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Revue française de

psychanalyse (Paris)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud


Socié t é psychanalytique de Paris. Aut eur du t ext e. Revue
française de psychanalyse (Paris). 05 / 1970.

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REVUE
FRANÇAISE DE
PSYCHANALYSE
3 REVUE BIMESTRIELLE
-
TOME XXXIV MAI 970
1

RÉPÉTITION
ET
INSTINCT
DE MORT

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
PUBLIÉE SOUS L'ÉGIDE DE LA SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS
Société constituante de l'Association Psychanalytique Internationale

COMITÉ DE DIRECTION
Ilse Barande Jean Kestenberg Francis Pasche
Maurice Bénassy Serge Lebovici Julien Rouart
Denise Braunschweig Pierre Mâle Henri Sauguet
J. Chasseguet-Smirgel Jean Mallet R. de Saussure
René Diatkine Pierre Marty Marc Schlumberger
Jacques Gendrot S. Nacht S. A. Shentoub

DIRECTEURS
Christian David Michel de M'Uzan Serge Viderman

SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION
Jacqueline Adamov

ADMINISTRATION
Presses Universitaires de France, 108, bd Saint-Germain, Paris VIe

ABONNEMENTS
Presses Universitaires de France, Service des Périodiques
12, rue Jean-de-Beauvais, Paris Ve. Tél, 033-48-63. C.C.P. Paris 1302-69
Abonnements annuels : six numéros dont un numéro spécial contenant les rapports du
Congrès des Psychanalystes de langues romanes (1969) :
France, Communauté 85 F

Prix du présent numéro 18 F

les manuscrits et la correspondance concernant la revue doivent être adressés à la


Revue française de psychanalyse, 187, rue Saint-Jacques, Paris Ve.

Les demandes en duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises
que dans les quinze jours qui suivront la réception du numéro suivant.

Cliché couverture. :
Torse de sphinx ailé
(VIe s. av. J.-C.)
Musée de l'Acropole, Athènes
(Photo Boudot-Lamotte.)
COLLOQUE
DE LA SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS

PRESENTATION

Claude HOLLANDE, Introduction au colloque 355


Louis DUJARIER, La compulsion de répétition dans l'oeuvre de Freud 359
Claude HOLLANDE et Michel SOULÉ, Pour introduire un colloque sur la
compulsion de répétition 373
Colette CHILAND, En relisant les textes de Freud sur la compulsion de
répétition : théorie de la clinique et spéculation philosophique 407

CLINIQUE
Evelyne VILLE, Un cas clinique à propos de la compulsion de répétition... 419
Henri DANON-BOILEAU, A propos de la compulsion de répétition chez
l'adolescent psychotique 427
Michel SOULÉ, La « ficelle » dans le jeu de la bobine, étude génétique de
sa maîtrise 431
Jean-Marc ALBY, Courte présentation d'un cas clinique 437

THÉORIE
Michel DE M'UZAN, Le même et l'identique 441
Michel FAIN, intervention 453
Ilse BARANDE, Qu'est-ce, ce qui est ainsi compulsionnellementrépété ? 457
S. NACHT, L'automatisme de répétition 459
André GREEN, Répétition, différence, réplication 461
Christian DAVID, Impulsion novatrice et compulsion de répétition 503
Jean GILLIBERT, La naissance de la répétition 509
Marie-Claire BOONS, Automatisme, compulsion : marque, re-marques 541

DISCUSSION 561
REV. FR. PSYCHANAL. 23
Les textes publiés dans ce numéro de la Revue française de
Psychanalyse ont été présentés lors du colloque annuel de la
Société psychanalytique de Paris, lequel s'est tenu les 29
et 30 juin 1969, avec pour thème l'automatisme de répétition.
Le Dr Pierre Marty, président de la Société psychanalytique
de Paris, a prononcé l'allocution d'ouverture de ce colloque, et
le Dr Jean Favreau assuré la direction des discussions aux-
quelles ont donné lieu les communications préparées.
En vue de leur présente publication, les textes ont été
répartis dans trois chapitres : introductif, clinique et théorique.
Bien que marquée par un certain arbitraire, cette distribution
a semblé propre à assurer la meilleure lisibilité.
Certaines interventions ont constitué en partie l'argumenta-
tion des textes préalablement diffusés, cependant que l'ensemble
de la discussion s'est développé sur un mode libre et improvisé.
Il en découle qu'on ne saurait rendre totalement compte d'un
débat aussi riche et aussi long. On s'est donc limité à donner
en appendice un bref aperçu des thèmes abordés.
Au cours des discussions sont intervenus : J. M. Alby,
I. Barande, M. C. Boons, J. Chasseguet-Smirgel, J. Cosnier,
Y. Dalibard, M. Fain, J. Favreau, J. Gillibert, A. Green,
P. Labbé, P. Luquet, P. Marty, M. de M'Uzan, C. Parat,
M. Soulé, P. Vereecken.
Dans les dernières pages de Au delà du principe de plaisir, Freud
soulève une interrogation : n'a-t-il pas surestimé l'importance des faits se
rapportant à la compulsion de répétition ?
« Il n'était pas possible de poursuivre cette idée, écrit-il, sans combiner
à plusieurs reprises ce qui était de l'ordre des faits, avec ce qui est le pur
produit de la pensée. »
Il est en effet frappant de noter que, dès qu'il fait surgir le concept de
compulsion de répétition en tant que facteur primaire irréductible à la
dynamique et à l'économie du conflit, il n'a pas échappé à l'alternative
suivante : ou bien les faits qu'il rapporte font référence à des considérations
biologiques — voire physico-chimiques — tout à fait étrangères au psychisme
humain : lois de la thermodynamique, immortalité des organismes uni-
cellulaires, germen et soma... tout en soulignant le caractère d'emprunt de
ces références, et l'accroissement du degré d'incertitude que cela entraîne
dans ses spéculations — ou bien, à l'opposé, le langage employé tend vers
celui de la philosophie : l'Eros platonicien, le mythe des Androgynes, les
Upanishades... Mais alors, comme il le confirmera plus tard, il laisse ici
libre cours à son goût de la spéculation, qu'il avait si longtemps réprimé,
ne se voulant qu'homme de science.
C'est la richesse de la pensée de Freud qui lui permet de partir d'une
praxis rigoureusement déterministe pour nous conduire jusqu'au seuil d'un
au-delà qui débouche sur les grands mythes de l'homme et sur l'opacité de
son destin. Il faut d'ailleurs noter avec Green que « les vues naturalistes de
Freud sont beaucoup plus des considérations métabiologiques, dans le sens
où l'on dirait que la métapsychologie n'est pas une psychologie » ; et nous
suivrons Green volontierslorsqu'ildéclare que le champpsychanalytique n'ap-
partient en propre ni à la biologie, ni à la psychologie, ni à la philosophie.
L'automatisme de répétition, comme tous les concepts primaires de
Freud, n'est pas exprimable en termes d'économie, s'il est pris dans son sens
radical. Il devient une pure polarité des instincts : leur caractère conser-
vateur ; c'est un concept limite que seule une extrapolation spéculative
ou des analogies biologiques permettent d'isoler.
356 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

Sur le plan clinique, la compulsion de répétition devient un pôle de


négativité pure : ce sur quoi viendrait buter le processus analytique : la
résistance du Ça n'est pas quantitativement exprimable par un plus ou un
moins. Elle n'est pas susceptible d'augmenter ou de diminuer pendant la
cure : elle rend compte d'une énergie, définitivement soumise à l'attraction
de l'inconscient. Elle exprime ce dont le Moi ne disposera jamais, qu'il
s'agisse de traces phylogénétiques ou de représentations refoulées. Elle
détient des représentations qui ne rencontreront jamais de traces verbales,
et ne pourront de ce fait s'exprimer dans le langage ni accéder au symbole;
ses contenus résistent au sens ; elle ramène inlassablement des choses à la
recherche de mots introuvables, hors du temps, c'est-à-dire du souvenir.
C'est bien pourquoi nous la rencontrons de façon privilégiée dans
certains états prépsychotiques ou caractériels, où les fixations archaïques,
les précipités d'expériences primaires semblent plonger d'emblée l'analyste
et son patient dans une relation duelle, un en deçà de l'OEdipe où la relation
triangulaire reste introuvable. De tels sujets ne nous enferment-ils pas dans
une relation tronquée qui ne peut que se répéter dans l'agir, et où la pauvreté
d'élaboration traduit l'exclusion de tout ce qui pourrait symboliser un
troisième terme ?
Il est nécessaire de bien distinguer la résistance du Ça, roc intangible,
de la réaction thérapeutique négative, avec laquelle elle est souvent confondue
sous prétexte qu'elle lui est souvent intriquée. L'opposition entre résistance
du Ça et résistance du Surmoi peut paraître pointilleuse et bien théorique.
Mais elle a une portée clinique indiscutable. En effet, la résistance du
Surmoi est une variable dont l'intensité peut se modifier au cours de l'ana-
lyse, car elle rend compte d'une énergie liée, et combien surinvestie. Le
sujet préfère la souffrance à la guérison, nous dit Freud, il s'y cramponne,
le Moi ne veut pas renoncer au châtiment : le principe de plaisir y trouve
son compte, le point de vue économique aussi.
La charge énergétique ainsi liée par le Surmoi est susceptible d'augmenter
ou de diminuer pendant la cure. La compulsion de répétition traduit l'échec
de la liaison vers le processus secondaire, l'attraction exercée par les pro-
totypes inconscients sur les processus pulsionnels refoulés. Ainsi, au delà
des contre-investissements défensifs du Moi, quelque chose de pulsionnel,
de répétitif vient barrer la route au retour du refoulé, au souvenir.
Si la plasticité de la libido rend compte de la mobilité des investisse-
ments, de la possibilité de liaison vers le processus secondaire, à l'opposé,
la viscosité de la libido, racine de la compulsion de répétition, s'exprime
cliniquement dans la résistance du Ça; elle témoigne d'une sorte d'inertie
psychique, elle rend compte de l'attraction répétitive de l'inconscient sur les
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 357

représentations refoulées et s'oppose à leur retour. La compulsion de répé-


tition n'a pas de statut métapsychologique, pas plus qu'elle n'est exprimable
en termes de quantité; elle ne peut être localisée à l'intérieur d'une seule
instance. « Un pas de plus dans l'expérience analytique, nous dit Freud
en 1937, nous amène à des résistances d'une autre sorte, à des résistances
que nous ne pouvons pas localiser et qui semblent dépendre de relations fon-
damentales dans l'appareil psychique. »
Lorsque Freud tente d'articuler dans une perspective économique la
dernière théorie des pulsions avec la deuxième topique, cette confrontation
va lui permettre de passer d'une spéculation métabiologique et métaphysique,
qui est la démarche de Au delà du principe de plaisir, à une tentative
d'interprétation métapsychologique des faits cliniques. Cette démarche
est celle poursuivie dans Le Moi et le Ça et dans le Problème économique
du masochisme. Il va alors, nous dit-il, rester au plus près de l'observation
clinique en s'abstenant de recourir à de nouveaux emprunts spéculatifs.
Aucune référence explicite à la compulsion de répétition n'apparaît
dans ces textes. Bien sûr, elle reste présente en filigrane, mais c'est l'instinct
de mort et ses vicissitudes qui vont guider Freud dans ses élaborations. Il
nous le montre à l'oeuvre dans le sadisme, le masochisme et la mélancolie
qui se trouvent radicalement réinterprétés à la lumière des nouveaux
concepts d'intrication et de désintrication des pulsions, qui sont bien des
concepts économiques. Pour reprendre une expression de Ricoeur, « Eros et
l'instinct de mort vont cesser d'être considérésface à face dans une mythologie
dogmatique ».
Le problème des relations existant entre les processus de répétition ins-
tinctifs et la domination du principe de plaisir reste encore irrésolu, écrit
Freud à la fin de Au delà.
Irrésolu, il l'est certes resté; après avoir servi à introduire l'instinct
de mort, la notion de compulsion de répétition n'apparaîtra plus sous la
plume de Freud que comme un concept limite. Elle devient une péripétie
de la thérapeutique, la résistance à la guérison.
L'automatisme de répétition à l'état pur est donc bien l'instinct de
l'instinct, nous dit Pasche, et nous pourrions ajouter la résistance de la
résistance.
« Je crois que chacun de nous est sous l'emprise de préférencesprofondé-
ment enracinées qui sans doute dirigent et inspirent à notre insu nos spécula-
tions », écrit Freud dans les dernières pages de Au delà.
Peut-être, au cours de ce Colloque, ne ferons-nous pas autre chose que
d'avouer, j'allais dire de répéter, nos préférences et nos partialités, car le
sujet s'y prête indiscutablement. Notre Société s'est faite l'écho de ces
358 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

discussions souvent passionnées entre les partisans et les adversaires de la


théorie dualiste des instincts.
Si cette discussion va se répéter aujourd'hui et demain, ce ne sera
pas, je l'espère, sous l'emprise d'un automatisme aveugle, mais certaine-
ment pour notre plus grand plaisir.
Claude HOLLANDE.
Louis DUJARIER

LA COMPULSION DE REPETITION
DANS L'OEUVRE DE FREUD

C'est en 1920, dans Au delà du principe de plaisir, que Freud a le


plus clairement exposé sa conception d'une « compulsion de répétition ».
Il avait bien auparavant décrit des phénomènes répétitifs tant dans
le tableau des névroses que dans le déroulement de la cure psychanaly-
tique. Mais sa perspective restait purement clinique, descriptive. Et,
sur le plan théorique, rien ne lui paraissait là en contradiction avec le
principe de plaisir.
En 1920, au contraire, Freud se place sur un plan différent, théo-
rique et métapsychologique : la compulsion de répétition y est envisagée,
non plus comme un phénomène, mais comme un concept métapsycho-
logique, comme une force sans cesse à l'oeuvre, qui surpasse le fameux
principe de plaisir.
Après 1920, Freud ne fera que reprendre cette perspective, mais
nous verrons qu'il put l'étendre à divers domaines de ses études psycha-
nalytiques.
Notre exposé comprendra trois parties et, prenant comme centre
Au delà du principe de plaisir, nous verrons ce qui, avant 1920, préparait
l'élaboration du concept de compulsion de répétition ; nous verrons,
enfin, les applications de ce concept dans les oeuvres freudiennes
d'après 1920.

Dans les écrits de Freud de la première période, on retrouve très


souvent la description de phénomènes de répétition, en particulier à
propos des symptômes névrotiques, et du transfert de la cure psychana-
lytique. Le terme de « compulsion de répétition » n'apparaît toutefois
que tardivement ; d'autre part, les phénomènes ainsi décrits sont pré-
sentés dans la perspective du principe de plaisir : la tendance à répéter
telle ou telle expérience passée vise à abaisser un certain taux d'exci-
tation, dont l'existence même est source de déplaisir.
C'est ce qu'on trouve en particulier dans les Etudes sur l'hystérie
(1895). Dans ses symptômes comme dans son comportement, le névrosé
360 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

répète des situations passées : situations traumatiques, auxquelles il reste


en quelque sorte inconsciemment fixé. « L'hystérique, dit Breuer,
souffre surtout de réminiscences » (1). Dans le même ouvrage, Freud,
traitant de « La Psychothérapie de l'hystérie », parle déjà du transfert,
comme du rattachement à la personne du médecin, de représentations
ou de désirs concernant en fait d'autres personnes du passé, et il parle
à ce sujet de véritable « compulsion associative » (compulsion to
associate) (2).
Une note de 1924, annexée à l'étude du cas de Mme Emmy von N...,
nous intéresse au plus haut point, car Freud y introduit explicitement,
après coup, le concept de « compulsion de répétition » (compulsion
to repeat). Il raconte comment il eut écho, quelques années après son
traitement, de ce qu'était devenue sa malade. Celle-ci s'était adressée
à un autre médecin, lui avait demandé de l'hypnotiser, s'en était trouvée
très améliorée, puis, après s'être à nouveau brouillée avec lui, avait
rechuté. C'était exactement ce qui s'était produit avec Freud aupara-
vant. « Il s'agissait là, dit celui-ci, d'un excellent exemple de la compul-
sion de répétition » (3). Jones nous précise que le Congrès où Freud
avait rencontré son collègue eut lieu en 1894 : l'impression qu'il en
avait retirée dut sans doute être très forte pour qu'il s'en souvînt
encore trente ans après (4).
Les notions de « répétition » et de « fixation » apparaissent dans
beaucoup des travaux de Freud sur la vie psychique des névrosés.
Elles sont en particulier développées dans l'Introduction à la psycha-
nalyse (1916-1917).
Ainsi dans le chapitre XVIII intitulé « Fixation aux traumatismes —
l'inconscient », l'auteur insiste sur la parenté des névroses dites trauma-
tiques, et des névroses les plus communes : dans l'un et l'autre cas il y a
répétition d'une situation passée à laquelle le patient est resté fixé.
Cette situation, dans les deux cas, peut être qualifiée de traumatique :
le traumatisme se définissant par l'aspect économique d'un événement
qui apporte, en un bref laps de temps, un surcroît d'excitation dont ne
peut se défendre le sujet : « Les névroses traumatiques sont, tout comme
les névroses spontanées, fixées au moment de l'accident traumatique.
Dans leurs rêves, les malades reproduisent régulièrement la situation
traumatique ; et dans les cas accompagnés d'accès hystériformes acces-

(1) Standard Edition, II, p. 221.


(2) St. Ed., II, p. 303.
(3) St. Ed., II, p. 105.
(4) E. JONES, Sigmund Freud, life and work, t. III, p. 290.
LA COMPULSION DE RÉPÉTITION DANS L'OEUVRE DE FREUD 361

sibles à l'analyse, on constate que chaque accès correspond à un repla-


cement complet dans cette situation » (1).
Les aspects de « répétition » et de « fixation » sont donc très intime-
ment liés dans l'explication de la formation des symptômes, Freud y
revient longuement aussi au chapitre XXIII.
C'est dans la cure elle-même, sous la forme du transfert, qu'apparaît
le plus clairement cette tendance à répéter les situations et les émotions
passées.
Dans La dynamique du transfert, qui est de 1912, Freud décrit le
transfert comme la répétition, dans la relation à l'analyste, des émois
libidinaux et agressifs naguère dirigés vers des objets de l'enfance.
Ce n'est là, sous-entend-il, qu'une illustration du principe de plaisir.
Il insiste, en effet, sur les conditions qui lui semblent favorables et
même nécessaires à cette répétition transférentielle : d'une part le
refoulement de ces émois libidinaux, d'autre part l'insatisfaction plus
ou moins grande du sujet dans sa vie affective actuelle.
Dans Remémorer, répéter, élaborer (1914), il développe sa conception
du transfert, et du rôle de la répétition. La répétition vient remplacer
dans le transfert ce qui ne peut être remémoré ; elle est à la base et de la
névrose de transfert, et de tous les acting du patient : « Aussi longtemps
que dure son traitement, le patient ne peut échapper à cette compulsion
de répétition, et finalement nous comprenons que c'est sa manière de
se souvenir » (2).
Cette compulsion de répétition constitue tout à la fois un obstacle
au travail analytique, et la matière même de ce travail. D'une part, en
effet, elle est au service des résistances : « Plus la résistance sera grande,
plus la remémoration sera remplacée par l'agir » (3). Et Freud cite le
cas extrême où la « répétition » amène certains patients à fuir la cure.
D'autre part, la répétition qui agit dans la cure constitue l'objet
même du travail analytique : « L'analyste célèbre comme un triomphe
de la cure analytique, l'apparition, dans le travail de mémorisation,
d'une pulsion que le patient aurait aimé répéter en action. Lorsque
l'attachement dû au transfert est suffisamment ancré, le traitement est
à même d'empêcher les actions de répétition les plus significatives,
et d'utiliser dès lors « in statu nascendi leurs intentions, comme matériel
de travail thérapeutique » (4).

(1) St. Ed., XVI, p. 274.


(2) St. Ed., XII, p. 150.
(3) St. Ed., XII, p. 151.
(4) St. Ed., XII, p. 153.
362 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

Telles sont, pour l'essentiel, les premières perspectives de Freud


sur la compulsion de répétition. Celle-ci y est décrite comme un phé-
nomène clinique. Son aspect dynamique y est indiscutablement reconnu.
Mais, dans tout cela, il n'y a rien qui contredise jusqu'ici le principe
de plaisir.
Comme il le dira dans son premier chapitre de Au delà du principe
de plaisir, on peut jusqu'alors penser que la répétition sert le principe
de plaisir, et son homologue, le principe de constance, de Fechner.
Elle vise, en effet, à abréagir des quantités d'excitation, donc à abaisser
un niveau de tension qui est, en soi, facteur de déplaisir.
Rien ne s'oppose à ce que l'on considère comme équivalents, le
couple psychologique « plaisir-déplaisir », et le couple physiologique
« stabilité-instabilité ». Dans cette perspective on peut
considérer que
« l'appareil psychique s'efforce de maintenir à un étiage
aussi bas que
possible, ou tout au moins à un niveau aussi constant que possible, la
quantité d'excitation qu'il contient » (1) et la répétition vise, en abaissant
la tension, à éviter le déplaisir.

En 1919 et surtout en 1920, avec Au delà du principe de plaisir,


la perspective de Freud change totalement. La compulsion de répéti-
tion y est décrite comme une force, et une force indépendante du
principe de plaisir. C'est une véritable force pulsionnelle, force « démo-
niaque » même. Elle ne contredit pas nécessairement le principe de
plaisir, mais elle se situe au delà de lui, sur un plan plus ancien. « Elle
nous apparaît plus primordiale, plus élémentaire, plus pulsionnelle que
le principe de plaisir qui se trouve, par elle, mis à l'écart » (2) (der
Wiederholungszwang... erscheint uns ursprünglicher elementarer, triebhafter
als das von him zur Seite geschobene Lustprinzip) (3). Ce disant, Freud
passe d'une simple description clinique, à une conception théorique,
métapsychologique, de la compulsion de répétition.
Quatre exemples cliniques, cependant, sont apportés, pour illustrer
et pour fonder cette conception théorique : les jeux d'enfants, le rêve
des névroses traumatiques, les névroses de destinée, et certains aspects
de la névrose de transfert.
Poussant même plus loin ses considérations, Freud en vient à dire

(1) St. Ed., XVIII, p. 9.


(2) St. Ed., XVIII, p. 22.
(3) Jenseits des Lustprinzips, Int. Psych. Verlag., 1923, p. 28.
LA COMPULSION DE RÉPÉTITION DANS L'OEUVRE DE FREUD 363

que la compulsion de répétition vise toujours à restaurer un état anté-


rieur, et on la trouve à l'oeuvre dans toute la vie instinctuelle : c'est ce
qui explique, selon lui, le caractère conservateur de tous les instincts.
Rappelons tout d'abord les quatre exemples cliniques que donne
Freud pour étayer sa conception.
Le jeu de la bobine représente la répétition, par l'enfant qui semble
y prendre plaisir, d'une expérience pourtant déplaisante, à savoir le
départ de sa mère. Jones nous dit que cette observation, Freud la fit
en 1915, sur son petit-fils Ernst, à Hambourg, donc plusieurs années
auparavant. On doit souligner ce qui, dans le jeu de la bobine, peut
représenter une recherche de plaisir : transformer une expérience désa-
gréable, passivement subie, en une expérience active de maîtrise ; il y a
aussi l'expression possible, par ce jeu, d'une agressivité dirigée contre
la mère. Mais il reste que l'expérience, naguère vécue, et maintenant
répétée dans le jeu, est foncièrement déplaisante. De même en est-il
de ce jeu que les adultes appellent la tragédie, où « des impressions
souvent douloureuses sont, cependant, une source de jouissances
élevées »(1).
Le rêve des névroses traumatiques retient tout particulièrement
l'attention de Freud. Un fait est indiscutable : ces rêves, loin de consti-
tuer la réalisation d'un désir comme c'est la règle lorsque domine le
principe de plaisir, sont la répétition pénible et angoissante d'une expé-
rience traumatique. Ils semblent relever d'un principe qui est au delà
du principe de plaisir : ils obéissent à la compulsion de répétition : « Ce
n'est pas au service du principe de plaisir, que les rêves de patients
soufrant de névrose traumatique les ramènent si régulièrement à la
situation dans laquelle se produisit le traumatisme. Nous envisagerons
plutôt que les rêves viennent aider à réaliser une autre tâche, tâche
qu'il faut accomplir avant même que ne puisse rentrer en jeu la domi-
nance du principe de plaisir. Ces rêves tentent de maîtriser l'excitation
après coup, en développant l'angoisse dont précisément l'absence fut à
l'origine de la névrose traumatique. Ils nous éclairent ainsi sur une fonc-
tion de l'appareil psychique qui, sans contredire le principe de plaisir,
en est cependant indépendant, et semble être plus primitif que la ten-
dance à rechercher le plaisir et éviter le déplaisir » (2).
La compulsion de répétition, telle qu'elle apparaît à l'oeuvre dans
la cure psychanalytique, semble bien, parfois, contredire le principe de

(1) St. Ed., XVIII, p. 17.


(2) St. Ed., XVIII, p. 32.
364 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

plaisir : très souvent, en effet, il s'agit de la répétition d'expériences


douloureuses d'autrefois : « Les patients répètent dans le transfert
toutes ces situations non désirées, et des états affectifs douloureux, et,
avec la plus grande habileté, ils arrivent à les revivre » (1). Ainsi se
mettent-ils dans la situation d'être rejetés et d'être déçus.
Même paradoxe, lorsqu'on considère certaines « névroses de des-
tinée » ou « névroses d'échec ». Il s'agit de sujets qui passent leur vie à
reproduire sans cesse la même situation : par exemple celle de l'amant
malheureux, ou bien celle du bienfaiteur, objet de l'ingratitude de
ceux qu'il aide. « Si nous prenons en considération de telles observa-
tions, basées sur le comportement de patients dans le transfert, et sur
la biographie de certains hommes et femmes, nous devons trouver le
courage de reconnaître qu'il existe réellement dans le psychisme une
compulsion de répétition qui surpasse le principe de plaisir » (einen
Wiederholungszwang der sich über das Lustprinzip hinaussetzt) (2).
L'élaboration théorique que fait Freud de ces exemples aboutit à la
définition du concept de compulsion de répétition.
Première caractéristique, d'ordre dynamique, il s'agit de quelque
chose de très fort, de contraignant ; dans ses manifestations, quelque
chose apparaît même de « démoniaque ». Il faut en tenir compte dans
la traduction que l'on propose du mot allemand Wiederholungszwang.
L'expression, parfois proposée, de « automatisme de répétition » semble
trop faible. Il semble préférable de parler d'une « contrainte de répé-
tition », ou, pour rester plus près du terme anglais (compulsion to
repeat) de « compulsion de répétition ». « Les manifestations de la
compulsion de répétition, dit Freud (3), présentent à un très haut degré
un caractère pulsionnel ; et lorsqu'elles agissent en opposition avec
le principe de plaisir, elles donnent l'impression d'une force en quelque
sorte démoniaque en action. » Dans sa traduction, Strachey insiste
lui-même sur ce qualificatif de pulsionnel (en allemand triebhaft),
terme qui exprime la notion de force et de contrainte.
Du point de vue topique, il y a peu à insister ; la compulsion de
répétition appartient à l'Inconscient, et plus exactement, dira-t-il
plus tard, au Ça, par opposition au Moi.
Mais c'est surtout le point de vue économique qui donne à la
compulsion de répétition toute son originalité. Freud reprend ici des

(1) St. Ed., XVIII, p. 21.


(2) Jenseits des Lustprinzips, Int. Psych. Verlag, 1923, p. 27.
(3) St. Ed., XVIII, p. 35.
LA COMPULSION DE RÉPÉTITION DANS L'OEUVRE DE FREUD 365

perspectives économiques déjà développées antérieurement; c'est la


distinction des « énergies libres » et des « énergies liées » ; les premières
sont régies par les processus dits primaires du système Inconscient (Ic) ;
les énergies liées sont, au contraire, celles du système perception-
conscience (P.C.), qui, lui, est régi par les processus dits secondaires.
Il y a dans l'appareil psychique une tendance très primitive à lier
les énergies. Elle opère avant même que n'intervienne le principe de
plaisir qui lui, pour entrer en vigueur, suppose déjà des liaisons d'éner-
gie, et la possible utilisation des processus secondaires. La compulsion
de répétition agit donc « avant », ou même, mieux, « au delà » du principe
de plaisir. Elle n'est pas forcément en contradiction avec lui : la répé-
tition peut porter aussi bien sur des expériences plaisantes que déplai-
santes. Les exemples cliniques le montrent bien : la répétition d'une
expérience ou situation pénibles peut fort bien se connoter, par ailleurs,
d'éléments de plaisir.
Il semble bien que la compulsion de répétition serve directement le
principe de Nirvana, c'est-à-dire,l'équivalent psychanalytique du prin-
cipe de constance ; elle vise à maîtriser une excessive excitation. Mais
elle est indépendante du principe de plaisir ; ce dernier sert, lui aussi,
le principe de Nirvâna, mais à un niveau différent, et plus récent.
Poussant plus loin ses considérations théoriques, Freud en vient à
dire que la répétition de ce qui a déjà été, est une tendance très géné-
rale, et, selon lui, inhérente à toute vie instinctuelle, voire à tout pro-
cessus biologique. « Comment comprendre l'affirmation du caractère
pulsionnel de la contrainte de répétition ? écrit-il (1). A ce point de
vue nous ne pouvons nous empêcher de supposer que nous sommes là
sur la trace d'une propriété générale des pulsions et peut-être même de
la vie organique dans son ensemble — propriété qui jusqu'alors n'avait
pas été clairement reconnue, ou du moins n'avait pas été explicitement
formulée. Il semble ainsi qu'une pulsion soit une tendance, inhérente
à la vie organique, à restaurer un état de choses plus ancien, auquel
avait été amené à renoncer l'organisme vivant, sous la pression de forces
extérieures perturbatrices : c'est-à-dire une sorte d'élasticité organique,
ou, pour le dire d'une autre manière, l'expression de l'inertie inhérente
à la vie organique. » Dans cette perspective, tout instinct mènerait
finalement à la mort. Cela va à l'encontre du sens commun, mais Freud
n'hésite pas à le dire. Les pulsions dites de conservation (anciennes
pulsions du Moi) ne viseraient pas le développement de la vie, mais

(1) St. Ed., XVIII, p. 36.


366 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

viseraient à maintenir ce mode particulier de retour à l'inorganique, qui a


déjà été expérimenté : « Il reste, dit Freud, que l'organisme ne veut
mourir qu'à sa manière ; et ces gardiens de la vie que sont les instincts
ont été primitivement satellites de la mort » (1). Et Freud veut parler
aussi des pulsions sexuelles, comme nous le reverrons.
On voit ici apparaître la dernière théorie des instincts, avec la
conception de l'instinct de mort, opposé à Eros. C'est ici que Freud,
qui s'en excuse lui-même, quitte le domaine de la stricte démarche
scientifique, et, en philosophe, se réfère au mythe platonicien déve-
loppé dans Le Banquet ; c'est ce mythe aussi auquel il se référait,
40 ans auparavant, dans une lettre d'amour à sa fiancée : les pulsions
sexuelles ne visent-elles pas à répéter, à reproduire quelque chose qui
a déjà été ; la réunion vers laquelle tendent les désirs sexuels de l'homme
et de la femme, pour reconstituer l'androgyne, ne vise-t-elle pas finale-
ment la mort ?
La compulsion de répétition travaille en silence, à l'intérieur de la
vie de chacun, tout comme l'instinct de mort dont elle est finalement
le fidèle serviteur.
Il est un ouvrage de Freud que l'on doit associer ici, c'est l'essai sur
L'inquiétante étrangeté. Il est, en effet, contemporain de Au delà du
principe de plaisir, écrit en même temps que lui en 1919.
Il y est explicitement fait état de la conception nouvelle de la com-
pulsion de répétition, et Freud y annonce la parution prochaine de
son travail.
Cherchant à définir ce qui, finalement, est susceptible, dans la vie
courante, de produire en nous ce sentiment de « l'étrangement inquié-
tant », Freud écrit : « Le sentiment d'inquiétante étrangeté survient,
lorsque des complexes infantiles qui avaient été refoulés, se trouvent à
nouveau ranimés par une quelconque impression extérieure, ou bien
lorsque des croyances primitives, que l'on pensait avoir dépassées,
semblent une fois encore se vérifier » (2).
Dans cette perspective, nous pouvons être troublés lorsque s'impose
à nous l'évidence du travail de la compulsion de répétition qui nous
mène à la mort. « Tout ce qui vient nous rappeler l'existence en nous
de cette compulsion de répétition, dit Freud, est perçu sur le mode de
l'inquiétante étrangeté » (3).

(1) St. Ed., XVIII, p. 39.


(2) St. Ed., XVII, p. 249.
(3) St. Ed., XVII, p. 238.
LA COMPULSION DE RÉPÉTITION DANS L'OEUVRE DE FREUD 367

Parmi les exemples qu'il donne, deux méritent d'être particulière-


ment retenus : l'étrange peur qui s'attache, pour certains, à l'idée d'être
enterré vivant ; la crainte étrange que ressentent certains névrosés à la
vue ou à l'évocation des organes génitaux féminins. Dans les deux cas,
c'est le retour funeste à la mère génitrice qui est évoqué : retour dont
la perspective sous-tend le désir sexuel et se trouve chargé également du
désir de mort.

A partir de 1920, Freud se réfère très souvent au concept de com-


pulsion de répétition ; mais il n'y ajoute, somme toute, rien d'essentiel.
Nous envisagerons quelques-uns des thèmes, déjà anciens, qu'il est
ainsi amené à réétudier.
Tel est celui du masochisme. Bien que le terme ne soit pas lui-même
explicitement utilisé, c'est bien du masochisme qu'il était question
dans Au delà du principe de plaisir : la répétition de situations déplai-
santes, voire douloureuses, ne peut pas être ramenée seulement à un
conflit (conflit avec la réalité extérieure, ou conflit entre deux instances
psychiques). Il y a dans la recherche, ou du moins la répétition d'expé-
riences ou situations déplaisantes, quelque chose qui ne relève pas
d'un conflit.
C'est sans doute à la compulsion de répétition que Freud fait
référence, en 1924, dans son article sur « Le problème économique du
masochisme ». La notion ancienne de fixation à une situation trauma-
tique ou désagréable y est reprise sous une forme nouvelle : c'est la
notion d'un masochisme érogène primaire. La compulsion de répétition
chez le masochiste expliquerait la répétition incessante de l'expérience
pénible passée à laquelle il semble resté fixé.
La compulsion de répétition, au cours du travail analytique, semble
agir tout à la fois comme alliée et comme résistance.
Alliée du travail analytique : jusqu'ici, Freud avait insisté sur
l'aspect répétitif de la névrose de transfert. Il a, par la suite, insisté sur le
fait que cette répétition était facilitée, dans la cure, par l'ensemble des
sentiments positifs du patient pour son analyste. Déjà, il l'avait signalé
en 1920. Il y revient explicitement en 1923 dans son article « Remarques
théoriques et pratiques sur l'interprétation des rêves ». Il y rappelle
comment les expériences déplaisantes de l'enfance ont tendance à se
répéter invinciblement, et à reparaître en dépit du refoulement que,
suivant en cela le principe de plaisir, le Moi faisait lourdement peser
sur eux. « Ceci, cependant, n'est possible qu'à partir du moment où le
368 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

travail du traitement a fait la moitié du chemin à sa rencontre et a


levé le refoulement. Ici nous pouvons ajouter, poursuit Freud, que
c'est le transfert positif qui vient à l'aide de la compulsion de répétition.
Ainsi, une alliance s'est faite entre le traitement et la compulsion de
répétition » (1). Et l'auteur d'ajouter aussitôt que la compulsion de
répétition ne respecte pas toujours cette alliance faite dans le sens
thérapeutique.
Elle apparaît en effet aussi très souvent comme une véritable résis-
tance : elle constitue ce qu'on a pu appeler « résistance du Ça ». Déjà,
en 1915, à la fin de son article sur « Un cas de paranoïa »..., Freud avait
fait allusion à cet aspect d'une « inertie psychique » qui faisait obstacle
à l'abandon des fixations. C'est la notion de « viscosité de la libido »,
qui transparaît également dans plusieurs textes assez anciens. Dans
Inhibition, symptôme, angoisse, Freud y revient, et la rattache directement
à la compulsion de répétition. Dans un de ses additifs, il explique
comment la compulsion de répétition constitue une résistance ; c'est
pour la vaincre qu'un long travail est nécessaire, au delà même de la
levée des résistances du Moi : « Le facteur dynamique qui rend néces-
saire et compréhensible un travail d'élaboration de cette sorte n'est
pas à chercher bien loin. Ce doit être que, après élimination des résis-
tances du Moi, il y a encore à surmonter la puissante compulsion de
répétition (c'est-à-dire l'attraction qu'exercent les prototypes incons-
cients sur le processus pulsionnel refoulé). Il n'y a pas d'objection à
ce qu'on décrive ce facteur de résistance comme « résistance de l'in-
conscient » (2).
Les rapports du refoulement avec la compulsion de répétition sont
aussi évoqués à plusieurs reprises. Freud redit souvent que le refoule-
ment est au service du principe de plaisir, et est l'oeuvre du Moi. Si le
refoulement se maintient, c'est que, sous l'effet de la compulsion de
répétition, le même mouvement pulsionnel se répète. On peut donc
considérer refoulement et compulsion de répétition comme deux anta-
gonistes. Qu'advient-il des pulsions naguère refoulées, lorsqu'elles
subissent une nouvelle poussée ? « Tout nouveau mouvement de la
pulsion, va suivre son chemin sous l'influence d'un automatisme — ou
je préférerais dire sous l'influence de la compulsion de répétition.
Il va suivre la même voie que le mouvement pulsionnel refoulé, comme
si la situation de danger qui avait naguère été, existait encore. Ainsi le

(1) St. Ed., XIX, pp. 117 et 118.


(2) St. Ed., XX, p. 159-160.
LA COMPULSION DE RÉPÉTITION DANS L'OEUVRE DE FREUD 369

facteur de fixation du refoulement, c'est la compulsion de répétition


du Ça inconscient — compulsion qui, dans les circonstances normales,
ne peut être écartée que grâce à un libre fonctionnement du Moi » (1).
Jusqu'à la fin de sa vie Freud reprendra ses conceptions les plus
osées sur le caractère conservateur des instincts, et sur la pulsion de
mort.
Ainsi, en 1925, dans Ma vie et la psychanalyse, il redit : « Le carac-
tère essentiellement conservateur des instincts est illustré par le phé-
nomène de la compulsion de répétition » (2).
C'est un thème qu'il reprend dans la quatrième de ses Nouvelles
Conférences (1932), pour l'élargir même au delà du domaine propre de
la psychanalyse : « Les instincts règlent non seulement la vie psychique,
mais aussi la vie végétative, et ces instincts organiques présentent un
caractère qui retient au plus haut point notre intérêt. En effet, ils tra-
duisent une tendance à rétablir un état de choses plus ancien. Nous
pouvons supposer qu'à partir du moment où un état de choses, qui fut
d'abord atteint, se trouve renversé, un instinct apparaît qui va le réta-
blir, et provoque ce phénomène que nous pouvons décrire comme une
« compulsion de répétition » (3). Sortant du terrain strict de la psycho-
logie, Freud évoque alors l'argument que lui fournit l'embryologie :
chaque individu doit, durant sa vie embryonnaire, répéter les stades
antérieurs de l'évolution de la vie animale : ce à quoi, d'ailleurs, certains,
avec Jones et Lichtenstein (4), objecteront que la récapitulation de ces
stades de l'évolution n'est pas un retour pur et simple au passé, mais
un mouvement progrédient qui vise à tout autre chose qu'une simple
répétition. C'est là aussi que Freud parle des conduites instinctives
des animaux. Il voit par exemple dans la migration saisonnière des
oiseaux et des poissons, la répétition de situations biologiques anciennes.
Il semble toutefois que Freud hésite à réduire purement et simple-
ment les pulsions, à une répétition conservatrice. Qu'en est-il dans la
perspective de sa dernière théorie des instincts ? Il a évidemment
beau jeu de décrire la compulsion de répétition comme étant au service
de l'instinct de mort : ce dernier traduit la tendance d'un retour à
l'inorganique, c'est-à-dire à l'état qui a précédé l'apparition même de la
vie. Par contre, Freud semble beaucoup plus gêné, pour en faire autant
avec Eros : « Le caractère conservateur n'appartient-il pas à tous les

(1) St. Ed., XX, p. 153.


(2) St. Ed., XX, p. 57.
(3) St. Ed., XXII, p. 106.
(4) JONES, Sigmund Freud, life and work, III, p. 292.

REV. FR. PSYCHANAL. 24


370 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

instincts sans exception ? » demande-t-il dans la quatrième de ses


Nouvelles Conférences (1). « Les pulsions érotiques ne tendent-elles
pas, elles aussi, à ramener à un état antérieur, lorsqu'elles s'efforcent
d'obtenir une synthèse des particules vivantes en de plus vastes unités ?
C'est une question que nous devons laisser sans réponse. »
Et, en 1930, dans Malaise dans la civilisation, il écrit encore : « Frap-
pante est l'opposition qui apparaît ainsi entre l'incessante tendance
d'Eros à l'expansion, et le caractère généralement conservateur des
instincts. Cela pourrait bien être le point de départ pour l'étude de
nouveaux problèmes » (2).
Resteraient à discuter les conceptions freudiennes des traumatismes
historiques et même préhistoriques, vécus non plus à l'échelle de
l'individu, mais à celle du groupe. Freud tente de transporter à l'échelon
collectif de l'histoire et de la préhistoire des peuples, ce qu'il décrit
en matière de répétition et de fixation dans l'histoire des individus.
C'est toute la perspective fort discutée de l'historicité de la fameuse
« horde primitive » et du meurtre du père. A la fin de sa vie, dans Moïse
et le monothéisme, Freud tente de reconstruire, à travers son étude
psychanalytique de la religion judéo-chrétienne, l'histoire d'un meurtre
qui aurait été réellement commis sur la personne de Moïse. Dans la
psychologie du groupe comme dans celle de l'individu, on trouve une
tendance à ranimer, à répéter, ce qui fut naguère traumatisme : « Nous
réunissons ces tentatives sous le nom de « fixations » au traumatisme,
et les décrivons comme « compulsions de répétition » » (3).
Mais Freud va plus loin : il suggère que l'histoire, ou mieux la
préhistoire du groupe, pourraient bien expliquer certains faits trou-
blants de la vie psychique individuelle. Ainsi en est-il de ce qu'il
appelle dès 1915 (dans l'Introduction à la psychanalyse), les « fantaisies
primitives ». Qu'il s'agisse de castration, ou qu'il s'agisse par exemple
de la conception sadique du coït, il semble que certains fantasmes se
retrouvent et se répètent avec une remarquable régularité chez chaque
individu. Cette répétition est trop constante pour qu'on puisse la
rattacher simplement à d'éventuels traumatismes individuels histo-
riques. Freud se demande si leur origine n'est pas à rechercher dans un
passé très lointain, dans l'histoire de la famille humaine : « Il est possible
que toutes ces inventions aient été jadis, aux phases primitives de la

(1) St. Ed., XXII, p. 108.


(2) St. Ed. XXI, p. 118.
(3) St. Ed., XXIII, p. 75.
LA COMPULSION DE REPETITION DANS L'OEUVRE DE FREUD 371

famille humaine, des réalités, et qu'en donnant libre cours à son ima-
gination, l'enfant comble seulement, à l'aide de la vérité préhistorique,
les lacunes de la vérité individuelle » (1).

La compulsion de répétition apparaît ainsi tout au long de l'oeuvre


de Freud. On peut s'interroger sur les raisons personnelles qui l'ont
amené à définir ce concept. C'est ce qu'a tenté de faire Jones (2), dont
on sait qu'il ne partageait pas les vues de Freud sur l'instinct de mort.
Il a insisté sur le fait que le problème de la mort l'avait tourmenté
tout au long de sa vie ; et il a évoqué ce que pouvaient être les problèmes
personnels qui l'auraient poussé à cette élaboration théorique.
Quoi qu'il en soit, on ne saurait méconnaître l'influence qu'ont
eue sur Freud des hommes tels que Goethe et Schopenhauer pour
qui « la mort est le but de la vie ». Nul doute, également, que Freud
a été marqué par les hypothèses de Fliess sur la fatale périodicité
des phénomènes biologiques, et surtout par la pensée de Nietzsche
qui parlait de « l'éternel retour du même ».
Rappelons-nous de toute façon ce qu'il disait lui-même de ses
travaux des années 1920-1923 : « Dans ces travaux et en particulier
dans Au delà du principe de plaisir, j'ai laissé libre cours à ce goût
de la spéculation que j'avais si longtemps réprimé » (3), et plus d'une
fois il souligne ce qui sépare le fait scientifique tiré d'une observation,
de la spéculation théorique qui aboutit à l'élaboration de concepts
métapsychologiques. Si étayée qu'elle soit par des observations cliniques,
la compulsion de répétition n'en reste pas moins, dans les écrits freu-
diens, un concept théorique ; tout comme celui de l'instinct de mort
auquel il se trouve souvent lié, il sera et reste encore très discuté par
les successeurs de Freud.

(1) St. Ed., XXIII, p. 399.


(2) JONES, Sigmund Freud, life and work, III, p. 292 et 294.
(3) St. Ed., XX, p. 57.
CLAUDE HOLLANDE et MICHEL SOULE

POUR INTRODUIRE UN COLLOQUE


SUR LA COMPULSION DE RÉPÉTITION

« Il ne me le dit plus, il ne fait que le répéter. »


MARIVAUX,
Le jeu de l'amour et du hasard.

AVANT-PROPOS

Les psychanalystes, face à la notion de compulsion de répétition,


cherchent à se situer entre deux positions extrêmes.
Pour certains, et ils sont nombreux, elle est d'emblée définie et
décrite comme un mécanisme fonctionnel, et cette position pour le
moins réductrice aboutit à lui dénier toute valeur clinique hors du
principe de plaisir dont ils se refusent à remettre en cause la souve-
raineté. Une telle conception a bien évidemment pour effet de pulvé-
riser la notion de compulsion de répétition telle qu'elle apparaît dans
Au delà du principe de plaisir.
D'autres auteurs, au contraire, restent fidèles à l'argumentation
freudienne dans ce qu'elle a de plus radical ; ainsi Pasche [34, 35, 36],
sans pour autant contester l'utilisation éventuelle de la compulsion
de répétition par le Moi en fait, en dernière analyse, une racine de notre
comportement, un facteur primaire et irréductible ; non pas un moyen
mais un besoin primaire qui existe indépendamment de toute conduite
motivée et qui exprime dans son irréductibilité même ce que la pulsion
a de plus opaque, de plus inconnaissable et de plus irrationnel. Une telle
conception se heurte aux réticences de nombreux auteurs qui l'estiment
entachée de présupposé métaphysique et cliniquement inutilisable.
En outre, ils se refusent à associer les deux termes, instinct et mort,
qui leur paraissent antinomiques.
Nous avons tenté dans ce travail d'éviter de relancer la discussion,
toujours vive, toujours passionnante et parfois passionnée, entre les
partisans et les adversaires de la dernière conceptualisation freudienne
374 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

des instincts. Personne, comme le souligne Pasche [35], ne semble


encore avoir apporté d'arguments indiscutables qui permettraient de
renoncer à cette théorisation. Pessimisme thérapeutique, décès de per-
sonnes chères, angoisse personnelle devant la mort et autres arguments
ad hominem ont pu être évoqués, mais ils sont d'une portée limitée et
ne sauraient en tout cas invalider la théorie en elle-même. Certes, la
compulsion de répétition est une notion qui a servi à Freud pour intro-
duire l'instinct de mort ; mais cependant la répétition compulsive,
aveugle, automatique, du déplaisant, voire du douloureux, apparaît
aussi comme une donnée indiscutable de la clinique psychanalytique.
Il nous faut faire un bref retour sur l'utilisation qu'en a faite Freud
dans ses travaux avant d'aborder celle des auteurs qui l'ont suivi. La
notion de compulsion de répétition demeure présente tout au long des
travaux cliniques et théoriques de Freud après 1920, tout autant que la
dualité instinct de vie, instinct de mort. Cette conception, réaffirmée
avec la force d'une conviction qui s'impose à lui, même s'il ne la déve-
loppe pas dans toutes ses implications, s'articule souvent dans ses
derniers écrits avec deux concepts voisins : l'un déjà ancien est la visco-
sité de la libido, l'autre introduit seulement en 1926, est la résistance
du Ça (1).
Le terme de viscosité de la libido ou les termes voisins synonymiques
employés par Freud (adhésivité, élasticité, inertie, ténacité) viennent
alors connoter précisément une des limites de l'activité thérapeutique.
Dans Inhibition, symptôme et angoisse, dans Analyse terminée, analyse
interminable, elle apparaît comme une qualité de la libido, inverse de sa
plasticité, qualité qui la fige comme un courant liquide épaissi et ne
lui permet plus la même liberté ni la même rapidité dans les déplace-
ments d'investissement. Cette qualité de la libido, suggérée sous une
forme imagée, n'a pas été l'objet de la part de Freud d'une élaboration
théorique en termes d'économie. Il fait appel à un facteur constitutionnel,
ou bien dira qu'elle s'accroît par le vieillissement, qu'elle est variable
selon les individus. Quant au terme de résistance du Ça, il apparaît
dans Inhibition, symptôme et angoisse : Freud, voulant établir une nouvelle
classification métapsychologique des résistances, est obligé de recon-
naître que, sans aucun doute, l'une d'entre elles est sous-tendue par la
compulsion de répétition et ne peut être attribuée au Moi. Cependant,

(1) Pour définir ces termes et préciser leur emploi dans l'oeuvre de Freud nous nous sommes
référés au Vocabulaire de la psychanalyse de J. LAPLANCHE et J. B. PONTALIS (Presses Univer-
sitaires de France, 1967).
INTRODUCTION A UN COLLOQUE 375

le moins qu'on puisse dire c'est que cette notion ne semble pas enthou-
siasmer Freud :
« Si on veut qualifier ce facteur de résistance de « l'inconscient », nous n'y
voyons pas d'objection. »
« ... Avec assez d'inexactitude, nous avons attribué ce comportement répé-
titif à une résistance du Ça » [17, 19].
On voit donc sa réticence à accorder la fonction de résister à une
autre instance qu'au Moi. D'autant que, dans toute la description de la
deuxième topique, l'accent a été mis sur la prévalence presque exclu-
sive du rôle défensif du Moi, et ceci jusque dans ses derniers articles.
Même dans Au delà du principe de plaisir, où toute la thèse développée
semblerait aller dans un sens différent, il déclare cependant :
« L'inconscient, c'est-à-dire le refoulé, n'offre aux efforts de la cure ana-
lytique aucune espèce de résistance. En fait, il ne tend même à rien d'autre
qu'à vaincre la pression qui pèse sur lui pour se frayer un chemin vers la cons-
cience ou vers la décharge par l'action réelle. La résistance dans la cure provient
des mêmes couches et systèmes supérieurs de la vie psychique qui avaient pro-
duit le refoulement en son temps. »
Six ans plus tard, il écrit [17] :
« Il faut admettre qu'après la résistance du Moi, il reste à surmonter l'em-
prise de la compulsion de répétition, l'attraction exercée par les prototypes
inconscients sur les processus pulsionnels refoulés. »
Nous pourrions multiplier les citations allant dans le même sens :
ainsi au delà même des contre-investissements défensifs du Moi,
quelque chose de pulsionnel, de répétitif, vient barrer la route au
retour du refoulé ; ainsi parallèlement à la dualité instinct de vie, instinct
de mort, apparaît une opposition antithétique réaffirmée avec force sur
le plan clinique comme sur le plan théorique et que nous pouvons
résumer ainsi : la plasticité de la libido rend compte de la mobilité des
investissements, de la capacité de changement (l'énergie du Ça par-
ticipe du processus primaire et elle est théoriquement libre), de la possi-
bilité de liaison vers le processus secondaire, de l'espoir de mobiliser, de
changer quelque chose par l'analyse. A l'opposé, la viscosité de la libido,
propriété inverse des pulsions, racine de la compulsion de répétition,
s'exprime cliniquement par la résistance du Ça. Elle témoigne d'une
sorte d'inertie psychique, elle rend compte de l'attraction répétitive
de l'inconscient sur les représentations refoulées, elle s'oppose au retour
du refoulé. Il y aurait donc à l'intérieur du Ça une opposition dialectique :
« un jeu de forces contradictoires qui y subsistent côte à côte, sans se supprimer
l'une l'autre ou se soustraire l'une à l'autre » [18].
376 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

L'énergie pulsionnelle refoulée ne peut donc pas être à nouveau


mobilisée dans sa totalité. Une partie de celle-ci reste définitivement
soumise à cette attraction de l'inconscient et dès lors se dégrade vers
un niveau d'organisation plus archaïque et moins structuré. C'est
dans ce sens que Freud a pu comparer ce processus à l'entropie d'un
système physique et c'est ainsi qu'il retrouve la notion d'instinct de mort.
Il nous semble donc un peu rapide de prétendre que les concepts
issus de la deuxième théorie des pulsions n'ont pas modifié la dynamique
du conflit psychique, qu'ils ont été pratiquement abandonnés par
Freud, et n'ont reçu aucune confirmation clinique. Pour peu satis-
faisantes que lui semblent au point de vue clinique les notions de
résistance du Ça, d'inertie psychique, de répétition compulsive, Freud
ne nous en indique pas moins une voie de recherche. Même si l'on
veut admettre que la compulsion de répétition reste en dernière analyse
un phénomène primaire irréductible (ce qu'il y a de plus pulsionnel,
de plus démoniaque), force nous est d'admettre qu'elle n'est peut-être
pas repérable à l'état pur, mais qu'elle doit être dépistée sous les mul-
tiples déguisements où elle se trouve intriquée à des motivations relevant
du principe de plaisir.
Il nous est donc permis de nous demander, après Freud, et « à
partir de Freud », qui répète ? Que répète le sujet en analyse ? Com-
ment le Moi utilise-t-il cette force pulsionnelle qui apparaît, redisons-le,
le plus souvent comme un comportement motivé, une énergie liée ?

ÉTUDES CLINIQUES

Résistance du Ça et élaboration interprétative

Il existe un processus par lequel l'analyse peut tenter de venir à bout


des résistances du Ça, nous dit Freud. C'est l'élaboration interpréta-
tive [17]. Elle consiste à formuler au patient des interprétations sem-
blables, mais à des niveaux différents, dans des contextes différents,
ou à des moments différents de la cure. Ainsi peut-il accéder à la prise
de conscience d'éléments refoulés qui, sans cela, tendraient à se répéter
compulsivement dans « l'agir » ou dans des redites stéréotypées. Là
encore le pessimisme thérapeutique de Freud se trouve nuancé par la
confiance qu'il accorde au travail analytique pour dégager le sujet de
l'insistance répétitive. Néanmoins, en introduisant la notion de résis-
tance de l'inconscient, Freud s'est demandé s'il faisait avancer la
compréhension de la cure et enrichissait la théorie.
INTRODUCTION A UN COLLOQUE 377

Les auteurs qui l'ont suivi se sont montrés plus ou moins réticents,
et accordent plus ou moins de réalité clinique à cette notion.
Il en est ainsi pour Ferenczi et Rank, qui, dans un ouvrage intitulé
Le développement de la psychanalyse [14], accordent une valeur théra-
peutique à la répétition du vécu dans le transfert comme expérience
correctrice. Certains moments du développement ne relevant pas de la
mémoire, ils pensent qu'il n'y a pas d'autre issue pour le malade que la
répétition, conformément à l'automatisme de répétition, qu'ils quali-
fient de « remémoration agie, ou actuelle ». Cette position s'oppose
radicalement à l'élaboration interprétative ; bien au contraire, elle
constitue une sorte de retour en arrière vers les processus cathartiques
et la décharge par abréactions ; elle annonce les remaniements tech-
niques que les auteurs feront subir à la cure.
Nunberg [32], au contraire, reste dans une ligne rigoureusement
freudienne et fait de la compulsion de répétition la racine la plus
profonde de chaque réaction de défense. Il consacre quelques lignes
de son livre Principes de psychanalyse à la notion de résistance du Ça :
il y voit essentiellement l'origine du passage à l'acte (1) non seulement
dans le transfert, mais aussi en dehors de la situation transférentielle.
Le sujet cherche à provoquer des expériences répétitives, et cet « agir »
s'oppose directement à la prise de conscience et ne fait que renforcer
et répéter la défense. Quoi qu'il en soit, il pense que pour devenir
accessibles à une influence directe, c'est-à-dire pour être influencées
par l'analyse, les résistances issues de la compulsion de répétition
doivent être transformées en résistances du Moi.
Fenichel [13] consacre à l'élaboration interprétative un chapitre
de son ouvrage de technique psychanalytique. Tout en accordant une
grande importance à ce processus, il précise qu'il s'applique unique-
ment au Moi : si l'élaboration interprétative peut influencer la résis-
tance du Ça, ce n'est que d'une manière indirecte seulement, car nous
savons, dit-il,
« qu'il n'y a aucun moyen d'agir directement sur le Ça, et que nous demeu-
rons impuissants devant la résistance que celui-ci oppose. »

Pour lui aussi, l'élaboration interprétative est l'antithèse de l'abréac-


tion, ce n'est pas par des décharges directes mais par un lent chemine-

(1) Pour tout ce qui a trait à « compulsion de répétition et passage à l'acte » nous ne pouvons
mieux faire que de renvoyer le lecteur au rapport de Julien ROUART, Agir et processus psycha-
nalytique (Rev. franç. de Psych., XXXII, 1968, nos 5-6 [37]), article dans lequel le sujet est
traité de façon claire et exhaustive (en particulier le chapitre : « Fonctions de la répétition par
acte »).
378 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

ment que le Moi peut être successivement confronté avec les éléments
non tolérés des pulsions.
Glover [22] est beaucoup plus pessimiste ; il estime que la résistance
du Ça s'observe surtout dans les formes les plus accentuées des troubles
mentaux où elle constitue l'obstacle irréductible, mais aussi dans des
désordres moins profonds, et même dans l'analyse des sujets « nor-
maux » (l'analyse dite didactique). Les résistances du Ça revêtent
pour lui un caractère particulièrement tenace. Cela n'est pas étonnant,
pense-t-il, puisque la principale caractéristique de la pulsion instinc-
tuelle est sa compulsion à la répétition. Contre ce roc, les interprétations
les plus adéquates viennent se briser.

« Bref, ayant épuisé la liste des résistances qui pouvaient provenir du Moi
ou du Surmoi nous restons avec ce fait nu qu'on se livre devant nous à une
répétition du même ensemble de représentations.
« C'est là, en même temps, la clé du problème. En effet,
plus nous nous
rapprochons de la répétition aveugle, plus nous pouvons toucher du doigt
une des caractéristiques de l'excitation instinctuelle. Il nous semble que le Ça
a repris sur nous l'avantage. Nous espérions qu'en écartant les résistances du
Moi et du Surmoi nous amènerions quelque chose comme une libération
automatique des pulsions et qu'une autre manifestation de défense s'empresse-
rait de lier cette énergie libérée. Au lieu de cela, il semble que nous ayons
donné un coup de fouet à la compulsion de répétition et que le Ça ait profité
de l'affaiblissement des défenses du Moi pour exercer une attraction grandis-
sante sur les représentations préconscientes. Il faut admettre que c'est par un
processus d'exclusion que l'on arrive généralement à se prononcer sur l'exis-
tence d'une résistance du Ça. »
Ainsi, lui aussi insiste sur le fait que le recours à la notion de résis-
tance du Ça est un processus d'élimination, car cette notion « affecte
de façon vitale les vertus thérapeutiques de la psychanalyse ». Son
pessimisme se trouve tempéré par les notions suivantes : il pense que
l'habileté diagnostique et pronostique doit permettre d'évaluer préala-
blement les chances que nous avons de nous heurter à cette résistance
irréductible. Parallèlement, il estime que « la simple honnêteté exige
que l'analyste ne tente pas d'excuser ses échecs en plaidant la résistance
du Ça ».
Cette dernière notation pourrait aussi résumer la position de
Maurice Bouvet [5]. Lorsque cet auteur parle de résistance du Ça, il
ne se réfère jamais à la compulsion de répétition, mais fait appel unique-
ment à la notion d'inertie psychique et en parle comme d'un facteur
constitutionnel (et non pas propriété inhérente aux pulsions en général).
Pour lui cette résistance est très rare et pratiquement toujours respon-
INTRODUCTION A UN COLLOQUE 379

sable d'échecs thérapeutiques. Il demande de s'assurer, lorsqu'on évoque


ce type de résistance irréductible, qu'il ne s'agit pas en fait d'un travail
analytique insuffisant.
P. Greenacre [23] rappelle que la remémoration des souvenirs
infantiles n'a pas d'effets thérapeutiques suffisants si l'élaboration
interprétative ne vient pas montrer comment les pulsions agissent de
façon aveuglé et répétitive dans la vie actuelle du sujet. Pour cet auteur
l'analyse devient par ce biais une expérience correctrice qui exige une
attitude de plus en plus active de l'analyste. Celui-ci devra éviter le
danger d'une certaine automatisation en miroir des interprétations qui
risqueraient sans cela de prendre l'allure de véritables slogans.
La position de Nacht [30, 31] rejoint celle de Greenacre. Bien qu'il
ne parle jamais de la résistance du Ça, ni de la compulsion de répétition,
c'est bien implicitement à ces notions que se réfère Nacht lorsqu'il
introduit les variations techniques qui sont à son avis indispensables
pour permettre au sujet de dépasser ses conflits. L'élaboration inter-
prétative n'est pas pour lui la clé qui permettra au patient de sortir de
l'impasse, mais une modification radicale de l'attitude de l'analyste :
l'interprétation elle-même sera remplacée après un certain temps
d'élaboration par des interventions directes qui ne permettent plus au
sujet de « s'enfermer dans sa réalité fantasmatique et subjective, mais
l'obligent, au contraire, à s'insérer dans la réalité extérieure ». Pour
lui, se contenter d'interpréter inlassablement et toujours ces situations
avec la neutralité coutumière, ne suffit plus à les dissiper, mais bien au
contraire les entretient. La nouvelle attitude a justement pour but
d'inciter le sujet à renoncer à une utilisation inadaptée de la situation
analytique dans laquelle il persévère parfois en dépit et malgré les prises
de consciences multiples auxquelles les interprétations données l'ont
amené. On voit que Nacht se place, comme l'auteur précédemment
cité, dans une perspective résolument normative : faire passer le sujet
de la compulsion de répétition au service de l'adaptation à une « réalité ».
Il est à noter que ces variantes techniques étaient au départ réservées
par Nacht aux seules analyses de sujets présentant de graves distorsions
du Moi, mais qu'elles ont été finalement promues au rang de procédé
systématique dans toutes les cures analtiques. y
Au cours d'un récent Colloque de la Société psychanalytique de
Paris [8] consacré aux commentaires de l'article de Freud Analyse
terminée, analyse interminable, le problème de la résistance du Ça et
de l'élaboration interprétative est venu tout naturellement en dis-
cussion. Michel Fain dans son intervention [11] souligne qu'il faut se
380 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

dégager d'un phantasme qui pourrait être induit par la lecture de cet
article : à savoir l'image d'un analyste écrasé et réduit au silence par
des forces aveugles qui réussissent peu à peu à l'engloutir dans un
mouvement perpétuel, dans des formes infernales dues à la compulsion
de répétition. Les attitudes délibérées et souvent formalistes de l'ana-
lyste vont elles-mêmes être envahies par la compulsion de répétition.
Pour lui la compulsion de répétition cherche à imposer un type de
maîtrise inintelligente et répétitive auquel doit s'opposer un type de
maîtrise intelligente et variée qui se développe au cours du processus
analytique. Si ce processus analytique se termine et meurt prématuré-
ment, c'est qu'il est fixé par la compulsion de répétition, d'où analyse
interminable.
« Dès lors, le mouvement régrédient activé par la cure ne mobilise que
quelques traces mnésiques vite figées dans des réactions transférentielles stéréo-
typées. Les représentations liées aux représentations récentes et aux interpré-
tations sont attirées en arrière au niveau des traces mnésiques qui ont joué
un rôle actif dans la création de la fixation. Les perceptions récentes, au lieu
d'enrichir les possibilités de représentations, sont immédiatement condensées,
confondues avec des traces mnésiques anciennes et perdent ainsi leur carac-
tère vitalisant. »
Comment le psychanalyste peut-il rendre vie à ce processus mort ?
Pour Michel Fain tout le problème est là... Et il pose la question
suivante :
« La présence de l'analyste et la vie qu'il met dans son activité interprétante
peuvent-elles faire rejaillir une étincelle dans ce processus mortifié ? Ou se lais-
sera-t-il entraîner à répéter toujours la même chose ? »
Tous les auteurs semblent donc d'accord, même s'ils emploient
parfois une terminologie différente, même s'ils font porter l'accent sur
un pessimisme thérapeutique plus ou moins avoué, pour considérer
que l'élaboration interprétative permet de confronter les résistances du
Ça avec la personnalité globale. Mais ceci laisse persister une obscurité,
sinon une contradiction : toute la cure se déroule à travers le Moi,
puisqu'il n'y a théoriquement aucune façon d'agir sur le Ça. L'élabo-
ration interprétative serait donc un travail qui s'applique au Moi, le
Ça lui restant inaccessible.
Cette contradiction, Jean-Luc Donnet [10] tente de la résoudre
en étudiant ce qu'il appelle « l'antinomie de la résistance ». S'appuyant
sur une analyse rigoureuse des textes de Freud, il pense que ce serait
une erreur de situer exclusivement dans le Ça le siège de la résistance
ultime où l'excitation pulsionnelle s'y manifesterait dans sa nudité
INTRODUCTION A UN COLLOQUE 381

répétitive. L'action de la compulsion de répétition, voire de l'instinct


de mort, dit-il, s'exerce au niveau de chacune des instances. Il cite
Freud à l'appui de sa thèse (Analyse terminée, analyse interminable) :
« La distinction topique du Moi d'avec le Ça a de ce fait perdu beaucoup
de son intérêt. Un pas de plus dans l'expérience analytique nous amène à des
résistances d'une autre sorte, à des résistances que nous ne pouvons plus localiser
et qui semblent dépendre de relations fondamentalesdans l'appareil psychique. »
L'antinomie de la résistance ne serait donc pas illustrée par l'oppo-
sition entre résistance du Ça et résistance du Moi, mais elle serait
repérable à l'intérieur de chacune des instances et dans leurs rapports
intersystémiques. Eros et l'instinct de mort se répartissent, s'intriquent,
se désintriquent dans toutes les instances :
« Nous ne cherchons nullement à opposer une théorie optimiste de la cure
à une autre théorie, pessimiste celle-là ; les actions communes et antagonistes
des deux instincts primitifs, l'Eros et l'instinct de mort, peuvent seules expli-
quer la diversité des phénomènes de la vie, jamais une seule de ses actions
seulement » (Freud [19]).

Compulsion de répétition et transfert


Les premiers phénomènes que Freud décrit dans Au delà... (souf-
france névrotique, jeu de la bobine, névroses et rêves traumatiques),
ne sont pas, en dernière analyse, des exceptions au principe de plaisir,
mais des modifications de celui-ci. Ces phénomènes restent motivés ;
ils peuvent s'expliquer en termes de maîtrise ; ils ont leur économie
propre, le principe de plaisir y trouve son compte. Mais la répétition
aveugle dans le transfert de situations de détresse, sans le moindre
plaisir, sans motivation, sans modification de la dynamique ni de l'éco-
nomie de la cure : répétitions de blessures anciennes, d'échecs, de
jalousie, cette tendance compulsive à répéter lui semble bien « plus
primitive, plus élémentaire, plus pulsionnelle que le principe de plaisir
qu'elle éclipse ». Les sujets semblent répéter, sans raison, pour répéter.
C'est Nunberg (1) [33], semble-t-il, qui a le premier tenté d'arti-
culer la résolution du transfert et la compulsion de répétition. Théori-
quement, dit-il, la compulsion de répétition devrait être un obstacle
insurmontable dans la progression de l'inconscient refoulé vers la
remémoration. Et pourtant, la répétition peut être un élément favorable
à la cure. La tendance conservatrice à répéter, et la tendance progressive

(1) Cf. rapport de D. LAGACHE, Le problème du transfert, R.F.P., XXVI, 1952, n°s 1-2,
pp. 48-49 et pp. 69-72.
382 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3- 1970

à décharger le refoulé qui semblent s'exclure mutuellement, vont s'unir


pour reproduire le passé : répétition et décharge d'une part, remémo-
ration d'autre part.
Deuxième notion introduite par Nunberg : le Moi libidinise la
compulsion de répétition, et de ce fait, cette tendance perdra sa force
compulsive et s'intégrera dans le Moi. Ce qui reste dans le Ça est
alors inaccessible à toute influence, mais ne justifie aucun pessimisme
thérapeutique.
Troisième argument : la compulsion de répétition exprime l'impuis-
sance du Moi à abréagir et à annuler l'expérience traumatique ; dans le
transfert la liaison libidinale de la répétition diminue la qualité trau-
matique et prépare le terrain pour une complète résolution.
Enfin, l'expérience passive est transformée en expérience active.
L'élaboration et l'orientation par le Moi permettent la décharge en
actions intentionnelles dans le monde extérieur : la gratification de
l'instinct et la maîtrise du Moi y trouventleur compte. La répétition auto-
plastique est supprimée au bénéfice d'une adaptation alloplastique (1).
Dans un article de 1951 Transfert et réalité, Nunberg utilise la
notion freudienne de l'identité de perception :
« Une perception actuelle d'une idée ravive des idées ou des émotions
anciennes inconscientes, refoulées à un degré tel qu'elles sont perçues comme
des images actuelles, quoique leur signification ne soit pas reconnue par
l'appareil psychique conscient. Ainsi, des émotions présentes et anciennes
deviennent identiques pour un temps. »
Cette tendance exprime pour Nunberg un des aspects de la com-
pulsion de répétition. En ce sens, elle est une tendance conservatrice
et régressive : la compulsion de répétition se tourne vers le passé,
le transfert vers l'actualité et en un sens vers l'avenir. La compulsion
de répétition cherche à geler, à figer la vieille réalité psychique, elle
devient ainsi une force régressive, le transfert cherche à réanimer ces
formations psychiques gelées, à décharger leur énergie et à les satis-
faire dans une réalité nouvelle et présente, il devient ainsi une force
progressive.
En résumé, Nunberg postule une différence capitale entre la

(1) Ferenczi, dans un sens spécifiquement génétique, distingue l'adaptation autoplastique


où l'organisme n'a de prise que sur lui-même et n'accomplit que des changements corporels
(conversion hystérique et matérialisation) et l'adaptation alloplastique qui qualifie des activités
tournées vers l'extérieur qui permettent au Moi de maintenir son équilibre en modifiant le
milieu (Vocabulaire de la psychanalyse, J. LAPLANCHE et J. B. PONTALIS, Presses Universitaires
de France).
INTRODUCTION A UN COLLOQUE 383

compulsion de répétition (adaptation régressive) et le transfert, poussée


vers la réalité des émotions et des idées inconscientes (fonction
progressive).
Cette double polarité du transfert se trouve reformulée de façon
originale par Viderman dans son travail sur l'instinct de mort [39].
Pour lui, d'une part le vécu transférentiel est, certes, bien répétition du
passé, itération rigide et automatisme, « retour sans issue du même, sans
autre ouverture que sur les mêmes expériences indéfiniment et stérile-
ment répétées ». Il représente en cela l'inertie de la Psyché accordée à
l'instinct de mort ; dans cette perspective le sujet répète pour répéter.
Mais, d'autre part, Viderman, citant d'ailleurs Nacht, insiste sur la
notion d'un vécu transférentiel irréductible au passé. Il inclut dans ce
transfert un présent qui transfigure et reconstruit une relation telle
que le sujet eût désiré la vivre.
« L'analyse est le fleuve d'Heraclite, on ne s'y baigne jamais deux fois. »
« L'analyste et le champ aménagé par la situation analytique... représentent la
chance offerte par la thérapeutique de rompre l'automatisme de répétition
fermé sur le passé. »
Le fait transférentiel peut donc, pour Viderman, être appréhendé
dans sa double réalité contradictoire et complémentaire : contrainte
et aimantation itérative, mais aussi processus maturatif. L'avenir de la
cure se décide finalement en fonction de la dialectique qui unit ces
deux mouvements. La compulsion de répétition lui apparaît donc à la
fois comme fixation et instrument de dépassement du passé : « Par elle
le passé s'actualise et se nie. »

CONCEPTIONS THÉORIQUES

La lecture des travaux des auteurs américains sur la compulsion


de répétition nous a laissé, dans l'ensemble, une impression de confu-
sion. Ceci est peut-être dû au manque de rigueur dans l'emploi des
termes, mais aussi et surtout à la tentative fréquente de reformuler les
concepts de base dans une perspective de science du comportement,
d'adaptation à la réalité, d'apprentissage.
Un Colloque de l'Association américaine de Psychanalyse en 1963 a
confronté ces différents points de vue [21]. Les travaux de Hartmann [25]
sont souvent cités en référence. Cet auteur distingue cinq types de
répétition :
1) Réactions à des stimuli différents ;
2) Répétitions pour le plaisir ;
384 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

3) Tensions répétitives de pulsions non déchargées ;


4) Modèles d'habitudes ;
5) Répétitions dues à un traumatisme non assimilé.
Kubie [28] pense que le concept de compulsion de répétition est
superflu. Il explique le phénomène par la récurrence d'une demande
instinctuelle non satisfaite, qui, se fixant névrotiquement, ne peut
jamais être apaisée et réclame sa gratification en fonction du principe
de plaisir.
Hendrick [26] a tenté d'annexer la compulsion de répétition dans
le cadre d'une psychologie génétique du Moi inspirée par ses recherches
sur l'apprentissage. Il existe pour lui un instinct de maîtrise, pulsion
innée à maîtriser l'environnement, à utiliser et à apprendre à utiliser
les fonctions du corps dont le but serait : « Le plaisir du fonctionnement
et l'adaptation à l'entourage. » L'ensemble de ses reformulations aboutit
à définir le Moi en terme d'instinct. La compulsion de répétition n'est
qu'un aspect, une expression de la pulsion de maîtrise ; il suggère
que le comportement répétitif apparaît dans la vie adulte lorsque le
fonctionnement du Moi ou les possibilités de décharge étant inadéquats,
le principe de plaisir est impuissant à opérer.
Nous voyons mal l'intérêt théorique qu'il peut y avoir à faire de la
maîtrise un phénomène pulsionnel inné, et de plus un instinct du Moi.
Lorsque Freud a utilisé ce terme, c'était avant 1920, précisément
parce qu'il n'en avait pas d'autre pour désigner certains aspects du
sadisme, où quelque chose d'agressif s'unit au sexuel. A partir de 1920,
l'instinct de maîtrise se perd dans les avatars de l'instinct de mort
dont on peut suivre les traces à travers le masochisme primaire, l'agres-
sivité primaire, le sadisme et le masochisme secondaires.
Pour Walder [21], la compulsion de répétition n'est absolument pas
satisfaisante comme pilier d'une théorie systématique. Il propose sa
propre classification des phénomènes répétitifs :
1) Besoin de répéter ou de revivre des expériences heureuses selon la
règle du principe de plaisir ;
2) Recherche d'expériences qui furent très désirées et jamais atteintes ;
en fait, tous les problèmes non résolus quels qu'ils soient.
En outre, Walder exprime son désaccord avec la théorie métapsy-
chologique de Freud sur la compulsion de répétition, mais il se sent
en accord avec la façon dont Freud a posé le problème dans le sens
général de deux tendances opposées dans la vie humaine : progrès et
conservatisme reliés à la vie et à la mort. On pourrait répondre à Walder
INTRODUCTION A UN COLLOQUE 385

que tout le problème est là et que c'est précisément ce conflit fondamen-


tal, quels que soient les termes que l'on emploie, que Freud a perçu
dans ses intuitions et qu'il tente d'articuler sur un plan théorique et
clinique.
Lipin, reprenant la théorie de Nunberg sur l'identité des per-
ceptions, expose de façon parfois confuse ses vues selon lesquelles
les répétitions « constituent des activités de copies » (littéralement :
« production de duplicata »), copies qui, par des approximations succes-
sives, vont progressivement reproduire le souvenir du schème initial
après qu'ait été expérimenté un nombre variable d'éditions, avec des
difficultés croissantes, éditions enrichies par le processus analytique
jusqu'à ce qu'en émerge un fac-similé semblable à l'original, de telle
sorte que sa représentation cristallise et fait émerger de façon efficace
un souvenir précis de cet original. Pour Lipin, cette « activité produc-
trice de duplicata » est bien la traduction d'une pulsion instinctuelle,
mais elle possède une valeur restructurante et remémorisante vis-à-vis
des expériences traumatiques précoces. Cette activité de « réplication »
lui apparaît comme le modèle de la compulsion de répétition. Cette
théorie nous semble relever davantage de l'explicitation de levée du
refoulement et ne nous paraît pas apporter d'éléments spécifiquement
nouveaux par rapport à celle du souvenir-écran,telle qu'elle est décrite
par exemple dans L'Homme aux loups ou dans l'article de Freud,
« Construction en analyse » [20].

