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The Age of Descartes

Descartes et son temps


4
Centro Dipartimentale di Studi
su Descartes e il Seicento
‘ Ettore Lojacono’
Università del Salento

SERIES EDITOR
Giulia Belgioioso (Università del Salento)

EDITORIAL BOARD
Igor Agostini (Università del Salento)
Roger Ariew (Tampa University, Florida)
Jean-Robert Armogathe (EPHE, Paris)
Carlo Borghero (Università di Roma, La Sapienza)
Vincent Carraud (Sorbonne Université)
Alan Gabbey (Barnard College)
Daniel Garber (Princeton University)
Tullio Gregory † (Accademia dei Lincei)
Jean-Luc Marion (Académie française)
© BREPOLS PUBLISHERS
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IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
THE AGE OF DESCARTES
DESCARTES ET SON TEMPS

LES PASSIONS DE L’ÂME


ET LEUR RÉCEPTION
PHILOSOPHIQUE

Edité par
Giulia Belgioioso et Vincent Carraud

Avec la collaboration de
Siegrid Agostini

Céline Dilasser, Dan Di Razza,


Pierre Jeandillou, Guillemette Leblanc,
Hélène Leblanc, David Simonin
(révision des textes)

Giulio Gisondi
(index des noms)

F
© 2020, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium.

Questo volume è pubblicato nell’ambito del progetto PRIN 2015


«Nuovi approcci al pensiero della prima età moderna:
forme, caratteri e finalità del metodo costellatorio»
e grazie alla donazione di Ettore Lojacono.

All rights reserved.


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without the prior permission of the publisher.

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D/2020/0095/30
ISBN 978-2-503-58452-2
E-ISBN 978-2-503-58472-0
DOI 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117388
E-ISSN 2566-0276
Printed in the EU on acid-free paper.
TABLE DES MATIÈRES

TABLE DES MATIÈRES

Giulia Belgioioso et Vincent Carraud


Avant-propos : l’énigme des Passions 11

Ire PARTIE
LE TEXTE ET SES CONCEPTS

I
ANTÉCÉDENTS, TEXTES ET CONTEXTES
Dominik Perler
Classifying the Passions : Descartes and his Scholastic Background 19
Igor Agostini
Verso una ridefinizione del lessico scolastico-cartesiano delle passioni 41
Annie Bitbol-Hespériès
De toute la nature de l’homme : de l’Homme à la Description du corps
humain, la physiologie des Passions de l’âme et ses antécédents
médicaux 67
Franco A. Meschini
Les Passions de l’âme, un testo stratificato: l’influenza di Elisabetta 101
Alexandre Guimarães Tadeu de Soares
La désaffection du monde : les quatre thèses fondamentales de la
correspondance avec Elisabeth 137
Erik-Jan Bos
The Correspondence between Princess Elizabeth and Descartes Revisited :
The Countess of Horne and the Epistolae Edition 149
Corinna Vermeulen
Passiones sive affectus animae : Le thème latin d’un étudiant 169
Mariafranca Spallanzani
Les passions du philosophe et le progrès de la science :
la Préface des Passions de l’âme 179

5
TABLE DES MATIÈRES

II
DES PASSIONS EN GÉNÉRAL
Gilles Olivo
Parler des passions « en physicien » ? 201
Jean-Luc Marion
La connaissance à l’estime 217
Denis Kambouchner
Sur le sujet des émotions intérieures : Descartes et François de Sales 241
Vincent Carraud
Le Passions de l’âme e il fenomeno del mondo : uno schizzo 259
Hiroaki Yamada
L’interaction entre l’âme et le corps 273
Xavier Kieft
Cinéma 1, ou le discours indirect libre de Descartes en Deleuze 291
Pablo Pavesi
La volonté du mal et la haine dans la Lettre à Voet, un impensé des
Passions de l’âme ? 311

IInde PARTIE
RÉCEPTIONS

I
LA RÉCEPTION DES PASSIONS DE L’ÂME
DANS L’EUROPE SAVANTE
Theo Verbeek
Une réaction peu connue aux Passions de l’âme : Regius et Descartes 335
Domenico Collacciani
Clauberg et la générosité de Descartes 353
Giuliano Gasparri
Générosité et habitude dans le cartésianisme 375
Roger Ariew © BREPOLS PUBLISHERS
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Passions of the Soul in ITDescartes and theWITHOUT
MAY NOT BE DISTRIBUTED First PERMISSION
Cartesians OF THE PUBLISHER. 391
Laure Verhaeghe
Descartes diverti :
Pascal lecteur des Lettres à Elisabeth et des Passions de l’âme 407
Alberto Frigo
Descartes, Pascal et la gloire 435
Laurence Renault
Spinoza lecteur des Passions de l’âme 457

6
TABLE DES MATIÈRES

Frédéric Manzini
Spinoza selon l’ordre des affects 481
Tad M. Schmaltz
Passive and Active Love in Descartes and Malebranche 493
Gábor Boros
Malebranche et le concept cartésien de l’amour de Dieu 511
Antonella Del Prete
La théorie des passions de Régis 531
Alessandra Fusciardi
Le Passioni del­l’anima nello studio romano :
il corso di filosofia naturale di Vitale Giordani (1689-1690) 547
Francesco V. Tommasi
Signes extérieurs des passions et caractéristique anthropologique :
de Descartes à Kant 561

II
LECTURES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
Dominique Pradelle
Passivité et causalité psychophysique :
Husserl cartésien ou spinoziste ? 577
Wojciech Starzyński
Au-delà de Merleau-Ponty :
l’ultime avancée phénoménologique de Descartes 603
Dan Arbib
L’âme cartésienne est-elle passive en ses passions ? De la double
insuffisance du traité des Passions de l’âme selon Levinas 615
Grégori Jean
La passivité ontologique originaire henryenne à l’épreuve des Passions
de l’âme 635

ANNEXE

Yves Pouliquen
L’œil de Descartes 661

INDEX NOMINUM 683

INDEX DES ARTICLES DES PASSIONS DE L’ÂME 693

7
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ACRONYMES – ABRÉVIATIONS

ACRONYMES – ABRÉVIATIONS

Alquié F. Alquié, Œuvres philosophiques de René Descartes,


3 vols., Paris, Garnier, 1963-1973
AT René Descartes. Œuvres, éd. par Ch. Adam et P. Tan-
nery, Paris, Léopold Cerf, 1897-1913, vols. 13 et
Nouv. présent. par J. Beaude, P. Costabel, A. Gabbey
et B. Rochot, 11 vols., Paris, Vrin, 1964-1974
Baillet A. Baillet, La vie de Monsieur Des-Cartes, 2 vols.,
Paris, chez Daniel Horthemels, 1691 (réimpressions
anast.: Hildesheim, Olms, 1972; New York, Garland,
1987; La vie de Monsieur Descartes suivi de Abrégè
de la vie de M. Baillet par Bernard de la Monnoye,
Les Cinquante, éd. des Malassis, 2012) et La vie de
Mr Des-Cartes. Réduite en abregé, Paris, G. de Luynes,
veuve P. Bouillerot, C. Cellier, 1692
BLet G. Belgioioso (éd.), René Descartes. Tutte le lettere
1619-1650 (2005), avec la collaboration d’I. Agosti-
ni, F. Marrone, F.A. Meschini, M. Savini et de J.-R.
Armogathe, Milano, Bompiani, 20092
BOp I G. Belgioioso (éd.), René Descartes. Opere 1637-1649,
avec la collaboration d’I. Agostini, F. Marrone et de
M. Savini, Milano, Bompiani, 2009
BOp II G. Belgioioso (éd.), Opere postume 1650-2009, avec la
collaboration d’I. Agostini, F. Marrone et de M. Savi-
ni, Milano, Bompiani, 2009
Bos E.-J. Bos, The Correspondence between Descartes and
Henricus Regius, Zeno, Utrecht, 2002
Clerselier I-II-III C. Clerselier, Lettres de Mr Descartes, 3 vols., Paris,
Charles Angot, 1657, 1659, 1667. Voir désormais les
réimpressions anast. des éd. 16673, 16662, 1667 par

9
ACRONYMES – ABRÉVIATIONS

J.-R. Armogathe et G. Belgioioso, Lecce, Conte, 2005


et sur www.cartesius.net ou www.unicaen.fr/puc/
sources/prodescartes
JRA/C J.-R. Armogathe (éd.), René Descartes. Correspondan-
ce, dans J.-M. Beyssade et D. Kambouchner (éds.),
René Descartes. Œuvres complètes, vols. VIII (2 tt.),
Paris, Gallimard, 2013
OCM Nicolas Malebranche, Œuvres complètes, dir. par
A. Robinet, 20 vols., Paris, Vrin, 1958-1984
Verbeek et alii Th. Verbeek, E.-J. Bos, Jeroen van de Ven (éds.), The
Correspondence of René Descartes. 1643, Utrecht,
Zeno, 2003

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10
PABLO PAVESI

LA VOLONTÉ DU MAL ET LA HAINE


DANS LA LETTRE À VOET,
UN IMPENSÉ DES PASSIONS DE L’ÂME ?

