de la
réalité à la première période de la vie, nous ne pourrons faire
autre chose que placer certaines suppositions en face d'autres
suppositions. Il en est autrement, lorsqu'on tient compte des
recherches chez des enfants plus âgés, comme le fit Piaget. Par
leurs questions spontanées et par leurs réactions au cours d'une
discussion habilement menée, ils nous permettent de comprendre
la délimitation de leur moi par rapport au monde extérieur, et
leur conception spontanée de ce dernier. Les études faites par
Piaget, ont pour nous une double importance. Premièrement, elles
nous font connaître le temps qu'il faut à l'enfant pour devenir une
personnalité psychique consciente de soi-même, qui est consciente
de sa propre subjectivité, qui est à même de discerner le monde
extérieur du monde intérieur, qui reconnaît la nature symbolique
et, par conséquent, le caractère spécifique de la pensée et, enfin,
qui voit la différence essentielle entre sa propre activité intention-
nelle et les mouvements mécaniques des choses. En second lieu, les
recherches de Piaget permettent des conclusions sur la nature des
états psychiques antérieurs. Piaget conclut que l'enfant perçoit
correctement les données conscientes, mais qu'il les localise diffé-
remment de l'adulte, bien qu'il ait les même perceptions que lui.
L'enfant prend systématiquement comme objective chacune de ses
pensées, et comme commun à tous, chacun de ses sentiments.
C'est pourquoi il est très peu conscient de son propre moi. La cons-
cience d'un monde intérieur n'est pas le résultat d'une intuition,
mais d'une construction intellectuelle. Cette construction n'est
possible que grâce à la dissociation des contenus de la conscience
primitive. Au début, l'enfant étale, probablement sur un seul plan,
tout le contenu de la conscience, qu'il s'agisse de perceptions,
d'imaginations, de pensées ou de sentiments. Tout se présente
comme une seule réalité absolue. Dans ce stade initial de réalisme

(29) Freud, Trie-be uncl Triebschicksale, G.S.V., 461.


LE NARCISSSISME 517

absolue, l'enfant s'identifie probablement aux images perçues : il


est le monde.
Pour bien comprendre le narcissisme primaire, ceci a une
conséquence importante : par ce fait de l'assimilation du monde
au moi et du moi au monde, la participation et la causalité magi-
que deviennent compréhensibles. D'une part, l'enfant doit confondre
les mouvements du corps avec n'importe quel mouvement extérieur,
d'autre part, les désirs, plaisirs et peines doivent être situés non
dans un moi, mais dans l'absolu : dans un monde que, du point de
vue adulte nous dirions commun à tous, mais qui, du point de
vue de l'enfant, est le seul monde possible. Par conséquent, l'en-
fant qui,commande à son propre corps, doit croire qu'il commande
au monde. Bref, pour un esprit qui ne distingue pas ou qui dis-
tingue mai le moi du monde extérieur, tout participe de tout, et
tout peut agir sur tout (30).
A mon avis, Piaget ne laisse aucun doute sur le fait que la
possibilité de participation de causalité magique et de toute-puis-
sance de la pensée est fournie d'abord par le sens de la réalité, mal
développé au début de la vie psychique. C'est ce développement
insuffisant de l'intelligence qui explique que l'enfant puisse croire
à l'apparence de sa toute-puissance. Cette possibilité ne semble pas
être déterminée libidinalement. Ce qu'il y a de remarquable dans
le narcissisme primaire - phase initiale du narcissisme enveloppant
toute la vie future c'est son caractère spécifique dû au sens de la
réalité non encore développé. Dans « Totem und Tabu
», Freud
considère la « Hochschàtzung der psychischen Aktionen (l'appré-
»
ciation des actions psychiques), comme un « wesentliches Teils-
tück » (une partie essentielle) du narcissisme ; la toute-puissance
et la magie proviennent d'après lui de la surestimation des propres
facultés, et, par suite, de l'amour de soi (31). Je suis d'avis que les
facteurs libidinaux menant à la surestimation des propres facultés
ne viennent que secondairement. Le désir de garder la toute-
puissance, lorsque le sens de la réalité s'est déjà suffisamment
développé, est, sans aucun doute, une manifestation narcissique
par excellence.
Bien que le sens de la réalité soit à l'origine une fonction de
l'intelligence, son développement dépend à un si haut degré de la
vie affective, qu'on hésite à parler de narcissisme primaire
ou de
secondaire. Nous appelons souvent un adulte narcissiste, lorsqu'il

(30) Piaget, Représentation, 69-103.


(31) Freud, Totem und Tabu, G.S.X., 103 et suiv.
518 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

montre un manque du sens de la réalité, parce que des besoins


affectifs le forcent à nier une partie de la réalité. On peut même
voir dans un tel comportement un mécanisme narcissique typique;
à savoir, un effort pour maintenir le « sentiment de pouvoir
suffire à soi-même » (disons pour abréger : le sentiment de soi),
par la négation ou la falsification d'une partie de la réalité qui le
menace. Dans ce mécanisme narcissique, ce sont des besoins
affectifs qui déterminent l'interprétation de la réalité. Chez l'en-
fant, ce mécanisme joue un rôle prépondérant et la signification
en est d'autant plus grande que l'enfant est plus jeune et que le
sentiment de soi est donc plus labile. Il faut cependant bien noter
que le rapport inverse aussi est d'importance chez l'enfant ; c'est
alors la vie affective qui subit l'influence spécifique d'une inter-
prétation infantile de la réalité, inévitable puisque son sens de la
réalité est peu développé. L'examen régressif des rapports entre
le moi et le monde extérieur nous porte à croire que l'enfant est
d'autant plus étroitement lié aux objets que nous remontons le
cours du développement : à la fin, nous touchons à une continuité
du monde et du moi. Il y a une interférence continuelle entre la
progression et l'inhibition ou même la régression du développe-
ment du sens de la réalité, la progression étant due au dévelop-
pement de l'intelligence, l'inhibition étant déclenchée par le
mécanisme narcissique mentionné. A un moment donné, il devient
excessivement difficile de discerner la signification déterminante
de ces deux facteurs. Ce point n'a pas été suffisamment relevé par
Piaget. On ne peut surestimer l'importance de la résistance narcis-
sique au développement du sens de la réalité. Celui-ci n'est accep-
table pour l'enfant, que dans la mesure où il contribue à la
satisfaction des désirs pulsionnels et qu'il lui donne quelque
puissance sur son entourage. Pour le reste, ce développement est
facilement éprouvé comme un processus douloureux, car il engendre
souvent plus de douleur, de déplaisir et d'angoisse, que l'enfant
n'en avait connu auparavant. Anna Freud en a récemment donné
un exposé admirablement clair (32).
Reprenons notre analyse du développement des rapports
objectaux émanant du narcissisme primaire. Husserl observe que
l'on pourrait très bien se représenter une conscience ayant les

(32) Anna Freud, Indications for Child Analysis, The psychoanalytic study of
the child I. 1945, 144-145. Le développement du sens de la réalité en tant qu'instru-
ment et l'apprentissage de son maniement dans l'exploration de la réalité, ne sont
naturellement pas la même chose, mais sont d'autant plus difficiles à séparer que
l'enfant est plus jeune.
LE NARCISSSISME 519

mêmes sensations que nous, mais n'arrivant pas à les interpréter


de, la même façon. Malgré la présence des mêmes sensations', une
telle concience n'aura pas de compréhension intuitive des choses
ou des événements qui ont rapport à eux ; elle ne percevra ni
maisons, ni arbres, ni le vol d'un oiseau, ni l'aboiement d'un chien.
On peut dire que les sensations n'ont aucune signification pour une
telle conscience, qu'elles n'ont pas de valeur de signe des qualités
des choses ; elles sont simplement vécues mais elles ne sont pas
interprétées de façon objectivante. Voilà à peu près la situation
du nouveau-né, à ceci près que tout est transposé à une échelle bien
plus petite, et que les sensations vécues se rapportent essentiel-
lement à la situation de la nutrition avec le sein maternel pour
centre.
Il y a cependant une restriction à faire ; bien que toutes les
sensations n'aient aucune valeur comme signe d'un monde extra-
mental, pour l'enfant, elles ont une très grande signification
affective car elles signifient le plaisir de la satisfaction ou la
douleur de la frustration, c'est-à-dire, au début, à peu près tout ce
que l'enfant éprouve consciemment. On ne peut donc douter d'un
investissement libidinal précoce des sensations éprouvées par
l'enfant dans la situation de la nutrition en général et au sein
maternel en particulier. C'est pourquoi il me semble tout à fait
acceptable que déjà peu après la naissance, ces sensations soient
mêlées aux réactions affectives. C'est ce sur quoi Mélanie Klein
a voulu insister, mais dont on peut se demander si la description
est satisfaisante. Elle est convaincue du fait que des rapports
objectaux existent dès le début. Le premier objet est le sein
maternel, partagé en deux aspects, à savoir le « bon » sein qui
satisfait, et le sein «méchant», qui frustre; cette distinction
se prolongera comme distinction entre l'amour et la haine. J'avoue
qu'il est impossible en vérité, de se faire une représentation satis-
faisante de tous ces rapports ; la conception adulte des choses
s'est déjà trop affermie en nous pour que nous en soyons capable.
D'ailleurs, la langue ne s'y prêterait guère (35).

(35) Melanie Klein, The emotional life and lego-development of the infant with
spécial reference to the dépressive position, Controversial Séries IV, March 1944.
Il est peu probable que nous ayons jamais une connaissance certaine de la vie
psychique des premiers mois de la vie de l'enfant. Vu l'état mal développé, au
début, du sens extérieur, il n'est pas vraisemblable que dès le début " la mère
existe dans l'esprit de l'enfant comme un objet tout entier, mais pour ainsi dire,
aux contours vagues... » ; il n'est pas non plus vraisemblable « qu'il existe à partir
du second mois », « une relation intensive de caractère émotif avec la mère en
tant que personnalité » si l'on veut indiquer ce que l'enfant éprouve subjectivement.
520 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Nous ne connaissons naturellement pas l'amplitude du


complexe de sensations que représente la mère dans la dite
continuité au moment où l'enfant commence son interprétation
objectivante du monde ; interprétation qui fera aussi de la mère,
un objet dans le monde extérieur (36). Mais il faut certainement
admettre que la mère, investie libidinalement « en effigie », durant
cette période du continuum, l'est encore quand elle est devenue
objet du monde extérieur. Il est bien possible qu'elle hérite encore
d'autres réactions affectives datant du continuum.
L'importante conclusion que nous pouvons tirer de tout cela
est que des graves objections s'opposent à la conception d'après
laquelle il y aurait, d'abord interprétation objectivante, par là
objet extérieur, et seulement ensuite, investissement de cet objet,
qui causerait pour l'enfant une dépendance libidinale qui serait
spécifiquement différente de la dépendance biologique de la mère.
Bien qu'il soit naturel que les rapports objectaux avec la mère
subissent au cours des premières années d'importantes modifica-
ions qualitatives dues au développement du sens de la réalité, je
crois qu'Alice Balint a raison lorsqu'elle dit : « die Objektbeziehun-
gen sind so alt wie ihre biologische Grundlage » (37) (Les relations
objectales sont aussi vieilles que leurs fondements biologiques.).
L'incompatibilité entre le narcissisme et l'amour objectai dont
parlent nombre d'auteurs n'est donc pas une donnée originale
tellement importante. En effet, déjà dans la première phase dé la
vie, le narcissisme primaire semble pouvoir s'accorder avec les
débuts de l'amour objectai (38). Lorsque je parle d'interprétation
objectivante, qui fait de la mère un objet extérieur, l'expression
doit naturellement être prise cum grano salis. Cela suppose un
développement de l'intelligence de l'enfant déjà tellement com-

Brierly (cité dans Glover) fait remarquer à juste titre que Klein ne distingue pas
assez nettement de ses observations concernant les relations de la mère envers
l'enfant, ce que celui-ci éprouve subjectivement.
(36) Le travail connu de O. Isakover (Beitrag zur Pathopsychologie der Einsch-
lafphänomene, Int. Zsch. f. Psychoanal. XXII, 1936) rend probable l'existence de
réminiscences remarquables de cette période ancienne.
(37) A. Balint, Liebe zur Mutter une Mutterliebe, Int. Zsch. f. Psychoanal, und
Imago, XXIV, 1939, 37.
(38) Le mot « amour objectai » indique certainement un état de l'évolution
bien trop avancé pour pouvoir s'appliquer à cette relation primitive, mais aucun
autre terme n'est a notre disposition. J'entends ici par « amour objectai » seulement
ceci : déjà pendant la phase du narcissisme primaire se trouvent dans les sensations
de l'enfant, sans qu'il ait besoin de s'en rendre compte, des composantes relatives
au monde extérieur en général et à la mère en particulier à l'occasion de la nutrition
ou des soins qui lui sont prodigués ; ces sensations préparent l'enfant à se rendre
LE NARCISSSISME 521

pliqué que Piaget se vit forcé d'y consacrer deux gros volumes (39).
Bien loin d'être un changement instantané, c'est un processus
qui exige du temps. Et, bien que cette croissance soit un dévelop-
pement simplement imposé au moi infantile, les possibilités de
se soustraire aux conséquences qui en découlent ne lui manquent
pas, et pour de bonnes raisons. En effet, lorsque l'enfant com-
mence à connaître le monde objectai, ce qui est, psychologiquement
parlant, une construction inévitable que le moi infantile
doit réaliser, l'enfant se voit privé de la base même de la toutes
puissance. Il doit accepter cette vérité douloureuse que ce qui
avait l'apparence d'une toute-puissance n'est en réalité que
dépendance. Il n'est point douteux que l'enfant doive accomplir
ici une tâche lourde et difficile. La persistance du désir de toute-
puissance chez les adultes en est une preuve évidente. On pourrait
longuement discuter sur la question de savoir si la première bles-
sure portée au narcissisme de l'enfant appartient au développe-
ment du sens de la réalité. Mais ce qui est en tout cas certain,
c'est que beaucoup d'autres suivront (40). L'aspect du développe-
ment du moi, depuis la première interprétation objectivante
jusqu'à la puberté, donnant à l'enfant le monde tel que le connaît
l'adulte — comme l'a admirablement décrit Piaget — se compose
d'une série de pareilles blessures. A chaque nouveau pas, l'enfant
doit abandonner une partie de l'équilibre narcissique, déjà ins-

compte lui-même, plus tard, des rapports qu'il entretient avec sa mère. Selon Anna
Freud, l'enfant s'intéresse dans cette période seulement à son bien-être ; mais elle
croit également que les. relations objectales commencent à se composer déjà au
cours de la phase narcissique initiale. Les processus psychiques de cette phase sont
cependant gouvernés par l'urgence d'être satisfait et non par des fantaisies relatives
à l'objet (Controversial Séries, Discussion April 7th, 1943, cité dans Glover, 26, 27).
Certaines observations faites, cependant, font penser qu'une conduite pleine d'amour
de la part de la mère exerce pendant cette période une très grande influence sur la
vie psychique de l'enfant. Les observations faites par E. Petö (Säugling und Mutter,
Zsch. f. Psychoanal. Pädagogik, XI, 244-252) semblent bien le confirmer. En effet,
sous l'influence de conflits où est impliquée la mère, conflits qui agissent de quelque
façon sur l'enfant qui est allaité, il se produit chez celui-ci des perturbations dans
l'ingostion. Dans les troisième et quatrième cas; mentionnés par Petö, ces troubles
apparurent déjà au cours des premiers jours.
(39) J- Piaget, La naissance de l'intelligence chez l'enfant, 1936.
La construction du réel chez l'enfant, 1937.
(40) L. Andéas-Salomé (Narzissmus als Doppelrichtung, Imago, VII, 1921),
A. Stärcke (Der Kastrationskomplex, Int. Zsch. f. Psychoanal. VII, 1921) et H.
Deutsch (Uber Zufriedeuheit, Gluck und Extase, Int. Zsch. f. Psychoanal. XIII,
1927) décrivent ainsi la blessure narcissique primitive : c'est la nécessité de renoncer
à l'état de continuité du moi et du monde extérieur et l'isolement incompréhensible
qui s'ensuit. C'est par des moyens divers que l'enfant tâchera d'établir une nouvelle
union avec le monde. Deutsch relève le sentiment d'une identité du monde extérieur
et du moi, qui rétablit le bonheur de la personne.
522 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

table et péniblement acquis ; il doit modifier son amour de soi


mais la récompense c'est-à-dire une satisfaction majeure ou une
plus grande sûreté n'est pas facile à obtenir. C'est de là que pro-
vient la résistance narcissique contre le développement du sens
de la réalité, résistance qui n'est, en vérité, jamais absente mais
qui se voit souvent renforcée et compliquée par des facteurs
névrotiques.
Si l'enfant jouit dans la matrice d'un état de béatitude, c'est
au fond à la mère qu'il le doit (41). Et quand il est accordé à
l'enfant pendant la période de continuité du moi et du monde de
maintenir cet état de béatitude, en dépit de quelques interruptions
de détresse, c'est encore à la mère et à ses tendres soins qu'il le
doit (42). Et quand il s'agit de détourner, tant bien que mal, les
dangers qui sous forme de blessures narcissiques menacent l'évo-
lution du sens de la réalité, c'est toujours, les premières années,
l'amour maternel qui peut rendre acceptable la réalité. Pour que
l'enfant puisse devenir une personnalité saine, il doit former un
moi qu'il peut estimer et reconnaître sans devoir désavouer la
réalité extérieure ou intérieure. Toujours sujet aux soins et à
l'aide d'autrui, et étant peu capable d'être indépendant, l'enfant
doit surmonter bien des obstacles avant d'acquérir le sentiment
de pouvoir se suffire à lui-même. C'est pourquoi l'enfant a un tel
besoin de l'amour de son entourage. C'est déjà beaucoup si les
personnes qui en prennent soin lui permettent, par leur amour, de
vivre de manière adéquate sa propre réalité d'enfant, réalité qui
n'est pas celle de l'adulte. C'est avant tout l'amour qu'on lui porte
qui permet à l'enfant d'obtenir un sentiment de suffisance' dans
sa réalité infantile, et par là d'acquérir une certaine indépendance
de l'objet. Aimer et comprendre la situation où l'enfant se trouve
paraît aussi le meilleur remède pour éviter les cicatrices « trop
visibles des blessures narcissiques qu'entraîne nécessairement le
déclin douloureux de la sexualité infantile ». Reich fit observer l'effet
anéantissant (Ich verneinend) que les sentiments de culpabilité
datant si fréquemment de cette phase du développement ont sou-
vent pour le moi. Le sentiment de soi de l'enfant se base, en partie,
sur le plaisir et la satisfaction fournis par son propre corps, mais

(41) Rivière donne une heureuse description de la détresse qui provient de


l'agressivité de l'enfant (I. C. 493).
(42) Ferenczi (Entwicklungsstufen des Wirklichkeitssinnes, Int. Zscht. f. Psy-
choanal.' I. 1913) attribua déjà le caractère du sentiment de toute puissance des
différentes phases mégalomanes à la conception que l'enfant doit nécessairement avoir
de sa situation actuelle sous l'influence de la conduite de la mère.
LE NARCISSSISME 523

ce sentiment de soi ne semble pas pouvoir atteindre un degré


suffisant sans « l'intériorisation " de l'amour et de l'estime reçus
du dehors. Le fait d'être aimé du dehors est une condition indis-
pensable pour bien réaliser la formation de l'idéal du moi dont,
plus tard, dépendront les rapports de l'individu avec son prochain
et la société. C'est de Freud que vient l'admirable formule : « Pour
le moi, vivre c'est être aimé, être aimé par le sur-moi » (43) ; et
c'est en tout premier lieu la mère qui, en ceci, doit montrer le
chemin (44).
La notion primitive du narcissisme visait à l'amour de soi en
excluant l'objet ; la conception ultérieure, élargie, nous place
devant les problèmes du sentiment de soi. Pendant la vie entière,
l'homme est en présence de la libido liée à sa propre personne qui
demande à être satisfaite. A la première prise de conscience de
soi-même, l'enfant s'éprouve comme existant passivement dans
un monde avec lequel il a des liens affectifs immédiats et dans
lequel le moi, encore à peine différencié, est incorporé tout en en
étant le centre. A ce début le moi non-différencié ne connaît encore,
ni l'hostilité du monde extérieur, ni celle de ses propres instances
intérieures ; il ne connaît pas encore tout ce qui peut lui aliéner
le monde et l'en isoler. Partant de cette situation initiale, l'homme