La conception d'Edward Bibring [4]


Parmi les auteurs anglo-saxons contemporains, qui se sont occupés
de cette question, Bibring est peut-être le seul à proposer une concep-
tion de la compulsion de répétition qui ne soit pas entièrement réduc-
trice. En effet, s'il montre l'utilisation que peut en faire le Moi, il
la considère en dernière analyse comme un facteur primaire. Pas-
sant en revue les arguments que donne Freud pour faire surgir ce
concept, il conclut que ce terme recoupe chez lui deux significations
différentes :
1) C'est une manifestation de l'inertie de la matière vivante, une ten-
dance instinctuelle conservatrice à maintenir et à répéter les expé-
riences anciennes ;
2) C'est un mécanisme régulateur dont la tâche est de décharger les
tensions provoquées par les expériences traumatiques, après qu'elles
aient été liées en quantité fractionnée.
REV. FR. PSYCHANAL. 25
386 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-I970

Il propose deux termes distincts pour ces deux notions, tendance


reproductrice pour le maintien de la situation ancienne (traumatique),
tendance restitutive pour le rétablissement de la situation prétrauma-
tique. Pour Bibring, les phénomènes de sidération, les névroses de
guerre et autres névroses traumatiques, les rêves d'angoisse apportent
une confirmation particulièrement nette au rôle de mécanisme régula-
teur de la compulsion de répétition. Son argumentation reprend en
gros celle de Freud, dans le chapitre IV de Au delà. Rappelons-la
brièvement : A l'appareil psychique est dévolu le rôle de décharger les
stimuli : réduire les tensions à zéro, à tout le moins au plus bas étiage
possible (principe de constance), pour satisfaire au principe de plaisir.
Lorsque des stimuli trop puissants menacent de rompre la barrière
psychique, l'organisme s'efforce de les transformer en charges immobi-
lisées, c'est-à-dire liées (par le contre-investissement). Mais la tension
ainsi liée tend vers la décharge. Elle peut arriver à se frayer un chemin
à travers le contre-investissement. La répétition va ramener le sujet
toujours et régulièrement à la situation dans laquelle s'était produit
le traumatisme. L'angoisse qui accompagne ces répétitions a pour rôle
de permettre au sujet d'échapper à l'emprise de l'excitation qu'il a
subie...
« Ils (les rêves à répétition) nous ouvrent
ainsi une perspective sur l'appa-
reil psychique qui, sans être en opposition avec le principe de plaisir, n'en est
pas moins indépendante et semble plus primitive que la tendance à rechercher
le plaisir et à éviter le déplaisir. » (Freud.)
Bibring propose la définition suivante : la compulsion de répétition
est une tendance automatique et impulsive (critères de forme) à la
répétition (ou éventuellement à la décharge) d'expériences doulou-
reuses ou traumatiques (critères de contenu). Soulignant le fait que
toutes les répétitions de la vie psychique ne sont pas déterminées par
la compulsion de répétition, Bibring critique au passage les positions
de certains auteurs qui ont essayé de prouver que dans tous les cas la
reproduction d'expériences manifestement douloureuses était encore
gouvernée par le principe de plaisir (par les tendances masochiques
en particulier).
Freud, nous dit-il, ayant expliqué certains aspects des répétitions
douloureuses sur la base du principe de plaisir, est arrivé à la conclusion
que la compulsion de répétition établit fréquemment des rapports
intimes avec le principe de plaisir, mais existe néanmoins indépendam-
ment de lui. A travers quelques exemples cliniques de patients soumis
à la compulsion de répétition, dans leur comportement en analyse
INTRODUCTION A UN COLLOQUE 387

comme dans la vie, Bibring confirme l'hypothèse déjà soulignée par


d'autres auteurs : la répétition de la situation traumatisante remplace la
remémoration, le patient ne se souvient pas et ignore la nature répé-
titive de son comportement. Mais la question posée par Bibring, et
qui lui semble capitale, est la suivante : Quel est le rôle du Moi ? Est-il
complètement passif face à la compulsion de répétition ou prend-il une
participation active ? Pour répondre à cette question, il s'interroge sur
la façon dont le Moi se décharge des expériences douloureuses. Il
décrit alors — et c'est là sa contribution la plus originale — les méca-
nismes de dégagement (working off) qu'il distingue nettement : d'une
part des mécanismes de défense « classiques » tels que le refoulement
où le Moi reste soumis à la compulsion de répétition car la tension
interne n'est pas déchargée mais seulement rendue inoffensive ; d'autre
part de l'abréaction qui constitue une décharge directe, soit immédiate,
soit tardive de la tension provoquée par l'événement traumatique.
« Les mécanismes de dégagement du Moi n'ont pour but ni de décharger
la tension, ni de la rendre inoffensive ; leur fonction est de dissoudre graduelle-
ment la tension en changeant les conditions qui lui donnent naissance. »
Il en décrit trois types :
1) Compensation par une autre source de satisfaction (les tensions dou-
loureuses sont dispersées vers d'autres complexes de pensée et
d'émotion aussi longtemps qu'elles ne sont pas réduites ou annulées
par un plaisir compensatoire).
2) Détachement de la libido (dans le travail de deuil par exemple) :
reviviscence répétée de l'affect associé à des souvenirs, déplacement
de la libido sur d'autres personnes. (Il souligne qu'il laisse de côté
certains mécanismes archaïques du travail de deuil ainsi que les
sentiments de culpabilité qui ne relèvent pas de notre sujet.)
3) Familiarisation avec une situation anxiogène : en répétant une situa-
tion traumatique passée, le Moi acquiert un insight accru de la situa-
tion actuelle, l'inconnu devient familier et l'investissement émo-
tionnel diminue.
En conclusion, certaines tensions qui ne peuvent être déchargées
tendent à se répéter mais cette répétition modifie à peine la tension
jusqu'à ce qu'interviennent les mécanismes de dégagement décrits
ci-dessus, qui dissolvent cette tension. Il y a bien répétition, mais
l'énergie n'est ni directement déchargée comme dans l'abréaction, ni
liée dans un symptôme comme dans le refoulement.
Les réactions du Moi à ces répétitions sont nombreuses, soit actives,
388 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-I970

soit passives. En d'autres termes, la compulsion de répétition peut


être utilisée par le Moi de façon différente selon ses propres buts. Il
peut la maîtriser activement : c'est ainsi qu'il maintient les résistances
pendant l'analyse, c'est ainsi qu'il assure aux résistances des formes
caractérielles dans la névrose de destinée et certains types de névrose
de caractère. Ceci pour Bibring constitue une sorte de compromis
entre le Moi et la compulsion de répétition. On sait bien à quel point
il peut être difficile de déceler cliniquement les répétitions compulsives
et de les distinguer du comportement total de la personne. Cette
« absorption » dans la personnalité peut survenir en liaison avec un
processus d'adaptation. Le dégagement actif peut être sans doute
associé à un solide facteur de plaisir de nature narcissique. Freud a fait
remarquer que « la répétition, la reconnaissance d'identité est en soi une
source de plaisir ». Le gain de satisfaction narcissique peut même, si le
traumatisme douloureux a été maîtrisé, conduire au maintien des ten-
dances de répétition. Enfin, le Moi peut introduire une libidinisation
secondaire comme dans l'observation d'une patiente contraphobique
rapportée par Bibring, qui obtenait à la fois un plaisir direct et une
gratification masochique dans la fréquentation répétée de situations
dangereuses.
Mais parfois, au contraire, le Moi est affaibli et les tendances sou-
mises à la compulsion de répétition s'ouvrent une brèche à travers
le contre-investissement avec ce caractère d'étrangeté et de démo-
niaque : le Moi débordé est obligé de subir les répétitions jusqu'à ce
qu'il soit arrivé à combler la brèche par un nouveau contre-investisse-
ment (refoulement). Dans la cure, il se produit quelque chose d'ana-
logue lorsque le Moi se détend à mesure qu'avance l'analyse des
défenses ; ceci peut entraîner la répétition au lieu du souvenir. De même,
la reproduction dans les rêves des situations traumatiques est liée à
l'affaiblissement du contre-investissement pendant le sommeil. Dans
d'autres cas, le Moi peut être affaibli par de solides attitudes maso-
chiques qui favorisent la percée de la compulsion de répétition.
En résumé, la compulsion de répétition est bien au-delà du principe
de plaisir, mais pas en opposition avec lui, car tant que le Moi traite
avec la compulsion de répétition, il agit sous l'influence du principe de
plaisir. Il essaie en quelque sorte de la reprendre à son compte. L'expli-
cation, il faut la voir dans le fait que les instincts tendent à adhérer aux
expériences primaires intenses, à suivre la voie tracée par ces expé-
riences indépendamment du plaisir et de la douleur. Freud, rappelons-le,
considère ceci comme une caractéristique fondamentale des pulsions
INTRODUCTION A UN COLLOQUE 389

instinctuelles. Ainsi, la compulsion de répétition est bien un automa-


tisme instinctuel. Le facteur qui fixe le refoulement, qu'il s'agisse de
l'agréable ou du douloureux, est bien la compulsion de répétition du Ça
inconscient. Répéter l'événement impressionnant une fois vécu cons-
titue un défi lancé au Moi qui peut utiliser différents moyens pour
maîtriser cette impulsion. Si on admet que la répétition du douloureux
se situe au delà du principe de plaisir il n'y a rien d'étonnant dans
l'hypothèse d'une connexion secondaire entre cette répétition et le
principe de plaisir.
Contributions d'auteurs français
Peu nombreux sont les auteurs français à avoir systématiquement
étudié la compulsion de répétition. C'est même cette constatation qui,
au cours de la discussion qui suivit la conférence de Robert Barande [I]
a amené René Diatkine à proposer le thème du Colloque qui nous
réunit.
Nous avons déjà fait référence à l'important travail de Serge Vider-
man [39].
F. Pasche [35] réaffirme l'originalité du concept et son caractère
irréductible à toute fonction. Il pense que l'oeuvre de Freud doit être
considérée comme un tout organique, dont on ne peut impunément
enlever un morceau sans nuire à l'ordonnance du tout. Il montre dans
quelle dialectique vient s'insérer le concept gagnant d'abord du terrain
aux dépens du principe de plaisir mais bientôt « un mouvement de
reflux de la pensée (de Freud) rappelle les explications rationnelles,
les motivations économiques ». Pour lui, trois secteurs peuvent être
distingués : le premier entièrement soumis au principe de plaisir, le
second soumis à la fois au principe de plaisir et à l'automatisme de
répétition, le troisième entièrement soumis à ce dernier. Pour Pasche
« l'automatisme de répétition est donc l'instinct de l'instinct ».
C'est dans une perspective radicalement opposée que se place
Robert Barande [1, 2] : situant « aux sources mêmes de la pensée freu-
dienne la légitimité de sa recherche », il s'interroge sur les motivations
particulières qui ont conduit Freud à introduire, puis à maintenir les
concepts, pour lui purement spéculatifs, de compulsion de répétition
et d'instinct de mort. Il pense que l'angoisse de mort rend compte de
ce que chez l'homme le tabou de l'inceste assure une fonction vitale
(« la réalisation de l'inceste, le retour aux origines dans le corps maternel,
seraient en même temps pour l'homme sa fin »). Il s'appuie sur des
épisodes de la vie de Freud rapportés par celui-ci : impossibilité répétée
390 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-I970

de se rendre à Rome, inéluctable retour au quartier des prostituées


d'une « ville italienne inconnue », superstition répétée devant l'appa-
rition d'un même chiffre (celui de l'âge qu'il ne dépassera pas), pour
illustrer l'angoisse créée par la répétition du semblable que Freud relie
déjà ici à « la nature la plus intime des pulsions ». Barande estime
que la question fondamentale à laquelle Freud cherche à répondre
implicitement est la suivante : « Que répète l'automatisme de répéti-
tion ? » On se rappelle que Freud dans Au delà du principe de plaisir
évoque le mythe platonicien des Androgynes qui, séparés en deux par
Zeus, gardent la nostalgie active de leur unité et cherchent à la
retrouver. A partir de ce mythe Freud prolonge son hypothèse au
niveau biologique en évoquant une bipartition dans la substance
vivante elle-même. Celle-ci aurait été divisée en particules qui, depuis,
cherchent à se réunir sous la poussée des tendances sexuelles. Ce
que répète cet automatisme, interroge Barande, est-ce : une biparti-
tion, la séparation traumatique d'une unité originaire, préalablement
constituée par l'avènement de la vie au moment de la conjugaison
sexuelle ?
— Est-ce l'inanimé d'avant la vie, d'avant l'union ?
— Est-ce la répétition d'une séparation, celle d'un non-vécu préexis-
tant à l'union ? La répétition d'un événement subi dans le déplaisir ?
Le retour à un état antérieur identifié à une situation statique
de plaisir ?
La réponse qu'il apporte, en définitive, est la suivante :

« En d'autres termes, ce qui est répété est l'appel à la recréation de


l'unité qui, pour l'individu séparé de son complément, ne peut être
entendu que comme tentative incestueuse... Du fait de l'inachèvement
irréductible de l'homme, ces moments ne peuvent que se retrouver... en se
répétant. »
C'est dire que la question : « Que répète l'automatisme de répé-
tition ? », ne peut trouver de réponse pour le sujet que rapportée à la
tentation incestueuse et non à la mort.
Michel Fain [12], dans sa communication au Congrès de Lisbonne,
compare entre elles des activités mentales qu'il considère comme
prototypiques du processus psychanalytique lui-même. Nous ne rele-
vons dans son travail que les points où il situe la place de la compulsion
de répétition. C'est ainsi qu'il trace un parallèle entre le délire systéma-
tisé, le rêve et le processus analytique. Il montre les facteurs négatifs
du délire qui se retrouvent également dans la situation analytique.
INTRODUCTION A UN COLLOQUE 391

« Il s'agit des effets de l'automatisme de répétition et de son compagnon


de misère, la pauvreté d'élaboration. » En effet, en dehors du mouve-
ment de reconstruction propre à la dynamique de certains délires, « on
y trouve également ce roc, l'automatisme de répétition ». Cet automa-
tisme est davantage marqué dans les élaborations transférentielles au
cours de la cure, que dans les contenus oniriques. Certes, il est des
rêves dont l'élaboration a été altérée par un facteur traumatique et où
la compulsion de répétition est manifeste. En revanche, le plus souvent,
devant la variété infinie des contenus oniriques, c'est seulement le
travail d'élaboration mettant à jour le contenu latent, qui montre la
répétition sous ses diverses modalités expressives. Dans le transfert,
la compulsion de répétition ne se manifeste pas toujours de façon
évidente dans les élaborations, car celles-ci « sont fréquemment englo-
bées soit dans un système caractériel qui les intègre au Moi, soit ratio-
nalisées et ainsi rattachées au sens commun ». On comprend que la
compulsion de répétition soit moins visible dans les contenus oniriques
« car elle siège tout simplement dans le retour quotidien de l'individu
au système sommeil-rêve ». Ainsi, certains individus,à certains moments,
pendant une période plus ou moins longue, sont pris d'un besoin
répété incoercible de dormir. Dans ce cas, c'est beaucoup moins le
contenu des rêves qu'ils pourraient faire pendant le sommeil qui
exprime la compulsion de répétition, que le besoin répétitif d'aller
dormir. Puis il insiste sur l'existence d'un type de répétition créé par
le protocole même de la cure : une défense consiste à établir une névrose
de transfert où la cure est intégrée économiquement dans la vie du
patient et où les séances lui sont tout aussi nécessaires que le couple
sommeil-rêve. Ce serait une erreur que de s'attacher dans ce cas à
interpréter la répétition des contenus inconscients sans se rendre compte
que le protocole même de la cure participe à la répétition dont le sujet
est devenu toxicomane.
Si nous avons rapporté ces exemples de façon un peu détaillée,
c'est que ceux-ci nous font saisir la différence entre rythme et compulsion
de répétition. Le retour régulier du sommeil est un rythme, or il peut
être « repris » par la compulsion de répétition. De même, si les séances
d'analyse s'instaurent comme un rythme, Fain nous montre l'utilisa-
tion que peut faire de ce protocole la compulsion de répétition. On
conçoit alors qu'il n'y ait plus de valeur réparatrice des séances
et, comme dans certains délires à caractère répétitif, ce processus
« évoque au contraire une combustion qui se ranime au moindre
souffle ».
392 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-I970

HEREDITE ET COMPULSION DE REPETITION

Dans Au delà du principe de plaisir Freud n'échappe pas à plusieurs


contradictions et il le déclare avec franchise. Voici l'une d'entre elles :
après avoir rappelé qu'il avait jusqu'alors attribué la compulsion de
répétition à la nature la plus fondamentale de l'instinct quel qu'il soit,
il tend à le réserver au seul instinct de mort. Mais il signale pourtant
un des aspects de la compulsion de répétition qui lui fait tenir un rôle
tout à l'opposé : celui qu'il joue dans la transmission des caractères
héréditaires : « Les phénomènes de l'hérédité et les faits de l'embryo-
logie nous fournissent la plus belle illustration de la tendance organique
à la répétition. » Il montre que dans cette perspective la compulsion
de répétition est alors au service de l'instinct de conservation.
« Ce sont ces détours empruntés par la vie dans la course à la mort, détours
fidèlement et rigoureusement observés par les instincts conservateurs qui forme-
raient ce qui nous apparaîtaujourd'hui comme le tableau des phénomènesvitaux. »
Comment sont-ils maintenus, ces détours dont les méandres expri-
ment finalement que l'organisme ne veut mourir qu'à sa manière ? Freud
indique bien qu'il s'agit d'une situation paradoxale puisque l'organisme
vivant se défend de toute son énergie contre les influences ou les dangers
qui pourraient l'aider à atteindre son but par les voies les plus courtes.
Proposons une image : si on réalisait, cliché par cliché, grâce à des
intervalles de temps régulièrement espacés, le film accéléré de la nais-
sance, de la croissance et des apprentissages fondamentaux (la marche,
par exemple), puis du dépérissement d'un homme, et si on mettait
bout à bout les films accélérés des générations successives, on obtiendrait
une saisissante séquence des formes rigoureuses maintenues par les
modèles de l'hérédité et ceci dans un automatisme de répétition qui
apparaîtrait dès lors sous son aspect caricatural. En effet, la succession
réitérée de ces déroulements successifs d'apprentissages toujours les
mêmes, de développements toujours semblables, ne manquerait pas
d'évoquer certaines séquences de films comiques où la répétition
implacable d'efforts dérisoires stéréotypés suscite le rire et l'angoisse.
Cette image filmique n'est pas décrite gratuitement et elle s'impose
sans doute car c'est celle que Freud évoque précisément :
« Un groupe d'instincts avance avec précipitation afin d'atteindre aussi
rapidement que possible le but final de la vie, l'autre, après avoir atteint une
certaine étape de ce même chemin, revient en arrière pour recommencer la
même course, en suivant le même trajet, ce qui a pour effet de prolonger la
durée du voyage. »
INTRODUCTION A UN COLLOQUE 393

Comme on le sait, seul peut échapper à la loi entropique de la


dégradation de l'énergie et à son expansion continue, un système « géré »
par une remise en ordre constante, structurée grâce à un flux d'infor-
mations qui l'asservit. Si la vie se maintient et si elle se transmet, ce
n'est que grâce à une « information » constamment répétée au niveau de
la matière organique.
Pour reprendre un vocabulaire emprunté à la cybernétique et
rappelé il y a quelques années par Viderman [39] on peut dire ceci :
l'entropie ou dégradation et expansion constante de l'énergie se trouve
contrariée par la vie, mouvement inverse, et « l'information » vise à
maintenir en la structurant cette « remontée du courant » que constitue
la négentropie. Les modèles, une fois trouvés, sont indéfiniment répétés.
Ainsi, par exemple, au cours de ces dernières décennies, la biogénétique
a pu mettre en schéma le code qui régit la transmission de l'information
héréditaire et qui siège dans les doubles hélices chromosomiques des
chaînes chimiques d'A.D.N. Dans celles-ci, trois acides aminés aux
radicaux différents, diversement combinés, suffisent à établir et à main-
tenir un système codé propre à transmettre une information complexe
qui assure cet automatisme de répétition et qui maintient avec ténacité,
depuis des millénaires, des formes et des structures appropriées à la
lutte contre la mort.
Cette répétition inlassable du même modèle est néanmoins déviée
par quelques mutations, menues et soudaines variantes introduites par
le hasard statistique des aléas. Ces mutations qui se succèdent dans la
lignée ressemblent à la méthode des essais et des erreurs employée
par tous les êtres vivants. Ainsi, l'amibe qui, dans son milieu, veut
contourner une goutte d'acide déposée par l'expérimentateur, avance
et recule indéfiniment dans un automatisme de répétition qui pourrait
ne jamais aboutir et l'épuiserait définitivement si parfois, à la suite de
minimes variations, et par hasard, elle ne débouchait sur l'issue salvatrice.
De même l'hérédité reproduit-elle inlassablement le précédent
exemplaire sans chercher à le perfectionner. Seules les variations statis-
tiques des mutations fourniront des différences qui seront maintenues
ou éliminées par la sélection naturelle, selon qu'elles affaiblissent ou
renforcent le nouveau modèle. Le darwinisme ne peut se concevoir
qu'à l'aide du concept d'un automatisme de répétition inlassable au
niveau de l'hérédité, qui maintient les mécanismes vitaux et les améliore
par reproductions des mutants survivants, mais tout ceci au prix d'un
immense gâchis.
L'ordinateur machine tient sa vertu de calcul de sa capacité à
394 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-I970

répéter sans ennui des millions de fois la même addition dans une
seconde, ce qui aboutit à une multiplication et bientôt à une équation.
Freud, quand il reprend la théorie de Weisman dichotomisant les
lignées germinales et somatiques, nous montre que l'automatisme de
répétition siège dans le germen. Notre corps, ce soma, n'est en somme
qu'une application numérique, un cas particulier éphémère, dont le
modèle est « stocké » dans les mémoires chromosomiques de cet ordi-
nateur central que constitue la lignée germinale.
C'est ici le lieu de rappeler Ferenczi [14] et les horizons poétiques
et grandioses qu'il offre à la psychanalyse dans sa fresque thalassale,
où il tente d'introduire la bioanalytique, nouvelle science qui appli-
querait systématiquement les connaissances de la psychanalyse aux
sciences naturelles. Ferenczi est un des seuls à donner cette dimension
biologique à l'automatisme de répétition, à lier ainsi biologie et destinée
humaine tout en prolongeant rigoureusement la perspective de Freud
dans Au delà du principe de plaisir. Pour lui, l'explication freudienne
à visée économique, selon laquelle l'automatisme de répétition organise,
après un traumatisme violent, une abréaction par petites fractions,
peut également être appliquée à l'histoire de l'espèce humaine. Il
considère, par exemple, que le coït est
« comme une liquidation partielle de « l'effet de choc » provoqué par le trauma-
tisme de la naissance et toujours non encore résolu, mais également comme
un jeu, ou plus exactement une fête commémorativede délivrance d'une situa-
tion difficile, et enfin, comme une dénégation hallucinatoire négative du trau-
matisme. »
Ce coït est à la fois une compulsion, c'est-à-dire selon lui une réac-
tion d'adaptation réalisée sous la contrainte d'un trouble venu de
l'extérieur. Mais c'est aussi un mécanisme de plaisir pur dans la mesure
où il représente la dénégation hallucinatoire négative du désordre en
question.
La plus grande part des pulsions non résolues s'accumule dans le
germen, et c'est donc à partir de lui que naîtrait la compulsion de répé-
tition. Chaque répétition du coït débarrasseraitl'individu d'une fraction
de cette sensation pénible selon un processus, comparable à l'autonomie,
grâce auquel certains animaux abandonnent un membre, objet de trop
d'excitations ou d'une agression trop violente. Dans l'acte sexuel,
l'effort tend à expulser du corps la sécrétion génitale qui produit la
sensation pénible. Mais en même temps, dans une « aisance ludique »,
le coït prend en charge la satisfaction individuelle du soma avec la
liquidation des traumatismes mineurs subis au cours de l'existence.
INTRODUCTION A UN COLLOQUE 395

La répétition d'un retour temporaire dans l'utérus maternel vécu


dans le coït, comme la régression dans le sommeil (régression thalassale
à un mode de vie très archaïque), permet la reproduction mais aussi
la maîtrise sur un mode ludique de tous les périls qui accompagnent
la naissance mais aussi de toute la lutte de l'espèce pour le maintien et
l'adaptation de la vie. Ceci est d'autant facilité par le fait que le retour
réel au danger se réduit seulement au sort de l'organe sexuel et du
sperme. Le reste du corps se trouve conservé intact et n'effectue la
régression que de façon hallucinatoire.
Rappelons le parallèle phylogénétique décrit et défendu avec chaleur
et poésie :
« Nous devons peut-être nous familiariser avec
l'idée que, de même que
s'accumulent dans l'organe génital tous les moments non résolus qui troublent
l'existence individuelle pour s'abréagir ensuite à partir de là, de même s'accu-
mulent dans le plasma germinal toutes les traces mnésiques des catastrophes
subies au cours de l'évolution phylogénétique. Ensuite, de là, elles agissent de
même façon que, selon Freud, les stimulations perturbatrices non résolues
provoquent les névroses traumatiques ; elles contraignent à la répétition cons-
tante de la situation pénible, mais avec prudence, et sous une forme très atté-
nuée, aussi bien quantitativement que qualitativement ; chaque répétition
permet d'obtenir l'abréaction d'une petite fraction de la tension pénible. Ce que
nous appelons hérédité n'est peut-être que le transfert sur les descendants de la
plus grosse part de la tâche pénible d'abréagir les traumatismes ; quant au
plasma germinal, il représente, en tant qu'héritage, la somme des impressions
traumatiques, que nos ancêtres nous ont léguées et que les individus ont retrans-
mises les uns aux autres. Ce serait donc là la signification des « engrammes »
présumés par les biologistes. »
Ainsi les générations se transmettent les unes aux autres ce matériel
traumatique, chaque existence individuelle abréagit une part de ses
excitations perturbatrices par l'action justement de les vivre. Le poisson
nageant dans l'eau c'est aussi bien l'accouplement, le foetus dans le
corps maternel, mais aussi une connaissance phylogénétique incons-
ciente de notre descendance à partir des vertébrés aquatiques. Ainsi la
vie intra-utérine des mammifères supérieurs n'est qu'une répétition
de la forme d'existence à l'époque marine et la naissance, la récapitu-
lation individuelle de la catastrophe qui a contraint nombre d'espèces
lors de l'assèchement des mers à s'adapter à la vie sur la terre ferme et
à la respiration aérienne. Puis d'autres manifestations traduisentd'autres
catastrophes : époques de glaciations, etc. Une partie de l'histoire de
l'espèce et des milieux successivement modifiés auxquels elle dut s'adap-
ter, se répète dans le développement des annexes intra-utérines protec-
trices de l'embryon qui reconstituent l'équivalent d'une forme de vie
396 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-I970

aquatique. La génitalité tout entière ne serait qu'une vaste compulsion


de répétition abréagissant les souvenirs de la catastrophe ontogénétique
et aussi des catastrophes phylogénétiques.
Le sommeil, le coït, l'orgasme, le développement du sac amniotique
empli de liquide et, d'une façon générale, la fécondation interne et le
développement intra-utérin sont tous des organisations qui, dans une
compulsion de répétition indéfinie, tendent d'une part à abréagir les
catastrophes de l'espèce et, d'autre part, à rétablir des phases d'évolu-
tion en apparence dépassées.
La plus grande catastrophe demeurerait celle que Freud a évoquée
et qui aurait déchiré la matière en deux parties avec l'éveil dans les
fragments du désir de réunification. Ainsi se perpétue ce jeu répété
à l'infini dans l'alternance, de la réunion des cellules germinales (fécon-
dation) et de leur séparation (spermato et ovogenèse).
L'embryon lui-même dort et son rêve biographique est la répé-
tition palingénétique de l'histoire de l'espèce.

Nous aurions pu traiter ici de quelques problèmes théoriques ou


cliniques où la compulsion de répétition est manifestement en cause,
mais où on doit discuter sa place, son rôle et les aménagements qu'elle
suscite.
Mais ils feront sans doute l'objet de communications au cours de ce
Colloque. Par exemple :

— La compulsion de répétition et les maladies psychosomatiques.


La compulsion de répétition s'y exerce sans doute à différents
niveaux et particulièrement à un niveau biologique. On pourrait dire
que le symptôme organique est en lui-même une compulsion de répé-
tition non contrôlée. Dès lors que les automatismes fonctionnant au
niveau même des relations biologiques inter ou intracellulaires ne tien-
nent plus compte de la conservation de l'individu, la maladie psycho-
somatique survient.
— La compulsion de répétition et la théorie des instincts.
Sans avoir voulu traiter ce sujet, nous avons pensé qu'il était cepen-
dant intéressant de rapporter certaines références éthologiques. Mais
désirant conserver à ce travail une dimension purement analytique,
nous avons placé ce chapitre en annexe.
INTRODUCTION A UN COLLOQUE 397

CONCLUSION

Certains axes de réflexion semblent se dégager des études conjointes


que nous avons rapportées tant sur le plan clinique que sur le plan
métapsychologique.
La compulsion de répétition est liée à la nature la plus profonde des
instincts. Les résistances du Ça paraissent bien traduire l'émergence
dans le registre psychologique de forces qui ont sans doute leurs racines
dans le biologique et les schémas héréditaires. Le Moi doit exercer des
actions inhibitrices, freinatrices, intégratives, pour lui assigner un rôle
dans un ensemble dynamique qui tienne compte du principe de plaisir
et du principe de réalité, et finalement conserve la vie. Freud montre
dans Le Moi et le Ça comment le Moi tente de conserver à son profit les
aspects dynamiques du Ça (donc la compulsion de répétition) propres à
le servir, et comment le Surmoi prend en charge les énergies restantes
agressives propres à l'instinct de mort. En effet, il n'y a sans doute
jamais dans la clinique de compulsion de répétition pure sans plaisir : le
jeu, la névrose de caractère, le transfert, la névrose de destinée sont
des manifestations de la compulsion de répétition mais il y a aussi
plaisir et maîtrise. La compulsion de répétition réitère constamment des
séquences de fonctionnement qui ne sont pas nécessairement adaptées.
Nos mécanismes innés, repris par la relation objectale qui se structure au
cours de l'immaturation humaine, cherchent à reproduire constamment
des comportements. C'est le Moi qui transforme ces comportements en
recherche de plaisir en investissant par la libido ces actes et les objets
propres à les assouvir. Par cette maîtrise dans la dispensation de l'in-
vestissement libidinal, et par le plaisir qu'il trouve, il fait aussi de
nécessité vertu ou de nécessité plaisir et il évite une atteinte grave à
son narcissisme et à son sentiment mégalomaniaque de pouvoir.
Si nous reprenons l'image freudienne qui représente le Moi dans
ses relations avec le Ça, comme celles d'un cavalier avec son cheval,
nous pouvons dire que ce cavalier, pour éviter l'angoisse et pour équi-
librer son économie, doit affirmer qu'il trouve du plaisir là où le conduit
sa monture. De plus, bien que son cheval ne cesse de ruer, il doit aussi
y trouver du plaisir. Au reste, semble-t-il affirmer, qu'on ne s'inquiète
pas car il le contrôle fort bien et le reprendra en main dès qu'il le
voudra. Le comportement idéal pour un sujet confronté à la compulsion
de répétition serait celui d'un écuyer du Manège Espagnol de Vienne.
Cette affirmation affectée de maîtrise de la compulsion de répétition
apparaît plus nettement dans les névroses de caractère, dans certains
398 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-I970

jeux de l'enfant et de l'adulte, dans certaines formes de résistance au


cours de la cure, par exemple dans la résistance par le transfert. Malheu-
reusement, la quantité de libido dont le Moi peut disposer s'amenuise
dans certains processus où, par exemple, les contre-investissements
massifs et figés en absorbent la plus grande part. En tout cas, elle
s'appauvrit avec l'âge. Ceci ne permet plus au Moi de se donner le
change aussi facilement. La compulsion de répétition, quant à elle,
demeure tout aussi irréductible mais le plaisir qui s'y attache étant
moindre, la maîtrise du Moi est donc de moins en moins assurée. Le
vieillard répète mais dans l'angoisse. Il ne sait plus que reproduire,
toujours et quelles que soient les variables extérieures, la même carica-
ture des traits de son caractère. Lui-même n'y trouve plus beaucoup de
plaisir et sa maîtrise chancelante n'abuse plus personne. Cette compul-
sion de répétition qu'il ne parvient plus toujours à maîtriser s'impose
de plus en plus à lui sous son aspect mortifère.
De même on peut observer des séquences de comportement répétées
et ritualisées de façon compulsive, soit dans la situation transféren-
tielle, soit dans la vie commune. La compulsion de répétition en suggère
le modèle, mais bien évidemment c'est le principe de plaisir qui, sur
ordre du Moi, l'investit ne serait-ce parfois que sur le mode exclusive-
ment masochique. Mais au fur et à mesure de la vie, ou d'aléas du pro-
cessus analytique, on peut voir ces modèles compulsifs de répétition
se « délibidiniser » plus ou moins complètement et, dès lors, le sujet
s'angoisse de ne plus en conserver, la maîtrise.
Maints cinéastes ont utilisé les vertus angoissantes mais comiques
du spectacle qu'offre un individu qui retombe de façon répétée dans
une position ridicule, malgré ses efforts, par suite de l'action contraire
et inexorable d'une force naturelle : la pesanteur, le sol glissant, etc.
Si Bergson y voyait : « du mécaniqueplaqué sur du vivant », nous dirions
quant à nous : « de l'automatisme qui transparaît sous du vivant ».
Il semble que le comique naisse ici chez le spectateur de la représenta-
tion chez un autre de la perte de la maîtrise d'un automatisme répété.
L'angoisse, quant à elle, proviendrait de la perception très nette de la
perte du plaisir qui s'y attachait auparavant et de l'aspect mortifère
qui s'affirme.
Terminons par une image qui correspond peut-être à un certain
aspect du « pessimisme freudien » : celle de la machine à manger du
maïs de Charlie Chaplin dans son film Les temps modernes. Tout est
parfait, et cette machine automatique facilite bien la vie tant que son
utilisateur en est le maître et que sa mécaniquelui apporte, à chaque fois,
INTRODUCTION A UN COLLOQUE 399

automatiquement, sans vraiment trop se fatiguer, un peu du plaisir


oral qu'il y a préalablement déposé. On pourrait même lui souhaiter de
la faire fonctionner dans un auto-érotisme frénétique. Mais dès qu'il
n'y a plus de maïs, ou dès que les mécanismes de contrôle lui échappent,
de telle sorte qu'il ne sait plus comment l'arrêter, la machine répétitive
de Charlot devient sa persécutrice, lui frappe et lui casse les dents et le
conduit vers toutes les déprédations mortifères.

ANNEXE

RÉFÉRENCES ÉTHOLOGIQUES ET AUTOMATISME DE RÉPÉTITION

Le caractère inné, automatique, aveugle et irrépressif de la compulsion


de répétition a conduit Freud à la situer au niveau de ce qu'il y a de plus
primitif dans la vie instinctuelle et nous contraint à lui trouver une place et
un rôle dans cette dynamique. Dans Au delà du principe de plaisir Freud tente
de diverses façons de trouver un substratum ou, à défaut, un modèle d'expli-
cation biologique aux nouveaux concepts qu'il introduit. Il nous conseille
même très vivement :
« de nous instruire régulièrement des possibilités indéfinies de la biologie,
science dont nous sommes en droit d'attendre des explications les plus
étonnantes » ;
ce qui nous oblige à remodeler constamment notre édifice d'hypothèses.
Or, quand nous cherchons à cerner la notion d'automatisme de répétition,
nous percevons bien que les caractéristiques mêmes de ses manifestations
cliniques, l'évocation des notions de résistance du Ça et de viscosité de la libido,
nous confrontent aux données fondamentales de l'être humain, à sa vie ins-
tinctuelle la plus immédiate, bien en deçà de sa transcription dans le registre
des affects.
Les recherches des éthologues nous apportent désormais des faits d'obser-
vation multiples et des modèles d'explication fort élaborés. En raison de la
situation centrale des instincts dans l'éthologie, nous avons pensé que, sans
chercher à en retracer ici un résumé, nous pourrions enrichir la discussion de
ce qui nous paraît intéresser l'approche de la compulsion de répétition par un
psychanalyste. Une approche comparable avait été tentée au cours du Colloque
sur Psychanalyse et éthologie du Congrès international de Psychanalyse de 1959
à Copenhague [7].
Nous sommes bien conscients qu'il ne saurait y avoir d'assimilation hâtive
des processus psychiques tels que nous les fait apparaître la psychanalyse, aux
ressorts des comportements animaux que nous rapportent ces études.
Nous suivrons volontiers R. Diatkine [9] qui, amené à faire état des obser-
vations des éthologues dans son rapport de 1964 sur l'agressivité, nous avertit
des dangers de la séduction par une éthologie trop humaine et des risques
d'erreur induits par une méthode qui consisterait à passer d'un domaine qui
se veut objectif à celui de la signification ou de l'intentionalité subjective.
Nous pensons comme lui, et comme Gressot [24], que l'intérêt de ces références
éthologiques est au moins celui de montrer le point à partir duquel l'homme et
l'animal diffèrent. Il est classique, par exemple, de dire qu'on ne saurait expli-
quer un système complexe d'un ordre supérieur par un modèle servant à
400 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-I970

rendre compte d'un système d'ordre inférieur. Les éthologues modernes en


sont bien persuadés, qui affirment même qu'il n'est pas possible d'appliquer
sans précaution et sans réticence le modèle servant à rendre compte de certains
fonctionnements d'une espèce, à une autre pourtant fort voisine et d'un degré
de complexité analogue. Néanmoins, et surtout quand il s'agit d'un mécanisme
aussi archaïque que l'automatisme de répétition, peut-on se priver des recher-
ches et des réflexions de l'éthologie ? Car, comme l'insinue Bowlby [6] dans
un style humoristique: il est quand même improbable, bien que l'homme appar-
tienne à une espèce présentant certaines caractéristiques particulières, qu'au-
cune des idées issues de l'étude des espèces inférieures ne lui soit applicable.
Les études d'instinct chez les animaux ont finalementdistingué les instincts
simples et les instincts complexes. Les instincts simples sont des comportements
spontanés et motivés, manifestations de besoins individuels — comme le
besoin alimentaire — et qui n'exigent pas d'activités spécifiques compliquées
pour se réaliser. Ici, les buts sont biologiques, les comportementsfinalisés. Il y a
une correspondance naturelle entre le stimulus signe ou l'objet et la motivation.
Ce sont ceux-là qui ont souvent le plus servi à Freud pour élaborer la théorisa-
tion des pulsions. S'ils sont répétitifs, c'est uniquement dans la recherche
automatique et aveugle d'un but qui amène la décharge. En revanche, les
instincts complexes sont à l'origine d'activités spécifiques compliquées. L'instinct
est alors une coordination héréditaire d'actes, une activité innée et spécifique,
stéréotypée. Les éthologues de l'école objectiviste (Lorenz, Tinbergen et leurs
élèves) les ont particulièrement étudiés et nous ne reprendrons pas ici les
relations qu'ils en ont faites (la sollicitation, la copulation, la construction
de nids, etc.). Gaston Viaud [38] résume ainsi leurs caractères :
« Dans cette coordination héréditaire d'actes, le comportement d'appé-
tence, émanation directe de la motivation, est seul susceptible de varier selon
les circonstances et d'utiliser des habitudes acquises par les individus ou
d'intégrer des réponses intelligentes. L'acte consommatoire final, par contre,
est en quelque sorte monolithique ; lorsqu'il se réalise, c'est toujours de la
même manière car il appartient au patrimoine génétique de l'espèce comme un
appendice moteur ou un ornement morphologique. Il a un caractère machinal,
il peut se dérouler à vide, c'est-à-dire sans objet. Son rôle adaptatif n'est pas
évident dans nombre de cas et sa forme dépend bien plus du passé de l'espèce
que des nécessités imposées par des conditions actuelles. »
Au Colloque du Congrès international de 1959 [7], Tidd, Bowlby puis
Kaufman confrontent leur expérience d'analystes, leur connaissance de l'évo-
lution des idées de Freud sur l'instinct et celles des éthologues. Nous ne
retraçons ici que ce qui peut nous faire comprendre la place différente qui est
dévolue à la compulsion de répétition dans les différents systèmes explicatifs.
Dans une première période, de 1935 à 1950, les éthologues objectivistes
(Lorenz, Tinbergen, etc.) ont utilisé un modèle hydrodynamique de l'instinct
et du comportement dessiné par Lorenz et qui fonctionnerait ainsi : L'énergie
endogène s'accumule peu à peu comme dans un château d'eau. La valve qui la
retient est bloquée par un ressort dû à une inhibition centrale. Un stimulus
déclencheur débloque cette inhibition centrale. Il est fait d'un schème perceptif
inné, gestalt privilégiée d'un objet, d'une situation ou d'un congénère, qui doit
rassembler plusieurs informations précises, comme les entailles d'une clé
forment la combinaison qui libère la serrure d'un coffre (stimulus clé : schlüssel-
reiz). Ce stimulus libère l'énergie qui s'écoule et active un ou plusieurs « méca-
nismes innés de déclenchement » (1) et dès lors se déroule une chaîne progré-

(1) Forme d'action automatique stéréotypée.


INTRODUCTION A UN COLLOQUE 401

diente d'actes dits consommatoires car ils épuisent l'énergie plus ou moins
vite. Tous les actes instinctifs provoquent en vertu du mécanisme qui les sous-
tend, une pulsion qui veut se décharger et l'animal a un comportement dit
appétitif par lequel il se livre à une sorte de recherche de type préparatoire de
ce stimulus signal, qui lui permettra d'accomplir l'acte ou la série d'actes
consommatoires. De nombreux éthologues ont décrit ces séquences instinctives
à l'origine de comportements répétitifs complexes qui permettent l'accomplis-
sement des tâches nécessaires à l'espèce. Ces séquences constituent des pattern
qui peuvent être décomposés en une série rigoureusement causaliste d'actes
instinctifs. Le résultat ou l'activité consommatoire de la précédente constitue
le stimulus clé de la suivante ou conduit à une situation permettant de le
recevoir.
Tinbergen a tenté de démonter l'organisation hiérarchique des réactions
instinctives, expliquant toutes les activités connexes dans les domaines de la
reproduction, des migrations, de la recherche des lieux d'approvisionnement,
du choix du mâle, de la femelle, de la construction des nids, de la copula-
tion, etc. Il individualise des paliersfonctionnels. A chaque niveau se rattachent
un ou plusieurs mécanismes déchargeants innés qui se cooptent avec le stimulus
signal biologiquement approprié, telle une posture du partenaire. Seul un sti-
mulus clé précis est capable de déclencher aussi un comportement aux niveaux
inférieurs et ce comportement ne peut donc être que biologiquement correct.
Ces niveaux inférieurs ont des blocages et, tant qu'ils durent, l'énergie réac-
tionnelle spécifique s'accroît et active le comportement appétitif qui contraint
l'animal à rechercher de façon impérative et directive le déclencheur approprié.
Ce premier modèle hydrodynamique des éthologues correspond bien
pour Bowlby et pour Kaufman à la première conception freudienne de la
libido qui s'écoule selon les voies nerveuses (la notion de viscosité de la libido
y fait directementréférence) et s'épuise dans des actes consommatoires d'énergie
à visée finaliste qui apaisent donc la tension. Ainsi s'expliqueraient :
— que les actes instinctifs sont moins facilement répétés juste après l'accom-
plissement qui aurait vidé une partie du réservoir ;
— qu'un stimulus moins précisément défini « fasse l'affaire » lorsque la tension
est très élevée. Ceci explique certaines aberrations ou certains déclenche-
ments précipités inadéquats ;
— que dans certains cas extrêmes de pression très forte, la vanne s'ouvre
d'elle-même et l'acte paraît automatique sans stimulus déclencheur.
La place nous manque pour suivre maintenant Kaufman ou Bowlby
quand ils critiquent les erreurs de certains psychanalystes qui ont adhéré
de trop près à ce modèle explicatif hydrodynamique, prenant — comme dit
Freud — l'échafaudage pour la construction. En revanche, nous devons nous
interroger sur la place faite dans ce système à la compulsion de répétition et
force nous est de constater qu'elle en a peu. Freud n'y fait aucune allusion
tant qu'il conserve ce modèle explicatif exclusif. Les éthologues y font peu
de référence. Benassy [3] dans son rapport sur la théorie des instincts, note
ceci : puisque tout schème effecteur suppose une excitation, il faut bien ima-
giner, pour expliquer l'automatisme de répétition, qu'il existe des schèmes
récurrents, ce qui présuppose la possibilité d'excitations récurrentes. Seul
donc le feed-back permettrait, dans cette théorie, d'expliquer l'automatisme de
répétition. En effet, le résultat d'une séquence d'actes consommatoires peut
amener un animal dans une situation ou dans un état où il reçoit à nouveau un
stimulus clé (d'origine interne ou externe) assez proche du stimulus déclen-
cheur initial de la séquence. Celle-ci se trouve reportée avant même la fin de la
REV. FR. PSYCHANAL. 26
402 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-I970

série, au point de départ (c'est le da capo de la fin d'un morceau musical).


Cette séquence étant reportée à son point de départ, avant que des actes
consommatoires aient épuisé l'énergie endogène. Puisque la pression reste
élevée, il n'est pas nécessaire que le stimulus qui déclenche le feed-back soit aussi
précis. Le processus peut se reproduire longtemps comme un disque enrayé.
Benassy se demande également si l'apprentissage théorique de comporte-
ments appétitifs peut s'expliquer entièrement selon les hypothèses réflexolo-
giques de mécanismes réflexes circulaires. Faut-il faire appel à des circuits
neurologiques réverbérants capables de fonctionner comme des centres intrin-
sèques d'activité nerveuse ? Sûrement pas, car les éthologues se disent encore
très ignorants des mécanismes physiologiques qui correspondent à ce qu'ils
décrivent. Est-il même justifié de rechercher des mécanismes localisés ? La
complexité des corrélations nerveuses que de tels actes présupposent incline à
penser que toute la machinerie nerveuse est en action dans le moindre compor-
tement instinctif, et l'hypothèse de centres nerveux plus ou moins spécialisés
doit laisser la place à celle de frayages, de réseaux ou d'ensembles fonc-
tionnels, etc.
Depuis la dernière décennie (1955) les éthologues semblent maintenant
avoir remplacé leurs premiers modèles par le concept d'un système de réponses
activé par un mécanisme complexe qui tient compte à la fois des stimuli exté-
rieur et intérieur et qui se trouve arrêté par un autre mécanisme similaire.
C'est une nouvelle théorie d'inhibition et de déconnexion. Ce système tient à
rendre compte de plusieurs faits instinctuels inexplicables sans lui :
a) Une activité répétée pourtant très intense peut s'arrêter d'un coup en
présence d'une situation où elle rencontre un stimulus externe : un nouveau-
né, même affamé, cesse de crier quand sa mère le prend dans les bras ;
un cheval emballé se calme en arrivant à l'écurie ; un oiseau cesse de bâtir
son nid s'il y en a déjà un et son travail reprend aussitôt si on le lui enlève ;
b) La plus grande partie du comportement s'achève non par l'exécution d'un
acte, mais bien grâce à la présence d'une certaine situation stimulante.
Un oiseau qui pond normalement quatre oeufs et s'arrête à ce chiffre,
continuera à pondre jusqu'à plus de soixante oeufs si on retire du nid
au fur et à mesure le dernier oeuf pondu.
L'activité alimentaire de la mouche a pu être décrite dans une séquence
qui fait intervenir plusieurs stimuli successifs, chacun rendu possible par
l'activité précédente qui met en position de recevoir électivement le stimulus
clé déclenchant l'acte suivant. Sans vouloir entrer dans les détails de cette
séquence rapportés par exemple par Déthier, on peut schématiser ses conclu-
sions : la durée du repas et l'activité alimentaire sont réglées par des seuils
d'adaptation et de désadaptation des mécanismes oraux. Mais dans le réglage
de ce seuil n'interviennent ni la glycémie, ni le sang, ni la déplétion du jabot,
ni le taux de glycogène dans le tube digestif, ni aucun agent humoral modifié
par l'alimentation. Il dépend d'une information venue d'un organe embryonnaire
émettant un nerf récurrent. Quand le nerf récurrent est coupé, l'inhibition ne se
prolonge pas et la mouche répète indéfiniment son comportement et mange
à en mourir. Inversement, si elle a mangé suffisamment longtemps un sucre
non assimilable, elle est métaboliquement affamée mais arrivée à satiété du
point de vue du comportement.
Si trouver la nourriture est une séquence déterminée par une augmenta-
tion de l'activité générale de recherche en période de privation, la prise d'ali-
ments, en revanche, n'est pas du tout commandée par un besoin tissulaire. Des
conditions anormales peuvent donc rendre le comportement instinctif incohé-
INTRODUCTION A UN COLLOQUE 403

rent du point de vue finaliste, mais il ne s'en déroule pas moins pour autant.
Par exemple, les oies grises fouillent de leur bec le fond de la mare un certain
nombre de minutes par heure même si elles n'y peuvent rien trouver et même
s'il y a de la nourriture rassemblée au bord de la mare.
« Dans les conditions normales, les souris doivent pas mal ronger, les poules
pas mal picorer et les écureuils pas mal sautiller ; il n'est donc pas immédiatement
évident que ces impératifs proviennent, plus que de stimulations déclen-
chantes externes, d'un besoin interne. Mais si l'on supprime expérimentale-
ment pendant quelque temps les stimuli déclencheurs du milieu externe,
il devient clair que leur rôle était seulement de déterminerquand et où il fallait
exécuter le mouvement instinctif » (Lorenz [29]).
Il faut tenir compte aussi d'autres faits : une grande partie des comporte-
ments peut être décrite comme la recherche d'un stimulus et la plupart des
satisfactions découlent en réalité d'une stimulation, et non de l'absence de
celle-ci. (Les gens privés d'épreuves sensorielles les hallucinent.)
On sait que Bowlby a utilisé certains des concepts éthologiques que nous
venons de rappeler pour expliquer l'ontogénie des relations objectales et des
réactions d'angoisse, de défense et de dépression qui succèdent chez l'enfant
à sa séparation du personnage maternel. Il parle de jeunes animaux « qui suivent
pour suivre et s'accrochent pour le plaisir de s'accrocher ». L'attachement
existe pour lui de façon primaire sans que la mère elle-même fasse quoi que ce
soit pour encourager cet attachement. Il constitue la moitié d'une relation
sociale réciproque qui suit son cours mais qui, d'autre part, reste indépendante
de la période d'allaitement.
« Si les systèmes de réponse instinctuelle formant le trait d'union avec un
personnage maternel sont primaires, n'importe quelle ingérence dans leur
action doit entraîner de la détresse et de l'angoisse aussi sûrement que lorsqu'il
s'agit de frustrations d'autres instincts primaires » [6].
Nous avons bien compris qu'une activité peut se substituer à une autre
par une équivalence symbolique, mais Bowlby pense pour sa part qu'on peut
aussi concevoir une substitution à un niveau infrasymbolique qui expliquerait
bien des actes répétitifs. Un enfant puni suce son pouce, un enfant séparé de
sa mère se bourre de nourriture.
Peut-être que le pouce et la nourriture symbolisent la mère tout entière,
mais peut-être que les activités répétées compulsivement de suçoter et de
manger se développent, dit Bowlby, comme des activités non symboliques,
hors du contexte, dès que les systèmes réactionnels de l'enfant qui veut suivre
et s'agripper sont entravés.
La fréquentation des éthologues a aussi porté Kaufman [27] vers quelques
réflexions sur leur façon de comprendre les instincts des animaux.
a) Il y a toujours une distinction entre causes et fonctions d'un comportement.
Ceci permet de comprendre certains comportements directifs à l'aide de
mécanismes de feed-back qui le guident vers son état terminal ou son but.
La sélection naturelle a favorisé ceci.
b) La pulsion n'est pas intentionnelle, elle n'est pas unitaire. Le prototype
de la pulsion, la pulsion alimentaire, a été utilisé par différents systèmes
y compris la psychanalyse pour donner une idée du fonctionnement pul-
sionnel.
Kaufman pense que c'est à tort :
« On ne saurait parler pour ce qui touche le domaine de ces processus biolo-
giques de pulsions unitaires qui activeraient et dirigeraient une grande partie
404 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

du comportement. Rendons-nous bien compte du fait que le concept de pulsion


intentionnelle unitaire exigerait que la pulsion, pour atteindre le but du compor-
tement, provienne de ce but ou plus exactement de l'absence de ce dernier et
dirige tout au long le comportement et doive également en être la cause quelle
que soit notre façon de définir le but et sans nous préoccuper de savoir si
celui-ci est ou non conscient. »
On voit que l'automatisme de répétition trouve une place plus vaste dans
cette façon plus récente et plus complexe d'envisager les manifestationsinstinc-
tuelles animales, puisque les actes préparatoires ou consommatoires se répètent
automatiquement et indéfiniment tant que le stimulus inhibiteur n'intervient
pas et sans qu'il y ait de lien logique avec l'assouvissement obtenu par cet
acte, ni même avec la quantité d'énergie déjà consommée. Un automatisme de
répétition peut s'instaurer à chaque palier dans la séquence progrédiente causa-
liste des actes instinctifs si le stimulus inhibant exogène ou endogène n'intervient
pas.
La question qui se pose plutôt maintenant devient donc celle-ci : « Pourquoi
les organismes ne succombent-ils pas constamment à ces automatismes qui ne
demandent qu'à s'exercer ? » Seules les en préservent la précision du code qui
régit les stimuli clés, la minutie des agencements dans les séquences et l'inter-
vention ad hoc des stimuli inhibiteurs qui normalement doivent toujours être
rencontrés, puisque la conséquence de l'acte précédent est de mettre l'animal
« en situation de le recevoir ». Dès que la fiabilité de cette série causaliste est mise
en défaut, l'automatisme de répétition poursuit son oeuvre et ceci jusqu'à la
mort s'il n'y a pas d'autre système de rattrapage. On comprend que Freud
rencontrant la notion de compulsion de répétition ait été amené à élaborer
le concept d'instinct de mort et lui ait cherché un substratum biologique.
Désormais, son opposition instincts de mort, instincts de vie ou éroti-
ques est une formulation qui s'accorde bien avec des formulations les plus
actuelles des éthologues. La compulsion de répétition c'est le fonctionne-
ment même du Ça. Elle est mortifère car elle épuise et tue l'organisme. Seul,
peut contribuer à la contrôler et à l'inhiber, donc l'arrêter, l'instinct de vie :
Eros.
Nous avons limité notre exposé des théories éthologiques à ce qui permet-
tait directement de situer la compulsion de répétition. Nous avons dû laisser
de côté certains aspects passionnants de ce chapitre qui, bien entendu, est bien
plus complexe. C'est peut-être ce qui donne à notre exposé un schématisme
évident.
BIBLIOGRAPHIE
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INTRODUCTION A UN COLLOQUE 405

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[12] FAIN (Michel), Ebauche d'une recherche concernant l'existence d'activités
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[13] FENICHEL (O.), Problèmes de technique psychanalytique (1941), trad.
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[25] HARTMANN (H.), Egopsychology and the Problem of Adaptation, 1 vol.,
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[26] HENDRIC (I.), The discussion of the « Instinct to master », Psychoanalytic
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406 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-I970

[28] KUBIE (L. S.), A critical analysis of the concept of Repetition Compulsion,
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[29] LORENZ (K.), L'agression, une histoire naturelle du mal (1963), trad. franç.,
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[30] NACHT (S.), Présence du psychanalyste, I vol., Presses Universitaires de
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[31] NACHT (S.), Le contre-transfert et les résistances, Intervention au
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[32] NUNBERG (H.), Principes de psychanalyse. Leur application aux névroses
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[33] NUNBERG (H.), Intervention au Congrès international de Psychanalyse
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[34] PASCHE (Francis), Discussion du rapport de Daniel Lagache sur le pro-
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[35] PASCHE (Francis), Autour de quelques propositions freudiennes contes-
tées (1956), A partir de Freud, I vol., Payot, 1969.
[36] PASCHE (Francis), Le génie de Freud (1956), A partir de Freud, 1 vol.,
Payot, 1969.
[37] ROUART (Julien), Agir et processus psychanalytique, Rev. fr. Psych.,
XXXII, 1968, 5, 6, pp. 891-988.
[38] VIAUD (G.), Les instincts, I vol., Presses Universitaires de France, 1959.
[39] VIDERMAN (S.), De l'instinct de mort, Rev. fr. Psych., XXV, 1961, n° I,
pp. 89-129.
COLETTE CHILAND

EN RELISANT LES TEXTES DE FREUD


SUR LA COMPULSION DE RÉPÉTITION :
THÉORIE DE LA CLINIQUE
ET SPÉCULATION PHILOSOPHIQUE

Après les exposés très clairs et très documentés de Dujarier et de


Hollande et Soulé, notre propos sera limité : il s'agit de faire le départ,
dans l'introduction par Freud de la notion de compulsion de répétition
et les réflexions qui l'accompagnent, entre ce qui est théorie de la cli-
nique et ce qui est spéculation philosophique, ou plutôt spéculation que,
faute d'un autre terme, nous qualifierons de philosophique.
Comme Dujarier l'a rappelé, la notion de répétition est présente
dès le début dans l'oeuvre de Freud : à travers la notion de transfert
(aussi bien.dans le sens initial de la Traumdeutung que dans le sens
ultérieur plus spécifique) ; à travers la notion de fixation, présente dès
la première édition des Trois essais sur la théorie de la sexualité, en 1905 ;
dans la caractéristique du retour du refoulé, commune au rêve, aux
actes manqués, aux symptômes, où les désirs infantiles refoulés per-
sistent, tentent répétitivement de trouver une issue.
Mais la répétition ne revêt pas alors la figure originale qu'elle
prendra plus tard, comme « concept métapsychologique ».
En particulier, elle n'apparaît pas comme indépendante du principe
de plaisir. Freud souligne, dans Le mot d'esprit et ses rapports avec
l'inconscient, que retrouver le connu est un plaisir, celui de l'épargne
d'effort psychique. C'est aussi bien le plaisir de la répétition que le
plaisir du souvenir.
Il n'est donc question que de la répétition du plaisir et du plaisir
de la répétition.
Dans le texte de 1914 : Remémoration, répétition et élaboration,
apparaît pour la première fois la notion de compulsion à répéter, de répé-
tition du déplaisir, aussi bien que du plaisir, et peut-être même plus :
ce qui est plaisant est volontiers remémoré, ce qui est déplaisant est
répété, agi. Dans ce texte, Freud lie directement la notion de répétition
à celle d'acting out, et l'oppose au souvenir. Le but du traitement psycha-
408 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

nalytique est « le rappel du souvenir... la reproduction dans le domaine


psychique » ; il s'agit de « maintenir sur le terrain psychique les pulsions
que le patient voudrait transformer en actes » (G.W., X, 133 ; S.E.,
XII, 153 ; trad. fr., 112). Le souvenir est un objet mental, donne lieu
à un travail mental qui conduit à la prise de conscience qu'il est une
reproduction du passé. Ce qui caractérise la répétition, ce n'est pas seule-
ment l'acte, l'agi, c'est le sentiment d'actuel, avec occultation de la
reconnaissance du passé.
A travers ce texte Remémoration, répétition et élaboration se profile
l'idée que le transfert pousse à la remémoration quand il est positif et
modéré, mais pousse à la répétition quand il est excessif ou hostile,
négatif.
C'est en 1920, dans Au delà du principe de plaisir, que Freud pré-
sente la compulsion de répétition comme le produit d'une spéculation
métapsychologique. Un concept métapsychologique vise à l'élaboration
théorique de la clinique, et Freud précise toujours : sous trois aspects,
dynamique, économique et topique, tandis que les auteurs américains
contemporains y ajoutent trois autres points de vue, structural (deuxième
topique), génétique et adaptatif. Les faits cliniques observés sont à la
fois ce qu'il y a de plus parlant dans le concret de la relation vécue,
et ce qu'il y a de plus broussailleux dans la confrontation des cas divers.
Un concept métapsychologique unifie, clarifie la description. Plus, il
rend compte, il tend à expliquer. Il est le support d'une technique
réfléchie.
Sur la clinique qui sous-tend l'introduction de la compulsion de
répétition, nous serons sans doute facilement d'accord. D'abord, en
règle générale, il est plus facile de s'entendre, de se comprendre sur le
terrain clinique que sur le terrain théorique. Surtout, s'agissant de la
compulsion de répétition, Freud lui-même attire notre attention sur
ce qu'il va au-delà d'une élaboration théorique au plus proche de la
clinique, et se livre à une « spéculation » dont il ne nous demande pas
de partager les conclusions pour être reconnus psychanalystes, au
contraire d'autres affirmations, telle « la reconnaissance de la présence
simultanée des trois facteurs de l' « infantilisme », de la « sexualité » et
du « refoulement », qui « constitue la principale caractéristique de la
théorie psychanalytique » (On psycho-analysis, 1913, S.E., XII, 210).
Les caractéristiques de cette spéculation méritent commentaire.
Nous allons analyser les modèles sur lesquels Freud s'appuie, les
schèmes de pensée présents tout au long de son oeuvre sous une forme
pratiquement inchangée. C'est donc un abord épistémologique de l'in-
THEORIE DE LA CLINIQUE ET SPECULATION PHILOSOPHIQUE 409

troduction de la compulsion de répétition, et non une interprétation


psychanalytique de la pensée et du vécu de Freud dans les années 1919-
1920, telle celle que Barande (1) a tentée l'an dernier fort subtilement ;
bien que Freud lui-même l'ait fait, et combien brillamment, nous
pensons qu'en toute rigueur méthodologique, il est toujours dangereux
de donner des interprétations psychanalytiques dans des conditions
différentes de celles de la situation analytique ; on risque de tomber dans
un « panpsychanalysisme » qui efface les plans différents d'organisation
du réel. C'est précisément un des soucis de notre communication de
distinguer ces plans. Nous comprenons ce que nous disons quand nous
parlons de la compulsion à la répétition sur le terrain clinique, celui de
l'observation psychologique, ou celui de la cure psychanalytique. Tout
devient obscur si l'on prétend se situer au plan de la biologie — ou de
la « métabiologie » —, comme Freud l'a fait en passant de la théorie
de la clinique à la spéculation philosophique.
Nous venons de dire spéculation philosophique. En fait, le propos de
Freud n'est pas philosophique ; il n'a aucunement l'ambition de réfléchir
sur l'être en tant qu'être, de rendre compte de la totalité de l'être ;
simplement, il va au delà de la théorie de la clinique dans un moment
philosophique, ou peut-être plus poétique que philosophique. Freud ne
trouve pas ses modèles de pensée chez les philosophes, mais chez les
hommes de science, grands ou petits, Fechner ou Fliess ; il n'emprunte
aux philosophes que quelques illustrations in fine, pour esquisser une
figure qui ne peut se plier au ferme tracé des concepts scientifiques,
tel le mythe des androgynes du discours d'Aristophane dans Le Ban-
quet. Voici comment Freud lui-même s'exprime à propos de ses « derniers
travaux spéculatifs », dans Ma vie et la psychanalyse (1925, G.W., XIV,
85-86 ; S.E., XX, 59-60 ; trad. fr., 92-93) : « Je ne voudrais pas qu'on
eût l'impression que j'eusse, dans cette dernière période de travail,
tourné le dos à l'observation patiente et que je me fusse abandonné
entièrement à la spéculation. Je suis bien plutôt resté en contact intime
avec le matériel analytique et ne me suis jamais interrompu de travailler
sur des thèmes spéciaux, cliniques ou techniques. Et là où je m'éloi-
gnais de l'observation, j'ai soigneusement évité de m'approcher de la
philosophie proprement dite. Une incapacité constitutionnelle m'a
beaucoup facilité une telle abstention. Je fus toujours accessible aux
idées de G. Th. Fechner, et j'ai aussi pris appui en des points impor-

La pulsion de mort comme non-transgression, Revue française de Psychanalyse, 1968,


(1)
XXXII, n° 3, pp. 465-502.
410 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

tants aux idées de ce penseur. Les concordances étendues de la psycha-


nalyse avec la philosophie de Schopenhauer — il n'a pas seulement
défendu la primauté de l'affectivité et l'importance prépondérante de
la sexualité, mais il a même deviné le mécanisme du refoulement — ne
se laissent pas ramener à ma connaissance de sa doctrine. J'ai lu Scho-
penhauer très tard dans ma vie. Nietzsche, l'autre philosophe dont les
intuitions et les points de vue concordent souvent de la plus étonnante
façon avec les résultats péniblement acquis de la psychanalyse, je l'ai
justement longtemps évité à cause de cela ; je tenais moins à la priorité
qu'à rester libre de toute prévention. »
Voici quelques-uns des schèmes de pensée auxquels Freud est
resté fidèle tout au long de son oeuvre. Cette fidélité à lui-même est
une des grandes caractéristiques de Freud, ce qu'il peut paraître
paradoxal de souligner à propos de l'introduction d'un concept nou-
veau, la compulsion de répétition s'insérant dans toute une série de
remaniements théoriques (des principes du fonctionnement mental,
de la théorie des instincts, de la topique). Mais précisément, Freud,
au cours de ces remaniements théoriques, ne renie rien de ce qu'il a
affirmé ; avec quelques retouches de détail, il conserve tout, l'intègre
dans un ensemble plus vaste, varie l'éclairage. La compulsion de répé-
tition est bien plus en continuité qu'en rupture avec les concepts
antérieurs.
Les schèmes de pensée qui nous intéressent ici sont :
— le choix de modèles physiologiques ou biologiques ;
— l'affirmation de la recherche par l'appareil psychique d'une homéo-
stasie ;
— la conception de cette homéostasie comme tentative de décharger
l'excitation (principe de l'inertie des neurones de l'Esquisse d'une
psychologie scientifique) ; faute de parvenir à la décharge totale,
au maintien du degré le plus bas de l'excitation, l'appareil psychique
maintient tout au moins le niveau le plus constant possible de
l'excitation ; dans l'Esquisse, principe d'inertie et principe de cons-
tance se trouvent d'une certaine façon distingués, le second étant
une forme modifiée du premier (I) ; ils seront ensuite confondus

(I) Esquisse, S.E., I, 297 ; trad. fr. in La naissance de la psychanalyse, 317 : «... le système
neuronique se voit obligé de renoncer à sa tendance originelleà l'inertie (c'est-à-dire à un abais-
sement du niveau de tension à zéro). Il doit apprendre à supporter une quantité emmagasinée
{...). Suivant la façon dont il le fait, cependant, la même tendance persiste sous la forme modifiée
d'un effort pour maintenir la quantité à un niveau aussi bas que possible, et éviter toute élé-
vation, c'est-à-dire conserver constant ce niveau ».
THEORIE DE LA CLINIQUE ET SPECULATION PHILOSOPHIQUE 4II

au sein du principe de plaisir jusqu'à la période qui nous intéresse


de l'introduction de la compulsion de répétition et du principe de
Nirvâna ;
— la définition quantitative, économique du plaisir comme lié à
l'homéostasie ;
— l'affirmation du caractère permanent de la poussée instinctuelle ;
— l'affirmation d'une dualité de pulsions ;
— et d'une dualité de principes de fonctionnement mental.
Il convient, avant d'aborder l'analyse des faits cliniques invoqués
par Freud pour introduire la compulsion de répétition au delà du
principe de plaisir, de faire une remarque, à notre avis fondamentale,
pour que chacun puisse se situer par rapport à la pensée de Freud.
Si Freud a varié la formulation des principes de fonctionnement
mental, ou la délimitation des pulsions en conflit, il a toujours affirmé
l'antériorité de l'un des principes de fonctionnement mental, et la dualité
des pulsions. Mais, cependant, il a reconnu que nous n'observions
jamais un type de pulsions à l'état pur, ni le principe de fonctionnement
le plus originaire fonctionnant seul. Il y a, chez Freud, un mythe du
primaire. L'opposition processus primaires - processus secondaires,
principe de plaisir - principe de réalité, libido - instincts du Moi, libido
narcissique - libido objectale, Eros - instinct de Mort est formulée
comme nécessaire à toute description et toute théorie de la clinique.
Mais on ne peut saisir ni l'isolement, ni l'antériorité, qui sont postulés
et ne sont jamais observés. On sait combien Freud tient à une perspec-
tive ontogénétique et phylogénétique, où ce qui est attesté hic et nunc
dans le champ fantasmatique a eu lieu comme événement historique.
Evénement historique ou événement mythique ? Les analystes sont
partagés. Pour nous, dans la notion de primaire chez Freud, se recou-
vrent la description d'un élément inextricablement mêlé à d'autres,
et un mythe des origines. Par mythe, nous ne voulons pas dire « du
vent », une vaine pensée, mais l'application, au delà du champ de
l'observable, des schèmes de pensée qui ont permis d'organiser les
connaissances dans le champ de l'observation.
Il n'est pas besoin de longues démonstrations ; Freud lui-même
nous dit que nous n'observons jamais les processus primaires, l'appareil
psychique fonctionnant selon le mode primitif — c'est-à-dire le prin-
cipe de plaisir jusqu'en 1920 —, ni Eros ou les pulsions de mort à
l'état pur.
« Nous avons adopté la fiction d'un appareil psychique primitif,
412 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

dont le travail est caractérisé par la tendance à éviter une accumulation


d'excitations et à se mettre le plus possible à l'abri de l'excitation »
(Die Traumdeutung, chap. III, E, G.W., II/III, 604; S.E., V, 598;
trad. fr., P.U.F., 1967, 508-509).
« Quand j'ai décrit l'un des processus psychiques survenant dans
l'appareil mental comme le processus « primaire », ce que j'avais dans
l'esprit n'était pas simplement des considérations d'importance et
d'efficience relatives ; j'avais l'intention aussi de choisir un nom qui
donnerait une indication de sa priorité chronologique. Il est vrai que,
autant que nous sachions, il n'existe aucun appareil psychique qui ne
possède que le processus primaire, et qu'un tel appareil est à cet égard
une fiction théorique » (G.W., II/III, 609 ; S.E., V, 603).
Dans les Formulations concernant les deux principes du fonctionne-
ment mental (1911), après avoir affirmé que les processus primaires
sont « les résidus d'une phase de développement où ils étaient l'unique
espèce de processus mental », Freud écrit plus loin en note : « On
objectera légitimement qu'une organisation qui serait l'esclave du
principe de plaisir et qui négligerait la réalité du monde extérieur ne
pourrait pas se maintenir en vie pendant le temps le plus court, si bien
qu'elle ne pourrait même pas venir à l'existence. L'emploi d'une telle
fiction se justifie cependant par la remarque que le bébé, si seulement
l'on y inclut les soins maternels, réalise presque un tel système psy-
chique » (G.W., VIII, 232; S.E., XII, 220).
Nous citerons enfin Le problème économique du masochisme (1924).
« Psychanalytiquement, il faut admettre qu'entre les deux types de
pulsions, pulsions de vie et pulsions de mort, il se produit une très
complexe intrication, de telle sorte que dans la réalité, on ne rencontre
jamais les instincts de mort ou ceux de vie à l'état pur, mais seulement
à l'état d'alliage divers » (G.W., XIII, 376 ; S.E., XIX, 164).