1.
Nous connaissons la circonstance qui conduit Descartes à publier,
en 1643, la lettre qui nous occupera ici : il s’agit de l’accusation
publique d’enseigner furtivement l’athéisme, proférée par Mar-
tin Schoock, ou Schoockius, professeur de philosophie à l’Uni-
versité de Groningue, dans le livre Admiranda Methodus novæ
Philosophiæ Renati Des Cartes, écrit à l’instigation de Gisbert
Voet, ou Voetius, théologien reconnu, pasteur de l’Église réfor-
mée et recteur de l’Université d’Utrecht, que Descartes considère
(avec raison, compte tenu de la confession postérieure de Schook)
comme l’auteur intellectuel du livre et de la calomnie 1.
Rappelons que Descartes reçoit et décrit cette accusation comme
le pire des maux possibles, la « plus dévergondée et atroce » des
calomnies, celle d’« injecter subtilement et occultement le venin de
l’Athéisme 2 », le pire des péchés contre Dieu et le pire des délits
contre la société ; c’est justement à cause de cette double dimension

1
L’exégèse a privilégié le commentaire de l’Epistola ad Voetium par rapport
à la longue Querelle d’Utrecht, donc, à l’histoire de la réception de la philosophie de
Descartes. Nous renvoyons à Th. Verbeek, Descartes and the Dutch : Early Reactions
to Cartesian Philosophy, 1637-1650, Southern Illinois University Press, Carbondale,
1992 et à Th. Verbeek (éd.), La Querelle d’Utrecht, Les impressions nouvelles,
Paris, 1998. Pour un examen de l’Admiranda Methodus, voir M. Savini « La cri-
tique des arguments cartésiens dans l’Admiranda Methodus de Martin Schoock »,
dans A. del Prete (éd.), Il Seicento e Descartes, Le Monnier, Firenze, 2008, p. 168-197
et, dans le même volume, A. del Prete, « Syllogisme, hypothèse et démonstration
dans la polémique Schoock-Descartes. Réponse à Massimiliano Savini », p. 198-205.
2
AT VIII-2 142, ll. 6-7 (BOp I 1644-1646) ; AT VIII-2 142, ll. 3-4 (BOp I
1644) ; AT VIII-2 188, l. 30-189, l. 1 (BOp I 1686) et AT VIII-2 187, ll. 18-19
(BOp I 1684).

Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020
(DESCARTES, 4), p. 311-330        FHG        10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117844

311
P. PAVESI

religieuse et civile que la calomnie est la plus atroce des calom-


nies possibles 3. Mais le point fondamental à notre avis ne réside
pas dans la méchanceté de la calomnie mais dans celle de l’accusa-
teur, à laquelle elle est subordonnée et dont elle résulte. Descartes,
dans une accusation qui ne manque pas de provoquer un rejet
moral spontané, y compris parmi ses amis 4, qualifie son ennemi
du terme grec de diabolos, calomniateur, et traduit celui-ci immé-
diatement en latin, le démon (implicitement, diabolus), l’ennemi
de Dieu (et de tous les hommes, dans la mesure où ils sont aimés
par Lui). « Nosti autem calumniatorem græce vocari Diabolum,
quo nomine Christiani cacodæmonem Dei hostem appellant » 5.
Une page plus bas, il latinise encore le grec diabolê (calomnie) en
lui attribuant explicitement le même sens que diabolus : « hicque
insignem stropham diaboli sive diaboles notare licet » 6. Ensuite,
il est question du pire des maux, l’accusation d’enseigner subrep-
ticement l’athéisme, le pire des péchés et le pire des délits, profé-
rée par celui qui n’est déjà plus seulement l’ennemi de Descartes
(de Batelier, de Desmarets, des membres de la Confrérie de la
Vierge de Bois-le-Duc, des remontrants, etc.) mais l’ennemi, le
diable.
Descartes prend cette accusation très au sérieux. En effet, toute
la Lettre peut être comprise comme une investigation sur la mal-
faisance diabolique que Voetius incarne : une volonté décidée
et lucide de faire le mal qui ne peut être attribuée à l’erreur. Voici
le problème : la malfaisance, dans ce cas, n’est pas le résultat d’un
mauvais usage du libre arbitre qui décide sans raisons, elle est
irrationnelle. La Lettre décrit l’irrationalité du mal et cherche les
raisons de son efficacité persuasive sur les hommes de bien. Fina-
lement, la Lettre se justifie parce que Voetius, non seulement est
méchant (sa malignité n’aurait pas mérité une seule ligne) mais

3
« Patrem occidere, patriam © BREPOLS
incendere vel prodere,
PUBLISHERSleviora sunt, quam subdole
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Atheismum docere », ATIT MAY VIII-2
NOT BE188, ll. 26-28
DISTRIBUTED (BOp
WITHOUT I 1684-1686).
PERMISSION OF THE PUBLISHER.L’attribution

d’athéisme à (la philosophie de) Descartes fait partie de l’histoire du (anti)cartésia-


nisme. Nous renvoyons à G. Mori, « Ateismo e materialismo : Da Cartesio ai carte-
siani radicali », Alvearium III/3, 2010, p. 39-48 ; G. de Liguori, L’Ateo smasche-
rato. Immagini dell’ateismo e del materialismo nell’apologetica cattolica da Cartesio
a Kant, Le Monnier, Firenze, 2009.
4
Nous évoquons ici la belle lettre de Colvius à Descartes, 9 juin 1643 (AT III 681 ;
BLet 399, p. 1766).
5
AT VIII-2 180, ll. 28-30 ; BOp I 1676.
6
AT VIII-2 181, ll. 8-9 ; BOp I 1676.

312
LA VOLONTÉ DU MAL ET LA HAINE DANS LA LETTRE À VOET

parce qu’en plus il possède la capacité effective de faire le mal grâce


à l’autorité qu’il détient par sa triple condition d’auteur de livres,
de professeur, de pasteur, et dans laquelle réside le fondement
de son efficacité persuasive. La Lettre est un portrait minutieux
(des actions, des « mérites » et des « vertus » de Voetius) abou-
tissant à montrer que cette autorité, bien qu’effectivement exer-
cée, est fausse, c’est-à-dire que Voetius n’est ni un auteur, ni un
professeur, ni un pasteur. Finalement, la Lettre ne s’adresse pas
à Voetius, mais à ceux qui lui confèrent cette autorité. Descartes
demande justice 7, non parce qu’il clame son innocence, évidem-
ment, mais parce qu’il réclame un châtiment 8. C’est précisément
le problème du mal irrationnel qui donne du sens et qui définit le
caractère extraordinaire de la Lettre, à la fois portrait et plaidoirie
juridique.

2.
Interrogeons-nous : y a-t-il un autre texte dans le corpus cartésien
où l’on constate le fait ou bien où l’on admet la possibilité de
cette méchanceté radicale, une haine de Dieu et des hommes ?

2.1. Il a été remarqué très justement que l’arrogance impertinente


de Voetius réapparaît dans la réflexion que Les passions de l’âme
portent sur les formes les plus extrêmes de l’orgueil, passion tou-
jours vicieuse qui résulte de l’injuste estime de soi. En effet, il est
difficile de ne pas voir Voetius dans le portrait qui suit : « Ce qu’on
peut particulièrement remarquer en ceux qui, croyant être dévots,
sont seulement bigots et superstitieux ; […] pensent être entiè-
rement parfaits, et s’imaginent qu’ils sont si grands amis de Dieu
qu’ils ne sauraient rien faire qui lui déplaise, et que tout ce que
leur dicte leur passion est un bon zèle […] ». L’erreur (l’injuste
estime de soi) devient doublement hyperbolique : l’orgueilleux,
tout d’abord, croit qu’il est « entièrement parfait ». Ensuite, il y a
un saut à l’infini par lequel l’injustice conduit à la mégalomanie
la plus absurde : l’orgueilleux se croit grand ami de Dieu et croit
que ce que lui dictent ses passions sont le résultat de Sa volonté

7
AT VIII-2 130, ll. 2-3 (BOp I 1634).
8
AT VIII-2 133, ll. 21-24 (BOp I 1638) ; AT VIII-2 88, ll. 10-13 (BOp I 1584) ;
AT VIII-2 189, ll. 15-16 (BOp I 1686).

