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Tzvetan Todorov
Nous et les Autres
La réflexion française sur la diversité humaine
Francisco J. Varela
Autonomie et Connaissance
Essai sur le vivant
Mony Elkaïm
Si tu m’aimes, ne m’aime pas
Approche systémique et psychothérapie
Eric Landowski
La Société réfléchie
Ronald D. Laing
Paroles d’enfants
Gregory Bateson et Mary Catherine Bateson
La Peur des anges
Mary Catherine Bateson
Regard sur mes parents
Une évocation de Margaret Mead et de Gregory
Bateson
Frances Tustin
Le Trou noir de la psyché
Lynn Segal
Le Rêve de la réalité
Jean-Louis Bouttes
Jung : la puissance de l’illusion
Gregory Bateson
Vers une écologie de l’esprit. T 1 et 2
Gregory Bateson
La Nature et la Pensée
Jean-Pierre Dupuy
Ordres et Désordres
Enquête sur un nouveau paradigme
Oliver Sacks
Des yeux pour entendre
Voyage au pays des sourds
Oliver Sacks
L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau
Cornélius Castoriadis
Le Monde morcelé
Les Carrefours du labyrinthe III
Elisabeth Laborde-Nottale
La Voyance et l’Inconscient
Lucien Sfez
Critique de la communication
Colloque Atlan
Les Théories de la complexité
Marina Yaguello
En écoutant parler la langue
Tzvetan Todorov
Face à l’extrême
Daniel Sibony
Entre-deux
L’origine en partage
Olivier Mongin
La Peur du vide
Essai sur les passions démocratiques
Paul Watzlawick
Les Cheveux du baron de Münchhausen
Psychothérapie et « réalité »
Raymonde Carroll
Évidences invisibles
Américains et Français au quotidien
Murray Edelman
Pièces et Règles du jeu politique
John Rawls
Théorie de la justice
Philippe Van Parijs
Qu’est-ce qu’une société juste ?
Introduction à la pratique de la philosophie politique
Paul Ricœur
Lectures 1
Autour du politique
Groupe µ
Traité du signe visuel
Pour une rhétorique de l’image
Françoise Choay
L’Allégorie du patrimoine
Stéphane Mosès
L’Ange de l’Histoire
Rosenzweig, Benjamin, Scholem
Roger Dragonetti
Un fantôme dans le kiosque
Mallarmé et l’esthétique du quotidien
Pierre Saint-Amand
Les Lois de l’hostilité
La Politique à l’âge des Lumières
Daniel Sibony
Les Trois Monothéismes
Juifs, Chrétiens, Musulmans entre leurs sources et
leurs destins
Allen S. Weiss
Miroirs de l’Infini
Le jardin à la française et la métaphysique au XVIIe
siècle
Frances Tustin
Autisme et Protection
Paul Ricœur
Lectures 2
La contrée des philosophes
Jean-Jacques Wittezaele et Teresa Garcia
A la recherche de l’école de Palo Alto
Pierre Pachet
Un à un
De l’individualisme en littérature
(Michaux, Naipaul, Rushdie)
Janine Chanteur
Du droit des bêtes à disposer d’elles-mêmes
Francisco Varela, Evan Thompson, Eleanor Rosch
L’Inscription corporelle de l’esprit
Sciences cognitives et expérience humaine
Collectif
Système et Paradoxe
Autour de la pensée d’Yves Barel
Geneviève Bollème
Parler d’écrire
John Rawls
Justice et Démocratie
Paul Ricœur
Lectures 3
Aux frontières de la philosophie
J.L. Austin
Ecrits philosophiques
Marc-Alain Ouaknin
Bibliothérapie
Lire, c’est guérir
Colloque de Cerisy
L’Auto-organisation
De la physique au politique
(sous la direction de Paul Dumouchel et Jean-Pierre
Dupuy)
Bernard Lempert
Désamour
François Dubet
Sociologie de l’expérience
Jacques Ellul
La Subversion du christianisme
Daniel Sibony
Le Corps et sa danse
Alexandre Luria
L’Homme dont le monde volait en éclats
Philippe Julien
L’Étrange Jouissance du prochain
Éthique et psychanalyse
Tzvetan Todorov
La Vie commune
Essais d’anthropologie générale
Jacques Soulillou
L’Impunité de l’art
Michael Franz Basch
Comprendre la psychothérapie
Derrière l’art, la science
Myriam Revault d’Allonnes
Ce que l’homme fait à l’homme
Essai sur le mal politique
Jacques Ellul
La Raison d’être
Méditation sur L’Ecclésiaste
Richard Sennett
Les Tyrannies de l’intimité
Isabelle Baszanger
Douleur et Médecine, la fin d’un oubli
Alain Didier-Weill
Les Trois Temps de la Loi
Le commandement sidérant, l’injonction du Surmoi et
l’invocation musicale
Gregory Bateson
Une unité sacrée…
Quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit
Oliver Sacks
Un anthropologue sur Mars
Sept histoires paradoxales
Cornélius Castoriadis
La Montée de l’insignifiance
Les Carrefours du labyrinthe IV
Philippe d’Iribarne
Vous serez tous des maîtres
La grande illusion des temps modernes
Anne Cauquelin
Petit Traité d’art contemporain
Sudhi Kakar
Chamans, mystiques et médecins
Cornélius Castoriadis
Fait et à faire
Les Carrefours du labyrinthe V
Paul Zumthor
Babel ou l’inachèvement
Pierre Ansart
Les Cliniciens des passions politiques
Edward W. Said
L’Orientalisme
(nouvelle édition)
Giordana Charuty
Folie, Mariage et Mort
Edward T. Hall
L’Ouest des années trente
Découvertes chez les Hopi et les Navajo
Paul Ricœur
Idéologie et Utopie
Oliver Sacks
L’Ile en noir et blanc
Michael Walzer
Sphères de justice
Thierry Melchior
Créer le réel
Antoine Compagnon
Le Démon de la théorie
Marina Yaguello
Petits Traits de langue
Charles Taylor
Les Sources du Moi
Anne Cauquelin
L’Art du lieu commun
Cornélius Castoriadis
Figures du pensable
Les Carrefours du labyrinthe VI
Cornélius Castoriadis
Sur Le Politique de Platon
Ce livre est publié
dans la collection « La couleur des idées »
ISBN : 978-2-02-140589-7
www.seuil.com
Du même auteur
Copyright
Introduction
1 - Le terrain de la morale
2. La possibilité de la morale
3. La naturalisation de la morale
2 - Morales téléologiques
1. La morale et le bonheur
3 - Défense de l'universalisme
1. Universalisme et relativisme
2. Le principe d'universalisation : justifications kantiennes
3. L'autofondation des normes
4 - Le principe d'égalité
1. L'animal politique
2. Utilité et justice
3. L'institution de la société
5 - L'anti-égalitarisme
2. L'anti-égalitarisme libéral
3. Considérations historiques
7 - L'économique
1. Un débat confus
8 - Égalité et équité
3. Égalité ou équité ?
9 - Égalité et propriété
4. L'expropriation des expropriateurs ?
2. La souveraineté du peuple
11 - Socialisme et émancipation
1. Socialisme et communisme
2. L'alternative
Bibliographie
Introduction
Le terrain de la morale
1. Morale et philosophie
politique
S’installer dans la morale pour parler de philosophie
politique ne va pas de soi. Si Éric Weil part de là dans sa
Philosophie politique, la philosophie politique moderne, telle
que l’inaugure Machiavel, ne consacre-t-elle pas
précisément l’autonomie de la philosophie politique ? Tout
bon traité de philosophie politique commence d’ailleurs par
là : délimiter le champ spécifique de la philosophie politique
en la séparant de la morale et de l’éthique. Le
« machiavélisme » de Spinoza, par exemple, n’est rien
d’autre que la prise en compte de cette coupure : contre les
moralistes, Spinoza défend la nécessité d’une philosophie
politique comme science « expérimentale ». Le Traité
politique l’affirme avec force : « Il n’est pas d’hommes qu’on
juge moins propres à gouverner l’État que les théoriciens,
c’est-à-dire les philosophes 1. » Le « machiavélisme » en
politique, c’est d’abord la tentative d’émanciper la science
du politique de ses arrière-plans théologiques et de penser
le problème du pouvoir exclusivement en termes de
dynamique des forces ou « à la manière des géomètres ».
Par conséquent, la pensée politique moderne doit d’abord
s’émanciper des conceptions normatives définies a priori.
Les premières pages du Traité politique de Spinoza exposent
ainsi un programme de travail qui se prolonge jusqu’à notre
siècle, jusqu’à Lénine par exemple, en passant par Hegel
dont la « ruse de la raison » a pour fonction d’éliminer le
moralisme et la moralité elle-même de l’action historique
effective.
La séparation de la morale et de la philosophie politique
a encore un autre fondement : la séparation de la vie privée
et de la vie publique. Les vertus qu’on réclame d’un homme
politique n’ont rien à voir avec les vertus morales ordinaires.
Montesquieu le dit et le répète : si la vertu est le fondement
ou le principe du régime républicain, la vertu dont il s’agit
est la vertu publique et non la vertu chrétienne. Il y a plus :
le libéralisme classique transforme les vices privés en vertus
publiques : l’égoïsme et la cupidité, pour condamnables
qu’ils soient, considérés en eux-mêmes, sont en même
temps les moteurs du progrès économique et de la
civilisation et donc apparaissent comme les moyens utilisés
par la Providence en vue d’assurer l’avancement du genre
humain. La Fable des abeilles de Mandeville, la « main
invisible » d’Adam Smith sont autant de variations autour de
cette idée-force dont les fondements théologiques sont de
la plus grande clarté. Thème repris par Kant, avec son
« insociable sociabilité » de l’homme, et Hegel, dans ses
Leçons sur la philosophie de l’histoire. Pour les Modernes,
c’est dans la vie privée et dans ses vertus « en elles-mêmes
peu sympathiques 2 » que se trouve le ressort de la morale
publique.
Autrement dit, la séparation de la morale et de la
philosophie politique se fait suivant une double ligne de
fracture :
1. Une ligne rationaliste causaliste, voire matérialiste ou
scientiste, qui cherche à remplacer les bonnes intentions
morales par une connaissance objective des lois de l’histoire
et de l’action humaine ; et puisque la liberté consiste à
consentir à la nécessité, être moral ce n’est rien d’autre que
consentir aux lois de l’histoire.
2. Une ligne rationaliste finaliste, plus ou moins déiste,
qui cherche à voir dans les processus sociaux réels la
manifestation d’un plan divin (d’un plan de la nature, dit
Kant, mais c’est la même chose pour lui). Si les maux
individuels concourent au bonheur collectif, c’est au fond
parce que tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes possibles, conformément aux calculs de la divine
providence.
Admettons, avec Rawls, qu’une bonne théorie politique
est fondée sur un consensus par recoupement des diverses
conceptions raisonnables du bien. Nous devrions alors
accepter cette coupure entre morale et philosophie
politique, puisqu’une théorie politique et a fortiori une
stratégie d’action politique peuvent être justifiées en
partant de positions philosophiques et métaphysiques
divergentes, voire opposées. Mais cette séparation pose de
nombreux problèmes, et c’est la théorie du consensus par
recoupement qui est elle-même problématique. Il n’est pas
facile de définir ce que peut être une conception
raisonnable du bien : peu d’individus seraient prêts à
accepter l’idée qu’ils ont une conception déraisonnable du
bien ; de plus, bien souvent, même les plus libéraux sont
prompts à trouver déraisonnables ceux qui critiquent leur
propre conception du bien. En réalité, un espace politique
relativement stable et tolérant les diverses conceptions du
bien suppose lui-même une conception particulière du bien,
celle qui définit les individus comme libres et égaux,
disposant tous d’un « ensemble pleinement adéquat de
libertés », comme dirait Rawls. Idée que ne partageront pas,
à l’évidence, ceux qui affirment entre les hommes des
différences et des hiérarchies naturelles. Par conséquent,
l’autonomie de la politique par rapport aux conceptions
morales n’est que relative et, inversement, les conceptions
morales des individus ne peuvent être toutes tolérées par le
pouvoir politique, même le plus démocratique. Les conflits
qui naissent dans la coexistence de communautés ayant
des traditions culturelles et religieuses trop différentes en
donnent un bon exemple. Quand certaines familles
continuent de pratiquer l’excision des fillettes, elles
obéissent à un impératif qu’elles considèrent comme étant
autant moral que religieux, elles suivent leur « doctrine
compréhensive », pour reprendre encore une expression de
Rawls. Pour elles, cette doctrine compréhensive doit avoir
de bonnes raisons – laissons à un wébérien le soin de les
expliciter. Pourtant, nous avons tendance à considérer cette
conception non seulement comme déraisonnable mais aussi
comme insupportable puisqu’elle viole quelques-uns des
droits de l’individu les plus fondamentaux, en particulier son
droit à l’intégrité physique. Or cette conception du droit
n’est pas pour nous une simple convention produite par les
circonstances historiques particulières de l’évolution des
sociétés occidentales, mais bien la traduction dans le
marbre de la loi d’une conception morale de l’homme. Du
reste, comme on va le voir à l’instant, aucun des auteurs
évoqués ci-dessus ne maintient de bout en bout la
séparation de la morale et de la politique.
2. La possibilité de la morale
2. MARXISME ET MORALE
3. La naturalisation
de la morale
Si nous nous plaçons sur le terrain de la morale, se pose
la question du fondement de la morale. L’idée première qui
nous vient, si nous cherchons à nous placer sur le terrain
d’une conception matérialiste de la morale, est de chercher
un fondement naturel de la morale.
La « naturalisation de la morale » peut se comprendre
plus facilement en la comparant à la tentative de Popper de
« naturaliser » l’épistémologie. Karl Popper a tenté cette
naturalisation de l’épistémologie en la ramenant à un
modèle darwinien, et ce d’une double manière :
1. Nous produisons en permanence des théories
nouvelles capables d’expliquer les faits expérimentaux, et
seules les plus aptes à passer le test de nouvelles
expériences survivent.
2. Cette capacité à produire des théories susceptibles de
subir la sélection naturelle est elle-même un facteur
adaptatif de la plus haute importance pour l’humanité
puisqu’elle se substitue à la sélection naturelle ordinaire,
celle qui élimine les individus mal adaptés à la survie.
On peut évidemment être tenté d’appliquer une
conception analogue à la morale. Plutôt que de chercher un
fondement transcendantal à la morale ou de la soumettre
au commandement divin, il est préférable de la penser
comme un produit élaboré de la sélection naturelle et un
résultat de l’évolution de l’espèce humaine. Si l’on parvenait
à un tel résultat, on y gagnerait une plus grande objectivité
dans les questions morales (soumises trop souvent à des
présuppositions métaphysiques non démontrables par
définition) et une simplification des questions
philosophiques.
On connaît les tentatives de tirer du darwinisme des
conclusions concernant les sociétés humaines. Dès Galton,
les prémices de la sociobiologie étaient posées, conduisant
à postuler l’application de la « lutte pour la vie » au
fonctionnement des rapports sociaux. Ce n’était d’ailleurs
qu’un « retour à l’envoyeur » puisque Darwin avait
emprunté quelques-uns de ses concepts fondamentaux au
principe de population de Malthus. La sociobiologie pouvait
ainsi être utilisée comme fondement « scientifique » des
versions les plus frustes de la théorie libérale : le marché
est le lieu où la lutte pour la vie et la sélection naturelle
s’effectuent le plus librement et où, par conséquent, les plus
aptes pourront le plus facilement être sélectionnés pour le
plus grand bien de l’humanité. Accessoirement, la
sociobiologie permettait aussi toutes sortes de dérives
racistes : les hiérarchies sociales sont fondées
héréditairement : majoritairement, les enfants de pauvres
sont eux-mêmes pauvres et par conséquent si les Noirs sont
si souvent au bas de l’échelle sociale de la « libre » société
américaine, la raison en est manifestement dans les gènes
défectueux qu’ils ont hérités de leurs parents.
Cette version « amorale » de la sociobiologie a été mise
en pièces et il n’est pas utile de s’étendre davantage sur
cette question. Il est, cependant, une version plus
intéressante de l’application du darwinisme à la morale. Elle
consiste à supposer – en s’inspirant de considérations qu’on
trouve chez Darwin lui-même – que les comportements
altruistes et plus généralement tous les comportements
conformes à la morale commune ont été sélectionnés, eux
aussi, au cours de l’évolution de l’espèce humaine pour la
raison qu’ils présentent des avantages sélectifs évidents.