Nous avons insisté sur la continuité de la pensée de Freud, la


permanence de certains schèmes. A partir de 1920 apparaît cependant
une position nouvelle quant au plaisir. Freud ne considère plus que
toute augmentation d'excitation, toute tension est source de déplaisir ;
il écrit maintenant : « On ne peut pas douter qu'il existe des tensions
agréables et des relâchements de tensions désagréables » (Le problème
économique du masochisme, G.W., XIII, 372; S.E., XIX, 160).
Les processus primaires ne sont plus orientés tout entiers vers
l'évacuation du déplaisir. Au lieu d'être entièrement tendu vers l'élimi-
nation de l'expérience douloureuse, l'appareil psychique la répète, et
THEORIE DE LA CLINIQUE ET SPECULATION PHILOSOPHIQUE 413

cette compulsion à la répétition est « plus primitive, plus élémentaire,


plus instinctuelle que le principe de plaisir » (Au delà du principe de
plaisir, chap. III ; G.W., XIII, 22 ; S.E., XVIII, 23 ; trad. fr., 25).
Si nous reprenons l'analyse de quelques-uns des faits cliniques sur
lesquels Freud s'appuie dans Au delà du principe de plaisir, pour intro-
duire cette conception nouvelle, nous verrons se dégager des conclusions
dont la spéculation qu'il développe ne rend pas compte, et même
s'éloigne. Ces faits sont de quatre ordres :
— les névroses traumatiques, avec leurs rêves répétant le traumatisme
et échappant à la théorie générale des rêves ;
— les caractéristiques du jeu de l'enfant, avec l'exemple du jeu de
la bobine ;
— l'évolution de la psychanalyse, qui a cessé d'être une pure inter-
prétation, une traduction de l'inconscient en conscient et pré-
conscient, pour devenir l'analyse du transfert, des résistances et
mécanismes de défense ;
— les compulsions de destinée.
Tous ces faits montrent que le sujet tend à répéter une expérience
douloureuse comme telle, recherche cette répétition au lieu de l'éviter.
Nous nous excusons de reprendre l'exemple du jeu de la bobine,
tant de fois commenté ces dernières années : il est pertinent pour notre
propos. Remarquons d'abord qu'il ne nous ramène pas au temps initial
du développement et ne nous montre pas des processus psychiques
commandés par le seul principe de fonctionnement qui se situerait
au delà du principe de plaisir. L'exemple est introduit et développé
au chapitre II, mais donne lieu à des retouches au chapitre III et au
chapitre V, ce qui dénote une certaine difficulté — fondée — de l'accor-
der avec la thèse proposée de nous montrer le fonctionnement du
principe de Nirvâna.
Dans le jeu dit de la bobine, un enfant de 18 mois figure la mère
par un symbole, la bobine, ou tous les petits objets qui lui tombent sous
la main. Il ne pleure pas pendant les absences de sa mère, à laquelle il
est pourtant très attaché, et surmonte son départ par un jeu où il jette
au loin, fait partir ces objets symboliques. Cette première partie du
jeu, répétition d'une expérience douloureuse, le départ de la mère, lui
procure du plaisir, moins toutefois que le jeu complet, celui proprement
dit de la bobine, où l'enfant ramène l'objet jeté au loin, la bobine,
reproduisant ainsi la scène du retour de la mère.
Dans ce jeu, nous voyons comment l'enfant s'organise pour sur-
414 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

monter la souffrance de la perte objectale, à un stade du développement


où existe déjà un Moi. Les mécanismes en jeu ne sont donc pas cette
caractéristique des pulsions qu'est la compulsion de répétition ; ou,
si elle intervient, interviennent en même temps des mécanismes plus
complexes caractérisantle Moi : renversement de la passivité en activité,
retournement,identification à l'agresseur, décrite à la fin du chapitre II,
bien que non dénommée encore sous ce terme dû à Anna Freud.
L'enfant maîtrise la perte subie : « Je jette la bobine loin de moi, comme
elle m'a rejeté loin d'elle ; ce n'est pas elle qui m'abandonne, c'est
moi qui la chasse, et je la fais revenir quand je veux. » L'enfant déplace
son investissement ambivalent à l'égard de la mère chérie qui l'abandonne
sur un objet substitutif dont il a le contrôle. La répétition apparaît,
dans cet exemple, autant au service du Moi que des pulsions et l'enfant
peut répéter avec plaisir une expérience douloureuse (cf. la fin du
chap. III).
Au chapitre V, l'analyse du jeu de l'enfant est reprise, et la répé-
tition est rattachée au besoin de maîtriser, de lier toute excitation qui
fait effraction, besoin qui est plus primitif que le principe de plaisir,
mais n'est pas nécessairement en contradiction avec lui.
Le mécanisme de maîtrise par la répétition appartient au Ça avant
d'appartenir au Moi, pour parler le langage de la deuxième topique, de
trois ans postérieure à Au delà du principe de plaisir. Dans le jeu de la
bobine, on voit qu'il permet à l'enfant de conserver le lien libidinal
avec la mère et de surmonter les contradictions de l'investissement
objectai inévitablement ambivalent.
Ce que nous venons de souligner à propos du jeu de l'enfant vaut
autant pour la névrose de transfert. Le patient répète, au cours de la
cure, des expériences douloureuses ; il s'y accroche, revit dans le
transfert les expériences les plus frustrantes de son passé, pour conserver
son lien avec ses premiers objets ; ce qui ne saurait se comprendre si la
répétition de la souffrance n'était pas le seul moyen de conserver le
lien libidinal. Le sujet ne parvient à échapper à la compulsion de répé-
tition que dans la mesure où l'analyste, comme objet autre que les
objets primitifs, lui fournit la possibilité d'un lien libidinal objectai
nouveau, et conjointement, la possibilité d'un autre mode d'investisse-
ment narcissique.

En même temps que la compulsion de répétition, Freud introduit


l'instinct de mort et le principe de Nirvâna. Ces trois concepts ne se
recoupent pas exactement.
THEORIE DE LA CLINIQUE ET SPECULATION PHILOSOPHIQUE 415

On lit parfois que la compulsion de répétition est la caractéristique


du seul instinct de mort. Les textes de Freud ne laissent pourtant pas
de doute : la compulsion de répétition qui s'inscrit dans la ligne de
l'affirmation de la permanence de la poussée instinctuelle, du caractère
conservatif de l'instinct, est la caractéristique de toute pulsion. C'est le
moyen le plus primitif de lier l'énergie, d'endiguer l'excitation, d'établir
la maîtrise. Freud parle de « contre-investissement» (Au delà, chap. IV ;
G.W., XIII, 30 ; S.E., XVIII, 30; trad. fr., 33), mais il s'agit là d'un
contre-investissement, d'un mécanisme de défense qui appartient au
Ça et non au Moi, de même qu'il parlera de « résistance du Ça » dans
Inhibition, symptôme, angoisse.
En vertu de ce que nous avons appelé le mythe du primaire, la
compulsion de répétition est supposée antérieure au principe de plai-
sir, parce que, cliniquement, on constate des occasions où la vie psy-
chique n'est pas tout entière dominée par les principes de plaisir et
de réalité. La supposition est faite d'un fonctionnement plus primitif
qui persiste sous, à côté, au delà du fonctionnement le plus évolué,
secondaire, mais non nécessairement en opposition ou en contradiction
avec lui. Dans le cas d'Eros, plaisir et répétition peuvent aller de pair,
tandis qu'ils divergent dans le cas de l'instinct de mort.
A propos d'Eros comme à propos de l'instinct de mort, Freud se
demande quel état antérieur ils répètent. C'est ici qu'il fait un saut
sur un plan tout autre que la clinique et que la clinique ne justifie pas.
A travers les faits cliniques de répétition, il s'agit toujours de la conser-
vation des relations objectales, il ne s'agit pas de la conservation d'un état
antérieur de la vie, identifié par Freud, en ce qui concerne l'instinct de
mort, à un retour à la matière inorganique.
L'accrochage douloureux à l'objet, à la partie mauvaise de l'objet,
à l'investissement haineux de l'objet peut conduire à la souffrance et,
au delà, à une désorganisation psychique de plus en plus poussée, à
la mort biologique même. En ce sens, l'instinct de mort est bien nommé.
Mais il ne nous paraît pas indispensable de le rattacher à une conception
du vivant axé sur la conservation de la non-vie, la recherche de l'état
minéral. L'état le plus antérieur de l'individu humain, c'est une cellule
vivante, ce n'est pas la matière inorganique. La pulsion, dont Freud
souligne le caractère conservateur, ne peut viser qu'à conserver la vie,
ou quelque chose qui concerne le vivant, l'objet.
Nous sommes de ceux qui croyons utile le concept d'instinct de
mort ; mais nous n'y mettons pas tout ce que Freud y a mis, nous y
mettons ce qu'il a décrit au plan clinique, et non le produit de ses
416 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

spéculations « métabiologiques », qui amalgament deux lignes de


pensée. La première est de pousser jusqu'au bout, in abstracto, la
logique de thèses qui ont toujours été les siennes sur la définition du
plaisir et le principe de constance ; nous allons y revenir. La seconde
rejoint des thèmes philosophiques ou religieux : « Poussière, dit-on de
l'homme, tu n'es que poussière, tu viens de la poussière et tu retour-
neras à la poussière. » L'homme est le seul animal qui se sache mortel ;
il doit affronter la méditation sur sa finitude et sécrète, pour nier sa
finitude, l'idée d'infini. L'homme est « être-pour-la-mort », en ce que
la mort est le terme de sa vie ; en est-elle le but pour autant ?
Freud a donné jusqu'en 1920 une définition très particulière du
plaisir : quantitative, économique et non pas qualitative, phénoméno-
logique. Le plaisir était lié au maintien de la quantité d'excitation
au niveau le plus bas possible, ou tout au moins à un niveau aussi
constant que possible. En ce sens, son principe de constance diffère
du principe de stabilité de Fechner ou d'une pure homéostasie, pour se
confondre avec le principe d'inertie de l'Esquisse. Il n'est donc pas
étonnant que dans Au delà du principe de plaisir Freud définisse le
degré zéro de l'excitation de la matière vivante comme l'inexcitabilité
de la matière inorganique. Le principe de constance confondu avec le
principe de plaisir devient le principe de l'inertie mortelle, le principe
du Nirvâna, distinct du principe de plaisir. Freud accepte maintenant
que le plaisir soit une qualité de l'excitation et non une variation quan-
titative vers zéro ou la constance ; mais sa nouvelle définition reste bien
imprécise : il s'agit d'une caractéristique temporelle, rythmique de
l'excitation (1).
Freud, dans sa théorie immuablement dualiste des instincts, n'a
jamais établi une symétrie entre les pulsions sexuelles et les autres
pulsions. L'instinct sexuel, c'est d'abord celui dont le libre accomplis-
sement est interdit par les convenances, la société et le Moi (la censure)
reprenant à son compte les interdits sociaux. C'est donc l'instinct refoulé ;
mais c'est aussi l'instinct sublimé. Dans cette perspective, la libido, au
service de la reproduction et de l'espèce, s'oppose aux instincts du Moi
(de conservation). Puis, avec l'introduction du concept de narcissisme,
la libido devient un certain mode d'investissement de l'objet et de
soi-même, qui va s'opposer à un autre mode d'investissement de l'objet
et de soi-même dans la dernière théorie des instincts. L'équilibre et les

XIII, 69 ; S.E., XVIII, 63 ; trad. fr., 74. Et


(1) Voir Au delà, du principe de plaisir, G.W.,
Le problème économique du masochisme, G.W., XIII, 372-373 ; S.E., XIX, 160-161.
THEORIE DE LA CLINIQUE ET SPECULATION PHILOSOPHIQUE 417

ruptures d'équilibre entre les deux modes d'investissement et les deux


pôles d'investissement nous sont devenus des concepts indispensables
pour la théorie du développement, de la clinique et de la technique.
Les vicissitudes de la relation objectale sont les sources de la souffrance,
des symptômes, du caractère. L'être humain ne développe ses virtua-
lités que dans la relation objectale, et l'autisme infantile en est la preuve
par défaut. Il y a un désir de la relation à l'autre qui devient indépen-
dant du besoin alimentaire et des besoins vitaux sur lesquels il était
étayé ; c'est une recherche de l'union sous toutes ses formes. En ce
sens, Eros est bien la pulsion d'union, qui correspond à la définition
freudienne extensive de la sexualité. Et « l'autre pulsion » est tout ce
qui va rendre cette union impossible ou malheureuse, la pulsion qui
détruit l'objet ou le sujet, quand elle intervient d'une façon prépondé-
rante. La libido a toujours été présentée par Freud comme obéissant
au principe de plaisir, mais aucun plaisir ne serait réalisé si le sujet ne
pouvait supporter le détour, le délai, les aménagements, aucun plaisir
ne serait conquis ni maintenu si le sujet ne pouvait supporter une cer-
taine dose de souffrance subie au cours de la quête objectale, ou
infligée par l'objet. Freud, pour cette autre pulsion, choisit finalement
le nom d'instinct de mort ; il dit parfois de destruction, il évite de dire
systématiquement d'agression, peut-être est-ce un reste de ses diver-
gences avec Adler. Cette autre pulsion n'est destructrice que si elle
n'est pas équilibrée par l'Eros. Le mythe du primaire conduit Freud à
supposer un narcissisme primaire et un masochisme primaire, mais
nous n'observons jamais que le retour vers le sujet des investissements
objectaux, leur intrication et leur désintrication. Dans l'univers mental
de l'homme, « instinct de mort » est évocateur du désir de la mort de
l'autre ou de l'anéantissement de soi-même. C'est une banalité de rap-
peler qu'on ne peut pas penser sa propre mort si ce n'est sur le modèle de
la perte objectale.
Cela nous amène à commenter le terme de principe de Nirvâna
qui « exprime la tendance de l'instinct de mort » (Le problème écono-
mique du masochisme, G.W., XIII, 373 ; S.E., XIX, 160). Freud a
repris le terme suggéré par Barbara Low sans le commenter, et les
psychanalystes qui l'emploient ne le commentent guère. Pourtant, ce
qu'il recouvre est plus proche de ce qui nous occupe dans la clinique
que l'affirmation d'une pulsion de conservation de l'état inorganique.
Le terme vient du bouddhisme. La légende rapporte que le prince
Siddharta, le futur Bouddha, sortant de son palais, fit quatre rencontres,
les trois premières lui révélant la douleur liée à toute vie humaine — un
REV. FR. PSYCHANAL. 27
418 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

vieillard, un malade, un mort —, la quatrième lui ouvrant le chemin


de la délivrance — un moine avec un bol à aumônes.
La question que pose la philosophie bouddhique, cette religion
sans dieux, est : comment rompre le cycle de la naissance, de la douleur
et de la mort. Et voici la réponse donnée par le Bouddha dans le sermon
de Bénarès (I) :
« Voici, ô moines, la vérité sainte sur la douleur : la naissance est
douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est douleur, la mort est
douleur, l'union avec ce qu'on n'aime pas est douleur, la séparation
d'avec ce qu'on aime est douleur, ne pas obtenir son désir est douleur (...).
« Voici, ô moines, la vérité sainte sur
l'origine de la douleur : c'est
la soif qui conduit de renaissance en renaissance, accompagnée du
plaisir et de la convoitise, qui trouve çà et là son plaisir : la soif de
plaisir, la soif d'existence, la soif d'impermanence.
« Voici, ô moines, la vérité sainte sur la
suppression de la douleur,
l'extinction de cette soif par l'anéantissement complet du désir, en
bannissant le désir, en y renonçant, en s'en délivrant, en ne lui laissant
pas de place. »
Le Nirvâna est atteint quand est éteint le désir du plaisir, le désir
sexuel qui est à l'origine de la transmission de l'existence. Mais l'on ne
sait — les écoles bouddhiques divergent — si c'est néant ou plénitude
d'être. L'on retrouve les mêmes apories que dans la philosophie occi-
dentale quand il s'agit de penser l'être du non-être.
Toute sa vie, Freud a situé le conflit entre Eros et l'autre pulsion.
L'on voit que, dans la perspective bouddhiste, il faut renoncer à Eros
pour échapper à la souffrance. Mais pour Freud, au contraire, il faut
qu'Eros triomphe et enchaîne l'instinct de mort. Dans un des rares
moments où Freud quitte le niveau descriptif pour se situer au niveau
normatifs à la fin de Malaise dans la civilisation, il formule l'espérance
suivante : « Et maintenant, il y a lieu d'attendre que l'autre des deux
« puissances célestes », l'Eros éternel, tente un effort afin de s'affirmer
dans la lutte qu'il mène contre son adversaire non moins immortel. »
C'est bien cette espérance qui nous guide dans notre travail
analytique.

(I) H. OLDENBERG, Le Bouddha, sa vie, sa doctrine, sa communauté, Paris, Alcan, 1934,


p. 146-147.
CLINIQUE

EVELYNE VILLE

UN CAS CLINIQUE
A PROPOS DE LA COMPULSION DE RÉPÉTITION

Ce patient de 30 ans que j'appellerai « Paul » et qui m'avait été adressé pour
impuissance, présente à la première consultation le comportement qui le carac-
térisera durant toute son analyse.
Petit, un peu malingre, l'air vaguement apeuré et très déférent à mon égard,
il semble vouloir constamment s'effacer comme pour s'excuser de sa présence.
Il me décrit la vie étriquée qu'il mène actuellement :
Petit fonctionnaire car il n'a pas réussi à passer son baccalauréat, se disant
handicapé dans ses études, il cherche à suivre des cours du soir pour parfaire
sa formation. Son existence semble actuellement émaillée de vérifications
continuelles qu'il doit opérer dans son travail, par crainte d'une erreur, soit
même chez lui : vérifications du gaz entre autres.
Il avoue aussi avoir la vie empoisonnée par des comparaisons continuelles
qu'il est obligé d'établir avec les autres hommes : il a toujours l'impression que
le confrère qui travaille avec lui réussit mieux et que son chef le considère,
lui, comme un minable. Physiquement,il se déteste, se trouvant chétifet ridicule,
impression accentuée lorsqu'il se trouve à côté d'un homme plus fort que lui :
« En venant, je me suis trouvé dans le métro avec ma main sur la barre à côté
de celle de l'homme qui me dominait, sa main, à lui, était deux fois plus grosse
que la mienne et je me suis senti minable ! »
Sur le plan de sa vie sentimentale, il s'accuse d'être un raté, les quelques
relations amoureuses qu'il a tentées se sont soldées par des échecs. Il n'a eu
qu'une relation un peu suivie avec une jeune femme mais n'a pu obtenir que
des éjaculations précoces.

Dans la description du cours de l'analyse, j'essaierai de montrer les trois


formes successives que peut revêtir la répétition :
— Une première phase où le patient répète ses conflits à travers la relation
transférentielle mais ceci d'une façon aspécifique et à l'analogue de ce qu'il a
constamment répété dans l'existence.
— Une deuxième phase où l'on peut introduire le terme de compulsion de
répétition avec la notion d'inévitable qu'il comporte.
420 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

— Une troisième phase qui est représentative d'un état de besoin sur la
nature duquel on sera amené à s'interroger.
D'emblée, lors des premières séances, Paul est le patient modèle qu'il conti-
nuera à être au cours de son analyse : il parle tout au long de ses séances, ne
laissant pas un temps de silence, n'émet aucune critique à mon égard et s'excuse
beaucoup s'il ne peut venir à une séance qu'il devra néanmoins régler.
Les premières séances sont constituées par le récit complaisant de son
enfance : description d'un père terrible qui terrorisait toute la famille et qui
avait à son égard un comportement minimisant et dénigrant : « Toi avec ton
gabari, tu ne réussiras rien dans l'existence et tu ne seras qu'un bon à rien. »
Le patient se plaint de n'avoir jamais pu trouver ni amour, ni soutien
auprès de ce père qui était son cauchemar continuel. La mère était vécue
comme incapable de le défendre,anéantie par la personnalité du père, et prenant
des crises cardiaques devant ses colères. Je ne relève dans le récit aucun
vécu d'intimité et de tendresse avec elle.
Quant à sa soeur, plus jeune que lui, elle était une enfant modèle comme lui :
« Nous étions beaucoup trop sages et parfaits tous les deux, dit-il, et je suis resté
actuellement le petit garçon modèle d'autrefois devant mon père. »
Cette relation paternelle que le patient m'a décrite minutieusement, il va
la revivre dès le début de son traitement par rapport à moi. Il ne peut, en effet,
m'envisager en tant que femme et se poser en homme en face de moi. Il ne
réussit qu'à être un petit garçon minable et dépressifqui se dévalorisecontinuel-
lement et veut me prouver son incapacité. Il répète donc à mon égard un compor-
tement infantile qu'il a, du reste, déjà répété vis-à-vis des autres tout au long
de son existence mais ceci sans remémoration aucune : il n'a pas conscience de
son besoin de se châtrer et de se dévaloriser à mes yeux comme il devait le
faire aux yeux de son père pour ne pas encourir sa colère.
Ceci évoque la phrase de Freud dans Répéter, remémorer, élaborer : « On
peut dire que le patient ne se souvient de rien d'oublié ou de refoulé mais que
ces choses oubliées ou refoulées il les reproduit non dans sa mémoire mais dans
son comportement. »
Du reste, Paul ne vit pas uniquement dans la situation analytique cette
mise en acte de ses conflits. Il agit aussi ses pulsions à l'extérieur, comme en
témoigne la scène suivante :
Ayant passé quelques jours chez ses parents, il tient tête à son père dans une
discussion comme il ne l'avait jamais fait, mais ne supporte pas, en fait, le face
à face ; jette le contenu de son assiette à travers la table et quitte la pièce. Le
lendemain, devant la colère du père et la crise cardiaque de la mère, il quitte
la maison paternelle pour ne plus y retourner mais ceci sans avoir conscience
de son attitude de fuite dans la confrontationavec son père et du « tout ou rien »
dans sa relation avec lui.
Comme le dit Freud dans Répéter, remémorer, élaborer : « Le transfert
n'est qu'un aspect limité de la répétition et la répétition c'est le transfert du
CLINIQUE 421

passé oublié sur le médecin mais aussi dans tous les domaines de la vie courante. »
Je lui donne l'interprétation :
« Vous avez peur que je vous en veuille d'être fort, comme vous le craigniez
de la part de votre père. »
Il semble qu'à partir de cette constatation de ma part l'attitude de Paul se
transforme :
Il s'accroche de plus en plus à l'analyse, cherche à comprendre, éprouve
moins le besoin de faire des vérifications et surtout se permet de décharger
une agressivité énorme vis-à-vis de son père, comme en témoigne le fantasme
suivant :
« Je me vois surgissant dans la maison de mes parents armé d'une mitrail-
lette et je tire sur tout ce qui se présente y compris mon père. »
Ceci pourrait donc bien illustrer la constatation que Freud fait dans la
Dynamiquedu transfert sur la nature du transfert, compromis entre les exigences
de la résistance et celles du travail d'investigation :
Il existe, en effet, un mouvement rétrograde où Paul, selon la séquence
fixation-frustration-régression, répète à mon égard son attitude infantile vis-à-
vis du père ; mais n'y a-t-il pas aussi un mouvement antérograde qui, grâce au
travail d'investigation, lui permet de trouver auprès de moi un soutien qu'il
n'a jamais eu : professionnellement, il va pouvoir monter un échelon mais
aussi il se permettra une certaine remémoration : lui reviennent, en effet, à
l'esprit des désirs qu'il avait eus vis-à-vis de sa soeur pendant son adolescence
ainsi qu'une prise de conscience du manque d'intimité qu'il a eu avec sa mère
et de son incapacité à la considérer comme une femme.
Ceci montrerait à quel point le transfert serait la seule force qui s'oppose
à l'attraction de l'ICS.

Cependant, ces remémorations au niveau de l'agressivité à l'égard du père


et du manque vécu près de la mère ne lui permettent pas encore d'assumer sa
virilité.
Pendant le cours des séances, il se montre toujours aussi incapable d'avoir
une verge avec moi et à l'extérieur, la tentative qu'il fait d'une relation avec
une jeune femme se solde par un échec, Paul ne pouvant se sentir excité que
lorsque la jeune femme se montre active et devenant impuissant dès qu'il doit
lui manifester son désir.
Ne peut-on à cet instant parler de compulsion de répétition? Nous nous
trouvons là devant un processus incoercible et d'origine inconsciente par lequel
le sujet se place dans une situation pénible et répète ainsi des expériences
anciennes.
Le patient cherche actuellement à sortir de son attitude antérieure, mais
en fait, il ne peut éviter d'y retomber, et sans savoir pourquoi du reste.
Les deux caractères d'inévitable et d'inconscient semblent là essentiels.
422 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

Il est certain que dans la relation actuelle qu'il a avec moi, Paul ne peut
qu'avoir une attitude passive. Mais il n'a pas conscience de sa demande à
mon égard ni de l'interdiction qu'il se donne de jouir de moi, ce que je lui
interprète :
« Vous voudriez que je vous donne une verge pour vous sentir fort avec
cette jeune femme comme vous aimeriez aussi en trouver une auprès de certains
hommes. »
Il semble alors qu'une première remémoration se produise en lui au niveau
de la négation :
« L'homosexualité m'a toujours semblé quelque chose
d'épouvantable,
dit-il, je n'aurai jamais de telles tendances. C'est impossible et dégoûtant. »
On pense alors à la phrase de Freud dans son article sur « La négation » : « Le
fonctionnement du jugement est rendu possible par le fait que la création du
symbole de la négation a permis à la pensée un premier degré d'indépendance
vis-à-vis des résultats du refoulement et, par conséquent, l'a rendue également
indépendante du principe du plaisir. »
Paul commence, en effet, à vivre son homosexualité dans le transfert et à
l'extérieur de la relation analytique :
— il commence à s'apercevoirqu'il est excité lorsqu'il voit des photos d'hommes
nus dans des journaux pornographiques ;
— il est très excité par la femme d'un de ses amis, mais ceci après avoir vu
ce dernier se promener en slip dans leur appartement.
Après un certain laps de temps mon patient arrive à constater : « Je me
rends compte que ce que vous disiez est vrai, la vue de l'homme me procure
du plaisir mais j'en ressens une honte terrible, j'ai l'impression de faire quelque
chose de très mal ! »
Il y a donc là un changement de ses pulsions. On note aussi l'apparition
d'un sentiment de culpabilité dont Glover dit qu'il est la condition absolument
nécessaire à la levée de la répétition et au succès de la cure.
Dans une certaine mesure il a pu se faire un transfert de la fonction
inconsciente du Surmoi à l'énergie libre et consciente du Moi.

Cependant Paul continue à vouloir se dévaloriser constamment. Dans une


soirée où les hommes sont grands et forts il se sent immédiatement ridicule.
Lorsqu'il se trouve avec des couples, il ne peut envisager de se marier que parce
que cela paraît ridicule de ne pas l'être, il n'arrive donc à envisager la procréation
et le désir que par une attitude surmoïque.
Il prend alors conscience de l'impossibilité qu'il a à réutiliser à l'extérieur
ce qu'il reçoit de moi pendant les séances : « Je suis bien avec vous pendant
les séances et je devrais continuer à l'être après. » « Je me rends compte que je
ne peux rien recevoir de vous car j'aurais l'impression de vous le prendre. »
CLINIQUE 423

Ne pourrait-on à ce niveau utiliser le concept de « remémoration actuelle »,


intermédiaire entre la répétition et la remémoration, introduit par Ferenczi et
Rank : pour eux, il y a un effet secondaire de la répétition qui naît du fait que
la conviction du patient ne vient que de l'expérience. La répétition est aussi
valable que le souvenir pour faire connaître le matériel refoulé et le faire venir
à la conscience.
Le patient répète bien ici sa crainte de me prendre quelque chose comme
il le craignait, petit, auprès de son père, car il vivait son agressivité vis-à-vis
de ce dernier comme beaucoup trop nocive. Il ne fait pas encore le lien avec
son attitude infantile.
C'est à moi d'établir ce lien : « Vous craignez de me faire du mal en vous
réalisant en tant qu'homme parce que vous me voyez hostile à cette réalisation,
à l'identique de votre père. C'est la raison pour laquelle vous ne pouvez pas
plus me réclamer quelque chose qu'à lui. »
Dès lors, Paul se met à vivre beaucoup plus intensément sa relation à
l'extérieur avec les hommes. Il est attiré constamment par la vue de la verge
de ces derniers mais ceci avec beaucoup de culpabilité. En exemple, la scène
de l'urinoir :
Il se trouve près de son patron, admire beaucoup sa verge mais après ne
peut plus uriner.
Parallèlement, il commence à craindre que les hommes ne lui soient hostiles,
ce qui n'existait pas auparavant. Nous avons alors une longue analyse de la
relation passive qu'il aimerait avoir avec moi et qu'il ne se permet pas : peur de
la pénétration par crainte de mon hostilité à sa virilité et d'une réponse agressive
de sa part.
Le patient fait à ce moment un rêve qui traduit bien son dilemme actuel :
« Je rêve que j'ai enfin une grosseverge et que je la montre mais alors les hommes
qui sont là se précipitent pour me l'arracher et je saigne. »
Nous nous trouvons donc bien là devant la notion de danger qui existe pour
lui lors de la pénétration et qu'il illustre par une scène de castration.

La troisième année d'analyse est en cours, et il semble que l'on entre alors
dans une phase de stagnation. Le patient ne réagit plus à mes interprétations.
Lorsque je lui parle de son besoin de passivité, il associe immédiatement à côté
ou se lance dans des ruminations interminables. Le Moi ne s'associe plus à mes
efforts et ne veut pas laisser resurgir les rejetons du refoulé.
Paul se dévalorise aussi encore plus. Il sort de moins en moins, ne
cherche plus à faire la connaissance de femmes. Son angoisse semble aussi
augmenter :
« J'ai l'impression, dit-il, que ce traitement ne pourra rien pour moi. Je
suis conscient que je répète vis-à-vis de vous et des hommes les peurs que
424 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

j'avais vis-à-vis de mon père, mais il semble qu'il y a une force en moi qui me
poussera à répéter cela toute mon existence et vous n'y pourrez rien. Cela devient
terrorisant, la mort vaudrait mieux que ce calvaire. »
Doit-on alors employer le terme d'automatisme de répétition en tant
qu'obstacle thérapeutique ? Il ne nous appartient pas d'en décider. Il apparaît
en tout cas que Paul ne puisse aller actuellement au delà de son conflit et que
nous soyons là devant une résistance du Ça et un exemple de viscosité de la
libido. Il semble que le Ça ait repris le dessus et que j'aie donné un coup de
fouet à la compulsion de répétition en affaiblissant les défenses du Moi. Il y
a actuellement une répétition ininterrompue d'un même ensemble de repré-
sentations très nocives liées à la notion de passivité. Ceci évoque la phrase de
Freud dans Analyse terminée et interminable : « On a souvent l'impression
qu'en se heurtant au désir du pénis et à la protestation mâle, on vient frapper
à travers toutes les couches psychologiques contre le roc et qu'on arrive ainsi
au bout de ses possibilités. Le refus de la féminité ne peut être qu'un fait bio-
logique, une partie du grand mystère de la sexualité. »
L'angoisse du patient arrive actuellement à son point culminant : On ne
peut que penser ici, devant le terme de « terrorisant » employé par le patient,
au passage de l'inquiétante étrangeté où Freud déclare : « Le facteur de la
répétition involontaire nous fait apparaître étrangement inquiétant ce qui par
ailleurs serait innocent. »
Il nous est difficile ici de conclure si ce terrorisant ou cet inquiétant doit
être assimilé ou non à la mort qu'évoque le patient. Cependant les termes
employés nous forcent à nous demander s'il ne vit pas là une peur au delà
de celle décrite au niveau de sa castration par le père. Cette peur pourrait être
celle de sa rencontre avec la femme-mère, rencontre rendue possible par
l'acceptation de sa relation homosexuelle. La mère n'est-elle pas vécue comme
dangereuse en ce sens qu'avec son attitude de soumission à l'égard du père
elle ne semblait pas plus positive que ce dernier à la relation incestueuse du
patient? A l'instar du père elle ne voulait pas reconnaître la valeur de la verge
de son fils.

L'analyse de ce patient au stade où elle est arrivée nous permet de nous


poser des questions sur la nature de la répétition qu'il vit. Nous pouvons entre
autres nous demander : cette répétition est-elle chez lui simplement un besoin
ou bien la répétition d'un besoin?
Paul est-il poussé par un besoin démoniaque de se faire du mal en mainte-
nant inconscient en lui le sentiment de culpabilité vis-à-vis de son père ainsi
que sa crainte d'un rapproché avec sa mère? Ceci l'amènerait à cette réaction
thérapeutique négative relatée dans Le problème économique du masochisme.
Selon la deuxième théorie mécaniciste de Freud, est-ce un besoin contraire
CLINIQUE 425

au plaisir qui le force constamment à répéter cette blessure narcissique et cet


échec oedipien ?
Sa phrase, « une force en moi me poussera à répéter cela toute mon existence
et vous n'y pourrez rien », ne peut qu'évoquer la notion théorique de pulsion
de mort décrite dans Au delà du principe de plaisir, cette force agressive ou
destructive qui découlerait de l'instinct de mort et prouverait que les phéno-
mènes psychiques ne sont pas exclusivement dominés par la recherche du
plaisir.
Cependant ne peut-on également se demander si la situation que vit ce
patient n'est pas régie par le principe de plaisir malgré la descriptioneffroyable
qu'il en fait ? En effet, si l'on évoque la première théorie dynamiste de Freud,
la situation analytique fournit aux tendances et aux fantasmes refoulés un maté-
riel sur lequel elle peut s'actualiser, si bien que la répétition pourrait être moti-
vée par des besoins liés d'un conflit infantile non résolu.
Dans quelle mesure Paul ne répète-t-il pas au cours de ses séances les seuls
besoins qu'il puisse se permettre, c'est-à-dire des plaisirs régressifs ? La réali-
sation de l'inceste lui est interdite car trop terrifiante, mais n'y a-t-il pas déjà
en lui un plaisir permis par l'expression de son agressivité vis-à-vis du père
analyste et une décharge de tension liée au seul fait de fantasmer la relation à
deux impossible et désintégrante? Cet enfer qu'il décrit et revit inlassablement
n'est-il pas finalement le seul plaisir qu'il s'autorise à vivre avec moi pour
l'instant ?
D'ailleurs, y a-t-il opposition totalement irréductible entre ces deux
hypothèses ? Peut-on se permettre de voir à l'origine de la répétition dans
cette analyse une coexistence des deux instincts avec l'ambiguïté qu'elle sous-
entend ? Ce serait alors envisager la répétition ainsi qu'il a été dit, à la fois
comme fixation au passé et dépassement de ce même passé.
Sur le plan pratique, il reste pour l'instant à laisser faire l'élaboration dont
Freud dit qu'elle est la partie du travail qui produit le plus de changement
chez le malade. Ce travail élaboratif permettra-t-il à Paul de ne plus vivre sa
relation incestueuse comme terrorisante, ce qui lui donnerait par le même coup
l'occasion d'accepter sa passivité?
HENRI DANON-BOILEAU

A PROPOS DE LA COMPULSION DE RÉPÉTITION


CHEZ L'ADOLESCENT PSYCHOTIQUE

Dans le cadre très bref qui m'est imparti, je présenterai simplement quelques
remarques à propos de certains types d'adolescents psychotiques. Je ne pré-
tends donc pas envisager tous les aspects de la psychose à cet âge, je ne ferai
qu'ébaucher ce qu'ajoute à la façon dont la maladie peut être comprise la notion
de compulsion de répétition. L'adolescentpsychotique, bien que ni l'adolescence
ni la psychose ne soient envisagées par Freud dans les exemples qu'il donne
pour dégager cette notion de compulsion de répétition, m'a paru présenter un
certain nombre de traits intéressants. Chacun sait la force brutale et massive
des investissements et leur labilité chez l'adolescent, apparemment aux anti-
podes de la rigidité monotone de la répétition ; mais chez certains adolescents
on relève précisément cette tendance inconsciente à la répétition, sous des
formes si particulières qu'elles signent effectivement la psychose, c'est ce que
je vais développer à présent. Je citerai deux séries d'exemples dont la distinction
se justifie essentiellement par leur maniement thérapeutique.
Au premier groupe se rattachent l'érotomanie et certains comportements
très particuliers devant l'échec aux examens. On peut en rapprocher d'autres
formes de schizophrénie où l'automatisme de répétition se fait jour de façon
privilégiée au cours des traitements psychodramatiques. Dans ces séances de
psychodrame, l'automatisme de répétition s'y montre non pas tant par le
contenu latent que par le contenu manifeste. Si l'on préfère, l'inconscient n'a
pas d'autre voie de décharge que celle que présente le malade, on serait tenté
de dire : une fois pour toutes. L'anecdote, le sujet pris pour thèmes sont tou-
jours rigoureusement identiques, présentés dans les mêmes termes, les rôles
distribués de la même façon, le discours du malade est lui-même stéréotypé.
Les thérapeutes peuvent bouleverser le jeu, modifier les données, le malade
n'en continue pas moins, comme à son accoutumée. Il en va de même si le
meneur de jeu tente l'inversion des rôles..., etc. Le malade adhère de la façon
la plus massive et stricte à son fantasme en négligeant tout ce qui dans le jeu
pourrait troubler le déroulement de celui-ci. A noter que bien souvent, et
contrairement à ce que l'on observe chez les malades aux structures différentes,
ces séances ne semblent pas procurer au malade des satisfactions libidinales
régressives évidentes qui correspondent à cette fixité ; mais en fait cette appa-
rente pauvreté qui investit le jeu au titre de réalité est le reflet de ce qu'impose
la compulsion de répétition dans la réalité. Si nous considérons ce qui se passe
dans certaines névroses de destinée de l'adulte, on note que si l'aboutissement
428 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

final est le même, les chemins et les circonstances semblent différents, ce qui
permet aux malades de se masquer mieux leur fatalité intérieure. Chez certains
adolescents psychotiques, les troubles sont marqués par le retour immédiat
et stéréotypé de mêmes conduites... à un échec inéluctable dont ils ne tirent
jamais la leçon qui s'imposerait, et c'est là que se manifeste l'automatisme de
répétition. Pour l'adolescent normal, l'échec sentimental est un événement
tout à la fois banal, traumatisant mais maturant. Chezle psychotique érotomane,
l'échec sentimental peut (ou non) exister véritablement, ceci est variable selon
les cas ; l'événement extérieur, le rejet par l'objet élu, entraîne un mécanisme
comparable à ce qu'on observe dans la névrose traumatique. Tout se passe
comme si le refus libérait brutalement une quantité de libido que le Moi est
incapable de maîtriser. Dans la névrose traumatique de guerre, par exemple,
il y a répétition inconsciente dans le but de maîtrise. Ici le malade s'acharne
sur le même objet, dans un désir de réparation narcissique. Parfois l'objet
change mais la compulsion de répétition impose au Moi de recréer un nouveau
rejet dans des conditions aussi proches que possible du premier. De ces phéno-
mènes je rapprocherai certaines conduites psychotiques devant l'échec aux
examens. Il s'agit d'échecs systématiques, répétés à de nombreuses reprises, à
un même examen, que le malade a ou n'a pas les possibilités intellectuelles
ou techniques de réussir. Ici encore, chaque fois l'échec agit à la façon d'un
trauma. Mais contrairement à ce que l'on observe chez l'individu normal,
capable de renoncer ou de se mettre dans les conditions nécessaires au succès,
le psychotique ne modifie rigoureusement rien à son mode de préparation,
à sa technique de réponse, etc. On pourrait dire, dans les cas qui précèdent
(érotomanie ou échec aux examens), que l'automatismede répétition se trouve
mis au service d'une tentative de maîtrise d'une situation qui, à l'origine, a
submergé le Moi. Toutefois ici la situation diffère profondément de ce qu'on
observe dans la névrose traumatique où la tentative de maîtrise passe par
l'intermédiaire du rêve ou des symptômes névrotiques, alors que dans les cas
que j'évoque, comme dans certaines formes de névrose de destinée, la répétition
inconsciente de la situation traumatisante s'impose dans la réalité. Alors que
dans la névrose traumatique la compulsion tente de maîtriser les émois instinc-
tuels, ici l'automatisme de répétition entraîne systématiquement les mêmes
traumatismes réels. Il me semble que dans le premier cas le Moi répète active-
ment les conditions psychiques du trauma et que dans le second, le Moi,
après avoir déclenché le trauma grâce à l'automatisme de répétition, paraît
le subir. Mais on distingue ici l'émergence de ce désir-de-provoquer-la-réalité-
du-trauma, de telle sorte que l'événement extérieur, allégué comme trauma,
représente en fait un système défensif psychotique contre ce désir destructeur.
L'échec est utilisé comme une défense par le psychotique pour éviter ce qu'il
souhaite et redoute par-dessus tout, à savoir la fusion néantisante avec l'objet,
ce qui lui permet de conserver intacts l'autre et soi-même. La répétition associée
à l'échec apporte la preuve de l'existence et de la restauration après la tentative
CLINIQUE 429

fantasmatique d'incorporation de l'objet, et laisse la mère hors du Moi, frus-


trante mais non destructrice. Sur le plan thérapeutique, on peut mener le
traitement à l'abri de cette défense, ce qui ne correspond pas au cas que je
vais décrire maintenant.
Dans le second groupe, en effet, la compulsion aboutit à la mort, non par
accident mais par un désir si profond qu'il s'apparente à la nécessité. Et c'est
précisément par là que le malade nous piège. Il s'agit d'un cas très exceptionnel
que j'ai eu l'occasion d'observer à Sceaux et qui me laissait profondément
perplexe, incapable de saisir le mécanisme intime qui avait poussé le malade
à se tuer, je dirais à tel moment plutôt qu'à tel autre. Tout le monde ici sans
doute à eu l'occasion de rencontrer de tels malades, au contact chaleureux,
intelligents, dont l'argumentation en ce qui les concerne est si implacablement
logique et convaincante que l'on finit par considérer qu'ils ont raison, que l'on
ne peut rien pour eux, et que l'on demeure convaincu qu'ils finiront par se
tuer. Avec Pierre Lab nous sommes arrivés à définir ce groupe étroit, composé
de patients non mélancoliques, j'y insiste, au caractère paranoïaque sans délire
apparent, mais à l'attitude délirante. Bien que le monde extérieur soit investi
comme universellement et irréductiblementfrustrant, la revendication demeure
minime, le contact excellent, et le thérapeute, objet proche, permanent, se
trouve inclus dans l'attitude délirante sans l'avoir perçue. Ces malades, qui
rejettent aussitôt tout apport extérieur comme insatisfaisant, ont un fantasme
conscient, non pas de satisfaction mais d'insatisfaction. La relation objectale
s'instaure sur un mode particulier. L'objet est investi libidinalement, il est
vécu consciemment comme bienveillant, mais agressivement châtré, il est
incapable de donner au malade ce qu'il réclame. Cette castration préventive
de l'objet est rendue nécessaire par le danger de fusion destructrice qu'encour-
rait le sujet dans un rapprochement agressif d'appropriation avec le thérapeute,
possesseur du phallus. Si l'objet reste possesseur du phallus sans que le malade
puisse exercer son activité castratrice, toute possibilité de relation est rompue.
La castration préventive de l'objet, non dangereux mais frustrant, investi
agressivement et libidinalement, assure l'équilibre économique de la relation.
Les positions contre-transférentielles sont particulièrement difficiles à contrôler.
La compulsion de répétition pousse sans relâche le malade à imposer cette
castration, et sous une forme très particulière, où les éléments positifs, pseudo-
déculpabilisants (« Vous ne pouvez rien pour moi, ce n'est pas de votre faute »)
sur le mode du cancéreux résigné en période terminale, sont au premier plan.
Ici le thérapeute est inclu, par l'intermédiaire d'idées de suicide, depuis tou-
jours plus ou moins ouvertement exprimées, dans le champ d'activité de l'auto-
matisme de répétition. On pourrait émettre les hypothèses suivantes pour le
déterminisme du passage à l'acte. Tant que le thérapeute accepte l'attitude
castratrice du malade sans modifier sa propre position, la relation peut être
maintenue. Il fait ainsi à chaque fois la preuve de son existence comme posses-
seur du phallus. Si l'agressivité contre-transférentielle du thérapeute le pousse
43° REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

à se reconnaître, à se ressentir plus exactement comme vraiment châtré, inca-


pable d'aider le malade, loin d'apporter à ce type de patient la satisfaction
narcissique d'acceptation totale que citait Aime Parat tout à l'heure, l'objet
devient soudain irrémédiablement frustrant, il ne peut plus servir de support
au fantasme inconscient de pouvoir donner la toute-puissance phallique, il
est désinvesti. Je ne pense pas qu'il faille faire intervenir ici la culpabilité
d'avoir châtré l'objet, ou l'incorporation destructrice du phallus arraché à
l'objet. Le reflux brutal sur le Moi de l'agressivité et du surplus libidinal liés
à la perte de l'objet pourraient légitimer une mélancolie, mais précisément,
et j'y insiste, dans ces cas c'est ce qu'on n'observe pas. Bien au contraire dans
cet exemple, il semble qu'une sorte d'état d'élation soit apparu. L'objet
n'est plus là comme support des projections mues par la compulsion de répé-
tition, et le chemin de la toute-puissance est brutalement révélé, lié au besoin
d'absolu de ces malades. Or le lieu de l'absolu, c'est la mort, c'est elle qui
représente la toute-puissance, et ceci sous une forme à laquelle on peut accéder
au moment et de la façon que l'on désire, premier temps, et dernier, de la
satisfaction narcissique totale.
MICHEL SOULE

LA « FICELLE »
DANS LE JEU DE LA BOBINE
ÉTUDE GÉNÉTIQUE DE SA MAITRISE

Les auteurs font souvent référence au « jeu de la bobine » décrit par Freud
dans Au delà du principe de plaisir car ils y voient une forme clinique précoce
de mécanismes utilisés à divers degrés plus tardivement.
Or, il faut préciser que le petit-fils de Freud avait déjà 18 mois quand ses
activités furent observées et relatées et qu'à cet âge l'évolution de l'enfant
est achevée pour ce qu'il y a de plus essentiel : motricité, élaboration de la
fonction symbolique et langage.
Il faut aussi mettre l'accent sur un point qui nous a paru, a posteriori,
toujours passé sous silence : si l'enfant peut jouer à ce jeu, s'il y trouve une
jubilation, s'il élabore le da et le fort, c'est qu'il peut jeter et faire revenir cette
bobine quand il le veut grâce à un geste très élaboré de la main qui agit désor-
mais adroitement sur un fil qui le relie « à distance » à cette fameuse bobine.
Ainsi la source de satisfaction offerte par ce jeu réside dans le fait qu'il
concrétise aux yeux de l'enfant un achèvement et un aboutissementdans une
maîtrise lentement acquise par paliers successifs.
Il m'a donc paru intéressant de vous rapporter ici quelques réflexions qui
portent sur la genèse de cette maîtrise du « fil de la bobine ».
Elles sont inspirées par des travaux cliniques et des considérations théoriques
auxquelles nous nous livrons depuis quatre ans, avec Michel Fain et Léon Rreis-
ler, à propos des troubles fonctionnels du nourrisson. Ces recherches s'inscrivent,
je pense, dans la ligne et dans les méthodes préconisées par Green ce matin.
Je n'en dirai aujourd'hui que ce qui me paraît se rapporter directement au
sujet de notre Colloque : l'automatisme de répétition.
L'intérêt de mon propos vient aussi de ce que l'automatisme de répétition
ne se rencontre presque jamais en clinique de l'adulte sous une forme pure
et isolée. On ne le perçoit qu'à travers certaines manifestations où il est associé
au principe de plaisir et où il se trouve maintenu, investi ou contre-investi
par la maîtrise-du Moi. En effet, dans l'âge mûr, dans l'adolescence et en tout
cas dès que s'achève la structuration dynamique des organisations conflictuelles
avec l'établissement et les investissements des instances, la libido puise à des
sources qui sont très riches.
De ce fait le Moi peut maintenir plus aisément la compulsion de répétition
en la libidinisant et ainsi les manifestations mortifères n'apparaissent pas. Elles
sont contrôlées.
Or, aux âges extrêmes et plus encore à certains moments, tout cela paraît
beaucoup moins solidement assuré :
— dans la vieillesse ;
— au début de la vie.
432 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

— Une évidence s'impose certes : le nouveau-né ou le nourrisson,immature,


meurt s'il vient à manquer de sa mère. Sa mère doit médiatiser les relations de
l'enfant avec le monde, subvenir à ses besoins et « gérer » cet organisme impotent
en assumant pour lui certaines fonctions nécessaires à la vie. Elle agit pour lui.
Mais ce n'est pas ce rôle que nous voulons évoquer, mais un autre :
soins dans la relation
— La mère doit proposer à l'enfant par la qualité de ses
avec lui des occasions d'identification primaire à ses propres mécanismes fonc-
tionnels et à l'organisation de son Moi. Elle apporte à son enfant par identifi-
cations parcellaires successives précoces des modèles qui lui permettent d'éla-
borer les mécanismes d'une maîtrise sur les instincts et, plus particulièrement,
sur l'automatisme de répétition.
La mère doit, pour ce faire, investir libidinalement le corps de son enfant
dans son entier, que ce soit au niveau des zones érogènes principales ou secon-
daires, ou au niveau de ses mécanismes fonctionnels. Elle doit, par ses investis-
sements propres, favoriser et même induire les propres investissements libidi-
naux de l'enfant, sur les mécanismes fonctionnels de sa propre personne et
induire ainsi « l'étayage » décrit par Freud.
Dès qu'il y a défaut dans l'élaboration de ces investissements, immédiate-
ment la désintricationpulsionnelle se rétablit avec prévalence de l'automatisme
de répétition. Ces défauts peuvent être les conséquences de causes multiples
isolées ou associées, interférant les unes sur les autres dans une spirale d'effets
réverbérants : carence totale ou partielle des soins maternels, confusion ou
désorganisation par ambivalence des soins qui prennent valeur de « signaux
contradictoires », maladie organique, retard maturatif de l'enfant, etc.
Quand ces troubles s'instaurent,on voit se développer ce qui constitue encore
une tentative pour libidiniser à tout prix ces mécanismes : l'auto-érotisme.
Mais ce mécanisme lui-même, de plus en plus fermé sur lui-même, éloigne
peu à peu le mécanisme fonctionnel de sa finalité première et on voit s'aggraver
une dégradation mortifère.
Le fantasme habituel d'une mère, occupée à d'autres plaisirs, qui pense
qu'il faut absolument qu'elle aille vérifier que son nourrisson dormant dans la
pièce voisine n'a pas arrêté de respirer, n'exprime pas simplement la projection
de son agressivité, il traduit sans doute aussi que la mère pense que, s'il y a
retrait de ses investissements sur son enfant, celui-ci peut mourir.
L'instinct de mort, toujours présent, conduit plus ou moins vite le nour-
risson abandonné ou désinvesti (c'est-à-dire mal aimé) vers la mort.
Les différents troubles fonctionnels du nourrisson que nous avons étudiés
jusqu'à ce jour avec Michel Fain et Léon Kreisler sont les suivants :
— coliques idiopathiques du premier trimestre ;
— insomnies précoces isolées ou associées à des stéréotypies motrices ;
— anorexies précoces ou tardives ;
— vomissements ;
CLINIQUE 433

— mérycisme qui s'établit entre le troisième et le sixième mois ;


— spasme du sanglot qui se constitue entre le deuxième semestre et la deuxième
année ;
— asthme précoce dès le deuxième semestre ;
— le mégacôlon fonctionnel, dont le mécanisme s'élabore vers la deuxième
année, etc.
Tous ces troubles fonctionnels n'avaient pas été très étudiés jusqu'à ce jour,
sauf quelques indications de Spitz, et en tout cas jamais par des psychanalystes ;
or, ils sont pour eux d'un intérêt primordial car ils apparaissentdans la toute pre-
mière partie de la vie au cours de laquelle nous disposons de peu de documents
cliniques traduisant les dysfonctionnements dans l'élaboration dynamique.
Ils sont aussi remarquables par un certain nombre de points communs que
nous apprenons mieux à discerner. C'est ainsi qu'ils réalisent une illustration
quasi expérimentale des conditions de résurgence de l'automatisme de répé-
tition et de la façon irrépressible avec laquelle le nourrisson y retourne.
En effet ces troubles fonctionnels conduisent l'enfant vers la mort si on les
laisse évoluer, ou si un personnage extérieur n'interfère pas avec ses mécanismes
correcteurs.
Ces troubles fonctionnels apportent une preuve quasi expérimentale à ce
que dit Freud dans Le Moi et le Ça. L'instinct de mort ne peut s'exprimer que
par le truchement de la motricité. Ces troubles fonctionnels nous montrent
à un stade précoce que dès qu'il y a défaut ou trouble dans les investissements
et la libidinisation des mécanismes physiologiques, c'est immédiatement la
fonction motrice, au point où elle en est de sa maturation qui est investie par
l'instinct de mort sous la forme d'un automatisme de répétition.
Il faut signaler à ce propos que la clinique ne retrouve jamais chez le nour-
risson l'angoisse de mort. On se méprend trop souvent par projection adulto-
morphique. C'est seulement à un âge beaucoup plus tardif qu'on peut dis-
tinguer ses manifestations. Il faut que l'enfant atteigne au-delà du huitième
ou du neuvième mois. Bien au contraire dès que le dysfonctionnements'élabore
le nourrisson l'utilise dans un auto-érotisme forcené auquel il s'abandonne
dans une allégresse qui accélère encore la survenue du risque mortel.
On doit donc réserver le terme d'angoisse de mort à une période postérieure.
Un autre point important nous paraît être l'aspect très inquiétant que revêt
l'élaboration par un très jeune enfant d'activités parfois très complexes qui
témoignentd'une prématurité dans certains domaines. Elles sont généralement
reprises par l'automatisme de répétition dans une complaisance manifeste.
Ces différentes activités complexes élaborées prématurément entrent bien
dans le style de préoccupations de Freud qui s'inquiétait du devenir de ceux
dont les activités dépassent les possibilités intégratives actuelles du Moi.
Ainsi pour ne prendre que l'exemple le plus banal, les anorexiques ont toujours
une avance dans le développementet dans l'élaboration des fonctions cognitives.

REV. FR. PSYCHANAL. 28


434 REVUE FRANÇAISE DE' PSYCHANALYSE 3-1970

Le méryciste qui élabore, dès le deuxième trimestre de sa vie, un méca-


nisme compliqué et minutieux ne laisse pas d'inquiéter par son génie inventif.
Dans une observation que nous avons étudiée ailleurs, un jeune enfant de
six mois insomniaque se frappait rythmiquement et interminablementla tête
de ses deux poings, dans un mouvement précis et élaboré qui dépassait les
performances motrices de cet âge, avec une intensité telle qu'il fallut le protéger
par un bourrelet.
Il faudrait aussi pouvoir développer une réflexion de Michel Fain sur le
rôle de la mère dans le mécanisme du refoulement primaire. Pour lui, la mère
a le désir de ramener son nourrisson à l'état foetal.
Dans les conditions optima la mère apaise les tensions intérieures et
permet de revenir à la quiétude du narcissisme primaire. Si le rôle maternel
dépasse son but, il peut y avoir délibidinisation des fonctions.
On peut rapporter aussi une réflexion de P.-C. Racamier : La mère agit dans
un premier temps comme une psychotique, c'est-à-dire qu'elle projette son
instinct de mort. Si elle dépasse son but, l'enfant fonctionne sur un mode tout
autant psychotique.
L'étude clinique de ces dysfonctionnements nous conduit à nous poser
des questions sur l'origine de la libido. Provient-elle uniquement de l'enfant
et appartient-elle à lui seul?
On pardonnera une comparaison que nous avons faite ailleurs : celle
des satellites intersidéraux avec leurs batteries solaires déployées. Pour que les
mécanismes internes de ces satellites fonctionnent et qu'ils émettent vers la
terre, il faut une énergie. Au départ un certain stock existe, comme existe chez
le nouveau-néle stock narcissique; mais pour qu'il y ait renouvellement et mise
en oeuvre, il faut bientôt des radiations extérieures, émises par le soleil et captées
par les batteries solaires. Chez le nourrisson l'investissement par la mère des
zones érogènes et du corps fonctionnel de l'enfant joue un rôle comparable.
Les dysfonctionnements que nous avons étudiés élaborent généralement
un mécanisme qui va dans le sens contraire de celui qui est physiologiquement
normal. Il en est ainsi par exemple du mérycisme où l'enfant élabore un schéma
moteur qui lui permet par contraction stomacale et diaphragmatique, avec
dilatation du cardia, de faire « remonter » le bol alimentaire, conduit jusqu'à
la bouche. C'est un vomissement contrôlé.
Le mégacôlon fonctionnel est également un mécanisme antiphysiologique.
Normalementla défécation s'accomplitde façon réflexe de la manière suivante :
la selle déféquée du côlon dans l'ampoule rectale déclenche la contracture
réflexe de cette dernière tandis que le contact avec l'orifice supérieur du canal
anal déclenche par voie réflexe le relâchement du sphincter et son ouverture
par contraction des releveurs. Le dysfonctionnement est dû à l'acquisition
d'une maîtrise particulière : la lutte contre le mécanisme réflexe d'ouverture.
Dès lors l'enfant bloquant ce mécanisme maintient son sphincter tonique
et fermé et redéfèque dans son côlon. Comme le va-et-vient se réitère et s'ac-
CLINIQUE 435

centue par la pression du besoin on conçoit qu'il éprouve des sensations compo-
sites de plus en plus vives. De plus, l'action réflexe ayant tendance à s'accroître
la maîtrise du sphincter est de moins en moins assurée et il peut y avoir des
« ratées » qui sont à l'origine de nombreuses encoprésies. Celles-ci apparaissent
d'autant plus tôt que l'enfant cherche toujours « jusqu'où il peut aller trop
loin » dans cette maîtrise.
Ce sont les modalités mêmes de ces dysfonctionnements qui nous ont
poussés à parler de « préformes des mécanismes pervers ».
Il nous paraît vraisemblable que la sensation par le nourrisson de la perte
de l'objet dans son corps soit concomitante des sensations éprouvées dans ses
fibres lisses.
Lorsque le nourrisson avale le bol alimentaire celui-ci témoigne de sa pré-
sence tout au long de la déglutition par la distension des fibres musculaires de
l'oesophage et du cardia. C'est après que l'objet est perdu : quand les fibres
reprennent progressivement leur état antérieur.
Les dysfonctionnements visent à lutter contre cette perte de l'objet et à
la maîtriser par le retour de ce dernier.
Je pense que nous avions commis une erreur liée à une projectionadulto-
morphique lorsque nous avions décrit, comme d'autres auteurs, le mérycisme
dans une perspective finaliste : faire revenir la nourriture dans la bouche. Ce
bénéfice secondaire est donné par surcroît. Le mécanisme primitif me paraît
désormais plus archaïque et bien davantage en rapport avec l' « éprouvé »
de cet âge : lutter contre la perte du bol alimentaire après le passage du cardia
et la tombée dans l'estomac.
C'est en ce sens que nous pensons qu'il s'agit là de préformes du jeu de la
bobine. Si celui-ci permet le da et le fort rejouant le retour et le départ de la
mère, le mérycisme agit de même au niveau de l'objet oral. C'est pour cela que
ce mécanisme est un équivalent musculaire précoce du rôle du fil et de la main
dans le jeu de la bobine et doit être considéré comme un point important dans
la chaîne génétiqueprogrédiente qui y aboutit.
On peut examiner dans la même perspective le dysfonctionnement élaboré
dans le mégacôlon fonctionnel (contemporain du jeu de la bobine — 18 à
24 mois). La perte des fèces par l'ouverture réflexe du sphincter constitue sans
doute une atteinte narcissique. Elle apparaît en outre comme une preuve de
soumission aux impératifs extérieurs. Lorsque le mécanisme physiologique
est mis en échec, tout cela peut être nié.
Lorsque ces dysfonctionnements, ces fonctionnements « contre nature »
sont réussis, ils sont investis narcissiquement et la mégalomanie de l'enfants'y
focalise. Il s'y adonne compulsivement dans un auto-érotisme forcené sans
aucune angoisse. La compulsion de répétition s'y donne libre cours et le pro-
cessus mortifère devient de plus en plus évident.
Une des méthodes les plus habituelles pour pallier ce risque induit est la
propositionfaite par la nourrice d'utiliser une autre forme d'auto-érotisme,mais
436 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

celle-là non mortifère : le bercement, le rythme de la berceuse, la sucette, etc.


Je propose un autre thème de réflexion à propos de ces troubles fonctionnels
du jeune enfant : on remarque en effet une oppositiontrès particulière dans les
formes, l'évolution et le pronostic de l'automatisme de répétition d'une part
dans les psychoses et d'autre part dans les troubles fonctionnels de l'enfant.
La symétrie dans cette opposition est assez remarquable.
Ceux qui élaborent des troubles fonctionnels pourraient être considérés
comme des psychotiques par rapport aux lois et aux voies biologiquesnormales.
Chez eux l'automatisme de répétition se démasque dans sa forme la plus directe
et la plus grave. Il peut conduire à la mort. Mais une reprise du courant des
investissements corrects (modification des attitudes de la mère, substitution du
personnage maternel) peut rétablir assez rapidement les mécanismes normaux.
On constate alors que chez eux l'automatismede répétition est réversible dès lors
qu'il est plus ou moins neutralisé par la relation d'objet et à travers celle-ci.
A l'inverse et de façon symétrique, dans les psychoses infantiles, dès que
les processus sont mentalisés, qu'il y a aménagement mental, neutralisation,
l'automatisme de répétition ne mène plus à la mort et ne la hâte même pas.
Mais en revanche ces processus sont beaucoup plus malaisément modifiables.
Ils sont désormais inscrits et structurés de manière telle que les efforts à faire
pour le retour vers un fonctionnement plus libre sont considérables et souvent
peu efficaces. Ces enfants demeurent pour une part aliénés.
Ainsi les enfants qui élaborent un trouble fonctionnel repris dans l'auto-
érotisme peuvent être sauvés à condition qu'il y ait retrouvaille avec les objets
et, de nouveau, intervention du monde extérieur. Ceci paraît en revanche
impossible chez le psychotique.
On peut donc mourir assez rapidement avec un cerveau qui pense bien,
lorsque s'est installé un automatisme de répétition qui fonctionne en dehors ou
à contre-courantdes mécanismes biologiques, ou au contraire vivre longtemps
avec un cerveau qui pense mal et où l'automatisme de répétition fonctionne
avec constance au niveau psychologique sans qu'on parvienne à le maîtriser.

BIBLIOGRAPHIE
KREISLER (Léon), FAIN (Michel), SOULÉ (Michel), La clinique psychosomatique
de l'enfant :
I. A propos des troubles fonctionnels du nourrisson : coliques idiopa-
thiques du premier trimestre, insomnie, mérycisme, anorexie, vomis-
sements, Psych. enfant., IX, 1966, I, pp. 89-222.
II. Les états frontières dans la nosologie, Psych. enfant, X, 1967, 2,
pp. 157-198.
III. Asthme précoce. Spasme du sanglot (à paraître).
SOULÉ (Michel), Le mérycisme, XXVIe Congrès des Psychanalystes de Langues
romanes, Paris, 1965, Rev. fr. Psychanal., XXX, 1966, 5-6, pp. 735-752.
SOULÉ (Michel), Le mégacôlon fonctionnel (à paraître).
JEAN-MARC ALBY

COURTE PRÉSENTATION D'UN CAS CLINIQUE

Originaire d'Amérique du Sud où il avait vécu jusqu'à son adolescence


dans une famille culturellement divisée, français par sa mère, espagnol par son
père, issu d'un milieu social moins élevé et plus religieux, ce patient (J. F...)
est venu à l'analyse pour un malaise à vivre : tension anxieuse permanente
accrue lors de phases dépressives par une dévalorisation de lui-même que ne
comble pas, bien au contraire, sa réussite brillante dans une profession créatrice
vers les relations publiques. Il a souffert à plusieurs reprises d'angoisses pho-
biques ; il a des difficultés dans sa vie conjugale.
Il apparaît comme un caractère névrotique dont les positions phalliques
narcissiques sont tempérées par des conduites masochiques et autopunitives.
Des formations réactionnelles infiltrent partiellement son système défensif
mais laissent le champ à une angoisse libre. Des épisodes de « marasme »
l'ont éprouvé dans son efficience intellectuelle, en particulier entre 16 et 18 ans
après un succès à son bachot dont il a passé les deux parties, littéraire et artis-
tique, à la fois. La crainte de voir mourir son fils nouveau-néavait été déclenchée
par une remontrance de sa belle-mère : il ne s'occupait pas exclusivement de sa
femme et de son enfant. Cette peur irraisonnée pour la santé de son fils s'est
reproduite plus tard de façon dégradée, sa femme l'utilisait pour maintenir
notre patient à sa botte, si l'on peut dire.
Dès le début de son analyse, J. F... adopte une attitude de soumission ; il
investit massivement l'analyste et le protocole de la cure : anxieux d'arriver
en retard à chaque séance, il s'arrange souvent pour l'être et en éprouve un
grand malaise. Il parle d'abondance, de façon assez stéréotypée, utilisant avec
humilité un langage fait pour me plaire sinon pour être compris ; il reprend
à loisir uniformément des thèmes de prédilection : les difficultés de sa vie avec
sa femme ; les problèmes que lui pose la liaison commencée quelque temps
avant l'analyse ; les conflits de sa vie professionnelle.
Il éprouve très vite mon silence comme insupportable et désapprobateur ;
il demandera longtemps, directement, instamment, que je lui donne mon opi-
nion, même péjorative, sur son comportement dans l'analyse, la marche de
celle-ci, son attitude dans la vie. Doit-il rompre sa liaison avec une femme plus
jeune que lui, liaisondans laquelle la tendresseprime au départ l'attrait physique?
doit-il quitter sa femme? il se sentirait coupable, il a besoin d'elle, il lui reste
sexuellement très attaché et préfère son grain de peau et sa forte charpente.
Au début de l'analyse, apparaissent parallèlement une phobie irraisonnée
d'une grossesse de sa maîtresse — il s'imagine déjà en prison pour complicité
d'avortement — et un renforcement de sa relation sadomasochique avec sa
femme et de sa dépendance à son égard. Elle avait toujours eu, selon lui, l'habi-
438 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

tude de le dévaloriser, de l'obliger à céder à ses exigences, ce qu'il acceptait


par crainte qu'elle l'abandonne.
Dès cette phase, se profile la relation prégénitale avec une image maternelle
phallique, dans l'évocation réitérée de ses relations avec une grand-mère
égoïste, autoritaire, cruelle à son endroit. Il lui avait été confié par ses parents
dans sa seconde enfance, pour qu'elle ne soif pas seule.
Sur un plan plus proche du conscient et de façon prévalente, le transfert
s'organise en fonction du poids de l'image de son père, alourdie par sa mort
prématurée. Il a perdu son père alors qu'il était en pleine période de latence
et qu'il avait amorcé un mouvement d'identification positif vis-à-vis de lui
(jusque-là, il partageait avec sa mère un certain mépris vis-à-vis de lui). Le
renforcement de cette identification s'était manifesté par la prise en charge
de l'éducation d'un frère plus jeune avec une sévérité et une exigence allant
jusqu'à la brutalité physique, alors même qu'il lui était foncièrement attaché.
Si, apparemment, la mort de son père avait été vécue avec peu de tristesse,
une culpabilité légère en rapport avec un sentiment fugace de soulagement, il en
fut tout autrement de la mort accidentelle, par noyade, de ce frère, trois ans plus
tard. Il se sentit accablé par un sentimentintense de frustration et de culpabilité.
Son attachement idéalisé et inconditionnel pour sa mère se renforça alors,
attachement qui excluait toute jalousie ou critique : elle avait des amants, dès
avant la mort de son mari, s'en cachait à peine. Ce n'était pas l'affaire de mon
patient.
En revanche, après avoir accepté quelque temps des jeux sexuels avec un
cousin plus âgé et une cousine plus jeune, il s'y refuse. Il en garde encore un
sentiment de honte et de dégoût.
Son inhibition vis-à-vis des femmes sera seulement levée grâce à la liberté
sexuelle de sa femme, il lui en est toujours reconnaissant, malgré le prix qu'elle
lui a fait payer : sa soumission.
Mes interventions initiales ont visé à lui montrer qu'il n'avait pu s'iden-
tifier à son père que sur le seul mode surmoïque, en raison de sa peur et de sa
culpabilité.
La réalisation de ses fantasmes oedipiens l'avait amené à agir conformément
aux exigences d'un idéal du Moi sévère ; l'écho de la mort tragique de son frère
avait eu pour effet d'infléchir dans un sens masochique l'expression pulsion-
nelle et avait entraîné une régression libidinale. Celle-ci a trouvé son expression
au cours de la cure dans le fantasme de la peur d'être « sodomisé» par moi lorsqu'il
me précédait en entrant dans le bureau. L'ambivalence de ce fantasme devait
apparaître plus tard avec l'émergence de son désir de s'approprier, sur le mode
anal, ma puissance.
Pendant une longue période de son analyse, toute atteinte à l'estime de
lui-même, dans sa vie quotidienne comme dans l'émergence du refoulé dans
la cure, se traduisait par une réaction dépressive de dévalorisation. Quant à ses
décharges agressives, habituellementagies en dehors de la cure, elles réveillaient
CLINIQUE 439

immanquablementla crainte d'abandon. Une intervention de ma part, à la


limite quel qu'en soit le contenu, apportait une sédation de son anxiété plus
ou moins brève, immédiate ou retardée. Ultérieurement, il prit conscience de
l'agressivité que masquait son attachement passif à l'image maternelle (pen-
dant longtemps il avait demandé à sa femme de comptabiliser l'argent des
séances et de le lui remettre).
Alors qu'il me parlait des devoirs financiers qu'il se sentait vis-à-vis de sa
mère — pourtant jadis peu prodigue à son égard —, je lui demandai quels
avaient été les premiers devoirs qu'il s'était sentis vis-à-vis d'elle; il ne répondit
pas dans la séance mais ultérieurement exprima l'angoisse intense qu'avait
déclenchée ma question. Il avait compris qu'il s'agissait de la propreté et de la
maîtrise sphinctérienne, il associa sur un souvenir : il avait vu sa mère assise
sur les cabinets, avait remarqué que son sexe n'était pas comme le sien.
Cette évocation du conflit de la maîtrise sphinctérienne et la prise de
conscience, par identification, du danger de castrationlui permirent d'exprimer
son agressivité envers elle. Son comportement dans l'analyse se modifiait dans
le sens d'une affirmation de lui-même. Il put arriver en retard, voire manquer
des séances sans se sentir coupable, me parler d'autre chose que de ses pro-
blèmes domestiques, changer son attitude dans sa compétition au travail,
envisager un départ pour l'étranger, sans se résoudre pour autant à un choix
entre sa femme et sa maîtresse. Il accepte mieux néanmoins qu'il puisse avoir
encore besoin d'une solution de compromis.
En quoi cette observation intéresse-t-elle la compulsion à répéter ?
Quel est le rôle de la mort du père et de celle du frère ? Pour reprendre la
formulation de de M'Uzan, elles ont dû mobiliser le noyau traumatique de sa
névrose. Il a fallu une longue période pour que ce patient puisse modifier les
contre-investissements en rapport avec son identification à un idéal du Moi
sévère et rigide.
Renforcés par le traumatisme, ils se traduisaient par un comportement
répétitifde type autopunitif,actualisé dans le transfert. Il est probable également
que ce traumatisme a joué un rôle dans la régression libidinale au niveau des
fixations anales.
En réalité, Pattitude de soumission masochique en rapport avec la répé-.
tition procède de l'organisation antérieure de sa névrose infantile, en particulier
de sa relation à l'imago maternelle. Un fantasme pervers et un rêve expriment
à la fois son sentimentd'impuissancedevant le désir incestueux et son mode de
protection contre la crainte de castration.
Le fantasme utilisé pour éprouver du plaisir avec sa femme et aussi à partir
d'un certain moment avec sa maîtresse est une scène dans laquelle l'une ou
l'autre couchent avec un autre homme.
Le rêve : un nabot chaussé de lunettes, monté sur sa femme, cherche à la
pénétrer, son sexe est ridicule, en demi-érection, sa femme se moque de lui ;
mon malade, le rêveur, assiste à la scène. Il devait associer sur le sentiment
44° REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

d'abandon qu'il éprouvait lorsque, couché dans un réduit attenant à leur


chambre, il entendait le bruit des rapports sexuels de ses parents. Cette crainte
de l'abandon a été rapportée plus tard au fait que sa mère ne pouvait se montrer
tendre qu'avec ses enfants petits. Il oppose ce paradis perdu au visage sévère
de celle qui exigeait, défendait sans tendresse. Il la retrouve de façon fugace
avec sa maîtresse, jamais avec sa femme. Il rapporte à la naissance d'une soeur
ce changement, il avait alors un an et demi ; nous en rapprocherons l'anxiété
éprouvée à l'évocation de la maîtrise sphinctérienne.
Aussi bien sa crainte (et son désir) de pénétration anale me paraissent liés
à sa relation avec un personnage phallique non différencié plutôt qu'à une
composante homosexuelle structurée. La pratique du coït anal avec sa maîtresse
me paraît aller dans ce sens, d'autant plus que sa relation avec les femmes
s'inscrit dans la dialectique de la soumission et de la maîtrise.
Un autre aspect concernant la répétition nous a frappé, c'est le rôle de
l'identité des perceptions (Nunberg). Sa crainte d'être sodomisé, qui avait fait
place à celle d'être chassé par moi, chaque fois que surgit un mouvement
agressif vis-à-vis des images parentales, est primitivement actualisée dans la
cure sans qu'il prenne de distance. Ce n'est que progressivementqu'il éprouvera
l'écart entre l'affect lié au fantasme et la réalité de la séance.
De même les séances lui sont devenues, pendant une longue période, aussi
nécessaires qu'une drogue ; ce fait évoque, comme l'a dit Fain, un processus
répétitif.
Néanmoins, si nous reprenons la distinction du même et de l'identique faite
par de M'Uzan, à aucun moment, je n'ai eu le sentiment de me trouver devant
une situation stéréotypée, figée dans la répétition.
Le balancementréitéré des situations amoureuses pouvait apparaître comme
tel et exprimer son ambivalence persistante, son incapacité à résoudre la situa-
tion oedipienne. En fait, la maîtrise de ces situations s'est progressivement
affirmée. Dans le transfert lui-même, l'énergie liée au contre-investissement
a été progressivement libérée pour permettre un certain plaisir, ne serait-ce
que dans l'usage de la fonction analysante.
Enfin, son évolution me paraît aussi en rapport avec l'utilisation des méca-
nismes de dégagement : familiarisation avec son angoisse par exemple.
Je rapporterai en guise de conclusion un rêve : il débarque sur un aérodrome
étranger : passée la douane, un homme s'approche, le prévient qu'on va tirer
sur lui, d'abord par devant, il aura mal mais ne sera pas en danger, puis par
derrière, il ne sentira rien mais risque pour sa vie. On tire effectivement sur
lui ; il n'est pas inquiet, il souffre la première fois, se sent faible quand on lui
tire dans le dos, mais reste bien vivant.
Notre patient ne s'est-il pas, dans une certaine mesure, dégagé de la compul-
sion à répéter sans trop de dommage puisqu'il peut affronter la crainte de cas-
tration à un niveau génital en désinvestissant partiellement son masochisme
féminin dont il assume mieux la persistance?
THEORIE

MICHEL DE M'UZAN

LE MÊME ET L'IDENTIQUE

Au terme de son travail très précis, Louis Dujarier rappelait le caractère


avant tout théorique, du moins dans les écrits de Freud, de la notion de compul-
sion de répétition. Dans la présentation de ce texte, il vient de poser un certain
nombre de questions qui rejoignent la réflexion pénétrante de Claude Hollande
et Michel Soulé. Assurément, chacun d'eux engage à un examen tout à fait
libre du thème de ce Colloque.
Pour commencer, je ne crois pas inutile de souligner un contraste que chacun
reconnaît volontiers : les analystes s'entendent généralement sur la notion
clinique de répétition, tandis que l'interprétation du phénomène soulève tou-
jours la controverse, voire des affrontements passionnés. Les ambiguïtés, les
contradictions mêmes que l'on découvre dans Au delà du principe de plaisir,
que Freud, au reste, ne dissimule nullement, ne sont sans doute pas étrangères
à cette situation. On sait que seuls Ferenczi, Eitingon et Alexander accueillirent
sans réserve les vues hautement spéculatives développées dans ce travail.
Freud, de son côté, n'hésitait pas à écrire : « ... que la troisième étape de la
théorie des instincts ne peut prétendre à la même certitude que les deux pre-
mières » (I). Dans Inhibition, symptôme et angoisse, il maintient explicitement
la valeur, dans le champ clinique, de l'ancienne dualité instinctuelle. Enfin,
autour des années 20, quand se fit jour une énorme déception quant à la portée
thérapeutique de l'analyse — fait que nous sous-estimons peut-être —, il
fut interpellé directement par Wilhelm Reich ; à celui-ci qui lui demandait,
très ému, si son intention était bien d'introduire l'instinct de mort en tant que
théorie clinique, il répondit que « c'était seulement une hypothèse », et il lui
conseilla donc de ne pas se tracasser à ce sujet, et de continuer son travail
clinique (2).
Dans ces quelques remarques préliminaires, je me trouve sans doute aller
déjà à contre-courant des positions actuelles les plus habituelles sur la compul-
sion de répétition. Entreprise délicate car, si j'ose dire, l'instinct de mort se
porte bien. Toutefois, je le souligne nettement, mon propos n'est en aucune
façon de reconnaître, ou de récuser la notion d'instinct de mort, ce qui est
souvent acte de foi, mais de m'en débarrasser avant de commencer l'examen

(1) S. FREUD, Essais de psychanalyse, Payot, p. 75.


