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Du même auteur

La Théorie de la connaissance chez Marx


L’Harmattan, 1996
 
Les Grandes Notions philosophiques
2. La société, le pouvoir, l’État
Seuil, 1997 ; coll. « Mémo » 53
 
Les Grandes Notions philosophiques
3. La justice, le droit
Seuil, 1997 ; coll. « Mémo » 54
 
La Fin du travail et la Mondialisation :
idéologie et réalité sociale
L’Harmattan, 1997
 
Les Grandes Notions philosophiques
5. Le travail et la technique
Seuil, 1999
 
L’Illusion plurielle
(avec Jacques Cotta)
Lattès, 2001
LA COULEUR DES IDEES

Tzvetan Todorov
Nous et les Autres
La réflexion française sur la diversité humaine
 
Francisco J. Varela
Autonomie et Connaissance
Essai sur le vivant
 
Mony Elkaïm
Si tu m’aimes, ne m’aime pas
Approche systémique et psychothérapie
 
Eric Landowski
La Société réfléchie
 
Ronald D. Laing
Paroles d’enfants
 
Gregory Bateson et Mary Catherine Bateson
La Peur des anges
 
Mary Catherine Bateson
Regard sur mes parents
Une évocation de Margaret Mead et de Gregory
Bateson
 
Frances Tustin
Le Trou noir de la psyché
 
Lynn Segal
Le Rêve de la réalité
 
Jean-Louis Bouttes
Jung : la puissance de l’illusion
 
Gregory Bateson
Vers une écologie de l’esprit. T 1 et 2
 
Gregory Bateson
La Nature et la Pensée
 
Jean-Pierre Dupuy
Ordres et Désordres
Enquête sur un nouveau paradigme
 
Oliver Sacks
Des yeux pour entendre
Voyage au pays des sourds
 
Oliver Sacks
L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau
 
Cornélius Castoriadis
Le Monde morcelé
Les Carrefours du labyrinthe III
 
Elisabeth Laborde-Nottale
La Voyance et l’Inconscient
 
Lucien Sfez
Critique de la communication
 
Colloque Atlan
Les Théories de la complexité
 
Marina Yaguello
En écoutant parler la langue
 
Tzvetan Todorov
Face à l’extrême
 
Daniel Sibony
Entre-deux
L’origine en partage
 
Olivier Mongin
La Peur du vide
Essai sur les passions démocratiques
 
Paul Watzlawick
Les Cheveux du baron de Münchhausen
Psychothérapie et « réalité »
 
Raymonde Carroll
Évidences invisibles
Américains et Français au quotidien
 
Murray Edelman
Pièces et Règles du jeu politique
 
John Rawls
Théorie de la justice
 
Philippe Van Parijs
Qu’est-ce qu’une société juste ?
Introduction à la pratique de la philosophie politique
 
Paul Ricœur
Lectures 1
Autour du politique
 
Groupe µ
Traité du signe visuel
Pour une rhétorique de l’image
 
Françoise Choay
L’Allégorie du patrimoine
 
Stéphane Mosès
L’Ange de l’Histoire
Rosenzweig, Benjamin, Scholem
 
Roger Dragonetti
Un fantôme dans le kiosque
Mallarmé et l’esthétique du quotidien
 
Pierre Saint-Amand
Les Lois de l’hostilité
La Politique à l’âge des Lumières
 
Daniel Sibony
Les Trois Monothéismes
Juifs, Chrétiens, Musulmans entre leurs sources et
leurs destins
 
Allen S. Weiss
Miroirs de l’Infini
Le jardin à la française et la métaphysique au XVIIe
siècle
 
Frances Tustin
Autisme et Protection
 
Paul Ricœur
Lectures 2
La contrée des philosophes
 
Jean-Jacques Wittezaele et Teresa Garcia
A la recherche de l’école de Palo Alto
 
Pierre Pachet
Un à un
De l’individualisme en littérature
(Michaux, Naipaul, Rushdie)
 
Janine Chanteur
Du droit des bêtes à disposer d’elles-mêmes
 
Francisco Varela, Evan Thompson, Eleanor Rosch
L’Inscription corporelle de l’esprit
Sciences cognitives et expérience humaine
 
Collectif
Système et Paradoxe
Autour de la pensée d’Yves Barel
 
Geneviève Bollème
Parler d’écrire
 
John Rawls
Justice et Démocratie
 
Paul Ricœur
Lectures 3
Aux frontières de la philosophie
 
J.L. Austin
Ecrits philosophiques
 
Marc-Alain Ouaknin
Bibliothérapie
Lire, c’est guérir
 
Colloque de Cerisy
L’Auto-organisation
De la physique au politique
(sous la direction de Paul Dumouchel et Jean-Pierre
Dupuy)
 
Bernard Lempert
Désamour
 
François Dubet
Sociologie de l’expérience
 
Jacques Ellul
La Subversion du christianisme
 
Daniel Sibony
Le Corps et sa danse
 
Alexandre Luria
L’Homme dont le monde volait en éclats
 
Philippe Julien
L’Étrange Jouissance du prochain
Éthique et psychanalyse
 
Tzvetan Todorov
La Vie commune
Essais d’anthropologie générale
 
Jacques Soulillou
L’Impunité de l’art
 
Michael Franz Basch
Comprendre la psychothérapie
Derrière l’art, la science
 
Myriam Revault d’Allonnes
Ce que l’homme fait à l’homme
Essai sur le mal politique
 
Jacques Ellul
La Raison d’être
Méditation sur L’Ecclésiaste
 
Richard Sennett
Les Tyrannies de l’intimité
 
Isabelle Baszanger
Douleur et Médecine, la fin d’un oubli
 
Alain Didier-Weill
Les Trois Temps de la Loi
Le commandement sidérant, l’injonction du Surmoi et
l’invocation musicale
 
Gregory Bateson
Une unité sacrée…
Quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit
 
Oliver Sacks
Un anthropologue sur Mars
Sept histoires paradoxales
 
Cornélius Castoriadis
La Montée de l’insignifiance
Les Carrefours du labyrinthe IV
 
Philippe d’Iribarne
Vous serez tous des maîtres
La grande illusion des temps modernes
 
Anne Cauquelin
Petit Traité d’art contemporain
 
Sudhi Kakar
Chamans, mystiques et médecins
 
Cornélius Castoriadis
Fait et à faire
Les Carrefours du labyrinthe V
 
Paul Zumthor
Babel ou l’inachèvement
 
Pierre Ansart
Les Cliniciens des passions politiques
 
Edward W. Said
L’Orientalisme
(nouvelle édition)
 
Giordana Charuty
Folie, Mariage et Mort
 
Edward T. Hall
L’Ouest des années trente
Découvertes chez les Hopi et les Navajo
 
Paul Ricœur
Idéologie et Utopie
 
Oliver Sacks
L’Ile en noir et blanc
 
Michael Walzer
Sphères de justice
 
Thierry Melchior
Créer le réel
 
Antoine Compagnon
Le Démon de la théorie
 
Marina Yaguello
Petits Traits de langue
 
Charles Taylor
Les Sources du Moi
 
Anne Cauquelin
L’Art du lieu commun
 
Cornélius Castoriadis
Figures du pensable
Les Carrefours du labyrinthe VI
 
Cornélius Castoriadis
Sur Le Politique de Platon
Ce livre est publié
dans la collection « La couleur des idées »

ISBN : 978-2-02-140589-7

© Éditions du Seuil, octobre 2001

www.seuil.com

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du


Livre.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


TABLE DES MATIÈRES

Du même auteur

La couleur des idées

Copyright

Introduction

1 - Le terrain de la morale

1. Morale et philosophie politique

2. La possibilité de la morale

3. La naturalisation de la morale

2 - Morales téléologiques

1. La morale et le bonheur

2. Calcul, prudence et choix rationnel

3. Utilité et maximisation du bien-être

3 - Défense de l'universalisme

1. Universalisme et relativisme
2. Le principe d'universalisation : justifications kantiennes

3. L'autofondation des normes

4 - Le principe d'égalité

1. L'animal politique

2. Utilité et justice

3. L'institution de la société

4. La définition aristotélicienne de la justice

5 - L'anti-égalitarisme

1. Hegel et la critique de l'égalité formelle

2. L'anti-égalitarisme libéral

3. Considérations historiques

6 - Au-delà de la justice sociale ?

1. La juste proportion des inégalités

2. L'exemple des inégalités de salaires

3. À chacun selon ses besoins ?

7 - L'économique

1. Un débat confus

2. Pensée dominante et idéologie dominante

3. Libéralisme économique et liberté politique

4. Signification et contradictions du keynésianisme

5. Impasse du keynésianisme et impasse de l'économisme

8 - Égalité et équité

1. Apports de la théorie de la justice de Rawls


2. Critiques du libéralisme politique

3. Égalité ou équité ?

4. Quelques conclusions provisoires

9 - Égalité et propriété

1. La propriété et la théorie du droit

2. Propriété et droit naturel

3. Propriété, propriété privée, propriété capitaliste

4. L'expropriation des expropriateurs ?

10 - Les institutions politiques justes

1. Démocratie directe et démocratie représentative

2. La souveraineté du peuple

3. Conclusion : autonomie et autolimitation

11 - Socialisme et émancipation

1. Socialisme et communisme

2. L'alternative

3. Des modèles pour une société non capitaliste

Bibliographie
Introduction

Qu’avons-nous à transmettre à ceux qui naîtront après


nous  ? Vivant sous la tyrannie de l’immédiat –  du «  temps
réel  » des informaticiens  –, pouvons-nous encore envisager
un avenir autre que ces terrifiants fantasmes d’un
entendement technologique en délire  ? De ceux qui sont
nés avant nous, nous avons reçu la grande Révolution
française et la Commune de Paris, Gavroche et le soviet de
Petrograd, les grèves de juin  36 et la Résistance, et le plus
précieux des héritages, celui d’un monde à construire où
«  l’homme sera un ami pour l’homme 1  ». Ce trésor, qui
s’appelle émancipation humaine, qu’en avons-nous fait ? Si
nous sommes, comme le dit Castoriadis, les héritiers du
projet gréco-occidental d’autonomie, l’urgence est de
redonner sens à cet idéal multiséculaire d’émancipation,
liberté-égalité-fraternité, menacé de devenir simple formule
morte au fronton de nos monuments.
C’est à partir de ces questions que le travail qui suit
tente de repenser le lien entre la morale, la justice sociale et
le problème inéliminable de l’égalité. Les questions de
morale, si elles sont abordées avec une certaine ampleur,
ne sont pas retravaillées comme il le faudrait. Je ne
prétends pas recommencer la philosophie et, par
conséquent, je considère bon nombre de thèses comme
acquises –  il y a un progrès en philosophie, on n’est pas
toujours obligé de tout reprendre à zéro, comme si aucun
pas en avant n’avait été fait depuis Platon. On peut discuter
cette croyance, y voir un écho attardé de l’idéologie des
Lumières, mais elle me semble être au cœur même de ce
qu’on appelle l’humanisme, et je la poserai donc ici comme
un axiome.
Il ne s’agit pas non plus d’un traité de philosophie
politique. Déterminer ce qu’est l’essence de l’État, comment
nous pouvons la connaître, etc., ce sont des questions qu’il
ne me semble pas utile, ici, de reprendre en tant que telles.
Là encore, nous ne pouvons pas faire comme si rien n’avait
été écrit. On peut chipoter tel ou tel aspect de la pensée de
Rousseau, chercher des noises à Machiavel ou à Kant, mais
jusqu’à un certain point l’essentiel a été dit  : de nouvelles
gloses peuvent éclairer tel ou tel aspect de leur pensée,
mais ne nous ferons pas beaucoup avancer par rapport aux
problèmes auxquels nous sommes confrontés. Ce qui
m’intéresse spécifiquement, c’est l’articulation entre la
morale, la structure sociale et l’État. Autrement dit,
l’articulation entre les conceptions que nous avons tous,
subjectivement, de ce que doit être notre vie avec les
autres, les principes qui règlent le fonctionnement de la
structure sociale, en tant que celle-ci est le moyen par
lequel les hommes produisent ou reproduisent les conditions
de la vie, et enfin le «  corps politique  », c’est-à-dire
l’organisation objective qui permet aux communautés
humaines de prendre les décisions qui les concernent
directement et organisent leur avenir –  même si, dans cet
avenir, ce qui advient est généralement ce que personne
n’avait prévu.
 
La première partie concerne presque exclusivement les
questions théoriques les plus générales. La deuxième partie
traite de leurs conséquences pratiques dans la société
contemporaine. Si, dans la première partie, la morale et les
principes de la philosophie politique occupent l’essentiel, il
s’agit, dans la deuxième partie, de s’occuper d’économie,
de rapports de propriété, de la dialectique de l’intérêt
général et de l’intérêt particulier telle qu’elle se pose dans
notre société  ; il s’agit donc d’esquisser les grandes lignes
d’une politique qu’on pourrait appeler «  politique de
l’émancipation  » si l’on entend par là les principes d’une
action transformatrice de la société dans le sens de la
conquête toujours à recommencer de la liberté politique et
juridique, impossible et impensable sans la condition
absolue de l’égalité. Et si être libre, c’est, comme le dit Kant
dans sa réponse à la question «  Qu’est-ce que les
Lumières  ?  », sortir de la minorité, alors la liberté est la
possibilité pour chacun, à égalité avec tous les autres, de
définir la signification et la valeur de sa propre existence.
 
On entend parfois des commentaires critiques sur le
retour en force de la philosophie morale au cours de la
dernière décennie. Sans doute, ces commentaires ne sont-
ils pas sans pertinence quand on vise tel ou tel manuel de
morale, quand la morale se vend dans les cabinets de
philosophie et vise à soulager les puissants et les
importants atteints de quelques scrupules et problèmes de
conscience. Mais ces excès et ces caricatures ne doivent
pas faire oublier l’essentiel. Le retour à la philosophie
morale – ou à l’éthique, comme on dit quand on veut éviter
de parler de morale  – correspond à une crise des sciences
sociales qui avaient formé le paradigme dominant de la
pensée philosophique et politique des décennies d’après
guerre. Hans Kelsen rappelle que «  à l’origine, le problème
de la société comme objet de connaissance scientifique
était celui d’un ordre juste des relations humaines 2  ». C’est
pourquoi la théorie sociale était conçue essentiellement
comme une discipline normative, «  une doctrine des
valeurs  ». Kelsen ajoute  : «  Ce n’est qu’au début du
e
XIX   siècle qu’apparaît la tendance à passer, pour le

traitement des problèmes socio-théoriques, à une méthode


scientifico-causale : on en vient à s’interroger non plus sur
la justice mais sur la causalité dans le comportement réel
des hommes 3.  » Or cette évolution est, pour Kelsen, une
véritable «  dénaturation  » de l’objet de connaissance. Le
passage de la théorie de la justice à la sociologie est ainsi
une sorte d’autodissolution de la théorie sociale ou l’aveu
qu’elle abandonne le problème qui lui est propre.
Si l’analyse de Hans Kelsen est juste, le retour sur le
devant de la scène d’une pensée normative marquerait la
volonté de la pensée sociale de se ressaisir de son objet
propre. À la fin du premier livre du Capital, Marx annonçait
que l’expropriation des expropriateurs, ouvrant la voie d’une
nouvelle étape de l’émancipation humaine, devait
nécessairement s’accomplir, avec l’inexorable nécessité qui
préside aux métamorphoses de la nature. Il s’agissait bien
pour lui d’une nécessité au sens causal du müssen
allemand. Je ne me place pas de ce point de vue. La
causalité historique n’est pas du même genre que la
causalité naturelle. Je me place résolument sur le terrain du
sollen allemand, de l’expression de la façon dont nous
devons agir si nous voulons mener une vie véritablement
humaine. Ce devoir exige l’égalité de tous les sujets
raisonnables que nous sommes dès que nous appartenons
au genre humain, mais à la différence des kantiens, qui se
contentent volontiers de proclamations de principes, je
voudrais montrer que l’égalité, pour être pleinement
conforme à ces principes moraux, doit être une égalité
effective qui implique une politique égalitaire de réforme
sociale, une politique qui ne se contente pas de corrections
a  posteriori, dans le genre des politiques keynésiennes de
redistribution, mais s’attaque aux causes mêmes de
l’inégalité, c’est-à-dire aux rapports de propriété.
La mode du «  retour à Tocqueville  » qui a suivi la
«  gueule de bois  » marxiste a fait prendre pour une vérité
première l’affirmation du progrès de l’égalité des conditions.
C’est bien plutôt l’inverse qui se produit. Comme le
remarquait Christopher Lasch, l’écart ne cesse de se creuser
entre les «  élites  » et la masse. Non seulement à l’échelle
mondiale (les cinq cents plus grosses fortunes disposent
d’un patrimoine équivalent aux revenus des 45  % de
l’humanité les plus pauvres), mais aussi à l’échelle de
chaque nation. Ces inégalités croissantes de revenus se
développent avec les inégalités politiques – la croissance de
la technocratie et du pouvoir du capital financier au
détriment de la démocratie  – et culturelles. Comme
toujours, l’idéologie suit le fait accompli. On n’a jamais
autant parlé des droits de l’homme et jamais autant décrié
l’égalité sous les espèces d’un égalitarisme
irrémédiablement archaïque. À l’inverse de la doxa, je
voudrais réaffirmer, avec Jean-Jacques Rousseau, que
l’inégalité ne peut que conduire au despotisme, et que
l’émancipation humaine sera égalitaire ou ne sera pas.

1. Bertolt Brecht, An die Nachgeborenen (A ceux qui naîtront après


nous).
2. Hans Kelsen, «La doctrine du droit naturel et le positivisme
juridique», in Théorie générale du droit et de l’État, p. 437.
3. Ibid
1

Le terrain de la morale

1. Morale et philosophie
politique
S’installer dans la morale pour parler de philosophie
politique ne va pas de soi. Si Éric Weil part de là dans sa
Philosophie politique, la philosophie politique moderne, telle
que l’inaugure Machiavel, ne consacre-t-elle pas
précisément l’autonomie de la philosophie politique  ? Tout
bon traité de philosophie politique commence d’ailleurs par
là : délimiter le champ spécifique de la philosophie politique
en la séparant de la morale et de l’éthique. Le
«  machiavélisme  » de Spinoza, par exemple, n’est rien
d’autre que la prise en compte de cette coupure : contre les
moralistes, Spinoza défend la nécessité d’une philosophie
politique comme science «  expérimentale  ». Le Traité
politique l’affirme avec force : « Il n’est pas d’hommes qu’on
juge moins propres à gouverner l’État que les théoriciens,
c’est-à-dire les philosophes 1.  » Le «  machiavélisme  » en
politique, c’est d’abord la tentative d’émanciper la science
du politique de ses arrière-plans théologiques et de penser
le problème du pouvoir exclusivement en termes de
dynamique des forces ou «  à la manière des géomètres  ».
Par conséquent, la pensée politique moderne doit d’abord
s’émanciper des conceptions normatives définies a  priori.
Les premières pages du Traité politique de Spinoza exposent
ainsi un programme de travail qui se prolonge jusqu’à notre
siècle, jusqu’à Lénine par exemple, en passant par Hegel
dont la «  ruse de la raison  » a pour fonction d’éliminer le
moralisme et la moralité elle-même de l’action historique
effective.
La séparation de la morale et de la philosophie politique
a encore un autre fondement : la séparation de la vie privée
et de la vie publique. Les vertus qu’on réclame d’un homme
politique n’ont rien à voir avec les vertus morales ordinaires.
Montesquieu le dit et le répète : si la vertu est le fondement
ou le principe du régime républicain, la vertu dont il s’agit
est la vertu publique et non la vertu chrétienne. Il y a plus :
le libéralisme classique transforme les vices privés en vertus
publiques  : l’égoïsme et la cupidité, pour condamnables
qu’ils soient, considérés en eux-mêmes, sont en même
temps les moteurs du progrès économique et de la
civilisation et donc apparaissent comme les moyens utilisés
par la Providence en vue d’assurer l’avancement du genre
humain. La Fable des abeilles de Mandeville, la «  main
invisible » d’Adam Smith sont autant de variations autour de
cette idée-force dont les fondements théologiques sont de
la plus grande clarté. Thème repris par Kant, avec son
«  insociable sociabilité  » de l’homme, et Hegel, dans ses
Leçons sur la philosophie de l’histoire. Pour les Modernes,
c’est dans la vie privée et dans ses vertus « en elles-mêmes
peu sympathiques 2  » que se trouve le ressort de la morale
publique.
Autrement dit, la séparation de la morale et de la
philosophie politique se fait suivant une double ligne de
fracture :
1. Une ligne rationaliste causaliste, voire matérialiste ou
scientiste, qui cherche à remplacer les bonnes intentions
morales par une connaissance objective des lois de l’histoire
et de l’action humaine  ; et puisque la liberté consiste à
consentir à la nécessité, être moral ce n’est rien d’autre que
consentir aux lois de l’histoire.
2. Une ligne rationaliste finaliste, plus ou moins déiste,
qui cherche à voir dans les processus sociaux réels la
manifestation d’un plan divin (d’un plan de la nature, dit
Kant, mais c’est la même chose pour lui). Si les maux
individuels concourent au bonheur collectif, c’est au fond
parce que tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes possibles, conformément aux calculs de la divine
providence.
Admettons, avec Rawls, qu’une bonne théorie politique
est fondée sur un consensus par recoupement des diverses
conceptions raisonnables du bien. Nous devrions alors
accepter cette coupure entre morale et philosophie
politique, puisqu’une théorie politique et a  fortiori une
stratégie d’action politique peuvent être justifiées en
partant de positions philosophiques et métaphysiques
divergentes, voire opposées. Mais cette séparation pose de
nombreux problèmes, et c’est la théorie du consensus par
recoupement qui est elle-même problématique. Il n’est pas
facile de définir ce que peut être une conception
raisonnable du bien  : peu d’individus seraient prêts à
accepter l’idée qu’ils ont une conception déraisonnable du
bien  ; de plus, bien souvent, même les plus libéraux sont
prompts à trouver déraisonnables ceux qui critiquent leur
propre conception du bien. En réalité, un espace politique
relativement stable et tolérant les diverses conceptions du
bien suppose lui-même une conception particulière du bien,
celle qui définit les individus comme libres et égaux,
disposant tous d’un «  ensemble pleinement adéquat de
libertés », comme dirait Rawls. Idée que ne partageront pas,
à l’évidence, ceux qui affirment entre les hommes des
différences et des hiérarchies naturelles. Par conséquent,
l’autonomie de la politique par rapport aux conceptions
morales n’est que relative et, inversement, les conceptions
morales des individus ne peuvent être toutes tolérées par le
pouvoir politique, même le plus démocratique. Les conflits
qui naissent dans la coexistence de communautés ayant
des traditions culturelles et religieuses trop différentes en
donnent un bon exemple. Quand certaines familles
continuent de pratiquer l’excision des fillettes, elles
obéissent à un impératif qu’elles considèrent comme étant
autant moral que religieux, elles suivent leur «  doctrine
compréhensive », pour reprendre encore une expression de
Rawls. Pour elles, cette doctrine compréhensive doit avoir
de bonnes raisons –  laissons à un wébérien le soin de les
expliciter. Pourtant, nous avons tendance à considérer cette
conception non seulement comme déraisonnable mais aussi
comme insupportable puisqu’elle viole quelques-uns des
droits de l’individu les plus fondamentaux, en particulier son
droit à l’intégrité physique. Or cette conception du droit
n’est pas pour nous une simple convention produite par les
circonstances historiques particulières de l’évolution des
sociétés occidentales, mais bien la traduction dans le
marbre de la loi d’une conception morale de l’homme. Du
reste, comme on va le voir à l’instant, aucun des auteurs
évoqués ci-dessus ne maintient de bout en bout la
séparation de la morale et de la politique.

1. LA MORALE SUPPOSE LA POLITIQUE

Pour comprendre en quoi la morale et la philosophie


politique ne peuvent être séparées arbitrairement, il est
nécessaire de revenir sur la question du fondement de la
morale. Et l’on verra que ce fondement n’est rien de moins
que politique. Ainsi, pour Aristote, c’est la science politique
– c’est-à-dire la science de la constitution d’une cité juste –
qui est au fondement de la morale  ; elle est
«  architectonique  », nous dit Aristote. En effet, puisque la
cité est le lieu où l’homme s’accomplit, la morale
individuelle –  l’éthique  – ne peut être qu’un moyen pour
permettre à l’homme de trouver sa place dans cette cité. Or
la connaissance des moyens n’est possible qu’à partir de la
connaissance de la fin. C’est pourquoi la connaissance des
principes politiques fournit un fondement scientifique à
l’éthique.
Cette relation semble paradoxale à nos esprits modernes
puisqu’elle suppose une sorte de subordination de l’individu
à la collectivité dans une relation organique –  Aristote
l’entend bien ainsi puisqu’il va jusqu’à affirmer que
l’individu est membre de la cité comme le bras ou la main
sont des membres du corps humain. Cette conception
presque organiciste de la société semble contredire nos
représentations courantes qui partent de la reconnaissance
de l’autonomie des individus comme fondement de la vie
sociale. En réalité, l’organicisme est ici secondaire. Du reste,
s’il y a chez Aristote des métaphores organicistes, elles ne
doivent pas être prises au pied de la lettre, puisqu’il définit
la liberté comme le fait de ne pas être soumis à un autre
homme, et le politique est pour lui l’institution d’un rapport
entre égaux. Deux thèses qui sont incompatibles avec une
conception organiciste cohérente.
Si on ne se laisse pas arrêter par ces premières difficultés
et ces faux débats, alors l’idée d’une subordination de la
morale aux principes politiques est presque évidente. La
morale concerne l’individu parce qu’elle pose le problème
de la valeur de l’action –  alors que le droit définit les
obligations, interdictions et permissions dans le cadre
desquelles l’action peut s’accomplir. Mais la morale ne
concerne l’individu qu’en tant qu’il est en rapport avec les
autres. Voilà une question qu’il faut d’abord expliquer.
La distinction entre morale et éthique n’est pas claire et
ne possède aucun fondement étymologique puisque
« morale » renvoie au mot latin mos qui traduit l’ethos des
Grecs. Certains auteurs désignent du terme de «  morale  »
ce que d’autres appellent «  éthique  », et réciproquement.
Néanmoins, on peut admettre la distinction suivante.
• La morale désigne la valeur de nos actions en tant
qu’elles concernent nos rapports avec les autres, alors que
l’éthique désigne la recherche individuelle de la vie bonne
et ne concerne donc que moi. L’éthique est à l’âme ce que
la diététique est au corps !
• Par conséquent, la morale est universelle, alors que
l’éthique est particulière. «  Tu ne tueras point  » est un
commandement moral, alors que les prescriptions de la
morale sexuelle de l’Église relèvent de l’éthique.
• La morale doit être indépendante des systèmes
métaphysiques, alors que l’éthique dépend d’un système
métaphysique. L’éthique de Spinoza est liée au système de
Spinoza, à sa conception de Dieu, de la nature et de
l’homme. Une morale rationnelle doit donc être compatible
avec la plus grande partie des conceptions de la vie bonne
admises dans nos sociétés –  avec les réserves que nous
venons de voir concernant la possibilité de définir quelles
sont les conceptions admissibles de la vie bonne.
Certaines questions sont conçues tantôt comme des
questions de morale, tantôt comme des questions
d’éthique. Les mouvements religieux ont tendance à
considérer que la question de l’avortement est une question
de morale, alors que les mouvements féministes et la
gauche tendent à considérer qu’il s’agit d’une question
d’éthique. Si le problème du suicide est clairement une
question d’éthique, l’euthanasie relève à l’évidence de la
morale. Enfin, si l’éthique de Spinoza est bien une éthique
par ses prescriptions quant à la recherche de la béatitude,
elle est une morale par les propositions qui tendent à établir
les fondements d’une vie sociale rationnelle. Le
« machiavélisme », celui de Spinoza aussi bien que celui de
Machiavel, a lui-même une dimension morale, du moins si
l’on suit l’interprétation que Rousseau donne du Prince  :
Machiavel est un ami du peuple qui démasque les ruses des
puissants. Le machiavélisme n’est donc en réalité qu’une
déconstruction de la morale hypocrite de ceux qui
détiennent le pouvoir, et cette déconstruction ne peut se
légitimer qu’en présupposant une exigence morale
supérieure.
Si, donc, on accepte cette définition de la morale comme
ce qui est obligatoire dans nos rapports avec les autres, on
comprend qu’elle a une dimension politique essentielle. Elle
est politique parce que nos rapports avec les autres en
général sont politiques, puisqu’ils sont déterminés par le fait
que nous vivons dans une cité sous le gouvernement des
lois. On admet couramment que les règles de la politesse
sont le niveau à la fois le plus bas et le plus facile à
atteindre de la moralité  ; mais la politesse, c’est,
étymologiquement, ce qui définit l’homme qui vit dans une
cité ou encore le civilisé, celui qui sait faire preuve de
civilité  : on retrouve la même racine, mais cette fois en
latin. Il en va de même des autres règles de la morale. Pour
Kant, la morale a son fondement dans la raison pure dans
son usage pratique. Par conséquent, une action n’est
morale que si elle n’est liée à aucun mobile empirique – par
exemple : n’est pas morale une action qui a pour finalité la
recherche du bonheur, y compris du prétendu «  bonheur
moral  » dont Kant montre qu’il s’agit d’un concept
inconsistant. C’est cette conception de la morale qu’on
qualifie parfois de rigoriste que Kant met en œuvre dans sa
polémique contre Benjamin Constant, Sur un prétendu droit
de mentir par humanité. Contre Constant qui demande que,
dans l’examen du mensonge, on prenne en compte les
dommages causés aux autres, Kant répond
catégoriquement :

Le mensonge, simplement défini comme une


déclaration volontairement fausse faite à un autre
homme, n’a pas besoin de cet additif qu’il doit nuire à
autrui comme l’exigent les juristes pour leur
définition. Il nuit en effet toujours à autrui : même s’il
ne nuit pas à un autre homme, il nuit à l’humanité en
général en ce qu’il rend impossible la source du droit 3.

De prime abord, on pourrait croire que Kant pense le


droit et la politique à partir de la morale, mais, ici, c’est en
vérité l’exigence du droit et d’une organisation politique
fondée sur le droit qui constitue la justification ultime du
rigorisme moral. L’énoncé « si la morale est violée, alors le
droit est impossible » peut se traduire par « le droit implique
la rigueur morale  »  ; autrement dit, l’exigence du droit
constitue le fondement légitime de la moralité au sens
kantien. Par conséquent, c’est bien la dimension juridico-
politique qui est architectonique, alors que le droit kantien
est souvent conçu comme découlant logiquement de la
raison pratique.
Mais c’est chez Rousseau que le fondement politique de
la morale est posé avec la plus grande clarté. Après avoir
montré la logique qui conduit à la constitution du pacte
social, organisant le passage de l’état de nature à l’état
civil, Rousseau écrit :
Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit
dans l’homme un changement très remarquable, en
substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et
donnant à ses actions la moralité qui leur manquait
auparavant. C’est alors seulement que la voix du
devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à
l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que
lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes,
et de consulter sa raison avant d’écouter ses
penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de
plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en
regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se
développent, ses idées s’étendent, ses sentiments
s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel
point que si les abus de cette nouvelle condition ne le
dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est
sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui
l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide
et borné, fit un être intelligent et un homme 4.

La moralité ne tombe pas du ciel, elle se produit


spontanément à partir de la vie sociale. Plus exactement,
les règles d’organisation de la vie sociale demandent des
présuppositions logiques qui sont de nature morale. On
pourrait croire que c’est contradictoire, mais il n’en est rien.
La vie sociale produit ce qu’elle présuppose parce que ce
qu’elle présuppose constitue la condition de légitimation et
de rationalisation de la vie sociale en tant qu’elle est conçue
sur le mode du «  devoir être  ». On a souvent mal compris
Rousseau parce que sa pensée nécessitait qu’on entre dans
une démarche logique qui n’est pas sans rapport avec la
logique hégélienne. La Voraussetzung hégélienne est,
précisément, cette présupposition qui est produite par ce
dont elle est la présupposition. Il est vrai que Rousseau
admet qu’il existe un fondement naturel permettant à
l’homme de devenir un être moral  : l’homme à l’état de
nature étant préoccupé essentiellement de la conservation
de soi et, en même temps, porté spontanément à la pitié
renferme en lui-même la possibilité de devenir un être
moral. L’homme à l’état de nature de Rousseau n’est pas
porté à la guerre, à l’envie, à l’agression, comme chez
Hobbes. Mais l’homme n’est pas pour autant
«  naturellement bon  »  ; il a en lui des dispositions qui
peuvent le porter au bien à condition que ces frustes
dispositions naturelles soient converties en une véritable
moralité par la constitution de l’état civil.

2. LA POLITIQUE SUPPOSE LA MORALE

Il s’agit de savoir où l’activité politique trouve son


fondement et sa légitimité. Ou encore  : qu’est-ce que la
communauté politique, ce genre si particulier de groupe
dans lequel vit l’animal politique aristotélicien  ? L’homme
vit en couple pour se reproduire, il organise sa maisonnée
pour assurer les conditions de la vie matérielle, il règle ses
affaires avec ses voisins dans des communautés plus larges
–  des villages, dit-on dans Les Politiques. Mais seule la cité
est véritablement une communauté politique, c’est-à-dire
une communauté fondée sur des lois, réglée par des
principes de justice et organisant le partage des valeurs
communes, car ce qui est propre aux hommes –  et les
différencie des autres animaux  –, c’est qu’ils ont seuls «  la
perception du bien et du mal, du juste et de l’injuste et des
autres notions de ce genre. Or, avoir de telles notions en
commun, c’est ce qui fait une famille et une cité 5 ».
Mais cette première approche est encore insuffisante
puisqu’elle ne dit rien de la forme spécifique de cette
organisation politique. On trouve, chez Aristote, l’idée qu’il y
a une forme de gouvernement particulière qu’il appelle
politique par opposition à la monarchie et à la tyrannie, à
l’aristocratie et à l’oligarchie ou encore à l’anarchie, et ce
gouvernement c’est celui dans lequel des égaux décident
ensemble du sort de leur communauté. Un spécialiste
moderne de sciences politiques étudierait tous les types de
gouvernement, car l’aristocratie est, pour lui, tout aussi
politique que la démocratie et la tyrannie est encore une
forme de politique.
Eh bien ! Pour Aristote, il n’en va pas ainsi. La monarchie
et sa dégénérescence, la tyrannie, ne sont pas vraiment des
formes politiques de domination  ; elles ne font que
reproduire à une plus grande échelle les rapports qu’on
trouve à l’intérieur de la maisonnée ; les rapports du père à
ses enfants qui forment le modèle du gouvernement
monarchique  ; les rapports maître-esclave –  le despotisme
au premier sens du terme  – qui forment le prototype de la
tyrannie. De même, l’aristocratie et l’oligarchie comportent
encore ces éléments qui correspondent à un état de choses
dans lequel l’homme n’est pas encore développé. La
domination politique est celle qui correspond à l’essence de
la cité, et elle est la seule qui soit adéquate à la nature de
l’homme, puisque l’homme ne se réalise que dans une cité.
Or, par essence, l’homme adulte s’il est véritablement un
homme libre ne peut obéir à un autre, car dans ce cas il
serait transformé en un moyen au service de cet autre
homme et n’aurait plus sa fin en lui-même. Or la cité est ce
par quoi l’homme se réalise lui-même  ; par conséquent, la
cité doit être organisée par des hommes libres qui sont des
égaux, tour à tour gouvernants et gouvernés.
Ainsi, le politique par excellence, c’est cette forme
singulière de gouvernement qu’ont inventée les Athéniens.
Donc, est proprement politique un type de rapport fondé sur
des conceptions morales de l’homme. Dire que les hommes
sont des égaux, c’est dire qu’ils ont tous la même valeur du
point de vue moral, puisqu’on voit bien qu’ils sont inégaux
par ailleurs. On peut fonder une monarchie, une tyrannie ou
une aristocratie sur des principes non moraux. Par exemple,
cette forme particulière d’aristocratie qu’est la technocratie
moderne repose sur un principe d’efficacité  ; la monarchie,
comme le dit Marx ironiquement, repose sur la zoologie 6,
puisque c’est le fait d’être fils –  d’être inscrit au «  herd
book » des princes – qui fait que X ou Y est un bon candidat
au rôle de monarque. Les dominations traditionnelles, en
outre, ont toutes, plus ou moins, besoin d’une légitimation
d’ordre religieux. Mais le gouvernement politique au sens
d’Aristote ne peut avoir d’autre légitimation que morale,
c’est-à-dire que celle qu’on peut découvrir par le simple
exercice de la raison. Ce n’est nullement un hasard si les
premiers républicains modernes ont accordé dans les
prémisses de leurs constitutions une si grande place aux
valeurs morales attachées à la dignité humaine, à l’égale
dignité de tous les hommes. En organisant la rupture avec
l’Église catholique, la IIIe République a veillé à ce que l’école
soit le principal vecteur d’une morale laïque dont les
préceptes étaient enseignés par les «  hussards noirs  », les
instituteurs, et dont on pensait qu’elle seule rendait
possibles la cohérence et la stabilité des institutions
politiques.

2. La possibilité de la morale

1. MORALE PRIVÉE ET MORALE PUBLIQUE

L’importance de la morale dans la philosophie politique


se heurte à une question majeure. La morale est-elle encore
possible dans les sociétés modernes largement laïcisées et
dans lesquelles l’obéissance au commandement divin ou la
soumission à quelque transcendance se heurtent à la
pluralité des opinions  ? La réponse à cette question est à
peu près évidente. La destruction des sociétés
traditionnelles ou encore le « désenchantement du monde »
font que les morales fondées sur le commandement divin
ont perdu toute légitimité pour la majorité des individus – y
compris parmi les croyants. Comme la foi s’est dissociée de
la vie sociale et politique, elle ne permet plus de régler la
vie sociale. En outre, les morales issues de la religion
confondent dans un tout l’éthique et la morale, c’est-à-dire
ce qui concerne les choix de vie individuels et les rapports
intersubjectifs ou fondés sur les règles de droit, et c’est
précisément cette confusion que rejettent les sociétés qui
admettent la «  liberté des Modernes  » comme principe
fondateur.
L’évolution extrêmement rapide de la morale sexuelle en
est un bon indicateur. La «  libération sexuelle  », rattachée
abusivement au mouvement de 1968, semble irréversible.
Les valeurs liées à la morale sexuelle traditionnelle sont en
voie de disparition et tant le système éducatif que le
système de santé publique en ont pris acte et agissent en
conséquence –  plus ou moins adroitement, c’est une autre
affaire, comme on peut s’en rendre compte à propos du
SIDA. L’homosexualité est désormais admise au point que le
couple homosexuel acquiert dans plusieurs pays un statut
légal. Cette transformation indique que nos sociétés
considèrent, de fait, que la sexualité est sortie de la sphère
publique pour ne concerner que la recherche du bonheur
privé. Les transformations sociales permettent cette
transformation des mœurs. Si l’éthique de la sexualité
appartenait dans les sociétés traditionnelles à la morale
publique, ce n’était pas seulement par arriération,
obscurantisme, fanatisme religieux ou tout ce que l’on
voudra du même genre. Ces facteurs jouaient, et ils jouent
encore – et pourtant ils n’ont plus les mêmes effets. Ce qui
est déterminant dans cette transformation de l’attitude
générale à l’égard de la sexualité, c’est que nous
considérons désormais que l’instinct sexuel non contrôlé est
moins menaçant que dans les sociétés traditionnelles.
La mise sous contrôle public de la sexualité – tant dans la
sphère religieuse que dans la sphère juridique – répondait à
plusieurs besoins :
1. Il fallait assurer la reproduction de l’espèce. Or, d’une
part, la reproduction de l’espèce humaine est le lieu où se
nouent la nature et la culture  : les règles désignent les
partenaires sexuels possibles pour chacun, et les conditions
dans lesquelles cette possibilité peut se réaliser sont les
règles de base qui structurent la société humaine, qui
l’instituent. D’autre part, la reproduction n’est jamais
garantie dans le genre humain, parce que l’instinct y passe
par les médiations psychiques et intellectuelles dans
lesquelles se forment les rapports entre les sexes et parce
que les objets sur lesquels se fixe la libido ne sont pas
déterminés spontanément par des processus physiologiques
et chimiques, mais résultent des nombreuses interactions
sociales qui se nouent dans la structure de l’œdipe. Cette
obsession explique l’horreur à l’égard des sodomites
« contre nature ». La baisse radicale de la mortalité rend ce
besoin d’assurer la reproduction moins pressant.
2. Il fallait protéger l’ordre social contre la violence de la
sexualité : aussi « répressive » que semblent les contraintes
de la morale sexuelle traditionnelle, on doit se rappeler
qu’elles sont dictées dans des contextes historiques et
sociaux où le viol et l’inceste sont monnaie courante – bien
plus courante qu’aujourd’hui, semble-t-il, en dépit des
jérémiades des moralistes réactionnaires. Les interdictions
de la morale sexuelle sont d’autant plus contraignantes que
ce qu’elles interdisent est fréquent. Inversement, pour que
des sociétés comme les nôtres acceptent une si grande
liberté apparente et une représentation aussi largement
répandue d’une sexualité valorisée positivement, il faut, en
première approche, que les individus soient capables d’une
autorépression puissante.
3. La contrainte au travail devait être systématiquement
imposée par la force. Même la détresse matérielle ne suffit
pas toujours à pousser l’individu à accepter le travail. Les
lois sur les pauvres, l’enfermement dans les «  workhouses »
rappellent que le capitalisme naissant n’a pu s’imposer que
par la coercition et nullement par la spontanéité des lois de
l’économie. Or, la satisfaction de l’instinct sexuel s’oppose,
à l’évidence, à la discipline du travail. Le développement
économique et singulièrement la discipline imposée par le
mode de production capitaliste ont permis que cette
discipline soit intériorisée progressivement, la pulsion
sexuelle étant d’ailleurs détournée vers la consommation.
Tous ces processus entrent sous les descriptions que
nous donne Freud du « renforcement du surmoi » :

Il est conforme à notre évolution que la contrainte


externe soit peu à peu intériorisée, par ceci qu’une
instance psychique particulière, le surmoi de
l’homme, la prend à sa charge. Chacun de nos enfants
est à son tour le théâtre de cette transformation  ; ce
n’est que grâce à elle qu’il devient un être moral et
social. Ce renforcement du surmoi est un patrimoine
psychologique de haute valeur pour la culture 7.

Le désenchantement du monde, l’affaiblissement des


morales fondées sur l’autorité d’une puissance
transcendante, les revendications de l’individu pour
desserrer la contrainte sociale, tout cela ne touche en rien
la possibilité de la morale elle-même. En effet, si la morale
peut trouver sa légitimité dans un certain type de croyance
et dans certains rapports déterminés entre l’individu et le
tout social, ce n’est ni dans ces croyances ni dans ces
rapports qu’elle trouve sa source mais dans les exigences
les plus profondes de la vie sociale humaine.
Cette affirmation n’implique pas de «  sociologiser  » la
morale, c’est-à-dire la renvoyer, par une sorte de
déterminisme mécanique, à des nécessités sociales. Ce
serait faire des principes moraux une expression mystifiée
ou aliénée, fantasmatique, des contraintes sociales
objectives. Chez la plupart des marxistes et scientistes, on
trouve l’idée que la morale n’aurait pas d’existence propre,
pas d’autonomie. Tant que les relations sociales
apparaîtraient à l’individu comme des forces aveugles qui le
dominent, la contrainte sociale s’exprimerait sous la forme
du commandement moral. Mais dans une société libérée,
dans une société où les rapports entre les hommes
deviendraient transparents, la morale n’aurait plus sa place.
Le simple exercice de la raison suffirait, puisque chacun
comprendrait immédiatement que son intérêt lui commande
d’identifier l’intérêt de tous les autres au sien propre. Bref,
la morale correspond à une situation où l’homme aliéné
s’oppose à l’être générique dont nous parlent les manuscrits
du jeune Marx. L’émancipation humaine est alors
considérée comme une émancipation des préjugés moraux.
La seule morale acceptable est celle qui découle de la
connaissance scientifique de la réalité sociale et historique.
Les marxistes n’ont fait, sur ce point comme sur beaucoup
d’autres, que suivre les libéraux de l’époque des Lumières.
La théorie économique de Smith réfute la charité comme
une attitude morale contre-productive, puisque, en faisant
la charité aux plus pauvres, on diminue l’efficacité des lois
du marché du travail et, par conséquent, on aboutit à
l’inverse de l’effet recherché. La morale rationnelle ici n’est
plus un commandement mais la simple capacité de mettre
en accord des moyens à une fin donnée –  le bonheur du
plus grand nombre par exemple.
On verra plus loin que cette stratégie visant, en quelque
sorte, à éliminer la morale est inacceptable. Ces
considérations n’épuisent pas la question des rapports entre
«  morale privée  » et «  morale publique  ». Le principe de
tolérance – à chacun sa conception du bonheur et chacun a
le droit de rechercher le plaisir comme il l’entend – reste un
principe relatif puisque la sphère privée elle-même est
normée par le droit. Il faudrait également s’interroger sur la
signification profonde du «  mouvement anti-tabou  » –  pour
reprendre une expression de Pierre Legendre  – et sur les
conséquences d’une « libération » des mœurs qui soumet la
sexualité et les rapports privés à la domination sans borne
de l’économie marchande, avec pour résultats un
effacement des frontières entre privé et public et les
menaces considérables que cette confusion fait peser sur
l’existence même d’une vie sociale un tant soit peu
raisonnable. Mais ce n’est pas notre propos 8.

2. MARXISME ET MORALE

Marx sait gré aux économistes classiques de ne pas


s’embarrasser de considérations morales. La brutalité avec
laquelle Smith, Ricardo et tutti quanti exposent les lois du
mode de production capitaliste permet de dévoiler l’essence
des rapports sociaux. Ainsi la morale est-elle considérée
comme une pure hypocrisie sociale. Conformément à la
ligne suivie par le courant dominant de la tradition
rationaliste, l’action politique libératrice semble ainsi
s’opposer à la morale. Trotski, dans Leur morale et la nôtre,
est censé résumer avec brio la position dite amoraliste des
marxistes. En nous arrêtant un moment sur le texte, on
verra quelle contradiction interne recèle cet amoralisme.
Les antimarxistes les plus cultivés citent d’ailleurs ce livre
comme une des preuves flagrantes des conclusions
inacceptables auxquelles conduit le marxisme en matière de
morale. Dans ce pamphlet, Trotski s’en prend
vigoureusement aux moralistes « petits-bourgeois », grâce à
qui « des échantillons de perfection éthique sont distribués
gratuitement dans toutes les rédactions intéressées  ».
Trotski vise plusieurs idées liées entre elles et qui
constituent l’essence de la position du «  moralisme
abstrait ».
1. On ne peut répondre à la violence et à l’oppression en
utilisant soi-même des moyens violents et amoraux.
2. Les fascistes et les révolutionnaires, utilisant des
moyens identiques, doivent être renvoyés dos à dos.
3. L’essence des fautes des bolcheviks réside dans le
principe – attribué aux jésuites – selon lequel « la fin justifie
les moyens ».
Trotski réfute les points  (1) et (2) par des polémiques
plus brillantes que profondes et par une ironie dont il faut
bien dire qu’elle sonne bizarrement aujourd’hui.
On pourrait résumer la réponse de Trotski ainsi :
1. Les moralistes, en identifiant les méthodes des
réactionnaires et des révolutionnaires, «  oublient  »
l’opposition des fondements matériels de la réaction et de la
révolution. Or les révolutionnaires défendent les intérêts de
l’avenir de l’humanité  ; donc leurs méthodes sont morales
puisqu’elles sont au service des fins que l’histoire
universelle assigne.
2. Si l’on veut justifier une morale autonome par rapport
aux besoins de la lutte des classes, il n’y a pas d’autre
moyen que de recourir à une forme ou à une autre de
déisme. Donc, les moralistes, même athées, sont des
déistes qui s’ignorent. Les disciples de Shaftesbury, tenants
du «  sens moral  », ne font que donner un pseudonyme
philosophique à Dieu.
3. Le matérialisme doit nous débarrasser de la morale.
« L’idéalisme classique en philosophie, dans la mesure où il
tendait à séculariser la morale, c’est-à-dire à l’émanciper de
la sanction religieuse, fut un immense progrès (Hegel). Mais,
détachée des cieux, la morale avait besoin de racines
terrestres. La découverte de ces racines fut l’une des tâches
du matérialisme. Après Shaftesbury, il y eut Darwin, après
Hegel, Marx 9. »
Ce que je voudrais montrer ici, c’est que :
1. le système amoraliste de Trotski ne résiste pas à la
critique ;
2. Trotski lui-même se contredit et doit réintégrer les
principes universels de la morale (du Sermon sur la
montagne à Kant !);
3. l’amoralisme ne concerne pas seulement les
marxistes, mais toutes les philosophies du progrès issues du
rationalisme moderne  : mutatis mutandis, la position
théorique de Trotski pourrait parfaitement convenir à un
libéral économique orthodoxe ou à n’importe quelle variété
de scientistes intégristes.
Que l’amoralisme de Trotski ne résiste pas à la critique,
cela se peut montrer facilement. L’idée que la morale est un
« produit fonctionnel et transitoire de la lutte des classes 10 »
ne veut rien dire du tout. D’une part, la morale n’est pas
fonctionnelle et en général les explications fonctionnalistes
ne sont pas très convaincantes. D’autre part, la morale n’est
pas transitoire, sauf à admettre des conséquences
inacceptables du point de vue même où se place Trotski, à
savoir celui de l’émancipation de l’humanité.
En effet, si la morale est un produit fonctionnel, il faut
donc l’expliquer par sa fonctionnalité  : la morale existe
parce qu’elle sert à quelque chose. Or Trotski ne nous dit
pas à quoi elle sert. On peut supposer qu’il sous-entend
qu’elle sert à défendre les intérêts de la classe dominante.
Admettons que ce soit la bonne explication. Comment la
morale peut-elle défendre les intérêts de la classe
dominante ? La classe dominante défend ses intérêts par la
force, par la corruption, par l’utilisation de toutes les
ressources étatiques et non étatiques en sa possession.
Mais en quoi la morale lui sert-elle ? Par exemple, s’il s’agit
d’une morale fondée sur l’obéissance au décret divin qui
nous condamne à souffrir sur terre, en punition du péché
d’Adam, on voit bien quel profit peuvent en tirer les classes
dominantes. S’il s’agit d’une morale à la Hobbes, qui fait de
l’obéissance au souverain l’alpha et l’oméga des préceptes
moraux auxquels nous devons obéir dès que nous
connaissons la loi de nature qui nous conduit à faire tout ce
qui est en notre pouvoir pour préserver notre vie, on voit
encore comment elle peut s’adapter fonctionnellement aux
besoins des possédants. Mais s’il s’agit d’une morale
universaliste à la Kant ou à la Rousseau, l’argumentation
tombe, puisque ce sont des morales égalitaristes qui
peuvent facilement être tournées comme des armes
théoriques dirigées contre l’exploitation de l’homme par
l’homme. Historiquement d’ailleurs, le mouvement ouvrier
est né de ces revendications égalitaires et morales contre
l’immoralité du système capitaliste.
En outre, même les morales religieuses peuvent être des
outils fonctionnellement peu adaptés à la défense du mode
de production capitaliste et de la domination en général. Les
doctrines chrétiennes et musulmanes reprennent la critique
de l’argent et de la dépravation à laquelle conduit sa
recherche en tant que but en soi, critique qu’on trouve chez
Aristote dans les passages consacrés à la chrématistique,
immorale par nature. Certes, cette attitude à l’égard de
l’argent peut conduire l’exploité à accepter sa pauvreté,
mais elle disqualifie aussi le possédant. Autrement dit, la
morale en général n’est pas un produit de la lutte de classes
aussi fonctionnel que Trotski veut bien le dire. Il n’y a pas
une morale en général, mais des morales qui se révèlent
remplir des « fonctions » – si l’on veut à tout prix maintenir
ce vocabulaire – bien différentes ; bref, il y a de la lutte de
classes dans la morale !
Mais ce n’est pas tout. D’un point de vue fonctionnaliste,
toutes les fonctions qu’on peut attribuer à la morale se
ramènent en dernière analyse à une seule  : légitimer les
actions humaines. La répression à l’encontre des voleurs et
des criminels est légitime parce que nous réprouvons
moralement le vol et le crime. Inversement, la
condamnation pour vol d’une femme qui s’approprie
quelques biens alimentaires dans un supermarché parce
qu’elle n’a plus d’autre moyen pour faire vivre ses enfants,
cela nous paraît une injustice, parce que voler pour nourrir
ses enfants n’est pas un acte moralement répréhensible. Ce
qui le serait dans ce cas, ce serait de laisser les enfants
crier famine alors que des victuailles non consommées
échouent dans les poubelles du supermarché. C’est cette
fonction de légitimation que les marxistes semblent mettre
en cause dans leur critique de la morale. «  La classe
dominante impose ses fins à la société et l’accoutume à
considérer comme immoraux les moyens qui vont à
l’encontre de ces fins 11. » Par exemple, si notre morale pose
comme juste en toutes circonstances le respect de la
propriété privée, la morale vise à légitimer la propriété
capitaliste des moyens de production. Or la question que ne
se posent jamais les «  amoralistes  » quand ils ramènent la
morale à sa fonction de légitimation, c’est celle de l’origine
et de la nature de ce besoin de légitimation. Nous avons
besoin de la morale pour rendre légitimes nos actions (ou
nos inactions), mais personne ne nous explique pourquoi
nous avons besoin de légitimer nos actes. Les lions n’ont
besoin d’aucune légitimation de nature morale pour dévorer
les antilopes, et les renards dévastent les poulaillers en se
moquant de l’impératif catégorique. Les voyous peuvent
commettre de nombreux actes immoraux sans aucune
légitimation à l’égard des honnêtes gens et ils semblent
bien se conduire comme les lions et les renards. Mais entre
eux ou en dehors de leur «  business  », ils respectent les
règles de la morale ordinaire : la fidélité à la parole donnée
par exemple fait partie des valeurs morales avec lesquelles
il est préférable de ne pas badiner. Les capitalistes, à bien
des égards, ressemblent aux voyous –  il arrive de plus en
plus souvent que la frontière entre ces deux catégories de la
population soit très poreuse  – et comme eux acceptent un
certain nombre de règles morales à usage interne ou en
dehors du «  business  », mais, en plus, ils ont besoin que
leur domination soit l’objet d’un consensus obtenu non par
la crainte mais par l’accord sur des normes et des règles de
vie qui rendent légitime le mode de production capitaliste.
Les relations sociales ne peuvent pas se réduire à des
relations de force comme le sont les relations naturelles. Ce
qui les caractérise, c’est qu’elles se conçoivent toujours sur
le mode du « devoir être » et qu’il est impossible d’être sans
que cet être soit relié à un devoir être, c’est-à-dire sans
l’institution d’un système de valeurs. C’est ce que dit
Aristote quand il affirme que l’homme est un animal
politique parce qu’il possède le langage qui signifie non
l’agréable et le douloureux, mais l’avantageux et le nuisible,
le juste et l’injuste ou le bien et le mal. Autrement dit,
définir la morale par sa fonction de légitimation, c’est
tomber dans un cercle vicieux, puisque le besoin de
légitimation est l’expression de la nature «  morale  », c’est-
à-dire ici normative, de toute existence sociale, c’est-à-dire
de toute existence humaine en général.
Quant au caractère transitoire de la morale, c’est une
évidente absurdité. On peut remarquer que les préceptes
moraux sont variables historiquement – voir ce qui a été dit
plus haut quant à la séparation de la morale privée et de la
morale publique. Freud note ce caractère historique de la
morale et les limites du progrès moral :

Mais le degré d’intériorisation des interdictions varie


beaucoup suivant les instincts frappés par chacune de
celles-ci. En ce qui touche aux plus anciennes
exigences de la culture, déjà mentionnées,
l’intériorisation semble largement réalisée, si nous
laissons de côté l’inopportune exception constituée
par les névropathes. Mais les choses changent de face
si nous considérons les autres exigences instinctives.
On observe alors, avec surprise et souci, que la
majorité des hommes obéit aux défenses culturelles
s’y rattachant sous la seule pression de la contrainte
externe, par conséquent là seulement où cette
contrainte peut se faire sentir et tant qu’elle est à
redouter. Ceci s’applique aussi à ces exigences
culturelles dites morales qui touchent tout le monde
de la même façon. Quand on entend dire qu’on ne
peut se fier à la moralité des hommes, il est le plus
souvent question de choses de ce ressort. Il est
d’innombrables civilisés qui reculeraient épouvantés à
l’idée du meurtre ou de l’inceste, mais qui ne se
refusent pas la satisfaction de leur cupidité, de leur
agressivité, de leurs convoitises sexuelles, qui
n’hésitent pas à nuire à leur prochain par le
mensonge, la tromperie, la calomnie, s’ils peuvent le
faire avec impunité. Et il en fut sans doute ainsi de
temps culturels immémoriaux 12.

Autrement dit, si les formes de la morale varient dans le


temps, la morale elle-même n’est pas transitoire, puisque
son développement et son renforcement s’identifient au
processus de civilisation. Quand Marx évoque l’idée du
dépérissement de l’État, cela ne peut se comprendre que
dans un sens  : une fois l’État privé de ses fonctions
d’oppression d’une classe sur une autre, les individus
progressant en raison parce qu’ils ne subiront plus
aveuglément leur propre force sociale seront capables de
régler spontanément tous les problèmes de la vie sociale
sans qu’il soit nécessaire de faire appel à des forces de
coercition spécialisées. Le communisme de Marx –  et on
trouve chez Lénine et chez Trotski de nombreux passages
qui vont dans le même sens  – n’est donc pas un monde
sans morale, mais un monde dans lequel l’intériorisation
d’une morale rationnelle par tous les individus rend inutile
l’application mécanique extérieure de l’impératif
catégorique altruiste.
Si la définition de la morale comme « produit fonctionnel
et transitoire de la lutte des classes  » s’effondre,
l’amoralisme ne peut plus que s’appuyer sur le dernier
pilier, celui de la dialectique de la fin et des moyens. Trotski
reproche aux moralistes de considérer que les moyens sont
moraux ou immoraux en eux-mêmes, sans regard de la fin
poursuivie, et il entreprend, primo, de réhabiliter les jésuites
à qui est attribué le précepte selon lequel la fin justifie les
moyens et, secundo, de réfuter le moralisme précisément
en ce qu’il veut la fin sans vouloir les moyens et donc se
transforme en pure tartuferie. Or, dans tous les passages où
Trotski aborde ces questions, il se conduit lui-même en
moraliste, c’est-à-dire qu’il mène contre ses adversaires une
discussion de philosophie morale.
1. Que la fin justifie les moyens, c’est un précepte
commun à toute morale. Mais ce précepte doit être
subordonné à la question essentielle qui est  : qu’est-ce qui
justifie la fin  ? Mais Trotski ne répond pas à cette question
qu’il évacue dans des généralités historiques vagues  :
«  Dans la vie pratique comme dans le mouvement de
l’histoire, les fins et les moyens changent sans cesse de
place 13.  » Mais il y a une réponse implicite. Après avoir
répété que «  le jugement moral est conditionné avec le
jugement politique par les nécessités intérieures de la
lutte  », Trotski précise  : «  L’émancipation des ouvriers ne
peut être que l’œuvre des ouvriers eux-mêmes. Il n’y a donc
pas de plus grand crime que de tromper les masses, de faire
passer les défaites pour des victoires, des amis pour des
ennemis, d’acheter des chefs, de fabriquer des légendes, de
monter des procès d’imposture – de faire en un mot ce que
font les staliniens 14.  » Il y a donc bien un ensemble de
règles fondées sur un impératif, celui de l’émancipation des
travailleurs. Or, du point de vue du marxisme traditionnel,
l’émancipation des travailleurs n’a de sens et de légitimité
que parce qu’elle est le moyen d’une émancipation générale
de l’humanité. Notons d’ailleurs, en passant, que le point de
vue moral du communisme n’est pas celui du bonheur : à la
différence de la morale d’Aristote ou de celle des pères
fondateurs de la Constitution américaine, la philosophie
morale de Marx et du communisme n’est pas un
eudémonisme, mais une morale de la liberté comme
puissance au sens spinoziste 15. Donc, la dialectique de la fin
et des moyens s’inscrit, pour Trotski, dans une perspective
morale, bien que le mot même de morale soit réfuté.
2. Le purisme moral est une position inacceptable parce
qu’il conduit à renoncer aux valeurs morales elles-mêmes.
Ce que réfute Trotski, comme on vient de le voir, ce n’est
pas la morale en général, mais un certain genre de morale
puriste qu’on attribue souvent, mais souvent à tort, à
Kant 16. L’argument majeur de Trotski est celui-ci : respecter
les règles de la morale dans la lutte des classes, cela revient
à combattre un adversaire à qui tout est permis en
respectant les règles de la boxe française. Par conséquent,
l’impératif catégorique revient d’abord à organiser sa propre
impuissance et finalement à légitimer la domination et
l’oppression, puisque s’y opposer reviendrait à être à son
tour injuste. Comme, selon le précepte socratique, il vaut
mieux subir l’injustice que la commettre, il vaut donc mieux
subir l’oppression que la combattre avec les moyens
adéquats. La critique du purisme moral n’est pas propre à
Trotski ni au marxisme. Elle est au cœur de la polémique
entre Kant et Benjamin Constant sur Un prétendu droit de
mentir par humanité 17. Vladimir Jankélévitch la reprend
avec des accents qui le placent incontestablement du côté
de Trotski. Par conséquent, la polémique contre le purisme
moral n’est pas un conflit entre la morale et l’amoralisme
marxiste, mais une discussion qui se place entièrement
dans le champ de la morale et, pour tout dire, à l’intérieur
du champ de la morale telle que Kant l’a définie.
3. S’il y a un reproche à faire aux donneurs de leçons de
morale, c’est que, le plus souvent, ils ne prennent pas eux-
mêmes leurs propres principes au sérieux. Autrement dit, ce
n’est pas la morale qui est en cause, mais les moralistes
impuissants et hypocrites. La critique trotskiste des
moralistes se mène ainsi au nom de la morale et, par
conséquent, légitime cette même morale qu’on prétendait à
l’instant ramener à ses fondements sociaux petits-
bourgeois. C’est pourquoi, tout en s’en prenant
apparemment à la morale en général, le centre de la
critique de Trotski est adressé aux pharisiens qui identifient
la morale bourgeoise et la morale «  en général  » 18. Or la
morale bourgeoise, telle que Trotski la dépeint, est tout sauf
une morale, puisqu’elle n’est qu’un discours hypocrite
destiné à protéger l’immoralité profonde de la domination
bourgeoise. Opposant la morale révolutionnaire des
bolcheviks aux méthodes staliniennes, Trotski écrit ainsi :

Les méthodes staliniennes achèvent, portent à la plus


haute tension, et aussi à l’absurde, tous les procédés
de mensonge, de cruauté et d’avilissement qui
constituent le mécanisme du pouvoir dans toute
société divisée en classes, sans en exclure la
démocratie. Le stalinisme est un conglomérat des
monstruosités de l’État tel que l’histoire l’a fait ; c’en
est aussi la funeste caricature et la répugnante
19
grimace .
Autrement dit, l’«  amoralisme marxiste  » du Trotski qui
dénonçait la morale comme «  produit fonctionnel et
transitoire de la lutte des classes » est réfuté par Trotski lui-
même, non seulement dans ce texte consacré
spécifiquement à la morale mais aussi dans de très
nombreux autres textes…, sans parler de la personnalité de
Trotski lui-même qui reste un exemple des plus hautes
qualités morales humaines. Il faut ajouter maintenant que le
traitement que nous avons fait subir à l’amoralisme
marxiste de Trotski, on peut le faire subir à l’amoralisme
nietzschéen 20 ou à l’amoralisme spinoziste. Si la possibilité
de la morale reste problématique, il semble bien que nous
soyons obligés de reconnaître l’impossibilité de
l’amoralisme.