Les comportements « coopératifs » (par exemple dans les
processus de symbiose) et les phénomènes d’« altruisme »
sont d’ailleurs suffisamment fréquents dans le règne animal
et végétal pour que l’apparition de traits de ce type chez
l’homme ne soit pas perçue comme un miracle requérant
l’intervention divine. L’homme est naturellement le moins
bien armé des mammifères, mais le développement de ses
capacités cérébrales lui a permis de compenser ses
faiblesses par la ruse, par la fabrication d’outils et par
l’aptitude à coordonner son action avec celle de ses
semblables. Il est donc assez raisonnable d’admettre que la
morale n’est pas autre chose que la formalisation ramassée,
aux fins de transmission facile aux générations futures, de
ces comportements qui se révèlent si nécessaires à la survie
de l’espèce.
Le premier grand défenseur de ce type de théorie est
certainement Herbert Spencer 21 qui veut appliquer une
théorie de l’évolution cosmique et biologique aux questions
éthiques. Thomas Huxley 22, bien que dans une voie opposée
à Spencer, essaya également de donner des prolongements
éthiques à la théorie de l’évolution. Les tentatives de
naturalisation de la morale sur ce modèle ont été depuis
lors assez nombreuses. Il est même possible, sous certains
aspects, de classer Nietzsche dans ce courant : la
Généalogie de la morale contient plusieurs tentatives pour
expliquer la naissance de la morale à partir du processus
biologique et culturel dans lequel se développe l’homme. On
peut éliminer de ces théories les versions trop simplistes qui
prêteraient aux hommes une sorte de gène de la moralité. Il
suffit d’admettre que nos capacités cérébrales en général
ont permis l’apparition, le développement et la transmission
culturelle de ces comportements moraux, tout comme elles
nous ont permis de maîtriser le feu et d’inventer le
téléphone portable sans qu’on ait besoin de supposer
l’existence d’un gène de l’invention du téléphone portable !
Ces théories présentent des avantages certains. En
premier lieu, elles sont suffisamment proches de la manière
scientifique de raisonner et suffisamment compatibles avec
les théories dominantes dans les sciences de la nature pour
que nous trouvions naturel d’y adhérer. En deuxième lieu,
elles sont clairement matérialistes et ne font appel ni à Dieu
ni à des entités spirituelles mais uniquement à la complexité
du cerveau. En troisième lieu, elles permettent d’unifier la
morale et l’anthropologie, alors que des conceptions
kantiennes les séparent radicalement.
Cependant, cette manière de voir présente de gros
défauts. Le premier, qui entre en contradiction avec ses
prétentions à la science, est qu’elle est une simple
affirmation gratuite, incapable de se soumettre au moindre
test de vérification. Au moyen de quelques complications,
elle peut rendre compte assez bien de nos connaissances en
anthropologie, mais personne ne sait comment on pourrait
tester cette hypothèse et nous avons de bonnes raisons de
penser que sa force et sa plausibilité sont plutôt les
caractéristiques d’une théorie irréfutable au sens de Popper.
Une deuxième critique reprend celle que G.E. Moore
adresse à Spencer en l’appliquant, mutatis mutandis, à ses
héritiers. Pour Moore, la thèse de Spencer n’est que l’une
des multiples versions du « sophisme naturaliste ». Ce
sophisme repose sur la confusion entre la description des
choses naturelles et l’énonciation des choix de valeurs que
nous devons faire. Ainsi l’« éthique évolutionniste » se
résume-t-elle à l’idée qu’« il nous suffit de prendre en
compte la tendance à l’évolution pour découvrir le sens
dans lequel nous avons le devoir d’aller 23 ». Quand on veut
fonder la morale sur l’évolution, c’est parce que, au moins
implicitement, on considère que l’évolution est la marque
d’un progrès. Mais ce dernier jugement est lui-même un
jugement moral. Autrement dit, bien que prétendant se
fonder sur la théorie de l’évolution, l’« éthique
évolutionniste » n’est qu’un genre de morale qui accorde
une certaine valeur à l’évolution et qui, par conséquent,
détermine d’abord la théorie de l’évolution comme
problème pour ensuite faire comme si la morale était tirée
de cette théorie. On est pris dans un cercle vicieux dont il
est impossible de sortir. Moore montre bien où se situe la
confusion de Spencer et ce qu’il dit s’applique à toutes les
formes de l’éthique évolutionniste.
Morales téléologiques
1. La morale et le bonheur
De nombreuses doctrines morales sont fondées sur l’idée
que la moralité est la recherche pour l’homme de son bien
propre, de la vie bonne ou encore de son bonheur. Mais
cette définition est trop générale pour nous être d’une
quelconque utilité. De nombreuses choses sont candidates
au rôle de bien propre. Pour les uns, il s’agira du
perfectionnement de ce qui est contenu dans la nature
humaine ; pour d’autres, il s’agira de vivre sous la conduite
de la raison ; pour d’autres encore, la vie bonne résidera
dans le plaisir ou dans l’utilité. Pour les doctrines de ce
genre, il est impossible de séparer la morale et l’éthique au
sens où elles l’ont été plus haut. En effet, la vertu morale
n’est rien d’autre que ce qui permet d’atteindre le véritable
bonheur. Accomplir ses devoirs moraux, c’est se mettre sur
la voie de la vie bonne.
1. ARISTOTE ET LA NATURE HUMAINE
1. CALCUL MORAL
3. LE BOURGEOIS ÉGOÏSTE
4. L’IMPOSSIBLE MORALE
Pour conclure sur ce point, on peut considérer Hobbes
d’un double point de vue. Comme analyste du monde
capitaliste en train de se construire, comme penseur de la
bourgeoisie conquérante, il reste génial. Débarrassée de
toutes les illusions consolantes, la philosophie de Hobbes
expose ce qu’est ce monde. Mais elle échoue radicalement
à penser ce que nous devons faire parce qu’elle est la
pensée d’un monde qui exclut radicalement la morale de
son horizon. Les prescriptions hobbesiennes ne peuvent pas
être caractérisées comme des prescriptions morales,
puisqu’elles peuvent conduire à légitimer toutes sortes de
conduites éventuellement contradictoires les unes par
rapport aux autres. Il est bien et juste d’être fidèle à sa
parole, mais la trahison peut également être légitime. Ne
pas tuer dans la mesure où l’État l’interdit est bon, mais
tuer peut devenir juste quand le souverain l’ordonne. En
mettant bout à bout les prescriptions de Hobbes, on produit
un invraisemblable galimatias que personne ne peut
sérieusement prendre pour une théorie morale.
Mais même en s’en tenant au terrain limité qui est celui
de la problématique du Léviathan, le terrain de l’ordre et du
respect de la justice (c’est-à-dire des lois positives) fondé
sur la connaissance rationnelle de son intérêt propre
(troisième loi de nature), le contractualisme hobbesien est
irréaliste. Comme on l’a vu plus haut, l’intérêt bien compris
justifie aussi bien une stratégie de coopération que la
stratégie du free rider. J’ai intérêt à respecter la loi pour que
tout le monde soit fondé à la respecter. Mais, en deuxième
instance, j’ai intérêt à ce que tout le monde respecte la loi…
sauf moi ! On peut démontrer qu’il est préférable de
chercher à maximiser la satisfaction de ses intérêts en
restant lié à la loi plutôt qu’en cherchant à les maximiser à
tout prix, fût-ce en violant la loi ou en ne respectant pas la
parole donnée. Ainsi David Gauthier 19 affirme qu’un
« maximisateur lié » trouvera plus d’occasions favorables à
ses intérêts qu’un « maximisateur libre » dont tout le monde
finit par se méfier. On a envie de lui répondre que si c’était
vrai, cela se saurait : les truands, les escrocs, les trafiquants
en tout genre seraient des êtres irrationnels condamnés à
perdre bien plus qu’ils ne gagneront jamais par leurs actions
illicites. Il faut une bonne dose de méconnaissance de la
réalité pour l’affirmer. Pour que cette théorie se tienne, il
faudrait d’abord pouvoir fournir un critère permettant de
distinguer les gens à qui l’on peut faire confiance et ceux à
qui on ne le peut pas. En effet, l’escroc est un
« maximisateur libre » qui parvient à se faire passer pour un
« maximisateur lié ». De même, le chef mafieux doit trouver
une couverture honorable, et l’argent sale doit être blanchi.
Dans le monde des affaires, on dispose de systèmes de
notations qui permettent de déterminer l’opinion générale
qu’il conviendrait d’avoir sur la fiabilité de telle ou telle
institution bancaire, voire de tel ou tel État. Mais outre qu’un
tel système est fort incertain – les institutions financières du
Sud-Est asiatique, cotées du « triple A », la meilleure note
de confiance dans les milieux des affaires, se sont
effondrées sans prévenir en 1997 –, il n’est pas
généralisable à l’ensemble de la vie sociale : on imagine
mal une institution chargée de noter et de rendre public le
degré de confiance à accorder à tous les individus !
La deuxième difficulté de toutes les théories tentant de
fonder la morale sur le calcul prudentiel réside dans le fait
qu’il faudrait démontrer que le respect de la justice au sens
de Hobbes est avantageux pour tous les contractants. Si
l’on prend les intérêts au sens étroit, par exemple au sens
des intérêts économiques ou du plaisir, c’est tout à fait
impossible, puisque, la plupart du temps, les intérêts
économiques des uns entrent en conflit avec les intérêts
économiques des autres. Si un acteur, à tort ou à raison,
croit qu’il ne pourra jamais tirer son épingle du jeu
économique normal, son intérêt sera clairement de se situer
en dehors du jeu légal. Par exemple, les jeunes d’origine
immigrée ont souvent les plus grandes difficultés à trouver
du travail en raison du racisme latent des employeurs ou
des clients. Ils auront donc intérêt à gagner leur vie par
d’autres moyens, illégaux ceux-là. Ils pourront même
structurer un ensemble de réseaux sociaux alternatifs à la
société « normale ». De la mafia italienne aux États-Unis au
trafic de drogue et de voitures volées dans les « quartiers
sensibles » des grandes villes européennes d’aujourd’hui, le
phénomène est le même. Et ceux qui se mettent ainsi hors
la loi ne sont pas du tout des êtres irrationnels, mais au
contraire des calculateurs habiles qui ont mesuré les risques
et constaté qu’ils n’avaient presque rien à perdre et
beaucoup à gagner dans le choix de la criminalité. Seuls les
possédants, petits et gros, peuvent estimer que le respect
de la loi et des règles morales est conforme à l’intérêt bien
compris ; encore que les plus gros des possédants disposent
de moyens leur permettant d’enfreindre la loi sans être pris.
L’industriel qui travaille dans l’armement doit penser qu’il
est bon que les citoyens paient leurs impôts, sans quoi l’État
n’aurait plus les moyens de lui acheter ses délicats
instruments ; mais lui-même sera volontiers domicilié dans
quelque paradis fiscal qui le soustraira à la loi commune.
Pour résoudre ces difficultés, on peut « reformater » le
concept d’intérêt, en lui donnant une plus grande extension.
Au lieu de l’intérêt défini économiquement ou en termes de
pouvoir sur les autres, nous pouvons avoir des intérêts en
quelque sorte désintéressés : par exemple, des intérêts
dans la recherche du vrai, dans la contemplation des
œuvres d’art ou dans la possibilité de vivre une vie morale.
Nous pouvons aussi opposer nos intérêts à court terme et
nos intérêts à long terme. Mais cette stratégie ne résout
aucun problème. En étendant la notion d’intérêt, on
transforme en tautologie la proposition qui dit que « l’intérêt
est ce qui fait agir les hommes », puisqu’on a préalablement
défini l’intérêt comme mobile de l’action. Comme les
tautologies ne nous apprennent rien du monde – elles ne
font qu’exposer les lois de la logique –, la théorie qui veut
fonder la morale sur la connaissance rationnelle de l’intérêt
est ainsi devenue une théorie absolument vide – mais
irréfutable ! Quant à l’opposition du long terme et du court
terme, Keynes faisait remarquer que « à long terme, nous
serons tous morts ».
Une dernière remarque sur ce sujet : généralement, les
marxistes avaient l’habitude de considérer la morale sur un
mode très hobbesien. La morale est considérée comme une
expression des intérêts économiques et rien d’autre. Mais
comme pour un marxiste la société est divisée
irrémédiablement en classes antagoniques, à la morale
bourgeoise qui vise à défendre la propriété capitaliste
s’opposera donc une morale prolétarienne fondée sur la
solidarité de classe, et déterminer que ce qui est juste et
bon est ce qui est commandé par la poursuite des buts
propres de la classe ouvrière. Mais cette conception
rencontre les mêmes difficultés insurmontables que celles
que nous venons de rencontrer avec la philosophie de
Hobbes. En outre, il fallait expliquer pourquoi les « pères
fondateurs » du marxisme étaient, l’un, un petit bourgeois
allemand ayant épousé une aristocrate et, l’autre, un
authentique membre d’une dynastie capitaliste, ayant
passé, du reste, une bonne partie de sa vie à administrer la
filiale anglaise de la compagnie Ermen & Engels. Il fallait
donc expliquer que les individus peuvent dépasser leur
intérêt de classe étroit et envisager l’action du point de vue
de l’avenir historique de l’humanité. Bref, il fallait
abandonner de fait la théorie qui fait de la morale une
« superstructure » déterminée « en dernière analyse » par
l’infrastructure économique et donc considérer qu’il peut
exister quelque chose comme la morale en général, ayant
sa propre autonomie et sa propre valeur – même si les
marxistes ont toujours eu beaucoup de mal à l’admettre
explicitement.
3. Utilité et maximisation
du bien-être
1. UTILITÉ ET INTÉRÊT
Il est encore possible de fonder la morale sur la
recherche de l’utilité sociale et de la maximisation du bien-
être. Ces théories utilitaristes dont Bentham, Mill et
Sidgwick sont, traditionnellement et par méconnaissance
philosophique, les représentants les plus connus ne doivent
pas être confondues avec les théories de type hobbesien ou
les théories du rational choice, bien qu’il y ait chez Hobbes
une dimension utilitariste évidente – mais on pourrait aussi
déceler cette dimension chez Spinoza, et certaines formes
d’utilitarisme ne sont pas complètement absentes de la
pensée d’Aristote. Peut-être même faut-il accepter cette
remarque de J.S. Mill :
2. BONHEUR ET PLAISIR
C’est pourquoi
Défense de l’universalisme
1. Universalisme et relativisme
Les difficultés que nous rencontrons pour trouver une
bonne théorie des fondements de la morale viennent peut-
être de ce que nous nous concentrons sur la morale
abstraite alors qu’il faudrait s’attacher à comprendre la
réalité de la vie éthique (la Sittlichkeit hégélienne). Or si la
morale paraît universelle et intemporelle, la vie éthique est
immédiatement plurielle, historiquement déterminée et
susceptible, éventuellement, de progrès. La critique
marxiste de la morale ou sa critique nietzschéenne
s’inscrivent dans la ligne de la critique hégélienne de Kant.
Bien que ces critiques puissent nous éclairer sur la question
de la morale en général et qu’on ne doive pas les rejeter
aussi brutalement que le font certains antirelativistes
modernes, néo-kantiens principalement, je voudrais montrer
que nous devons garder l’autonomie et la priorité des
principes moraux comme fil conducteur de toute réflexion
sur les normes. Je ne veux pas chercher une conciliation ou
un dépassement dialectique de l’antagonisme entre
relativisme et universalisme ; il s’agit seulement d’expliquer
pourquoi on doit à la fois rejeter le scepticisme en matière
morale et son corollaire relativiste et réaffirmer la valeur
éminente de la recherche de lois morales universelles et,
pour ainsi dire, éternelles.