(2) W. REICH, La fonction de l'orgasme, L'Arche, p. 106-107.
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du fait clinique. En effet, la liaison convenue, et peut-être devenue convention-


nelle entre compulsion de répétition et instinct de mort, surtout quand elle
est opérée prématurément, est responsable à mon avis de bien des difficultés
avec lesquelles on se trouve si souvent confronté. Pour corriger ce qu'on pour-
rait entendre ici, et pour mieux préciser la perspective que j'adopte, je dirai
que je ne rejette pas l'existence de manifestations, de comportements situés
en marge du principe de plaisir. Bien au contraire, je pense qu'il est des phéno-
mènes où il ne saurait être question, même dans le cadre d'un compromis, de
l'accomplissement d'un désir refoulé. A mon sens il y a lieu en vérité de distinguer
d'une part des répétitions très classiquement régies par le principe de plaisir,
telles celles de symptômes névrotiques où le refoulé ressurgit, et d'autre part
des répétitions d'un ordre certes différent, mais qu'il n'y a pas lieu de rapporter
d'entrée de jeu à une caractéristique fondamentale de l'instinct, ou à l'activité
d'un instinct de mort, et cela quand même elles auraient une incidence léthale.
La thèse que je veux exposer se fonde sur une constatation clinique que je
décrirais volontiers comme une opposition entre le même et l'identique. Oppo-
sition artificielle seulement en apparence, car le dictionnaire déjà ménage une
distinction entre l'un des sens de « même », lui conférant la valeur d'une iden-
tité approximative de l'ordre de la similitude ou de la ressemblance, tandis que
« identique » a trait à des objets parfaitement semblables et constituerait même,
dit le Robert, une sorte de superlatifdu semblable. On ne sauraitainsi confondre
cette situation, où l'on reprend constamment le même texte, le même récit,
pour le récrire, avec celle où l'on se limiterait, tels Bouvard et Pécuchet, à le
recopier indéfiniment. Dans le premier cas, la répétition implique toujours un
changement,si infime soit-il. Le « retour éternel du même », que Freud évoque,
n'est nullement la répétition indéfinie de l'identique. Dans la situation ana-
lytique, le changement que recèle la nouvelle version de ce qui a été antérieure-
ment énoncé, fût-il limité à l'extrême, traduit toujours l'existence d'un travail
important, l'interpellation du désir inlassable. Mais je reviendrai plus loin sur la
profonde modification économique qui s'opère avec l'acte de répétition. J'en
rappelle ici seulement un aspect : la mobilisation du contre-investissement,
l'alliance objective conclue entre le refus préconscient et l'attraction exercée
sur la représentation en cause par les prototypes inconscients. A cet égard,
j'avancerai que cette attraction ne doit pas être conçue tout uniment comme
expression de la compulsion de répétition (I). La représentation ne regagne
pas l'inconscient pour s'y agglutiner avec lesdits prototypes ; elle rejoint
d'abord un lieu où l'énergie circule plus librement, pour retrouver un
nouvel élan. On est alors en droit de parler d'une récupération énergétique.
Par ailleurs ce mouvement rétrograde est le temps nécessaire à une redistribu-
tion des représentations qui utilise condensation et déplacement et implique
la présence de plusieurs termes. Devant cette déformation des figures destinées

(I) S. FREUD, Inhibition, symptôme et angoisse, Presses Universitaires de France, p.


THEORIE 443

à faire retour pour exprimer le jeu du désir, on est en droit de parler d'une
véritable dramatisation, entièrement régie par le principe de plaisir. Dans notre
praxis, au moins, il seraitbien hasardeux de concevoir prématurément les choses
d'une autre manière. Et cela, même dans les cas où tout l'observable ressortit
apparemment à ces résistances qui font parler de réaction thérapeutique néga-
tive que l'on met au compte non plus du Surmoi, mais de la compulsion de
répétition. Maurice Bouvet, tout comme Glover, nous l'ont bien rappelé.
Les illustrations cliniques sont regrettées quand elles font défaut, critiquées
et interprétées différemment lorsqu'elles figurent. Je me risquerai à en avancer
une. Le cas est celui d'une jeune femme, en analyse depuis longtemps, qui
développe une résistance opiniâtre, vraiment de ce type qu'on rapporte volon-
tiers à la compulsion de répétition, et dont je me propose de décrire l'un des
aspects. Constamment, ou plutôt répétitivement, la patiente se met à compter
intérieurement : 1, 2, 3, etc. Parfois elle m'en avise, pas toujours, loin de là sans
doute, et ce comportementde se reproduire indéfiniment. Pour être fidèle à ce
qui s'est passé, marquer le rôle du contre-transfert dans ces situations, et la
chance, le hasard qui préside à sa forme et à son intensité, je confierai qu'une
séquence d'un poème d'Armen Lubin s'est mise à me tourner dans la tête, tout
aussi répétitivement. Il y est question d'un être fabuleux qui compte. « Il
compte, il compte, il recommence » — écrit le poète qui poursuit « tous les
chagrins s'appellent absence, les chagrins porteurs de lances ». La répétition
ne me semblait nullement lourde et, un jour, après que cette scène se fut bien
souvent représentée, la patiente me dit : « J'ai compté jusqu'à huit, d'ordinaire,
je compte jusqu'à dix. » Tel était ici le changementdont j'ai parlé. Je lui répondis
aussitôt : « Il en manque deux, qui sont-ils ?» — « Le père et le fils, réplique-
t-elle. » Cette fois, il en manquait un, le Saint-Esprit, au sens populaire, ce que
je lui fis immédiatement savoir. Or, cette jeune femme, une seconde fois au
cours de son analyse, attendait un enfant. Grossesse à laquelle il n'était jamais
fait clairement allusion. Dès lors, comme on le conçoit, le mouvement de la
séance se précipite avec la singulière accélération propre à ces situations. Le
fantasmesous-jacent se précise : elle est enceintepar l'opération du Saint-Esprit,
c'est-à-dire, prosaïquement, sans contact physique. C'est donc bien de l'analyste
qu'elle tiendrait son enfant et bientôt émerge la figure du père absent, mort
prématurément pendant l'enfance de la patiente (« les chagrins porteurs de
lances »). Je n'ai pas la possibilité de suivre ici les riches développements ulté-
rieurs de cette séquence, mais je puis dire que ce fut un tournant décisif de
l'analyse. N'eût-il pas été regrettable que le hasard fût venu seconder le senti-
ment bien compréhensible que c'est avec une manifestation de compulsion de
répétition qu'on avait affaire. Ainsi, je ne crois pas que l'on puisse toujours
suivre Freud quand il déclare que la tendance des névrotiques à la répétition
dans le transfert est indépendante du principe de plaisir (1). Je crois que

(1) S. FREUD, Essais de psychanalyse, Payot, p. 27.


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nous assistons là non pas à une réédition pure et indéfinie, mais en vérité à une
nouvelle élaboration du même, susceptible en outre d'agréger à elle un pan de
la réalité. De cela je pense qu'on peut trouver dans Au delà du principe de plaisir,
précisément, une autre illustration. Freud, pour introduire cette tendance qui
s'affirme sans tenir compte du principe de plaisir, en se mettant au-dessus de lui,
cite la Jérusalem délivrée (I). Mais lorsque le héros Tancrède coupe en deux un
arbre où s'était réfugiée l'âme de sa bien-aimée Clorinde, il ne répète pas à
proprement parler le précédent. Il fait à la fois la même chose et quelque chose
de tout autre que le meurtre qu'il avait perpétré en la tuant, sans la reconnaître,
sous l'armure d'un chevalier ennemi. Changement des masques, mutation des
substances, ce que le poète a voulu plus ou moins délibérément représenter,
c'est une série de transformations allant d'une figure, celle du fait brut, à une
autre figure, celle de sa représentation symbolique.
En manière de conclusion à ce premier chapitre, je rappelle donc que, dans
l'ordre clinique, le domaine de ce qui serait situé en marge du principe de
plaisir doit être, au départ, réduit autant que faire se peut, ou mieux encore
décalé. Cela peut être conçu de différentes manières. Je pense en particulier
aux vues de Jean Favreau sur l'analyse de l'analité. Il me revient aussi une parole
de Maurice Bouvet : « Que ferions-nous, disait-il à peu près, si nous, analystes,
ne croyions à la notion de progrès, donc de changement. »
Il demeure toutefois, je l'ai dit tout à l'heure, qu'il existe bien un domaine à
part, un ordre de la répétition situé au delà ou plutôt en deçà du principe de
plaisir. Je me propose de l'aborder indépendammentde toute référence initiale
à l'instinct de mort et du seul point de vue de l'opposition du même et de
l'identique. Pour ce faire il me faut rappeler brièvement les positions que j'ai
eu l'occasion d'exposer lors du colloque sur Analyse terminée, analyse intermi-
nable, et lors des Congrès de Langues romanes de 1965 et de 1967 sur
l'acting-out.
J'ai distingué alors deux principales orientations de la personnalité en me
fondant sur l'existence bu non d'une solide élaboration de la catégorie du passé.
Par le terme de passé je n'entends pas la somme des événements vécus, mais
leur rê-êcriture intérieure — comme dans le roman familial — à partir d'un
premier récit. J'utilise le terme de récit en raison de l'homologie de forme, de
structure, entre cette histoire intérieure et une élaboration romanesque. Le
premier récit, premier vrai passé de l'individu, est élaboré au moment de
l'OEdipe. C'est-à-dire quand toutes les étapes antérieures sont ressaisies,
reprises dans le cadre d'un désir dès lors constamment médiatisé et de la pro-
blématique de la castration. Tout se passant donc comme si les événements
réels, une fois traversés, cédaient en importance au récit intérieur qui en est
fait et refait. A partir de là, et tout au long de la plus grande partie de son
existence, le sujet continue d'élaborer au jour le jour son passé, c'est-à-dire le

(1) S. FREUD, ibid., p. 27.


THEORIE 445

précédent de vérité pour les temps à venir. Et il le fait en se fondant sur la


description qu'il donne, à travers le style de ses activités, de sa situation dans le
monde en tant qu'être de désir. Tel serait le destin naturel des organisations
dites normales ou névrotiques : celles qui dans la situation analytique nouent
et développent une véritable névrose de transfert dont l'évolution suit une tra-
jectoire pour aboutir à un terme. Ailleurs, lorsque cette catégorie du passé
n'a pas pu s'élaborer correctement, et qu'une sorte de chronologie a pris le pas
sur un hier romanesque, on voit, dans les cas extrêmes, ces personnalités en
archipel que j'ai précédemment décrites (I). C'est là que l'on assiste soit à ces
irruptions brutales de conglomérats affect-représentation, soit à la prédomi-
nance d'un régime de pensée opératoire, soit encore à une imbrication des deux.
Ces situations sont de toute manière hors d'état d'entrer dans ce récit, ce roman
que constitue la névrose de transfert. Il n'est plus question de transfert, mais
de reports, l'analyse peut devenir interminable, émaillée d'acting directs, méca-
niques, réduplicatifs, car toujours identiques et donnant le sentiment d'une
répétition de la répétition.
Je pense être maintenant en mesure de mieux définir la thèse que je défends
ici. Je la résumerais schématiquement ainsi :
Il convient de distinguer nettement deux types de phénomènes parmi ceux
que l'on rapporte classiquement à la compulsion de répétition. Les uns
ressortissent à une reproduction du même et sont le fait des structures chez
lesquelles la catégorie du passé s'est élaborée suffisamment. Les autres, qui
ressortissent à une reproduction de l'identique, sont le fait de structures chez
lesquelles cette élaboration est défaillante.
J'ai tantôt assez nettement distingué le même et l'identique pour passer
rapidement sur les caractéristiques formelles de ces deux types de répétition.
Je n'en dirai donc qu'un mot avant d'aborder leur examen métapsychologique.
Il est certain que le retour répétitif de ce qui a été antérieurement énoncé nous
engage naturellement à négliger, voire à ignorer les changements qu'il recèle.
Mais, pour finir, on ne peut confondre cette répétition du même qui, dans sa
variante cachée, engage en fait une remémoration, laquelle s'exprime dans des
circonstances variées, dans un style parfois nuancé, avec la répétition de l'iden-
tique. Dans cette dernière la valeur de remémoration est nulle; on peut y
reconnaître une étrange identité du ton de la voix, des inflexions ; on y découvre
des stéréotypes verbaux, des tics de langage,voire l'utilisation d'un style direct
strictement reproductif et donnant le sentiment d'une disposition permanente
chez le sujet à permuter topiquement sa place avec celle de l'objet. Au delà des
premières apparences, cette forme de répétition diffère foncièrement de celle
à laquelle Verlaine fait allusion dans un poème où il est question d'un rêves
précisément d'un rêve répétitif, où fait constamment retour une femme incon-

(I) M. de M'UZAN, Transferts et névrose de transfert, Rev. franc. Psychanal., t. XXXII,


1968, n° 2.
446 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

nue qu'il aime et dont il est aimé et qui n'est chaque fois ni tout à fait la même,
ni tout à fait une autre.
Soit, maintenant, au risque d'une présentation décharnée, l'examen méta-
psychologique. Je commencerai par la répétition du même. Les forces qui y
sont à l'oeuvre apparaissent quelque peu nuancées dans leur intensité et surtout
variables dans leur direction. Celles qui émanent de l'inconscient rencontrent,
si j'ose dire, comme dans un dialogue, celles qui appartiennent au contre-
investissement. Cet interjeu qui affecte l'allure d'une histoire développée est
en outre foncièrement situé dans la sphère psychique. Au sein de ce dynamisme
complexe, le changement observable relève, plutôt que d'une simple addition,
de l'élaboration d'un nouveau récit à partir de deux récits, tous trois pourtant
presque semblables. L'exigence économique, assurément bien présente, ne
paraît pas spectaculairement impérieuse et surtout la présence de contre-
investissements confère à la répétition un rythme plus complexe, plus évolutif,
comme au service d'abord d'une temporisation. L'aménagement de la tendance
à la décharge joue un rôle clé dans la construction des répétitions qu'on pour-
rait voir d'abord sous l'angle d'une redistribution très discrète et très progres-
sive des investissements. Quant à la succession des répétitions du même, avec
les décharges qui leur sont inhérentes, elle dessine une trajectoire. Par là je
veux signifier que nous n'avons pas affaire avec une série simple de mouvements
d'aller et retour parfaits. Il se produit en effet un décalage très progressif à
chaque répétition, celles-ci constituent les jalons de la trajectoire dont je parle.
D'une répétition à l'autre la configuration économique est insensiblement modi-
fiée, mais modifiée tout de même. L'ingrateconceptualisationmétapsychologique
n'est qu'une autre lecture de ce qui est cliniquement observable. Ainsi, si je
me reporte au fragment clinique dont j'ai fait état tout à l'heure, on constate
que les redistributions dynamiques et économiques peuvent être décelées dans
le discours et le comportement de la patiente. Elle comptait, en faisait état
immédiatement ou à retardement. Une formule telle que « je n'ai rien à dire » pou-
vait précéder de quelques secondes ou quelques minutes ; un geste de la main
pouvait accompagner ou remplacer l'action de compter, et c'était pour signifier
un « eh bien voilà » ou « je n'en veux pas ». Le ton de la voix, de prime abord
parfaitement égal et semblable d'une répétition à l'autre, était en fait marqué
de nuances très variées allant du défi à la résignation ; variées, mais si discrètes
que c'est seulement après coup qu'elles devenaient sensibles, par exemple
lorsqu'une variation plus importantevenait à se produire, presqueune différence.
Il en était ainsi quand la patiente déclara : « J'ai compté jusqu'à huit, d'ordi-
naire je compte jusqu'à dix. » Situation qui, nous l'avons vu, exprimait une
véritable élaboration romanesque, le récit d'un désir dont les figures succes-
sives quis'appelaientet se recouvraientrestaient cachées, brefun véritable travail
dont son auteur, toute volition étant exclue chez lui, était cependant le champ.
C'est pourquoi je n'hésiterai pas ici, pour évoquer le moteur de ce travail, à
reprendre l'expression compulsion de symbolisation que propose Groddeck en
THEORIE 447

définissant une force qui appartient bien en propre au sujet, mais dont celui-ci
ne dispose pas, force qui est l'inconscient, je dirais dans l'inconscient (I).
Soit maintenant la répétition de l'identique. Le contraste est frappant. Et
pour commencer on note un effritement des distinctions topiques. En effet,
la répétition, ici, s'insère dans le cadre d'un « transfert » bien différent de celui
de la névrose de transfert qui est le domaine de la répétition du même. La répé-
tition de l'identique peut aussi bien appartenir à un Ça dénudé qui ne peut se
confondre avec l'inconscient psychique, qu'à une sorte de réalité sensible au
sein de laquelle, toutefois, la frontière séparant l'intérieur de l'extérieur reste
incertaine. Il peut en découler, par exemple, des répétitions que j'oserais dire
imitatives, où telle caractéristique des activités perçues chez l'objet est englobée
pour être ensuite fidèlement reproduite. C'est à l'effacement de la topique, que
j'ai en vue ici, que me semble s'appliquer au mieux cette notation de Freud,
dans Analyse terminée, analyse interminable — citée par Hollande et Soulé — où
il parle de résistances qui ne peuvent plus être localisées,mais semblentdépendre
de relations fondamentales dans l'appareil psychique. Les forces à l'oeuvre
dans cette répétition de l'identique se singularisent par leur orientation, persé-
vérante, dans une même direction. On ne retrouve pas ce jeu que j'ai décrit à
propos de la répétition du même avec la reprise momentanée d'une libre
circulation des énergies dans les systèmes supérieurs, suivie bientôt d'une
liaison avec des représentations inconscientes sur un mode qui constitue un
récit. Dans la répétition de l'identique, le plus près de la sensorio-motricité
paraît toujours visé. Le précédent s'exprime tel quel, sans fard, sans détour.
Et s'il fallait tout de même faire référence à un phénomène de la nature du
contre-investissement, il faudrait situer celui-ci pour ainsi dire en dehors du
sujet, ou dans son organisme physique, lequel a toujours pour une part une
situation ambiguë pour le moins d'extraterritorialité. Elle s'applique bien ici
aussi, l'expression de Michel Fain où il est dit que « la pauvreté d'élaboration
est compagnon de misère de l'automatisme de répétition ». Activités de repré-
sentation, de symbolisation appauvries, condensation, déplacement et drama-
tisation rudimentaires, on conçoit que les énergies, en outre très imparfaite-
ment liées, donnent le sentiment qu'elles pourraient déferler. La valeur de
tendance à la décharge de la répétition est accentuée. La répétition en cause est
pour ainsi dire celle d'une expérience de décharge, où l'économique domine
absolument ; c'est une sorte de remise à zéro, souvent traduite par un épuise-
ment. Le principe qui régit cette forme de répétition, c'est une évidence, est
le principe d'inertie ou si l'on veut de Nirvâna. A ce propos je dois dire que je
ne suis pas l'interprétationqui fait du principe de Nirvana l'équivalent psycha-
nalytique du principe de constance. Si l'on veut établir des équivalences ou
des filiations, j'adopterais d'une part celle réunissant principe de constance et
principe de plaisir, et d'autre part celle réunissant principe d'inertie et principe

(I) G. GRODDECK, La maladie, l'art et le symbole, N.R.F., p. 274.


448 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

de Nirvâna. Dans cette perspective, la distinction est à nouveau claire entre


cette répétition de l'identique et la répétition du même, où le jeu dans l'équilibre
des investissements, les décharges limitées et différentielles traduisent l'effet
du principe de constance, c'est-à-dire de plaisir. Ici il convient, je crois, d'intro-
duire quelques remarques concernant l'usage du terme de viscosité de la libido.
Passons sur la difficulté à admettre une qualité substantielle.Il demeure en tout
cas que si, d'une part, on peut considérer que la répétitiondel'identique témoigne
de ce qui serait l'équivalent de fixations, maintenues en raison d'une viscosité
particulière de la libido, on voit bien d'autre part que dans l'acte de répétition
cette libido, en déferlant, fait montre d'une singulière fluidité. Par ailleurs il me
paraît délicat, du point de vue de la logique, de rattacher d'une part la compul-
sion de répétition à une qualité définie (la viscosité) d'une énergie (la libido),
et d'autre part de lier cette même compulsion de répétition à l'instinct de mort,
sans doute alors à une autre énergie. L'aporie n'est sans doute pas aussi abrupte
que j'ai l'air de le dire. J'en conviens. Mais cela m'incite à m'aventurer quelque
peu à mon tour et à avancer que, dans la répétitionde l'identique, on constaterait
plutôt, parallèlement au changement du régime énergétique décrit, une sorte
de mutation de la valeur qualitative de l'énergie (nous serions en quelque sorte
dans une situation comparable à celle posée par la confrontation des définitions
topique et fonctionnelle de l'inconscient). Mutation de la valeur qualitative de
l'énergie : je fais là allusion à une altération plus ou moins importante, parfois
extrême, des caractéristiques libidinales de l'énergie et non pas à la mise en
oeuvre d'une autre énergie. C'est ainsi que la tendance à la décharge par les
voies les plus directes s'établit. Au reste, la question se pose même de savoir
ce qu'il peut subsister d'énergies disponibles pour maintenir ou engager un inves-
tissement de telles représentations propres à s'agréger dans l'élaboration d'un
désir. La critique de la notion de viscosité de la libido exigerait certes un
examen autrement approfondi. Toutefois cette notion me semble plutôt concer-
ner les fixations dont on peut rendre compte à partir du seul principe de plaisir.
Dans la compulsion de répétition, celle qui se situerait au delà du principe de
plaisir, l'énergie, aux maigres caractéristiques libidinales, paraît en effet rela-
tivement inapte à rejoindre un complexe de représentation, à s'y tenir le temps
suffisant pour que le processus prospectif de dramatisation puisse s'effectuer.
L'énergie, là, ne fait que s'accumuler et se décharger. On parlerait plutôt
d'excessive fluidité. Le modèle de Lorenz, cité par Hollande et Soulé, fournit
une assez bonne illustration de ce régime où le langage de l'économique paraît
seul valable lorsque le retour de la charge au point zéro est devenu le mécanisme
dominant. Ici on a bien à faire avec une exigence impérieusedu type du besoin,
la répétition d'une expérience de décharge ; un besoin toujours identique dans
son indifférenciation au besoin antérieur et court-circuitant la mémoire.
Il n'est pas possible de traiter de la compulsion de répétition sans aborder
le problème de la mémoire qui est toujours lourdement engagé. Je me limiterai
cependant à quelques remarques, d'autant qu'il faudrait déjà procéder à un
THEORIE 449

examen approfondi du texte de Freud : Remémorer, répéter, élaborer, ce qui


dépasserait les limites de cette intervention. Je dirai donc seulement que s'il
est légitime d'opposer répétition à remémoration,il est au moins aussi important
de s'interroger sur la valeur de remémoration que prend ou ne prend pas la
répétition, s'agirait-il d'un comportement ou d'un acting. En d'autres termes,
on est en droit de parler de remémoration quand le répété reprend une séquence
du passé élaboré sous forme de récit. C'est le cas par exemple, je cite Freud, de
ces événements de la première enfance survenus sans être compris, et qui furent
compris et interprétés par la suite (I). J'ajouterai : et qui furentl'objet de drama-
tisations successives dont les souvenirs écrans constituent autant de jalons.
Ailleurs, quand cette référence organique au passé théâtral fait défaut, on ne
peut effectivement pas parler de remémoration. C'est le cas de la répétition
de l'identique pour laquelle Freud, à mon avis, nous a donné une sorte de
modèle. C'est dans un texte de 1921, Rêve et télépathie, où il écrit : « Un rêve
sans condensation, distorsion, dramatisation, et surtout sans réalisation d'un
désir, ne mérite sûrement pas ce nom... Il est d'autres productions mentales
au cours du sommeil auxquelles on doit refuser le droit d'être appelées rêves.
Des expériences diurnes actuelles sont parfois simplement répétées en rêve...
le rêve purement télépathique répond à une perception de quelque chose
d'extérieur, vis-à-vis de quoi le psychisme demeure passif et réceptif » (2).
Et comme je viens de citer une fois encore Freud, je vais reconnaître et
assumer une nouvelle répétition en me référant de nouveau à lui pour jeter
un regard global sur ce que j'ai décrit jusqu'ici. On aura peut-être remarqué
que l'opposition que j'ai exposée entre le même et l'identique rejoint à bien
des égards une opposition que Freud a définie et sur laquelle il n'est, lui,
jamais revenu, à savoir : psychonévroses et névroses actuelles. Or, les névroses
actuelles sont, de leur côté, étroitement liées à la névrose traumatique, laquelle
constitue précisément l'un des points d'ancrage clinique de la dernière formu-
lation de Freud sur la compulsion de répétition. Même carence des activités
de représentation dans les deux cas, même prévalence du facteur quantitatif,
représenté soit par de puissants stimuli extérieurs, soit par une excitation
somatique. Ainsi traumatisme et facteurs actuels s'équivaudraient, avec de
surcroît dans un cas comme dans l'autre un même danger de rupture du bou-
clier protecteur. La compulsion de répétition, au sens plein du terme, serait
donc l'apanage d'un type de personnalité exposé à développer des névroses
actuelles ? Formulation sans doute trop tranchée, à laquelle on pourrait en
outre opposer un argument clinique. A savoir qu'il est d'authentiques struc-
tures névrotiques chez lesquelles on constate parfois de véritables répétitions
de l'identique, ou plutôt une tendance oeuvrant dans ce sens. Mais à cela il
est aisé de donner une réponse, et c'est Freud une fois de plus qui en fournit

(1) S. FREUD, De la technique psychanalytique,Presses Universitairesde France, p. 107-108.


(2) S. FREUD, Dreams and telepathy, S.E., XVIII, p. 208.

REV. FR. PSYCHANAL. 29


450 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

la matière quand, par exemple, dans l'Introduction à la psychanalyse, il pose


l'existence d'un noyau de névrose actuelle au centre de la psychonévrose (1).
C'est toutefois W. Reich, à qui je me réfère maintenant, qui devait développer
le plus largement cette thèse (2). Pour lui la stase libidinale, constante encore
que variable, constitue un véritable facteur actuel. Elle interviendrait double-
ment. D'abord en induisant les fixations parentales à partir desquelles s'élabore
la problématique incestueuse qui donnera à la psychonévrose son contenu.
Ensuite en alimentant directement, par une autre voie, le noyau de névrose
actuelle qui fournit à la psychonévrose l'essentiel de son énergie (schéma 1, de
Reich). Il me paraît que le lien, si j'ose dire, qui réunit la névrose à son noyau
actuel est susceptible dans certaines circonstances de se défaire plus ou moins.
Et ce noyau de s'exprimer alors directement (schéma 2). N'a-t-on pas relevé
le plus souvent l'existence de symptômes dits actuels à côté des symptômes
névrotiques classiques dans presque toutes les névroses ? Cette dissociation,
phénomène essentiellement énergétique, du noyau actuel et de la névrose serait
une éventualité évolutive toujours possible, pouvant survenir à tout moment,
par exemple sous l'impact de facteurs traumatiques. Mais ailleurs, il est des
personnalités qui se sont constituées sur la base de cette dissociation qui consti-
tue en quelque sorte leur caractéristique fondamentale.

En tout cas, on peut à partir de ce schéma rendre compte de certains faits


cliniques. Je pense en particulier à ces analyses qui se déroulent sur un mode
paradoxal. Elles semblent progresser normalement en ce qui concerne l'éla-
boration des complexes de représentations, cependant que, par ailleurs, elles
paraissent maigres, comme vidées de substance. Le travail analytique touche
la superstructure peu investie et l'on serait tenté de dire de tels patients qu'ils
ne disposent pas d'une libido très riche, alors que parallèlement, profondément,
une énergie considérable s'accumule et se décharge, souvent obscurément dans
des répétitions de l'identique comportementales ou même organiques et tout
à fait cachées.

(1) S. FREUD, Introduction à la Psychanalyse, Payot, p. 418.


(2) W. REICH, La fonction de l'orgasme, L'Arche.
THEORIE 45I

La question se pose donc pour terminer de l'origine de ces orientations de


personnalités qui sont dominées par la répétition de l'identique. Je m'accor-
derai le droit de formuler très schématiquement mon hypothèse, que je me
réserve de développer eh une autre occurrence. Je dirai que dans les cas
où l'on peut légitimement évoquer l'incidence décisive de la compulsion de
répétition, il n'y a pas lieu d'en appeler de prime abord à une qualité spéciale
de la libido, la viscosité, pas plus qu'à l'intervention d'un instinct de mort. En
fait, nous avons affaire avec un certain type d'organisation, plus précisément
à quelque chose qui s'insère dans le cours du développement de l'individu.
On peut concevoir que cela se constitue en deux temps au moins. Le second,
nous l'avons vu, c'est l'affrontement de l'OEdipe et sa destruction, la consti-
tution donc du premier vrai passé de l'individu. Le premier temps dont tous
les autres dépendent bien entendu devrait être situé au moment de l'échec de
la satisfaction hallucinatoire et avec l'instauration de la prévalence progressive
du principe de réalité. On sait qu'avec l'apparition de ce dernier principe une
activité particulière s'est détachée, indépendante de l'épreuve de la réalité et
soumise au seul principe de plaisir : la fantasmatisation. Je postulerai donc
l'intervention décisive en ce temps d'un facteur traumatique, probablement
réel encore que de nature variable. Ce traumatisme, par l'intermédiaire d'un
mécanisme précis — peut-être le rejet (Verwerfung) — dissocie le rapport
nécessaire entre représentation du réel et fantasmatisation, tout en détruisant
ou inhibant sévèrement cette dernière. Dès lors les bases dynamiques de la
constitution du passé tel que je l'ai défini sont altérées. Aucun vrai roman
familial par exemple ne sera à même de s'élaborer, la voie névrotique, celle
de la répétitiondu même, est barrée, cependant que domine, toujours davantage,
la réduplication de l'identique.
MICHEL FAIN

Je commencerai par remercier Dujarier, Hollande et Soulé du travail qu'ils


ont fait pour nous, travail qui en évitant de nous épuiser permettra le maintien
d'Eros dans nos propos, tout en étant cette source extérieure excitante qui
secoue notre inertie. Il existe aussi une façon de sortir d'un circuit qui oeuvre
en tournant en rond, c'est l'affrontement avec un autre qui, sans cela, tournerait
aussi en rond. Peut-être ainsi à notre époque fertile en luttes, la contestation
juvénile sert-elle de fontaine de Jouvence à des institutions décrépies. Il y a
dans le combat, dans la controverse une façon d'ignorer le fond du débat, quand
il s'agit de la compulsion de répétition. C'est une façon logique d'empêcher la
destruction interne en la dirigeant justement vers l'extérieur. Le dialogue de
sourds est en fait insoutenable. C'est pourquoi toute discussion sur la compul-
sion de répétition risque en permettant d'échauffer le propos de masquer le
problème. Le terme « clivage » apparaît dans les derniers écrits de Freud, peut-
être même dans le dernier. Ce même terme est aussi utilisé constamment dans
les travaux de Melanie Klein, pour qui l'instinct de mort est un véritable
dogme. Il s'agit donc d'un terme qui se lie à l'instinct de mort. D'ailleurs, la
compulsion à répéter n'est-elle pas justement une façon d'être qui par sa
déconnexion progressive avec son soubassementlibidinal finit par un compor-
tement d'épuisement ? Ce n'est certainement pas Marty et de M'Uzan qui,
après avoir décrit la vie opératoire, me démentiront.
Cette impression de clivage, nous la ressentons dans Freud lui-même,
génie à double visage, celui d'avant et d'après 1920. En fait, ce double visage
a entraîné un clivage entre les analystes, clivage que ces derniers se dissimulent
au moyen de controverses, voire de scission ou en se désignant des ennemis
communs et haro sur les kleiniens. Revenons-en au double visage. Dujarier
dans son introduction nous rappelle que ceux qui ne suivent pas Freud dans
ce qui fut d'abord pour lui une spéculation et ensuite une certitude, tel Jones,
invoquèrent des raisons affectivesenracinées profondémentdans son inconscient.
Autrement dit, l'impressionnante auto-analyse de Freud sur laquelle s'est
construite la psychanalyse est ratée à partir de 1920. Cependant Freud ne se
répète pas, trouve dans sa soi-disant erreur une fécondité nouvelle.Mais, là va se
situer un exercice de gymnastique impressionnant. Les psychanalystes qui, à
tort ou à raison, rejettent les conclusions que Freud tire de la compulsion de
répétition vont, par un remarquable saut au-dessus de cet aspect nouveau mis en
avant par Freud, accepter la seconde topique, suite logique des nouvelles
conceptions de Freud qui avaientprofondément modifié le point de vue écono-
mique. Il s'agit maintenant d'une économie qui n'est plus seulement pulsion-
nelle mais énergétique. Ainsi Freud décrit la différenciation du Moi à partir
d'organisations se créant en réponse à des excitations venant du milieu et à des
454 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

excitations d'origine pulsionnelle. Les excitations du milieu extérieur peuvent


s'allier soit à Eros, soit à Thanatos et de ces rencontres se dégage la notion d'un
facteur quantitatif jouant un rôle essentiel dans la compulsion de répétition.
La deuxième topique d'une part, la description clinique des résistances telle
qu'elle est faite dans Inhibition, symptôme, angoisse d'autre part, découlent direc-
tement de ce nouveau point de vue. Or, comme je le disais tout à l'heure, les
analystes qui ne retiennent pas l'existence de l'instinct de mort, ce raté de
l'auto-analyse de Freud, adoptent aussi bien la deuxième topique que la des-
cription clinique des résistances. Ce qui est un peu ennuyeux pour eux à ce
moment-là c'est qu'en amputant la deuxième topique et l'étude des résistances
de l'existence de l'instinct de mort, ce sont eux qui font régresser Freud et
l'entraînent avec quelques modifications de détails à répéter la même chose
qu'avant 1920. Cela entraîne ce fait dont j'ai parlé au départ : d'un côté les
anarystes dont la réflexion comprend l'ensemble de la pensée freudienne y
compris Au delà du principe de plaisir bien enraciné à sa place, et ceux qui
créent une lacune en en refusant les conséquences. Je sais, comme je l'ai dit
au début, que nous nous cachons le résultat de cette divergence de vues à tra-
vers des controverses et des pseudo-alliances, le résultat est un clivage, une
séparation radicale sans aucun point de contact, pas même sur le plan de la
clinique. Les positions kleiniennes, solidement organisées autour de l'instinct
de mort, aussi divergentes qu'elles puissent paraître des positions freudiennes
classiques, sont finalement plus proches de ces dernières que les positions freu-
diennes lacunaires. Sur le plan économique l'élément essentiel de divergence
avec le kleinisme est justement la place insuffisante accordée à l'économie pul-
sionnelle en général et l'absence quasi-absolue du monde extérieur en tant que
source d'excitations et de représentations.
En lisant les exemples donnés par Freud de compulsion de répétition et
signalés par Dujarier figure le besoin d'assister au spectacle tragique. C'est
plein de la lecture du livre remarquable d'André Green sur ce sujet que j'ai
réagi à cet exemple qui m'a semblé à la fois inadéquat d'une part, épouvantable-
ment vrai d'autre part. Il est difficile de placer sous le signe d'une répétition
désaffectivée le plaisir particulier vécu devant le spectacle tragique. André
Green au début de son livre décrit le théâtre — la scène où se déroule le drame
qui, pour un temps, à la façon d'un meneur éclipse l'Idéal du Moi individuel
et subjugue les spectateurs soudain réunis en une foule érotique. Si cette
comparaison avec l'organisation d'une foule me vient, c'est que là encore
Psychologie collective et analyse du Moi se situe après Au delà du principe de
plaisir et est centrée sur l'étude de la cohésionlibidinale des groupes. Revenons-
en au théâtre. André Green nous montre qu'au delà de la scène se situent les
mystérieuses coulisses toujours ténébreusement présentes à l'arrière-plan.
Tout cela est terriblement vivant — tant que l'on n'y introduit pas le terme qui
pourtant est littéralement soudé au théâtre : la répétition. J'aime croire que la
tragédie antique n'était représentée qu'une fois de temps en temps, et la tra-
THEORIE 455

gédie me paraîtplus belle quand la ville provincialevoit son vieux théâtre éclairé
pour un soir par une tournée nomade. Dans les coulisses du théâtre sédentaire
gît sous une dalle la répétition, elle a existé avant la générale, elle espère atteindre
la millième. Alors, on joue toujours la même pièce, grommelle Pex-spectateur.
Tous les soirs, les mêmes gestes, les mêmes déclamations, cela aussi se trouve
dans les coulisses. Que cette pensée s'impose, finie la cohésion des spectateurs
et tout le drame n'est plus alors que vieille poussière. Et, pendant tout ce temps
les amoureux font les mêmes gestes et répètent les mêmes serments avec ravis-
sement. Peu importe, car ils passent leur temps à attendre le moment de
recommencer. Il suffit d'imaginer que quelque force diabolique les oblige à se
rencontrer pour répéter tous les jours de la semaine ce qu'ils projetaient de
faire le dimanche et l'amour se consumera sans avoir flambé. En fait cet exemple
vient naturellement, il est l'histoire banale du couple. Un jour vient, si l'on n'y
prend garde, où le geste amoureux est fait parce qu'il avait été fait hier et sera
fait demain pour faire pareil qu'aujourd'hui. On épuise les tensions, on s'ache-
mine vers le niveau zéro. Cette évolution qui a commencé un jour sournoise-
ment n'est pas une simple régression. Avec le temps le Ça s'est chargé en ins-
tinct de mort, l'équilibre pulsionnel s'est modifié et la répétition, le radotage
disent d'autres, tend à s'installer. Eh bien, il existe alors une solution — parmi
d'autres heureusement — solution qui littéralement rend visibles les éléments
structuraux de la seconde topique. Il suffit d'opérer une régression libidinale
suffisante et de considérer commeune transgression oedipiennetoutes les amours,
toutes les ambitions, toutes les aspirations juvéniles. Un double avantage résulte
de cette régression. D'une part en assimilant les jeunes à des représentations
pulsionnelles on recouvre l'éclat blessant de cette jeunesse du voile de l'intem-
poralité, façon de nier une certaine réalité, et d'autre part il s'opère une trans-
lation de l'instinct de mort du Ça vers le Surmoi et grâce à des identifications
conformes à ce Surmoi l'instinct de mort devenu agression peut être écoulé
vers l'extérieur. C'est Francis Pasche qui a montré le caractère protecteur du
Surmoi notamment envers le soma par rapport à l'agression libre. Ceci nous
ramène à Freud. La seconde topique vient de se schématiser à partir d'une évo-
lution particulière de l'économie pulsionnelle face au monde extérieur, évolution
liée à l'âge. Quand des analystes invoquentdes raisons affectives pour expliquer
la fausse route que suit Freud à partir de 1920, ne lui reprochent-ils pas de ne
pas avoir su vieillir comme tout le monde ? Certes la crainte de la mort a été
longtemps pour Freud une fantasmatique compagne. Il a su aussi, à la fin de
sa vie, coexister avec une souffrance qu'il savait fatale. Beaucoup d'écrits ont
été consacrés à ces faits et je pense notamment à l'article de Michel de M'Uzan
consacré à ce sujet.
Quoi qu'il en soit, Freud au lieu de se répéter, il en avait assez dit pour le
faire sans déchoir, poursuit jusqu'au bout sa recherche, perçoit ce que l'ardeur
de la jeunesse et de la maturité avait masqué et remanie d'une façon radicale
tous ses points de vue. Il s'agit là d'un fait quasi-unique en son genre, au cours
456 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

duquel le génie de Freud atteint un sommet difficile à vrai dire à supporter.


En nous laissant cet exemple de capacité de changement s'appuyant sur la prise
de conscience de ce qui nous fait nous radoter, la compulsion de répétition
activée, entre autres, par l'âge, Freud nous montre aussi que toutes ses décou-
vertes d'avant 1920 étaient en quelque sorte fragiles, minées de l'intérieur.
En en tenant compte et en intégrant le point de vue léthal dans une nouvelle
économie Freud a ouvert la porte de la thérapie psychanalytique à ces malades
fragiles, minés de l'intérieur, les psychotiques et les psychosomatiques.
Pour terminer je ferai remarquer que Freud, qui avait été sévère plus jeune
pour ceux qui venaient faire cuire leur soupe dans sa marmite, devient très
tolérant envers ceux qui rejettent ses dernières conceptions. Entre temps il a
compris que le Moi, dépendant de la pression du monde extérieur qui l'oblige
à vivre comme il ne le voudrait pas, dépendant de facteurs internes qui l'em-
pêchent d'aimer à sa guise et qui ne lui accordent l'amour que dans la contrainte,
que ce Moi éprouve le besoin de se dresser sur ses ergots et d'affirmer sa maîtrise
et son pouvoir.
ILSE BARANDE

QU'EST-CE, CE QUI EST AINSI


COMPULSIONNELLEMENT RÉPÉTÉ ?

Dans Le problème économique du masochisme (1924), Freud poursuit sa


réflexion de Au delà du principe de plaisir (1920), d'une façon dont la prise en
considération précise me semble fondamentale. Rappelons que, argumentant
la compulsion de répétition au sens d'un instinct de mort (1920), Freud
est revenu sur sa conception unitaire d'une pulsion partielle masochique par
retournement du sadisme, pour suggérer l'existence d'un masochisme primaire
défléchi au dehors (destruction, sadisme) mais susceptible d'un retour au sujet
par régression, et alors accru d'un masochismesecondaire.
Dans le texte de 1924, Freud reprend cette « énigme » pour la considérer
non plus comme au delà du principe de plaisir, mais comme mettant en cause
la fonction de celui-ci d'être le gardien de la vie psychique et de la vie tout
court, puisque le franchissement des bornes dressées par la douleur et le
déplaisir est devenu le but. Ainsi la tendance à la stabilité de Fechner ou le
principe de Nirvana de B. Low échouent à servir d'explication dernière de
l'économie psychique. Il apparaît comme bien moins assuré que le plaisir
soit lié à la diminution, le déplaisir à l'augmentation de l'excitation, et donc que
le principe de plaisir coïncide avec ce que Freud entrevit comme un instinct
de mort, de retour à l'inorganique, à témoin la coïncidencede l'excitationet du
plaisir sexuels.
Dès les Trois essais sur la sexualité) Freud n'hésite pas à reconnaître à toute
excitation dépassant un certain seuil le pouvoir de fournir un contingentd'exci-
tation de qualité sexuelle, et Ferenczi considérera la sexualité génitale comme
le paratonnerre canalisant et écoulant ces érogénéités (dont l'article de Freud
sur le trouble visuelpsychogène traite si éloquemment). Seul le réseau des liens
sensuels doublant toutes les manifestations de la vie permet de concevoir
déplacements et métaphores.

On peut s'interroger avec Freud sur les particularités qui font l'excitation-
plaisir : rythme, durée, tracé des modifications. L'étude de ce que nous éprou-
vons comme esthétique peut en faciliter l'abord à peine indirect.
Mais la description du masochisme dit féminin chez l'homme — l'intéressé
procède à la mise en scène de ses tribulations, de son asservissement, de sa
dégradation dans sa jouissance, assimilables, nous dit Freud, aux traitements
subis par un enfant petit, inerme, dépendant, mais surtout par un mauvais
enfant — nous éclaire, je crois, plus immédiatement sur ce que les peurs cor-
respondantes recèlent de désir d'êtrebattu, dressé, châtré ; de façon plus dérobée,
de ce que le masochisme moral, le maintien de la souffrance,s'exerce à combler.
458 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

Tout se passe comme si l'orgasme génital de l'être mûr, à être défini comme
le but suprême, n'arrivait cependantpas à assurer une « amphimixis» des pulsions
précédentes (Ferenczi) ni un composé relationnel avec le partenaire qui puisse
assouvir les appétits dans ces deux registres si étroitementarticulés... « La mas-
turbation n'est que la décharge génitale de l'excitation sexuelle appartenant
au complexe (d'OEdipe) et devra à cette relation sa signification pour l'avenir
tout entier » (Déclin de l'OEdipe).
Le « déclin de l'OEdipe » se fait-il d'ailleurs jamais sur le mode « idéal »
décrit comme tel par Freud, et pour lequel il ne trouve pas une dénomination
adéquate : Refoulement ? Destruction ? Aufhebung, mot ambigu où le substan-
tif marque la levée, la disparition, et le verbe Auflteben la conservation, la mise
à l'abri. La notion du « Surmoi héritier du complexe d'OEdipe » ne nous souligne-
t-elle pas la simple lévitation : car quelle différence fondamentale peut-on
maintenir entre les parents objets des premiers émois du Ça, et ce qu'un Surmoi
frappé d'inconscience en a tiré, une instance critique cruelle camouflant les
émois refoulés. N'est-ce pas la reconnaissance de cette omniprésence de
l'inconscient qui a conduit à la topique plus subtile Ça/Moi par rapport à la
découverte précédente conscient/inconscient.
Dans Le Moi et le Ça Freud écrit : « J'ai tenté de faire découler la peur
réelle de la mort d'une conception parentale du destin. Il semble très difficile
de s'en délivrer. » Au fond, plutôt des parents sadiques que pas de parents du
tout, c'est-à-dire la solitude ; et de tels parents puisque je prétends m'abstenir
de ce que je ne peux pas réaliser : réaliser l'OEdipe. Et cette non-obtention,
mon impuissance, certes, ma peur de la castration peut-être (I) mais encore,
leur maintien comme parents. « Il semble très difficile de s'en délivrer »...
Ce qui se répète c'est la relation parents-enfants. Ainsi rien n'est perdu,
l'essentiel est conservé (Aufgehoben). Ne pourrait-on, reprenant le Surmoi
sadique et le Moi masochique sur quoi s'achève Le problème économique du
masochisme, proposer le raccourci suivant : il s'agit de la scène primitive per-
pétrée entre un Surmoi viril et sadique et un Moi féminin maltraité. L'enfant
exclu de jadis est devenu le lieu même du déroulement inlassable de cette
scène. L'appropriation concerne l'un et l'autre parents sans les combiner. Cette
position est celle du créateur, les parents sont faits de sa substance, mais d'en-
freindre, d'appeler, de subir, témoigne qu'il est la progéniture, ce qui comble
diachroniquement les aspirations oedipiennes actives et passives déjà satisfaites
par le ring et la clôture refermés sur les portraits de famille.
Il serait regrettable qu'une formule qui rassemble des mots aussi impres-
sionnants qu'instinct et mort nous frappe d'un recueillement proche de la stupeur
et que l'élaboration de notre pratique de la cure et de la vie s'en trouve figée.

(I) Dans le dernier paragraphe du Déclin de l'OEdipe, Freud s'interroge : « Il n'est plus
possible d'accréditer sans discussion que le complexe d'OEdipe du garçon succombe à la peur
de la castration. »
S. NACHT

L'AUTOMATISME DE RÉPÉTITION

Mon intervention sera d'autant plus brève que notre réunion a pour thème
l'automatisme de répétition. Or, ce que je me propose de rappeler ici, je l'ai
souvent publié ailleurs : je me dois donc de ne pas trop me répéter moi-même.
Je me contenterai d'indiquer quelques « retouches » — qui me semblentutiles —
à certains aspects techniques qui ont particulièrement retenu mon attention
dans le passé.
J'ai déjà dit, en effet, me basant sur mes propres observations, que les
patients répètent dans la relation transférentielle leur passé conflictuel non pas
tant pour y retrouver la frustration traumatisante de jadis que dans l'espoir
d'y trouver enfin ce qui leur a essentiellement manqué. Ce point de vue ne me
semblait pas généralement partagé. Cependant, l'an dernier, lisant le livre de
Greenson qu'il m'avait aimablement envoyé, The Technique and Practice of
Psychoanalysis (I), j'y ai trouvé une constatation similaire. Greenson affirme
en effet que les frustrations instinctuelles et la recherche de gratification sont
la base même des phénomènes de transfert.
Si la recherche de gratification est admise, le besoin de répétition est donc
motivé par une quête affective qui persiste aveuglément à chercher la réponse
qu'elle attend. C'est un peu comme si le sujet nous disait de façon insistante
et clairement allusive : « Voyez ce qui m'a tant manqué... Vous, donnez-le moi. »
Nous savons tous, en effet, combien ceux qui ont recours à nous sont hantés
par cette quête incessante, toujours reconnaissable sous les formes les plus
diverses.
C'est pourquoi, comme je l'ai souvent dit, si le thérapeute se cantonne dans
une attitude de neutralité un peu stricte au delà du temps où elle est nécessaire
— c'est-à-dire en début de cure — il risque de maintenir le sujet dans une rela-
tion frustrante susceptible d'entretenir la névrose de transfert et de la rendre
graduellement irréductible : on aboutit alors à l'impasse de l'analyse inter-
minable.
Cependant, si la frustration trop prolongée dans la relation transférentielle
peut être un empêchement à l'évolution de la cure, il n'est évidemment pas
concevable non plus que le thérapeute prodigue au malade, par des paroles ou
par quelque autre manifestation que ce soit, une forme de gratification qui non
seulement n'est pas indiquée mais peut lui être nettement préjudiciable.

(I) Ralph R. GREENSON, The Technique and Practice of Psychoanalysis, New York, Inter-
national Universities Press, Inc.
460 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

C'est pourquoi j'ai souvent insisté sur le fait que cette gratification tant
attendue par le malade ne peut lui être bénéfique que si elle émane d'une atti-
tude profonde faite d'accueil et d'ouverture chez le thérapeute — attitude qui
se situe à un niveau non-verbal, et se communique d'inconscient à inconscient
dans la relation transférentielle. Elle peut, quoique contenue et maintenue dans
ces limites, être vivement ressentie par le malade. Elle peut, si j'en crois mon
expérience, suffire à combler son exigence affective la plus fondamentale.
Ici, cependant, je crois devoir ajouter ceci : c'est que même cette attitude
bénéfique profonde du médecin peut ne pas être dépourvue de risques quant à
la terminaison du traitement. En effet, si la « réponse » que le malade a ainsi
trouvée suffit à le combler, comment pourra-t-il jamais consentir à se séparer
de celui qui en est la source ? Si lorsque le malade se sent enfin incondition-
nellement accepté, accueilli, reconnu par le thérapeute il ne peut plus se priver
de cette source de joie en acceptant de terminer son analyse, la situation
devient critique. On comprend pourquoi Freud rangeait le métier d'analyste
parmi les trois qu'il disait « impossibles »!
Sans aller jusque-là, reconnaissons que c'est, en effet, un métier plus que
difficile parce qu'il nous oblige constamment sinon à de nouvelles remises en
question, du moins à de nouvelles et minutieuses mises au point.
En l'occurrence, si cette juste attitude profonde du médecin me paraît
indispensable, il me semble qu'il doit la gouverner de telle sorte qu'elle soit
ressentie par le malade comme l'espérance tant attendue, sans qu'il y puise
l'accomplissement de cette espérance et soit ainsi tenté de s'y arrêter. Il faudrait
que le malade se sente libéré par la seule évidence intérieure que ça existe, que
c'est possible (d'être reconnu, accepté, aimé, etc.), et que la présence du psycha-
nalyste en soit pour lui un vivant et suffisant témoignage. Si l'attitude du théra-
peute a été vraiment juste — et juste son dosage —, le patient, habité par de
nouvelles certitudes, doit être enclin à réaliser dans une autre voie et dans sa
propre vie cet amour d'autrui dont il sent non seulement qu'il existe mais
qu'il est désormais réalisablepour lui. C'est cette recherche adaptée qui devient
maintenant la sienne.
ANDRÉ GREEN

RÉPÉTITION, DIFFÉRENCE, RÉPLICATION

En relisant Au delà du principe de plaisir (I)

" Regarde en ton miroir, dis à la face que


tu vois : le temps est maintenant venu que
cette face en informe une autre, de laquelle
si tu ne ravives ton bel état, tu frustreras
le monde en laissant sans bénédiction quelque
mère.
« Car où est la très belle au sein non travaillé
qui dédaignerait les soins de ton labour ?
Ou qui si arrogant voudrait être tombeau,
de son amour, en fermant la postérité ?
« Tu es le miroir de ta mère, et elle en toi
rappelle les amoureux avrils de son prime
âge, ainsi toi à travers les vitres de ton âge
pourras revoir des rides ton temps doré.
« Mais si tu vis remémoré de ne pas être,
alors meurs seul, et ton image meurt avec
toi. "
SHAKESPEARE,
Sonnet III, trad. P. J. JOUVE.

«Entre un point a et un point b que ce soit dans le temps ou dans l'espace,


entre a et b je dois dire non : non, je ne veux pas appartenir au diable,
je ne veux pas aller en enfer, je ne veux pas être sa maîtresse. Entre ces
points a et b, soit que je n'arrive pas à dire non parce qu'une personne en moi
qui dit non accepte à ma place, soit parce que je n'ai pas eu le temps, soit
que je n'ai pu arriver à dire non, à ce moment qui est un quart de seconde,
une secondeaprès ce moment où j'ai accepté d'être au diable, commencent un
tourment et un remords effroyables, effroyables, effroyables. Pour réparer la
faute il faut supprimer le temps, j'appelle ça de l'entropie négative puisqu'elle
n'existe pas, alors il faut refaire le même geste, se remettre dans les mêmes
conditions à l'envers en redisant : « Non je ne veux pas être au diable. » Je me
dis pour que ça veuille dire non, pour que ça s'efface, il faut recommencer
le même geste dans les mêmes conditions, c'est à quoi je n'arrive jamais.
Pensez qu'au microscope on arrive à voir des différences... vous n'arrivez
jamais à refaire le même geste, à le dire de même façon ; alors je recommence
sans arrêt la même chose, je tâche de me mettre dans les mêmes conditions,
mais seulement mon obsession me dit, mon angoisse me dit, mais non ce
n'était pas tout à fait la même chose... »

(I) Ce texte de Freud a fait l'objet d'un séminaire de théorie psychanalytique (1968, 1969,
1970) que nous dirigeons avec F. Pasche. Nous remercions le co-directeur et les participants
du séminaire dont les critiques ont influencé la forme définitive de ce travail. Il va de soi que
la relecture de Au delà du principe de plaisir s'est centrée sur le thème traité ici.
462 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

C'est sur ce prélude que commença le discours d'une obsessionnelle, où


vous pouvez repérer les termes du problème que nous abordons aujourd'hui :
la compulsion de répétition.
Compulsion, c'est-à-dire contrainte; répétition, c'est-à-dire retour au
même antérieur pour abolir le temps, qui pour nous est le temps du désir
interdit. Projection du temps du désir sur l'espace des objets, sur le parcours
qui joint deux objets du monde extérieur, deux points d'un espace libidinisé.
Sexualisation des objets de pensée que la négation a désexualisés. Ressurgisse-
ment de la différence, impossible à effacer, dans l'effort qui vise à l'abolir.
Si, à nous aussi, le temps n'était compté, nous aurions pu vous montrer
comment dans la centaine de minutes qu'a duré cet entretien, trois répétitions
se font jour, qui se succèdent ainsi. En premier lieu, le temps du symptôme
comme exposé de la compulsion de répétition. En second lieu, le temps du
fantasme, comme exposé des thèmes d'un roman, digne de Queneau, où se
répètent les termes de la thématique obsessionnelle (la possession par le
diable). En troisième lieu, le temps de l'histoire, où se retrouvent les thèmes du
symptôme et du fantasme, et où le diable apparaît sous les trois figures du père,
du mari, du fils, en fait du possesseur du phallus, qui manque à la patiente.
La répétition prend donc ici la signification de la répétition du manque.
La notion de répétition est depuis toujours à l'horizon de la recherche
psychanalytique. Depuis l'affirmation célèbre selon laquelle l'hystérique souffre
de réminiscence, Freud sait que quelque chose à travers le symptôme se
répète. Cette surrection de la répétition n'est pas le propre de la névrose,
elle est liée à la structure même des mécanismes psychiques. Dans la lettre 52
à Fliess, il est écrit :
« Comme tu le sais, je travaille sur l'hypothèse que nos mécanismes psy-
chiques se sont formés par un processus de stratification : le matériel présent
sous la forme de traces mnésiques est soumis de temps à autre à un réarrange-
ment selon les circonstances nouvelles — à une re-transcription. Ainsi ce qui
est essentiellement nouveau dans ma théorie est la thèse que la mémoire n'est
pas présente une mais plusieurs fois et qu'elle est déposée en différentes
espèces de signes » (1).
La répétition est donc nécessaire à la constitution du souvenir. En répétant
le souvenir dans le symptôme, celui-ci ne fait que reproduire sa constitution
mémorielle, continuant à procéder en un style différent à de nouvelles inscrip-
tions ; il poursuit le projet d'inscrire au dedans et au dehors ce qui est appar-
tenance à un non-dit, donc toujours à dire. Les différentes espèces de signes
par lesquels le refoulé exprime son retour, nous les voyons dans le répéter,
le remémorer, le perlaborer (1914). Aux signes intrapsychiques s'étend le
registre de l'acte dans ce texte. En 1937, Constructions dans l'analyse indiquera
encore une fois les différentes espèces de signes qui se répètent dans le matériel

(1) Du 6-12-1896, S.E., I, p. 233.


THÉORIE 463

analytique, comme produits exhumés d'une réalité psychique dont la vitalité


perdure à travers les traces qu'elle fait venir au jour.
Ainsi aucun signe n'est en droit originaire, quel qu'il soit il est le produit
d'une répétition, à laquelle nulle origine ne peut être assignée. Sa manifes-
tation répétitive, son insistance nous indiquent le procès d'une répétition
dont il est vain de rechercher la source en une trace première ; ce qu'il sou-
ligne est qu'il y a répétition, qu'il y a eu déjà répétition, et qu'il y en aura
encore.
LE JEU DE LA BOBINE : PREMIÈRE LECTURE

Aussi si nous nous tournons maintenant vers le jeu de l'enfant à la bobine,


après avoir évoqué quelques-uns des précurseurs de la répétition, c'est moins
pour fixer l'origine de la répétition — origine dans l'oeuvre de Freud ou dans
la vie de l'enfant — que le paradigme de sa manifestation : ce qui a attiré
l'attention de Freud sur le fait de la répétition et qui l'a invité à lui donner
son importance maximale.
Les commentaires innombrables auxquels il a donné lieu ne nous décou-
rageront pas d'y ajouter les nôtres (1). Insistons d'abord sur les conditions
du jeu. Ce jeu est l'activité d'un enfant banal, ne se distinguant en aucune
façon par une intelligence précoce ou exceptionnelle (2). Par contre, si rien
ne le rend digne d'un intérêt spécial, la banalité de son cas retient l'attention
dans la mesure même où elle renvoie à un « ordre des choses » qui est celui
de l'enfance. Il s'agit en effet d'un enfant dont le développement a éténormal ;
il a été élevé, nourri, gardé, par sa mère. Cette observation nous paraît impor-
tante. La mise au jour de la valeur significative de la répétition exige une
organisation du symbolique préservée d'une trop importante altération du
développement. Un enfant abandonnique, un enfant souffrant d'hospitalisme
n'aurait très probablement pas joué ainsi. Au lieu de lancer une bobine puis
de la rattraper en joignant le cri au geste, il se serait peut-être balancé lui-même
sur place ou se serait cogné la tête contre les murs de façon stéréotypée. L'enfant
à la bobine, dit Freud, a admis, précisément grâce à l'amour de sa mère,
la nécessité du renoncement pulsionnel, c'est-à-dire des pertes temporaires
de sa mère lors des absences de celle-ci. On pourrait dire qu'il symbolise en
fonction de sa soumission à la nécessité. Logos et Ananké se montrent ici,
sous la plume de Freud, inséparables.
Cependant, malgré la soumission au renoncement pulsionnel, « ce fait
de la vie », par un effet imprévu, se glisse le jeu comme structure représentative

(1) Il faudrait citer le texte intégralement, nous nous référons aux pages 8 et 9 de la
traduction de LAPLANCHEet PONTALIS. Dans la traduction de S. JANKÉLÉVITCH, EditionsPayot,
1951, voir les pages 13 et 14.
(2) Encore que l'on puisse relever sur ce point une dénégation qui ne sera levée qu'avec la
mort de l'enfant, Freud entérinant lé jugement du médecin qui soigna son petit-fils pour la
tuberculose miliaire qui l'emporta et qui souligna alors sa précocité.
464 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

analogique inconsciente. Nous disons structure parce que la symbolisation qui


s'y fait jour unit de façon solidaire trois catégories de phénomènes :
— une pro-jection motrice (le lancer-ramener);
— une activité perceptive-représentative (le voir - ne pas voir la bobine) ;
— une « inter-jection » langagière (000-a pour fort-da) (1).
Il va découler de ce qui précède que cette symbolisation est dépendante
d'un dispositifqui justifie la précision minutieuse avec laquelle Freud procède
à la description complète du jeu.
Ce dispositif comprend :
— une bobine en bois (l'objet) ;
— une ficelle qui lui est attachée, suffisamment longue pour qu'aussi loin
que soit lancée la bobine, celle-ci puisse être ramenée à l'enfant (le lancer
de la pulsion) ;
— un lit à rideaux, à rebord suffisamment élevé pour que l'enfant ne puisse
plus voir la bobine une fois lancée (l'écran).
Et un enfant doué :
— d'une main;
— d'organes de la vue;
— d'un appareil vocal;
plus un témoin non directement impliqué par le jeu : Freud, le grand-père.
Deux idées sous-tendent notre analyse de cette description. La première
est que l'ensemble du dispositif réalise un montage dont les éléments sont
interdépendants et groupés en un assemblage fonctionnel. La deuxième est
que cet assemblage est le produit de deux moitiés complémentaires : l'une
appartient à l'enfant, l'autre aux éléments qui constituent l'assemblage : les

(1) Interjection. Littré : " Terme de grammaire. Partie du discours qui exprime les passions,
comme la douleur, la colère, la joie ; mot que l'on jette, qui s'élance pour ainsi dire malgré nous
et que les passions nous arrachent. » Notons icile lien à l'affect. Robert : « (XIIIe s. du lat. gramm.
interjectio intercalation », de jacere " jeter »). Grammaire. « Mot invariable susceptible d'être
«
employé isolément et comme tel inséré (lat. interjectus) entre deux termes de l'énoncé... pour
traduire d'une façon vive une attitude du sujet parlant » (Marouzeau). « L'interjection propre-
ment dite, aussi peu intellectuelle que possible, toujours claire grâce aux circonstances et au
ton est donc en quelquesorte dépourvuede forme. Mais on peut voir par l'étude des interjections
le passage du cri au signe, le passage du réflexe animal au langage humain » (BRUNOT et BRUNEAU,
Gramm. hist., § 418). Nous employons ici le terme interjection malgré son rejet par Freud qui
précise que cela de " l'avis commun de la mère et de l'observateur n'était pas une interjection "
du fait de sa valeur significative. Mais nous venons de voir que la valeur significativen'est pas
absente de l'interjection. Avec Freud nous accentuerons cette valeur significativeet symbolique
en donnant à ce terme un sens encore plus large. A notre avis il s'agit bien d'une inter-jection
parce qu'elle unit significativement l'enfant à la bobine. Dans la relation qui l'unit à la bobine,
l'enfant joint le cri au geste et à l'apparition-disparition de l'objet. L'interjection fournit
l'analogon vocal du jet de la bobine (sa pro-jection) et de l'action qui ramène celle-ci, de même
que cet analogon accompagne le constat de l'absence et de la présence de l'objet. La jaculation
est jetée entre ces opérations, comme elle est jetée entre l'enfant et son entourage qu'il rend
témoin de la performance accomplie.
THÉORIE 465

instruments du jeu (1). Il nous faut maintenant aborder l'interprétation du jeu.


Celle-ci suscite une série de réponses de niveau différent et soulève des diffi-
cultés conceptuelles croissantes.
D'emblée, une question se pose à Freud. La répétition est celle d'une
situation douloureuse : « Comment alors concilier avec le principe de plaisir
le fait qu'il répète comme jeu une expérience pénible? » On connaît la réponse
à laquelle pourtant Freud ne s'est pas arrêté : l'enfant transforme une situa-
tion passive, subie, imposée, en situation active, maîtrisée, voulue. Il tire les
ficelles qui actionnent la bobine-marionnette (2).
Cette « abréaction » se retrouve pour des expériences incontestablement
désagréables, comme dans le jeu du docteur (3). On est en présence ici d'une
forme lointaine de ce qu'Anna Freud décrira comme identification à l'agresseur.
En prolongeant cette interprétation dans l'optique de Melanie Klein, le jeu
n'aurait pas seulement pour but de se défendre contre une situation doulou-
reuse, mais permettrait la décharge de pulsions agressives. Le jeu serait alors
l'expression déguisée d'une vengeance à l'égard de la mère qu'on tue et ressus-
cite un nombre indéfini de fois. Mais toutes ces interprétations ont précisé-
ment pour inconvénient de supprimer ce que le jeu comporte de spécifique :
la répétition. Ce qui frappe Freud est le caractère indifférencié de la répétition,
qui répète aussi bien l'agréable que le désagréable. Les enfants répètent et
font répéter aux adultes les mêmes histoires, qu'elles les aient impressionnés
favorablement ou défavorablement, en respectant scrupuleusement jusqu'au
moindre détail, en rectifiant tout écart par rapport à une version antérieure.
Nul doute que cette répétition puisse être en elle-même objet de plaisir. Mais
la transformation de déplaisir en plaisir, lié non plus au thème mais à la répé-
tition en elle-même, assigne à la répétition une fonction qui fait problème. Le
jeu à lui seul ne peut démontrer la thèse de la compulsion de répétition comme
au-delà du principe de plaisir, sous les auspices de la pulsion, d'autres exemples
seront nécessaires (la névrose traumatique, le transfert).

Il nous faut revenir pourtant au jeu pour l'aborder à un autre niveau


d'interprétation qui est celui implicitement visé par Freud. Le jeu se donne
ici comme un analogon du fonctionnementpulsionnel. Nous venons de rappeler
que la répétition est pour Freud l'essence de la pulsion ou, comme dit Pasche,
« l'instinct de l'instinct ». Dans cette expérience du lancer de la bobine et de
son retour, nous pouvons saisir comme une métaphore de l'activité de la

(1) Maisle propre de cette unité fonctionnelle est que la multiplicité y joue à tous les niveaux :
multiplicité des éléments de montage, des parties en cause (l'enfant et la bobine, la relation
de l'enfant aux adultes qui ramassent ses jouets et à sa mère), des situations évoquées (le jeu
comme jeu et comme rapport à l'absence de la mère).
(2) « Il se dédommageait pour ainsi dire, en mettant lui-même en scène avec les objets qu'il
pouvait saisir la même disparition-retour » (Au delà du principe de plaisir, chap. II).
(3) Abréaction retrouvée chez l'analysant qui échappe à la situation pénible du transfert
par la tentative de réalisation du désir de devenir à son tour l'analyste.

REV. FR. PSYCHANAL. 30


466 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

pulsion qui dans son mouvement vise l'objet qu'elle ne peut atteindre, suscitant
l'angoisse de sa perte, surmontée dans sa retrouvaille génératrice de plaisir.
Ces premières réflexions nous conduisent maintenant à un autre niveau
qui est celui qui nous retiendra : celui de la détermination, à travers le jeu,
des rapports sujet-objet. Nous avons affaire à l'objet double et en fait deux fois
double. Il y a la bobine et il y a la mère. Chacun de ces deux objets se dédouble,
la bobine perdue et retrouvée, la mère partie et de retour, au loin et ici (fort-da).
La position de l'objet dans cette organisation symbolique nous fait dire qu'il
est important, pour paraphraser Winnicott sur l'objet transitionnel, que la
bobine soit et ne soit pas la mère. L'objet est ici objet de clivage : clivage
bobine - mère qui renvoie au clivage objet partiel - objet total. L'objet partiel,
la bobine, vaut pour l'objet total, l'objet total se représente tout entier dans
l'objet partiel. La partialité présence - absence investit tout l'objet. Ce clivage
se reproduit à l'intérieur de chacun des termes, la bobine absente - présente,
la mère au loin - ici. Les deux termes de cette correspondance sont médiatisés
par la représentation (objet visible - invisible) et le langage (fort-da en oo/a)
qui chacun répètent l'acte moteur en le clivant sur d'autres plans.
A ce statut double et clivé de l'objet, nous mettrons en parallèle un statut
double et clivé du sujet. Ici deux interprétations du sujet s'opposent. Dans
l'interprétation classique, le sujetc'est l'enfant comme pôle actif du jeu, comme
agent du jeu. C'est l'enfant qui met en scène le jeu, c'est lui qui lance la bobine
et la ramène, c'est lui qui constate l'absence ou la présence de l'objet, c'est
lui enfin qui en articule les phases par l'émission dufort-da. L'enfant est donc
le sujet comme Je. Pourrait-il parler qu'il dirait : « Je (l'enfant) joue avec
l'objet. Je joue à faire disparaître et réapparaître ma mère. » Mais cela l'enfant
ne le dit pas, c'est Freud qui le dit, car l'enfant, s'il pouvait le dire, n'aurait
peut-être plus besoin de la captation par le jeu. En fait, un tel sujet ne peut
être que le sujet de la conscience. Il joue à faire disparaître et réapparaître la
mère alors qu'il est joué par elle dans son absence. Il ne joue que pour autant
qu'il est joué, quelque prouesse qu'il accomplisse à renverser cette situation
de passivité en activité. Nous voilà confronté avec l'interprétation moderne
du sujet. Le sujet n'est plus ici l'agent mais ce qui, à la faveur d'une conjonc-
ture, ne peut soutenir la prétention d'un sujet à s'y manifester comme tel,
qu'en passivant son activité. Ce qui ne signifie pas qu'il subit la situation
mais qu'il doive faire sienne cette passivation en l'extériorisant au niveau d'un
tiers situé en position observante, à qui est déléguée cette passivité. Le sujet
est passivé par une situation qui le domine et le contraint : le désir de l'objet
dans le manque qui suit sa perte. Cette contrainte le force à une interprétation
et une déformation par lesquelles le jeu est engendré. D'une part la consti-
tution de la séquence constituée par le jeu lie les effets diffus de la situation
d'absence; celle-ci est maintenant prise en une série dont la propriété essen-
tielle est sa reproduction. Mais, d'autre part, cette prise ménage un certain
jeu. Le jeu qui permet d'inscrire sur plusieurs portées la série, où le drame
THÉORIE 467

de l'absence devient divertissement, diversion, mais où au sein de cette diver-


sion fait retour ce dont le jeu cherchait à divertir. Pourquoi cette jubilation
au retour de la bobine ? Le jeu n'est pas seulement créateur d'illusion, il fait
lui-même illusion par allusion.