313
P. PAVESI

« […] bien qu’elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes
qui puissent être commis par des hommes, comme de trahir des
villes, de tuer des princes, d’exterminer des peuples entiers, pour
cela seul qu’ils ne suivent pas leurs opinions 9 ».
Il est clair que Voetius est évoqué ici comme le « séditieux »,
le « turbulent », qui « excite la haine » et dont la parole fait naître
la dissension publique et la guerre 10. Mais ce texte nous est de
peu d’utilité pour l’élucidation de la Lettre. D’abord, parce que le
crime ou le désir de crime de lèse-majesté et d’humanité ne sont
pas nécessairement une conséquence de cet orgueil ; l’orgueil-
leux peut se croire l’ami de Dieu sans pour cela être possédé par
des désirs criminels (« bien qu’elle leur dicte quelquefois… »).
En second lieu, parce que l’orgueilleux ne hait pas Dieu, de qui
il se dit, au contraire, aimé ; c’est justement à cause de cette ami-
tié que le bigot croit respecter Sa volonté. Il est vrai que Voetius
agit, écrit Descartes, comme si il eût l’habitude de parler avec
Dieu, mais il fait semblant, littéralement, il imite le rôle de pro-
phète, en sachant que ses décisions proviennent toujours de
lui-même 11. Voetius n’est pas le bigot, il est l’hypocrite 12. Fina-
lement, l’orgueil, comme toute passion vicieuse, est le produit
d’une erreur, de l’injuste estime de soi, mais qui admet cepen-
dant une justification absurde, précisément, la prétendue amitié
personnelle avec Dieu, de telle sorte que, s’il est commis, le crime
prend toutefois une apparence de vérité. Cet orgueil nous rap-
proche de l’irrationalité du mal mais il relève encore de l’injuste
auto-estime, donc il ne nous aide pas dans notre questionne-
ment sur le mal radical, incarné dans l’ennemi de Dieu et des
hommes.

2.2. Dans Les passions de l’âme il y a deux indications à ce sujet,


toutes deux laconiques et denses. L’article 188 se réfère à ceux qui
sont insensibles à la piété. Parmi©eux, BREPOLSDescartes
PUBLISHERS signale « les esprits
malins et envieux quiIT MAY
haïssent naturellement tous
OF THEles
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NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION hommes » 13.
PUBLISHER.

9
Passions, III, art. 190, AT XI 472, ll. 2-15 (BOp I 2506).
10
« iram et odium in alios homines excitat », AT VIII-2 48, l. 4 (BOp I 1544) ;
« publica dissidia et bella », AT VIII-2 50, l. 5 (BOp I 1546).
11
« ex propio pectore », AT VIII-2 125, l. 2 (BOp I 1628).
12
AT VIII-2 28, l. 26 (BOp I 1520).
13
Passions, III, art. 188 (AT XI 470, ll. 26-27 ; BOp I 2506).

314
LA VOLONTÉ DU MAL ET LA HAINE DANS LA LETTRE À VOET

Comment comprendre cette misanthropie, la haine naturelle de


tous les hommes ? Suivons la référence à l’envie. L’envie injuste,
c’est-à-dire, vicieuse, est la haine envers ceux qui ont reçu ou qui
ont octroyé un bien que nous désirions posséder ; elle est tou-
jours accompagnée de tristesse. Pourtant, Descartes ne conçoit
pas l’envie comme un vice, mais comme une passion qui peut
être vertueuse si cette haine s’adresse à la mauvaise distribution
des biens, comme juste tristesse face à l’injustice, et non aux per-
sonnes qui les distribuent ou les reçoivent 14. Il n’y a donc rien
dans cette définition qui explique sa relation avec la haine natu-
relle de tous les hommes. Nous devons donc nous rapporter à l’ac-
ception commune de l’envie (« ce qu’on nomme communément
envie ») que Descartes admet, et pour laquelle celle-ci n’est pas
une passion mais « un vice qui consiste en une perversité de na-
ture qui fait que certaines gens se fâchent du bien qu’ils voient
arriver aux autres hommes 15 » et, nous pouvons ajouter, se ré-
jouissent du mal dont d’autres hommes souffrent. C’est selon
cette acceptation commune du terme, une perversion de nature,
et non selon la définition de Descartes, une passion juste ou in-
juste, que l’envie pourra permettre de qualifier, dans l’article 188,
le misanthrope malveillant.
Nous n’avons pas trouvé d’autre endroit dans Les passions de
l’âme où l’on mentionne cette haine naturelle envers son sem-
blable due à une perversion de nature 16. Mais, il apparaît claire-
ment, bien que laconiquement, que la morale cartésienne admet
une malignité naturelle qui se manifeste dans la haine universelle,
dans les esprits malins et envieux qui haïssent naturellement tous
les hommes.

2.3. Ce laconisme est atténué, grâce à un bref paragraphe de la


lettre à Chanut du 1er février 1647. Le texte répond à une question
de Chanut, à savoir : « lequel des deux dérèglements est le pire,
celui de l’amour, ou celui de la haine ? ». Descartes distingue trois

14
Passions, III, art. 182 (AT XI 466, ll. 23-24 ; BOp I 2500) ; III, art. 83 (AT XI
467, ll. 7-23 ; BOp I 2502).
15
Passions, III, art. 182 (AT XI 466, ll. 17-20 ; BOp I 2500), nous soulignons.
16
L’article 134 découvre dans les enfants qui, étant fâchés, pâlissent au lieu de
pleurer «une marque de mauvais naturel, à savoir lorsque cela vient de ce qu’ils sont
enclins à la haine ou à la peur » : AT XI 427, ll. 15-17 (BOp I 2450). Pourtant, cette
haine se borne à la fâcherie (AT XI 425, l. 25) qui résulte de leur faiblesse.

315
P. PAVESI

raisons pour lesquelles une passion peut être pire qu’une autre :
« à cause qu’elle nous rend moins vertueux ; ou à cause qu’elle
répugne davantage à notre contentement ; ou enfin à cause qu’elle
nous emporte à de plus grands excès, et nous dispose à faire plus
de mal aux autres hommes » 17. Or, si on prend le second cri-
tère, la réponse est claire : « je n’y trouve aucune difficulté : car la
haine est toujours accompagnée de tristesse et de chagrin » alors
que « au contraire, l’amour, tant déréglée qu’elle soit, donne du
plaisir 18 ».
Pourtant, Descartes admet une exception à cette loi, c’est-à-
dire, un plaisir dans la haine qui peut seulement être compris par
recours à l’affreuse similitude avec le diable : « la haine est tou-
jours accompagnée de tristesse et de chagrin ; et quelque plaisir
que certaines gens prennent à faire du mal aux autres, je crois que
leur volupté est semblable à celle des démons, qui, selon notre
religion, ne laissent pas d’être damnés, encore qu’ils s’imaginent
continuellement se venger de Dieu, en tourmentant les hommes
dans les Enfers 19 ».
Hors la lettre à Voetius, il s’agit de l’unique texte où l’on admet
une méchanceté humaine et en même temps diabolique qui exige
un saut à l’infini (très différent de l’orgueil du bigot) et permet la
ressemblance avec le diable, une haine de Dieu et des hommes.
On notera que cette haine ne suit pas la définition que donne
Descartes dans Les Passions de l’âme, à savoir, une inclination
à nous séparer de l’objet qui nous fait du mal 20 ; il ne s’agit pas
non plus, comme dans l’envie misanthrope, de la tristesse ou du
plaisir, toujours passifs, provoqués par le bien ou le mal dont les
autres hommes jouissent ou souffrent, mais d’une volupté dans
la haine qui se traduit par une méchanceté effectivement exer-
cée, la seule malfaisance qui peut mériter la ressemblance avec la
bêtise du démon qui croit qu’il se venge de Dieu en faisant du mal
aux hommes. © BREPOLS PUBLISHERS
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17
À Chanut, 1er février 1647, AT IV 613, ll. 14-19 ; BLet 600, p. 2394.
18
Ivi, AT IV 614, ll. 15-17 et ll. 23-24 ; BLet 600, p. 2394 ; Passions, II, art. 140,
AT XI 433, l. 1-3 ; BOp I 2458.
19
À Chanut, 1er février 1647, AT IV 614, ll. 17-22 ; BLet 600, p. 2394.
20
« Et la haine est une émotion causée par les esprits, qui incite l’âme à vouloir
être séparée des objets qui se présentent à elle comme nuisibles » Passions, II, art. 79,
AT XI 387, ll. 6-8 ; BOp I 2402-2404.