3. La naturalisation
de la morale
Si nous nous plaçons sur le terrain de la morale, se pose
la question du fondement de la morale. L’idée première qui
nous vient, si nous cherchons à nous placer sur le terrain
d’une conception matérialiste de la morale, est de chercher
un fondement naturel de la morale.
La «  naturalisation de la morale  » peut se comprendre
plus facilement en la comparant à la tentative de Popper de
«  naturaliser  » l’épistémologie. Karl Popper a tenté cette
naturalisation de l’épistémologie en la ramenant à un
modèle darwinien, et ce d’une double manière :
1. Nous produisons en permanence des théories
nouvelles capables d’expliquer les faits expérimentaux, et
seules les plus aptes à passer le test de nouvelles
expériences survivent.
2. Cette capacité à produire des théories susceptibles de
subir la sélection naturelle est elle-même un facteur
adaptatif de la plus haute importance pour l’humanité
puisqu’elle se substitue à la sélection naturelle ordinaire,
celle qui élimine les individus mal adaptés à la survie.
On peut évidemment être tenté d’appliquer une
conception analogue à la morale. Plutôt que de chercher un
fondement transcendantal à la morale ou de la soumettre
au commandement divin, il est préférable de la penser
comme un produit élaboré de la sélection naturelle et un
résultat de l’évolution de l’espèce humaine. Si l’on parvenait
à un tel résultat, on y gagnerait une plus grande objectivité
dans les questions morales (soumises trop souvent à des
présuppositions métaphysiques non démontrables par
définition) et une simplification des questions
philosophiques.
On connaît les tentatives de tirer du darwinisme des
conclusions concernant les sociétés humaines. Dès Galton,
les prémices de la sociobiologie étaient posées, conduisant
à postuler l’application de la «  lutte pour la vie  » au
fonctionnement des rapports sociaux. Ce n’était d’ailleurs
qu’un «  retour à l’envoyeur  » puisque Darwin avait
emprunté quelques-uns de ses concepts fondamentaux au
principe de population de Malthus. La sociobiologie pouvait
ainsi être utilisée comme fondement «  scientifique  » des
versions les plus frustes de la théorie libérale  : le marché
est le lieu où la lutte pour la vie et la sélection naturelle
s’effectuent le plus librement et où, par conséquent, les plus
aptes pourront le plus facilement être sélectionnés pour le
plus grand bien de l’humanité. Accessoirement, la
sociobiologie permettait aussi toutes sortes de dérives
racistes  : les hiérarchies sociales sont fondées
héréditairement  : majoritairement, les enfants de pauvres
sont eux-mêmes pauvres et par conséquent si les Noirs sont
si souvent au bas de l’échelle sociale de la « libre » société
américaine, la raison en est manifestement dans les gènes
défectueux qu’ils ont hérités de leurs parents.
Cette version « amorale » de la sociobiologie a été mise
en pièces et il n’est pas utile de s’étendre davantage sur
cette question. Il est, cependant, une version plus
intéressante de l’application du darwinisme à la morale. Elle
consiste à supposer – en s’inspirant de considérations qu’on
trouve chez Darwin lui-même – que les comportements
altruistes et plus généralement tous les comportements
conformes à la morale commune ont été sélectionnés, eux
aussi, au cours de l’évolution de l’espèce humaine pour la
raison qu’ils présentent des avantages sélectifs évidents.
Les comportements «  coopératifs  » (par exemple dans les
processus de symbiose) et les phénomènes d’« altruisme  »
sont d’ailleurs suffisamment fréquents dans le règne animal
et végétal pour que l’apparition de traits de ce type chez
l’homme ne soit pas perçue comme un miracle requérant
l’intervention divine. L’homme est naturellement le moins
bien armé des mammifères, mais le développement de ses
capacités cérébrales lui a permis de compenser ses
faiblesses par la ruse, par la fabrication d’outils et par
l’aptitude à coordonner son action avec celle de ses
semblables. Il est donc assez raisonnable d’admettre que la
morale n’est pas autre chose que la formalisation ramassée,
aux fins de transmission facile aux générations futures, de
ces comportements qui se révèlent si nécessaires à la survie
de l’espèce.
Le premier grand défenseur de ce type de théorie est
certainement Herbert Spencer 21 qui veut appliquer une
théorie de l’évolution cosmique et biologique aux questions
éthiques. Thomas Huxley 22, bien que dans une voie opposée
à Spencer, essaya également de donner des prolongements
éthiques à la théorie de l’évolution. Les tentatives de
naturalisation de la morale sur ce modèle ont été depuis
lors assez nombreuses. Il est même possible, sous certains
aspects, de classer Nietzsche dans ce courant  : la
Généalogie de la morale contient plusieurs tentatives pour
expliquer la naissance de la morale à partir du processus
biologique et culturel dans lequel se développe l’homme. On
peut éliminer de ces théories les versions trop simplistes qui
prêteraient aux hommes une sorte de gène de la moralité. Il
suffit d’admettre que nos capacités cérébrales en général
ont permis l’apparition, le développement et la transmission
culturelle de ces comportements moraux, tout comme elles
nous ont permis de maîtriser le feu et d’inventer le
téléphone portable sans qu’on ait besoin de supposer
l’existence d’un gène de l’invention du téléphone portable !
Ces théories présentent des avantages certains. En
premier lieu, elles sont suffisamment proches de la manière
scientifique de raisonner et suffisamment compatibles avec
les théories dominantes dans les sciences de la nature pour
que nous trouvions naturel d’y adhérer. En deuxième lieu,
elles sont clairement matérialistes et ne font appel ni à Dieu
ni à des entités spirituelles mais uniquement à la complexité
du cerveau. En troisième lieu, elles permettent d’unifier la
morale et l’anthropologie, alors que des conceptions
kantiennes les séparent radicalement.
Cependant, cette manière de voir présente de gros
défauts. Le premier, qui entre en contradiction avec ses
prétentions à la science, est qu’elle est une simple
affirmation gratuite, incapable de se soumettre au moindre
test de vérification. Au moyen de quelques complications,
elle peut rendre compte assez bien de nos connaissances en
anthropologie, mais personne ne sait comment on pourrait
tester cette hypothèse et nous avons de bonnes raisons de
penser que sa force et sa plausibilité sont plutôt les
caractéristiques d’une théorie irréfutable au sens de Popper.
Une deuxième critique reprend celle que G.E. Moore
adresse à Spencer en l’appliquant, mutatis mutandis, à ses
héritiers. Pour Moore, la thèse de Spencer n’est que l’une
des multiples versions du «  sophisme naturaliste  ». Ce
sophisme repose sur la confusion entre la description des
choses naturelles et l’énonciation des choix de valeurs que
nous devons faire. Ainsi l’«  éthique évolutionniste  » se
résume-t-elle à l’idée qu’«  il nous suffit de prendre en
compte la tendance à l’évolution pour découvrir le sens
dans lequel nous avons le devoir d’aller 23 ». Quand on veut
fonder la morale sur l’évolution, c’est parce que, au moins
implicitement, on considère que l’évolution est la marque
d’un progrès. Mais ce dernier jugement est lui-même un
jugement moral. Autrement dit, bien que prétendant se
fonder sur la théorie de l’évolution, l’«  éthique
évolutionniste  » n’est qu’un genre de morale qui accorde
une certaine valeur à l’évolution et qui, par conséquent,
détermine d’abord la théorie de l’évolution comme
problème pour ensuite faire comme si la morale était tirée
de cette théorie. On est pris dans un cercle vicieux dont il
est impossible de sortir. Moore montre bien où se situe la
confusion de Spencer et ce qu’il dit s’applique à toutes les
formes de l’éthique évolutionniste.

La théorie darwinienne de la sélection naturelle


énonce bien une loi naturelle : elle énonce que, étant
donné certaines conditions, certains résultats se
produiront toujours. Mais l’évolution, comme la
comprend Spencer et comme elle est communément
comprise, désigne quelque chose de très différent.
Elle désigne seulement un processus qui s’est produit
à une époque donnée parce que les conditions au
début de cette époque se trouvaient être d’une
certaine nature. Mais on ne peut faire l’hypothèse que
ces conditions seront toujours données ou qu’elles ont
toujours été données ; et c’est seulement le processus
qui, selon la loi naturelle, doit découler de ces
conditions-là et d’aucune autre, qui apparaît aussi
24
dans l’ensemble un progrès .

Spencer prétend s’appuyer sur une théorie scientifique


de la nature, mais il s’appuie sur tout autre chose, puisque
c’est une théorie scientifique qu’on a préalablement
transformée en téléologie, opération indispensable si l’on
veut trouver des valeurs morales dans la nature. Et la
conclusion de Moore est sans appel  : «  L’évolution n’a en
vérité pas grand-chose à apporter à l’éthique 25.  » Moore
reste finalement assez mesuré, mais on pourrait être un peu
plus sévère aujourd’hui, car la transformation de la théorie
de l’évolution en une sorte de téléologie qui en ferait le
moteur d’un progrès n’est pas seulement un passage
illégitime du fait au droit, mais elle est même contraire aux
faits connus et à la pensée de Darwin lui-même. Non
seulement nous n’avons aucune raison de croire que
l’évolution suit une voie du plus simple vers le plus
complexe, mais nous avons, de plus, des raisons de croire
que la complexité moyenne des êtres vivants n’a pas
progressé depuis l’ère primaire, et l’image trompeuse de
l’arbre symbolisant l’évolution doit être abandonnée. Or
l’interprétation évolutionniste de la morale s’inscrit bien
dans le cadre de cette conception d’une évolution orientée
vers la perfection  ; elle conduit donc à transformer la
théorie de l’évolution de programme de recherche
scientifique en un dogme métaphysique… ayant l’immense
avantage de ressembler à une théorie scientifique. Cette
critique vaut pour les interprétations «  de gauche  » du
darwinisme, que depuis certains textes de Marx et Engels
on tente d’intégrer au matérialisme historique.
 
Une dernière critique pourrait être celle-ci  : l’«  éthique
évolutionniste  » et plus généralement toutes les formes de
naturalisation de la morale ne sont peut-être qu’une version
sophistiquée et encombrée par les théories scientifiques
modernes du bon vieux «  sentiment moral  » de Hutcheson
et de Shaftesbury. D’une part, l’invocation d’un sentiment
moral inné est visiblement une de ces explications ad hoc,
par des causes occultes, que la raison moderne rejette.
D’autre part, nous avons d’autant plus de raisons de rejeter
ce retour à la théorie du «  sentiment moral  » que tout cet
«  évolutionnisme moral  » se fonde essentiellement sur des
interprétations discutables de certains faits connus (soit
dans le domaine de l’éthologie, soit dans celui de la
paléontologie humaine, soit, c’est le cas le plus fréquent,
sur de pures et simples spéculations). Qu’on étudie les
comportements altruistes des singes qui s’épouillent
mutuellement, pourquoi pas  ? Mais cela ne nous dit
absolument rien concernant la morale humaine. Bien sûr, au
sens le plus général, l’homme est un animal et même un
animal social, mais il se distingue radicalement des autres
animaux qui vivent en « société » par le fait que son rapport
aux autres est fondé sur la parole et la désignation de
l’autre par un nom, par le fait que les rapports entre
hommes ne sont pas réduits à l’épouillage mutuel et à la
sexualité, mais présupposent, au contraire, un ordre de
valeurs institué par le langage.
Pour ceux qui se situent dans une optique philosophique
générale plutôt matérialiste, la conclusion de tout cela
pourrait être assez embarrassante, puisqu’elle signifie que
se soldent par un échec les tentatives les plus conséquentes
pour construire la morale sur une base matérialiste en lui
cherchant des origines dans les processus naturels. Mais
une philosophie matérialiste n’est pas nécessairement une
philosophie naturaliste.
Au total, la réintroduction de la morale, en tant que telle,
dans la réflexion sur la théorie politique et les principes
d’une société juste n’est nullement artificielle. Elle découle :
1)  de l’impossibilité dans laquelle nous sommes de penser,
dans une séparation claire, morale, théorie sociale et
politique  ; 2)  du caractère inéliminable de la morale. Elle
n’est soluble ni dans les sciences sociales, ni encore moins
dans les sciences de la nature. Si nous convenons que la
recherche de principes moraux auxquels nous pouvons
consentir est la première tâche que nous ayons à accomplir,
il nous faut maintenant essayer de définir quelles méthodes
permettent de s’assurer de leur validité.

1. Spinoza, Traité politique, § 1, in Œuvres, IV


2. Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue
cosmopolitique, proposition IV, in Œuvres, II.
3. Emmanuel Kant, Œuvres, III, p. 437.
4. Jean-Jacques Rousseau, Contrat social, livre  I, chap.  VIII, in Œuvres,
III.
5. Aristote, Les Politiques, I, 2, 1253a.
6. Voir Critique de la philosophie du droit de Hegel.
7. Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion, p. 17.
8. Voir les travaux de Pierre Legendre; et Jean-Claude Guillebaud, La
Tyrannie du plaisir.
9. Léon Trotski, Leur morale et la nôtre, p. 26.
10. Ibid., p. 46.
11. Ibid., p. 34.
12. Sigmund Freud, op. cit., p. 17-18.
13. Léon Trotski, op. cit., p. 32.
14. Ibid., p. 100-101.
15. C’est là une des innombrables confusions auxquelles le marxisme
standard et ses héritiers plus ou moins malfaisants ont donné lieu.
La conception morale implicite des héritiers de Marx et de leurs
épigones, celle qui permettait de demander des sacrifices en vue
des lendemains qui chantent, n’était qu’une variété d’hédonisme
utilitariste à la Bentham…, ce Bentham contre qui Marx ne manque
pas une occasion de décocher quelques flèches acérées.
16. On reviendra plus loin sur le problème du purisme kantien.
17. Emmanuel Kant, Œuvres, II.
18. Voir Léon Trotski, op. cit., p. 66.
19. Ibid., p. 63.
20. Voir Yvon Quiniou, Nietzsche ou l’impossible amoralisme.
21. Herbert Spencer (1820-1903) publie entre 1864 et 1867 les
Principes de biologie présentés comme une théorie générale de
l'évolution. Les trois volumes des Principes de sociologie (parus
entre 1877 et 1896) comparent les structures et fonctions sociales
aux structures et fonctions biologiques.
22. Thomas Huxley (1825-1895) fut l'un des premiers défenseurs de la
théorie darwinienne.
23. G.E. Moore, Principia Ethica, § 34, p. 103.
24. Ibid., p. 106.
25. Ibid., p. 107.
2

Morales téléologiques

1. La morale et le bonheur
De nombreuses doctrines morales sont fondées sur l’idée
que la moralité est la recherche pour l’homme de son bien
propre, de la vie bonne ou encore de son bonheur. Mais
cette définition est trop générale pour nous être d’une
quelconque utilité. De nombreuses choses sont candidates
au rôle de bien propre. Pour les uns, il s’agira du
perfectionnement de ce qui est contenu dans la nature
humaine ; pour d’autres, il s’agira de vivre sous la conduite
de la raison  ; pour d’autres encore, la vie bonne résidera
dans le plaisir ou dans l’utilité. Pour les doctrines de ce
genre, il est impossible de séparer la morale et l’éthique au
sens où elles l’ont été plus haut. En effet, la vertu morale
n’est rien d’autre que ce qui permet d’atteindre le véritable
bonheur. Accomplir ses devoirs moraux, c’est se mettre sur
la voie de la vie bonne.
1. ARISTOTE ET LA NATURE HUMAINE

La première voie possible est de considérer que la


morale réside dans la perfection de la nature humaine.
L’eudémonisme aristotélicien constitue pratiquement le
prototype de ces théories morales. Toute chose a son bien
propre, c’est-à-dire qu’elle doit réaliser, actualiser, ce
qu’elle est en puissance. Le bonheur est ainsi l’actualisation
de ce que l’homme est en lui-même, de la puissance qui est
en lui virtuellement. C’est parce que l’homme est un animal
politique rationnel que la plus haute vertu humaine est la
vertu intellectuelle qui nous ouvre à la contemplation de la
vérité –  elle est en effet la vertu propre à la partie la plus
élevée de l’âme humaine, sa partie intellective. Et c’est
pour la même raison que la vertu sociale pratique la plus
élevée est la justice, puisque la justice est la vertu qui
permet aux hommes de vivre dans une cité (polis). Si l’on
reprend la distinction morale/éthique que nous avons déjà
établie, ici l’éthique –  en tant que recherche par l’individu
de la vie bonne  – et la morale –  en tant qu’elle considère
nos devoirs à l’égard des autres  – sont inséparablement
liées. La justice est à la fois la vertu prudentielle qui nous
fait choisir le « juste milieu » entre l’excès et le défaut, mais
aussi la vertu nécessaire pour vivre en bonne harmonie
dans la cité et accomplir nos devoirs civiques. En outre,
l’établissement de lois justes et l’organisation de la cité
dépendent d’une connaissance théorique que procure la
recherche du vrai comme but suprême de l’activité
intellectuelle.
Même si par bien des côtés la morale d’Aristote reste une
source vive d’inspiration et de méditation, il y a pourtant
dans cette doctrine plusieurs points délicats qui semblent
bien nous empêcher d’être des aristotéliciens, du moins
pour le propos que nous avons fixé à ce travail qui consiste
non à définir une sagesse pratique ou les voies du bonheur
mais à penser des principes et un système de normes
morales et juridiques définissant une «  politique de
l’émancipation ».
La première difficulté que soulève la philosophie
aristotélicienne est bien évidemment le recours à une
nature humaine aussi indéterminée que susceptible de
laisser la porte ouverte à toutes les controverses les plus
indémêlables. Tout d’abord, il n’est pas nécessaire d’être un
existentialiste sartrien pour admettre le caractère
problématique de ce concept de nature humaine. Dans
L’Idéologie allemande, Marx « déconstruit » radicalement ce
concept :

Ainsi les hommes manifestent-ils leur vie, ainsi sont-


ils. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production,
avec ce qu’ils produisent aussi bien qu’avec la façon
dont ils le produisent. Ainsi, ce que sont les individus
1
dépend de leurs conditions matérielles d’existence .

L’homme n’a pas de «  nature  », premièrement, parce


qu’il n’est pas fixé à la nature mais la transforme et,
deuxièmement, parce que sa « nature » consiste seulement
à se produire lui-même comme individu historique. Bien sûr,
Marx exagère, il «  tord le bâton  »  : dans la mesure où le
substrat biologique d’Homo sapiens sapiens reste inchangé,
il y a bien quelque chose comme une nature humaine. Mais
l’étendue de ce que commande cette «  nature humaine  »
est fort limitée.
Ensuite, même si l’on admet une nature humaine, on n’a
pas pour autant prouvé que cette nature puisse se réaliser,
qu’elle puisse trouver son bien propre. Dans une optique
assez pascalienne, on devrait plutôt admettre que c’est
l’inquiétude et l’insatisfaction permanente qui caractérisent
la «  nature humaine  » et que l’homme produit une histoire
précisément parce que sa «  nature  » reste toujours une
puissance à déployer et n’est jamais en acte.
Enfin, supposer que la nature humaine et le bien
coïncident, c’est, en même temps, imaginer une finalité de
la nature en général. C’est donc soumettre, en dernière
analyse, le destin humain au projet divin. Pour que nature
humaine et moralité coïncident, il faut impérativement la
garantie de Dieu. Faute de quoi, le recours à la nature
humaine risque d’être vide de tout sens précis et les
démonstrations du marquis de Sade pourraient bien avoir le
dernier mot  : «  D’après mon expérience et mes études, la
cruauté, bien loin d’être un vice, est le premier sentiment
qu’imprime en nous la nature 2. »
La philosophie morale d’Aristote rencontre une deuxième
difficulté. Le bien suprême est propre à l’homme en général,
mais il n’est en fait accessible qu’à quelques-uns. C’est sans
doute une difficulté générale de la pensée grecque. Ainsi
que Hegel le fait remarquer 3, les Grecs furent capables de
penser la liberté, mais seulement comme liberté de
quelques hommes, et non de penser l’homme comme libre
en soi. Du coup, Aristote est pris dans une contradiction
dont il ne peut sortir qu’au prix de nouvelles difficultés  :
l’homme trouve son véritable bonheur dans la polis, mais le
véritable bonheur n’est accessible qu’à une minorité –  à la
minorité de ceux qui accèdent au savoir et donc à la vertu
intellectuelle – et, par conséquent, pour l’immense majorité,
le bonheur est inaccessible. Pour sortir de cette
contradiction, Aristote doit promettre une deuxième sorte
de bonheur, celui qui est accessible par la pratique de la
prudence, de la recherche de l’amitié et de la vie dans une
cité juste. Mais cette solution, aussi acceptable soit-elle
prise en elle-même, est néanmoins sans rapport direct avec
les présuppositions métaphysiques sur lesquelles Aristote
fait reposer sa théorie.
Ainsi, la morale d’Aristote –  en réalité, son éthique  –
demande des présuppositions philosophiques trop fortes
pour être largement partagées et elle aboutit à des
conclusions bien trop indéterminées pour ce qui nous
importe ici.

2. VIVRE SOUS LA CONDUITE DE LA RAISON

À la différence de celle d’Aristote, la philosophie de


Spinoza ne nous promet pas le bonheur mais une libération
de l’esprit qui, à son plus haut point, peut nous conduire à la
béatitude, par ce que Spinoza nomme «  amour intellectuel
de Dieu  ». Pour Spinoza, il n’y a pas de finalité dans la
nature, puisque le finalisme n’est que la projection sur la
nature extérieure de notre propre complexion intérieure 4.
Par conséquent, l’homme n’est fait ni pour vivre en cité, ni
pour atteindre le bonheur, etc. L’homme suit le cours
ordinaire des lois de la nature et n’est déterminé que par la
tendance fondamentale – l’effort ou conatus – de tout être à
persévérer dans son être. Ce qui distingue l’homme des
autres entités naturelles, c’est qu’il est conscient de cette
tendance, il perçoit la direction de cet effort comme une
finalité qu’il doit rechercher. Néanmoins, le plus souvent,
cette perception est faussée ; nous avons une connaissance
inadéquate de nous-mêmes, des autres et de ce que nous
devons faire pour renforcer notre puissance, notre effort.
Notre vie mentale est dominée par les affects qui nous
tirent à hue et à dia, nous font désirer ce dont nous ne
voulons point et rejeter ce que nous désirons. Ainsi,
naturellement, les hommes sont-ils le plus souvent violents
et cupides et, loin de s’accorder en nature, ils sont portés à
se combattre mutuellement  : «  En tant que les hommes
sont en proie aux affects qui sont des passions, ils peuvent
être contraires les uns aux autres 5. »
En fait, l’homme n’est naturellement ni sociable
(politikon) ni insociable. C’est seulement par la puissance de
notre esprit, conduit selon des règles strictes, que nous
pouvons connaître notre utile propre et ainsi gouverner
nous-mêmes notre vie affective, autant qu’il est en notre
pouvoir, un peu de la même manière que, par la science,
nous ne supprimons pas les lois de la nature, mais
apprenons à les utiliser à notre profit, et donc « c’est en tant
seulement qu’ils vivent sous la conduite de la raison, que
les hommes nécessairement conviennent toujours en
nature 6 ».
La connaissance de notre « utile propre » n’est pas autre
chose que la connaissance de notre nature et de ce qui
convient à notre nature –  il s’agit d’une seule et même
chose, puisque ce qui nous convient, c’est ce qui s’accorde
avec notre nature et donc est, au moins sous un certain
angle, de même nature que nous. Or, dit Spinoza, rien n’est
plus utile à l’homme qu’un autre homme.

À part les hommes, nous ne connaissons pas, dans la


nature, de singulier dont l’Esprit puisse nous donner
du contentement, et que nous puissions nous lier
d’amitié ou de quelque genre de relation ; et par suite
tout ce qu’il y a dans la nature des choses en dehors
des hommes, la règle de notre utilité ne commande
pas de le conserver ; mais elle nous enseigne, en vue
d’usages divers, à le conserver, à le détruire, ou à
7
l’adapter à notre usage de quelque façon que ce soit .

Ainsi, la vie sociale n’est pas naturelle, au sens où elle


n’est pas quelque chose qui se développe spontanément,
car, naturellement, les hommes sont plus portés à la haine,
à la cupidité et à la discorde qu’aux bienfaisantes vertus de
la vie sociale. Mais, en tant qu’ils s’efforcent de vivre sous le
commandement de la raison, les hommes recherchent la
concorde et l’union dans une cité soumise aux lois les plus
justes possibles. Bien que Spinoza critique vertement les
moralistes et tous ceux qui font de la philosophie politique
en s’occupant de républiques imaginaires, il reconstruit une
morale, appuyée sur la connaissance objective de l’esprit
humain, et cette morale est bien une morale et pas
seulement une éthique puisqu’elle dégage des règles
rationnelles permettant d’instaurer la concorde et la justice
dans la cité. De la science, on déduit une éthique, d’où se
déduisent une morale et une politique. Mais au lieu de tirer
des plans sur la comète et de construire des modèles
abstraits de société idéale, on part d’une connaissance
réaliste de l’homme pour en déduire des préceptes
pratiques. La philosophie pratique de Spinoza (si tant est
qu’on puisse la distinguer de sa philosophie théorique !) est
fort éloignée des sagesses antiques et se situe, au contraire,
de plain-pied dans la pensée politique et morale moderne.
Ce que peuvent montrer les traits suivants :
1. C’est une morale «  réaliste  ». Il s’agit de partir des
hommes tels qu’ils sont et de les connaître aussi froidement
que l’on connaît les mouvements des corps inertes. Le
« machiavélisme » de Spinoza a une fonction positive. Il ne
consiste pas seulement en une critique implicite des
méthodes qu’emploient les puissants pour duper le peuple,
mais aussi en un contre-feu contre les moralistes qui se
plaisent à déprécier l’homme –  et, dans ces moralistes,
incontestablement Spinoza classe toute une partie de la
tradition stoïcienne.
2. La morale est étroitement liée à la politique. Pour que
les hommes vivent vertueusement, c’est-à-dire dans la
justice et la concorde, il est d’abord nécessaire que la
Constitution de la cité soit élaborée dans ce but. Les
hommes sont partout les mêmes, partout aussi sujets aux
passions et, fondamentalement, personne ne peut rien
contre ces passions. Par contre, l’expérience montre que
certaines cités parviennent à vivre dans la paix alors que
d’autres sont en proie aux guerres civiles et aux séditions.
La cause en est que les premières disposent d’une meilleure
Constitution que les secondes.
Pour que les hommes vivent dans la concorde, il faut que
leurs rapports soient réglés par la justice et que chacun
trouve dans la cité son bien propre. Et la meilleure
Constitution pour que tous puissent trouver dans la cité leur
bien propre est celle de l’État démocratique. « Dans un État
démocratique (c’est celui qui rejoint le mieux l’état de
nature) nous avons montré que tous conviennent d’agir par
un commun décret, mais non de juger et de raisonner en
commun 8.  » Le bien le plus précieux de l’homme est sa
liberté personnelle, et la vie bonne suppose aussi que les
hommes non seulement s’accordent dans les choses de
l’esprit, mais aussi qu’ils puissent vivre à l’abri de la misère.
Démocratie, laïcité de l’État, respect du pluralisme et de la
légitimité des intérêts particuliers, tels sont les traits
essentiels de la cité modèle de Spinoza. Ainsi la philosophie
conduit-elle non seulement à l’éthique au sens de la
recherche de la vie bonne, mais aussi à la morale et à une
théorie politique.
 
Plusieurs objections surgissent :
1. Comme la philosophie d’Aristote, celle de Spinoza
repose sur des présuppositions métaphysiques fortes. Pour
une large part, je suis, personnellement, assez près de les
partager. Pourtant, si elles me conviennent, elles sont trop
fortes pour fonder une théorie politique acceptable dans un
contexte pluraliste, par exemple une théorie politique
acceptable pour ceux qui croient en la séparation de l’âme
et du corps comme deux substances distinctes. Plus
généralement, toutes les tentatives pour passer d’un
système philosophique complexe et exhaustif à une théorie
politique me semblent soit vouées à l’échec, soit prêtes à
dégénérer en une politique sectaire. La surpolitisation de la
philosophie n’est bonne ni pour la philosophie ni pour la
politique. C’est pourquoi, si la philosophie de Spinoza peut
éclairer nos pratiques sociales et les rapports humains, peut
nous aider à vivre, elle ne peut, en tant que telle, nous
servir de fondement pour une théorie politique –  elle n’y
concourt que dans la mesure où elle est démocratique,
défend la liberté de la conscience et de la pensée et voit
dans une république fondée sur la participation active des
citoyens le meilleur des régimes (ou, en tout cas, le moins
mauvais).
2. Il y a une ambiguïté dans l’éthique de Spinoza qui tient
à ce qu’on pourrait nommer son « intellectualisme ». La voie
de la béatitude est réservée à quelques-uns et, peut-être, la
masse des ignorants en est-elle à jamais exclue. D’où une
morale à deux vitesses  : une pour ceux qui vivent sous la
conduite de la raison et une pour ceux que les passions
conduisent. Quelques exemples permettront de voir ce qui
est en question. Ainsi « la Pitié, dans l’homme qui vit sous la
conduite de la raison, est par soi mauvaise et inutile 9  ».
Mais « celui que ne meut ni raison ni pitié à être secourable
aux autres, c’est à bon droit qu’on l’appelle inhumain 10  ».
De même, humilité et repentir ne sont pas des vertus car
elles ne naissent pas de la raison. Cependant, Spinoza
ajoute :

Les hommes vivant rarement sous la dictée de la


raison, ces deux affects, à savoir l’Humilité et le
Repentir, ainsi que l’Espérance et la Crainte apportent
plus d’utilité que de dommage ; et par suite, puisqu’il
faut pécher, plutôt pécher dans ce sens-là. Car, si les
hommes dont l’âme est impuissante étaient tous d’un
égal orgueil, également dépourvus de honte et de
crainte, comment pourrait-on les réunir par des liens
et les enchaîner  ? La foule est terrible quand elle est
sans crainte  ; et donc il n’est pas étonnant que les
Prophètes, qui ont veillé à l’utilité, non de quelques-
uns, mais de tous, aient si fort recommandé
l’Humilité, le Repentir et le Respect. Et, en vérité, on
peut beaucoup plus facilement conduire ceux qui sont
sujets à ces affects que les autres, à vivre enfin sous
la conduite de la raison, c’est-à-dire à être libres, et à
jouir de la vie des bienheureux 11.

Le bonheur de quelques-uns (ceux qui vivent sous la


dictée de la raison) n’a pas les mêmes conditions que le
bonheur de tous. Et un vice, considéré du point de vue de la
raison, devient une vertu, considéré du point de vue de
l’utilité publique. Autrement dit, considérées sous cet angle,
les prescriptions de la morale spinoziste ne satisfont pas au
principe de publicité. Je ne veux pas développer ce
problème posé par Spinoza de la crainte des foules qu’il faut
entendre en deux sens, celui de la foule tenue par la crainte
et celui de la crainte que fait inévitablement naître la foule
déchaînée, la foule des ultimi barbarorum qui massacre les
frères de Witt, dirigeants républicains à qui Spinoza est lié. Il
faut ici se contenter de noter que l’Éthique nous conduit
dans une contradiction sans possibilité d’un « dépassement
dialectique  ». Car l’éthique élitiste réservée aux sages, à
ceux qui vivent sous la dictée de la raison, ne peut être
conciliable avec une morale pour les masses fondée sur la
combinaison rationnelle des passions que si l’on se place du
point de vue d’une politique elle aussi élitiste. Pour un
platonicien qui réclame des philosophes rois, cela ne
poserait pas de gros problèmes. Mais pour un spinoziste,
partisan de la démocratie la plus large, c’est une
incohérence difficile à comprendre. Comment cette masse,
cette foule qu’on enchaîne seulement par ses affects (ou
ses sentiments), pourrait-elle être conduite à la liberté et à
la jouissance de «  la vie des bienheureux  »  ? Or, Spinoza
affirme que cela est possible et c’est même en fonction de
ce but qu’on doit décider une politique rationnelle, c’est-à-
dire une politique qui n’est pas faite pour l’utilité de
quelques-uns mais pour l’utilité de tous.
Spinoza hésite manifestement. Je voudrais esquisser une
solution, c’est-à-dire une lecture possible de la pensée de
Spinoza sur ce point. En théorie, nous devons nous efforcer
de vivre selon la raison et maîtriser nos affects, et, autant
qu’il est possible, éviter tous les sentiments tristes, dont la
pitié et le repentir. Cet idéal antique du sage cependant
n’est maintenu qu’à titre d’idéal régulateur. En pratique,
nous ne sommes ni tous ni toujours dirigés par la droite
raison et, par conséquent, la seule vie rationnelle possible
est fondée non sur la recherche immédiate et directe de
notre utile propre mais sur la combinaison toujours instable
des sentiments, des joies et des tristesses dont l’équilibre
seul nous permet d’envisager raisonnablement de vivre
dans la concorde. Autrement dit, si nous pouvons atteindre
la béatitude dans «  l’amour intellectuel de Dieu  », cette
liberté de l’esprit n’est jamais un absolu  ; elle se déploie
toujours sur le fond de la servitude affective qui est celle de
notre condition et à partir de laquelle la constitution
politique, le droit civil et la morale pratique doivent être
élaborés. Ainsi l’opposition entre les sages et les ignorants
perd son caractère absolu, parce que l’opposition entre
affects et raison n’est pas non plus une opposition absolue.

2. Calcul, prudence et choix


rationnel

1. CALCUL MORAL

Si ni la nature humaine ni la raison dans le sens le plus


général ne donnent des bases stables et irrécusables pour
légitimer la définition de normes morales et juridiques
auxquelles nous devons obéissance, peut-être le simple
calcul prudentiel, celui qui nous fait évaluer les avantages
et les inconvénients avant d’entreprendre une action, nous
procurera-t-il ce fondement. Les individus, en tant qu’ils
agissent rationnellement, cherchent à maximiser leur bien-
être, et le respect des règles de la morale commune
correspondrait ainsi à la recherche des conditions sociales
nécessaires à cet objectif. On trouve ici les théories du choix
rationnel qui jouent un si grand rôle dans l’économie
politique classique et néoclassique. La question centrale de
toutes les théories qui partent de présuppositions de ce
genre est la suivante  : si l’on veut que le choix rationnel
individualiste ait une valeur morale, il faut montrer que la
recherche rationnelle de l’intérêt individuel correspond
strictement à la recherche du bien commun –  montrer que
ce qui est bon pour moi est bon pour tous !
Hobbes commence par exposer les deux premières lois
de nature. La plus fondamentale dit :

Tout homme doit s’efforcer à la paix aussi longtemps


qu’il a l’espoir de l’obtenir  ; et quand il ne peut pas
l’obtenir, il lui est loisible de rechercher et d’utiliser
12
tous les secours et les avantages de la guerre .

Ainsi est affirmée la priorité de la recherche rationnelle


des conditions de la paix permettant le développement de
la propriété et de la prospérité économique  ; le recours au
droit de nature (la guerre) n’est rationnellement admissible
que lorsque les autres possibilités ont été explorées. De
cette première loi de nature découle immédiatement une
deuxième :

Que l’on consente, quand les autres y consentent


aussi, à se dessaisir, dans toute la mesure où l’on
pensera que cela est nécessaire à la paix et à sa
propre défense, du droit que l’on a sur toute chose ; et
qu’on se contente d’autant de liberté à l’égard des
autres qu’on en concéderait aux autres à l’égard de
soi-même 13.

Ainsi la règle d’or apparaît-elle comme la conséquence


directe du principe qui consiste à rechercher son bien propre
et à protéger en premier lieu sa propre vie. Une fois ces
deux lois de nature admises, Hobbes va chercher à fonder à
partir d’elles les autres lois morales courantes. Ainsi, la
troisième loi de nature affirme :

Les hommes s’acquittent de leurs conventions, une


fois qu’ils les ont passées 14.

Pour Hobbes, c’est le principe fondamental de toute


justice et de toute moralité. La raison me fait connaître où
est mon intérêt et j’en déduis directement que mon intérêt
me commande de respecter les contrats que j’ai passés. Il y
a néanmoins quelque chose d’assez difficile à comprendre si
l’on suit la logique de Hobbes. Les lois de nature nous
conduisent à rechercher un pacte de paix avec les autres
(un contrat social), et les mêmes lois de nature nous
commandent de respecter notre parole ou notre signature.
Pourtant, ce pacte n’a de stabilité que s’il est garanti par un
souverain tout-puissant –  et par conséquent lui-même libre
de tout engagement à l’égard des individus qui le
choisissent comme arbitre. En effet,

il apparaît clairement par là qu’aussi longtemps que


les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les
tienne tous en respect, ils sont dans cette condition
qui se nomme guerre 15…

Autrement dit  : d’un côté, c’est la connaissance du bien


propre qui conduit au respect des principes de justice – tels
que Hobbes les entend, c’est-à-dire réduits au respect des
contrats  – et, d’un autre côté, c’est seulement la force
coercitive du souverain qui peut garantir leur application.
Donc, (1)  la vie morale semble découler des capacités
cognitives des sujets et, de l’autre, (2)  elle se réduit à
l’obéissance mécanique à la force. Si (1)  est vrai, alors
(2) est inutile : comment des individus rationnels seraient-ils
assez stupides pour aller contre leur intérêt ? Seuls les fous
peuvent vouloir se nuire à eux-mêmes  ! Donc, si l’on a
besoin de  (2), alors c’est que  (1) est faux, ce qui peut
encore se comprendre de deux manières :
1. Soit la vie sociale n’est pas possible sur la base du
calcul des intérêts bien compris et l’État n’incarne pas
réellement cette identité des intérêts individuels et des
intérêts collectifs  ; il ne fait que le prétendre aux fins de
justification idéologique. Le corollaire de cette première
hypothèse est que la connaissance rationnelle de l’intérêt
propre conduit chacun à comprendre que la justice et
l’obéissance aux lois ne sont qu’un moindre mal, qu’on peut
accepter temporairement, mais qu’en réalité on devra
s’efforcer de contourner et de subvertir lois et justice dès
qu’on le pourra sans inconvénients. Autrement la
connaissance de la loi de nature ne nous fait pas sortir de
l’état de guerre mais nous fait simplement entrer dans une
autre forme de cet état de guerre de chacun contre chacun.
Peut-être n’est-ce pas là ce que Hobbes voulait dire, mais ce
serait une assez bonne description de la réalité des rapports
entre la société civile bourgeoise et l’État. C’est d’ailleurs ce
qu’avaient en vue les philosophes et économistes libéraux
du XVIIIe  siècle  : la compétition économique n’est pas la fin
de l’état de guerre mais une transformation pacifique,
compatible avec une vie humaine supportable, de cette
guerre inextinguible que les hommes se livrent les uns aux
autres. Ce qu’ils ne pouvaient pas savoir, c’est que cette
compétition économique, loin d’être pacifique, allait
déclencher les horreurs du colonialisme et deux guerres
mondiales d’une ampleur telle qu’aucun Ancien n’aurait pu
l’imaginer.
2. Soit la connaissance rationnelle de ce qui est utile à
l’individu ne suffit pas à assurer qu’il agira rationnellement.
Je vois le mieux et je fais le pire ! Mais, pour Hobbes, cette
solution est catastrophique  : si les individus sont tellement
gouvernés par leurs passions et leurs désirs illimités qu’ils
sont incapables de voir où se trouvent réellement les
moyens non seulement de faire le bien en général –  à
l’impossible nul n’est tenu  ! – mais d’œuvrer pour la
satisfaction rationnelle de ces désirs qui sont peut-être en
eux-mêmes irrationnels, alors toute l’entreprise
hobbesienne de construction de l’État s’effondre. En outre,
si une morale réduite au calcul de l’intérêt bien compris
passe déjà difficilement pour une morale, a  fortiori une
morale réduite à l’obéissance mécanique à la force n’a plus
rien du tout d’une morale.
La pensée de Hobbes conduit donc à des contradictions
qui découlent non des limitations de son esprit, mais de son
entreprise elle-même  : il est le premier grand penseur à
comprendre systématiquement ce qu’est le monde qui est
en train d’émerger en Europe occidentale en ce XVIIe siècle.

2. CALCUL ET MODÉLISATION DU SOCIAL


Pour mieux comprendre ce qui est en jeu, essayons de
formaliser la pensée de Hobbes en la décrivant comme une
variante de la théorie des jeux. La conception hobbesienne
de la société découle de la mise en œuvre de ces
présuppositions qui viennent d’être énoncées – et rencontre
les mêmes difficultés. L’unité pertinente est alors celle de
l’individu, en quelque sorte comme «  atome social  ». Il ne
s’agit pas des individus concrets, vivants, mais d’un individu
idéal-typique et pratiquement indifférencié. C’est, par
exemple, l’homme à l’état de nature de Hobbes –  on
pourrait même dire l’homme tout court, puisque les
caractéristiques propres de l’homme ne changent pas
quand il entre dans l’état civil, et c’est d’ailleurs pourquoi un
pouvoir incontestable, apte à tenir en respect les individus
qui autrement renieraient leur foi, reste toujours nécessaire.
Rappelons les caractéristiques essentielles de cet atome
social, telles que Hobbes les énonce :
1. Tous les individus sont globalement égaux quant aux
facultés physiques ou intellectuelles. Les variations d’un
individu à l’autre sont peu importantes et facilement
compensées.
2. L’égalité statique s’exprime dans une égalité
dynamique  : les désirs et les espoirs sont globalement
équivalents d’un individu à un autre. S’il y a concurrence,
les chances d’aboutir spontanément à une situation
d’équilibre stable sont à peu près nulles. Quand de
nombreuses forces se contrarient dans une situation proche
de l’équilibre, on a la définition la plus précise du désordre.
3. Les relations entre les individus sont spontanément
gouvernées par un principe de répulsion («  les hommes ne
retirent pas d’agrément, mais au contraire un grand
déplaisir, de la vie en compagnie 16 »).
4. L’équilibre n’est jamais possible spontanément.
L’organisation sociale est un système de contrainte des
forces (le « corps artificiel » de Hobbes).
C’est le dernier point qui permet de différencier les
modèles atomistes du social. À la thèse «  pessimiste  » de
Hobbes, on peut opposer les « optimistes » qui affirment la
possibilité d’un équilibre spontané : chacun poursuivant ses
fins égoïstes concourt au plus grand bien commun grâce au
principe presque miraculeux de la «  main invisible  ». La
théorie de l’équilibre général, de Walras à Debreu, les
théories du choix rationnel reposent sur les mêmes
présuppositions théoriques qui font de l’homo oeconomicus
l’unité de base dont il faut déterminer les lois de
composition.
 
Tous ces modèles font reposer leur prétention à la
scientificité sur l’hypothèse d’analycité et la possibilité d’un
formalisme mathématique.
1. L’hypothèse d’analycité répond aux objections contre
l’holisme. Invoquer des totalités suscite toujours le soupçon
qu’on est en train de retourner à la bonne vieille explication
métaphysique de la vertu dormitive de l’opium. Comprendre
les structures et les lois d’évolution des sociétés à partir des
propriétés élémentaires des individus qui les composent
semble une démarche rationnelle et cohérente avec celle
des sciences de la nature.
2. Une description formalisée mathématiquement est
rendue possible. L’individu moyen est un être statistique qui
se voit attribuer un comportement statistique, sur le mode
par exemple de la dynamique des gaz. En effet, si l’on réduit
la «  société  » aux comportements entrecroisés des
individus, on risque de tomber dans les difficultés que fait
naître dans toute théorie scientifique cette
incompréhensible propriété de l’esprit humain qu’est la
liberté. C’est précisément à cette difficulté que cherchent à
échapper les holistes, structuralistes et partisans de la
causalité sociale et de la contrainte. Si l’on veut être à la
fois individualiste du point de vue méthodologique et
obtenir des descriptions mathématiques des lois des
phénomènes sociaux, alors il faut ne considérer l’individu
réel, singulier, que comme une occurrence de l’individu type
et non comme une véritable singularité. C’est pourquoi les
présuppositions de cette théorie sont contraires aux faits  :
pour que le modèle marche, il faut des individus égaux en
ressources !
 
Comment connecter ces modélisations aux sciences de
la nature  ? Pour ces conceptions, le problème se pose à
peine. En effet, par postulat, il s’agit de penser le social à
partir de la définition de la nature humaine  : l’homme à
l’état de nature est une fiction qui permet précisément de
penser une «  nature humaine  ». C’est pourquoi diverses
variantes de l’évolutionnisme darwinien sont régulièrement
invoquées comme compléments indispensables de cette
science de l’homme. De même, l’éthologie animale (Konrad
Lorenz) semble un bon candidat à cette articulation des
sciences de la nature et des sciences de l’homme. Mais ici,
cette « biologisation » des affaires humaines – étudiée plus
haut – n’est pas essentielle. C’est plutôt du côté de la
modélisation qu’il faut nous tourner, et le rôle
paradigmatique est tenu par la théorie des jeux.
La théorie des jeux est évidemment applicable à la
dynamique des rapports sociaux, si l’on considère les
rapports sociaux comme un jeu, joué entre acteurs
rationnels contraints d’obéir à un certain nombre de règles.
Par exemple, le célèbre dilemme du prisonnier peut
aisément recevoir une interprétation hobbesienne. Le droit
de nature me donne tous les droits mais ne garantit rien de
sûr et peut se révéler désastreux, puisque la guerre de
chacun contre chacun empêche toute activité économique
stable. La loi de nature dictée par la raison impose la
coopération et demande que chacun accepte une solution
sub-optimale stable plutôt que la recherche d’un gain
maximal aléatoire. Mais il faut pour cela un pouvoir qui
tienne en respect les contractants qui autrement violeraient
leur foi. Le schéma de base peut être amélioré. Exemple : la
manière dont John Rawls utilise la théorie des jeux pour
appuyer une théorie de la justice de type kantien. Dans tous
les cas de figure, il s’agit de faire échapper la science
sociale aux soupçons que fait naître la prise en compte de la
subjectivité humaine. La théorie des jeux pose l’individu non
pas comme alter ego du théoricien, que ce dernier pourrait
comprendre de l’intérieur en explorant ses motivations
variées et souvent obscures, mais comme un automate
rationnel. Or un tel automate, bien qu’il soit une machine
très complexe, peut être ramené à un dispositif dont le
fonctionnement se laisse décrire, en dernière analyse, en
termes de causalité et de lois naturelles.
Une fois la théorie des jeux conçue comme l’outil
épistémologique permettant de penser le social, il ne reste
plus qu’à lui trouver un fondement naturaliste pour le
valider définitivement. C’est précisément ce que permet la
théorie standard de l’évolution. L’adaptation des espèces,
comme conséquence de la sélection naturelle, peut être
décrite comme une «  stratégie des gènes  » visant à
maximiser leurs chances de reproduction. Le
rapprochement n’est pas un hasard. De la guerre de chacun
contre chacun à la lutte pour la vie et au darwinisme social,
il y a une filiation claire qui vise à « naturaliser » la morale
et à discréditer toute instance normative autonome.

3. LE BOURGEOIS ÉGOÏSTE

Cependant, cette orientation naturaliste, ou du moins la


possibilité d’une telle orientation, ne suffit pas à caractériser
la pensée de Hobbes. À la différence des hobbesiens
modernes dont la pensée revêt souvent un caractère
idéologique marqué, Hobbes ne se contente pas de
généralités creuses sur la nature  ; il utilise ses fictions
naturalistes pour construire une théorie de l’État comme
outil de l’égoïsme individuel et développe une conception à
certains égards géniale de l’identification de l’intérêt
politique et de l’intérêt privé. Marx avait déjà noté combien,
après Machiavel, Hobbes fut l’un des premiers à considérer
l’État avec des yeux humains –  entendons  : l’un des
premiers à sortir du théologico-politique. Mais les remarques
de Marx sur ce point restent trop lapidaires. Hannah Arendt
consacre à Hobbes quelques pages particulièrement
éclairantes dans le deuxième livre de ses Origines du
totalitarisme consacré à L’Impérialisme 17.
Pour Arendt, Hobbes est «  le seul grand philosophe que
la bourgeoisie puisse revendiquer à juste titre comme
exclusivement sien ». En effet :

Dans son Léviathan, Hobbes exposait la seule théorie


politique selon laquelle l’État ne se fonderait pas sur
une quelconque loi constitutive – la loi divine, la loi de
nature ou celle du contrat social  – qui déterminerait
les droits et interdits de l’intérêt individuel vis-à-vis
des affaires publiques, mais sur les intérêts
individuels eux-mêmes, de sorte que «  l’intérêt privé
est le même que l’intérêt public ».
Il n’est pratiquement pas un seul modèle de la morale
bourgeoise qui n’ait été anticipé par la magnificence
hors pair de la logique de Hobbes. Il donne un portrait
presque complet, non pas de l’homme mais du
bourgeois, analyse qui en trois cents ans n’a été ni
dépassée ni améliorée. «  La Raison… n’est rien
d’autre que des Comptes  »  ; «  Sujet libre, libre
Arbitre… sont des mots vides de sens  ; c’est-à-dire
Absurdes.  » Être privé de raison, incapable de vérité,
sans libre arbitre –  c’est-à-dire incapable de
responsabilité  – l’homme est essentiellement une
fonction de la société et sera en conséquence jugé
selon « sa valeur ou [sa] fortune […] son prix ; c’est-à-
dire pour autant qu’il serait donné contre l’usage de
son pouvoir  ». Ce prix est constamment évalué et
réévalué par la société, l’« estime des autres » variant
selon la loi de l’offre et de la demande.

Mais Arendt souligne que la question du pouvoir est


étroitement liée à cet égoïsme calculateur. L’individu doit
accumuler du pouvoir pour maximiser ses profits
e
personnels. Les libéraux du XVIII croyaient que, pendant
qu’ils seraient occupés à leurs affaires et à la poursuite de
la richesse par l’industrie et le commerce, les hommes
seraient détournés des guerres extérieures ou des luttes de
factions intérieures qui dégénèrent si facilement en guerre
civile. Loin des fictions économiques libérales, Hobbes lie
étroitement pouvoir politique et économie. Non seulement
le pouvoir politique est le garant de l’activité économique
mais aussi son instrument. Du même coup, il ne s’agit plus,
avec le Léviathan, d’une organisation politique au sens
classique du terme. Le politique au sens classique –  disons
grec – est institution d’un espace public par opposition à la
vie privée, d’un espace dans lequel les hommes se
reconnaissent tout à la fois sur le mode de la pluralité –  ils
sont des individus singuliers qui se reconnaissent les uns les
autres comme tels  – et comme appartenant à une même
communauté qui peut décider de son propre sort. Chez
Hobbes, l’opposition entre domaine public et domaine privé
est abolie et du même coup tout ce qui fait la durée de la
communauté politique.

Ainsi pour Hobbes, la solidarité dans telle ou telle


forme de communauté est-elle une affaire temporaire
et limitée qui, pour l’essentiel, ne change rien au
caractère solitaire et privé de l’individu (qui ne trouve
«  aucun plaisir mais au contraire mille chagrins dans
la fréquentation de ses semblables, nul pouvoir ne
réussissant à les tenir tous en respect ») ni ne crée de
liens permanents entre lui-même et ses semblables.
[…] D’où l’instabilité inhérente et avouée du
Commonwealth de Hobbes qui, dans sa conception,
prévoit sa propre dissolution.

Il s’agit pour Hobbes de concevoir un corps politique


nouveau «  pour le profit de la nouvelle société bourgeoise
telle qu’elle apparut au cours du XVIIe  siècle  ». Loin d’être
«  l’État de droit  » cher aux libéraux, le Commonwealth
hobbesien a

pour fondement la délégation du Pouvoir, et non des


droits. Il acquiert le monopole de l’assassinat et offre
en retour une garantie conditionnelle contre le risque
d’être assassiné. La sécurité est assurée par la loi, qui
est une émanation directe du monopole du pouvoir
dont jouit l’État (et n’est plus établie par l’homme en
vertu des valeurs humaines du bien et du mal). Et
comme cette loi découle directement du Pouvoir
absolu, elle représente une nécessité absolue aux
yeux de l’individu qu’elle régit.

Avec un sens aigu du bouleversement radical de la


condition morale humaine qu’implique l’avènement de la
nouvelle société bourgeoise, Hobbes tire toutes les
conséquences :
En ce qui concerne la loi de l’État, à savoir le Pouvoir
accumulé par la société et monopolisé par l’État, il
n’est plus question de bien ou de mal, mais
uniquement d’obéissance absolue, du conformisme
aveugle de la société bourgeoise.
Privé de droits politiques, l’individu, pour qui la vie
publique et officielle se manifeste sous le manteau de
la nécessité, acquiert un intérêt nouveau et croissant
pour sa vie privée et son destin personnel. Exclu de
toute participation à la conduite des affaires publiques
qui concernent tous les citoyens, l’individu perd sa
place légitime dans la société et son lien naturel avec
ses semblables.

Du même coup, la différence entre l’honnête homme,


l’homme de bien, et le voyou s’estompe. Ce n’est plus
qu’une affaire de circonstances. Arendt note encore :

Selon les critères bourgeois, ceux à qui la chance ou


le succès sont totalement refusés sont
automatiquement rayés de la compétition, laquelle
est la vie de la société. La bonne fortune s’identifie à
l’honneur, la mauvaise au mépris. En déléguant ses
droits politiques à l’État, l’individu lui abandonne
également ses responsabilités sociales : il demande à
l’État de le soulager du fardeau que représentent les
pauvres exactement comme il demande à être
protégé contre les criminels. La différence entre
indigent et criminel disparaît – tous deux étant des
hors-la-loi. Ceux qui n’ont pas de succès sont
dépouillés de la vertu que leur avait léguée la
civilisation classique  ; ceux qui n’ont pas de chance
ne peuvent plus en appeler à la charité chrétienne.

Les conséquences s’en tirent d’elles-mêmes :

Hobbes prévoit et justifie l’organisation des déclassés


sociaux en un gang de meurtriers comme issue
logique de la philosophie morale de la bourgeoisie.

Arendt montre ainsi que l’analyse hobbesienne permet


de comprendre la place déterminante que vont prendre les
aventuriers, les escrocs et toutes sortes d’hommes de sac et
de corde dans l’expansion coloniale, notamment en Afrique,
où l’homme occidental s’entraînera à la déshumanisation de
l’homme sur une échelle qui rendra possible la tuerie de la
Première Guerre mondiale, laquelle, à son tour, rend
possibles la barbarie nazie et le totalitarisme stalinien. C’est
aussi cette organisation des déclassés sociaux en gangs de
meurtriers qu’on voit à l’œuvre dans le coup d’État
bonapartiste de Louis Napoléon. C’est encore elle qui
formera le noyau des « corps francs », puis des SA nazis en
Allemagne ou de la Milice des années  43-44 en France. Si
l’on poursuit cette analyse, on verra que les phénomènes de
violence et de délinquance, qui se propagent de manière
plutôt inquiétante dans des secteurs –  géographiques ou
sociaux – importants des sociétés contemporaines, ne
peuvent pas être qualifiés simplement comme des
conséquences de «  l’exclusion  », mais bien comme des
expressions de la philosophie morale de la bourgeoisie
d’aujourd’hui.
Ainsi, l’homme de Hobbes n’est pas l’homme en général,
ce n’est pas l’homme à l’état de nature :

Ce qu’il donnait, au fond, c’était le portrait de


l’homme tel qu’il allait devoir devenir et tel qu’il allait
devoir se comporter s’il voulait entrer dans le moule
de la future société bourgeoise.

Si l’on admet la justesse de cette analyse, alors il faut


considérer que Hobbes ne nous donne pas les bases d’une
morale rationnelle, d’une morale qui réconcilierait les
impératifs de la vie sociale et la défense de nos intérêts
égoïstes, mais bien au contraire un exposé rigoureux de
l’immoralisme essentiel de la société bourgeoise. Ce n’est
pas Nietzsche qui renverse toutes les valeurs  : il reste, au
fond, un moraliste. C’est la société bourgeoise elle-même
qui opère ce renversement de la manière la plus radicale qui
soit.
Les hommes des Lumières, philosophes, de Montesquieu
à Benjamin Constant, et économistes, dans la lignée de
Smith et Turgot, avaient l’espoir que finalement le mal
pourrait être l’outil du bien, que, dans l’activité économique,
l’égoïsme bien compris conduirait à la construction d’un
ordre juste et au bonheur de tous. Cette idée constitue
même l’argument central de L’Idée d’une histoire
universelle au point de vue cosmopolitique de Kant.
Le moyen dont se sert la nature pour mener à bien le
développement de toutes ses dispositions [celles de
l’homme] est leur antagonisme dans la société, pour
autant que celui-ci se révèle être, en fin de compte, la
cause d’un ordre légal de celle-ci.

C’est parce qu’il est mû par l’ambition, la cupidité, la soif


de domination, toutes qualités «  en elles-mêmes peu
sympathiques », parce qu’il est presque aussi insociable que
chez Hobbes, que l’homme est conduit à «  convertir en un
tout moral un accord à la société pathologiquement
extorqué  » 18. Chez Hobbes, on ne trouve pas trace de cet
optimisme. Certes, l’homme finit par donner son accord à la
société, pathologiquement, puisque le Léviathan est la
protection que nous devons raisonnablement rechercher
pour satisfaire nos désirs (illimités  !). Mais cet accord n’est
jamais converti en un tout moral. La morale reste un
système de règles conventionnelles qui ne peuvent jamais
s’opposer au pouvoir d’État. Ainsi, personne ne saurait, par
exemple, opposer les préceptes de l’Évangile à l’autorité de
l’État, quoi que cet État prescrive : l’Évangile commande la
foi en Dieu et l’obéissance au pouvoir temporel –  rendre à
César ce qui est à César. Le monde de Hobbes est bien un
monde où les seules valeurs sont celles de l’individu égoïste
sans aucun espoir de dépassement. Mais, peut-être, est-ce
de notre monde qu’il s’agit.