Nous avons mis en valeur les conditions de possibilité du jeu (enfant normal,
renoncement pulsionnel), le rôle de l'appareillage, du montage et enfin le
circuit réalisé par le jeu, car il s'agit d'un jeu circulaire, la réapparition de la
bobine appelant sa disparition à nouveau et celle-ci étant suivie de sa réappa-
rition, grâce aux possibilités offertes par le dispositif. Mais il faut encore
souligner l'importance de l'absence, de la négativité. Il faut que la mère soit
perdue pour que l'enfant ait à répéter quelque chose par le jeu. Cette dimension
d'absence force le sujet à se manifester comme l'absence de nourriture et la
faim forcent le loup à sortir du bois. Encorefaut-il que cette négativité reste dans
les limites de l'absence, comporte l'espoir du retour, qu'elle ne soit pas désastre
ou catastrophe (sans quoi elle n'engendre que la réaction de catastrophe).
Dans cette optique, la manifestation du sujet n'est plus simplement la
création active du jeu. Le sujet est le procès incluant tous les éléments du dispo-
sitif. Procès constitué par l'ensemble qui en est la précondition : la main, les
yeux, la voix, mais aussi la bobine, la ficelle, le lit, l'espace qui les environne
et le circuit qui s'y crée. Le sujet naît de cette circulation, qui comprend la
projection accompagnée de l'interjection dans l'oscillation « disparition-retour »,
réalisant l'introjection du jeu. Cette soumission aux éléments du dispositif
complet, cette construction d'un appareillage, constitue un analogon d'appareil
psychique qui se met au service de la tendance à l'extinction d'une tension.
Le sujet est alors l'ensemble des éléments articulés dans le procès constitué par la
répétition. Car une seule opération de l'appareil n'y suffit pas. La circulation,
le parcours du circuit, appelle sa reproduction dans la répétition. Sans cesse
la trace laissée par une seule opération sollicite un repassage sur la trace
nécessaire à la constitution du sujet. Joué une fois, le jeu n'a aucune signifi-
cation, c'est de le voir se répéter que Freud conclut à sa fonction d'abolition
du manque de la mère. Le sujet se constitue dans la répétition qui marque le
passage renouvelé sur des traces existantes. Une trace qui n'est pas originaire
mais seulement antécédente et dont on ne peut parler qu'à l'occasion du
parcours qui revient sur l'appel qu'elle constitue, où elle apparaît comme signe
conséquent, révélateur d'une trace ramenée au jour, aussitôt effacée et main-
tenant apte à jouer le rôle de nouvelle trace antécédenteoù s'abolit sa nouveauté.
Dans le matériel de nos cures une constellation psychique n'est significative
que d'être répétée, c'est là notre meilleur repère. Aussi peut-on dire avec
Lacan : l'Un s'engendre de la répétition.

C'est là donc le sujet de l'inconscient opposé au sujet de la conscience.


Sujet double en fin de compte, issu du clivage conscient - inconscient. Car à
468 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

adhérer à l'interprétation du sujet comme agent actif du jeu, nous renonçons


à la spécificité de la position inconsciente du sujet où celui-ci est pris dans le
réseau des opérations qu'il paraît mettre en oeuvre. Pour beaucoup de psycha-
nalystes, le sujet ne saurait être que le sujet des pulsions et des désirs qui
l'habitent, même à son insu. Ce que l'on peut mettre en question dans une
telle approche est l'existence d'un tel sujet comme sujet intentionnel, sujet
qui signifie par son jeu une intention. Pour nous le sujet comme la signification
surgissent après coup comme résultat de l'opération du procès. L'enfant ignore
à quoi il joue quand il joue, sans quoi il ne jouerait pas, capté comme il l'est
par le jeu. La découverte après coup de la possibilité par le jeu d'être investi
par la signification fait apparaître le sujet comme je à partir du jeu, qui est procès
de l'absence (1).
On sera tenté alors de combler l'écart de ce clivage par le fantasme
inconscient. Celui-ci serait le primum inovens du jeu. Le fantasme est-il consti-
tutif, organisateur du jeu (2) ? En vérité il faudrait dire que le fantasme est
rétroactivement constitué par le jeu. Le fantasme est inconscient non seulement
parce qu'il se cache « derrière le jeu », mais en tant qu'il se constitue par lui.
Au départ il y a bien désir comme levain de fantasme, mais seule l'exécution
du jeu permet au fantasme de se constituer et de se structurer. Le jeu est
d'abord pro-jection de la pulsion, motion de fantasme. Motion dont le fan-
tasme inconscient est la représentation rétroactive, pour lier le déplaisir du
manque ou l'absence de la mère.
Le jeu avant tout reproduit, répète cette matrice de la perte et de la
retrouvaille de l'objet. Le fantasme en se construisant, en se structurant
permettra d'opérer par un système de permutations variables — comme
l'exemple d' « Un enfant est battu » le montre — diverses combinaisons.
Ainsi la bobine sera aussi bien la mère elle-même que la servante qui sépare
de la mère, le père, voire l'enfant lui-même rejeté par la mère qui l'abandonne.
Dans le jeu lui-même, l'enfant en tant que tel, n'est pas sujet mais terme
entrant dans la relation avec les autres termes d'un ensemble auquel il est
soumis. Le jeu a pour résultat de constituer cet ensemble, qui fonctionne
comme un analogon de la situation de perte-retrouvaille de la mère et des
opérations de l'appareil psychique. L'enfant est lui-même terme partiel (objet
partiel), la totalité (provisoire) n'ayant d'autre signification que l'ensemble

(1) On ne manquera pas de nous objecter que ce qui rend le jeu possible, c'est qu'il
soit investi de signification et qu'en bonne logique on ne peut la dire après coup. Tout au plus
pourrait-on soutenir que la signification inconsciente ne peut se dévoiler que de façon différée.
Mais est-ce bien sûr ; et ne sommes-nous pas prisonniers d'une tradition réflexive ? Et si la
signification n'était autre que la justificationdu fantasme ? Mais le fantasme lui-même n'est-il
pas conditionné par la signification ? On va voir que nous ne concevons l'investissement signi-
ficatif du fantasme que postérieurementà sa constitution.
(2) On peut se remémorer la phrase de Cocteau : « Puisque ces mystères nous dépassent,
feignons d'en être l'organisateur. "
THÉORIE 469

(ouvert) des relations instituées entre les termes reliés (1). La répétition se
donne ici dans un double aspect. La répétition du jeu lui-même : l'inlassable
recommencement auquel le jeu procède, et le jeu comme répétition, comme
symbolisation de ce qui se passe sur une autre scène. Mais le résultat passe la
réalisation. Le résultat c'est la relance dans un autre espace que celui qui a
constitué le jeu.
Pour saisir cette répétition dans la chaîne qu'elle forme avec des expériences
semblables, il n'est que de puiser dans l'oeuvre de Freud lui-même. Une de
ses premières formes n'est-elle pas retrouvée dans cet autre jeu, rapporté dans
Inhibition, symptôme, angoisse, où la mère joue devant l'enfant à cacher son
visage entre ses mains et à le faire réapparaître ; jeu sursignifiantdans la mesure
où le visage caché évoque aussi une expression de tristesse, tandis que sa
réapparition s'accompagne d'une mimique de jubilation chez celle qui à la
fois constitue le jeu et mime les réactions du spectateur à qui le jeu est
adressé. Dispositif ici réduit à l'extrême, mais qui nécessite tout de même
l'écran constitué par les mains de la mère.
Autre jeu signalé par Freud, toujours dans Au delà du principe de plaisir :
l'enfant ayant découvert le moyen de se faire disparaître lui-même abolissait
son image en s'abaissant sous le rebord inférieur d'une glace. Notons qu'il
serait erroné de penser que seuls deux termes sont ici en présence : l'enfant
et son image, mais qu'il y faut un dispositif comprenant la glace comme
surface réfléchissante et le pan de mur qui lui fait suite vers le sol comme
surface non réfléchissante. Sans ce dernier, aucun jeu n'est possible (2).
L'enfant se fait disparaître dans le jeu comme le jeu de la bobine lui permet
de se cliver en agent du jeu et élément du procès qu'il constitue.

LE PROTOTYPE MYTHIQUE DU JEU DE LA BOBINE ET L'APPAREIL PSYCHIQUE

La signification du jeu est donc d'offrir un analogon visible du fonctionne-


ment de l'appareil psychique. Parmi les textes de Freud concernant ledit
appareil, deux paraissent particulièrement indiqués pour soutenir cette compa-
raison : la Note sur le bloc magique (écrit durant l'automne 1924) et la Négation

(1) En fait la compulsion de répétition a à l'égard de la totalité une fonction ambiguë


En tant qu'elle tend à reconstituer l'ensemble qu'elle répète, elle le propose comme totalité
Mais en tant justement qu'elle le répète elle lui refuse l'arrêt, la stase par laquelle la totalité
s'oppose au devenir. La totalité ne peut s'exprimer que comme totalisation en cours dans le
procès. C'est ce qu'indique le jeu. Nous apercevrons plus loin les raisons de cette ambiguïté
dans son lien à l'unité. Chaque unité répétée se donne à la fois comme mémoire et comme
commencement absolu. Chacune de ces deux positions est vouée à rencontrer sa limite dans
l'autre.
(2) Ceci devraitattirerl'attention sur le rôle du miroir dans le narcissisme comme instance
tierce entre le ou les personnages qui se regardent et leur ou leurs images. Si l'enfant se tourne
vers la mère qui le porte, en la regardant, s'il cherche à attraper l'image de sa mère, il faut tenir
compte de cette surface nécessaire à la création de cette situation de leurre et de vérité.
470 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

(écrit en juillet 1925). Ces deux articles sont étroitement liés. Si la négation
enracine la fonction du jugement dans la vie pulsionnelle, c'est pour autant
que le bloc magique avait précédemment posé les jalons qui indiquaient que
le travail de la pensée devait être appréhendé à travers les structures d'un
appareil psychique.
Lorsque Freud s'arrête, à la fin de La négation sur la fonction du jugement
d'attribution et sa relation au Moi plaisir originaire, il en définit les pro-
priétés : ce qui est bon ou utile doit être mangé, pris au dedans de soi (intro-
jecté), ce qui est mauvais ou inutile doit être craché, tenu en dehors de soi
(projeté). Eros marque le premier de ces temps, tandis que les pulsions de
destruction (la négation) sous-tendent le second.
Tout comme dans la construction métapsychologique de Freud, l'enfant
à la bobine distingue dedans et dehors ; ses limites sont redoublées par cette
deuxième frontière qu'est le rebord du lit aux rideaux. Par cette comparaison
nous entendons souligner que la distinction dedans-dehors ne se limite pas
à celle du Moi et du monde extérieur, mais que dans l'interprétation du jeu
comme structure et procès, cette première distinction entre dedans et dehors
est reprise au sein du dedans et relancée dans un autre espace qui est un
dehors distinct du dehors du monde extérieur. Il y a pour ainsi dire dans cette
première approximation du dedans, en son espace même, un dedans et un
dehors. Le jeu permet d'instaurer un dehors qui cesse de se confondre avec
l'au loin indéfini, l'ailleurs indéfiniment relégué, pour devenir cet au loin-ci
d'où la bobine peut faire retour. Toute la théorie de la représentation est
impliquée ici, mais à travers ce paradigme on comprend que celle-ci est
moins l'évocation stagnante de l'objet que le moment d'un passage. C'est par
ce retour que se qualifie le dedans en tant qu'il ne s'oppose plus à un dehors
d'exclusion, mais réinclut cette exclusion au sein du dedans même. Ce n'est
pas que le dehors soit ainsi entièrement reconquis ; il y subsiste comme champ
d'un possible à déterminer ultérieurement. Par cette intériorisation c'est un
pan du passé de ce dehors réprouvé qui trouve sa place en se désignant comme
un futur en attente. Ainsi la coupure se déplace de l'espace qu'elle départage
pour se porter vers cet ailleurs dont la nouvelle affectation fait bouger la
frontière de ce qui sera à délimiter maintenant entre le sujet comme agent du
jeu et le jeu comme constitutif du sujet en procès. C'est donc en ramenant
l'objet qui est et qui n'est pas la mère que le jeu retient dans son filet le sujet
comme parcours outrepassant les bornes de son intention ludique — et le
détermine non seulement comme désirant la mère, mais ayant à la désirer et à
sauver le désir de la rupture des liens qui le définissent.
Jeter la bobine c'est jeter au loin, au dehors, le substitut de la mauvaise
mère ou mieux du mauvais sein. Ramener la bobine c'est retrouver le bon
sein, celui qu'on retrouve sur commande, à disposition, que l'on introjecte et
conserve. En un autre temps, ce sera la mère comme objet total qui sera
alternativement perdue et retrouvée dans la position dépressive qui implique
THEORIE 471

l'accès à la fonction du deuil de l'objet. Nous avons déjà évoqué l'interprétation


du jeu comme acte de vengeance à l'égard de la mère. Le jeu de la bobine est
répétitif, non pas parce qu'il est indéfiniment répété dans l'acte, mais parce
que l'acte lui-même symbolise reffectuation de la situation passivement subie
de la perte du sein. Tout en symbolisant activement, le jeu capture l'enfant
dans cette symbolisation où il ne figure plus que comme l'un de ses termes,
déplaçant le sujet de sa pseudo-activité à l'ensemble du procès de la structure.
L'événement mythique de la perte du sein est la matrice de la symbolisation
dans la mesure où il clive en deux l'objet bon et mauvais et corrélativement
le Moi de l'introjection et de la projection.
Mais Freud, contrairement à Melanie Klein, sépare radicalement les deux
polarités : bon et mauvais ne se tiennent pas ensemble comme les deux moitiés
d'une même unité. Le mauvais est perdu (comme l'objet qui l'engendre),
il est rejeté, exclu et même peut-on dire forclos (1). Le mauvais sera la matrice
du refoulé (mauvais pour le sujet ou mauvais au regard de l'Autre). A ce
titre, le refoulement cerne bien l'inconscient, puisque même ce qui est bon
pour le sujet, mais mauvais aux yeux de la mère, sera refoulé. Moi et objet
sont donc clivés en deux moitiés séparées — ce qui assigneraà la symbolisation
de se répéter dans la recherche du manque d'une partie toujours perdue.
La conception de l'objet perdu — fût-elle celle d'un événement mythique
ou appréhendé comme tel a posteriori — si fortement marquée chez Freud,
est minimisée chez Melanie Klein jusque, à la limite, à disparaître. Car si le
manque de l'objet est bien, dit-elle, la cause du mauvais, tout est présent,
positif, coexistant, sans perte, bon ou mauvais se partageant l'espace
psychique. Toute la position dépressive chez Melanie Klein, dont on sait
l'importance structurante que cet auteur lui accorde, a pour but de prévenir
la perte définitive, qui chez Freud est postulée comme une exigence aporétique
à l'installation du principe de réalité. Melanie Klein table sur une conciliation
progressive de l'instinct et du réel. Freud interpose entre eux une coupure
qui fera de « la perte de l'objet qui autrefois apportait la satisfaction » (2)
une sorte d'ensemble vide susceptible de recueillir tout le travail élaboré à

(1) En contrepartie, si le mauvais est perdu, l'objet est trouvé, puisque Freud assigne la
naissance de l'objet à sa non-disponibilitépour le sujet. L'objet est connu dans la haine — cette
locution de Freud a été, à notre avis, souvent mésinterprétée. Ce que Freud veut dire, selon nous,
est que c'est à la faveur de la haine que l'objet est connu comme objet de la haine, mais non
que l'objet qui est connu est investi de haine. Au contraire,ici encore le clivage se poursuit entre
la haine « conditiondéterminante de la connaissance de l'objet " et cet objet. Car l'objet connu
est nécessairement un objet à introjecter et comme tel ne peut être un objet de haine. C'est
précisément parce que la haine fait retour, malgré l'introjection de l'objet, que ce qui a été exclu
au dehors devra l'être à nouveau au dedans par le refoulement. A ce moment ce ne sera plus
la haine seule qui sera refoulée, mais tout ce que l'investissement d'objet entraîne d'indésirable,
la violence sexuelle comme la haine. Ainsi la haine incarne ici un prototype de la violence qui
sera dénoncée dans tous les registres où elle ne pourra être contenue, c'est-à-dire aussi bien les
expressions de la libido erotique que celle de la libido agressive.
(2) S.E., XIX, 238.
472 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

la suite de cette séparation irrémédiable, qui est l'occasion d'une réparation


incessante. Réparation non affective mais conceptuelle au sens le plus large du
terme. Car, dit Freud, le jugement d'existence permet une reconstitution de
cette perte :
«La pensée possède la capacité d'amener au-devant de l'esprit une fois
de plus ce qui a déjà été perçu une fois, en le reproduisant comme une présen-
tation sans qu'il soit nécessaire que l'objet extérieur ait encore à être là (1). »
Autrement dit, la re-présentation est une reproduction, une répétition de
l'activité perceptive ; de même, ajouterons-nous, que la représentation de mot
est une répétition de la représentation de chose. Chacune de ces opérations
fait intervenir deux autres facteurs outre la répétition, ce sont l'interprétation
et la transformation (ou la déformation). Chaque répétition entraîne une
élaboration nouvelle, une différence due à l'aspect conjectural de l'interprétation
et nécessairement une déformation. D'où l'importance du passage de l'identité
de perception (sphère des images) à l'identité des pensées (sphère du langage).
Toutes deux retrouvent l'objet, la première par la captation imaginaire (2),
la deuxième par les relations entre les conditions de possibilité des objets.
Le passage de la théorie freudienne à la théorie kleinienne s'avère donc
problématique, sans doute par le fait que chez Freud la mise en place du
modèle génétique susceptible de rendre compte des opérations primaires
fondamentales corrélatives au fonctionnement basai de l'inconscient infère,
sans en expliciter toujours les modalités, un appareil psychique dont Melanie
Klein se passe en fait. Comme si elle escomptait que celui-ci émerge impli-
citement des mécanismes primitifs qu'il lui revient d'avoir mis en lumière.
Bion paraît en avoir pris conscience. L'intervention d'un appareil pour
penser les pensées s'efforce d'y pallier. Cependant l'audace théorique de
Bion ne recule pas devant les limites épistémologiques que Freud s'imposa
ou qui s'imposèrent à lui. Pour Bion « Ce n'est pas le sein absent qui
est « pensé » pour apaiser la faim ; c'est le « non sein » qui est la première
pensée et qui peut ensuite être l'objet du processus de « pensée ». » Notre
propre démarche théorique rejoint ici cette tentative d'articulation des oeuvres
de Freud et de Melanie Klein. Le concept d'hallucination négative comme

(1) S.E., XIX, 237. Notons dans cette traduction mot à mot la notion de reproduction.
(2) « Une composante essentielle de cette expérience de satisfaction est une perception
particulière (celle de l'allaitement dans notre exemple) dont l'image mnésique restera associée
par la suite avec la trace mnésique de l'excitation produite par le besoin. La fois d'après où ce
besoin naît, grâce au lien qui s'est établi, une impulsionpsychique émergera immédiatement qui
chercheraà réinvestirl'image mnésique de la perception et à réévoquerla perception elle-même,
c'est-à-dire à rétablir la situation de la satisfaction originelle. Une impulsion de ce genre est ce
que nous appelons désir ; la réapparition de la perception est l'accomplissement du désir... »
(S.E., V, p. 565-566). Ainsi le désir se produit à l'occasion d'une expérience de répétition par
repassage sur une trace, sur un pli. Le parcours de ce pli est reproduction du sillon primitif par
réinvestissementdestiné à produire l'identité de perception. Soulignons la répétition dans ce
texte : réinvestir, réévoquer, rétablir.
THEORIE 473

avers dont la réalisation hallucinatoire du désir est le revers permet d'évaluer


le champ des inflexions et des variations du rapport manque-absence, mais en
les référant toujours à un analogon dont la fonction d'exclusion est le mobile
et le moteur des effets de relance de la structuration, celle-ci ne se bornant pas
à déplacer la problématique, mais l'ouvrant à de nouveaux registres.
Ainsi le travail de la pensée est un travail reconstructif : retrouvaille de
l'objet, répétition des coordonnées relationnelles de l'expérience et non sou-
venir imaginaire retrouvé, toujours soumis à la déformation ; recherche d'une
moitié manquante, à jamais perdue, qui contraint au déplacement. La compul-
sion de répétition est fonction de cette perte irrévocable. Du sein au visage
de la mère, du visage à la mère entière, de la mère à la bobine, de la bobine
au miroir, du miroir à l'identité. L'enfant à la bobine rejoue donc sans relâche
non seulement l'absence de la mère, mais la disparition de son visage et la perte
du sein. Une mère, précise Freud, qui a nourri elle-même l'enfant. Ce faisant,
il ne discontinue pas de symboliser cette perte. La disparition de son image dans
le miroir nous montre qu'au delà de la captation imaginaire par l'image du
semblabledans le miroiropère l'implicationde la relation entre l'image perçue, le
Moi percevant, et le sujet du procès en dehors de toute perception, dans cette
absence de lui-même où il constitue une perception pour l'Autre. Mise en
relation entre la continuité de l'identité dans le miroir et la discontinuité qui
permet de fonder le sujet hors de toute perception de lui-même.
Le passage de l'identité de perception à l'identité de pensée conduit à
faire deux observations. Premièrement, ce passage se fait à propos du même
objet. On peut donc dire que l'identité de pensée répète l'expérience de
l'identité de perception. Elle est la même expérience reprise à un autre
niveau, répétée. Deuxièmement, identité de perception et identité de pensée
présupposent que ces opérations se fondent sur des propriétés différentes :
plasticité du monde sensible des images compatibles avec la continuité (trans-
formation d'une forme perceptive en une autre voisine par déformations
progressives) — fixité (relative) du monde intelligible des mots réclamant la
discontinuité (opposition des phonèmes) (1).
Mais ce que Freud a laissé en blanc dans cette retrouvaille est qu'elle
comporte à son tour une perte. Les répétitions qui affectent les diverses
espèces de signes ne retrouvent jamais l'objet primitif en tant que tel,

(1) Laplanche et Pontalis font observer qu'on ne remarque pas assez que le but ultime de
l'identité de pensée est de retrouverl'identité de perception. Cela est indéniable. Mais justement,
en bouclant la boucle, ce qui s'est accompli est une dissociation d'effets entre le but et le proces-
sus. Laccomplissement du résultat recherché devient beaucoup moins important que la façon
dont cet accomplissements'est effectué. ParaphrasantFreud, nous dirions que la voie secondaire
(le détour) a acquis une importance fondamentale. L'introduction du retour dans la communi-
cation change non seulement la structure de la communication, mais la signification de la
communication devant laquelle un champ nouveau s'ouvre. La valeur heuristique de ce
résultat tient moins au « progrès » ainsi accompli qu'au conflit dialectique ainsi rendu possible
entre identité de perception et identité de pensée.
474 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

mais seulement les coordonnées qui permettent de l'inférer déductive-


ment ; tout ce qui connote le système de l'identité de perception qui visait
à s'assurer de la présence de l'objet, c'est-à-dire toute la sensualité qui
en était le corrélat, est perdu. Cette « sensualité » trouvera refuge dans ce qui
mobilisera le fantasme, retour du principe de plaisir au sein de la souveraineté
du principe de réalité, en partie, mais en partie seulement. Elle s'investira,
dans cette nouvelle activité fonctionnelle, changeant sans doute aussi de
nature par la rencontre avec l'objet nouveau sur lequel elle s'applique (l'iden-
tité de pensée), celle-ci ne permettant pas seulement de viser l'objet, mais
devenant à son tour objet. La réduction énergétique qui traite les « petites
quantités » comporte en contrepartie l'investissement du système secondaire.
Investissement lui-même susceptible d'être — lorsque la séparation qui le
scinde des objets libidinaux devient monstrueuse — resensualisé ; la sexuali-
sation de la pensée chez l'obsessionnel en témoigne. Ce qui fait obstacle à cette
resexualisation est la relance incessante opérée par la mise en série du travail
de la pensée (1). L'obsessionnel, en un premier temps, tente d'arrêter cette
relance en essayant de faire stagner le déplacement sur le détail insignifiant ;
c'est ici que s'installe ce que nous appelons l'exigence monstrueuse de la sépa-
ration. L'échec de ce procédé a pour conséquence le réinvestissement sexuel
de l'activité de pensée contre la momification du déplacement. Ici l'obses-
sionnel pose avant tout problème la mise en échec de la réponse de l'Autre
sur le plan de la pensée, comme l'indique le fantasme incorporé dans l'activité
de pensée. L'objet de pensée est donc doublement inscrit au niveau des
processus secondaires : d'une part comme processus de relance indéfinie,
ensemble vide se déployant dans la multiplicité et d'autre part comme rapport
conjonctif-disjonctif avec le processus primaire par la copule du fantasme :
jeu de la pensée institué comme moyen et comme fin à la fois.
A l'opposé, chez le schizophrène, si les forces de destruction ne peuvent
anéantir une réalité (externe et interne) haïe, du moins leur reste-t-il le pouvoir
de se porter sur l'éveil à la dite réalité, l'individu confondant le regard de
l'Autre avec le propre procès de la destruction. Le fantasme d'omnipotence
qui en sous-tendait la visée se voit en retour transmuté, en ce sens qu'il cesse
de devenir un fantasme pour devenir un fait, et les pensées deviennent soumises
à l'artifice d'une concrétisation de la pensée qui comprime au lieu de condenser
et fusionne au lieu d'articuler, des choses (Bion). Tout donc nous invite à partir
non pas de cette agglomération des structures constituantes, mais au contraire à
leur déploiement différentiel, qui nous renverrait au travail dont le processus
psychotique nous montre le fonctionnement a contrario.
C'est ici qu'il nous faut revenir quelques mois en arrière à l'automne 1924,
qui vit la rédaction de la Note sur le bloc magique. Nous ne reprendrons pas ici
la description minutieuse du petit appareil — aussi minutieuse que celle du

(1) Sur la mise en série, cf. G. DELEUZE, Logique du sens.


THEORIE 475

jeu de la bobine, qui a frappé les commentateurs par sa précision (1). Rappelons
seulement que celui-ci combine les avantages de la capacité réceptrice illimitée
(comme l'ardoise) et de la durabilité de la trace (comme le papier) ; Freud leur
ajoute l'inscription multiple. A l'activité de répétition qui exige la réinscription
successive se substitue ici leur inscription unique qui, d'un seul coup,
donne divers types de traces simultanément. D'un seul geste le stylet marqueur
produit trois inscriptions, une triple trace conjointe : un modèle (conservé
dans la cire) et ses deux copies (visible sur la feuille de papier ciré, invisible
sur la feuille de celluloïd). De même, un seul geste suffit à effacer les deux
copies et retenir le modèle par une opération de séparation - disjonction. Cette
opération d'inscription- effacement rappelle les phases alternantes du jeu de
la bobine. Ce qui était le rejet du mauvais, de l'hostile, de l'étranger n'est
plus ici que le périssable. La répétition et le temps sont liés. La discontinuité,
nécessaire à la répétition, est réalisée par l'intermittence de l'investissement
de l'appareil perceptif, ce qui amène Freud à conclure que le mode de travail
discontinu est le fondement de la représentation du temps. La répétition apporte
dans cette discontinuité qui est nécessaire à sa constitution, la réapparition
dans la successivité de ce qui était donné dans la simultanéité.
Ce passage témoigne d'une continuité de préoccupation chez Freud depuis
cette lettre 52 plus haut citée, où il affirme :
«Ainsi ce qui est essentiellement nouveau dans ma théorie est la thèse que
le souvenir n'est pas présenté une fois pour toutes, mais à plusieurs reprises
et qu'il est déposé en différentes espèces de signes. »
En 1896 comme en 1925, on retrouve des affirmations identiques : variétés
des espèces de signes inscrits, variété des matériaux qui servent à l'inscripti-
bilité. 1896 et 1925 : deux accentuations opposées — successivité dans la
lettre à Fliess, simultanéité dans la conception de l'appareil psychique. Ce
qui s'explique par le fait qu'il s'agit dans le premier texte des effets de retour
d'une inscription et dans le second des propriétés de l'appareil inscripteur.
En fait on peut se demander si la conjonction de ces deux écrits ne peut se
faire ainsi : c'est parce que les propriétés du système comprennent au premier
chef cette hétérogénéité matérielle des diverses parties de l'appareil que l'ins-
cription est vouée à se répéter sous forme de réarrangement et surtout de
retranscription. Chaque transcription ultérieure inhibe sa précédente et draine
en dehors d'elle le processus d'excitation disponible pour une nouvelle retrans-
cription, entre les périodes de remaniement. Prêtons attention au fait que
Freud laissera entendre que le refoulement pourra être le fait d'une erreur
de traduction (2), erreur facilitée par les conditions de lisibilité des traces,
qui tiennent au matériau dans lequel elles sont déposées.

(1) Cf. J. DERRIDA, Freud et la scène de l'écriture, dans L'écriture et la différence.


(2) S.E., I, 225. A cette étape de sa pensée, c'est le plaisir qu'on ne peut inhiber qu'il nomme
compulsion.
476 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

La structure du bloc magique implique donc l'hétérogénéité de matière


des éléments qui le composent. Si Freud en compare les différentes pièces
aux différents systèmes qui composent l'appareil psychique, il faut relever
alors que les trois systèmes sont faits d'une étoffe différente. La cire est la
substance de l'inconscient, la feuille de papier ciré celle du préconscient et
la feuille de celluloïd la couche « endurcie » du pare-excitations. Chaque couche
a ses propriétés spécifiques liées à celles du matériau qui la constitue, cire ou
résine, celluloïd et, entre les deux, papier ciré translucide. Freud nous apprend
donc que le problème de l'écriture ne dépend pas seulement de la surface
et de la discontinuité, mais aussi des propriétés matérielles de la substance qui
recueille les inscriptions.
L'appareil psychique est une construction théorique et nul n'a la naïveté
de croire que le bloc magique répondrait à quelque chose d'autre qu'à une sorte
de « souci de figurabilité » du concept. Mais il n'est pas de peu d'importance
que Freud y marque l'absence d'uniformité dans la texture des parties qui le
constituent. Si le destin de la trace est fonction de ses réinscriptions succes-
sives, il l'est aussi du site sur lequel elle vient à s'inscrire.
Devant cette disparité des surfaces d'inscriptibilité demandons-nous main-
tenant s'il ne serait pas profitable, au Heu de chercher dans la vie psychique
elle-même l'hypothétique unité à partir de laquelle la disparité serait pensable,
de changer d'horizon et de pousser notre investigation sur les conditions
dans lesquelles s'inscrivent les traces dans la matière vivante.

LA RÉPLICATION

" Par rapport au monde, l'acte de la géné-


ration apparaît comme le mot de l'énigme. »
SCHOPENHAUER,
Métaphysique de l'amour,
Le monde
comme volonté et comme représentation.

La biologie moléculaire moderne ne recule pas devant la complexité des


faits et ses théories montrent une convergence remarquable de problèmes
qui ne peuvent laisser le psychanalyste indifférent (1). Il nous a semblé que
cette problématique générale implicite se situait au carrefour de trois types
de recherches :
1) Le problème de la transmission héréditaire dans la reproduction : étude du
code génétique. A savoir, comment se perpétue un programme de travail

(1) Dans la conjoncture présente, le risque de l'erreur d'interprétation nous paraît moins
grand que les dangers de l'ignorance systématique. Au moins ces erreurs peuvent-elles être
l'occasion d'une rectificationféconde, au lieu que le silence fait sur ces travaux sert largement
des spéculations inavouées, qui n'ont même pas le mérite de s'appuyer sur des faits scienti-
fiquement établis.
THEORIE 477

commun pour l'édification d'un nouvel organisme dans la génération et par


quels mécanismes la fabrication d'un individu (indivis) est-elle possible
à partir de deux individus ?
2) Le problème de la transmission du programme somatique ; modalités d'éla-
boration de la matière vivante dans la construction de l'organisme et
réparation des dommages qu'elle peut subir : étude de la synthèse des
protéines ;
3) Le problème de la déterminationorganique de l'accumulation de l'expérience
individuelle : étude des mécanismes du stockage de l'information et de son
utilisation ultérieure. Ce dernier problème est étroitement lié aux deux
précédents.
L'intérêt pour la théorie psychanalytique de ce champ de recherches nous
paraît évident. Comment dissocier totalement dans une inspirationfreudienne
le problème des conséquences psychiques de la différence anatomique entre les
sexes des mécanismes les plus fondamentaux de la sexualité ? Si la notion de
sexualité reste encore obscure et fort controversée en son unité, il semble bien
que le sexe génétique et le sexe dans lequel l'individu a été élevé représentent
les deux formes extrêmes les plus déterminantes, étant entendu qu'une suite
de maillons dont le rôle est plus difficile à apprécier s'interposent entre ces
bornes. On peut résumer ainsi le noeud des questions qu'un psychanalyste
pourrait être amené à se poser : quelles sont les relations dialectiques qui
nouent l'unisexualité anatomique de l'adulte avec la bisexualité psychique
découverte par Freud, compte tenu de ce que l'unisexualitéanatomique (étant
le fait de la reproduction bisexuée) laisse des traces du sexe génétiquement
non marqué chez l'homme, animal doué de langage ?
Envisager la reproduction bisexuée, c'est implicitement faire allusion à
d'autres formes de reproduction, en dehors de l'homme et des vertébrés.
Les mécanismes de transfert génétique chez les Bactéries nous montrent que
la coupure opérée chez les organismes pluricellulaires supérieurs entre crois-
sance et reproduction n'existe pas chez les micro-organismes de façon si
tranchée (1). Les opérations en présence (transformation, transduction et
conjugaison) permettent d'affirmer que « la reproduction est corrélative de la
croissance » (2). Relevons donc que la coupure entre le germen et le soma
s'estompe, sans toutefois disparaître, et qu'il ne paraît pas étrange que ce

(1) Cf. Entretiens sur la sexualité (Colloque de Cerisy, 1965),Plon, 1969. FREUD fait état de
l'opinion semblable de Darwin dans Au delà du principe de plaisir. Notons que l'on observe chez
certaines espèces la possibilité pour certaines cellules somatiques de devenir des cellules germi-
nales.
(2) 33. WOLLMAN, p. 10. Notons qu'à ce niveau les descendants d'une souche réceptrice
acquièrent les propriétés inhérentes à une souche différente de la première par certaines pro-
priétés héréditaires. En 1964, a été démontrée la possibilité d'observer des mécanismes de
recombinaisongénétique chez les Bactéries, mécanismes qu'on croyait réservés aux espèces de la
reproduction sexuée. Il ne faut pas oublier cependant qu'une cellule de mammifère contient
1 000 fois plus d'A.D.N. qu'une bactérie.
478 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

soient les mêmes appareils qui vont intervenir au niveau de la transmission du


programme de la synthèse des protéines.
Nous rejoignons ici notre remarque sur le rôle générique de la mémoire.
Les faits de la biologie moléculaire — sauf erreur — peuvent se catégoriser
ainsi (1) :
1) Les structures mémarielles fixées.
— La fixité est la condition de la
stabilité du système spécifique qu'elles ont pour mission de transmettre de
façon absolue. Ce sont celles du code génétique, entièrement sous la dépen-
dance de l'A.D.N. Mais cette fixité est contrebalancée par deux propriétés :
a) La transmission ne porte que sur la moitié du patrimoine génétique, ce
qui implique une séparation suivie de la recombinaison génétique avec l'autre
moitié issue du reproducteur de sexe différent ;
b) Le caractère aléatoire de la recombinaison.
2) Les structures mémorielles à programme différencié. — Sous la dépendance
de l'A.R.N. dont la condition de production est l'A.D.N. :
a) Les cellules non neuroniques dont le programme a pour but la construction
et la réparation de la matière vivante à travers la synthèse des protéines,
sorte de capital renouvelable ;
b) Les cellules neuroniques, à capital fixe, dont le programme ne semble
concerner, en l'état actuel de nos connaissances, que les acquisitions
psychiques.
Quelles que soient les différences cellulaires, la composition fondamentale
de l'acide ribonucléique (A.R.N.) dans les différentes tâches qui lui incombent,
est la même. Cependant, au point de vue psychique, l'étude du conditionne-
ment montre que l'A.R.N. joue un rôle spécifique dans chaque expérience
où son influence a été démontrée. L'A.R.N. interviendrait dans la facilitation
de ce conditionnement, mais de ce conditionnement seul. Ce fait, s'il est
définitivementétabli, confirmerait ce que l'expérience psychanalytique apprend :
l'intransmissibilité de l'expérience singulière (2). Les structures mémorielles
anciennes (hippocampe, fornix, corps mamillaires) sont des aires de stockage
de l'A.R.N. Notons que ce système est en étroit rapport avec les struc-
tures rhinencéphaliques et hypothalamiques qui jouent un rôle fondamental
également dans les processus de la vie émotionnelle et la sexualité (3).

(1) Il va de soi que je ne prends ici en considération — pour clarifier la discussion — que les
structures mémoriellesen laissant de côté des pointsfondamentauxde l'organisationbiologique :
organisateurs,récepteurs, enzymes, médiateurs,hormoneset nombre de constituantsrégulateurs.
(2) Problème à distinguer de l'hérédité des caractères acquis, dans la mesure où c'est
par l'expérience singulière que les potentialités acquises seraient l'objet d'une appropriation
par l'individu. Ce qui pourrait être facilité est la transmission de conditionnements homologues.
(3) On a cependant longtemps considéré que la régulation des processus sexuels dépendait
en fin de compte des structures nerveuses. A la lumière des travaux récents, il semble qu'il
faille inverser l'ordre des processus : C. Aron fait état des travaux de Bariakov " qui ont établi
de façon absolument certaine que dans les jours mêmes qui suivent la naissance, on assiste à
THEORIE 479

La situation du système nerveux dans l'organisme humain tel qu'il apparaît


dans ce contexte éclaire les mécanismes de la structuration psychique : le
système nerveux, outre ce qu'il pourrait avoir à transmettre héréditairement
(et dont nous ne savons presque rien en l'état actuel de nos connaissances)
sur le plan du germen ou du soma, a surtout à transmettre son propre acquis.
Mais on commence à se douter maintenant que les rapports entre l'activité
cérébrale et le psychisme, loin de trouver leur solution dans l'étroite confron-
tation de ces deux champs séparés par une discontinuité fondamentale, apportent
plus d'éclaircissements lorsqu'on remonte aux données qui elles-mêmes condi-
tionnent l'activité nerveuse. C'est dire que le code génétique joue le rôle
d'une copule entre la sexualité et le phénomène de la mémoire. Cette dernière
à son tour se déploie dans les divers plans où ses tâches l'appellent, depuis
les contraintes des déterminismes les plus strictement fixés de l'hérédité
jusqu'aux limites du jeu toléré dans l'élaboration des expériences psychiques.
A la fin du chapitre VI de Au delà du principe de plaisir, Freud se trouve
arrêté dans son élaboration sur les liens de la répétition et de la sexualité.
« La science nous en apprend si peu sur l'apparition de la sexualité que
l'on peut comparer ce problème à une nuit obscure où n'a pas même pénétré
le rayon de lumière d'une hypothèse. »
La contradiction sur laquelle il bute est la suivante : comment concilier
l'idée d'une compulsion de répétition (qu'il lie dans sa pensée à une réduction
d'excitation) avec le fondement de la sexualité qui consiste en la fusion d'une
« cellule » qui s'unit à une autre qui à la fois « lui ressemble et en diffère ».
Il nous faut ici provisoirement lever la coupure que lui-même introduisit
entre pulsion sexuelle et sexualité, quitte à y revenir, si nous ne voulons pas
déraciner la vie sexuelle de ses fondements biologiques, et ceci non pour pro-
céder à leur amalgame, mais pour mieux apercevoir le rapport de conjonc-
tion - disjonction qui les relie.
La biologie moléculaire nous apprend que, parmi les constituants du
chromosome seul, l'A.D.N. représente le matériel génétique. Celui-ci est
constitué de molécules polymères dont les monomères sont des désoxyribo-
nucléotides composés :
— d'un acide phosphorique ;
— d'un pentose : le désoxyribose ;

une sexualisation des structures bypothalamiques qui déterminent l'activité hypophysaire »


(loc. cit., p. 342). H. Charniaux-Cotton rappelle que « les animaux ont eu un sexe
avant d'avoir un système nerveux ». Cette affirmation prend d'autant plus d'intérêt que
chez certainsinvertébrés sur lesquels elle travaille l'investigationla conduit à supposer que les
sécrétions de la glande androgène ne sont pas des stéroïdes mais probablement des protéines
(loc. cit.,p. 343). Pour les relations entre la vie émotionnelle et la sexualité, cf. Lerhinencéphale
dans l'organisationcérébrale par J. de AJURIAGUERRA et C. BLANC, p. 297-336 dans Les grandes
activités du rhinencéphale, Masson, 1960.
480 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

— d'une base organique purique (adénine, guanine) ou pyrimidique (cytosine


ou thymine) donnant donc quatre types possibles de nucléotides. La spéci-
ficité de ces quatre bases est telle que l'adénine est toujours liée à la thymine
et la guanine à la cytosine, seul l'ordre de leur placement sur la molécule
pouvant différer. Les nucléotides sont groupés trois par trois, formant
un triplet ou codon.
Par autoreproductionl'A.D.N. engendre une copie de lui-même au niveau
du noyau (1), et produit par différenciation l'A.R.N. (2). Dans les processus
intervenant dans la synthèse des protéines une telle copie d'A.D.N. sert de
modèle, nécessaire à la constitution d'un modèle nouveau, celui de l'A.R.N.,
semblable et différent de l'A.D.N., qui migre vers le cytoplasme (ribosome)
sous la forme d'A.R.N. messager. Celui-ci se reproduisant identiquement
sous une autre forme, l'A.R.N. de transfert, transmettra le programme de
fabrication des acides aminés (3). L'A.D.N. en possède la clef par le jeu des
correspondances existant entre la position des bases dans les chaînes poly-
peptidiques et celles des acides aminés dans les protéines.
C'est le mécanisme d'autoreproduction qui nous intéresse ici, dans la
mesure où il peut éclairer le concept de répétition. Si en effet un corps chi-
mique a la faculté de se reproduire de façon absolument identique, nous avons
là, surtout s'il s'agit d'un mécanisme fondamental à la base de la transmission
du patrimoine le plus fixé (celui qui opère au niveau de la transmission de
l'espèce) un schéma qui peut inspirer notre réflexion. Il sera moins question
pour nous de chercher une transition d'une forme d'organisation à une autre
que de déplacer la question au niveau des opérations en cause.
On doit à Watson et Crick la découverte de la structure des acides
nucléiques en 1962 (4). Ceux-ci ont proposé un modèle en double hélice
s'enroulant en sens inverse. Chaque semi-hélice se sépare de l'autre par
rupture de ses liaisons hydrogénées et effectue la capture par chaque chaîne
polymérique des nucléotides présents dans le milieu, en conservant la corres-

(1) On a discutépour savoirsil'A.D.N.s'autoreproduisaitou s'il donnait naissance à l'A.R.N.


qui, lui, s'autoreproduit (A.R.N. messager, A.R.N. de transfert) dans la synthèse des protéines.
Des travaux récents ont démontré l'autoreproduction au niveau de l'A.D.N.
(2) L'A.D.N. diffère de l'A.R.N. par son siège (alors que le premier se tient dans le
noyau,
le second se trouvedans le ribosome), par sa composition (le pentose de l'A.D.N. est le désoxyri-
bose, tandis que celui de l'A.R.N. est le ribose), par une base (la thymine de l'A.D.N. est rem-
placée dans TA.R.N. par l'uracile) ; enfin à la stabilité de l'A.D.N. s'oppose la plus grandevitesse
de renouvellement de l'A.R.N.
(3) A la suite des travaux de Delbrück, Luria, Hershey sur les phages et les virus et l'éluci-
dation du code génétique par Nirenberg, Khorana, Hollberg, il apparaîtde plus en plus que l'on
a affaire à un système d'information universel s'appliquant aussi bien aux micro-organismes
qu'aux macro-organismes.
(4) L'importance de cette découverte tient à ce qu'elle fut le fruit de l'inventivité, de la
rigueur et de l'imagination de chercheurs qui n'étaient pas des « spécialistes " de ces sujets, en
tout cas beaucoup moins spécialisés que beaucoup de leurs collègues. Voir la Double hélice, de
J. WATSON, Laffont, édit.
THÉORIE 481

pondance. Ainsi l'autoreproduction se produit par remplacement de deux


moitiés successives, chaque moitié nouvelle cooptant dans un deuxième
temps sa moitié complémentaire et ainsi de suite.
« L'hypothèse de Watson et Crick a apporté une solution élégante à un
problème resté longtemps sans réponse satisfaisante. L'autoreproduction du
matériel génétique ne peut être envisagée de toute façon que comme un
processus de copie d'une structure parentale. Or si ce processus résulte du jeu
des correspondances stériques entre des configurations moléculaires il doit
donner naissance non pas à une réplique identique du modèle mais à une
réplique complémentaire, à une sorte de négatif de la structure parentale.
Cette difficulté est levée si l'on envisage cette structure comme constituée
de deux parties complémentaires associées. Au moment de l'autoreproduction,
chacune sert de matrice pour reconstituer l'autre » (1).
Les faits rapportés ici répondent à un ordre de réflexions qui faisait
défaut à Freud. D'une part ils appréhendent la sexualité bien au delà des
« cellules » germinales de 1920, à un niveau beaucoup plus général ; d'autre
part ils se réfèrent à un système universel d'information ; enfin ils créent
entre les données d'ordre sexuel et celles d'ordre non sexuel un rapport de
conjonction - disjonction.
En fait, ce qui retient notre attention est le modèle ainsi construit. L'hési-
tation devant le risque de subir le reproche d'anthropomorphisme doit céder
le pas à la seule stimulation réflexive. Ne cherchons pas à savoir ce qu'un tel
modèle veut dire, voyons ce qu'il dit :
— l'autoreproduction est reproduction de l'identique. Une copie de l'original
est requise avant toute opération nouvelle de décodage. Bel exemple de
lecture-écriture !
— toutefois, la reproduction de l'identique ne se fait pas par une opération
unique de duplication simple. L'original se scinde en deux, chacune de
ses moitiés se reconstitue en créant son complément ; celui-ci à son tour
se défera de la moitié parentale à laquelle il est couplé pour fabriquer la
réplique exacte de celle-ci. L'identique n'est donc atteint qu'à travers un
double deux fois inversé.
— la copie de l'original sert de modèle pour des tâches différentes. La pro-
duction du semblable (A.R.N.) (à la fois identique et différent) se fait à
partir d'une petite différence, d'une négativation (2) et d'un lieu différent
de fabrication, dans les activités où le code génétique intervient sans que
celles-ci soient liées à la reproduction sexuée. L'écart différentiel est
ensuite conservé dans la production d'une copie du semblable, qui constitue
ici un autre identique, dont le rôle est de lire l'information inscrite sur la
copie dont il émane. Ainsi la différence est inscrite entre deux identités.
La première pour produire la différence, mais à partir d'une pré-séance

(1) LAMOTTE et LHÉRITIER, Biologie générale, p. 86.


(2) Au sens photographique.

REV. FR. PSYCHANAL. 31


482 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

de l'identité, la deuxième pour rétablir l'identité à partir de la différence


produite. Mais en revanche l'identité ne se constitue que par le clivage
de deux complémentarités et leur réunion moitié après moitié. En
somme l'identité serait sous la dépendance d'un mécanisme intradiffé-
rentiei (entre deux moitiés d'A.D.N.), son accomplissement étant suscep-
tible de se poursuivre en certains cas sur un mode interdifférentiel (entre
A.D.N. et A.R.N.).
— La combinatoire joue selon deux modes : par le placement des bases sur
les triplets ou codons de la chaîne d'A.D.N. et aléatoirement dans le
crossing over lors de la recombinaison génétique avec un autre lui-même
séparé par une différence (x ou y) dans la structure chromosomique, dans
les phénomènes de la reproduction sexuée humaine et par les permuta-
tions entre l'ordre de bases sur les triplets et la situation des acides
aminés dans la synthèse des protéines, selon l'information contenue
dans l'A.D.N. Les substitutions et déplacements sont saisissants dans ce
type d'opérations.
En revanche la combinatoire dépend de mécanismes de régulation géné-
tique à effet inducteur ou inhibiteur dont on peut inférer l'intervention tant
au niveau de la génération (inhibition d'un ou deux chromosomes x on y dans
la fécondation) que dans la différenciation cellulaire.
Au point de vue épistémologique, un enseignement capital se dégage au
niveau de l'ordre de la vie, dont les implications pourraient infléchir notre
réflexion dans l'ordre symbolique : la notion d'unité est tout entière à reconsi-
dérer. Celle-ci dans l'ordre de la vie ne s'appréhende que par la médiation
de deux moitiés complémentaires. Ce n'est pas seulement l'unité synchronique
qui fait ici question, mais son corrélat diachronique, puisque la substitution
moitié par moitié de la réplique manquante nécessite deux temps pour
retrouver une « structure parentale » ayant pourvu au remplacement des deux
termes de la dyade qu'elle constitue. Mais lorsque ce temps est atteint, il
conjoint deux moitiés d' « âge » différent, où l'une est déjà sinon la parente,
du moins l'aînée de l'autre.
On a parlé, à propos du code génétique et de la synthèse des protéines,
d'un alphabet puis d'une grammaire, ce qui est moins étonnant qu'on le feint,
si on se rappelle nos observations sur la triple fonction mémorielle du germen,
du soma et de la psyché. Or, le langage, s'il ne suffit pas à caractériser la muta-
tion humaine, la marque profondément. Tournons-nous vers le langage, donc,
en nous tenant d'abord à la seule sémantique.
Réplication : action de doubler, doublement. Doubler signifie : ajouter
une chose à une autre de même valeur, augmenter d'une fois autant, multi-
plier par deux. Ici se conjoignent les effets de l'addition et de la multiplication.
Qu'en est-il de la concaténation ? Procède-t-elle par adjonction ou par multi-
plication ? C'est là toute l'ambiguïté du double, il paraît un ajout, il est en fait
THÉORIE 483

un produit, c'est-à-dire le produit d'une multiplication (1) (parfois à une petite


différence près).
Double et moitié sont solidaires. La moitié n'est-elle pas la proportion
particulière où le terme qu'elle constitue se pense à la fois comme unitaire
et comme complément nécessaire et suffisant d'un équivalent en vue de former
une autre unité ? L'unité dans cette optique n'est pas conçue comme minimum
insécable mais au contraire comme devant être posée en regard de son autre
moitié unitaire qui lui réfléchit son équivalent manquant. Ce serait plutôt
la virtualité du trait qui préside à cette réunion et cette séparation à qui seraient
transférées les propriétés traditionnelles de l'unité. Mais celle-ci n'est pas
préexistante à la combinaison potentielle, pas plus qu'elle n'est saisissable au
moment même de cette combinaison puisque son repérage nécessite qu'on
la suive dans le parcours où se renouvelle son action par la répétition. Il faut
alors renoncer à la poursuivre dans sa course pour se porter vers la seule
visibilité par laquelle elle s'appréhende : la réflexion où symétrie et inversion
président aux opérations. Si l'unité se réfère plus au système des opérations
qu'à leurs termes insaisissables dans la suite des transformations où ils sont
engagés, une différence peut s'installer sans effondrer le système. L'erreur
de lecture est génératrice d'aberrations catastrophiques, mais la différence
minimale est requise dans le déploiement du procès (2). Comme si le trait
différentiel virtuel qui règle la symétrie et l'opposition (3) se redoublait en
s'incarnant par le remplacement d'un des termes dont la cooptation obligée
constituait la première différence. Comme si la différence devait être pour
ainsi dire englobée dans le système, retenue par lui lorsqu'elle se matérialise
par la substitution d'un terme, pour pouvoir accorder tout son poids à la seule
différence qui résulte des situations occupées par les termes les uns par rapport
aux autres d'une part, et de leur réplique complémentaire d'autre part.
La distinction capitale est ici celle qui sépare le système et les termes,
une différence entre les termes n'influant pas de façon décisive au niveau du
système pour en ruiner le fonctionnement dans la marche normale du procès.
La production du double (inverse et symétrique) est la porte d'entrée de la
différence, dans la mesure où elle peut être dite telle, sans toutefois que l'identité
cesse de lui être applicable. Point de tension extrême où le système est tout
entier présent dans ses fonctions, mais aussi point de rupture possible si la
différence n'est pas contenue dans les limites qui lui sont assignées.
Revenons à la réplication. Le verbe replier signifie : plier ce qui avait été
déplié, et aussi remettre sous le pli ce qui était déployé (déployé - déplié),
exposé à la vue. Le second sens nous rappelle que le pli n'est pas étranger à

(1) Ou d'une division comme dans la gémelléité.


(2) Nous pensons ici à la substitution d'une des bases de l'A.D.N.
dans l'A.R.N., la thymine
par l'uracile. A cette différence « normale » s'opposent les anomalies graves résultant des
erreurs de lecture du code génétique.
(3) Celui qui sépare les deux groupes de bases puriques et pyrimidiques.
484 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

un rapport de voilement - dévoilement. Si régression signifie se rabattre


:
sur, se replier vers et si le désir est, comme invitent à le penser les textes
freudiens, repassage sur des traces, nous sommes tentés de conjoindre ici la
trace, le double, la régression — qui tous impliquent la répétition.
Les rapports de la compulsion de répétition à la régression sont complexes.
Il semblerait logique de dire que la régression est la manifestation dont la
répétition est l'ordre catégoriel. Au niveau catégoriel, il ne s'agit que du
rôle fondamentalement conservateur des pulsions, au niveau de la mani-
festation, cela implique un procès de marche inversée, de telle sorte que l'on
pourrait presque affirmer que le développement ontogénétique se faisant dans
le sens inéluctablement progressif, la régression en est la réplique complé-
mentaire. Mais ceci ne peut être dit qu'en posant comme axe de référence
non la progression, mais la compulsion de répétition. A ce titre, Pasche a
parfaitement raison de dissocier compulsion de répétition et pulsion de mort
et Laplanche et Pontalis paraissent considérer — si nous devinons leur pensée
qu'ils n'expriment qu'avec une brièveté extrême — à juste titre la compulsion
de répétition comme le fondement de la fixation.
C'est donc de ce lieu où il y a de la répétition que celle-ci nous porte vers
l'avant et vers l'arrière. Au moment où apparaît l'innovation, la répétition
désigne son rapport à l'essentiel significatif qu'elle signale ainsi au passage.
Renvoi en arrière, la répétition marque le temps — plus suggéré que nette-
ment indiqué — où ce qui se répète suppose un en-deçà contenu par la
liaison qui sert la mise en série progrédiente. La répétition invite au
raccordement de ses analogon, ceux dont elle redoute le retour comme ceux
qu'elle préfigure par anticipation. Autant que par son contenu, c'est par la
constitution de la séquence que la force et le sens qui se sont trouvés contraints
par elle attendent leur redistribution dans la ramification réticulaire, ouvrant
les voies d'une mise en circulation vers d'autres théâtres d'opérations.

LA CAUSE ABSENTE ET LA PENSÉE ANALOGIQUE

Freud s'était donc trouvé barré dans sa démarche pour fonder scientifi-
quement ses hypothèses sur un modèle scientifique et ceci au moment où il
écrivait :
« La cellule germinale doit trouver des forces — ou même la condition
nécessaire — pour s'acquitter de cette fonction dans sa fusion avec une autre
cellule qui à la fois lui ressemble et en diffère. »

Ayant divulgué la fonction du détour dans la vérité, il se tourna vers le


mythe, en s'adressant à Platon. Freud prend appui sur le texte de Platon
aux seules fins d'étayer son hypothèse du besoin de rétablir un état antérieur,
mais il ne le fait qu'en sacrifiant à une autre idée majeure de celui-ci : la
recherche de la complémentarité, qu'elle soit du même ou de l'Autre. Nous ne
THÉORIE 485

pouvons ici explorer l'ingéniosité des ressources du mythe. Combien étrange


cependant paraît l'occultation de Freud sur la fonction de la coupure! C'est
pour briser l'arrogance des premiers humains que Zeus, « après s'être là-dessus
cassé la tête », se propose de les couper en deux, non sans menacer de redoubler
ce sectionnement si la première mesure ne suffisait pas. Mais il fallait encore
que cette action fût présente à l'esprit de la victime; « l'homme ayant toujours
sous les yeux le sectionnement qu'il avait subi aurait plus de retenue ».
L'inscription dans la chair humaine de ce manque qu'elle aura éprouvé sera
la source de la quête infinie qui vise à la reconquête de l'unité perdue pour
restaurer la condition primitive. C'est ce qui a retenu l'attention de Freud.
Aujourd'hui la poursuite de la lecture du mythe nous fait rejoindre la science :
« Et alors toutes les fois que l'une des deux moitiés étant morte, l'autre
se trouvait à survivre, la moitié survivante en cherchait une autre et s'enlaçait
à elle au hasard de la rencontre... » (Le Banquet, 191 b, Ed. Belles-Lettres.)
Ce n'est qu'en un dernier temps, par déplacement des parties sexuelles
de l'arrière à l'avant que la complémentarité nécessaire à la génération per-
mettra l'union des différences sexuelles (1). Nous ne pensons pas que le
rapprochement que nous esquissons, par-dessus Freud, entre Platon, Watson
et Crick soit abusif (2). Il se pourrait seulement que l'entendementpréfigure en
les déformant les figures constitutives dont il procède. Nous nous trouvons
ici devant l'intérêt qu'il y aurait à fonder une démarche étayée sur l'analogie
en tant que s'y manifeste la compulsion de répétition au niveau des formes
qu'elle produit et qu'elle ne peut produire qu'en y introduisant des déforma-
tions et des différences. Car on aurait tort de penser que nous tenons le modèle
de la biologie moléculaire pour une vérité dernière à caractère explicatif. Bien

(1) M. CHARNIAUX-COTTON, Entretiens sur la sexualité (loc. cit., p. 305-315), rappelle que
sexe dérive probablement du verbe latin secare : couper, séparer. Car s'il est vrai que c'est la
recombinaison génétique qui caractérise la sexualité, celle-ci présuppose la mitose et la fécon-
dation, constituantle cycle universel de la reproduction sexuée. Or la mitose est une succession
de deux divisions cellulaires à partir d'une cellule diploïde (c'est-à-dire d'une cellule contenant
une paire de chaque chromosome de l'espèce). La deuxième division survient après une mitose
normale (nouvelledivision) qui a pour résultat final de transformerla cellulediploïde (2 X n chro-
mosomes) en quatre cellules haploïdes (à n chromosomes génétiques) et ne comporte qu'une
seule réplication du matériel génétique. On retrouve donc à toutes les étapes la série : division,
dédoublement, reconstitution de nouvelles unités, soit à partir d'une même moitié, soit de deux
moitiés dont l'une des deux « ressemble à l'autre et en diffère », comme c'est le cas lors de la
fécondation. C'est uniquement à ce dernier stade que, par le jeu du crossing-over, se produit la
combinatoirealéatoire par échange de segments entre chromosomes analogues de 2 X n cellules
haploïdes spéciales, les gamètes mâles et femelles. Notons pour terminer que l'hermaphrodisme
apparaît comme un avatar de la différenciation sexuelle (chez les invertébrés) pour disparaître
ensuite chez les vertébrés (en dehors des cas pathologiques). En fin de compte, la sexualitéparaît
pouvoir être définie par la rencontre de la séparation et la recombinaison génétique dont le mythe
platonicien fournit l'allégorie.
(2) Remarquons ici que ce que dévoile la vérité scientifique est
— si j'ose dire — plus
mythique que le mythe. L'intuition du mythe s'y trouve complexiflée au-delàde ce que l'imagi-
nation intuitive aura produit. Du moins chez Platon. Il faudrait remonter à Empédocle et
Héraclite pour voir le mythe se hausser ici au niveau de la science.
486 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

au contraire, il constitue une preuve supplémentaire — dont la valeur est


d'autant plus grande qu'elle nous vient d'un domaine où la recherche des
limites de l'indivision architectonique était explorée en biologie — qu'il y a
à tenir pour suspecte et obturante l'idée de l'unité dans la vie psychique que
de son côté la psychanalyse, avant la biologie moléculaire, avait si fortement
ébranlée.
Cette propriété fonctionnelle de la dyade, Melanie Klein, après Freud,
contre les psychanalystes généticiens en a perçu la fonction. Alors que ces
derniers s'obstinaient à ne rester qu'au seul niveau de la mère et de l'enfant,
Melanie Klein a compris que ce qui structure l'organisation psychique dans
la relation que l'enfant vit au manque de la mère est la dichotomie bon-
mauvais sein, celle-ci devant être référée — là, nous outrepassons ses
propres remarques — au fantasme du parent combiné précurseur ou héritier
du fantasme de la scène primitive. Scène primitive et unité primitive sont
liées en tant qu'elles sont l'objet dans leur appréhension même d'un clivage :
identification et désir alternés pour les deux parents dans la scène primitive
et clivage de l'unité du sujet par la médiation de la relation de l'objet au moi.
Cependant cette reconstitution de l'unité primitive dans la relation aux deux
géniteurs (la connaissance ou la méconnaissance de la différence des sexes
n'a aucune importance ici) va contre le sens de la séparation (séparation de
l'enfant et de la mère et séparation commandée par l'identité sexuelle). Le
point de vue génétique se limitant aux effets de l'observable néglige complè-
tement la vocation du destin sexuel. Paraphrasant M. Brierley et Lebovici,
nous dirons que le destin sexuel est investi avant d'être perçu, ce que tous les
êtres humains savent (sauf les psychanalystes apparemment). L'accomplisse-
ment de ce destin passe par les alternances, au regard de la sexualité psychique
(étayée, notons-le, sur les données de l'embryologie le sexe génétique fixant
le destin mais non le parcours qui y mène) des assomptions successives et
simultanées des positions psychosexuelles sous l'effet des vicissitudes pulsion-
nelles (désir et identification). L'OEdipe est le moment où se forme « le pli
de ce qui avait été déplié » en distribuant séparément et contradictoirement les
désirs erotiques et agressifs couplés avec la double identification masculine
et féminine. Par l'OEdipe le sujet (1) anticipe sur sa fonction de génération. Il
répète donc ici en avance. Ce n'est pas qu'il la prévoie le moins du monde.
Il serait plus juste de dire qu'il l'actualise pour avoir à l'oublier. Car qui
pourrait soutenir que l'OEdipe se déroule sans rapport avec la curiosité sexuelle ?
Mais il ne répète pas « qu'en avant », il répète aussi par la sommation de sa
relation aux objets préoedipiens dont il ne se borne pas à dresser le bilan.
Il les évalue en les réévaluant, en les réfractant selon le spectre de la castra-
tion. Mieux encore, le refoulement de l'OEdipe se soutient en travestissant

(1) Nous utilisons ici le mot sujet, par commodité, dans son sens banal. Il nous arrivera
d'y faire encore allusion par la suite dans la même acception.
THÉORIE 487

les buts génitaux oedipiens en faisant appel à leur expression prégénitale.


Ce parcours ne peut éviter d'être marqué par la scansion de la compulsion
de répétition ; mais ce qui justifie celle-ci, c'est le rôle de la coupure, installée
cette fois entre le sexe et le sujet. C'est ici que la psychanalyse peut affirmer
les droits qu'elle a acquis par la vision pénétrante de Freud et l'expérience
accumulée de tous les psychanalystes. Et si la mémoire est bien cette pro-
priété essentielle commune à l'organisation biologique et psychique, il semble
que seule l'organisation psychique ait eu le pouvoir de constituer une mémoire
fondée sur 1' « oubli » au sens que les Grecs donnaient à ce terme. Car ce n'est
pas assez de dire qu'une mémoire peut être aussi anticipatrice, ce qui importe
est le destin de l'oubli, différent de l'anéantissement, de la mise hors jeu,
du dépérissable, du refusé, du rejeté. L'organisation psychique tiendrait donc
sa féconde complexité non pas des seuls effets d'une pure combinatoire, mais
de sa capacité, dans laquelle le refoulement joue le rôle majeur, de transformer
l'indésirable en cause absente.
Le refoulement ne fait le silence que sur le bruit de la vie. Le retour du
refoulé nous permet de percer à jour la fonction du refoulement qui est de
maintenir au secret l'intempestivité de cet excès de vie. Mais réduire au silence
l'indésirable n'est pas l'équivalent d'un travail exercé en silence, c'en est le
contraire. Comme si ce bruit à réduire par le silence ne pouvait que nous
renvoyer à cette protestation contre le silence qu'est le bruit.
Dans Au delà du principe de plaisir, Freud en vient à une conclusion qui
bouleverse ses hypothèses antérieures. Le principe de plaisir n'est plus tenu
pour la référence ultime qui rend compte du fonctionnement du processus
primaire. L'activité de liaison est ce qui rend possible la domination du prin-
cipe de plaisir et l'ultérieur transfert de souveraineté au principe de réalité.
L'Au delà du principe de plaisir est donc dans l'opposition qui met face à face
la liaison et le silence par lequel Freud caractérise l'activité de la pulsion de
mort. Jusqu'où peut-on faire l'économie de ce dernier concept introduit
par Freud ? La clinique s'en passerait fort bien, assure-t-on. Nous n'en sommes
pas si sûrs.
Nous ne pensons pas aux suppositions hypothétiques que nous inférons
devant les comportements mortifères, où il est toujours possible de dire que
le concept de pulsion de mort vient au secours de nos insuffisances, mais aux
effets de celle-ci s'acharnant sur l'organisation psychique dans les formes les
plus extrêmes de l'aliénation. La concaténation est ici attaquée, non plus dans
l'aspect multiplicateur de son activité (la productivité psychique, dont le délire
peut être considéré comme une subversion mais néanmoins comme un pro-
duit), mais dans son aspect additif, celui de la simple mise en chaîne du travail
associatif.
En somme, il ne s'agit plus ici de l'oubli au sens de la soustraction (de
l'indésirable) mais de la division au niveau de ce qui est ensemble. Subversion
de la coupure, qui ne pose plus des termes qu'elle désunit et réunit, mais qui
488 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

se coupe elle-même, devient l'objet de sa propre opération. La section ne


passe plus ni entre le Moi et le sexe, ni à l'intérieur du Moi lui-même (1)
mais à l'intérieur du pouvoir de structuration de la coupure. Ici la cause absente
ne s'aperçoit plus dans ses effets dérivés, elle devient absence de cause. Le
tableau n'est plus le résultat de l'agencement des connexions qui mettent en
forme une structure, la structure passe dans ses connexions, défaille, suc-
combant à toute mise en forme. Ainsi la compulsion de répétition ne peut-elle
s'apprécier que sous une double perspective : en tant qu'elle préserve une
cellule de sens, même façonnée par les déformations, et en tant qu'elle est un
processus de liaison, indépendant du sens qu'elle véhicule et constitue à la
fois. Dans cette deuxième acception, ce qu'elle répète c'est l'acte de la concaté-
nation en tant que son acquisition, fût-elle l'objet d'une mutation, est toujours
sous la menace d'une destruction immanente. Ce deuxième aspect pourra
apparaître lorsque l'accomplissement du destin sexuel excède les possibilités
de la concaténation qui lui est prérequise.
« Nous avons tous fait l'expérience que le plus grand plaisir qui nous
soit possible, celui de l'acte sexuel, est lié à l'extraction momentanée d'une
excitation parvenue à un haut degré. La liaison de la motion pulsionnelle serait
quant à elle une fonction préparatoire qui doit mettre l'excitation en état d'être
finalement liquidée dans le plaisir de la décharge » (2).
La tendance à la décharge du processus primaire est donc déjà répétition de
cette fonction préparatoire ; elle est, en ce sens, à concevoir comme une remise
en question du pouvoir de liaison de la motion. Contrairement à ce qu'une
lecture trop rapide du texte laisserait supposer, le processus se porte non
sur le terme de l'opération (la décharge), mais sur son recommence-
ment. Le mouvement de l'énergie pulsionnelle mobilisé par la motion (aussi
bien qu'immobilisé par la vectorisation qui détermine son orientation) fait
retour au-delà de la saisie de la motion dans le problème nouveau à résoudre :
laisser s'exprimer les motions à l'état non lié ou hé des processus d'excitation.
Comme si la motion n'avait fixé que la part qu'elle était susceptible de dompter
pour cette extinction momentanée. Il ne serait donc pas interdit de penser que
cet excès d'excitation non fixé par la motion fera son office au moment où la
liaison ou la non-liaison comme transformations des propriétés de l'énergie
libidinale nécessiteront en outre un transfert de fonctions sur une autre sphère
d'activités par l'intervention du déplacement.
La conception freudienne du déplacement condense une pluralité de sens
et de modalités. Tantôt elle est analogue à une substitution, tantôt à l'inves-
tissement d'une partie qui recueille toute seule une valeur initialement conférée
à un ensemble, tantôt elle indique un remplacement, par recouvrement. Toutes

(1) Nous ne pouvons entrer ici dans le détail qu'impliquerait l'exposé du problème de la
psychose.
(2) Au delà du principe de plaisir, chap. VIII, souligné par nous.
THÉORIE 489

ces possibilités ne se limitent pas au travail effectué sur des termes (représen-
tations), mais concernent aussi des modes d'activité : l'énergie se déplace ou
déplace l'actualisation des moyens d'expression des termes véhiculant le sens.
Le déplacement voit donc le retour à la fois de l'activité de liaison et de ce qui
l'oblige à transporter cette liaison ailleurs que là où elle se serait effectuée. Le
principe de plaisir - déplaisir qui ordonne les transformations de la liaison ne
nous renvoie que plus sûrement encore à ce qui cherche à se répéter dans sa
liaison. Il ne se saisit de la compulsion de répétition qu'en tant que celle-ci ne
lui obéit pas.

«Notre conscience nous fait parvenir du dedans non seulement les sen-
sations de plaisir et de déplaisir, mais aussi celle d'une tension particulière
qui à son tour peut être plaisante ou déplaisante. Est-ce la différence des
processus énergétiques liés et non liés que ces sensations nous permettent de
percevoir ? Ou bien la sensation de tension ne serait-elle pas à mettre en
rapport avec la grandeur absolue de l'investissement, éventuellement avec son
niveau, tandis que la série plaisir-déplaisir indiquerait la modification de la
quantité d'investissement dans l'unité de temps (1) ? »
Ces remarques conclusives sont d'une extrême difficulté. Elles opposent
des sensations à une tension pour parler ensuite d'une « sensation de tension »
dont la série plaisir - déplaisir apparaît comme le résultat d'un calibrage par
l'unité de temps.
Freud ne vise pas un ailleurs ou un dehors du principe de plaisir, mais un
au-delà. Ce qu'instaure la compulsion de répétition, c'est la capture du sur-
gissement de cette grandeur absolue de l'investissement avant toute qualifi-
cation proprement psychique. La compulsion de répétition n'est ni en dehors,
ni en dedans du principe de plaisir. Elle concerne la prise en séquence de cette
tension, la qualité de plaisir et de déplaisir en étant la con-séquence. Jusqu'à
ce point de son oeuvre, Freud a lié le couple déplaisir - plaisir au couple
tension - détente. Préfigurant ce dont il allait convenir explicitement dans le
Problème économique du masochisme quelques années plus tard, sur leur indé-
pendance — celle-ci fût-elle seulement relative — il prend les devants pour
maintenirau postulatfondamentalde l'Esquisse, qui assigne à l'appareilpsychique
la tâche de se débarrasser des quantités en excès, une préséance théorique.
A celui-ci s'accroche toute la théorie de la complication interne de l'appareil
psychique, la fonction secondaire de la communication, la nécessité du détour-
nement du but, l'opération du déplacement, les transformations énergé-
tiques, etc. Dès lors, tout se passe comme si la compulsion de répétition
représentait la contrepartie anticipée de l'annonce de la désolidarisation des
couples déplaisir - plaisir, tension - détente. La fonction théorique de la
compulsion de répétition est de rendre visible cette mobilisation de la tension
et l'annonce de ce qu'elle indique sur les transformationsqu'elle appelle. Par la

(1) Ibid.
490 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

liaison, elle arrache la quantité à l'anéantissement, tout en s'opposant à sa


fuite vers un incessant changement qui effacerait l'avènement de la liaison.
Alors le changement prendra son sens de venir s'inscrire comme le complément
de la répétition.
La liaison de la motion a pour effet de capturer la force errante. La voici
dotée d'une vection, établie en une séquence. Mais du même coup, par un
phénomène de résonance interne, la contrepartie de cette vection atteint
rétroactivement ce à partir de quoi elle s'est originée. Si par antinomie il
s'adresse à l'ombre de la force que la vection a permis de constituer, l'acte
de la liaison se réfléchit sur le produit de la liaison par une voie récurrente
qui accomplit le constat de la direction dans laquelle la force s'est engagée.
Ce constat, puissance de réflexion du résultat acquis sur lui-même, se constitue
comme pro-position : position pour et position vers. Pour et vers d'autres
liaisons dans la mesure même où l'acte de liaison ne doit peut-être son
succès qu'à l'abandon de la recherche d'une solution intégrale et définitive,
laissant en réserve la force non capturée, d'où viendraient les relances
ultérieures.
L'investissementde la liaison par le principe de plaisir aura pour deuxième
contrepartie sa relégation dans l'oubli. Pour une part, la liaison s'identifie
ainsi à la force non capturée et fait en quelque sorte alliance avec elle. Mais
pour une autre part, elle s'en dégage et fait appel à d'autres liaisons marquées
du sceau des transformations par lesquelles elle fera retour. Ici la répétition
ne peut s'effectuer qu'à tromper la répétition elle-même. La liaison d'origine
non seulement aboutit à d'autres liaisons, mais a constitué les liens d'une
liaison d'une autre nature, d'une liaison virtuelle entre les liaisons. L'oubli
en est en quelque sorte la caution.
Mais qu'on se garde de simplifier. L'oubli n'est pas univoque. La latence
qu'il implique est ouverte à des destins contradictoires. Au sein de l'oubli
lui-même une nouvelle contradiction se devine. Si l'éloignement de l'oubli
peut être l'occasion du retour, par la voie des déformations et des travestisse-
ments qui s'imposent, l'oubli comporte en lui également une radicalité inhé-
rente au pouvoir d'oublier. Ici l'oubli se fera oublieux de lui-même en tant
qu'oubli. Le pouvoir de séparation, qui maintient l'oubli à part, demeure
dans l'obscurité, n'émet aucun signe par lequel quelque indice de sa présence
pourrait être identifié faute, en s'énonçant de la sorte, de se dénoncer lui-même
et d'être mis au service de cet oubli actif devenu cause absente. Freud, à
notre avis, n'affirme pas autre chose lorsqu'il se voit acculé à dire, contre tout
usage scientifique qui réclame des preuves de ce qui est avancé, que tout le
bruit de la vie vient d'Eros et que les pulsions de mort travaillent en silence.
On peut faire l'économie de la pulsion de mort en réintégrant dans la
pulsion sexuelle les caractéristiques que Freud lui prête. Mais on ne rendra
pas compte, sauf à rendre la pulsion sexuelle beaucoup plus mythique encore,
du pouvoir de séparation de la pulsion de mort. Que cette séparation puisse
THEORIE 491

servir encore Eros ne change rien au fond du problème, qui est de se demander
d'où l'activité de séparation tire son fondement. Et l'on sera en droit de se
poser la question de savoir s'il est heuristiquement plus avantageux de placer
les propriétés de la séparation et de la recombinaison au sein de l'unité de la
pulsion sexuelle, du conflit de celle-ci avec le Moi, ou d'admettre la conception
freudienne. Il nous semble que Freud reste plus fidèle à sa thèse de l'irréduc-
tibilité du conflit en opposant séparation et recombinaison en deux « lieux »
contradictoires.
Il y a sans doute quelque réticence, au regard de nos habitudes de pensée,
à accorder à la force un tel statut. Qui dit force implique une visée, un but.
Ce que nous apprend la pensée de Freud est tout autre. Ce que veut la force
n'est rien d'autre que l'abolition d'elle-même, sa séparation du fond sur lequel
elle émerge. C'est par la voie d'un manque que celle-ci se manifeste, mais elle
ne rencontre celui-ci qu'à tenter de le colmater. Ce qu'elle rencontre ainsi
dans son parcours, ce n'est pas l'absence de son objet, mais son non-objet,
ce avec quoi elle cherche à se confondre par cette non-existence. Toute figu-
ration de cette non-existence (vie intra-utérine, paradis perdu) ne cerne que
le recouvrement hypothétique de cette non-existence. Mais celle-ci ne peut
accomplir son épuisement que par une sortie ; cherchant son issue, elle constitue
son chemin. C'est sur cette trajectoire qu'elle amène l'objet d'une non-
existence à une autre existence. La médiation qui y conduit est l'opération
de la liaison effectuée en vue de la sortie, comme si celle-ci devenait l'objet
de la force. Par déplacement, le manque à l'origine de la force est transféré
dans l'espace de la sortie en une figuration d'une autre liaison complémentaire
et opposée qui donne corps à une absence d'objet ; où l'objet s'investit de la
force qui a échappé à la liaison et est alors appréhendé comme absence de la
liaison. Absence en deçà d'elle par la force non capturée, absence au-delà
d'elle dans la mesure où le constat de la liaison impliquerait le constat du
manque qui ne se situerait plus au niveau de la force mais de la réponse qu'a
fournie la liaison à sa demande de sortie. Puissance de recombinaison qui
remet à l'oeuvre les processus de liaison appelantl'objet à l'existence sous forme
d'absence, comme pour conserver à la liaisonde laforce son manque. Manque qui
stimuleun projet d'appropriationà travers de nouvelles transformations,lorsque
survient l'avatar de la perte. La force alors, se déplaçant du lieu d'où elle surgit,
s'emploie au réinvestissement de la trace d'absence et la Maison se calque sur
la configuration de l'objet. C'est par cette ressuscitation que l'objet est « trouvé ».
Mais s'il « sort » à son tour de l'absence, c'est pour entrer dans une virtualité
où allant et venant comme la force, les mouvements par lesquels il manifeste
sa vie propre, témoignent de la possibilité de se perdre en ce parcours. Le
désir fait le sacrifice d'une résurrection pleine pour sauver le surgissement
par lequel la sortie de la force, capturée cette fois par l'objet, remodèlera ses
répliques dans les contextes nouveaux qui appelleront son témoignage. A
mesure que les répétitions sont sollicitées (répétition des liaisons, répétition
492 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

des figures de l'objet, répétition des transformations des contextes auxquels


participe l'objet et répétition des transformations des liaisons), elles produisent
la réflexion de leur activité, comme si la marche progrédiente du processus
devait contradictoirement rejoindre son point de départ par une contre-
effectuation de ses moments successifs, ce que sa progression même interdit,
offrant en échange cette solution de la simultanéité qui clive le mouvement
de la prise de vue sur lui qui en découle.