(43) Freud, Das Ich und das Es. G.S. VI, 404.
(44) On estime généralement que l'enfant, à partir d'un moment déterminé de
l'évolution, du moins, peut seulement produire un sentiment de soi suffisamment fort
s'il est aimé. Fenichel (Perversionen etc. 178) l'exprime de façon catégorique : « Le
nourrisson qui a connu le monde objectai n'a qu'un seul désir, c'est d'être aimé et
nourri par lui ». « T. Reik (Wie man Psychologe wird, Wien, 1927, 15) vent
distinguer du narcissisme primaire une phase de transition appelée narcissisme réfléchi.
L'investissement narcissique ne suffirait alors plus à soi-même, et l'enfant aurait
besoin d'une libido extérieure pour affermir la libido du moi.
J. Lampl de Groot (Hemmung und Narzissmus, Int. Zsch. f. Psychoanal.
XXII, 1936, 216) fait remarquer que la liaison objectale dans laquelle l'enfant s'est
engagé est de nature passive et a pour but unique : être aimé, admiré, soigné.
L'amour qu'on lui porte renforcerait alors le narcissisme qui chez l'enfant n'est pas
encore consolidé. Je ne crois pas que la description de ces rapports en termes de
la théorie de la libido, d'après laquelle description l'amour parental augmenterait la
libido du moi, puisse éclaircir cette question. Si, d'après Reik, le sentiment « d'être
contemplé » qui serait connexe au sentiment d'être aimé, se transforme en une
« contemplation de soi-même », on doit conclure, en vérité, qu'au fait d'être aimé
adhère, une certaine forme de l'amour de soi qui aide l'enfant à trouver envers
lui-même un rapport d'estime concordant avec le monde extérieur. Ainsi est établi
le fondement du côté amoureux du sur-moi, ou éventuellement de l'idéal du moi.
H. Nunberg (Das Schuldgefühl, Imago XX,. 1934, 264) parle, à ce propos, d'une
identification libidinale. Que celle-ci s'effectue déjà très tôt, apparaît clairement dans
l'épisode décrit par Nunberg : Un père, s'occupe à caresser le visage de son fils
âgé de seize mois. L'enfant est ravi. Le père vient à peine de cesser ses caresses que
l'enfant commence à se caresser en s'accompagnant des sons : ei-ei, qui exprimaient
pour lui la pins grande tendresse.
524 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

est forcé de parcourir un développement qui l'amène à accepter


une réalité qui ne tient nullement compte de ses désirs, qui lui
montre qu'il n'a qu'une importance très relative, qui lui enlève
l'illusion d'être le centre du monde en lui adjugeant une place
insignifiante dans la périphérie.
Lorsqu'on mesure le chemin à parcourir depuis la première
notion de la réalité jusqu'à son plein épanouissement, on com-
prend aisément combien il est difficile d'acquérir et de garder un
sentiment de soi suffisant. En vérité, cette tâche est si lourde
qu'une résistance narcissique affective contre l'interprétation
adéquate de la réalité semble appartenir à l'essence même de la
réalité humaine. Cela signifie que l'homme, en ce qui concerne
le sentiment de soi, tend à maintenir ou à réoccuper d'anciennes
positions affectives, au fond déjà dépassées, au détriment de
l'appréciation de la réalité. C'est donc dans les influences réci-
proques entre l'interprétation de la réalité et l'effort pour main-
tenir le sentiment de soi que consiste l'ensemble des problèmes du
narcissisme auxquels nous avons tous à faire dans la pratique de
la psychanalyse.
Il faut se garder de perdre de vue que le sentiment de soi de
l'adulte, contrairement à celui du nouveau-né, est une affaire
extrêmement complexe. Certains auteurs croient pouvoir réduire
la question à un simple rapport entre le moi et le sur-moi, mais
cette conception est certainement trop limitée (45). Des éléments

(45) Les plus importantes considérations au sujet du sentiment de soi sont


toujours celles de Freud dans « Zur Einführung des Narzissmus ». Il appelle
l'estime de soi une expression de la « grandeur du moi » (Ich Grösse) qui est pro-
portionnelle à tout ce que le sujet possède ou qu'il s'est approprié, et qui dépend
également de tous les restes du sentiment de toute-puissance primitif confirmée par
l'expérience. Selon Freud une des composantes du sentiment de soi est primaire,
étant le reste du narcissisme de l'enfant ; une autre composante est fournie par
le sentiment de toute-puissance confirmé par l'expérience (c'est-à-dire la réalisation
de l'idéal du moi) ; une dernière composante, enfin, provient de la libido objectale
satisfaite. Alexander (Castrationskomplex und Charakter, Int. Zsch. f. Psychoanal.
VIII, 1922, 147-148) indiqua les deux formes principales que peut créer le sentiment
de soi pathologique, à savoir le type mélancolique qui souffre de sentiments d'infé-
riorité, et le type hypomane dont le caractère est vaniteux. W. Reich (Zwei narzis-
tische Typen, Int. Zsch. f. Psychoanal. VIII, 1922, 459) distingue nettement le nar-
cissisme compensateur névrotique du narcissisme normal sublimateur et non com-
pensateur. Voir à ce sujet aussi Hart (I. c. 107).
S. Rado (Fine ängstliche Mutter, Int. Zsch. f. Psychoanal. XIII, 1927, 288),
décrit le sentiment de soi d'un côté comme étant l'expression du niveau de la satis-
faction narcissique et d'autre côté comme étant le signal d'un besoin pour les moteurs
narcissiques agissant dans le moi. Fenichel (Perversionen etc. 127) voit dans le sen-
timent de soi l'indication d'un désir narcissique, d'une envie d'être à nouveau en
possession du sentiment de toute-puissance primitif. La satisfaction la plus primitive
LE NARCISSSISME 525

narcissiques primaires ont gardé aussi, dans une mesure plus ou


moins grande, leur importance, et se retrouvent dans toute fonc-
tion physique qui fournit du plaisir. C'est surtout chez la femme,
bien qu'on puisse le constater aussi chez beaucoup d'hommes, que
d'importantes composantes du sentiment de soi sont étroitement
liées à un des stades du développement du narcissisme : se com-
plaire à soi-même en tant qu'apparition physique. Comme très
importante aussi doit encore être considérée la composante du
sentiment du moi, qui se rattache à la sensation de pouvoir se
suffire à soi-même dans les rapports avec le monde extérieur. Il
faut considérer à part la contribution du sentiment du moi
empruntée aux rapports objectaux. En envisageant encore le
contentement dû à la réalisation de l'idéal du moi, et le fait que
le moi qui doit puiser dans tant de sources a encore besoin pour
tout cela de contenter le sur-moi, nous ne nous étonnerons certai-
nement pas que le narcissisme de l'homme présente des aspects
différents/Voilà aussi l'explication des multiples significations du
terme de narcissique.
Ce serait encore relativement simple si nous avions affaire,
chez l'adulte, exclusivement à des expressions progressives du
narcissisme, expressions qui suivent le sens de l'évolution. Mais
nous trouvons aussi toujours des expressions régressives, déter-
minées, ou bien par une fixation, ou bien par un retour à des for-
mes antérieures. Et ce qui complique la question davantage, c'est
qu'une manifestation narcissique ayant une signification pro-
gressive est souvent au service d'un but régressif (46). Je pense par
exemple à l'homme extrêmement fier de certaines conduites
réellement remarquables. Il s'agit d'une progression lorsque la
tendance vers un sentiment du moi positif est réglée par une

en serait d'être aimé. Chez le nourrisson les besoins erotiques et les besoins narcis-
siques coïncideraient ; chez l'adulte ces besoins sont différenciés et le besoin narcis-
sique trouve son expression dans les rapports avec le sur-moi. C'est pourquoi, selon
Fenichel, le sentiment de soi de l'adulte dépend essentiellement des relations entre
le moi et le sur-moi. Il me semble plutôt que cela est vrai pour le sentiment de soi
de nombre de névrotiques qui se sont séparés de leurs corps et qui sont privés par
conséquent de sources de plaisir narcissiques primaires. Hart (I. c. 107) compare
la façon dont l'équilibre narcissique est maintenu entre le moi et le sur-moi, à la
façon dont l'équilibre familial est soutenu par les rapports amicaux entre fils et
père, enfants et parents. C'est Abraham (Psychoanalytiche Studien zur Charaktérbil-
dung, 1925, II) qui fit remarquer la signification, pour ce qui plus tard sera le
sentiment de soi, d'une jouissance suffisamment grande du plaisir narcissique pri-
maire lors de l'excrétion.
(46) Dans la terminologie de Reich : une sublimation narcissique qui a, cepen-
dant, en même temps une signification névrotique compensatrice.
526 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

instance morale, mais le moment régressif est évident lorsque


cette instance morale reste infantile. Le narcissisme typiquement
féminin, provenant selon Freud de l'envie du pénis et servant à
compenser le sentiment d'infériortié primitif, aura à côté de cet
accent régressif un accent progressif s'il amène la femme à
s'appliquer à améliorer son attrait physique. Par ce moyen, en
effet, la femme peut se choisir un mari qui lui ouvre par la
maternité le chemin vers l'amour objectai. La femme, par contre,
qui a l'air également narcissiste et qui ne peut tolérer la grossesse
ou l'allaitement de peur de nuire à sa beauté, reste figée dans la
régression. Il y aurait ainsi d'innombrables exemples. Je pourrais
analyser — mais ce serait bien ennuyeux — tous les paradoxes
cités par Hart et démontrer que dans chacun d'eux, malgré leur
apparence illogique, le terme de narcissique est non seulement
plein de sens, mais exprime même une vérité.
Un jour j'ai cru, comme Hart, qu'il nous fallait un vocabu-
laire plus riche dans le domaine du narcissisme, surtout pour
pouvoir distinguer nettement les expressions positives et régres-
sives. Mais je me suis ravisé, car cela risquerait de nous empêcher
de bien comprendre que le même phénomène peut avoir, et peut-
être a toujours, et une signification progressive et une signification
régressive. Contentons-nous donc de la signification fluctuante des
termes de narcissisme et de narcissique. Ce qui n'est d'ailleurs pas
si difficile lorsqu'on a réalisé que cela n'est pas causé par un
manque de discernement logique ou par une faiblesse de défini-
tion, mais par la nature même des phénomènes vitaux.
XIIeme Conférence
des psychanalystes
de langue française
( Paris, 4 et 5 Juin 1949 )

La XIIe conférence des psychanalystes de langue française


s'est réunie à l'amphithéâtre des maladies mentales et de l'encé-
phale, au Centre psychiatrique Sainte Anne, sous les auspices de
la Société psychanalytique de Paris et sous la présidence du Dr
S. Nacht. Le Congrès avait réuni 97 participants et de nombreux
auditeurs français et étrangers, Mme Melanie Klein, de Londres,
le Pr. Flournoy, de Genève, ont participé aux discussions qui
suivirent les deux rapports successifs sur le Narcissisme :
Introduction à l'Etude clinique du Narcissisme, par M. J.
Leuba, de Paris.
Le Narcissisme, étude théorique, par M. H. G. Van der Waals,
d'Amsterdam.
Les réunions scientifiques furent suivies d'une réception chez
Mme Marie Bonaparte. Le lendemain le Musée de l'Homme voulut
bien projeter, pour les congressistes, deux films sur les danses de
possession et les rites de la circoncision dans le Haut-Niger. Un
dîner de clôture réunit les congressistes à la Rôtisserie Périgourdine.
Il a été décidé que la XIIIe Conférence des Psychanalystes de
langue française se tiendrait de nouveau à Paris pour les fêtes
de la Pentecôte 1950 et qu'elle serait consacrée à une étude psycha-
nalytique de la criminologie.
Rapport théorique : MM. Cenac et Lacan.
Rapport clinique : MM. Mâle, Lebovici et Pasche.
On a trouvé dans le présent numéro le texte des rapports de
MM. Leuba et Van der Waals. On trouvera ci-après le résumé des
interventions.
1) Discussion du Rapport de M. J. Leuba.
2) Discussion du Rapport de M. Van der Waals.
528 REVUE FRANCAISE DE PSYCHANALYSE

Mme Melanie KLEIN.


Vous excuserez mon français qui est un peu difficile ; malheu-
reusement, il y a tant d'années que ne ne suis pas revenue eh
France, mais je tâcherai, en quelques mots, d'exprimer une idée
ou deux.
La conception du narcissisme comportant le retrait de la
libido d'un objet externe, je crois, devrait être en conformité avec
la conception des objets intériorisés. Cette conception est très
essentielle, puisqu'elle nous permet de voir que les schizophrènes
ne sont pas sans relation avec les objets.
Il faut expliquer ici, à propos de l'introjection secondaire de
Freud qui, selon lui, est le fondement du surmoi, qu'il n'a pas
attribué, peut-être, assez de valeur à la projection primaire qu il
a aussi découverte.
C'est cette introjection primaire qui, à mon avis, est le com-
mencement du surmoi ; cela signifie que dès le début dé sa vie,
l'enfant introjecte des objets, d'abord le sein de sa mère dans deux
relations : le bon sein, le mauvais sein, c'est-à-dire le sein qui est
le plaisir et tout ce qu'il désire et, d'autres fois, le mauvais qui lui
refuse, qui ne lui offre pas le plaisir qu'il veut. Ce sont là les
premiers objets introjectés. Leur compréhension est essentielle
dans le développement du surmoi.
On comprendra aussi que les narcissistes, les schizophrènes,
ont des relations avec ces objets internes. Ces relations peuvent
nous aider à approcher, peut-être à guérir ces malades.
De même, ces questions d'objets internalisés touchent le pro-
blème de l'angoisse primordiale. D'après Mme Marie Bonaparte, le
narcissisme biologique est lié au traumatisme de la naissance.
Selon moi, la naissance est bien un événement terrible. Mais
l'enfant ressent surtout une angoisse de nature persécutive. Ma
thèse est que la première forme d'angoisse (je parle ici du point
de vue psychologique et non biologique) est celle d'être annihilé,
détruit. Elle est liée à l'instinct de mort.
Cette angoisse de nature persécutive est celle du moi jusqu'à
ce qu'il soit capable de réunir les aspects dissociés d'un bon et
d'un mauvais objet, alors que naîtra une seconde forme d'angoisse.
Sans insister plus longuement, je voudrais lier ces questions
à celles du narcissisme : dans les premiers mois de la vie, cette
angoisse persécutive et ces objets dissociés sont normaux. Lorsque
la dissociation des bons et mauvais objets persiste, les fonctions
de synthèse du moi ne se développent pas et c'est l'origine de la
maladie « narcissisme ».
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 529

M. NACHT.
Nous devons remercier Leuba de la façon dont il a su s'ac-
quitter de la lourde tâche dont il avait été chargé.
Je me permettrai cependant de l'argumenter sur quelques
points de son rapport.
Il me semble, par exemple, que l'élément narcissique n'appa-
raît pas dans toute sa spécificité dans les tableaux cliniques qu'il
a brossés, par ailleurs, avec tant de talent.
Il est vrai, que selon l'optique adoptée, l'on peut voir le narcis-
sisme partout et nulle part.
Par ailleurs, du point de vue théorique, sa tentative d'effacer
la distinction classiquement adoptée entre narcissisme primaire
et secondaire, ne m'a guère convaincu.
Lorsque, pour commencer, il avait débaptisé le narcissisme
primaire pour le rebaptiser narcissisme biologique, je m'attendais
à ce qu'il élargisse à l'extrême la notion biologique du narcissisme ;
mais je me suis vite aperçu qu'il la réduisait plutôt, à un réflexe
de défense et de conservation.
Cette interprétation limitative vient d'être confirmée par
Leuba lui-même, puisqu'il nous a dit ce matin qu'il remplaçait le
terme de narcissisme biologique par celui de phobie primaire.
En réalité, le narcissisme primaire dépasse de beaucoup cette
fonction négative, il possède une valeur authentique, positive,
appelée à cimenter les diverses composantes de la personnalité
lorsque s'ébauche son organisation. Les perturbations subies dans
cette organisation structurale se reflètent plus tard dans le pro-
cessus de dissociation schizophrénique ; affections éminemment
narcissiques.
Il est d'ailleurs regrettable, ceci dit en passant, que le rappor-
teur ait complètement négligé ces formes cliniques dans son exposé.
Le narcissisme secondaire m'apparaît, par contre, essentiel-
lement réactionnel aux échecs subis lors des premières tentatives
d'investissements objectai. Il prend dès lors des caractères qua-
litatifs et quantitatifs distincts du narcissisme primaire.
Le repliement narcissique englobe alors par introjection des
objets frustateurs toute une série d'identifications.
Le narcissisme secondaire se trouve ainsi imprégné de sado-
masochisme. C'est d'ailleurs cet aspect qui apparaît le plus dans
les descriptions données par Leuba, et c'est ce mécanisme qui est
530 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

responsable du fait paradoxal que l'amour de soi puisse devenir


haine du moi. (1)
Ce mécanisme est d'autant plus agissant que la composante
narcissique primaire, présente plus ou moins dans tout lien objectai,
se manifeste plus fortement.
Plus sa force est grande, plus l'identification de l'objet est
importante, les exigences sont bien plus impérieuses et les
déceptions plus douloureusement ressenties.
Je ne partage pas l'optimisme du rapporteur quant à l'action
thérapeutique sur la plupart des formes narcissiques.
Je crois même que les manifestations narcissiques pures sont
souvent difficilement attaquables.
Les formes fortement teintées de sado-masochisme se prêtent
mieux à l'intervention thérapeutique.
Certains investissements narcissiques sont même pratiquer
nient irréductibles. D'ailleurs, le seraient-ils, qu'on peut se deman-
der parfois si nous sommes en droit de les modifier étant données
les valeurs parfois positives et authentiques qu'ils confèrent à la
personnalité.
Et, pour terminer, j'avoue avoir mal compris la pensée de
Leuba lorsqu'il parle d'un surmoi narcissique.
Il me semble qu'un surmoi narcissiquement investi, élimi-
nerait par définition la fonction que nous sommes habitués d'attri-
buer à cette partie de l'appareil psychique.
Madame Marie BONAPARTE.
Vous avez entendu Messieurs, l'intéressante intervention de
M. Nacht et de Mme Melanie Klein. Je me limiterai à un point très
court qui est d'une autre nature.
M. Leuba dans son très brillant rapport nourri de tant de faits
cliniques illustratifs a rapporté la répugnance de tant de malades
à l'analyse, à la crainte d'être pénétrés, fracturés, morcelés, crainte
à laquelle j'avais moi-même rapporté dans un travail antérieur
qu'il a bien voulu amplement citer, les signes fréquents d'inadap-
tation de la femme à la fonction sexuelle féminine. Cette peur de
la pénétration, cette crainte de tout ce qui pourrait menacer l'inté-
grité corporelle, il l'a rapportée à ce qu'il a appelé une phobie
biologique biologiquement fondée.
Mais un problème fondamental me semble à peine avoir été
effleuré, c'est celui d'ailleurs qui avait été soulevé dans divers

(I) S. NACHT, La Masochisme, Le François 1947.


CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 531

travaux par Federn, celui des rapports du narcissisme normal,


biologique, sain, à ces accentuations extrêmes du narcissisme psy-
chique qui devient pathogène et que l'on rencontre en psychanalyse
et en psychiatrie.
Il est en effet normal pour les cellules vivantes, qu'elles soient
isolées comme chez les protozoaires ou agrégées en de vastes ensem-
bles comme chez les métazoaires, de se défendre contre les
effractions ; c'est donc une condition vitale.
La fuite, l'incorporation, l'autotomie, l'autodéfense que nous
a énumérés M. Leuba préserve la vie du vivant qui les emploie pour
survivre. Où commence donc ici le pathologique, quand ces pro-
cessus sont transférés du physique au psychique ?
A quelle frontière commencent-ils d'être dangereux ?
Je crois qu'il y a ici un problème d'ordre économique qui,
comme tous les problèmes d'ordre semblable est difficile à résoudre
car nous ne savons pas mesurer, doser le psychisme.
Dans l'univers, tout vivant doit rester soi et pourtant entrer en
relation avec son milieu extérieur.
La libido doit rester en partie fixée sur soi et en partie extra-
vasée au dehors.
Il en faut d'ailleurs une certaine quantité, sans quoi l'on est
pauvre en libido, ce qui est pathogène.
Trop de l'un ou de l'autre de ces deux divers mécanismes vers
le dehors ou le dedans renverse l'équilibre. Ne nous aimons pas
trop, mais non plus pas trop peu.
Je crois, en particulier, que les gens qui se suicident ne le font
pas que. par agression du sur-moi contre le moi-même, si ce moi
s'est identifié à un objet perdu. Il y a quelque part en eux une faille
du narcissisme par où l'instinct de destruction peut passer. J'ai cru
remarquer cela dans les deux ou trois cas de type suicide que j'ai
pu avoir l'occasion d'analyser.
L'instinct de destruction passe donc, se retournant contre le
sujet, par. cette faille du narcissisme. Ces gens sont tous, plus ou
moins, des gens qui ne s'aiment pas assez ou qui s'aiment mal.
Ce point de vue d'ailleurs fut effleuré par Freud dans son
« Deuil et Mélancolie », où il écrivait : « Une perte dans le moi,
sans égard à l'objet (une blessure purement narcissique du moi),
ne suffirait-elle pas à engendrer le tableau clinique de la mélan-
532 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

colie, et un appauvrissement toxique direct en libido du moi ne


produirait-il pas certaines formes de cette affection ? »
Ainsi, trop de narcissisme nuit s'il retire au monde extérieur
les investissement qui font l'amour et la vie ; mais trop peu aussi,
rappelons-le, nous faisant ainsi pour un instant l'avocat de ce
pauvre narcissisme, par ailleurs si souvent et si largement
stigmatisé.
M. HESNARD.
Ce que j'ai beaucoup aimé dans le rapport de M. Leuba c'est
cette psychologie concrète qui y est contenue et qui est non seu-
lement décelable dans ses observations cliniques, mais même dans
les interprétations théoriques.
C'est grâce à des observations cliniques et humaines qu'il a
pu discerner un certain type de malade nerveux et des malades
qui, quoiqu'ils diffèrent beaucoup par leurs symptômes névro-
tiques, se ressemblent par une espèce de survaleur subjective,
factice, de compensation, qui apparaît dans certains traits de leur
comportement. Et ce sont ces faits intuitivement perçus, souvent
dès le début du stade psychanalytique, qui font dire précisément à
l'analyste qu'il sont « très narcissistes », alors que tout nerveux
est narcissiste et que toute névrose est une espèce de monument de
narcissisme.
C'est donc sur le plan caractérologique descriptif que le
rapport de Leuba est excellent et plein d'enseignement. Mais sur
le plan de l'interprétation des faits narcissiques, j'ai été moins
emballé. Sous prétexte qu'il se méfie, comme il le dit dès les pre-
mières lignes, du freudisme explicatif, ce en quoi il a raison, il
ne nous a rien proposé pour le remplacer. Or, il y a une notion
fondamentale, que nous connaissons tous très bien et lui autant
que nous, que nous a laissée Freud et que nous devons utiliser
en attendant mieux, une notion qui aide à comprendre toute la
psychanalyse, toute la psychiatrie probablement aussi et peut-être
une partie notable de la personnalité humaine, normale : C'est ce
phénomène du sur-moi, cette espèce d'entité-juge en même temps
que parfois juge imbécile et féroce qui en arrive à détruire la
personne humaine.
Et Leuba a un peu glissé sur ce problème dans l'analyse du
narcissisme.
Je ne crois pas non plus au sur-moi mais je crois énormément
aux faits que Freud a interprétés en imaginant le sur-moi et
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 533

c'est ce qui m'incline à préciser en quelques mots un problème


essentiel : la relation entre le narcissisme et la culpabilité.
Pour simplifier, nous pouvons reprendre le schéma, d'ailleurs
très exact, de Leuba qui est celui-ci : frustation, agressivité, retrait
par dépit, agressivité contre soi-même (qu'il appelle masochisme).
Ici je me demande si ce sens attribué au narcissisme n'est pas
quelquefois contestable. Peu importe. — Puis enfin reproduction
de la frustration par sentiment de coulpe.
Or, comment naîtrait ce sentiment de coulpe ou plus exacte-
ment ce vaste ensemble d'attitudes, de réactions' de culpabilité ?
Est-ce qu'il n'y avait pas déjà, incluse jusque dans la frustration
même, une sorte de pré-eûlpabilité, pour parler plus vulgairement,
de menace à la valeur personnelle du sujet ?
Si l'on considère ces cas où la frustration et l'auto-culpabilité
succèdent à l'angoisse primitive indifférenciée du tout petit enfant
et à la crainte des objets extérieurs, — ce qu'on a appelé les phobies
primitives, avec objets — on peut les imaginer sous deux angles
d'observation, qu'il faut distinguer soigneusement :
1° sous l'angle biologique cher à Leuba, ce sont à mon avis,
des oppositions, des conflits entre attitudes et conduites, suscités
par l'interdiction. Tout d'abord, par l'interdiction extérieure,
interdictions du dressage et de l'éducation sphinctérienne dont on
vient de vous parler, du sevrage, etc., et puis par l'Interdiction des
interdictions, c'est-à-dire celles de la situation oedipienne.
C'est dans l'Interdiction et dans son mécanisme réactionnaire
qu'est vraiment la racine biologique de la névrose, peut-être plus
que dans cette analogie évidemment très frappante, très pitto-
resque, instructive, avec la cellule impénétrable ; car cette analogie
est peut-être aussi plus qu'un biologisme de transposition méta-
phorique une véritable application de psychologie biologique
authentique. Et notre ami Leuba, ce charmeur zoologiste et
zoophile, aurait peut-être eu intérêt à chercher aussi une documen-
tation dans cette espèce de biologie élargie qu'est le behaviourisme
expérimental, qui est capable de créer chez les animaux supérieurs
des situations conflictuelles telles qu'elles suscitent objectivement
des comportements de frustration, des réactions ébauchées non
seulement d'agressivité mais de culpabilité et d'auto-punition.
2° Sous l'angle subjectif ou, si vous voulez, phénoménolo-
gique (qui nous permet alors de comprendre intuitivement, comme
Je fait Mme Melanie Klein, l'enfant et le malade et le primitif aussi
quelquefois) c'est un monde de valeur qui apparaît dans l'ordre
des situations conflictuelles. L'interdiction, une fois intériorisée
534 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

est, en effet, vécue par le sujet comme perte ou menace de cette


valeur personnelle dont Leuba parle constamment sans l'analyser.
Relisons Leuba : Il souligne le sentiment de « moindre va-
leur » qui découle de la frustration d'amour.
Il dit avec raison que le but de la cure c'est de « revaloriser »
le malade en lui faisant mettre l'accent sur les « valeurs » réelles
de l'amour objectai ; et il arrive à cette conclusion absolument
frappante et qui est la mienne, que le narcissisme, à son origine
même, est une forme élémentaire du « droit » qu'a tout être en
vie d'exister.
Or, que signifient ces termes : valeur, revalorisation, droit à
vivre et être soi-même, si ce n'est qu'à l'origine même de tout
comportement, c'est-à-dire de toute vie psychique, l'individu, selon
l'expression d'un psychanalyste américain, Massermann (qui est
en même temps psychanalyste et behaviouriste) l'individu « éva-
lue » son milieu et s'évalue lui-même pat rapport au milieu dont
il fait partie intégrante ?
Cette valeur élémentaire est concrète, c'est celle-là même que
j'ai, dans mes récents travaux et dans mon rapport de Londres,
appelée « éthique » ou « pré-éthique » et qui, dès que l'interdiction
aura créé un conflit, sera, dans le monde subjectif, une menace
et s'appellera alors pré-culpabilité ou culpabilité.
C'est sur ce point capital, central que se recoupent la biologie,
la psychanalyse et la science du comportement.
Toute névrose est une entreprise de protection éthique contre
la menace au droit d'exister par soi-même.
Que de choses il y aurait à dire sur ces deux aspects liés aux
conséquences de l'interdiction frustative qui sont, d'une part, le
narcissisme, de l'autre, la culpabilité ! Je pourrais en rappeler
beaucoup. Pour ne pas m'allonger démesurément, je me bornerai
à deux exemples : l'agressivité et le fantasme erotique :
— L'agressivité n'est pas une impulsion, c'est une qualité
commune à toutes les pulsions. Le sur-moi défend tout ce que je
pourrais appeler, permettez-moi l'expression, l'agression de l'agres-
sivité, c'est-à-dire ce qu'il y a de réalisable dans chacune, son élan
d'achèvement, la capacité pragmatique qui la rend viable, qui
permettrait son action exécutoire. Et lorsqu'une pulsion, au lieu
de s'achever en acte spontané, complet, social, reste narcissique,
elle conserve, dans certaines limites compatibles avec la jouis-
sance, le pouvoir de vivre à l'intérieur du sujet en tant que
représentation acceptée, consentie et même recherchée et cultivée.
Et ceci m'amène à parler en deux mots du fantasme érotique sous
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 535

cet angle. Vous savez qu'il est le plus souvent extrêmement pervers
et objectivement très immoral. Il est savouré avec ferveur par
beaucoup de nerveux, peu ou beaucoup narcissistes, auxquels
pourtant un sur-moi féroce prescrit de renoncer à toute vie
sexuelle pratique-.
Je me suis autrefois demandé la raison de ce paradoxe qui
consiste en ce qu'un sur-moi tyrannique autorise une véritable
débauche d'imagination ; et cette raison, je l'ai exposée jadis dans
un travail sur le fantasme érotique. C'est tout simplement ceci que
l'individu, losrqu'il cultive son fantasme pervers, le fait, sur un
plan idéalement théorique, intégralement détaché de toute réalisa-
tion pratique : Freud dirait qu'« il a perdu alors la clef de la
motilité ».
Ces perversions sont dépourvues de toute espèce de capacité
d'agression. Et dans cet instant fugitif dans lequel le névrosé
caresse son rêve, ce rêve est voluptueux. Dans cet instant le névrosé
est dans un univers hermétique, un univers rigoureusement per-
sonnel, c'est-à-dire spécifiquement narcissique.
Messieurs, je ne veux pas poursuivre cette analyse de la culpa-
bilité du narcissisme, laquelle, de latente devient manifeste dans
toutes les situations dans lesquelles la plus minime tension
entraîne l'individu vers le domaine de la motilité, où règne la
terrible puissance du sur-moi, cette entité inauthentiquement mora-
lisatrice. Je ne puis non plus ici la suivre dans le monde de la
psychose, où le schéma freudien n'est plus valable et où le narcis-
cisme devient en quelque sorte cosmique : la culpabilité apparaît
alors totalement irréelle, mais tellement énorme qu'elle fonde, à
mon avis, la signification profonde même de la folie.
Comme l'a très bien dit tout à l'heure Nacht, si Leuba ne
s'était pas limité autant à lanévrose, s'il avait tenté de pénétrer
un peu cette espèce de gigantesque narcissisme que présentent les
psychopathes et pas seulement les schizophrènes dont il est
question, mais beaucoup d'aliénés (en particulier ceux que les
psychiatres appellent les « fakirs d'asile ») il me donnerait raison
lorsque j'ai dit, répété, ce que je répéterai demain dans un livre
qui va paraître, intitulé « L'Univers de la faute ». Il admettrait
que la psychose est un vaste narcissisme, constructeur d'un univers
singulier de culpabilité.
Pour terminer, je voudrais dire à Leuba et au public aussi
qui est ici, combien ces questions de psychanalyse gagneraient à
être exposées non plus uniquement dans cette langue causale et
métaphorique et dans les notions de cette psychologie qui était
536 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

celle de l'époque de notre maître Freud, mais dans des notions et


des termes modernes, actuels, de structure et de comportement.
Notions et termes qui sont plus authentiquement biologiques, qui
sont plus objectifs, plus, adaptés peut-être aussi à la réalité
psychique concrète.
Je n'arrive pas à comprendre que le narcissisme primaire
puisse être considéré comme un instinct normal, intensifié, de
protection cellulaire. La cellule vivante n'est pas un narcissiste. Le
narcissisme secondaire n'est pas une force mentale, désinsérée de
l'objet sexuel par un juge mythique puis réinsérée sur l'entité
mythique Moi, dans une espèce de morcellement incompréhensible
de la personne humaine. C'est une attitude foncière, c'est un fais-
ceau de postures, de conduites dans lesquelles c'est un seul et
même individu, un individu singulier et concret, qui est engagé et
qui réagit de multiples façons à l'Interdiction.
Et je le dis avec force, c'est grandir, c'est immortaliser le
génie de Freud, et non pas l'amoindrir ou l'oublier, que de montrer
que ses découvertes, loin d'être infirmées par les acquisitions de
la pensée scientifique contemporaine, s'y intègrent en les fécondant.

M. D. LAGACHE

J'ai été intéressé par l'intervention de notre collègue Hesnard,


et je dois confesser que c'est avec envie que je l'ai entendu
s'exprimer avec tant d'éclat, avec tant de pertinence, sur le thème
qui m'est cher, des rapports de la psychanalyse et de la psychologie
de comportement. Au moment où la psychanalyse est née, Freud
s'est exprimé avec le langage et les concepts de la psychologie de
son temps. Puis la psychologie a marché, elle a marché dans le
sens des études concrètes de la conduite ; la recherche expéri-
mentale a abouti à des théories de « l'apprentissage », du « lear-
ning », que nous pouvons d'autant moins ignorer que leurs
résultats convergent, sur les questions fondamentales, avec les
vues de la psychanalyse ; il n'y a peut-être pas de plus belle
confirmation des découvertes psychanalytiques que l'étude expé-
rimentale du conflit, et c'est loin d'être pour le psychanalyste
praticien une lecture inutile.
C'est ainsi que la psychologie expérimentale nous apprend à
mieux connaître des caractéristiques essentielles de la conduite
humaine, comme la récompense et la punition. Certes, il s'agit là
de valeurs éthiques, connexes à des relations déjà très différenciées
de l'être humain avec un entourage social. L'habitude s'est prise,
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 537

en psyphologie expérimentale, de parler de récompense ou de


punition à propos des effets, heureux ou malheureux, qui sanc-
tionnent la conduite de l'animal et tendent ainsi à maintenir ou
écarter certaines réponses (loi de l'effet). Or, il ne suffit pas, dans
le cas où, par exemple, l'animal a appris à inhiber une conduite
sanctionnée par un choc électrique, il ne suffit pas, dis-je, de parler
de peur. La peur n'est qu'une attitude de l'animal corrélative" à
une réalité extérieure qu'il faut bien appeler danger ; et c'est bien
d'une telle situation dont l'angoisse, selon Freud, est le signal ;
le monde extérieur que l'animal apprend à connaître est moins un
monde d'objets, comme nos habitudes intellectualistes nous le font
croire, qu'un monde de valeurs ; c'est une conséquence difficile à
éviter, si l'on fait du principe de plaisir-déplaisir une allure primi-
tive de la conduite, qui trouve son fondement biologique dans
l'équipement instinctif de l'être vivant et dont l'ajustement à la
réalité n'est qu'une dérivation.
De telles remarques conservent leur portée si l'on passe de
l'animal à l'enfant, dans les toutes premières phases de son déve-
loppement, et, en dépit de la différence de langage, elles rejoignent
je crois, certaines des orientations les plus importantes de Madame
Melanie Klein. L'expérience que le petit enfant fait de la réalité
n'est probablement pas celle d'une réalité objective, dépourvue de
tout import subjectif ; ce que l'enfant apprend d'abord à connaître
dans le monde, ce sont des valeurs positives ou négatives ou, si
l'on veut, des récompenses ou des punitions corrélatives aux états
de bien-être ou de malaise qui sont la suite naturelle et obligée
de ses comportements ou des comportements de son entourage.
Ce n'est que progressivement que ces objets-valeur tendent à se
dépouiller de leur import subjectif pour devenir l'OBJET, l'objet
« objectif », si je puis dire, de la connaissance commune et de la
science. On est ainsi amené à donner une plus grande importance
aux stades primitifs du surmoi et à indiquer l'hypothèse selon
laquelle le moi se dégagerait en quelque sorte du surmoi.
J'aurai sans doute l'occasion de m'expliquer davantage sur
ce point. Mais, puisque le cours de mon intervention m'amène à
m'exprimer en terme de topique, je voudrais répondre, en passant,
à des critiques qui se font plus fréquentes et plus insistantes, et
qui portent sur l'usage que nous faisons des concepts topiques. Si
l'emploi métaphorique de ces termes a pu y prêter, il est bien
certain que Freud lui-même, ainsi que Mademoiselle Anna Freud,
ont insisté sur ce qu'il ne fallait voir dans les « instances » de la
personnalité que des groupes concrets de motivations et d'actions,
538 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

généralement opposés dans les conflits névrotiques, et non pas des


entités « massives » de nature anthropomorphique. Et cependant,
ne tombons pas dans l'excès contraire, n'abandonnons pas sans
combattre des réalités cliniques parce qu'on porte sur nous cette
affreuse accusation d'anthropomorphisme ; nous connaissons trop
le rôle que jouent, dans la formation de la personne, les identifi-
cations homéomorphiques, et nous ne pouvons oublier la tendance
remarquable de l'être humain à projeter sur les personnages de
ses rêves l'image qu'il se fait de lui-même ou d'aspects partiels
de sa personne. En première analyse au moins, l'anthropomor-
phisme me semble correspondre à certains processus réels, ce qui
bien entendu, n'est pas une raison suffisante pour en faire un
mode universel de penser et de parler.
Je crois en avoir assez dit pour marquer les précautions avec
lesquelles on pourrait tenter d'envisager le problème du narcis-
sisme du point de vue topique, ce qui offrirait des avantages quant
à la description et à l'explication des faits.
Une des intentions principales de Leuba a été de recommander
l'unilication du concept de narcissisme, en invoquant la continuité
génétique de ses diverses formes et parce qu'en effet toutes parais-
sent bien dériver d'un narcissisme « primitif » que Leuba propose
d'appeler narcissisme biologique. Cette terminologie appelle des
réserves, dans la mesure où le concept de narcissisme évoque des
intentions visant l'image de soi. Si l'on veut bien passer sur ce
qu'elle a de métaphorique, nous voyons bien à quelles réponses so-
matiques, à quelles conduites archaïques elle s'applique; l'organis-
me tend à réduire les tensions qui menacent son intégrité ; le « nar-
cissisme biologique » trouve son sens dans des notions biologiques
traditionnelles telle que la constance du milieu intérieur, ou plus
modernes telle que l'homéostasis de Canon. Ce sont ces postulats
fondamentaux de la biologie moderne que Freud rejoint en formu-
lant le principe de constance et le principe de plaisir-déplaisir. Ils
constituent des articles essentiels de la charte « organismique » de
la psychanalyse. Mais une élucidation de ce qu'il y a de narcissique
dans le fonctionnement de l'organisme nous conduit plus loin. Les
motivations narcissiques se déterminent et agissent également sur
un plan, social et interpsychologique ; sans doute il s'agit toujours
d'un narcissisme étroitement lié au principe de plaisir-déplaisir,
mais pour lequel les expériences de récompense et de punition émer-
gent sous une forme plus différenciée et définitivement éthique; le
besoin d'être aimé, d'être approuvé tend à supplanter l'exigence de
la satisfaction immédiate des besoins organiques ou de la décharge
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 539