4. L’IMPOSSIBLE MORALE
Pour conclure sur ce point, on peut considérer Hobbes
d’un double point de vue. Comme analyste du monde
capitaliste en train de se construire, comme penseur de la
bourgeoisie conquérante, il reste génial. Débarrassée de
toutes les illusions consolantes, la philosophie de Hobbes
expose ce qu’est ce monde. Mais elle échoue radicalement
à penser ce que nous devons faire parce qu’elle est la
pensée d’un monde qui exclut radicalement la morale de
son horizon. Les prescriptions hobbesiennes ne peuvent pas
être caractérisées comme des prescriptions morales,
puisqu’elles peuvent conduire à légitimer toutes sortes de
conduites éventuellement contradictoires les unes par
rapport aux autres. Il est bien et juste d’être fidèle à sa
parole, mais la trahison peut également être légitime. Ne
pas tuer dans la mesure où l’État l’interdit est bon, mais
tuer peut devenir juste quand le souverain l’ordonne. En
mettant bout à bout les prescriptions de Hobbes, on produit
un invraisemblable galimatias que personne ne peut
sérieusement prendre pour une théorie morale.
Mais même en s’en tenant au terrain limité qui est celui
de la problématique du Léviathan, le terrain de l’ordre et du
respect de la justice (c’est-à-dire des lois positives) fondé
sur la connaissance rationnelle de son intérêt propre
(troisième loi de nature), le contractualisme hobbesien est
irréaliste. Comme on l’a vu plus haut, l’intérêt bien compris
justifie aussi bien une stratégie de coopération que la
stratégie du free rider. J’ai intérêt à respecter la loi pour que
tout le monde soit fondé à la respecter. Mais, en deuxième
instance, j’ai intérêt à ce que tout le monde respecte la loi…
sauf moi  ! On peut démontrer qu’il est préférable de
chercher à maximiser la satisfaction de ses intérêts en
restant lié à la loi plutôt qu’en cherchant à les maximiser à
tout prix, fût-ce en violant la loi ou en ne respectant pas la
parole donnée. Ainsi David Gauthier 19 affirme qu’un
« maximisateur lié » trouvera plus d’occasions favorables à
ses intérêts qu’un « maximisateur libre » dont tout le monde
finit par se méfier. On a envie de lui répondre que si c’était
vrai, cela se saurait : les truands, les escrocs, les trafiquants
en tout genre seraient des êtres irrationnels condamnés à
perdre bien plus qu’ils ne gagneront jamais par leurs actions
illicites. Il faut une bonne dose de méconnaissance de la
réalité pour l’affirmer. Pour que cette théorie se tienne, il
faudrait d’abord pouvoir fournir un critère permettant de
distinguer les gens à qui l’on peut faire confiance et ceux à
qui on ne le peut pas. En effet, l’escroc est un
« maximisateur libre » qui parvient à se faire passer pour un
« maximisateur lié ». De même, le chef mafieux doit trouver
une couverture honorable, et l’argent sale doit être blanchi.
Dans le monde des affaires, on dispose de systèmes de
notations qui permettent de déterminer l’opinion générale
qu’il conviendrait d’avoir sur la fiabilité de telle ou telle
institution bancaire, voire de tel ou tel État. Mais outre qu’un
tel système est fort incertain – les institutions financières du
Sud-Est asiatique, cotées du «  triple  A  », la meilleure note
de confiance dans les milieux des affaires, se sont
effondrées sans prévenir en 1997  –, il n’est pas
généralisable à l’ensemble de la vie sociale  : on imagine
mal une institution chargée de noter et de rendre public le
degré de confiance à accorder à tous les individus !
La deuxième difficulté de toutes les théories tentant de
fonder la morale sur le calcul prudentiel réside dans le fait
qu’il faudrait démontrer que le respect de la justice au sens
de Hobbes est avantageux pour tous les contractants. Si
l’on prend les intérêts au sens étroit, par exemple au sens
des intérêts économiques ou du plaisir, c’est tout à fait
impossible, puisque, la plupart du temps, les intérêts
économiques des uns entrent en conflit avec les intérêts
économiques des autres. Si un acteur, à tort ou à raison,
croit qu’il ne pourra jamais tirer son épingle du jeu
économique normal, son intérêt sera clairement de se situer
en dehors du jeu légal. Par exemple, les jeunes d’origine
immigrée ont souvent les plus grandes difficultés à trouver
du travail en raison du racisme latent des employeurs ou
des clients. Ils auront donc intérêt à gagner leur vie par
d’autres moyens, illégaux ceux-là. Ils pourront même
structurer un ensemble de réseaux sociaux alternatifs à la
société « normale ». De la mafia italienne aux États-Unis au
trafic de drogue et de voitures volées dans les «  quartiers
sensibles » des grandes villes européennes d’aujourd’hui, le
phénomène est le même. Et ceux qui se mettent ainsi hors
la loi ne sont pas du tout des êtres irrationnels, mais au
contraire des calculateurs habiles qui ont mesuré les risques
et constaté qu’ils n’avaient presque rien à perdre et
beaucoup à gagner dans le choix de la criminalité. Seuls les
possédants, petits et gros, peuvent estimer que le respect
de la loi et des règles morales est conforme à l’intérêt bien
compris ; encore que les plus gros des possédants disposent
de moyens leur permettant d’enfreindre la loi sans être pris.
L’industriel qui travaille dans l’armement doit penser qu’il
est bon que les citoyens paient leurs impôts, sans quoi l’État
n’aurait plus les moyens de lui acheter ses délicats
instruments  ; mais lui-même sera volontiers domicilié dans
quelque paradis fiscal qui le soustraira à la loi commune.
Pour résoudre ces difficultés, on peut «  reformater  » le
concept d’intérêt, en lui donnant une plus grande extension.
Au lieu de l’intérêt défini économiquement ou en termes de
pouvoir sur les autres, nous pouvons avoir des intérêts en
quelque sorte désintéressés  : par exemple, des intérêts
dans la recherche du vrai, dans la contemplation des
œuvres d’art ou dans la possibilité de vivre une vie morale.
Nous pouvons aussi opposer nos intérêts à court terme et
nos intérêts à long terme. Mais cette stratégie ne résout
aucun problème. En étendant la notion d’intérêt, on
transforme en tautologie la proposition qui dit que « l’intérêt
est ce qui fait agir les hommes », puisqu’on a préalablement
défini l’intérêt comme mobile de l’action. Comme les
tautologies ne nous apprennent rien du monde –  elles ne
font qu’exposer les lois de la logique  –, la théorie qui veut
fonder la morale sur la connaissance rationnelle de l’intérêt
est ainsi devenue une théorie absolument vide –  mais
irréfutable ! Quant à l’opposition du long terme et du court
terme, Keynes faisait remarquer que «  à long terme, nous
serons tous morts ».
Une dernière remarque sur ce sujet  : généralement, les
marxistes avaient l’habitude de considérer la morale sur un
mode très hobbesien. La morale est considérée comme une
expression des intérêts économiques et rien d’autre. Mais
comme pour un marxiste la société est divisée
irrémédiablement en classes antagoniques, à la morale
bourgeoise qui vise à défendre la propriété capitaliste
s’opposera donc une morale prolétarienne fondée sur la
solidarité de classe, et déterminer que ce qui est juste et
bon est ce qui est commandé par la poursuite des buts
propres de la classe ouvrière. Mais cette conception
rencontre les mêmes difficultés insurmontables que celles
que nous venons de rencontrer avec la philosophie de
Hobbes. En outre, il fallait expliquer pourquoi les «  pères
fondateurs  » du marxisme étaient, l’un, un petit bourgeois
allemand ayant épousé une aristocrate et, l’autre, un
authentique membre d’une dynastie capitaliste, ayant
passé, du reste, une bonne partie de sa vie à administrer la
filiale anglaise de la compagnie Ermen & Engels. Il fallait
donc expliquer que les individus peuvent dépasser leur
intérêt de classe étroit et envisager l’action du point de vue
de l’avenir historique de l’humanité. Bref, il fallait
abandonner de fait la théorie qui fait de la morale une
«  superstructure  » déterminée «  en dernière analyse  » par
l’infrastructure économique et donc considérer qu’il peut
exister quelque chose comme la morale en général, ayant
sa propre autonomie et sa propre valeur –  même si les
marxistes ont toujours eu beaucoup de mal à l’admettre
explicitement.

3. Utilité et maximisation
du bien-être

1. UTILITÉ ET INTÉRÊT
Il est encore possible de fonder la morale sur la
recherche de l’utilité sociale et de la maximisation du bien-
être. Ces théories utilitaristes dont Bentham, Mill et
Sidgwick sont, traditionnellement et par méconnaissance
philosophique, les représentants les plus connus ne doivent
pas être confondues avec les théories de type hobbesien ou
les théories du rational choice, bien qu’il y ait chez Hobbes
une dimension utilitariste évidente –  mais on pourrait aussi
déceler cette dimension chez Spinoza, et certaines formes
d’utilitarisme ne sont pas complètement absentes de la
pensée d’Aristote. Peut-être même faut-il accepter cette
remarque de J.S. Mill :

Tous les partisans de la morale a priori, pour peu qu’ils


jugent nécessaire de présenter quelque argument, ne
peuvent se dispenser d’avoir recours à des arguments
20
utilitaristes .

D’emblée, chez Bentham 21 par exemple, l’utilitarisme


prend un tour qui l’éloigne du calcul de l’intérêt hobbesien.
Alors que chez Hobbes il s’agit seulement de la survie –  la
première loi de nature est celle qui nous dicte de faire tout
ce qui est en notre pouvoir pour préserver notre propre
vie  –, l’utilitarisme pose au premier plan la question du
bonheur. «  La nature a placé l’humanité sous le
gouvernement de deux maîtres souverains  : la peine et le
plaisir 22.  » Il s’agit, en effet, de construire une
«  arithmétique des plaisirs  » qui permette d’accorder «  le
bonheur au plus grand nombre ». Est utile ce qui augmente
le bonheur de la communauté, mais à condition de ne pas
oublier que la communauté est un « corps fictif » et que le
bonheur doit donc être compris comme celui des individus
membres de la communauté. Au lieu d’opposer l’intérêt
commun au plaisir individuel, Bentham affirme que l’intérêt
commun n’est pas autre chose que l’intérêt des individus, et
l’intérêt des individus est la maximisation de la somme des
plaisirs ou, « ce qui revient au même  », la minimisation de
la somme des peines. Une fois ce principe admis, nous
disposons d’un critère permettant de reconnaître une action
morale  : est moral ce qui permet d’augmenter la somme
globale de plaisirs disponibles pour une communauté
donnée. Ce n’est donc plus l’intérêt égoïste qui commande,
mais le bonheur du plus grand nombre, voire de tous –  si
possible. Le principe d’utilité, autre nom du principe de la
maximisation du bonheur, est un principe si fort qu’en
réalité tous ceux qui veulent le critiquer ne s’attaquent pas
au principe lui-même, mais seulement à sa mauvaise
application. Du reste, Bentham ne reconnaît que deux types
de critiques du principe d’utilité  : celles des partisans de
l’ascétisme d’une part, celles des partisans du principe de
sympathie et d’antipathie de l’autre. Le principe de
l’ascétisme, s’il peut, à la rigueur, valoir pour la conduite
privée, n’est absolument pas applicable au problème du
gouvernement. Pour Bentham, le principe de sympathie et
d’antipathie n’est pas vraiment un principe moral  ; il est
bien plutôt la négation de tout principe moral, puisqu’il ne
renvoie qu’à l’approbation ou à la désapprobation à l’égard
des actes d’autrui.
Ici, nous sommes bien dans une philosophie morale et
même une éthique qui part de la définition de ce qu’est la
vie bonne pour rapporter nos règles de vie et nos actions à
cette définition. Elle promet d’échapper aux dilemmes et
aux complications des morales traditionnelles. Pour savoir si
une action est morale, il suffit simplement d’en calculer la
valeur. Comment ? En calculant la valeur du plaisir ou de la
peine qu’elle procure. Bentham propose des critères pour ce
calcul qui doit toujours se rapporter à des circonstances
définies : 1) intensité ; 2) durée ; 3) certitude ; 4) proximité ;
5)  fécondité  ; 6)  pureté  ; 7)  extension 23. La mise en œuvre
du calcul permettra donc de déterminer ce qui permet de
maximiser le plaisir ou le bonheur.

2. BONHEUR ET PLAISIR

L’arithmétique des plaisirs de Bentham souffre de


lacunes sur le plan de la philosophie morale, quoique par sa
simplification même elle soit adaptée à l’économie politique
devenue science économique – Bentham permet de donner
un sens aux théories économiques fondées sur une théorie
subjective de la valeur.
Sans procéder à une critique d’ensemble de la doctrine
de Bentham, remarquons que la définition du bonheur
comme plaisir est fort discutable, sauf à donner au plaisir un
sens si large qu’il recouvre entièrement la notion même de
bonheur. Mais, pour lui, parler de bonheur sans le lier
immédiatement au plaisir, c’est tout simplement du
bavardage métaphysique. Le plaisir lui-même doit être
défini de manière suffisamment sage pour être compatible
avec les bonnes mœurs. Bentham n’est pas un libertin  !
Donc, le plaisir est transformé, conformément en cela aux
enseignements d’Épicure, en une simple absence de
douleur. Cette double réduction est malheureusement si
contraire à nos intuitions courantes qu’on ne voit pas bien
comment elle pourrait s’imposer d’elle-même. Parmi nos
plaisirs les plus intenses, nombreux sont ceux qui
demandent des efforts et même de la peine ou de la
douleur. Épicure lui-même sait qu’il faut apprendre à
supporter la douleur, qui est souvent la condition même du
plaisir. Et le Montaigne de l’essai Sur quelques vers de
Virgile est bien plus convaincant que l’hédonisme
simplificateur de Bentham.
Conscient de ces faiblesses, Mill critique Bentham en
modifiant la définition du bonheur et du plaisir. À
l’arithmétique, il cherche à substituer une définition
qualitative des plaisirs. Le plaisir que l’homme doit
rechercher est d’abord le plaisir moral lié à l’exercice de la
pensée. Ainsi, J.S. Mill rappelle que le but de la philosophie
morale est de trouver un « premier principe reconnu  », car
l’absence d’un tel principe «  a fait de la morale moins le
guide que la consécration des opinions professées par les
hommes » 24. Les utilitaristes se proposent de réussir là où
les autres spécialistes de morale ont échoué. Mais quel est
donc ce «  premier principe  »  ? Il s’agit tout simplement du
«  bonheur  », ce qui situe l’utilitarisme dans le champ bien
connu de l’eudémonisme. Mais, apparemment dans la
même tradition épicurienne que Bentham, Mill affirme :

Par «  bonheur  » on entend le plaisir et l’absence de


douleur ; par « malheur » la douleur et la privation de
plaisir 25.
Cependant, Mill se sépare de tous ceux qui pourraient lui
rappeler que tout plaisir vient du ventre. Il faut incorporer à
l’épicurisme originel des utilitaristes « beaucoup d’éléments
chrétiens aussi bien que stoïciens  ». Et donc, les plaisirs
auxquels il faut assigner la plus haute valeur ne sont pas
ceux de la sensation mais ceux «  que nous devons à
l’intelligence, à la sensibilité, à l’imagination et aux
sentiments moraux 26  ». Il faut donc distinguer les plaisirs
selon leur qualité :

Peu de créatures humaines accepteraient d’être


changées en animaux inférieurs sur la promesse de la
plus large ration de plaisirs de bêtes  ; aucun être
humain intelligent ne consentirait à être un imbécile,
aucun homme instruit à être un ignorant, aucun
homme ayant du cœur et une conscience à être
égoïste et vil, même s’ils avaient la conviction que
l’imbécile, l’ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots
respectifs, plus complètement satisfaits qu’eux-
27
mêmes avec le leur .

C’est pourquoi

il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc


satisfait  ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un
imbécile satisfait 28.

Donc, « l’idéal utilitariste, c’est le bonheur général et non


le bonheur personnel 29 ». L’extension de la notion de plaisir
et l’introduction de la différence qualitative entre les plaisirs
rapprochent Mill des éthiques eudémonistes traditionnelles,
d’inspiration aristotélicienne ou chrétienne, et si une
certaine insatisfaction vaut mieux qu’une satisfaction vile,
on ne voit plus bien où se trouve le principe premier qui soit
en même temps un critère empirique que nous promettaient
les utilitaristes. La morale est ce qui conduit au bonheur ; or
le bonheur réside dans le plaisir, et le plaisir réside dans la
vertu, et alors le bonheur réside dans la vertu, et par
conséquent Mill n’est pas un utilitariste mais un stoïcien qui
cherche à parler avec les mots d’une pensée anglaise
dominée par l’empirisme et l’économie politique. Ou encore,
le plaisir réside dans la connaissance et la contemplation du
vrai, et alors le bonheur réside dans la theoria des Grecs, et
par conséquent Mill est un aristotélicien. Ou encore, comme
le disait déjà Descartes qui voulait mettre d’accord stoïciens
et épicuriens, le plus grand contentement de soi réside dans
le bon usage du libre arbitre, et alors Mill est d’accord avec
la morale cartésienne. Bref, l’extension proposée par Mill
transforme presque toutes les morales en morales
utilitaristes.
Pour les utilitaristes, la version proposée par Mill
présente encore un autre défaut. L’utilitarisme de Bentham
est la philosophie morale adéquate à l’économie politique
en voie de se transformer en pure et simple apologie du
mode de production capitaliste. Il n’en va pas de même
avec Mill, puisque la préférence pour la vie vertueuse peut
s’opposer à la recherche individuelle du maximum de biens
matériels qui constitue le principe de base du capitalisme
concurrentiel. La science économique capitaliste libérale,
«  apologétique  », comme disait Marx, prétend fournir un
modèle indépassable pour le droit, la politique et la morale.
Les deux premiers aspects sont vus plus loin. Pour le
troisième, si un homme respecte sa parole ou sa signature
dans les contrats et si la propriété privée est protégée, il n’y
a pas d’autre précepte moral à produire, puisque chacun
cherchant à maximiser ses avantages sur le plan
économique concourra au bonheur de tous. Celui qui est
obsédé par la volonté d’avoir toujours plus d’argent, quels
que soient les moyens –  légaux  – employés, celui-là est
véritablement l’être moral. Ambition dévorante, cupidité,
égoïsme, absence de toute compassion à l’égard de la
souffrance ne sont plus des vices mais des à-côtés
éventuellement désagréables, et la compassion, la charité,
le respect des autres, le courage et la mesure ne sont plus
que des vertus annexes qui ne sont pas requises et peuvent
même être dangereuses –  les économistes classiques n’ont
pas de mots assez durs pour fustiger ceux qui, par
compassion, veulent aider les pauvres et œuvrent ainsi
contre le progrès économique. Discours qui reste celui des
grandes institutions économiques (OCDE, OMC, FMI, etc.)
aujourd’hui plus que jamais. Un tel discours trouve dans
l’utilitarisme de Bentham son complément idéal. Mais
l’utilitarisme de Mill ne peut remplir cette fonction, sauf au
prix de contorsions et d’hypothèses supplémentaires.
L’utilitarisme de Mill est la morale adéquate au libéralisme,
mais seulement dans le sens américain du terme –  les
«  libéraux  » sont, outre-Atlantique, plutôt classés à gauche
et se donnent comme les porteurs du souci de justice
sociale. Si la liberté individuelle est un bien intangible, il est
nécessaire cependant de la rendre compatible avec le
bonheur général qui constitue, pour Mill, le critère suprême
de l’action morale. Ce qui explique tout à la fois le
féminisme, la défense du droit au non-conformisme et les
tendances socialisantes qui caractérisent cette pensée.

3. MILL, CRITIQUE DE KANT

Mill affirme que même Kant, le plus souvent, détermine


si une maxime peut valoir comme loi universelle en
envisageant ses conséquences et donc en se plaçant d’une
certaine manière sur le terrain même de l’utilitarisme. Mill a
certainement raison pour quelques-uns des exemples
utilisés par Kant, mais il a tort de généraliser. Dans la
réponse à Benjamin Constant, Sur un prétendu droit de
mentir par humanité, l’argumentation de Kant est en effet
très utilitariste, en dépit du refus de tout critère
conséquentialiste dans la doctrine kantienne. Pourquoi le
droit de mentir doit-il être refusé même dans le cas où un
mensonge permettrait de sauver une vie humaine  ? Kant
donne deux arguments :
1. Tout mensonge, quelles qu’en soient les raisons,
constitue une injustice envers l’humanité tout entière, car
en s’autorisant à mentir,

cette action a pour effet que des déclarations en


général ne trouvent pas de créance, et que, par
conséquent, tous les droits qui sont fondés sur des
contrats tombent également 30.
2. Le second argument est plus singulier, puisqu’il
consiste à mettre en garde celui qui serait tenté d’accepter
le mensonge «  bien intentionné  » en raison des
conséquences fâcheuses qui pourraient en résulter :

Si tu as, par exemple, empêché d’agir par un


mensonge quelqu’un qui se trouvait avoir des
intentions meurtrières, tu es responsable d’un point
de vue juridique de toutes les conséquences qui
pourraient en résulter. Mais si tu t’en es tenu
strictement à la vérité, la justice publique ne peut rien
te faire quelles que soient les conséquences
31
imprévues .

On est bien ici dans une argumentation de type


utilitariste  : il est bon pour l’humanité tout entière que le
principe de la parole donnée puisse être tenu pour valide ; il
est toujours préférable pour moi de ne pas mentir, c’est la
stratégie qui m’épargnera les ennuis dans lesquels on
tombe inévitablement dès qu’on se met à mentir. Du point
de vue même qui est celui de Kant, tout ce texte est très
problématique. Il démontre aussi que le principe
d’universalisation qui est à la base de l’impératif kantien
recèle de nombreuses difficultés  : l’argument de Kant va
tellement contre notre sens commun –  je dois mentir aux
assassins, contrairement à ce qu’affirme Kant  – qu’il peut
sembler ouvrir la voie à toutes les maximes morales les plus
contradictoires entre elles. Mais je laisse de côté, pour
l’instant, les difficultés de la morale kantienne.
Mill semble donc fondé à écrire :
[Kant] reconnaît virtuellement que l’intérêt de
l’humanité envisagée collectivement, ou tout au
moins de l’humanité envisagée sans distinction de
personnes, doit être présent à l’esprit de l’agent
quand il juge en conscience de la moralité de l’acte 32.

On pourrait admettre à la rigueur cette formulation, qui


n’est pas très éloignée de cette autre formulation de
l’impératif catégorique qui nous commande de considérer
l’humanité comme une fin en soi. Cependant, cela ne fait
pas de la morale kantienne une morale utilitariste. Mill
propose d’interpréter ainsi le principe de Kant :

Nous devons diriger notre conduite d’après une règle


que tous les êtres raisonnables puissent adopter avec
avantage pour l’intérêt collectif 33.

Aussi proche de l’impératif catégorique que cette


formulation puisse sembler, elle est cependant réductrice et
conduit finalement à méconnaître ce qui constitue le nerf de
la Métaphysique des mœurs. L’intérêt collectif de l’humanité
ne suffit pas à définir le devoir moral. Et Kant s’en explique
clairement dans un des passages les plus remarquables de
la deuxième section des Fondements de la métaphysique
des mœurs :

Enfin un quatrième à qui tout sourit, voyant d’autres


hommes (à qui il pourrait bien porter secours) aux
prises avec de grandes difficultés, raisonne ainsi : Que
m’importe ? Que chacun soit aussi heureux qu’il plaît
au ciel ou que lui-même peut l’être de son fait, je ne
lui déroberai pas la moindre part de ce qu’il a, je ne lui
porterai pas même envie ; mais je ne me sens pas le
goût de contribuer en quoi que ce soit à son bien-être
et d’aller l’assister dans le besoin  ! Or, si cette
manière de voir devenait une loi universelle de la
nature, l’espèce humaine pourrait fort bien subsister,
et assurément dans de meilleures conditions que
lorsque chacun a sans cesse à la bouche les mots de
sympathie et de bienveillance, et même met de
l’empressement à pratiquer ces vertus à l’occasion,
mais, en revanche, trompe dès qu’il le peut, trafique
du droit des hommes ou y porte atteinte à d’autres
égards. Mais, bien qu’il soit parfaitement possible
qu’une loi universelle de la nature conforme à cette
maxime subsiste, il est cependant impossible de
VOULOIR qu’un tel principe vaille universellement

comme loi de la nature. Car une volonté qui prendrait


ce parti se contredirait elle-même  ; il peut en effet
survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait
besoin de la sympathie et de l’assistance des autres,
et où il serait privé lui-même de tout espoir d’obtenir
l’assistance qu’il désire par cette loi de la nature issue
de sa volonté propre 34.

Ce quatrième à qui tout sourit, c’est «  l’homme aux


écus  » de la première section du Capital de Marx. C’est le
bourgeois égoïste qui propose que chacun poursuive ses
propres fins et que c’est ce qu’on peut faire de moins mal
pour l’humanité tout entière. Sur le plan factuel, Kant admet
les prémisses de ce raisonnement. L’égoïsme rationnel est
sans doute un bon calcul et pourrait même être profitable à
l’humanité. Mais nous ne pouvons pas le vouloir sans nous
contredire nous-mêmes. Il ne suffit donc pas qu’un principe
soit applicable et avantageux pour l’humanité dans son
ensemble, il faut encore que je puisse le vouloir en tant que
je suis un être rationnel-raisonnable. D’où la conclusion :

… à coup sûr l’humanité pourrait subsister, si


personne ne contribuait en rien au bonheur d’autrui,
tout en s’abstenant d’y porter atteinte de propos
délibéré ; mais ce ne serait là cependant qu’un accord
négatif, non positif avec l’humanité comme fin en soi,
si chacun ne tâchait pas aussi de favoriser, autant
qu’il est en lui, les fins des autres 35.

Kant se sépare clairement des utilitaristes les plus


préoccupés du respect de l’autre et du bonheur de
l’humanité  : les utilitaristes se placent sur le plan de nos
tendances spontanées et de ce qui est faisable sans
contradiction, alors que Kant se place du point de vue du
vouloir humain. Je peux, donc je veux, dit l’utilitariste. Je
dois, donc je peux, répond Kant. Ainsi la critique que Mill
adresse à Kant manque-t-elle son but.

4. RAWLS, CRITIQUE DE L’UTILITARISME

John Rawls, depuis la publication de la Théorie de la


justice, cherche à construire une théorie politique. Pourtant
cette théorie politique est appuyée sur une conception de la
morale dont l’inspiration kantienne est explicite. La
troisième partie de la Théorie de la justice est, d’ailleurs,
consacrée aux fins et vise bien à réinsérer la théorie
politique dans une philosophie morale.
Dans la mesure où il affirme la priorité du juste sur le
bien, Rawls ne pouvait que s’opposer vigoureusement à
l’utilitarisme classique, car pour ce dernier, la priorité est
rigoureusement inverse. Montrant que les principes de
justice conduisent souvent à des situations indécidables,
Mill affirme ainsi que «  c’est l’utilité sociale qui permet de
décider entre l’un et l’autre 36  ». La subordination de la
justice ne pouvait pas être exprimée plus clairement. On
retrouve la même idée formulée avec plus de précision un
peu plus loin :

Tous les hommes étant également fondés à réclamer


le bonheur sont également fondés par là même, et de
l’avis du moraliste et du législateur, à réclamer tous
les moyens de l’atteindre, mais seulement dans les
limites qu’imposent à la maxime les exigences
inévitables de la vie humaine et de l’intérêt général,
dans lequel est compris celui de chaque individu ; ces
limites doivent d’ailleurs être strictement tracées.

Ce qu’on peut encore résumer ainsi :

Toutes les personnes sont estimées avoir droit à


l’égalité de traitement, à moins que quelque intérêt
social reconnu n’exige le contraire 37.
La justice n’a sa place que pour autant qu’elle ne
contredit pas la nécessaire recherche du bonheur maximum
des individus. Cette subordination de la justice au bien – et
même plus exactement au bonheur – trouve son expression
concentrée dans la formulation qu’en donne Sidgwick et qui
constitue le point de départ de la critique de Rawls  : une
société est bien ordonnée, et par là même juste, quand ses
institutions majeures sont organisées de manière à réaliser
la plus grande somme totale de satisfaction pour l’ensemble
des individus qui en font partie.
Rawls fait d’abord remarquer que l’utilitarisme appliqué à
la justice repose sur l’idée qu’il y a un passage naturel entre
ce qui est bon pour l’individu et ce qui est bon pour le
groupe, autrement dit : « La justice sociale est l’application
du principe de prudence rationnelle à une conception du
bien-être du groupe considéré comme un agrégat 38. » Dans
la conception utilitariste, le juste est conçu comme ce qui
maximise le bien. Une fois les principes utilitaristes
clairement identifiés, Rawls les remet en cause
radicalement, car ils s’opposent au principe d’égalité, sur
lequel repose la théorie du contrat social :

Puisque chacun désire protéger ses intérêts, sa


capacité à favoriser sa conception du bien, personne
n’a de raison de consentir à une perte durable de
satisfaction pour lui-même afin d’augmenter la
somme totale. En l’absence d’instincts altruistes,
solides et durables, un être rationnel ne saurait
accepter une structure de base simplement parce
qu’elle maximise la somme algébrique des avantages,
sans tenir compte des effets permanents qu’elle peut
avoir sur ses propres droits, ses propres intérêts de
base. C’est pourquoi, semble-t-il, le principe d’utilité
est incompatible avec une conception de la
coopération sociale entre personnes égales en vue de
leur avantage mutuel. Ce principe est en contradiction
avec l’idée de réciprocité implicite dans le concept
d’une société bien ordonnée 39.

L’utilitarisme n’est pas une théorie erronée du


comportement humain. Rawls doute visiblement que les
hommes soient une espèce dotée naturellement d’un
altruisme solide et durable –  en bon kantien, il doit savoir
que l’humanité «  est faite d’un bois si tordu  » qu’un sain
pessimisme s’impose. Par conséquent, il est certainement
raisonnable de considérer que les individus, en fait,
calculent prudemment ce qui sera le plus favorable pour
eux et pour leur propre conception du bien. Rawls ne le
conteste pas. Mais on ne peut étendre cette conception des
comportements humains aux principes sur lesquels devrait
être construite une société bien ordonnée. Le passage du
bien individuel au bien collectif constitue la clé des
conceptions morales utilitaristes, qui présupposent l’identité
entre le bien individuel et le bien collectif. Or, ce passage,
affirme Rawls, est illégitime, non parce que les individus
seraient différents de ceux que décrit l’utilitarisme, non
parce que l’on devrait opposer à l’utilitarisme des morales
moins profanes, fondées sur l’obéissance à la loi divine ou à
la loi naturelle ou à tout ce qu’on veut d’autre  ; mais tout
simplement parce que des individus «  utilitaristes  » placés
dans les conditions initiales où l’on doit choisir les principes
de base d’une société bien ordonnée ne choisiraient pas le
principe d’utilité comme principe architectonique.
L’argumentation de Rawls a suscité chez ses
commentateurs et critiques une grande perplexité, en ce
qu’on y voit se combiner des présuppositions utilitaristes et
une référence appuyée aux morales déontologiques du type
de celle de Kant.
Le pari de Rawls est que cette combinaison paradoxale
permet de construire une théorie robuste, soustraite aux
critiques traditionnelles du kantisme. La philosophie morale
de Kant, dans sa forme originelle, pose des questions
redoutables. En particulier, elle conduit à accepter un
ensemble de postulats nécessaires pour la raison pratique,
comme l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme et
l’existence d’un souverain bien qui réconcilierait
l’obéissance au devoir et la recherche du bonheur. Suivre la
morale de Kant ne serait donc possible que si l’on est un
bon protestant piétiste. Un athée reconnaîtrait les exigences
morales issues de l’impératif catégorique –  pour en arriver
là, il lui suffit simplement de suivre sa propre raison dans
son usage pratique –, mais Kant a l’air de croire que mettre
en pratique ces exigences serait au-dessus de ses forces,
faute de ce réconfort moral que lui prodigue la foi –  l’idée
qu’en agissant bien je serai digne du bonheur… dans l’Au-
delà  ! D’où les accusations si fréquentes qui font de la
morale de Kant une « morale de curé », accusations injustes
si l’on veut bien admettre qu’en réalité la morale catholique
issue en partie de l’aristotélisme revu par saint Thomas
d’Aquin est, pour l’essentiel, une morale eudémoniste, voire
utilitariste, et non une morale déontologique. La structure
de la raison pratique kantienne, du reste, ne rend pas bien
convaincant ce recours aux postulats. Il reste que Kant pose
une question bien embarrassante  : comment l’homme
pourrait-il être conduit à admettre les lourds sacrifices
qu’impose le respect de la loi morale s’il est privé de cette
référence à une transcendance divine ?
Habermas veut laïciser définitivement le kantisme en
montrant que le principe d’universalisation (principe «  U  »)
découle des présuppositions pragmatiques de
l’argumentation. Rawls prend une autre voie pour aboutir à
ce résultat, celle de la procédure propre aux théoriciens du
contrat social. Des individus placés dans des conditions
initiales adéquates (ce que Rawls nomme «  voile
d’ignorance  ») et ne raisonnant que d’un point de vue
utilitariste adopteraient des principes de justice non
utilitaristes. En tant qu’individu ayant besoin de la
coopération avec les autres individus, tout en ayant des
intérêts propres, éventuellement conflictuels avec ceux des
autres individus, je souhaite raisonnablement que la société
que je forme avec les autres soit un système de coopération
équitable.
Or le principe de maximisation du bien général peut
entrer et entre en conflit avec les principes d’une
coopération équitable. En particulier, la maximisation du
bien général peut conduire au sacrifice de la position de
certains membres de la communauté. Les Grecs anciens ne
concevaient pas que le bien le plus grand puisse être atteint
sans l’institution de l’esclavage  ; c’est même un des
arguments fondamentaux d’Aristote en faveur de
l’esclavage  : s’il n’y a plus d’esclaves, tous devront
travailler, se préoccuper de la reproduction des conditions
de la vie et il n’y aura plus d’hommes libres, c’est-à-dire
d’hommes qui puissent se livrer aux activités les plus
élevées et les plus dignes de l’essence humaine. Mais
personne ne pourrait choisir une situation où il risque d’être
esclave –  à moins d’être fou, disait déjà Rousseau – et, par
conséquent, une société fondée sur l’esclavage, même si
elle maximise le bien général, ne serait pas une société bien
ordonnée.
On peut, certes, imaginer qu’il y a des frontières
déterminées au-delà desquelles le principe d’utilité doit
céder le pas aux droits naturels de la personne –  qui
interdiraient par exemple l’esclavagisme  –, mais en ce cas
l’utilitarisme ne peut plus prétendre fournir le critère
définissant les comportements humains auxquels doit
s’attacher la qualification de « bon » : un comportement est
bon non pas s’il est utile, mais s’il respecte la personne. Et
on retombe alors dans une morale déontologique de type
kantien, ce à quoi pourtant l’utilitarisme nous promettait
d’échapper. Si l’on essaie de justifier le respect de la
personne d’un point de vue utilitariste, les choses sont
encore plus compliquées. En général, on en reste à la
«  règle d’or  » qui veut que je traite les autres comme je
voudrais qu’ils me traitent  : je fais du bien en espérant un
bien en retour et je m’abstiens de nuire à autrui pour éviter
qu’autrui ne me nuise. Mais Rousseau a déjà montré
combien cette règle était incohérente moralement. Le juge
s’abstient de condamner l’assassin de façon à ne pas être
condamné s’il lui advient, à son tour, de sombrer dans le
crime  ! Bien qu’elle semble être la plus universelle des lois
morales, la règle d’or n’est que le degré zéro du jugement
moral et c’est à ce degré zéro que conduit l’utilitarisme.
C’est pourquoi, traditionnellement, les utilitaristes
reprennent toujours plus ou moins des doctrines du bonheur
collectif comme justification ultime et donc rabattent leurs
prétentions sur une forme ou une autre d’eudémonisme. À
la doctrine utilitariste, qui suppose la détermination des
comportements individuels par ce qu’on croit être le bien
commun, Rawls oppose le principe de respect, le caractère
inviolable des droits de la personne et le principe d’égale
liberté.

5. REVUE DES CRITIQUES DE L’UTILITARISME

L’utilitarisme est face à un dilemme redoutable. Soit il


s’en tient à sa version «  matérialiste  » primitive, type
Bentham, et alors il tombe dans les difficultés les plus
sérieuses –  il est une doctrine à peu près inconsistante sur
le plan logique. Soit, au contraire, il cherche à échapper à
ces difficultés, dans sa version sophistiquée de type Mill – à
l’utilitarisme pur et dur, Mill substitue en fait une théorie
mixte –, mais alors il se heurte à une double opposition :
1)  il est devenu incapable de remplir le programme qui
est le sien, à savoir découvrir un principe premier qui puisse
servir de critère de jugement moral sans recourir aux
morales a priori ;
2) il ne peut plus nous sortir des embarras dans lesquels
la métaphysique nous avait laissés  ; l’arithmétique des
plaisirs promettait une procédure de calcul de la valeur
morale d’un acte. L’introduction des plaisirs qualitatifs
exclut cette procédure et rend parfaitement indéterminés
les avantages supposés de telle ou telle action.
Les embarras de l’utilitarisme ont leurs racines dans des
contradictions logiques dont on peut trouver l’analyse chez
Moore. La première de ces confusions est celle qui découle
du fait que l’utilitarisme est un hédonisme. Or, comme le
montre Moore, «  la conscience du plaisir n’est pas le bien
unique, et de nombreuses situations dans lesquelles elle est
incluse à titre de partie sont bien meilleures qu’elle 40  ». La
deuxième confusion résulte de l’idée que le bien propre et le
plaisir personnel sont la même chose. Voici la conclusion de
la réfutation qu’en donne Moore :

La seule raison que je puisse avoir de viser mon


« bien propre », c’est qu’il soit bon absolument que ce
que j’appelle ainsi m’appartienne –  bon absolument
que j’aie quelque chose que d’autres ne peuvent avoir
si, moi, je l’ai. Mais s’il est bon absolument que je
l’aie, alors toute personne a autant de raison que j’ai
moi-même de viser le fait que je l’aie. Si, donc, il est
vrai de l’intérêt ou du bonheur de tout homme pris
isolément qu’il doive être sa seule fin ultime, cela ne
peut vouloir dire qu’une chose  : que l’intérêt ou le
bonheur de cet homme est le bien unique, le bien
universel et la seule chose que quiconque a le devoir
de viser. Ce qu’affirme donc l’égoïsme, c’est que le
bonheur de chaque homme est le bien unique – qu’un
bon nombre de choses différentes sont chacune la
seule bonne chose qui soit – ce qui est une
contradiction absolue  ! On ne pourrait rêver plus
complète et plus totale réfutation d’une théorie 41.

De cela découle, pour Moore, qu’il n’y a aucun sens à


parler d’un égoïsme rationnel, et donc l’utilitarisme est une
philosophie inconsistante logiquement.
 
L’échec de l’utilitarisme au regard des buts qu’il se
propose lui-même n’est pas vraiment étonnant. L’utilitariste
se propose de décrire les motivations psychologiques
humaines et il découvre que les hommes cherchent leur
utile propre, agissent en fonction de leurs intérêts et
voudraient être heureux. Mais pour construire une morale, il
ne suffit pas de décrire les mœurs humaines  ; il faut être
capable de dire ce que les hommes doivent faire. Or il n’y a
aucun sens à dire que les hommes doivent rechercher le
bonheur  ; cela n’aurait pas plus de sens que d’édicter des
préceptes pour obliger les gens à respirer, à se nourrir ou à
faire l’amour. De ce point de vue, il faut rendre grâce à Kant
d’avoir démontré que le bonheur ne pouvait jamais être un
principe moral –  non qu’il faille être malheureux pour être
moral 42, mais parce que le bonheur et la morale
appartiennent à deux ordres de l’existence humaine qui
n’ont aucun rapport l’un avec l’autre, même sous la forme
du sophisme subtil du «  bonheur moral  » dont Kant a
43
montré les antinomies .
Enfin, l’expérience pratique démontre que l’utilitarisme
ne permet pas de départager les comportements humains
vertueux des vicieux. La multiplicité des conceptions du
bien propre interdit qu’un tel critère puisse valoir
universellement. Le fait de pouvoir poursuivre librement la
recherche de la satisfaction égoïste individuelle est
moralement acceptable du point de vue utilitariste, puisque,
si l’on adopte les théories de l’économie politique classique,
le «  laissez faire  » est ce qui permet d’augmenter au
maximum la richesse globale de la société et ainsi, en vertu
de cette forme particulière de la doctrine de l’harmonie
préétablie qui a été popularisée par Adam Smith, l’égoïsme
individuel le plus cruel se trouve être en même temps le
comportement moral par excellence  ! Mais, en même
temps, les philosophes utilitaristes démontrent tous que les
comportements altruistes sont profitables à tous et donc
profitables à l’individu qui les adopte. Par conséquent, la
même doctrine utilitariste vous recommandera de ne jamais
pratiquer la charité qui encouragerait les pauvres dans leur
paresse et de la pratiquer afin de renforcer la cohésion de la
société humaine et de pouvoir bénéficier le cas échéant de
la même aide que celle qu’on fournit à autrui quand on en a
la possibilité (règle d’or). Théoriquement inconsistant,
l’utilitarisme aboutit à des comportements contradictoires et
peut servir de légitimation à tout et au contraire de tout.
Dès ses premiers pas, chez Helvétius dans De l’esprit, par
exemple, cette doctrine avait été critiquée, y compris par
des penseurs matérialistes et athées comme Diderot. Les
raffinements apportés à la théorie n’ont rien changé.
Comme le fait remarquer Charles Taylor, l’utilitarisme est
une doctrine morale à la fois étroite et menaçante :

Étroite, parce que l’édification requiert un certain sens


des biens en faveur desquels on se prononce et pas
uniquement contre lesquels on s’affirme. Menaçante,
parce que le refus de définir tout bien autre que celui,
reconnu, de l’efficacité instrumentale dans la
recherche du bonheur peut mener à une destruction
effarante du mode de vie de la société, au
nivellement et à l’élimination de tout ce qui ne
s’accorde pas à cette vision étroite, ce dont les
conséquences modernes de la rationalité
bureaucratique offrent un ample témoignage, de la
Poor Law Act de 1834 à la catastrophe de
Tchernobyl 44.

Les développements, depuis une ou deux décennies, de


la domination du point de vue utilitariste dans les questions
politiques aussi bien qu’éthiques, combinés au triomphe de
l’économie néolibérale, n’ont fait que confirmer ce
diagnostic sévère.

1. Marx, Œuvres, III, p. 1055.


2. Voir La Philosophie dans le boudoir, p. 129.
3. Introduction aux Leçons sur la philosophie de l’histoire.
4. Voir Éthique, partie I, appendice.
5. Ibid., partie IV, proposition XXXIV.

6. Ibid., partie IV, proposition XXXV.

7. Ibid., partie IV, appendice, chap. XXVI.

8. Traité théologico-politique, in Œuvres, II, p. 334.


9. Éthique, partie IV, proposition L.
10. Ibid., Scolie.
11. Ibid., partie IV, proposition LIV, Scolie.
12. Thomas Hobbes, Léviathan, chap. XIV, p. 129.
13. Ibid.
14. Ibid., chap. XV, p. 143.
15. Ibid., chap. XIII, p. 124.
16. Ibid., p. 123.
17. Les citations qui suivent renvoient aux p. 36 à 50 de cet ouvrage.
18. Idée d’une histoire universelle…, proposition IV, in Œuvres, II, p. 192.
19. Morals by Agreement, Oxford, 1985.
20. John Stuart Mill, L’Utilitarisme, p. 41.
21. Voir, par exemple, An Introduction to Principles of Morals and
Legislation.
22. Thomas Hobbes, op. cit., chap. I, 1.
23. Jeremy Bentham, op. cit, chap. IV.

24. John Stuart Mill, op. cit., p. 41.


25. Ibid., p. 49.
26. Ibid., p. 49-50.
27. Ibid., p. 52.
28. Ibid., p. 54.
29. Ibid., p. 56.
30. Emmanuel Kant, Sur un prétendu droit de mentir…, in Œuvres, III, p.
436-437.
31. Ibid.
32. John Stuart Mill, op. cit., p. 136.
33. Ibid., p. 137.
34. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, in
Œuvres, II, p. 287.
35. Ibid., p. 296.
36. John Stuart Mill, op. cit., p. 146.
37. Ibid., p. 154-155.
38. John Rawls, Théorie de la justice, § 5, p. 50.
39. Ibid., § 3, p. 41.
40. G.E. Moore, Principia Ethica, § 58, p. 152.
41. Ibid., § 59, p. 156.
42. Kant refuse toutes les morales de la mortification et affirme que,
parmi les devoirs qu’il a envers lui-même, chaque homme a celui du
souci de soi et par conséquent de son propre bonheur.
43. Voir, en particulier, la préface à la deuxième partie de la
Métaphysique des mœurs, in Œuvres, III, p. 654-655.
44. Les Sources du moi, p. 430.
3

Défense de l’universalisme

1. Universalisme et relativisme
Les difficultés que nous rencontrons pour trouver une
bonne théorie des fondements de la morale viennent peut-
être de ce que nous nous concentrons sur la morale
abstraite alors qu’il faudrait s’attacher à comprendre la
réalité de la vie éthique (la Sittlichkeit hégélienne). Or si la
morale paraît universelle et intemporelle, la vie éthique est
immédiatement plurielle, historiquement déterminée et
susceptible, éventuellement, de progrès. La critique
marxiste de la morale ou sa critique nietzschéenne
s’inscrivent dans la ligne de la critique hégélienne de Kant.
Bien que ces critiques puissent nous éclairer sur la question
de la morale en général et qu’on ne doive pas les rejeter
aussi brutalement que le font certains antirelativistes
modernes, néo-kantiens principalement, je voudrais montrer
que nous devons garder l’autonomie et la priorité des
principes moraux comme fil conducteur de toute réflexion
sur les normes. Je ne veux pas chercher une conciliation ou
un dépassement dialectique de l’antagonisme entre
relativisme et universalisme ; il s’agit seulement d’expliquer
pourquoi on doit à la fois rejeter le scepticisme en matière
morale et son corollaire relativiste et réaffirmer la valeur
éminente de la recherche de lois morales universelles et,
pour ainsi dire, éternelles.

1. UNIVERSALISATION ET COMMUNAUTÉ DU GENRE


HUMAIN

Les intuitions du sens commun font de l’universalité des


principes moraux un critère d’évaluation central. L’injustice
commence quand ce qui vaut pour les uns est dénié aux
autres. Ce principe est si largement partagé qu’on pourrait
se dispenser d’en développer le contenu. Quelques
exemples montreront cependant qu’il s’agit d’un principe à
la portée beaucoup plus large qu’on ne le croit d’abord.
Un acte est moral, donc, s’il est universalisable. C’est là
une condition nécessaire (bien que non suffisante). Kant le
dit après beaucoup d’autres moralistes et philosophes : « Je
dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi
vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. » Mais
cette idée du caractère universel de la loi morale se
retrouve dans presque toutes les traditions philosophiques,
y compris dans les éthiques téléologiques. Développant les
principes moraux du stoïcisme, Cicéron affirme qu’il y a une
communauté du genre humain et que nos principes moraux
doivent viser cette communauté du genre humain avant de
viser notre famille, nos voisins ou nos compatriotes.
Si la nature prescrit de prendre soin d’un homme pour
cette seule raison qu’il est homme, il faut bien que,
selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à
tous  ; s’il en est ainsi, nous sommes tous tenus par
une seule et même loi naturelle, et, en conséquence,
il est interdit par la loi naturelle d’attenter aux droits
d’autrui  : or le premier antécédent est vrai, donc le
dernier conséquent l’est aussi 1.

Montesquieu dit quelque chose de semblable :

Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût


préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon
esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et
qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier.
Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût
préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à
l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la
regarderais comme un crime 2.

Et Montesquieu donne la raison de cette position  : «  Je


suis homme avant d’être français, je suis nécessairement
homme et je ne suis français que par hasard.  » La
conséquence directe de la théorie stoïcienne reprise par
Cicéron est que l’homme est d’abord « citoyen du monde ».
Ce cosmopolitisme se distingue de la conception
aristotélicienne de la cité, bien qu’elle soit aussi fondée sur
le droit naturel. La cité d’Aristote est nécessairement close,
et limitée puisqu’elle doit être autarcique pour être libre. Il y
a donc une séparation nette entre l’intérieur et l’extérieur,
entre la cité et les autres cités, comme il y a une séparation
de nature entre les Grecs et ceux qui ne parlent pas le grec,
et dont la langue est comme le pépiement des oiseaux (les
Barbares). Comme enfin il y a une séparation de nature
entre l’homme libre, celui qui est pleinement un homme, et
l’esclave, qui n’est un homme que nominalement. L’éthos
aristotélicien définit les usages propres à une communauté
et ne prétend pas valoir universellement. C’est pourquoi la
critique contemporaine de l’universalisme rejoint les
positions défendues par les néo-aristotéliciens.
Les philosophes rationalistes ne prendront pas non plus
en compte le point de vue cosmopolitique  : le droit civil
établit la paix au sein de la nation, mais entre les États,
c’est le droit de nature, c’est-à-dire la simple loi du plus fort,
qui s’applique –  même si Spinoza ou Rousseau indiquent
très nettement qu’un État bien gouverné devra s’abstenir
de toute guerre de conquête. Seul Kant, sur la base d’une
problématique entièrement différente, revient à ce point de
vue du citoyen du monde, à la fois théoriquement (cf.
Théorie et Pratique, partie  III) et avec des propositions
concrètes (Projet de traité de paix perpétuelle).
La démarche de Cicéron est parfaitement rigoureuse : de
même que les intérêts de la famille sont subordonnés aux
intérêts de l’ensemble de la communauté nationale (ou de
la république), de même les intérêts de la communauté
nationale sont subordonnés aux intérêts généraux de
l’humanité. L’étranger est donc aussi un sujet de droit,
puisque nous avons nécessairement des devoirs envers lui.
Ainsi, quand on parle d’universalisation de la loi morale, il
ne s’agit pas d’un universalisme abstrait, mais au contraire
d’un principe qui vise la constitution de la société en tant
que telle et s’inscrit dans le processus de l’histoire.
Ce principe d’une universalité du genre humain qui
définirait le champ de la morale est si fort que même les
États doivent feindre de l’accepter, quitte à l’utiliser
cyniquement pour la défense de leurs intérêts
géostratégiques. Le «  devoir d’ingérence  » invoqué par
l’humanitarisme moderne et par les grandes coalitions
militaires s’appuie sur cet universalisme. Les critiques de la
politique d’«  ingérence humanitaire  » –  qui consiste le plus
souvent à bombarder les populations civiles d’un pays érigé
provisoirement en ennemi public numéro un  – sont
également conduites au nom de l’universalisme  : s’il est
juste et bon d’intervenir militairement contre le
«  génocide  » des Kosovars, pourquoi faut-il s’abstenir
d’intervenir en Tchétchénie contre la Russie ou au Kurdistan
contre le gouvernement turc  ? Autant qu’un principe ferme
pour l’action, l’universalisme apparaît ici comme un discours
vide dont la seule fonction est de donner une légitimation
morale à des actions entreprises pour des mobiles qui n’ont
pas de rapport avec la morale, ou pour donner un
supplément d’âme à la bonne vieille Realpolitik. En outre,
cet universalisme transformé en idée générale est le terrain
propice aux confusions entre la morale et le droit –  par
exemple, quand on utilise de manière indifférenciée les
expressions «  droit d’ingérence  », qui renverrait à un ordre
juridique international, et «  devoir d’ingérence  », qui
correspond à une exigence morale que doit ressentir chaque
individu qui se sent responsable du monde.
Si l’on quitte le terrain des relations internationales, il
n’en va guère mieux. L’universalisme m’oblige à refuser les
conceptions particulières de telle ou telle communauté –
  singulièrement dans le cas des communautés qui se
réfèrent à l’autorité religieuse ou à la tradition pour définir
ce qu’est la vie bonne – quand ces conceptions sont
manifestement contraires non seulement à la loi morale
kantienne, mais même à la simple coexistence des libertés
de chaque individu. Mais, d’un autre côté, l’universalisme
me commande de ne pas accorder une valeur supérieure à
mes propres conceptions du bien et me demande de
respecter les conceptions de la vie bonne des autres. Il en
va de même dans toutes les discussions sur l’avortement,
l’euthanasie, etc. Chaque fois, il s’agit de définir des
prescriptions universalisables à partir de conceptions
particulières de la vie, de la dignité de l’être humain, de son
caractère sacré.

2. CRITIQUES DE L’UNIVERSALISME MORAL

Ainsi, accepter le principe d’universalisation et la


considération de l’humanité comme fin en soi, ce n’est
qu’un premier pas purement formel. L’effectivité des
principes recommande de quitter la sphère des idées
générales. Mais en quittant ce royaume des fins pour
revenir sur terre, n’abandonne-t-on pas en cours de route la
possibilité d’un jugement moral universel ?
Les critiques de l’universalisme moral se ramènent
presque toutes à une critique de type sceptique. Soit les
jugements moraux sont tous controversables et, donc,
aucun ne peut avoir de prétention à l’universalité. Soit les
jugements moraux sont réellement universels, mais alors ils
sont tautologiques et n’ont pas de portée pratique. De cette
aporie se déduit que la tentative de faire reposer la vie
morale sur un fondement rationnel a  priori est vouée à
l’échec, et à cette moralité abstraite on doit substituer une
science de la vie éthique concrète. Ce scepticisme moral est
d’abord relativiste. C’est une très ancienne tradition pour
laquelle nous trouvons de beaux développements dans
quelques textes fameux de Montaigne, qui disait que nous
nommons barbare ce qui n’est point dans nos coutumes. Le
scepticisme moral va trouver de nouveaux ingrédients avec
la crise du colonialisme et les travaux des ethnologues. Loin
d’être des «  barbares  », les peuples colonisés se montrent
comme des sociétés ayant des structures sociales
complexes et des pratiques sociales élaborées. Dans la
foulée des travaux – plus ou moins bien compris – de Claude
Lévi-Strauss, se constitue une pensée de la différence qui
aboutit à ruiner, notamment en France, les prétentions
universalistes d’une colonisation menée au nom du progrès
et de la propagation des Lumières.
Ce courant va d’abord trouver des prolongements
politiques à gauche et à l’extrême gauche, mais aussi du
côté des conservateurs, voire d’une certaine extrême droite
(comme l’équipe du GRECE regroupée autour des revues
Éléments et Krisis). Mais si l’on aborde le différentialisme
sur le mode politique, on peut le rejeter pour son
confusionnisme (sur le mode des extrêmes qui se
rejoignent) ou parce qu’il entre dans la panoplie idéologique
de gens qui tentent de rénover les idées fascistes. Mais
cette façon de procéder n’est pas la bonne. Il y a dans le
différentialisme une affirmation moralement incontestable,
qui est celle du droit des individus à déterminer comme ils
l’entendent leur genre de vie, et une critique souvent
légitime d’un universalisme, qui n’est que du chauvinisme
ou de l’ethnocentrisme.
 
De l’ancrage des différences dans la nature et dans
l’inégalité biologique des hommes, la réfutation est assez
simple. Les différences naturelles entre les hommes sont
faibles et aucun groupe humain ne témoigne d’une
homogénéité biologique –  par exemple génétique  –
suffisamment significative. Hobbes, avec la grande clarté
qui le caractérise, le dit très bien :

La nature a fait les hommes si égaux quant aux


facultés du corps et de l’esprit, que, bien qu’on puisse
trouver parfois un homme manifestement plus fort,
corporellement, ou d’un esprit plus prompt qu’un
autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence
d’un homme à un autre n’est pas si considérable
qu’un homme puisse de ce chef réclamer pour lui-
même un avantage auquel un autre ne puisse
prétendre aussi bien que lui 3.

Autrement dit, les différences se transforment en


inégalités dans «  l’état civil  », alors que, par nature, les
hommes sont essentiellement égaux, ou à peu près égaux,
en tout cas pas suffisamment inégaux en force physique ou
en esprit pour y trouver la légitimation des considérables
inégalités de conditions qui caractérisent les sociétés
historiques. Il est donc conforme à la nature humaine que
nous nous considérions comme des égaux, bien que,
historiquement, il ait fallu beaucoup de temps pour que les
hommes apprennent à se reconnaître tous comme des êtres
humains du même genre, tous «  descendants d’Adam et
Ève  ». En tout état de cause, ce qui fait que nous nous
reconnaissons comme des hommes, d’où que nous venions
et quelles que soient nos mœurs, c’est le fait que nous
sommes des animaux qui parlent. Autrement dit, au-delà
des différences, parfois légitimes, le simple fait de parler est
une reconnaissance réciproque et implicite de l’humanité et
d’une égale humanité entre les locuteurs. Il est d’ailleurs
très significatif que les nazis dans les camps ne
s’adressaient pas aux déportés directement et qu’il
s’agissait là d’une des composantes essentielles de
l’entreprise de destruction de l’humanité menée par le
régime hitlérien.
 
S’il est pris au sérieux, le différentialisme biologique
conduit à l’extermination. C’est la logique implacable de
toute pensée de la différenciation naturelle entre les
hommes. En effet, l’idée de différences naturelles conduit à
hiérarchiser les êtres humains selon une échelle de valeurs,
à les séparer entre purs et impurs. Il s’agit alors de protéger
la caste supérieure de la contamination qu’apportent les
impurs. Dans les sociétés anciennes (par exemple, l’Inde),
cette séparation a pu être maintenue sans extermination,
mais à partir de l’irruption de la modernité, ce n’est plus
possible, puisque la société fondée sur la liberté du
commerce et le droit d’entreprendre renverse toutes les
barrières traditionnelles. Il ne reste donc plus que
l’épuration radicale. En ce sens d’ailleurs, le racisme
moderne ne doit pas être confondu avec les anciennes
formes de différentialisme (par exemple, l’opposition des
Grecs et des Barbares), car il n’est pas une résurrection
d’une mentalité arriérée ou sauvage, mais bien un produit
de la modernité elle-même.
Un différentialisme biologique non exterminateur est
peut-être possible, mais alors il manque complètement son
but. Quand bien même les âneries des «  savants  » qui
découvrent un jour le gène de l’homosexualité, le lendemain
le gène de la fidélité chez les souris blanches et la bosse
des maths le troisième jour, quand bien même donc, ces
âneries auraient-elles quelque fondement que cela ne
changerait rien du tout ! S’il y a un gène de la fidélité, être
infidèle n’est donc pas quelque chose de plus différent que,
par exemple, avoir les cheveux bouclés ou les cheveux
raides, les yeux noisette ou le nez en trompette. Or, aucune
société ne se fonde sur ces traits particuliers. Même chez
les sauvages, il y a des jolies filles et d’autres que la nature
n’a point gâtées, des grands costauds et des petits
malingres, mais toute société existe sur le principe qu’«  il
faut de tout pour faire un monde  ». Autrement dit, de ce
différentialisme biologique inconséquent, on ne peut pas
conclure aux différenciations morales et culturelles, mais
uniquement à l’impossibilité de la société humaine. Or, la
société humaine non seulement est possible mais encore
existe en fait. Par conséquent, le différentialisme biologique
ne mérite pas même une réfutation biologique.
Certains scientifiques bien intentionnés tentent ce genre
de réfutation, opposant leur propre interprétation de la
génétique à l’interprétation des néoracialistes par exemple.
Cela peut avoir une certaine influence positive dans une
société où la Science est le grand Référent. Pourtant, ils se
trompent sur le fond de la question. Quand bien même il y
aurait des différences génétiques, plus importantes qu’on
ne le croit aujourd’hui, entre les membres de l’espèce
humaine, cela ne changerait pas notre conception de l’unité
de l’espèce humaine, conception qui n’est pas fondée sur la
biologie dernier cri, mais sur les grandes traditions
philosophiques et religieuses de toute la civilisation.
 
Venons-en maintenant au différentialisme non
biologique, c’est-à-dire aux formes nouvelles de relativisme
et aux thèses du droit à la différence qui leur sont liées.
Aussi sympathiques qu’elles puissent apparaître, par
exemple comme réaction de défense des minorités
opprimées, des peuples en voie de disparition, et quelles
que soient leurs conséquences politiques, ces positions
souffrent, sur le plan théorique, de défauts rédhibitoires:
1. Il y a une préoccupation commune à toutes les
sociétés humaines qui est celle de la reproduction de
l’espèce. Or, pour l’homme, il ne s’agit pas d’une simple
reproduction biologique qu’il faudrait assurer au mieux,
mais bien d’une institution sociale. Toutes les sociétés
donnent à ce problème des réponses différentes quant à
leurs modalités. Mais il y a un noyau commun que Pierre
Legendre identifie ainsi :
Bornons-nous à prendre acte de ce qu’implique
l’accès à la vie chez l’humain, soumis aux nécessités
d’une longue maturation, laquelle constitue dans
l’espèce parlante l’impératif de la seconde naissance,
d’où émerge le sujet de la parole, venant à sa place et
sous statut généalogique dans l’ordre des filiations.
Naître une seconde fois signifie naître à l’institution de
la parole, dont relève l’organisation de la vie dans
toute société. Du point de vue de notre étude, ces
questions se ramènent au problème général de
l’élaboration par le sujet de son rapport à l’Interdit 4.

Si les interdits varient, en revanche l’interdit en tant que


tel est universel. Sauf dans la mythologie et les rêveries
philosophiques, il n’y a pas de société «  permissive  » au
sens que ce qui structure en premier lieu une société, c’est
l’interdit, c’est-à-dire ce qui fixe des limites à l’individu. Si
donc l’anthropologie moderne nous a rendu sensibles à la
différence, une anthropologie approfondie montre que ces
différences existent d’abord comme les modalités
d’invariants de l’espèce humaine. Nous retrouvons donc
l’unité de l’espèce, postulée philosophiquement dans la
tradition classique et appuyée maintenant sur des études
historiques, psychanalytiques ou juridiques.
 
2. La reconnaissance du droit à la différence est elle-
même un principe universaliste. Ce n’est pas le moindre des
paradoxes du différentialisme moderne que d’appuyer ses
prétentions sur un principe qu’il renie. Car, tout de même,
c’est bien parce que nous postulons moralement l’unité de
l’espèce humaine et l’égale dignité de tout homme, titulaire
de droits «  naturels  » inaliénables, que nous pouvons
reconnaître le droit de tel groupe particulier à vivre comme
il l’entend. Du même coup, le partisan du «  droit à la
différence  » est contraint de reconnaître qu’il existe des
principes universels, d’un niveau plus élevé, qui fondent ce
droit à la différence et, par voie de conséquence, qu’il y a
bien un noyau universel dans les diverses formes de vie
morale que l’on peut rencontrer.
Il ne s’agit pas seulement d’une réfutation logique, mais
d’une dialectique du progrès moral. À l’universalisme encore
abstrait de la philosophie des Lumières, on peut substituer
un universalisme réel qui englobe la saisie de la particularité
comme expression particulière de l’universel et non comme
antithèse de l’universel. Certes, l’idée d’un progrès moral
est fort contestable. Les penseurs antiques, Socrate, Épicure
ou les stoïciens, défendaient une conception de la morale
largement aussi élevée que la nôtre, et il est bien difficile de
prouver que de Cicéron à Kant et Moore on pourrait trouver
la ligne d’une ascension. La considération de l’histoire elle-
même n’est pas très encourageante.