316
LA VOLONTÉ DU MAL ET LA HAINE DANS LA LETTRE À VOET

3.
3.1. Cependant, la volupté du mal, la perversité par nature, sont
décrites seulement une fois, au moment même de les affronter,
dans la Lettre à Voet. Dans deux pages qui ont été peu commen-
tées, Descartes, sur le point d’exposer les mérites de Voetius comme
auteur de livres, s’arrête pour étudier les mérites de Voetius lec-
teur, en examinant avec lucidité ses longues citations et ses façons
de citer. Le texte a la valeur d’une généalogie de la méchanceté
diabolique.
Voetius cite trois types de livres. Les premiers sont les livres
« futiles et impies », dont il tire jusqu’à saturation de longues cita-
tions ; il semble qu’il n’y ait pas d’athée, libertin, cabaliste, sor-
cier ou imposteur que Voetius n’ait pas lu 21. Les seconds sont des
livres de controverse dont les auteurs « par esprit de parti, pensent
que c’est un acte de pitié se déchirer mutuellement par injures 22 ».
Finalement, parfois, Voetius cite aussi les bons livres (« libris
primariis ») lesquels, « par énorme consens contiennent toute
la vraie érudition qu’on peut acquérir en lisant 23 ». Cependant,
s’obstinant dans l’usage des « lieux communs, des commentaires,
des lexiques », Voetius cite seulement des sentences détachées ;
il ignore donc que la vérité « jaillit du corps entier du discours » et
peut seulement être incorporée par des lectures lentes, fréquentes,
répétées, grâce auxquelles « nous l’assimilons sans l’avertir et nous
la convertissons comme en notre propre sève 24 ». Pire encore,
Voetius ne cite les bons livres que pêle-mêle avec une multitude
d’auteurs iniques et révèle par là qu’il ne les connaît qu’indirec-
tement, par l’intermédiaire d’un copiste 25. Certes, Voetius cite les
bons livres mais il ne les lit même pas, et pire encore, il les déni-
gre, les rabaissant au niveau des livres impies.

21
Epistola ad Voetium, AT VIII-2 40, ll. 3-9 ; 43, l. 29 ; BOp I 1534 et 1538.
22
AT VIII-2 40, ll. 11-12 ; BOp I 1536.
23
AT VIII-2 41, ll. 26-27 ; BOp I 1536 « libris primariis » ; AT VIII-2 41, ll. 11-
12 BOp I 1536.
24
« non advertentes addiscimus, et tanquam in proprium succum convertimus »,
AT VIII-2 41, ll. 18-21 ; BOp I 1536. Le texte mérite d’être lu en sens inverse,
comme une leçon sur les règles de lecture pour l’acquisition de la vera eruditio,
D. Kambouchner, Descartes et la philosophie morale, Hermann, Paris, 2008,
p. 346-349.
25
AT VIII-2 41, l. 29-42, l. 2 ; BOp I 1536.

317
P. PAVESI

Le texte que nous voulons souligner c’est le suivant : Descartes


écrit que le commerce fréquent avec les livres mauvais et pervers
nous conduit à « aimer les vices » que nous condamnons, c’est-à-
dire, à aimer le mal et par conséquent à nous unir à lui ; « l’infir-
mité de notre nature est telle que beaucoup de gens, par la même
prohibition des vices sont incités à les aimer 26 ». Voetius non
seulement lit les livres perfides, mais plus encore, il en copie de
longues citations qu’il intercale entre ses arguments ; dans cette
intimité assidue, Voetius fait avec les mauvais livres la même
chose que fait le sage avec les classiques, il les convertit en sa
propre substance. Avec une différence : dans le cas du mal, cette
conversion n’est pas due à une absorption nutritive mais à la
transmission d’une maladie : la malignité des livres impies est
contagieuse 27. Descartes dramatise la force de cette contagion sur
lui-même et donne pour témoignage son propre style : après avoir
lu les livres de Voetius, sa prose devient, malgré lui, plus âpre,
plus dure 28. Voetius a été contaminé par ceux qu’il haïssait,
dans une transformation que Descartes conçoit comme le point
extrême du mal : un amour du vice, inversion parfaite de la géné-
rosité, la haine du vice 29.

3.2. Il convient de se demander : comment expliquer cet amour


pour les vices que nous condamnons ? Descartes donne deux rai-
sons. Aucune d’elles n’apporte d’explication. La première réside
dans l’usage du syllogisme qui mène à l’« oubli du bon sens »,
lequel possède un corrélat passionnel, « la plus sotte arrogance 30 ».
Mais ce recours au syllogisme n’apporte rien au véritable pro-
blème. Le syllogisme est un mauvais usage de la raison, donc, il
n’est pas irrationnel ; le mauvais usage de la raison aussi, écrit
Descartes, cherche la vérité 31. Par ailleurs on ne voit pas comment
la pratique du syllogisme, bien qu’elle fasse oublier la bona mens,
pourrait mener à un penchant pour les livres impies et moins
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26
AT VIII-2 40, ll. 16-20 ; BOp I 1536.
27
AT VIII-2 40, l. 28 ; BOp I 1536.
28
AT VIII-2 40, l. 2-41, l. 4 ; BOp I 1536.
29
« Car d’autant qu’on a l’âme plus noble et plus généreuse […] on ne méprise
rien que les vices », Passions, III, art. 164, AT XI 456, l. 3 ; BOp I 2486 ; III, art. 180,
AT XI 465, ll. 20-23 ; BOp I 2498.
30
Epistola ad Voetium, AT VIII-2 43, l. 25 et 28 ; BOp I 1538.
31
Epistola ad Patri Dinet, AT VII 596, ll. 19-21 ; BOp I 1538.

318
LA VOLONTÉ DU MAL ET LA HAINE DANS LA LETTRE À VOET

encore à aimer les vices que nous interdisons, c’est-à-dire, que


nous percevons clairement comme tels, sans confusion ni trom-
perie. C’est donc ainsi que Descartes doit ajouter au mauvais
usage de la raison un second facteur étranger à la pratique du
syllogisme, qui est le penchant pour la lecture assidue et persis-
tante des livres « dépravés, futiles, contentieux », qui conduira
à la terrible métamorphose qui rend « méchants, sots et imper-
tinents » aux lecteurs, même ceux qui par nature « ne sont pas
méchants ni dépourvus d’intelligence 32 ».
Finalement, pour expliquer, à son tour, ce goût pour la lecture
perverse, Descartes doit recourir à une autre raison qui en réalité
est un manque de raison. Le commerce persistant avec les livres
pervers peut seulement s’expliquer par l’existence d’une condition
a priori, la « nature » mauvaise de ceux qui sont « enclins au mal
(ad malum [propensi]) 33 ». Il s’agit de la « perversion de nature »
des envieux qui haïssent tous les hommes, de la volupté de la haine
active qui est appelée ici « propension au mal » et que Descartes
oppose à une « nature » contraire, celle de ceux qui sont « enclins
au bien », de sorte que l’étude rend les premiers « pires et plus
sots » et les seconds « meilleurs et plus sages 34 ».
Dans des textes postérieurs, Descartes décrira deux manières
de devenir méchant : tout d’abord, l’amour injuste et trompeur
qui opère une véritable métamorphose, « […] qu’il y a plus de
danger d’être joint à une chose qui est mauvaise, et d’être comme
transformé en elle 35 » ; deuxièmement, par l’exercice continu de
la haine, même si elle est juste, car même « les gens de bien
deviennent peu à peu malicieux, lorsqu’ils sont obligés de haïr
quelqu’un ; car, encore même que leur haine soit juste, ils se repré-
sentent si souvent les maux qu’ils reçoivent de leur ennemi, et aussi
ceux qu’ils lui souhaitent, que cela les accoutume peu à peu à la
malice 36 ». Mais dans le cas que nous examinons, le mal n’a pas
sa raison dans l’erreur ni dans la souffrance, donc il n’a pas de
raison. Bien que Voetius aime les vices, il ne s’agit pas d’un amour

32
Epistola ad Voetium, AT VIII-2 43, l. 29-44, l. 2 ; BOp I 1538-1540.
33
Ivi, AT VIII-2 44, l. 3 et 44, l. 13 ; BOp I 1540.
34
Ivi, AT VIII-2 44, ll. 12-13 ; BOp I 1540 ; « vera eruditio », AT VIII-2 44, l. 19 ;
BOp I 1540.
35
À Chanut, 1er février 1647, AT IV 613, ll. 25-28 ; BLet 600, p. 2394 ; Passions,
II, art. 142, AT XI 435, ll. 18-22 ; BOp I 2462.
36
À Chanut, AT IV 614, ll. 2-10 ; BLet 600, p. 2394.