2. Le principe
d’universalisation :
justifications kantiennes
La philosophie morale de Kant constitue une innovation
majeure dans la pensée morale, non parce qu’elle conduirait
à des propositions morales inédites mais parce qu’elle
déplace le point de vue à partir duquel les principes moraux
peuvent être fondés. Pour aller vite, on peut dire que les
morales traditionnelles étaient fondées soit sur l’obéissance
à l’autorité divine – obéissance liée à un système de
menaces (l’enfer) et de promesses de béatitude éternelle –,
soit sur des principes ontologiques (par exemple dans l’idée
de loi naturelle). Ces morales sont téléologiques : les actes
moraux visent une certaine fin, individuelle ou collective,
censée être l’accomplissement de la destinée humaine. Agir
moralement, c’est agir en vue d’un bien, sachant qu’un bien
est quelque chose que l’on peut désirer posséder. Or toutes
ces morales, comme on vient de le voir, posent trop de
problèmes pour répondre à notre « cahier des charges ». Si
j’essaie de reconstruire les principes d’une société bien
ordonnée en m’appuyant sur une morale eudémoniste,
inévitablement je serai obligé de faire appel à une
conception spécifique du bonheur. Par voie de conséquence,
il sera impossible de définir les lignes d’un consensus
raisonnable. En outre, si l’on accepte la distinction que j’ai
posée – après d’autres – entre l’éthique et la morale, la
recherche du bonheur ou du souverain bien est plus une
question éthique qu’une question morale. La morale définit
les conditions de base qui permettent à chacun de
rechercher son bien propre. Rien de plus, rien de moins.
La démarche initiée par Kant promet précisément de
résoudre les difficultés et contradictions des grandes
éthiques traditionnelles en redéfinissant les fondements et
le champ de la morale. Je précise « initiée », car il ne s’agit
nullement ici de prôner un « retour à Kant » censé résoudre
la crise des valeurs qui affecte nos sociétés. Seulement de
dégager les lignes de force de la méthode pour aller au-delà
de Kant, y compris contre Kant.
1. LA BONNE VOLONTÉ
Pour Kant, l’homme ne reçoit la loi morale ni de la nature
ni de Dieu mais de la raison et d’elle seule. L’action n’est
pas le moyen en vue d’atteindre un bien. Elle est
uniquement dictée par le devoir, quoi qu’il puisse nous en
coûter. Il ne s’agit plus d’atteindre le bonheur, mais
seulement de s’en rendre digne, « sans garantie de
résultat » ! À la morale téléologique se substitue une morale
déontologique.
Le principe de l’action étant la volonté, il s’agit donc de
déterminer ce qu’est une bonne volonté. Kant montre qu’il
est impossible de déterminer ce qu’elle est en partant des
fins visées. Les maximes d’une volonté déterminée par ces
fins sont toujours hypothétiques. Une bonne volonté est une
volonté autonome, c’est-à-dire libre. Alors que,
traditionnellement, la loi morale est conçue comme ce qui
vient limiter la liberté de l’homme, au sens du libre arbitre,
c’est-à-dire de sa capacité de choisir le bien ou le mal, de
pécher ou de refuser le péché, avec Kant, la liberté devient
le principe même de la loi morale. Une liberté sans loi ne
serait qu’une expression contradictoire. Être libre, c’est faire
ce qu’on veut. Mais ce que l’homme veut librement, c’est
seulement ce que lui dicte sa raison, indépendamment de
tout mobile sensible. Ainsi la bonne volonté n’est rien
d’autre que la loi que dicte la raison.
Or la loi de la raison est une loi de non-contradiction ou
encore une loi d’universalité. Une volonté absolument
bonne ne peut pas être mauvaise ! Elle ne peut pas se
contredire elle-même : je ne peux pas vouloir « x » ici et
maintenant et « non-x » demain ou ailleurs. C’est ainsi que
« le caractère qu’a la volonté de valoir comme une loi
universelle pour des actions possibles a de l’analogie avec
la connexion universelle de l’existence des choses selon des
lois universelles, qui est l’élément formel de la nature en
général ». D’où se déduit la formule de la volonté
absolument bonne : « Agis selon des maximes qui puissent
se prendre en même temps elles-mêmes pour objet comme
lois universelles de la nature. »
L’impératif moral est un impératif catégorique, parce
qu’il ne souffre aucune exception, parce que ses
commandements sont nécessaires et ne sont soumis à
aucune condition, ni à aucune hypothèse supplémentaire.
Évidemment, Kant sait bien que l’homme n’est pas une
raison pure. Les mobiles sensibles déterminent dans une
large mesure les modalités de l’action effective. Nous
pouvons agir bien pour de mauvaises raisons ; nous
pouvons agir mal en dépit du fait que nous savons ce qui
est bien. Mais, selon Kant, même celui qui agit contre la loi
morale la reconnaît. Nous pourrions considérer la thèse
kantienne comme le résultat d’une expérience de pensée
qui isole de la vie éthique son principe qui, autrement, nous
apparaît caché ou distordu dans l’enchevêtrement des
conditions réelles de la vie. Personne n’agit effectivement
sous le seul commandement de l’impératif catégorique,
mais les actions humaines prennent leur sens à la lumière
de cet impératif, un peu à la manière dont la physique
classique pose le principe d’inertie comme principe
fondamental, alors même que l’expérience semble infirmer
ce principe – aucun corps du monde réel dont nous avons
l’expérience n’est soumis à aucune force extérieure et, par
conséquent, aucun corps du monde réel ne suit
effectivement un mouvement rectiligne uniforme et
pourtant tous les mouvements se peuvent comprendre en
partant du mouvement inertiel.
L’idée kantienne selon laquelle les maximes morales
doivent avoir la portée universelle des lois de la nature
soulève également une autre question. Les éthiques
traditionnelles inscrivent la vie humaine dans le cours de la
nature. Être moral, c’est toujours, d’une manière ou d’une
autre, vivre selon la nature dont la nature humaine fait
partie. La recherche du bonheur est le fondement de
l’éthique aristotélicienne parce que chaque être cherche son
Bien propre et que c’est une loi naturelle. Avec Kant, mais
on pourrait dire déjà avec Rousseau, le point de vue moral
est transformé radicalement. Bien sûr, l’homme fait partie
de la nature, mais, à l’intérieur de ce monde naturel, il
construit son propre monde, un monde spécifiquement
humain, un monde qui a sa causalité propre et ses lois
propres. La « nature humaine » est donc une « seconde
nature » et c’est cela qui confère sa dignité particulière à la
vie humaine. La pensée kantienne est donc bien au plus
haut point une pensée humaniste, parce que fondée sur la
reconnaissance de la valeur de l’homme en général et de la
subordination de la nature à cette valeur.
3. L’autofondation des normes
1. LES EXIGENCES DE BASE
Le principe d’égalité
1. L’animal politique
Qu’est-ce que c’est que cette chose étrange, la cité ?
Quand on dit, comme on le dit souvent après Aristote, que
l’homme est un animal social, on n’a rien dit du tout. Il nous
faut revenir sur ce texte fameux des Politiques, dont nous
avons déjà parlé. Les animaux sociaux ne manquent pas –
et pas seulement les abeilles, les fourmis, les termites et
autres exemples favoris des philosophes. La plupart des
grands mammifères vivent en groupes plus ou moins
vastes, et ces groupes connaissent toujours une forme,
même minimale, d’organisation. Mais l’homme n’est pas un
animal grégaire comme les autres animaux grégaires. C’est
un animal politique, un zoon politikon, nous dit Aristote. Il y
a des discussions épineuses sur l’interprétation de cette
thèse aristotélicienne. Aristote nous dit que « l’homme est
un animal politique plus que n’importe quelle abeille ou
n’importe quel animal grégaire 1 ». Mais cette traduction
n’est pas la seule possible ; le grec μᾶλλον peut se traduire
par « plus que » aussi bien que par « plutôt que », nous
signale le traducteur. La première traduction laisserait
entendre que les autres animaux grégaires sont aussi des
animaux politiques, quoiqu’ils soient moins politiques que
l’homme, alors que la seconde traduction pourrait faire
penser qu’il y a une différence de nature entre la vie
grégaire des animaux et la vie politique de l’homme, et que,
par conséquent, la cité humaine ne peut pas être comparée
à la ruche ou à la fourmilière – parler de la reine des
abeilles, c’est de l’anthropomorphisme. Il est inutile de
s’engager plus avant dans l’interprétation d’Aristote puisque
les deux traductions ont de bons arguments à faire valoir.
Mais l’interprétation en faveur de la seconde traduction
semble corroborée par de nombreux autres passages des
Politiques. Ainsi Aristote affirme que c’est
2. Utilité et justice
On pourrait encore opposer la conception des Anciens et
celle des Modernes sous un autre angle. Si la cité est
naturelle pour Aristote, elle est aussi une fin en soi. Or « le
ce en vue de quoi, c’est-à-dire la fin, c’est le meilleur et
l’autarcie est à la fois une fin et quelque chose
d’excellent 7 ». Inversement, de Hobbes à Rousseau, il peut
sembler que la cité est évaluée du point de vue du principe
d’utilité ou d’efficacité – c’est en cela que les Modernes sont
disciples de Machiavel. Elle est un moyen en vue d’une fin :
assurer aux individus le maximum de bonheur. Ainsi, chez
Hobbes, si les hommes acceptent de devenir des citoyens
en se soumettant à la loi absolue du Léviathan, c’est parce
que le pacte social est favorable à leurs entreprises et à leur
prospérité. C’est ce but « égoïste » qui nécessite que les
individus renoncent à leur liberté naturelle (le « droit de
nature » qui est le droit de chacun sur tous et sur toutes
choses) pour entrer dans le règne de l’obligation (la « loi de
nature » qui commande à chacun de faire tout ce qui est
nécessaire à la protection de sa propre vie).
Chez Spinoza, la vie dans une cité bien ordonnée découle
également du principe rationnel de recherche par chacun de
son utile propre, et c’est pourquoi « l’homme que mène la
raison est plus libre dans la cité, où il vit selon le décret
commun, que dans la solitude, où il n’obéit qu’à lui-
même 8 ». Les raisons données par Spinoza ne sont pas
moins claires :
3. L’institution de la société
Mais cette polarisation de l’organisation politique entre le
besoin et les principes de justice ne rend qu’imparfaitement
compte de ce qui est en cause. Un matérialiste se
contentera de cette description : le besoin à la base, car les
hommes produisent du social ou du sociopolitique comme
un moyen pour satisfaire leurs besoins, et, au sommet, la
justice qui rationalise et légitime tout à la fois cette
organisation sociopolitique. En suivant la démarche de
Rousseau, on verra comment s’organise cette
complémentarité du besoin et des principes d’une justice
encore bien imprécise.
Le point de départ du Contrat social est la réalité de
l’autorité politique et même de la soumission de la majorité
des hommes à des pouvoirs qui les enchaînent. « L’homme
est né libre et partout il est dans les fers. » C’est la
contradiction à laquelle Rousseau s’attaque, et c’est aussi la
première phrase d’un manifeste révolutionnaire. Comment
la liberté naturelle de l’homme est-elle compatible avec
l’autorité politique ? Alors que, pour Hobbes, le passage à
l’état civil est le passage du droit de nature à l’obligation
dictée par la loi de nature, Rousseau pose que la liberté est
inaliénable, et que, par conséquent, aucune forme
d’organisation politique n’est légitime qui repose sur
l’aliénation par les citoyens de leur propre liberté. Or,
l’homme est partout « dans les fers ».
Cette contradiction renvoie au moment décisif où s’opère
le passage de la liberté naturelle à la liberté
conventionnelle. Si on saisit la pensée de Rousseau, les
hommes naissent libres mais ne sont pas « naturellement
égaux ». Les différences de nature entre eux sont assez
évidentes pour que ce point n’ait pas besoin d’autre
démonstration. Ils sont simplement également libres. Le
second discours, Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, établit seulement – mais c’est
décisif – la différence entre les inégalités naturelles et les
inégalités conventionnelles. Pourtant, le principe d’égalité
est le principe fondateur du pacte social.
L’explication du passage de l’état de nature à l’état civil
est chez Rousseau assez proche de ce qu’on peut trouver
chez les auteurs de la tradition classique du contrat social.
L’état de nature n’est pas stable. Renoncer à l’état de
nature pour trouver une forme conventionnelle
d’organisation des rapports entre les individus, cela devient
une nécessité vitale pour l’espèce humaine. C’est donc le
même instinct de conservation (l’amour de soi-même, nous
dit Rousseau) qui prévaut dans l’état de nature qui va
pousser l’homme à en sortir. Hobbes dit la même chose :
c’est la loi de nature découverte par la raison qui pousse les
hommes à conclure le pacte social. Mais chez Hobbes, le
passage à l’état civil est, en même temps que la
renonciation à la liberté naturelle, la renonciation à l’égalité
naturelle ; à l’état de nature, en effet, les inégalités entre
les hommes restent toujours très limitées et ne permettent
donc pas la domination d’un homme sur un autre, alors que
l’état civil est précisément l’établissement de la domination
comme seul moyen de conjurer la guerre. Le problème
central est celui de l’opposition entre les contraintes de
l’union et la liberté naturelle. Hobbes résout le problème en
affirmant que dans l’état civil l’individu renonce au droit de
nature, qui est liberté, pour passer sous la direction de la loi,
qui est obligation. Pour Hobbes, il y a clairement opposition,
une opposition brutale, entre la liberté et l’obligation. Pas de
conciliation dialectique. Et c’est pourquoi l’état civil est la
domination de ce monstre artificiel que les hommes ont
créé et auquel ils doivent se soumettre. Rousseau veut
précisément éviter cette solution, puisque renoncer à sa
liberté, ce serait renoncer à sa condition d’homme.
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de
toute la force commune la personne et les biens de chaque
associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse
pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre
qu’auparavant 14. » Tel est le problème fondamental dont le
contrat social donne la solution.
Et la solution ne figure pas dans une clause particulière,
elle résulte d’une définition des conditions générales de
toute clause définissant une forme de ce contrat social :
Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une
seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé
avec tous ses droits à toute la communauté. Car,
premièrement, chacun se donnant tout entier, la
condition est égale pour tous, et la condition étant
égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse
aux autres.
4. La définition aristotélicienne
de la justice
Rousseau radicalise une idée qui remonte à la pensée
grecque classique. La justice, c’est l’égalité ; tout comme la
liberté, c’est l’égalité : voilà deux thèses qu’on n’aurait
aucun mal à lire chez Aristote. Un retour sur la conception
aristotélicienne de la justice nous permettra de mieux voir
combien il est impossible de penser les principes d’une
société juste sans placer le principe d’égalité à sa base.
9. Ibid., Démonstration.
10. Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 8, 1133a.
11. Ibid.
12. Platon, La République, II, 369b-c.
13. Ibid., II, 369d.
14. Contrat social, livre I, chap. VI, in Œuvres, III, p. 360.
15. Considérations sur le gouvernement de Pologne…, in Œuvres, III, p.
1005.
16. Article «Économie politique» de l’Encyclopédie, in Œuvres, III, p.
258-259.
17. Voir Éthique à Nicomaque, livre III, 1.
18. Ibid., livre V, 15, 1138b.
5
L’anti-égalitarisme
1. Hegel et la critique
de l’égalité formelle
En rendant à Rousseau l’hommage qui lui est dû, Hegel
se livre cependant à une critique de fond du Contrat social,
et cette critique porte précisément sur la question de la
volonté générale et, indirectement, sur la définition formelle
de l’égalité. Pour éviter tout malentendu, il faut commencer
par rappeler que Hegel ne peut pas être accusé d’accepter
l’existence de hiérarchies ou d’inégalités naturelles parmi
les hommes.
Contre ceux qui veulent retrouver l’âme dans l’anatomie,
Hegel écrit :
2. L’anti-égalitarisme libéral
La critique hégélienne de l’égalité abstraite ne doit pas
être confondue avec l’anti-égalitarisme libéral moderne,
incarné principalement par Hayek et ses disciples de la
société du Mont-Pèlerin 6 d’un côté, par Robert Nozick et ses
prolongements « libertariens » de l’autre. Pour Hegel, en
dernière analyse, l’État doit garantir que les intérêts
particuliers n’entrent pas en contradiction avec l’intérêt
général. Il permet à chacun de poursuivre ses buts
particuliers, de jouir dans ce domaine d’une liberté effective
– Hegel insiste de manière répétitive sur la possibilité pour
chacun de choisir la profession qui lui sied et correspond à
ses désirs et à ses talents. Mais la contrepartie de cette
liberté est l’acceptation par les individus de la supériorité de
l’intérêt général qui n’est jamais équivalent à la somme des
intérêts particuliers. Et l’instrument de cet intérêt général
est l’administration, dont on trouve chez Hegel une véritable
théorie, définissant à la fois son autonomie et des garanties
spéciales pour les fonctionnaires. On voit immédiatement ce
qui interdit l’interprétation de Hegel dans le sens du
néolibéralisme.