On ne peut se défendre d’une certaine humeur


lorsqu’on voit exposer leurs faits et gestes [ceux des
hommes] sur la grande scène du monde et que, à
côté de quelques manifestations de sagesse ici ou là
pour certains cas particuliers, on ne trouve pourtant
dans l’ensemble, en dernière analyse, qu’un tissu de
folie, de vanité infantile, souvent même de
méchanceté et de soif de destruction puériles  : de
sorte qu’à la fin on ne sait plus quel concept on doit
se faire de notre espèce si imbue de sa supériorité 5.

Mais de même qu’on ne peut conclure du fait au droit, de


même il est impossible de rejeter l’idée d’un progrès moral
par la seule considération des méfaits, crimes et horreurs en
tout genre dont l’époque contemporaine n’a pas été avare.
Évoquant le stoïcisme, Diderot écrit :

En lisant Sénèque, on se demande plusieurs fois


pourquoi les Romains se donnaient la mort ; pourquoi
les femmes romaines la recevaient avec tranquillité,
un sang-froid tout voisin de l’indifférence. Les
combats sanglants du cirque où ils voyaient mourir si
fréquemment avaient-ils rendu leur âme féroce  ? Le
mépris de la vie s’élevait-il sur les ruines du sentiment
d’humanité  ? Revenaient-ils du spectacle convaincus
que la douleur de ce passage qui nous effraie est bien
peu de chose, puisqu’elle ne suffisait pas pour ôter
aux gladiateurs la force de tomber avec grâce et
d’expirer selon les lois de la gymnastique ?
Ce n’était ni par dégoût, ni par ennui que les Anciens
se donnaient la mort ; c’est qu’ils la craignaient moins
que nous, et qu’ils faisaient moins de cas de la vie 6.

Que nous fassions aujourd’hui plus de cas de la vie peut


sembler difficile à admettre. Mais, pourtant, si ce n’est pas
toujours le cas en fait, c’est vrai en droit. La suppression de
la peine de mort dans les nations civilisées – il faudrait donc
en exclure les États-Unis – en fournit une preuve. De même,
e
le racisme, qui était si largement partagé au  XIX et au
e
XX   siècle, est aujourd’hui très généralement condamné,
même à titre d’opinion. Nous reconnaissons des droits à des
catégories de la population qui en étaient très largement
privées il y a peu de temps encore. Autrement dit, les
normes généralement partagées sont beaucoup plus
exigeantes que dans les siècles antérieurs et ne sont plus
limitées à quelques philosophes d’avant-garde, mais
concernent la masse de la population. L’attention est plus
vigilante et notre notion de l’humanité s’est singulièrement
élargie et enrichie. Enfin, à ces considérations générales et
trop brèves, on pourrait ajouter les arguments avec lesquels
la notion de progrès moral a été développée par Habermas.
Prenant appui sur les travaux de Jean Piaget et Lawrence
Kohlberg, il établit une théorie des stades de la conscience
morale assez convaincante 7.
 
3. Le communautarisme, qui fonde les principes éthiques
et la structure sociale sur le développement propre à
chaque communauté ethnique ou historique, est une
version aujourd’hui en vogue de ce différentialisme dont on
vient de faire la critique. Se référant principalement à la
situation allemande, Habermas classe ce courant parmi les
courants conservateurs  : si la morale se réduit aux
coutumes particulières au temps et au lieu, tout principe
normatif orienté vers la transformation sociale apparaît
comme une tentative de briser ce qui fait l’unité de la
communauté, comme une expression de ces abstractions
destructrices que déjà Edmund Burke dénonçait chez les
révolutionnaires français de 1789 dans ses Considérations
sur la Révolution française. Certes, cette version
conservatrice du communautarisme n’est pas la seule
possible. Dans le monde anglo-saxon, et principalement aux
États-Unis, les communautaristes apparaissent comme des
critiques de l’ordre existant. D’une part, contre l’idéologie
néolibérale, ils défendent les droits de la collectivité face à
un individu qui se veut tout-puissant. D’autre part, face à un
système économique qui nivelle tout et détruit les
conditions spécifiques de la vie et de la culture, les
communautaristes défendent les droits des minorités.
Mais le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions
et le droit à la différence se transforme en acceptation de la
différence des droits. D’une part, le communautarisme
enferme la communauté ethnique à l’intérieur de l’espace
national auquel elle est intégrée. Il ne promeut pas
l’acceptation de l’altérité mais bien au contraire la
consolidation des perceptions courantes de l’autre comme
celui qui est radicalement étranger, comme celui qui n’est
pas de la même espèce. Il soutient ainsi indirectement les
théoriciens du différentialisme biologique. Idéologie
réactionnelle, le communautarisme est non l’opposé mais le
complément du néolibéralisme dominant. D’autre part, il
bafoue les droits des individus appartenant à certaines
minorités. J’ai la faiblesse de penser que les femmes « sont
des hommes comme les autres  », disposant donc des
mêmes droits. Faut-il donc, au nom du droit à la différence,
accepter que la condition des femmes de certaines
communautés reste celle de l’asservissement, voire pire. Le
débat français sur la question de l’excision en est un bon
révélateur. Notre État jacobin et niveleur a poursuivi en
justice ceux qui se livraient à cette pratique. On a vu se
dresser contre cela quelques groupes très minoritaires –
  recrutés notamment du côté de l’ethnopsychiatrie  – qui
affirmaient que nous ne comprenions rien au sens
symbolique de cette pratique et que le remède était pire
que le mal. On voit bien comment l’idéologie
communautariste se confond ici avec la défense de la
« tradition » dans ce qu’elle a de pire.
 
Ainsi, si l’universalisme est un principe vague et souvent
indéterminé, la critique relativiste de l’universalisme est au
mieux incohérente, au pis destructrice des acquis essentiels
de la civilisation, y compris de ceux auxquels les relativistes
sont les plus attachés.

2. Le principe
d’universalisation :
justifications kantiennes
La philosophie morale de Kant constitue une innovation
majeure dans la pensée morale, non parce qu’elle conduirait
à des propositions morales inédites mais parce qu’elle
déplace le point de vue à partir duquel les principes moraux
peuvent être fondés. Pour aller vite, on peut dire que les
morales traditionnelles étaient fondées soit sur l’obéissance
à l’autorité divine –  obéissance liée à un système de
menaces (l’enfer) et de promesses de béatitude éternelle –,
soit sur des principes ontologiques (par exemple dans l’idée
de loi naturelle). Ces morales sont téléologiques  : les actes
moraux visent une certaine fin, individuelle ou collective,
censée être l’accomplissement de la destinée humaine. Agir
moralement, c’est agir en vue d’un bien, sachant qu’un bien
est quelque chose que l’on peut désirer posséder. Or toutes
ces morales, comme on vient de le voir, posent trop de
problèmes pour répondre à notre « cahier des charges ». Si
j’essaie de reconstruire les principes d’une société bien
ordonnée en m’appuyant sur une morale eudémoniste,
inévitablement je serai obligé de faire appel à une
conception spécifique du bonheur. Par voie de conséquence,
il sera impossible de définir les lignes d’un consensus
raisonnable. En outre, si l’on accepte la distinction que j’ai
posée –  après d’autres  – entre l’éthique et la morale, la
recherche du bonheur ou du souverain bien est plus une
question éthique qu’une question morale. La morale définit
les conditions de base qui permettent à chacun de
rechercher son bien propre. Rien de plus, rien de moins.
La démarche initiée par Kant promet précisément de
résoudre les difficultés et contradictions des grandes
éthiques traditionnelles en redéfinissant les fondements et
le champ de la morale. Je précise « initiée », car il ne s’agit
nullement ici de prôner un « retour à Kant » censé résoudre
la crise des valeurs qui affecte nos sociétés. Seulement de
dégager les lignes de force de la méthode pour aller au-delà
de Kant, y compris contre Kant.

1. LA BONNE VOLONTÉ
Pour Kant, l’homme ne reçoit la loi morale ni de la nature
ni de Dieu mais de la raison et d’elle seule. L’action n’est
pas le moyen en vue d’atteindre un bien. Elle est
uniquement dictée par le devoir, quoi qu’il puisse nous en
coûter. Il ne s’agit plus d’atteindre le bonheur, mais
seulement de s’en rendre digne, «  sans garantie de
résultat » ! À la morale téléologique se substitue une morale
déontologique.
Le principe de l’action étant la volonté, il s’agit donc de
déterminer ce qu’est une bonne volonté. Kant montre qu’il
est impossible de déterminer ce qu’elle est en partant des
fins visées. Les maximes d’une volonté déterminée par ces
fins sont toujours hypothétiques. Une bonne volonté est une
volonté autonome, c’est-à-dire libre. Alors que,
traditionnellement, la loi morale est conçue comme ce qui
vient limiter la liberté de l’homme, au sens du libre arbitre,
c’est-à-dire de sa capacité de choisir le bien ou le mal, de
pécher ou de refuser le péché, avec Kant, la liberté devient
le principe même de la loi morale. Une liberté sans loi ne
serait qu’une expression contradictoire. Être libre, c’est faire
ce qu’on veut. Mais ce que l’homme veut librement, c’est
seulement ce que lui dicte sa raison, indépendamment de
tout mobile sensible. Ainsi la bonne volonté n’est rien
d’autre que la loi que dicte la raison.
Or la loi de la raison est une loi de non-contradiction ou
encore une loi d’universalité. Une volonté absolument
bonne ne peut pas être mauvaise  ! Elle ne peut pas se
contredire elle-même  : je ne peux pas vouloir «  x  » ici et
maintenant et « non-x » demain ou ailleurs. C’est ainsi que
«  le caractère qu’a la volonté de valoir comme une loi
universelle pour des actions possibles a de l’analogie avec
la connexion universelle de l’existence des choses selon des
lois universelles, qui est l’élément formel de la nature en
général  ». D’où se déduit la formule de la volonté
absolument bonne : « Agis selon des maximes qui puissent
se prendre en même temps elles-mêmes pour objet comme
lois universelles de la nature. »
L’impératif moral est un impératif catégorique, parce
qu’il ne souffre aucune exception, parce que ses
commandements sont nécessaires et ne sont soumis à
aucune condition, ni à aucune hypothèse supplémentaire.
Évidemment, Kant sait bien que l’homme n’est pas une
raison pure. Les mobiles sensibles déterminent dans une
large mesure les modalités de l’action effective. Nous
pouvons agir bien pour de mauvaises raisons  ; nous
pouvons agir mal en dépit du fait que nous savons ce qui
est bien. Mais, selon Kant, même celui qui agit contre la loi
morale la reconnaît. Nous pourrions considérer la thèse
kantienne comme le résultat d’une expérience de pensée
qui isole de la vie éthique son principe qui, autrement, nous
apparaît caché ou distordu dans l’enchevêtrement des
conditions réelles de la vie. Personne n’agit effectivement
sous le seul commandement de l’impératif catégorique,
mais les actions humaines prennent leur sens à la lumière
de cet impératif, un peu à la manière dont la physique
classique pose le principe d’inertie comme principe
fondamental, alors même que l’expérience semble infirmer
ce principe –  aucun corps du monde réel dont nous avons
l’expérience n’est soumis à aucune force extérieure et, par
conséquent, aucun corps du monde réel ne suit
effectivement un mouvement rectiligne uniforme et
pourtant tous les mouvements se peuvent comprendre en
partant du mouvement inertiel.
L’idée kantienne selon laquelle les maximes morales
doivent avoir la portée universelle des lois de la nature
soulève également une autre question. Les éthiques
traditionnelles inscrivent la vie humaine dans le cours de la
nature. Être moral, c’est toujours, d’une manière ou d’une
autre, vivre selon la nature dont la nature humaine fait
partie. La recherche du bonheur est le fondement de
l’éthique aristotélicienne parce que chaque être cherche son
Bien propre et que c’est une loi naturelle. Avec Kant, mais
on pourrait dire déjà avec Rousseau, le point de vue moral
est transformé radicalement. Bien sûr, l’homme fait partie
de la nature, mais, à l’intérieur de ce monde naturel, il
construit son propre monde, un monde spécifiquement
humain, un monde qui a sa causalité propre et ses lois
propres. La «  nature humaine  » est donc une «  seconde
nature » et c’est cela qui confère sa dignité particulière à la
vie humaine. La pensée kantienne est donc bien au plus
haut point une pensée humaniste, parce que fondée sur la
reconnaissance de la valeur de l’homme en général et de la
subordination de la nature à cette valeur.

2. L’UNIVERSALISATION ET LE RESPECT D’AUTRUI

Nous sommes ainsi parvenus à ce principe


d’universalisation, noyau de la morale kantienne, mais on
n’en aperçoit pas tout de suite la portée. Une action n’est
une action morale que si la maxime qui la commande peut
valoir comme loi universelle, répète Kant sous diverses
formes. C’est là quelque chose de remarquable car la
morale n’est plus définie par son contenu – sa « matière »,
dit Kant  – mais uniquement par sa forme. C’est la
conséquence du fait que la loi morale est un produit de la
raison pure dans son usage pratique –  donc
indépendamment de tout mobile matériel  – et c’est la
condition de la moralité, car si la morale était définie par sa
matière, s’y mêleraient nécessairement des mobiles
empiriques et des considérations de prudence
(pragmatiques).
L’application de ce principe est en apparence fort simple.
Par exemple, on peut se demander s’il est permis, dans
certains cas, de mentir. La réponse kantienne est
catégorique : ne mentir jamais ! En effet, si je m’accorde le
droit de mentir pour certaines raisons pragmatiques
déterminées, du même coup, je dois l’accorder à tout autre,
qui lui aussi trouvera toujours des raisons spécifiques de
mentir. Dès ce moment, c’est l’existence de la vie sociale et
de la vie humaine tout court qui devient impossible, puisque
plus personne ne peut avoir confiance en la parole de
l’autre, plus aucun contrat ne pourrait être souscrit.
Ainsi, on voit apparaître chez Kant quelque chose qui
trouvera son développement dans la philosophie morale du
e
XX   siècle. Les principes de la moralité ne sont pas définis

par un contenu dont on pourrait éventuellement discuter,


mais par une procédure. L’impératif catégorique kantien ne
nous dit rien de déterminé ; il nous indique seulement, mais
c’est considérable, la marche à suivre si nous voulons savoir
comment agir et quelles maximes sont des maximes
légitimes pour déterminer notre décision. Autrement dit, le
formalisme kantien, loin de condamner l’impératif
catégorique à l’impuissance, selon la célèbre formule qui dit
que Kant a les mains pures mais n’a pas de main, se révèle,
au contraire, un principe moral dont les applications
« concrètes » sont les plus larges.
L’impératif catégorique, en effet, n’est pas le principe
d’une universalité abstraite qui laisserait la voie ouverte à
toutes les mises en œuvre concrètes possibles, y compris
les plus tyranniques. On pourrait, par exemple, imaginer
que l’égoïsme soit un principe universalisable. Kant, lui-
même, envisage cette solution, dans le texte cité plus haut.
Une société d’égoïstes indifférents aux autres, donc non
envieux, est ainsi théoriquement possible. Néanmoins, Kant
refuse cette hypothèse de l’égoïste indifférent, car si elle est
possible universellement sans contradiction, nous ne
pouvons pas la vouloir : en effet, «  il peut survenir malgré
tout bien des cas où cet homme ait besoin de l’amour et de
la sympathie des autres, et où il serait privé lui-même de
tout espoir d’obtenir l’assistance qu’il désire par cette loi de
la nature issue de sa propre volonté ». Il ne suffit pas que la
maxime de l’action puisse être généralisée, il faut se
demander si chaque homme –  et même chaque être
raisonnable  – pourrait la vouloir. Il faut donc en quelque
sorte se mettre à la place des autres, et en premier lieu à la
place de tous ceux qui pourraient être injustement
défavorisés par la mise en œuvre d’une règle, par ailleurs
non contradictoire et acceptée par le plus grand nombre.
Le principe d’universalisation kantien ainsi entendu
conduit donc à une nouvelle formulation de l’impératif  :
«  Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien
dans ta personne que dans la personne de tout autre
toujours en même temps comme une fin, et jamais
simplement comme un moyen. » Ce n’est pas l’humanité en
général qu’il faut respecter mais l’humanité dans chaque
individu. Ainsi, l’autre est un autre moi-même non parce
qu’il me ressemble, parce que nous appartenons à la même
tribu ou à la même nation, mais parce que nous sommes
également doués de cette dignité suprême qu’est
l’appartenance à l’humanité, comme fin suprême.
Ainsi, la raison pratique constitue la communauté
humaine comme une totalité. L’humanité n’est pas une
qualité biologique, mais cette reconnaissance mutuelle des
individus comme sujets moraux. Et cela vaut pour tout
homme, même le plus égoïste, même le plus méchant, car
celui-là reconnaît encore une loi morale universelle, même
si, dans ses propres actions, il ne la suit jamais, incapable
qu’il est de résister à ses inclinations au mal.
Là encore, on pourrait critiquer ces abstractions
kantiennes. La communauté humaine comme totalité
n’existe pas  ; n’existent que des groupes sociaux
différenciés et souvent antagonistes, etc. Et pourtant, en
affirmant que l’humanité n’est pas un fait de nature mais se
constitue comme telle seulement sur le plan moral, Kant dit
quelque chose qui va bien au-delà du kantisme. L’homme –
  le petit d’homme  – n’entre pas dans le monde humain
autrement qu’en construisant son Surmoi, c’est-à-dire en
intériorisant l’Interdit, en se fabriquant une conscience
morale. Un certain freudo-marxisme a vu dans cette
«  intériorisation de la répression  » une structure propre à
l’autoritarisme des sociétés de classe. Il n’en est rien. Les
modalités – éventuellement pathogènes – de la construction
du Surmoi dans les sociétés autoritaires sont une chose, la
nécessité de cette construction du sujet par référence à
l’Interdit en est une autre. Abandonné à sa «  nature  », au
principe de plaisir et au fantasme de toute-puissance, le
petit d’homme ne peut tout simplement pas vivre. Une
société qui refuserait l’Interdit, qui «  jouirait sans
entraves », serait tout simplement une société dans laquelle
les individus refuseraient la reconnaissance de l’autre, et
donc une société qui se dévorerait elle-même.
 
Incidemment, on peut remarquer que ceux qui veulent
« tout, tout de suite » et « jouir sans entraves », ce sont les
«  actionnaires  », c’est-à-dire les acteurs centraux du
nouveau mode de régulation capitaliste. L’ancien capitaliste
prônait l’épargne, l’effort, les valeurs du travail et de la
famille. Il était « moraliste » et, par conséquent, les critiques
du capitalisme assimilaient toute morale au moralisme
capitaliste, à la «  morale bourgeoise  ». Si bien qu’on a pu
croire que toutes les critiques de la morale, de l’interdit et
de la loi étaient ipso facto des critiques du mode de
production capitaliste. Sommet de cette fusion entre
l’anticapitalisme et la révolte contre la morale  : le
mouvement étudiant de mai 1968 qui tente sa jonction avec
le mouvement ouvrier traditionnel. Mais le malentendu est
complet. Les revendications spécifiques du gauchisme vont
constituer la pointe avancée de la restructuration du mode
de production capitaliste, des modes de pensée et des
conduites sociales qui vont caractériser la nouvelle phase.
La destruction de l’autorité va épargner les patrons mais
viser les maîtres… d’école –  c’était une cible plus facile à
atteindre. La critique de la morale va pouvoir laisser libre
cours à l’industrie du sexe, qui ne menait jusqu’alors qu’une
existence clandestine. La critique de la famille va aider à la
constitution de cet individu «  nomade  », libre de toute
attache, parfaitement flexible et adapté au capitalisme
mondialisé. La critique de la répression et l’exaltation du
moi, avec des accents qui semblent souvent inspirés de
Stirner, se transforment en complément indispensable du
néolibéralisme qui se veut à la fois libéral et libertaire.
Inversement, la défense des impératifs issus d’une morale
universaliste du devoir apparaît aujourd’hui comme
subversion de l’ordre (ou plutôt du désordre) existant.

3. CONSÉQUENCES DE LA MORALE DE KANT

Kant ne s’oppose pas à l’utilitarisme seulement parce


que c’est une morale du bonheur –  un eudémonisme  – et
donc une morale aux principes indéterminés puisque
chacun a sa propre conception du bonheur, alors que, pour
lui, seule l’intention est morale et seule la bonne volonté est
vraiment bonne. Il s’oppose encore à l’utilitarisme parce que
cette doctrine viole la formule du respect de l’humanité
dans chaque homme. En effet, l’utilitariste calculant la
somme de bonheur collectif peut parfaitement admettre
que quelques-uns soient défavorisés, si cela profite à la
majorité. Pour Kant, cela est impossible, puisque alors je
serais amené à considérer certains membres de la
communauté humaine uniquement comme des moyens et
non comme des fins en soi. Les droits de chaque individu
sont inviolables, même si ce respect aboutit à ce que
l’humanité prise dans son ensemble soit moins heureuse.
On a souvent reproché à Kant son approbation de la terrible
formule : fiat justitia, pereat mundus (que la justice soit faite
et que périsse le monde). On a vu dans cette formule
l’expression du fanatisme moral. Kant précise pourtant
l’interprétation qu’il en donne :

que la justice règne, dussent périr les scélérats de


tout l’univers  ; cette sentence, qui a passé en
proverbe, est un principe de droit bien énergique, et
qui tranche courageusement tout le tissu de la ruse
8
ou de la force .

Ceux qui, par exemple, soumettent la justice aux


« contraintes économiques », ceux-là, nous dit Kant, tissent
« le tissu de la ruse ou de la force » et, dans ce tissu, il faut
trancher courageusement. Un historien de la philosophie
pourrait sans doute voir là un écho du radicalisme de
Rousseau. Un analyste attentif de la société contemporaine
reconnaîtra les questions politiques essentielles auxquelles
nous sommes confrontés et c’est bien pourquoi, pour les
maîtres de ce monde, doit triompher l’utilitarisme le plus
étroit comme morale générale et, à défaut, on dégrade la
morale en un moralisme de catéchisme des plus plats et des
plus inoffensifs.

3. L’autofondation des normes
1. LES EXIGENCES DE BASE

Ainsi, les doctrines morales naturalistes, essentialistes ou


téléologiques présentent toutes des difficultés qui les
rendent peu aptes à fournir les principes de base d’une
société bien ordonnée. Rappelons ces exigences qui sont les
nôtres. Un système moral n’est acceptable, pour le propos
que nous poursuivons ici, que s’il satisfait à quatre
exigences :
1. Il doit être accessible à tous et donc être compatible
avec nos intuitions communes en matière de morale.
2. Il doit être suffisamment large et reposer sur des
hypothèses suffisamment faibles pour être l’objet d’un
«  consensus par recoupement  », pour reprendre ici une
démarche analogue à celle de John Rawls.
3. Il affirme la priorité du juste sur le bien. Le bonheur est
une affaire individuelle et seule la justice concerne nos
rapports avec les autres.
4. Il doit fournir les principes généraux d’une politique de
l’émancipation, c’est-à-dire d’une théorie politique qui
permette le développement de l’autonomie des individus
non seulement sur le plan restreint de la politique au sens
de la direction des affaires de l’État, mais aussi dans toutes
les sphères de la vie sociale.
Ni la religion, ni la tradition, ni la recherche du bonheur,
ni la raison, ni le calcul prudentiel ne permettent de fonder
une morale susceptible de recueillir un large consentement
dans une société pluraliste. Les éthiques traditionnelles non
seulement ont des fondements métaphysiques trop forts,
mais, de plus, elles affirment la priorité de la vie bonne sur
la vie juste. Si l’on considère la philosophie morale comme
une ascèse individuelle, il va de soi que c’est la vie bonne
qui servira de guide. Mais si, au contraire, on essaie de
penser, comme c’est le cas ici, la morale comme le point de
départ de la théorie politique, c’est à l’évidence du point de
vue inverse qu’il faut partir.
 
La priorité du juste sur le bien est la raison pour laquelle
nous devons admettre que la morale se fonde elle-même, et
c’est, au fond, la solution qu’a adoptée Kant, en affirmant
que la raison peut être autonome et que la loi morale n’est
pas autre chose que l’expression de la faculté qu’a la raison
de se donner à elle-même sa propre loi. Pourtant, la
tentative kantienne n’est pas sans créer à son tour de
nouveaux problèmes.
1. En séparant radicalement l’être et le devoir, le monde
soumis à la nécessité naturelle et le règne de la liberté, Kant
tombe sous la critique que lui adressera Hegel d’opposer la
moralité subjective abstraite (Moralität) et les
comportements moraux sociaux effectifs (Sittlichkeit, qu’on
traduit par « bonnes mœurs » ou « vie éthique »). Comment
la métaphysique des mœurs peut-elle avoir prise sur le
monde réel  ? En effet, une fois les principes généraux
définis, il faut trouver le moyen de les mettre en pratique et
donc passer de l’impératif catégorique au calcul
stratégique, c’est-à-dire au rapport entre la fin et les
moyens. Autant l’opposition entre éthique de la conviction
et éthique de la responsabilité, telle que Max Weber l’a
développée, est-elle peu convaincante, autant on doit
reconnaître que les exemples de mise en pratique que Kant
donne de sa propre morale sont parfois peu probants. Le
fameux exemple du Prétendu droit de mentir par humanité
nous montre un Kant qui s’embrouille lui-même dans ses
propres principes.
2. Si les accusations portées contre le rigorisme kantien
sont souvent peu fondées, il reste que la séparation radicale
du devoir et du bonheur pose un problème à Kant lui-même.
Comment l’homme, cet être de chair et de sang, peut-il
accepter les contraintes de l’accomplissement de son devoir
s’il n’a aucun espoir de bonheur ? La force de caractère que
cela exige est surhumaine ; or, il nous faut une morale pour
les hommes – un pur être de raison n’aurait pas besoin de
morale du devoir puisqu’il serait spontanément porté au
bien qui découle de l’exercice de la raison. Il faut donc
penser que les malheurs de ce monde, en eux-mêmes
incompréhensibles, n’ont de sens qu’en supposant un règne
des fins, c’est-à-dire en supposant que l’histoire s’accomplit
à la manière d’un plan de la nature, c’est-à-dire en
supposant Dieu. Et comme « à long terme nous serons tous
morts  », il faut admettre l’immortalité de l’âme. Ces deux
«  postulats  » doivent être admis parce qu’ils ont un
«  intérêt  » pour la raison pratique. Et voilà qu’une morale
fondée entièrement sur la raison doit avoir recours à des
finalités extérieures et à la croyance en des entités que la
raison ne peut connaître –  bien qu’elle puisse les penser  –
ainsi que la Critique de la raison pure l’avait montré. Après
avoir exécuté Dieu, ou du moins l’avoir exilé hors du monde
des humains, Kant se voit contraint de le rappeler. Que la
morale de Kant soit compatible avec la foi religieuse, c’était
un avantage, mais si elle devient incompatible avec
l’athéisme, cet avantage est reperdu dans une société où
l’homme « ose penser » et s’émancipe des autorités, passe
de la minorité à la majorité 9.
 
Admettons, avec Ernst Tugendhat 10, qu’une morale
kantienne fondée sur l’impératif catégorique est la seule
morale vraiment plausible, il faut alors essayer de sortir des
difficultés posées par l’arrière-plan métaphysique du
système kantien. Ces difficultés peuvent être éliminées si
l’on trouve le moyen :
–  de fonder une morale déontologique et universaliste
sans recours à l’idéalisme kantien ;
–  de relier l’universalité morale à une théorie de la
société.

2. RETOUR SUR LE PROGRÈS MORAL

Si, dans toute société, il y a un « noyau dur » d’interdits


et d’impératifs qu’on pourrait dire «  éternel  », il est tout
aussi évident que la manière dont ces interdits et impératifs
sont exprimés, mis en œuvre et légitimés est historique.
Plus ou moins implicitement, dès qu’on emploie le
qualificatif «  historique  », on sous-entend la possibilité de
tracer un fil qui puisse relier les diverses formes historiques
–  la vieille affaire du sens de l’histoire, pont aux ânes pour
classes de terminale. On se méfiera avec raison de ces
histoires téléologiques, de cette vision qui ne donne un sens
à l’histoire qu’en considérant que le destin de l’homme est
déjà tout tracé et que, au-delà de ses actes conscients,
l’individu n’est en réalité que le moyen dont quelque entité
transcendante se sert pour accomplir de mystérieuses fins.
Les « fins de la Nature » chez Kant, l’Histoire Universelle (les
majuscules sont obligatoires), l’avènement de l’Esprit
Absolu chez Hegel, ou encore la mission historique de la
classe ouvrière établissant le Communisme, tout cela
ressortit à un genre  : des philosophies de l’histoire qui ne
sont en fait qu’une laïcisation de la théologie chrétienne.
Cette méfiance à l’égard de l’histoire théologique ou
messianique englobe aussi l’idée même de progrès. Or,
cette extension de la critique –  légitime  – de l’histoire
téléologique/théologique à la critique de l’idée de progrès
est abusive. Qu’il n’y ait pas de chemin de l’histoire tracé à
l’avance, que l’Esprit Absolu ne soit pas obligé de parcourir
les cycles de la valse à trois temps de la dialectique et que
l’humanité dans toutes ses composantes ne suive pas les
cinq étapes obligatoires du matérialisme historique, c’est
l’évidence. L’histoire n’est rien d’autre que la succession
des générations, disait Marx. Et Engels, polémiquant contre
les « jeunes hégéliens », d’ajouter :

L’histoire ne fait rien, elle ne possède pas «  de


richesse énorme », elle « ne livre pas de combats » !
C’est au contraire l’homme, l’homme réel et vivant,
qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces
combats. […] ce n’est pas l’histoire qui se sert de
l’homme comme moyen pour œuvrer et parvenir –
 comme si elle était un personnage à part –, à ses fins
à elle  ; au contraire, elle n’est rien d’autre que
l’activité de l’homme poursuivant ses fins 11.
Il reste que l’idée de progrès peut se justifier tant du
point de vue de la compréhension de l’histoire humaine que
du point de vue de la philosophie morale, ainsi qu’on l’a vu
plus haut à propos de la critique du relativisme. Affirmer
qu’il y a une histoire de la morale, ce n’est pas tomber dans
l’historicisme dénoncé par Léo Strauss, mais, au contraire,
essayer de découvrir dans la diversité une unité qui permet
d’échapper au relativisme sans être obligé de dire que tout
a déjà été dit par les Grecs anciens. Ce qui caractérise notre
histoire, c’est que le système organisant les interdits qui
rendent possibles la vie sociale et la civilisation s’est
progressivement émancipé de la référence à l’autorité
religieuse ou traditionnelle.
Il faudrait déterminer plus précisément en quoi consiste
ce progrès, quel est son sens, c’est-à-dire à partir de quel
système de valeurs nous jugeons qu’il y a ou non progrès.
C’est une caractéristique de notre époque que d’avoir réduit
l’idée de progrès à une seule valeur, celle de l’utile qui est
le propre des systèmes techniques. L’idée de progrès telle
que les Lumières l’ont défendue est indissociable de l’idéal
démocratique et, plus généralement, de l’émancipation
humaine. Or cette émancipation se fait suivant une double
ligne  : d’une part, l’accès à l’autonomie (l’homme peut se
donner à lui-même sa propre loi) et, d’autre part,
l’universalisation  : l’homme n’est plus attaché à l’ici et
maintenant de sa naissance, de sa condition, etc., mais tend
de plus en plus à considérer son destin comme une partie
du destin de l’humanité tout entière.
Encore une fois, il faut laisser la parole à Kant :
Les Lumières se définissent comme la sortie de
l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient
par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se
servir de son entendement sans être dirigé par un
autre. Elle est due à notre propre faute quand elle
résulte non pas d’un manque d’entendement, mais
d’un manque de résolution et de courage pour s’en
servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie
le courage de te servir de ton propre entendement  !
Voilà la devise des Lumières 12.

L’entrée dans la majorité est donc l’entrée de l’homme


dans une époque où sa pensée et les normes de sa propre
vie ne lui sont plus dictées de l’extérieur, mais dépendent
uniquement de sa propre réflexion. Rousseau l’avait dit à
propos de la légitimité de l’autorité politique  : le seul
pouvoir auquel je dois obéissance est celui qui découle de
mon consentement éclairé, et, seuls, les fous peuvent
accepter de bon gré la tyrannie. Et comme principes moraux
et organisation politique sont étroitement liés, la morale est
privée de son fondement naturel –  la moralité spontanée
des hommes ne dépasse guère le stade de la pitié et de la
compassion à l’égard de la souffrance. Mais en posant la
morale comme le résultat d’une réflexion conduite « dans le
silence des passions  », d’une part la morale est
universalisée de fait –  tous les hommes sont également
doués de raison  – et, d’autre part, elle est limitée au
système de la vie commune des hommes et doit donc
déserter le terrain de l’éthique traditionnelle qui s’occupait
de la vie bonne, du bien que chaque homme cherche pour
lui-même. Cette dernière conclusion est rarement tirée
explicitement dans la pensée des Lumières, mais elle est la
conséquence logique de la révolution intellectuelle dont
Rousseau et Kant sont les porteurs.
Cette révolution n’est pas un acte de l’intelligence pure.
Elle n’est possible qu’à partir du moment où les conditions
historiques et sociales de la vie humaine ont atteint un
certain stade de développement. Un monde nouveau est né
et les Lumières tentent de penser philosophiquement et
moralement les conséquences de cette transformation
sociale. Comme Marx l’explique, il ne s’agit pas du produit
d’une rationalité abstraite, mais du résultat d’une
transformation radicale des rapports sociaux à l’œuvre dans
le procès capitaliste de production. On a souvent reproché à
Marx d’être un idolâtre du progrès, mais il y a bien quelque
chose de progressiste dans le triomphe du mode de
production capitaliste, et progressiste non pas seulement du
point de vue matériel, du point de vue des «  forces
productives », mais aussi et surtout du point de vue moral.
En quoi consiste le caractère «  progressiste  » des rapports
sociaux capitalistes  ? Tout simplement en ceci que, dans le
rapport salarié, le travailleur «  apprend à être son propre
maître, contrairement à l’esclave, qui a besoin d’un
maître 13  » et c’est bien pourquoi la crise économique,
«  memento mori du mode de production capitaliste  », en
chassant le travailleur du procès de travail, démontre la
nécessité de dépasser le mode de production capitaliste, de
mettre en place une nouvelle organisation des rapports
sociaux dans laquelle la liberté de chacun sera la condition
de la liberté de tous.
 
En envisageant les questions de la morale sous cet
angle, nous évitons ainsi les impasses du « retour à Kant »,
c’est-à-dire le retour à une morale fondée sur une
autonomie de la volonté hypostasiée. Les critiques
adressées à la morale universaliste tombent à plat, puisqu’il
ne s’agit pas de postuler un impératif catégorique abstrait
et anhistorique mais, au contraire, de saisir comment
l’exigence de l’autonomie de l’individu et de l’universalité
des principes moraux naît du développement même de la
culture humaine et des transformations sociales. Les
normes de la vie commune n’ont pas besoin d’un
fondement transcendantal, puisque c’est au contraire le
développement même de la vie sociale concrète qui exige
ces principes comme son fondement catégorique. En ce
sens, on peut parler d’une autofondation des normes. Nous
pouvons nous passer des postulats de la raison pratique
kantienne – Dieu et l’immortalité de l’âme – parce que nous
sommes amenés à considérer que les normes de la morale
doivent pouvoir être l’objet d’une discussion publique. Or,
une discussion publique débouchant sur un consensus
suppose à son tour  : 1)  que tous les individus concernés
puissent participer à la discussion ; 2) que tous les individus
concernés puissent accepter les normes admises  ; 3)  que
les conséquences – notamment sur les générations futures –
puissent également être admises par tout individu
raisonnable.
On peut penser ce qu’on veut de l’irruption de la morale
et de « l’humanitaire » sur la scène publique. Beaucoup des
aspects de cette morale médiatique sont très critiquables  ;
la philosophie morale officielle n’est souvent qu’une
philosophie de pacotille ; mais on peut lui appliquer, mutatis
mutandis, les analyses de Marx à propos de la religion : elle
est «  tout à la fois l’expression de la misère réelle et la
protestation contre la misère réelle ». Elle est « le soupir de
la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de
même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est
point d’esprit. Elle est l’opium du peuple 14 ». Pourtant, aussi
juste que soit cette caractérisation, l’essentiel, pour ce qui
nous concerne, est ailleurs. Loin d’aller de soi –  parce que
c’est la tradition et que c’est comme ça – ou de donner lieu
à des batailles aussi féroces que confuses et, à la limite,
inintelligibles entre moralistes et immoralistes, les questions
morales sont devenues l’objet d’un débat public dont on
comprend, plus ou moins distinctement, qu’il commande
l’organisation juridique et les actes politiques. De la
bioéthique à l’évolution du droit pénal, de nombreux
exemples en pourraient être donnés.
L’homme est un animal moral. Cela ne veut pas dire qu’il
possède une morale innée ou naturelle à laquelle il suffirait
de se fier, mais seulement que l’homme ne peut agir qu’en
se situant par rapport à un monde moral, à un monde de
valeurs communes qui donnent son sens à la vie. Que cette
morale soit la conséquence de la croyance dans la force de
la révélation divine, d’une métaphysique ou que les normes
soient la conséquence de l’éthique de la discussion et d’un
libre débat public, cela a une grande importance
philosophique. Dans nos sociétés laïques, qui misent
d’abord sur la responsabilité d’individus majeurs –  au sens
de Kant  –, il est évident que moins les principes moraux
renvoient à des hypothèses métaphysiques ou religieuses
fortes, plus ils peuvent fournir le terreau commun d’une
entente intersubjective. En même temps, nous devons
admettre que la morale n’est jamais réductible à la
connaissance des faits et n’est jamais déductible des lois de
la nature, même entendues au sens le plus large, c’est-à-
dire en supposant que les sociétés humaines peuvent être
rationnellement connues de manière analogue à la
connaissance que nous avons de la nature. C’est dans cette
tension entre la volonté de fonder la morale sur le ferme
terrain de la connaissance des lois sociales, sur un terrain
matérialiste, en quelque sorte, et l’idéalisme de la morale
que nous sommes condamnés à débattre et à nous
débattre.
 
En maintenant la division entre morale et éthique, telle
que nous l’avons posée au début de ce travail, nous devons
à présent faire un pas en avant. Nous ne pouvons pas nous
contenter de justifier la nécessité de la morale –  ou
l’impossibilité de l’immoralisme, pour reprendre l’expression
d’Yvon Quiniou  –, ni même seulement d’en rechercher les
fondements nécessaires, dans une métamorale. Il nous faut
essayer d’en définir le contenu précis, c’est-à-dire nous
mettre en recherche des principes d’une société juste. La
justice, disait déjà Aristote, est en quelque sorte la vertu de
toutes les vertus. Elle concentre en elle-même toutes les
questions épineuses que pose la vie morale. Parce qu’il faut
toujours revenir aux principes qui «  tranchent
courageusement le tissu de la ruse et de la force  », une
théorie politique doit nécessairement partir de ces principes
publics. C’est ce qu’il s’agit de discuter maintenant.
1. Cicéron, Traité des devoirs, III, VI, in Les Stoïciens.
2. Montesquieu, Mes pensées, 10, in Œuvres complètes, p. 855.
3. Thomas Hobbes, Léviathan, chap. XIII, p. 121.
4. Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, p. 28-29.
5. Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle…, in Œuvres, II, p.
188.
6. Denis Diderot, Essai sur les règnes de Claude et de Néron, in
Œuvres, I, p. 1141.
7. Voir Jürgen Habermas, Morale et Communication.
8. Projet de paix perpétuelle, in Œuvres, III.
9. Voir Réponse à la question: qu’est-ce que les Lumières?, in Œuvres,
II.
10. Voir Conférences sur l’éthique.
11. Marx et Engels, La Sainte Famille, chap. VI, II, in Œuvres, III, p. 526.
12. Réponse à la question: qu’est-ce que les Lumières?, in Œuvres, II, p.
209.
13. Matériaux pour l’«Économie», in Œuvres, II, p. 377.
14. Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, in Œuvres, IV,
p. 383.
4

Le principe d’égalité

Dans ce chapitre et ceux qui suivent, il s’agira de cerner


la place du concept de justice dans la construction de
l’organisation politique en nous appuyant sur ce que nous
livrera la tradition philosophique. Or, ce que montre ce
recours à la tradition, c’est le rôle central de l’égalité non
seulement comme norme juridique –  l’égalité de droit  –,
mais aussi comme principe fondateur actif. Ceci a, selon
moi, plusieurs conséquences qu’il conviendra d’expliciter :
1. En faisant fond sur l’inégalité, et sur une inégalité
conçue comme «  naturelle  », comme moteur du
développement économique, le libéralisme économique
s’oppose aux fondements mêmes de la démocratie. C’est
d’ailleurs pour cette raison que la coupure s’est approfondie
entre le libéralisme économique et le libéralisme politique,
le premier renonçant volontiers aux théories politiques des
pères fondateurs pour faire l’apologie d’une forme de
«  darwinisme social  », alors que le second était conduit à
soumettre la liberté économique à la loi et à défendre
l’intervention de l’État dans la distribution des richesses.
2. Si l’égalité n’est pas seulement un principe abstrait,
l’affirmation non encore développée de la liberté –  pour
reprendre l’analyse de Hegel  –, alors la question
fondamentale de l’organisation politique est celle
d’institutions politiques et socio-économiques qui
permettent de préserver cette condition fondamentale de la
démocratie, et, par conséquent, la question de la «  justice
distributive », pour reprendre une formulation traditionnelle,
reste une question centrale pour la philosophie morale et
politique. Mais s’il en est bien ainsi, la coupure radicale
entre le politique et l’économique, héritage du libéralisme,
doit également être remise en question. Les relations
économiques ne sont pas purement « économiques » ; elles
ne ressortissent pas au domaine traditionnel de l’oikos grec,
ni exclusivement à la sphère de la société civile, ni à un
domaine de la vie humaine où les «  lois de la nature  »
devraient spontanément s’appliquer, en dehors de toute
convention humaine, de toute loi, le système du droit
devant se contenter de veiller au respect de la propriété et
à l’exécution des contrats.

1. L’animal politique
Qu’est-ce que c’est que cette chose étrange, la cité  ?
Quand on dit, comme on le dit souvent après Aristote, que
l’homme est un animal social, on n’a rien dit du tout. Il nous
faut revenir sur ce texte fameux des Politiques, dont nous
avons déjà parlé. Les animaux sociaux ne manquent pas –
  et pas seulement les abeilles, les fourmis, les termites et
autres exemples favoris des philosophes. La plupart des
grands mammifères vivent en groupes plus ou moins
vastes, et ces groupes connaissent toujours une forme,
même minimale, d’organisation. Mais l’homme n’est pas un
animal grégaire comme les autres animaux grégaires. C’est
un animal politique, un zoon politikon, nous dit Aristote. Il y
a des discussions épineuses sur l’interprétation de cette
thèse aristotélicienne. Aristote nous dit que «  l’homme est
un animal politique plus que n’importe quelle abeille ou
n’importe quel animal grégaire 1  ». Mais cette traduction
n’est pas la seule possible ; le grec μᾶλλον peut se traduire
par «  plus que  » aussi bien que par «  plutôt que  », nous
signale le traducteur. La première traduction laisserait
entendre que les autres animaux grégaires sont aussi des
animaux politiques, quoiqu’ils soient moins politiques que
l’homme, alors que la seconde traduction pourrait faire
penser qu’il y a une différence de nature entre la vie
grégaire des animaux et la vie politique de l’homme, et que,
par conséquent, la cité humaine ne peut pas être comparée
à la ruche ou à la fourmilière –  parler de la reine des
abeilles, c’est de l’anthropomorphisme. Il est inutile de
s’engager plus avant dans l’interprétation d’Aristote puisque
les deux traductions ont de bons arguments à faire valoir.
Mais l’interprétation en faveur de la seconde traduction
semble corroborée par de nombreux autres passages des
Politiques. Ainsi Aristote affirme que c’est

plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en


une cité car autrement il existerait aussi une cité
d’esclaves et une cité d’animaux alors qu’en fait il
n’en existe pas parce qu’ils ne participent ni au
bonheur ni à la vie guidée par un choix réfléchi 2.

Si les animaux grégaires ne vivent pas dans une cité, ils


ne sont donc pas politiques. Tout simplement parce que
vivre dans une cité, c’est participer au bonheur et à une vie
guidée par un choix réfléchi. Ces deux derniers traits nous
semblent les caractéristiques fondamentales de l’éthique
individuelle, mais, pour Aristote, ils définissent les raisons
fondamentales de la vie dans une cité. Nous ne pouvons pas
être heureux en dehors de la vie dans la cité. Et nous ne
pouvons même pas mener une vie guidée par un choix
réfléchi. Ce qui peut se comprendre de plusieurs façons  :
1)  L’homme ne peut former son propre esprit et devenir
apte à réfléchir que dans la vie commune –  les petits
d’homme ont besoin d’une longue éducation  ; 2)  Une vie
guidée par un choix réfléchi, c’est précisément ce qu’est la
vie politique dans une république dirigée par des citoyens
égaux et libres  ; autrement dit, la vie politique donne en
« grands caractères » le modèle de nos vies individuelles.
Si la vie politique est le bien propre de l’homme, nous
tombons pourtant sur une première difficulté pour
caractériser ce qu’est l’organisation sociale humaine. Toute
forme de « vivre ensemble » est une sorte de société – par
exemple, les clubs sportifs, les réunions amicales, aussi bien
que les partis et les syndicats –, mais toute société n’est pas
politique.
Pour savoir ce qu’est une cité, puisque l’homme est dans
son essence un animal politique, il faut savoir ce que sont
les traits spécifiques de l’homme : « seul parmi les animaux
l’homme a un langage 3 ». Les deux définitions de l’homme,
animal politique et animal qui parle, sont donc étroitement
liées au point qu’on pourrait presque croire qu’elles disent
deux fois la même chose, bien que sous des formes
différentes. Car la parole ne doit pas être confondue avec la
voix des animaux qui est «  le signe du douloureux et de
l’agréable  ». En effet, le propre du langage humain, c’est
qu’il «  existe en vue de manifester l’avantageux et le
nuisible et par suite aussi le juste et l’injuste  ». On pourra
s’interroger sur cette consécution qui conduit de
l’avantageux et du nuisible au juste et à l’injuste. On
retiendra seulement ici que l’homme est un animal politique
parce qu’il est apte à «  la perception du bien, du mal, du
juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre  », car
«  avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une
famille et une cité  » 4. D’où une nouvelle définition de la
cité  : elle est cette forme d’organisation engendrée, ou
fondée sur, ou instituée par une conception commune du
juste et de l’injuste, du bien et du mal. On peut y ajouter
l’avantageux et le nuisible, en précisant qu’il est
pratiquement évident qu’il s’agit là de l’avantageux et du
nuisible pour cette communauté dans son ensemble et non
pour un individu en particulier. Cette définition a ceci de
particulier qu’elle exprime une conversion radicale du point
de vue adopté par Aristote au tout début du même passage
des Politiques. En effet, la cité est d’abord définie comme
une organisation naturelle : elle n’est que le couronnement
de ce développement des formes de regroupement des
hommes, de « ces êtres qui ne peuvent exister les uns sans
les autres 5  ». Le caractère naturel de la cité doit donc être
compris autrement. Les hommes ne forment pas une cité à
la manière des fourmis formant une fourmilière ; ils doivent
l’instituer à partir d’un système de valeurs. Et donc si la cité
est naturelle, c’est seulement parce que l’homme exprime
sa véritable nature (actualise sa puissance) dans l’institution
du politique.
On comprend maintenant le sens d’une troisième
définition que donne Aristote et à laquelle il a été fait
allusion plus haut. Quand Aristote affirme que ce qui fait
une cité, c’est la réunion des hommes « en vue du bonheur
et d’une vie guidée par des choix réfléchis », il affirme que,
loin d’être naturelle à la manière des choses de la nature, la
cité est le produit d’une finalité partagée par les hommes
qui la constituent et par conséquent découle de la raison
humaine. C’est pourquoi, quand il devra répondre à la
question «  Qui doit gouverner la cité  ?  », c’est à la raison
qu’il confiera cette tâche, et la raison s’incarne dans la
constitution (dans la politéia).
Traditionnellement, on oppose, à juste titre, la conception
naturaliste de la cité, dans laquelle viendra s’enraciner le
droit naturel des Anciens, à la conception conventionnaliste
ou contractualiste du politique, qui est celle des Modernes,
de Hobbes à Rousseau, et à laquelle correspond la
prépondérance du droit positif. Une lecture attentive
d’Aristote ne doit cependant pas conduire à trop approfondir
cette opposition. La naturalité du politique chez Aristote
découle du fait que la raison est la nature propre de
l’homme, et donc l’opposition avec les philosophies
politiques rationalistes modernes n’est que relative. Chez
Aristote, comme chez les Modernes, agir en vue de la vie
dans une cité juste, c’est ce que tout homme raisonnable
peut faire de mieux en vue de son bien véritable.
Ces précautions étant posées, il nous faut maintenant
dire plus précisément en quoi consiste le fait de vivre dans
une cité. Aristote donne une réponse sans équivoque : c’est
vivre sous le commandement des lois. Mais une cité
organisée par des lois et une cité juste, ce n’est qu’une
seule et même chose. Cela, cependant, ne va pas de soi. La
justice consiste-t-elle à suivre les lois ou les lois doivent-
elles être fondées sur des principes de justice qu’elles ne
font qu’exprimer dans leur langage et dans leur champ
propres  ? La première interprétation nous engagerait sans
doute dans la voie d’un certain positivisme juridique qu’on
trouve souvent à l’œuvre dans l’expression peut-être
pléonastique de l’« État de droit 6 » : si la justice est définie
par la loi, il suffit qu’il y ait des lois, quelles qu’elles soient,
pour qu’on sache ce qu’est la justice. En corollaire, il serait
impossible d’affirmer qu’il existe des lois injustes : comment
la loi pourrait-elle être injuste puisque c’est elle qui définit la
justice. La deuxième voie nous ramènerait aux théories du
droit naturel : les lois écrites n’ont aucune autonomie, elles
sont soumises à une instance supérieure, à la raison
naturelle de l’homme. D’où la possibilité d’un conflit entre la
légitimité morale et la loi positive, et donc la possibilité, non
envisagée la plupart du temps par les auteurs classiques,
qu’il puisse être juste de désobéir aux lois, dès que celles-ci
sont injustes au regard du « droit naturel ».

2. Utilité et justice
On pourrait encore opposer la conception des Anciens et
celle des Modernes sous un autre angle. Si la cité est
naturelle pour Aristote, elle est aussi une fin en soi. Or « le
ce en vue de quoi, c’est-à-dire la fin, c’est le meilleur et
l’autarcie est à la fois une fin et quelque chose
d’excellent 7  ». Inversement, de Hobbes à Rousseau, il peut
sembler que la cité est évaluée du point de vue du principe
d’utilité ou d’efficacité – c’est en cela que les Modernes sont
disciples de Machiavel. Elle est un moyen en vue d’une fin :
assurer aux individus le maximum de bonheur. Ainsi, chez
Hobbes, si les hommes acceptent de devenir des citoyens
en se soumettant à la loi absolue du Léviathan, c’est parce
que le pacte social est favorable à leurs entreprises et à leur
prospérité. C’est ce but «  égoïste  » qui nécessite que les
individus renoncent à leur liberté naturelle (le «  droit de
nature  » qui est le droit de chacun sur tous et sur toutes
choses) pour entrer dans le règne de l’obligation (la « loi de
nature  » qui commande à chacun de faire tout ce qui est
nécessaire à la protection de sa propre vie).
Chez Spinoza, la vie dans une cité bien ordonnée découle
également du principe rationnel de recherche par chacun de
son utile propre, et c’est pourquoi «  l’homme que mène la
raison est plus libre dans la cité, où il vit selon le décret
commun, que dans la solitude, où il n’obéit qu’à lui-
même 8  ». Les raisons données par Spinoza ne sont pas
moins claires :

L’homme que mène la raison n’est pas amené à obéir


par la Crainte, mais en tant qu’il s’efforce de
conserver son être sous la dictée de la raison, c’est-à-
dire en tant qu’il s’efforce de vivre librement, il désire
observer la règle de la vie et de l’utilité communes, et
par conséquent vivre selon le décret commun de la
cité 9.

Sur le chemin qui mène à la béatitude spinoziste, la vie


dans la cité apparaît non simplement comme un moyen,
mais comme une condition sine qua non. Chez Rousseau,
nous trouvons une problématique assez semblable. C’est
l’amour de soi et l’égoïsme bien compris – quoique tempéré
par la pitié – qui légitiment la participation de l’individu au
contrat social. Bien que la morale de Rousseau soit anti-
utilitariste, sa genèse est clairement utilitariste. En effet, la
moralité ne peut naître que dans l’état civil, comme son
produit le plus élevé, car c’est la participation au contrat qui
fait entrer l’homme dans le monde moral. Autrement dit,
c’est parce qu’il est d’abord préoccupé de lui-même que
l’homme admet l’entrée dans le pacte social. La vertu
majeure de ce pacte est de transformer cette préoccupation
de soi-même en souci de l’autre, parce que le pacte social
oblige l’individu à se « décentrer », à placer le point de vue
de chacun des autres à la place de son propre point de vue.
 
À la racine de la politique aristotélicienne, il n’est pas
difficile de découvrir une véritable philosophie du besoin. Le
besoin est «  le lien universel  »  : en effet, «  si les hommes
n’avaient besoin de rien, ou si leurs besoins n’étaient pas
pareils, il n’y aurait plus d’échanges du tout ou les échanges
seraient différents 10 ». Le besoin, égalisé par la monnaie qui
permet les échanges, constitue ainsi le lien qui permet
l’unité de la cité en créant une communauté d’intérêts
structurée par la division du travail :

En effet, ce n’est pas entre deux médecins que naît


une communauté d’intérêts, mais entre un médecin,
par exemple, et un cultivateur, et d’une manière
générale entre deux contractants différents et
11
inégaux qu’il faut pourtant égaliser .

L’idée de la cité comme communauté d’intérêts, et la


place qu’y joue la division du travail, semble une idée très
moderne, très proche des conceptions défendues par les
libéraux ou les marxistes. Cette attention portée aux
soubassements matériels de la vie sociale n’étonne pas
chez Aristote dont la philosophie comporte une dimension
empiriste. Mais l’idéaliste Platon n’est pas très loin de là.
Dans La République, le rôle de la division du travail est
souligné sans ambiguïté :

Il y a, selon moi, naissance de société du fait que


chacun de nous, loin de se suffire à lui-même, a, au
contraire, besoin d’un grand nombre de gens. […] un
homme s’en adjoignant un autre en raison du besoin
qu’il a d’une chose, un second en raison du besoin
d’une autre  ; une telle multiplicité de besoins
amenant à s’assembler sur un même lieu d’habitation
une telle multiplicité d’hommes qui vivent en
communauté et entraide, c’est pour cette façon
d’habiter ensemble que nous avons institué le nom de
société politique 12.
Platon poursuit en tentant une reconstruction par la
pensée de la société politique dont il vient de dire qu’elle
est le nom donné à cette «  façon d’habiter ensemble  »
fondée sur le besoin. Il faut commencer par le
commencement, dit Socrate à Glaucon, et le
commencement ce sont les besoins fondamentaux les plus
impérieux  : la nourriture, le gîte, le vêtement et «  tout ce
qui est du même ordre ». Et

comment la société suffira-t-elle à un aménagement


si considérable  ? Ne sera-ce pas à condition que cet
individu-ci soit un cultivateur ; celui-là, un maçon ; un
autre, un tisserand  ? Y joindrons-nous encore un
cordonnier, ou tel autre au service de ce que
réclament les soins du corps 13 ?

L’ordre de cette reconstruction par la pensée est clair  :


les besoins, la nécessité de les satisfaire par la production,
la nécessité de la division du travail pour cette production :
on croirait lire les premières pages de L’Idéologie
allemande. Et pour cause  ! Sur cette question, Marx ne
cesse de revendiquer sa dette à l’égard d’Aristote et de
Platon.
En suivant cette ligne, on pourrait être amené à opposer
une vision « matérialiste », réaliste et purement descriptive
des phénomènes sociaux et politiques, et une vision
normative, frappée au coin de l’idéalisme. Ce qu’on a dit
plus haut de la genèse de la moralité chez Rousseau
suffirait à réfuter cette opposition simpliste. Ce que nous
enseigne la tradition philosophique, c’est que l’utilité et la
justice, loin de s’opposer, se complètent et, à certains
égards, sont identiques. Il est utile d’être juste –  c’est le
versant utilitariste –, mais il est non moins juste de prendre
en compte l’utile propre des individus. L’utile est en lui-
même un concept assez vague –  chacun a sa propre
conception de l’utile  : pour le fumeur, le tabac est utile,
alors qu’il est la pire abomination pour le non-fumeur, et
ainsi de suite. Déterminer l’utile n’est donc possible qu’en
se référant à l’ordre de la société comme un tout, c’est-à-
dire à la justice. Est vraiment utile ce qui est juste.

3. L’institution de la société
Mais cette polarisation de l’organisation politique entre le
besoin et les principes de justice ne rend qu’imparfaitement
compte de ce qui est en cause. Un matérialiste se
contentera de cette description : le besoin à la base, car les
hommes produisent du social ou du sociopolitique comme
un moyen pour satisfaire leurs besoins, et, au sommet, la
justice qui rationalise et légitime tout à la fois cette
organisation sociopolitique. En suivant la démarche de
Rousseau, on verra comment s’organise cette
complémentarité du besoin et des principes d’une justice
encore bien imprécise.
Le point de départ du Contrat social est la réalité de
l’autorité politique et même de la soumission de la majorité
des hommes à des pouvoirs qui les enchaînent. « L’homme
est né libre et partout il est dans les fers.  » C’est la
contradiction à laquelle Rousseau s’attaque, et c’est aussi la
première phrase d’un manifeste révolutionnaire. Comment
la liberté naturelle de l’homme est-elle compatible avec
l’autorité politique  ? Alors que, pour Hobbes, le passage à
l’état civil est le passage du droit de nature à l’obligation
dictée par la loi de nature, Rousseau pose que la liberté est
inaliénable, et que, par conséquent, aucune forme
d’organisation politique n’est légitime qui repose sur
l’aliénation par les citoyens de leur propre liberté. Or,
l’homme est partout « dans les fers ».
Cette contradiction renvoie au moment décisif où s’opère
le passage de la liberté naturelle à la liberté
conventionnelle. Si on saisit la pensée de Rousseau, les
hommes naissent libres mais ne sont pas «  naturellement
égaux  ». Les différences de nature entre eux sont assez
évidentes pour que ce point n’ait pas besoin d’autre
démonstration. Ils sont simplement également libres. Le
second discours, Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, établit seulement – mais c’est
décisif  – la différence entre les inégalités naturelles et les
inégalités conventionnelles. Pourtant, le principe d’égalité
est le principe fondateur du pacte social.
L’explication du passage de l’état de nature à l’état civil
est chez Rousseau assez proche de ce qu’on peut trouver
chez les auteurs de la tradition classique du contrat social.
L’état de nature n’est pas stable. Renoncer à l’état de
nature pour trouver une forme conventionnelle
d’organisation des rapports entre les individus, cela devient
une nécessité vitale pour l’espèce humaine. C’est donc le
même instinct de conservation (l’amour de soi-même, nous
dit Rousseau) qui prévaut dans l’état de nature qui va
pousser l’homme à en sortir. Hobbes dit la même chose  :
c’est la loi de nature découverte par la raison qui pousse les
hommes à conclure le pacte social. Mais chez Hobbes, le
passage à l’état civil est, en même temps que la
renonciation à la liberté naturelle, la renonciation à l’égalité
naturelle  ; à l’état de nature, en effet, les inégalités entre
les hommes restent toujours très limitées et ne permettent
donc pas la domination d’un homme sur un autre, alors que
l’état civil est précisément l’établissement de la domination
comme seul moyen de conjurer la guerre. Le problème
central est celui de l’opposition entre les contraintes de
l’union et la liberté naturelle. Hobbes résout le problème en
affirmant que dans l’état civil l’individu renonce au droit de
nature, qui est liberté, pour passer sous la direction de la loi,
qui est obligation. Pour Hobbes, il y a clairement opposition,
une opposition brutale, entre la liberté et l’obligation. Pas de
conciliation dialectique. Et c’est pourquoi l’état civil est la
domination de ce monstre artificiel que les hommes ont
créé et auquel ils doivent se soumettre. Rousseau veut
précisément éviter cette solution, puisque renoncer à sa
liberté, ce serait renoncer à sa condition d’homme.
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de
toute la force commune la personne et les biens de chaque
associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse
pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre
qu’auparavant 14. » Tel est le problème fondamental dont le
contrat social donne la solution.
Et la solution ne figure pas dans une clause particulière,
elle résulte d’une définition des conditions générales de
toute clause définissant une forme de ce contrat social :
Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une
seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé
avec tous ses droits à toute la communauté. Car,
premièrement, chacun se donnant tout entier, la
condition est égale pour tous, et la condition étant
égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse
aux autres.