319
P. PAVESI

trompeur qui nous conduit à suivre une apparence de bien et


nous avilit ; il ne s’agit pas non plus de la haine juste de ceux qui,
obligés à haïr, deviennent mauvais par la représentation continue
du mal qu’ils craignent ou espèrent (la populace dont l’envie des
puissants et la haine des catholiques devient une habitude, mais
qui « n’est pas méchante mais ignorante 37 »). Il ne s’agit pas non
plus ici de la pratique du syllogisme, de l’oubli du bon sens (tou-
jours récupérable), mais d’une attirance pour le mal qui, nourrie
de lectures, culminera dans l’« amour aux vices ». Libéré de sa
soumission à l’erreur, donc au défaut de raison, le mal, devenu
irrationnel, ne peut plus être pensé selon le modèle de la méta-
morphose (parce que la propension au mal est déjà en germe) ni
selon le modèle de la contagion (qui est son effet et ne fait que
la nourrir).
Descartes décrit donc les effets d’une nature mauvaise, d’une
tendance au mal qui permet le saut de l’accusateur au diable. C’est
là que réside ce qu’on peut nommer l’exception Voetius : une
volonté qui ne se dirige pas vers l’apparence de bonté 38. L’homme
généreux perçoit tous les hommes, méchants inclus, comme des
personnes qui peuvent être généreuses et par conséquent, comme
de possibles semblables : « la bonne volonté, pour laquelle seule
ils s’estiment, et laquelle ils supposent aussi être ou du moins
pouvoir être en chacun des autres hommes 39 ». C’est justement
dans l’affirmation d’une humanité diabolique que réside le pro-
blème : un amour du vice par lequel le méchant devient le malin,
le seul homme qui, sans cesser d’être un homme, n’est pas, ni ne
peut être, un semblable possible.

4.
4.1. Libérée de l’erreur, la méchanceté, comprise comme vo-
lonté du mal, exclut en même temps toute rationalité. Les écrits
et les actes de Voetius sont irrationnels parce que ses accusations
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37
« potentiores, quibus satis sua sponte infimæ sortis homines solent invidere ;
vel in eos a quibus de religione dissentiunt, quos ut bellorum causas jam oderunt »,
Epistola ad Voetium, AT VIII-2 48, ll. 5-8 ; BOp I 1544 ; « turbæ, non malæ, sed
imperitæ », AT VIII-2 48, ll. 18-19 ; BOp I 1544.
38
« la volonté ne se porte qu’aux choses qui ont quelque apparence de bonté »,
Passions, III, art. 177, AT XI 464, ll. 8-9 ; BOp I 2498 ; AT I 366, ll. 6-11 ; BLet 108,
p. 376 ; AT VI 28, ll. 6-12 (BOp I 54) et IV 117, ll. 17-21.
39
Passions, III, art. 154, AT XI 447, ll. 4-5 ; BOp I 2476.

320
LA VOLONTÉ DU MAL ET LA HAINE DANS LA LETTRE À VOET

n’allèguent aucune raison ; le méchant ne fait pas un mauvais


usage de la raison, il ne raisonne jamais, il maudit, il agresse par sa
seule autorité, il réfute par l’accumulation d’injures 40. Voetius n’a
aucune relation avec la vérité ou l’erreur ; ou mieux, son unique
relation avec la vérité est justement celle d’être son ennemi : il ne
cherche pas la vérité, il la combat ; loin de l’aimer, il la hait 41.
Aucun interlocuteur de Descartes n’a jamais passé cette limite.
Voetius est très loin d’une possible objection, d’une incompréhen-
sion ou d’un malentendu par rapport au sens des concepts, même
d’une déformation plus ou moins absurde du sens des textes.
En bref, Voetius ne cite pas Descartes 42. De fait, il ne lit même pas
ses textes ; il considère comme dérisoires les preuves cartésiennes
de l’existence de Dieu, s’abstenant de toute objection ; il condamne
les graves conséquences qu’a cette « nouvelle philosophie » pour
la « théologie orthodoxe », sans en mentionner aucune 43. L’absur-
dité est évidente et touche à son comble avec l’analogie par laquelle
Voetius conclut que Descartes est un autre Vanini 44. Descartes
se sent même obligé d’expliquer à son ennemi que, compte tenu
de l’absence de citations, son accusation devient non crédible et
que lui-même apparaît comme calomniateur devant n’importe quel
lecteur de bon sens 45. L’absence de raison en arrive à un degré
extrême et le mal perd jusqu’à la décence de la dissimulation.

40
« non rationibus, sed maledictis », AT VII 573, l. 17 (BOp I 1438) ; AT
VIII-2 4, ll. 5-6 (BOp I 1492) ; « ut, quia me non rationibus, sed sola authoritate
aggrediebatur », AT VIII-2 4, ll. 20-21 (BOp I 1492-1494) ; « sed tantum pro omni
refutationem me tenebrionem et stultum voces », AT VIII-2 18, ll. 8-9 (BOp I 1508) ;
« et solis convitiis refutas », AT VIII-2 18, l. 13 (BOp I 1508) ; « Nullas rationes
ullius momenti attulisti », AT VIII-2 33, ll. 26-27 (BOp I 1528) ; « absque ulla vel
minima umbra rationes », AT VIII-2 108, ll. 24-25 (BOp I 1608) ; AT VIII-2 132,
l. 18 (BOp I 1636).
41
« pro calumniatore atque osore veritatis », AT VII 599, l. 27 (BOp I 1470) ;
« quique hoc ipso veritatem se non quærere, sed eam velle impugnare », AT VII 601,
ll. 9-10 (BOp I 1472).
42
AT VIII-2 15, ll. 21-24 (BOp I 1504) ; AT VIII-2 17, ll. 14-16 (BOp I 1506) et
ll. 20-24 (BOp I 1506) ; AT VIII-2 21, ll. 1-4 (BOp I 1510).
43
AT VIII-2 34, ll. 14-16 (BOp I 1528). Voir pourtant M. Savini, « ‘Methodus
cartesiana’ o ‘Methodus vaniniana’ ? Fonti e significato teorico del parallelo tra René
Descartes e Giulio Cesare Vanini nell’Admiranda Methodus di Marten Schoock »,
dans F. M. Crasta et M. T. Marcialis (éd.), Descartes e l’eredità cartesiana nell’Europa
Sei-Settecentesca, Milella, Lecce, 2001, p. 109-126.
44
AT VIII-2 178, ll. 6-16 (BOp I 1672).
45
« Ubi nemo non mirabitur absurditatem impudentiae vestrae », AT VIII-2 175,
ll. 15-16 (BOp I 1670) ; « hoc ipso calumniatorem se esse declarat », AT VIII-2 5, l. 1
(BOp I 1494).