L’influence des courants anti-égalitaires néolibéraux a
toujours été forte – y compris pendant l’époque où dominait
le compromis social-démocrate ou keynésien –, mais
aujourd’hui elle semble bien exercer une quasi-hégémonie,
non seulement sur les courants politiques de droite mais
aussi et surtout peut-être sur les courants sociaux-
démocrates, qu’ils se reconnaissent ou non dans la
« troisième voie » inventée par Anthony Giddens.
L’idéologie véhiculée par ces courants constitue bien la
doxa de notre époque, en dehors de laquelle il semble
presque impossible de penser.
Parler du courant libéral en général est assez difficile
puisque non seulement ses principaux représentants ont
pas mal changé d’avis au cours de leur vie sur des
questions essentielles, mais encore des divergences
substantielles existent entre les principaux penseurs de
cette mouvance. Il reste qu’on peut tenter de définir les
caractéristiques communes de l’anti-égalitarisme libéral :
1. La réalité première est celle d’individus tous différents
et qui doivent être considérés comme l’élément premier des
sciences sociales. L’individu est l’atome de l’organisation
sociale. C’est le fondement de l’individualisme
méthodologique, tel qu’il a été développé par Max Weber,
dans la même direction que l’école économique
autrichienne de Carl Menger. Cet individu est doté d’un
certain nombre de propriétés (une certaine rationalité, plus
ou moins limitée) et on lui reconnaît des droits
fondamentaux – liberté, dans le sens classique de droit de
faire tout ce qui ne nuit pas aux autres, sûreté et égalité des
droits de base.
2. Les individus ont des désirs, des mérites et aptitudes
différents et de là résulte une inégalité inévitable entre les
hommes. Cette inégalité, loin d’être un mal, est, d’une part,
l’expression de la liberté et, d’autre part, ce qui donne à la
société son dynamisme. Toute tentative de corriger ces
inégalités par la voie de l’intervention de l’État présente par
conséquent deux défauts majeurs : primo, elle viole les
droits fondamentaux des individus et, secundo, elle est
contre-productive du point de vue de l’efficacité
économique.
3. La justice sociale est une expression à peu près
dépourvue de sens, ou, si elle a un sens, ce ne peut être
que la justice qui respecte les contrats et la parole donnée.
Par conséquent, le rôle de l’État doit se limiter à ses
fonctions régaliennes de gardien de l’ordre, de la propriété
et de l’obligation pour chacun d’honorer les contrats qu’il a
signés. Par conséquent, seuls les citoyens sont égaux et non
les individus, et toute tentative de mettre fin à cet ordre des
choses conduit à la servitude 7.
Tout d’abord, considérons la question des
présuppositions individualistes sur le plan méthodologique.
L’individualisme méthodologique, tel que l’a formulé Weber,
présente de gros avantages théoriques pour qui veut
comprendre les comportements sociaux. Contre les
sociologies de la contrainte, comme celle de Durkheim,
incapables d’expliquer les mécanismes du déterminisme
social, posé comme un fait premier, l’individualisme
méthodologique permet de comprendre comment se
forment des comportements communautaires relativement
stables en partant des bonnes raisons que les individus ont
d’agir comme ils le font – les conduites rationnelles par
finalité, comme « idéal-type ». Ensuite, en refusant de
concevoir la sociologie comme une « physique sociale »,
dans la tradition du positivisme issu d’Auguste Comte et
dont Durkheim accomplit le programme, Weber définit les
éléments d’une sociologie « compréhensive » dont la valeur
heuristique est indéniable. Elle donne en particulier les
moyens de comprendre la formation des valeurs sociales –
la rationalité orientée par les valeurs – et permet de tenter
de construire une théorie de l’action alors que la sociologie
positiviste débouche presque inéluctablement sur une
conception techniciste instrumentaliste de la vie sociale.
Mais l’intérêt de la sociologie wébérienne exige qu’on en
délimite clairement le champ et la portée. Premièrement,
transformer l’individualisme comme méthode
d’investigation des comportements sociaux en une
ontologie du social et confondre ces deux niveaux, c’est
commettre une grave faute contre la raison. Aussi utile que
soit la sociologie, elle ne peut prétendre dire le dernier mot
en anthropologie. Deuxièmement, si l’on suit les
prescriptions de Weber, la sociologie doit rester neutre du
point de vue axiologique. Or, les adeptes néolibéraux de
l’individualisme méthodologique enfreignent généralement
ces deux règles. D’une part, ils transforment
l’individualisme méthodologique en théorie générale de
l’homme. D’autre part, loin de respecter le principe de
neutralité axiologique, ils transforment la méthode
wébérienne en un système prescriptif qui dicte à la fois les
principes du droit et ceux de la vie morale.
D’abord, une remarque préliminaire. L’idée de l’individu
comme atome de la réalité sociale est au centre des
discussions entre Marx et ses amis « jeunes hégéliens »
dans les années 1843-1845. Discussion très intéressante
parce qu’elle démontre qu’on peut à la fois être un
« individualiste philosophique », c’est-à-dire quelqu’un qui
pose la liberté de l’individu comme la fin ultime de la
pensée philosophique et de l’action, et en même temps
refuser les conceptions qui font de l’individu une entité
abstraite de la réalité socio-historique. Contre ceux qui
affirment que la fonction de l’État est seulement de
maintenir ensemble les « atomes égoïstes », Marx écrit :
3. Considérations historiques
Il paraît donc que, quelle que soit l’orientation théorique
envisagée, la construction rationnelle de la cité des hommes
est impossible tant qu’on cherche à en exclure la question
de la justice sociale, c’est-à-dire celle de la juste répartition
des biens et des positions sociales. Or, il n’y a pas d’autre
règle pour la justice sociale que la règle de l’égalité – aussi
indéterminée que cette règle puisse encore nous sembler.
Toutes les tentatives de penser une cité juste sans cette
règle d’égalité conduisent à des contradictions
insurmontables, voire à la régression théorique et politique
de l’état civil vers l’état de nature au sens de Hobbes, c’est-
à-dire à la guerre de chacun contre chacun.
Certes, les théoriciens de la république, dans la mesure
où ils se rattachaient à la tradition démocrate et libérale,
n’ont pas fait de l’égalité sociale un réquisit de la liberté
démocratique. De ce point de vue, Rousseau est presque
une exception, et encore il ne s’agit que d’un égalitarisme
modéré et non de celui d’un « niveleur ». Kant, par exemple,
ne voit nulle contradiction entre l’égalité de droit des
citoyens – qui s’impose parce que c’est le seul principe qui
puisse valoir comme loi universelle – et la très grande
inégalité de fait des fortunes. Mais il ne se contente pas de
constater cette inégalité de fait qu’il pourrait laisser à la
rationalité pragmatique. En suivant la ligne développée
dans L’Idée d’une histoire universelle, il est clair que, pour
Kant, l’inégalité des fortunes n’exprime rien d’autre que la
passion qu’ont les hommes de se singulariser et de
s’affirmer contre les autres, et cette passion, si elle n’est
pas morale en elle-même, est néanmoins considérée
comme le moyen par lequel la nature accomplit son plan qui
est de créer une société universelle des hommes fondée sur
le droit. Cette thèse rattache évidemment Kant à la tradition
du libéralisme classique. Mais c’est aussi à cause de cette
thèse que Kant, ne voyant pas comment on pourrait limiter
les inégalités sociales, est amené, au rebours de ce que
dicterait sa Métaphysique des mœurs, à reprendre à son
compte la distinction entre les citoyens actifs – ceux qui
peuvent, grâce à leur indépendance matérielle, agir
véritablement – et les citoyens passifs qui, dépendant d’un
autre pour vivre, sont dans l’incapacité d’exercer les devoirs
qu’exige la participation active à la vie politique. Ce n’était
d’ailleurs pas une simple vue théorique, puisque, sur ce
point comme sur d’autres, Kant ne faisait que justifier
théoriquement ce que les révolutionnaires de 1789 avaient
décidé en pratique – immédiatement pourtant après avoir
décrété que les hommes naissent et demeurent libres et
égaux en droits ! Affaire très instructive : pour que la liberté
politique soit préservée, il faut que les individus appelés à
décider dans le domaine public soient eux-mêmes libres ; or
les domestiques et plus généralement tous ceux qui ne
peuvent pas vivre de leurs propres ressources mais doivent
dépendre d’un autre ne sont pas réellement libres, par
conséquent, bien qu’ils bénéficient des protections
auxquelles ils ont droit en tant que personnes humaines, ils
ne peuvent être des citoyens politiques. Évidemment, on
pourrait se contenter de voir là une des intolérables
injustices que des révolutionnaires inconséquents ont
perpétrées ou encore la marque indélébile du caractère
bourgeois de la Révolution française. Cependant, la leçon
philosophique est plus intéressante : c’est la reconnaissance
par les révolutionnaires de 1789 qu’il n’y a pas de réelle
liberté politique tant que subsistent dans la vie sociale des
rapports de domination, et donc que l’égalité politique n’est
possible que si est réalisée une relative égalité des
conditions. Le caractère bourgeois de la Révolution de 1789
ne tient donc pas à la distinction entre citoyens actifs et
citoyens passifs, mais à ce que les inégalités sociales et les
rapports de domination à l’intérieur de la « société civile
bourgeoise » sont tenus pour des faits dont il faut chercher
à s’accommoder.
Toute la tradition républicaine – pas seulement en
France – est traversée par l’opposition entre cette
philosophie libérale qui s’accommode volontiers de
l’inégalité et les tendances plus égalitaires qui partent des
mêmes prémisses théoriques. Révélatrices de cette
opposition sont les luttes politiques qui agitent la phase de
la Révolution qui va de la proclamation de la République
(septembre 1792) à la chute de Robespierre. Révélatrices
également les hésitations de Robespierre qui défend
vigoureusement la propriété privée contre les « Enragés » et
la Commune hébertiste où les premières tendances
anarchistes et socialistes voient le jour, et en même temps
doit combattre les spéculateurs et ceux qui s’enrichissent
ruinant ainsi la vertu qui est le fondement de la République.
Cette contradiction éclate dans le discours de Robespierre
sur les subsistances :
1. La juste proportion
des inégalités
La solution aristotélicienne est connue : les biens et les
positions sociales doivent être distribués selon les mérites.
Si tous obtiennent la même rétribution alors que leurs
contributions sont différentes, il y aura injustice. Si le
travailleur et le paresseux obtiennent le même salaire, on
pourra dire que le paresseux vit aux dépens du travailleur.
Si le soldat courageux et le couard reçoivent les mêmes
honneurs, là encore il y aura non pas égalité juste, mais
égalité injuste. La seule égalité concevable dans ce domaine
est non pas l’égalité arithmétique mais l’égalité des
proportions :
Mais immédiatement se pose la question de la définition
du mérite. Comme le dit Aristote, sur cette question les
désaccords sont profonds et aucune conception commune
du mérite ne peut être dégagée.
Tous les hommes reconnaissent en effet que la justice
dans la distribution doit se baser sur un mérite de
quelque sorte, bien que tous ne désignent pas le
même mérite, les démocrates le faisant consister
dans une condition libre, les partisans de l’oligarchie
soit dans la richesse, soit dans la noblesse de la race,
et les défenseurs de l’aristocratie, dans la vertu 1.
Autrement dit, les uns disent que tous les hommes libres
doivent participer à la distribution des richesses ; mais
comme on voit mal comment il pourrait y avoir du plus et du
moins dans la liberté, les richesses doivent donc être
également réparties ; les autres demandent une répartition
des richesses proportionnelle à la naissance ou à la vertu,
toutes choses qui peuvent connaître des différences
quantitatives dans l’opinion de ceux qui défendent une telle
conception du mérite.
La conception aristotélicienne de la justice distributive
nous laisse du pain sur la planche ! Il faut pourtant
remarquer quelque chose d’important : si les richesses et
les positions sociales doivent être distribuées selon le
mérite, là où n’existe aucun critère particulier du mérite, la
distribution doit se faire en parts égales. Si l’inégalité
introduite par l’égalité géométrique peut se justifier, il reste
donc que c’est l’égalité arithmétique qui en constitue le
fondement. Admettons, comme l’admettent généralement
les sociétés démocratiques, que la naissance ne constitue
pas un mérite particulier, il en découle que les richesses que
nous recevons de notre naissance ne doivent pas être
différentes d’un individu à l’autre et par conséquent que le
droit d’hériter n’est pas juste. Nos sociétés ont reconnu que,
pour être général, il n’est pas nécessaire d’être fils de
général, et qu’un fils de général n’a aucun droit particulier à
être à son tour général, mais elles considèrent comme
normal que le fils d’un « commandant » dans le domaine de
la vie économique ait un droit spécial à devenir
« commandant » à son tour, quels que soient ses mérites
par ailleurs.
Le problème réside alors dans le fait que nos conceptions
de la liberté et de l’égalité, qui supposent l’abolition des
« états » au sens féodal et de tous les statuts personnels de
dépendance, se heurtent ici à un autre des droits
fondamentaux proclamés en 1789, le droit de propriété. À
juste titre, on doit dire que le droit de propriété est
inséparable du droit de tester. En effet, le droit de propriété
suppose le droit de se défaire de sa propriété dans les
conditions qui nous semblent bonnes. Si je possède une
maison, j’ai le droit, de mon vivant, de la vendre ou de la
donner à mes enfants ou à une institution charitable. Donc,
l’héritage est une conséquence d’un des droits
fondamentaux. Par conséquent, les droits fondamentaux
peuvent entrer en contradiction les uns avec les autres et
sont loin de former la mythique unité des « droits de
l’homme ». La Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789 reste un bien précieux pour toute
l’humanité, mais la réduction de la pensée politique à
l’invocation des droits de l’homme conduit à une impasse.
2. L’exemple des inégalités
de salaires
2. L’ENGAGEMENT AU TRAVAIL
4. LES CONDITIONS DE L’INÉGALITÉ
Pour conclure sur ce point, nous devons donc constater
que les différences de salaires ne trouvent réellement aucun
fondement objectif sérieux. Ce qui explique ces différences,
dans les sociétés réelles et non dans notre société
imaginaire composée uniquement de salariés rétribués pour
leur contribution à la production de la richesse sociale, ce
sont des raisons qui n’ont rien à voir avec la théorie de la
justice distributive. Si les travailleurs ont souvent placé dans
leurs mots d’ordre la revendication d’un « juste salaire », il
s’agit en réalité d’une expression à peu près dépourvue de
sens quand elle est prise en elle-même. Sans entrer dans
les détails de l’histoire sociale du salariat, on peut noter que
les inégalités ou l’égalisation des salaires sont le résultat de
luttes complexes où s’enchevêtrent de multiples tendances
contradictoires.
1. Du point de vue du mode de production capitaliste
pur, la tendance fondamentale est une tendance à
l’égalisation des salaires… par le bas ! C’est parfaitement
cohérent avec l’idée que le salaire n’est que le prix de la
force de travail. On le voit parfaitement aujourd’hui où la
tendance fondamentale de la nouvelle organisation des
entreprises est de détruire les anciennes qualifications, de
substituer aux anciennes catégories – OP, OS, etc. – une
catégorie unique d’« opérateurs » payés au salaire
minimum.
2. Mais comme le salaire est un prix, il va fluctuer en
fonction de la concurrence. Les salaires des informaticiens
montent dans certaines périodes, parce qu’ils possèdent
une qualification rare dont toutes les entreprises ont besoin.
Si, du point de vue du calcul, les travaux complexes sont
réductibles aux travaux simples, le procès de production a
besoin de travaux concrets différents.
3. Les travailleurs luttent contre cette égalisation par le
bas et font reconnaître leurs qualifications. Les conventions
collectives instituent au niveau de chaque branche des
échelles de qualifications, garantissant un salaire minimum
pour tous ceux qui possèdent une certaine qualification
reconnue. Ils font également reconnaître l’ancienneté
comme un critère d’augmentation des salaires.
4. Les capitalistes utilisent les différences de salaires
comme « stimulants matériels » pour augmenter l’intensité
du travail ou pour amener les travailleurs à accepter de
nouvelles contraintes et donc comme moyen pour amener
les travailleurs à se faire concurrence.
5. Les travailleurs tentent souvent de réagir contre ces
méthodes de division en réclamant « à travail égal, salaire
égal ». Encore une fois, un tel slogan, s’il permet de lutter
efficacement contre les méthodes de division du patronat
ou de la direction administrative, est parfaitement
compatible avec l’idée que se font les patrons du salaire ;
en outre, il contredit les efforts pour introduire des
distinctions selon les qualifications ou selon l’ancienneté – il
n’y a aucune justice à admettre qu’un travailleur qui vient
d’entrer dans l’entreprise soit plus mal payé qu’un
travailleur avec quelques décennies d’ancienneté !