Là se trouve le centre de la pensée de Rousseau et du


même coup le centre de tous les contresens faits sur
Rousseau. L’égalité des hommes n’est pas une
caractéristique de l’état de nature parce que l’état de
nature, par définition, exclut que les relations entre les
hommes puissent se poser en termes d’égalité et
d’inégalité  ; il n’y a entre les hommes que des différences
selon telle ou telle qualité, par exemple des différences
d’âge, de taille, de force, de ruse, et ainsi de suite. Par
conséquent, l’égalité ne peut apparaître qu’avec
l’instauration d’un état civil, c’est-à-dire d’un ordre
politique. Quand la Déclaration des droits dit que les
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits,
elle ne dit rien d’autre que les hommes naissent égaux au
regard du droit, ce qui suppose, bien évidemment, qu’il y a
un droit ! C’est le droit qui crée l’égalité. Rousseau est, sur
ce point, l’anti-Hobbes  : chez ce dernier, l’égalité est de
nature, et c’est l’entrée dans l’état civil qui légitime
l’inégalité.
Donc, l’égalité est le produit du contrat. Et on pourrait le
déduire par analogie en suivant le raisonnement de
Rousseau : la moralité, la séparation du bien et du mal sont
des produits du contrat social. En effet, il écrit :

Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit


dans l’homme un changement très remarquable, en
substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et
donnant à ses actions la moralité qui leur manquait
auparavant. C’est alors seulement que la voix du
devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à
l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que
lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes,
et de consulter sa raison avant d’écouter ses
penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de
plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en
regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se
développent, ses idées s’étendent, ses sentiments
s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel
point que si les abus de cette nouvelle condition ne le
dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est
sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui
l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide
et borné, fit un être intelligent et un homme.

L’homme à l’état de nature n’est ni bon ni méchant  : il


n’est pas «  naturellement bon  », comme le dit une
interprétation courante de la pensée de Rousseau qui fait de
ce grand philosophe un pauvre niais angélique. Il n’est pas
non plus naturellement méchant comme l’homme «  loup
pour l’homme » de Hobbes. Il est en deçà du bien et du mal.
Le passage à l’état civil le fait entrer dans un autre ordre, le
fait passer de la domination du sentiment à celle de la
raison, et ce passage élève l’homme, puisqu’il substitue la
justice à l’instinct, le devoir à l’appétit, la raison au
penchant. Si l’entrée dans l’état civil est l’échange de la
liberté naturelle pour la liberté conventionnelle, la liberté
conventionnelle est, pour Rousseau, une liberté qui possède
une valeur plus élevée que la liberté naturelle.
Par analogie, donc, on pourrait dire qu’on passe d’une
égalité naturelle imparfaite, qui n’est rien d’autre que
l’impossibilité pour un homme d’établir durablement sa
domination sur un autre, à une égalité conventionnelle, une
égalité supérieure parce que fondée sur des principes de
justice. Mais ce n’est pas exact. L’égalité se présente sous
un double aspect. D’un côté, l’égalité de droits qui
caractérise la société soumise au contrat apparaît comme
une conséquence de l’État de droit  ; elle est instituée par
l’ordre de la loi («  Article  Ier  : Les hommes naissent et
demeurent libres et égaux en droits  »). D’un autre côté,
l’égalité est instituante puisqu’elle est la condition de
possibilité de l’ordre juridique et de l’état civil. Le pacte civil
présuppose l’égalité, puisqu’elle est requise pour définir les
conditions du pacte. L’égalité civile dont parle Rousseau est
à la fois un produit historique de l’ordre civil et une
condition logique. Pour parler en termes kantiens, on peut
dire que l’égalité chez Rousseau est «  transcendantale  ».
Elle ne concerne pas l’ordre politique, mais la condition de
possibilité de cet ordre. On en tire plusieurs conclusions :
1. Loin qu’on puisse opposer liberté et égalité, chez
Rousseau, c’est l’égalité qui est la condition de la liberté
civile. La rupture de l’égalité entraînant la soumission de
certains membres du pacte à d’autres, le pacte se trouve
détruit en ses fondements et chacun est fondé à retourner à
la liberté naturelle.
2. Le seul principe de justice est le principe d’égalité.
Puisque la justice n’existe pas en soi, puisqu’il n’y a pas de
«  justice naturelle  » –  c’est-à-dire pas de jus naturalis  –, il
n’y a donc pas d’autre justice que celle instituée par le
pacte civil. Donc, il n’y a pas de droit supérieur au droit
constitutif du pacte. Rousseau l’explique en détail dans le
Contrat social. Le droit de propriété n’est pas un droit
naturel mais un droit fondé par le pacte, et il en va de
même de tous les autres droits, y compris ceux qui
concernent la protection de la vie des citoyens. Ce caractère
fondateur de l’égalité est sans aucun doute ce qui donne à
la pensée politique de Rousseau sa principale originalité et
c’est peut-être là la véritable divergence qui l’oppose à
Hobbes. Ce n’est pas par hasard que le Contrat social est
précédé par ce brûlot qu’est le Discours sur l’origine de
l’inégalité. Or l’égalité rousseauiste pourrait être réduite à
l’égalité des droits, dans le sens libéral.
3. Puisque la condition du contrat, c’est «  l’aliénation
totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la
communauté  », il en résulte que le droit de propriété ne
peut pas être un domaine réservé qui serait antérieur au
contrat, pas plus que le droit d’embaucher des ouvriers en
vue d’obtenir un profit, pas plus que le droit d’user de
certaines positions privilégiées pour s’enrichir. Rawls a
raison de voir que le contrat nécessaire englobe les
positions sociales.
4. Si la vie en société profite à certains beaucoup plus
qu’à d’autres et si les « particuliers » qui profitent de cette
organisation sociale prétendent se réserver quelques droits
non soumis au contrat social, alors, ainsi que le dit
Rousseau,

comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui


puisse prononcer entre eux et le public, chacun étant
en quelque sorte son propre juge, prétendrait bientôt
l’être en tous, l’état de nature subsisterait et
l’association deviendrait nécessairement tyrannique
ou vaine.

L’état de nature, c’est soit la dislocation du lien social,


soit la tyrannie, et pour Rousseau ces deux perspectives
sont, en gros, identiques.
5. La précision qui suit confirme le caractère radical de
l’aliénation et donc l’étendue du principe d’égalité  :
« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa
puissance, sous la direction suprême de la volonté
générale  » (je souligne). C’est précisément pourquoi, dans
le contrat, les biens des particuliers ne sont pas vraiment
leurs biens puisque, en réalité, les particuliers aliènent leurs
biens à la communauté qui, en revanche, leur garantit un
véritable droit de propriété (elle change «  l’usurpation en
véritable droit et la jouissance en propriété »).
6. Bien que Rousseau reste un partisan résolu de la
propriété privée, il ne cesse d’affirmer que l’inégalité des
fortunes est une source permanente de désagrégation du
pacte social. Certes, en réaliste, Rousseau admet que l’on
« ne peut faire agir les hommes que par leur intérêt », mais
il ajoute que «  l’intérêt pécuniaire est le plus mauvais de
tous, le plus vil, le plus propre à la corruption, et même le
moindre et le plus faible aux yeux de qui connaît bien le
cœur humain » 15.
L’égalitarisme de Rousseau trouve ici une seconde
justification. Il oppose la richesse et la prospérité  :
l’égalitarisme, méprisant l’argent, est la condition de la
prospérité qui repose sur le développement des «  arts
utiles  », alors que la poursuite de la richesse est
historiquement la cause de la ruine des nations. Les nations
riches ont un peuple «  ardent, habile, ambitieux, servile et
fripon  » et l’histoire montre qu’elles sont conquises par les
peuples pauvres. Autrement dit, l’efficacité économique
conduit à l’asservissement.
7. L’égalitarisme économique et social est une constante
de la pensée de Rousseau et en constitue un axe
organisateur. Ainsi l’article «  Économie politique  » de
l’Encyclopédie, rédigé par Rousseau quelques années avant
le Contrat social, est-il sans la moindre ambiguïté :

C’est donc une des plus importantes affaires du


gouvernement, de prévenir l’extrême inégalité des
fortunes, non en enlevant les trésors à leurs
possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d’en
accumuler, ni en bâtissant des hôpitaux pour les
pauvres, mais en garantissant les citoyens de le
devenir. Les hommes inégalement distribués sur le
territoire, et entassés dans un lieu tandis que les
autres se dépeuplent ; les arts d’agrément et de pure
industrie favorisés aux dépens des métiers utiles et
pénibles  ; l’agriculture sacrifiée au commerce  ; le
publicain rendu nécessaire par la mauvaise
administration des deniers de l’État ; enfin la vénalité
poussée à tel excès, que la considération se compte
avec les pistoles, et que les vertus mêmes se vendent
à prix d’argent  : telles sont les causes les plus
sensibles de l’opulence et de la misère, de l’intérêt
particulier substitué à l’intérêt public, de la haine
mutuelle des citoyens, de leur indifférence pour la
cause commune, de la corruption du peuple, et de
l’affaiblissement de tous les ressorts du
gouvernement 16.

La pensée politique de Rousseau n’a donc rien de ce


formalisme logique qui lui a été parfois reproché. Les
conditions du contrat appellent un certain type
d’organisation sociale, donnent implicitement un contenu
déterminé aux relations sociales. Le nœud logique est, ici,
l’identité de la volonté générale et de la volonté de tous qui
constitue le fond de la pensée de Rousseau dans le Contrat
social. Rousseau a pressenti ceci : l’inégalité sociale ne peut
être légitimée que si la volonté générale est distincte de la
volonté de tous, c’est-à-dire si l’on oppose la sphère
universaliste de la décision politique et la sphère des
intérêts privés. Mais si la volonté générale est distincte de la
volonté de tous, la volonté générale n’est plus une volonté
générale. C’est une volonté qui fonctionne nécessairement
au profit de certains et au détriment d’une autre partie des
citoyens, et par conséquent elle se transforme en tyrannie.
La «  passion égalitaire  » est donc bien le fondement
nécessaire de la république. Il n’est donc plus question
d’opposer liberté et égalité, ni même de disserter sur leur
complémentarité  : c’est de «  liberté-égalité  » qu’il faut
maintenant parler, puisque la liberté, c’est l’égalité.

4. La définition aristotélicienne
de la justice
Rousseau radicalise une idée qui remonte à la pensée
grecque classique. La justice, c’est l’égalité ; tout comme la
liberté, c’est l’égalité  : voilà deux thèses qu’on n’aurait
aucun mal à lire chez Aristote. Un retour sur la conception
aristotélicienne de la justice nous permettra de mieux voir
combien il est impossible de penser les principes d’une
société juste sans placer le principe d’égalité à sa base.

1. LA JUSTICE DANS LA CITÉ

Aristote distingue la justice en soi comme vertu humaine


et la justice dans la cité. Laissons de côté ici la justice
comme vertu humaine en général. Pour ce qui concerne
cette justice qui caractérise les justes, Aristote se met dans
les traces de Socrate  : il reprend à son compte l’idée qu’il
vaut mieux subir l’injustice que la commettre et, par
conséquent, le principe de la stricte égalité ne saurait la
définir  ; il ne suffit pas de respecter les lois pour être un
juste. Mais cet aspect de la justice renvoie à l’éthique et non
pas à l’organisation politique et juridique.
Passons à la justice dans la cité. Celle-ci se divise en trois
grandes catégories :
1. la justice qui concerne la distribution des richesses et
des récompenses ;
2. la justice qui concerne les délits et les peines ;
3. la justice qui concerne les contrats et les échanges.
Dans ces trois genres de justice, il y a un principe
commun, le principe d’égalité, mais, ajoute immédiatement
Aristote, cette égalité est soit l’égalité arithmétique stricte,
soit l’égalité géométrique (l’égalité des proportions)  : la
justice des contrats et la justice corrective reposent sur
l’égalité arithmétique  : les échanges pour être justes
doivent porter sur des valeurs exactement égales et les
peines doivent compenser exactement les torts, quelle que
soit la personnalité de celui qui commet l’action  ; dans la
justice distributive, au contraire, les biens doivent être
proportionnels au mérite.
Ces définitions de l’égalité soulèvent des questions
difficiles. La définition du mérite est bien vague et Aristote
souligne que les démocrates et les aristocrates diffèrent
quant à la conception du mérite. Il souligne également la
difficulté qu’il y a à assurer la stricte égalité dans la justice
correctrice. Il est injuste de ne tenir compte que des actes
et pas des circonstances, ainsi que le montre en détail
l’Éthique à Nicomaque, dans de subtiles discussions sur le
caractère volontaire ou non de nos actes 17, et par
conséquent le même délit va donner lieu à des
contreparties différentes suivant les circonstances, ce qui
viole le principe d’égalité. De même, suivant la personne
lésée, les peines devront être plus ou moins lourdes  : qui
insulte un magistrat devra être plus sévèrement puni,
puisque, à travers le magistrat, c’est la cité tout entière qui
est visée, d’où une nouvelle entorse à la loi d’égalité.
Enfin, la division entre l’égalité arithmétique et l’égalité
géométrique peut sembler un peu formelle et n’est rien
moins qu’assurée. Si l’on distribue les récompenses et les
biens proportionnellement au mérite, cela signifie que
l’individu reçoit exactement la contrepartie de ce qu’il a
donné. C’est donc aussi une certaine forme d’égalité
arithmétique ! C’est bien pourquoi, comme on le verra plus
loin, Marx qui part de cette idée de proportionnalité parlera
tout simplement de « droit égal ». Inversement, si la justice
corrective corrige les torts par des peines compensant
exactement les torts commis, on peut aussi dire que les
peines sont proportionnelles aux délits. Autrement dit, les
deux formes d’égalité distinguées par Aristote peuvent se
ramener à une seule, l’égalité géométrique suppose
l’égalité arithmétique comme principe, mais l’égalité
arithmétique entre des choses de qualités différentes ne
peut à son tour être pensée que si l’on sait définir l’égalité
des proportions.
 
On se contentera donc de retenir que la définition
classique de la justice repose sur le concept d’égalité. La
conception d’Aristote est qualifiée du terme isonomie : la loi
fondamentale de la cité, la loi qui sert de principe à toutes
les lois, est la loi de l’égalité. Or ce principe est la
conséquence la plus directe de la conception que les Grecs
se font de la liberté. Un homme libre est un homme qui ne
dépend pas d’un autre homme. Seuls les Barbares –  qui
pour cela sont prédisposés à devenir des esclaves  –
acceptent de dépendre d’un homme, lequel est, pour cela
même, un despote, au sens premier du terme, le
despotisme caractérisant d’abord le type de pouvoir qui est
celui du maître sur ses esclaves. Si l’on ne veut pas qu’un
homme se rende maître des autres, il faut l’en empêcher et
c’est pour cette raison que la démocratie athénienne
pratiquait l’ostracisme à l’encontre de ceux qui, par leur
qualité personnelle ou par leur fortune, sortaient trop
nettement du lot commun. Si la démocratie, c’est être tour
à tour gouvernant et gouverné, pour reprendre encore la
formulation aristotélicienne, on voit bien qu’une trop grande
inégalité sociale transforme ce principe en vœu pieux.
La justice étant ce qui permet d’assurer l’unité de la cité,
une société juste est donc nécessairement une société
égalitaire. Le problème est que l’égalité reste indéterminée.
Comme l’égalité arithmétique des revenus et des fortunes
est bien difficile à penser, et encore plus à mettre en œuvre,
comme on doit admettre une différenciation fonctionnelle
assez large dès qu’on vit dans une société relativement
complexe, l’égalité est donc réduite à l’égalité des «  justes
proportions », notion si peu précise qu’elle peut s’appliquer
à tous les rapports inégaux possibles, puisque de même que
dans les rapports entre l’âme et le corps existe une certaine
forme de justice, de même il y a «  une justice qui existe
entre maître et esclave, ou entre mari et femme 18 ».

2. INCIDENTE SUR LA JUSTICE DISTRIBUTIVE


ET LA QUESTION DE L’ARGENT
Évidemment, la conception aristotélicienne de l’égalité
reste limitée. Par les conditions historiques à l’intérieur
desquelles la pensée d’Aristote s’est développée  : l’égalité
n’est pas celle de tous les hommes, mais seulement de
ceux qui ont la qualité d’hommes libres, à l’exclusion des
femmes, des esclaves et des métèques. Autrement dit, c’est
parce que tous les hommes ne jouissent pas en droit d’une
égale liberté que l’égalité n’est que l’égalité des égaux  !
Constatation qui en elle-même donne des indications pour
sortir du vieux dilemme de l’opposition de la liberté et de
l’égalité : les hommes ne peuvent jamais être égaux s’ils ne
sont pas tous également libres. Par conséquent, il est
impossible de limiter la liberté pour assurer l’égalité. Donc,
tout système politique qui prétend instaurer l’égalité en
faisant fi des libertés fondamentales est condamné, du
même coup, à renoncer à l’égalité et à reconstituer des
castes privilégiées.
Le deuxième problème qui reste en suspens est celui de
l’inégalité des fortunes et des revenus. Celle-ci est légitime
si elle est proportionnelle aux mérites. Celui dont les
mérites sont les plus grands doit recevoir plus. Mais la
définition des mérites est bien vague ; quant à les mesurer,
c’est encore une autre affaire. Dans le même temps, la
conception aristotélicienne a laissé une marque profonde
dans nos sociétés jusqu’à une date récente. La
condamnation de la chrématistique –  la recherche de la
richesse pour elle-même  – se retrouve dans la méfiance
traditionnelle à l’égard de l’argent et du pouvoir qu’il
procure, en particulier à l’égard de l’argent qui provient des
activités de prêt ou plus largement des activités
spéculatives. L’argent doit toujours être un moyen et non
une fin. Relayée par la théologie, cette conception a nourri
un sentiment ambivalent à l’égard de l’argent  : tout le
monde le recherche et pourtant cette recherche est toujours
chargée du poids du péché. L’antijudaïsme catholique y
trouvera un aliment constant  : les Juifs ne sont-ils pas des
spécialistes de la chrématistique  ? Ils sont d’autant plus
détestables que les bons chrétiens sont, eux aussi, mus par
la faim sacrée de l’or. C’est encore dans ce vieux fonds
d’origine aristotélicienne que puiseront les anarchistes et
les socialistes. Toutes les utopies visent à débarrasser la
société de la malédiction de l’argent.
La focalisation de tout un pan de la pensée
anticapitaliste sur la question de l’argent renvoie à une
incapacité à comprendre ce qu’est l’argent et ce que sont
les rapports capitalistes, question que Marx a élucidée
magistralement dans les premiers chapitres du Capital. Mais
les marxistes n’étaient pas mieux armés. Abandonnés à
l’utopie d’une société transparente, ils ont naturellement
eux aussi admis qu’il fallait se débarrasser de l’argent dans
la société communiste, puisque l’argent est le fétiche par
excellence, c’est-à-dire ce qui donne aux rapports sociaux
leur caractère mystique, les transfigure et les rend
méconnaissables. Mais l’expérience et la théorie montrent
que cette société transparente est une utopie
catastrophique. La suppression du médium de l’argent
nécessite que les rapports entre les individus, fondés sur la
nécessité vitale, soient ramenés à des rapports personnels.
Or, comme il s’agit de rapports nécessaires – je choisis mes
amis mais pas forcément mon boulanger –, on retombe dans
un système de dépendance personnelle qui, loin de
préfigurer un avenir plus libre, signifierait un retour en
arrière vers des types d’organisation sociale qu’on doit
qualifier, faute de mieux, de féodale. Ce qui explique
pourquoi le système soviétique officiellement fondé sur la
planification scientifique se doublait d’un système de
relations personnelles et de véritables mafias. L’argent met
à distance l’homme qui a des besoins et celui qui dispose du
moyen de satisfaire ces besoins, et c’est un facteur de
progrès si l’on considère que le progrès trouve une de ses
meilleures expressions dans le développement de
l’autonomie.
Ainsi, quelque limitées que soient les conceptions
d’Aristote, elles restent, en partie, opératoires  : la
distinction de l’économique et de la chrématistique,
autrement dit l’opposition de l’argent comme medium de la
vie sociale et de l’argent transformé en fin en soi, peut
s’exprimer encore comme la distinction de l’argent et du
capital ou encore du marché et du capitalisme. On y
reviendra plus loin.

3. SOLIDARITÉ DES DIFFÉRENTES DIMENSIONS


DE LA POLITIQUE ARISTOTÉLICIENNE

Enfin, pour comprendre effectivement la problématique


aristotélicienne de la justice distributive, il est nécessaire
d’en préciser le contexte. Le terme lui-même indique bien
de quoi il est question. Il s’agit de répartir des richesses qui
appartiennent à la cité tout entière. Autrement dit, il s’agit
de régler la part de chacun dans la jouissance du bien
commun. Donc, la question de la justice se pose
précisément parce qu’il y a ce bien commun, parce que la
richesse n’est pas a priori une propriété des individus, mais
doit être subordonnée aux intérêts de toute la cité – puisque
le tout est supérieur aux parties  – et donc, en dernière
analyse, au politique. Il existe évidemment des biens
particuliers, des biens privés répartis non politiquement, par
les hasards de la vie, mais ceux-ci n’occupent qu’une
position subordonnée et ne peuvent en aucun cas entrer en
conflit ou subvertir ce qui constitue un des piliers de la cité.
Nous avons donc une conception républicaine au sens strict
du terme  : c’est par rapport à la chose publique que se
répartissent les positions sociales et les richesses.
Quand Aristote défend le gouvernement du plus grand
nombre comme le meilleur des gouvernements possibles, ce
n’est pas par un souci démocratique au sens moderne  ;
c’est parce que, pour lui, ce type de gouvernement est le
plus apte à réunir toutes les vertus qui existent
partiellement dans chaque individu, alors que c’est
seulement par hasard qu’on trouvera cette vertu chez le
monarque ou dans le petit nombre de ceux qui sont
considérés comme les meilleurs. Certes, le gouvernement
démocratique ou populaire ne manque pas de défauts ou de
dérives potentielles, mais au total il est le mieux à même de
garantir la cohésion de la cité et la sauvegarde du bien
commun. Et, en tout état de cause, le régime le plus à
craindre est celui de l’oligarchie, c’est-à-dire celui de la
minorité des riches. En théorie, on pourrait espérer qu’un roi
éclairé – un roi philosophe ou un philosophe roi à la Platon –
pourrait remplir ces tâches  ; mais la nature est ainsi faite
qu’un tel oiseau rare a bien peu de chances d’être trouvé
quand on a besoin de lui, et la domination paternelle du roi
qui prend soin de ses sujets se transforme le plus souvent
en domination despotique, c’est-à-dire en tyrannie, et les
citoyens deviennent des esclaves. Aristote va même un peu
plus loin. Il perçoit clairement que les inégalités extrêmes de
fortune posent un problème sérieux pour la vie de la cité.
Les riches sont habitués à commander et incapables d’obéir
et, naturellement, ils ne songent en vérité qu’à s’enrichir
encore plus et à user du pouvoir pour leur profit personnel.
Inversement, ceux qui sont trop pauvres sont dans une
situation tellement dégradée (« abjecte », dit Aristote) qu’ils
sont incapables de commander et ne savent qu’obéir
comme des esclaves. L’idéal démocratique –  la meilleure
des formes de gouvernement populaire – est donc fondé sur
une large classe moyenne laborieuse, qui ne recherche ni ne
fuit le pouvoir, dont les besoins fondamentaux sont
satisfaits et qui ne tirera de l’exercice du pouvoir qu’une
satisfaction honorifique. Rousseau ne dira pas autre chose.
 
Justice, bien commun et gouvernement populaire  : ces
trois éléments sont solidaires et définissent ce qu’est une
cité bien ordonnée. Je sais qu’on risque l’anachronisme à lire
Aristote avec nos lunettes modernes et en fonction de nos
préoccupations. Mais, d’une part, on en a tant fait, ces
temps-ci, des lectures libérales conservatrices qu’il n’est
peut-être pas mauvais de tordre le bâton dans l’autre sens
dans l’espoir de le redresser. D’autre part, restituer sa
politique et son économique dans la problématique du bien
commun me semble moins éloigné de l’esprit de ses écrits
que la focalisation sur certains passages de l’économique
en vue de faire du Stagirite un précurseur du tout-marché et
du libéralisme économique.

1. Aristote, Les Politiques, I, 2, 1253a.


2. Ibid., III, 9, 1280a.
3. Ibid., I, 2, 1253a.
4. Ibid.
5. Ibid., I, 2, 1252a.
6. Pour Hans Kelsen, comme l’État et le droit sont une seule et même
chose, l’expression «État de droit» est donc un pléonasme.
7. Les Politiques, I, 2, 1252b.
8. Éthique, partie IV, proposition LXXIII.

9. Ibid., Démonstration.
10. Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 8, 1133a.
11. Ibid.
12. Platon, La République, II, 369b-c.
13. Ibid., II, 369d.
14. Contrat social, livre I, chap. VI, in Œuvres, III, p. 360.
15. Considérations sur le gouvernement de Pologne…, in Œuvres, III, p.
1005.
16. Article «Économie politique» de l’Encyclopédie, in Œuvres, III, p.
258-259.
17. Voir Éthique à Nicomaque, livre III, 1.
18. Ibid., livre V, 15, 1138b.
5

L’anti-égalitarisme

Les difficultés à penser l’effectivité de l’égalité ne


manquent pas. La théorie se trouve même face à un
paradoxe. La raison nous conduit à faire de l’égalité un
principe de base et pourtant les sociétés historiquement
existantes sont toutes, presque sans exception,
inégalitaires. Si le réel est rationnel, la raison doit rendre
compte de ce fait. D’où la force des théories anti-égalitaires.
Nous laisserons de côté, dans ce chapitre, les critiques de
l’égalitarisme fondées sur des considérations naturalistes –
 les hommes seraient inégaux en nature – ou sur le respect
des traditions et des hiérarchies léguées par l’histoire. Ces
critiques soit se situent hors de la pensée rationnelle, soit
elles réduisent la morale et le droit à la biologie (voir, plus
haut, les remarques sur le «  biologisme  »). L’anti-
égalitarisme peut prendre deux formes  : soit on considère
que l’égalité est une fort belle chose mais condamnée à
rester une abstraction vide, et que, par conséquent, la seule
chose possible pour un État est de contenir le
développement des inégalités afin de ne point mettre en
question l’unité de la nation et la volonté générale ; soit on
considère que l’inégalité est non seulement inévitable mais
encore nécessaire et que, par conséquent, toute
intervention étatique dans ce domaine est funeste.
C’est entre ces deux positions philosophiques que se
concentre depuis déjà assez longtemps le débat politique
sur la question des inégalités et de la justice –  pour autant
qu’on consente encore à mener un débat de fond dans
lequel des considérations autres que celles de la spéculation
boursière puissent trouver leur place.

1. Hegel et la critique
de l’égalité formelle
En rendant à Rousseau l’hommage qui lui est dû, Hegel
se livre cependant à une critique de fond du Contrat social,
et cette critique porte précisément sur la question de la
volonté générale et, indirectement, sur la définition formelle
de l’égalité. Pour éviter tout malentendu, il faut commencer
par rappeler que Hegel ne peut pas être accusé d’accepter
l’existence de hiérarchies ou d’inégalités naturelles parmi
les hommes.
Contre ceux qui veulent retrouver l’âme dans l’anatomie,
Hegel écrit :

Vouloir ériger la physiognomonie, voire entièrement la


cranioscopie, au rang de sciences, ce fut là une des
plus creuses lubies, plus creuse encore qu’une
signatura rerum, lorsqu’on s’imaginait à partir de leur
structure connaître la vertu curative des plantes 1.

L’esprit n’est pas plus dans les chromosomes que dans la


forme du crâne. Les manifestations de «  racisme  » qu’on
peut trouver chez Hegel, comme chez de très nombreux
e
auteurs du XIX   siècle, Marx inclus, visent la culture, font
éventuellement référence à la géographie et à la vieille
théorie des climats, mais pas à la biologie. C’est le
positivisme scientiste qui tentera de fonder le racisme sur
les « lois de la nature ». L’esprit, pour Hegel, trouve sa plus
haute réalisation dans la civilisation chrétienne occidentale,
mais pas chez l’Aryen ou l’homme blanc.
Les hiérarchies sociales traditionnelles ne trouvent pas
plus grâce aux yeux de Hegel, dont on fait pourtant souvent
un apologiste de l’État prussien. Dans son article sur le
Reform Bill anglais, il s’en prend à la profonde iniquité du
système électoral (le système des «  bourgs pourris  »), aux
privilèges de l’aristocratie et de l’Église anglicane, à une
justice qui n’est accessible qu’aux riches, à la domination
des intérêts privés sur toute la vie publique, etc. Ces prises
de position politiques trouvent leur fondement dans la
philosophie de Hegel. Ainsi, dans l’introduction aux Leçons
sur la philosophie de l’histoire, note-t-il que la liberté
grecque ne fut qu’une « fleur caduque », due au hasard, car
les Grecs, comme d’ailleurs les Romains ensuite, parvinrent
seulement à la conscience que quelques hommes sont
libres et non à celle de la liberté de l’homme en tant que tel.
Si le but qui se révèle dans le cours de l’histoire humaine
est la liberté, on ne doit pas comprendre cette liberté
comme la liberté intérieure du stoïcien mais bien comme
une liberté effective, garantie par un statut juridique. Ainsi,
Hegel s’inscrit-il, sur ce plan, dans la grande tradition des
Lumières, et la revendication de la liberté exige le
renversement des hiérarchies traditionnelles.
Venons-en maintenant à la question de l’égalité et à la
critique de l’égalité formelle. Après avoir défini la
Constitution comme « articulation effectuée de la puissance
publique  », Hegel affirme qu’elle est donc «  la justice
existante en tant qu’elle est l’effectivité de la liberté dans le
développement de toutes ses déterminations
rationnelles 2 ». La justice ne peut donc pas être une simple
question de morale abstraite, elle est un problème politique
au plus haut degré et, loin d’être une forme vide, elle a, au
contraire, un contenu précis  : le développement de la
liberté. Par rapport à ses prédécesseurs, Hegel a le mérite
de poser cette question dans son développement historique
réel, alors que Kant sépare, d’un côté, les principes
généraux découlant de la raison pure et, d’un autre côté, le
processus historique effectif abandonné aux lois de
l’insociable sociabilité de l’homme et au plan de la
Providence. C’est là un progrès, puisque les questions
morales trouvent leur concentration dans la politique, bien
qu’il puisse sembler que la philosophie hégélienne de
l’histoire abandonne aussitôt le progrès qu’elle vient
d’accomplir en substituant au « plan de la nature » kantien
un processus de l’esprit universel qui abandonne toute
dimension normative et ne permet plus guère que la pensée
du fait accompli. Mais ceci est une autre affaire. Hegel
commence donc par affirmer :
Liberté et égalité sont les simples catégories
auxquelles on a fréquemment réduit ce qui devrait
être la détermination fondamentale ainsi que la fin
ultime et le résultat de la Constitution. Tout vrai que
cela est, ces déterminations n’ont pas moins d’entrée
de jeu le défaut d’être entièrement abstraites ; tenues
fermement sous cette forme d’abstraction, c’est elles
qui empêchent de se réaliser, ou qui détruisent ce qui
est concret, c’est-à-dire une articulation effectuée de
l’État, c’est-à-dire une Constitution et un
gouvernement.

Ici s’amorce une critique systématique du formalisme


des droits de l’homme, qui, en son fond, se retrouvera dans
les textes du jeune Marx, particulièrement dans La Question
juive. Réduite à des principes abstraits, la construction d’un
État devient impossible. Pis  : faute de déterminations
concrètes, c’est-à-dire faute des moyens institutionnels et
juridiques définissant ce que veulent dire liberté et égalité,
ces catégories deviennent destructrices. La liberté sans
détermination est l’absence de lois et conduit à la tyrannie.
L’égalité abstraite conduit à la négation de toute
organisation politique et au chaos où Hegel voit l’origine de
la Terreur.

Avec l’État intervient une inégalité, la différence entre


puissances gouvernantes et gouvernées, pouvoirs
publics, autorités, présidences, etc. S’il est logique
avec lui-même, le principe d’égalité rejette toutes les
différences et ne laisse ainsi subsister aucune sorte
d’état étatique.

Cette transition laisse perplexe. D’une part, elle identifie


inégalité et différence  ; or les différences ne sont des
inégalités que si elles sont subsumées sous une commune
mesure. D’autre part, l’opposition entre égalité et différence
est arbitraire. Enfin, la séparation des puissances
gouvernantes et gouvernées n’est pas nécessairement la
même chose que l’«  état étatique  ». L’existence d’une
autorité politique ne peut pas être identifiée à l’existence
d’un appareil d’État bureaucratique, séparé et opposé au
peuple gouverné. La définition aristotélicienne du
gouvernement des égaux n’est pas la négation du
gouvernement. Les hommes sont égaux non parce qu’il n’y
a pas de gouvernement mais parce que tous, chacun à leur
tour, peuvent accéder aux fonctions gouvernementales.
Hegel est donc conduit à négliger sa propre logique à cause
de son historicisme. L’existence de l’État au sens moderne –
  l’État constitutionnel qu’il connaît ou plutôt, dans le cas
allemand, qu’il souhaiterait – est nécessairement un
progrès, et prendre la cité grecque comme modèle est une
pure absurdité, puisque cette cité grecque n’était qu’une
ébauche « contingente » et sans avenir de principes qui ne
pourront être développés que beaucoup plus tard.
Il s’agit de donner un contenu précis à la liberté et à
l’égalité, contenu que, par ailleurs, l’histoire leur a fourni.
Sur ce plan, et indépendamment des développements
ultérieurs, on peut accepter la critique hégélienne. La liberté
est bien souvent un mot vide  : elle désigne aussi bien le
refus de toute autorité que le triomphe de l’égoïsme,
l’acceptation des lois aussi bien que le libre arbitre
purement intérieur de saint Augustin ou de Descartes. Il
n’en va pas mieux avec l’égalité réduite dans le meilleur
des cas à l’égalité des droits sans que l’on sache
précisément en quoi consistent ces droits au regard
desquels nous sommes égaux.

Pour ce qui est d’abord de l’égalité, la proposition


courante, que tous les hommes sont naturellement
égaux, contient le malentendu de confondre le naturel
avec le concept ; il est impossible de ne pas dire que,
par nature, les hommes ne sont bien plutôt
qu’inégaux.

À cette seule différence que Hegel semble encore ici


confondre inégalité et différence, cette proposition est
parfaitement justifiée. Renvoyer la question de l’égalité à la
nature, c’est évidemment faire fausse route. Encore que
Rousseau sur ce point soit plus précis que Hegel :

Je conçois dans l’Espèce humaine deux sortes


d’inégalités  ; l’une que j’appelle naturelle ou
physique, parce qu’elle est établie par la nature, et
qui consiste dans la différence des âges, de la santé,
des forces du Corps, et des qualités de l’Esprit ou de
l’Âme ; l’autre qu’on peut appeler inégalité morale, ou
politique, parce qu’elle dépend d’une sorte de
convention, et qu’elle est établie ou du moins
autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci
consiste dans les différents privilèges dont quelques-
uns jouissent, au préjudice des autres, comme d’être
plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou
même de s’en faire obéir 3.

Les inégalités naturelles entre les hommes ne sont que


des inégalités relatives à certains traits de naissance. L’un
peut être plus grand et l’autre plus agile. La combinaison de
ces différentes inégalités ne permettra jamais de dire que X
est supérieur à Y. X  n’est supérieur à Y que selon certaines
mesures. Les hommes se pensent comme inégaux que
lorsqu’ils se comparent entre eux, ce qui n’est pas le cas de
l’homme dans l’état de nature. Par conséquent, l’inégalité
n’apparaît qu’avec l’entrée dans l’état civil. À proprement
parler, il n’y a donc pas de problématique de l’égalité
naturelle chez Rousseau. Plus  : la véritable égalité n’est
possible que dans l’État basé sur le contrat social, comme
on l’a vu plus haut. Quel est donc le concept d’égalité chez
Hegel ?

Mais le concept de liberté, à la manière dont il existe


dès l’abord comme tel, sans autre détermination ni
développement, est la subjectivité abstraite comme
personne capable de propriété  ; cette unique
détermination abstraite de la personnalité constitue
l’égalité effective entre les hommes.

Le premier moment du concept de liberté est donc la


liberté abstraite, celle par laquelle le sujet est reconnu
comme personne, c’est-à-dire comme porteur du droit de
propriété, et la première égalité est l’égalité des personnes.
C’est même la seule égalité effective. Autrement dit,
l’égalité, telle que la pense Hegel, est définie de manière
restrictive comme égalité des droits relativement à la
propriété et d’abord à la propriété de soi-même – personne
ne peut être la propriété d’un autre, et le respect de la
propriété se confond ainsi avec le respect de la personne. Il
n’est pas question de l’égalité des droits en tant que citoyen
ou dans toutes les autres manifestations de la vie publique.
Il y a donc ici quelque chose qui tend à absolutiser le droit
de propriété quelle que soit la nature de la propriété en
question –  on verra plus loin que le droit de propriété
recouvre des choses très différentes et qu’il est impossible
d’en faire un absolu, comme le font les théoriciens libéraux.
Notons cependant que, pour Hegel, ce droit de propriété est
tout sauf un droit naturel :

Mais que cette égalité se trouve présente, que ce qui


est reconnu comme personne et ait validité légale soit
l’homme, et non comme en Grèce, à Rome, etc.,
quelques hommes seulement, c’est si peu là un fait de
nature que c’est bien plutôt un produit et un résultat
de la conscience du principe le plus profond de l’esprit
et de l’universalité et de la formation de cette
conscience.

Penser l’égalité n’est donc possible qu’à partir d’un


certain stade du développement de la civilisation humaine.
On pourrait imaginer que cette égalité va se développer,
l’aspiration à l’égalité des conditions semblant être la
grande caractéristique de la société moderne. Mais il n’en
est rien. L’égalité juridique est et n’est que la première
forme sous laquelle apparaît la liberté. Mais le
développement de la liberté effective entraînera un
développement des inégalités de toutes sortes qui existent
dans la vie sociale et politique.

Dire que les citoyens sont égaux devant la loi, c’est


dire là une vérité élevée, mais qui, ainsi énoncée, est
une tautologie, car, de la sorte, on énonce purement
et simplement l’état légal selon lequel, absolument
parlant, les lois sont souveraines.

Hegel souligne ainsi que l’égalité devant la loi est un bon


principe – il vaut mieux que l’inégalité devant la loi ! – mais,
en même temps, un principe vide de contenu. L’égalité
devant la loi ne veut pas dire, par exemple, l’égalité devant
le suffrage, ni l’égalité dans la participation aux emplois et
fonctions publics. Les femmes et les hommes, en France
avant 1945, étaient égaux devant la loi, mais la loi stipulait
que les femmes restaient leur vie durant des mineures,
excepté à l’égard du droit de propriété. On devrait renvoyer
les fanatiques de «  l’État de droit  » à la lecture de Hegel  :
l’État de droit est une formule vide, et un État autoritaire,
inégalitaire au possible, est aussi un État de droit. Cette
notion d’État de droit permet seulement de séparer les
régimes tyranniques, despotiques au sens ancien, des
régimes régis par des lois. Mais, de ce point de vue, la
France de l’Ancien Régime n’était pas un régime despotique
–  les sujets n’étaient pas la propriété personnelle du roi et
disposaient de garanties juridiques  –, mais bien un État de
droit. Aussi importante que soit cette distinction, elle n’est
plus d’aucune utilité dès qu’il s’agit de définir ce qu’est un
gouvernement juste, une loi juste, etc., c’est-à-dire ce qui
est proprement l’objet de la vie politique.

Or, si l’on se réfère au concret, mis à part leur


personnalité, les citoyens ne sont égaux devant la loi
que dans le domaine où ils sont, par ailleurs, égaux en
dehors de la loi. Seule l’égalité de capital, d’âge, de
vigueur physique, de talent, de savoir-faire, etc. –  ou
aussi de crimes, etc.  – qui de quelque façon que ce
soit se trouve présente par ailleurs de manière
contingente, peut et doit justifier qu’on la traite avec
égalité devant la loi – du point de vue des impôts, du
service militaire, de l’accès aux fonctions publiques,
etc. Les lois, elles-mêmes, sauf dans la mesure où
elles concernent le domaine étroit de la personnalité,
tel qu’on l’a défini plus haut, présupposent les états
inégaux et déterminent les compétences et les
devoirs de droits inégaux qui résultent de ces états
inégaux.

Autrement dit, l’État de droit, l’État du droit égal, est, par


essence, inégalitaire. Si l’égalité en dehors de la loi existait,
l’État serait ou impossible ou inutile. Plus  : pour Hegel, le
développement de la liberté effective n’est possible que par
l’État de droit et l’existence d’un système de lois
particularisées –  c’est-à-dire qui ne se réduisent pas à la
Constitution  –, mais il contribue nécessairement au
développement des inégalités. Comme c’est souvent le cas,
Hegel combine ici des éléments rationnels/raisonnables et
des affirmations qui ne sont rien d’autre que la légitimation
de l’État bourgeois moderne à l’aide de quelques formules
dialectiques brillantes.

En ce qui concerne la liberté on la prend de la façon la


plus prochaine soit dans le sens négatif, par
opposition à l’arbitraire d’autrui et aux traitements
illégaux, soit dans le sens affirmatif de la liberté
subjective  ; mais à cette liberté l’on concède une
grande latitude, tant pour le libre arbitre du sujet et sa
propre activité en vue de buts particuliers, que pour
ce qui touche à sa prétention d’avoir un discernement
propre quant aux affaires universelles, de s’en
occuper et d’y participer lui-même. Jadis, les droits
légalement déterminés, aussi bien les droits privés
que les droits publics, d’une nation, d’une ville, etc.,
étaient appelés leurs libertés. En fait, toute véritable
loi est une liberté, car elle contient une détermination
rationnelle de l’esprit objectif, par conséquent un
contenu de liberté.

Tout cela est parfaitement exact et il n’y aurait presque


rien à y ajouter  : n’y trouvons-nous pas, sous une forme
philosophique, le vieil adage républicain qui dit que «  la loi
libère » ? Le problème est que cela est bien trop général et
presque aussi tautologique que la formule de l’État de droit.
Hegel ne nous dit pas ce qu’est une « véritable loi ». Une loi
qui interdit le travail des enfants 4, limite la durée légale de
la journée de travail, est une liberté pour les ouvriers. Mais
pour le patron qui voit la loi restreindre son droit à user à sa
guise, selon son libre arbitre, de la force de travail dont il a
acquis la propriété légalement, en passant contrat avec un
vendeur de force de travail, ce genre de loi est liberticide.
La formule générale de Hegel se trouve être une véritable
contradiction dès qu’on tente de la remplir d’un contenu
concret. Dans cette formule, il y a trois définitions de la
liberté  : 1)  la liberté comme garantie de la sécurité des
personnes  ; 2)  la liberté de conduire sa vie comme on
l’entend dans la sphère de la société civile  ; 3)  la liberté
comme possibilité pour chacun de participer aux affaires
publiques.
Hegel s’en prend à ceux qui réduisent la liberté à la
définition (3) mais sans expliquer clairement comment (2) et
(3) sont « dialectiquement » liés. Ainsi :

À l’encontre rien n’est devenu plus courant que la


représentation selon laquelle chacun serait contraint
de restreindre sa liberté dans sa relation avec la
liberté des autres, et selon laquelle l’État serait l’état
de cette opération de réciproque restriction, et les lois
les restrictions. Dans de telles représentations la
liberté n’est conçue que comme un bon vouloir et un
libre arbitre contingents.

Le libéralisme économique anti-étatiste considère que


l’État doit être réduit au minimum, puisque la loi est, par
essence, opposée à la liberté. Le refus de considérer la
propriété comme un droit naturel combiné avec cette
critique d’une liberté indéterminée sépare clairement Hegel
de la pensée libérale classique. Pour Hegel, la liberté d’agir
à sa guise ne doit pas s’opposer à la loi, mais, au contraire,
elle n’est une véritable liberté, et non un libre arbitre
contingent, que lorsqu’elle s’intègre comme un élément de
l’universel, représenté par la loi et l’État. Pourtant, le
raisonnement de Hegel va le conduire à des conclusions qui
rejoignent, au moins partiellement, celles de théories qui
sont sa cible  : c’est une version hégélienne du libéralisme
français ou anglais qui se décline dans ce qui suit :

On a dit également que les peuples modernes


seraient capables seulement d’égalité, ou plus
capables d’égalité que de liberté, et cela pour la seule
raison que, ayant admis au départ une certaine
définition de la liberté (principalement la participation
de tous aux affaires et à la conduite de l’État), on ne
réussit pas à la mettre d’accord avec l’effectivité, en
tant que cette dernière est plus rationnelle et en
même temps plus puissante que des présuppositions
abstraites.

Éclairons ce point  : la définition de la liberté comme


participation de tous aux affaires est une «  présupposition
abstraite  ». Donc, un État dans lequel la direction des
affaires est réservée à une petite minorité est compatible
avec la liberté. Plus : puisque dans l’effectivité, qui est plus
rationnelle que les présuppositions abstraites, c’est ce qui
se passe, on doit en conclure que la liberté ne peut se
réaliser, être effective que là où les affaires publiques sont
aux mains d’une catégorie spécialisée de la population –
  chez les Anciens, on parlait d’aristocratie ou d’oligarchie.
De tout cela, une conclusion finit par s’imposer  : bien que
l’égalité soit la liberté sous sa forme non encore développée
(l’égalité de droit), le développement de la liberté conduit
cependant au développement de l’inégalité.

Il faut dire au contraire que précisément le


développement et la formation supérieurs des États
modernes produisent dans l’effectivité la suprême
inégalité concrète entre les individus, alors qu’en
revanche la plus profonde rationalité des lois et le
renforcement de l’état légal produisent une liberté
d’autant plus grande et mieux fondée, et sont en
mesure de l’autoriser et la supporter.

Si la liberté se développe en inégalité, cela tient à la


nature même de cette liberté qui est conçue comme la
possibilité pour chaque individu de faire valoir tous ses
talents et de mener sa vie privée comme il lui convient. Il va
de soi, pour Hegel, qu’à partir du moment où l’on admet
cette définition, la liberté conduit à la « suprême » inégalité.
La présupposition de tout cela est, bien sûr, que les
individus ont des talents inégaux de nature, que les uns
sont mieux doués que les autres et que l’organisation
sociale et la Constitution ne sont pour rien dans les
inégalités. Sans quoi l’affirmation de Hegel apparaît très
arbitraire  : pourquoi la liberté engendrerait-elle une
inégalité croissante ?
Déjà la différenciation superficielle qu’indiquent les
termes de liberté et d’égalité montre que la première
tend à l’inégalité  ; mais inversement les concepts de
la liberté qui courent dans les rues ramènent
exclusivement à l’égalité.

On voit encore comment Hegel s’embrouille – ou cherche


à nous embrouiller. Du fait qu’on distingue liberté et égalité
–  la «  différenciation superficielle  » –, il en conclut que
liberté veut dire inégalité. Au nom de quel genre de
logique  ? Celle qui affirme que la différence est une
négation et la négation une opposition. Certes, on peut
suivre le mode de raisonnement hégélien, tel qu’il est
exposé dans la première partie de l’Encyclopédie, consacrée
à la « science de la logique » :

L’égalité n’est une identité que de choses qui ne sont


pas les mêmes, qui ne sont pas identiques entre elles,
et l’inégalité est une relation entre choses inégales. Ni
l’une ni l’autre ne se dissocie indifféremment en
termes de référence distincts, mais l’une est un
paraître dans l’autre. La diversité est donc différence
réflexive, ou différence auprès d’elle-même,
5
différence déterminée .

Mais pourquoi la «  différence réflexive  » devient-elle


l’inégalité suprême  ? Le passage n’est possible que parce
que, en cours de route, Hegel a re-naturalisé les concepts
dont il fait usage, c’est-à-dire s’est montré infidèle à ses
propres principes théoriques. Il aurait pu dire que la liberté,
dans son mouvement, se différencie et c’est dans cette
différenciation que l’esprit se manifeste à lui-même dans
toute sa richesse. Mais ce n’est pas ce qu’il dit  : il se
contente des concepts qui «  courent dans les rues  » et
ramène la richesse de la différentiation à l’inégalité, c’est-à-
dire à une commune mesure qui n’est jamais déterminée
mais qu’on devine être celle qui «  court dans les rues  »,
c’est-à-dire l’argent. En effet, c’est implicitement sur le
terrain de l’économie que se produit cette différenciation :

Cependant, plus la liberté est affermie comme


sécurité de la propriété et comme possibilité pour
chacun de faire valoir ses talents et ses qualités
propres, plus il apparaît qu’elle va de soi ; dès lors la
conscience de la liberté et le prix qu’on y attache
s’orientent de préférence vers sa signification
subjective.

C’est le lecteur d’Adam Smith qui s’exprime ici. Le


libéralisme sur le plan économique apparaît comme le
véritable contenu de la liberté subjective. En passant,
remarquons que cela suffirait à réfuter les thèses qui
«  courent dans les rues  » selon lesquelles le libéralisme
anglais s’oppose à la conception totale (voire « totalitaire »)
de Hegel et de la philosophie systématique. La suite du
texte le confirme sans la moindre ambiguïté pour qui le lit
avec attention :

Mais cette signification elle-même, c’est-à-dire la


liberté d’une activité qui s’essaye de tous les côtés et
qui s’exerce selon son bon plaisir en vue d’intérêts
spirituels particuliers et universels, l’indépendance de
la particularité individuelle, ainsi que la liberté
intérieure qui fournit au sujet ses principes de base,
son discernement et sa conviction propres, tout cela,
d’une part, implique pour soi le plus haut degré de
formation que puisse recevoir la particularité de ce
qui constitue l’inégalité des hommes et, par cette
culture même, les rend plus inégaux encore, d’autre
part, a pour condition de son propre développement la
liberté objective dont on a parlé plus haut, et ne s’est
développé, et ne pouvait le faire, jusqu’à ce niveau
élevé, que dans les États modernes.

La liberté qui s’essaye de tous côtés selon son bon


plaisir, c’est clairement la liberté d’entreprendre. Que Hegel
parle ici d’intérêts universels, cela ne doit pas nous égarer.
Toute activité économique doit viser des intérêts universels,
en ce sens que les produits de l’activité doivent avoir valeur
pour les autres –  pour parler le langage de Marx, la
marchandise n’a de valeur d’échange que si elle rencontre
un besoin à satisfaire. Donc, l’activité individuelle dans la
mesure même où elle vise l’intérêt particulier doit aussi
viser un intérêt universel. Qu’il s’agisse là aussi d’intérêts
spirituels, cela découle du fait que, premièrement, l’activité
économique, inscrite dans le système des besoins, impose
le développement des qualités intellectuelles de l’individu
qui s’y inscrit et que, deuxièmement, elle produit le
développement de la civilisation.
Il reste que le libéralisme et le consentement au
développement des inégalités ne sont pas le dernier mot de
l’histoire. Aussi importante que soit cette liberté d’agir à sa
guise dans la sphère de l’activité économique, elle reste
subordonnée à un principe plus élevé.

Si cette formation de la particularité accroît dans une


proportion indéterminée l’ensemble des besoins et la
difficulté de les satisfaire, l’habitude de ratiociner et
de faire la leçon aux autres, avec toute la vanité
insatisfaite qu’implique cette habitude, cela vient de
ce qu’on a laissé libre jeu à la particularité, qui garde
ainsi licence de se créer dans son domaine toutes les
complications possibles et de se débrouiller avec
elles.

Laissée à elle-même, la particularité crée toutes les


complications possibles. Hegel vise ici, sous une
énigmatique formulation philosophique, la crise économique
qui accompagne tout le mouvement de l’économie
capitaliste  : ce mouvement accroît dans une «  proportion
indéterminée » les besoins – puisque la production crée les
besoins  – et, en même temps, rend leur satisfaction plus
difficile, puisque le marché solvable est restreint. De la
lecture des économistes, Hegel ne conclut donc pas à
l’optimisme de l’économie classique : pour Smith, on le sait,
le libre développement de la «  particularité  » est la
condition du bonheur commun en vertu du pouvoir de la
célèbre «  main invisible  ». Hegel, au contraire, saisit, au
moins partiellement, les contradictions de l’économie
politique – à la manière dont Ricardo les expose à peu près
à la même époque. C’est pourquoi la «  particularité  » ne
peut pas être laissée à elle-même.

Assurément, ce domaine lui-même est en même


temps dès lors le champ des limitations, puisque la
liberté se trouve captive de la naturalité, du bon
plaisir et de l’arbitraire des autres, mais avant tout et
essentiellement selon la liberté rationnelle.

Là où l’économie politique classique voit la supériorité du


champ d’activité de l’entreprise et du marché, dans sa
naturalité, là Hegel voit son principal défaut. La liberté y est
encore prisonnière de la naturalité, c’est donc une liberté
encore inaccomplie et limitée. Mais, surtout, la limitation
principale de cette liberté qui engendre la plus grande
inégalité, c’est la liberté rationnelle, autrement dit la liberté
qui a son expression dans l’État comme incarnation de
l’intérêt général. Bref, l’individu peut agir selon ses propres
désirs et talents, mais à condition de ne pas s’opposer ce
faisant à l’intérêt général.
 
Reste maintenant à voir ce qu’il en est de la liberté
politique.

Pour ce qui est de la liberté politique dans le sens où


elle implique que participent formellement aux
affaires publiques de l’État la volonté et l’activité des
individus mêmes qui par ailleurs font leur principale
détermination des buts particuliers et des affaires de
la société civile, l’habitude s’est partiellement établie
de n’appeler Constitution que l’aspect de l’État
concernant la part que prennent ainsi aux activités
universelles les individus dont on vient de parler et de
considérer comme un État sans Constitution celui
dans lequel cette participation n’existe pas
formellement. Concernant cette signification, la seule
chose à dire d’abord est que par Constitution on ne
peut entendre que la détermination des droits, c’est-
à-dire des libertés absolument parlant et
l’organisation qui en permet l’effectuation, et que la
liberté politique, en tout cas, ne peut en constituer
qu’un aspect.

Est posée ici la question centrale de l’État moderne qui


trouve son expression dans la Constitution  : il s’agit de
trouver une organisation qui permette la coexistence
«  rationnelle  » de la participation des citoyens aux affaires
publiques et à la formation de l’intérêt général et de
l’intérêt particulier qui doit rester libre. Si importante qu’elle
soit, la liberté politique n’est qu’un «  aspect  » de ce
problème plus général. Car il ne s’agit pas seulement de
proclamer le droit du citoyen, encore faut-il en réaliser
l’effectuation, c’est-à-dire déterminer les moyens par
lesquels ce droit peut être effectif sans que, pour autant,
l’intérêt général soit identifié aux intérêts particuliers.
Autrement dit, l’orientation «  libérale  » de Hegel, celle
qui le conduit à affirmer que la société moderne est celle du
plus grand développement des inégalités, loin de régler
définitivement la question ne fait que la poser sur une plus
grande échelle. Chez Aristote et encore plus chez Platon, la
conception organiciste de la société et de l’État fait qu’il ne
peut pas, en droit, y avoir d’opposition entre l’intérêt
particulier et l’intérêt général : l’individu est un membre du
corps social, et un membre ne peut pas s’opposer au corps !
Mais chez Hegel, en dépit de la répétition de l’expression
«  totalité organique » dans les paragraphes qui suivent, on
part bien d’un conflit qu’il faut résoudre, et ce conflit a sa
source dans la grande inégalité que permet, légitimement,
la société moderne.
 
Pour conclure, Hegel n’est ni l’inventeur du totalitarisme
moderne – il n’est pas un ennemi de la « société ouverte »
–, ni un libéral pur et dur. Sa dialectique de l’égalité et de la
liberté, fondée sur la priorité de la liberté, ouvre sur
plusieurs solutions, et Hegel laissera le soin de se
débrouiller de ces grandes complications à ses héritiers
spirituels.

2. L’anti-égalitarisme libéral
La critique hégélienne de l’égalité abstraite ne doit pas
être confondue avec l’anti-égalitarisme libéral moderne,
incarné principalement par Hayek et ses disciples de la
société du Mont-Pèlerin 6 d’un côté, par Robert Nozick et ses
prolongements «  libertariens  » de l’autre. Pour Hegel, en
dernière analyse, l’État doit garantir que les intérêts
particuliers n’entrent pas en contradiction avec l’intérêt
général. Il permet à chacun de poursuivre ses buts
particuliers, de jouir dans ce domaine d’une liberté effective
–  Hegel insiste de manière répétitive sur la possibilité pour
chacun de choisir la profession qui lui sied et correspond à
ses désirs et à ses talents. Mais la contrepartie de cette
liberté est l’acceptation par les individus de la supériorité de
l’intérêt général qui n’est jamais équivalent à la somme des
intérêts particuliers. Et l’instrument de cet intérêt général
est l’administration, dont on trouve chez Hegel une véritable
théorie, définissant à la fois son autonomie et des garanties
spéciales pour les fonctionnaires. On voit immédiatement ce
qui interdit l’interprétation de Hegel dans le sens du
néolibéralisme.
L’influence des courants anti-égalitaires néolibéraux a
toujours été forte – y compris pendant l’époque où dominait
le compromis social-démocrate ou keynésien  –, mais
aujourd’hui elle semble bien exercer une quasi-hégémonie,
non seulement sur les courants politiques de droite mais
aussi et surtout peut-être sur les courants sociaux-
démocrates, qu’ils se reconnaissent ou non dans la
«  troisième voie  » inventée par Anthony Giddens.
L’idéologie véhiculée par ces courants constitue bien la
doxa de notre époque, en dehors de laquelle il semble
presque impossible de penser.
 
Parler du courant libéral en général est assez difficile
puisque non seulement ses principaux représentants ont
pas mal changé d’avis au cours de leur vie sur des
questions essentielles, mais encore des divergences
substantielles existent entre les principaux penseurs de
cette mouvance. Il reste qu’on peut tenter de définir les
caractéristiques communes de l’anti-égalitarisme libéral :
1. La réalité première est celle d’individus tous différents
et qui doivent être considérés comme l’élément premier des
sciences sociales. L’individu est l’atome de l’organisation
sociale. C’est le fondement de l’individualisme
méthodologique, tel qu’il a été développé par Max Weber,
dans la même direction que l’école économique
autrichienne de Carl Menger. Cet individu est doté d’un
certain nombre de propriétés (une certaine rationalité, plus
ou moins limitée) et on lui reconnaît des droits
fondamentaux –  liberté, dans le sens classique de droit de
faire tout ce qui ne nuit pas aux autres, sûreté et égalité des
droits de base.
2. Les individus ont des désirs, des mérites et aptitudes
différents et de là résulte une inégalité inévitable entre les
hommes. Cette inégalité, loin d’être un mal, est, d’une part,
l’expression de la liberté et, d’autre part, ce qui donne à la
société son dynamisme. Toute tentative de corriger ces
inégalités par la voie de l’intervention de l’État présente par
conséquent deux défauts majeurs  : primo, elle viole les
droits fondamentaux des individus et, secundo, elle est
contre-productive du point de vue de l’efficacité
économique.
3. La justice sociale est une expression à peu près
dépourvue de sens, ou, si elle a un sens, ce ne peut être
que la justice qui respecte les contrats et la parole donnée.
Par conséquent, le rôle de l’État doit se limiter à ses
fonctions régaliennes de gardien de l’ordre, de la propriété
et de l’obligation pour chacun d’honorer les contrats qu’il a
signés. Par conséquent, seuls les citoyens sont égaux et non
les individus, et toute tentative de mettre fin à cet ordre des
choses conduit à la servitude 7.
 
Tout d’abord, considérons la question des
présuppositions individualistes sur le plan méthodologique.
L’individualisme méthodologique, tel que l’a formulé Weber,
présente de gros avantages théoriques pour qui veut
comprendre les comportements sociaux. Contre les
sociologies de la contrainte, comme celle de Durkheim,
incapables d’expliquer les mécanismes du déterminisme
social, posé comme un fait premier, l’individualisme
méthodologique permet de comprendre comment se
forment des comportements communautaires relativement
stables en partant des bonnes raisons que les individus ont
d’agir comme ils le font –  les conduites rationnelles par
finalité, comme «  idéal-type  ». Ensuite, en refusant de
concevoir la sociologie comme une «  physique sociale  »,
dans la tradition du positivisme issu d’Auguste Comte et
dont Durkheim accomplit le programme, Weber définit les
éléments d’une sociologie « compréhensive » dont la valeur
heuristique est indéniable. Elle donne en particulier les
moyens de comprendre la formation des valeurs sociales –
 la rationalité orientée par les valeurs – et permet de tenter
de construire une théorie de l’action alors que la sociologie
positiviste débouche presque inéluctablement sur une
conception techniciste instrumentaliste de la vie sociale.
Mais l’intérêt de la sociologie wébérienne exige qu’on en
délimite clairement le champ et la portée. Premièrement,
transformer l’individualisme comme méthode
d’investigation des comportements sociaux en une
ontologie du social et confondre ces deux niveaux, c’est
commettre une grave faute contre la raison. Aussi utile que
soit la sociologie, elle ne peut prétendre dire le dernier mot
en anthropologie. Deuxièmement, si l’on suit les
prescriptions de Weber, la sociologie doit rester neutre du
point de vue axiologique. Or, les adeptes néolibéraux de
l’individualisme méthodologique enfreignent généralement
ces deux règles. D’une part, ils transforment
l’individualisme méthodologique en théorie générale de
l’homme. D’autre part, loin de respecter le principe de
neutralité axiologique, ils transforment la méthode
wébérienne en un système prescriptif qui dicte à la fois les
principes du droit et ceux de la vie morale.
D’abord, une remarque préliminaire. L’idée de l’individu
comme atome de la réalité sociale est au centre des
discussions entre Marx et ses amis «  jeunes hégéliens  »
dans les années 1843-1845. Discussion très intéressante
parce qu’elle démontre qu’on peut à la fois être un
«  individualiste philosophique  », c’est-à-dire quelqu’un qui
pose la liberté de l’individu comme la fin ultime de la
pensée philosophique et de l’action, et en même temps
refuser les conceptions qui font de l’individu une entité
abstraite de la réalité socio-historique. Contre ceux qui
affirment que la fonction de l’État est seulement de
maintenir ensemble les « atomes égoïstes », Marx écrit :

Pour parler un langage précis et prosaïque, les


membres de la société civile ne sont pas des atomes.
L’atome a pour propriété caractéristique de ne pas
avoir de propriétés et de ne pas avoir, par
conséquent, de relation, en raison de sa propre
nécessité naturelle, avec d’autres êtres extérieurs à
lui. L’atome n’a pas de besoins, il se suffit à lui-
même ; le monde en dehors de lui est le vide absolu,
c’est-à-dire qu’il est sans contenu, sans signification,
sans langage, justement parce que l’atome possède
en lui toute la plénitude. L’individu égoïste de la
société civile a beau, dans sa représentation
immatérielle et dans son abstraction exsangue,
s’enfler jusqu’à l’atome, c’est-à-dire jusqu’à un être
sans relations, se suffisant à lui-même, sans besoins,
absolument plein et bienheureux  : la malheureuse
réalité sensible, quant à elle, ne se soucie point de
l’imagination de cet individu que chacun de ses sens
oblige à croire au sens qu’ont le monde et les
individus extérieurs à lui  ; du reste son estomac
profane est là et lui rappelle chaque jour que, loin
d’être vide, le monde hors de lui est bien plutôt et à
proprement parler ce qui le remplit 8.