321
P. PAVESI

4.2. Or, cette irrationalité apparaît de manière évidente dans


l’énonciation même de la calomnie. Ce point est intéressant,
parce qu’il soulève un paradoxe qui mérite attention. La calomnie
est un acte interprétatif malicieux dans la mesure où elle falsifie
la relation entre la pensée et le texte de l’auteur pour découvrir,
derrière les termes utilisés, une mauvaise intention supposée. Il est
clair que le calomniateur doit dissimuler cette falsification sous
une apparence de vérité qui exige une interprétation du texte,
à la fois fausse et vraisemblable. Donc, l’accusé devra se défendre
avec une (dés)interprétation qui récupère le sens de sa pensée et
qui montre, sinon la malignité, du moins la falsification. Dans
tous les cas, l’accusation et la défense se réfèrent toujours à la
vérité ou à la fausseté (et à l’éventuelle malignité) d’un acte in-
terprétatif 46. Donc, cette calomnie est maligne, mais elle reste
rationnelle : le calomniateur attribue à l’auteur des opinions qui
ne sont pas les siennes, ce qui exige au moins un travail de défor-
mation du sens, ou une interprétation qui, sans cesser de citer,
trouve un sens qui n’y était pas et qui même contredit le texte.
C’est le cas des deux autres calomnies auxquelles Descartes est
confronté : celle de Regius consiste en une interprétation qui
attribue à Descartes des propositions que ses textes rejettent
expressément 47 ; celle de Bourdin déforme minutieusement sa
pensée : il utilise les termes de Descartes et en change le sens.
À la différence de Voetius, Bourdin cite les Méditations, mais les
soumet à quatre opérations : il fragmente, désordonne, déforme
et interprète faussement 48. Descartes se plaint plus d’une fois
de cette déformation délibérée et la définit clairement comme
une calomnie 49. Bourdin atteint un point extrême, la limite de
la raison que seul Voetius pourra dépasser. En effet : le nou-
veau sens attribué aux textes est complètement absurde, donc

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46
Voir F. Mariani Zini, La calomnie. Un philosophème humaniste. Pour une
pré-histoire de l’herméneutique, Presses du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2015,
qui pourtant ne voit pas l’exception irrationnelle de Voetius.
47
AT VIII-2 367, ll. 3-7 (BOp I 2282) ; 369, ll. 5-10 (BOp I 2284).
48
AT VII 459, ll. 21-24 (BOp I 1256).
49
AT VII 567, ll. 10-11 (BOp I 1430) et l. 15 (BOp I 1430) ; AT VII 571, l. 29-
572, l. 4 (BOp I 1436) ; 536, ll. 13-14 (BOp I 1362). Cette déformation est une
calomnie (AT VII 570, ll. 2-3 ; BOp I 1434 ; AT VII 574, l. 5 ; BOp I 1440), témoi-
gnage de la volonté de maudire (AT VII 569, l. 15 et l. 23 (BOp I 1434).

322
LA VOLONTÉ DU MAL ET LA HAINE DANS LA LETTRE À VOET

stupide 50. Cependant, la calomnie s’exerce encore sous la forme


d’un « artifice » 51 qui doit tout de même être dévoilé, au moins
pour montrer le ridicule de la déformation. C’est le travail des
Réponses aux Septièmes Objections. Plus encore, Bourdin lui-
même passe la limite de l’absurde, mais il ne tombe pas dans
l’irrationalité du mal, sinon dans le non-sens de la folie : il s’obs-
tine à combattre et ensuite à pardonner à une ombre de Des-
cartes, « mon ombre […], sortie de son cerveau », « forgée du
néant 52 » ; une « hallucination 53 ». Dans son monologue scé-
nique, Bourdin franchit la limite de l’absurde et passe de la
déformation au délire, comme le maçon têtu qui devient fou
à la fin des Réponses aux Septièmes Objections 54. Mais, en réa-
lité, le non-sens de cette folie est théâtral ; Bourdin est ration-
nel parce qu’il ment : il sait bien qu’il déforme et feint de ne
pas comprendre afin que personne ne lise les Méditations, pour
une raison trop humaine, la crainte de perdre sa réputation
de sage 55.
Voetius franchit la limite du délire théâtral, parce que sa ca-
lomnie renonce à tout travail d’interprétation ou de déformation
des textes. En abandonnant les textes, la calomnie abandonne
l’ultime rempart de la rationalité, c’est-à-dire, la déformation par
l’absurde et la dramatisation hallucinatoire, libérant Descartes de
l’obligation d’une réponse. D’où le paradoxe de cette calomnie :
elle n’obéit pas à l’obligation de toute calomnie, à savoir, celle de se
dissimuler elle-même. Voetius est absolument cohérent dans son
irrationalité, à tel point que sa calomnie, faute de toute interpréta-
tion falsificatrice, est évidente. Descartes signale bien ce paradoxe
au début de la Lettre : « jamais la calomnie ne fut plus évidente ni

50
« absurdissima », AT VII 459, l. 24 (BOp I 1526) ; « aperte absurdum »,
AT VII 567, l. 2 (BOp I 1430) ; « ineptas », AT VII 567, l. 18 (BOp I 1430) ; « ineptas
et absurdas », AT VII 572, ll. 1-2 (BOp I 1436).
51
AT VII 567, l. 16 (BOp I 1430) ; AT VII 572, l. 4 (BOp I 1436).
52
AT VII 511, l. 25-512, l. 1 (BOp I 1330).
53
AT VII 516, ll. 1-10 (BOp I 1334) ; « hallucinations », AT VII 527, l. 11 et l. 13
(BOp I 1348).
54
AT VII 561 (BOp I 1394).
55
« illum inexcusabiliter mentiri », AT VII 525, ll. 3-4 (BOp I 1346) ; « recte
scire meam [legem] non esse », AT VII 465, l. 28 (BOp I 1264) ; « non capiens, vel
certe, ut sit, simulans se non capere », AT VII 512, ll. 21-23 (BOp I 1330) ; « nimis
evidentes et certas eas [meas rationes] esse existimantes, vereantur ne obsint famæ
doctrinæ », AT VII 582, ll. 8-10 (BOp I 1448).

323
P. PAVESI

plus inexcusable », évidence qui réside justement dans l’absence


lumineuse de quelque ombre de raison 56, et qui ôte a la fausseté
toute probabilité 57.

5.
5.1. Nous arrivons au point principal, le seul qui justifie l’écriture
et la publication de la lettre à Voetius et de toutes les lettres qui
suivent, la querelle laborieuse et tenace que Descartes poursuit
durant plus de cinq ans avec des résultats toujours défavorables.
Il se passe que Voetius n’est pas un diable quelconque ; non seu-
lement il veut faire le mal, mais, à la différence du bigot, il a en
plus le pouvoir de le faire, une capacité qui, toute apparence de
vérité abandonnée, réside dans la seule autorité qu’il détient par
sa triple condition d’auteur, de professeur et de pasteur. L’auto-
rité de Voetius est l’unique raison de la publication de la Lettre ;
révéler la fausseté de cette autorité est son unique fin.
Voetius respecte à la lettre sa condition de diabolos ; il est celui
qui divise, celui qui désunit. Non seulement il hait les hommes,
comme le misanthrope envieux, mais en plus « excite la colère
et la haine », « incite la haine au prochain » 58 ; l’accusateur est
le séditieux, le turbulent, l’agitateur du menu peuple 59. Nous ne
pouvons pas nous arrêter ici sur les mérites de Voetius comme
orateur. Disons seulement que l’excitation à la haine exige un
art doublement irrationnel ; l’orateur cherche comme toujours
à persuader mais, contre toute tradition rhétorique, son sermon
ne sera efficace, premièrement, que s’il n’est pas éloquent ; deu-
xièmement, que si l’auditoire ne comprend pas ce qu’il dit 60.