6. De nombreuses différences salariales résultent de la
volonté des dirigeants de s’attacher certaines catégories,
notamment celles de l’encadrement et de la surveillance,
afin de garantir la possibilité de faire régner l’ordre et la
discipline d’usine. C’est ainsi que Engels et Lénine ont pu
parler de la création d’une aristocratie ouvrière corrompue
au moyen des surprofits réalisés notamment dans le
colonialisme et l’expansion de l’impérialisme.
Ainsi les tendances égalitaires sont continuellement
combattues par des tendances à développer l’inégalité des
salaires qui résultent des conditions de la lutte sociale et
sont nourries par les deux camps en lutte. Quoi qu’il en soit,
le salaire au mérite apparaît bien sans justification objective
du point de vue de la justice. C’est en réalité une arme
patronale au service de l’extraction de la plus-value. Même
dans une société débarrassée de l’exploitation, le salaire au
mérite sous l’un des modes possibles de la formule « à
chacun selon son travail » ne vaudrait guère mieux, c’est-à-
dire qu’il ne serait guère plus juste.
Si l’on y réfléchit bien, la revendication des inégalités de
traitement proportionnelles au mérite présuppose plusieurs
conditions sociales et psychologiques :
1. Les individus, dans leur grande masse, sont à un
niveau de revenus suffisamment bas ; pouvoir obtenir plus
que le strict nécessaire est une opportunité assez rare, et
les individus sont en compétition les uns avec les autres
pour les conditions de vie de base.
2. Les conditions du travail sont suffisamment pénibles
pour que les compensations morales soient, sinon
complètement inexistantes, du moins très faibles.
3. La vie sociale est placée sous le signe de l’envie et de
la nécessité de se distinguer par la possession des choses.
Ce sont typiquement les conditions d’une société
d’exploitation, dans laquelle la rareté des biens est la règle
non pour tous mais pour la grande majorité. Si les biens
étaient rares pour tous – comme c’est le cas dans les
sociétés les plus archaïques –, la répartition égalitaire irait
de soi : l’inégalité signifierait immédiatement la
condamnation à mort des plus défavorisés. Mais dès qu’on
sort de cette situation d’égalisation forcée par le bas, la
lutte pour l’appropriation du surplus social commence, et
ceux qui ont plus doivent fournir des justifications de
l’inégalité qui s’est instaurée.
La justification des inégalités par le mérite présente de
ce point de vue de nombreux avantages par rapport aux
autres types de justification des inégalités : elle ne fait
appel à aucune autorité transcendante ; elle part de l’idée
que tous les hommes sont potentiellement également
méritants et qu’il ne dépend donc que de leur volonté de
l’être réellement, et donc elle est égalitariste en principe ;
elle demande que les inégalités restent encadrées dans
certaines limites (le principe de proportionnalité) et donc
restent conformes aux principes de base de la justice.
Pourtant, on ne doit pas oublier que : 1) le mérite renvoie,
en dernière analyse, aux contingences de la vie sociale – à
la nécessité de « produire la vie » ; 2) dans les sociétés de
classes, il sert le plus souvent à légitimer des inégalités qui
n’ont aucune légitimité.
Sans doute y a-t-il des inégalités nécessaires à la
production de la vie. C’est tout le vaste problème des
stimulants matériels, et le mérite de Rawls est d’avoir tenté
de les penser comme soumis à un principe de justice – le
principe de différence. Mais surtout, dans la société
capitaliste, le mérite apparaît comme la légitimation
idéologique d’inégalités qui n’ont à faire ni avec la nécessité
de produire la vie, ni avec la juste proportion des mérites
liés au travail, à l’effort ou à la qualification intellectuelle
particulière d’un individu, puisque le principal critère de
justification des inégalités a rapport à la propriété des
moyens de production. L’idéologie capitaliste – qui ne se
réduit pas à l’éthique protestante selon Weber – tente de
faire passer la propriété capitaliste et les avantages
particuliers qui en découlent comme la récompense du
travail et de l’abstinence. On va jusqu’à y voir une marque
de la prédestination ou d’une supériorité en nature – les
pauvres le sont parce qu’ils sont inaptes à la survie dans les
conditions de lutte pour la vie. On donne seulement un
vernis moral et juridique à des réalités qui nient la morale et
le droit, ainsi qu’on l’a vu plus haut.
L’économique
1. Un débat confus
Jusqu’ici, je m’en suis tenu à l’examen des principes
moraux et juridiques qui peuvent prétendre régir la vie
sociale. Il est maintenant nécessaire de confronter ces
principes à la « mécanique sociale » dans sa marche
effective. En partant de la situation politique et intellectuelle
présente, celle à laquelle nous sommes confrontés dans la
nouvelle phase du Spätkapitalismus, il va être question de
philosophie de l’économie et d’économie politique – mais
cela ne nous écarte pas de notre route puisque, dans la
tradition philosophique, l’économie se rattachait à l’éthique.
Le point de départ est au fond très simple : la vie doit
être produite et reproduite. On ne peut pas sortir de là. Le
principe d’efficacité s’impose donc comme un principe
déterminant dès que nous sommes confrontés à cette
nécessité première. « Ventre affamé n’a pas d’oreille. »
C’est une des vérités les mieux établies : si la faim règne, il
n’est plus question ni de justice ni de dignité. L’opposition
de la matière et de l’esprit est à certains égards inepte.
C’est seulement en développant la civilisation matérielle
que l’homme peut atteindre les hauteurs de la moralité et
de la sublimité de l’esprit. Avec la simplicité et la rigueur qui
lui sont coutumières, Hobbes le dit :
2. Pensée dominante
et idéologie dominante
Commençons par revenir sur la structure de la solution
libérale à notre problème.
• La sphère du contrat social déterminée par les
principes des droits de l’homme (libres et égaux) est limitée
au politique, c’est-à-dire, en vérité, à la défense, à l’ordre
public et à l’administration de la justice.
• La sphère de l’économie est entièrement séparée de la
sphère politique, et là règnent les lois naturelles de
l’économie. Dans ce domaine, la seule justice possible
réside dans le respect des contrats, qui dépend lui-même du
caractère sacré et inviolable de la propriété – ainsi que le
rappelle l’article XVII de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789.
• Laisser aller le mécanisme économique à ses propres
lois est la position la plus morale qu’on puisse adopter dans
le domaine économique. En effet, la liberté du commerce et
celle de la concurrence forment le mécanisme le plus
efficace ; elles permettent donc d’augmenter la richesse
matérielle de la société et ainsi d’accroître la quantité de
plaisirs disponibles pour tous et de diminuer les peines qui
affligent l’humanité. Or la maximisation des plaisirs et la
minimisation des peines est le seul critère moral acceptable
selon la morale utilitariste. Inversement, brider la liberté
économique serait non seulement contraire au droit sacré
de propriété mais rendrait les hommes plus malheureux et
les précipiterait dans la tyrannie.
Ce modèle, aujourd’hui, domine très largement parce
qu’il présente des avantages et des arguments forts en sa
faveur. Évidemment, le premier et peut-être le plus décisif
de ces arguments est l’effondrement du « socialisme réel ».
Si l’alternative est limitée au choix entre le capitalisme des
grands pays industrialisés et l’ex-Union soviétique, la raison
– même limitée au simple bon sens – et l’histoire tranchent
dans le même sens. Ainsi, l’inégalité sociale croissante du
système capitaliste libéral serait seulement le prix à payer
pour la liberté et la prospérité. Le deuxième avantage de ce
modèle réside dans le fait qu’il semble incarner la
réalisation des droits de l’individu. Il repose sur l’égalité
juridique, la liberté de contracter et la possibilité ouverte à
tous les individus de conduire leur vie conformément à leurs
goûts et à leurs talents. Face à l’utopie d’une société
organisée en vue de l’efficacité optimale et assignant aux
individus leur place dans le cadre de la planification, le
libéralisme apparaît comme le libérateur, le défenseur des
conquêtes de la modernité. En outre, appuyé sur une
théorie générale dont l’homo oeconomicus forme la figure
centrale 2, il semble reposer sur une base scientifique
sérieuse. La théorie du choix rationnel, qui postule que tous
les individus agissent pour de « bonnes raisons », se double
d’une conception relativement simple de l’individu et
permet de construire une série de modèles qui, tant en
économie qu’en sociologie, sont dotés d’un pouvoir
explicatif fort et permettent, en outre, de définir des
moyens d’action. À tel point que la théorie économique
standard devient le modèle de toute science humaine.
Face à ce corpus théorique considérable, les anciennes
conceptions théoriques comme le marxisme semblent
totalement discréditées, à la fois pour des raisons
historiques et politiques – le désastre du « socialisme
réellement existant » en URSS et dans les pays d’Europe de
l’Est ou à Cuba et en Chine –, et pour des raisons
théoriques. Cela ne signifie pas que le libéralisme
économique soit accepté unanimement et sans rencontrer
de critiques ni de résistances. Bien au contraire, mais
comme on va le voir, ces critiques – qui ont souvent connu
un certain retentissement public à travers des livres à
succès – se situent pour l’essentiel sur le terrain
fondamental délimité par le libéralisme économique.
La critique du libéralisme, en effet, est presque aussi
courante que la défense des thèses libérales. Il suffit qu’on
réclame « moins d’État », « plus de flexibilité » et la
« liberté du marché » pour être immédiatement classé
parmi les libéraux, voire les « libéraux-libertaires » ou
libertariens. Pour le meilleur comme pour le pire. Viviane
Forrester, qui s’est taillé une réputation avec un livre assez
médiocre, déclare qu’elle n’est pas contre le capitalisme
mais contre le libéralisme 3. Si le « gauchisme » identifie le
capitalisme en général avec ses formes les plus autoritaires,
nombreux sont les adversaires du libéralisme qui
commettent l’erreur inverse : leur refus des conséquences
insupportables du libéralisme économique les conduit à
regretter une forme dépassée du mode de production
capitaliste que, de surcroît, ils idéalisent. Les partisans
comme les adversaires du néolibéralisme croient, en effet,
que la seule question qui vaille d’être débattue est de savoir
jusqu’à quel point la régulation politique peut s’appliquer
aux processus économiques. Mais tant la nature de ces
processus économiques eux-mêmes que les principes
sociaux qu’ils expriment échappent à la discussion publique.
La confusion théorique dans laquelle sont menées les
discussions concernant les grandes lignes de l’organisation
économique et sociale exige qu’on commence par un travail
de clarification. Il s’agira d’abord de montrer que la critique
indifférenciée du libéralisme, credo commun de tous les
opposants à la « pensée unique », ne vise aucun objet
précis. En effet, on confond libéralisme et capitalisme,
libéralisme économique (ou libre-échangisme) et libéralisme
politique. Le keynésianisme n’est une alternative au
néolibéralisme que pour ceux qui se proposent de
surmonter les contradictions du capital sur la base du
rapport capitaliste lui-même ; bref, pour ceux qui admettent
comme postulat non questionné l’éternité des rapports
sociaux actuels. Restera à établir ce que seraient les
principes de base d’une société qui au nom de la justice
refuserait d’admettre l’éternité des rapports d’exploitation
capitaliste, tout en prolongeant le grand mouvement
émancipateur qui constitue le fil directeur de l’histoire
moderne.
3. Libéralisme économique
et liberté politique
Historiquement, le libéralisme, comme doctrine défendue
par l’économie politique, et les philosophies de la liberté
politique se sont développés à la même époque et
s’inscrivent dans le même mouvement qui conduit à briser
les carcans de la société féodale. Cette concomitance ne
suffit cependant pas à établir un lien logique. Le rapport
entre liberté politique et libéralisme économique varie selon
toutes les configurations possibles.
1. L’absolutisme politique apparaît d’abord comme le
moyen de favoriser la liberté du commerce et de l’industrie ;
c’est la position que défendaient, en gros, les physiocrates,
inventeurs du « laissez faire » et partisans de la monarchie
absolue. Le libéralisme n’est donc pas une invention
anglaise comme on semble trop souvent le croire et peut
très bien se développer indépendamment de la
revendication de la liberté politique. C’est le fond de la
position défendue par Hobbes, pour qui la renonciation à la
liberté naturelle, et la soumission à l’État Léviathan, est la
condition de la prospérité économique et de la liberté pour
chacun de mener à bien ses entreprises.
2. Il existe un libéralisme économique lié à une
participation des nouvelles classes dominantes à l’exercice
du pouvoir : celui que défendent les partisans de la
monarchie constitutionnelle et les admirateurs du système
anglais. C’est le courant dominant chez les penseurs des
Lumières. De Montesquieu à Constant et Tocqueville, c’est
un libéralisme qui n’est pas du tout hostile à l’État, pour
autant que l’État lui-même est conçu de telle manière que
sa puissance politique ne peut jamais remodeler la société
civile. À certains égards, cette position est l’inverse de la
précédente. Contre l’État souverain, la séparation des
pouvoirs permet d’affirmer que la souveraineté n’est nulle
part. Loin que la puissance politique de l’État garantisse la
paix et le commerce, c’est au contraire le commerce qui est
censé pacifier la société politique.
3. Une partie du courant libéral défend un libéralisme
économique qui affirme que moins l’État intervient dans
l’économie, mieux cela vaut. L’État n’est qu’un mal
nécessaire qui doit s’effacer devant l’organisation
économique dans laquelle, seulement, se réalise la liberté.
Pourvu que la propriété soit garantie, la forme politique de
l’État est indifférente. On trouve ce courant porté à sa
conclusion logique chez les libertariens et autres « anarcho-
capitalistes ».
4. Souvent, cependant, le libéralisme économique
classique trouve son complément dans la démocratie
politique : l’égalité politique, les droits de l’individu et la
liberté économique sont considérés comme inséparables.
C’est la position défendue par Locke et les pères fondateurs
de la république des États-Unis.
5. Le courant républicain – dont Rousseau et Kant sont
les figures emblématiques – est partisan du libéralisme
économique, mais la liberté économique n’y est pas
naturelle et dépend, au contraire, du fondement légal que
lui donne le pacte républicain. Autrement dit, la liberté
économique doit être soumise à la cohésion du corps
politique.
6. Pour les démocrates antilibéraux, la véritable
démocratie demande que soient également abolis les
privilèges de la propriété. On pourrait ranger dans cette
catégorie les socialistes, comme Jaurès pour qui la
démocratie jusqu’au bout est le socialisme, certains
courants libertaires et sans doute Marx et Engels, du moins
dans leurs écrits tardifs des années 1880 4.
7. L’État organique rationnel conçu par Hegel se situe
hors du cadre strict du libéralisme politique. La conception
hégélienne est l’objet d’interprétations multiples et souvent
contradictoires. Les hégéliens de droite ont fait de Hegel un
conservateur défenseur d’un État autoritaire encadrant une
économie capitaliste. En prolongeant ce propos, et en
extrapolant à partir de la notion de Stand (état) conçue sur
le mode de la corporation, on est conduit aux formes
modernes de l’État corporatiste ou fasciste. En défendant la
monarchie et en refusant le suffrage universel, Hegel,
évidemment, aggravait son cas. Dans la lignée des travaux
d’Éric Weil, puis de Jacques d’Hondt ou de Domenico
Losurdo, c’est au contraire un Hegel « de gauche » qui a fait
son apparition, à la fois critique des libéraux conservateurs
de son époque et très attentif aux questions sociales.
Appuyée sur une reconsidération de la biographie de Hegel,
cette interprétation ne manque pas de séduction, mais
peut-être est-il trop facile de mettre sur le compte de la
censure et de la nécessité de ruser avec les censeurs
prussiens tout ce qui dans les textes ne colle pas avec cette
lecture.
Cette typologie reste certainement grossière. Elle a le
mérite de sortir de la logique binaire fruste qui se contente
d’opposer les bons libéraux, partisans de la liberté, et les
mauvais étatistes liberticides, à moins qu’il ne s’agisse
d’opposer les mauvais libéraux défenseurs de la dictature
de l’argent aux bons égalitaristes. On pourrait repérer
facilement ces diverses configurations dans les États
contemporains. La coexistence d’un pouvoir dictatorial et du
libéralisme économique est un phénomène courant – du
Chili de Pinochet à la Chine post-maoïste. La
configuration (5) correspond à l’orientation d’un réformisme
égalitaire radical qui se voudrait une alternative à un
marxisme discrédité. La configuration (6) représente la
tentative de combiner l’émancipation économique et
l’émancipation politique ; on la distinguera de ce qu’est
devenu, au cours du XXe siècle, le modèle social-démocrate,
puisque dans ce modèle social-démocrate l’émancipation
politique sera limitée, dans le meilleur des cas, au simple
parlementarisme et qu’il n’est pas question d’émancipation
économique mais seulement de protection sociale contre les
excès du capitalisme. Le modèle social-démocrate, quand il
est sérieusement élaboré et ne se contente pas d’une
gestion au jour le jour, pourrait se rapprocher de la
configuration (7), c’est-à-dire celle d’un libéralisme
organisé, y compris avec les déviations autoritaires, voire
corporatistes, qu’un tel modèle peut induire.