RETOUR AU JEU DE LA BOBINE : DEUXIÈME LECTURE

« Seuls le jeu de l'artiste et le jeu de l'enfant


peuvent ici-bas croître et périr, construire
et détruire avec innocence. Et c'est ainsi,
comme l'artiste et l'enfant, que se joue le jeu
éternellement actif qui construit et détruit
avec innocence et ce jeu, c'est l'Eon qui le
joue avec lui-même. Se transformant en
terre et en eau, il amoncelle comme un enfant
des tas de sable au bord de la mer, il les
élève et les détruit, de temps à autre, il
recommence son jeu. Un instant de satiété
puis le besoin force l'artiste à créer. Ce n'est
pas un orgueil coupable, c'est l'instinct du
jeu sans cesse réveillé qui appelle au jour des
mondes nouveaux. L'enfant jette parfois son
jouet puis bientôtil le reprendpar un innocent
caprice. Mais dès qu'il bâtit,il relie, il assemble
et il modèle les formes selon une loi et d'après
une stricte ordonnance interne.
NIETZSCHE,
La philosophie
à l'époque de la tragédie grecque (1872),
trad. G. BLANQUIS,
Gallimard, « Idées », p. 55.

Que Freud ait été arrêté par l'ignorance de la science de son temps quant
à l'origine de la sexualité nous a donné motif pour interroger la biologie
moléculaire. Nous avons surtout été attentifs aux rapports que ces travaux
ont permis d'établir entre répétition et réplication. La structure y paraît ne
pouvoir assurer sa permanence que par la répétition la plus rigoureuse, mais
celle-ci ne s'accomplit que par la reconstitution de sa moitié manquante.
Elle admet la différence à condition que celle-ci se trouve réenglobée par la
répétition, la sauvegarde du système prenant le pas sur l'émergence du terme
différentiel introduit. Il semble que lorsqu'on aborde le plan de l'activité
psychique, les propriétés du système passent de la rigidité répétitive à la
recherche de la conservation minimale de l'intelligibilité d'une cellule de sens,
qui ne cède en rien à la nécessité d'une détermination aussi étroitement fixée
que possible, offrant en revanche à la réplication une latitude des plus larges
à son expression. En somme tout se passe comme si la différence, au lieu de
THEORIE 493

se situer entre deux réplications, jouait de ses possibilités maximales dans le


champ de la réplication elle-même. Dès lors, ce qui importe est peut-être
moins la différence que paraît révéler la répétition dans la compulsion par
laquelle elle se manifeste, que l'élargissement des possibilités de la réplication,
dans les limites compatibles avec la préservation de l'intelligibilité de la cellule
de sens que le système défend.
Si toute organisation suppose une articulation, celle-ci tandis qu'elle fixe
une limite aux déplacements des fragments articulés est en même temps
invitation à faire « jouer » l'articulation au maximum de ses possibilités. Or
ce qui serait original à l'activité psychique pourrait être que ce déplacement
articulatoire se produise à la faveur d'opérations d'effacement et de recouvre-
ment qui modifient sans l'altérer fondamentalement la fonction réplicative que
les produits de remplacement doivent assumer (1).
Le mythe où se conjoignent différence et répétition est celui de la gémel-
léité et celui du double. La patiente et soigneuse analyse de Rank nous montre
que le double des productions littéraires et mythologiques est quasi constam-
ment la moitié symétrique et inverse de son modèle. Les qualités qui les
opposent doivent moins retenir notre attention que cette opposition elle-
même. Ses effets distributifs importent plus que ce qu'elle départage.
Le mythe du double est celui du clivage absolu entre la séparation et la
recombinaison, comme si le reproche était fait à la nature, malicieuse ou
maligne, d'avoir séparé ce qui aurait dû être uni et comme si la recombinaison
ne pouvait s'effectuer que dans la mort. Accusation de la sexualité parentale
qui se trahit dans la génération de deux indivis par le fait qu'une telle géné-
ration impliquait l'indivision de deux partenaires dont la réunion excluait
le sujet. Bien qu'il ait surtout marqué la place du narcissisme, Rank n'a pas
été étranger à la dualité fondamentale de la vie et de la mort. Il en est passé
très près, en analysant l'apparition du Diable à Ivan Karamazov.

«L'idée du Diable est devenue la dernière émanation religieuse de la crainte


de la mort. En prenant la forme d'une angoisse, la croyance à l'âme ne subit
pas seulement une transformation quant à la signification, mais aussi un
déplacement dans le temps.
« Au début le Double est un Moi identique (ombre, reflet) comme cela
convient à une croyance naïve en une survie personnelle dans le futur. Plus
tard il représente aussi un Moi antérieur contenant avec le passé la jeunesse
de l'individu qu'il ne veut plus abandonner mais au contraire conserver ou
regagner. Enfin le Double devient un Moi opposé qui, tel qu'il apparaît sous

(1) E. BENVENISTE (Le jeu comme structure : Deucalion, 1947, n° 2, p. 161-167) montre com-
ment le mythe et le rite disloquent l'unité de l'opération sacrée : « On pourra dire qu'il y a jeu
quand on n'accomplitqu'une moitié de l'opération sacrée en traduisant le mythe seul en paroles
ou le rite seul en actes. En outre le propre du jeu est de recomposer fictivement dans chacune
de ses deux formes la moitié absente : dans le jeu de paroles on fait comme si une réalité de fait
devait s'ensuivre ; dans le jeu corporel on fait comme si une réalité de raison le motivait. »
Cité par J. EHRMANNdans son excellente étude : L'homme en jeu, Critique, n° 266, p. 599-607.
494 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

la forme du Diable, représente la partie périssable et mortelle détachée de la


personnalité présente actuelle et répudiée » (1).
Moi identique projeté dans le futur. Moi antérieur prolongeant le passé,
Moi opposé dans l'actuel, Rank nous indique là le rôle du décalage historico-
structural dont on peut retrouver des équivalents à tous les noeuds essentiels
de la théorie psychanalytique.
C'est à un tel décalage que nous assisterions dans le jeu de la bobine;
lorsque nous inférons qu'il est répétition de la perte du sein, mais aussi,
mais déjà, identification à l'Autre qui part, à qui appartient le pouvoir de
s'éloigner et de revenir, nous supposons ainsi que le jeu est le lieu de ces
diverses figures dont parle Rank. L'enfant du jeu est celui qui fait taire son
chagrin et sa tristesse, celui qui se venge par la bobine, davantage et beaucoup
plus loin que s'il avait laissé libre cours à sa colère : faisant d'ores et déjà sien
le renoncement, il préfigure, bien au-delà de ce que la mère ne peut en anti-
ciper, l'abandon qu'il lui fera subir pour obéir au même tabou de l'inceste
qui, en dernière analyse, derrière les raisons conjoncturelles, est ce qui rend
compte de son départ (2). Cependant, comme nous l'avons fait remarquer,
si un tel jeu est possible, c'est en tant qu'il est inconscient, c'est en tant qu'au
niveau du dire c'est la bobine qui apparaît et disparaît. La bobine pour l'enfant,
et la mère pour Freud, c'est-à-dire sa fille-mère. Il aura fallu le détour du
petit-fils préféré de Freud, lui-même préféré de sa mère, pour que ce dernier,
faisant d'une pierre deux coups, poursuive son auto-analyse et analyse sa
théorie pour la rectifier en conséquence. L'Autre comme témoin nécessaire
du jeu, dont Freud occupe la place, est celui qui peut en apercevoir la signi-
fication du point où il le regarde à travers le produit de sa génération. Du point
où sa propre enfance qui le fuit est rejointe par ce mouvement régrédient.
Mais ce mouvement régrédient, il est déjà dans l'acte de la liaison du jeu qui,
à mesure qu'il se constitue, se réfléchit sur lui-même. De la même façon
que sa sortie sur la scène du monde clive le jeu du mouvement interne par
lequel il a pris forme, son surgissement dans le réel effectue une nouvelle
distribution de fonctions qui met la position réflexive dans une zone d'extra-
territorialité où l'observateur peut s'installer.
Mais avec ce va-et-vient de la bobine se perpétue un autre jeu, au-delà
de tous les jeux déjà joués. Le jeu pulsionnel de l'affirmation incorporatrice
et de la négation expulsive. Et cependant tout le jeu est déjà en lui-même
« sortie » de la force vers les objets, ex-position, et en ce sens il réitère le mou-
vement d'effacement - séparation du bloc magique. Ce que nous verrions alors
se répéter c'est commentl'acte de la liaison rejette en dehors d'elle tout ce qui a pu

(1) O. RANK, Don Juan, une étude sur le Double, p. 104, trad. par S. LAUTMAN, Denoël
& Steele, édit.
(2) Rappelons que FREUD indique dans une note d'une édition tardive de L'interprétation
des rêves que l'enfant met en scène un jeu analogue la veille du départ de son père pour le front.
THEORIE 495

échapper à sa prise comme sa moitié manquante, comment cette moitié exclue


fait retour dans la séparation de l'absence, et comment enfin l'absence se voit
transmuée en oubli par la captation présente du jeu. Cette « présence » du jeu
efface la dimension historique du passé pour se constituer en un « depuis
toujours » intemporel, puisque l'acte de la liaison est prérequis à l'évocation
de l'antériorité. Il nous semble impossible, comme le fait Lacan, de nous
limiter au seul effet de langage comme élévation du désir à une puissance
seconde, en dissociant celui-ci des autres sphères du jeu — le lancer - ramener
et le voir - ne pas voir la bobine — dans l'obtention de ce résultat (1). Car
toutes les formes du jeu, au sens le plus large (le jeu pulsionnel, l'affirmation
incorporatrice et la négation réjectrice, l'inscription appropriatrice et l'effa-
cement raturant, le passage du mouvement d'externalisation au retour
de l'internalisation, l'invisibilité de la mise hors-jeu de la bobine au jeu de
sa retrouvaille) sont autant de connotations de l'émission de parole qui la
débordent de partout.
Au reste, on n'a pas assez remarqué que le o et le a n'occupent pas des
positions équivalentes dans le jeu. D'abord le o du fort est beaucoup plus
prolongé. Freud l'écrit ooo, comme si la parole accompagnait la bobine dans
son trajet, en épousant le parcours, mais, notons-le, comme si cette prolon-
gation, à elle seule, absorbait l'affect sans lui donner droit de cité (était-ce la
déception, la colère, la résignation ?), tandis que le a bref est marqué par un
plaisir non douteux : une jubilation. En outre le ooo connote l'absence, absence
de la mère et absence de manifestation affective explicite ou déchiffrable, il
ouvre une question, invite à l'interprétation qui sera fournie après coup,
à partir de l'affect de jubilation du a. Le a unique et accompagné d'une satis-
faction indubitable dénote la présence de la bobine ; il redouble cette présence
et ne dit quelque chose d'elle qu'en raccordant la joie qu'elle cause au temps
qui s'y oppose : celui de l'absence. On peut le dire pour cela, malgré sa réfé-
rence à l'opposé, indice, tandis que le o mériterait de recevoir le titre de symbole.
Le jeu de la bobine dit la geste de la symbolisation. Il la dit peut-être
mieux que les théories actuelles de la culture, où s'opposent une conception
traditionnelle et une conception moderne du symbole. Le symbole comme
tessère : rencontre de deux moitiés de l'objet brisé (2) a, par extension, couvert la
soutenance d'un rapport d'un signe à une absence qui l'évoque à travers un
autre signe. De nos jours, le discrédit tombe souvent sur cette acception.
La laxité de la définition ayant étendu 1' « arbitraire » du symbole à tout
ce qui se délivre de la présence du signe, est partiellement dénoncée, à la
fois parce que le lien des parties de la tessère s'y montre trop étroit et trop
lâche, trop proche et trop lointain. La médiation du symbole est trop bridée

(1) J. LACAN, Ecrits, p. 318-320.


(2) C'est le terme même employé par Platon : « Chacun de nous, par conséquent, est
fraction complémentaire, tessère d'homme... » (Loc. cit., 191 d.)
496 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

par son lien à son support, tandis qu'à l'inverse, mais en même temps, elle est
trop ouverte ; la nébulosité de ce rapport (héritage de son emploi dans le sacré
peut-être) laisse en suspens notre souci d'une connaissance des moyens opéra-
toires du symbole par la délimitation ou la clôture qui en permet la saisie.
On en est donc venu à préférer la rigueur d'une conception du symbole comme
relations interdépendantes des termes d'un ensemble. La limite opératoire
posée par les termes étant compensée par la multiplicité des combinaisons que
leur agencement donne à lire.
Passage de la symbolique au symbolique. Le jeu de la bobine pourrait
nous aider à prolonger cette réflexion. D'une part le symbole (dans une
acception proche de la conception traditionnelle) serait posé par rapport à
un indice comme ce qu'il n'est pas : le ooo face au a. Mais de ce fait l'absence
change de statut. Elle était bien présente dans l'indice, mais dans son opposé
elle manquerait d'une limitation à sa dispersion. Non qu'elle soit « absence
d'absence » par l'énigme qu'elle pose, mais absence d'une saisie sur l'absence.
Le vide qu'elle creuse par la neutralité affective apparente de la phase de
disparition, contrastant avec la jubilation manifeste de la réapparition, ne
fixe son incertitude qu'à être relié à l'indice comme son inverse et son symé-
trique, nécessitant l'articulation des deux temps. D'autre part, on retrouveraitla
conception moderne du symbole par la prise en considération de la séquence
complète. Le symbole fait donc retour sur l'ensemble du jeu (et non plus sur
la seule opposition phonématique); la fonction de la répétition est de scander
les divers temps et de souligner leur articulation. Ainsi, si la limite posée
par l'indice ne peut rien dire d'autre sur elle-même, son report sur le jeu
complet fait entrer celui-ci dans le rôle d'une réplication invitant à la
recherche de sa moitié manquante. A ce moment c'est l'ensemble offert par
le jeu qui s'inscrit sur un double registre interprétatif. Soit celui de l'indice :
relation entre la disparition - retour de la bobine et l'absence - présence de
la mère ; soit celui du symbole comme système de virtualités par la polysémie
d'un terme opposé à la monosémie de celui qui lui fait face et qui renvoie
à la pluralité des analogon du jeu, qu'ils soient de nature ludique ou non.
Chacun de ceux-ci devient le détenteur de la moitié manquante que constitue
le heu commun des autres. Leur mise en relation ne peut alors se saisir que
dans le procès où ils dérivent les uns des autres et les uns par rapport aux
autres, c'est-à-dire dans le mouvement de passage où chacun advient comme
liaison de ses moments. C'est cette liaison qui lui confère la valeur d'une
réplication dont le modèle est resté silencieux dans tout ce que la liaison a
occulté par oubli, refoulement ou dénégation.
Ainsi la réplication fixerait une limite à l'errance indéfinie, à la réverbération
illimitée des questions de la polysémie. Mais son effet ne se limite pas là.
La constitution rétroactive du fantasme transmue la relation d'opposition en
relation de clivage par son maintien à l'état inconscient.
Le modèle décrit par Freud ouvre de nouvelles perspectives à la symbo-
THEORIE 497

lisation par l'introduction de la notion de clivage. Celui-ci ne se borne pas à


séparer ni à opposer, mais à faire coexister côte à côte deux systèmes de pensée
non homogènes sinon contradictoires. Le jeu de la bobine nous paraît inter-
prétable selon un double clivage : clivage (I) entre le jeu et le fantasme qu'il
constitue après coup et clivage (II) opposant un indice (a) et un symbole (ooo).
Le champ d'inversion symétrique du symbole par rapport à l'indice s'étend,
par sa valeur plus connotative que dénotative, à une polysémie qui recouvre
les analogon, ludiques ou non, du jeu. L'articulation du clivage (II) sur le
clivage (I) donne au jeu sa valeur de réplication par rapport aux analogon
d'une part, au fantasme d'autre part. L' « absence » du fantasme appelle une
nouvelle réplication par l'interprétation du jeu, celle-ci constituant la réplique
de la liaison par laquelle le jeu détermine l'absence de l'objet comme sa moitié
manquante. La fonction complète du symbole apparaît dans son double effet :
effet de dérive vers un autre espace et effet de création rénexive en ce nouveau
lieu. Que cet effet de création saisisse celui qui en fait l'expérience ou celui
qui en est le témoin par l'insistance de la répétition ou l'avènement de la
différence qu'il paraît instaurer, dans les deux cas ce qui reste silencieux est
la valeur de réplication processuelle qui se dégage de cette alternative.
La rétroaction de l'effet de création se signale par son envers : la répé-
tition. Celle-ci peut laisser percer la différence dans l'état où elle se manifeste
— ce qui sera masqué est le passage par où la liaison a dû s'armer de la diffé-
rence pour s'exprimer comme répétition. L'insistance de la répétition a pour
fonction de témoigner en faveur du manque que souligne sa réitération.
La répétition exige l'accomplissement de ce passage, comme si la constitution
effective de la liaison — dans les associations, le rêve, le fantasme, l'acte —
était la condition nécessaire de sa réflexion régrédiente.
Les voies ainsi offertes à l'expérience du plaisir, auquel manque toujours
la plénitude de la satisfaction, ancrent celle-ci en transformant l'indétermina-
tion du « manque à satisfaire » en la figure inversée ou symétrique (renverse-
ment contre soi ou en son contraire, déplacement ou projection) de l'événe-
ment de plaisir. La compulsion de répétition est au-delà du principe de plaisir
en tant que les opérations de séparation et de recombinaison le dépassent.
Mais en revanche celles-ci ne s'instaurent dans l'activité psychique que pour
le servir. Et elles le servent d'autant mieux que ce qui lui échappe se reconstitue
par la voie du fantasme.
La différence peut en imposer sous la forme de cette apparition du plaisir,
au lieu même où se trouvait le déplaisir du manque à satisfaire. Mais alors
pourquoi le plaisir se répète-t-il s'il affirme seulement la maîtrise du déplaisir ?
Est-ce pour en célébrer la victoire seulement ? Ou pour y faire poindre la
fonction d'arrêt du Moi qui en appelle au témoignage de la pulsion et du circuit
qui la lie à son objet sur ce qui lui a échappé dans ce retournement du subi
en agi ? Indication de ce que la répétition appelle de translation sur d'autres
opérations dans des champs à ouvrir. Indication de ce que le déplacement qui

REV. FR. PSYCHANAL. 32


498 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

s'est effectué vers le mouvement de « sortie » que la liaison a scellé, doit main-
tenant se porter à l'intérieur des termes unis par la liaison et à partir d'eux.
La liaison cesse d'être le pont établi vers l'objet, mais devient l'objet des
modalités de déplacement, comme réplication de l'opération fondative qui a
présidé à son instauration, formatrice de nouvelles catégories objectales.
La métonymie de l'activité psychique comme condition de la métaphore ?
Certes, mais cette première liaison de la motion n'est-elle pas déjà métaphore
de l'organisation corporelle ?

DIFFÉRENCE ET RÉPÉTITION DANS LE COMPLEXE D'OEDIPE

L'hypothèse que nous avons proposée de la réflexion de la motion sur


elle-même concomitante de la liaison trouve encore plus de crédit si on la
rattache au fait qu'une motion fait couple soit avec une motion contraire,
soit avec la réaction contraire qui double la recherche de la satisfaction
espérée (I). L'avènement de la période oedipienne permet un déploiement
de cette concentration de possibilités. Non seulement parce que les pulsions
d'amour et de haine se fixent électivement sur les deux images parentales,
mais parce que chaque image doit admettre, à titre récessif, le sentiment qu'elle
a, de façon dominante, affecté à l'autre. Cette concurrence des désirs se double
encore de la concurrence des identifications (masculine et féminine) qui se
donnent elles-mêmes comme des négativations de désir, donc comme une
forme potentielle d'inversion symétrique. En outre on peut dire que chaque
identification se place dans une situation de regard sur le désir auquel elle
se substitue, bien que ce regard soit complètement absorbé par le fait de
l'identification elle-même.
Les différentes composantes du conflit oedipien, dans ses aspects négatif
et positif, subiront la recombinaison en une figure composite, mais ce qui
importera est que le réseau antérieur se fixera, se cristallisera en un schème
unique, qui tiendra sa cohérence du rapport des forces qu'il contiendra.
Ainsi si l'OEdipe ne se laisse pas réduire entièrement à l'un de ses aspects
positif ou négatif, s'il ne peut résider totalement en l'un ou l'autre, la figure
qu'il prendra aura une valeur décisive. Il importe peu de savoir qui décide
et si quelqu'un décide. Tout ce que nous pouvons dire est que le résultat
a force de décision. Par l'OEdipe adviennent le sujet de répétition et le sujet de
la différence.
Sujet de la répétition en tant que celui-ci a à se relier à la génération.
Car c'est par l'objet de la génération, le pénis, que se structure l'OEdipe dans
la castration. L'organe de la jouissance ne procède pas de l'organe de la géné-

(I) « Il est intéressant que toutes les expériences qui ont lieu de bonne heure, en contraste
avec celles qui se passent plus tard, persistent, y compris bien sûr celles qui leur sont contraires.
Au lieu du jugement qui plus tard sera l'issue » (Résultats, idées, problèmes, S.E., XXIII,
p. 299).
THEORIE 499

ration, on s'en doute, mais c'est à la faveur de la menace de sa perte que le


sujet se situe comme produit de la génération dans la relation qui l'unit à
ses géniteurs. Ainsi il se place dans la lignée de la génération ; ce qui est
engendré ce n'est pas la génération repoussée à plus tard, mais le rapport
à la génération. Et ce rapport à la génération se fonde à travers la signification
de la castration sur la répétition différentielle de tous les précurseurs de la
castration qui la préfiguraient sans dévoiler leur sens, appréhendé par rétro-
action. Les expériences antérieures de séparation donnent leur plein sens à
la différence. Différence originaire qui sépare de part et d'autre l'enfant de
sa mère par la perte du sein ; différence mutuellement consentie, matrice du
renoncement pulsionnel qui affecte l'enfant exclu du corps de la mère et la
mère restituant au père ce qui pour elle répare a posteriori le non-
accomplissement du désir d'un enfant donné par l'un de ses géniteurs. Diffé-
rence de la possession et de la non-possession des produits du corps propre,
médiatisée par l'analité qui donne « la petite chose détachée du corps » contre
l'orgueil du leurre du sacrifice sans autre contrepartie que l'amour périssable
et aléatoire de la mère. Différence enfin, sous le primat phallique, l'organe
de la jouissance « manquant à sa place » (Lacan). Freud attribue à la castration
le rôle décisif dans la destruction du complexe d'OEdipe. Mais ce qu'il a omis
de dire est que c'est encore la castration qui est le moteur le plus puissant
de structuration de l'OEdipe. Car avant que le cristal ne se brise, il faut d'abord
qu'il se forme. La castration est précisément ce qui précipite cette « prise
dans la masse » des deux aspects de la configuration oedipienne dans la décision,
avant que celle-ci apparaisse, non plus comme possibilité conjurable mais
comme menace (pour le garçon) ou comme promesse (par l'envie du pénis
chez la fille). Le « pouvoir » de la castration comme événement instaurant la
différence des sexes à ce « moment fécond », sous le primat phallique, est
d'amener la masculinité et la féminité en position de répliques complémentaires
l'une de l'autre et de constituer les oppositions et les alternances dont elles
peuvent être l'objet en chacun, par une intériorisation de ce qui fut la relation
en miroir — car l'expérience apprend qu'en chaque sexe c'est le sexe de
l'Autre qui est récusé. C'est alors que s'effectuent la séparation et la recombi-
naison qui témoignent des rapports entre le destin sexuel et le destin psychique,
associant répétition et différence.
La différence se redouble dans l'OEdipe : dans la successivité la castration
a posé le trait pertinent de la différence des sexes et remonté dans le temps
en retrouvant tous ses analogon, mais dans la simultanéité elle a posé la diffé-
rence des générations. L'attribution d'une place au phallus ne le rend pas
davantage disponible, il ne peut demeurer qu'un objet de convoitise dont les
pouvoirs excèdent les possibilités d'appropriation du désirant.
Ces différences se répètent donc entre elles. Peut-on les englober toutes
dans une différence unique dont elles seraient les avatars ? Cette différence
unique ne saurait être que le contraire d'elle-même : la génération dont la
500 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

répétition est en fin de compte le signe. La génération qui exige, pour que la
répétition se produise, la séparation-recombinaison de la différence. En retour,
elle est productrice d'une différence par répétition. La génération est produc-
trice d'un produit qui est la souche d'une génération future ; mais les générateurs
sont eux-mêmes les produits des souches de leurs propres générateurs. Cette
succession de trois générations (I) est scandée à chaque phase par la réplication :
l'enfant porte le prénom du grand-parent.
Ainsi en est-il de la vie psychique où chaque moment n'émerge de son
antécédent que pour se constituer en réplique dépassée - oubliée - refoulée
du temps antérieur au moment posé comme originaire.

Dans Moïse et le monothéisme, Freud assigne aux traumas une double


influence, positive et négative. Par leur effet positif, ceux-ci tendent à redevenir
effectifs par le souvenir, par l'affect ou par l'acte. Ils constituent ce que nous
appelons la fixation. Les effets négatifs suivent la voie opposée, ils se manifestent
au contraire par des empêchements, des inhibitions de toutes sortes. « Fonda-
mentalement, ce sont tout autant des fixations aux traumas que leurs opposés,
sauf que ce sont des fixations à buts contraires. » Leur unité se trouve en fin
de compte réalisée dans la compulsion à la répétition (2). Mais ce couplage
suggère, une fois de plus, la nature réplicative de la répétition. Car l'aspect
positif appelle implicitement une inhibition potentielle dont la réitération doit
retrouver la trace, tout comme l'inhibition en butant sur l'obstacle désigne
un excédent au-delà de l'accomplissement permis par la levée de l'inhibition.
De même quand Freud fait observer que la façon dont se manifeste la
compulsion de répétition est éprouvée comme étrangement inquiétante, c'est
aussitôt pour découvrir que cette étrangeté est liée au plus familier, et qu'un
changement de signe algébrique transforme la nostalgie lascive du ventre
maternel en effroi devant les organes génitaux féminins. Le seul renversement
dans le contraire ou l'inversion de la valeur ne suffisent pas — c'est le rapport
mutuel des termes qui détermine leur intelligibilité; c'est aussi le fait que
chacun est appréhendé séparément, suscitant l'évocation de l'absent, per-
mettant le repérage d'une différence non isolable telle quelle, mais dans la
relation de complémentarité virtuelle qu'il nous faut sans cesse rétablir partout
où elle déplace ses effets dans le procès.
Compulsion de symbolisation, dira Groddeck, étendant à l'infini le champ
ouvert par Freud et sans doute ignorons-nous les limites du domaine de la
symbolisation. Peut-être serait-il nécessaire de concevoir ses différents secteurs
comme entrant eux-mêmes dans des rapports de réplication, où demeurera
toujours la place de l'écart interprétatif.

(1) Cf. G. ROSOLATO, " Trois générations d'hommes dans la généalogie », dans Essais sur le
symbolique, Gallimard, édit.
(2) S. E., XXIII, p. 75-76.
THEORIE 50I

Au fur et à mesure que le sujet répète, il recommence incessamment, car


plus il fraye son chemin à travers les formes qu'il traverse, et plus il oublie,
comme si c'était là la condition de sa marche progrédiente, d'avoir à ignorer
ce qu'il doit accomplir. Plus il oublie, plus il creuse sa différence et appelle
la répétition à son secours pour annuler cette différence-là et instituer une
nouvelle différence. La prime de différence réside, en fin de compte, dans le
maintien de termes séparés et distincts, posés ensemble et recombinés dans
leur relation. La différence rencontre sa limite dans la mesure de l'écart, condi-
tion déterminée économiquement et symboliquement du procès d'une différence
efficace (celle du processus primaire, celle de l'interprétabilité). C'est sans
doute la fonction dernière de la répétition, dans son rapport de conjonction et
disjonction avec la différence, d'assurer cette relance par la réplication.
La théorie est la réplication de la clinique mais elle est aussi réplication
d'une théorie « parentale » dont elle prolonge la postérité. A cet égard, nos
remarques, quelque peu spéculatives, pourraient être comprises comme la
réplique complémentaire de Au delà du principe de plaisir (1).

(1) En dehors des travaux psychanalytiques modernes le lecteur pourra se référer aux
commentaires de J. DERRIDA (Freud et la scène de l'écriture, dans L'Ecriture et la diffé-
rence, Le Seuil, 1967) et de G. DELEUZE (Différence et répétition, p. 26-30 et 128-153 surtout,
Presses Universitaires de France, 1968).
CHRISTIAN DAVID

IMPULSION NOVATRICE
ET COMPULSION DE RÉPÉTITION

Tout phénomène de répétition n'est pas compulsion de répétition, au sens


clinique de cette expression, et cependant la tendance est très forte qui incite
à passer d'une réflexion portant sur celle-ci à une considération générale tou-
chant la répétition : mainte participation à ce Colloque le confirme. Pourquoi
une telle tendance et peut-on la cautionner ? — Il y a, dans la récurrence d'un
même comportement,d'un même enchaînementassociatif, dans la reproduction
d'une situation, d'un affect... l'indice spécifique d'une insistance, d'une néces-
sité psychiques qui, ne serait-ce que confusément, connotent d'emblée le fait
observé tout à la fois de la valeur d'un retour du même et d'une exigence
aveugle de ce retour. La répétition n'apparaît en tant que telle qu'à la seconde
manifestation de ce qui se trouve répété car cette seconde manifestation constitue
la répétition première. Or avec l'émergence de la répétition le phénomène qui
se répète prend une signification nouvelle, bien qu'il ne soit, par définition,
aucunement nouveau. Cette valeur réside, pour le témoin qui l'observe et
pour lui seul — car par essence les répétitions psychiques sont inconscientes
et le mouvement par quoi elles peuvent être repérées du sujet lui-même qui
les vit consiste précisément en un dégagement qui procède toujours, fût-elle
évanescente, d'une différence — dans l'exigence ou la poussée qu'implique,
qu'enveloppe, le fait du retour, de la récurrence. On l'a rappelé : répéter c'est
étymologiquement redemander. S'il y a réitération de la demande c'est que
celle-ci n'a pas été satisfaite ou bien qu'elle est si puissamment investie qu'elle
se présente encore et encore. Par où se précise le lien entre répétition et compul-
sion, voire entre répétition et automatisme. La notion de compulsion de répé-
tition (car il s'agit bien d'une notion, assez élaborée même, et non pas comme
d'aucuns le voudraient d'un pur fait clinique), sans être tautologique, est formée
d'éléments en affinité : bien que tout phénomène psychologique de répétition
ne soit pas nécessairement compulsionnel, il s'en faut, ni même automatique,
il existe, indubitablement, une étroite parenté entre le compulsionnel et le
répétitif. Ce qui revient finalement à expliciter et à souligner les aspects dyna-
mique et économique de la répétition dans le domaine psychanalytique ou,
en d'autres termes, à marquer la liaison essentielle du désir avec la répétition.
Indication plus importante qu'on ne serait porté à le croire au premier abord,
dans la mesure où les constatations de faits de répétition compulsionnelle
s'accompagnent généralementdu sentiment premier qu'il s'agit de phénomènes
504 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

aberrants, malaisément compréhensibles et d'ailleurs volontiers considérés


comme absurdes par la conscience commune.
Ceci étant, et tout en apercevant la raison d'être d'un inévitable élargis-
sement du sujet de ce Colloque — élargissementdont Freud au reste a d'abord
donné lui-même l'exemple — il me semble qu'il faudrait s'appesantir plus qu'il
n'a été fait, sur les expériences, on pourrait dire même les épreuves, qui ont
conduit les psychanalystesà s'interroger à propos de la compulsionde répétition.
Je songe notamment aux suicides réitérés en cours de cure. Car il ne faut pas se
dissimuler que c'est à partir de désillusions thérapeutiques et donc d'un senti-
ment d'impuissance, voire de culpabilité, contre-transférentiellement fort
difficile à maîtriser, que le problème se pose et se repose à nous, et je doute que
la seule problématique théorique et les difficultés spéculatives eussent motivé
notre présente réunion. Si la répétition d'autre part n'était qu'instrument du
maintien de l'identité personnelle, source de plaisir et axe de vie (notamment à
travers la structuration oedipienne, comme la mer de Valéry « toujours recom-
mencée »), ce qu'elle est aussi, nous serions évidemment moins sollicités à en
élucider l'énigme. Aussi bien le thème de la compulsionde répétition se trouve-
t-il inéluctablement imbriqué à celui du masochisme (Il se Barande nous l'a
opportunément rappelé), dans l'oeuvre de Freud comme dans l'expérience
humaine.
En filigrane se dessinent ici la notion et le principe de plaisir. Dès les élabo-
rerions conceptuelles instauratrices du champ psychanalytique une dissociation
très nette, bien qu'initialement méconnue par la plupart dans sa véritable
portée, entre le plaisir comme vécu et le plaisir comme principe, ouvrait de
nouvelles perspectives explicatives et permettait de comprendre notamment
la recherche, la réalisation et la répétition de situations, de conduites, d'expé-
riences fantasmatiques, pénibles. Mais vint un temps du développement de la
théorie et de la pratique freudiennes où cette démarche de pensée, dont la
fécondité clinique et thérapeutique fit oublier l'audace, ne parut plus suffire.
D'où un nouveau bond spéculatif — une fois encore requis par une certaine
résistance, une certaine opacité, du réel — un bond au delà du principe de
plaisir, qui entraînait une accentuation de la dissociation entre l'appréhension
phénoménologique et l'élaboration proprement psychanalytique. Saut destiné
à rendre compte de tout ce qui dans l'observable ne pouvait s'expliquer dans
l'optique d'une téléologie biopsychologiquefondée sur le principe de constance
et les lois du conflit qui en procèdent ; saut qui aboutit chez Freud à une téléo-
logie nouvelle, élargie, où la dissociation n'a pas seulement lieu entre les
exigences de la sensibilité consciente et celles de l'équilibre global de la psyché,
mais entre ces dernières et la Nécessité, l'Anankè, conçue désormais comme
l'un des principes, jusque-là ignorés, régissant la vie par-delà les exigences de
la vie même et gouvernant le psychisme qui en est la plus complexe émanation
au mépris des visées libidinales en installant, au coeur du désir, un désir contraire
au désir puisque visant son extinction. Contradiction, peut-être seulement
THEORIE 505

apparente, qui provient de celle même qui habite la notion de pulsions ou


d'instinct de mort puisque l'inexistence de la Mort pour l'inconscient coexiste
avec la présence de la mort, dans l'instinct, au niveau des pulsions. Contra-
diction délibérément assumée par Freud : la raison d'être de certains phéno-
mènes psychiques négatifs non susceptibles d'une explication satisfaisante dans
la perspective homéostatique lui paraît désormais devoir être attribuée à une
vection régressive qui, bien qu'elle se manifeste au sein du vivant, représente
l'inorganique, autrement dit le non-mental, voire ce qui s'oppose à toute
symbolisation dans l'ordre de la réalité psychique.
D'où vient que ce vecteur exerce l'effet de dédifférenciation,l'action désorga-
nisante et démentalisante que l'on sait ? Dire que ce qu'il y a de plus fondamen-
tal dans l'instinct et dans les pulsions c'est la vection de retour à l'inorganique,
c'est présupposer que le niveau d'existence moins complexe et moins organisé,
à partir duquel ont émergé des niveaux plus complexes et plus organisés, en
régit de façon finalement prédominante le dynamisme, c'est, d'une certaine
manière, jouer sur l'ambiguïté de la notion de fondement en donnant subrepti-
cement la préférence et la prépondérance à l'une de ses faces. C'est une chose
en effet que de proposer l'hypothèse suivant laquelle ce à partir de quoi la vie
et la psyché paraissent provenir en constitue la base et s'y retrouve, c'en est
une autre que d'affirmer, même à titre de spéculation ou de modèle, que cette
structure fondamentale ne fait pas que jouer un rôle majeur dans les processus
psychiques mais constitue l'essence même des pulsions et, par voie de consé-
quence, le noyau de tout le fonctionnement mental. Aussi bien, suivre Freud
dans l'introduction de la dernière théorie des pulsions en raison de sa valeur
heuristique, n'implique-t-il pas la reconnaissance a priori de la prévalence de
l'instinct de mort.
Ceci n'est pas indifférent car si, d'un côté, il paraît impossible de dissocier
(au bénéfice d'un empirisme psychanalytique censé fournir ici un gage de rigueur
scientifique) la notion de compulsion de répétition, telle qu'elle a été progres-
sivement définie et appréhendée à partir des nombreux éléments cliniques qui
l'ont suggérée, et la dernière théorie des pulsions, en revanche il semble capital
que l'ambition de mieux comprendre ces phénomènes compulsionnels ne laisse
pas un préjugé hiérarchique, concernant les dynamismes en jeu, oblitérer
l'observation.
Dira-t-on qu'il ne s'agit après tout que de spéculations, voire de divagations
philosophiques sans incidence concrète ? En réalité les positions explicitement
ou tacitement adoptées sont, en l'occurrence,rien moins que gratuites. Adhérer
au double présupposé de la prépondérance des pulsions de mort et de la nature
exclusivement régressive de la pulsion, prise en elle-même, c'est en fait s'exposer
à ne voir dans les phénomènes qui ont imposé l'idée de compulsion de répéti-
tion au delà (mieux vaudrait dire en deçà, plusieurs ici l'ont fait remarquer) du
principe de plaisir que des manifestations de cette prépondérance et de cette
nature. Or, que ce soit à partir de la pratique analytique, à partir des données
506 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

récentes de l'éthologie, que ce soit sur la base des observations de la vie cou-
rante ou sur celle de la biochimie moléculaire (encore que les extrapolations,
quelque séduisantes qu'elles puissent être, demandent en ce domaine une
critique particulièrementserrée), il semble que les répétitions compulsionnelles
les plus empreintes de léthalité — celles que de M'Uzan a rangées, avec beau-
coup de force probante, sous la rubrique clinique de répétitions de « l'identique »
— se présentent toujours comme la conséquence d'une défaillance des systèmes
d'intégration, comme le résultat de la mise en échec des dispositifsfonctionnels
d'adaptation — et donc de modification, de changement. C'est là où il n'a pas
été possible que les solutions les plus complexes, les plus inventives, les plus
coûteuses énergétiquement et aussi les plus fragiles fussent élaborées et mises
en oeuvre que l'on voit apparaître des signes pouvant donner le sentiment d'un
déchaînement « démoniaque », des manifestations de dédifférenciation et de
stéréotypie. Encore n'existe-t-il sans doute pas, comme A. Green l'a éloquem-
ment montré, de pure compulsion de répétition : celle-ci ne représente qu'une
limite, vers quoi certains comportements autodestructeurs, par exemple, ne
font que tendre. Pour Freud lui-même, on le sait, il y a bien toujours une cer-
taine part d'intrication, d'union des pulsions, toujours dialectique d'Eros et de
la destructivité. En ce combat douteux il arrive certes que l'analyste observe
une phase d'irréversibilité, émaillée de répétitions obstinées, mais le seul fait
qu'il lui soit parfois possible de « renverser la vapeur » alors qu'il ne l'espérait
plus, voire seulement d'agir de manière temporairement efficace en redonnant
épisodiquement le branle aux systèmes fonctionnels intégrateurs les plus déli-
cats, témoigne de la sensibilité, de la réactivité des structures altérées à tout
apport organisateur adéquat venant suppléer l'autorégulation défaillante. Si
quelque chose peut répondre à cette incitation restructurante — tantôt prenant
la forme de la mentalisation la plus franchement pédagogique, tantôt celle d'une
aide exogène au refoulement des pulsions, tantôt encore celle d'un apport libi-
dinal massif — c'est bien que la contrainte exercée par l'automatisme de répé-
tition n'occupe pas tout le champ, sans contrepartie, ce qui est, en dépit des
déceptions les plus cruelles de la pratique, en dépit de tout le douloureusement
irréparable, d'une réelle importance : il y a dans ce que Freud a désigné à
différents niveaux comme pulsion sexuelle, libido, pulsion de vie, Eros, la
présence vérifiable d'un dynamisme spécifique dont la direction progrédiente
et le génie organisateur, constructeur ne peuvent sans artifice être subordonnés
ou soumis — encore moins réduits — à l'effet dissociateur de ce qui a son prin-
cipe et son origine en deçà des principes de plaisir et de réalité — dans l'inorga-
nique, dans la mort en tant qu'elle imprime sa marque négative sur tout ce qui
vit et au premier chef dans la psyché même.
Serait-il vrai que la vie ne représente qu'une sorte de détour à l'égard de la
réalité première de l'inertie et en admettant même que, dans une perspective
cosmique, on ait toute raison de penser que le bruit de la vie se résoudra néces-
sairement dans un silence définitif, il n'en demeure pas moins que ce qui fait
THEORIE 507

la réalité propre aussi bien que la définition de la vie et du fonctionnement


psychiques ne trouve pas, même s'il est destiné à finalement s'y nier et s'y
perdre, une explication adéquate et suffisante dans l'identité à soi de la stricte
répétition ni dans la négativité de la mort.
Ainsi, ce qui fait question, ce qui est énigme, c'est au bout du compte non
pas la compulsion de répétition, car elle représente en quelque sorte la réappa-
rition du squelette sous la chair, mais que la répétition soit également à la clé
et au coeur des processus vitaux, c'est que la différence et le clivage qu'ils sup-
posent donnent lieu au foisonnement changeant où nous tentons de nous
repérer.
Les observations les plus désespérantes ne doivent pas nous faire oublier
ni méconnaître la polarité indestructible de l'inconscient où, à ce qui contraint
à la répétition répond ce qui incite au changement. S'il n'en était pas ainsi com-
ment pourrait-on comprendre qu'il y ait même une vie mentale, qu'il y ait
un inconscient psychique ? Et comment aurions-nous eu l'occasion d'étudier
le jeu pulsionnel si vraiment l'essence de la pulsion était régressive ? L'hypothèse
de la prévalence du mouvement de retour à l'inorganique me paraît donc à
rejeter de l'horizon du psychanalyste : on ne peut s'autoriser de la constatation
des court-circuits de la compulsion de répétition pour éluder l'irréductible et
encore inexplicable spécificité du long détour en quoi consiste tout fonction-
nement vital.
On ne saurait donc finalement bien concevoir la compulsion de répétition
que dans sa relation dialectique avec ce qu'on pourrait appeler l'impulsion
novatrice.
JEAN GILLIBERT

« LA NAISSANCE DE LA REPETITION »

Les battements du coeur :


répétition et non pas succession.
Paul CLAUDEL,
Journal, mai 1954.
Au delà de la surprise et de
la répétition.
Octavio PAZ.

AVANT-PROPOS

Cette manière de conduire un exposé, abrupte et spéculative,est très contes-


table ; elle n'est pas toujours d'appartenance au « fait » psychanalytique, je
le reconnais. Elle m'a paru cependant être tentée comme élaboration spécula-
tive du texte de Freud Au delà du principe de plaisir, lui-même qualifié de
spéculatif, et... au delà de ce texte.
Mais il ne faudrait cependant pas se laisser « distraire », même si l'on s'ennuie
à parcourir cet exposé sommaire et aride : les hypothèses détiennent des fan-
tasmes inconscients qu'il faut mesurer à la dimension psychanalytique.
La compulsion à penser est encore pensée sur la pensée. Quelque chose
« tire » la pensée et nous entraîne avec elle. L'exercice libidinal de la pensée ne
va pas sans l'affrontement avec sa propre mort.

PRÉLIMINAIRES

Il ne s'agit pas de répéter dogmatiquement Freud sous l'étiquette du freu-


disme, mais à partir de Freud, mesurer l'épreuve de ce qui se montre dans
l'expérience psychanalytique. Cette épreuve — de l'Inconscient — se mesure
par l'expérience du langage, du fantasme et du texte. Cette mesure de l'In-
conscient est toujours une aventure du corps et de la pensée. Placer cette
aventure sous le signe des surveillances du Sur-Moi conduit à la spéculation
pure, abstraite. Cela devient alors une compulsion à penser. C'est d'ailleurs
à ce moment itératif de la « compulsion à penser » que la force du refoulé
obscurcit la force de la répétition et que le penseur devient prisonnier de sa
spéculation.
Quand on eut attribué à Freud l'épithète de « découvreur de l'Inconscient »,
510 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

pour son soixante-dixième anniversaire, il répliqua que ce mérite allait aussi,


et avant lui, aux poètes et aux philosophes et que son mérite, à lui, était d'avoir
découvert les propriétés de l'Inconscient et les moyens propres à le rendre à
une investigation scientifique.
Il faudrait ajouter avec Freud que l'Inconscient dont il découvrait les pro-
priétés était celui qui détient les indications, les indices, les index de la sexualité.
L'inconscient de la psychanalyse est un inconscient « sexuel » dont la sexualité
infantile (enfance de l'homme, enfance de l'humanité) est la pierre majeure de
l'édifice.
Répéter le destin de quelque chose c'est accomplir
Répéter c'est accomplir un destin
Alors :
I° Qu'est-ce qu'un destin ?
2° Qu'est-ce qu'accomplir ?
3° Qu'est-ce que Freud a répété du destin de l'Occident en organisant la
scène de la compulsion à la répétition ?
Ces trois fonctionnements se tiennent ensemble dans une question plus
vaste.
Un destin n'est pas entièrement une finalité ; ça n'est pas non plus une
origine ; seules les névroses de destin, où la répétition ne cesse de se mani-
fester, font de l'origine une finalité qu'elles nomment Destin : le complexe
d'OEdipe n'est-il pas une névrose de Destin ? ou plutôt l'achoppement répétitif
devant la complexité de ce « complexe » qui ferait choisir à certains la voie la
plus « simple », celle que prend OEdipe par exemple dans la légende tragique,
n'est-il pas plutôt ce qui est obéissance au défi que lance toute destinée indi-
viduelle quand elle se veut exemplaire et non plus obéissance à la nécessité du
Destin lui-même ?
Accomplir, c'est se mettre au niveau et au lieu interne où Freud a placé
dans la régression du rêve l'accomplissement hallucinatoire du désir. Un
néant, un rien accompagne cet accomplissement mais n'en est pas la « cause ».
Il y faut la croyance en l'accompli. Réalisation du voeu pour détourner la
Menace.

Il y a donc dans le destin de ce qui s'appelle encore Occident, une apparence


de contradiction non résolue :
I° Aucun acte ne subsiste puisqu'il se répète (par mensonge de la matière
(« Proton pseudos ») ; et
2° L'horreur de la répétition est fascinante puisqu'elle fait croire, hallucina-
toirement, à une origine — origine de l'acte, origine du désir.
La notion de la répétition en tant que telle a été, dans le destin de la pensée
en Occident, soit vouée aux tentatives systématiques de transgression, par
THEORIE 51I

exemple, dans les « progressismes », les aufklärung, comme chez les encyclo-
pédistes, comme chez Marx, opposant à l'action répétitive de la nature une
acculturation qui la dépasse et la détermine ; soit vouée (la répétition prise
pour elle-même, comme valeur : « cela vaut ») à redécouvrir une béatitude
qu'est le retour éternel du Même (cf. Nietzsche).
D'une part, en effet, le devenir est assimilé à l'à-venir par la levée trans-
gressive des pouvoirs du Sur-Moi (ceux qui président à la spéculation), c'est-à-
dire un dépassement de la philosophie ; d'autre part, devenir et nécessité
coïncident : « Deviens qui tu es. » Devenir et avenir, devenir et nécessité ont
dû eux-mêmes s'affronter à la notion de transcendance par où s'accomplit,
par la hauteur, le destin généalogique de l'inférieur.
Il est à noter que ce débat s'est renouvelé dans le texte de Freud, Au delà
du principe de plaisir. Il serait d'ailleurs fructueux d'envisager par l'étude des
textes les correspondances entre certaines notions communes à Nietzsche et à
Freud. Par exemple, « le Proton pseudos » repris par Freud dans l'Esquisse
à propos de l'hystérie (le premier mensonge de la matière), 1' « après-coup » dans
la symptomatologie de la névrose, la « transvaluation de toutes les valeurs »,
expression nietzschéenne reprise par Freud dans l' Interprétation des rêves et
le « retour éternel du même » posé comme problématique dans Au delà du
principe de plaisir.
Freud avait-il lu Nietzsche ? Avait-il oublié qu'il l'avait lu ? Car l'épisode
Lou Salomé est postérieur à ces textes. Certainement, toute la tradition roman-
tique germaniste venue de Schopenhauer et de Goethe et, par Goethe, de
Spinoza, a fécondé à partir de mêmes notions, des esprits aussi différents que
Freud et Nietzsche. Il est certain que Nietzsche, par la notion du « retour éternel
du même », a pensé ne rien répéter de ce qui s'était dit avant lui.
C'était une « bonne nouvelle » et en cela lui aussi a cru accomplir ce qui se
répétait dans l'histoire de la métaphysique.
— Le Christ, lui aussi, avec la « bonne nouvelle » (la nouvelle parole, la
nouvelle loi) accomplissait le destin des Ecritures, leur prophétie. Il accomplit
un destin religieux en le répétant (faisant passer le Testament ancien avant le
Nouveau Testament qui l'accomplit).
— Le métaphysicien Husserl, lui aussi, a cru répéter et accomplir par la
phénoménologie transcendantale, le destin de la pensée de l'Etre sous la forme
de l'idée (transcendantale) répétant et accomplissant Platon (l'Eidos), Descartes
(le Cogito), Kant (l'Idée) et Hegel (la dialectique de l'Esprit). La vision empi-
rique (psychologique) chez lui, en fin de compte, s'équivaut à la vision eidétique
(de l'Eidos, de la forme, de l'Idée). On peut très bien affirmer que la spéculation
métaphysique, même celle de Nietzsche, s'est enfermée dans le cercle, le cycle
de la répétition, qui s'accomplit en tournant, destinalement, sur elle-même, à
l'intérieur d'elle-même.
Freud n'échappe pas totalement à cette emprise du cercle : comment cela
serait-il possible d'ailleurs, mais il a permis de penser, en élaborant la notion
512 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

de Sur-Moi, que cet enfer du cercle, du cycle, relevait de l'attitude religieuse,


sexuelle, infantile.

a) On est perdu parce que cela revient : c'est le charme, le sort jeté, le retour
du refoulé (dans l'oeuvre de civilisation, le meurtre accompli du Père primitif).
b) On est sauvé parce que cela revient : ceci me paraît nécessaire à penser
dans l'histoire même du texte de la psychanalyse. La récurrence de la trace
du meurtre est aussi un chemin d'éclaircie comme une clairière. Répéter c'est
aussi conserver et il y a une structure de l'oubli, proprement instinctuelle et
inconsciente qui ne coïncide pas avec le refoulement (fuite-condamnation).
c) Il y a, à cette apparente contradiction, au coeur du Sur-Moi, un au-delà
de la répétition : on peut l'appeler le délivré, le Nirvâné (principe de Nirvâna),
le manifesté (l'existence du latent dans le manifeste — intuitionné comme
tel — le fantasmé, l'unique, le déroulement phallique de l'Inconscient sexuel).
En effet, le refoulé demande résolution et délivrance.
Freud écrit dans Le Petit Hans :
«Ce qui demeure incompris fait retour, telle une âme en peine, il n'a pas
de repos jusqu'à ce que soient trouvées résolution et délivrance. »
Résolution et délivrance sexuelles, psychosexuelles ?
En Freud il y a bien un Grec qui dit le Même :
— L'être et le devenir du fleuve héraclitéen, non plus pensé par Platon
qui, lui, transcrit l'aphorisme d'Heraclite en ces termes :
« On ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve » ;

C'est-à-dire que la philosophie d'Heraclite n'est qu'une philosophie « du


Nez qui coule » (sic), c'est-à-dire « Mouche-toi, morveux » (le strict et sombre
système éducatif de Platon : ne pas s'oublier dans l'instinct qui, lui, est oubli).
Mais le même héraclitéen dit (traduction Clémence Ramnoux) :
«Pour des baigneurs, entrant dans les mêmes fleuves, d'autres et d'autres
eaux leur coulent dessus. »
Il y a séparation du Même et de l'Autre mais aussi, avec cela, leur profonde
solidarité.
Il y a donc en Freud un primaire de la jouissance (incomprise comme
telle) qui demande sa délivrance et qui la voit sanctionnée par la cruauté soli-
daire du Sur-Moi (Freud, Melanie Klein). Il y a un apaisement à la cruauté
de cette souffrance, un apprentissage, un « souffrir pour comprendre enfin »,
digne d'Eschyle, un pathos (souffrance), pour mathos (comprendre) proches
et voisins, terme à terme.
Il y a un Juif chez Freud qui dit l'Autre. L'Eternel est Autre que moi ;
il m'élit dans l'Alliance. Tout désir est toujours traversé par un autre désir,
la souffrance est première — éviter le déplaisir avant la prise directe sur le
THEORIE 513

plaisir, le malaise de la civilisation (le remords du crime), le narcissisme, la


pulsion de mort.
Pourtant Freud n'a jamais placé positivement la souffrance comme lieu
premier de l'existence humaine. Le plaisir peut se procurer hallucinatoirement,
à l'instar du rêve, et ailleurs que dans le lieu absolu du narcissisme du sommeil
ou de la mort.
Il s'agit bien d'un principe régulateur et de ses fictions, de plaisir-
déplaisir.
Il y a donc un Juif-Grec en Freud : une contradiction maintenue ; une
jouissance primaire, et un masochisme primaire. Il y a, extemporanées, une
vie et une mort pulsionnelles. Un jeu de la vie et de la mort au départ.
— L'objet ne naît pas dans la haine comme on le fait dire à Freud fréquem-
ment mais avec la haine. Leurs apparitions sont contemporaines : le plaisir
octroyé par l'objet contient toujours une promesse qui n'est que l'idéalisation
de cette haine (les objets idéaux de Melanie Klein : « Un jour, il m'apportera
ce que je ne « peux » que m'octroyer seul »).
— C'est vrai que Freud a porté avec privilège l'accent sur la mort ; la mort
abstraite, rationnelle, logique, compréhensive, car c'est toujours comprendre
que de dire : « Je ne comprends pas pourquoi je souffre. »
— « Tu souffriras pour que tu te souviennes », dit le Juif; Freud ne dit pas
cette dernière parole ; c'est un « Juif infidèle » mais il a dressé admirablement
le panneau logique de la souffrance illogique (la douleur prend tous les inves-
tissements). S'il n'a pas dit qu'elle était aussi orgasmique, il a cependant été
amené à décrire le masochisme primaire et l'appel extemporané à l'Eros libi-
dinal quand le pouvoir d'effraction douloureux devenait trop intense.
La jouissance de la satisfaction hallucinatoire du désir, de la psychose
hallucinatoire du désir, est une jouissance donnée, originairement, par soi et
accompagnée extemporanément par le néant post-orgasmique. L'orgasme,
le spasme = le rien, le néant. Ceci dans le temps originaire d'une description
systématique, retrouvée dans toute l'oeuvre freudienne. La position de repli
de l'auto-érotisme plus particulièrement dans le rêve passe par les méandres
de l'objet interne, du texte manifeste, du fantasme de désir, de l'économie de
l'appareil psychique, etc. On peut donc dire que dans une formation primaire
qui ne serait pas de compromis, souffrance et jouissance sont extemporanées
au départ et régissent la vie psychique. Elles sont des forces dont le « jeu »
peut être secondarisé, car le primaire est le fictif, et la feinte.
C'est vrai que Freud a porté davantage un accent sévère sur la mort, à
laquelle il a lié obscurément l'imago de la mère, par ce clivage au départ dans
toute la tradition romantique de la Mère-Sensible et du Père-Intelligible.

Cette naissance de la répétition est une naissance dédoublée ; c'est une


naissance assistée. Le Père (l'Intelligible) donne une intelligence à la naissance
du Sensible par le Sensible (la Mère et l'Enfant).

REV. FR. PSYCHANAL. 33


514 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

Ce propos ne peut pas être tenu entièrement ; il dépend de la récupération


métaphysique et d'une tradition qui nous interdisent d'ailleurs d'amener à
la même compréhension que celle de la névrose, l'immense domaine de la
psychose.

Voyons quels sont les thèmes qui assistent à cette naissance.


Ce sont :
1) Le jeu de la vie et de la mort (cf. Au delà du principe de plaisir).
— Jeu
entre les pulsions du Moi et les pulsions sexuelles et passage entre ce qu'on
appelle la deuxième et la troisième théories des instincts.
Voici un exemple :
a) Le fantasme narcissique consisterait dans le fait de pouvoir baiser ses
propres lèvres ; ce serait la dilatation de la mort en sentiment d'immortalité ;
car le contraire de la mort est-ce bien la vie ou ce qui la renverse en la niant
(processus maniaque de dilatation dans son premier temps : l'immortalité) ?.
b) Le fantasme de destruction narcissique serait celui de l'autodestruction,
de l'autodévoration. Un jeune schizophrène me disait qu'il se délèvrait (de
lèvres). Il détruisait, déconstruisait ses propres lèvres. Comme je lui faisais
remarquer que délèvrer (néologisme) était « proche » de délivrer, il me répondit
qu'en effet la peur de la délivrance (à tous les sens du mot), de lui-même
comme de la délivrance de l'accouchement (hors du corps maternel et aussi
sa mère délivrée de lui), le conduisait à se délèvrer, inverse négatif de baiser
ses propres lèvres. Comme quoi la structure du narcissisme passe par le
vide.
2) La naissance de la procréation sexuelle. — Quel est l'événement, dit Freud,
qui a présidé à la première procréation sexuelle ? — Ce sera l'appel au mythe
de l'androgyne (cf. Au delà du principe de plaisir).
3) Nous sommes psychose avant d'être transfert. — Nous sommes clivés à
l'origine en un-multiple. Ce clivage à l'origine est la racine métapsychologique
du refoulement originaire et du contre-investissement.
4) Il existe une discontinuité intrasystémique de la répétition au sein du système
Inconscient-Ça. — C'est le problème énergétique que s'est posé Freud en
décrivant l'intensité de l'énergie libre dans une unité de temps. Ceci avant
l'appareil psychique dont l'apparition sera cette liaison qui fractionne l'espace.
Tous ces thèmes d'assistance, tirés plus particulièrement du texte Au delà
du principe de plaisir, peuvent conduire à cette formulation dont la conséquence
n'est pas que théorique mais hautement pratique : il faut psychanalyser au delà
du principe de plaisir.

Commençons donc par l'ultime de la répétition et non l'ultime répétition.


Il y a un processus qui détruit la répétition là où elle naît : c'est la délivrance
de l'unique, c'est-à-dire l'inessentiel, ceci contre le concept d' « essence », propre
à la métaphysique.
THEORIE 515

L'unique ne se répète pas.


Freud écrit dans La Gradiva :

«C'est un triomphe de l'Esprit que de pouvoir rendre dans une même for-
mule le délire et la vérité. »
Nietzsche écrit dans Unschuld des Werden :
« Pas de répétition dans les choses mais il faut d'abord les créer. »

1) L'Acte de l'acteur (de tout acteur qu'est l'homme dans son devenir)
n'est pas, comme le dit le langage usuel et utile, établi sur des répétitions pour
une « représentation », mais s'achemine par les répétitions vers la délivrance
de l'unique. Cet acte est poétique, fondamentalement, même si, en rien, il
n'est mesuré par un langage ou une décision « poétiques ».
2) Cet unique peut se dire de multiples façons : dire la beauté comme arrêt
de la destruction comme pour privilégier l'ultime moment de la vie.
— « Encore un instant, Monsieur le bourreau », dit la Du Barry.
— « O temps, suspends ton vol ! », du poète, même facilement mélancolique.
— « Arrête, c'est trop beau ! », plus prosaïque et non moins hystérique.
— Le poète qui me semble avoir fait figurer le plus profondément cette
mélancolique extase du moment qui doit se répéter,l'éternité dans l'instant qui
retourne à un commencement incessant, c'est Gérard de Nerval.
La treizième revient... c'est encor la première ;
Et c'est toujours la seule, — ou c'est le seul moment

C'est la mort — ou la morte... Ô délice ! ô tourment !


disent deux vers des Chimères.
Mais plus encore ce passage de Sylvie, dans le paragraphe « Othys » après
que le héros et Sylvie se soient déguisés avec les costumes de la tante et du
défunt mari. Moment délicieux et rare dans la poésie de la prose française,
que cette « mélancolie » nervalienne se situant entre le temps intemporel et le
temps historique ; réalisation de l'individu dans une dynastie, une Race.
« (La bonne vieille) retrouva même dans sa mémoire les chants alternés
d'usage alors, qui se répondaient d'un bout à l'autre de la table nuptiale et le
naïf épithalame qui accompagnait les mariés rentrant après la danse. Nous
répétions ces strophes si simplement rythmées avec les hiatus et les assonances
du temps ; amoureuses et fleuries comme le cantique de l'Ecclésiaste ; nous
étions l'époux et l'épouse pour tout un beau matin d'été. »
La mémoire dissout ici la réminiscence ; se profile alors la Race d'Or de
l'Age d'Or où le Moi = Monde ; où dans la prophétie accomplie,la vie retourne
à son envers, d'où elle était partie, mythe présent chez Platon, Hölderlin,
Novalis, et les surréalistes, c'est dans ce vide du temps qui n'est qu'espace
et vacance de l'esprit et de la pensée, subtilité extrême du narcissisme, resti-
tution de la synchronie et de la diachronie, médiachronie ; c'est dans cet acte
516 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

poétique qu'il ne faut pas confondre l'unisson avec le pas cadencé ; cet unique
ne se répète pas mais il y a des uniques. Il y a des répétitions qui ne sont pas des
successions : le multiple (le divers, le profus, le disparate) n'est pas opposé à
l'un mais à la totalité, à la totalisation des significations, à la polysémie.
Il n'y a pas d'Unique comme cause mais des conditions d'identité, celles
dont parle Freud quand il envisage la secondarité des identités de représentations
tendant à revenir aux conditions d'identité des perceptions (les identités de
perceptions de l'hallucination et de la satisfaction hallucinatoire du désir).
Il y a donc un différentiel entre ces différentes conditions d'identité (de
perception et de représentation). Ce différentiel est l'apodictique ; c'est le
frayage sur fonds d'orgasme, de rien, de néant, d'indifférence.
— L'error memorabilis en ce sens qu'elle peut être désignée comme méta-
physique, c'est de mettre au départ, contre le texte de Freud lui-même :
— un désir de désir (un désir pour lui-même alors qu'il s'agit d'une jouissance
pour elle-même), et du « voeu » que se fait à lui-même le « narcissisme »
(par exemple le narcissisme pur et absolu du sommeil) ;
— un manque (comme cause) ;
— un zéro totalisateur ;
— une réification de l'Inconscient et de la mort.
On réifie alors ce que l'on accuse de jouer le rôle néfaste du réifié, car il faut
bien exorciser le « trou sans fond », le néant. Dans le jeu de la vie et de la mort,
c'est le « blanc » qui revient dans la structure de la syntaxe.

Dans l'Interprétation des rêves, Freud écrit un paragraphe intitulé : « Senti-


ment de réalité et figuration de la répétition », p. 319, § 9.
— C'est le fameux rêve des poires. Rêve infantile repris ultérieurement
où Poire = sein.
« Le Rêve doit être traduit ainsi », écrit Freud : « Mère, donne-(montre) moi
de nouveau le sein qui m'a nourri autrefois. L' « autrefois » est représenté par
le fait que l'une des poires a été mangée, le « de nouveau » par le désir de l'autre »
(poire-sein).
« La répétition d'une action dans le temps est représentée habituellement
dans le rêve par la multiplication d'un objet qui apparaît autant de fois. »

— Ce n'est donc pas répéter une première fois inlassablement, totaliser


la première fois à l'infini pour une autre fois impossible à atteindre mais une
multiplicité de répétitions non totalisantes.
— C'est le rêve (le rêve-sommeil) qui devient ce qui se répète ; autant de
rêves, autant d' « unités-rêves » et non plus seulement autant de poires-seins.
Le rêve est la condition unitaire (répétitive) de la tentative de délivrance.
— Cette multiplicité a été souvent mal interprétée, en raison d'un préjugé
métaphysique et non du présupposé psychanalytique nécessaire à sa compré-
hension. Freud en donne des exemples à propos de l'hydre, de la tête de Méduse,
THEORIE 517

pour faire signifier l'horreur de la castration — de la castration des organes


génitaux féminins. Ce n'est pas seulement la multiplicité répétitive (plus on
en coupe, plus il en apparaît) de la tête de Méduse proliférante pour « réparer »
l'angoisse de castration qu'en même temps, la rigidification, la pétrification (par
l'horreur de la castration) du Moi du sujet qui érige... d'horreur jouissive ou de
jouissance horrifiée. Il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur le « caractère »
dit narcissique, sur le maintien de cette carapace qui n'a que l'apparence
caractérielle mais qui est surtout le maintien érotisé de l'érection (symbolique)
du Moi devant l'horreur de la castration. L'un et le multiple ne cessent de
s'entreregarder très particulièrement ici.
Seul, le narcissisme absolu du sommeil peut conduire à la représentation
figurée et symbolique des organes génitaux mâle et femelle, mais il ne faut pas
oublier que cette représentation figurée se situe toujours dans l'assistance du
rêveur à son rêve, du dormeur à son sommeil.
— On peut représenter la succession des représentations dans le même rêve.
— Ilfaut une multiplicité de rêves pour que la succession soit représentable.
Il y a dans le rêve un assistant qui ne bouge pas ; cette assistance (de sur-
veillance) est une des fonctions du Sur-Moi. Cette autosurveillance n'est pas
encore la projection ; elle n'en est que la préfiguration. Le désir du rêve ayant
besoin d'être « projeté » par le rêve et dans le rêve pour être « cru ». Il y a une
autosurveillance de l'auto-érotisme.

Avant qu'apparaisse le principe de plaisir (ceci fictivement), la fonction


du rêve, dans le narcissisme absolu du sommeil, est de délivrer le multiple.
C'est la vision du multiforme.
— « Hypnos » chez les Grecs n'était-il pas le délieur de membres ?
L'unité est démembrée pour délivrer l'unique.
Il y a eu avant l'accomplissementdu désir par le rêve un temps multiforme
où le rêve a eu une autre fonction que celle régie par le principe de plaisir
(qu'on relise Au delà du principe de plaisir).
— Cette vision du multiforme, c'est celle de la mort élémentaire.
Avant de pénétrer plus avant dans la dialectique freudienne de vie-mort
qui se résout en une non-dialectique (vie sur fond de mort) mais où la mort
pulsionnelle n'apparaît pas pour autant comme la « Cause » de toute vie,
envisageons cette erreur métaphysique, celle qui de Platon à Husserl a suscité
cette élaboration si frémissante et si meurtrière autour de la mort.
La métaphysique — et ce que j'écris là ne peut être que très sommaire,
donc violent et injuste — a cru que l'Idée (au sens de Platon) était le lieu pri-
vilégié d'une individuation, d'une réalité eidétique, d'un « avoir-vu » dont, par
une dialectique anamnésique de l'Eros, on pouvait recouvrer l'identité perdue.
La vie ici-bas se résumait alors à la nostalgie du là-bas. Etait introduit le
concept de grandeur négative. Mais Platon ne parle que du non-être et il fau-
518 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

drait en effet réenvisager entièrement Platon, non plus à la lumière du plato-


nisme mais à celle de ceux qui l'ont précédé, les pré-socratiques,les Egyptiens.
Seul Nietzsche a tenté cet effort. Le platonisme a eu toujours tendance à
confondre le non-être avec l'être du négatif et le néant avec le manque.
L'Idée me paraît être liée, dans la perspective psychanalytique, au fantasme
d'incorporation, à l'incorporel de l'oralité. On est vite passé de l'incorporel à
l'incorporat ; de l'absence à sa réification.
Ce séparatisme ontologique s'est retrouvé chez Kant par l'élaboration du
« sujet fendu », de l'objet = x qui se retrouvera dans la notion de contingence
de l'objet pulsionnel (non nécessaire au déroulement et au destin de la pulsion) ;
l'objet est même devenu celui de la « place où il manque », version négative
de cet objet, leurre et illusion significative croyant enterrer toute illusion dans
la pulsion de mort.
Pourtant, à suivre Freud, on peut comprendre que la notion de pulsion de
mort ne conduit jamais à se mettre à la place, là, où quelque chose vient à
manquer.
Le discours analytique de l'écriture analytique assiste par le langage à
cette déperdition du sens mais il ne faut pas confondre l'assistance avec le signi-
fiant pour un signifié absent, d'autant plus qu'on « babélise »... avec l'Idée,
le concept, le signifié, la chose.
Le signifiant flottant, l'objet (a), le phallus-signification, le degré zéro,
la tache aveugle, la place du mort, sont mots pour dire une difficulté : le sans-
lieu, le sans-nom mais le lieu nul n'est pas l'absence de lieu, l'innominé l'absence
de nom, le « muet » l'absence de langage.
Comme l'écrit Aristote :
« Une difficulté dans la pensée révèle un noeud de notre existence car la
pensée qui rencontre une difficulté est comme un homme lié : ni la pensée ni
l'homme ne peuvent plus bouger. »
ou encore Husserl :
« De temps à autre, après de longs efforts, la clarté tant désirée nous fait
signe, nous croyons les résultats les plus magnifiques si proches de nous que
nous n'aurions plus qu'à tendre la main. Toutes les aporiessemblent se résoudre,
le sens critique tranche les contradictions par le calcul et il ne reste plus dès
lors qu'un dernier pas à accomplir. Nous fondons le total ; nous commençons
avec un « donc » très conscient : et alors nous découvrons tout à coup un point
obscur qui ne cesse de s'accroître. Il se développe en énormité effrayante qui
engloutit tous nos arguments et anime d'une vie nouvelle les contradictions
que l'on venait de trancher.
Les cadavres revivent et se dressent en ricanant. Le travail et le combat
reprennent au point de départ. »
Et nous voilà revenus à la nostalgie de l'âge d'or de Platon où la vie revient
à l'envers, où les vieillards recommencent leur vie, à la résurrection des corps,
au fantasme d'incorporation orale, aux restaurations des Imagos (les Imagos
THEORIE 519

ce sont les images des morts), aux pulsions du Moi, si peu élaborées par les
successeurs de Freud, où « avoir faim » donne le droit à recommencer et où
« restaurer » c'est retourner en arrière, à ce lieu mythique de l'Apocalypse, à
l' « illusion » de la pulsion de mort où il n'y aurait plus de souffrance car les
premières choses auraient disparu.
Car la pulsion de mort n'est pas la déconstruction des illusions, comme on
tendrait à le faire dire à Freud ; il faut continuer à élaborer, à partir de là,
d'une élaboration muette sous le masque des mots. L'inertie, l'inorganique, le
non-vivant, antérieur au vivant, n'est ni l'autre du vivant ni la cause du vivant ;
ou alors on ne veut plus lire Freud dans le texte et l'architexte (l'architexture).
Il ne faut pas confondre l'altérité avec l'antériorité et la vie « apparaît »... pour
Freud comme plus tard la « conscience » et sur le même mode d'apparition.
Il s'agit bien, comme le dit Freud, d'un jeu de la vie et de la mort, sous la réserve
que la trace de la mort, comme antériorité archéologique ou plutôt généalogique
et non causale, est son propre effacement.
Le même n'est pas l'identique et l'unique ne se répète pas.
On peut aborder ainsi la redoutable spéculation freudienne de Au delà
du principe de plaisir. On peut élaborer à partir du texte de Freud, non seule-
ment dans sa lettre, ce qui est primordial, mais peut-être plus particulièrement
là où la pensée de Freud a hésité, atermoyé, vacillé; là où il est lui-même
intervenu à titre de quelqu'un qui veut dire « comme si le génie ne suffisait
pas et qu'il fallait y ajouter son ombre ».
A mon avis, là où la pensée creuse l'effet de la répétition, de sa naissance
éventuelle et événementielle, c'est lorsque Freud pose l'hypothèse qu'il n'y a
peut-être pas de répétition ; pas de principe de répétition.