des incitations agressives ; les identifications homéomorphiques


déterminent le besoin d'être estimé dans le groupe et de se sentir
adéquat à sa tâche ; c'est lorsque les tensions eh cause deviennent
très marquées que l'on parle, métaphoriquement, de tyrannie du
surmoi ou de l'idéal du moi, là ou les expérimentalistes parlent de
tension entre la personnalité et le niveau d'aspiration. Il faut enfin
distinguer une troisième catégorie de faits, correspondant à ce que
l'on pourrait appeler « le narcissisme du moi » ; cette expression
me paraît formuler le but essentiel de la thérapeutique psycha-
nalytique : assurer non seulement une plus grande maîtrise du
moi sur la réalité extérieure, mais encore un affranchissement au
moins partiel par rapport à ces contraintes intérieures auxquelles
nous faisons allusion en parlant de la pression du ça et du surmoi.
Nous savons qu'un tel affranchissement représente une limite
idéale plutôt qu'une réalité, de même que la « dévalorisation » de
l'objet, dont nous avons parlé au début de cette intervention et
qui lui est parallèle.
Tel est le sens dans lequel une triple stratification du narcis-
sisme - biologique, sociale, personnelle - introduirait peut-être plus
de clarté dans l'ensemble des données cliniques et thérapeutiques
appelées par ce concept à alimenter nos discussions.
M. HESNARD
Nous ne savons pas ce qui se passe chez l'enfant. Nous ne
pouvons en juger que par son comportement extérieur ; tout ce
que nous en imaginons par ailleurs résulte d'une attitude d'iden-
tification qui annonce l'attitude phénoménologiste de l'observateur,
c'est-à-dire que nous nous efforçons alors d'entrer dans le monde
intérieur du sujet : alors apparaît quelque chose dont on ne peut
pas se passer pour expliquer les faits auxquels vous faites allusion,
la Valeur.
Tout le monde, quand on a voulu fouiller un peu la psycho-
logie de l'enfant, du primitif et du malade, a dû faire appel à la
valeur : «valorisation», «dévalorisation», «redonner de la
valeur », « moindre valeur », comme le dit Leuba.
Or, cette Valeur qui est en même temps un concept biologi-
que, psychanalytique et psychologique, est, à mon avis, fonda-
mentale. C'est la menace à la valeur personnelle qui explique ce
que j'appelais tout à l'heure la pré-culpabilité, c'est-à-dire le com-
portement de ces états informes où l'enfant n'a pas du tout, comme
vous croyez, là peur, une peur quelconque, une peur banale, mais
une angoisse de faute, une peur de perdre sa valeur. Comportement
qui, immédiatement, annonce la punition, l'auto-punition et qui,
540 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

dès qu'il s'affirme, devient de la culpabilité flagrante que manifeste


objectivement l'auto-punition.
C'est pour cette raison qu'à l'origine même, cette valeur, au
lieu d'être une valeur banale, est à mon avis une valeur éthique ou
qui annonce l'éthique.
M. NACHT
Je dirai tout simplement que cette valeur, c'est simplement
le besoin de sécurité, de plaisir, de tranquillité s'il est perturbé. (1)
M. LAFORGUE.
Je ne voudrais pas m'engager dans le maquis de la procédure,
mais je crois pouvoir défendre ce qu'Hesnard vient de dire. Seule-
ment il serait difficile et trop long de le développer. On compren-
drait mieux tout cela en tenant compte du fait que toutes les
résistances que Leuba a eu tendance à considérer comme narcissi-
ques ne le sont pas forcément. Il y a des résistances qui sont
dictées par l'amour.
Lorsque j'ai eu, il y a vingt-cinq ans, l'honneur redoutable de
faire ici même, ma première conférence sur le narcissisme, la
réaction du public a été violente et par moment hostile. Il ne
faudrait pas faire, à ceux qui ont réagi à ma conférence, l'injure
de croire qu'ils étaient tous narcissiques. Ils avaient un idéal qu'ils
aimaient, une tradition qu'ils défendaient.
L'éthique s'explique par un amour, par un attachement à une
tradition, par une orientation de l'amour, et c'est pour cela que je
crois que nous devrions rattacher cette notion de l'éthique à une
autre notion, celle de l'investissement de la libido qui reste fixée
à des conceptions traditionnelles pouvant faire partie du sur-moi.
Pour le moment, je pense que c'est tout ce que je peux dire à ce
sujet.
En ce qui concerne la conférence de Leuba, je n'ajouterai
que quelques mots. J'ai certes admiré le courage avec lequel il
s'est attaqué à un sujet complexe, trop complexe peut-être lors-
qu'on ne sait pas le limiter.

Note de M. HESNARD ajoutée par lui au texte de rédaction de la discussion :


II n'y a rien de commun entre le plaisir, la sécurité — impressions subjectives tota-
lement affectives — et le concept qualitatif de Valeur. Il y a entre les deux concepts
teute la différence qui sépare l'animal de l'homme, le sensible de l'humain, l'euphorie
de la bonne conscience, la psychologie de la morale, la Valeur est la qualité spéci-
fique du comportement éthique : la « Mère bonne » et la « Mère mauvaise » ne
sont pas la personnification de la Mère agréable et de la Mère désagréable, mais
de la Mère-Bien et de la Mère-Mal.
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 541

Je sais l'effort qui est nécessaire pour mettre de la clarté dans


une étude pareille et je ne reprocherai pas à Leuba de ne pas
avoir entièrement réussi. Mais j'aurais quand même aimé qu'il
tienne davantage compte des travaux de Melanie Klein, en ce qui
concerne le narcissisme primitif. Je crois que Mme Melanie Klein
a elle-même exposé le sujet ici même, et a réparé cette erreur.
J'aurais également aimé qu'il tienne compte d'un livre extrê-
mement instructif qui, malheureusement n'est pas traduit en fran-
çais, le livre de Nunberg sur la théorie des névroses : la
Neurosenlehre. Nunberg, à juste titre, attire notre attention sur la
fonction synthétique du moi, synthèse qui peut se faire dans une
direction ou dans une autre et qui peut être troublée. Cette notion
nous donne des indications extrêmement précieuses sur le narcis-
sisme primitif et secondaire.
L'étude de la structure du moi est indispensable pour com-
prendre les déficiences de sa fonction. Celle-ci consiste à utiliser
la libido pour réaliser avec elle les échanges affectifs qui consti-
tuent la vie de l'individu. J'ai, moi-même attiré l'attention des
psychanalystes sur cet aspect du problème dans mon livre sur la
« Relativité de la réalité ». Nous y avons étudié la constitution de
l'ego faible et de l'ego fort, les différents mécanismes de défense
utilisés par l'un et l'autre contre les dangers de la réalité extérieure,
et intérieure, ainsi que la répartition de la libido entre le sur-moi
et le moi, suivant le stade de développement de ce dernier. Cette
répartition se fait, d'après nous, d'une façon variable en quantité
et en qualité suivant que l'ego est faible ou normalement déve-
loppé. L'ego handicapé dans l'utilisation normale de la libido
est incapable d'éviter des blocages ou des stases de cette dernière
qui, mise au service d'un super-ego sadique, rend l'individu maso-
chiste et l'oblige à régresser et à se replier sur lui-même, c'est-à-dire
à revenir vers les stades du développement du narcissisme pri-
mitif, celui-ci offrant souvent les seuls moyens de réalisation pour
une libido entravée dans ses modes d'expression.
Je regrette que Leuba n'ait pas tenu compte d'une forme
particulière du narcissisme secondaire et je lui reprocherai sur ce
point d'avoir été quelque peu puritain. Il y a des compensations
narcissiques qui ne sont pas un malheur et je vais essayer de vous
en donner l'indication.
Leuba, si j'ai bien compris, considère d'une façon générale
que le narcissisme secondaire est toujours un malheur. Or, il y a
des formes de narcissisme secondaire chez l'individu qui ne sont
pas autre chose que la concrétisation des influences créées par une
542 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

névrose familiale déterminant des conllits pour lesquels il fallait


trouver des solutions heureuses. Leuba se souvient certainement
de ce que nous avons dit ensemble dans notre étude commune
sur la Névrose familiale. Un père castrateur, une mère castratrice,
interdisant à l'enfant de se développer normalement dans la
direction conforme à ses aspirations, obligent l'individu à substi-
tuer au vrai toujours le faux. A force de s'engager dans une fausse
direction, l'individu prend l'habitude de se créer un second per-
sonnage dont, automatiquement, il joue le rôle. Finalement, il
n'existe que par le rôle qu'il joue, celui qu'il s'est créé. Evidemment
ce rôle peut être très complexe. Il est certain qu'il y a des cas où
un homme arrive à aimer la femme dont il joue le rôle, et une
femme à aimer l'homme dont elle est devenue l'incarnation. Cette
femme peut paraître généreuse, mais elle ne le sera qu'apparem-
ment et elle ne pardonnera, en réalité, à personne de la protéger
comme une femme, parce qu'elle ne pourra pas accepter son rôle
féminin, elle défendra le rôle qu'elle joue, l'homme défendra le
sien avec autant d'énergie, comme s'il s'agissait de la défense d'un
être aimé.
Cette forme de narcissisme secondaire donne lieu à de multi-
ples sublimations. L'individu habitué à ne vivre que pour son rôle
peut sublimer en devenant un acteur remarquable. Il peut aussi
sublimer en devenant un artiste, en créant un personnage artificiel,
ou en créant une illusion qui devient une source de bonheur pour
lui et son entourage. La femme, quoique devenue phallique et
castratrice, peut se révéler comme étant une administratrice remar-
quable, une protectrice des artistes et des pauvres, même si elle
fait échouer ses propres enfants. Nous n'avons pas le droit, du fait
que nous sommes des analystes, de considérer toute illusion comme
un malheur ou de nous placer à un point de vue moral unilatéral
car nous avons tous besoin d'illusions comme de sommeil, ne
serait-ce que pour récupérer nos forces protégées par le narcis-
sisme d'un sommeil normal, et pour pouvoir de nouveau reprendre
contact avec la réalité qui nous blesse si souvent d'une façon
meurtrière.
Je ne voudrais pas insister davantage sur cet aspect de la
question qui demanderait une nouvelle conférence pour compléter
le rapport de Leuba. Ce sera pour plus tard, dès que l'occasion se
présentera.
Dr PARCHEMINEY.
Après les brillantes interventions qui viennent d'être faites
et qui ont un peu débordé le cadre du narcissisme, je voudrais
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 543

revenir sur un point particulier et, tout d'abord, je dirai à Leuba


que ce n'est pas sur le plan clinique que je voudrais développer,
non pas une critique, mais une réflexion, car nous avons tous été,
je crois, sous le charme de la lecture et de l'audition de ce magni-
fique rapport, et nous avons apprécié, à la fois, toute la finesse
psychologique et la maîtrise de la technique de notre ami Leuba.
Cependant, je voudrais revenir sur ce point. Leuba donne une
définition théorique de l'idée du narcissisme. Il dit que c'est l'inflé-
chissement de la libido sur l'ensemble de la personnalité.
Nous voici donc en présence d'une vue théorique et sur cette
vue théorique M. Leuba va distinguer les différents stades de nar-
cissisme primaire et secondaire c'est-à-dire, car il est en même
temps un psychanalyste et un savant naturaliste, qu'il nous a fait
un parallélisme très séduisant entre les réactions des monocellu-
laires, des amibes et les réactions des êtres humains.
Mais il me semble qu'au fond on aurait pu très bien, j'allais
presque dire ne pas utiliser le mot narcissisme dans cette.histoire.
On aurait pu aussi bien parler d'angoisse et de réaction de
défense primaire et secondaire.
C'est pour ça que je ne suis pas tout à fait d'arccord avec la
notion de narcissisme biologique ou cellulaire qui semble peut-être
une vue théorique. Au fond, il semble à chaque fois qu'il y ait là
une sorte d'effraction de la cellule vivante.
Le plus oblatif d'entre nous devient narcissique quand il
frappe à la porte de son dentiste.
Je vais protester au nom de ma fidélité au mythe de Narcisse.
Je crois que le mythe de Narcisse est un peu oublié dans l'histoire,
parce que quand on parle d'inflexion, d'infléchissement, d'une
libido, il faut donc qu'il y ait un double processus. Je ne sais pas
si dans le narcissisme primaire nous avons ces réflexions qui méri-
tent cet infléchissement. C'est le point sur lequel je veux attirer
l'attention.
Prenons un exemple. Je voudrais simplement dire ici qu'il y a
quelquefois intérêt, pour examiner un symptôme positif, à l'envi-
sager par le négatif. Nous savons tous, par exemple, qu'elle utili-
sation Freud a faite des rapports entre la névrose et la perversion,
quand il disait que la névrose est le négatif de la perversion.
Cherchons donc, en nous appuyant sur la définition de M. Leuba,
d'un investissement de la libido, quel est le cas pathologique où il
y a, au contraire, un retrait absolu de la libido.
Je crois, et je vais faire appel à des travaux de Nunberg et de
544 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Schilder à cette occasion, également à un travail de M. Hesnard


que c'est, au fond, le sentiment de dépersonnalisation.
Or, qu'est-ce qui se passe dans une dépersonnalisation. J'en ai
eu un exemple assez tragique. Nous voyons des personnes qui
cherchent désespérément leur moi : c'est un autre, c'est une autre,
mais je ne me ressens pas, etc.. Il y a donc déjà alors un élément
qui cherche un autre. Nous avons donc une personne qui cherche
désespérément sa synthèse, j'allais dire l'imago du moi.
De telle sorte que j'arrive alors en critiquant l'hypothèse à en
faire encore une autre et je m'en excuse d'avance.
Mais cette notion de l'imago du moi peut être intéressante à
préciser, parce que nous allons rejoindre ici les théories de M.
Lacan, sur l'idée du stade du miroir qui constituerait, en somme,
le premier état de cet X..., que nous appelons l'imago du moi dont
peut-être, l'image du corps propre n'est qu'un aspect partiel, de
telle sorte qu'à la définition du narcissisme, inflexion de la libido
sur la personnalité, nous pourrions dire inflexion de la libido sur
l'imago du moi.
Nous rentrerions plus dans cet espèce de schéma propre au
mythe de Narcisse que, pour ma part, et pour les raisons données,
je n'ai pas abandonné parce que nous entrerions vraiment dans le
mythe de Narcisse proprement dit et ceci, entendons-nous bien,
est une affaire purement théorique et n'infirme en rien toutes les
conclusions d'ordre clinique qui ont été créées et que M. Leuba a
magnifiquement exposées.
C'est le point particulier sur lequel je voulais attirer l'attention.

M. FLOURNOY.

Je veux adresser mes remerciements et les ajouter à ceux qu'a


déjà reçus M. Leuba pour son remarquable rapport, si intéressant
et bien original. Je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir eu qu'un
temps très limité pour en prendre connaissance.
Le Dr Leuba nous a décrit quatre modes de réaction de
l'homme ou de l'animal en face du danger : fuite, attaque, auto-
tomie (l'araignée qui abandonne une patte en présence de l'en-
nemi), enkystement. D'autotomie corporelle, nous n'en connais-
sons pas d'exemple dans l'espèce humaine. Peut-rêtre pourrait-on
quand même faire rentrer dans cette catégorie certaines paralysies
hystériques, où nous abandonnons en somme un organe.
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 545

L'exemple d'enkystement le plus typique est celui de l'escargot


qui, devant les rigueurs du climat, ne s'enfuit pas, n'attaque pas,
n'abandonne aucune partie de son organisme, mais s'enferme
hermétiquement dans sa coquille. Comme équivalent d'un enkys-
tement global chez l'homme, il faut citer l'état de sommeil,
narcissique par excellence. Mais je me demande s'il n'y aurait pas
d'autres exemples d'enkystement, localisés cette fois à certains
organes ? Ce qui me donne cette idée, ce sont des travaux de Meng,
qui a repris, sauf erreur, l'hypothèse suivante de Ferenczi : cer-
tains troubles organiques résulteraient en réalité d'une fixation
narcissique de la libido sur tel ou tel organe à une période
très primitive.
Je rapproché cela de l'enkystement, parce qu'il s'agirait en
somme d'un organe qui se trouve isolé ou gêné — à cause de cette
surcharge de libido — par rapport à la totalité de l'individu.
(Psychoses d'organes). Un tel processus, à répercussions corpo-
relles, est bien intéressant pour la médecine psychosomatique.
C'est aussi l'accumulation pathogène de libido, sa mauvaise
répartition qui explique les profonds troubles de la personnalité
dans les psychoses narcissiques. L'infléchissement de la libido sur
le moi, au lieu d'accroître l'action de celui-ci et de favoriser sa
« fonction synthétique » si bien décrite par Nunberg, en altère au
contraire profondément l'action. En définitive, l'état salutaire ou
morbide — qu'il s'agisse d'un organe déterminé ou de l'instance
du moi — ne dépend pas tant de la fixation libidinale comme telle,
mais bien de la quantité de libido dont il s'agit.

Mme Françoise DOLTO.


La discussion au cours de ce congrès semble particulièrement
difficile. Les propos des uns et des autres se croisent sur des plans
différents sans se rencontrer. C'est peut-être que le sujet est de
ceux qui sont particulièrement difficiles à approfondir verba-
lement à cause de notre propre narcissisme qui s'apparente à
des émois échappant à la parole intelligente. La question du
langage est intimement liée à la communication que nous avons
les uns avec les autres. Le langage est une des formes des rapports
humains mais il me semble que l'essentiel du narcissisme se
passe en dehors du langage.
Je n'ai pas entendu dans ce congrès exposer l'origine même
du mot génial de Freud, « Narcissisme », qu'il a tiré du mythe de
Narcisse pour qualifier une modalité de comportement que depuis
546 REVUE FRANCAISE DE PSYCHANALYSE

hier nous travaillons à circonscrire. Revenons au mythe de Narcisse :


Narcisse s'est noyé parce qu'il a refusé d'aimer la nymphe
Echo. Il a préféré rechercher sa propre image et l'étreindre plutôt
que d'entendre une réponse à sa voix.
Il est probable que Narcisse était muet.
En tout cas, il s'est comporté comme un être qui refuse tout
échange avec un autre que lui-même.
Gomme homme Narcisse est mort, comme fleur il a survécu.
Tel est le mythe.
Si la nymphe Echo avait plu à Narcisse, il n'y aurait pas eu de
Narcissisme.
Il me paraît que l'étude du narcissisme chez l'enfant peut
éclairer les problèmes que nous posent les névroses narcissiques
des adultes. Or, si nous touchons au problème du narcissisme chez
l'enfant, nous' abordons en même temps le problème du langage
et ses conditions psychologiques.
Aujourd'hui, je voulais vous parler, — à propos de ces
difficultés de langage -- des rapports du langage avec le Narcis-
sisme, et cela à travers les cas de guérisons d'enfants par
l'intermédiaire du transfert sur une poupée-fleur.
Il ne s'agira pas de théorie.
Mais ce sont des cas cliniques
que je vais vous exposer. Il
s'agit de névroses narcissiques
extrêmement graves et dont le
processus de guérison fait réflé-
chir. Ces enfants qui ne pou-
vaient pas avoir de rapports avec
les humains ont pu en avoir avec
ceci : (Mme Dolto montre une
poupée-fleur qui, au lieu de
visage, porte une corolle de mar-
guerite.)
Comment suis-je arrivée à
cette poupée-fleur ? C'est par le
hasard d'une déduction. Vous
savez qu'en psychanalyse d'en-
fants nous communiquons avec
eux — (comme d'ailleurs en
dehors de la psychanalyse) —
Schéma proposé aux mères pour l'exé-
cution d'une poupée-fleur. Elle doit non seulement avec des paroles,
avoir ni visage, ni pied. ni mains, ni mais avec des gestes. Quant à
face, ni dos.
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 547

eux, c'est très peu par la parole qu'ils se communiquent à nous.