Parler du libéralisme en général, cela n’a donc guère de
sens. Le libéralisme classique présente deux faces : d’une
part, il s’agit de définir les conditions de la prospérité
économique et de la liberté des échanges, de créer le
marché libre, « véritable Eden des droits naturels de
l’homme et du citoyen », comme le dit Marx, où « ce qui y
règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham 5 ».
D’autre part, il définit le pouvoir comme le pouvoir commun
et la liberté comme la possibilité pour chacun de participer
à l’exercice du pouvoir conçu sous la forme du contrat
social. Sous ce deuxième aspect, le libéralisme est
l’expression de ce grand mouvement de libération,
commencé au cœur du Moyen Âge, avec l’émancipation des
communes ; il demande la reconnaissance de la pluralité
des opinions, la liberté religieuse, la préservation du
domaine privé des individus et le choix pour chacun de
conduire sa vie comme il l’entend sans avoir à se soumettre
à l’autorité du prêtre, du gendarme ou de la tradition, le
droit pour les citoyens de participer à la décision politique et
d’être protégés contre les abus du pouvoir. Ce mouvement a
encore des prolongements modernes : la conquête de
l’égalité juridique des femmes et des hommes, la lutte
contre la censure sous toutes ses formes, les revendications
concernant la liberté des mœurs sexuelles, la dénonciation
du racisme et de toutes les formes de discrimination, la
défense du droit cosmopolitique sous les espèces du soutien
aux « sans-papiers », voilà autant de formes nouvelles d’un
combat séculaire.
Pour partie, le néolibéralisme, dominant aujourd’hui, ne
ressortit pas à ce libéralisme politique mais bien au
libéralisme du premier genre, celui qui combine la liberté
économique – c’est-à-dire l’absence de contrainte pour les
capitalistes – avec, si nécessaire, un pouvoir fort. Mais la
question se pose de savoir en quel sens il s’agit encore de
libéralisme. Les étiquettes ici peuvent être assez
trompeuses. L’idéologie est bien celle du libéralisme
économique classique ; on s’appuie sur Smith et sa célèbre
« main invisible », on ressort des placards Say et sa
calamiteuse loi de l’offre, la théorie de l’équilibre général de
Walras et Pareto, revue et corrigée par Arrow et Debreu,
fournit l’indispensable caution scientifique – même si elle
est employée à contretemps et sans tenir compte des
réflexions critiques développées par Arrow et Debreu eux-
mêmes. Il s’agit, en réalité, d’un libéralisme purement
instrumental : les thèses libérales classiques sont utilisées
comme moyens de légitimer le démantèlement de la
protection sociale et la liquidation des syndicats qui sont
considérés comme d’insupportables entraves à la libre
concurrence. Figure symbolique de ce courant : F. von Hayek
qui publie en 1944 The Road of Serfdom 6 qui attaque
violemment toute intervention étatique et toute tentative
« égalitariste » censées menacer et la prospérité
économique et la liberté. Les inégalités sont proclamées
nécessaires et conformes à l’ordre naturel de la société.
Avec un remarquable sens des nuances, Hayek prédit que la
social-démocratie – il vise ici le travaillisme anglais qui
prendra le pouvoir en 1945 avec Clement Attlee – conduira
au même désastre que le nazisme ! Bien que les conditions
politiques de l’époque et la longue période de prospérité
économique qui suit relèguent au second plan les idées de
Hayek, son influence s’étendra à travers la « société du
Mont-Pèlerin ». Cette pensée néolibérale va ainsi irriguer les
think-tanks des cercles dirigeants. Les thèses hayékiennes
constituent l’arrière-plan philosophique et épistémologique
des théoriciens de l’économie de l’offre dont les idées
commencent à s’imposer dans les années 70.
Mais si le capital financier est libéral quand il s’agit de
s’affranchir des contraintes que la lutte des classes et
l’histoire mettent pour limiter sa propre puissance, il reste
étatiste et monopoliste dans sa réalité fondamentale. Le
néolibéralisme n’est pas l’expression d’une revitalisation du
capitalisme libre concurrentiel du siècle précédent, il est
d’abord la théorisation et la légitimation de la nouvelle
phase de ce qu’il faut bien appeler par son nom, savoir
l’impérialisme au sens de Hilferding et de Lénine.
1. La concentration et la centralisation du capital ne sont
pas des affirmations dépassées de l’auteur du Capital, mais
l’actualité quotidienne. Dans le pétrole, la pharmacie,
l’automobile ou la chimie, il ne se passe pas une semaine
sans qu’on annonce une nouvelle fusion. Les pratiques
anticoncurrentielles se multiplient, comme le montrent
quelques affaires retentissantes dans le monde de
l’informatique. Quant au développement tentaculaire d’une
oligarchie financière largement parasitaire, il n’est pas
besoin de lire le Lénine de L’Impérialisme, stade suprême du
capitalisme pour s’en convaincre. La chronique de la vie
économique et boursière y suffit.
2. Le stade actuel de l’évolution du mode de production
capitaliste n’est pas celui de la « dérégulation » mais plutôt
celui de la mise en place d’un nouveau mode de régulation,
et l’État y joue un rôle central. Le boom des marchés
financiers a été rendu possible par la « titrisation » de la
dette publique. La nouvelle politique monétariste (les
reaganomics) initiée à la fin de la décennie 70 et au début
de la décennie 80 a fait flamber les taux d’intérêt réels. Les
titres de créance de la dette publique (bons du Trésor, etc.)
en sont devenus très intéressants puisque l’État a toujours
les moyens d’honorer sa dette en puisant dans la poche du
contribuable 7.
3. Les privatisations du domaine public donnent un autre
moyen d’alimenter la boulimie de la finance – on a pu
comparer les privatisations menées au cours des deux
dernières décennies au mouvement des « enclosures » par
lequel la monarchie britannique et les landlords
exproprièrent des millions de petits paysans pour les
transformer en miséreux taillables et corvéables à merci
pour les besoins du capitalisme naissant.
4. L’État reste un outil indispensable pour briser le
mouvement ouvrier. La défaite des mineurs anglais devant
Margaret Thatcher constitue ainsi un événement politique
essentiel pour comprendre l’histoire sociale anglaise et
européenne depuis le début des années 80.
5. Enfin, une des fonctions centrales de l’État dans la
régulation néolibérale est la socialisation des faux frais du
capital. Ainsi, l’allégement des « charges salariales » est-il
systématiquement organisé par la prise en charge d’une
partie de ces « charges » par le budget de l’État sous la
forme de revenus d’assistance en tout genre. Aux États-
Unis, on a pu noter la curieuse concomitance de la baisse du
taux de chômage et de l’augmentation de la fréquentation
des soupes populaires. Cela signifie, en termes marxiens,
que le prix de la force de travail est tombé au-dessous de sa
valeur, puisque le salaire des couches inférieures du salariat
ne permet même plus d’assurer la subsistance – la
reproduction de la force de travail – du travailleur. Pour des
raisons historiques, cela n’aurait pas été possible en Europe
sans prendre le risque d’une conflagration sociale. C’est
pourquoi, par le biais des préretraites, des allégements de
charges, du RMI, etc., les États d’Europe occidentale
continuent d’assurer un rôle décisif dans la régulation des
relations sociales.
Loin de l’idéal d’un capitalisme libre concurrentiel dans
lequel la réussite couronne l’esprit d’entreprise et l’ardeur
au travail, un capitalisme rentier domine toute l’économie
contemporaine. Les principaux investisseurs sont des
investisseurs institutionnels, au premier rang desquels
figurent les fameux fonds de pension. Encore la gestion de
ces fonds de pension est-elle hautement concentrée 8. Enfin,
si les profits sont privatisés, les déficits sont nationalisés. La
faillite du système bancaire japonais dans les années 90 fut
payée par le contribuable japonais. Quand le fonds
spéculatif LTCM s’effondra, menaçant de faire disparaître
1 000 milliards de dollars, les grandes banques, sous l’égide
du Federal Reserve Board américain, organisèrent son
sauvetage. Au lieu des critiques convenues contre le
« capitalisme sauvage », il serait plus utile de montrer en
détail comment le nouveau mode de régulation de
l’économie pousse à leur paroxysme les tendances à la
décomposition du capitalisme tardif (Spätkapitalismus 9).
Au total, l’antilibéralisme manque doublement sa cible.
En confondant sous le même nom une doctrine politique
estimable et un mode d’organisation économique injuste, il
conforte l’argument essentiel des hérauts de la finance qui
veulent confondre démocratie et liberté pour les capitalistes
d’exploiter comme bon leur semble les deux sources de
richesse que sont le travail et la terre. Comme l’étiquette
« libérale » est des plus trompeuses pour caractériser le
mode de fonctionnement du capitalisme actuel,
l’antilibéralisme se révèle vide de contenu sur le terrain
même de la critique économique.
4. Signification
et contradictions
du keynésianisme
L’antilibéralisme se doit de proposer une alternative.
C’est pourquoi l’interventionnisme keynésien est remis au
goût du jour. Pourtant, Keynes appartient à la tradition
libérale : il est un libéral politique, c’est-à-dire un partisan
d’un régime politique démocratique ; en tant que membre
du groupe de Bloomsbury, il est libéral dans le domaine des
mœurs et de la culture ; enfin, sa théorie économique se
situe entièrement à l’intérieur de l’économie de marché et
de la propriété capitaliste des moyens de production, même
s’il refuse les dogmes de l’économie apologétique 10.
Alors que les deux dernières décennies ont été marquées
par une longue éclipse de la pensée keynésienne, on assiste
aujourd’hui à sa reprise sous des formes variées – mais
toujours très modérées au regard de la version originale. On
ne peut guère comprendre la progression rapide des idées
de Keynes dès avant la Seconde Guerre mondiale et leur
triomphe pendant le quart de siècle suivant, si l’on ne
revient pas d’abord à la conjoncture historique qui voit la
victoire du keynésianisme comme théorie économique et
comme pratique politique. La théorie keynésienne apparaît
en effet d’abord comme la réponse à un double défi : d’une
part, la crise profonde dans laquelle le mode de production
capitaliste est entré dès avant la fin des années 20 et dont
le krach de Wall Street en 1929 sera comme un point
d’orgue ; d’autre part, la menace que la victoire de la
Révolution russe fait peser sur le « capitalisme historique ».
Il ne s’agit pas, pour Keynes d’offrir une alternative sociale-
démocrate ou une « troisième voie » entre le capitalisme et
le communisme. Gilles Dostaler rappelle que, dans les
années 20, Keynes se définissait comme le promoteur d’un
« nouveau libéralisme ». Il note aussi : « Ainsi, au moment
de la publication, en 1944, de La Route de la servitude,
manifeste anti-étatiste de Hayek, Keynes, en route vers
Bretton Woods, a écrit à ce dernier qu’il était moralement et
philosophiquement en total accord avec les propositions de
son livre, ne s’en séparant que sur les moyens à mettre en
œuvre pour arriver à ces objectifs communs 11. »
Dans un article daté de 1926, « La fin du laissez-faire »,
Keynes définit clairement ses préoccupations et son
orientation : « Le socialisme est en train de gagner, heure
par heure et pouce par pouce, la bataille contre le régime
du profit illimité 12. » Mais il ne s’agit pas pour autant de se
rallier au socialisme, qualifié de « survivance poussiéreuse
d’un plan conçu pour répondre aux problèmes d’il y a
cinquante ans sur la base d’une fausse interprétation de ce
que quelqu’un avait dit il y a cent ans 13 ». La conclusion de
cette double contrainte est éclairante :
Nous devons tirer pleinement avantage des tendances
spontanées de l’heure, et, selon toute probabilité,
donner notre préférence aux corporations semi-
autonomes et non à des organismes du
gouvernement central qui seraient placés sous la
responsabilité directe des ministres d’État 14.
5. Impasse du keynésianisme
et impasse de l’économisme
Pour toutes ces raisons, le keynésianisme, même sous
des formes rénovées, ne saurait tenir lieu de doctrine
politique – même si la pensée keynésienne peut être encore
utile pour celui qui réfléchit sur les questions proprement
économiques. On peut montrer, à partir de quelques
problèmes précis, en quoi résident ses contradictions. Les
néo-keynésiens, contre les libéraux, valorisent l’intervention
de l’État dans l’économie, les politiques de stimulation de la
demande, la collaboration « gagnant-gagnant » entre les
« partenaires sociaux » et une large politique de
redistribution. Sur le plan économique, ce type d’orientation
socio-économique et politique peut être efficace. Au
demeurant, aucun État au monde n’applique de politique
purement libérale ; toutes les politiques effectivement mises
en œuvre sont des combinaisons en proportions diverses de
recettes libérales et de recettes keynésiennes. Mais pour ce
qui importe le plus ici, on doit constater que
l’interventionnisme keynésien n’est pas plus juste que le
néolibéralisme. Si des partisans d’une plus grande égalité
sociale, si des défenseurs des plus défavorisés se rallient à
un interventionnisme de type keynésien, c’est en raison
d’un certain nombre de confusions théoriques que nous
allons essayer de démêler.
Égalité et équité
1. Apports de la théorie
de la justice de Rawls
Le libéralisme politique est, en vérité, quelque chose de
nouveau dans le champ de la philosophie politique, bien que
Rawls affirme qu’il s’agit d’une doctrine ancienne,
remontant à Locke, à Rousseau et à Kant. Il doit d’ailleurs
convenir lui-même que, en dépit de son ancienneté, cette
doctrine trouve ses premières formulations avec Charles
Larmore, Judith Shklar et lui-même. « Je ne connais aucun
écrivain libéral d’une génération antérieure qui aurait
clairement exposé la doctrine du libéralisme politique 3 »,
affirme Rawls.
La parution en 1971 de la Théorie de la justice (TJ) de
John Rawls constitue un événement dans le champ de la
philosophie politique parce qu’il introduit des modifications
de grande portée dans les conceptions traditionnelles :
1. John Rawls reprend les principes du contractualisme
dans sa version classique, type Rousseau ou Kant, pour les
étendre à la sphère des positions sociales et économiques.
Ce saut en avant, par rapport au libéralisme classique, vise
à tirer toutes les conséquences de ce que Rousseau et Kant
avaient pensé.
2. Aux théories politiques qui proposent une définition
substantielle de la vie bonne dans la cité – chez Aristote, par
exemple –, Rawls substitue une conception procédurale de
la justice. Il suffit de connaître une procédure juste pour
pouvoir ensuite déterminer quels sont les principes d’une
société juste.
Mon propos n’est pas de reprendre en détail l’exposé de
la TJ. La littérature sur ce sujet est abondante 4. En outre, les
raisons qui font que Rawls critique sévèrement l’utilitarisme
et affirme la priorité du juste sur le bien ont déjà été
exposées. Je me contente ici de reprendre les thèses les
plus importantes pour mon propos qui concernent
précisément ce que Rawls appelle équité et la légitimation
d’un certain nombre d’inégalités, les inégalités justes.
2. LES BIENS PREMIERS
Pour que l’égale liberté pour tous soit autre chose qu’une
proclamation de principe sans aucune portée effective, les
individus doivent donc pouvoir jouir d’un certain nombre de
biens premiers également accessibles à tous. Rawls donne
deux définitions de ces biens premiers. Dans la TJ, ces biens
premiers sont définis comme ce « que tout homme rationnel
est supposé désirer » et c’est la structure de base de la
société qui doit les répartir. Ces biens premiers sont alors
rapidement définis comme « les droits, les libertés et les
possibilités offertes à l’individu, les revenus et la
richesse » 10, auxquels on peut ajouter des biens naturels
qui ne sont qu’indirectement sous le contrôle de la structure
de base (la santé, la vigueur, l’imagination). On remarque
donc, comme cela a déjà été signalé, que la répartition de la
richesse et des revenus dépend de la structure de base et
n’est donc pas renvoyée à la « loi naturelle » de l’économie.