Voyons comment dans d'autres moments, d'autres « tableaux dramatiques »,


Freud envisage l'effet-cause de la répétition et non pas, encore une fois, l'effet-
cause de la pulsion de mort.
Freud a toujours tendance à dramatiser pour penser ; c'est non seulement
une façon vivante de dresser des tableaux humains de la psyché, mais c'est que,
justement, la mise en scène lui est nécessaire pour déjouer l'irréductibilité
du jeu des pulsions.
— Il s'agira donc de la compulsion à la répétition qui sera une « scène »
de contrainte d'Acte afin d'ignorer son Inconscient, c'est-à-dire le moment
unique où celui-ci viendrait à délivrance ; la répétition étant évidemment anti-
nomique à la représentation.

« LES SCÈNES DE LA RÉPÉTITION »

La scène de l'Enfant-Bobine (de l'Enfant-Phallus) : tout le monde a pu


dire qu'il s'agissait là d'une scène de maîtrise de l'absence de l'objet chez un
520 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

enfant normal. Jouer le funeste, le désagréable pour le maîtriser. Je crois que


si cela est acceptable dans un discours premier, ce que Freud reconnaît lui-
même, c'est cependant une élaboration insuffisante.
Car s'il y a un « normatif » inclus dans le jeu, il y a un pathologique sous-
jacent, jouer n'est pas que « ne pas comprendre » et « dépasser la souffrance » ;
on ne se tire pas à si bon compte du masochisme primaire qui en demande plus.
D'abord il y a des présupposés métaphysiques et non psychanalytiques
dans ce texte qui relate une expérience assistée (l'assistance de Freud qui n'a
pas joué avec l'enfant mais qui a regardé et réfléchi ; Melanie Klein, elle,
jouera, en créant d'emblée une situation originale et originelle de transfert).
— Le préjugé le plus important est celui de l'appartenance de la mère au
seul sensible et à la certitude que c'est la mère ; il y a là, à la limite, une absence
de métaphore dont le jeu de la bobine fait penser qu'il ne s'agit pas seulement
d'un jeu transférentiel. Disons que l'objet-mère a été « choisi » par Freud ;
nous verrons comment l'objet-père a été envisagé par Freud dans le cadre du
« jeu d'absence ».
S'agit-il ici d'une maîtrise de soi ?
ou d'une maîtrise de l'objet-mère ?
Les deux, si l'enfant est « normal ».
Pourtant, comment ne voit-on pas que c'est le rejet de la mère (sous la
forme de la bobine) qui crée la mère-objet (dans la hauteur de la position
dépressive surmontée).
Mais aussi, dans le même temps : pour ne pas tuer la mère (non encore objec-
tivée et objectivante), l'enfant-phallus se sacrifie lui-même en se jetant, et se
projetant lui-même, sous la forme de la bobine.
« Enfant » - « Bobine » - « Mère » sont le « Même », appartiennent au Même
de l'expérience ; ce qui ne veut pas dire qu'ils sont de la destruction-construc-
tion ; de la mort-résurrection : le « jeu » de maîtrise camoufle le clivage de la
psychose, le clivage du Même.
L'enfant (phallus-bobine-mère) est son inconscient sans le devenir. Il y a
entre Etre et Devenir une proximité redoutable et un éloignement consi-
dérable. Ils ne sont ni contradictoires, ni opposés, peut-être l'ultime différence.
Le « Proche » les détient tous deux.
— La réponse à ce « proche » sera, soit :
I) L'impossibilité « apparente » (pour un assistant) à jouer (voir l'autisme
où il y a auto-érotisme, lui-même autosurveillé par lui-même, sans médiation).
2) La multiplication du rejet pour l'épiphanie de la réapparition symbo-
lique : le maniaco-sadisme (détruire la mère par exclusion et sacrifice de
l'enfant-phallus sous le signe de l'imago-vengeance); l'assistant ne peut plus
assister : il est capté dans l'originalité du jeu maniaco-sadique (cf. Melanie
Klein et ses descriptions).
3) La conduite normative. Celle décrite par Freud sur son petit-fils. Freud
a pu assister, sans être « troublé », envahi par le jeu de l'enfant.
THEORIE 521

Il a assisté à ce jeu en spectateur. Ce fut un assistant sévère et sobre qui


nous a permis de lire l'admirable spéculation de Au delà du principe de plaisir.

Où sommes-nous ? Toujours dans le cycle, le cercle du retour du refoulé.


Avec l'expérience de 1' « objet-mère-sensible », il s'agit d'un retour court,
immédiat, dans le même cycle du temps. Pas un seul instant l'identité de la
mère en tant que certitude n'a été mise en question. Dans cette expérience
décrite comme « première » par Freud pour déjouer et retrouver la mort pul-
sionnelle, il a toujours été indubitable qu'il s'agissait bien de la mère ; mais je
viens de montrer qu'il pouvait n'en pas être ainsi. C'est que pour Freud, la
mère, la sensible et la certitude (la mère c'est sûr, le père c'est métaphorique)
sont du même ordre d'appartenance.

Il s'agit bien là d'une projection hallucinatoire (d'une séquence de rêve) :


aboli du dedans, revient du dehors.
Ces « aboli du dedans, revient du dehors » sont extemporanés dans le vide
du temps, d'un temps aboli et pas encore dans la discontinuité du temps. Le
matricide, comme hallucination négative, est passé sous silence, dans une déné-
gation hallucinatoire de projection.
Mais si le rêve est bien une projection de désir dans le cycle du narcissisme
absolu du sommeil et un accomplissementhallucinatoire, n'est-ce pas Sigmund
Freud qui, vigilant à l'extrême, en regardant son petit-fils, en le regardant
« jouer », n'est-ce pas lui qui a rêvé — les yeux grands ouverts — sur la pensée
du jeu ?
Car, quand on rêve, on sait qu'on rêve ; on assiste à son rêve, et sachant
qu'on rêve, on sait qu'on dort, on assiste à son sommeil. Le petit-fils de Freud
jouait en rêvant, jouait-rêvait (retour du refoulé, projection hallucinatoire),
sans assistance, sans médiation, sans autosurveillance comme de tout jeu... sauf
celle du génial grand-père qui assistait le jeu de rêve de son petit-fils.
Ce fut bien, en effet, une révolution dans la construction de l'architecture
psychanalytique mais comme toute révolution ce n'est encore qu'une « volte
sur soi », une façon de ne pas se quitter, déjà antérieure.
Ce que Freud n'a pas, à mon avis, élaboré, c'est que dans la révolution du
jeu (une révolution, une « volition » qui revient, un retour du refoulé), la des-
truction de l'autorité de surveillance (d'assistance ici) n'apparaît elle-même
qu'au nom de l'autorité elle-même (de l'assistance elle-même) dans son prin-
cipe d'autosurveillance, sans médiation.
La révolution permanente du jeu — intemporelle — déniant la disconti-
nuité de l'inconscient devient elle-même et pour soi l'auteur de sa propre
autorité.

Il y a, à propos de cette description princeps, un fantasme d'un point de


départ qui serait certain : le sensible = la Mère, encore que la perte d'amour
522 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

anaclitique peut conduire à la perte d'amour narcissique de soi dans la dépres-


sion-vengeance par retour sur soi.
— La mère peut être fantasmée comme partie une fois pour toutes ;
— elle peut revenir inlassablement en miroir ;
— elle peut être idéalisée (dans la grande figure de la madone par exemple,
ou dans celle de la Passante de Baudelaire. Idéale, inaccessible, comme
tous les objets idéaux elle garde le magique et terrible pouvoir de détenir
une source de satisfaction qui sera donnée... un jour... jamais (dans une
rencontre incorporelle d'éternité).
Voici le texte de ce poème :

A une Passante
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair... puis la nuit! — Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?
Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais
O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!

— Poème métaphysique par essence et par excellence : le gouffre hystérique


des objets idéaux et peut-être la position d'assistance passive, comme en un
rêve-sommeil du poète, se concrétise-t-elle dans le fantasme d'incorporation
orale : « Je buvais... dans son oeil... » quoi ? : l'idée, l'idée (l'Eidos) de cette
femme séparée à tout jamais, par le bruit de la rue, la négligence, l'oubli, le
dédain, refusant tout anaclitisme, toute à son idée d'elle-même, narcissique,
comme l'est le poète attablé et... contemplatif, son Idée (narcissique) contemple
l'Idée de l'absente... et c'est l'éternité, le vide, le vide du temps.
Là encore, mirage admirable, mais mirage de la théologie négative.
Si nous revenons, prosaïquement, à l'expérience décrite par Freud, nous
voyons qu'alors, inlassablement, compulsivement jetés ensemble, la mère et
l'enfant-phallus (bobine) sont objectivés ensemble, compulsivement mais pour
une « objectité » d'absence.
C'est toute la tradition du néo-platonisme, du mysticisme de la théologie
négative.
THEORIE 523

On s'assure de la réalité d'une perception d'un objet qui s'absente, d'un


objet qui vient à manquer, d'un objet perdu, par le vide.
La réalité, l'affreuse réalité est masquée alors par l'Autre qui se situe comme
une plus grande réalité. Le manque met tout en mouvement.
— La mère devient la « grande absente » (ce thème existe chez Freud en
tant que thème de départ) ; elle devient l'objet le premier muté.
Il existe donc un fantasme éventuel d'un point mort de non-retour. Il
faudra donc maîtriser maniaquement et sadiquement « l'Absente » et se voiler
cette mainmise sadique sur l'objet ainsi maintenu à distance.
Cela veut dire aussi prophétiser : accomplir le destin, accomplir un destin
d'éternité. L'objet-mère reviendra à la fin des temps comme la Promesse mais
quand le premier effet de l'objet aura disparu (« quand les premières choses
auront disparu », disait l'Apocalypse). C'est là l'histoire de l'objet premier muté
qui détient secrètement tout principe (occulte) historique d'eschatologie.

— une fois la mère a été perdue ;


— une fois la mère a existé.
Ces deux thémats se situent dans le fantasme de l'unité rétrospective du
Même, dans laquelle l'objet se fantasme comme perdu car éminemment per-
dable (sur fond d'unité à perdre).

— Que se passe-t-il entre le départ de la mère et la figuration symbolique


de son retour où il y a du « jouir » ?
— Rien. Il y a du Jeu (une inadéquation fondamentale). Du « jouir ».
Ce jeu n'est pas du « vécu » mais il peut être autant organisateur que le
vécu. Le Jeu et la trace sont les deux grandes valences de la pensée de la
psychanalyse.
— C'est parce que la mère a « existé » une première fois dans l'existence
(certitude-sensible) qu'elle n'est pas morte au départ de l'origine comme le
père (le père mort)
et que — Enfant
— Bobine se jettent ensemble.
— Mère
Il faut donc, pour légiférer dans ce jeu « assisté » par Freud, deux éventua-
lités, deux virtualités pathologiques.
I° Annuler a existé (annuler l'advenu) : c'est l'annulation rétroactive
ce qui
de la névrose obsessionnelle (où il y a un sujet qui advient et se détruit en
deux temps) ;
2° Annuler le nul (ce qui n'a pas existé), à savoir : la mort de la mère sous
l'aspect de la mort de l'enfant-sujet (l'enfant au miroir fait apparaître et
disparaître sa propre image).
524 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

C'est le maniaco-sadisme ; le prophétisme des temps à venir. C'est pour-


quoi : la psychose hallucinatoire du désir, la projection, le retour du refoulé
sont dans le même court-circuit.
Ou encore : le ressentiment contre la vie, la douleur de naître, l'existence
du mal dans le monde, peuvent devenir la projection-persécution où la mère
funeste est impliquée — l'Absente devient funeste.
Ces thèmes ainsi réunis entraînent et sont entraînés par le fantasme théo-
logique par excellence, le meurtre du Père à expier (il entraîne le ressentiment
contre la vie chez le « Juif » et les vivants sont faits avec un résidu de « cadavre »
d'où le sensible ne peut plus être délivré (le funeste retour du refoulé, non plus
dans le « Jeu » mais dans l'histoire explicite et explicitée; cf. Moïse et le mono-
théisme, les « Juifs » ne jouent pas, les Grecs jouent. Reconnaissance du fils
par le Père dans le Judaïsme (cf. étymologie de Juda).
A la « Mère-certitude » dont l'absence ne peut être que jouée, sans histoire,
alors qu'en fait cette Absence détient l'histoire, s'oppose et s'adjoint le « Père-
hypothèse », la « métaphore paternelle » (point obscur du complexe d'OEdipe).
On croit savoir de quelle mère on est né, mais il faut la reconnaissance du père
pour authentifier la naissance par la mère. (Bien entendu ce sont des fantasmes
soutenus par la pensée métaphysique, y compris chez Freud.)
— Chose singulière, Freud va parler de l'Absence du père, à propos de
ce même petit-fils, celui de la Bobine, dans une note de l'Interprétation des
rêves (p. 393).
Voici le passage :

« Si je ne me trompe, le premier rêve que j'ai pu connaître de mon petit-


fils, âgé de 20 mois, prouve que l'élaboration du rêve réussit à transformer les
éléments représentatifs en vue de l'accomplissement d'un désir, tandis que les
états affectifs correspondants demeurent sans changement. La nuit, avant le
départ de son père pour le front, l'enfant crie en sanglotant : « Papa, papa —
Bebi! » Cela ne peut que signifier que : Papa et bebi restent ensemble, alors
qu'au contraire les larmes montrent que l'enfant sait le départ imminent.
L'enfant savait parfaitement, à ce moment, exprimer le concept de séparation.
L'un de ses premiers mots a été un « ooh! » prolongé et accentué d'une manière
particulière qui signifiait fort (parti). Plusieurs mois avant ce premier rêve, il réali-
sait l'idée de « parti » avec tous ses jouets, donnant par là en même temps le témoi-
gnage d'une précoce maîtrise de soi : cela équivalait à laisser partir sa mère. »
Pour la mère, objet premier muté : le Jeu (les jouets) et la maîtrise maniaco-
sadique (même tempérée). Pour le père, le « rêve » ; ce rêve ne fut possible que
par la maîtrise du concept de séparation.
Est-ce qu'il faut dire que dans le « Jeu » (de l'absence de la mère) chrono-
logiquement antérieur au rêve, le père mort, toujours déjà là, bien que non
fantasmé comme tel, unifiait le « Jeu » avec la mère, était son principe d'unité
secret et organisateur ou que, dans le rêve, ultérieur, où le concept de sépara-
tion était acquis, ce concept lui-même pouvait se délier, et laisser venir la
THEORIE 525

« vision » (du rêve), la contemplation de l'idée (sic, Freud) de « Papa-Bebi » ?


Ces deux positions ne sont-elles pas en fait contemporaines, coïncidentes
sans jamais cependant s'équivaloir ?
Le rêve — hypnos — est bien un délieur de membres ; il n'y a plus de
« maîtrise de soi » en effet ; c'est ce qui permet la vision de l'Idée de réunion sur
fonds de concept de séparationpréexistant et acquis et démembré. C'est la «pré-
vision » de l'un dans le multiforme(par le démembrement: prévoir le démembre-
ment dans le narcissisme absolu du sommeil; l'Un est assisté du multiple et le
multiple de l'Un, du rêve qui assiste à ce démembrement des éléments du rêve).
Prévoir ce démembrementdans le rêve, c'est voir eidétiquement, c'est contem-
pler : «Papa et bebi ensemble », dans l'accomplissement hallucinatoire du désir.
— La détresse du morcellement, l'absence de la maîtrise de soi, l'angoisse
du clivage du Moi dans la psychose, ne sont pas du Rêve, mais la quasi-impos-
sibilité à pouvoir rêver (du rêve nocturne). Ce sont des tentatives pour rêver ;
des guérisons par essais de rêve mais non des rêves (nocturnes) de sommeil
comme ici dans l'exemple de Freud.
— Et en effet, au delà du principe de plaisir, le rêve a une autre fonction :
prévoir le démembrement (la mort élémentaire) pour que l'Idée soit contemplée
sur fonds d'un concept de séparation acquis par le « Jeu ».
— Qu'est-ce qu'en fait cette maîtrise de soi ?
— Freud, dans « Les pulsions et leur destin » (Métapsychologie, p. 30),
tente de fonder, très allusivement, très rapidement, un sadisme originaire.
Voici ce qu'il écrit (dans le chapitre du couple voyeurisme-exhibitionnisme) :

« Un tel stade préliminaire manque dans le cas du sadisme, qui, d'emblée,


se dirige sur un objet extérieur ; pourtant il ne serait pas, à proprement parler,
absurde de le construire à partir des efforts de l'enfant voulant se rendre maître
de ses propres membres. »

L'enfant tente de rassembler ses membres et de s'en rendre maître.


Au nom de quel principe d'unification ? Freud ne le dit pas. Tentons d'envi-
sager cette question eu égard à ce qui a été énoncé ici antérieurement.
Ce présadisme n'est pas le différent et l'opposé du masochisme primaire
(cf. Le principe économique du masochisme) mais il lui est associé très étroitement.
Qu'est-ce que l'enfant veut rassembler ? certainement le sensible maternel
sous le signe du Père-mort (c'est la fonction la plus importante des pulsions
du Moi).
Rassembler les membres du Père primitif démembré (du dieu) ; il faut
écrire en effet : le fils vit la mort du père et le père meurt la vie du fils comme le
fils meurt la vie du père et le père vit la mort du fils — étrange sophisme qui
donnera naissance aux religions, aux cultures et... à la psychanalyse !
— Le père est un en tant qu'il est là-bas (comme mort rassemblé dans sa
mort) et multiple comme vivant dans tous ses enfants (la commensalité et
l'identification cannibalique).
526 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE -197O

— L'absolution du sommeil (un absolu du narcissisme) permet la levée


du meurtre du père primitif; l'union du père et du fils : ensemble « Papa
et bebi ensemble. »
La psychanalyse, comme culture, nous fait directement entrer dans la
pratique, dans l'oeuvre humaine ; une de ses tâches est d'exorciser le pouvoir
terrifiant et érotique du grand mâle de la tribu primitive, qui a fanatisé aussi
bien Hésiode, que Zoroastre, que Nietzsche... que Melanie Klein.
— La chute de ce père primitif, dans sa mort par le fils, sorte de préhistoire,
de protohistoire, a inclus dans sa chute la mère (la chute des parents primitifs) :
l'un tué, l'autre, ravie et prise au Père. Il y a plusieurs versions à cette chute qui
entraîne l'histoire. Le père est erotique ; il possède ; la mère abandonne le fils ;
cela fait un fantasme de coït sadique suspendu et répétitif.
Car les « parents primitifs » n'ont-ils « chuté » qu'une fois pour toutes,
ou bien sont-ils dans la chute à chaque fois que naît un fils, un enfant ? Ni
le mythe, ni Freud ne l'élaborent suffisamment. La psychanalyse peut-elle
répondre à cette question ? Freud semble avoir répondu que le Père était mort
une fois pour toutes (cf. Malaise dans la civilisation — explication du maso-
chisme primaire, du sentiment inconscient de culpabilité, du complexe
d'OEdipe, etc.), mais n'est-ce pas encore une élaboration théologique ?
Faut-il ne plus être théologien, laisser « tomber » ce mythe aussi vieux que
l'humanité elle-même ? Il ne faut pas « tomber » dans le positivisme ; il faut
continuer à élaborer sur... les lacunes de ce mythe.

Voici le tableau répétitif de la naissance de l'Enfant-phallus

MÈRE PÈRE

— Grande oubliée — Le sombre précurseur


— Grande absente — Pré-fantasme d'une origine (meur-
— Objet premier muté tre primitif)
— Chute mythique : mort-naissance — Fantasme d'expiation
(fantasme d'inceste rétroactif) — Médiation longue de l'histoire
— L'enfant a droit de vie et mort (du retour du refoulé comme his-
sur elle et réciproquement toire)
— Existence a-historique, fantasma- — Mythe de la chute
tique — Pré-sadisme de l'enfant (sadisme
— Médiation courte du « Jeu » assisté primaire, originaire)
et surveillé (bobine) Phallus apotropaïque
— Sans médiation (maniaco-sadisme-

— -
Oubli long l'Intelligible
dionysisme-prophétisme) — Le soleil : Père du Logos et de
— Masochisme primaire. Pulsion de l'identification (aveuglement de
mort (terre = mort = mère) la contemplation)
— Oubli court, vaste et massif
— Retour du refoulé = projection
— Le Sensible
— Le soleil noir (hallucination néga-
tive)
THEORIE 527

Dans nos temps modernes où l'exorcisme du grand chef de la Tribu par


perte des médiations religieuses devient de plus en plus angoissant (les pseudo-
versions de sauvetage du dionysisme) ce n'est plus tellement la révolte du fils
contre le Père qui est en cause, mais le remembrement du Père (le sadisme
primaire).
D'ailleurs le problème mytho-culturel qui se pose est celui de la psychose
et de sa « délivrance » (entendons la levée de tous les concepts et préjugés
psychanalytiques qui empêchent de « penser » la psychose).
— La mère, à elle seule, à l'instar de la légende Isis-Osiris, est-elle capable
de remembrer le Père ? Est-ce à cela qu'on assiste dans nos temps modernes ?
Sous le préjugé mythique, la distinction sensible-intelligible peut encore
tenir, mais ce préjugé s'effondrant, cette distinction aussi s'effondre : la mère
est aussi le lieu d'intelligence et de médiations. Le père est aussi le lieu du
sensible. Le sensible n'est pas voué qu'à la terreur de l'émoi.
On ne sait pas si dans la distinction réalité psychique - réalité matérielle
(extérieure) il faut toujours voir une opposition. Freud, là-dessus, n'est pas
si disert. Toutes deux inconnaissables, mais à un moindre degré pour la réalité
psychique ; elles n'en sont pas forcément toujours antinomiques. Il y a de la
réalité matérielle dans le soma de l'homme (cf. Ferenczi et sa protopsyché)
et il y a de la réalité infrapsychique dans le monde, car sinon, comment y aurait-il
généalogie et rapport entre eux ?
Le vide, la séparation qu'est le corps (sa superficie comme coupure) en ce
sens qu'il est « muet » sur le plan du langage formalisé, rationnel et logique, ne
peuvent pas être réifiés. S'il y a le soleil et l'oeil, il y a aussi l'oeil « soleillant ».
On ne comprendra rien à la psychose si on ne part pas de là.
La psychose étant la « guérison » apparente et pseudologique par l'exorcisme
fantasmatique du vide et de cette séparation.
C'est une maladie du monde moderne ; c'est une maladie de la « Culture »
qui dépasse la notion même de culture. Elle détient des pouvoirs que nous ne
pouvons que seulement entrevoir (cf. La délivrance de la psychose, travail en
cours).
L'essentiel, ici, dans cet exposé, est de faire valoir la peur de l'enfant devant
la mort et ses moyens d'exorcisme.
— Si l'enfant doit rassembler (dans le présadisme ou sadisme primaire
ou « maîtrise de soi ») tous les membres du Père mort (le dispars, le dispersé),
s'il rassemble tous ses propres membres, c'est pour ne pas détruire et morceler
l'Autre (l'autre Moi) ; la mère elle-même, qui devient morcelante dans le
fantasme où elle ne contient plus le Père mort (car la mère phallique contient
le Père mort sous la forme de son phallus intériorisé). En cela c'est une fiction
régulatrice. Ce n'est pas le terrifiant maternel.
— Alors le fantasme sadique serait le lieu du rassemblement dans l'unité
du Père-mort remembré sous le signe du phallus dans la mère (l'Imago de la
mère phallique).
528 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

— Ce serait aboutir, en effet, à la redoutable et si fréquente compulsion


répétitive sadomasochique. (Peut-être qu'à la place de masochique il faudrait
écrire apathique (a-pathos : sans souffrance).)
— Le fantasme masochique du sadique ne rejoint pas le fantasme sadique
du masochique. Ce couple (sadique-masochique) est certes une alliance marquée
par une différence irréductible, sinon il n'y aurait pas compulsion.
L'un, en effet, évite de se démembrer (ne pas dormir ; vigilances, maîtrise)
pour ne pas démembrer l'autre qui doit « jouer » la mort, le sommeil, l'apathie
(le sadisme du sujet veut l'apathie de l'objet — leurre certes, mais voeu premier
et impossible à atteindre (toute l'oeuvre de Sade) — alors que le fantasme maso-
chique primaire veut un objet absolument destructeur (sans pouvoir se rendre
compte que lui seul, par lui seul, peut seul être ce destructeur).
Car s'il y avait vraiment souffrance (il y a apathie (pathos) et non maso-
chisme) et non jeu fantasmatique de la jouissance - souffrance simulée
(= masochisme), s'il y avait souffrance sans jouissance le moi - Un du sadique
(le « moi - Un » rassemblé) se démembrerait.
Le « masochique » dénommé tel, dans la simulation « jouissance-souffrance»
impliquée, évite la mort du sadique : c'est le principe économique de la répé-
tition du sadomasochisme.
Le Père doit être mimé dans sa mort par le partenaire masochique, sinon :
c'est le retour du refoulé (le sort jeté) et le démembrement.
...
Personne ne doit dormir mais cette extrême vigilance ressemble fort à
un sommeil plus lourd encore qu'à un sommeil sans rêve.
— Est-ce que c'est cela à quoi a « rêvé » Nietzsche dans l'épisode de la mort
de Dieu (la mort du dieu spéculatif à la Kant ne lui suffisant pas. Est-ce là
l'origine instinctuelle du surhomme (une des origines) : se tirer de ce mauvais
pas ? Le Moi est dissous dans son unité : il y a des « moi » (réflexe profond de
sauvegarde de la part de Nietzsche). Le surhomme alors dissout l'unification
des fils alliés mais la dissout à son profit (l'enfant-Phallus : ce que Christ et
Dionysos n'avaient pas pu être totalement ; les parachever en quelque sorte
et instaurer un nouveau culte).
Mais cela n'est-il pas aussi l'extrême du danger couru par l'homme et sa
civilisation car, de même quand le masochiste perd son illusion d'être (sadisé),
quand il perd sa consolation qui est de détruire l'Autre à l'infini, en « jouant »
sa propre destruction par le plaisir qu'il en aurait... alors perdant cette illusion
constituée, il ne peut plus jouer et il entre dans le néant de l'autodestruction,
dans un jeu de la vie et de la mort immédiates.
— Le « maniaque » se croit le seul - Tout. La daïmonophanie de Dionysos
se passe sur le fond du diasparagmos (de démembrement). La vision du multi-
forme se situe mythiquement là. L'Orient aurait-il pensé plus profond ?
THEORIE 529

Répétons encore une fois


1) Annuler « l'excédent-vie » — annuler l'existé, l'advenu, conduit à la
névrose obsessionnelle (disparité d'évolution des pulsions du Moi et des pul-
sions sexuelles). Névrose obsessionnelle et Religion.
2) Annuler l'excédent mort : annuler le nul, c'est encore religion. La mort
dans la religion — la mort de la religion. L'admirable compréhension de la
mort dans toute religion. Il n'y a pas plus « religieux » que Nietzsche quand il
proclame la mort de Dieu. Il n'y a pas plus religieux que Foucault quand il
adjoint la mort de l'homme à la mort de Dieu. Force incalculable de la religion.
Détruire le christianisme est un acte religieux qui était inclus d'ailleurs dans
l'épiphanie même du Christianisme comme de toute religion. Freud veut ne
pas être religieux. C'est un « Juif infidèle ». Il est certainement, avec Marx,
celui qui, ayant mis dans son sous-sol la religion, la prédétermine d'un regard
froid, scrutateur et scientifique ; mais le fantasme théologique est aussi à l'oeuvre
dans toute la psychanalyse de Freud ; ne serait-ce que par concurrence scien-
tifique à la religion (cf. L'avenir d'une illusion). Le religieux est exorcisé, ration-
nellement, logiquement, mais il n'est pas épuisé ; il n'est pas délivré.
Annuler le nul, le non-advenu, c'est la vie-mort de Dionysos (et du Christ
quoi qu'on dise de ce rapprochement, hâtif certes, mais pourtant juste), c'est
la vision qui précède la prophétie : Moïse voit l'Eternel dans un climat de
catastrophe.

Le Père mort disparate est à remembrer pour aborder l'OEdipe (l'OEdipe


se passe sur fonds de Père-mort démembré et sur naissance-vie-mortavec la
mère).
Il y a deux constitutions : l'une, conquête sexuelle du génital ; l'autre, apposé,
recours mythique au complexe d'OEdipe (par transfert du sexuel au social).
Tuer le Père c'est mal : l'animal tabou aussi bien que Zoroastre (le futur
Zarathoustra). Zoroastre, premier dieu du monothéismeavant le Juif, chutera
dans « Manès » (Manichéisme : Bon-Mauvais) : tentation théologique et cosmo-
gonique chez Melanie Klein.
Tuer le remords : le meurtre psychique : tend à annuler le mal, le funeste
(la manie), c'est faire disparaître les conséquences de la violence nécessaire,
de toute violence nécessaire.
C'est une négation de la négation : tuer deux fois (sommation des meurtres
et non seulement destruction d'une perpétration par une destruction fantas-
matique).
— « Je nie que j'ai tué cela : le Père. »
— « Je nie le processus psychique qui me fait nier (le remords de
l'avoir
tué »).
— Ne peut-on pas, ainsi, lire Hegel, dans le dédoublement de la
négation,
qui inscrit et s'inscrit dans le cycle de la maîtrise ?

REV. FR. PSYCHANAL. 34


530 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3- 1970

— Toujours l'occultation de la grande Mère : que fait Jocaste quand elle


apprend la mort de Laïos ? Devient-elle le Sphinx ? le mythe ne le dit pas.
C'est l'élaboration muette de la vision tragique de la tragédie contraire à tout
mysticisme, vision tragique nécessaire au sacrifice toujours recommencé de
l'enfant-phallus.

S'il y a conjuration par la psychanalyse de l'inceste, du meurtre et du


cannibalisme, quel sens alors donner au premier événement de la procréation
sexuelle, de toute procréation sexuelle ?
— Freud rapporte alors (cf. Au delà du principe de plaisir) le mythe du
Banquet de Platon, le discours d'Aristophane, le mythe androgyne. C'est
certainement peu convaincant et cet androgynat a presque toujours paru
difficilement explicable à Freud.
Ce qui est important ici c'est que c'est le coup de serpe castrateur de Zeus
qui divise la sphère et c'est quand le dieu a coupé l'unité sphérique qu'elle se met
à coïter (cf. Platon), elle devient l'unité coïtante (fantasme des parents combinés
de Melanie Klein). S'il faut se mettre à la place du Dieu, l'enfant-phallus s'y
met, autant trait d'union que de désunion.
La sphère désunie se répète dans la division. Avant cette procréation
mythique c'est le narcissisme primaire, le préinconscient. Il faut la délivrance
utopique de l'unique, c'est-à-dire le « refoulement-destruction » (clivage de
l'origine) des fantasmes destructifs pour qu'Eros soit libéré (cf. Melanie Klein).
Le « sadisme » (le maniaco-sadisme) donne donc « beaucoup à inventer »
comme le dit si excellemment Melanie Klein.
— L'histoire dit que le régicide Damiens (tentative de meurtre sur
Louis XV) a été soumis à l'écartèlement, au démembrementdu corps, en place
de Grève. Des témoins auraient assuré que lors de ce démembrement du fils
parricide, des couples présents se seraient mis à coïter. Sade aurait connu ( ?)
ce fait. Il aurait confondu alors indissolublementl'union à la désunion et aurait
pris le plus grand plaisir narcissique et masturbateur dans le fait de faire valoir
l'un pour l'autre, l'un par l'autre. Ce serait le mouvement perpétuel du sado-
masochisme.
« Prouve-moi l'inertie et je t'accorde le créateur », dit Sade.
« Je prouve l'inertie », « et je n'accorde pas le créateur mais la mort pulsion-
nelle ! (peut-on faire dire à Freud qui n'est pas Sade).
Il y avait donc naissance de la répétition là où elle se détruisait, c'est ce que
va penser profondément Freud, et non union là où il y a désunion, comme
pensera Sade ou le petit nourrisson kleinien.
Mais qui aime le plus, pense le plus profond, disait Hölderlin. C'est dire que
Freud « aime plus » que Sade.
Le principe de répétition va être mis en cause par Freud lui-même
(cf. Au delà du principe de plaisir) et de « virtuelle, la mort (va devenir) pos-
sible et rationnelle ».
THEORIE 531

— Le possible n'est pas le virtuel. La mort va acquérir une raison,


un fondement.
En fait, si le présadisme maniaque est bien sauver l'unité d'un « moi »
pour démembrer l'autre « moi » (le Monde pris comme « Moi ») c'est bien alors
à la naissance de l'Inconscient, du Narcissisme et de la répétition que nous
assistons dans Au delà du principe de plaisir.
Il y a un « indivis » qui n'est pas encore la vie que sont Inconscient, Narcis-
sisme, Répétition, bien que ces derniers ne légifèrent que par mort, ou plutôt
qu'immortalité. La matière inorganique est immortelle — elle n'est pas imma-
térielle pour autant ; ce sont les figures ou masques de la mort qui sont imma-
tériels et se donnent comme immortels.
Il n'y a pas de représentation du coït, ni de la mort (de sa propre mort)
dans l'Inconscient, dit Freud, puisque cela n'est jamais arrivé... pour l'In-
conscient, pour le narcissisme. La répétition masque l'inconscient (répéter,
c'est ne pas connaître son inconscient) qui ne veut pas qu'il y ait une
procréation sexuelle ou une mort antérieure. Subtile et ultime dénégation.
L'Inconscient naît avec le narcissisme par la répétition; en même temps
qu'elle.

Acheminons-nous à partir de là vers la névrose traumatique : le trauma.


« Le concept de narcissisme rendit possible la conception analytique de
la névrose traumatique », écrit Freud dans Malaise dans la civilisation.
Le premier trauma est celui de cette naissance mythique et spéculative.
Le trauma, par action d'un danger venu du monde, d'un non-Moi, rompt
l'unité de la sphère (de mort-inertie). Il n'est pas le principe de vie mais il le
révèle à lui-même (Eros-vie devient tendance à la cohésion). Il y a un démem-
brement traumatique. La « mort » inorganique est annulée par ce démem-
brement.
— Pour la réalité psychique, ce sera mettre au compte de l'objet pulsionnel
libidinal ce qui était danger. Le danger interne pulsionnel, projeté, sera versé
au compte par cette projection (semblant venir de l'extérieur), d'un danger
externe.
C'est transformer, en fait, le danger en trauma (souvenir de ce trauma
premier) par la mainmise maniaque : « Plus fort que la mort » de l'après-coup
fantasmatique.
C'est un triomphe sur la mort-événement par l'immortalité narcissique
(figure renversée de la mort élémentaire). C'est pourquoi le narcissisme est au
centre de la notion de trauma.
— Il y a donc deux fantasmes d'événement :
— celui du Monde fantasmé comme un autre Moi (danger) ;
— celui du Moi qui tend à se mettre à la place du Monde (du non-
Moi) : manie.
532 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

— Le Moi tente de reconstituer à l'intérieur de lui un événement qui a


comporté extérieur et intérieur, au départ.
Manier le monde, c'est le transformer négativement et risquer le Moi :
le daïmonique de l'Inconscient est démiargique. Le principe du « mal » peut
détruire le monde par « perte » du Moi.
L'articulation double « Haine-Amour » peut se transformer théologique-
ment en articulation double « Bon-Mauvais », Articulation = membre. Chez
Freud, l'articulation Eros-Thanatos prévaut sur celle de Haine-Amour.
Pour cette articulation (membrement) il faut le narcissisme ou le « Je-me »
ou le couple mort-immortalité. Il se situe entre l'apparition de l'objet (haine)
(l'objet naît avec la haine et non dans une haine préétablie) et la disparition
de l'objet (deuil) — et ceci sur fonds d'indifférence (libido désexualisée).
C'est vrai que l'amour de l'autre divise à soi-même et unit à l'objet et que
la haine de l'autre unit à soi-même et sépare de l'objet.
Qu'est-ce alors que le trauma ?
Sur fonds de mort-indifférence l'apparition de la vie ?
Sur fonds d'antérieur, un événement qui laisse la mort derrière lui ?
Mais comment naît la vie ? Elle ne naît pas, elle apparaît, dit Freud. Il s'agit
d'un jeu de la vie et de la mort. Il y a une « naissance » de l'Inconscient, du
narcissisme et de la répétition mais non de la vie ; elle apparaît dans le jeu
pulsionnel avec la mort, mais dès qu'elle apparaît, la mort devient possible
et rationnelle.
La mort n'est donc pas une force statique. C'est une pulsion.
Leibniz disait que cette force statique produisait l'effet-vie (ni une
cause, ni une naissance) sinon ce serait le mouvement perpétuel d'une
utopie, alors que même dans le système primaire la mort immédiate au
plaisir fait tout retourner au système indifférencié « inorganique ». Il ne faut
pas confondre la pulsion comme force de mouvement avec le mouvement
lui-même.
Il y a un « vouloir mourir » court, tout à fait différent du « vouloir mourir »
long qu'est la mort accident, la mort événement.
Il y a deux morts : la mort et la fin de la « mort-vie ».
— L'événement du « mourir court » c'est la vie qui est apparue (du plaisir
primaire, d'orgasme auto-érotique).
— L'événement du « mourir long » c'est la mort-événement mais pour la
psychologie de ceux qui restent après cette mort (le deuil).
— Dans le trauma, le non-Moi est pris comme désirant la mort du
Moi.
Il faut donc annuler l'événement-vie. Le répéter dans le rêve et triompher
alors de la mort-événement (de la petite mort orgasmique par exemple : satis-
faction hallucinatoire du désir).
— Ferenczi plaçait à juste titre la dénégation hallucinatoire négative du
traumatisme à ce niveau.
THEORIE 533

Ceci n'entre-t-il pas dans le fantasme d'incorporation orale des objets des
pulsions ?
Il faut exorciser le cannibalisme (omophagie).
— Il existe une vision trans-historique ; celle de Freud ; le repas totémique
et l'identification cannibalique au père pour résoudre le conflit d'ambivalence
au Père (passivité-activité).
— Il existe une vision empirique, trans-fantasmatique de la dévoration de
l'oralité archaïque (Melanie Klein).

Freud, dans « Les transformations des pulsions, particulièrement dans


l'érotisme anal », écrit :
«L'Inconscient traite les éléments (fèces-pénis-enfant) comme s'ils s'équi-
valaient et pouvaient être échangés sans inconvénient. »

— Ce « comme si » (« comme s'ils s'équivalaient ») ne pose pas l'équivalence


mais la source même de toute conversion métaphorique par le passage par
l'Inconscient. Ce n'est pas une chaîne de signifiants présents pour une chaîne
de signifiés absents. Pas plus qu'il n'y a double inscription (il n'y a qu'une
inscription) il n'y a double chaîne sinon ce serait absolument oublier le « plus
qu'unité » qu'est la libido dans son mode pulsionnel — (la pulsion). L'Eros,
la libido ne se « traite » pas sous le même mode d'existence que le langage quand
celui-ci dérive de la pulsion. L'inconscient n'est un champ sémantique unitaire
que dans le « comme si ».
« Comme si » veut dire que si on parle pour l'Inconscient il faut dire « comme
si » (c'est-à-dire métaphoriser). La polysémie est une fermeture dans le langage,
la multiplicité ou la dispersion ou la dissémination, une ouverture. Il faut
métaphoriser pour aller à l'inconscient, mais cela ne veut pas dire que lui a
pouvoir de métaphoriser. L'Inconscient ne se structure pas comme un langage
(structuré) ; on confond toujours d'ailleurs totalité et multiplicité, comme Un
et Unité (généalogie des objets « partiels » et des pulsions « partielles »). On
croit que ces objets partiels, partagés, se placent seulement sous le signe de la
totalisation que serait l'un : le phallus ; le phallus serait alors, statiquement,
l'objet entier, l'objet d'intégrité et d'intégration ; c'est ne rien vouloir entendre,
par procédé linguistique de réification au déroulement (dans le temps et dans
l'espace du corps) phallique de l'Inconscient, à l'inconscient comme dérou-
lement-devenir-phallique; on croit que le devenir est arrivé une fois pour
toutes, alors que c'est seulement le Sur-Moi qui sanctionne le passé (le stade
phallique) et confond devenir et avenir (avenir = prophétie maniaque).
Il y a avant le narcissisme : 1' « unité-divisée » dont rend compte ce que
Melanie Klein a décrit sous la forme de la compulsion au clivage. Le clivage
des origines (par exemple pulsions du Moi, pulsions sexuelles) se situe sur un
fond plus ancien. Il y a une « naissance » du narcissisme, de l'Inconscient et
partant de la répétition.
534 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

Le phallus n'est pas le « bidulisme », ou l'instrument de propagande de la


psychanalyse. Freud, dans ce même article, ajoute plus loin :
Je ne me priverai pas, si l'occasion s'en présente, de citer d'autres trans-
«
formations de pulsion ne concernant pas l'érotisme anal. »

— Je crois qu'en effet l'érotisme oral et ses mutations ont, là, été oubliés
ou négligés par Freud. Ne « nous privons donc pas »...
Il y a une conversion des pulsions, conversion inconsciente et qui engage
l'inconscient, dans le passage de la position orale aux autres positions.
Dans le maniaco-sadisme (dans la « dépense » absolue), le Ça dévore le Moi
qui n'existe que par l'objet dont il prend la place à l'infini, sanctionnée par la
« perte » tout aussi infinie.

— Cela s'est appelé la « festivité du Ça »,


la « faim d'objets ».
En fait c'est le « Moi » (masque de l'objet) qui est mangé compulsivement
et toujours annulé dans son retour possible (geste « psychotique » du jet de la
bobine). L'amour se sent coupable devant la faim. La pulsion sexuelle (de
dévoration orale) se divise à l'infini dans l'union infinie de leur commune
origine.
— La mort est annulée.
— Seuls l'optimisme (à l'excès) et l'à-venir de la
résurrection infinie du
sacrifice de l'Enfant-phallus.
— C'est le sadisme oral du fantasme
d'incorporation.
— Le fantasme d'incorporation fait exister sur
fonds de nul, de trou sans
fond, et fait annuler ce nul par le triomphe maniaco-sadique.
« Ouvrir la capsule
du néant dans la bouche du vivant », écrit
Saint-John Perse.
La démarche génitale d'Eros est de rétablir cette condition primitive (sic,
Freud) dans laquelle libido d'objet et libido du Moi (choix narcissique)
ne pouvaient être distinguées l'un de l'autre. Cette condition primitive est une
coorigine.
Ceci est donné cliniquement par les phénomènes si connus du « suçotement »
(ou du fantasme d'autofellation que j'ai décrit).

— l'objet libidinal ne suffit pas ;


— l'objet narcissique non plus.
Cette « détresse » de la condition humaine (Freud, Melanie Klein) est la
perte, la chute de la condition primitive (naissance comme chute et comme
épiphanie). C'est le jeu de la vie et de la mort.
C'est pourquoi au fantasme théologique de l'exorcisme du Père primitif,
par l'expiation de son meurtre, il faut adjoindre le fantasme cosmogonique de
l'exorcisme de la Mère primitive (la Grande Mère) qui, comme le Père primitif
et omnipotent, Père du Logos, du fils, de la femme, et de l'identification
THEORIE 535

(cf. article « Le meurtre de l'Imago et le processus d'individuation»), est aussi de


son côté omnipotente, mère du phallus (du Père) des « bébés » déjà venus, à
.

l'intérieur d'elle, et... des bébés... à venir... mère de l'unité et du multiple.


Au chef de la tribu humaine, adjoindre la mère-fécondité.
Les exorcismes de ces figures mythiques se situent dans leurs « ratés »
au niveau des blocages du concept ou des incorporats fixés.
Nous sommes « psychose » avant d'être transfert.
C'est cette conversion des émois (des affects) qui a saisi, à des titres divers,
Freud, Melanie Klein, Nietzsche... et tout un chacun. Cette conversion est
une conversionidéologique ; elle fonde l'idéologie, comme vision préempirique,
eidétique de l'Idée (voir à « l'intérieur » la chute de ce qui a été incorporé sous
la forme du « manger-parler ») ; c'est la « restauration ». Avoir faim c'est pouvoir
recommencer, etc., cf. Platon (contemplation = proximité avec l'objet) ; cf.
Baudelaire (A une passante), cf. Mallarmé (Hérodiade qui dit à sa nourrice,
qu'elle voit l'Idée d'elle-même : « C'est quand je me souviens de ton lait bu
jadis »).
Le clivage manichéen (Manès venant après Zoroastre, premier mono-
théisme) :
a) Le « Bon objet » c'est un regard de valeur positive — posé sur le monde et
sur le Moi ;
b) Le « Mauvais objet » c'est la dérivation négative sur le monde ici pour
préserver le Moi ;
c) « L'objet idéal » (conversion idéologique) c'est le négatif posé sur le monde
ici (à détruire : il n'est pas bon) pour préserver l'illusion du là-bas : « ailleurs »
il est le meilleur, mais aussi pour ne pas détruire le Moi qui est pourtant
ressenti comme mauvais. Tout fantasme de désir est persécutant à l'origine.
Quand l'utopie de l'Ailleurs, de l'Autre (comme idéal) prend la force de la
réalité en la masquant, cela devient persécutant, paranoïaque; j'ai appelé cela
« l'hystérie des objets idéaux ».
Il faut en effet se souvenir que la paranoïa commençait toujours par un
délire d'assimilation orale. C'est un délire de présomption. Tout manger.
Tout dévorer.

Il faut ajouter à fèces, phallus, enfant, le sein (cf. Melanie Klein). Mais
mettre une barre entre sein/phallus-fèces-enfant. Les derniers termes deviennent
de multiples différences, ou des différenciés, sur fonds d'indifférence qui est
la différence elle-même (cf. les travaux de Derrida).
Ce clivage de l'oralité (unité dans la division, division dans l'unité) est
peut-être ce que Freud a voulu dire du refoulement originaire, du prérefoule-
ment. Alors quand l'inconscient fait « comme si » (les équivalences phallus-
fèces-enfant) c'est le Moi qui devient inconscient.
C'est encore une fois l'exorcisme par la « vision », la contemplation, la
536 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

voyance, la restauration (Platon aussi bien que les prophètes ; même racine
étymologique entre Idée et Prophétie).
Moïse le premier prophète a vu récriture « blanche » de la Thora orale.
C'est l'écriture du corps dans le corps.
« Ecrire sa vie avant que de l'accomplir », disait en quelque sorte Gérard
de Nerval.

Donc, avant le principe de plaisir et la liaison de l'appareil psychique.


1) Psychose : orgasme, spasme, Jeu court de la vie et de la mort, Rire de
Dionysos (du berger qui a coupé avec ses dents le serpent noir qui lui barrait
la gorge), omophagie, exorciser : exorgazein = rejeter l'orgie (cannibalique).
2) Apparition du principe de plaisir avec appareil psychique. Processus
primaire.
3) Apparition du principe de réalité avec la coupure entre ces deux prin-
cipes qui est comblée dans la religion par le mythe de la récompense, projection
d'un mythe endopsychique : cf. l'Idée, et tous les thèmes de l'Age
d'Or (cf. littérature celtique).
Autrement dit, ou peut-être mieux dit :
La victoire sur 1' « antérieur » (le non-vivant) et non sur l'Autre, est une
maîtrise maniaco-sadique... mais l'Antérieur aussi nous joue. (L'Autre n'est
que l'hypostase réiflée, déguisée et déportée de l'antérieur pour se sauver par
l'illusion) (mythe de la récompense) de la paranoïa (nous sommes élus).
Autrement dit :
1) Jeu de l'énergie libre :
— jeu de l'enfant héraclitéen ;
— le Jeu du monde.
2) Le Jeu du processus primaire. C'est déjà un jeu assisté (cf. Freud) ;
3) Le transfert — qui reprend (1) et (2) à la fois transfert par répétition (réédi-
tif) et transfert originel, par la situation même d'entrée de jeu (cf. Melanie
Klein).

Un trou est toujours un trou, dit Freud.


C'est l'identité verbale symbolique, rendant compte de la similitude des
choses (cf. La métapsychologie où est réenvisagé le malade schizophrène Tausk
qui presse ses comédons et qui contemple tous les multiples « petits trous »...
de la castration de son pénis).
— Il faut en effet exorciser le « trou sans fond », l'ouvert sans retrait.
— Il y a une structure du refoulement : sort jeté sur l'oubli.
— Il y a une a-structure de l'oubli (le déroulement phallique de l'instinct
inconscient, tout à fait perceptible dans les « oublis » instinctuels régressifs.
S'oublier sous soi : faire pipi, caca).
— Le « trou sans fond » est celui de toute dévoration orale sexuelle et narcis-
sique primitive. Il se resitue évidemment dans l'analité et prend toute son
THEORIE 537

importance « sociale et sexuelle » au niveau de la position phallique (complexe


d'OEdipe).
— Cette identité verbale (signifiant) pour une similitude des choses (signi-
fiés) ; signifiant phonique « trou » pour polysémie des signifiés « trous » ne doit
pas abuser l'esprit : cf. lignes plus haut; ne pas confondre : idée, concept
(idéalité du concept), signifié et chose.
Freud a pourtant prévenu que quand nous disions « un trou est un trou »,
nous étions schizophrènes à bon marché. (Schizophrénie = surinvestissement
des mots par désinvestissement des choses de l'Inconscient.) Cette tautologie
fait oublier le jeu des mots et des choses, leur inadéquation mais aussi : dire
un mot est toujours dire quelque chose de la chose.
Nous étions schizophrènes... ou métaphysiciens.
Le « métaphysicien » J. Lacan dit en effet :
« Ce n'est pas encore assez dire que le concept est la chose même, c'est le
monde des mots qui crée le monde des choses. »

— Son élève, J. Milner, écrit, plus subtilement et moins péremptoirement,


mais tout autant dans la métaphysique de la théologie négative :
« Le signifiant est représentant d'une identité impossible. L'absence est un
principe de la structure du signifiant. »
ou encore :
« L'identique représente le non-identique d'où se déduit l'impossibilité
de son redoublement et par là, la structure de la répétition comme procès de la
différenciation de l'identique. »
(Cahiers pour l'analyse.)

Je crois que c'est ne rien entendre à l'in-différence qui est la différence elle-
même (c'est d'ailleurs le travestissement le plus commun de la pensée de pointe
de J. Derrida).
En effet si l'identique se différencie c'est qu'il détient l'idéal et non la
différence. La différence est l'unique, le jeu qui efface la trace et, l'effaçant, la
détient.
L'indifférence n'est pas la non-différence.
Le trou sans fond est le vide absolu, le néant ; ce n'est pas le signifié absent
ou le manque.
Voici l'exemple d'un protocole où l'exorcisme du trou sans fond a lieu :
— Un analysé tente de résoudre la passivité vis-à-vis de son père (dévoration
orale cannibalique par le Père).
Il associe des thèmes que je résume ;
— Ejaculation — arrachage d'une dent — évanouissement— histoire d'O...
(le roman érotique) — salle d'Anna O... (salle dénommée ainsi dans le lieu
hospitalier où il travaille : Anna O... première malade de Breuer).
538 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

— Enfant, il avait mordu le doigt d'un dentiste et d'un médecin qui lui
examinait les amygdales, examen O.R.L. (report de la peur de castration de
l'appareil génital, au niveau oral, pharyngé), il dit textuellement : « C'est parce
que je n'avais pas de dents, parce que j'avais des trous, que je pouvais mordre-
châtrer. »
Quand il a eu des dents (prothèse dentaire en cours, point de départ des
associations de la séance), il a pu fantasmer le fantasme d'autofellation et sortir
du cercle, du cycle, et revivre ultérieurement les fantasmes de masturbation
(l'anéantissement post-orgasmique étant exorcisé).
Il répétait « Je ne suis qu'un zéro. » Il répéta alors : « Je vais repartir à
zéro » (ceci en association avec un accident de voiture qu'il eut récemment,
quand il se rendit auprès de sa mère qui venait de mourir (deuil maternel qui
avait en fait entraîné toute la culpabilité orale et amené la tension conflictuelle
de la position homosexuelle passive vis-à-vis du père (dévoration amoureuse
orale).
— Il avait fallu sortir du cercle, du zéro, du O comme Origine, comme
Orifice, comme Oral (comme histoire d'O..., Anna O... « je ne suis qu'un
zéro », etc.).
— Il y avait un graphique visible, le O pour un graphique invisible, le trou
sans fond, le cercle vicieux. (Le cercle de la métaphysique.)
— « Il faut repartir à zéro » (fantasme maniaque) comme s'il y avait un degré
zéro du phallus, comme s'il fallait naître pour répéter.
— Car le fantasme de castration de l'homme devant la femme (le fantasme
de l'enfant devant la Mère, « vue » dans sa castration) est non seulement
tenu par le fantasme de la menace eschatologique de la castration par le Père
(cf. le clivage chez Freud) mais c'est aussi le « trou » que « j'ai fait depuis ma
naissance ».
La théologie du Père met à la place de l'espace vide, une fois que l'homme
est né... la femme.
La femme devient cet espace-vide (contenant-contenu).
— C'est le gouffre baudelairien (Spleen et Idéal).
Le désir et la loi, l'inquiétante étrangeté, etc.
Mettre la femme en lieu et place de ce « trou » sans fond (la béance en soi)
n'est que le déguisement réactionnel du fantasme théologique.
Y a-t-il un « blanc » en soi ? (celui de la psychose). N'y a-t-il pas plutôt
un effacement en tant que tel (celui de toute naissance) qui fait que c'est le
« blanc » en effet qui revient et qui se répète, détruisant ce qu'il conserve.
Exorciser le « trou sans fond » : c'est la racine de toute nrythologie, du mytho-
logique même.
Que fait Jocaste après la mort de Laïos ?
Lacune du mythe (rappeler que la légende d'OEdipe est un mythe de consé-
quence et non d'origine bien qu'il contienne, déguisées, des naissances
mythiques).
THEORIE 539

— Il ne faut pas mettre Jocaste à la place de cette lacune du mythe.


La faire réapparaîtresous la forme du Sphinx (mère prégénitale qui contien-
drait le phallus du père-mort) est en fait un processus de guérison du fantasme
infanticidaire des parents sur l'enfant (« je n'ai pas demandé à naître ». « Puisque
je suis né, on va voir qui je suis... », etc.)
Le mythe est lacunaire car il exorcise une lacune : le trou sans fond de la
naissance (les mythes d'origine).

CONCLUSION

«La naissance de la répétition », avions-nous posé comme titre.


Retraçons les thèmes « à penser » de cet exposé :
— « Le trou sans fond » :
— Retour éternel du Même dans le Néant (Nietzsche).
— Jeu de vie et de mort dans l'orgasme.
— Condition primitive et coorigine elles-mêmes traversées par vie et mort
(Freud et Melanie Klein).
— Le jeu délivre l'unique, Indifférencié, le Nirvâné (p. de Nirvâna).
— La Co-mémoration. La médiachronie.
— La position de l'Imago « Sur-Moi » :
a) Annuler ce qui a existé : la névrose obsessionnelle, mettre un zéro :
religion surmoïque monothéistique par mythe de la récompense ;
b) Annuler le nul (la manie, le maniaco-sadisme).
— Le dionysisme.
— Le prophétisme (quand la religion tourne à la catastrophe) — rappel
urgent de l'à-venir.
— La compulsion oedipienne sur fonds de Père-mort et son fantasme
d'expiation par le fils et sur fond de matricide.
— La conversion de l'oralité.
— Idéologie de la métaphysique depuis Platon jusqu'à Husserl : tous les
« hallucinés des arrière-mondes » (Nietzsche y compris). Le monde
devient une « hallucination négative ». Le soleil noir de la psychose.
(On y a mis la mère = soleil noir quand l'oeil a trop contemplé le
soleil-Père.)
— Illustration de la scène de la compulsion à la répétition par Freud. Le
destin lié à l'origine et délié par l'origine. Il y a une multiplicité des
origines mais aussi une « assistance » à cette naissance multiple. L'illusion
serait de mettre, au nom de cette assistance, une causalité :
— naissance n'est pas origine :
— la mère accouche ;
— l'enfant naît ;
— le père assiste et reconnaît.
540 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

— Ce n'est donc pas la répétition de la naissance, comme le décrivait


Jung (seconde naissance par le Père « arrière-faix ». Bébé éprouvette.
Androgenèse. Parthénogenèse, etc.
Toute naissance est multiple naissance.
Ce n'est pas encore une fois répétition de la naissance mais naissance de la
répétition. Ce n'est pas la naissance que nous répétons mais la naissance qui
nous répète. L'enfant (phallus) est le Père de 1' « homme ».
MARIE-CLAIRE BOONS

AUTOMATISME, COMPULSION :
MARQUE, RE-MARQUES

1) COMPULSION ET LIAISON

Si l'on veut caractériser de la manière la plus générale la notion d'énergie


psychique telle qu'elle est décrite dans les travaux de Freud, depuis L'esquisse
d'une psychologie scientifique, on peut dire que cette énergie est produite par une
marque (ou trace d'excitation associée à une image mnésique) et que, prise
dans un réseau multiple de marques différentielles, elle est soumise à la double
loi des processus dits primaires et secondaires qui la divisent et lui assignent
deux états qualitatifs différents. D'un côté, les réseaux des marques, ou plutôt
des images mnésiques qui y sont associées, représentants multiples de ces
marques, impliquent un glissement prétendu libre de la charge énergétique
amenée, dans le remplacement d'un représentant par l'autre, à se déplacer au
long de leurs chaînes. De l'autre, le processus nommé secondaire impose à
l'énergie une organisation plus fixe, étroitement dépendante d'un ordre socio-
culturel donné, de ce qui est y reçu et interdit, de ce qui s'y dit et de ce qui
s'y tait.
Dans l'état primaire, celui où la circulation s'opère plus librement, le pro-
cessus de décharge vise à l'immédiateté et se veut complet, tandis que là où les
unités de la chaîne inconsciente, métaphorisées, déplacées dans les signes du
discours, sont mises en place par investissement de certaines, refoulement
d'autres, ordination, rangement, mise en relation, l'amortissementde la quantité
d'énergie à décharger peut s'accomplir selon la loi d'une limitation, d'un
contrôle et d'un retard.
On dit que dans le second processus, l'énergie se trouve liée, ce qui revêt
une double signification :
— qu'elle est contenue dans des liens, soit emprisonnée, voire étouffée, mais
aussi limitée, canalisée, maîtrisée ;
— que des liens s'établissent entre les représentants des marques, opération
qui fixe des repères, délivre des significations selon l'ordre du discours
existant.
Dans le même temps, cet ordre du discours existant se voit menacé d'ébran-
lement par la production proliférante d'effets de sens, issus des remplacements
et des déplacements qui s'accomplissent sur les images mnésiques au niveau
primaire.
542 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

Différences de traitement du sens, liées à une différence de circulation de


l'énergie au long de matériaux différents :
— images mnésiques qui sont représentants des marques et signes du dis-
cours ;
— modes différents de la décharge énergétique, par grandes quantités, rapide,
immédiate, non contrôlée dans le primaire, par petites quantités, lente,
retardée, maîtrisée dans le secondaire;
— ces différences caractérisent qualitativement deux processus, dont c'est trop
peu dire que les points de vue topique et économique en rendent compte.
Encore faut-il ne pas perdre de vue la dynamique qui fait des processus en
question les deux termes en lutte d'une contradiction (1) dont nous aurons
à examiner les rapports qu'elle entretient avec la répétition.
Dans Au delà du principe de plaisir, en 1920, lorsque Freud parle pour la
première fois d'une fonction psychique, la « fonction de répétition », qui serait
indépendante du principe du plaisir, plus « primitive et archaïque que lui »,
il la rapporte à cette activité automatique de l'appareil qui tenterait d'effectuer
un passage, de faire passer l'énergie psychique de l'état primaire dans l'état
secondaire. « Lier ce qui n'a jamais pu l'être. » Opérer un changement d'état.
Faire en sorte que l'énergie primaire qui demande sa décharge immédiate, se
transforme, devienne énergie maîtrisée, voire utilisable pour des fins déplacées,
reculées dans le temps. Dans une première analyse, Freud assigne à la répétition
cette fonction très générale : lier l'énergie.
Pourquoi cet implacable effort psychique, effort indépendant de tout
vouloir « conscient », indépendant en principe du principe du plaisir, « en
principe », car Freud spécifie ultérieurement qu'il s'accomplit en vue de lui,
pour assurer la possibilité de son exercice, soit l'exercice réussi d'une satisfac-
tion qui s'accommode d'être partiellement un échec par rapport à une satisfac-
tion rêvée, pourquoi cet effort répété de liaison de l'énergie, dans le cas de
névroses, reste-t-il vain en général ? Ou alors pourquoi faut-il des années de
parole en situation analytique, des années de vie où la répétition se répète pour
que sa fonction porte des fruits, soit débloque la contradiction entre primaire
et secondaire, produise enfin un certain jeu dans leurs rapports qui refonde
l'opposition antagoniste entre les deux registres en une opposition non anta-
goniste ?
Ainsi, la répétition à un certain niveau de son fonctionnement, traite,

(1) Le concept de contradiction n'a pas ici le sens formel où s'impliquent deux termes dont
l'un est épuisé intégralement en tant qu'il est posé comme négation de l'autre. Au niveau des
processus réels cette définition ne convient pas parce qu'elle suppose qu'il y a identité de plan
entre les deux termes de la contradiction. Or toute contradiction réelle implique une dissymétrie
dans les forces de chaque terme et une différence qualitative entre les termes. Du point de vue des
processus réels, la contradiction qualifie ce qui s'opère dans un champ ouvert par une division :
lutte, exacerbation de la tension entre les termes, domination d'un terme sur l'autre, dévelop-
pement et mort ouvrant sur d'autres contradictions.
THEORIE 543

s'essayerait à traiter la contradiction susdite. Entre les deux termes primaire



et secondaire — de cette contradiction, au lieu même de leur incompatibilité,
la répétition tenterait d'amorcer une dynamique nouvelle de leurs rapports.

Voyons comment Freud repense le concept de trauma dans Au delà du


principe de plaisir, en 1920.
Sans reprendre ici ce qui avait été théorisé dès les Etudes sur l'hystérie, à
savoir que le traumatisme se décompose en deux scènes, la seconde scène
produisant par association d'un trait l'excitation sexuelle débordante qui n'avait
pu se déclencher dans la première scène, sans reprendre non plus la théorie
des excitations qui deviennent traumatiques par effet de sommation, Freud,
dans Au delà du principe de plaisir, assigne à « l'impression traumatique » un
caractère de choc dont l'effet destructeur s'exprime en termes de quantités :
la « membrane à deux faces », l'une vers l'extérieur, l'autre vers l'intérieur,
membrane à la fois protectrice et filtrante qui figure dans ce texte le système
perception-conscience, est non seulement violée par un surplus d'excitation,
mais, dans le temps du viol, détruite en ses pouvoirs. Il y a plus qu'un trou
fait dans une paroi ; au moment de sa perforation violente, celle-ci perd sa
capacité de résistance ; l'organisme psychique ne trouve plus de quoi parer au
surplus d'excitation qui l'assaille, que ce surplus provienne de l'intérieur ou
de l'extérieur.
Or, cette irruption excessive, ce viol trop violent, où se manifeste un écart
démesuré entre les charges en présence, celle de la protection et celle de l'afflux
d'excitation, a pour effet d'engendrer au lieu même de l'envahissement un
excès égal de contrecharge défensive destiné en principe à lier après coup, soit à
maîtriser, à faire entrer dans un réseau de significations stables, le surplus
d'excitation qui a menacé l'organisme. Là où la charge d'excitation excède un
certain seuil, l'appareil psychique, « blessé par effraction », pris en défaut,
sur-pris, développe donc un contre-excès énergétique à la mesure de celui qui
l'a envahi. En d'autres termes quand un en-plus d'énergie rencontre un en-
moins d'opposition énergétique, et qu'entre cet en-plus et cet en-moins l'écart
est trop grand, il se produit une effraction qui développe après le coup, en son
heu, un en-plus de contrecharge, de quantité cette fois égale, qui doit désormais
servir à la domination de ce qui n'a pu qu'être subi.
On connaît dans ce contexte le rôle de l'angoisse, toujours lié à la fonction
d'un manque. Signal, elle annonce toujours ce trop d'excitation qui menace
face à quoi l'appareil psychique se prépare, hausse son seuil de résistance qu'il
perçoit tout en même temps menacé, afin de ne pas risquer à nouveau d'être
surpris.
Cette théorie générale de l'angoisse comme signal et donc préparation
de l'organisme à quelque surplus d'excitation n'est pas contradictoire avec
l'angoisse de castration : constater que la mère manque de pénis, ce que
544 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

Freud dit dans L'Abrégé être le plus grand traumatisme, c'est se trouver d'un
coup dans l'horreur d'une certitude qui envahit l'enfant au lieu même de ce
qui garantit son existence.
Percevant ce manque de pénis qui radicalise en un instant, dans le surplus
de la découverte, tout ce qui avait pu être dit de menaçant sans qu'il soit forcé
d'y croire, l'enfant n'éprouve-t-il pas « d'un coup » le désir de la mère comme
hypermenaçant, et ne s'effraie-t-il pas lui-même comme incapable d'y parer ?
Traumatisé, l'enfant l'est d'imaginer, dans le manque perçu, ce surplus du
désir de la mère face à quoi il n'a pas d'autre réponse, dans son incapacité,
que de se fournir lui-même en surplus pour tenter de combler ce manque.
Mais on sait que s'il persiste en ce lieu d'identification à la chose en-plus pour
le manque, il ne peut qu'être perdu car pour s'y retrouver, soit pour ne pas
manquer au manque, mère et enfant ne peuvent que solliciter la perte de cet
en-plus.
Mais revenons à la théorie du trauma et de la répétition telle qu'elle est
présentée par Freud dans un certain nombre de pages de Au delà (1). Nous
avons dit qu'une trop grande dissymétrie entre un afflux d'excitation et la
force qui lui résiste avait pour conséquence, outre la destruction de la barrière
de résistance au point d'effraction (2), d'engendrer après coup une symétrie
dans les poids des charges opposées. C'est bien cette égalité dans les poids qui
bloque toute possibilité de décharge effective ; c'est elle, à première vue, qui
empêchel'énergiede passer du systèmeprimaire dans le systèmesecondaire,de se
lier. C'est cette égalité, sur laquelle la répétition bute, qui va être mise en brèche.
Voici ce que dit un homme en cours de cure : « Les mots sont abstraits,
d'ailleurs je ne peux pas m'exprimer ; j'ai un carcan aussi fort dans ma tête
que mon envie d'exploser ! Si l'un ou l'autre pouvait céder un peu, je me sen-
tirais sans doute moins coincé! » La cure de cet homme qui souffre d'une
compulsion à s'autopénétreranalement est scandée par la répétition dramatique
d'un hurlement qui à chaque fois déclenche d'abord une quantité impression-
nante d'injures, puis un matériel associatif riche. Périodiquement la charge
liée à la résistance se trouve défaite par le cri, comme trouée ; une part de
l'énergie pulsionnelle anale destructrice consent à passer enfin dans les mots,
emprunte un chemin qui n'est plus le chemin le plus court de la décharge
imposée par le système primaire ; cet homme, à travers la répétition du trauma
— ici, afflux d'excitation anale fiée à l'explosion destructrice (nous ne dirons
pas de quoi, ni de qui, car cela n'intéresse pas notre propos) apprend à s'en
laisser traverser et, dans cet apprentissage répété, remanie ses défenses, dispose
d'une énergie qui, de pouvoir passer par les mots, devient utilisable.
Toute répétition du trauma comme afflux excessif d'excitation se heurte
donc à la résistance symétrique engendrée après coup par le même trauma,

(1) Et notamment tout au long du chapitre IV.


(2) Qui est toujours un point « signifiant », soit associé à un élément perçu et fixé.
THEORIE 545

résistance que la répétition du trauma tend à briser au moment même où


elle rencontre la répétition de la défense liée à ce même trauma.
Or, remarquons ceci : si la répétition du trauma vise à rompre cette symétrie
des charges de manière à débloquer le passage du primaire vers le secondaire,
elle risque toujours de réinstaurer la dissymétrie traumatique qui, en fait,
n'est plus une dissymétrie puisqu'elle implique que se répète ce qui a marqué
le temps de l'effraction : que soit aboli un des termes de l'opposition, celui de
la défense. C'est pourquoi la répétition traumatiques'avère en général prudente ;
si elle pousse au plus loin, soit au plus près de l'abolition du terme de la résis-
tance, il n'en reste pas moins qu'elle procède par petits coups, en sorte qu'est
préservée la dualité des termes en présence, mais dans l'espace instauré d'un
jeu dissymétrique.
Permettre à une contradiction de bouger, soit de produire une histoire qui
n'est jamais que l'histoire mouvante d'un combat, c'est d'abord permettre
que ses termes entrent en lutte dans un rapport de forces inégal. Comme Freud
l'écrit : « Le résultat final dépend toujours d'un rapport relatif entre les forces
en lutte » (I).
Or, cette refonte progressive des deux termes dans une dissymétrie n'exclut
pas qu'en cours de cure psychanalytique,le pur cheminement discursifs'accom-
pagne de moments de rupture, d'excès quantitatifs, moments qu'on appelle
« féconds », qui, à l'instar du trauma, menacent l'intégrité de la barrière pro-
tectrice. « Nous cherchons à rendre plus aigu le conflit, à en accroître jusqu'au
maximum l'intensité afin d'accroître la force pulsionnelle nécessaire à sa
résolution », écrit Freud (2).
Toute restructuration du rapport des forces entre la force pulsionnelle
et ce qui s'y oppose, passe donc, malgré ce que nous avons énoncé plus haut
sur la prudence répétitive, par la possibilité laissée au trauma de se réactiver
jusqu'à ce point ultime où, apparemment, la force d'opposition qui est aussi
force de récupération limitante, est détruite. Temps de sidération silencieuse
pendant lequel l'analysé n'est plus, selon le dire par exemple de celui-ci...
que, « quelque chose d'envahi... ».
A risquer sa défaite dans la répétition du trauma, la barrière défensive
se structure autrement ; elle perd cette rigidité qui n'était que l'envers de son
caractère vulnérable, elle se dote d'un pouvoir — celui de se laisser traverser
sans pour autant se trouver détruite —, intacte mais toujours déchirable, réduite
à l'épaisseur d'une « membrane », mais poreuse, en sorte qu'effectivement
franchie, la transformation,qui s'impose toujours, « puisse » au besoin devenir
à peine perceptible.

(1) Analyse terminée et analyse interminable, extrait de la Revue française de Psychanalyse,


XI, 1939, traduction Anne BERMAN.
(2) Ibid. En général, toutes les citations sont extraites de Au delà du principe du plaisir.
Essais de psychanalyse, Payot. Nous ne signalerons en notes que les autres travaux de Freud
que nous avons consultés.

REV. FR. PSYCHANAL. 35


546 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

Donc : une dissymétrie mouvante des charges ; entre, un écart qui tient à
un fil, une séparation qui assure un passage, lequel reste un obstacle; une
barrière résistante mais faite pour être traversée, assurant une fonction de
transformation des représentants et de l'énergie qu'ils drainent, qui va du
maximum au minimum selon la conjoncture ; telles sont les conditions néces-
saires à l'opération de liaison des processus primaires que selon Freud, la
« fonction de répétition »
vise.
Cette opération de liaison reste le lieu d'une lutte irrémédiable entre les
deux termes d'une contradiction, le terme « processus primaire » et le terme
« processus secondaire », mais cette
contradiction parce que traitée dans la
parole analytique, d'antagoniste devient non-antagoniste.
Ainsi les traces mnésiques et leurs images n'auront plus nécessairement à se
faire symptômes ou représentations plus ou moins conformes aux impératifs
socio-culturels — bien que toujours marqués par eux —, pour franchir la
barrière; elles pénètreront de leurs représentants, la page blanche, la toile,
un corps, une foule, le monde ; elles feront surgir dans une matière leurs formes
multiples, directement traçantes.
Or, ceci constitue pour nous les prémisses d'une utilisation énergétique qui
n'aura pas seulement à produire ses « coups », en son déversement toujours
recommencé, mais qui, dans une sorte d'oubli de sa provenance, drainée,
reprise, liée selon une orientation que la conjoncture sociale implique aujour-
d'hui de manière spécifique, prendra la forme d'une action politique, pas
n'importe laquelle, celle qui s'inscrit dans le camp de la révolution.
L'escamotage, depuis mai 1968, par les psychanalystes du problème poli-
tique sous tous ses aspects est devenu une farce qu'il n'y a plus moyen de ne pas
dénoncer.
En ce lieu, où réfléchissant à la répétition, nous avons cerné ce vers quoi elle
s'efforce, voyons ce qui peut être énoncé du « problème politique » que pose la
psychanalyse en tant qu'elle a ses agents, ses appareils et étant donné que la
sublimation dans l'action révolutionnaire est, pour les analysés, elle-même
grevée par ce « problème ». Arrêtons-nous donc un instant.