Nous sommes une présence à leur côté et ils agissent près de nous.
Le dessin est un moyen de contact qu'à la suite de Mme Mor-
genstern et d'autres psychanalystes d'enfants j'utilise presque
principalement, y ayant ajouté aussi le modelage et l'imagination
libre.
Or, je m'étais aperçue depuis une dizaine d'années, où mon
activité professionnelle consiste à recevoir les expressions gra-
phiques et plastiques des enfants accompagnant un certain com-
portement clinique, que les enfants qui sont au stade narcissique
et contents d'eux — j'ajoute contents d'eux parce que je n'avais
jamais encore, jusqu'à ce cas dont je vous parlerai, psychanalysé
d'enfant qui se haïssait lui-même, c'est-à-dire d'enfant para-
noïaque/— je m'étais aperçu que ces enfants se dessinaient sous
forme d'images qui étaient des fleurs.
Vous demandez comment je pouvais penser que ces fleurs les
représentaient eux-mêmes.
— Eh bien, cela, parce que chaque fois qu'un enfant me donne
un dessin, je le prends comme un langage ; je demande : « Et si
on disait qui c'est ? » ou bien : « Si tu me disais où tu serais si tu
étais dans le dessin ? », ces enfants montrent les fleurs en disant:
« C'est moi
»
Il y a d'ailleurs des enfants qui déclarent que tel meuble est
eux-mêmes ou une autre personne ; telle maison, telle chose ; tel
arbre, tel caillou...
Il y a parfois des enfants qui se situent à une place du dessin
où il n'y a rien et qui disent : « Je suis là », ou bien en dehors de
la page.
Donc, j'avais été frappée de ce que tous les enfants narcissi-
ques mais bien à leur aise dans leur peau, se représentaient sous
forme de fleurs, qu'ils soient filles ou garçons. Les filles, satisfaites
de leur féminité se projetant sous forme de rose ; les filles en
complexe de castration, avec un essai de solution de dérivation,
sous forme de fleurs plutôt phalliques, oeillets, bleuets, muguets,
bref des fleurs à cloches garnies d'un battant de cloche important
à leurs yeux.
Au contraire, les enfants qui n'ont pas encore opté pour une
altitude sexuée ou qui n'ont pas résolu le complexe de castration
(pour les filles) et qui sont incapables d'accepter la situation oedi-
pienne qu'ils soient garçons ou filles, - se situent sous forme
de marguerites.
Or, ceci m'avait frappée, parce que, dans les rêves et les
548 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

dessins spontanés d'adultes narcissiques, mais narcissiques


souffrant de timidité excessive, de troubles psycho-somatiques -
l'importance des fleurs est très grande. Ces fleurs sont générale-
ment coupées.
J'ai trouvé aussi, à force d'en voir et d'assister à la corres-
pondance avec le contenu clinique du moment, (je ne sais pas si
en Angleterre aussi on a fait cette remarque), que tous les
anorexiques mentaux, quel que soit leur âge, se figurent sous forme
de fleurs dont la tige est détachée des racines.
Quelquefois, quand ils sont en essai de lutte contre cette
anorexie qui est interdite par leur surmoi, ils font un trait très
noir et très tendu pour remplacer la solution de continuité, disant,
le dessin terminé : « Oh je suis bête, je l'ai mal faite, sa tige
!

est détachée de la fleur » ou bien : « J'ai coupé la tige. » Ce


remords qui est masqué sous une forme obsessionnelle soulignait
encore plus l'absence partielle de tige ou la coupure de tige.
Les enfants ou les adultes, quand ils parlent de ces fleurs, à
propos d'associations d'idées sur les dessins ou sur les rêves,
montrent, s'ils ne le disent directement, qu'ils s'identifient à ces
fleurs.
Ce prénomène d'identification, qui est si important quand
il se passe au bénéfice d'une fleur détachée qui vole au vent, qui ne
sait où se fixer, qui se fane ou qui s'épanouit, est significatif des
émois narcissiques.
Ainsi, j'avais tout cela dans la tête quand m'est arrivée une
petite fille qui était une anorexique mentale, on pourrait dire
depuis la naissance avec une attitude paranoïaque vis-à-vis du
monde entier, marquée surtout vis-à-vis de sa mère qu'elle détes-
tait officiellement, ouvertement. Elle parlait avec une voix mono-
corde, avec une attitude penchée de la tête et une apparence de
débilité mentale totale. Elle traînait une jambe et un bras, car elle
était hémiplégique de naissance.
Quand je l'ai vue, cette enfant avait 5 ans 1/2. Elle n'avait
pas de contact réel avec les gens et les choses - schizophrène -
pourrait-on dire, mais c'est vite dit, et je préfère la décrire telle
qu'elle se présentait. Elle avait un double strabisme interne.
A sa naissance, elle faisait du sang par l'anus et avait,
pendant dix jours, vomi du sang chaque fois qu'on essayait de la
nourrir. Au bout de dix jours, elle avait accepté peu à peu des
cuillerées d'eau ; puis, ensuite, l'alimentation devint à peu près
possible mais d'une façon anormale.
Devant ce cas - je n'en avais jamais vu de si grave - je me
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 549

suis dit : « Pauvres parents qui croient que la psychanalyse peut


faire quelque chose ! ». La mère avait été psychanalysée autrefois
et m'a dit qu'en Amérique on ne refuserait pas de tenter un
traitement psychanalytique.
L'enfant ne semblait pas, à y régarder de près, tout à fait
débile. Mais, elle n'avait pas de « contacts ». Dans ses propos, elle
utilisait des mots de fantaisie, elle prenait des substantifs qu'elle
rendait verbes. Elle disait : « Se luner - sapiner - chaiser ». Des
propos qui, au début de nos entretiens avaient l'air de vouloir
dire quelque chose, un peu comme ces propos d'enfants qui parlent
tout seuls avec leur poupée et leur jouet, mais qui n'étaient pas
faits pour être entendus car, si seulement on s'en mêlait, elle
devenait extrêmement agressive et disait tout à fait autre chose,
de sensé ou non, et quittait immédiatement la petite chose maté-
rielle qu'elle était en train de faire en parlant, ce qui prouve qu'il
ne fallait pas l'interrompre, parce que ce n'était pas fait pour être
entendu, même par elle, c'est ce que vous verrez tout à l'heure.
Elle parlait sur un rythme scandé, à 1 temps, en séparant
parfois toutes les syllabes, parfois non, toujours sur un ton criard,
qu'on entendait portes fermées à l'autre bout de l'appartement.
Dans la rue, elle avait l'air tout à fait anormale ; tout le monde
se retournait sur elle ; elle ne semblait pas s'en apercevoir.
On l'avait acceptée dans la première année de la maternelle
pour ne pas la refuser aux parents, mais on ne la gardait qu'une
heure par jour, trois fois par semaine, parce qu'elle gênait les
autres. En fait, le tableau d'une enfant qui se préparait à être
asilaire.
Or, j'ai été très frappée. Il y avait chez moi des crayons, du
papier, de la terre à modeler et l'enfant, tout de même, s'est
installée à la table et tout de même a dessiné, - à condition que je
ne regarde pas ce qu'elle faisait.
J'ai été frappée de voir que cette enfant tellement narcissi-
que ne faisait pas de fleurs.
Ce cas, tout entier détaillé, ainsi que le deuxième cas, va
paraître dans le prochain numéro de la Revue de Psychanalyse,
séance par séance ; je relaterai tout ce qui s'est passé
Ici, je vais résumer très rapidement. Vous verrez, si loin que
cela vous semble du Congrès sur le Narcissisme, que nous sommes
en plein dans le sujet et je crois qu'il ressortira de l'exposé un
éclaircissement pour vous de la question du narcissisme.
Cette enfant a 5 ans 1/2. Sa vie n'est qu'un tissu d'obsessions,
de phobie, de haine, de troubles, de querelles, à base d'hostilité
550 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

contre tout le monde, d'angoisse suffocante, de propos schizophré-


niques. Ce qui me frappa dans cette enfant, c'est qu'elle dessinait
des formes abstraites. Elle les qualifiait de « sapinades ».
Elle « sapinait », c'est-à-dire, probablement, qu'elle se sentait
dessiner des sapins. « J'ai dit : « sapin ». « sapin » répétait-elle.
Ça prenait, ça avait l'air de coller. Le mot était repris et conjugué.
Sa mère me disait qu'elle était extrêmement agressive avec
tout, détruisant tout et qu'elle jetait même ses poupées à la maison.
Devant sa haine des poupées humaines et sa haine de ses ours,
c'est-à-dire des poupées animales, je proposai une poupée-fleur.
A ma surprise, l'enfant s'exalta à l'idée d'une poupée-fleur, à
proprement parler, sauta de joie. Son comportement à son égard
fut, au début, une très grande affection ; cette affection s'accom-
pagnant d'une possibilité de me parler des difficultés que cette
poupée avait à être sociable.
La poupée-fleur devint le bouc émissaire des troubles psycho-
somatiques de l'enfant ; et, à partir du moment où l'enfant devint
négative à l'égard de cette poupée, elle devint positive à l'égard
d'elle-même : disparition de la voix monocorde, de la posture en
torticolis.
J'assistai ensuite au transfert que l'enfant fit à propos de
la maladie de cette soi-disant poupée-fleur dont la « gentillesse
était d'être méchante ». Elle me donna les raisons profondes et
instinctuelles de son comportement paranoïaque.
Après cet entretien libératoire, l'enfant projeta les difficultés
motrices qu'elle avait et les sentiments de culpabilité qui l'accom-
pagnaient sur une poupée animale dont le transfert subit le même
processus que le transfert sur la poupée florale : d'abord, investis-
sement positif ; puis, identification de. la poupée à elle-même ; puis,
rejet définitif après destruction de cet animal-bouc émissaire qui
libéra définitivement l'enfant de sa grave psycho-névrose.
L'intérêt de cette thérapeutique est que la guérison fut
complète en 8 séances espacées sur six mois.
L'hémiplégie demeura dans ce qu'elle avait d'organique mais
elle était minime et si bien compensée que l'enfant est devenue
charmante et adaptée.
Dans l'autre cas, qui sera publié dans la Revue de Psychana-
lyse il s'agissait de mutisme chez une enfant de 5 ans 1/2, d'appa-
rence débile elle aussi et qui, avec l'aide de la poupée-fleur, projeta
sur celle-ci les difficultés de son adaptation à la société.
Alors que la première était une crécelle de paroles incom-
préhensibles et se comportait sadiquement, la seconde ne disait
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 551

pas un mot et né bruitait pas. Elle se comportait masochiquement.


Elle ne pleurait jamais. Elle souriait du même sourire stéréotypé
que la première ; mais ce sourire ne la quittait jamais jusque dans
des épreuves physiques, telles qu'une brûlure au second degré,
et une petite opération chirurgicale qu'elle avait dû subir quelques
mois plus tôt, sans anesthésie. Elle présentait aussi une perversion
du goût (ou plutôt une dypsomanie obsessionnelle de caractère
particulier.) Alors que la première était anorexique, celle-ci se
cachait pour boire l'urine, l'huile à machine, l'eau de vaisselle, les
flaques d'eau...
L'enfant fut guérie en 5 séances espacées sur quatre mois.
Le transfert sur la poupée-fleur fut identique au premier cas
et suivi spontanément, - après l'avènement de l'usage de fait de la
parole- du transfert sur une poupée-animal grâce à laquelle elle
s'adapta aux points de vue moteur et social et quitta son attitude
masochique de la même façon que la première avait quitté son
attitude sadique.
Il me semble que le langage de ces enfants avec les humains
n'était pas possible jusqu'au jour où elles ont pu avoir un être qui
leur semblait un objet d'identification possible avec lequel, enfin,
elles pouvaient avoir un échange.
C'est à partir de ce premier échange mimé et quasi muet
qu'elles ont pu reprendre conscience de leur existence.
Je crois que la question du langage est très proche du problème
de l'identification.
Lorsque nous parlons les uns avec les autres, nous parlons à
des êtres sur lesquels nous projetons une partie de nous-même,
parce que nous pouvons nous identifier à eux. Ce sont nos
semblables.
Les névroses asociales nous apprennent en psychanalyse que
les sujets qui en sont atteints ne peuvent pas, sans angoisse,
s'identifier aux autres et ils rompent les échanges avec eux.
Je pense qu'un des points intéressants de ces observations,
par ailleurs extrêmement surprenantes et dont il faudrait faire une
critique serrée, c'est l'observation du transfert sur cet objet poupée-
fleur avec lequel entre en contact l'enfant jusque-là emmuré dans
son narcissisme mutilateur.
Il me semble que cela nous permet de comprendre que, dans
le transfert sur la personne du psychanalyste, il y a des choses qui
relèvent, - non pas du contact d'humain à humain, - mais du
contact d'humain à autre chose ; je peux même dire, parfois,
d'humain à minéral.
552 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Voici un cas clinique qui illustre ce contact d'humain à minéral.


Je pense à un obsédé de 8 ans.
On ne le savait pas obsédé. Il était nul en classe, avec un bon
niveau mental, imbattable sur la minéralogie. Ses parents étaient
ingénieurs tous deux. C'était le type d'enfant absent de lui-même,
sans aucune discipline de vie ni de pensée ; l'instabilité même, et
dont la seule activité suivie était l'argumentation critique obses-
sionnelle, « ergotage » jusqu'à l'absurdité. Ses troubles du compor-
tement étaient graves. Le Distrait de La Bruyère.
Dissolvant pour lui-même, dissolvant pour une classe,
s'égarant dans les rues, vagabondant des journées entières, boule-
versant tout ce qu'il touchait, mettant le feu par des hasards
répétés, il avait fait en outre des crises hallucinatoires anxieuses
avant que je ne le prenne en traitement. Son seul intérêt stable
semblait l'idée fixe minéralogie, c'est-à-dire la classification du
moindre représentant du règne minéral qu'il apercevait.
Au cours des séances que j'eus avec lui, ces vagabondages se
montrèrent être sous-tendus par la découverte des divers stucs des
devantures de magasins et des matériaux de pavage, des pierres
précieuses en vitrine chez les antiquaires. Il se promenait avec des
cailloux qui semblaient n'avoir pour lui qu'un intérêt scientifique.
Un jour, un caillou tombe. Je le remets sur la table. Je
remarque une mimique très agressive à l'égard de cet objet, qui me
surprend, car l'enfant ne traduisait jamais de sentiments.
Je prends alors le caillou et fait mine de le caresser en disant :
« il n'est pas si mauvais que ça ». Alors, l'enfant me dit : « Mais,
c'est deux cailloux ! quand il y en a un que je regarde ou si je le
fais tomber sans le faire exprès, ou... etc.. ». Suit l'exposé de
toutes les conditions rituelles significatives :
— si donc, telles conditions se produisent avec le bon au
le mauvais caillou, toute la journée doit être manquée ;
— si la journée n'était pas mauvaise, c'est que le caillou
aurait tort ;
— pour que le caillou soit bon, il faut que l'enfant se comporte
en désadapté ou en fou.
Tout ceci était confié avec une netteté d'élocution nouvelle
chez cet enfant habituellement bredouilleur et difficilement
compréhensible.
Je le fis s'imaginer conversant avec le caillou, me dire ce que
le caillou répondait, etc... bref, s'identifier au caillou.
ll projeta son ambivalence agressive et amoureuse et, de ce
jour, l'obsession minéralogique disparut. Le traitement évolua
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 553

ensuite très rapidement vers l'adaptation sociale et les bons


résultats scolaires, car il était intelligent.
Je crois que ce langage d'un être humain avec un semblable
à lui qu'il trouve dans une forme qui n'est pas humaine, est un
fait qui touche de très près le narcissisme.
Quand nous parlons les uns aux autres, nous parlons à des
gens que nous supposons être comme nous, au moins jusqu'à la
preuve du contraire qui est de nous apercevoir qu'ils ne nous
répondent pas de la façon à laquelle nous nous attendons. Cette
réponse décevante blesse le narcissisme, ce qui peut entraver la
possibilité des échanges entre celui qui parle et ceux à qui il parle.
Au maximum, cette déception peut aller jusqu'au refus inhibiteur
de s'exprimer ; mais non pas, pour cela, faire cesser le besoin de
s'exprimer qui semble inhérent à la vie. Que devient ce besoin ?
Quand l'enfant, le névrosé, l'aliéné à des degrés divers, n'a
pas de contact ni d'échanges avec le monde extérieur, il a sans
doute un contact avec lui-même, contact qu'il ne peut pas objec-
tiver, contact qu'il subit et qui l'isole de plus en plus du monde
des hommes.
Ce lui-même avec qui le contact demeure peut trouver à
s'identifier avec quelque chose qui existe dans le monde mais qui
n'est pas un être humain, et, grâce à ce transfert, donner au sujet
le soulagement d'un échange dans lequel il s'accomplit. Peut-être
ceci peut-il éclairer le problème du narcissisme ?

M. PASCHE.
Je suis un débutant et je voudrais poser à M. Leuba des
questions de débutant. Je voudrais savoir comment au début d'une
analyse, alors qu'il apparaît cette sorte de fuite devant le traite-
ment on peut la distinguer, d'après lés exemples qu'il nous a
donnés des résistances qui apparaîtront plus tard.
Ses exemples m'ont donné l'impression de se rattacher, les
uns à la défense contre la frustation, d'autres à la défense contre
une agression anale, d'autres, enfin, à une défense contre la
castration, mais je n'ai pas bien vu en quoi ils étaient spécifiques
et dérivaient du narcissisme.
Certes, leur intensité est bien plus grande souvent que les
réactions ultérieures, mais ne traduit-elle pas les efforts faits par
le malade pour ajuster le psychanalyste à sa névrose, pour
reconstituer le milieu affectif pathologique qu'il s'est efforcé toute
sa vie de maintenir, l'un réclamant une nourrice, l'autre une mère
sévère, le troisième, un père castrateur, etc..
554 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

La longue durée de cette première phase difficile ou même


la rupture définitive avec l'analyste est-elle simplement fonction
de la gravité de la névrose, ou est-elle due à un appoint narcissique?
Et, dans ce dernier cas, comment lui faire sa part ? Voilà ce que
je voulais demander.
Ensuite, je voudrais faire une remarque concernant le danger
de recourir à des comparaisons biologiques en psychanalyse.
Identifier par exemple, le comportement de nos malades à celui
des amibes, revient à faire une métaphore. Mais ce n'est pas parce
qu'une métaphore est simple, que le phénomène qu'elle illustre
l'est aussi, et de la même façon. En tous cas, ce genre de compa-
raisons implique une métaphysique tout à fait déterminée,
« engagée » : la métaphysique mécaniciste. N'est-ce pas outre-
passer les limites de notre expérience de thérapeute et nos inter-
prétations ?
Il ne faut pas oublier d'ailleurs qu'après tout nous n'avons
jamais eu l'occasion de psychanalyser une amibe et que l'écart
entre celle-ci et l'homme apparaît tout de même énorme à première
vue.
Enfin, une dernière remarque. Je n'aime pas du tout le terme
employé par M. Odier : phobie primaire. Employer un mot dont
le sens est déjà strictement défini et qui fait partie depuis long-
temps du vocabulaire psychopathologique, pour nommer une
réaction biologique considérée comme normale, me paraît tout à
fait regrettable.
Le problème est le même pour le terme qui nous occupe ici
surtout : le mot narcissisme. Il sert à la fois pour désigner une
réaction tout à fait pathologique et des conduites réputées normales
ou même supérieures, telles que l'auto-érotisme normal de l'enfant
et l'activité créatrice de l'adulte.
Il vaudrait mieux réserver ce nom à l'auto-érotisme secondaire
pathologique étudié par M. Lacan. On ne qualifie pas de sadisme,
l'activité du psychanalyste, si toutefois son complexe sado-maso-
chique a été suffisamment liquidé, c'est-à-dire sublimé alors que
nous nous servons d'un mot à résonnance pathologique, pour
nommer des comportements supérieurs ou au moins réussis qui,
puisque nous sommes avant tout des thérapeutes, à vrai dire, ne
nous regardent pas.
M. FLOURNOY.
Je voudrais demander au Dr Van der Waals, s'il peut donner
quelques indications sur le narcissisme dans l'art. Car il est
évident que le créateur d'une oeuvre d'art, dans la mesure où il
CONFÉRENCE. DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 555