Il ne s’agit pas pour Marx d’opposer à cet « atomisme »


une conception holistique de la vie sociale, une conception
qui ne ferait de l’individu qu’un «  effet  » des structures
sociales. Bien au contraire, la critique de l’État qu’il tire de
ces développements en atteste :

De nos jours, seule la superstition politique se figure


encore que la vie civile doit être maintenue par l’État,
tandis que, dans la réalité, c’est l’inverse  : l’État est
maintenu par la vie civile 9.
Marx refuse l’opposition individu/société comme
l’opposition de l’élément et du tout. Non pour dire que
l’individu en dehors de la société n’est rien – soit une bête,
soit un dieu, comme dirait Aristote  –, mais pour montrer
comment la reconnaissance de l’individu et de son
épanouissement est un produit socio-historique. Mais pour
comprendre cela, il faut sortir de l’individu hypostasié sous
les espèces de l’individu égoïste, de l’atome de la société
civile, cette «  abstraction exsangue  » qui est pourtant à la
base de l’essentiel du libéralisme économique.
 
Considérons maintenant cette question du point de vue
non pas philosophique général mais de la méthodologie.
Dire que le point de vue pertinent à partir duquel on peut
construire une sociologie compréhensive est l’individu,
puisque seuls les individus peuvent avoir des
comportements rationnels et qu’on ne peut parler des
«  intentions  » des entités collectives que par métaphore,
c’est une chose. Mais affirmer que les individus isolés et
leurs préoccupations particulières sont la seule réalité
«  naturelle  » à partir de laquelle on puisse construire une
théorie politique, c’est autre chose. Weber pourtant fait
remarquer lui-même que sa méthode vaut pour la science
sociale mais pas pour le droit, puisque les entités collectives
peuvent en droit être des personnes 10. Autrement dit,
l’école néolibérale procède à une extension abusive des
principes wébériens en dehors de leur champ de pertinence.
Ce qui prouve cet abus, c’est que la méthode est
directement utilisée pour justifier un certain type de
rapports sociaux : la méthode est ainsi identifiée au contenu
lui-même. Pour l’école économique néolibérale, en effet,
l’individualisme n’est plus affaire de méthode mais est
transformé en thèse ontologique et en théorie normative, ce
qui contredit toutes les intentions explicites de Weber.
Ajoutons que, par là même, elle s’interdit d’expliquer la
puissance des «  passions égalitaires  » renvoyées au
complot collectiviste, à l’aberration psychologique, à l’envie
et au ressentiment, qu’il s’agit alors de condamner au
moyen de discours moralisateurs –  comme les nantis et
leurs défenseurs sont prompts à délivrer des leçons de
labeur et de stoïcisme à bon marché à destination des plus
pauvres !
En deuxième lieu, il convient de remarquer l’incohérence
fondamentale qu’il y a à cantonner l’égalité dans le strict
domaine de l’égalité de droit, indépendamment de toute
autre considération. Admettons qu’il soit vrai que l’égalité
se limite à l’égalité devant la loi et que, une fois cette
égalité garantie, toutes les autres inégalités soient légitimes
et expriment seulement l’inégalité des talents et des
mérites. Passons sur cette vieille rengaine et admettons
aussi que l’inégalité des richesses en faveur des héritiers
paresseux soit la récompense du talent qu’ils ont eu de bien
vouloir être mis au monde dans une famille riche.
Admettons aussi que le rentier «  tondeur de coupons  » ait
plus de mérite que l’ouvrier besogneux suffisamment
stupide pour accepter de travailler dans des conditions
pénibles et pour un faible salaire. Reste malgré tout une
question  : jusqu’à quel point ces inégalités sont-elles
compatibles avec le principe d’égalité devant la loi ? Hayek
et ses disciples font comme si tout cela ne posait aucune
difficulté. Il est pourtant bien clair que celui que la loi du
marché condamne à mourir de faim parce qu’il n’a plus de
travail perd ses droits égaux devant la loi ! Mais, après tout,
on peut penser que la pitié et la vertu chrétienne de la
charité viendront, sans contrainte étatique et en dehors du
processus économique, porter secours à l’indigent – encore
que, du point de vue de l’orthodoxie libérale, le chrétien
charitable soit un mauvais économiste et peut-être même
un ennemi du genre humain, puisque depuis Malthus on sait
que porter secours aux indigents ne sert qu’à multiplier les
indigents.
Admettons donc maintenant que notre indigent ait
survécu et que, n’écoutant que les sermons des
prédicateurs du Mont-Pèlerin, il décide de vendre sa force de
travail au prix du marché, c’est-à-dire aussi bas que
nécessaire. En tant que vendeur de sa force de travail, il est
bien un individu libre et égal en droit à l’acheteur de la force
de travail (l’employeur). Pourtant, dès l’instant où il franchit
la porte de l’entreprise, c’est-à-dire dès l’instant où il
commence à honorer les engagements du contrat qu’il vient
de signer, il perd immédiatement son statut de personne
juridique libre pour devenir un simple moyen du capital –
  une ressource humaine, dit-on aujourd’hui pour bien
montrer que le «  facteur travail  », l’activité humaine et
l’homme lui-même sont considérés dans la sphère de la
production au même titre que les choses. Il s’accomplit ici
un «  miracle  » qui est le miracle même du mode de
production capitaliste mais, à la différence des miracles
ordinaires qui font la une des journaux et déchaînent la
curiosité de la population, ce miracle-ci est soigneusement
escamoté. Les économistes de l’école néolibérale
s’acharnent à n’en point parler. C’est pourtant tout à fait
extraordinaire  : par la simple vertu de l’exécution d’un
contrat, l’un des signataires disparaît comme personne
juridique pour ne réapparaître qu’en fin de journée, le temps
d’aller se reposer et de renouveler le lendemain l’exécution
du contrat. Ainsi l’égalité juridique se transforme-t-elle en
son contraire : en relation de pouvoir et d’assujettissement
détruisant en son fond l’égalité juridique. Or, la condition
première de cette transformation, c’est l’asymétrie des
conditions entre les contractants. Hegel le dit bien  : les
individus ne sont véritablement égaux devant la loi que
dans la mesure où ils sont égaux par ailleurs.
Le néolibéralisme ne peut combiner la liberté et
l’inégalité qu’en s’en tenant soigneusement à la sphère de
la circulation économique et en considérant toutes les
relations économiques comme des relations d’échange et, à
partir de là, en considérant toutes les relations non
économiques comme dérivant des mêmes principes que les
relations économiques. Pour comprendre ce que cache cette
représentation, laissons un moment la parole à Marx :

La sphère de la circulation des marchandises, où


s’accomplissent la vente et l’achat de la force de
travail, est en réalité un véritable Éden des droits
naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne
seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham.
Liberté  ! car ni l’acheteur ni le vendeur d’une
marchandise n’agissent par contrainte  ; au contraire,
ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils
passent contrat ensemble en qualité de personnes
libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le
libre produit dans lequel leurs volontés se donnent
une expression juridique commune. Égalité  ! car ils
n’entrent en rapport l’un avec l’autre qu’à titre de
possesseurs de marchandises, et ils échangent
équivalent contre équivalent. Propriété  ! car chacun
ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham ! car
pour chacun d’eux il ne s’agit que de lui-même. La
seule force qui les mette en présence et en rapport
est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de
leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui,
personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est
précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie
préétablie des choses, ou sous les auspices d’une
providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour
soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à
l’utilité générale, à l’intérêt commun.
Au moment où nous sortons de cette sphère de la
circulation simple qui fournit au libre-échangiste
vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir et
le criterium de son jugement sur le capital et le
salariat, nous voyons, à ce qu’il semble, s’opérer une
certaine transformation dans la physionomie des
personnages de notre drame. Notre ancien homme
aux écus prend les devants et, en qualité de
capitaliste, marche le premier  ; le possesseur de la
force de travail le suit par-derrière comme son
travailleur à lui  ; celui-là le regard narquois, l’air
important et affairé  ; celui-ci timide, hésitant, rétif,
comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au
marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose : à
être tanné 11.

Voilà donc un contrat entre personnes libres et égales


dans lequel l’un des deux contractants devient la
possession de l’autre. Certes, le mode de production
capitaliste n’est pas l’esclavage  ; mais il est travaillé par
cette contradiction  : d’un côté, il présuppose des hommes
libres et égaux, l’Éden des droits de l’homme et du citoyen,
et, de l’autre, il transforme nécessairement la plus grande
partie de l’humanité en esclaves. L’ouvrier est un esclave
qui peut quitter son patron quand bon lui chante… à
condition de pouvoir en trouver un autre à qui se vendre. Un
esclave d’un genre particulier, puisqu’il ne coûte que son
entretien et que son « propriétaire » n’est pas même obligé
de débourser d’avance un seul liard pour en jouir. Que
l’esclave traditionnel vienne à mourir et c’est un
investissement qui s’envole en fumée. Que l’esclave salarié
vienne à mourir et des centaines d’autres se précipiteront à
la porte de l’usine pour prendre sa place  ! Exagération
polémique de Marx, qui revient sans cesse sur cette
analogie avec l’esclavage ? On pourrait le croire si l’on s’en
tient au statut des salariés modernes, bénéficiant de droits
garantis par la loi et d’une protection sociale contre les
accidents, la maladie et la vieillesse. Mais dans le paradis
néolibéral, toutes ces garanties sont d’intolérables atteintes
au droit de propriété et des freins archaïques au progrès
économique. Il est un point sur lequel Marx ne cesse
d’insister : le passage au mode de production capitaliste, ce
n’est pas seulement la soumission formelle du travail au
capital, c’est sa soumission réelle, c’est-à-dire l’intégration
dans la division du travail du travailleur comme un rouage
de la machine de production, comme le serviteur de la
machine qui incarne la puissance du capital. Bref, c’est la
transformation du « libre vendeur de la force de travail » en
esclave salarié soumis à la tyrannie de l’organisation de la
production en vue de la plus-value. Cela signifie que
l’inégalité radicale entre «  l’homme aux écus  » se
transformant en capitaliste et le prolétaire est la condition
de la suppression de la liberté de celui-ci et du pouvoir
absolu de celui-là.
 
Autrement dit, au cœur de la pensée libérale et
particulièrement au cœur du néolibéralisme contemporain, il
y a une contradiction insurmontable si l’on prend au sérieux
les fondements juridiques de la société moderne. Il y a une
contradiction réelle si l’on refuse la théorie marxiste
traditionnelle qui fait des droits de l’homme et du citoyen
une illusion et une idéologie. Mais c’est précisément parce
qu’il y a une contradiction réelle que l’antilibéralisme,
marxiste, néo-keynésien ou communautariste, est
impuissant sur le plan politique, puisqu’il refuse de prendre
au sérieux cette présupposition commune de toute la
société moderne, l’affirmation juridique que les hommes
sont libres et égaux. Or, les prescriptions des économistes
libéraux et néolibéraux conduisent à légitimer la destruction
des principes de base dont ils se réclament.
C’est bien parce qu’ils sont conscients de cette difficulté
que les hayékiens ont été obligés de trouver une solution de
repli  : l’égalité limitée à l’égalité juridique n’est pas un
principe fondateur ; elle est en fait le moyen qui permet de
garantir le bon fonctionnement de la société comme
mécanisme autorégulé de type darwinien. Le système de
Hayek se présente comme un système fondé sur le principe
de liberté : la liberté est la plus haute valeur morale et c’est
à elle que tout doit être subordonné. Mais comme la liberté
risque de souffrir des conséquences de la liberté du marché,
Hayek est contraint de faire de l’efficacité économique
sélectionniste le principe suprême. Du même coup,
l’individualisme méthodologique va se transformer en
holisme méthodologique. Si, en effet, on se place du point
de vue non plus du droit individuel comme affirmation
fondatrice qui elle-même n’a pas besoin d’autre fondement,
comme le font généralement les libéraux, comment peut-on
concilier cette perspective avec celle qui fait de
l’organisation sociale un ordre spontané soumis à une
sélection naturelle qui déterminera lequel, parmi tous les
ordres sociaux constitués historiquement, est le meilleur ? Il
faut trouver alors un critère global, «  aggloméré  »  : les
spécialistes de la théorie de l’évolution posent, en effet, le
problème de la «  réussite  » d’une mutation non pas au
niveau individuel mais au niveau de la population. Mais dès
qu’il s’engage dans cette voie, un hayékien perd
immédiatement tous les bénéfices de sa position libérale ; la
«  naturalisation  » du droit et de l’économie disqualifie le
droit comme principe auto-organisateur et conduit à
examiner la valeur des divers systèmes juridiques et
économiques uniquement du point de vue d’une réussite
dont les critères ne peuvent être juridiques ou moraux,
puisqu’on ne peut pas, tout à la fois, voir dans le droit, les
principes politiques et économiques et les mœurs un
résultat de l’évolution et en même temps en faire le critère
d’un jugement de valeur 12.
Autrement dit, la contradiction qui se trouve au cœur de
la pensée libérale ne peut être résolue que de deux
manières :
– soit en renonçant aux prescriptions utilitaristes basées
sur l’égoïsme sacré qui sont au cœur de la politique
économique néolibérale ;
– soit en abandonnant tant les principes de
l’individualisme méthodologique que les principes juridiques
libéraux de liberté et d’égalité des droits au profit d’un
holisme sélectionniste.
 
Dans la question de la justice sociale, ces contradictions
trouvent leur expression la plus flagrante. Il est sans doute
exagéré de dire que, pour les néolibéraux inspirés par
Hayek, la question de la justice sociale est non pertinente. Il
y a bien une théorie néolibérale de la justice sociale qui
peut se résumer à une proposition : seul est juste ce qui est
fondé sur le droit de propriété. Ainsi, reprocher au
capitaliste d’être riche et de s’enrichir, c’est mettre en
cause son droit le plus fondamental qui découle du fait qu’il
est propriétaire, et c’est donc être injuste. L’idée de « faire
payer les riches  » –  qui sous-tend, par exemple, l’impôt
progressif sur le revenu  – est une idée profondément
injuste. Inversement, il est juste que celui qui n’a pas été
capable d’acquérir de propriété subisse les conséquences
de sa propre incurie. En se coalisant pour tenter de vendre
leur force de travail au meilleur prix, les ouvriers
commettent également une injustice, puisqu’ils utilisent une
force non économique pour contraindre le capitaliste à
renoncer à la stricte application des lois de l’économie de
marché.
Que le libéralisme dans sa version contemporaine puisse
devenir synonyme de tyrannie, on le comprend facilement
en revenant à une définition de la tyrannie que donne
Hannah Arendt :

La tyrannie est toujours caractérisée par


l’impuissance des sujets, qui ont perdu leur faculté
13
humaine d’agir et parler ensemble …

En refusant l’intervention publique dans les affaires


privées, en s’en prenant au droit de coalition des ouvriers, le
néolibéralisme s’en prend en effet à cette faculté humaine
essentielle qu’est le pouvoir d’agir et parler ensemble. C’est
pourquoi les économistes néolibéraux, amis et disciples de
Hayek, trouvèrent souvent dans la sanglante dictature du
général Pinochet le terrain privilégié de leurs
expérimentations.

3. Considérations historiques
Il paraît donc que, quelle que soit l’orientation théorique
envisagée, la construction rationnelle de la cité des hommes
est impossible tant qu’on cherche à en exclure la question
de la justice sociale, c’est-à-dire celle de la juste répartition
des biens et des positions sociales. Or, il n’y a pas d’autre
règle pour la justice sociale que la règle de l’égalité – aussi
indéterminée que cette règle puisse encore nous sembler.
Toutes les tentatives de penser une cité juste sans cette
règle d’égalité conduisent à des contradictions
insurmontables, voire à la régression théorique et politique
de l’état civil vers l’état de nature au sens de Hobbes, c’est-
à-dire à la guerre de chacun contre chacun.
Certes, les théoriciens de la république, dans la mesure
où ils se rattachaient à la tradition démocrate et libérale,
n’ont pas fait de l’égalité sociale un réquisit de la liberté
démocratique. De ce point de vue, Rousseau est presque
une exception, et encore il ne s’agit que d’un égalitarisme
modéré et non de celui d’un « niveleur ». Kant, par exemple,
ne voit nulle contradiction entre l’égalité de droit des
citoyens –  qui s’impose parce que c’est le seul principe qui
puisse valoir comme loi universelle  – et la très grande
inégalité de fait des fortunes. Mais il ne se contente pas de
constater cette inégalité de fait qu’il pourrait laisser à la
rationalité pragmatique. En suivant la ligne développée
dans L’Idée d’une histoire universelle, il est clair que, pour
Kant, l’inégalité des fortunes n’exprime rien d’autre que la
passion qu’ont les hommes de se singulariser et de
s’affirmer contre les autres, et cette passion, si elle n’est
pas morale en elle-même, est néanmoins considérée
comme le moyen par lequel la nature accomplit son plan qui
est de créer une société universelle des hommes fondée sur
le droit. Cette thèse rattache évidemment Kant à la tradition
du libéralisme classique. Mais c’est aussi à cause de cette
thèse que Kant, ne voyant pas comment on pourrait limiter
les inégalités sociales, est amené, au rebours de ce que
dicterait sa Métaphysique des mœurs, à reprendre à son
compte la distinction entre les citoyens actifs –  ceux qui
peuvent, grâce à leur indépendance matérielle, agir
véritablement  – et les citoyens passifs qui, dépendant d’un
autre pour vivre, sont dans l’incapacité d’exercer les devoirs
qu’exige la participation active à la vie politique. Ce n’était
d’ailleurs pas une simple vue théorique, puisque, sur ce
point comme sur d’autres, Kant ne faisait que justifier
théoriquement ce que les révolutionnaires de 1789 avaient
décidé en pratique –  immédiatement pourtant après avoir
décrété que les hommes naissent et demeurent libres et
égaux en droits ! Affaire très instructive : pour que la liberté
politique soit préservée, il faut que les individus appelés à
décider dans le domaine public soient eux-mêmes libres ; or
les domestiques et plus généralement tous ceux qui ne
peuvent pas vivre de leurs propres ressources mais doivent
dépendre d’un autre ne sont pas réellement libres, par
conséquent, bien qu’ils bénéficient des protections
auxquelles ils ont droit en tant que personnes humaines, ils
ne peuvent être des citoyens politiques. Évidemment, on
pourrait se contenter de voir là une des intolérables
injustices que des révolutionnaires inconséquents ont
perpétrées ou encore la marque indélébile du caractère
bourgeois de la Révolution française. Cependant, la leçon
philosophique est plus intéressante : c’est la reconnaissance
par les révolutionnaires de 1789 qu’il n’y a pas de réelle
liberté politique tant que subsistent dans la vie sociale des
rapports de domination, et donc que l’égalité politique n’est
possible que si est réalisée une relative égalité des
conditions. Le caractère bourgeois de la Révolution de 1789
ne tient donc pas à la distinction entre citoyens actifs et
citoyens passifs, mais à ce que les inégalités sociales et les
rapports de domination à l’intérieur de la «  société civile
bourgeoise » sont tenus pour des faits dont il faut chercher
à s’accommoder.
Toute la tradition républicaine –  pas seulement en
France  – est traversée par l’opposition entre cette
philosophie libérale qui s’accommode volontiers de
l’inégalité et les tendances plus égalitaires qui partent des
mêmes prémisses théoriques. Révélatrices de cette
opposition sont les luttes politiques qui agitent la phase de
la Révolution qui va de la proclamation de la République
(septembre  1792) à la chute de Robespierre. Révélatrices
également les hésitations de Robespierre qui défend
vigoureusement la propriété privée contre les « Enragés » et
la Commune hébertiste où les premières tendances
anarchistes et socialistes voient le jour, et en même temps
doit combattre les spéculateurs et ceux qui s’enrichissent
ruinant ainsi la vertu qui est le fondement de la République.
Cette contradiction éclate dans le discours de Robespierre
sur les subsistances :

Quel est le premier objet de la société  ? C’est de


maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel
est le premier de ces droits ? Celui d’exister.
La première loi sociale est donc celle qui garantit à
tous les membres de la société les moyens d’exister ;
toutes les autres sont subordonnées à celle-là  ; la
propriété n’a été instituée ou garantie que pour la
cimenter  ; c’est pour vivre d’abord que l’on a des
propriétés. […]
D’après ce principe, quel est le problème à résoudre
en matière de législation sur les subsistances  ? Le
voici  : assurer à tous les membres de la société la
jouissance de la portion des fruits de la terre qui est
nécessaire à leur existence ; aux propriétaires ou aux
cultivateurs le prix de leur industrie, et livrer le
superflu à la liberté du commerce 14.

Comment assurer aux propriétaires le fruit de leur


industrie si en même temps on veut assurer à tous la
portion des fruits de la terre nécessaire à leur subsistance ?
Seule une administration des prix et de la production le
permettrait. Ce qui, premièrement, serait contraire à la
liberté du commerce  ; deuxièmement, n’est possible qu’en
prenant aux plus riches pour donner aux plus pauvres  ; et,
troisièmement, ne peut se justifier que temporairement, en
période de crise grave, mais ne peut pas être le
fonctionnement ordinaire de l’économie. Parce que l’idée
qu’il y a des oppositions d’intérêts au sein de la nation est
hors du champ de la pensée de Robespierre, il s’enferme
dans une contradiction dont il ne pourra pas sortir, sinon en
frappant à droite contre les Girondins, partisans de la liberté
du commerce, et, à gauche, contre les «  Enragés  »
égalitaristes qui veulent partager les subsistances. Si
l’égalité des droits n’a de sens que lorsque est garanti le
droit à vivre, alors la propriété doit être subordonnée à ce
droit, ainsi que Robespierre le laisse entendre. Mais si la
propriété n’est plus un droit absolu, c’est la conception
purement bourgeoise de la liberté, comme simple liberté de
faire des profits et d’accumuler des richesses, qui est
détruite. Le partage libéral classique entre la liberté
politique et l’égalité des droits sur le plan politique –  celui
du contrat social  – et la «  liberté naturelle  » sur le plan
économique est une contradiction vivante.
 
Bien qu’elle soit une république «  bourgeoise  », fondée
par des monarchistes qui n’arrivaient pas à s’entendre sur
le prétendant au trône, dans une période où le mouvement
ouvrier et les républicains radicaux n’étaient pas encore
remis de la saignée de la répression de la Commune de
1871, la IIIe République est traversée en permanence par ce
«  remords social  »  : l’enrichissement n’est légitime que s’il
profite à tous et si la promotion des classes populaires est
assurée. Ce mélange contradictoire d’aspirations purement
libérales bourgeoises et d’aspirations égalitaires sociales est
incarné par le Parti radical et radical-socialiste, du temps de
sa splendeur, avant que le relais ne soit pris par les
socialistes. La IVe et la Ve  République elle-même se sont
constituées dans la suite de cette tradition. Le préambule de
la Constitution de 1946 définit solennellement les droits
sociaux, et la Constitution actuelle affirme :

ARTICLE Ier  : La France est une République indivisible,


laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité
devant la loi de tous les citoyens sans distinction
d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes
les croyances.

Le «  et sociale  » a toute son importance et c’est lui qui


renvoie le plus directement au préambule de 1946, annexé
d’ailleurs à la Constitution de 1958, en tant que
prolongement naturel de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789. La question de l’égalité
sociale est donc inscrite dans le marbre de la loi. Que la
pratique ne suive pas la théorie, c’est bien évident. Encore
faut-il remarquer que la croissance des inégalités n’est
devenue indifférente aux autorités que très récemment. Le
gaullisme ne s’est imposé que parce qu’il a repris à son
compte l’égalitarisme traditionnel de ce pays, avec ses
thèses sur la troisième voie entre capitalisme et socialisme
et ses propositions plus ou moins fantastiques sur la
participation et le capitalisme populaire. Georges Pompidou
n’hésitait pas à se dire «  social-démocrate  » et Jacques
Chirac réclamait un «  travaillisme à la française  ». Au-delà
des proclamations fantaisistes dont les hommes politiques
sont rarement avares, on notera que, jusqu’à la seconde
moitié des années  70, il semblait naturel qu’on partage les
«  fruits de la croissance  », ce qui s’est traduit par une
politique continue d’augmentation relative du SMIC qui
recevait traditionnellement chaque année un «  coup de
pouce », même quand la doctrine officielle était à l’austérité
salariale. Il est d’ailleurs remarquable que cette tradition ait
été interrompue en 1999 par un gouvernement… socialiste.
Il ne s’agit pas de s’illusionner sur les discours ni sur la
portée de cette politique qui pourrait sembler être une
application du principe de différence rawlsien –  les
inégalités sont justes si elles profitent en premier lieu aux
plus défavorisés  –, alors qu’en réalité les inégalités ont
commencé à se creuser au début des années  80 et que
dans ce processus les inégalités salariales comptent bien
peu. Il s’agit seulement de remarquer que les dirigeants se
sont sentis obligés de donner des gages à l’égalitarisme, y
compris quand plus rien dans leur politique n’allait dans ce
sens. Cela signifie que l’inégalité en général est considérée
fondamentalement comme illégitime, comme contraire aux
fondements mêmes de la vie politique.

1. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé,


§ 411.
2. Ibid., §  539. Les citations qui suivent sont extraites de la remarque
qui clôt ce paragraphe.
3. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, in Œuvres, III, p. 131.
4. Hegel, au grand dam des libéraux allemands, s’est prononcé pour la
limitation du travail des enfants et l’instruction publique.
5. Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, § 118.
6. En 1947, Hayek prend l’initiative de réunir un certain nombre
d’intellectuels et d’économistes proches de ses vues, parmi lesquels
des économistes comme Maurice Allais, Ludwig von Mises ou Milton
Friedman, et des philosophes comme Karl Popper. La société du
Mont-Pèlerin dénonce «l’égalitarisme» de l’État-providence
keynésien.
7. Voir Friedrich von Hayek, La Route de la servitude.
8. Marx, La Sainte Famille, chap. VI, III, in Œuvres, III, p. 559. La
référence dans tout ce texte est, évidemment, la référence à
l’atomisme antique, celui de Démocrite, Épicure et Lucrèce, que
Marx connaît particulièrement bien puisque sa thèse de doctorat
portait précisément sur ce sujet.
9. Ibid., p. 560.
10. Voir Max Weber, «Essai sur quelques catégories de la sociologie
compréhensive», in Essais sur la théorie de la science, p. 318-319.
11. Karl Marx, Le Capital, livre  I, deuxième section, VI, p. 725-726. Ce
passage important a souvent été mal interprété: on y a vu une
théorie du droit comme simple reflet ou couverture idéologique des
rapports d’exploitation. Il ne s’agit pas de cela, mais bien de la
contradiction réelle entre les fondements juridiques de la société
moderne qui contiennent les présuppositions de la production
capitaliste –  des individus libres et égaux  – et la réalité structurelle
du mode de production capitaliste. Deux livres récents abordent
cette question de manière pertinente: Théorie générale, de Jacques
Bidet, et Marx, l’État, la politique, d’Antoine Artous.
12. Sur les contradictions de la pensée du dernier Hayek, voir l’étude de
David Versailles, «La place de l’évolutionnisme dans la théorie
hayékienne de l’auto-organisation», Cahiers d’économie politique,
no35, automne 1999.
13. Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, p. 263.
14. Robespierre, «Sur les subsistances» (2 septembre 1792), Discours et
Rapports à la Convention, p. 53-54.
6

Au-delà de la justice sociale ?

Ainsi, si le principe d’égalité semble indissociable de


toute conception démocratique de la société, si l’on peut
parler d’un principe d’égalité-liberté, ou encore d’égale
liberté pour tous, pour reprendre la formule de Rawls, la
société moderne semble néanmoins incapable de penser ce
principe autrement que comme une contradiction. L’égalité
semble ne pas pouvoir aller au-delà de l’égalité des droits,
et cependant l’inégalité des conditions sociales remet en
cause cette égalité des droits. La problématique de la
justice sociale vise précisément à éviter cette contradiction :
il s’agit de définir des critères et des procédures de
répartition des biens et des positions sociales qui soient
justes, c’est-à-dire conformes au principe d’égalité, sachant
que les individus se trouvent dans des situations différentes
dans l’organisation sociale. On retrouve ici la problématique
classique de la justice distributive, telle qu’elle a été, pour la
première fois, formulée par Aristote. Si l’isonomie est la loi
de la cité, comment cette loi peut-elle être appliquée dans
la vie sociale effective ? Comment peut-on aller, au-delà de
la reconnaissance formelle des droits, vers une répartition
juste qui soit conforme aux exigences qu’introduisent dans
la réalité sociale la division du travail et l’inégalité des
contributions de chacun à la richesse de la cité ?

1. La juste proportion
des inégalités
La solution aristotélicienne est connue  : les biens et les
positions sociales doivent être distribués selon les mérites.
Si tous obtiennent la même rétribution alors que leurs
contributions sont différentes, il y aura injustice. Si le
travailleur et le paresseux obtiennent le même salaire, on
pourra dire que le paresseux vit aux dépens du travailleur.
Si le soldat courageux et le couard reçoivent les mêmes
honneurs, là encore il y aura non pas égalité juste, mais
égalité injuste. La seule égalité concevable dans ce domaine
est non pas l’égalité arithmétique mais l’égalité des
proportions :
 

 
Mais immédiatement se pose la question de la définition
du mérite. Comme le dit Aristote, sur cette question les
désaccords sont profonds et aucune conception commune
du mérite ne peut être dégagée.
Tous les hommes reconnaissent en effet que la justice
dans la distribution doit se baser sur un mérite de
quelque sorte, bien que tous ne désignent pas le
même mérite, les démocrates le faisant consister
dans une condition libre, les partisans de l’oligarchie
soit dans la richesse, soit dans la noblesse de la race,
et les défenseurs de l’aristocratie, dans la vertu 1.

Autrement dit, les uns disent que tous les hommes libres
doivent participer à la distribution des richesses  ; mais
comme on voit mal comment il pourrait y avoir du plus et du
moins dans la liberté, les richesses doivent donc être
également réparties ; les autres demandent une répartition
des richesses proportionnelle à la naissance ou à la vertu,
toutes choses qui peuvent connaître des différences
quantitatives dans l’opinion de ceux qui défendent une telle
conception du mérite.
La conception aristotélicienne de la justice distributive
nous laisse du pain sur la planche  ! Il faut pourtant
remarquer quelque chose d’important  : si les richesses et
les positions sociales doivent être distribuées selon le
mérite, là où n’existe aucun critère particulier du mérite, la
distribution doit se faire en parts égales. Si l’inégalité
introduite par l’égalité géométrique peut se justifier, il reste
donc que c’est l’égalité arithmétique qui en constitue le
fondement. Admettons, comme l’admettent généralement
les sociétés démocratiques, que la naissance ne constitue
pas un mérite particulier, il en découle que les richesses que
nous recevons de notre naissance ne doivent pas être
différentes d’un individu à l’autre et par conséquent que le
droit d’hériter n’est pas juste. Nos sociétés ont reconnu que,
pour être général, il n’est pas nécessaire d’être fils de
général, et qu’un fils de général n’a aucun droit particulier à
être à son tour général, mais elles considèrent comme
normal que le fils d’un « commandant » dans le domaine de
la vie économique ait un droit spécial à devenir
«  commandant  » à son tour, quels que soient ses mérites
par ailleurs.
Le problème réside alors dans le fait que nos conceptions
de la liberté et de l’égalité, qui supposent l’abolition des
« états » au sens féodal et de tous les statuts personnels de
dépendance, se heurtent ici à un autre des droits
fondamentaux proclamés en 1789, le droit de propriété. À
juste titre, on doit dire que le droit de propriété est
inséparable du droit de tester. En effet, le droit de propriété
suppose le droit de se défaire de sa propriété dans les
conditions qui nous semblent bonnes. Si je possède une
maison, j’ai le droit, de mon vivant, de la vendre ou de la
donner à mes enfants ou à une institution charitable. Donc,
l’héritage est une conséquence d’un des droits
fondamentaux. Par conséquent, les droits fondamentaux
peuvent entrer en contradiction les uns avec les autres et
sont loin de former la mythique unité des «  droits de
l’homme  ». La Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789 reste un bien précieux pour toute
l’humanité, mais la réduction de la pensée politique à
l’invocation des droits de l’homme conduit à une impasse.
2. L’exemple des inégalités
de salaires

1. À CHACUN SELON SON TRAVAIL ?

Admettons un instant que la société ne soit composée


que de salariés et que, par conséquent, le travail y soit la
seule source possible de revenus. La clé de répartition des
revenus serait alors très simple à formuler  : nous avons
théoriquement résolu le problème posé au paragraphe
précédent, puisque nous avons une définition univoque du
mérite qui réside dans le travail. Chacun doit recevoir selon
son travail – et on pourrait ajouter, comme saint Paul, « qui
ne travaille pas ne mange pas ».
Pourtant, nous ne sommes guère plus avancés, puisque
chaque type de travail concret semble posséder des mérites
différents et tous plus ou moins incommensurables. Dans le
mode de production capitaliste, le problème semble ne pas
se poser, puisque tous les travaux concrets sont ramenés au
travail abstrait, à la simple dépense de temps de travail. Par
conséquent, payer chacun selon son travail, c’est payer son
temps de travail. Encore Marx fait-il remarquer que ce n’est
pas le temps de travail qui est payé mais la force de travail,
et ce n’est pas du tout la même chose. Mais laissons là les
problèmes du mode de production capitaliste. Admettons
qu’on paie les heures de travail. Il va falloir maintenant faire
entrer l’intensité du travail  : si A fabrique 60  pièces dans
une heure pendant que B ne fabrique que 40  pièces, il
semble juste de considérer qu’une heure de travail de  A
corresponde en fait à une heure et demie de travail pour B
et que, par conséquent, les rétributions respectives de A et
B soient dans le rapport 3/2. Mais A est-il vraiment plus
méritant que  B  ? On peut imaginer que A est une sorte de
Stakhanov, jeune et vigoureux, alors que B n’a pas les
mêmes atouts physiques et souffre beaucoup plus à faire
ses 40 pièces que A ses 60. Par conséquent, on devrait alors
en déduire que  B, bien que moins productif, est plus
méritant. Autrement dit, le fait de payer plus A que B n’a
pas grand-chose à voir avec la justice en soi, mais
principalement avec les besoins de la production, ce qui
n’est pas un problème de justice mais de nécessité dictée
par les contingences de la vie humaine.

2. L’ENGAGEMENT AU TRAVAIL

Admettons maintenant qu’on fasse entrer en ligne de


compte une autre conception du mérite, plus vague. Il
semble normal qu’entre deux travailleurs, celui qui se
contente de faire son travail, sans plus, et celui qui se
donne à son travail, prend des initiatives, essaie de le faire
évoluer, le second devra être mieux payé que le premier.
Mais, là encore, ce qui paraît le bon sens au « directeur des
ressources humaines », qui recherche le « dynamisme » des
employés, ne repose sur aucun critère objectif ayant trait à
la justice. Il y a peut-être plus de mérite à faire malgré tout
un travail ennuyeux qu’à se donner à un travail qui vous
passionne. On peut considérer que celui qui ne fait pas son
travail doit être sanctionné, mais celui qui fait plus que son
travail trouve déjà sa récompense dans une satisfaction
personnelle. Aristote introduit une distinction utile entre la
justice en soi et la justice dans la cité. Un homme juste est
celui qui va toujours au-delà de ce qu’exigent les règles et
les lois de la cité, celui qui ne se contente pas de donner « à
chacun son dû  » mais est prêt à donner plus et,
éventuellement, à recevoir moins. Mais cette justice
considérée comme une vertu individuelle ne peut en aucun
cas devenir la loi sociale. La loi sociale doit se contenter de
ce qui est juste pour tous, indépendamment des
considérations morales et affectives individuelles. Cette
distinction entre ce qui ressortit directement à la morale et
au bien personnel d’un côté, au droit et au bien collectif de
l’autre, est essentielle. On peut même dire qu’elle est une
distinction capitale entre un régime de liberté et un régime
d’asservissement, un régime dans lequel ce sont non
seulement les actes des individus qui sont mis à
contribution, mais leur être tout entier. On ne peut
légitimement exiger d’un travailleur que la manifestation de
son savoir-faire. L’introduction du «  savoir-être  » comme
critère de recrutement et de promotion, loin de marquer
l’extension de notre conception de la justice, en est au
contraire une négation qui confirme le vieux proverbe selon
lequel le maximum de justice peut devenir la pire des
injustices.

3. TRAVAIL SIMPLE ET TRAVAIL COMPLEXE

La théorie classique des inégalités salariales, issue de


Marx, s’appuie (1)  sur la différence des coûts de formation
de la force de travail et (2)  sur le rapport entre travail
simple et travail complexe. Examinons donc si et dans
quelle mesure les inégalités de salaires peuvent être
justifiées au nom de ces deux critères.
Selon la théorie de Marx, le salaire est déterminé par la
valeur de la force de travail conçue comme marchandise.
Comme toute marchandise, la valeur de la force de travail
n’est rien d’autre que le temps de travail social nécessaire à
sa production et à sa reproduction : elle inclut la valeur des
moyens de subsistance, de reproduction et d’éducation des
enfants. Ce qui ne veut pas dire que le salaire se réduise au
minimum vital, même si le mode de production capitaliste
tend à cette réduction. Marx précise clairement que les
besoins à satisfaire considérés comme normaux ne sont pas
un donné biologique mais le résultat d’un processus social ;
ces besoins sont socialement déterminés à un certain
niveau, dans une société et à une époque données –  par
exemple, posséder un logement avec salle de bains et
chauffage, un réfrigérateur et une télévision, ce sont des
choses qui font partie des besoins sociaux minimaux
aujourd’hui, et c’est pourquoi les comparaisons entre le
niveau des ouvriers il y a cent ans ou dans les pays du tiers
monde sont largement biaisées et renvoient peu ou prou à
une conception naturaliste des besoins. Admettons
maintenant qu’un travail simple n’ait besoin d’aucune
formation spéciale. C’est là l’hypothèse de base du
taylorisme et de l’organisation scientifique du travail (OST) :
le travailleur peut être immédiatement mis au travail
puisque les gestes sont décomposés et que la qualification,
le métier appartiennent désormais à la machine et aux
spécialistes de l’organisation du procès de production. Tous
les travaux ne peuvent cependant pas être réduits à du
travail simple. L’usine tayloriste distingue les ouvriers
spécialisés –  nommés ainsi précisément parce qu’ils se
spécialisent dans un certain type de geste simple et ne
possèdent donc aucune véritable spécialisation  – et les
ouvriers professionnels qualifiés, qui doivent réaliser les
tâches complexes que les machines ne peuvent pas
accomplir à des coûts acceptables. Admettons que deux
années soient nécessaires pour la formation d’un travailleur
qualifié. Ces deux années doivent être comptées comme du
travail nécessaire à la production de la force de travail. Elles
entrent donc dans la valeur de la force de travail et devront
être payées. Admettons que le travailleur qualifié exerce
son activité durant 40  ans. C’est durant cette période
d’activité que devront être compensées les deux années de
formation. Donc, le salaire de l’ouvrier qualifié devra être
majoré de 2/40, soit 5 %. Autrement dit, l’écart des salaires
entre l’ouvrier spécialisé (OS) et l’ouvrier professionnel (OP)
devra se limiter à une fourchette de 1 à 1,05  ! Prenons le
cas maintenant de travaux nécessitant une plus longue
période d’apprentissage, par exemple un médecin dont la
formation nécessite 10 années et qui ne pourra exercer son
activité que durant 30  ans  : cela justifierait, toutes
conditions égales par ailleurs, que le salaire du médecin soit
égal à 1,33 fois le salaire de base de l’OS.
Encore faut-il ajouter que ce calcul est discutable. Soit la
formation a déjà été payée par l’État, par exemple à travers
l’instruction publique et, le cas échéant, au moyen de
bourses, auquel cas le coût de la qualification a déjà été
payé une fois et rien ne légitime qu’il le soit une deuxième
fois. Soit le coût de la formation est supporté par les
parents, ce qui nécessite que leur salaire inclue aussi,
directement ou indirectement, sous forme de prestations
sociales, le coût de l’éducation des enfants, et là encore il a
donc déjà été payé. Ce qui reste à payer, en matière de coût
de la formation, peut se limiter à deux choses  : 1)  les
restrictions que le travailleur en formation s’est imposées
pendant ses années de formation, comparativement aux
besoins qu’il aurait pu satisfaire, et 2)  le surcroît de travail
par rapport à la durée normale de la journée de travail
nécessaire pendant la période de formation (par exemple,
les nuits de révision de l’étudiant en médecine).
En conclusion sur ce point, il faut nous rendre à
l’évidence : le problème des coûts de la formation ne justifie
que des différences de salaires très faibles, en tout cas
inférieures de plusieurs ordres de grandeur aux écarts
salariaux réellement constatés dans nos sociétés – en vingt
ans, le rapport entre les salaires moyens et les plus hauts
est passé de 1/20 à 1/200.
 
Il reste à examiner les rapports entre le travail simple et
le travail complexe. L’analyse de Marx sur cette question est
assez compliquée et ne porte que sur la valeur des
marchandises, non pas directement sur le salaire.

Le travail complexe (skilled labour, travail qualifié)


n’est qu’une puissance du travail simple, ou plutôt
n’est que le travail simple multiplié, de sorte qu’une
quantité donnée de travail complexe correspond à
une quantité plus grande de travail simple.
L’expérience montre que cette réduction se fait
constamment. Lors même qu’une marchandise est le
produit du travail le plus complexe, sa valeur la
ramène, dans une proportion quelconque, au produit
d’un travail simple dont elle ne représente par
conséquent qu’une quantité déterminée 2.

Marx s’intéresse à cette distinction seulement en tant


que le travail est producteur de valeur. Mais cela ne nous dit
rien de la valeur de la force de travail ! Si le travailleur est
payé en proportion des heures de travail effectuées, on
pourrait croire normal de considérer qu’une heure de travail
complexe doit être payée par exemple comme deux heures
de travail simple. Mais il n’en va pas ainsi dès qu’on admet
que ce n’est pas le travail qui est payé mais seulement la
valeur de la force de travail. Or, de ce point de vue, la seule
chose qui distingue le travail simple du travail complexe,
c’est que la valeur de la force de travail de celui-ci est plus
élevée que celle de celui-là, en raison des coûts de
formation. Ce qui nous renvoie au paragraphe précédent.
En outre, du point de vue qui nous intéresse ici, la
distinction entre travail simple et travail complexe n’est pas
la seule distinction pertinente. Il faut aussi faire sa place au
problème de la pénibilité du travail, aux dangers
professionnels, mais aussi à des questions plus
«  subjectives  » comme l’autovalorisation que procurent
certains travaux qualifiés par opposition à
l’autodévalorisation et à la dévalorisation aux yeux des
autres qui vont avec l’exercice de certains métiers.

4. LES CONDITIONS DE L’INÉGALITÉ
Pour conclure sur ce point, nous devons donc constater
que les différences de salaires ne trouvent réellement aucun
fondement objectif sérieux. Ce qui explique ces différences,
dans les sociétés réelles et non dans notre société
imaginaire composée uniquement de salariés rétribués pour
leur contribution à la production de la richesse sociale, ce
sont des raisons qui n’ont rien à voir avec la théorie de la
justice distributive. Si les travailleurs ont souvent placé dans
leurs mots d’ordre la revendication d’un «  juste salaire », il
s’agit en réalité d’une expression à peu près dépourvue de
sens quand elle est prise en elle-même. Sans entrer dans
les détails de l’histoire sociale du salariat, on peut noter que
les inégalités ou l’égalisation des salaires sont le résultat de
luttes complexes où s’enchevêtrent de multiples tendances
contradictoires.
1. Du point de vue du mode de production capitaliste
pur, la tendance fondamentale est une tendance à
l’égalisation des salaires… par le bas  ! C’est parfaitement
cohérent avec l’idée que le salaire n’est que le prix de la
force de travail. On le voit parfaitement aujourd’hui où la
tendance fondamentale de la nouvelle organisation des
entreprises est de détruire les anciennes qualifications, de
substituer aux anciennes catégories –  OP, OS, etc.  – une
catégorie unique d’«  opérateurs  » payés au salaire
minimum.
2. Mais comme le salaire est un prix, il va fluctuer en
fonction de la concurrence. Les salaires des informaticiens
montent dans certaines périodes, parce qu’ils possèdent
une qualification rare dont toutes les entreprises ont besoin.
Si, du point de vue du calcul, les travaux complexes sont
réductibles aux travaux simples, le procès de production a
besoin de travaux concrets différents.
3. Les travailleurs luttent contre cette égalisation par le
bas et font reconnaître leurs qualifications. Les conventions
collectives instituent au niveau de chaque branche des
échelles de qualifications, garantissant un salaire minimum
pour tous ceux qui possèdent une certaine qualification
reconnue. Ils font également reconnaître l’ancienneté
comme un critère d’augmentation des salaires.
4. Les capitalistes utilisent les différences de salaires
comme «  stimulants matériels » pour augmenter l’intensité
du travail ou pour amener les travailleurs à accepter de
nouvelles contraintes et donc comme moyen pour amener
les travailleurs à se faire concurrence.
5. Les travailleurs tentent souvent de réagir contre ces
méthodes de division en réclamant «  à travail égal, salaire
égal  ». Encore une fois, un tel slogan, s’il permet de lutter
efficacement contre les méthodes de division du patronat
ou de la direction administrative, est parfaitement
compatible avec l’idée que se font les patrons du salaire  ;
en outre, il contredit les efforts pour introduire des
distinctions selon les qualifications ou selon l’ancienneté – il
n’y a aucune justice à admettre qu’un travailleur qui vient
d’entrer dans l’entreprise soit plus mal payé qu’un
travailleur avec quelques décennies d’ancienneté !
6. De nombreuses différences salariales résultent de la
volonté des dirigeants de s’attacher certaines catégories,
notamment celles de l’encadrement et de la surveillance,
afin de garantir la possibilité de faire régner l’ordre et la
discipline d’usine. C’est ainsi que Engels et Lénine ont pu
parler de la création d’une aristocratie ouvrière corrompue
au moyen des surprofits réalisés notamment dans le
colonialisme et l’expansion de l’impérialisme.
Ainsi les tendances égalitaires sont continuellement
combattues par des tendances à développer l’inégalité des
salaires qui résultent des conditions de la lutte sociale et
sont nourries par les deux camps en lutte. Quoi qu’il en soit,
le salaire au mérite apparaît bien sans justification objective
du point de vue de la justice. C’est en réalité une arme
patronale au service de l’extraction de la plus-value. Même
dans une société débarrassée de l’exploitation, le salaire au
mérite sous l’un des modes possibles de la formule «  à
chacun selon son travail » ne vaudrait guère mieux, c’est-à-
dire qu’il ne serait guère plus juste.
Si l’on y réfléchit bien, la revendication des inégalités de
traitement proportionnelles au mérite présuppose plusieurs
conditions sociales et psychologiques :
1. Les individus, dans leur grande masse, sont à un
niveau de revenus suffisamment bas  ; pouvoir obtenir plus
que le strict nécessaire est une opportunité assez rare, et
les individus sont en compétition les uns avec les autres
pour les conditions de vie de base.
2. Les conditions du travail sont suffisamment pénibles
pour que les compensations morales soient, sinon
complètement inexistantes, du moins très faibles.
3. La vie sociale est placée sous le signe de l’envie et de
la nécessité de se distinguer par la possession des choses.
Ce sont typiquement les conditions d’une société
d’exploitation, dans laquelle la rareté des biens est la règle
non pour tous mais pour la grande majorité. Si les biens
étaient rares pour tous –  comme c’est le cas dans les
sociétés les plus archaïques  –, la répartition égalitaire irait
de soi  : l’inégalité signifierait immédiatement la
condamnation à mort des plus défavorisés. Mais dès qu’on
sort de cette situation d’égalisation forcée par le bas, la
lutte pour l’appropriation du surplus social commence, et
ceux qui ont plus doivent fournir des justifications de
l’inégalité qui s’est instaurée.
 
La justification des inégalités par le mérite présente de
ce point de vue de nombreux avantages par rapport aux
autres types de justification des inégalités  : elle ne fait
appel à aucune autorité transcendante  ; elle part de l’idée
que tous les hommes sont potentiellement également
méritants et qu’il ne dépend donc que de leur volonté de
l’être réellement, et donc elle est égalitariste en principe  ;
elle demande que les inégalités restent encadrées dans
certaines limites (le principe de proportionnalité) et donc
restent conformes aux principes de base de la justice.
Pourtant, on ne doit pas oublier que  : 1)  le mérite renvoie,
en dernière analyse, aux contingences de la vie sociale –  à
la nécessité de « produire la vie » ; 2) dans les sociétés de
classes, il sert le plus souvent à légitimer des inégalités qui
n’ont aucune légitimité.
Sans doute y a-t-il des inégalités nécessaires à la
production de la vie. C’est tout le vaste problème des
stimulants matériels, et le mérite de Rawls est d’avoir tenté
de les penser comme soumis à un principe de justice –  le
principe de différence. Mais surtout, dans la société
capitaliste, le mérite apparaît comme la légitimation
idéologique d’inégalités qui n’ont à faire ni avec la nécessité
de produire la vie, ni avec la juste proportion des mérites
liés au travail, à l’effort ou à la qualification intellectuelle
particulière d’un individu, puisque le principal critère de
justification des inégalités a rapport à la propriété des
moyens de production. L’idéologie capitaliste –  qui ne se
réduit pas à l’éthique protestante selon Weber  – tente de
faire passer la propriété capitaliste et les avantages
particuliers qui en découlent comme la récompense du
travail et de l’abstinence. On va jusqu’à y voir une marque
de la prédestination ou d’une supériorité en nature –  les
pauvres le sont parce qu’ils sont inaptes à la survie dans les
conditions de lutte pour la vie. On donne seulement un
vernis moral et juridique à des réalités qui nient la morale et
le droit, ainsi qu’on l’a vu plus haut.

3. À chacun selon ses besoins ?


La tradition classique nous offre une autre version de
l’égalité sociale. On la trouve, sous une forme détournée,
chez Hobbes qui affirme l’égalité des facultés intellectuelles
des hommes avec cet argument :

Ce qui risque d’empêcher de croire à une telle égalité,


c’est seulement la vaine conception que chacun se
fait de sa propre sagesse, presque tous pensant en
être dotés à un plus haut point que le vulgaire,
entendez par là  : que tous les autres hommes, à
l’exception d’eux-mêmes et d’un petit nombre
d’autres auxquels ils apportent leur approbation à
cause de leur renommée ou parce qu’il y a
convergence entre les vues de ces hommes et les
leurs. […] Mais ceci prouve l’égalité des hommes sur
ce point, plutôt que leur inégalité. Car d’ordinaire, il
n’y a pas de meilleur signe d’une distribution égale de
quoi que ce soit que le fait que chacun soit satisfait de
sa part 3.

Si le sentiment d’injustice semble bien être premier – on


sait ce qui est injuste avant toute définition de la justice  –,
ce sentiment naît sans doute de ce que nous ne sommes
pas satisfaits de ce qui nous revient.

1. MARX CRITIQUE LE DROIT ÉGAL

La formule «  à chacun selon ses besoins  », par laquelle


Marx définit le communisme, s’inscrit à l’évidence dans
cette conception de l’égalité. Si chacun reçoit ce dont il a
besoin, l’envie des autres n’a plus aucune base et la société
peut être considérée comme égalitaire. On a souvent dit
que la conception de Marx excluait finalement la question
de la justice sociale. Sous cet angle, on voit que ce n’est pas
exact. Reprenons le raisonnement de Marx, tel qu’il est
exposé dans la Critique du programme de Gotha. Dans la
première phase du communisme, c’est-à-dire dans une
société «  qui vient d’émerger de la société capitaliste  » et
qui donc « porte encore les stigmates de l’ordre ancien », la
distribution des richesses ne peut se faire que selon le
principe «  à chacun selon son travail  ». Il s’agit, nous dit
Marx, de l’application du droit égal puisque chaque individu
reçoit des biens qui incorporent un temps de travail social
égal à celui qu’il a lui-même donné pour la production de la
richesse de la société. Marx ajoute :

Le droit égal est donc ici, en principe, toujours le droit


bourgeois, bien que le principe et la pratique ne se
querellent plus  ; tandis que dans l’échange de
marchandises, l’échange des équivalents n’existe
qu’en moyenne et non pour chaque cas particulier 4.

Le principe et la pratique ne se querellent plus. En effet,


dans la société fondée sur le mode de production
capitaliste, le principe d’égalité dans l’échange – qui règle la
distribution  – s’oppose à la pratique qui permet au
capitaliste de s’approprier, du fait qu’il est capitaliste, une
part plus importante que celle que lui donnerait son travail.
Bref, la contradiction entre les présuppositions juridiques du
mode de production capitaliste, des individus libres et
égaux, et la réalité de la structure sociale a été surmontée,
mais sans sortir des principes de liberté et d’égalité. De
plus, dans la société capitaliste, l’échange entre équivalents
se réalise sur le marché, et donc l’égalité entre valeurs n’est
réalisée qu’en moyenne. Mais dans chaque cas particulier,
on n’échange pratiquement que des quantités de travail
social différentes. C’est d’ailleurs pourquoi la protestation
contre les inégalités et contre les conditions de vie dans le
mode de production capitaliste commence le plus souvent
sous les mots d’ordre de lutte contre les abus des
spéculateurs, de revendication du juste prix ou du juste
salaire, et non comme une protestation contre le mode de
production capitaliste lui-même. Pour Marx, donc, la
première phase du socialisme ne fait que réaliser
effectivement les principes proclamés dans la vieille société.
C’est aussi la justice commutative de la tradition
aristotélicienne qui trouve ici son accomplissement.
Mais cette application de la justice commutative nous
ramène à la justice distributive en quoi Marx voit une
limitation bourgeoise :

En dépit de ce progrès, ce droit égal reste prisonnier


d’une limitation bourgeoise. Le droit des producteurs
est proportionnel au travail qu’ils fournissent. L’égalité
consiste en ce que le travail fait fonction de mesure
commune.
Toutefois, tel individu est physiquement ou
intellectuellement supérieur à tel autre, et il fournit
donc en un même temps plus de travail ou peut
travailler plus longtemps. Le travail, pour servir de
mesure, doit être calculé d’après la durée ou
l’intensité, sinon il cesserait d’être un étalon de
mesure. Ce droit égal est un droit inégal pour un
travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de
classe, puisque tout homme n’est qu’un travailleur
comme tous les autres, mais il reconnaît tacitement
comme un privilège de nature le talent inégal des
travailleurs et, par suite, l’inégalité de leur capacité
productive. C’est donc, dans sa teneur, un droit de
l’inégalité, comme tout droit 5.
On retrouve ici l’analyse de Hegel selon laquelle les
hommes ne sont effectivement égaux devant le droit que
s’ils sont égaux par ailleurs et que, par conséquent, l’égalité
de droit consacre le développement de la plus grande
inégalité. Mais où Hegel voyait une nécessité de la raison,
Marx découvre une limitation bourgeoise à laquelle on
devrait remédier. Comme on ne peut pas regarder le
travailleur exclusivement comme travailleur en faisant
abstraction de tout le reste (situation familiale,
particularités de la vie individuelle, etc.), il faudrait donc
aussi, pour être juste, qu’à rendement égal l’un reçoive plus
que l’autre. Ainsi :

Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait


6
être non pas égal, mais inégal .

Bref, la justice sociale ne peut se contenter du droit égal,


elle doit aussi appliquer un droit inégal pour compenser les
inégalités nées de l’application du droit égal. Comment le
droit peut-il à la fois être égal et inégal  ? Voilà un mystère
sans vraie solution. Par un tour de force, Marx élimine cette
difficulté dans le passage qui suit :

Dans une phase supérieure de la société communiste,


quand auront disparu l’asservissante subordination
des individus à la division du travail et, par suite,
l’opposition entre le travail intellectuel et le travail
corporel ; quand le travail sera devenu non seulement
le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de
la vie  ; quand, avec l’épanouissement universel des
individus, les forces productives se seront accrues, et
que toutes les sources de la richesse coopérative
jailliront avec abondance – alors seulement on pourra
s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit
bourgeois, et la société pourra écrire sur ses
bannières : « De chacun selon ses capacités, à chacun
selon ses besoins ! » 7.

2. CONTRADICTIONS DE LA THÈSE DE MARX

Je laisse de côté les contradictions au sein même de


l’œuvre de Marx. Dans les Grundrisse, Marx envisage que le
développement des forces productives conduise purement
et simplement à la fin du travail  ; dans Le Capital, au
contraire, il présente le travail comme une nécessité
éternelle qui ne pourra jamais devenir le «  premier besoin
de la vie  », puisque la véritable liberté humaine ne pourra
prendre son essor qu’en dehors de la sphère du travail
imposé par la nécessité.
Notons d’abord qu’ici c’est une véritable utopie qui
permet de résoudre une contradiction analysée avec une
grande pertinence. Marx ne nous dit rien de précis sur ce
que peuvent vouloir dire des expressions comme la
disparition de l’asservissante subordination des individus à
la division du travail  : la coopération –  force productive
essentielle pour Marx  – suppose la division du travail. On
peut imaginer que cette division, au lieu d’être subie par les
individus qui y trouvent leur place précaire en fonction des
lois du marché du travail, soit maîtrisée, que chacun puisse
effectivement mener la vie qui lui plaît, conformément à ses
goûts et ses talents 8  ; on peut penser que les travailleurs
participant eux-mêmes, en tant qu’associés, à la direction
de la production puissent par là s’émanciper du point de
vue étroit dans lequel les enferme la production capitaliste.
Mais on voit mal comment la division du travail elle-même
pourrait disparaître sans entraîner une formidable
régression des forces productives.
L’idée que le travail cesse d’être simplement le moyen
de vivre pour devenir le premier besoin de la vie est tout
aussi confuse. On joue sur les sens du mot «  travail  ».
Certes, une société dans laquelle la vie pour l’immense
masse se partage entre un travail répétitif dont les finalités
échappent au producteur et des loisirs qui ne servent qu’à
récupérer pour reconstituer sa force de travail, confondant
les loisirs comme divertissement plus ou moins abrutissant
et le loisir dans lequel l’homme peut développer toutes les
potentialités qui sont en lui, une telle société, donc, n’est
sans doute pas la meilleure des sociétés possibles, à la fois
du point de vue du juste et du point de vue de toute
conception raisonnable du bien. Il reste que le travail
nécessaire à la vie et le travail comme besoin de la vie ne
peuvent absolument pas être confondus. On voit mal
comment celui qui se consacre d’abord au «  travail
corporel  » pénible et salissant y verrait spontanément le
« premier besoin de la vie ». Que tous donnent leur part de
ces travaux nécessaires, dictés, en dernière analyse, par
notre condition d’homme, c’est certainement juste. Mais y
voir la réalisation supérieure de la liberté conduit à une
idéologie du travail terrifiante.
Enfin, et pour revenir à notre question centrale, Marx
présuppose qu’au fond les problèmes de la distribution
n’existeront plus puisque la richesse sociale sera produite
en abondance. Il y a évidemment là une dimension utopique
qui s’impose à Marx parce qu’il n’a pas la solution au
problème que lui pose la première phase du communisme,
et peut-être parce que cette solution n’existe pas à un
horizon humain prévisible. Or cette idée d’une société
d’abondance fondée sur le développement illimité des
forces productives 1)  ne va pas du tout avec la manière
dont Marx pose la question de l’avenir dans Le Capital  ;
2)  ne fait que reprendre certaines présuppositions
manifestement non réalistes des théories libérales, et
3) élimine la question de la justice au prix d’une élimination
des contraintes auxquelles nous sommes aujourd’hui
confrontés de la manière la plus aiguë.
1. Marx considère généralement que les rapports de
production capitalistes deviennent l’entrave majeure au
développement des forces productives. Il répugne à
reconnaître l’existence de limites naturelles au
développement de la puissance productive de l’humanité.
Pourtant, plusieurs remarques dans Le Capital laissent
entendre qu’il a des doutes sur la possibilité d’un
développement illimité des forces productives. À plusieurs
reprises, il insiste sur le fait que le capital détruit les deux
sources de la richesse, le travail et la terre  : ce n’est donc
pas la limitation du développement des forces productives
qui est essentielle ici, mais la destruction de la richesse, la
croissance des «  forces destructives  » que génère le mode
de production capitaliste. Évoquant en quoi consistera une
organisation de la production fondée sur les «  producteurs
associés », il précise :

Les producteurs associés – l’homme socialisé – règlent


de manière rationnelle leurs échanges organiques
avec la nature et les soumettent à leur contrôle
commun au lieu d’être dominés par la puissance
aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en
dépensant le moins d’énergie possible, dans les
conditions les plus dignes, les plus conformes à leur
nature humaine 9.