Poser le problème de l'issue d'une cure psychanalytique en termes de subli-


mation dans la pratique politique apparaîtra à beaucoup comme un non-sens.
Nous entendons déferler les arguments, archiconnus... La restitution d'un
sujet à son être-désirant, à son désir proliférant, mouvant, est toujours l'effet
d'un processus, pas d'une intention. Surtout pas d'arrière-pensée au départ,
quant à l'issue. L'analysteperçoit et interprète ce qui dans le discours s'organise
en insistances, développe une logique, achoppe, s'ouvre par des ratés, des
failles, des accords bizarres ; il remarque les marques, souligne, appelle leur
jeu. A priori il ne gouverne aucune sublimation spécifique. Tout au plus rend-il
THEORIE 547

possible, par la façon qu'il a d'occuper une place dans une partie définie,
l'amorce d'une déviation du but sexuel, sans savoir d'avance quelles pourraient
être les formes de cette déviation. Son savoir s'exerçant au sein d'un non-
savoir radical ne peut que s'offrir aux pointes de vérité que l'inconscient,
causé par le langage, détermine.
Tous arguments dont il s'agit pour nous d'examiner en quoi, leur enchaî-
nement à des lois qui régissent la matérialité d'un processus — le processus
analytique —, masque une matérialité autre, celle de l'analyste appartenant à
une classe précise, parlant le langage de cette classe, s'habillant selon ses
critères, habitant en général l'appartement que l'on sait, etc., masque en fin
de compte des intérêts qui sont ceux d'une classe. C'est une abstraction idéaliste
que de se représenter le psychanalyste en sa neutralité, comme le pur acteur
d'un drame qui serait un drame asocial. L'analyste n'est pas moins marqué
qu'un autre par les caractères matériels de la classe à laquelle il appartient et
ces caractères jouent ici de la manière la plus fine car, intervenant à tous les
niveaux — ceux du cadre (que tel ou tel s'essaye à poncer en travaillant dans un
box d'isorel, en hôpital), ceux qui font que l'analyste parle comme il parle,
serre la main comme il la serre, pense comme il pense, etc. —, ces caractères
sont d'emblée pièces signifiantes d'un jeu où l'inconscient est roi.
Le concept de « neutralité de l'analyste », qui renvoie à la structure du désir,
doit donc être réfléchi à partir d'un matérialisme où ne s'escamotent pas des
enjeux d'ordre socio-politique essentiels, ceux qui font qu'une classe se perpé-
tue, s'entretient dans ses privilèges,monopolise au profit des siens, au détriment
des autres, les subtilités d'un savoir... Que ces enjeux ne soient pas directement
assimilables à ceux articulés par la théorie analytique (le phallus, l'objet a du
lacanisme), bien qu'ils puissent y trouver place, c'est ce à quoi il conviendrait
de réfléchir en considérant qu'en règle générale, le « vrai client qui a fait une
vraie cure », « s'installe » comme analyste, adoptant pour lui-même les signes
et les avantages matériels du milieu.
Poser aujourd'hui la question de la sublimation dans la pratique politique,
c'est d'abord affirmer que la pratique désirante rendue possible en fin de cure,
comme fruit d'un espace inconscient qui avait toujours été rejeté et refoulé
et que Freud a ouvert, aurait principiellement à s'inscrire dans l'histoire, soit
ne pas continuer de se couper du courant historique qui, depuis Marx, a désigné
dans le prolétariat le heu rejeté du monde capitaliste.
C'est aussi questionner la psychanalyse d'un point de vue politique. C'est
examiner si le rejet dans le domaine de l'illusion, de la parole vide, de toute mise
en question politique de la psychanalyse n'est pas lui-même un geste politique
défensif masqué (1).

(1) Toute réflexion sur une idéologie prolétarienne est non seulement mal entendue, mais
cataloguée d'imaginaire : celui qui s'y risque se voit en proie à des fantasmes infantiles
de « retour à l'unité ».
548 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

Arrêtons-nous donc pour interroger « politiquement » la psychanalyse.


C'est en vain que cette science prétendrait se dérober à la question politique sous
l'abri de sa scientificité. Nous l'avons déjà signalé et nous y reviendrons plus
loin. Mais affirmons d'emblée que celui qui veut soustraire la psychanalyse à
la politique inscrit la psychanalyse sur une position de classe bourgeoise par
un geste inaugural qui est de répudiation du marxisme. En effet, la forme la
plus avancée de la lutte prolétarienne aujourd'hui, la révolution culturelle
chinoise, pose pour toutes pratiques,intellectuelles ou non, scientifiques ou pas,
deux questions : « Qui a l'initiative? Ou la bourgeoisie, ou le prolétariat révolu-
tionnaire et ses alliés ? », et « Au service de qui est en dernier ressort telle ou telle
pratique ? » Cette question double est la question de la position de classe d'une
pratique, c'est-à-dire en termes marxistes, la question de son essence. Par
conséquent prétendre y faire échapper quelque domaine que ce soit, ce n'est pas
répudier une prétention du marxisme, c'est répudier le marxisme dans son
ensemble. Et, dans ce cas, il faut le dire. Sous prétexte de couvrir une pratique
particulière, le marxismeest-il ou non répudié ? C'est là un choix politiquedécisif.
Un autre argument est souvent avancé : « Moi, analyste, je m'occupe des
individus ; je puis analyser un riche bourgeois, mais aussi, en hôpital, un prolé-
taire. » Cet argumentest si plat qu'il enveloppe un véritable mépris de la psycha-
nalyseelle-même.Pareil discours n'est-il pas aussi bien celui du curé qui prétend
s'occuper des âmes, qu'elles soient ouvrières ou royales, ce qui n'empêche pas
la religion d'être l'opium du peuple et le garant du pouvoir monarchique ?
A la limite, le refus de poser la question, ou son escamotage plus ou moins
minable, démontre une peur singulière chez les psychanalystes quand on sait
qu'aujourd'hui, physiciens et mathématiciens interrogent la valeur d'alibi de
la scientificité, eu égard à l'inscription sociale de leur pratique.
Mais commençons par deux constatations très schématiques qui valent pour
la situation générale de la psychanalyse en France.
D'une part, Lacan et certains de ses élèves, au vif de la brèche ouverte,
mettent en lumière et systématisent le noyau dur de la découverte freudienne,
fascinant et insupportable : la destitution d'un sujet perdu pour l'identité,
soumis par sa prise obligatoire dans les lois du langage, à l'économie d'un désir
que rien ne comble, question qu'aucune réponse ne peut satisfaire. Ici la « gué-
rison » n'a de signification qu'imaginaire. Il faut la situer dans le registre d'un
effet : effet éventuel, « par-dessus le marché », d'un cheminementlong et périlleux
au long duquel le psychanalysant est censé découvrir que la curabilité n'est rien
d'autre que cette possibilitéde donnerplace et parole à l'inconscientreconnu, qui
l'assujettit, désirant enfin selon des formes qui ne sont plus nécessairement fixes.
D'autres psychanalystes (1), plus rassurants, plus soucieux aussi du temps

(1) Bien entendu, la démarcation n'est nullement tranchée : de part et d'autre et dans les
autres sociétés existantes,il y a des psychanalystes de chaque bord, notre schématisme grossier
ne fait que caricaturer une situation complexe.
THEORIE 549

qui s'écoule, laissent s'étaler moins longuement la régression, pensent, à travers


l'analyse des défenses, au réarmement d'un Moi aux prises avec les pulsions.
Ce faisant, par l'appui qu'ils prennent sur des notions telles que le conflit
pulsionnel, l'agressivité coupable — à déculpabiliser —, l'autonomie, lieux
sains du Moi, la plénitude génitale, ils couvrent la « voix de l'inconscient »,
enchaînent le sujet à l'illusion d'une maîtrise, d'un gouvernement de soi. De là
au conformisme, à la réadaptation aux normes de l'idéologie dominante, il n'y a
qu'un pas.
Il y a donc lutte chez les psychanalystes. Là encore c'est un principe intan-
gible de Marx que l'essence de toute lutte est une lutte pour le pouvoir, en
l'occurrence le pouvoir sur la psychanalyse internationale. Ceci étant dit on
reconnaîtra aisément un caractère progressiste à la lutte lacanienne en ceci
qu'elle tient à la démonstration de l'asservissement de la psychanalyse à l'idéo-
logie bourgeoise dans l'autre camp. Position progressiste et non révolution-
naire : c'est qu'elle évite de poser le problème de l'articulation du combat
qu'elle mène avec le combat de classe sur la totalité des fronts de lutte et que,
de ce fait, elle reste limitée à l'activité d'intellectuels progressistes bourgeois.
La volonté consciente de se lier aux masses est le critère.qui, selon la pensée
de Mao Tsé-toung, distingue l'intellectuel révolutionnaire (1). Si la psychana-
lyse lacanienne, après Freud, contribue positivement et d'une manière pro-
gressiste au développement des contradictions idéologiques de la bourgeoisie,
il reste qu'elle est hors d'état de proposer même sur le terrain de la pratique
psychanalytique une issue d'ensemble qualitativement différente : tant il est
vrai qu'on ne résout correctement un problème particulier de la lutte idéolo-
gique qu'en prenant en charge les problèmes d'ensemble.
Naturellement il ne s'agit pas de vouloir substituer au marxisme, science
des formations sociales, de leurs luttes, de leur histoire, la science psychana-
lytique, consacrée au désir inconscient de chacun, en tant que ce désir dépend
essentiellement du langage où s'érige et se dérobe le désir de l'autre.
La décision de celui qui recourt à la cure psychanalytique pour reprendre et
créer son histoire ne peut être comparée à l'initiative d'une classe à laquelle le
marxisme-léninisme assigne un rôle de premier plan dans la création de l'his-
toire mondiale.
En revanche, il nous semble que la conjoncture actuelle impose une interro-
gation de la psychanalyse, comme pratique et comme théorie, dans les liens
qu'elle entretient avec la révolution prolétarienne (2). Interrogation visant ses
agents sur leur position et la position des effets qu'ils produisent par rapport

(1) En plus elle affirme l'impasse actuelle de l'intellectuel s'il reste coupé du prolétariat :
« Si les intellectuels ne se lient pas à la masse des ouvriers et des paysans, ils n'aboutiront à
rien. »
(2) Que cette interrogationpuisse contribuer à ébranler l'exercice actuel de la psychanalyse
est une autre question.
550 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

au camp antagoniste que la montée des luttes définit irrémédiablement (1).


Côté Lacan, il est aujourd'hui devenu nécessaire de se demander en quoi
ce qui est élaboré là, si en avant de tout ce qui est habituellementpensée dans le
milieu analytique, pourrait servir ou non une idéologie qui sera celle du prolé-
tariat après la prise du pouvoir, dans l'immédiat pourrait contribuer ou non à
armer des militants pour qui l'action révolutionnaire a été remise au poste de
commandement après la tempête de mai. On a l'habitude de dire : contrairement
aux idéalismes, la théorie psychanalytique est issue d'une pratique de la
névrose et destinée à l'amélioration de cette pratique : elle est en son principe
au service du névrosé. De même, le marxisme est une science issue de la pra-
tique sociale et lui est destinée : science au service du prolétariat. Dans la
mesure où nous posons aujourd'hui en même temps la psychanalyse et le
marxisme comme sciences de deux révolutions (2), celle du sujet et celle du
prolétariat, il s'agit de savoir si l'approfondissement de la théorie de l'incons-
cient, du désir, du sujet, menée par Lacan, peut enrichir ou non une région
du marxisme, si par ailleurs, la pratique lacanienne de la cure offre la possibilité
de transformer en révolutionnaires efficaces les névrosés, militants ou non au
départ, qu'elle traite.
Même si une réponse positive pouvait être apportée à ces questions, il ne
faut pourtant pas oublier ceci : le lieu d'où parle la psychanalyse, ceux à
qui elle s'adresse et à qui elle profite — ou qu'elle aliène un peu plus —, bref
la situation de son discours dans le champ concret de notre société est telle,
qu'en fin de compte ce discours produit dans l'immédiat un effet utile à la
bourgeoisie, alors qu'il contient de quoi démanteler tous ses idéaux : il y a
une manière de prêter attention au freudo-lacanisme, de se concentrer subtile-
ment sur les problèmes qu'il soulève, qui le rendent inoffensif, constituant
un alibi très fin pour ne pas se révolutionnariser, pour laisser la politique dans
l'ombre du refoulement, selon le souhait de la classe dominante.
Par ailleurs, et cette fois du point de vue de la cure, la longue descente aux
enfers du passé par quoi passent pendant des années quelques individus est à
interroger. Sans songer à nier la radicalité d'une ascèse qui met à nu la méca-
nique des leurres où s'entretient l'illusion que par ailleurs une classe utilise
pour perpétuer ses privilèges, la conjoncture actuelle n'exige-t-elle pas de ceux
qui songeraient encore à faire une analyse, un autre type d'effort, un déplace-
ment de l'attention, une mise en disponibilité de l'énergie par des moyens
différents ? Question que les « jeunes » pratiquent, dans la mesure où s'intéres-
sant encore à la psychanalyse, ils pressentent sa position de classe et refusent
en général la perspective de la cure. Cette question — générale — situe le
refus de la psychanalyse par la génération montante à un niveau où la politique
et l'action révolutionnaire ont retrouvé leur sens vivant, niveau qui n'est pas

(1) Etant nous-même agent de la psychanalyse, nous sommes soumis à la même question.
(2) Que bien entendu nous ne mettons pas sur le même plan.
THEORIE 551

seulement celui du pur rejet à quoi seraient soumises une théorie et une pra-
tique dont le noyau dur, à ce point insupportable, ne pourrait qu'être vidé,
éliminé, raturé par ceux qui perçoivent, et la fascination qu'il exerce, et l'an-
goisse qu'il déclenche, et la dépendance où il peut maintenir, et l'indépendance
à laquelle il risque d'introduire (1).
Du côté des fervents du Moi, le réarmement normatif doit être inlassable-
ment démasqué : s'il est vrai qu'il assure la reconversion du névrosé en bon
citoyen, guère dérangeant pour la patrie et il l'assure en effet dans beaucoup

de cas — ce réarmement ne peut que servir platement la perpétuation du pouvoir
établi.
Toutefois, la question d'un réarmement qui serait lié à un oubli de l'in-
conscient dont on a, dans un travail de cure, pourtant reconnu l'impact, ne
doit pas être purement et simplement gommée. Demandons-nous, mais alors
nous savons que nous sortons de la psychanalyse freudienne, si on ne pourrait
pas concevoir une relation où un spécialiste de « l'effet-inconscient » agisse
en sorte que, pour le névrosé en proie aux labyrinthes de ses symptômes, ou
pour les militants conscients de leurs difficultés psychologiques et désireux de
leur faire un sort, l'issue soit la concentration active des forces sur une ligne
révolutionnaire conséquente. Assigner une fin politique à un temps de travail
conçu comme moment du « processus de rééducation » dont parle Mao Tsé-
toung, expérimenter une écoute qui serait et analytique et politique, c'est
peut-être une entreprise à ce point contradictoire qu'elle s'avérerait impossible.
Pourtant, dans une société capitaliste avancée et où la psychanalyse se pratique
encore, cette entreprise mériterait d'être tentée, en sachant bien qu'il s'agit
là de l'exercice d'un privilège, à nouveau, non du mouvement de masses
requis, privilège susceptible ou non, d'armer quelques militants, de fournir
aussi des renseignements théoriques sur ce que peut être la sublimation dans
la politique.
Interrogation impliquant une morale différente de celle de la psychanalyse
puisqu'elle est entièrement liée à une fin : la révolutionprolétarienne ; processus
qui ne serait plus celui de « la cure orthodoxe ».
Quel sens peut donc avoir pour ceux qui pratiquent la psychanalyse le
principe révolutionnaire universel : mettre la politique au poste de commande-
ment, dès lors qu'il s'avère, qu'à déclarer au nom de la science que la psycha-
nalyse s'y soustrait n'est rien d'autre que mettre la politique bourgeoise au
poste de commandement,et de surcroît en l'ignorant ou en feignant de l'ignorer,
c'est-à-dire en s'installant ouvertement dans l'illusion ?
Pour répondre à une telle question, il faudrait distinguer au moins deux
niveaux : celui de la pratique de la cure et celui des institutions où la cure se

(1) Il semble d'ailleurs qu'il y ait plus : entre la psychanalyse et la nouvelle génération
s'établit une perte de contact. Ceci signifierait que les jeunes cherchent une formulation de leurs
problèmes, de leurs espoirs, moins en opposition aux cadres conceptuels élaborés par Freud
que hors de ceux-ci.
552 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

pratique, appareils ouvertement liés aujourd'hui dans la majorité des cas,


à la machinerie récupérative — et oppressive — de toutes les institutions mises
en place par la classe dominante. Au niveau institutionnel, on est sommé de
répondre si l'on travaille pour ou contre l'idéologie bourgeoise. Plus loin nous
verrons ce qu'il en est de la récupération du discours analytique par cette
idéologie.
Au premier niveau, celui de la « pratique de la cure », la question de la
mise au poste de commandement de la politique n'offre pas de réponse simple.
Nous avons précédemment évoqué en quoi l'issue de la cure était grevée par
l'ensemble des pratiques sociales matériellement manifestes dans la cure elle-
même (appartement, salle d'attente, qualité du discours de l'analyste, etc.).
Mais l'objection théorique de principe renvoie à une « neutralité » de l'analyste
qui est matérialisation pratique de ce qu'il en est du désir. Dans les conditions
d'ensemble de la psychanalyse aujourd'hui, cette objection est insurmontable
mais précisément, la question est de savoir si on accepte ces conditions d'en-
semble au nom de l'objection ou si l'on étudie les moyens de transformer le
système de ces conditions pour que l'objection n'ait plus la même portée.
Le processus de la cure peut-il être au service de la révolution ? Il se fait
qu'il le peut, dans la conjoncture actuelle, par hasard. Ce serait une tâche déjà
que d'enquêter sur ces hasards. Ce serait une transformation qualitative radi-
cale que de croire que l'analyste peut estimer plus importante que d'autres,
la sublimation dans la pratique révolutionnaire.
L'issue de la cure, comme la pratique de l'analyse sont aujourd'hui conçues
comme individuelles ; toute tentative de collectivisation partielle — associations
d'analystes partageant l'argent rapporté par les cures, psychanalyses de groupes
— qui vont dans le sens de l'idéologie prolétarienne collectiviste, est toujours
un pas accompli dans la lutte contre l'idéologie bourgeoise. Là où l'expérience
collectiviste est tentée, et en plusieurs lieux elle l'est, il faut examiner comment
en fin de compte cette expérience constitue ou non un foyer révolutionnaire
— et pas seulement subversif — lié consciemment au courant des luttes qui
ont pour objectif le renversement du système capitaliste et l'instauration d'une
société socialiste.
Voyons maintenant ce qu'il en est de la récupération de la psychanalyse
par l'idéologie régnante. La dénoncer, loin d'être une question qu'on pourrait
cantonner au seul domaine du jugement moral et politique, à quoi on oppose-
rait le caractère scientifique, toujours à préserver, de cette discipline, est à
notre avis une question de vie ou de mort de la psychanalyse, au niveau même
de son développement théorique.
Selon nous, le malaise théorique qui habite aujourd'hui la psychanalyse,
doit être imputé, plus qu'aux dangers de mort qu'implique toute ouverture
sur l'inconscient devant quoi l'homme recule, plus qu'aux insuffisances du
psychanalyste incapable d'assumer le fait qu'il ne « guérit » pas, au sens où
la société l'entend, au mode d'insertion socio-politique du champ révélé par
THEORIE 553

Freud, mode d'insertion adultérant et limitant cela même qui devrait être
l'objet d'une découverte permanente.
Que l'on considère le mode général d'institutionnalisation de la psychana-
lyse, de sa mise en circulation dans notre société, on découvre aussitôt à quel
point, au lieu de se répandre comme discours scientifique en rupture avec les
idéologies du siècle, comme ce l'était à l'origine, la psychanalyse s'est peu à
peu conformée aux moules de l'idéologie dominante, conquise par elle dans
le moment même où elle avait à la conquérir. Loin de constituer son succès,
la facilité avec laquelle la psychanalyse a, ces dernières années, envahi le
discours de tous, nourri les idéaux, porte sa condamnation et son arrêt : à la
limite cette situation paralyse sa plus humble efficacité. Cela signifierait-il
qu'il faut refermer à tout prix la psychanalyse sur la caste à qui elle s'adressait ?
Non, car la vraie question est celle de sa place dans le discours dominant :
tout ce qui ne tombe pas dans le courant de ce discours dominant est forcément
minoritaire. La psychanalyse va-t-elle continuer d'être la complice de ce dis-
cours dominant ou redeviendra-t-elle, dans le maintien de sa rigueur, son
ennemie ? Et dans ce dernier cas, répétons la question, peut-elle être mise au
service de l'idéologie prolétarienne ? Question pour laquelle il n'y a pas de
réponse toute faite, que dans un premier temps nous devons seulement mais
partout poser à nouveau et réfléchir, dont nous savons que la solution com-
mande en fait aujourd'hui la réponse à la première : si la psychanalyse ne
trouve pas en elle de quoi servir explicitement l'idéologie prolétarienne, elle
perdra toutes ses possibilités de combat historique, sera en conséquence une
psychanalyse morte parce qu'installée. Qu'elle puisse contribuer à la lutte
générale contre l'idéologie bourgeoise est donc pour nous la condition de sa
survie scientifique.
Dans cette perspective, faisons quelques remarques très générales. La
psychanalyse, dans sa théorie comme dans sa pratique, dénonce les illusions
d'autonomie de la conscience et reconnaît cela qui gouverne cette conscience
à son insu. Elle serait donc particulièrement mal venue de prétendre ignorer
une histoire où les masses en lutte reconnaissent et stigmatisent, sous le nom
d'égoïsme, les formes les plus tenaces de l'idéologie bourgeoise. Or, ce qui
enchaîne un sujet au discours de la propriété, du bien privé, du retranchement
familial, de la culture personnelle, qu'est-ce sinon précisément les réflexes
de la petite enfance réfractée dans les mirages de la conscience autonome ?
Ce que justement la psychanalyse est seule à pouvoir montrer scientifiquement.
Comment pourrait-elle donc, sans renier ses pouvoirs de rupture, prétendre
se tenir, sous le fallacieux prétexte de neutralité, à l'écart du combat par lequel
le prolétariat, différent en cela de toutes les autres classes, s'arrache à la mécon-
naissance individualiste pour pratiquer directement la vérité inscrite dans les
masses populaires, façonnant et préparant ainsi un autre visage de l'homme ?
Qu'on ne nous mécomprenne pas : jamais la psychanalyse n'offrira les
explications ultimes qui rendraient compte du comportement d'un seul dans
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des termes qui pourraient s'appliquer aux comportements des masses : ce serait
faire le jeu de ceux qui veulent liquider la sociologie marxiste. Dire que l'in-
conscient, comme le prolétariat, a été l'objet d'un refus, n'implique nullement
qu'on puisse les comparer, puisque les réalités qu'ils recouvrent sont entière-
ment différentes.
La question qui nous occupe ici est celle du statut de la psychanalyse et
de ses représentants face à la révolution prolétarienne. A un niveau plus théo-
rique, il s'agirait d'examiner les contenus et les points d'application de la psycha-
nalyse et du marxisme comme sciences. On a l'habitude de penser que le
freudisme — prônant des déterminations essentiellement sexuelles, des pulsions
de mort, rebelles à toute transformation sociale, assignant aux instincts un
caractère conservateur, aux fantasmes originaires (de séduction, de castra-
tion, etc.) une place hors de l'histoire, à la structure oedipienne,l'universalité —
ne peut qu'être étranger, surtout s'il extrapole ces notions aux phénomènes
sociaux, à la science marxiste qui fournit une explication dialectique et matéria-
liste de l'histoire : c'est à partir d'une contradiction entre les forces productives
et les rapports sociaux de production que l'histoire se périodise ; c'est à travers
la lutte des classes qui a pour cible la transformation des rapports sociaux de
production, qu'elle développe son mouvement. Dans ce mouvement l'individu
prend place et joue un rôle qui ne peut qu'être engendré par le développement
historique lui-même; qu'il occupe telle ou telle place dans le processus est
sans doute affaire de structure psychique individuelle ; cette structure, même
si elle obéit à des lois générales, dépend en fin de compte et de la classe, et de
l'époque historique à laquelle l'individu appartient. C'est ce que la psychana-
lyse peut montrer et ce faisant éclairer une région laissée dans l'ombre par Marx.
Aujourd'hui nous avons d'abord à nous demander si la psychanalyse qui
met au centre de sa théorie le paradigme du conflit, va continuer de se prétendre
au-dessus du conflit social, au-dessus ou en dehors de la lutte des classes,
alors qu'à travers ses agents elle est, dans la lutte, mais du mauvais côté, du
côté de la classe dominante, de cette classe qui n'a plus qu'à penser le processus
de sa disparition et qui s'en avère incapable.
Si Freud nous a fourni les armes pour cerner toute forme d'illusion il
semble que l'analyste doive principalement s'attacher à débusquer les illusions
qu'entretient une classe pour maintenir ses pouvoirs, classe à laquelle il appar-
tient, dont il partage les privilèges... c'est ce qui lui rend cette tâche si difficile.
Le souci mal dégagé de la théorie, mais majeur, de conserver des privilèges
qui sont des privilèges de classe doit être inlassablement mis à jour (1).
Par ailleurs, nous n'aurons pas toujours à soigner des névrosés parce que

(1 )Il est pour lemoins curieux de voir des psychanalystess'escrimer à décrire les « complexes »
de ceux qui, s'opposantà une sociétéoù règnent sadisme, brutalité, égoïsme,exploitation, misère,
agissent en vue de sa destruction et de l'instaurationd'une société autre, tandis qu'ils ne cher-
chent jamais du côté des gens dits normaux qui acceptent, aiment cette société-là ! Où l'on voit
comment ceux qui ont beaucoup à perdre, se protègent...
THEORIE 555

« nos » névrosés sont produits par la société capitaliste. Il faut savoir que l'idéo-
logie décadente de cette société ne cesse de se repaître de tous les drames indi-
viduels que névrosés — ou psychotiques — supportent : à travers eux, elle se
donne une âme.
Envisager les choses du point de vue de l'avenir, c'est non pas arrêter
d'entendre les névrosés qui aujourd'hui existent et souffrent, ni donc arrêter
maintenant la pratique de la psychanalyse : c'est d'abord réfléchir ouvertement
à ce qu'implique cette pratique comme pratique de classe (1). C'est poser sans
détour les problèmes de la sublimation dans l'action politique. C'est aussi
s'obliger, selon la dialectique matérialiste, non seulement à penser ce qui est
en train de ne plus être et ce qui devient, mais aussi à intervenir activement
dans la conjoncture socio-politique, ceci dans la mesure où la psychanalyse
pourrait fournir des « armes idéologiques » susceptibles d'orienter cette conjonc-
ture dans un sens révolutionnaire (2). A un niveau plus modeste, c'est dénoncer
le type de travail théorique ici encore présenté, où les processus liés à l'incons-
cient sont réfléchis en eux-mêmes, sans les rapporter aux formes sociales dans
lesquelles ils fonctionnent, à l'exploitation qui en est faite. C'est donc viser
dans l'ensemble, à une politisation de la psychanalyse, politisation qui com-
mence par une mise à nu des conditions sociales de sa pratique.
Transmettre encore quelque chose « révolutionnairement » de ce que
Freud a découvert, prolonger de manière vivante cette découverte, l'enrichir,
ne peut se faire aujourd'hui que selon cette perspective : si la psychanalyse
peut faire servir sa révolution à celle inaugurée par Marx — il se peut qu'elle
ne lui soit en rien nécessaire, voire qu'elle agisse comme frein — révolution qui
en tout état de fait, ne peut être menée à bien que par le prolétariat, s'adjoi-
gnant les autres classes susceptibles de les rallier, il faut d'abord qu'elle pense
explicitement ses liens au capitalisme et donc la possibilité de son propre
déclin et qu'elle envisage comment elle peut s'employer pour un monde qui
ne sera plus celui où elle est née et si elle aura quelque chose à y faire.

Ceci étant posé comme l'exigence explicite des travaux à venir, revenons
maintenant au style ancien de notre démarche qui s'inscrit encore dans ce que
Politzer nommerait « les survivances de l'abstraction ».
Nous avons choisi de situer notre premier chapitre dans une perspective
économico-dynamique, selon ce que peut impliquer de « progressif » la répé-

(1) Que des névrosés bourgeois aient constitué le champ unique sur quoi s'est opérée la
découverte analytique attestait déjà peut-être du poids sur elle de ses conditions d'exercice,
était déjà peut-être le signe de sa complicité souterraine avec l'idéologie bourgeoise.
(2) Ce que nous indiquons par là est la nécessité de poser et de pratiquer un problème :
celui de la liaison entre la critique psychanalytique et la critique révolutionnaire de classe,
problème vital, qui n'a pas de solution a priori mais n'en recevra que dans la restauration
combattante de ses données.
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tition quand elle est cernée dans un aspect de sa fonction. Le trauma ne se


répète pas pour rien : il se reproduit en vue d'une opération de liaison de
l'énergie, et ceci par la réintroduction d'un déséquilibre, économique au sein
d'une contradiction équilibrée, c'est-à-dire bloquée, par le même trauma.
Façon de soigner le mal par le mal dont on sait qu'elle n'a de chance de réussir
sa tentative que si, en cours de route, soit en cours de coups répétés, les repré-
sentants pulsionnels insistants et ceux qui les contrecarrent, sont soumis au
travail patient d'une remémoration transitoire. Ces représentants, disons avec
Lacan ces signifiants qui forment la chaîne inconsciente, ont à être réinscrits
dans un discours associatif prononcé. Travail d'insertion dans le champ d'une
parole déroulée, des images mnésiques qui ont fixé les traces des excitations ;
travail de réinscription mouvante d'un texte inconscient déjà articulé en traits
sonores, figuratifs, qui, d'habiter l'énonciation d'un discours, non seulement
l'informe mais l'ébranle, le bouscule, vient remplir jusqu'à une limite qui peut
être infiniment petite, ses lacunes, et dans ce remplissement, jamais parfait,
l'oblige à se refondre, à libérer ses points fixes, le relance.
Dans ce travail où il s'agit sans cesse pour l'analysé de débloquer la parole
parlante, le texte inconscient se transforme lui aussi, regroupe ses unités selon
d'autres remplacements d'une unité par l'autre ou par plusieurs autres, selon
d'autres décalages et glissements.
A ce niveau il est licite de dire, comme Freud le montrait dès 1914 (1), que
la répétition des représentants pulsionnels peut être, sinon vaincue, du moins
circonscrite dans le transfert et ensuite utilisée, parce qu'on peut obliger ce
type de répétition à se plier au travail élaboratif d'une mémoire qui parle. Ce
travail peut faire que des éléments indomptés soient remplacés par d'autres et
finalement « domptés », mis en veilleuse, s'il est besoin : déplacés. C'est ainsi
que des pulsions qui ont la forme très générale du prendre, du dévorer, du
rejeter, du voir, du pénétrer et de leurs contraires passifs, grâce à ce labeur sur
leurs représentants, peuvent emprunter des voies diverses qui ne sont plus
immédiatement les leurs.
Le niveau où nous nous sommes tenus jusqu'à présent est donc celui de la
compulsion de répétition qui, à notre avis, est à l'automatisme, ce que le refoule-
ment secondaire est au refoulement primaire : selon les mots de Freud, « un
deuxième stade ».
Nous n'avons pas choisi d'examiner, ici, les rapports que la compulsion de
répétition entretient avec le refoulement. Pourtant, on peut dire d'une manière
générale que la force contraignante — le « pousser avec » qui est effectivement
le sens étymologique du mot compulsion — est toujours obligation de produire
du dérobé : mais pas n'importe comment : en cachant encore, soit en trompant.
Car le spectacle périodique offert par la répétition est monté en lieu et place de

(1) Remémorer, répéter et élaborer, Collected papers, London, Hogarth Press, vol. II, 366-
376.
THEORIE 557

ce qu'il exclut. Un représentant mnésique est toujours là pour qu'un autre ou


plusieurs autres n'y soient pas ; ce faisant il marque leur absence. Traquer des
récurrences, dont l'ordre de succession est réglé, c'est toujours cerner des
absences.
Si nous disons maintenant que la répétition s'enchaîne à UNE absence, ou à
UNE perte, nous passons de la compulsion à l'automatisme, d'un effet de
structure à la structure elle-même, d'une re-marque indéfinie au mythe de la
division inaugurée par une marque.

2) AUTOMATISME ET DIVISION

Perte de quoi ? Absence de quoi ? Freud dit dans Au delà : d'un état
« antérieur » qu'il qualifie en cours de texte « d'immuable », « genre de vie uni-
forme dans des conditions invariables ». Perte d'un état «inanimé, sans tension »,
le « non-vivant », la mort : perte de la mort.
Examinons les deux phrases suivantes : « A un moment donné, une force
dont nous ne pouvons avoir aucune représentation a réveillé dans la matière
inanimée les propriétés de la vie. » Sautons la phrase suivante, qui fera l'objet
d'un commentaire ultérieur, et poursuivons : « La rupture d'équilibre qui
s'est alors produite dans la substance inanimée a provoqué dans celle-ci une
tendance à la suppression de son état de tension, la première tendance à retour-
ner à l'état inanimé » (1).
Une force marque et dans ce marquage qui est rupture (d'équilibre) la
vie se réveille, soit : un état inanimé se cherche ; s'il se cherche c'est qu'il est
non seulement perdu mais qu'il tend à se rétablir. D'où l'on peut dire : un
marquage par une force produit d'un coup la vie qui enclenche un mouvement,
l'effort automatique de retrouvaille de ce qui, dans et par la marque, a surgi
comme perdu. L'automatisme de répétition est toujours la répétition d'un
déséquilibre lié à une marque. La vie est déséquilibre, la mort, équilibre.
La vie est au départ cet espace de déséquilibration en quoi se cherche l'équi-
libre mortel qui n'a pas d'autre signe pour se retrouver que celui qui vint
le rompre.
Commentons ce commencement mythique et disons quelque chose de sa
logique mythique elle aussi, en tant qu'elle substitue à l'inassignable origine
un formalisme qui n'en est que sa métaphore plus ou moins adéquate. Ceci
sans oublier que toute problématique de l'origine ne se pose qu'à travers les
processus qui la répètent, ce qui veut dire qu'à la limite, il n'y a pas d'origine,
il n'y a que des processus.
Posons que cette marque de la force dont parle Freud, de se marquer, fait
surgir le fond où elle s'inscrit. Dès qu'il y a une marque, il apparaît d'emblée

(1) Rappelons que les citations sont tirées de Au delà du principe du plaisir, Petite biblio-
thèque Fayot, n° 44.
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deux termes : la marque en question et ce fond que comme marque elle fait
être comme fond. Une marque pour deux termes : dans l'unique marquage,
le UN se divise en DEUX. « Au départ », un des deux termes reste non marqué.
Qu'une seconde marque marque le fond, nous avons dès lors deux marques
pour trois termes : la première marque qui se marquait elle-même et faisait
être le fond ; la deuxième marque qui rend compte du fond ; mais un troisième
terme reste non marqué, c'est l'écart entre la première et la deuxième marques.
Toujours quelque chose échappe à la marque ou plutôt : toujours il manqueune
marque pour marquer ce qui a été manqué dans la première marque. La répé-
tition automatique de la marque s'avère le lieu même d'une tentative impossible,
le lieu de l'impossible, car il s'agirait de retrouver le « sans-marque » qui n'a
pourtant d'existence que dans la marque.
Revenons au texte de Freud : la mort ne devient mort-se-cherchant
que dans la force d'une marque qui la fait être dans sa disparition-apparition,
dans sa perte qui est aussi sa naissance, comme un vouloir se retrouver. Sous
cet angle, ce qu'on appelle la vie, est moins ce qui dérange la mort que l'effet
de ce dérangement. L'effet de ce dérangement tient dans ces mots : la mort
se cherche. La vie apparaît donc ici comme le lieu où la mort se cherche, où
se produit le retour d'un défaut introduit par la marque : retour dans un détour
qui ne peut que s'acheminer vers la mort, vie comme mort reportée, ceci
couvre une partie du texte de Freud qui ajoute : « Paradoxalement l'organisme
vivant se défend d'aller VITE à la mort. » Il prend son temps. Conserver la
vie, en ce premier sens, c'est d'une certaine manière conserver la mort mais
reportée à plus tard.
Voyons ce qu'il en est du côté du plaisir sexuel et, comme nous y invite
le titre du texte dont nous tirons nos réflexions, en son Au delà. Selon la
perspective spécifique de la jouissance, on peut assimiler celle-ci à la mort,
soit à un état sans tension, sans différence, le plaisir au contraire étant ce prin-
cipe qui veille au maintien d'une petite différence de tension (1). A défaut de
pouvoir jouir mortellement, nous sommes pris dans la mesure indéfinie de ce
qui nous sépare de cette jouissance mortelle : chercher à jouir plus se confond
avec la tentative illimitée de réduire un écart proprement irréductible. C'est,
selon le Freud de Au delà du principe du plaisir, ce qui nous pousserait en
avant : le moteur. Une différence entre plaisir et jouissance mortelle, entre
une différence réduite et une absence de différence, entre « la satisfaction
obtenue et la satisfaction cherchée ».
En fait, Freud place « en arrière » une satisfaction complète, une jouissance
mortelle interdite; comme on ne peut pas retrouver cette satisfaction « en
arrière de soi », on est contraint de la chercher « en avant », sans espoir de jamais
l'atteindre.

(1) Lacan pose explicitement un interdit absolu sur la jouissance, au-delà inaccessible du
plaisir.
THEORIE 559

Il y aurait beaucoup à dire sur la fonction de renonciation à la jouissance,


à distinguer du renoncement ; sur l'oubli de l'écart entre plaisir et jouissance,
sur l'abandon d'une mesure. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la tristesse de
l'humanisme bourgeois qui présente en ses romans des héros à prétention
universelle (or, on sait que le héros universel n'existe pas tant qu'on est dans
une société de classe) dont le cheminement est toujours le même : vouloir
vivre son désir de jouissance, assimilé la plupart du temps à celui de toute-
puissance, et déboucher dans le royaume sombre des illusions perdues.
Dans l'automatisme de répétition, la mort-jouissance s'entête à refuser
d'avoir été mise à l'écart par une marque à laquelle elle est pourtant entièrement
liée. Ici la répétition de la marque comme automatisme correspond à l'entête-
ment de la mort-jouissance à se retrouver, alors qu'elle ne le peut qu'à travers
ce qui l'a marquée comme telle, la frappant du sceau de l'impossible. Ici, ce
que Freud nomme la vie, apparaît commeun espace où la mort-jouissance répète
la marque qui l'a une fois pour toutes réduite à l'inaccessibilité, la mort ne
reçoit son être que de ce trait qui inaugure mythiquement la vie ; elle lui est
intrinsèquement liée. On peut encore dire que lorsque la marque répète la
rupture d'équilibre dont elle est porteuse, elle répète et le déséquilibre vital
et ce qu'elle a fait surgir comme équilibre mortel.
A cette « force à l'oeuvre dans la substance vivante » il faut opposer celle
des instincts sexuels qualifiés de « vitaux proprement dits », consacrés à la
perpétuation de l'espèce. Au lieu de préserver la vie-de-la-mort-dans-la-vie,
ils préservent la vie de... la mort, le de étant ici à comprendre comme hors du
champ de la mort. L'organisme, le soma, meurt mais les cellules germinales
qui s'en détachent gardent la structure primitive de la substance vivante,
rencontrent d'autres cellules, reconstituent en cette rencontre le point où tout
recommence. Les instincts sexuels préservent la structure primitive de la
matière vivante, mais au profit d'une augmentation de tension, d'une rencontre
entre cellules différentes provoquant de nouvelles différences par de nouvelles
rencontres pour de nouvelles durées. A ce niveau, Freud accorde une place à
l'immortalité qui est toujours celle de l'espèce.
Nous n'irons pas plus loin aujourd'hui, sachant que ces quelques mots
ne sont que des remarques, très générales, forcément partielles. Constitution
du sujet, impact absolu du signifiant dans cette constitution, perte de l'objet
de satisfaction, recherche d'une identité perceptive liée à la première satisfac-
tion, répétition dans le transfert, pulsion de mort et destruction dans le rapport
au monde extérieur, répétition et séparation, tout ceci est laissé dans l'ombre
de ce commentaire abstrait, où l'on s'est surtout efforcé de ne pas quitter
le terrain d'une dialectique de la contradiction, terrain que Freud lui-même
n'a jamais délaissé.
Le concept de répétition est lui-même un concept contradictoire car il est
le lieu d'une lutte entre le statique, l'identique, le fixe, l'équilibre, et le mouvant,
le différent, le déséquilibre. Contradiction dont ce travail témoigne par
560 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

ailleurs (1) et dont nous n'aurons rien dit si nous ne l'ancrons pas dans un monde
où la contradiction règne entre les classes en lutte, monde qu'il s'agit, en se
déprenant de l'illusion religieuse toujours à l'oeuvre dans une pratique révolu-
tionnaire, mais en sachant utiliser ce qu'il faut de « signes » pour mener à bien
une action, de changer radicalement. La psychanalyse pourra-t-elle aider au
déroulement risqué d'un processus qui implique une rupture permanente ?
Restera-t-elle le champ d'une pratique et d'une théorie consacrées aux maladies
mentales d'un monde ? Aura-t-elle encore quelque chose à dire demain ?

(Juin-juillet 1969.)

(1) L'ensemble du texte est le lieu d'une contradiction non résolue dont nous avons voulu
poser les deux termes sans prétendre à aucune synthèse. La lutte entre les termes contradictoires
ne trouve d'ailleurs pas son issue dans une quelconque synthèse mais dans la victoire d'un terme
sur l'autre instaurant une situation qualitativement nouvelle.
DISCUSSION

Un certain nombre de thèmes ont été engagés au cours de la discussion :

I. L'attitude à l'égard de la notion d'instinct de mort


Pour certains, il serait nécessaire de dissocier, tout au moins au départ
de la réflexion, la notion de compulsion de répétition de celle d'instinct de mort.
A cette position se rattacherait une mise à l'écart au moins temporaire de l'op-
position de deux énergies foncièrement différentes. Le dualisme s'affirmerait
plus sûrement dans des principes de fonctionnement psychique que dans des
substances énergétiques. C'est le point de vue défendu par Michel de M'Uzan.
Pour Janine Chasseguet-Smirgel également, la notion d'instinct de mort serait
affaire de foi, l'opposition à cet égard entre analystes porterait surtout sur
l'OEdipe. Quant à la singularité décrite par Michel Fain, et qui se caractériserait
par l'acceptation de la deuxième topique et le refus de l'instinct de mort, elle
se verrait actuellement, selon J. Chasseguet-Smirgel, rejointe par une autre
opposition entre croyance à l'instinct de mort et refus de la deuxième topique.
Pour d'autres (André Green et Michel Fain) la dissociation entre compul-
sion de répétition et instinct de mort est impossible, il y aurait même une inter-
dépendance étroite. Le champ même de la clinique rendrait difficile de se
passer de la notion d'instinct de mort. Ainsi, considérant les principes, on aurait
toujours affaire au principe de plaisir, mais il conviendrait, en celui-ci, de
distinguer ce qui résulte d'une acquisition (le plaisir) et ce qui, en son sein,
perpétue les visées du Nirvâna (réduction totale des tensions).

2. Répétition et transfert
Le cas clinique présenté par Evelyne Ville fournit le point de départ d'une
discussion du problème que pose l'apparition dans la cure de phénomènes de
répétition en rapport avec le statut du transfert.
Catherine Parat en particulier décrit brièvement le cas d'un patient chez
qui, après une période où s'était affirmé un transfert paternel et où un travail
important avait été effectué, survint une phase riche en phénomènes de répé-
tition, où s'établissait un transfert maternel avec projection de l'imago de la
mère phallique.
L'opposition entre ces deux formes de transfert et le lien avec le problème
de la compulsion de répétition est repris par Jacqueline Cosnier, qui l'articule
avec le problème du masochisme tel qu'il est conçu par Bela Grunberger.
Pour Jean Favreau, qui reprend le cas évoqué par CatherineParat, deux répé-
titions s'opposeraient, l'une protectrice (la répétition de la fixation homo-
sexuelle au père), l'autre, beaucoup plus dramatique, qui serait liée moins à

REV. FR. PSYCHANAL. 36


562 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

un transfert maternel qu'au fait d'éprouver son hétérosexualité vis-à-vis d'une


femme.
C'est dans une perspective identique que Janine Chasseguet-Smirgel, repre-
nant l'intervention de Catherine Parat et l'observation d'Evelyne Ville, pense
qu'il y aurait avantage à se référer à la notion de transfert négatif, ou peut-être
de réaction thérapeutique négative. Celle-ci est interprétéeici comme la consé-
quence de la projection d'une imago de la mère phallique sur l'analyste, à quoi
correspondrait la non-acceptation de certaines pulsions par le Moi. Il s'en-
suivrait une distinction entre transfert agressif doté de valeur libidinale et
transfert négatif délibidinalisé. Ce transfert négatif serait lié à la fois à la
projection évoquée et aussi à l'impossibilité d'effectuer une identification
avec la mère phallique castratrice à l'égard du père. Janine Chasseguet-Smirgel
rapproche enfin cette distinction entre deux modes de transfert agressif avec
celle proposée par Michel de M'Uzan entre répétition du même et répétition
de l'identique.
Deux remarques ayant des incidences techniques se rapportent à ce thème.
L'une revient à Pierre Luquet, qui s'attache au problème posé par les transferts
maternels du type qui vient d'être cité. Pour lui, il conviendrait de faire sortir
le sujet d'un certain cercle narcissique, de réintroduirel'objet qu'une technique
trop classiquement rigoureuse aurait tendance à faire disparaître, avec comme
corollaire éventuel un enlisement dans le biologique et une prééminence de la
compulsion de répétition. L'autre remarque est le fait de Jean Favreau, qui
engage la question de l'interruption de la cure par le patient, dans une dimen-
sion léthale, précisément pour éviter la répétition des séances et l'affrontement
sadomasochique qu'il comporte.
André Green, toujours à propos du cas d'Evelyne Ville, se demande si en
fin de compte ce n'est pas la mère qui est impuissante. Identification du patient
à l'impuissance du pouvoir phallique de la mère, et relation de désir établie
avec elle par l'expression triomphante du masochisme à la faveur de la répétition.

3. Les rêves répétitifs


A propos d'une remarque introduite par Yves Dalibard, Michel de M'uzan
rapporte « un rêve répétitif dans lequel mort et narcissisme suivent une trajec-
toire qui les conduit à se rencontrer, pour ainsi dire asymptotiquement. Il
s'agit d'une jeune fille d'une vingtaine d'années, qui avait fait plusieurs tenta-
tives de suicide particulièrement dramatiques. Elle était hantée par un rêve
apparemment bien banal, qui se répétait sous une forme strictement identique.
Se trouvant le soir dans la rue, elle entendait les pas de quelqu'un qui marchait
derrière elle. Elle allait de plus en plus vite à mesure que ces pas se rappro-
chaient, jusqu'au moment où l'angoisse atteignait son acmé et où elle se réveil-
lait. Elle disait alors qu'elle était navrée de se réveiller toujours trop tôt, sans
avoir eu la possibilité de savoir qui la suivait, en espérant toutefois pousser le
rêve plus loin. Un jour effectivement le rêve se reproduit, sur le même modèle
et avec la même montée d'angoisse, mais cette fois elle réussit à se retourner
avant de se réveiller, et ce qu'elle voit dans une terreur sans nom, c'est elle-
même, mais elle-même très vieille, avec toute sa chevelure blanche défaite qui
THÉORIE 563

lui pend devant le visage. Le rêve ne se reproduira plus. Rêve qui pourrait
donner lieu à de longs développements, mais à propos duquel on peut noter
ici : 1) Que la jeune fille ne connaissait pas la situation analytique, ayant été
en psychothérapie ; 2) Que jusqu'au dernier épisode le rêve s'était situé dans
la problématique de la castration ; 3) Qu'il a cessé lorsqu'il s'est inscrit dans un
autre plan.
« On retrouve là l'extrême ambiguïté de l'inquiétante étrangeté où le Double
figure la castration, comme les serpents qui se multiplient sur la tête de Méduse,
et renvoie en même temps à la mort en vertu du vieil adage selon lequel qui-
conque voit son double en face doit mourir. Il est curieux de remarquer que le
rêve répétitif a pris fin lorsque le sujet a été confronté avec son double sur le
point de mourir, et que le rêve est « mort » précisément à ce moment. »
Pour André Green le problème du double est effectivement au centre du
problème de la compulsion de répétition. Il exprime son accord avec Michel de
M'Uzan ; en ajoutant que le double est toujours une copie complémentaire,
symétrique et opposée.

4. Rapport du contre-transfert avec la notion de résistance du Ça


Pour les uns, en particulier Paul Labbé, la notion de résistance du Ça
pourrait devenir un recours facile en cas d'échec thérapeutique. Pour André
Green, dont le point de vue est rejoint par lise Barande et Pierre Luquet, il
faut relever combien l'analyste aujourd'hui renâcle à admettre que les forces en
jeu dans une analyse le dépassent de beaucoup. La valorisation excessive de la
notion du Moi au détriment de celle du Ça, beaucoup plus difficile à penser,
serait le signe d'une certaine infatuation des pouvoirs de l'analyste. C'est le
Ça qui est le lieu essentiel de la compulsion de répétition, le Moi en enregistre-
rait les effets et les utiliserait à son profit dans les limites de ses possibilités.
Pour Jean Favreau, l'opposition serait trop tranchée entre les deux points
de vue, et les contradictions évidentes que l'on affronte devraient être mesurées
avec l'ambivalence profonde qui règne dans le Ça.
Michel Soulé attire l'attention sur l'aspect proprement économique de la
notion de résistance du Ça : l'énergie qui n'a pas pu trouver d'issue dans des
investissements heureux, malgré le travail analytique, serait exposée à se
dégrader. Et c'est à ce propos que l'on pourrait évoquer l'instinct de mort.

5. Répétition et désorganisation
Il s'agit de remarques proposées par Pierre Marty et qui pourraient aussi
s'articuler avec la discussion sur les rapports entre répétition et instinct de
mort. Pierre Marty souligne en particulier les points suivants : I° Les divers
aspects de l'automatisme de répétition ne sont que des symptômes susceptibles
d'être rencontrés à des niveaux très variés de l'évolution individuelle ; 2° L'op-
position entre répétitions riches sur le plan libidinal, comme dans la névrose
obsessionnelle, et répétitions d'où la valeur libidinale est absente, comme dans
le système opératoire ; 3° L'importance des références génétiques ; 4° La révé-
lation clinique purement négative de l'instinct de mort.

REV. FR. PSYCHANAL. 36


564 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

6. La blessure narcissique
Après l'exposé de S. Nacht, Michel Fain s'attache au thème de la réparation
de la blessure narcissique. Pour lui, une des formes cliniques auxquelles le plus
souvent on peut ramener la répétition, c'est la tentative de chercher à réparer
au niveau du narcissisme secondaire ce qui s'est passé à un niveau primaire.

Dans le cadre de la discussion libre, certains exposés ont été l'objet d'inter-
ventions plus développées. C'est le cas des exposés de Michel de M'Uzan,
de Marie-Claire Boons, d'André Green, de Jean Gillibert et de Michel Soulé.
Nous en donnons un rapide compte rendu.

A propos de l'exposé de Michel de M'Uzan, André Green présente les


remarques suivantes :
« Il ne me semble pas possible d'être d'accord avec Michel de M'Uzan
dans la démarche qu'il propose de dissocier compulsion de répétition et pulsion
de mort. S'il est vrai que les deux notions sont relativement indépendantes,
elles sont en revanche étroitement interdépendantes. Il ne faut pas confondre
notre clinique et la clinique. « Notre » clinique, celle de l'observation du champ
psychanalytique, peut nous tenter dans notre désir de faire l'économie d'un
concept gênant et plus embarrassant pour rendre compte des problèmes
rencontrés. En ce qui me concerne, je ne considère pas que la clinique qui
outrepasse les limites du champ psychanalytique et où l'influence de la pulsion
de mort me semble plus convaincante que toute autre interprétation soit
récusable ; l'observation me contraint à réintroduire la pulsion de mort là où
il semble possible de s'en passer. La généralité du concept non seulement
l'autorise, mais, selon moi, rend cette réintroduction nécessaire.
« Au reste, l'aspect mythologique de la formulation freudienne trouve dans
l'épistémologie moderne des formules propres à nous convaincre de l'utilité
du concept. Je pense aux rapports déliaison-liaison, séparation-combinaison
ou disjonction-conjonction.
« A propos de l'exemple clinique si intéressant de Michel de M'Uzan : qui
sont les deux manquants ? le père et le fils. Mais il y a aussi le Saint-Esprit.
Faites vos calculs, dès qu'un rapport de manque s'installe, ce qui frappe est
qu'on n'arrive plus au même total : on ne retombe plus sur ses pieds, c'est-à-dire
sur le dix, on aboutit à onze. Comme si le comptage à ce moment devait inclure
celui qui compte. Tout le problème devient celui de la relation entre le procès
du comptage, la computation, ce que Frege appelle l'opération du successeur,
et le sujet qui compte. Faut-il le compter pour un ou pour zéro ? Ici le sujet
qui compte, c'est le Saint-Esprit. La question cesse d'être : que compte-t-il ?
mais : pour qui compte-t-il ?
« Le statut double du sujet en tant qu'il se situe à l'intérieur ou à l'extérieur
de la computation est essentiel, parce qu'il nous indique que la solution pourrait
être dans l'étude du procès de la concaténation, où le sujet est doublement
représenté, comme terme et comme procès.
THÉORIE 565

« La distinction introduite par Michel de M'Uzan entre compulsion de répé-


tition et compulsion de symbolisation est d'un grand intérêt. Groddeck avait
du reste proposé cette dénomination, dans un tout autre contexte il est vrai.
A mon avis, nous ne pouvons avancer dans l'étude de la compulsion de répéti-
tion qu'à la condition d'élargir le problème en replaçant la dualité proposée,
répétition-symbolisation, dans le cadre de chacune des instances et de leurs
relations mutuelles. Je crois que nous n'échapperons pas alors à la dernière
théorie des pulsions, surtout quand nous aborderons le Surmoi : puissance
protectrice du destin, comme le laisse entendre Freud.
« Je terminerai par un exemple clinique récent. Après une phase pénible de
l'analyse, elle affirme : « l'Amour est plus fort que la mort ». Rentrée chez elle,
elle éprouve le besoin de vérifier sa citation. Elle découvre alors que celle-ci
dit : l'Amour est fort comme la mort. »
A ces remarques d'André Green, Michel de M'Uzan répond :
« Notre activité d'analyste s'exerce principalement de deux façons : par
notre praxis, qui comprend la structuration métapsychologiquedes phénomènes
abordés ; et par une réflexion sur les concepts avec lesquels nous avons à
opérer, qui relève de la spéculation philosophique, voire « métapsychana-
lytique ». Or, si ces deux directions sont parfaitement légitimes, leurs interfé-
rences posent des problèmes délicats. De plus un engagement prématuré
dans la voie strictement spéculative a cet inconvénient qu'on s'expose à ne pas
repousser assez loin le moment à partir duquel commence vraiment l'incom-
préhensible. C'est ce qui risque d'arriver dans toute spéculation directe sur le
concept d'instinct de mort, concept qui renvoie presque toujours en fait à une
profession de foi : on y croit ou on n'y croit pas. Au lieu de se déclarer pour ou
contre cette notion, il paraît donc plus indiqué de la tenir le plus longtemps
possible à l'écart, pour s'attacher à l'examen métapsychologique des faits
cliniques — ce à quoi Freud invite, du reste, puisqu'il écrit dans Inhibition,
symptôme et angoisse qu'en ce qui touche le domaine clinique, il convient de
maintenir l'ancienne dualité instinctuelle.
« L'autre point concerne « l'accusation » de monisme énergétique. Sans trop
s'appesantir sur le fait que lorsqu'on parle de viscosité de la libido à propos de
la compulsion de répétition, c'est bien par définition de libido qu'il s'agit, la
question de savoir s'il existe une seule énergie ou deux énergies de nature fon-
cièrement différente apparaît fort problématique. Comment pourrait-on tran-
cher en se fondant réellement sur la clinique ? Au reste, comme le plan clinique
impose bel et bien une perspective dualiste, il est plus sûr d'opposer des prin-
cipes de fonctionnement mental plutôt que des substances énergétiques. »

A propos de l'exposé de Marie-Claire Boons, André Green a présenté les


remarques suivantes :
« J'ai apprécié dans le travail de Marie-Claire Boons l'essai de raccordement
entre le point de vue du symbolique tel qu'il se dégage des travaux de Lacan,
et la préoccupation concernant le point de vue économique, que beaucoup
d'entre nous se font un devoir de ne pas négliger. L'idée de cet « un en plus »
d'énergie qui suscite cet autre « un en plus » de contrecharge me paraît, du
566 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

reste, quel que soit l'effet dépaysant de la terminologie employée, conforme à ce


que Freud en dit dans les Lettres à Fliess. Le problème qu'elle a évoqué du
passage du contre-investissement primaire au contre-investissement secondaire
est, en effet, un des abords du problème du langage que Boons a abordé dans
une perspective lacano-derridienne que je résumerai en reprenant l'expression
de la dissymétrie mouvante des charges, telle qu'en elle-même Freud décrit
l'investissement latéral dans l'Esquisse, objet de la lecture de Derrida. Ce qui
reste à décrire c'est la définition de ce que j'appelle la différence efficace, la diffé-
rence susceptible de traverser ces « conglomérats » affectifs selon la dénomina-
tion de Michel de M'Uzan, ou les « idéographes » selon celle de Bion. C'est ici
poser conjointement au problème de la marque celui du fractionnement de
l'énergie et du transfert de l'énergie attachée aux éléments à l'investissement du
processus de liaison. Ceci qui permet au langage de fonctionner comme un
modèle réduit où les relations prennent le pas sur les éléments reliés. Le travail
du langage selon Freud a pour but de rendre conscient le travail de la pensée ;
cette idée me semble consonnante, en partie tout au moins, avec les recherches
de Chomsky. Il faut cependant ajouter que le résultat de ce travail a des effets
beaucoup plus étendus que son but. La discussion sur les rapports entre le but
et le résultat nécessite des développements que je ne puis aborder ici. En tout
état de cause, une conception domine cette étude des rapports entre processus
pulsionnels et processus de langage, c'est celle du système de transformations
impliqué par des régimes représentatifs et économiques. Les conceptions les
plus modernes du symbolique n'épuisent pas deux données freudiennes essen-
tielles : le souci de figurabilité et la dramatisation. Il n'est pas impossible de
penser qu'ils déterminentétroitement le système de marquage. Entre le système
de marquage de la biologie moléculaire (cf. les travaux de Nirenberg qui a
élucidé le code génétique), et celui que les linguistes repèrent dans le lan-
gage et le marquage en psychanalyse se tient le problème de la figurabilité
(c'est-à-dire le mode de traitement de l'absence et l'effet de l'absence) : la
dramatisation dont la marque symbolique me paraît être le reste (au sens
lacanien). Reste structurant, et d'autant plus qu'il n'a la fonction que d'un
reste.
« Quant à la partie de l'exposé qui traite de l'action politique, tout en recon-
naissant son intérêt, je ne me sens pas prêt à y répondre. Une critique de l'idéo-
logie chez Freud et chez Marx me paraît à cet égard constituer le temps préa-
lable à toute prise de position théorique sur ce grave problème. »

Après avoir rappelé combien il est difficile d'intervenir sur un exposé aussi
ardu que celui d'André Green sans en avoir eu connaissance auparavant,
Michel de M'Uzan fait les remarques suivantes :
« L'auteur pose une « copule » anthropologique, pour permettre une arti-
culation avec les travaux de Watson, qu'il a présentés comme pouvant être
rapprochés jusqu'à un certain point du mythe du Banquet et de la recherche
de la moitié perdue. Le rapport entre l'origine de la vie et le phantasme origi-
naire pourrait trouver là son modèle.
« Pour l'analyste, c'est-à-dire pour quelqu'un qui a affaire d'une part avec
des analysés et leur histoire, d'autre part avec un édifice théorique, la vie, la
THÉORIE 567

notion de vie est indissociablement liée à l'érotisation des divers territoires de


l'organisme. Entre cette notion de la vie et celle qui ressort des travaux présentés
par Green, il existe donc une véritable coupure. »
Michel de M'Uzan pense que « les ponts entre les deux ordres n'ont pas
été assurés, de sorte que pour l'instant, l'idée d'érotisation des territoires
semble irréductible à l'autre définition de la vie. » Il cite à l'appui le jeu de la
bobine évoqué par Green. Selon lui, « Green a problématisé à l'excès le statut
du sujet, car l'enfant, au moment même où il joue avec la bobine, sait parfai-
tement que sa mère ne s'est pas réellement volatilisée. Le jeu de cacher-montrer
correspond donc à la figuration, à l'élaboration, mieux encore à la dramatisation
d'une première scène contemporaine de la coupure, qui a eu lieu lors de l'éroti-
sation des territoires ». Il y aurait là quelque chose d'irréductible, et si de
M'Uzan admet avec Green que le jeu de la bobine commémore bien la nème
perte du sein, il pense pour sa part que « le jeu célèbre aussi et peut-être avant
tout un événement nouveau d'une extrême importance, à savoir l'édification
du sujet à partir de l'érotisation des territoires, sa définition en tant que tel.
Désir, sens du jeu, intuition que la mère ne s'est pas volatilisée, commémoration
d'une perte et célébration de l'édification du sujet, tout cela reste nécessairement
en partie ignoré de l'enfant, autrement il ne recommencerait pas à élaborer
un nouveau récit : la répétition en cause ici est donc celle du même. »
Michel de M'Uzan aborde enfin le problème méthodologique que pose le
recours à une discipline radicalement différente de l'ordre analytique : la
« copule » anthropologique évoquée par Green risquerait alors d'introduire
une coupure.
Cette argumentation de Michel de M'Uzan suscite une réponse d'André
Green :
« Je ne peux que répondre brièvement à Michel de M'Uzan en le remerciant
de ses remarques. Il m'a semblé que pour aborder le problème de la compulsion
de répétition, si richement parlante que soit la clinique, il était indispensable
de prendre quelque distance. Si les pulsions sont des êtres mythiques superbes
et indéfinis et si la compulsion de répétition touche à ce qu'il y a de plus essen-
tiel dans le fonctionnement de la pulsion, comment la clinique seule pourrait-
elle venir à notre secours ? Notre erreur est de « banaliser » la pulsion parce que
nous en faisons l'expérience. Or, l'expérience de la pulsion, tout le monde en
conviendra, n'est qu'une pâle retombée de ce qu'est le fonctionnement pulsion-
nel. Les rejetons qui constituent l'inconscient ne sont jamais que l'arrière-
plan de ce qui nous est connaissable. C'est justement parce que, si rigoureuse-
ment construite qu'ai été la Métapsychologie en 1915, elle n'était qu'un jeu
d'ombres chinoises, que Freud rencontrant les limites d'une certaine pensée,
celle qui l'a guidé de 1900 à 1915, décide de contourner l'obstacle et d'aborder
le problème de plus loin. Au delà du principe de plaisir provoque chez les psycha-
nalystes une sorte d'horreur sacrée, j'ai tenté d'exorciser cette réaction, en
reprenant le discours de Freud, avec les références qui étaient les siennes,
aujourd'hui. C'est là la copule que j'ai essayé de construire. Je l'ai fait en
introduisant la biologie moléculaire parce que le mouvement moderne des
idées conjoint celle-ci à la linguistique et l'anthropologie, et que trop souvent
568 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

certains psychanalystes semblent avoir voulu délibérément ignorer la première


au bénéfice des deux autres. Je n'ai à l'égard de la biologie moléculaire aucune
attitude fétichiste, l'intérêt que je lui porte est d'avoir opéré un bouleversement
radical dans nos conceptions sur la vie, problème qui n'a jamais quitté l'horizon
de Freud, comme je crois qu'il ne doit jamais quitter le nôtre. Pourquoi en
deviendrions-nous oublieux d'opérer les distinctions nécessaires ? A cet égard, je
dirai que je me sens prêt à assumer les risques interprétatifs de ces rapproche-
ments hasardeux, parce que je les crois moins dangereux que l'isolement qui
recouvre souvent la recherche de la tranquillité d'esprit. Coupure il y a, certes,
coupure recherchée et acceptée, parce qu'au moins elle oblige à savoir où l'on
coupe et ce que l'on sépare en coupant et comment on rassemblera les morceaux
isolés.
« Mais voici que la science vient encore à mon secours : les biologistes
viennent de confirmerbien des hypothèses de Freud sur la sexualité du nourris-
son, l'érection qui précède le rêve et tout dernièrement encore ce que Michel
de M'Uzan appelle l'érotisation des territoires trouve une expression au niveau
biologique. On dit maintenant, alors qu'on pensait jusque-là que la régulation
endocrinienne était sous commande hypothalamique, qu'il existe une sexuali-
sation précocissime des structures hypothalamiques. La place fondamentale
de la sexualité dans les structures nerveuses est progressivement reconnue, de
même que le phénomène d'empreinte décrit en éthologie a souvent pour consé-
quence le désintérêt sexuel pour le congénère.
« Je ne peux, en ce qui me concerne, qu'admirer l'audace de Freud dans
Au delà, qui ne se laissait pas circonvenir par les limites de la science, et le
courage, et la confiance en lui-même, de pointer l'index de la vérité vers le
mythe platonicien. Ce n'était qu'une direction de pensée, non une croyance en
la parole littéraire du mythe. Le noyau de vérité qui y parlait a fait plus pour
Freud que les objections, partiellement valables du reste, des biologistes de
son temps.
« Ce qui me frappe parmi les psychanalystes est leur timidité à repérer
les problèmes fondamentaux qui sont en discussion. Comment parler de
sexualité sans évoquer le destin sexuel ? Les mots peuvent effrayer en ce cas,
en se détournant d'eux on se détourne de ce dont ils parlent, mais on s'ampute,
ou on fait mine de n'en rien penser, de ce qui est en question à travers
eux. Mais les mots peuvent obliger à trouver des médiations et c'est ce
que j'ai fait.
« Jusqu'où peut-on aller trop loin ? Question sans réponse, ou plus exacte-
ment réponse qu'on ne peut attendre que de soi. Ce que j'ai proposé aujour-
d'hui est une méthode, dont Nietzsche avait déjà compris l'intérêt. Quand une
structure nous échappe, parce que nos moyens conceptuels ne nous permettent
pas de l'appréhender, il faut, en posant ses inconnues, étudier ses connexions.
L'étude des connexions dans une pensée hypothétique résolument analo-
gique pourrait (mais rien ne l'y oblige) nous révéler rétroactivement la
structure. Le résultat se juge aux effets différés de cette option. Est-il besoin
d'ajouter qu'il n'y a là aucune obligation de suivre une telle démarche pour
quiconque ? »
THÉORIE 569

A propos de l'exposé de Jean Gillibert, André Green développe les remar-


ques suivantes :
« Le riche exposé de Gillibert mérite mieux que les remarques cursives
que je risque ici. Je crois que ce que Gillibert veut nous faire entendre est qu'il y
a dans la psychanalyse deux dieux, deux paroles : Apollon et Dionysos. Et qui,
si loin qu'ait été Freud dans la voie dionysienne, sa parole reste apollinienne,
tandis que Melanie Klein porte la parole dionysienne. La voie de Freud c'est
celle que lui indique le névrosé. Cette voie nous permet de penser la distinction
du sensible et de l'intelligible ; tandis que la voie de Melanie Klein est celle du
psychotique, celle où la distinction entre sensible et intelligible n'a pas cours.
Chez Melanie Klein la différence entre affect et représentation se fond dans le
fantasme. Ce déplacement du centre de l'excentration, si je puis m'exprimer
ainsi sans cérémonie, a pour conséquence d'aborder le problème de la castration
moins à partir de l'objet manquant que du trou. Les mythes parlent encore ici
et se croisent étrangement. Apollon tue le Dragon. Mais où ? dans la Caverne :
le stomion bouche et vagin, organe de la parole, de l'incorporation et récep-
tacle de la génération. Dionysos, lui, fut recueilli par Zeus dans sa cuisse, après
que celui-ci imprudent, suivant l'avis de la jalouse Héra, brandissant la foudre
pour donner un spectacle de sa grandeur à Sémélé enceinte, la fait périr de
frayeur. Le destin de Dionysos sera pourtant d'être démembré et dépecé par
les Titans, qui le feront cuire dans une marmite. Les rapports entre la castra-
tion et le morcellement demandent à être précisés.
« Au niveau métapsychologique,cette mutation a des conséquences. Tout se
passe comme si les processus primaires de Freud étaient conçus chez Melanie
Klein dans une perspective de secondante ; mais que deviennent les processus
secondaires chez elle ? le préconscient ? L'inconscient selon Melanie Klein,
quels rapports entretient-il avec l'inconscient selon Freud ? Questions
pendantes.
« Un mot sur les rapports de l'Un et de l'Unique. La différence fondamen-
tale me paraît être que l'Un est voué à la perte et à la transformation, tandis que
l'Unique ne peut l'être, parce qu'il est d'avance perdu. L'Unique c'est déjà le
jamais plus, et non pas le jamais comme avant qui est une propriété de l'Un.
L'Unique, s'il est ce jeu du monde, cette « affirmation joyeuse » nietzschéenne,
je le comprends autrement. Le jeu c'est ce qui joue dans les jointures, c'est le
corrélat de la prise, de la capture nécessaire par laquelle le jeu saisit en lui ce
qu'il rassemble et qu'il articule. Il y a du jeu dans l'articulation. Il n'y a pas de
jeu qui ne suppose une concaténation et c'est de la tension-distension de celle-ci
que le jeu peut se créer en son intimité. Le jeu (les possibilités de la tension-
distension de l'articulation) fait le lit du jeu comme événement ludique. »

Michel de M'Uzan reprend la problématique que Jean Gillibert a dévelop-


pée à partir de deux points : 1) Naissance de la répétition ; 2) Qu'est-ce que
Freud a répété ?
Il rappelle que Gillibert s'est situé au niveau d'un back ground culturel de
Freud, mais qu'en considérant les choses sous un angle plus clinique on pour-
rait les voir de la façon suivante : « Toute sa vie, mais spécialement dans sa
jeunesse et pendant les années de guerre, Freud fut littéralement hanté par la
570 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3-1970

mort. C'est dans son auto-analyse qu'il affronte pour la première fois cette
hantise, et qu'il y reconnaît la marque d'un authentique état névrotique. Comme
il ne conçoit alors rien d'instinctuel en nous, rien dans notre inconscient qui
corresponde à une croyance à la mort, il assimile la mort à une figuration de la
castration. Avec Au delà du principe de plaisir, il semble qu'il recommence une
sorte d'auto-analyse pour faire face à une recrudescence de ces préoccupations
(il croyait mourir en février 1918). D'autre part, il a toujours nié que la mort
de sa fille Sophie, de même que l'influence de Nietzsche et de Schopenhauer,
eussent pu déterminer le cours de sa pensée, ce qui conduit à s'interroger sur le
sens profond du thème central de l'ouvrage en question. On sait qu'il est dans
la nature foncièrement conservatrice de l'instinct de regarder toujours en
arrière pour répéter un avant. En interrogeant de nouveau la figure de la mort
pour tenter de résoudre un problème qu'il n'avait qu'incomplètement traité
autrefois, Freud masque le retour en arrière qu'il est en train d'effectuer par
quelque chose qui apparaît comme une anticipation. Ainsi ce qu'il répète
dans Au delà du principe de plaisir n'est pas tant son intérêt de toujours pour la
philosophie qu'un état de choses lié à sa jeunesse, époque où il avait découvert
la liberté de l'inspiration. Et l'on devine qu'ici il retrouve une personne bien
déterminée, celle qui précisément l'avait aidé à émanciper son imagination de la
tutelle des Brücke, des Meynert et des adeptes de l'école de Helmholz, qui
étaient alors ses maîtres à penser. De ce point de vue, on peut dire que les repré-
sentants de la science contemporaine, d'une part, et la figure de Moïse d'autre
part, ont pour la constitution des assises culturelles de Freud autant d'impor-
tance sinon plus que les philosophes grecs. Quant à l'élan spéculatif qui carac-
térise Au delà, avec sa perspective métabiologique et même ses aperçus cosmo-
logiques, comment ne pas le rattacher à l'influence encore vivace de l'ami de
jeunesse de Freud, Wilhelm Fliess ? Le confident des préoccupations morbides
de Freud, et objet d'un attachement « homosexuel » que celui-ci a explicitement
reconnu, pourrait bien être celui dont l'ombre se profile à l'arrière-plan du
texte. Parvenu au seuil de la vieillesse, Freud aurait donc redonné la parole
au passé et ressaisi le souvenir de Fliess pour tenter de surmonter un lien
homosexuel ancien. En cela l'oeuvre de 1920, novatrice au plus haut degré,
mais, pour autant qu'elle porte la trace du lointain souvenir de l'Esquisse,
tributaire de l'éternel retour du même, apporterait au problème de la répétition
une sorte de contribution. »
L'exposé de Michel Soulé est l'objet d'une discussion importante centrée
essentiellement par les interventions de Jean Favreau. Jean Favreau souligne
qu'il peut être difficile de parler d'instinct de mort à propos des enfants
qu'évoque Michel Soulé. En tout état de cause une grande prudence serait là
toujours de mise, et des relais dans les processus décrits devraient être envi-
sagés. A l'extrême, Jean Favreau, sans refuser pour autant la notion d'instinct
de mort, parlerait plus volontiers de condition humaine ; l'une devrait être
située par rapport à l'autre.
Information

Nous apprenons avec tristesse le décès de Mme Catherine Le Guillou,


fille du docteur Hélène Leulier.

Le Directeur de la Publication : Christian DAVID.


1970. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France)
EDIT. N° 31 217 Dépôt légal : 4-1970 IMP. N° 22176
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Auto-observation
d'une schizophrène
pendant le traitement
psychothérapique

3e édition 13 F

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et collaborateurs
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2e édition revue et corrigée 12 F

1970. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France)


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