admire son oeuvre, où il l'aime, s'admire lui-même. Dans un petit


travail sur la poésie que je présenterai au Congrès international
de Zurich, je me propose de faire ressortir la distinction classique
entre le contenu et la forme. Or, le génie de l'artiste est de savoir
faire passer l'accent du contenu sur la forme, et de donner à cette
dernière un haut degré de perfection.
Eh bien, ce mot « accent » qui est un peu vague, n'est-il pas
l'équivalent de celui de libido, ? Le narcissisme, on l'a vu, doit être
considéré comme un infléchissement de la libido sur le moi (ou
sur un organe). Dans l'oeuvre d'art, il s'agirait d'une autre variété
d'infléchissement, se faisant sur la forme au détriment du fond.
C'est donc un problème d'esthétique qui s'est présenté à mon
esprit après avoir entendu le rapport fondamental de Van der
Waals ; aurait-il quelque chose à ajouter sur la question du
narcissisme, dans la création de l'oeuvre d'art ?
Mme Melanie KLEIN.
Il est certain qu'il est spécialement difficile (et je ne parle pas
de ma gêne à m'exprimer en français), de parler de l'intellect d'un
enfant de quelques mois. Mais je m'appuie sur mon expérience
analytique avec les enfants de moins de deux ans.
Au début, il y a le sentiment d'être persécuté, et nous ne
pouvons pas penser cela en termes intellectuels et nous pensons
que l'enfant a une idée dans le genre de « quelqu'un m'a fait cela »,
il a le sentiment d'une hostilité qui est à l'origine de l'impression
d'être persécuté.
M. D. LAGACHE.
C'est avec beaucoup d'intérêt et de plaisir que j'ai entendu
le rapport de M. Van der Waals. Il nous a apporté une analyse
historico-critique extrêmement utile. D'autre part, il a fait un
effort remarquable pour asseoir la discussion du narcissisme sur
des bases plus larges que les seules données de la psychanalyse,
en se référant en particulier à toutes les informations si importantes
que nous devons à la psychologie des enfants.
L'idée principale, comme l'a déjà relevé Mme Marie Bonaparte,
est peut-être celle de l'interdépendance du narcissisme et de
l'amour objectai. Quand on parle de narcissisme, on se place
souvent, d'une manière implicite, au point de vue économique, et
on tend parfois à établir une relation d'opposition, presque d'ex-
clusion réciproque, entre la libido narcissique et la libido objectale;
au contraire, à partir du moment où l'on se rapproche des faits,
on est amené, comme vous l'avez essayé, mon cher Collègue, à
556 REVUE FRANÇAISE DE - PSYCHANALYSE

marquer les interdépendances de l'amour de soi et de l'amour


d'autrui. En vous plaçant ainsi dans la perspective de l'ensemble
de la conduite et de la personnalité, vous rétablissez donc les
liaisons dynamiques de la libido narcissique et de la libido
objectale,, vous vous rapprochez de l'expérience clinique du psy-
chanalyste. Et cette position méthodologique fait mieux comprendre
certaines des difficultés du problème du narcissisme, difficultés
qui ne lui sont pas propres.
Les données de faits auxquelles le psychanalyste a affaire sont
extrêmement nombreuses, diverses et complexes. Freud, lui-même,
s'est trouvé dans cette situation. On comprend donc que voulant
formuler et synthétiser ses recherches et ses découvertes, il ait
cherché à conceptualiser les résultats, à leur substituer une
schématisation abstraite de la réalité, ou, en d'autres termes, une
« axiomatique ». Méthode utile, certes, méthode féconde aussi,
dans le sens où la déduction théorique, génératrice d'hypothèses,
fertilise la recherche. Méthode dangereuse parfois, dans la mesure
où s'éloignant trop de l'information et de la vérification cliniques,
elle s'engage dans les voies de la spéculation idéologique. Il peut
dès lors, arriver que l'on assimile ce qui est différent ou que l'on
sépare ce qui peut co-exister. C'est ainsi qu'hier même, une incom-
patibilité a semblé apparaître entre narcissisme et' masochisme ;
or, s'il peut être difficile d'articuler les deux concepts, il ne paraît
pas moins délicat de méconnaître qu'il est des ensembles de
conduites et d'expériences vécues qui, vus sous un certain angle,
peuvent être qualifiés de narcissiques, et, sous un autre angle, de
masochiques ; d'ailleurs, dans notre conférence de 1938, n'a-t-on
pas mis en valeur la motivation essentiellement narcissique de
nombreux comportements masochiques ?
Un autre exemple des difficultés introduites par la concep-
tualisation de l'expérience psychanalytique est fourni par l'idée
du narcissisme primaire, pour autant qu'on en a fait le type d'une
situation rigoureusement « préobjectale », « adualistique », selon
l'expression de J. Piaget, ce qui placerait au début de l'existence
de l'être humain une sorte de « solipsisme » initial. On établit
ainsi, dans les stades les plus primitfs du développement, une
« isolation » radicale du sujet et de l'objet, et l'on rencontre ensuite
beaucoup de difficultés à réintroduire l'objet dans le cycle de
l'existence individuelle. Un des buts de mon intervention est de
formuler une position qui, je crois, est celle de Van der Waals,
avec plus de netteté encore qu'il ne l'a fait. Le concept de narcis-
sisme primaire, dans sa forme la plus radicale, ne représente qu'un
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 557

type idéal, une situation-limite, peut-être approchée dans l'existence


intra-ultérine ou le sommeil dans le silence complet des organes.
De quelque façon que nous concevions ce narcissisme primaire,
comme rigoureusement pré-objectal ou comme une sorte de pré-
dualisme, la manière dont l'être humain en sort pose divers
problèmes.
Le premier a trait à ce qu'on peut appeler l'intentionnalité des
besoins instinctifs. La question est de savoir, étant posé qu'il existe
chez l'enfant des besoins instinctifs, dans quelle mesure la pression
de ces besoins amène l'enfant, en quelque sorte, à postuler des
objets ou plutôt des valeurs, dans quelle mesure, par exemple, la
faim conduit l'enfant à postuler la valeur nourriture. C'est une
opinion qu'ont soutenue d'excellents esprits, comme Max Scheler
à qui cette dernière formule est empruntée ; de même, Etienne
De Greff au début de son beau livre sur « Les Instincts de défense
et de sympathie ». C'est un problème posé par Freud lui-même et
par Jung, lorsqu'ils envisagent la possibilité, pour des formes très
différenciées de la conduite et de l'imagination, d'émaner en
quelque sorte de la maturation des instincts et du développement
de l'héritage ancestral. Je ne dis pas que ce soit une solution ; ce
n'est pas, en tout cas, une solution suffisante ; je dis que c'est un
problème. Et c'est ce même problème que nous retrouvons, je crois,
lorsque Mme Melanie Klein nous parle des fantasmes élaborés par
l'enfant dès les premiers mois de son existence.
Un objet de discussion connexe nous est fourni par la question
suivante : dans quelle mesure la pression du besoin force l'enfant
à chercher un objet au dehors, le contraint en quelque sorte à
l'objectalité, parce que les fantasmes dont on vient de parler
n'assurent pas au besoin une satisfaction suffisante ?
La troisième hypothèse qui me semble mériter une discussion
a déjà été développée hier : l'expérience primitive de l'autre est
une expérience extrêmement précoce ; elle est une expérience non.
de l'objet, au sens de la connaissance commune, mais de la valeur
l'enfant apprend d'abord à connaître des valeurs positives ou néga-
tives, et cette expérience le fait lui-même s'éprouver comme valeur.'
Langage différent sans doute de celui de Madame Melanie
Klein, mais qui rejoint peut-être certaines de ses constructions. Ce
qu'elle nous dit de la position persécutive ne nous incite-t-il pas à
nous demander s'il n'existe pas chez l'être humain et chez bon
nombre d'organismes non humains, une disposition non apprise
et pour tout dire instinctive à postuler l'autre lorsque l'organisme
fait une expérience désagréable ? Là aussi, des esprits éminents
558 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

je ne citerai que Pierre Janet et Etienne de Greeff - se sont engagés


dans cette voie. Pourquoi n'examinerait-on pas cette hypothèse qui
rattacherait l'objectivation intentionnelle à la frustration et ferait
de cette séquence non pas une pure acquisition de l'expérience,
mais une sorte de catégorie affective ou d'a priori de l'instinct ?
L'expérience persécutive représenterait ainsi une des voies par
lesquelles l'être humain se dégage du narcissisme initial.
Il apparaît comme difficile de prendre définitivement parti
et de décider comment, dans ce passage du narcissisme à l'objec-
talité, la maturation et l'apprentissage se partagent le travail. On
ne saurait trop insister sur la difficulté qu'éprouve l'adulte à se
représenter ces stades initiaux du développement et sur la gêne
que nos habitudes intellectualistes apportent à nos efforts. Je
serais tenté, pour ma part, de supposer que dès l'origine, on se
trouve en présence d'une sorte de dualisme et que les expériences
précoces que fait le sujet de lui-même et de l'autre sont constitu-
tives de valeurs ; ainsi, les modifications apprises de l'organisme
que la doctrine psychanalytique connote sous le terme de surmoi
auraient des origines extrêmement lointaines. Ce ne serait, que
secondairement que se dégagerait un moi relativement « désaf-
fectivé », en même temps qu'émergent des objets relativement
dépouillés d'imports subjectifs, désanimés, des objets, si j'ose dire,
« naturalisés ».

M"*. M. BONAPARTE.
Je voudrais ajouter quelques mots à ce que j'ai dit hier, en
relation avec le rapport si intéressant de M. Van der Waals.
Le rapport de M. Leuba, hier, ne pouvait vraiment traiter du
narcissisme en général normal comme pathologique, puisque, étant
une étude clinique, il était par cela même centré sur le problème
du narcissisme pathologique.
Le rapport de M. Van der Waals, aujourd'hui semblant plus,
théorique, comble heureusement cette lacune et, en tant qu'avocat
du pauvre narcissisme, comme je disais hier, je veux aujourd'hui
lui en exprimer toute ma gratitude.
Outre sa valeur historique, ce beau travail met admirablement
en relief ce fait central parfois négligé : aucun rapport objectai
satisfaisant ne saurait s'imaginer sans un corrélatif narcissique.
Et comme les investissements libidinaux des objets sont la
règle et la loi de l'évolution normale, cela revient à donner au nar-
cissisme la place dans l'évolution humaine infantile et adulte à
laquelle il a légitimement droit. Freud d'ailleurs dans l'introduc-
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 559

tion au narcissisme n'avait certes pas négligé le narcissisme


normal humain emmêlé à l'amour qui aspire à la réciprocité.
Ou bien le narcissisme fixé sur le moi idéal et engendrant ce
sentiment de soi si nécessaire à l'équilibre physique, sans parler
du narcissisme si fécond pour nous tous qu'est celui de ces êtres
exceptionnels que sont les artistes créateurs et dont il traita ailleurs.
Seule la clinique psychanalytique poursuivant son oeuvre et
s'occupant de façon prédominante de cas pathologiques et
préoccupée justement de les guérir a de plus en plus fait dévier
l'attention sur le rôle pathogène de certains narcissismes.
Cependant le narcissisme, comme l'a si bien dit M. Van der
Waals, peut être progressif et régressif. Si l'étude du narcissisme
progressif a été si souvent un peu négligée pour celle du narcis-
sisme régressif, il pouvait d'ailleurs y avoir à cela une autre cause
encore, celle-là inconsciente, que les préoccupations majeures
cliniques des thérapeutes. Car nous nous libérons difficilement
des vieux jugements de valeur religieux et moraux.
Pascal tout nourri d'ascétisme chrétien n'a-t-il pas proclamé
que le moi est haïssable ! Donc, pour quelque éthique inconsciente,
attardée, le narcissisme serait dans l'ensemble, et de façon prédo-
minante, plutôt mauvais.
D'où peut-être aussi le désir de dénommer de deux vocables
différents, le bon et mauvais narcissisme, noms à trouver.
Mais faut-il que le moi soit tout entier haïssable? Il ne l'est
que lorsqu'il s'aime seul à l'exclusion des objets aimables et,
partant, de l'univers comme l'a si bien dit M. Van der
Waals. Nous réclamons à notre tour qu'il nous trouve digne
d'être aimés, satisfaisant par là à ce narcissisme normal, à ce
sentiment de soi sans lequel aucun vivant ne saurait vivre.
NACHT.

— Nous remercions la princesse Bonaparte et je passe la


arole à M. Lebovici.

LEBOVICI.
Je m'excuse tout d'abord de revenir sur la partie clinique du
apport, mais les discussions d'hier ont bien montré, je crois,
u'il n'était pas possible de poursuivre un débat sur la clinique
sychanalytique sans défendre une position théorique. De même,
théorie ne peut se passer de certaines expériences cliniques ;
560 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

aussi, le matériel clinique que nous apportons ici pourrait-il être


de quelque utilité dans la discussion actuelle.
Comme l'a dit M. Parcheminey, lorsqu'on parle de narcissisme,
il faut bien se référer au mythe de Narcisse. M. Van der Waals
nous a apporté un remarquable exposé sur la construction du
monde chez l'enfant, qu'il a liée à la régression du narcissisme.
Il y a entre ce monde extérieur qui se bâtit pour l'enfant et son
narcissisme qui régresse, un rapport quasi spéculaire, mis en
évidence de façon frappante par notre collègue Lacan.
Notre expérience de psychanalyste d'enfants nous montre à
quel point, dans cette objectivation du inonde et du moi de l'enfant,
les premières expériences d'introjection orale, de réjection anale,
les premiers noyaux du surmoi ont une importance essentielle et
montrent l'existence de ce que, je crois, M. Van der Waals n'a
peut être pas suffisamment analysé, c'est un narcissisme d'organe,
un narcissisme local du corps de l'enfant qui joue un très grand
rôle dans la construction de son propre moi.
Dans l'étude psychopathologique de deux enfants schizo-
phrènes que j'ai eu l'occasion d'observer récemment, les fantasmes
étaient l'expression même sur le plan clinique du narcissisme et
d'un narcissisme local : par exemple, dans un de ses dessins, un
des deux enfants parlait de son corps morcelé par un diamant,
lequel provenait de la bouche d'une femme.
Le matériel psychologique s'exprimant en ces fantasmes ne
peut être séparé du matériel biologico-neurologique sous-jacent
et les études de Schilder, reprises en France par Lacan et Hécoen,
sur l'évolution du schéma corporel, doivent être directement liées
à la question du narcissisme infantile.
D'autre part, chez nombre d'enfants en traitement analytique
ce narcissisme local, d'organe, me paraît avoir une importanc
primordiale. Tel était le cas, dans une observation récente publié
par Leuba à l'Evolution Psychiatrique. Il s'agissait d'une fillett
atteinte de strabisme intermittent. L'analyse montra que
strabisme était lié à la crainte et au refus du spectacle du coït or
des parents. Or, dans la première séance, cette petite fille dessi
le portrait de Leuba et lui creva les yeux. Ainsi ce narcissis
d'organe (préserver ses propres yeux) s'exprima en négatif,
miroir dans les yeux du thérapeute qui pouvaient démolir
construction narcissique que cette petite fille avait établie.
Il nous paraît enfin nécessaire d'apporter quelques réserves a
hypothèses théoriques émises à propos du narcissisme et
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 561

référant aux instincts, en particulier aux instincts de mort. Les


images maternelles, telles qu'elles apparaissent protégeant ou
détruisant le narcissisme infantile sont , à notre avis, en grande
partie du moins, l'expression de structures sociales actuelles. La
mère, bon et mauvais objets de Mme Mélanie Klein, ne trouve-t-elle
pas son expression littéraire dans « Mom », la mère dévorante
américaine dont nous avons lu le portrait dans un numéro des
« Temps modernes » ? Dans d'autres types
de sociétés, nous
trouverions sans doute d'autres structures narcissiques que celles
qui ont été décrites par M. Van der Waals dans son si remarquable
rapport.
Mme M. KLEIN.
Comme je l'ai exprimé hier, cette attitude primitive peut très
bien être quelque chose qu'on souffle à quelqu'un d'autre, et est,
je crois, la première attitude qu'on a depuis la naissance.
Mon idée est la même. Je crois aussi que c'est au cours du
développement qu'on acquiert cette attitude plus objective de pou-
voir distinguer. C'est un point.
Un autre point qui m'a beaucoup intéressée dans ce
qu'il a dit, est sa formulation des états narcissiques que je trouve
beaucoup plus en place que l'idée d'un stade de narcissisme. Ce
point de vue, je l'ai développé il y a bien des années et je
voudrais aussi rappeler le travail d'une de mes collègues Paula
Heymann qui a, dans ces discussions, expliqué ce point de vue.
(Mme Melanie Klein continue en anglais et Madame Marie
Bonaparte résume les paroles en français).
Texte anglais : Mme Klein a fait remarquer qu'il faut distin-
guer entre un stade narcissique et des états narcissiques, que le
stade de narcissisme semble difficilement acceptable, tel qu'il a été
décrit dans les ouvrages de Freud sur ce sujet, avec le fait, que
l'enfant a des relations objectales, dès l'abord avec le sein de sa
mère. Quant aux états narcissiques, cela est autre chose. C'est le
retour sur soi de la libido.
Elle considère que ces retours sont surtout vers les objets
intériorisés, plutôt que sur le moi biologique ou même psycholo-
gique du sujet.
J'ajouterai peut-être, pour ma part, juste un mot. C'est qu'au
fond, Freud, quand il a parlé du rapport de l'enfant au sein de la
mère, considère que c'est un stade narcissique parce que cet enfant
ne distinguerait pas encore, d'après lui, le sein de la mère de lui-
même
562 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Mme Marie BONAPARTE.


Je voudrais dire deux mots, très modestement, au sujet du
narcissisme lui-même, deux mots qui me semblent nécessaires
après ce que j'avais avancé au début
Le sein et le nourrisson. Le nourrisson considérait le sein
comme faisant partie de son propre corps. Cependant, on peut
croire qu'il y a un moment où il s'aperçoit que ce sein ne fait pas
partie de son propre corps, c'est quand il se refuse et, à ce moment
là, doit en effet, commencer le sentiment qui vient d'un objet ex-
térieur qu'on peut haïr.
C'est ce que je voulais dire, et je m'excuse d'être aussi brève.