Ce n’est pas vraiment un discours pour le


développement illimité des forces productives. Ajoutons
enfin qu’une société d’abondance suppose que les besoins
soient satisfaits, c’est-à-dire que la production excède
l’ensemble des besoins humains dans tous les domaines –
  ce qui est bien le seul moyen d’éviter le rationnement et
l’intervention du fameux «  droit égal  ». Or Marx reprend
l’analyse hégélienne du système des besoins et note que,
avec le développement de la production, « cet empire de la
nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se
multiplient  ; mais, en même temps, se développe le
processus productif pour les satisfaire 10  ». Comment cette
dialectique des besoins et du processus productif trouverait-
elle une fin ? Comment cet empire de la nécessité naturelle
–  c’est-à-dire la soumission de l’homme au besoin, au
manque et au désir – pourrait-il cesser de s’élargir ?
2. À l’évidence, cette notion de « société d’abondance »
fondée sur le libre développement des forces productives
est quelque chose que Marx emprunte à l’attirail du
libéralisme et de l’économie smithienne. La philosophie de
l’économie politique libérale suppose en effet, pour être
conciliable avec les principes de liberté et d’égalité, que
chaque individu puisse toujours trouver du travail,
entreprendre et acquérir de la propriété. C’est le point de
vue du colon qui s’en va toujours un peu plus loin conquérir
des terres vierges. Malheureusement (ou heureusement), la
terre est limitée et les espaces vierges ne le sont que
lorsqu’on décide de traiter leurs habitants comme des non-
humains, ainsi que le firent très largement les colons blancs
en Amérique du Nord. Quant au développement illimité de
la production, Marx lui-même a montré que c’était
l’idéologie spontanée du capitaliste qui se transforme, dans
la chasse à la plus-value, en partisan fanatique de la
production pour la production. On pourrait, du reste,
montrer que de nombreuses convergences souterraines
existent entre la pensée de Marx et celle de l’économie
politique classique, mais ce n’est pas notre propos pour
l’instant.
3. Imaginer une société d’abondance, c’est imaginer
1)  que les individus sont devenus pleinement responsables
et évitent le gaspillage, et 2)  que ces individus ignorent
l’envie. Sans quoi toute la richesse sociale serait engloutie
dans la consommation. Il faut aussi que les individus
spontanément donnent à la société le travail qu’ils sont
capables de fournir en fonction de leurs capacités («  de
chacun selon ses capacités…  !  »). Cela suppose donc des
individus nouveaux, vivant sous la conduite de la raison,
aptes à ne pas prendre n’importe quelle lubie pour un
besoin fondamental et comprenant qu’ils doivent obéir à la
loi morale devenue habitude (on retrouve ici implicitement
la Sittlichkeit hégélienne). Le régime imaginé par Marx
convient pour des dieux, mais manifestement pas pour des
hommes qui naissent ignorants des causes mais conscients
de leurs appétits, comme dirait Spinoza. Il ne reste plus
alors qu’à faire entrer l’utopie dans la vie, par la force si
besoin, puisque la force est alors justifiée par la raison et
l’histoire universelle. Si l’abondance n’est pas aussi
abondante que prévu et si l’homme nouveau tarde à venir,
on le fabriquera de force, et si l’autocontrôle des besoins ne
se fait pas, on établira une «  dictature sur les besoins  » et
on imposera le travail comme « premier besoin de la vie ».
Prise au pied de la lettre, l’utopie marxienne, comme bien
souvent les utopies, conduit directement à l’enfer totalitaire.
 
Si l’on ne fait pas de ce texte l’alpha et l’oméga de la
pensée marxienne –  et, à mon avis, on ne doit pas le faire
compte tenu des multiples indications qui le contredisent
dans d’autres textes  –, on peut néanmoins en extraire un
certain noyau rationnel. Si le droit égal reste un droit inégal
pour des êtres inégaux, la justice dans son sens le plus
élevé ne peut être réalisée qu’en dépassant ce droit
bourgeois. On peut donner une version plus modeste et plus
réaliste de la thèse de Marx.
Si à un horizon humain prévisible le communisme
marxien reste utopique, on doit admettre que le travail reste
un bon critère de répartition des revenus –  ce n’est pas ce
critère qui domine dans la société capitaliste, mais celui de
la propriété. Cependant, de manière limitée et dans certains
secteurs, le principe «  à chacun selon ses besoins  » peut
trouver un champ d’application. Il n’y a pas besoin
d’imaginer on ne sait quelle société idéale pour cela. Il suffit
de considérer ce que nos sociétés ont déjà accompli et qui
est, en partie, contradictoire avec la structure sociale du
mode de production capitaliste. La maxime paulinienne
«  qui ne travaille pas ne mange pas  » peut judicieusement
être appliquée à une société où une couche parasitaire vit
en laissant son argent «  travailler  » à sa place  ; mais elle
doit faire sa place au « droit du besoin  », au Notrecht dont
parle Hegel, droit dont il affirme qu’il peut être supérieur au
droit de propriété 11.
 
La justice distributive dans sa version classique pose de
nombreuses difficultés et le principe de proportionnalité
permet des interprétations très diverses. Les limites d’une
théorie de la justice sociale – y compris celle de John Rawls –
sont patentes. S’impose la nécessité d’articuler la théorie de
la justice dérivant de principes moraux universalisables
avec une théorie de la structure sociale. C’est l’immense
mérite de l’entreprise hégélienne  : ne pas se contenter de
principes abstraits, tout sublimes soient-ils, mais essayer de
les penser dans leur effectivité, dans la vie éthique. La
faiblesse de l’hégélianisme tient au cadre limité dans lequel
il se tient, celui d’une société déterminée par les rapports
capitalistes et le libre jeu du marché qu’il s’agit seulement
d’encadrer pour qu’il n’entre pas en conflit avec l’intérêt
général. Mais la faiblesse du marxisme classique n’est pas
moindre : il réduit le problème de la justice à la question de
la structure sociale et du mode de production dont la
transformation résoudrait ipso facto toutes les questions
traditionnelles de la justice sociale en les privant de tout
fondement.
Aller au-delà de la justice sociale telle qu’elle est posée
traditionnellement, c’est articuler la critique de l’économie
politique avec une théorie de l’État et du droit pour une
société juste. Ni se contenter de rationaliser les principes
des sociétés à peu près démocratiques, comme le pense en
fait le libéralisme politique du type Rawls, ni sauter dans
l’utopie. C’est poser la question d’une alternative politique
et sociale globale renouvelant, dans les conditions
présentes, la pensée de l’émancipation.

1. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre V, 6, 1131a.


2. Karl Marx, Le Capital, livre I, première section, I, II, in Œuvres, I, p.
572.
3. Thomas Hobbes, Léviathan, chap. XIII, p. 112. L’égalitarisme
hobbesien est sans doute ce qui l’a rendu si souvent suspect aux
théoriciens libéraux. Alors que ces derniers tentent de montrer que
le règne de la libre concurrence, et donc de la propriété bourgeoise,
est conforme à la morale et à la nature, Hobbes détruit ce système
idéologique et piétine impitoyablement les illusions.
4. Karl Marx, Critique du programme du Parti ouvrier allemand, in
Œuvres, I, p. 1419.
5. Ibid., p. 1419-1420.
6. Ibid., p.1420.
7. Ibid.
8. En cela, déjà Hegel voyait un des traits les plus importants de la
société moderne.
9. Karl Marx, Le Capital, livre III, Conclusion, in Œuvres, II, p. 1487-
1488.
10. Ibid. p. 1487.
11. Voir Principes de la philosophie du droit, §  127, et le commentaire
qu’en fait Domenico Losurdo, dans Hegel et les libéraux, p. 11.
7

L’économique

1. Un débat confus
Jusqu’ici, je m’en suis tenu à l’examen des principes
moraux et juridiques qui peuvent prétendre régir la vie
sociale. Il est maintenant nécessaire de confronter ces
principes à la «  mécanique sociale  » dans sa marche
effective. En partant de la situation politique et intellectuelle
présente, celle à laquelle nous sommes confrontés dans la
nouvelle phase du Spätkapitalismus, il va être question de
philosophie de l’économie et d’économie politique –  mais
cela ne nous écarte pas de notre route puisque, dans la
tradition philosophique, l’économie se rattachait à l’éthique.
Le point de départ est au fond très simple  : la vie doit
être produite et reproduite. On ne peut pas sortir de là. Le
principe d’efficacité s’impose donc comme un principe
déterminant dès que nous sommes confrontés à cette
nécessité première. «  Ventre affamé n’a pas d’oreille.  »
C’est une des vérités les mieux établies : si la faim règne, il
n’est plus question ni de justice ni de dignité. L’opposition
de la matière et de l’esprit est à certains égards inepte.
C’est seulement en développant la civilisation matérielle
que l’homme peut atteindre les hauteurs de la moralité et
de la sublimité de l’esprit. Avec la simplicité et la rigueur qui
lui sont coutumières, Hobbes le dit :

C’est le loisir qui enfante la philosophie  ; et c’est la


République qui enfante la paix et le loisir. Là où
débutèrent de grandes et florissantes cités, là débuta
l’étude de la philosophie 1.

Or, pour avoir du loisir, il faut travailler, et travailler au-


delà du strict nécessaire  ; et entrer dans le cycle de
l’accumulation. Quels rapports doivent exister entre la
structure de la production, l’organisation juridique et
politique et les principes moraux  ? Pour un marxiste de
stricte obédience, la réponse à cette question est d’une
simplicité biblique  : la structure économique et sociale (la
manière dont les hommes produisent leur propre vie)
détermine la superstructure politique et juridique et la
morale effective de la société. Disons que cela reste vrai
tant que nous sommes dans la « préhistoire » de l’humanité,
c’est-à-dire tant que les hommes restent dominés par la
puissance de leurs échanges. L’abondance communiste
résoudrait ces questions, mais nous venons de voir ce
qu’elle a d’utopique.
Si l’on ne veut pas faire de la cuisine dans les marmites
du futur, si l’on veut définir des principes qui peuvent
effectivement guider l’action pour notre société et non pour
une société imaginaire, il faut reprendre le problème
autrement. Il faut à la fois garantir l’efficacité du système
productif, assurer la coopération entre les individus dans le
procès de travail et organiser la justice dans la distribution.
Or, que ces impératifs soient compossibles, rien n’est moins
sûr. Nous avons vu que les critères de la justice distributive
– à chacun selon son travail, à chacun selon son mérite, etc.
– sont problématiques. Si l’on s’en tient à l’époque
moderne, on peut dire, schématiquement, que deux
conceptions se sont affrontées. La première, qu’on peut
nommer libérale, considère que l’efficacité maximale est
atteinte quand les individus ne sont préoccupés que d’eux-
mêmes et que le fruit de leur travail leur appartient
intégralement. Donc, la seule justice sociale consiste dans la
possibilité de jouir des fruits de la propriété et du travail.
Dans un tel système, en outre, la coopération est
spontanément assurée par le mécanisme de l’échange et
des contrats. À ce système s’oppose la critique socialiste ou
communiste qui affirme simultanément ou séparément
plusieurs propositions radicalement incompatibles avec la
pensée libérale.
• Le droit de propriété est injuste car la terre appartient à
tous les hommes.
• La distribution des richesses comme revenus de la
propriété est donc une injustice majeure. La propriété doit
être commune, et c’est ici que s’ancre le communisme, né
bien avant Marx.
• La seule justice réside dans l’égalité la plus large
possible des conditions et des ressources. Niveleurs ou
Conjuration des Égaux, cette revendication plonge ses
racines au plus profond de l’histoire de l’Europe moderne.
•  En outre, l’allocation des ressources par le biais du
marché est loin d’être optimale. Le chaos des volontés
individuelles ne peut être ordonné qu’à travers des crises
coûteuses et il serait toujours préférable d’organiser
rationnellement la production selon un plan d’ensemble –
  généralisant à toute l’économie la coopération qui existe
déjà au sein de l’entreprise.
Autrement dit, s’affrontent deux conceptions opposées
des principes moraux, juridiques et économiques sur
lesquels la société doit être fondée. Ce schéma simple s’est
pourtant compliqué dans les années 30. D’un côté, la social-
démocratie, confrontée à la concurrence de l’Internationale
communiste, tentait d’inventer une troisième voie
combinant dirigisme économique (le plan), politique de
redistribution et garanties sociales et politiques pour les
travailleurs. Du côté opposé, la crise de 1929 et la peur de
la révolution conduisaient à l’abandon des dogmes du
libéralisme économique et à l’idée d’une nécessaire
régulation étatique destinée à contenir le chômage et à
éviter le retour de crises du type de celle de 1929 dont on
pensait qu’elles seraient mortelles pour le mode de
production capitaliste.
L’hypothèse communiste ou socialiste, dans sa pureté
originelle, a presque totalement disparu. Le débat public
s’est brutalement rétréci au point qu’il semble que nous
n’avons plus qu’une seule alternative possible  : soit un
capitalisme libéral, soit un capitalisme régulé – pour prendre
les figures emblématiques de la période précédente : Hayek
ou Keynes. Et encore  : parler de débat est sans doute
exagéré tant la domination de la pensée néolibérale semble
écrasante, emportant non seulement tous les partis de
droite –  y compris ceux qui ont toujours eu des tentations
étatistes  – mais aussi l’écrasante majorité des divers
courants de la social-démocratie et des ex-communistes. Il
nous faut comprendre ce qu’est cette pensée dominante,
quelles sont les raisons de sa force.

2. Pensée dominante
et idéologie dominante
Commençons par revenir sur la structure de la solution
libérale à notre problème.
• La sphère du contrat social déterminée par les
principes des droits de l’homme (libres et égaux) est limitée
au politique, c’est-à-dire, en vérité, à la défense, à l’ordre
public et à l’administration de la justice.
• La sphère de l’économie est entièrement séparée de la
sphère politique, et là règnent les lois naturelles de
l’économie. Dans ce domaine, la seule justice possible
réside dans le respect des contrats, qui dépend lui-même du
caractère sacré et inviolable de la propriété –  ainsi que le
rappelle l’article  XVII de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789.
• Laisser aller le mécanisme économique à ses propres
lois est la position la plus morale qu’on puisse adopter dans
le domaine économique. En effet, la liberté du commerce et
celle de la concurrence forment le mécanisme le plus
efficace  ; elles permettent donc d’augmenter la richesse
matérielle de la société et ainsi d’accroître la quantité de
plaisirs disponibles pour tous et de diminuer les peines qui
affligent l’humanité. Or la maximisation des plaisirs et la
minimisation des peines est le seul critère moral acceptable
selon la morale utilitariste. Inversement, brider la liberté
économique serait non seulement contraire au droit sacré
de propriété mais rendrait les hommes plus malheureux et
les précipiterait dans la tyrannie.
Ce modèle, aujourd’hui, domine très largement parce
qu’il présente des avantages et des arguments forts en sa
faveur. Évidemment, le premier et peut-être le plus décisif
de ces arguments est l’effondrement du « socialisme réel ».
Si l’alternative est limitée au choix entre le capitalisme des
grands pays industrialisés et l’ex-Union soviétique, la raison
– même limitée au simple bon sens – et l’histoire tranchent
dans le même sens. Ainsi, l’inégalité sociale croissante du
système capitaliste libéral serait seulement le prix à payer
pour la liberté et la prospérité. Le deuxième avantage de ce
modèle réside dans le fait qu’il semble incarner la
réalisation des droits de l’individu. Il repose sur l’égalité
juridique, la liberté de contracter et la possibilité ouverte à
tous les individus de conduire leur vie conformément à leurs
goûts et à leurs talents. Face à l’utopie d’une société
organisée en vue de l’efficacité optimale et assignant aux
individus leur place dans le cadre de la planification, le
libéralisme apparaît comme le libérateur, le défenseur des
conquêtes de la modernité. En outre, appuyé sur une
théorie générale dont l’homo oeconomicus forme la figure
centrale 2, il semble reposer sur une base scientifique
sérieuse. La théorie du choix rationnel, qui postule que tous
les individus agissent pour de « bonnes raisons », se double
d’une conception relativement simple de l’individu et
permet de construire une série de modèles qui, tant en
économie qu’en sociologie, sont dotés d’un pouvoir
explicatif fort et permettent, en outre, de définir des
moyens d’action. À tel point que la théorie économique
standard devient le modèle de toute science humaine.
Face à ce corpus théorique considérable, les anciennes
conceptions théoriques comme le marxisme semblent
totalement discréditées, à la fois pour des raisons
historiques et politiques –  le désastre du «  socialisme
réellement existant » en URSS et dans les pays d’Europe de
l’Est ou à Cuba et en Chine  –, et pour des raisons
théoriques. Cela ne signifie pas que le libéralisme
économique soit accepté unanimement et sans rencontrer
de critiques ni de résistances. Bien au contraire, mais
comme on va le voir, ces critiques – qui ont souvent connu
un certain retentissement public à travers des livres à
succès  – se situent pour l’essentiel sur le terrain
fondamental délimité par le libéralisme économique.
 
La critique du libéralisme, en effet, est presque aussi
courante que la défense des thèses libérales. Il suffit qu’on
réclame «  moins d’État  », «  plus de flexibilité  » et la
«  liberté du marché  » pour être immédiatement classé
parmi les libéraux, voire les «  libéraux-libertaires  » ou
libertariens. Pour le meilleur comme pour le pire. Viviane
Forrester, qui s’est taillé une réputation avec un livre assez
médiocre, déclare qu’elle n’est pas contre le capitalisme
mais contre le libéralisme 3. Si le «  gauchisme  » identifie le
capitalisme en général avec ses formes les plus autoritaires,
nombreux sont les adversaires du libéralisme qui
commettent l’erreur inverse  : leur refus des conséquences
insupportables du libéralisme économique les conduit à
regretter une forme dépassée du mode de production
capitaliste que, de surcroît, ils idéalisent. Les partisans
comme les adversaires du néolibéralisme croient, en effet,
que la seule question qui vaille d’être débattue est de savoir
jusqu’à quel point la régulation politique peut s’appliquer
aux processus économiques. Mais tant la nature de ces
processus économiques eux-mêmes que les principes
sociaux qu’ils expriment échappent à la discussion publique.
La confusion théorique dans laquelle sont menées les
discussions concernant les grandes lignes de l’organisation
économique et sociale exige qu’on commence par un travail
de clarification. Il s’agira d’abord de montrer que la critique
indifférenciée du libéralisme, credo commun de tous les
opposants à la «  pensée unique  », ne vise aucun objet
précis. En effet, on confond libéralisme et capitalisme,
libéralisme économique (ou libre-échangisme) et libéralisme
politique. Le keynésianisme n’est une alternative au
néolibéralisme que pour ceux qui se proposent de
surmonter les contradictions du capital sur la base du
rapport capitaliste lui-même ; bref, pour ceux qui admettent
comme postulat non questionné l’éternité des rapports
sociaux actuels. Restera à établir ce que seraient les
principes de base d’une société qui au nom de la justice
refuserait d’admettre l’éternité des rapports d’exploitation
capitaliste, tout en prolongeant le grand mouvement
émancipateur qui constitue le fil directeur de l’histoire
moderne.
3. Libéralisme économique
et liberté politique
Historiquement, le libéralisme, comme doctrine défendue
par l’économie politique, et les philosophies de la liberté
politique se sont développés à la même époque et
s’inscrivent dans le même mouvement qui conduit à briser
les carcans de la société féodale. Cette concomitance ne
suffit cependant pas à établir un lien logique. Le rapport
entre liberté politique et libéralisme économique varie selon
toutes les configurations possibles.
1. L’absolutisme politique apparaît d’abord comme le
moyen de favoriser la liberté du commerce et de l’industrie ;
c’est la position que défendaient, en gros, les physiocrates,
inventeurs du « laissez faire » et partisans de la monarchie
absolue. Le libéralisme n’est donc pas une invention
anglaise comme on semble trop souvent le croire et peut
très bien se développer indépendamment de la
revendication de la liberté politique. C’est le fond de la
position défendue par Hobbes, pour qui la renonciation à la
liberté naturelle, et la soumission à l’État Léviathan, est la
condition de la prospérité économique et de la liberté pour
chacun de mener à bien ses entreprises.
2. Il existe un libéralisme économique lié à une
participation des nouvelles classes dominantes à l’exercice
du pouvoir  : celui que défendent les partisans de la
monarchie constitutionnelle et les admirateurs du système
anglais. C’est le courant dominant chez les penseurs des
Lumières. De Montesquieu à Constant et Tocqueville, c’est
un libéralisme qui n’est pas du tout hostile à l’État, pour
autant que l’État lui-même est conçu de telle manière que
sa puissance politique ne peut jamais remodeler la société
civile. À certains égards, cette position est l’inverse de la
précédente. Contre l’État souverain, la séparation des
pouvoirs permet d’affirmer que la souveraineté n’est nulle
part. Loin que la puissance politique de l’État garantisse la
paix et le commerce, c’est au contraire le commerce qui est
censé pacifier la société politique.
3. Une partie du courant libéral défend un libéralisme
économique qui affirme que moins l’État intervient dans
l’économie, mieux cela vaut. L’État n’est qu’un mal
nécessaire qui doit s’effacer devant l’organisation
économique dans laquelle, seulement, se réalise la liberté.
Pourvu que la propriété soit garantie, la forme politique de
l’État est indifférente. On trouve ce courant porté à sa
conclusion logique chez les libertariens et autres « anarcho-
capitalistes ».
4. Souvent, cependant, le libéralisme économique
classique trouve son complément dans la démocratie
politique  : l’égalité politique, les droits de l’individu et la
liberté économique sont considérés comme inséparables.
C’est la position défendue par Locke et les pères fondateurs
de la république des États-Unis.
5. Le courant républicain –  dont Rousseau et Kant sont
les figures emblématiques  – est partisan du libéralisme
économique, mais la liberté économique n’y est pas
naturelle et dépend, au contraire, du fondement légal que
lui donne le pacte républicain. Autrement dit, la liberté
économique doit être soumise à la cohésion du corps
politique.
6. Pour les démocrates antilibéraux, la véritable
démocratie demande que soient également abolis les
privilèges de la propriété. On pourrait ranger dans cette
catégorie les socialistes, comme Jaurès pour qui la
démocratie jusqu’au bout est le socialisme, certains
courants libertaires et sans doute Marx et Engels, du moins
dans leurs écrits tardifs des années 1880 4.
7. L’État organique rationnel conçu par Hegel se situe
hors du cadre strict du libéralisme politique. La conception
hégélienne est l’objet d’interprétations multiples et souvent
contradictoires. Les hégéliens de droite ont fait de Hegel un
conservateur défenseur d’un État autoritaire encadrant une
économie capitaliste. En prolongeant ce propos, et en
extrapolant à partir de la notion de Stand (état) conçue sur
le mode de la corporation, on est conduit aux formes
modernes de l’État corporatiste ou fasciste. En défendant la
monarchie et en refusant le suffrage universel, Hegel,
évidemment, aggravait son cas. Dans la lignée des travaux
d’Éric Weil, puis de Jacques d’Hondt ou de Domenico
Losurdo, c’est au contraire un Hegel « de gauche » qui a fait
son apparition, à la fois critique des libéraux conservateurs
de son époque et très attentif aux questions sociales.
Appuyée sur une reconsidération de la biographie de Hegel,
cette interprétation ne manque pas de séduction, mais
peut-être est-il trop facile de mettre sur le compte de la
censure et de la nécessité de ruser avec les censeurs
prussiens tout ce qui dans les textes ne colle pas avec cette
lecture.
Cette typologie reste certainement grossière. Elle a le
mérite de sortir de la logique binaire fruste qui se contente
d’opposer les bons libéraux, partisans de la liberté, et les
mauvais étatistes liberticides, à moins qu’il ne s’agisse
d’opposer les mauvais libéraux défenseurs de la dictature
de l’argent aux bons égalitaristes. On pourrait repérer
facilement ces diverses configurations dans les États
contemporains. La coexistence d’un pouvoir dictatorial et du
libéralisme économique est un phénomène courant –  du
Chili de Pinochet à la Chine post-maoïste. La
configuration (5) correspond à l’orientation d’un réformisme
égalitaire radical qui se voudrait une alternative à un
marxisme discrédité. La configuration  (6) représente la
tentative de combiner l’émancipation économique et
l’émancipation politique  ; on la distinguera de ce qu’est
devenu, au cours du XXe siècle, le modèle social-démocrate,
puisque dans ce modèle social-démocrate l’émancipation
politique sera limitée, dans le meilleur des cas, au simple
parlementarisme et qu’il n’est pas question d’émancipation
économique mais seulement de protection sociale contre les
excès du capitalisme. Le modèle social-démocrate, quand il
est sérieusement élaboré et ne se contente pas d’une
gestion au jour le jour, pourrait se rapprocher de la
configuration  (7), c’est-à-dire celle d’un libéralisme
organisé, y compris avec les déviations autoritaires, voire
corporatistes, qu’un tel modèle peut induire.
 
Parler du libéralisme en général, cela n’a donc guère de
sens. Le libéralisme classique présente deux faces  : d’une
part, il s’agit de définir les conditions de la prospérité
économique et de la liberté des échanges, de créer le
marché libre, «  véritable Eden des droits naturels de
l’homme et du citoyen », comme le dit Marx, où « ce qui y
règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham 5  ».
D’autre part, il définit le pouvoir comme le pouvoir commun
et la liberté comme la possibilité pour chacun de participer
à l’exercice du pouvoir conçu sous la forme du contrat
social. Sous ce deuxième aspect, le libéralisme est
l’expression de ce grand mouvement de libération,
commencé au cœur du Moyen Âge, avec l’émancipation des
communes  ; il demande la reconnaissance de la pluralité
des opinions, la liberté religieuse, la préservation du
domaine privé des individus et le choix pour chacun de
conduire sa vie comme il l’entend sans avoir à se soumettre
à l’autorité du prêtre, du gendarme ou de la tradition, le
droit pour les citoyens de participer à la décision politique et
d’être protégés contre les abus du pouvoir. Ce mouvement a
encore des prolongements modernes  : la conquête de
l’égalité juridique des femmes et des hommes, la lutte
contre la censure sous toutes ses formes, les revendications
concernant la liberté des mœurs sexuelles, la dénonciation
du racisme et de toutes les formes de discrimination, la
défense du droit cosmopolitique sous les espèces du soutien
aux « sans-papiers », voilà autant de formes nouvelles d’un
combat séculaire.
Pour partie, le néolibéralisme, dominant aujourd’hui, ne
ressortit pas à ce libéralisme politique mais bien au
libéralisme du premier genre, celui qui combine la liberté
économique –  c’est-à-dire l’absence de contrainte pour les
capitalistes  – avec, si nécessaire, un pouvoir fort. Mais la
question se pose de savoir en quel sens il s’agit encore de
libéralisme. Les étiquettes ici peuvent être assez
trompeuses. L’idéologie est bien celle du libéralisme
économique classique ; on s’appuie sur Smith et sa célèbre
«  main invisible  », on ressort des placards Say et sa
calamiteuse loi de l’offre, la théorie de l’équilibre général de
Walras et Pareto, revue et corrigée par Arrow et Debreu,
fournit l’indispensable caution scientifique –  même si elle
est employée à contretemps et sans tenir compte des
réflexions critiques développées par Arrow et Debreu eux-
mêmes. Il s’agit, en réalité, d’un libéralisme purement
instrumental  : les thèses libérales classiques sont utilisées
comme moyens de légitimer le démantèlement de la
protection sociale et la liquidation des syndicats qui sont
considérés comme d’insupportables entraves à la libre
concurrence. Figure symbolique de ce courant : F. von Hayek
qui publie en 1944 The Road of Serfdom 6 qui attaque
violemment toute intervention étatique et toute tentative
«  égalitariste  » censées menacer et la prospérité
économique et la liberté. Les inégalités sont proclamées
nécessaires et conformes à l’ordre naturel de la société.
Avec un remarquable sens des nuances, Hayek prédit que la
social-démocratie –  il vise ici le travaillisme anglais qui
prendra le pouvoir en 1945 avec Clement Attlee – conduira
au même désastre que le nazisme ! Bien que les conditions
politiques de l’époque et la longue période de prospérité
économique qui suit relèguent au second plan les idées de
Hayek, son influence s’étendra à travers la «  société du
Mont-Pèlerin ». Cette pensée néolibérale va ainsi irriguer les
think-tanks des cercles dirigeants. Les thèses hayékiennes
constituent l’arrière-plan philosophique et épistémologique
des théoriciens de l’économie de l’offre dont les idées
commencent à s’imposer dans les années 70.
Mais si le capital financier est libéral quand il s’agit de
s’affranchir des contraintes que la lutte des classes et
l’histoire mettent pour limiter sa propre puissance, il reste
étatiste et monopoliste dans sa réalité fondamentale. Le
néolibéralisme n’est pas l’expression d’une revitalisation du
capitalisme libre concurrentiel du siècle précédent, il est
d’abord la théorisation et la légitimation de la nouvelle
phase de ce qu’il faut bien appeler par son nom, savoir
l’impérialisme au sens de Hilferding et de Lénine.
1. La concentration et la centralisation du capital ne sont
pas des affirmations dépassées de l’auteur du Capital, mais
l’actualité quotidienne. Dans le pétrole, la pharmacie,
l’automobile ou la chimie, il ne se passe pas une semaine
sans qu’on annonce une nouvelle fusion. Les pratiques
anticoncurrentielles se multiplient, comme le montrent
quelques affaires retentissantes dans le monde de
l’informatique. Quant au développement tentaculaire d’une
oligarchie financière largement parasitaire, il n’est pas
besoin de lire le Lénine de L’Impérialisme, stade suprême du
capitalisme pour s’en convaincre. La chronique de la vie
économique et boursière y suffit.
2. Le stade actuel de l’évolution du mode de production
capitaliste n’est pas celui de la « dérégulation » mais plutôt
celui de la mise en place d’un nouveau mode de régulation,
et l’État y joue un rôle central. Le boom des marchés
financiers a été rendu possible par la «  titrisation  » de la
dette publique. La nouvelle politique monétariste (les
reaganomics) initiée à la fin de la décennie  70 et au début
de la décennie 80 a fait flamber les taux d’intérêt réels. Les
titres de créance de la dette publique (bons du Trésor, etc.)
en sont devenus très intéressants puisque l’État a toujours
les moyens d’honorer sa dette en puisant dans la poche du
contribuable 7.
3. Les privatisations du domaine public donnent un autre
moyen d’alimenter la boulimie de la finance –  on a pu
comparer les privatisations menées au cours des deux
dernières décennies au mouvement des «  enclosures  » par
lequel la monarchie britannique et les landlords
exproprièrent des millions de petits paysans pour les
transformer en miséreux taillables et corvéables à merci
pour les besoins du capitalisme naissant.
4. L’État reste un outil indispensable pour briser le
mouvement ouvrier. La défaite des mineurs anglais devant
Margaret Thatcher constitue ainsi un événement politique
essentiel pour comprendre l’histoire sociale anglaise et
européenne depuis le début des années 80.
5. Enfin, une des fonctions centrales de l’État dans la
régulation néolibérale est la socialisation des faux frais du
capital. Ainsi, l’allégement des «  charges salariales  » est-il
systématiquement organisé par la prise en charge d’une
partie de ces «  charges  » par le budget de l’État sous la
forme de revenus d’assistance en tout genre. Aux États-
Unis, on a pu noter la curieuse concomitance de la baisse du
taux de chômage et de l’augmentation de la fréquentation
des soupes populaires. Cela signifie, en termes marxiens,
que le prix de la force de travail est tombé au-dessous de sa
valeur, puisque le salaire des couches inférieures du salariat
ne permet même plus d’assurer la subsistance –  la
reproduction de la force de travail – du travailleur. Pour des
raisons historiques, cela n’aurait pas été possible en Europe
sans prendre le risque d’une conflagration sociale. C’est
pourquoi, par le biais des préretraites, des allégements de
charges, du RMI, etc., les États d’Europe occidentale
continuent d’assurer un rôle décisif dans la régulation des
relations sociales.
Loin de l’idéal d’un capitalisme libre concurrentiel dans
lequel la réussite couronne l’esprit d’entreprise et l’ardeur
au travail, un capitalisme rentier domine toute l’économie
contemporaine. Les principaux investisseurs sont des
investisseurs institutionnels, au premier rang desquels
figurent les fameux fonds de pension. Encore la gestion de
ces fonds de pension est-elle hautement concentrée 8. Enfin,
si les profits sont privatisés, les déficits sont nationalisés. La
faillite du système bancaire japonais dans les années 90 fut
payée par le contribuable japonais. Quand le fonds
spéculatif LTCM s’effondra, menaçant de faire disparaître
1 000 milliards de dollars, les grandes banques, sous l’égide
du Federal Reserve Board américain, organisèrent son
sauvetage. Au lieu des critiques convenues contre le
«  capitalisme sauvage  », il serait plus utile de montrer en
détail comment le nouveau mode de régulation de
l’économie pousse à leur paroxysme les tendances à la
décomposition du capitalisme tardif (Spätkapitalismus 9).
 
Au total, l’antilibéralisme manque doublement sa cible.
En confondant sous le même nom une doctrine politique
estimable et un mode d’organisation économique injuste, il
conforte l’argument essentiel des hérauts de la finance qui
veulent confondre démocratie et liberté pour les capitalistes
d’exploiter comme bon leur semble les deux sources de
richesse que sont le travail et la terre. Comme l’étiquette
«  libérale  » est des plus trompeuses pour caractériser le
mode de fonctionnement du capitalisme actuel,
l’antilibéralisme se révèle vide de contenu sur le terrain
même de la critique économique.

4. Signification
et contradictions
du keynésianisme
L’antilibéralisme se doit de proposer une alternative.
C’est pourquoi l’interventionnisme keynésien est remis au
goût du jour. Pourtant, Keynes appartient à la tradition
libérale  : il est un libéral politique, c’est-à-dire un partisan
d’un régime politique démocratique  ; en tant que membre
du groupe de Bloomsbury, il est libéral dans le domaine des
mœurs et de la culture  ; enfin, sa théorie économique se
situe entièrement à l’intérieur de l’économie de marché et
de la propriété capitaliste des moyens de production, même
s’il refuse les dogmes de l’économie apologétique 10.
Alors que les deux dernières décennies ont été marquées
par une longue éclipse de la pensée keynésienne, on assiste
aujourd’hui à sa reprise sous des formes variées –  mais
toujours très modérées au regard de la version originale. On
ne peut guère comprendre la progression rapide des idées
de Keynes dès avant la Seconde Guerre mondiale et leur
triomphe pendant le quart de siècle suivant, si l’on ne
revient pas d’abord à la conjoncture historique qui voit la
victoire du keynésianisme comme théorie économique et
comme pratique politique. La théorie keynésienne apparaît
en effet d’abord comme la réponse à un double défi : d’une
part, la crise profonde dans laquelle le mode de production
capitaliste est entré dès avant la fin des années 20 et dont
le krach de Wall Street en 1929 sera comme un point
d’orgue  ; d’autre part, la menace que la victoire de la
Révolution russe fait peser sur le « capitalisme historique ».
Il ne s’agit pas, pour Keynes d’offrir une alternative sociale-
démocrate ou une « troisième voie » entre le capitalisme et
le communisme. Gilles Dostaler rappelle que, dans les
années  20, Keynes se définissait comme le promoteur d’un
«  nouveau libéralisme  ». Il note aussi  : «  Ainsi, au moment
de la publication, en 1944, de La Route de la servitude,
manifeste anti-étatiste de Hayek, Keynes, en route vers
Bretton Woods, a écrit à ce dernier qu’il était moralement et
philosophiquement en total accord avec les propositions de
son livre, ne s’en séparant que sur les moyens à mettre en
œuvre pour arriver à ces objectifs communs 11. »
Dans un article daté de 1926, « La fin du laissez-faire »,
Keynes définit clairement ses préoccupations et son
orientation  : «  Le socialisme est en train de gagner, heure
par heure et pouce par pouce, la bataille contre le régime
du profit illimité 12. » Mais il ne s’agit pas pour autant de se
rallier au socialisme, qualifié de «  survivance poussiéreuse
d’un plan conçu pour répondre aux problèmes d’il y a
cinquante ans sur la base d’une fausse interprétation de ce
que quelqu’un avait dit il y a cent ans 13 ». La conclusion de
cette double contrainte est éclairante :
Nous devons tirer pleinement avantage des tendances
spontanées de l’heure, et, selon toute probabilité,
donner notre préférence aux corporations semi-
autonomes et non à des organismes du
gouvernement central qui seraient placés sous la
responsabilité directe des ministres d’État 14.

Le terme « corporation » (souligné par Keynes lui-même)


n’est pas innocent. L’État fasciste relayé sur le plan
économique par des corporations incluant ouvriers et
patrons est en train de se mettre en place en Italie, sous
l’égide de Mussolini. Non que Keynes soit un «  fasciste  »  :
son attachement aux libertés est insoupçonnable. Mais son
modèle de «  capitalisme organisé  » est clairement celui de
l’État corporatiste conçu comme dernier moyen capable de
sauver le capitalisme libre-échangiste  ! Pour éviter toute
mauvaise interprétation de son livre majeur, Théorie
générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Keynes
marque ses désaccords avec l’école classique, mais il
ajoute :

Si le volume de la production est pris comme donnée,


c’est-à-dire si on le suppose gouverné par des forces
extérieures à la conception de l’école classique, il n’y
a rien à objecter à l’analyse de cette école concernant
la manière dont l’intérêt individuel détermine le choix
des richesses produites, les proportions dans
lesquelles les facteurs de production sont associés
pour les produire et la répartition entre ces facteurs
de la valeur de la production obtenue 15.
Autrement dit, la production globale doit être pilotée et,
au sens strict, rationnée par l’État. Une fois ceci acquis, les
lois du profit doivent jouer librement. C’est l’intérêt
individuel qui gouverne, y compris le partage entre le salaire
et la plus-value. Keynes est parfaitement conscient que le
mode de production capitaliste est en train de s’effondrer
sous le poids du parasitisme des rentiers. C’est pourquoi,
pour sauver le profit, il propose de l’organiser différemment,
fût-ce au prix de «  l’euthanasie du rentier et du capitaliste
oisif 16 ». La conclusion qui en découle est logique :

Nous estimons donc, comme Gesell, que la


suppression des lacunes de la théorie classique ne
conduit pas à abandonner le «  système de
Manchester » mais simplement à indiquer quelle sorte
d’environnement le libre jeu des forces économiques
exige pour que les possibilités de la production
17
puissent être toutes réalisées .

C’est pourquoi, «  il n’y a pas plus de raison


qu’auparavant de socialiser l’économie 18  ». Si Hayek se
définissait volontiers comme un «  vieux whig  », Keynes
s’affirme comme un nouveau whig. Ce qui délimite le champ
de l’opposition entre le keynésianisme et le libéralisme
hayékien sur le terrain théorique et politique. Que Keynes
soit devenu, en remplacement de Marx, le théoricien
revendiqué par la social-démocratie, puis aujourd’hui par les
critiques de gauche du «  socialisme libéral  », cela en dit
plus long sur l’évolution d’une certaine gauche que sur
Keynes lui-même.
De Keynes au keynésianisme, la consécution n’est
cependant pas directe. D’une part, les idées de Keynes
s’inscrivent dans la mise en place de nouvelles politiques
économiques depuis la Première Guerre mondiale, qui a vu
pour la première fois l’émergence d’un véritable
«  capitalisme monopoliste d’État  »  : les grands trusts
travaillent pour le plan de production de l’économie de
guerre en étroite collaboration avec le pouvoir politique et
selon des volumes de production fixés à l’avance – c’est ce
constat qui amène Lénine à voir dans cette phase du
capitalisme l’antichambre du socialisme. D’autre part, le
keynésianisme en tant que politique pratique ne s’imposera
qu’à travers les luttes et les crises politiques qui lui
donneront ses formes diverses. On aura des
«  keynésianismes de gauche  » et des «  keynésianismes de
droite  ». Entre mouvements révolutionnaires et crise
économique, l’entre-deux-guerres exacerbe les conflits et
les luttes de classes. D’une part, les grands capitalistes, de
plus en plus nombreux, se tournent vers le fascisme, en
Allemagne et en Italie 19, mais aussi, quoique plus
timidement, en France. D’autre part, à la radicalisation de
larges fractions du mouvement ouvrier correspond une
véritable crise d’identité idéologique et morale au sein de la
classe dirigeante, crise qui va, au sein de l’élite
intellectuelle, de la prise de conscience de l’urgente
nécessité des réformes jusqu’au ralliement pur et simple au
marxisme et parfois à l’Union soviétique. Le capitalisme n’a
plus d’avenir. Pour reprendre une phrase de Marx, on
semble se résigner à une fin effroyable plutôt qu’à un effroi
sans fin. Les politiques keynésiennes veulent sortir le vieux
monde de cette crise, offrir une alternative nouvelle au
communisme. Diversement mises en œuvre, des États-Unis
de Roosevelt à la France de Léon Blum, elles reposent sur
deux piliers :
1. La construction d’un capitalisme organisé  : comme la
grande crise semblait –  conformément à l’analyse qu’en
faisaient les marxistes  – la conséquence de l’anarchie du
mode de production capitaliste fondé sur la libre
concurrence, il était cohérent de rechercher un moyen de
sauvetage de ce mode de production dans l’organisation,
sous le contrôle étatique, de la production. Une sorte de
planification de la production était devenue inévitable et
l’économie de guerre pendant la Première Guerre mondiale
en avait donné le prototype. Ainsi, face à la crise agricole, le
gouvernement américain met-il en œuvre la politique des
jachères : pour la première fois, un gouvernement payait les
paysans afin qu’ils laissent leurs terres en friche.
2. L’organisation de la demande : le postulat libéral – en
fait, le postulat de Say – affirme que l’offre finit toujours par
trouver la demande qui lui correspond. Keynes combat cette
théorie et lui oppose que, laissé à lui-même, le marché tend
toujours à rendre la demande insuffisante, et cette
insuffisance de la demande est à l’origine du chômage. Or,
le chômage endémique constitue le fléau le plus terrible du
mode de production capitaliste et nourrit les crises, à la fois
par ses effets dépressifs sur l’ensemble du système et par
ses contrecoups politiques. Donc, vaincre le chômage, fût-ce
au prix de l’inflation, est la tâche centrale de la nouvelle
économie politique. Le maintien d’un haut niveau de la
demande, par les dépenses publiques et par une politique
salariale plus « laxiste », devient ainsi la priorité absolue. Là
encore, les commandes publiques liées à l’économie
d’armement montraient la voie à suivre  ; quant à la
politique salariale, c’est Henry Ford, symbole même du
capitalisme conquérant, qui devait prêcher le nouvel
évangile  : une haute productivité du travail liée au
développement de l’organisation scientifique du travail
(OST) devait se combiner avec des salaires relativement
élevés permettant à la fois d’attacher les ouvriers à
l’entreprise, de limiter les conflits sociaux coûteux et de
contribuer du point de vue macroéconomique à une
demande soutenue de produits de consommation, à
condition que les autres patrons s’engagent dans cette
voie…
Keynes théorise des politiques déjà utilisées comme la
politique du New Deal conduite par le président Roosevelt.
Ce genre de politique inspire également les cercles
dirigeants de l’autre côté de l’Atlantique 20. Mais cette
politique, dans les années 30, n’a pas produit de miracle : le
redressement économique a été lent et s’est vite essoufflé.
Pour les États-Unis, c’est l’économie de guerre qui relancera
véritablement la machine industrielle. Les conditions de
délabrement de l’Europe, la menace révolutionnaire à la
Libération dans des pays comme la France ou l’Italie, puis la
guerre froide sont autant d’éléments qui conduiront les pays
occidentaux à adopter des politiques économiques
convergentes sous la houlette des États-Unis, initiateurs du
plan Marshall. La mise en place d’un «  second
keynésianisme  », par son ampleur, par sa tentative de
coordination internationale des politiques économiques et
par sa réussite –  la longue phase d’expansion des Trente
Glorieuses  – va apparaître comme un véritable âge d’or de
la politique économique.
On peut en résumer ainsi les principales
caractéristiques :
1. La régulation du cycle des affaires, à partir de la prise
de décision politique, dans le but de prévenir les profondes
crises du type 1929. La réussite dans ce domaine a été
assez inégale. Si la croissance est assez soutenue en France
ou en Allemagne, c’est moins vrai des États-Unis qui
conservent un cycle de croissance et de stagnation de
quatre ans environ pendant toute la période des Trente
Glorieuses. Dès le milieu des années  50, Robert Brenner 21
montre que l’expansion est déjà ralentie aux États-Unis en
dépit d’une croissance extrêmement forte des dépenses
publiques –  principalement, les dépenses d’armement liées
à la guerre froide. Beaucoup d’analystes estiment que la
politique de régulation keynésienne a permis d’éviter le
renouvellement des grandes crises du passé en les
transformant en récessions. Mais, dès les années  70, le
mécanisme est enrayé, notamment à partir du moment où
entre en crise le système monétaire international semi-
keynésien basé sur la stabilité du dollar, réputé « as good as
gold  ». L’événement pivot, ici, ce n’est pas comme on l’a
trop souvent dit la «  crise du pétrole  » de 1974, mais la
décision prise par Richard Nixon, le 15 août 1971, d’abolir la
convertibilité du dollar en or.
2. Le soutien à la demande par des commandes
étatiques importantes  : grands travaux et investissements
dans la recherche et la haute technologie. La reconstruction
d’une Europe dévastée par la guerre, tout autant que
l’impuissance propre des grands groupes capitalistes
européens demandent que l’État se substitue à l’initiative
privée défaillante. Pourtant, il apparaît très vite que le
véritable moteur de la demande publique et de
l’investissement réside dans la croissance fabuleuse de
l’économie d’armement.
3. Une ébauche de planification dont de  Gaulle
proclamera « l’impérieuse nécessité » ; les nationalisations,
parfois très étendues, comme dans le cas de l’Autriche, de
la Grande-Bretagne, de la France ou de l’Italie, servent ce
propos. Mais cette planification reste « indicative » ; elle n’a
pas pour fonction d’orienter la production vers la
satisfaction des besoins, mais de créer un environnement
relativement stable pour les investissements capitalistes à
long terme. Elle s’accompagne de mesures de protection
des grandes entreprises, favorisées sur le marché national
et aidées à l’exportation. Le secteur de la recherche-
développement est très largement pris en charge par l’État,
soit indirectement –  le gouvernement américain finance les
recherches des laboratoires privés, notamment dans le
domaine de l’armement  –, soit directement par le biais des
institutions publiques de recherche.
4. Une tentative d’encadrer la lutte des classes  : on
planifie une certaine hausse du niveau de vie de la classe
ouvrière et la satisfaction de vieilles revendications dans le
domaine de la protection sociale. Mais, en contrepartie, il y
a intégration croissante des syndicats à la gestion
d’ensemble de l’économie, à la fois sur le plan des
négociations, avec la mise en place de toutes sortes de
procédures d’arbitrage obligatoire, et sur le plan de la
gestion directe du social, ou par le biais de la cogestion,
comme en Allemagne. Le syndicalisme ouvrier, de plus en
plus bureaucratisé, rebaptisé «  partenaire social  », devient
un rouage du nouveau système. Cependant, la bonne
volonté des chefs ouvriers n’est pas une garantie suffisante.
Très «  keynésien  », le gaullisme cherche à mettre en place
des «  corporations semi-autonomes  », pour reprendre ici
l’expression de Keynes, fondées sur la recherche de
l’association capital-travail.
5. Un mode de croissance qui privilégie la production et
le progrès technologique sur la maximisation du profit. C’est
le manager qui commande et non plus l’actionnaire dont le
keynésianisme programme l’euthanasie. J.K. Galbraith fera
la théorie de ce nouveau mode d’accumulation du capital.
La technobureaucratie semble diriger l’économie en accord
avec les administrations de l’État.
6. Le développement du commerce et de la
«  mondialisation du capital  ». C’est la mise en place de la
CECA, puis du Marché commun  ; c’est l’intégration de
l’agriculture européenne arriérée au marché mondial par le
biais de la politique agricole commune (PAC) ; c’est enfin la
levée progressive des obstacles douaniers et de tout ce qui
restreint le commerce transatlantique. Ce dernier point peut
sembler contradictoire avec la doctrine keynésienne qui
suppose un développement relativement autocentré et dont
les remèdes ne fonctionnent bien que dans une économie
pas trop internationalisée.
 
Il faut cependant se garder des illusions rétrospectives.
Pour une part, cette politique a bien été concertée, mais,
pour une autre part, elle n’est que le résultat des luttes de
classes et de l’enchevêtrement des circonstances
historiques extérieures, dont le conflit entre les «  deux
camps ». Les grands acquis sociaux naissent de la situation
de 1945, mais vite il s’agira de les limiter, voire de les
remettre en cause  ; ainsi, en France, les ordonnances
gaullistes de 1967 s’en prennent à la Sécurité sociale. Pour
comprendre les progrès du niveau de vie de la classe
ouvrière, on ne doit pas oublier les grandes grèves de 1947
et de 1953 en France, ni que l’État-providence atteint son
apogée après 1968 –  c’est-à-dire après la grande grève
générale dont la portée révolutionnaire n’a pu être
escamotée qu’au prix de concessions importantes. On ne
doit pas oublier non plus que les réussites des Trente
Glorieuses paraissent d’autant plus impressionnantes qu’on
part d’une destruction proche parfois de la tabula rasa –
  Roosevelt se proposait de réduire l’Allemagne à l’état de
champ de pommes de terre !
Si quelques-uns des aspects essentiels de la politique
keynésienne sont abandonnés au cours des années 70, cela
tient au fait que ses coûts sociaux commencent à devenir
insupportables pour une économie capitaliste confrontée à
une sérieuse crise de profitabilité et au déclin des gains de
productivité du travail. Tant que la productivité croît
fortement, on peut vivre à crédit  : demain paiera les
dépenses d’aujourd’hui. Mais au début des années  70 –  un
peu plus tôt d’ailleurs pour les États-Unis  –, le mode de
régulation keynésien a épuisé ses effets. Les gains de
productivité sont plus maigres et les profits chutent
dangereusement. Une réorientation s’impose qui, petit à
petit, aboutit aux reaganomics et à la vague néolibérale.
 
Le keynésianisme ne peut constituer une alternative au
néolibéralisme et encore moins une solution globale aux
problèmes angoissants que soulève l’évolution économique
et sociale à l’échelle de la planète. À cela, il y a plusieurs
raisons, dont la principale est que cette doctrine partage les
mêmes présuppositions que le néolibéralisme  : en dehors
de la propriété capitaliste, point de salut. La différence porte
uniquement sur le mode de gestion de ces rapports sociaux
capitalistes. À partir de là, il faut accepter d’en payer le prix.
Le keynésianisme permet de réguler le capitalisme, à
condition de pouvoir enserrer la lutte de classes dans les
limites permises par la nécessité de l’accumulation du
capital. C’est pourquoi il suppose un système de
collaboration de classes, c’est-à-dire un système dans lequel
le mouvement ouvrier participe directement à la mise en
œuvre des objectifs capitalistes généraux. Le principe des
« contrats de progrès » proposés dans les années 70 par le
gouvernement Chaban-Delmas en France était keynésien
par excellence  : les progressions salariales étaient
subordonnées par convention à la progression de la
productivité de l’entreprise et la paix sociale devait être
garantie par des clauses antigrèves. Parce que la lutte de
classes n’a pas pu être contenue dans le carcan des
contrats de progrès (dont tous les pays d’Europe offrent des
exemples variés), parce que les grèves sauvages se
développent à la fin des années  60 et au début des
années  70, les capitalistes renoncent progressivement à
l’ancien mode de régulation et s’orientent vers une politique
qui vise à une transformation radicale des rapports entre les
classes sociales.
Ajoutons que la forme historique démocratique –  et
même sociale-démocrate  – que le keynésianisme a prise
n’était pas la seule possible. La politique économique du
ministre nazi de l’Économie, le Dr  Schacht, était également
inspirée des recettes keynésiennes et, en 1936, lors de la
publication de sa Théorie générale en langue allemande,
Keynes devait féliciter le nouveau régime pour ses succès
dans la reprise de la croissance… Un keynésianisme
autoritaire et antisocial, voire plus ou moins corporatiste,
reste une possibilité.

5. Impasse du keynésianisme
et impasse de l’économisme
Pour toutes ces raisons, le keynésianisme, même sous
des formes rénovées, ne saurait tenir lieu de doctrine
politique – même si la pensée keynésienne peut être encore
utile pour celui qui réfléchit sur les questions proprement
économiques. On peut montrer, à partir de quelques
problèmes précis, en quoi résident ses contradictions. Les
néo-keynésiens, contre les libéraux, valorisent l’intervention
de l’État dans l’économie, les politiques de stimulation de la
demande, la collaboration «  gagnant-gagnant  » entre les
«  partenaires sociaux  » et une large politique de
redistribution. Sur le plan économique, ce type d’orientation
socio-économique et politique peut être efficace. Au
demeurant, aucun État au monde n’applique de politique
purement libérale ; toutes les politiques effectivement mises
en œuvre sont des combinaisons en proportions diverses de
recettes libérales et de recettes keynésiennes. Mais pour ce
qui importe le plus ici, on doit constater que
l’interventionnisme keynésien n’est pas plus juste que le
néolibéralisme. Si des partisans d’une plus grande égalité
sociale, si des défenseurs des plus défavorisés se rallient à
un interventionnisme de type keynésien, c’est en raison
d’un certain nombre de confusions théoriques que nous
allons essayer de démêler.

1. L’INTERVENTIONNISME ÉTATIQUE NE CONDUIT


PAS FORCÉMENT À PLUS DE JUSTICE SOCIALE

Toute l’histoire nous montre que, contrairement aux


dogmes libéraux, l’intervention de l’État dans l’économie
est inséparable du développement du mode de production
capitaliste. Le « colbertisme » est sans doute une spécificité
française, mais seulement en tant que variante française
d’un phénomène bien plus général. Le décollage du
capitalisme français est largement impulsé d’en haut par la
politique suivie par Napoléon III – qui fut, comme le dit Marx,
l’homme qui sauva la bourgeoisie contre elle-même. Le
capitalisme allemand trouve enfin un espace à sa dimension
avec Bismarck qui peut passer aussi, à certains égards,
comme un des inventeurs du Welfare State  : en même
temps qu’il interdit la SPD et poursuit ses dirigeants devant
les tribunaux, il coupe l’herbe sous le pied aux
«  partageux  » en instituant le premier système
d’assurances sociales. Même le capitalisme anglais, cet
archétype du capitalisme pur, n’a pu se développer que
sous la tutelle bienveillante de Sa Gracieuse Majesté, de ses
armées, de ses monopoles concédés et de sa vigilante
répression contre les pauvres.
L’histoire la plus récente confirme cette loi générale. Le
néolibéralisme, comme système général de régulation du
fonctionnement du mode de production capitaliste, est mis
en place par les États, garanti par les États qui continuent
d’assurer les faux frais. Quand les socialistes, désormais
ralliés à la pensée néolibérale dans ses grandes lignes,
affirment qu’ils veulent réguler l’économie, on doit les
croire. Ils savent bien qu’aucun système économique ne
peut se passer d’un dispositif de régulation étatique. La
construction européenne en donne un bon exemple  : les
règlements suivent les directives, et la normalisation
bureaucratique va jusque dans les moindres détails.
Quiconque connaît un tant soit peu les modalités
d’application de la politique agricole commune (PAC) sait
bien qu’à certains égards elle ressemble à feu le Gosplan
soviétique  ! La question n’est donc pas de réclamer
l’intervention de l’État, mais de déterminer quelle politique
pratique l’État doit mettre en œuvre et quelles lois
garantissent la justice.
C’est en effet la question du droit qui est centrale et non
celle de l’interventionnisme économique. Si Marx fait de la
question de la limitation légale de la journée de travail la
question centrale de la lutte des classes 22, c’est
précisément pour cette raison. Ce que veut le
néolibéralisme, ce n’est pas la fin de l’interventionnisme
étatique, mais le démantèlement des lois qui limitent les
marges de manœuvre des puissants et protègent les faibles.
Le vocabulaire ici n’est pas innocent : le passage de la loi à
la «  régulation  » a une signification précise. On pourrait
croire que loi et régulation sont presque synonymes,
puisque la régulation, c’est aussi l’application de règles. La
«  règle de loi  » désigne aussi bien les lois que les
règlements. Pourquoi d’un côté dit-on que l’État ne peut
plus administrer l’économie, c’est-à-dire la réglementer –
 par exemple, lors du débat sur l’autorisation administrative
de licenciement  –, alors qu’en même temps on affirme la
nécessité d’une régulation économique  ? En suivant les
analyses d’Orwell sur la «  novlangue  », on peut élucider
cette difficulté. Si l’on remplace un terme X par un terme Y,
pratiquement synonyme de X, c’est qu’en réalité Y veut dire
exactement le contraire de  X. Donc, quand on parle
régulation, ce n’est pas une autre manière de parler
d’intervention de la loi, mais bien la substitution à la loi de
quelque chose de différent. Les États-Unis pratiquent
sérieusement la régulation de l’économie –  via la FED, par
exemple  –, mais ils sont en même temps les plus fervents
partisans du démantèlement des lois qui restreignent la
«  liberté d’entreprendre  », c’est-à-dire la liberté des
possesseurs de capital.
La question essentielle n’est pas celle de l’intervention
économique de l’État, mais celle des lois et des principes
qui les fondent. On doit donc dépasser la querelle de
techniques économiques pour replacer le débat sur son
véritable terrain qui est le terrain politique et l’expression de
la volonté générale. On mesure très bien à quels genres de
confusions sont conduits les adversaires néo-keynésiens du
néolibéralisme quand on considère la dimension
internationale de l’économie et des problèmes sociaux. Le
keynésianisme est réputé fonctionner efficacement dans
une économie peu tournée vers l’extérieur. De fait, les
politiques keynésiennes ont fait leur apparition dans une
période longue de restriction du marché mondial qui suit la
Première Guerre mondiale 23. Selon l’opinion la plus
largement partagée chez les économistes, l’intrication
croissante des économies nationales, l’accélération de la
circulation des capitaux et la constitution d’immenses
entreprises transnationales privent les politiques
keynésiennes de l’une de leurs conditions de possibilité. En
effet, les politiques de relance par les dépenses publiques
sont de moins en moins efficaces, puisque les dépenses
publiques ne vont pas nécessairement stimuler l’emploi du
pays qui s’y engage. En outre, soumise à la pression de la
concurrence internationale, l’économie du pays qui pratique
la relance se trouve très vite handicapée par un taux de
change défavorable. C’est en tirant les leçons de
l’expérience que les gouvernements –  y compris de
gauche – ont été peu à peu amenés à renoncer aux leviers
classiques de la politique keynésienne et ont accepté que
les marges de manœuvre de l’action politique soient
réduites à presque rien et que la différence s’amenuise
entre une politique de droite –  d’encouragement à
l’enrichissement privé comme moyen de la prospérité
commune – et une politique de gauche théoriquement
fondée sur la recherche de la justice sociale. Face à cette
situation, si l’on veut rester keynésien, il ne reste plus que
deux moyens  : soit porter la régulation keynésienne au
niveau mondial, soit revenir aux théories de l’économie
nationale et accepter une certaine dose de protectionnisme.
La première orientation est prônée par la gauche radicale
qui combat la mondialisation néolibérale de l’économie en
tentant de lui opposer une mondialisation «  citoyenne  ».
Mouvement confus, protéiforme, qui se heurte à un obstacle
fondamental  : pour qu’il y ait un contrôle mondial de
l’économie et une véritable politique économique
internationale au service des plus défavorisés, il faudrait
disposer d’un pouvoir politique unifié ayant des moyens de
coercition suffisants. Une société des nations souveraines,
au sens où Kant la définit dans son Projet de paix
perpétuelle, est sans aucun doute un idéal régulateur, mais
en aucun cas une réponse pragmatique. Cela peut définir
une politique à long terme mais nullement une politique à
court terme ; or l’action politique ne commence réellement
que lorsqu’on établit ces distinctions entre les différents
horizons temporels. On pourrait être tenté de prendre un
raccourci en instituant une autorité supranationale, une
sorte d’État mondial. Mais un tel État mondial, s’il était
possible, aurait toutes les chances d’être une insupportable
tyrannie, ainsi que Kant le voit clairement. Un État mondial
supposerait en effet que les particularités nationales soient
en voie de résorption et que le monde lui-même soit un
espace politique dans lequel les hommes peuvent décider
en commun de leur propre destin. Or, à l’évidence, les
nations continuent d’être les seuls lieux de débat public et
donc les seuls espaces politiques réellement existants 24. En
outre, les particularités nationales, l’attachement des
peuples à leur langue, à leurs institutions politiques, les
revendications d’indépendance des nations qui vivent sous
la domination d’une autre nation, tout cela n’appartient pas
à un passé révolu mais constitue encore l’essentiel de
l’actualité politique mondiale. Donc, un État mondial ne
pourrait s’établir qu’en renonçant à s’appuyer sur la volonté
générale –  faute d’un pacte social qui puisse être scellé à
l’échelle mondiale  – et devrait, de plus, affronter les
résistances de l’esprit national. Enfin, nous avons une
certaine expérience de pouvoir supranational à travers la
construction européenne. L’expérience n’est probante ni du
point de vue de la démocratie, ni du point de vue de la
capacité à soutenir des politiques orientées vers la
réalisation de la justice sociale et de l’égalité. C’est le moins
qu’on puisse dire.
Si la voie du pouvoir supranational s’avère une impasse,
reste le retour à l’économie nationale. Ouvertement
défendue par ceux qu’on appelle, en France, les
souverainistes, cette orientation a l’avantage, par rapport à
la précédente, de déboucher sur des propositions qui
peuvent être mises en pratique. On peut attendre par des
vœux pieux que les puissants de ce monde veuillent bien
accepter de mettre en place des dispositifs correctifs du
marché… et on risque d’attendre longtemps. Mais on peut
aussi faire comme l’a fait le Maroc il y a quelques années :
augmenter sérieusement les droits de douane sur les
céréales importées et redonner ainsi du souffle à
l’agriculture locale qui a pu faire quelques pas vers
l’autosuffisance, vers ce que des auteurs préoccupés de
développement ont appelé «  le droit des peuples à se
nourrir eux-mêmes  ». Dans son livre L’Illusion économique,
Emmanuel Todd prend la défense de l’économie nationale
au sens de List 25, et cette défense est souvent brillante et
convaincante.
On reviendra plus loin sur la question de la souveraineté
nationale. Notons cependant que le protectionnisme n’est
jamais qu’un moyen qui peut être mis au service des fins les
plus diverses  : il peut être utilisé comme une arme pour
protéger des secteurs menacés de l’industrie nationale,
mais il peut aussi s’intégrer à une politique antisociale –
  comme dans le cas des régimes dictatoriaux, fascistes et
nazis. En outre, les effets du protectionnisme peuvent être
néfastes même pour les plus défavorisés – les « exclus », les
sans-travail, etc. Quand Marx s’en prend aux
protectionnistes adversaires de la Corn Law, c’est parce
qu’il y voit le rassemblement des propriétaires fonciers qui
défendent la rente, au détriment du capital industriel et du
niveau de vie de la population. Enfin, le protectionnisme a
des effets pervers : il renforce spontanément la méfiance à
l’égard de l’étranger. On passe très facilement de
«  produisons français, achetons français  » à «  les Français
d’abord »… Encore une fois, les dogmes antiprotectionnistes
valent ce que valent tous les dogmes, c’est-à-dire à peu
près rien. Encore une fois, des mesures de protection
peuvent être nécessaires et le sont même très souvent – en
fait, tous les gouvernements sont à la fois libre-échangistes
et protectionnistes. Mais il ne s’agit que de technique de
gestion et pas d’une politique de principe, et nullement
d’une solution aux questions de la justice sociale.
2. LA STIMULATION DE LA DEMANDE N’EST
PAS SOUHAITABLE EN ELLE-MÊME

Les politiques keynésiennes n’ont d’effet de justice


sociale qu’indirectement. Le problème de Keynes n’est pas
celui de la justice sociale, ni même celui de l’efficacité
économique en général. Il est très précisément celui des
techniques permettant la poursuite sans heurt de
l’accumulation du capital. Le soutien de la demande par les
dépenses d’État ou par la consommation populaire
n’intervient donc que comme un moyen en vue de la fin qui
est commune à Keynes et à toute l’économie politique
standard (cf. supra). Admettons que la politique de la
demande permette effectivement une augmentation
régulière de la richesse globale –  ce qui n’est pas prouvé
dans tous les cas, contrairement à ce que croient les
keynésiens 26. On aurait alors simplement prouvé que le
keynésianisme est une doctrine compatible avec les
principes utilitaristes. Mais comme le libéralisme
économique est également utilitariste, on retrouve la
profonde intimité de ces deux théories économiques
apparemment opposées. En pratique, la politique
keynésienne n’est favorable aux plus défavorisés que dans
la mesure où, stimulant la croissance, elle augmente le
nombre de ceux qui pourront vivre des miettes tombées de
la table du festin capitaliste. Mais la croissance de la
production est tout à fait compatible avec la croissance des
inégalités et le développement des injustices sociales.
Les politiques de stimulation de la croissance dans le
cadre des rapports capitalistes de production induisent, en
même temps, de très nombreux effets pervers. Keynes dit
très clairement qu’une activité parfaitement inutile financée
sur fonds publics a des effets multiplicateurs générateurs de
croissance économique saine. Peu importe donc le moteur
de la croissance. Historiquement, l’activité keynésienne par
excellence a été l’industrie d’armement, dont les produits
sont soit détruits par l’usage en cas de guerre, soit par
simple et rapide obsolescence en période de paix armée.
Comme la croissance est considérée comme bonne en elle-
même, indépendamment de ses finalités, on a ainsi vu des
syndicats pacifistes réclamer la construction d’un nouvel
avion de guerre ou s’opposer à la baisse des crédits
d’armements. Les syndicats sont faits pour défendre les
intérêts de leurs adhérents. Soit. Si l’on envisage les choses
d’un peu plus loin, on doit néanmoins reconnaître
l’irrationalité profonde d’un système dans lequel la
diminution de la somme consacrée à la destruction
appauvrit la société tout entière.
Ces paradoxes ont une origine  : les politiques de
stimulation de la croissance sont des techniques, et
seulement des techniques –  pragmatiquement plus ou
moins assurées –, qui sont transformées en fin en soi. Plutôt
que de discuter raisonnablement des finalités qui doivent
être les nôtres et qui peuvent être partagées par la
communauté humaine, on préfère s’en remettre à un
mécanisme économique censé trancher à notre place. La
contradiction est néanmoins devenue patente. Au-delà des
idéologies écologistes, la sensibilité de notre époque aux
questions de l’environnement reflète des données
fondamentales déjà bien mises en lumière par Marx. C’est
Marx qui dénonce dans le capitaliste l’agent fanatique de la
production pour la production. C’est encore lui qui rappelle
que le capital détruit les deux sources de la richesse  : la
terre et le travail 27.
L’absurdité de tout cela éclate sur les questions du
chômage et de la retraite. Pour combattre le chômage, on
ne connaît qu’une seule recette  : la croissance. Or la
croissance engendre elle-même des gains de productivité
du travail qui diminuent, à production égale, le besoin de
travail. Donc, la croissance produit virtuellement du
chômage, qui explose dès qu’intervient un ralentissement. Il
ne reste d’autre solution pour les théoriciens de la
croissance que de proposer des rythmes d’augmentation de
la production toujours plus élevés. Avec un rythme annuel
de 3  % –  à peine suffisant pour contenir le chômage à son
niveau actuel –, il faut à peine vingt-quatre ans pour doubler
la production. Au cours du prochain siècle, la production
serait multipliée par quatre, pendant que la population
s’accroîtrait de quelque 50 % si l’on en croit les projections
des démographes. Le sort des plus défavorisés
s’améliorerait sans aucun doute, mais au prix d’un
formidable gaspillage de ressources et de travail social.
Ceux qui ont deux automobiles par famille devront-ils en
avoir trois ou quatre  ? Faudra-t-il se lever la nuit pour
manger les excédents de la production agricole  ? Tapisser
les murs de sa salle à manger de postes de télévision ? Être
relié à des dizaines d’outils de communication au point de
n’avoir plus une seconde à soi  ? Si, pour les plus
défavorisés, les besoins vitaux sont loin d’être satisfaits,
pour toute une partie de la population le quadruplement de
la consommation nécessiterait une véritable orgie
destructrice. Les politiques de stimulation de la croissance
reposent sur l’idée que les besoins et les plaisirs qu’on peut
obtenir en consommant sont illimités. Cette hypothèse est
manifestement absurde et terrifiante.