Dans les années 1980, Rawls donne une deuxième
définition des biens sociaux premiers : « ce dont les
citoyens, en tant que personnes libres et égales, ont
besoin » et « la revendication de tels biens est justifiée » 11.
Cette précision a pour but de séparer la théorie rawlsienne
de toute interprétation utilitariste ou qui rabattrait la TJ sur
l’égoïsme bien compris. Rawls revient sur ces biens
premiers dans ses conférences sur le constructivisme
kantien 12.
1. Les libertés de base sont ainsi considérées comme
« les institutions du contexte social nécessaires au
développement et à l’exercice de la capacité de choisir, de
réviser et de réaliser rationnellement une certaine
conception du bien 13 ». Il est important de noter que les
libertés ne sont pas simplement des droits subjectifs
proclamés mais bien des « institutions du contexte social »,
ce qui permet de répondre aux objections de type hégélien
adressées au formalisme des théories du contrat social. À
l’évidence, parmi des institutions de ce genre figurent celles
qui assurent une instruction publique égale pour tous,
conçue comme moyen pour pouvoir choisir et réaliser une
conception du bien, celles qui permettent à chaque homme
de participer à la vie publique, etc.
2. « La liberté de mouvement et le libre choix de son
occupation » désignent la liberté individuelle dans son sens
classique. Là encore, le libre choix de son occupation, si l’on
veut qu’il soit également étendu pour chaque individu,
suppose des institutions sociales le rendant effectif. Il ne
suffit pas d’interdire les emplois héréditaires, de supprimer
les systèmes à numerus clausus ou d’interdire toutes les
formes de discrimination à l’embauche pour avoir garanti le
libre choix pour chacun de son occupation. Que le libre
choix de son occupation existe réellement, cela ne signifie
pas pour autant que tous pourront accéder à l’emploi de
leur choix. Il faut aussi les talents et les compétences dont
l’acquisition ne dépend pas uniquement de la structure de
base de la société. On peut garantir à tous ceux qui le
désirent la possibilité de devenir médecins, sans pour
autant leur garantir la réussite de leurs études de
médecine ! La chance, les dons naturels, les dispositions du
caractère – capacité de travailler intensivement, de ne pas
se laisser rebuter par les obstacles –, tout cela dépend de
biens naturels distribués de manière contingente. Très
généralement, la structure de base doit garantir l’égalité
des chances, éviter que la répartition des individus d’une
génération donnée sur les positions sociales ne soit que la
reproduction de la répartition de la génération précédente.
En un mot, la mobilité sociale, et donc la possibilité d’une
promotion sociale, fait partie de ces biens de base. Mais, du
même coup, comme Hegel l’avait déjà soutenu, cette liberté
pour chacun de choisir son occupation suppose le
développement de l’inégalité. Il y a là un problème épineux
sur lequel nous reviendrons un peu plus loin.
3. « Les pouvoirs et les prérogatives des postes de
responsabilité sont nécessaires pour développer les diverses
capacités autonomes et sociales du moi. » L’accès aux
responsabilités sociales figure ainsi parmi les biens
premiers. Rawls reste malgré tout assez vague sur ce que
sont ces postes de responsabilités. On pourrait penser qu’il
s’agit, entre autres, des responsabilités politiques. Sur ce
plan, la conséquence en est que la participation à la
direction des affaires communes est une des formes
essentielles de la réalisation du moi comme capable de se
conduire comme un être libre et moral, reconnaissant tous
les autres à son égal comme des êtres libres et moraux.
Autrement dit, la liberté égale pour tous présuppose que
tous peuvent à égalité participer aux responsabilités
politiques, ce qui est la définition exacte de la liberté des
Anciens. On peut donc en déduire que la distinction de
Benjamin Constant, que Rawls reprend, entre liberté des
Anciens et liberté des Modernes, est soit dépourvue de
pertinence, soit incapable de déterminer un ordre de priorité
entre ces deux genres de liberté, dont Rawls lui-même
reconnaît la classification assez arbitraire.
4. Les revenus et la richesse font partie des biens
premiers. Leur répartition fait précisément l’objet du second
principe de justice, le principe de différence. Il convient de
noter ici que l’introduction des revenus et de la richesse
dans les biens premiers n’est pas non plus purement
formelle. Elle implique une certaine conception de la
structure de base et des mesures adéquates. Car, si la
répartition des revenus et des richesses est inégalitaire, il
reste que tous les citoyens doivent y avoir accès, non
seulement pour raisons morales – exigence de charité –
mais parce que la richesse ne peut jamais être rapportée
uniquement à un individu mais toujours à la coopération
sociale. Cette affirmation de principe reste cependant très
indéterminée, comme on le verra un peu plus loin. Elle peut
fonder une théorie du Welfare State, chargé d’assurer à tous
un minimum de participation aux richesses et aux revenus.
Mais elle ne dit rien des critères de répartition des richesses
– et de la propriété.
5. La dernière dimension de ces biens premiers est
constituée par cet aspect des institutions de base qui
assurent le « respect de soi ». Ce « sens qu’un individu a de
sa propre valeur » dépend en effet très largement des
institutions sociales. Si la conception moderne de la liberté
politique place l’individu à la base du contrat social, elle
affirme donc la valeur intrinsèque de l’individu, qui n’est
plus seulement un membre du corps social comme la main
ou le pied appartiennent au corps humain. La participation à
la vie politique et à la culture de sa propre nation,
l’ouverture sur la culture des autres nations font à
l’évidence partie de ces aspects des institutions sociales de
base qui sont nécessaires pour garantir le respect de soi. Et,
là encore, si l’on en déduit toutes les conséquences qui
s’imposent logiquement en termes de politiques publiques,
la TJ rawlsienne conduit très loin au-delà de ce qu’on entend
ordinairement par libéralisme politique.
Plusieurs auteurs ont critiqué la conception rawlsienne
de l’égalité des biens premiers. Amartya Sen invoque
l’exemple du handicapé qui peut avoir plus de biens
premiers (par exemple en termes de revenus) pour
développer sa critique :
3. LES LIMITES DE L’INÉGALITÉ
2. Critiques du libéralisme
politique
Les critiques majeures de la TJ viennent soit du côté des
« libertariens » comme Robert Nozick, soit du côté des
« communautaristes », auxquels on peut rattacher des
œuvres comme celle de Michael Sandel, Le Libéralisme et
les Limites de la justice. Comme je reviendrai sur les
libertariens dans le chapitre suivant, nous pouvons les
laisser provisoirement de côté. Je me contente donc ici de
mettre en évidence quelques-unes des contradictions de la
philosophie de Rawls en me plaçant en quelque sorte du
point de vue d’une critique interne. Je suis prêt à accepter
une partie essentielle des thèses et présuppositions
philosophiques de Rawls, dans la mesure même où ces
thèses et présuppositions philosophiques découlent de la
tradition classique de Rousseau et de Kant dont j’ai dit
qu’elle permettait, convenablement retravaillée, de
reconstruire une théorie politique de l’émancipation. Mais il
me semble que la théorie rawlsienne de la justice présente
des incohérences et des inconséquences qui l’affaiblissent
gravement :
– incohérente est la tentative de rendre la TJ
indépendante de toute conception substantielle du bien et
par conséquent de la rendre acceptable pour un utilitariste
sophistiqué du genre Mill ;
– inconséquente est sa volonté de soumettre les
positions sociales et la répartition des richesses au contrat
social sans vouloir poser sérieusement la question des
rapports de propriété.
C’est ce que nous allons examiner maintenant.
3. Égalité ou équité ?
La TJ se présente comme une tentative pour passer des
principes souvent purement formels de l’égalitarisme
républicain classique à la conception d’une société
équitable. On passe de la conception aristotélicienne de la
justice comme égalité – l’isonomie – à la justice comme
équité. Cette opposition de l’égalité et de l’équité est une
vieille histoire qu’on trouve déjà chez Aristote, dans
l’opposition entre la justice dans la cité et la justice en soi.
La justice dans la cité ne demande rien d’autre que
l’obéissance aux lois et le respect de la juste répartition qui
donne à chacun le sien. Pourtant, pour Aristote, toute la
vertu de justice ne s’épuise pas dans le strict respect de
l’égalité prévue par la loi. L’équité consiste précisément
dans l’aptitude de l’individu à aller au-delà de ce que la loi
exige. Par exemple, la loi n’exige pas que je sois charitable,
que je consacre une partie de ce qui m’appartient justement
à la solidarité envers ceux qui n’ont rien ou qui sont
victimes de la maladie. Mais l’équité le demande. Le juste
selon la loi est celui qui se contente de ce qui lui est dû et
ne tombe pas dans la pléonexie. Mais exiger son dû, ce
n’est pas être juste. La véritable justice consiste à savoir
accepter moins que son dû.
Cette distinction classique permet aussi de distinguer
morale et droit. Selon cette conception, la justice dans la
cité, comme simple respect des lois et de l’égalité tant
arithmétique que proportionnelle, ressortit au droit, alors
que l’équité aristotélicienne ressortit clairement à la morale.
Bien qu’il n’y ait pas entre l’un et l’autre de muraille de
Chine, on doit cependant admettre que les deux niveaux ne
peuvent pas être confondus, pour des raisons que Kant a
déjà très bien expliquées. En définissant la TJ comme la
justice comme équité, Rawls, qui connaît bien la tradition
philosophique, sait qu’il se place à cheval entre philosophie
morale et théorie politique ou juridique. Les difficultés que
Rawls a cherché à résoudre pour définir la TJ comme théorie
politique et non comme philosophie morale naissent
incontestablement de cette ambiguïté originelle. La justice
comme équité ne peut se justifier qu’en partant de l’idée
qu’on doit aller plus loin que la simple égalité formelle des
droits garantis dans les États modernes. Cet au-delà de la
simple justice dans la cité, que les auteurs classiques
laissaient au champ de la morale, Rawls veut l’intégrer à la
structure de base, c’est-à-dire au droit et aux principes
politiques constitutionnels. Il donne ainsi une réponse
contractualiste aux critiques de type marxien ou hégélien
qui dénoncent le caractère purement formel des « droits
égaux ». En ce sens, et au-delà des inconséquences et des
difficultés qui viennent d’être examinées, l’entreprise
rawlsienne reste du plus grand intérêt. Cependant, les
ambiguïtés et les contradictions de la formulation de la TJ
ont conduit à ce que l’équité soit conçue comme opposée à
l’égalité et non comme son dépassement. Ainsi, alors que la
TJ se voulait une alternative démocratique libérale au
libéralisme économique anti-égalitariste, la notion d’équité
a été transformée au cours des dernières décennies en
arme de guerre contre le prétendu « égalitarisme ».
3. LA DISCRIMINATION POSITIVE
4. Quelques conclusions
provisoires
La tentative de dépasser l’égalité par l’équité conduit
dans une impasse tant théorique que pratique. Le
remplacement de l’égalité par l’équité, tel qu’il a servi de
théorie sociale, est une politique de crise liquidant les
statuts sociaux acquis de la lutte syndicale. Entérinant la
« société à deux vitesses », cette théorie de l’équité
apparaît au mieux comme un cache-misère théorique, et
plus sûrement comme une idéologie au sens de Marx. La TJ
dans la version de Rawls tente de surmonter les apories de
l’égalitarisme formel dénoncé par Hegel et Marx. Mais
l’absence de théorie de la structure sociale reconduit ces
apories. Cela ne condamne pas la démarche rawlsienne
dont j’ai montré l’intérêt, mais cela demande d’en dépasser
les limites en prenant au sérieux et en développant dans
toutes leurs conséquences les principes de base de la TJ. Si
le principal problème des sociétés capitalistes et
démocratiques est celui de la justification des inégalités, la
TJ ne peut y parvenir qu’au prix de ses propres principes.
Plus exactement, elle peut justifier des inégalités limitées
des revenus concernant des individus égaux par ailleurs –
par exemple, la TJ pourrait rendre compte du fait que tout le
monde, y compris les plus défavorisés, pourrait trouver
normal d’avantager, dans certaines limites, les individus les
plus qualifiés ou les plus engagés dans leur travail
professionnel. Comme on l’a vu, ces inégalités n’ont pas, en
elles-mêmes, de légitimité morale indiscutée, mais peuvent
être considérées comme des moyens nécessaires, du point
de vue d’une théorie publique de la justice, pour assurer
une répartition efficace des biens et une allocation optimale
des ressources. Encore faut-il immédiatement réaffirmer
que ces inégalités sont restreintes et admises dans un
contexte globalement égalitaire qui découle des prémisses
requises dans une société réellement démocratique.
Mais personne, placé sous le voile d’ignorance, ne
pourrait justifier une situation qui place les uns, la grande
majorité des plus démunis, sous l’entière dépendance des
autres, la petite minorité de ceux qui accaparent l’essentiel
de la richesse sociale. En tant qu’elle est d’inspiration
kantienne, la TJ rend impossible d’admettre une structure
sociale dans laquelle une partie des individus considèrent
les autres individus seulement comme des moyens – des
ressources humaines ! – et non comme des fins en soi. C’est
pourquoi, si l’on admet la définition marxienne qui donne le
capital comme un rapport social qui transforme la puissance
personnelle du travailleur en puissance objective du capital,
une théorie de la justice conséquente avec elle-même doit
s’attaquer à ce rapport fondamental et donc s’en prendre à
la question centrale des rapports de propriété.
Plus généralement, on doit noter l’extrême difficulté que
rencontrent les auteurs qui veulent donner des justifications
aux inégalités ou déterminer quelles sont les inégalités
justes.
Égalité et propriété
1. La propriété et la théorie
du droit
Dans la théorie classique du droit, la propriété est
considérée de manière double :
1. Elle définit la personne. L’individu humain est une
personne parce qu’il a quelque chose en propre.
2. Elle définit un rapport de l’homme aux choses. Les
juristes définissent la propriété comme le droit réel par
excellence puisqu’il donne la maîtrise d’une res (« chose »,
en latin).
Mais il ajoute :
Mais il ajoutait :
1. L’EXPROPRIATION CAPITALISTE
1. Démocratie directe
et démocratie représentative
3. LA DÉMOCRATIE SOCIALE
Les trop grandes inégalités sociales, les conflits d’intérêts
trop vifs rendent chimérique l’idéal démocratique du Contrat
social, un régime « fait pour des dieux ». Comme on vient
de le dire, la démocratie représentative, bien que
proclamant l’égalité politique, ne fait, pour l’essentiel, que
reproduire les divisions sociales. Autrement dit, la résolution
de la question de l’égalité démocratique sur le plan politique
suppose l’égalisation des conditions des groupes sociaux qui
composent la nation. Or, cette égalisation ne concerne pas
seulement le niveau de vie mesuré en termes de biens de
consommation. Plus important peut-être est l’égalisation en
termes de pouvoir sur sa propre vie et de pouvoir partagé
avec les autres. Si l’inégalité entre gouvernants et
gouvernés, entre décideurs et exécutants est une injustice
au regard des principes fondamentaux dont presque tout le
monde se réclame aujourd’hui, cette inégalité n’est jamais
aussi criante que dans le cadre du travail. Marx caractérise
très clairement le régime intérieur de l’entreprise capitaliste
comme un despotisme, terme qui désigne le rapport du
maître à ses esclaves. Ce despotisme est la conséquence
directe de la soumission du travail au capital, soumission
formelle d’abord – les ouvriers sont placés sous un
commandement unique – et soumission réelle par
l’introduction d’un procès de production propre au mode de
production capitaliste.