M. VAN DER WAALS.


On m'a posé des questions auxquelles je serais embarrassé de
répondre, même en hollandais, c'est vous dire mes difficultés, car
le français est une langue difficile pour moi, pauvre Hollandais.
M. Flournoy a fait quelques remarques sur le narcissisme
primaire dans l'art. Je crois que l'artiste (et le savant) sont par
excellence des narcissiques. L'homme ici veut être Dieu ; mais en-
même temps, il a besoin de créer ; (c'est, par exemple, très clair
chez le surréaliste qui récuse la réalité comme vérité). Et pourtant,
il faut souligner l'étroite relation entre le narcissisme et l'amour
objectai. Le mathématicien est presque toujours, par exemple,
remarquablement narcissique. On ne peut pourtant pas dire qu'il
n'est que narcissique lorsqu'il consacre sa vie à la recherche, De
même en est-il pour l'artiste. Je ne puis répondre aux questions de
M. Flournoy concernant les rapports entre la forme et le contenu,
car je n'ai pas réfléchi à ce problème.
Je suis très reconnaissant à Madame Marie Bonaparte de ce
qu'elle a dit, et je crois que je me trouve tout à fait d'accord avec
elle.
M. Lebovici ajustement remarqué que j'ai trop négligé le
narcissisme dans l'enfant. Je suis tout à fait d'accord avec sa
conception que, dans une autre société, nous aurons à travailler
sur d'autres structures du narcissisme.
Je suis très heureux de ce que M. Lagache ait contribué à la
discussion. Dans mon étude hollandaise mentionnée, j'ai caractérisé
la notion du narcissisme primaire comme une notion nécessaire,
comparable, par exemple, avec la notion des choses en soi, de
Kant. Il me semble que les trois thèses proposées par M. Lagache
CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 563

sont très acceptables et je lui suis personnellement très recon-


naissant de nous les avoir présentées.
Je crois qu'au fond mon opinion ne diffère pas grandement de
celle de Madame Melanie Klein, mais pour moi, il est toujours
difficile d'écrire ce que l'enfant, le nouveau-né éprouve.
Je regrette beaucoup de n'avoir pas compris suffisamment
Madame Dolto, qui a parlé des fleurs à la fin d'un exposé clinique
très intéressant, mais je ne me sens pas capable d'en tirer des
conclusions théoriques.
M. NACHT.
Sans vouloir vous faire un discours de clôture, j'aimerais
exprimer quelques impressions sur ce qui vient d'être dit ici
pendant ces deux journées.
Je n'ai pas l'impression, après avoir écouté les rapporteurs
et les discussions qui ont suivi, que nous soyons parvenus à une
vue claire du narcissisme, m'est avis plutôt que nous sommes
arrivés à avoir plusieurs vues éclairant tel ou tel aspect du
problème.
Gela tient sans doute à la complexité du sujet, mais peut-être
aussi, s'est-on complu à le compliquer encore plus qu'il ne l'est, en
parlant du « fléchissement du ça », du « surmoi narcissique », de
la notion de « valeur » et de sa « revalorisation ».
Au risque d'apparaître comme voulant toujours trop sim-
plifier les choses, je pense que ce qui ferait le mieux comprendre
le narcissisme et les répercussions dont il est responsable, est une
phrase de Freud, citée par M. Van der Waals : « L'homme a deux
objet la mère-nourriture, sont en réalité des investissements
narcissique ne résulte pas de l'opposition entre l'amour de soi
et l'amour de l'autre, mais de l'impossibilité de s'aimer soi-même
et autrui, faute de quoi, la vie n'est pas possible, les deux inves-
tissements étant indispensables à un épanouissement harmonieux.
Or, les premiers investissements en dehors de soi, ayant pour
objet la mère-nourriture, sont en réalité des investissements
narcissiques, le nourrisson se confondant avec l'objet parce que
n'ayant pas encore tracé les limites de son moi, le lait, le sein,
la mère, lui-même, font un.
De là, la première confusion entre les satisfactions narcissiques
et objectales.
Si cette confusion persiste plus tard, si de plus, les frustra-
tions à ce stade du développement ont déclenché des mouvements
d'auto-destructions primaires, la bipolarisation des investissements
564 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

libidinaux sera difficile sinon impossible, et par là les assises


structurales de la personnalité compromises.
Il me reste maintenant à vous exprimer mes remerciements
pour être venus si nombreux et de vous être montrés si assidus.
Je souhaite de vous revoir encore plus nombreux l'année prochaine.
A la suite de la conférence, M. Dugantiez, de Bruxelles, nous
a fait parvenir la note suivante :
Une hypothèse sur le narcissisme
Les rapports présentés à la XIIe Conférence des Psychana-
lystes de langue française par le Dr Leuba (Introduction à l'étude
clinique du Narcissisme) et le Dr Van der Waals (Le Narcissisme),
furent en tous points remarquables. Nous ne pouvons mieux faire
que d'y renvoyer ceux qui désirent avoir une idée précise de la
question telle qu'elle se pose actuellement.
De l'ensemble de ces travaux et des nombreuses communi-
cations qui furent faites à la Conférence, il se dégage, selon nous,
que si le Narcissisme pose un problème aussi complexe, c'est
surtout parce qu'il présente des aspects nombreux et variés,
souvent même en opposition les uns avec les autres.
On est cependant fondé à croire que ces multiples aspects
répondent à un même besoin biologique et qu'ils ne diffèrent qu'en
fonction de la structure fondamentale prélogique (1) des sujets.
Que le Narcissisme se manifeste sous la forme sadique ou
masochiste, qu'il prenne tel ou tel aspect moral ou intellectuel,
qu'il soit régressif ou progressif, etc., il semble avoir pour but de
préserver le sujet contre les vicissitudes du monde extérieur, de lui
attribuer une valeur réelle ou illusoire, en bref, de satisfaire son
besoin, de sécurité.
aspect de la question ne nous paraît pas avoir été suffi-
samment mis en évidence. Certes, nous ne prétendons pas expli-
quer tout le Narcissisme uniquement par le besoin de sécurité,mais
nous croyons toutefois cette hypothèse féconde. Elle permet pour
le moins d'éclairer quelque peu le problème.
La lecture attentive du rapport de notre savant confrère le
Dr Leuba laisse bien l'impression que, dans tous les cas cités, les
patients redoutent avant tout de sortir de leur cuirasse narcissique.
Celle-ci leur paraît être indispensable pour affronter la réalité
qu'ils sentent redoutable et douloureuse. « Aimer c'est souffrir,
c'est se soumettre à l'esclavage, c'est se perdre » nous disait une

(l) Ch. ODIER. L'Angoisse et la pensée magique p. 144.


CONFÉRENCE DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE 565

de nos patientes que les déceptions d'une enfance tourmentée par


des parents désunis n'avaient pas épargnée. Son narcissisme intel-
lectuel n'avait d'autre but que de l'abriter contre le retour des
souffrances qu'elle avait connues. Il lui donnait une illusion de
puissance derrière laquelle elle se sentait en sécurité.
On est en droit de supposer qu'à moins de circonstances
favorables, l'enfant renonce difficilement à la pseudo-sécurité que
lui procure son narcissisme primaire et son corollaire, la toute-
puissance de la pensée. Sortir de cette position fortifiée pour courir
les risques d'un amour objectai décevant, d'une réalité cruelle
devant lesquels il se sent désarmé exige un « Moi fort » ainsi que
dirait le Dr Leuba.
Dans son rapport si substantiel, le Dr Van der Waals insiste
avec raison sur les difficultés que rencontre l'enfant dans son évo-
lution affective ; et, soit dit en passant, on peut émettre l'idée que
le sentiment d'infériorité dont souffrent tant d'adultes est dû en par-
tie au fait que lorsque l'enfant réalise que. sa toute puissance n'est
que très relative, il continue cependant à croire à la toute-puissance
d'autrui.
Derrière le narcissisme se cache une fausse notion des valeurs
et de la sécurité. Le subjectif est confondu avec l'objectif. Les
dangers moraux sont pris pour des dangers réels. Il en résulte une
fausse conception de. la réalité qui induit le besoin de sécurité en
erreur. Les efforts, pour s'adapter à la vie sont influencés par un
inextricable mélange d'idées vraies et fausses. Ils sont ainsi
orientés vers un labyrinthe où les énergies s'épuisent en vain sans
pouvoir trouver leur véritable issue.
Au psychanalyste incombe la tâche ingrate et difficile d'aider
le sujet à sortir de ce dédale. Les conseils donnés par le Dr Leuba
à la fin de son rapport sont infiniment précieux pour les jeunes
psychanalystes. Bien suivis, ils leur permettront de réparer avec
succès les dégâts provoqués par des éducateurs peut-être animés
d'excellentes intentions, mais certainement ignorants des diffi-
cultés que doit surmonter un enfant pour devenir un adulte
conscient de la valeur de son indépendance et capable de trouver
dans la réalité, les assises les plus solides de sa sécurité.
Société psychanalytique
de Paris

Comptes Rendus
Réunion du 18 Octobre 1949
Présidence :
Dr S. NACHT, président
Communication de Mme Françoise DOLTO-MARETTE « A propos de la poupée-
fleur », exposé qui amplifie et prolonge son travail publié dans la Revue Française
de Psychanalyse, N° I, 1949, sous le titre de Cure psychanalytique à l'aide de la
poupée-fleur.
Le Dr HELD ouvre la discussion en demandant à mieux connaître la technique
de l'emploi de la poupée-fleur. Si on lui présentait une, poupée-fleur, il dirait qu'il
se sent en présence d'un enchantement, d'une scène magique. — Ne s'agit-il pas, pour
l'enfant, d'un déblocage au moyen d'un objet magique, permettant de passer de
la pensée magique à une pensée plus logique ?
Le Dr MARCUS-BLAJAN aimerait savoir si Mme DOLTO a essayé cette façon de
faire avec des enfants plus âgés, ou des enfants au stade anal.
Le Dr LACAN a le sentiment de plus en plus vif que la poupée-fleur de Mme
DOLTO s'intègre dans ses recherches personnelles sur l'imago du corps propre et le
stade du miroir et du corps morcelé. Il trouve important que la poupée-fleur n'ait
pas de bouche et après avoir fait remarquer qu'elle est un symbole sexuel et qu'elle
masque le visage humain, il termine en disant qu'il espère apporter un jour un
commentaire théorique à l'apport de Mme DOLTO.
Le Dr LEBOVICI a beaucoup admiré les résultats obtenus par Mme DOLTO. Une
question se pose, dit-il, au sujet du diagnostic des cas présentés ; Bernadette, par
exemple, est étiquetée schizophrène : c'est le diagnostic qui paraît, évident et le
résultat thérapeutique en est d'autant plus intéressant. Mais alors, que doit-on penser
du rôle du thérapeute ? S'agit-il simplement de présenter la poupée-fleur à l'enfant ?
Ce serait merveilleux et il n'y aurait plus besoin de psychanalystes d'enfants ! Il
a l'impression que la poupée-fleur concentre l'agressivité sur elle, ce qui libère l'enfant.
Il croit qu'il y aurait un certain danger à généraliser cette technique qui, dans
d'autres mains que celles de Mme DOLTO dont l'intuition est remarquable et joue
un rôle important, pourrait s'avérer beaucoup moins favorable.
Le Dr BENASSY fait remarquer que cette poupée-fleur ressemble à quelque chose
tel qu'on voit dans les rêves, que l'on peut analyser comme un rêve, quelque chose
qui a perdu la tête, quelque chose de castré.
Le Dr NACHT voudrait poser deux questions à Mme DOLTO. I° Pour quelle
raison est-ce que ce sont les tendances orales qui trouvent leur projection dans la
poupée-fleur et 2°, pourquoi une poupée-fleur plutôt que toute autre poupée ?
Mme DOLTO répond à ses interpellateurs. Au Dr HELD : « Oui je crois que
la poupée-fleur permet l'accès au monde magique, le monde des imaginations échap-
pant aux règles de la logique rationnelle. Mais il y a certainement quelque chose
de particulier avec cet objet floral dans la correspondance manifeste avec les états
narcissiques. »
A Mme MARCUS-BLAJAN : « Je ne me sers pas de la poupée-fleur dans les
séances de psychanalyse chez moi. Les enfants l'ont à leur domicile, fabriquée ou
SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS 567

achetée par leurs parents, avec la notion donnée aux parents que cette poupée n'est
pas faite pour être épargnée ou aimée et qu'une liberté absolue doit être laissée à
l'enfant à son égard. Chez moi, je n'utilise que papier et plastiline et je ne joue
jamais avec les enfants. Ils jouent parfois devant moi, mais je n'y prends pas de
part active.
Je n'ai pas essayé de faire donner des poupées-fleurs à des enfants de stade
affectif plus âgés, parce que c'est un travail ou une dépense pour les mères et que
la technique habituelle me parait très suffisante.
La poupée-fleur me semble avoir sa valeur dans les cas où le sujet ne peut pas
communiquer verbalement ou autrement avec le psychanalyste, dans les cas où l'activité
libre de la bouche — se nourrir ou s'exprimer vocalement — est pathologique, où
la mimique est absente, l'expression figée. »
Au Dr LACAN : « Oui, la poupée-fleur s'intègre aux réactions du stade du

».
miroir, mais il faut entendre l'idée du miroir comme objet de réflexion, — non
seulement du visible, — mais de l'audible, du sensible, de l'intentionnel. La poupée
n'a pas de visage, pas de mains ni de pieds, pas de face ni de dos, pas d'articulations,
pas de cou.
Au Dr LEBOVICI : « Il y a deux effets de la poupée-fleur.
I°) Le premier est l'abréaction. C'est l'un des effets qui semble indépendant de
la personne du thérapeute. Il se produit chaque fois qu'un enfant prend connais-
sance de cette poupée quand elle répond en lui à une nécessité. L'observation que
j'ai citée de la fillette en milieu scolaire en est la preuve. Actuellement, dans les
familles et les écoles où une poupée-fleur traîne un beau jour dans les jouets des
petits, sans avoir été donnée à tel ou tel enfant, les abréactions dont elle est le déclen-
cheur sont beaucoup plus libératrices que les abréactions sur les guignols, les poupées
ou les animaux en peluche.
Cet effet d'abréaction se passe aussi dans le cours du traitement, avec cette
nuance que l'enfant ne prête pas à la fleur de ressentiment, c'est-à-dire qu'elle n'a
pas mal si on lui fait mal ; elle n'a pas d'intention mauvaise quand elle est nuisible.
Si un enfant exprime un comportement nuisible d'une poupée ordinaire ou d'un
animal, celui-ci est jugé blâmable, parce que soi-disant responsable. Si l'enfant attaque
et se libère de tension agressive sur une poupée on un animal, il projette sur ces
objets qu'ils éprouvent une sensation douloureuse, qu'il se justifie de leur infliger.
Ils sont sensés et peuvent donc avoir du ressentiment. Cet effet d'abréaction est
indépendant de toute situation psychanalytique.
2°) Le second effet de la poupée-fleur, c'est, dans la situation psychanalytique
d'objectiver un transfert qui semble ne pas exister, ou qui est d'une qualité et d'une
intensité telle qu'il paralyse toute idéation, tout émoi autre que l'angoisse intradui-
sible. Quand le transfert participe au mode de fixation à l'objet de l'âge oral, le
sujet ne peut pas parler de ses émois, car il ne se sent pas exister de façon autonome.
Avec l'introduction, dans le circuit, de la poupée-fleur, l'enfant la décrit dans
son mode de penser; d'exister. La poupée lui parle, et lui-même peut parler d'elle
à la personne du psychanalyste. Celui-ci peut alors analyser ce qui se passe entre la
poupée-fleur et le monde (y compris lui-même), en même temps que l'enfant prend
conscience de ses réactions propres et peut en supporter la responsabilité avec l'aide
du surmoi du psychanalyste. La situation à deux existe toujours mais elle est arti-
ficiellement transformée en situation à trois.
De même qu'avec la terre à modeler l'enfant s'exprime et abréagit, — qu'il soit
seul ou dans la situation psychanalytique, de même, les formes de modelage créées
par l'enfant sous les yeux du psychanalyste sont utilisées dans la situation de transfert
particulière de la psychanalyse pour faire comprendre au sujet ses réactions incons-
cientes refoulées et lui en faire assumer la responsabilité, avec l'aide d'un surmoi
plus libéral auquel il participe par cette même situation de transfert.
Je ne pense pas qu'il y ait danger à l'utilisation de la poupée-fleur. Si on n'est
pas psychanalyste, on passera à côté des significations profondes des réactions de
l'enfant à son égard. De toutes façons, plus que les autres poupées, la poupée-fleur
permet des projections de situation affective illogiques. »
568 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Au Dr BENASSY : « Je ne crois pas que, pour l'enfant, la poupée-fleur soit une


fleur sans tête ; c'est un corps muni de sa tête ; ce n'est pas une image de castration
au sens où on l'entend habituellement. Il est vrai que cette créature est dépourvue
de bouche, d'yeux, d'oreilles, de direction, d'anus et de génitalité, mais c'est cela
qui lui donne sa valeur, sa puissance d'attrait ou de répulsion. C'est un être insensé
si on le compare à l'animal et à l'humain mais c'est un être qui semble complet. Le
fait est que l'enfant la juge pensante et sentante comme lui-même quand il est
infériorisé par une situation plus forte que sa volonté, une situation de dépendance
par nature des conditions dont il souffre mais auxquelles ses modifications d'attitude
et de comportement ne font rien. Des situations ayant pour lui la force des situations
qui nous sont imposées par les éléments. Ces projections-là ne se voient pas sur
d'autres objets de la même façon.
Ce qui est intéressant, par ailleurs, c'est l'originalité du processus de guérison
à partir du transfert sur cet objet qui permet au sujet de revivre les étapes de sa
construction psychosomatique. Peut-être l'absence des questions nutritives fait-il l'origi-
nalité de cet objet. La poupée-fleur est un objet de projection de créature dégagée
des relations familiales de dépendance digestive. »
Au Dr NACHT : « 1re question.: Il me paraît que le stade oral est électivement
en résonance avec le transfert sur la poupée-fleur, à cause des répercussions que
le transfert sur cet objet entraîne sur l'appétit et le langage, l'utilisation de la
bouche et du carrefour aéro-digestif, — d'une part, pour l'assimilation librement
désirée de nourriture, et, d'autre part, sur l'émission des sons et de la parole. Il
y a bien là, quant à la zone de refoulement électif touchée, la signature de l'âge oral.
D'autre part, l'objet de fixation est, à ce stade, l'objet maternel, — seul inter-
médiaire entre le monde et l'enfant — dans un mode de relation de type participation
subie en totalité, participation condition de la vie. « Je vis de son existence. Je
disparais de sa disparition. Si les conditions qui me font sentir vivre sont celles où
je souffre », l'association souffrance-vie est indissoluble, mais, en même temps, non-
pensable par celui qui en est le théâtre ; ou, si elle est pensable, elle n'est pas
exprimable en paroles. C'est le stade d'identification inconsciente = existence in-
consciente. L'enfant existe bien, en fait, mais ne se sent pas exister plus dans le
monde réel que dans les fantasmes. Ils ont pour lui la valeur du réel.
Ce mode de fixation à l'ambiance, (le psychanalyste n'étant qu'un des aspects de
cette ambiance), est bien celui qui est mis en valeur dans ce que permet d'analyser
le transfert sur la poupée-fleur dans ce qu'il a de négatif.
2e question. Pourquoi cette poupée et pas une autre ?
Il se trouve que les projections de fleurs dans les graphismes s'accompagnent
de la dominante clinique de narcissisme. Il se trouve que les malades que j'ai
connues, qui haïssaient la vue des fleurs étaient des sujets ayant subi un trauma-
tisme de sevrage dramatique avec menace de mort, — soit par l'existence de leur
mère paranoïaque délirante, — soit par son absence, — soit par troubles graves
et précoces du tube digestif. Il se trouve que les fleurs sont les seules créatures dont
nos sens perçoivent la vie (naissance, épanouissement, mort) et auxquelles ils n'attri-
buent pas de motilité volontaire, ni d'émissions sonores traduisant des sensations,
c'est-à-dire des réactions. Elles n'ont ni bouche ni anus, tout en donnant la preuve
de leur vitalité par leur existence, leur couleur, leur parfum.
La « poupée-fleur » supposant une motricité par la forme corporelle où
l'humain peut retrouver une image de lui-même dépourvue de tube digestif, de mains
et de pieds, joue peut-être un rôle de dissociation entre l'intentionnalité et les actes.
Mais, je ne sais pas même répondre à votre question. C'est, justement, le « pour-
quoi » de cette poupée-fleur que je voudrais que nous comprenions.
Ce que je vous ai rapporté pourrait être appelé « l'effet poupée-fleur » ; il est
indépendant de la qualité de l'observateur. II est utilisable. Il signifie quelque chose
d'important pour la compréhension de la psychologie humaine. Je continuerai à
travailler la question sur le plan clinique, et j'espère que d'autres observateurs répon-
dront aux questions que soulèvent les faits cliniques observables. »
SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS 569