56
« magis evidens et magis inexcusabilis calumnia », AT VIII-2 5, ll. 17-18
(BOp I 1494) ; « sed hac nulla gravior evidentiorque esse potest », AT VIII-2 188,
ll. 25-26 (BOp I 1684) ; « Impudentissimam calumniam absque ulla vel minima
umbra rationis », AT VIII-2 108, ll. 23-24 (BOp PUBLISHERS
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57
« falsissima et nulloITmodo
MAY NOT probabilia », AT VIII-2
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OF THE 6-7 (BOp I 1608).
58
AT VIII-2 48, l. 4 (BOp I 1544) ; 119, l. 19 (BOp I 1620).
59
« turbulentus », AT VII 590, l. 18 (BOp I 1460) ; « turbulentum et seditiosum
Rectorem », AT VII 603, l. 11 (BOp I 1474) ; AT VIII-2 78, ll. 7-8 (BOp I 1576) ;
AT VIII-2 160, l. 9, 13 et 16 (BOp I 1656). Agitateur de la populace (plebecula)
AT III 599, l. 3 ; AT VII 584, l. 14 (BOp I 1452) ; « une ville [Utrecht] encline
à la mutination et où domine l’esprit rebelle de Voetius », AT IV 27, ll. 13-14
(BLet 420, p. 1820) ; « publica dessidia et bella ex talibus etiam causis posse oriri »,
AT VIII-2 50, ll. 5-6 (BOp I 1546).
60
Le pasteur qui excite le plaisir de la haine n’a pas besoin d’ être éloquent, par

324
LA VOLONTÉ DU MAL ET LA HAINE DANS LA LETTRE À VOET

Compte tenu de cette (non) rhétorique de la haine, nous insis-


terons sur un point qui a déjà été signalé : l’orateur peut trans-
mettre sa propre haine parce qu’il « autorise, bénit, sanctifie 61 »
la haine et l’envie que l’auditoire ressentait déjà, devenues habi-
tuelles et, nous ajoutons, parce qu’il les transforme en une passion
complexe, qui est mentionnée une seule fois, la « colère pieuse »,
passion qui n’aura pas de place dans Les Passions de l’âme, où
les définitions de la colère et de la piété rendent inconcevable
leur articulation dans une passion unique 62. C’est précisément
parce que Voetius autorise la haine que le but de la Lettre est de
« diminuer », « rabaisser » son autorité 63. Mais ces termes sont
des euphémismes. De fait, Descartes s’attache, avec une patience
minutieuse, à anéantir l’autorité de Voetius, dans les trois rôles
dans lesquels elle s’exerce, auteur, professeur, pasteur, grâce à une
stratégie audacieuse qui est de montrer au public que Voetius
n’est ni auteur, ni professeur, ni pasteur. La Lettre est un portrait
dans lequel Descartes peint 64 toutes les actions de Voetius dans
ses trois fonctions, pour démontrer (démonstration qui ne pré-
sente aucune difficulté et qui est « très claire » pour tous ceux qui
voudraient voir, y compris les illettrés 65) que cette autorité, effec-
tivement exercée, par la façon même dont elle est exercée, est une
« fausse autorité » 66.
Dans la Méditation Quatrième, Descartes affirme que toute
perception claire et distincte est « quelque chose » (aliquid),
« quelque chose de réel et positif », ajoute la version française ;

opposition aux vertueux qui exhortent à la contrition, « alii multo eloquentiores »,


AT VIII-2 48, l. 14 (BOp I 1544) ; « nulli intelligant », AT VIII-2 48, ll. 9-10 (BOp I
1544) ; « non potest dubitare quin sit doctissimus, non enim novit ista distinguere »,
AT VIII-2 48, l. 25 (BOp I 1546) ; « rem, de qua agit, ut plurimum non intelligunt » ;
« qui controversias istas utcunque intelligentes », AT VIII-2 49, ll. 24-25 et l. 30
(BOp I 1546).
61
Kambouchner, Descartes et la philosophie morale, op. cit., p. 248 : « et de voir
ainsi ses propres passions […] par lui partagées, autorisées, bénies, sanctifiées ».
62
« quod possit aliquando pie commoveri, pie irasci, pie potentiores aspernari »,
AT VIII-2 48, ll. 19-20 (BOp I 1544-1546). Nous examinons les passions suscitées
par l’oratoire de Voetius dans P. Pavesi, « Descartes y el diablo. La oratoria del
mal », Ideas y Valores, 67/168, 2018, p. 243-265.
63
AT VIII-2 7, l. 17 (BOp I 1496) ; AT III 599, l. 5 ; BLet 376, p. 1684.
64
AT VIII-2 47, l. 27 (BOp I 1544).
65
« sed quatenus ex eo illius malignitatem et mentiendi licentiam clarissime potui
demontrare », AT VIII-2 7, ll. 6-7 (BOp I 1496) ; AT VIII-2 118, ll. 1-2 (BOp I 1618) ;
aux illettrées compris, AT VIII-2 47, l. 18 (BOp I 1544).
66
« falsa authoritate », AT VII 565, l. 3 (BOp I 1428) (par rapport au P. Bourdin).

325
P. PAVESI

par conséquent, « elle doit nécessairement avoir á Dieu pour


auteur », donc, elle est vraie 67. Par ailleurs, selon Les Passions
de l’âme, « le mal n’étant qu’une privation, il ne peut être conçu
sans quelque sujet réel dans lequel il soit ; et il n’y a rien de réel
qui n’ait en soi quelque bonté » 68. Voetius est le méchant : il n’est
rien d’autre que la privation de toute bonté et de toute vérité
(parce qu’il la hait et parce que son autorité est fausse) ; donc,
il n’est, en réalité, rien, ou bien il atteint à peine un degré mini-
mum de réalité : celui du pantomime, de l’hypocrite 69.

5.2. Arrêtons-nous sur les mérites de Voetius l’écrivain. En pre-


mier lieu, Voetius n’est pas un auteur, parce qu’il n’écrit pas de
livres ; il se limite à appliquer à n’importe quel thème deux procé-
dés. Le premier est formel ; il s’agit de cette « dialectique puérile »
accessible aux « esprits les plus vulgaires » qui n’ont besoin que
de se familiariser avec les Topiques. Il se divise en trois parties :
l’énumération des lieux communs d’où seront extraites les rai-
sons, les formes des syllogismes qui donneront une « apparence
de force » à ces raisons et, finalement l’énumération des distinc-
tions 70. Le second consiste à appliquer ce mécanisme à n’importe
quel thème, par exemple l’athéisme. Il n’est pas nécessaire d’écrire
quelque chose ; il suffit de recourir aux Index des livres écrits sur
cette question, surtout de ceux qui ont beaucoup de citations,
et de les copier pour ensuite soumettre ce matériel à l’ordre des
lieux communs et de classifier les citations selon la signification,
les synonymes, les degrés, les causes, les effets, les accessoires, etc.
Ensuite, on pourra ajouter de longues citations des auteurs consi-
dérés comme athées et raconter sur eux des détails biographiques,
des « anecdotes et petites fables », auxquelles, mêmes si elles ne
prêtent pas à soupçon ou sont même louables, on saura donner
« une apparence de mal », « une partie de sa propre malignité » 71.
Il est important de signaler que ces deux procédés peuvent être
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67
AT VII 62, ll. 15-20 ; AT IX-1, 49 ; (BOp I 762).
68
Passions, II, art. 140, AT XI 433, ll. 15-17 (BOp I 2460).
69
« notae enim sunt mimicae illae tuae artes », AT VIII-2 159, l. 1 (BOp I 1654) ;
« hypocrita », AT VIII-2 28, l. 26 (BOp I 1518).
70
AT VIII-2 50, l. 19-51, l. 3 (BOp I 1548) ; « vilissima multa ingenia »,
AT VIII-2 50, l. 17 (BOp I 1548).
71
AT VIII-2 52, l. 2-53, l. 1 (BOp I 1550). Nous citons 52, l. 25 et 52, l. 31
(BOp I 1550).

326
LA VOLONTÉ DU MAL ET LA HAINE DANS LA LETTRE À VOET

« imités par tes élèves, même par ceux sans aucune instruction ».
Descartes imagine des livres construits par des artisans anonymes,
habiles et ignorants, qui, sans rien écrire, font des livres sur n’im-
porte quel sujet en copiant des citations d’autres, grâce à un pro-
cédé mécanique, une technique dont le résultat serait identique
à celui qui porte la signature de Voetius, ce qui laisse penser
que le professeur se limite à diriger et à s’approprier le travail de
ses élèves 72.
En second lieu, Voetius n’est pas un auteur parce qu’il se passe
de raisons : de fait, le livre qui a pour titre Contre les Athées, ne
présente dans aucun de ses quatre volumes un seul argument
contre les athées « pas un mot qui impugne l’athéisme […] dont
les principales raisons enseignent sans les réfuter nulle part 73 » ;
par conséquent, malgré son titre et sa signature, ce n’est pas un
livre contre les athées et son auteur n’est pas Voetius, mais un
ensemble d’artisans connaisseurs du métier. Finalement, et c’est
le point principal, Voetius n’est pas un auteur car il cite beau-
coup pour ne rien dire ; au lieu de proposer des raisons, il renvoie
toujours à d’autres livres pour « faire semblant de dire quelque
chose, lorsque tu ne dites rien » ; Voetius n’est pas un auteur
parce qu’il n’écrit rien, et ceci, conclut Descartes, « je pense que
c’est la principale raison contre toi » 74.
Or, le problème auquel Descartes est confronté ici est le sui-
vant : cette absence de raisons, plus encore, de tout contenu, est
efficace ; elle réussit à persuader par la seule autorité non seule-
ment les ignorants, mais aussi les doctes. C’est là que se trouve
l’astuce maligne : Voetius, avec beaucoup de succès, écrit pour
qu’on ne le lise pas, de la même manière que son sermon est
persuasif parce qu’il parle pour qu’on ne le comprenne point :
« tout l’art de ce livre consiste en ce que vous l’avez fait si long et
si ennuyeux que la patience d’aucun homme pourrait supporter
le lire tout entier ». En effet, les doctes, confrontés à ce volumi-
neux chapelet de citations des auteurs les plus impies, d’exordes,
de compilations, de réfutations sorties d’ici et de là, jettent tout
au plus un coup d’œil sur l’Index et sur les titres, sans prendre
le temps d’un examen plus approfondi et, dans le cas où ils com-

72
AT VIII-2 52, ll. 2-26 (BOp I 1550).
73
AT VIII-2 53, l. 29-54, l. 3 (BOp I 1552).
74
AT VIII-2 61, ll. 13-14 (BOp I 1562).