La revendication du contrôle des producteurs sur le
procès de production – donc l’abolition de la division entre
décideurs et exécutants sur le terrain même de la
production – est ainsi une des conditions pour qu’on puisse
parler d’égalité et de démocratie. Il ne peut s’agir des
dispositifs managériaux qu’on a vu prospérer dans les
années 80. Les « cercles de qualité », les nouvelles
organisations avec raccourcissement de la ligne
hiérarchique, la direction par objectif et l’autonomie
accordée à l’encadrement inférieur et à certains employés
ne visent pas à reconnaître les compétences et le droit des
ouvriers à participer à la direction du processus de
production, mais au contraire à améliorer le contrôle et la
domination de la direction sur les travailleurs. Les cercles de
qualité ont fonctionné – quand ils ont fonctionné –
essentiellement comme moyen pour achever l’expropriation
du travailleur de son savoir-faire. Le raccourcissement de la
ligne hiérarchique s’inscrit dans une politique générale de
transformation du gouvernement des entreprises (la
corporate governance). Alors que l’entreprise capitaliste des
Trente Glorieuses est un énorme système
technobureaucratique (voir les analyses de J.K. Galbraith),
l’entreprise de la prétendue « nouvelle économie » est sous
le contrôle étroit des actionnaires qui n’ont aucune intention
de laisser leur part de la plus-value à un encadrement qui
prolifère. Le raccourcissement de la ligne hiérarchique
présente un autre avantage : la surveillance traditionnelle
(contremaîtres, petits chefs) s’est révélée à la longue peu
efficace. Créer un système qui oblige le travailleur à se
surveiller lui-même, à s’imposer lui-même la cadence, à
devenir son propre contremaître, voilà quelque chose qui
peut se révéler à la fois économique et efficace. Toutes les
enquêtes, notamment celles réalisées par les médecins du
travail, l’attestent : la transformation de l’autoritaire
« gestion du personnel » en une « direction des ressources
humaines » formée aux méthodes du management
moderne a abouti à une augmentation générale de la
pression exercée sur les salariés, à la multiplication du
stress et des maladies professionnelles qui en découlent et
finalement à un asservissement encore plus grand du
travailleur aux conditions du travail 6.
La démocratie sociale ne peut résider uniquement dans
les systèmes de protection et d’assistance qui ont été mis
en place par l’État-providence. Elle exige encore que le
travailleur puisse décider dans son travail et ne soit pas
soumis à l’arbitraire du capitaliste. Cette démocratie sociale
peut prendre deux formes : 1) celle du « contrôle ouvrier »
qui suppose que les travailleurs aient accès aux livres de
compte et puissent faire valoir leur position sur les
orientations stratégiques ; 2) l’administration directe de
l’entreprise par les travailleurs, dont la formule classique est
celle de la coopérative ouvrière. En dépit des objections du
néolibéralisme, je crois que ces deux orientations sont
légitimes et constituent les éléments indispensables d’une
reconstruction d’une politique de l’émancipation.
C’est à la satisfaction de la première revendication que
répondaient les avancées vers la cogestion (en Allemagne
principalement), l’extension du rôle des comités
d’entreprise et les « droits nouveaux des travailleurs » que
devaient instituer les lois Auroux en France. La plupart des
militants et des théoriciens de la gauche radicale
considèrent comme des pièges ces systèmes institutionnels
de cogestion ou de contrôle par le biais de délégués. Sans
doute ont-ils largement raison. Il reste que ces divers
dispositifs législatifs reconnaissent, à leur manière, le droit
des travailleurs à intervenir dans la direction des
entreprises. Il faut ajouter que la nouvelle corporate
governance venue des pays anglo-saxons vise au contraire
à reprendre le contrôle sur la technobureaucratie des
entreprises, mais aussi à redonner aux actionnaires – c’est-
à-dire à des propriétaires dégagés des obligations de la
propriété – l’intégralité du pouvoir de direction.
En ce qui concerne la deuxième revendication, celle du
gouvernement direct de l’entreprise par les salariés, sa
légitimité peut être établie de plusieurs manières.
L’argument généralement opposé est celui de l’efficacité :
en tant que salariés, les travailleurs auront naturellement
tendance à arbitrer en faveur des salaires et des conditions
de travail quand il s’agira de savoir comment on utilisera les
profits, et un tel arbitrage affaiblirait à long terme
l’entreprise qui se trouverait en situation de sous-
investissement et donc désarmée face à la concurrence. Ce
qui expliquerait les difficultés sérieuses qu’a rencontrées
dans les temps récents le mouvement coopératif. À ces
arguments, on peut répondre sur plusieurs plans :
1. La capacité des travailleurs à diriger l’économie a été
prouvée par les succès du mouvement coopératif,
principalement dans le domaine des coopératives de
consommation, mais pas seulement. On peut également lui
adjoindre la puissance du mouvement mutualiste.
2. Le mouvement coopératif a subi les mêmes difficultés
que toutes les autres entreprises et il n’y a sans doute pas
eu proportionnellement plus de « morts » dans ce secteur
que dans le secteur capitaliste classique.
3. Les échecs du mouvement coopératif s’expliquent
souvent par le manque de démocratie directe : les
travailleurs se trouvent progressivement écartés de la
direction au profit d’un appareil managérial qui s’émancipe
de tout contrôle.
Pour l’essentiel, les arguments contre la direction des
entreprises par les travailleurs sont en fait des arguments
dirigés contre la démocratie en général. Il est, en effet,
beaucoup plus facile d’être « compétent » et de trancher en
connaissance de cause dans les affaires de sa propre
entreprise que dans les affaires de l’État, qui sont infiniment
plus complexes. Si donc les travailleurs sont incapables de
se mêler des affaires de leur entreprise, ils sont donc,
a fortiori, encore plus incapables de se mêler des affaires
politiques qui doivent être réservées aux « spécialistes ».
C’est pourquoi il y a un lien entre le refus du « pouvoir
ouvrier » dans l’entreprise et la conception soi-disant
libérale de l’État comme appareil de gestion des affaires
communes de la bourgeoisie, pour reprendre la définition
marxiste classique de l’État bourgeois.
Inversement, pour penser véritablement la démocratie
comme égalité politique de tous les citoyens, il faut poser la
question cruciale de l’égalité dans le domaine économique,
non pas seulement l’égalité – ou l’égalisation – des salaires
et des revenus, mais aussi et surtout l’égalité dans le
pouvoir de décision sur le plan de la production des
conditions de vie. C’est pourquoi Marx affirme que la liberté
élémentaire, sur ce plan, consiste pour les producteurs à ne
pas subir les conditions de la production mais à les maîtriser
rationnellement, à travers l’association des producteurs. Ou
encore, pour reprendre une très vieille idée, la république
n’est véritablement la chose publique que lorsqu’elle est
république sociale.
2. La souveraineté du peuple
Par construction, pourrait-on dire, les principes de liberté
et d’égalité sont universalistes. Cependant, ils n’existent
effectivement que dans un espace public délimité, celui
dans lequel ils se sont historiquement affirmés, à savoir
l’État-nation tel qu’il est issu de l’effondrement des
systèmes monarchiques féodaux et des empires
traditionnels. Il semble qu’il y ait là une contradiction entre
le cosmopolitisme auquel tend « naturellement » le grand
mouvement d’émancipation multiséculaire et ses
expressions nationales.
La question du dépassement de l’État-nation est posée
depuis longtemps déjà. Elle a été posée, si on veut bien y
réfléchir, au moment même où le mouvement national
semblait atteindre son apogée en Europe. La concomitance
des mouvements révolutionnaires dans toute l’Europe au
cours de l’année 1848 est plus qu’un symbole, puisque tous
ces mouvements, à des degrés divers, combinent en réalité
deux mouvements : l’un, démocratique bourgeois, diront les
marxistes, qui en reste à la revendication de la constitution
de la nation et à la revendication de la liberté ; l’autre où
pointent les revendications propres des classes exploitées, y
compris contre les bourgeois patriotes et démocrates. La
France est, de ce point de vue, l’exemple le plus clair et le
plus cruel. L’euphorie patriotique de février fera bientôt
place aux journées de juin. La garde nationale
« républicaine » fournira les fusilleurs des ouvriers qui
réclament le droit au travail. Ce télescopage violent de deux
périodes, de deux époques historiques même, dit bien, à sa
manière, que la question n’est déjà plus la question de la
liberté de la nation, que nous ne sommes plus en 1789 ni à
Valmy et que répéter l’histoire pour la deuxième fois, c’est
en faire une farce, sanglante peut-être comme peuvent
l’être les farces. Si l’on croit à une vision linéaire de
l’histoire, la messe est dite. Le temps des nations est
dépassé ; nous sommes arrivés au moment où la question
de la construction d’un ordre juridique mondial est posée.
Pourtant, cette vision linéaire, héritière d’un
progressisme simpliste dont nous devons faire notre deuil,
ne correspond pas à notre réalité. Faire son deuil de la
nation et de l’État-nation, c’est faire son deuil de la
souveraineté populaire et donc non pas progresser vers un
ordre juridique supérieur au « concert des nations » mais
régresser vers quelque chose qui pourrait s’apparenter à
l’ordre impérial. La question de la souveraineté, en effet, est
devenue – ou redevenue – une question centrale de la vie
politique : extension du rôle des organisations
internationales avec l’invocation de plus en plus fréquente
du « droit d’ingérence » lors des derniers grands conflits sur
l’arène internationale, création d’autorités supranationales
avec les nouveaux traités européens, etc. Contre les
« progrès de la conscience universelle », les
« souverainistes » seraient d’indécrottables archaïques qui
veulent défendre le droit pour les gouvernements
dictatoriaux d’opprimer leurs propres peuples et ne croient,
sur le plan de la politique mondiale, qu’à la guerre de
chacun contre chacun.
Si l’on sort des clichés, il y a cependant un véritable
débat qui porte sur deux questions : 1) La démocratie est-
elle pensable en dehors du concept de souveraineté ? 2) La
construction d’un ordre international pacifique, fondé sur le
droit, suppose-t-elle la liquidation du concept de
souveraineté ? Autrement dit, les droits de l’homme
exigent-ils qu’on en finisse avec les droits des nations ? En
réponse à ces deux questions, je voudrais montrer : 1) que
la démocratie ne peut se penser qu’à partir du concept de
souveraineté ; que toutes les oligarchies ont cherché,
depuis la révolution américaine, à limiter l’expression de la
volonté du peuple, pour réduire la démocratie à la
protection des droits du « bourgeois égoïste » ; 2) que
l’ordre international, loin de supposer la liquidation de la
souveraineté, la présuppose, sauf à remplacer l’ordre
juridique par l’ordre impérial, ou encore que l’égalité
juridique des citoyens à l’intérieur de la nation trouve son
complément naturel dans ce que Kant appelle « droit des
gens », par quoi il entend les droits nationaux ; 3) que
l’alternative réelle, à laquelle nous sommes confrontés
aujourd’hui, n’est pas entre droit international et
souveraineté mais entre souveraineté et dictature de
l’oligarchie technocratique et financière.
3. SIGNIFICATION DE LA FIN DE LA SOUVERAINETÉ
3. Conclusion : autonomie
et autolimitation
Être libre, c’est se gouverner soi-même. Mais nous ne
pouvons être libres seuls. Ma liberté comme autonomie
suppose la reconnaissance de la liberté comme autonomie
de tous les autres. Ce qui veut dire que l’autonomie doit
être pensée comme fait social. La société doit se gouverner
elle-même pour être libre. Elle n’est pas soumise à une loi
qui lui vient de l’extérieur, à une révélation d’ordre
théologique par exemple, ou au pouvoir d’une puissance
temporelle traditionnelle. Évidemment, dans les faits, toute
société s’auto-institue. Mais dans les sociétés hétéronomes,
cette auto-institution est déguisée – les Tables de la Loi
viennent de Dieu – et le pouvoir explicite est retiré au
peuple pour être confié à un despote ou à un appareil d’État
bureaucratique. Pour suivre ici les analyses de Castoriadis,
la société autonome, au contraire, est fondée sur l’auto-
institution explicite. Avec cette conséquence que les lois ne
sont pas données une fois pour toutes, mais sont soumises
à révision et à approfondissement. En permanence, le juste
et l’injuste sont remis en question.
L’idée de souveraineté du peuple, dans notre histoire, est
le point par lequel la société reconnaît elle-même son auto-
institution. Il en est ainsi parce que c’est par l’idée de
souveraineté que la philosophie politique moderne (de
Machiavel à Hobbes) a reconnu que le pouvoir politique
était exclusivement une affaire humaine. Autrement dit,
l’idée de souveraineté du peuple va faire renaître la
conception démocratique grecque, en l’élargissant, en la
débarrassant des limites propres à la situation historique de
l’Antiquité.
Tirons toutes les conséquences de cette idée-là. Si nous
identifions dans l’État-nation moderne la forme ancienne de
la polis, il faut rappeler que la polis est le lieu de la vie
bonne parce que, dans la polis, la vie humaine ne dépend
pas d’autre chose. La cité est limitée, car sa condition est
l’autarcie, nous dit Aristote. Qu’est-ce que cela signifie ?
Athènes faisait du commerce, avait des échanges avec les
autres cités et même avec les Barbares. Donc, l’autarcie, ce
n’est pas l’enfermement à l’intérieur des murs comme dans
une citadelle assiégée. C’est le fait d’accepter ses limites,
de ne pas sombrer dans ce vice d’entre tous les vices qu’est
la démesure, ce que les Grecs nommaient hubris.
Le petit d’homme ne peut devenir un homme que
lorsqu’il s’est débarrassé du phantasme de toute-puissance,
lorsqu’il est capable de donner lui-même une loi à sa liberté.
Il en va de même de la vie sociale. Elle ne peut être libre
que soumise à la loi que la société elle-même s’est donnée,
et cette liberté ne peut être garantie qu’en renonçant à la
toute-puissance. J’ai eu l’occasion de le dire plus haut, si
nous devons choisir entre l’égalité et l’augmentation globale
de la richesse, il faut choisir l’égalité. L’existence même de
la société suppose cette capacité d’autolimitation des
désirs, de soumission des objectifs individuels « égoïstes » à
des principes de justice. Inversement, la course à la
consommation, qui, aujourd’hui, est le principe de
légitimation essentiel du nouvel ordre capitaliste, menace
d’engloutir le monde de l’homme.
La république démocratique moderne ne peut exister,
elle aussi, qu’en se soumettant à ce principe
d’autolimitation. C’est d’ailleurs précisément parce que
l’union politique des hommes est puissance, que cette
puissance doit se limiter elle-même. Une bonne partie des
arguments en faveur du dépassement des États-nations
repose justement sur le constat de la puissance limitée des
États-nations. À l’ancien et fort légitime argument en faveur
de l’union européenne (« plus jamais la guerre entre nous »)
se substitue progressivement un nouvel argument : l’union
pour être puissants et pouvoir faire concurrence
efficacement aux autres puissances – les États-Unis
d’Amérique principalement. Ce n’est plus ouvertement la
guerre qu’il s’agit de préparer, mais « seulement » la guerre
économique, une guerre dont nous avons appris qu’elle
pouvait être aussi meurtrière que bien des conflits armés.
Un autre argument est celui qui affirme que, face au
processus (inévitable) de la mondialisation, il faut avancer
vers la création d’un État mondial, seul à même de faire
face aux défis auxquels l’humanité est confrontée. Les
défenseurs de cette terrifiante utopie précisent qu’un tel
État devrait, bien sûr, être démocratique. Mais cette
précaution de langage est parfaitement creuse. Une telle
accumulation de pouvoirs, quelles qu’en soient les bonnes
intentions initiales, conduirait directement au règne du
« talon de fer » imaginé par Jack London. Contre ces
utopies, l’État-nation fondé sur la souveraineté populaire
représente tout à la fois le principe de limitation du pouvoir
– un pouvoir national reste limité par les autres pouvoirs
nationaux – et la reconnaissance de la pluralité, par quoi
commence l’institution proprement dite du politique.
Socialisme et émancipation
1. Socialisme et communisme
2. L’alternative
1. SOCIALISME OU BARBARIE ?
2. INÉGALITÉ CROISSANTE
3. DÉCOMPOSITION DE LA DÉMOCRATIE
4. L’HUMANITÉ SURNUMÉRAIRE
5. LE SOCIAL-SADISME
6. ÉGALITÉ ET FRATERNITÉ
3. Des modèles pour
une société non capitaliste
Comment cet idéal pourrait-il s’incarner sans s’abîmer
dans l’utopie ? On pourrait se débarrasser facilement de la
question en refusant, comme Marx, de faire de la cuisine
dans les marmites de l’avenir, ou en soutenant que c’est au
mouvement social et à la démocratie politique de trouver, le
moment venu, les formes nouvelles qui s’imposeront. Mais
ce serait là une bien piètre échappatoire. Si le mouvement
ouvrier est dans une crise profonde, ce n’est pas seulement
dû aux transformations que le mode de production
capitaliste a réussi à imposer. C’est fondamentalement
parce que l’avenir semble bouché, parce que les mots qui
exprimaient l’idéal semblent aujourd’hui dénués de sens. Il
est donc nécessaire, non de construire une « société clés en
main », mais de donner quelques pistes de réflexion
permettant de penser une société juste.
1. PARTIR DE L’ACQUIS
3. QUE FAUT-IL ÉGALISER ?