Réunion du 16 Novembre 1949


Présidence : Dr S. NACHT, président
Communication de Mme Marie BONAPARTE : « Psyché dans la nature, ou des
limites de la psychogenèse ». Ce texte, basé sur un exposé fait au Congrès International
de Zurich en août 1949, paraîtra' prochainement dans cette revue.
Discussion : Dr HELD : « Il semble que Mme Marie BONAPARTE, au cours de
sa passionnante conférence, ait attribué à tous les « psychosomaticiens » un com-
portement inspiré par une attitude magique plus ou moins consciente qui n'est
l'apanage que de certains d'entre eux : les mauvais psychosomaticiens.
Que des éléments purement magiques se mêlent à n'importe quelle sorte de
psychothérapie, le fait n'est pas discutable. Mais réduire à une action magique toute
la thérapeutique psychosomatique nous paraît aller trop loin. N'oublions pas que
la clientèle d'un guérisseur, d'un Coué, est très sélectionnée. Dans leur immense
majorité, les « clients » d'un Coué ou de tel autre de ses pareils sont des hystériques.
La suggestion la plus grossière opère dès lors avec le maximum d'efficacité. Tout
autre est le recrutement d'une clientèle « psychosomatique d'hôpital ». Là les patients
nous sont envoyés par des collègues, médecins, spécialistes, très souvent chirurgiens.
Au premier chef ce sont des gens qui souffrent, et si névrose il y a, celle-ci est
sous jacente à des symptômes physiques tels que ceux qu'on a accoutumé de constater
au cours d'une observation clinique ordinaire. La tâche du psychosomaticien est
précisément, non de suggérer la guérison, mais d'amener le patient à prendre cons-
cience de certains éléments purement affectifs qui se dissimulaient derrière les symp-
tômes et d'utiliser le transfert qui s'opère parfois dès les premières séances d'une
façon aussi peu « magique » que possible.
Donnons-en un exemple récent : Une jeune, fille de 28 ans ayant, subi deux
mois auparavant une castration bilatérale pour ovaires sclérokystique avec manifes-
tations très douloureuses, nous est envoyée par un des services de chirurgie de la'
Pitié. Elle est retournée à l'hôpital par suite d'une récidive de ses douleurs. Des
adhérences ont dû se reformer tout autour des cicatrices mais on hésite à réintervenir
en présence du caractère un peu insolite des algies et surtout du comportement un
peu geignard et infantile de la malade. Celle-ci vit avec sa vieille mère et une soeur
âgée de 48 ans qui l'a élevée et qu'elle considère comme sa véritable mère. Ces
trois femmes ne sortent jamais, vivent « les unes sur les autres » et depuis plus
d'un an ne s'occupent et ne parlent que des douleurs de la plus jeune. Nous avons
pu montrer à la patiente qu'elle utilisait sa maladie pour déverser sur ses « deux
mères » une agressivité de frustration liée à la vie épouvantable qu'elle mène pour
une jeune fille de son, âge. Certes, les adhérences en question n'étaient pas psycho-
génétiques mais ce qui l'était entièrement; c'étaient les algies « fabriquées » par
notre patiente, accrochées sur ce porte-manteau ultra-commode des cicatrices opéra-
toires (un signe patent et concret a fourrer sans arrêt sous le nez de sa soeur et
de sa mère) et qui disparurent totalement quand, sur nos conseils, elle commença
de sortir, d'aller au cinéma, et de fréquenter des jeunes gensde son âge.
A propos de la psychogenèse de certaines altérations constatées dans les pro-
cessus d'immunité rappelons maintenant ce que Selve (de Montréal) et son école ont
décrit dans ce qu'ils appellent le « Syndrome d'adaptation ». On sait qu'en cas
d'agression par des agents physiques (froid, brûlures) ou des agents bactériens, toute
une série de relais endocrino-végétatifs entrent en jeu et libèrent de proche en proche,
à partir de l'hypophyse en passant par les cortico-surrénales, des hormones qui
agissent sur tout le système réticule-endothélial et mobilisent au maximum les pha-
gocytes et les « fabricants » d'anticorps. A cette première phase d'activité fait suite
dans les cas défavorables une période d'épuisement.
Si l'on se réfère aux liens qui unissent étroitement l'hypophyse et le système
nerveux végétatif au diencéphale, si l'on veut bien se souvenir que c'est dans ce
dernier secteur ou à ses alentours immédiats que siège l'humeur, que sont dynamisées
les émotions de toute espèce, on n'aura guère de peine à concevoir que ces mêmes
émotions puissent affecter immédiatement les mécanismes d'adaptation. Est-il besoin
570 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de rappeler par exemple l'importance du « moral » dans le syndrome d'adaptation


au choc puis à la maladie opératoire, et même, autre exemple, dans le détermi-
nisme de certaines phlébites ?
Il nous semble pour conclure qu'il n'est nul besoin de porter au débit d'un
mode de pensée magique la croyance à une psychogenèse véritable, de certaines
manifestations pathologiques en apparence purement somatiques. L'apparition de
furoncles ou d'anthrax à la suite de chocs affectifs est d'observation courante et
s'explique par des modifications de la glycémie elles mêmes consécutives à un trouble
dans le fonctionnement du syndrome d'adaptation à la présence de staphylocoques,
« centrés » dans leur action pathogène en temps normal et réduits alors à l'état de
simples saprophytes.
En ce qui concerne lé concept d'inconscient biologique nous nous demandons
pour notre part à quoi peut correspondre cette nouvelle notion ? Où situer cet
inconscient biologique ? Dans les centres régulateurs du système nerveux végétatif ?
Diencéphale, ou autres ? Le passage de l'inconscient psychologique au biologique
nous paraît plein de périls et nous craignons qu'en voulant rechercher ce dernier
dans ses ultimes retranchements somatiques on ne soit amené par une régression
paradoxale à revenir à je ne sais quel néo-vitalisme où chaque cellule serait douée
d'une parcelle d'inconscient pour ne pas dire animée par une force vitale spécifique,
un mécanisme organisateur, en quelque sorte une « entéléchie, ». On voit où cela
pourrait nous amener. »
Le Dr PARCHEMINEY : « Je félicite sincèrement Mme Marie BONAPARTE de sa
conférence Il est en effet très utile de faire les plus grandes réserves sur la notion
.
de psychosomatique, telle qu'elle ressort des travaux de Mme DUNBAR et de l'école
américaine. Il y a là peut-être, comme le fait remarquer Mme, Marie BONAPARTE, une
renaissance d'une certaine attitude vitaliste, mais à coup sûr l'expression d'une toute-
puissance magique du la pensée qui ne peut résister à une critique pertinente, car
en dernier ressort, on aboutirait à un deus ex machina à base d'animisme.
Le travail de Mme Marie BONAPARTE fixe très nettement les limites de ce qu'on
peut appeler le psychosomalisme et nous rappelle la position si prudente et si
critique de FREUD à cet égard.
Je ferai cependant une remarque : si l'on abandonne la position dualiste et si
l'on se réfère- à l'idée d'un organisme conçu comme un tout, il faut considérer, en
se plaçant' du point de vue génétique, que les fonctions physiologiques élémentaires
sont inscrites aussi bien psychiquement qu'organiquement. Le fonctionnel ne peut
être artificiellement disjoint en un secteur psychologique et un versant organique.
Cela est si vrai, que lorsque nous étudions les premiers investissements de la libido,
nous parlons de stade oral ou anal et le concept de garder, de retenir, ou d'évacuer,
est aussi bien physiologique que psychique — il n'y a plusde réelle discrimination.
Il conviendrait peut-être de limiter l'étude du psychosomatisme au domaine du
fonctionnel et non pas de l'organique dans le sens médical du terme ; ceci nous
permettrait de mieux préciser la notion de psychogénèse en partant de l'idée d'unité
somato-psychique à l'origine du développement. »
Le Pr LAGACHE fait de la pensée de FREUD une pensée « organismique ». Il
estime que nous sommes gênés par DESCARTES et que c'est une erreur de parler de
psychogenèse. Après une intervention du Dr LACAN qui insiste sur le fait que le
vivant ne peut se concevoir sans un « umwelt » qui le baigne de toutes parts et
dont l'activité se fait ressentir en lui, le Dr NACHT termine en disant :
« Je partage les critiques formulées par Madame M. BONAPARTE
à l'endroit des
excès auxquels a donné lieu parfois le mouvement psychosomatique.
Mes raisons sont différentes des siennes cependant. Si Madame M. BONAPARTE
critique les psycho-somaticiens, c'est parce qu'elle considère les buts qu'ils se pro-
posent irréalisables et d'une prétention telle qu'ils frisent la magie !
Telle n'est pas mon opinion : je pense, quant à moi, que la méthode psycho-
somatique peut mener fort loin, mais jusqu'à présent, à notre grande déception,
les travaux entrepris n'ont pas été très fructueux.
L'influence des chocs émotifs et des états affectifs sur la physiologie et partant
SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS 571

sur la pathologie corporelle, ne sont plus à démontrer aujourd'hui. C'est chose faite,
surtout depuis les travaux des psychophysiologistes, accomplis, ces dernières décades.
La recherche psycho-somatique se doit, selon moi, d'aller plus loin : appréhender_

scientifiquement ce que l'intuition clinique et l'observation montrent parfois, à savoir :


l'interdépendance cellulaire, humorale et psychique, ce dernier terme pris dans le
sens d'inconscient « organique », c'est-à-dire dans sa partie encore indifférenciée en
fonctions « psychologiques » voire même « affectives ».
Mais peut-être cette tâche dépasse-t-elle ce que seuls les moyens de notre tech-
nique psychanalytique mettent à notre disposition actuellement. »
Mme Marie BONAPARTE répond en ces termes : « Je remercie les divers ojateurs
qui ont pris part à la discussion de ma communication. »
Le Dr PARCHEMINEY a, de façon fort intéressante, relevé l'importance du point
de. vue génétique, du fonctionnel, pour façonner l'organisme. Le Dr HELD a, de'
manière très imagée, invoqué l'importance des facteurs psychosomatiques dans les
troubles affectant ce qu'il appelle les déchets d'hôpital. Mais le cas qu'il cite de
l'opérée qu'il a guérie par quelques séances de psychothérapie, rentre, dans la qua-
trième classe que j'ai indiquée, où le psychisme se sert d'un mal physique afin de
s'exprimer.
Quant au Pr LAGACHE, je dirai que, bien qu'on ne puisse qu'être d'accord avec
lui sur la conception moniste de l'âme et du corps, on ne saurait nier que, même
en n'étant pas cartésien, le sentiment du physique et psychique comme entités diverses,
existe en beaucoup d'entre nous. Le terme d'« organismique » est, par ailleurs, fort
intéressant.
Le Dr LACAN a apporté un complément à ces vues en rappelant que le vivant
est entouré d'un « umwelt » qui agit sur lui et dont les influences passent par ce
qu'on est convenu d'appeler le psychisme.
En réponse au Dr NACHT, je rappellerai que c'est par son comportement que
le malade s'attire le plus souvent sa maladie. On aurait dit que sur cent ulcères
dans un hôpital, 2 % seulement seraient organiques. Comment le sait-on ? J'ai vu
autour de moi des cas d'ulcère en. formation : ces malades font tout ce. qu'il faut
pour s'attirer leur maladie, buvant de l'alcool, ingurgitant poivre et vinaigre en
abondance.
Par ma communication, j'ai surtout voulu attirer l'attention sur les dangers de la
médecine psychosomatique à outrance. »

SECTION DES PSYCHANALYSTES D'ENFANTS

Issue d'un groupe de travail, la Section des Psychanalystes d'enfants a repris


ses. réunions le Mardi 13 Décembre 1949 à 21 heures.
Cette séance a été ouverte par le Dr S. NACHT, Président de la Société Psycha-
nalytique de Paris.
Dans son allocution de bienvenue le Dr S. NACHT a invité la Section des Psy-
chanalystes d'enfants à poursuivre ses travaux au sein de la Société Psychanalytique
de Paris. Le Dr Henri SAUGUET assurera la liaison entre le Bureau de la Société
Psychanalytique de Paris et la Section des Psychanalystes d'enfants.
La séance s'est poursuivie par l'exposé d'un cas de psychothérapie par le Dr
BERGE. Ont pris part à la discussion le Dr S. LEBOVICI, Madame le Docteur DOLTO-
MARETTE, Mademoiselle le Docteur Juliette BOUTOXIER.
A dater de Février 1950, les réunions se tiendront les premiers mardis du mois.

Réunion du 20 Décembre 1949


Présidence : Dr S. NACHT. Président
Communication du Dr M. BOUVET : « Incidences thérapeutiques de la prise de
conscience de l'envie du pénis dans des cas de névrose obsessionnelle féminine. »
(Texte à paraître dans cette Revue).
Après que le Dr NACHT eut approuvé l'ensemble de cet exposé, le Dr LACAN
572 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

dit qu'il aimerait faire quelques critiques. Pourquoi l'auteur n'a-t-il pas parlé du
stade, de la mère phallique, ce qui aurait permis de donner une description beaucoup
plus simple de ce cas magnifique. Là où BOUVET voit un virage au moment de la
prise de conscience de l'envie du pénis, lui, il voit l'émergence de l'image de la mère
phallique.
Le Dr LEBOVICI voudrait s'associer aux remarques de LACAN. Le rêve-charnière
du soulier pointu se sert d'un symbole ambigu, à la fois mâle et femelle et de qua-
lité prégénitale.
M. F. LECHAT a été frappé, dans la description du Dr BOUVET, par les fantasmes
du séade oral. Dans le cas présenté, y a-t-il vraiment un désir de castration ou
s'agit-il d'une revendication, du type nourisson-nourrice, de ce que la malade sent
avoir perdu après son sevrage ? Il lui paraît que, pour elle, le pénis du père est
l'équivalent du sein de sa mère.
Le Dr HESNARD dit que BOUVET à l'air de présenter la prise de conscience de
l'envie du pénis comme préalable au transfert, alors que c'est l'inverse qui a tou-
jours lieu. A son sens, il ne faudrait pas généraliser les données d'une observation.
Ici, le père a joué un rôle par son caractère faible ce qui a eu pour résultat la
non-formation d'un oedipe normal ; mais il y a des cas, au contraire, où l'oedipe
n'est pas normalement formé parce que le père est trop fort. Il est d'accord avec
LACAN que, dans le cas analysé par BOUVET, le plan génital n'a pas été atteint.
A quoi le Dr BOUVET répond, au Dr LACAN, qu'il n'a pas eu lui-même le senti-
ment que cette malade eût atteint le stade génital et qu'il avait, au contraire, souligné
qu'elle en était encore restée au stade pré-génital, et, à M. LECHAT, qu'il était d'accord
avec lui sur la grande importance de la réaction au sevrage de cette patiente.

MODIFICATION DES STATUTS


Au cours de la séance administrative du même jour, les modi-
fications statutaires suivantes proposées par le Docteur Nacht ont
été approuvées :
« Article 2. — Cette association a pour but d'étudier objective-
ment la doctrine, la technique et les résultats de la psychana-
lyse, et d'en diffuser la connaissance. Elle porte le nom de
« Société Psychanalytique de Paris ».
Elle doit aussi organiser l'enseignement de la psychana-
lyse, étant le collège de ceux qui sont qualifiés pour en
transmettre l'expérience par la psychanalyse didactique.
,
A cette fin, elle délègue son autorité à une Commission
de l'enseignement qui assure une sélection orientée des can-
didats, définit selon la norme de la technique classique les
conditions, d'une formation régulière et en surveille pour
chacun la réalisation effective.
Cette Commission fonctionne selon des formes enregis-
trées par un règlement intérieur ».
« Article 6. — Les séances scientifiques de la Société sont de deux
ordres : les séances d'études techniques et les séances d'études
générales ».
SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS 573

« Article 7. — La Société psychanalytique de Paris a un Bureau


composé d'un Président, d'un Vice-Président, d'un Secrétaire,
d'un Trésorier et, le cas échéant, d'un membre assesseun ».
« Article 12. — Le président est élu en comité à la majorité
absolue par les membres titulaires. Il doit être choisi parmi
les membres titulaires. La majorité relative, à partir du
deuxième tour, suffira à assurer l'élection.
Le vice-président, le secrétaire, de même que le trésorier
et l'assesseur sont élus dans les mêmes conditions que le
président ».
« Article 13. — Les présidents d'honneur que la Société pourrait
être appelée à élire, participent de droit aux travaux du
Bureau ainsi qu'à ceux de la Commission de l'enseignement ».
« Article 13 bis. — La Société peut aussi élire, sur proposition de
son président, des membres associés lorsqu'elle désire accueil-
lir en son sein des psychanalystes étrangers faisant partie
d'une Sociélé affiliée à l'Association Psychanalytique Inter-
nationale.
Les membres associés n'ont pas droit au vote et n'assis-
tent pas aux séances administratives ».
« Article 19. — Le recrutement des membres titulaires se fait
parmi les membres adhérents.
Le candidat devra d'abord faire acte de candidature par
lettre adressée au président de la Société sous couvert du
secrétaire.
L'acte de candidature une fois régulièrement fait, la
demande ne pourra être déclarée recevable par le président
qu'après avis favorable dû Bureau.
La demande, une fois déclarée recevable, le candidat
pour être élu membre titulaire, devra réunir au moins les
trois quart des voix des membres titulaires votants.' Le vote
par correspondance est admis dans les mêmes conditions que
pour les élections au Bureau. Pour fixer exactement le nom-
bre de voix à obtenir, on prendra le multiple de 4 égal ou
immédiatement supérieur au nombre réel des membres titu-
laires, et c'est de ce multiple qu'on prendra les trois quarts ».
« Article 21. — Le recrutement des membres adhérents se fera de
la façon suivante :
Le candidat doit avoir satisfait aux stages d'enseigne-
ment qui le qualifient comme psychanalyste, ce dont la
574 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Commission de l'enseignement témoigne en l'autorisant à


présenter une communication scientifique devant la Société
psychanalytique de Paris.
Après cette présentation, il fait acte de candidature par
une lettre adressée au président de la Société sous couvert
du secrétaire.
Le secrétaire annonce cette candidature à la Société en
séance administrative et les membres titulaires qui ont parti-
cipé à la formation du candidat en font un rapport à la- même
séance.
L'élection a lieu à la séance suivante sur le jugé tant de
ces rapports que du travail de présentation du candidat ».
« Article 24. — En cas de faute grave professionnelle, contre
l'honneur ou la déontologie, l'exclusion d'un membre (titu-
laire ou adhérent) peut être prononcée.
Un membre de la Société peut également être exclu pour
négliger constamment les formes enregistrées au règlement
d la Commission de l'enseignement pour l'accès à la
psychanalyse didactique et pour la validation des stages du
psychanalyste.
L'instance en exclusion est introduite par une lettre
émanant d'un membre quelconque (titulaire ou adhérent) et
adressée au président sous couvert du secrétaire. Le secré-
taire avise individuellement chaque membre titulaire au
moins quinze jours avant la séance de Comité où ledit mem-
bre doit être appelé à statuer sur l'exclusion.
Le Comité est saisi le premier de l'instance en exclusion ;
il entend le membre demandeur pour son accusation, le mem-
bre défendeur pour son plaidoyer et en général toute personne
pouvant éclairer sa religion. Si le Comité le juge bon, il peut,
pour l'enquête, déléguer ses pouvoirs à une Commission qui
rapportera l'affaire devant lui le jour du vote final. Puis le
Comité renvoie le demandeur et le défendeur, et vote en leur
absence, même si l'un d'eux est membre titulaire ».
« Article 33. — Le Siège de l'Association est et demeure à Paris,
chez le Président en exercice, le Docteur S. NACHT, 50, rue
du Docteur-Blanche (16e) ».
Le secrétaire :
M. SCHLUMBERGER.

Le gérant : J. LEUBA
.IMPRIMERIE SULLY — ROANNE
Edit. N° 22.411 Imp. N° 5054
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME XIII

N° 1
_ janvier-Mars 1949 Pages

De la sexualité de la femme. 1° Partie : De la bisexualité


(Marie Bonaparte) 1

Cure psychanalytique à l'aide de la poupée-Heur (Françoise


Dolto) 53
La psychanalyse des enfants. 3e Partie Anna Freud)..... 70
De la psychanalyse à l'analyse de la conduite (Daniel
Lagache) : 97
L'obsession (F. Lechat) 119
Un film sur « l'Enfance délinquante » (Mme F. Lechat) 144
....

N° 2 — Avril-Juin 1949

De la sexualité de la femme. 2e Partie : La fonction erotique,


fonction biopsychique (Marie Bonaparte) 16
Contribution à l'étude psychologique de l'évasion chez les
prisonniers de la guerre 1939-1945. Les difficultés
psychologiques de l'évasion (Guy Durandin)

Guex)
22
Les conditions intellectuelles et affectives de l'oedipe (G.
25
Structures familiales et comportements politiques. L'autorité
dans la Famille et dans l'Etat (Joachim Marcus) ....... 27
576 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

N° 3 — Juillet-Septembre 1949
Pages

De la sexualité de la femme. 3e Partie : Perspectives évolu-


tionnistes (Marie Bonaparte) 321
Poésie et souvenir d'enfance (Henry Flournoy) 342
De l'homosexualité à la jalousie (Daniel Lagache) 351
Réflexions sur le transfert et le contre-transfert (Sacha
Nacht) 367
A propos du livre de Charles Odier « L'Angoisse et la pensée
magique » (Georges Parcheminey) 381
Réflexions sur la psychodynamique (Raymond de Saussure) 391
Hospitalisme. Une enquête sur la genèse des états psycho-
pathiques de la première enfance (René A. Spitz) .... 397
Règlement et doctrine de la Commission de l'Enseignement
déléguée par la Société psychanalytique de Paris .... 426
Les conseillers et conseillères d'enfants agréés par la Société
psychanalytique de Paris 436

N° 4 — Octobre-Décembre 1949

Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je,


telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psycha-
nalytique (Jacques Lacan) 449
Introduction à l'étude clinique du narcissisme (J. Leuba) 456
Le narcissisme (H. G. Van der Waals) 501
XIIe Conférence des Psychanalystes de langue française
(Paris, 4 et 5 juin 1949) 527

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