327
P. PAVESI

mencent à le lire, ils l’abandonneront tout de suite, tant le texte


est ennuyeux et sans substance, en pensant, de bonne foi, que
l’argument doit se trouver plus loin 75. Voetius « simule raisons »
pour persuader ceux qui « parcourront négligemment les titres
de votre livre », ce qui est la seule chose, justement, que Voetius
espère d’eux « parce que tu sais déjà que tes livres n’attendent pas
d’autre fortune 76 ».
Finalement, Voetius n’est ni pasteur, ni éducateur. L’argument
de Descartes est le suivant. Étant donné la « grande […] affinité »
entre la charité chrétienne et l’amitié honnête, « ordinaire entre
les hommes », « on peut examiner simultanément les devoirs de
l’une et de l’autre » puisque les obligations de l’une et l’autre sont
en « parfait accord 77 ». En outre, les droits de la charité (jus cari-
tatis) donc, ceux de l’amitié, sont ceux du maître envers ses dis-
ciples (jus magisterii) et ceux du pasteur de l’Église, en tant que
« ami commun de tous les hommes 78 ». Or, la summa regula du
jus caritatis est de « ne faire jamais du mal à nos amis et leur faire
tout le bien possible 79 ». Comme corollaire, il s’ensuit que l’accu-
sation publique et personnelle, propre au droit civil (jus civile),
est contraire aux lois de la charité-amitié. Voetius utilise la chaire
et le pupitre pour exercer l’accusation personnelle et publique,
donc, Voetius n’est ni maître ni pasteur et il usurpe la fonction
du magistrat 80.

75
AT VIII-2 129, ll. 1-4 (BOp I 1632).
76
AT VIII-2 178, l. 25-179, l. 3 (BOp I 1674).
77
AT VIII-2 112, ll. 22-27 (BOp I 1612).
78
AT VIII-2 121, ll. 16-18 (BOp I 1622).
79
AT VIII-2 112, l. 28-113, l. 2 (1612). Sur le droit de charité (« jus caritatis »
AT VIII-2 121, ll. 16-17 ; BOp I 1622 ; AT VIII-2 114, ll. 4-6 ; BOp I 1614), voir
J.-L. Marion, « Préface » à Th. Verbeek©(éd.), La Querelle d’Utrecht, op. cit., p. 15-
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17 ; V. Carraud, « DescartesTHISetDOCUMENT
la BibleMAY» BEdans J. FOR
PRINTED R. PRIVATE USE ONLY. (éd.), Le Grand
Armogathe
Siècle et la Bible, Beauchesne, Paris, 1990, p. 277-291 et du même auteur, « Descartes
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et l’Écriture Sainte » dans AA.VV., L’Écriture Sainte au temps de Spinoza et dans


le système spinoziste, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris, 1992, p. 41-70 ;
« Descartes : le droit de charité » dans G. Canziani – Y. Zarka (éd.), L’interpretazione
nei secoli XVI e XVII, Franco Angeli, Milano, 1993, p. 515-536. Nous revenons sur
le problème posé par cette « grande affinité » dans P. Pavesi, « Descartes y las leyes
de caridad. Derecho privado y público en la Carta a Voetius », Revista de Filosofìa
(UCM), 44/2, 2019, p. 193-209.
80
« abuse », « usurpe » l’autorité du magistrat, AT VIII-2 119, ll. 13-17 et l. 27
(BOp I 1620) ; 127, ll. 17-18 (BOp I 1630).

328
LA VOLONTÉ DU MAL ET LA HAINE DANS LA LETTRE À VOET

L’amour du vice renonce à toute apparence de bonté car il ne


résulte pas d’une estime injuste mais d’une propension au mal, une
origine que rien n’explique et qui reste à expliquer. Nous avons
suivi son humble mais claire survivance dans d’autres textes du
corpus postérieurs à 1643 : la volupté, humaine et démoniaque,
de faire le mal, le vice de l’envie, une perversion de nature qui
conduit à une misanthropie incapable de toute pitié. Cette mali-
gnité se manifeste dans sa claire irrationalité, qui ne se limite pas
à une simple absence de raisons mais à une pratique très sophisti-
quée de la parole écrite et orale ; de là le paradoxe d’une calomnie
qui ne donne aucune interprétation, de la diatribe par laquelle
l’auteur peut exciter la haine à condition de ne pas être compris,
des livres que Voetius n’écrit pas pour ne pas être lu. Il reste à
examiner de plus près les raisons de l’efficacité de l’irrationnel :
l’art oratoire qui persuade les bons de haïr, en renonçant à l’élo-
quence et au sens ; les procédés de la fausse érudition qui per-
suadent le lecteur que l’argument se trouve quelque part. Dans
ceux-ci réside justement la ruse du diable, la raison par laquelle
le mal, hors de toute raison et par la seule autorité de celui qui
parle ou écrit, acquiert de la crédibilité et profite de la bonne foi.
Ajoutons que Descartes s’arrête à examiner la rationalité de la
croyance : l’homme du commun, aussi illettré ou analphabète
qu’il soit, ne pourrait pas croire que son pasteur soit mauvais,
ennemi de la vérité, donc, irrationnel. Il y a ici une « erreur morale »
qui réside dans le fait de croire quelque chose de faux ; mais, dans
ce cas, le vulgaire, loin d’être irrationnel, croit « avec raison »
puisqu’il adhère à la vérité d’un supposé « homme de bien » ;
croyance « qui ne contient aucune privation […] et ainsi ce n’est
point proprement une erreur 81 ».
Bien entendu, il reste à examiner le statut et la place (ou l’ab-
sence de place) de cette volonté du mal dans la philosophie car-
tésienne. Nous l’avons considérée, sous toute réserve, comme une
exception parce qu’elle ne poursuit aucune apparence du bien
et exclut toute possibilité de la bonne volonté que l’homme géné-
reux reconnaît à tous les hommes, méchants y compris.
Cependant, Voetius confirme, par privation, l’unité de bonté et
de vérité parce que, étant le malin, il est irrationnel. Plus encore,
il n’exerce qu’une autorité fausse, donc, il n’est rien de ce qu’il

81
Au P. Mesland, 2 mai 1644 (?), AT IV 115, ll. 3-11 ; BLet 454, p. 1910.

329
P. PAVESI

semble être – sa réalité se épuise dans le semblant, l’imitation


grotesque, l’hypocrisie.

Résumé
La malignité de Voetius ne peut être nommée qu’en transgressant les
limites de la malfaisance humaine : le calomniateur (diábolos), n’est
rien moins que le diable (diabolus) (AT VIII-2, 180 ; BOp I 1676).
Nous proposons que toute la Lettre peut être comprise comme une
recherche sur la malfaisance diabolique que Voetius incarne : une vo-
lonté décidée et lucide de faire le mal. Voici le problème – absent dans
Les Passions de l’âme – : la malfaisance, dans ce cas, n’est pas le résultat
d’une erreur qui décide sans raison, elle est irrationnelle. Nous présen-
tons ici le dossier de la malignité radicale (quelques articles des Passions
y sont inclus) qui résulte d’une propension au mal, d’une perversité de
nature. Finalement, nous examinons l’intention et le but de la Lettre… :
l’anéantissement de la capacité de Voetius de faire le mal, donc, de son
autorité (auteur, professeur, pasteur) aussi réelle que fausse.

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