3. LA COLLABORATION DE CLASSES ENTÉRINE


L’INJUSTICE

Les politiques keynésiennes exigent la mise en place de


dispositifs de négociation permanente entre les
« partenaires sociaux », comme on dit aujourd’hui. C’est en
effet le seul moyen de lisser les évolutions salariales et
d’obtenir la paix sociale. Cette collaboration est présentée
comme une stratégie gagnant-gagnant. Les capitalistes
gagnent une certaine stabilité favorable à la planification à
long terme des débouchés qui stimulent la production
pendant que les travailleurs augmentent leur niveau de vie
par l’augmentation des salaires. Admettons qu’il en soit
réellement ainsi, bien que ce ne soit pas toujours le cas. La
stratégie du gagnant-gagnant suppose que l’inégalité
demeure, même si –  et ce n’est bien sûr pas négligeable  –
c’est à un niveau de base plus élevé. Et c’est ce qu’on
constate quand on étudie à long terme l’impact des
politiques keynésiennes sur les inégalités sociales.
L’exemple français est même caricatural. Sous les
gouvernements socialistes qui se succèdent de 1981 à
2000, avec quelques intermèdes de droite qui ne changent
ni la donne ni l’orientation suivie, la base de la politique
sociale est la négociation avec les organisations syndicales,
dans un contexte de paix sociale exceptionnelle 28. Au cours
de ces deux décennies, le partage du revenu national entre
capital et travail évolue de près de 10  % en faveur du
capital et au détriment du travail. Aucun pays « libéral » n’a
réussi un tel exploit en faveur des plus riches ! Paradis de la
liberté d’entreprendre, les États-Unis réservent
proportionnellement une moins grande part de la richesse
nationale à leurs possesseurs de capitaux et autres
«  tondeurs de coupons  ». Quand les inégalités sociales
diminuent, c’est en raison des grèves et jamais parce que
les gouvernements, les syndicats et les patrons se mettent
d’accord pour planifier les relations sociales à long terme.
Mais la politique de collaboration des organisations
syndicales à la gestion de l’économie et de la paix sociale
n’est pas seulement inefficace –  ou faiblement efficace  –,
elle engendre de nouvelles inégalités. Les directions
syndicales, absorbées dans les multiples réunions de
«  concertation  », de cogestion, de négociation, perdent le
contact avec la base et se bureaucratisent –  selon des
mécanismes d’ailleurs connus depuis très longtemps.
Gestionnaires de mutuelles ou de coopératives, elles
finissent par se comporter comme des capitalistes
ordinaires. Avec parfois, en plus, la morgue des parvenus.
L’attachement aux mécanismes de cogestion de la part des
dirigeants des grands partis et des organisations syndicales
qui prétendent parler au nom des défavorisés est bien
compréhensible. Si ces politiques ne permettent pas de
résoudre la « question sociale », eux, au moins, y ont trouvé
la solution à leur propre question sociale.
4. LA REDISTRIBUTION PEUT ÊTRE UNE REDISTRIBUTION
À L’ENVERS

Les politiques keynésiennes prétendent être conformes


aux principes de justice sociale parce qu’elles incluent des
systèmes de redistribution –  non seulement les classiques
redistributions par l’impôt, mais aussi par l’ensemble du
système de protection sociale. C’est ce qu’on a appelé État-
providence ou Welfare State. Ce dernier pilier de la politique
keynésienne comme substitut d’une politique de justice
sociale n’est cependant pas plus solide que les précédents.
Nous ne pouvons ici que laisser la parole à Tony Andréani et
Marc Féray :

On parle souvent de l’État-providence comme s’il était


synonyme d’État « social » ou d’État de « bien-être »
et comme s’il allait dans le sens de la justice sociale. Il
y a là une confusion et une erreur. L’État-providence
en tant que tel offre bien une protection sociale, mais
n’a pas de finalité redistributrice. Et si redistribution il
y a, elle s’opère à rebours, des pauvres vers les
riches 29.

Ceci est vrai de tous les systèmes sociaux des pays


avancés. Il y a à cela plusieurs raisons immédiates. Tout
d’abord, la progressivité des prélèvements sociaux et de
l’impôt est assez largement fictive. Le mécanisme des
exonérations et des plafonnements aboutit à ce que les
prélèvements non seulement ne sont pas véritablement
progressifs mais ne sont pas non plus toujours
proportionnels aux revenus –  dans un certain nombre de
cas, l’impôt et les prélèvements sociaux sont dégressifs  :
plus on gagne, plus on est riche et moins on paie. Ensuite,
la consommation des biens redistribués ne va pas en
direction des plus défavorisés, du moins pas prioritairement.
Plus on est riche, plus on dépense pour sa santé. Autrement
dit, ce sont les classes les plus aisées qui coûtent le plus
cher au système de protection sociale. Si, à l’école primaire,
pauvres et riches sont représentés proportionnellement à
leur poids dans la population, il n’en va plus de même dans
l’enseignement supérieur, massivement dominé par les
enfants de cadres supérieurs, d’enseignants et de
professions libérales. A l’intérieur même de l’enseignement
supérieur, les enfants des « basses classes » se concentrent
dans les filières les moins coûteuses pour les deniers publics
(les universités), alors que les enfants des classes
favorisées monopolisent les filières les plus coûteuses
(classes préparatoires et grandes écoles). Ces mécanismes
de redistribution en faveur des 10  % de revenus les plus
élevés sont également bien connus dans le domaine de
l’action culturelle qui ne profite que marginalement aux
classes défavorisées.
Tout cela est soigneusement masqué par des discours
confus sur les prélèvements obligatoires et sur le caractère
progressif de l’impôt sur le revenu. Comme les « élites » ne
veulent plus payer pour les pauvres, débarrassées qu’elles
sont de tout scrupule par l’effondrement conjoint de la
religion chrétienne et du communisme historique, tout
impôt ou tout prélèvement social est assimilé à du vol pur et
simple opéré par un État parasitaire. C’est ainsi qu’on
évalue à 45  % du PNB la part des «  prélèvements
obligatoires  » en France, comme si chaque fois qu’un
Français gagne 100 francs, l’État, pour ses propres besoins,
en volait 45. Ce chiffre n’a rigoureusement aucun sens,
puisque ce n’est pas un chiffre consolidé (la même somme
est comptée plusieurs fois) et qu’il met dans le même sac
les cotisations sociales et les impôts, additionne
allégrement des choux et des navets, de la TVA payée par
les communes à l’État et de l’impôt sur le revenu, et
«  oublie  » comme par hasard que l’essentiel de cette
somme est redistribué. La polémique sur le taux des
prélèvements obligatoires a pourtant un sens précis  : elle
est la revendication du refus de l’égalité comme principe
politique et social et non la preuve a  contrario que l’État
keynésien serait redistributeur et égalitariste par nature.
Si l’on réfléchit au sens profond des mutations en cours,
à cette révolte des élites contre l’État et contre l’impôt, on
voit clairement qu’il ne s’agit pas d’une réaction contre le
«  socialisme  » qu’incarnerait l’État-providence d’inspiration
keynésienne. Celui-ci, en effet, n’est nullement socialiste.
Son « égalitarisme » est seulement celui de l’égalité devant
la loi, simplement complétée par des mesures de régulation
économique dictées par un utilitarisme stratégique. Ce que
veulent les élites en révolte 30 contre le « fiscalisme », c’est
le grand retour en arrière, celui qui dispenserait
définitivement les plus riches de payer l’impôt, un peu
comme avant la fameuse nuit du 4  Août. C’est là un des
éléments qui permettent de comprendre la crise de l’État-
providence, mais ce point ne transforme pas le
keynésianisme en politique de justice sociale.
 
En conclusion, les politiques d’inspiration keynésienne,
quelle que soit leur efficacité économique stricto sensu, ne
donnent pas, par elles-mêmes, des politiques sociales,
même si, historiquement, elles ont souvent été liées à la
mise en œuvre de politiques plus favorables aux
défavorisés. Il y a une raison de fond  : la technique
économique en elle-même n’est ni juste ni injuste, puisque,
en tant que technique, sa valeur est l’efficace. Les
néolibéraux ont incontestablement raison quand ils vantent
l’efficacité du marché  : on n’a pas trouvé de moyen plus
simple pour opérer l’allocation des ressources en fonction
des besoins solvables. Le remplacement du marché par une
planification intégrale est une impossibilité théorique (cf.
infra).
Les politiques d’inspiration keynésienne se contentent,
de fait, de pallier les défauts bien connus du marché.
1. Le marché est myope  : son terme est toujours très
court et donc les keynésiens pensent pouvoir défendre les
intérêts à plus long terme de la croissance économique –
  par exemple, en faisant prendre en charge par l’État des
investissements non rentables immédiatement mais dont
les entrepreneurs privés pourront profiter dans le futur 31. On
doit nationaliser les coûts les plus lourds du capitalisme,
sans toucher à la privatisation des profits qui restent
répartis selon les lois du marché et de la libre concurrence.
2. La confiance dans les vertus du marché repose sur
l’idée que la rationalité individuelle des acteurs fera
spontanément émerger une rationalité globale du système –
  version moderne de la vieille théologie de l’harmonie
préétablie. En réalité, le marché est un système qui
fonctionne en permanence au bord du déséquilibre,
notamment parce que les acteurs sont loin d’être les
individus rationnels décrits par la théorie et que le calcul
des utilités est bien souvent remplacé par le mimétisme le
plus aveugle. C’est pourquoi tous les gouvernements ont
reconnu la nécessité de piloter ou de réguler le marché. Et
c’est pourquoi ils sont tous peu ou prou « keynésiens ».
Il existe des biens non solvables pourtant nécessaires à
la survie de la société, et, si l’on croit qu’une société ne
peut exister sans qu’un certain nombre de principes moraux
soient inscrits dans le droit et dans la réalité politique
effective, alors il faut sortir de la problématique des
politiques économiques pour revenir à celle de la justice
sociale. On ne peut pas, par exemple, légitimer la nécessité
d’une instruction publique et gratuite pour tous du point de
vue de la théorie économique  ; pas plus qu’on ne pourra
faire valoir des arguments économiques sérieux en faveur
des politiques culturelles publiques ou de la gratuité des
transports urbains. Les politiques bien intentionnés pensent
pouvoir démontrer que la justice sociale et l’efficacité
économique vont toujours ensemble. C’est une vue bien
optimiste –  la justice sociale implique peut-être une
organisation économique sub-optimale  – qui présente le
défaut de ne pas déclarer l’ordre de priorité en tentant de
se concilier les bonnes grâces des classes aisées, qui
verraient d’un bon œil une augmentation de leur aisance, et
celles des classes défavorisées, qui aspirent à plus d’égalité
sociale.
Les rapports entre économie et justice sociale donnent
lieu non pas à une synthèse harmonieuse, mais bien plutôt
à une «  dialectique » analogue à la dialectique du bonheur
et du devoir dans la morale kantienne. Kant réfute l’idée
que le bonheur puisse être le mobile qui nous pousse à
accomplir notre devoir et, s’il en était la fin, le devoir ne
serait plus un devoir puisqu’il serait privé de tout caractère
moral. Par conséquent, la réconciliation du bonheur et du
devoir est repoussée à un hypothétique « règne des fins ».
Le communisme tel que Marx l’avait pensé devait être ce
«  règne des fins  » réalisé sur terre, alors que, pour Kant, il
ne pouvait être qu’un idéal régulateur. Dans une société
composée seulement d’êtres de raison, il n’y aurait pas de
conflit entre l’économie et la justice sociale  : tous
comprendraient qu’il est juste que personne ne meure de
faim et personne ne chercherait à accaparer plus que son
dû. Dans le même temps, chacun participerait de son mieux
à la production commune. Et, par conséquent, le problème
de la justice sociale ne se poserait même pas.
Malheureusement, nos sociétés sont composées non d’êtres
de raison mais d’hommes de chair et de sang, soumis à la
puissance des affects, et c’est précisément pourquoi la
nécessité économique et la liberté morale et juridique ne
coïncident que rarement. Et c’est pourquoi nous avons à
penser le conflit et à définir un ordre qui permette de le
résoudre équitablement.

1. Thomas Hobbes, Léviathan, chap. XLVI.

2. Voir Tony Andréani, Un être de raison. Critique de l’homo


oeconomicus.
3. Viviane Forrester, L’Horreur économique, Fayard, 1996. Sur les
thèses de Mme  Forrester et des autres théoriciens de «l’horreur
économique», voir mon livre, La Fin du travail et la mondialisation.
Idéologie et réalité sociale.
4. Voir Jacques Texier, Révolution et Démocratie chez Marx et Engels.
5. Karl Marx, Le Capital, livre I, deuxième section, VI, p. 725-726. Cf.
supra.
6. Friedrich von Hayek, La Route de la servitude.
7. Voir François Chesnais, La Mondialisation du capital.
8. Voir Robin Blackburn, «The new collectivism, pension reform, grey
capitalism and complex socialism», New Left Review, Londres,
no233, 1999. Blackburn note que les deux tiers des fonds de pension
britanniques sont gérés par cinq institutions financières.
9. Pour reprendre l’expression d’Ernest Mandel. Voir son ouvrage Der
Spätkapitalismus.
10. Pour une étude de la place de la pensée de Keynes sur l’échiquier du
libéralisme, voir l’utile mise au point de Gilles Dostaler,
«Néolibéralisme, keynésianisme et traditions libérales», Cahiers
d’épistémologie, publiés par l’Université du Québec à Montréal
(UQAM), mars 1998, article disponible sur Internet.
11. Gilles Dostaler, ibid., p. 14.
12. John Maynard Keynes, Essais sur la monnaie et l’économie, p. 120.
13. Ibid., p. 121.
14. Ibid.
15. John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et
de la monnaie, p. 372.
16. Ibid., p. 370.
17. Ibid., p. 372.
18. Ibid.
19. Voir Daniel Guérin, Fascisme et Grand Capital, qui nous fait bien
mesurer la différence entre le fascisme d’hier et les diverses
variantes de l’extrême droite raciste et autoritariste d’aujourd’hui.
20. Les grands patrons français, dès les années 30, se préoccupaient de
la réorganisation du mode de production capitaliste. Un exemple
parmi d’autres: alors que les congés payés ne figurent ni dans le
programme du Front populaire ni dans celui de la CGT, c’est Louis
Renault qui en avance l’idée dès 1935, y voyant un moyen de
rationaliser la production: les usines et les machines ont besoin
d’être entretenues…
21. Robert Brenner, «The economics of global turbulence», New Left
Review, Londres, no229, mai-juin 1998.
22. À bien des égards, le chapitre  X du livre  I du Capital constitue le
chapitre central de cette œuvre, celui qui lui donne tout son sens.
D’une part, en effet, le partage de la journée de travail entre travail
nécessaire à la reproduction de la valeur du salaire et travail
productif de la plus-value concentre la question de l’exploitation
capitaliste. D’autre part, comme ce partage ne peut être établi en
faveur des travailleurs que par la protection de la loi, la lutte des
classes autour de la journée de travail prend donc directement un
caractère politique. Soit dit en passant, on voit que Marx n’est pas
du tout indifférent à la question du droit, comme certains
commentateurs ont pu le dire un peu rapidement.
23. En 1913, les exportations représentaient 15,1% du PIB des pays
occidentaux développés; au début des années  50, elles ne
représentent plus que 9% et elles ne retrouvent le niveau des 15%
qu’au début des années 90.
24. Les idolâtres de l’internet y voient un espace politique mondial en
voie de construction. Le problème est que l’internet n’est pas du
tout un espace politique, ni national, ni mondial, tout simplement
parce qu’il n’est pas un espace, mais un réseau de communications
privées. Un espace public suppose une certaine forme de visibilité
qui n’est pas qu’une question technique. Être visible, c’est affirmer
un rapport avec les autres qui s’inscrit dans une vie commune, et
donc la soumission à des lois communes sur un territoire commun.
Aussi importantes que soient les technologies, elles n’ont jamais le
pouvoir magique de produire d’elles-mêmes du social et du
politique. On s’étonne encore que tant de bons esprits ne
parviennent plus à comprendre ces choses élémentaires.
25. Friedrich List publie Le Système national de l’économie politique en
1841. Il est un défenseur du protectionnisme et un adversaire des
économistes classiques, notamment Ricardo. Marx, qui
généralement se situe du côté des libre-échangistes, consacre à List
une virulente critique dans un manuscrit daté de 1845. Voir
bibliographie.
26. Les effets réels de la politique du New Deal de Roosevelt sont fort
problématiques. Dans la reprise économique américaine consécutive
aux années noires du krach, il est difficile de démêler ce qui est dû
au mouvement «naturel» du cycle économique et ce qui dépend des
innovations de l’équipe Roosevelt.
27. Cf., supra, ce qui a été dit sur le problème du développement illimité
des forces productives.
28. Les gouvernements socialistes se caractérisent par un niveau très
bas de l’activité gréviste qui ne remonte que lorsque la droite
revient au pouvoir, par exemple lorsque le gouvernement d’Alain
Juppé déclenche involontairement la grande grève des
fonctionnaires et des services publics de novembre et
décembre 1995.
29. Tony Andréani et Marc Féray, Discours sur l’égalité parmi les
hommes, p. 323.
30. C’est Christopher Lasch qui développe ce thème d’une «révolte des
élites» contre l’égalité. Voir La Révolte des élites et la trahison de la
démocratie.
31. C’est particulièrement vrai en France. On rappellera que les deux
grands réseaux, chemin de fer et téléphone, ont été nationalisés
non pour des raisons idéologiques ou politiques, mais en raison de la
faillite des entrepreneurs privés qui les contrôlaient et n’ont pas
réussi à les rentabiliser. C’est seulement après que l’État eut
construit, développé et rentabilisé ces réseaux que les
entrepreneurs privés frappèrent à la porte et réclamèrent leur part
de marché…
8

Égalité et équité

Ainsi les diverses formes du « socialisme » moderne, tant


libéral que néo-keynésien, ne donnent pas une issue aux
contradictions et aux inégalités grandissantes du
capitalisme mondialisé. Les bonnes intentions visant à
«  réguler  » le monstre ne sont, au mieux, que des vœux
pieux. C’est sur ce problème, sur cette contradiction que
vient achopper le courant qu’on a pris l’habitude de
désigner par le terme de «  libéralisme politique  », par
opposition au «  libéralisme économique  ». Ce terme ne
manque pas de poser des problèmes de compréhension
dans le contexte français –  puisque, de ce côté-ci de
l’Atlantique, le libéralisme est de droite alors qu’aux États-
Unis le libéralisme politique est classé à gauche.
Le libéralisme économique –  surtout dans ses versions
néolibérales – ne conduit pas seulement à s’accommoder du
développement des inégalités et admettre que les inégalités
sociales puissent avoir leur prolongement en termes de
droits subjectifs et possibilités de participer à l’exercice du
pouvoir politique. Les inégalités sont données comme
nécessaires et profitables. Certains auteurs comme
Emmanuel Todd 1 croient même déceler dans la domination
du libéralisme économique, et les politiques qui en
découlent, une inversion de la tendance égalitariste longue
qui marque l’histoire depuis au moins le XVe  siècle. Je crois
avoir suffisamment montré en quoi l’acceptation de
l’inégalité sociale conduisait à renoncer aux principes de
base d’une société bien ordonnée. Il reste une difficulté
majeure  : la critique de l’égalité comme égalitarisme
abstrait n’est pas seulement le fait des partisans de
l’inégalité «  créatrice  », mais aussi de ceux qui opposent
l’égalité abstraite à l’équité. On part de l’idée simple selon
laquelle il n’est pas équitable de traiter également des
individus dans des situations inégales. De là, on déduit soit
la nécessité d’une politique sociale différenciée, comme les
politiques de discrimination positive, sur le mode de
l’affirmative action américaine ; soit le démantèlement de la
« machine égalitaire » au profit d’un nouveau libéralisme.
Je voudrais montrer ici que l’opposition entre équité et
égalité n’a pas de sens précis – sauf à servir de légitimation
de l’inégalité – et que si l’égalité abstraite ne suffit pas, elle
constitue néanmoins la présupposition de toute définition de
l’équité. Comme cette question des rapports entre équité et
égalité est venue en France avec l’introduction des thèses
de John Rawls et de sa célèbre «  Justice as fairness  » que
l’on a traduit par « justice comme équité », je partirai donc
de l’examen critique du libéralisme politique tel que Rawls
le définit. Selon Amartya Sen, en effet :
La théorie de la justice de loin la plus influente et, je
crois, la plus importante du siècle est la théorie de la
« justice comme équité » de John Rawls 2.

Beaucoup d’auteurs ont vu dans l’œuvre de Rawls les


moyens d’une refondation de la social-démocratie. Sans
aucun doute, cela aurait pu être le cas, mais, de fait, la
social-démocratie réellement existante a pris une voie
différente de celle proposée par Rawls. Pour des raisons que
j’ai exposées plus haut, je suis prêt à reprendre à mon
compte de nombreux éléments de la problématique
rawlsienne, mais il me semble que la théorie de la justice
recèle des ambiguïtés et inconséquences qu’il est
nécessaire de dépasser.

1. Apports de la théorie
de la justice de Rawls
Le libéralisme politique est, en vérité, quelque chose de
nouveau dans le champ de la philosophie politique, bien que
Rawls affirme qu’il s’agit d’une doctrine ancienne,
remontant à Locke, à Rousseau et à Kant. Il doit d’ailleurs
convenir lui-même que, en dépit de son ancienneté, cette
doctrine trouve ses premières formulations avec Charles
Larmore, Judith Shklar et lui-même. «  Je ne connais aucun
écrivain libéral d’une génération antérieure qui aurait
clairement exposé la doctrine du libéralisme politique 3  »,
affirme Rawls.
La parution en 1971 de la Théorie de la justice (TJ) de
John Rawls constitue un événement dans le champ de la
philosophie politique parce qu’il introduit des modifications
de grande portée dans les conceptions traditionnelles :
1. John Rawls reprend les principes du contractualisme
dans sa version classique, type Rousseau ou Kant, pour les
étendre à la sphère des positions sociales et économiques.
Ce saut en avant, par rapport au libéralisme classique, vise
à tirer toutes les conséquences de ce que Rousseau et Kant
avaient pensé.
2. Aux théories politiques qui proposent une définition
substantielle de la vie bonne dans la cité – chez Aristote, par
exemple  –, Rawls substitue une conception procédurale de
la justice. Il suffit de connaître une procédure juste pour
pouvoir ensuite déterminer quels sont les principes d’une
société juste.
Mon propos n’est pas de reprendre en détail l’exposé de
la TJ. La littérature sur ce sujet est abondante 4. En outre, les
raisons qui font que Rawls critique sévèrement l’utilitarisme
et affirme la priorité du juste sur le bien ont déjà été
exposées. Je me contente ici de reprendre les thèses les
plus importantes pour mon propos qui concernent
précisément ce que Rawls appelle équité et la légitimation
d’un certain nombre d’inégalités, les inégalités justes.

1. L’ORDRE LEXICAL ET LA PRIORITÉ DE L’ÉGALE LIBERTÉ

Si nous partons de l’existence de conflits entre les


valeurs qui donnent sens à la vie humaine, il est nécessaire
d’élaborer une procédure juste permettant de traiter ces
conflits en leur donnant une issue équitable. Pour définir
une telle procédure, il faut préciser : 1) les principes de base
d’une société bien ordonnée  ; 2)  l’ordre dans lequel ces
principes doivent s’appliquer. Si nous avons des principes de
rang égal, nous sommes dans un conflit dont il n’est pas
possible de sortir, sauf par la violence ou l’imposition
arbitraire d’une décision. C’est pourquoi l’ordre dit
«  lexical  » des principes de base est décisif pour la
construction d’une théorie politique de la justice.
Les deux principes de base –  ceux qui seraient choisis
par des individus placés sous le voile d’ignorance  – sont
ordonnés «  lexicalement  ». Rawls définit ainsi l’ordre
lexical :

C’est un ordre qui demande que l’on satisfasse


d’abord le principe classé premier avant de passer au
second, le second avant de considérer le troisième, et
ainsi de suite. On ne fait pas entrer en jeu un nouveau
principe avant que ceux qui le précèdent aient été
entièrement satisfaits ou bien reconnus
5
inapplicables .

Donc, c’est le principe d’égale liberté pour tous qui est


prioritaire et c’est seulement quand toutes les
conséquences du principe d’égale liberté ont été tirées
qu’on peut envisager les conséquences du principe de
différence. Il en découle que si une règle déduite du principe
de différence entre en conflit avec le principe d’égale
liberté, c’est ce dernier qui l’emporte.
On a souvent interprété, très hâtivement, la priorité du
principe d’égale liberté pour tous comme une reprise,
légèrement modifiée, de la doctrine libérale traditionnelle
qui donne la priorité à la liberté sur l’égalité. Certaines
formulations de Rawls lui-même prêtent d’ailleurs à
confusion. Pourtant, en commençant par le principe d’égale
liberté pour tous, on tranche d’un coup dans les apories
classiques des défenseurs de l’inégalité sociale comme
condition ou prix à payer pour la liberté. Il est, en effet,
évident que la liberté (les libertés de base) doit être égale
pour tous. Une inégalité dans la liberté signifierait qu’il n’y a
pas à proprement parler de liberté pour une partie de la
population qui se trouverait soumise au pouvoir
discrétionnaire de la partie privilégiée, au moins dans
certains domaines particuliers. Si l’on admet que la liberté
au sens politique et juridique n’est garantie que par l’égalité
devant la loi, une liberté inégale violerait donc le principe
d’égalité devant la loi et se contredirait elle-même. Rien de
bien révolutionnaire dans tout cela. Hegel l’a déjà
magistralement exposé dans l’introduction à ses cours sur
la philosophie de l’histoire. Le despotisme – Hegel, ici, pense
principalement au despotisme asiatique – est la liberté d’un
seul, et cette liberté est le caprice du despote qui
transforme ses sujets en esclaves, en simples moyens au
service de ses propres fins. La démocratie athénienne ne fut
qu’une liberté limitée  : seuls quelques hommes se
considéraient comme libres et donc comme des égaux. Et
c’est seulement avec le christianisme qui proclame l’égalité
– même seulement métaphysique – de tous les hommes que
l’humanité découvre que c’est l’homme en tant que tel qui
est libre. Donc, Rawls en plaçant au premier plan l’égale
liberté pour tous ne fait que s’inscrire dans la tradition.
Mais il va plus loin que la tradition. D’une part en
spécifiant clairement ce qu’il entend par liberté égale pour
tous, d’autre part en explorant les conditions politiques et
sociales qui peuvent la rendre possible. Les libertés de base
les plus importantes sont

les libertés politiques (droit de vote et d’occuper un


emploi public), la liberté d’expression, de réunion, la
liberté de pensée et de conscience  ; la liberté de la
personne qui comporte la protection à l’égard de
l’oppression psychologique et de l’agression physique
(intégrité de la personne)  ; le droit de propriété
personnelle et la protection à l’égard de l’arrestation
et de l’emprisonnement arbitraires, tels qu’ils sont
6
définis par le concept d’État de droit .

Si l’on s’arrête là, on en reste à une position presque


banale. Mais c’est la suite qui indique non pas une rupture
mais la possibilité d’une rupture ou d’une radicalisation
intéressante de la tradition libérale.
D’une part, Rawls pose la supériorité du principe de
liberté sur les avantages économiques. C’est une
conséquence directe de la priorité du juste sur le bien et de
la critique de l’utilitarisme.

Cet ordre signifie que les atteintes aux libertés de


base égales pour tous qui sont protégées par le
premier principe ne peuvent pas être justifiées ou
compensées par des avantages sociaux ou
économiques plus grands. Ces libertés ont un
domaine central d’application à l’intérieur duquel elles
ne peuvent être limitées ou remises en question que
si elles entrent en conflit avec d’autres libertés de
base 7.

Dans le contexte où est élaborée la TJ, sont implicitement


visées les prétentions du «  socialisme réel  » à réaliser le
maximum de bonheur pour la population au détriment des
«  libertés bourgeoises  ». Mais la précision de Rawls vaut
pour le capitalisme libéral. Les libéraux traditionnels, dans le
genre Benjamin Constant, comme les néolibéraux
admettent et même peuvent concevoir comme nécessaire
la limitation de la liberté politique au profit de l’avantage
économique. Sans aller, comme les disciples de Milton
Friedman, jusqu’à soutenir directement le coup d’État
militaire de Pinochet au Chili, beaucoup sont prêts à
admettre que la liberté politique a moins de valeur que
l’économie de marché et qu’il est légitime d’imposer
l’économie de marché en mettant en cause un certain
nombre de droits.
D’autre part, Rawls soutient que des mesures adéquates
doivent être prises pour protéger les libertés politiques de
l’intrusion des inégalités économiques. Ainsi le débat public
devrait être soustrait à l’influence des inégalités de fortune.
Il est évident qu’il n’y a pas de liberté politique égale entre
le magnat de la presse et l’ouvrier payé au salaire minimum
dès lors qu’on imagine la politique comme un forum public
où chacun a le droit d’essayer d’influencer tous les autres.
Rawls développe peu les implications de cette idée. Elles
sont pourtant considérables. Rawls estime nécessaire,

… dans une démocratie fondée sur la propriété


privée, de conserver les partis politiques
indépendants des grandes concentrations de pouvoir
personnel économique et du pouvoir social et, d’autre
part, dans un régime socialiste libéral de les garder
indépendants du contrôle gouvernemental et du
pouvoir bureaucratique. Dans chaque cas, la société
doit supporter au moins une partie du coût de
l’organisation et de l’exécution du processus politique
8
et doit surveiller la conduite des élections .

Si l’on accepte de larges inégalités de fortunes et de


revenus, dans une démocratie fondée sur la propriété
privée, alors il faut prendre des mesures drastiques dans
tous les domaines pour préserver l’autonomie du forum
public par rapport à la sphère de la production des biens et
services  : par exemple, nationaliser toute la presse
d’opinion, organiser le financement public des partis
politiques et interdire strictement tout financement privé,
instituer des lois sociales qui permettent à tout individu de
participer à la vie publique, par la réduction du temps de
travail, par la garantie d’un emploi après l’exercice d’un
mandat public, etc. Il n’est pas certain qu’une telle voie soit
la plus réaliste. Elle suppose une réglementation très
développée et une intervention des organes de
l’administration dans la vie des partis politiques, dont on ne
peut pas garantir qu’elle soit compatible avec le respect de
la liberté de conscience. En outre, on peut se demander en
quel sens on pourrait interdire aux individus possédant un
«  pouvoir personnel économique  » fort de financer des
partis politiques et d’intervenir dans la vie publique avec les
moyens qui sont à leur disposition. L’autre solution serait
celle déjà classique –  on la trouve chez Rousseau  – selon
laquelle de trop grandes inégalités de fortune sont
incompatibles avec des libertés politiques égales pour tous.
Autrement dit, si l’on veut garantir cette liberté politique
égale pour tous, il faut aussi limiter assez sévèrement
l’inégalité par ailleurs – Rousseau donne un critère simple :
que personne ne soit assez riche pour acheter quelqu’un
d’autre, que personne ne soit assez pauvre pour être obligé
de se vendre.
Quoi qu’il en soit, Rawls insiste sur le fait que «  les
libertés de base ne sont pas des libertés simplement
formelles 9  ». Ainsi, la priorité à la liberté telle que Rawls
l’entend ne signifie pas du tout qu’il se positionne sur le
terrain du libéralisme (au sens français), puisque ce qu’il
s’agit d’assurer en priorité, ce sont des libertés égales pour
tous.

2. LES BIENS PREMIERS

Pour que l’égale liberté pour tous soit autre chose qu’une
proclamation de principe sans aucune portée effective, les
individus doivent donc pouvoir jouir d’un certain nombre de
biens premiers également accessibles à tous. Rawls donne
deux définitions de ces biens premiers. Dans la TJ, ces biens
premiers sont définis comme ce « que tout homme rationnel
est supposé désirer  » et c’est la structure de base de la
société qui doit les répartir. Ces biens premiers sont alors
rapidement définis comme «  les droits, les libertés et les
possibilités offertes à l’individu, les revenus et la
richesse  » 10, auxquels on peut ajouter des biens naturels
qui ne sont qu’indirectement sous le contrôle de la structure
de base (la santé, la vigueur, l’imagination). On remarque
donc, comme cela a déjà été signalé, que la répartition de la
richesse et des revenus dépend de la structure de base et
n’est donc pas renvoyée à la « loi naturelle » de l’économie.
Dans les années 1980, Rawls donne une deuxième
définition des biens sociaux premiers  : «  ce dont les
citoyens, en tant que personnes libres et égales, ont
besoin » et « la revendication de tels biens est justifiée » 11.
Cette précision a pour but de séparer la théorie rawlsienne
de toute interprétation utilitariste ou qui rabattrait la TJ sur
l’égoïsme bien compris. Rawls revient sur ces biens
premiers dans ses conférences sur le constructivisme
kantien 12.
1. Les libertés de base sont ainsi considérées comme
«  les institutions du contexte social nécessaires au
développement et à l’exercice de la capacité de choisir, de
réviser et de réaliser rationnellement une certaine
conception du bien 13  ». Il est important de noter que les
libertés ne sont pas simplement des droits subjectifs
proclamés mais bien des « institutions du contexte social »,
ce qui permet de répondre aux objections de type hégélien
adressées au formalisme des théories du contrat social. À
l’évidence, parmi des institutions de ce genre figurent celles
qui assurent une instruction publique égale pour tous,
conçue comme moyen pour pouvoir choisir et réaliser une
conception du bien, celles qui permettent à chaque homme
de participer à la vie publique, etc.
2. «  La liberté de mouvement et le libre choix de son
occupation » désignent la liberté individuelle dans son sens
classique. Là encore, le libre choix de son occupation, si l’on
veut qu’il soit également étendu pour chaque individu,
suppose des institutions sociales le rendant effectif. Il ne
suffit pas d’interdire les emplois héréditaires, de supprimer
les systèmes à numerus clausus ou d’interdire toutes les
formes de discrimination à l’embauche pour avoir garanti le
libre choix pour chacun de son occupation. Que le libre
choix de son occupation existe réellement, cela ne signifie
pas pour autant que tous pourront accéder à l’emploi de
leur choix. Il faut aussi les talents et les compétences dont
l’acquisition ne dépend pas uniquement de la structure de
base de la société. On peut garantir à tous ceux qui le
désirent la possibilité de devenir médecins, sans pour
autant leur garantir la réussite de leurs études de
médecine ! La chance, les dons naturels, les dispositions du
caractère –  capacité de travailler intensivement, de ne pas
se laisser rebuter par les obstacles  –, tout cela dépend de
biens naturels distribués de manière contingente. Très
généralement, la structure de base doit garantir l’égalité
des chances, éviter que la répartition des individus d’une
génération donnée sur les positions sociales ne soit que la
reproduction de la répartition de la génération précédente.
En un mot, la mobilité sociale, et donc la possibilité d’une
promotion sociale, fait partie de ces biens de base. Mais, du
même coup, comme Hegel l’avait déjà soutenu, cette liberté
pour chacun de choisir son occupation suppose le
développement de l’inégalité. Il y a là un problème épineux
sur lequel nous reviendrons un peu plus loin.
3. «  Les pouvoirs et les prérogatives des postes de
responsabilité sont nécessaires pour développer les diverses
capacités autonomes et sociales du moi.  » L’accès aux
responsabilités sociales figure ainsi parmi les biens
premiers. Rawls reste malgré tout assez vague sur ce que
sont ces postes de responsabilités. On pourrait penser qu’il
s’agit, entre autres, des responsabilités politiques. Sur ce
plan, la conséquence en est que la participation à la
direction des affaires communes est une des formes
essentielles de la réalisation du moi comme capable de se
conduire comme un être libre et moral, reconnaissant tous
les autres à son égal comme des êtres libres et moraux.
Autrement dit, la liberté égale pour tous présuppose que
tous peuvent à égalité participer aux responsabilités
politiques, ce qui est la définition exacte de la liberté des
Anciens. On peut donc en déduire que la distinction de
Benjamin Constant, que Rawls reprend, entre liberté des
Anciens et liberté des Modernes, est soit dépourvue de
pertinence, soit incapable de déterminer un ordre de priorité
entre ces deux genres de liberté, dont Rawls lui-même
reconnaît la classification assez arbitraire.
4. Les revenus et la richesse font partie des biens
premiers. Leur répartition fait précisément l’objet du second
principe de justice, le principe de différence. Il convient de
noter ici que l’introduction des revenus et de la richesse
dans les biens premiers n’est pas non plus purement
formelle. Elle implique une certaine conception de la
structure de base et des mesures adéquates. Car, si la
répartition des revenus et des richesses est inégalitaire, il
reste que tous les citoyens doivent y avoir accès, non
seulement pour raisons morales –  exigence de charité  –
mais parce que la richesse ne peut jamais être rapportée
uniquement à un individu mais toujours à la coopération
sociale. Cette affirmation de principe reste cependant très
indéterminée, comme on le verra un peu plus loin. Elle peut
fonder une théorie du Welfare State, chargé d’assurer à tous
un minimum de participation aux richesses et aux revenus.
Mais elle ne dit rien des critères de répartition des richesses
– et de la propriété.
5. La dernière dimension de ces biens premiers est
constituée par cet aspect des institutions de base qui
assurent le « respect de soi ». Ce « sens qu’un individu a de
sa propre valeur  » dépend en effet très largement des
institutions sociales. Si la conception moderne de la liberté
politique place l’individu à la base du contrat social, elle
affirme donc la valeur intrinsèque de l’individu, qui n’est
plus seulement un membre du corps social comme la main
ou le pied appartiennent au corps humain. La participation à
la vie politique et à la culture de sa propre nation,
l’ouverture sur la culture des autres nations font à
l’évidence partie de ces aspects des institutions sociales de
base qui sont nécessaires pour garantir le respect de soi. Et,
là encore, si l’on en déduit toutes les conséquences qui
s’imposent logiquement en termes de politiques publiques,
la TJ rawlsienne conduit très loin au-delà de ce qu’on entend
ordinairement par libéralisme politique.
Plusieurs auteurs ont critiqué la conception rawlsienne
de l’égalité des biens premiers. Amartya Sen invoque
l’exemple du handicapé qui peut avoir plus de biens
premiers (par exemple en termes de revenus) pour
développer sa critique :

[La] théorie [de Rawls] a eu pour effet de transférer


notre intérêt des seules inégalités de résultats et
d’accomplissements à celles qui touchent aux
chances et aux libertés. Mais en se concentrant sur
les moyens de la liberté et non sur son étendue, son
effort pour fonder la société sur la justice ne va pas
jusqu’au bout, ne parvient pas à accorder toute
l’attention qui convient sur la liberté en soi 14.

Plutôt que l’égalité des biens premiers, Sen demande


l’égalité des « capabilités », c’est-à-dire du rapport entre les
moyens dont dispose un individu et les fins qu’il se propose,
car le problème central est celui de la possibilité réelle qu’a
un individu de convertir les ressources en liberté réelle. La
critique de Sen est séduisante, en ce sens qu’elle propose
de prolonger la TJ rawlsienne pour la débarrasser de tout ce
qu’elle pourrait avoir de purement formel. Après tout, si la
société garantit à tous une solide éducation littéraire ou
sportive mais que mes goûts me portent vers la musique,
ma liberté de devenir musicien ne paraît pas égale à la
liberté de celui qui veut devenir athlète ou romancier. Mais
cette critique souffre d’un grave défaut, qui est de
confondre ce qui doit être garanti dans la sphère publique et
les fins que chaque individu peut se donner dans la sphère
privée. Les biens premiers sont ceux que tout individu
raisonnable désirera, quels que soient ses autres désirs par
ailleurs. Une solide éducation de base est nécessaire à tous,
y compris à ceux qui veulent élever des moutons et non
devenir candidats au prix Nobel. Mais si l’on va au-delà, on
n’a plus affaire à une conception publique de la justice, mais
à une éthique qui renvoie à des choix personnels libres, et
dans ce domaine l’idée d’égaliser les individus est
parfaitement indéterminée.

3. LES LIMITES DE L’INÉGALITÉ

Le principe de différence, deuxième principe de justice


caractérisant la structure de base rawlsienne, suppose donc
1) qu’il y a des inégalités légitimes – un égalitarisme radical
serait indirectement injuste  –, et 2)  que les inégalités sont
limitées par le principe qui veut qu’elles profitent d’abord
aux plus défavorisés. En affirmant que les inégalités sont
justifiées seulement si elles profitent en priorité aux plus
défavorisés, Rawls rejette le principe utilitariste qui affirme
que les inégalités ne sont justifiées que si elles profitent
globalement à tous –  quitte à ce que quelques-uns soient
sacrifiés au plus grand bonheur général. Le principe de
différence est une application minimale de l’universalisme
kantien et du caractère sacré des droits de l’individu. Les
politiques salariales suivies généralement pendant les
Trente Glorieuses semblent être des applications de ce
principe puisque très souvent elles font du relèvement des
bas salaires leur priorité. De même, l’indexation des salaires
vise à éviter que la logique économique ne pénalise les plus
défavorisés. Inversement, un rawlsien ne pourrait pas
accepter les politiques néolibérales qui demandent que
certaines catégories de la population soient sacrifiées sur
l’autel de la croissance du bonheur moyen.
Il reste que, comme le dit Hegel, la philosophie, tel
l’oiseau de Minerve, ne s’envole qu’au crépuscule et la
Théorie de la justice paraît précisément quand ces
politiques sont déjà en train d’être abandonnées. Plus, c’est
au nom de la justice comme équité, opposée à
l’égalitarisme, et en prétendant s’appuyer parfois sur les
thèses de Rawls (voir Alain Minc), que seront remises en
cause toutes les politiques du Welfare State et que
s’engagera la grande vague néolibérale. Sans doute encore
une ruse de la raison  ! Mais si la raison est si rusée, c’est
parce que la théorie de Rawls permet les interprétations les
plus variées dès qu’on sort des généralités pour la faire
fonctionner comme théorie politique, conformément aux
vœux mêmes de son auteur.

2. Critiques du libéralisme
politique
Les critiques majeures de la TJ viennent soit du côté des
«  libertariens  » comme Robert Nozick, soit du côté des
«  communautaristes  », auxquels on peut rattacher des
œuvres comme celle de Michael Sandel, Le Libéralisme et
les Limites de la justice. Comme je reviendrai sur les
libertariens dans le chapitre suivant, nous pouvons les
laisser provisoirement de côté. Je me contente donc ici de
mettre en évidence quelques-unes des contradictions de la
philosophie de Rawls en me plaçant en quelque sorte du
point de vue d’une critique interne. Je suis prêt à accepter
une partie essentielle des thèses et présuppositions
philosophiques de Rawls, dans la mesure même où ces
thèses et présuppositions philosophiques découlent de la
tradition classique de Rousseau et de Kant dont j’ai dit
qu’elle permettait, convenablement retravaillée, de
reconstruire une théorie politique de l’émancipation. Mais il
me semble que la théorie rawlsienne de la justice présente
des incohérences et des inconséquences qui l’affaiblissent
gravement :
– incohérente est la tentative de rendre la TJ
indépendante de toute conception substantielle du bien et
par conséquent de la rendre acceptable pour un utilitariste
sophistiqué du genre Mill ;
– inconséquente est sa volonté de soumettre les
positions sociales et la répartition des richesses au contrat
social sans vouloir poser sérieusement la question des
rapports de propriété.
C’est ce que nous allons examiner maintenant.

1. ON NE PEUT PAS SE PASSER D’UNE RÉFÉRENCE


À UNE CONCEPTION SUBSTANTIELLE DU BIEN

Après la rédaction de la Théorie de la justice, Rawls a été


contraint à infléchir sérieusement sa position. L’exposé de
1971, dit Rawls, confond en un seul texte philosophie
morale et théorie politique. Or, si la TJ est une philosophie
morale, elle est une doctrine compréhensive comme les
autres. Et, par conséquent, elle ne peut valoir comme
théorie politique susceptible d’être l’objet d’un consensus
par recoupement, compatible avec toutes les doctrines
compréhensives d’une société pluraliste. Au fond, la
première version de la TJ, bien qu’elle se présente comme
une théorie procédurale de la justice, contient une
conception substantielle du bien. Les nouvelles formulations
de la TJ visent à l’épurer de tout ce qui pourrait faire
référence à une conception substantielle du bien, c’est-à-
dire à en finir avec toute conception téléologique de la
justice. Or cette prétention est tout à fait problématique, et
Rawls lui-même doit indirectement le reconnaître face à ses
critiques. On doit, sur ce point, reconnaître avec Paul Ricœur
que

la démonstration rawlsienne de la supériorité du point


de vue déontologique sur le point de vue téléologique
est obérée par une vue très limitée de ce que pourrait
être une théorie téléologique de la justice, disons,
pour faire bref, dans la ligne du livre V de L’Éthique à
Nicomaque. Théorie de la justice n’est dirigé
explicitement que contre une version téléologique
particulière, à savoir celle de l’utilitarisme, qui a
prédominé pendant deux siècles dans le monde de
langue anglaise 15.

C’est pourquoi Ricœur affirme de manière assez


convaincante :
Ma thèse est qu’une conception procédurale de la
justice fournit au mieux la formalisation d’un sens de
la justice qui ne cesse d’être présupposé.
De l’aveu même de Rawls, l’argument sur lequel
s’appuie la conception procédurale ne permet pas
d’édifier une théorie indépendante, mais repose sur
une précompréhension de ce que signifient le juste et
l’injuste, qui permet de définir et d’interpréter les
deux principes de justice avant qu’on puisse prouver –
 si jamais on y arrive – que ce sont bien les principes
qui seraient choisis dans la situation originelle sous le
voile d’ignorance 16.

Sans suivre Ricœur dans tous ses arguments, je crois


qu’il a raison de faire remonter le problème de Rawls à la
compréhension de la doctrine kantienne. Si l’impératif
catégorique peut apparaître sous sa première forme comme
l’expression d’une véritable conception procédurale de la
moralité, c’est que, préalablement, Kant l’a enraciné dans
une perspective téléologique, en affirmant que « de tout ce
qu’il est possible dans le monde et même en général hors
du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu
pour bon, si ce n’est une bonne volonté 17  ». C’est bien
pourquoi la deuxième formulation de l’impératif catégorique
réintroduit l’idée d’une finalité en affirmant que la personne
est une « fin en soi ». Ricœur a tendance à penser qu’il y a
chez Kant une difficulté qui peut tourner au cercle vicieux.
Mais les cercles ne sont pas toujours vicieux et celui-là
pourrait fort bien être vertueux, à condition de rester
pleinement conscient de la difficulté. Or, chez Rawls, cette
difficulté oubliée ou escamotée ne cesse de faire retour
dans la tentative de définir la structure d’une société juste
indépendamment de toute conception du bien commun,
c’est-à-dire indépendamment de l’idée de la vie dans une
cité politique comme lieu où l’homme peut réaliser son bien
propre. Je voudrais montrer ici qu’on ne peut maintenir la
différence, que tente d’établir Rawls, entre le
«  républicanisme classique  », qui serait compatible avec la
TJ, et l’«  humanisme civique  » aristotélicien, qui serait une
doctrine compréhensive trop forte pour être compatible
avec la TJ.
Bien qu’il affirme que le libéralisme comme doctrine
philosophique compréhensive et le libéralisme comme
théorie politique sont clairement distingués, les
démonstrations de Rawls sont tout sauf convaincantes.
Prenons un exemple qui semble décisif à Rawls. Il s’agit
d’opposer les exigences institutionnelles qui seraient celles
d’une société fondée sur une doctrine compréhensive
libérale du type de celle de Kant ou de Mill aux exigences
d’une société bien ordonnée fondée sur la TJ comme théorie
politique qui se contente de considérer la société comme
fondée sur la coopération d’individus libres et égaux. Rawls
prend le cas particulier du type d’éducation que l’État doit
exiger pour tous les enfants, y compris ceux que leurs
parents veulent soustraire à l’instruction publique, pour des
raisons religieuses par exemple, les parents adhérant à
certaines sectes. Voilà comment Rawls traite la question :

Le libéralisme de Kant ou celui de Mill peuvent


conduire à imposer des exigences conçues en vue
d’encourager les valeurs de l’autonomie et de
l’individualité, envisagées comme des idéaux
compréhensifs. Le libéralisme politique, lui, a un but
différent et des exigences moindres. Il demandera
simplement que l’éducation des enfants comporte
l’étude de leurs droits civiques et constitutionnels afin
qu’ils sachent que la liberté de conscience existe dans
leur société et que l’apostasie n’est pas un crime aux
yeux de la loi, tout cela afin de garantir que, lorsqu’ils
deviendront adultes, leur adhésion à cette secte
religieuse ne soit pas fondée sur l’ignorance de leurs
droits de base ou sur la peur de châtiments pour des
crimes qui n’existent pas. En outre, leur éducation
doit les préparer à être des membres à part entière de
la société et les rendre capables d’autonomie  : elle
devrait aussi encourager les vertus politiques afin
qu’ils soient désireux de respecter les termes
équitables de la coopération sociale dans leurs
relations avec le reste de la société 18.

On ne voit pas bien ce que Kant ou Mill pourrait ajouter à


ces « exigences moindres » du libéralisme politique. Rawls,
en effet, définit ici très brièvement, mais sans la moindre
équivoque, le programme d’une éducation laïque, garantie
pour tous les enfants. Bref, quelque chose de très proche de
la laïcité «  jacobine  » à la française, mais dont
effectivement on trouve les grands principes philosophiques
chez Kant et chez Hegel. Rawls voit bien où est le problème
puisqu’il ajoute :
On peut alors objecter qu’exiger d’enfants qu’ils
comprennent la conception politique de cette manière
revient en fait, même si ce n’est pas intentionnel, à
leur inculquer une conception libérale
compréhensive 19.

C’est le moins qu’on puisse dire ! Mais Rawls ne peut pas


le reconnaître franchement, sans quoi tombe à l’eau
l’essentiel de son argumentation pour faire de la TJ une
théorie politique indépendante de toutes les conceptions
philosophiques et religieuses, et susceptible d’être le
résultat d’un consensus par recoupement. Rawls proteste
faiblement :

Il faut reconnaître que ce genre de choses peut se


produire dans certains cas. Et il existe certainement
une ressemblance entre les valeurs du libéralisme
politique et celles des doctrines libérales de Kant et
de Mill 20.

Chose surprenante  : à partir des théories libérales


compréhensives de Kant et de Mill, Rawls construit une
théorie politique, la TJ. Puis, comme cette théorie prétend
être compatible avec toutes les doctrines compréhensives
possibles, il faut oublier cette filiation et la présenter
seulement comme une ressemblance quasi accidentelle. Or
cette ressemblance n’a rien d’accidentel, même si cela
choque l’ambiance intellectuelle multiculturaliste des États-
Unis en général et de la gauche américaine en particulier. Il
est clair qu’enseigner aux enfants que l’apostasie n’est pas
un crime, c’est aller frontalement contre les doctrines
compréhensives du bien que partagent de nombreuses
communautés religieuses. On en a une confirmation
négative dans la faiblesse des réactions dans les
communautés musulmanes vivant en Europe ou aux États-
Unis pour s’opposer à l’appel à tuer l’apostat Salman
Rushdie lancé par les autorités iraniennes. On a même vu
les États – singulièrement la très libérale Grande-Bretagne –
hésiter dans la défense des droits de l’écrivain d’origine
indienne. Pour un musulman, renier l’acte de foi est un
crime des plus graves – et il en était de même il n’y a pas si
longtemps encore pour un chrétien. Donc, Rawls affirme que
le libéralisme politique est supérieur à ce genre de
conceptions religieuses et doit s’imposer face à certaines
conceptions compréhensives du bien –  des conceptions qui
ne sont pas le fait de quelques groupes marginaux (comme
le sont ce qu’on appelle en France les «  sectes  »), mais le
fait de communautés importantes et pesant d’un poids
politique non négligeable.
Mais Rawls ne se contente pas d’affirmer que les enfants
doivent tous être informés de leurs droits et notamment de
leur liberté de conscience. Ils doivent aussi devenir
« membres à part entière » de la société et être « capables
d’autonomie  ». Ces deux exigences impliquent qu’ils
doivent recevoir une éducation au moins semblable dans le
contenu scientifique à celle de tous les autres enfants. Par
exemple, tous les enfants doivent être instruits des théories
scientifiques modernes –  ainsi la théorie darwinienne de
l’évolution – et tous doivent avoir accès également à toutes
les formes de savoir. Ainsi, il est parfaitement inacceptable,
du point de vue d’une société fondée sur les principes de
justice, que les parents s’opposent à ce que les principes de
la biologie et de la reproduction soient enseignés aux filles.
Or, les chrétiens fondamentalistes et les musulmans
intégristes s’opposent à ce genre d’enseignement. Un
libéral rawlsien devra donc se prononcer pour que l’État
l’impose par la force, le cas échéant.
De tout cela on peut conclure qu’il n’est pas injuste de
préférer certaines doctrines compréhensives du bien et de
limiter l’expression de certaines autres. Ainsi que le
remarque Rawls, «  aucune société ne peut inclure tous les
modes de vie », car, ainsi que l’avait noté Isaiah Berlin,

il n’existe pas d’univers social sans perte, c’est-à-dire


sans exclusion de certains modes de vie qui réalisent,
de manière particulière, certaines valeurs
21
fondamentales .

Autrement dit, la TJ n’est pas si purement procédurale


que le dit Rawls  ; elle requiert l’acceptation de certaines
valeurs et de certaines conceptions du bien. Elle rejette en
particulier l’idée que les seuls lieux légitimes de formation
des valeurs et principes de vie soient les communautés
ethniques et/ou culturelles. Elle pose des limites claires au
«  droit à la différence  ». Bien que Rawls refuse cette
conséquence, on doit admettre que la TJ n’est une théorie
conséquente que si elle doit être interprétée comme une
reformulation du républicanisme classique. Rawls recule
devant les conséquences théoriques de sa propre position,
mais il ne peut s’empêcher d’y venir. Ainsi, après avoir
répété que la TJ ne peut pas s’occuper des conceptions
ultimes du bien et doit seulement s’assurer de leur
coexistence selon des principes garantissant un pluralisme
raisonnable, Rawls écrit cependant :

Une société bien ordonnée ainsi définie par la théorie


de la justice comme équité n’est donc pas une
«  société privée  », car les citoyens y ont
effectivement des fins ultimes en commun 22.

Ce qui contredit rigoureusement le propos annoncé de


l’ensemble des articles réunis dans Justice et Démocratie. Si
«  la société politique est un bien pour les citoyens
individuellement  », alors la TJ définit simplement d’une
nouvelle façon ce bien commun ou cette liberté publique qui
constitue le fond du républicanisme classique, par
opposition à la conception libérale économiste qui considère
l’espace politique uniquement comme un modus vivendi
permettant la coexistence des intérêts privés. Rawls définit
le républicanisme classique comme

une position qui exige des citoyens d’une société


démocratique, s’ils tiennent à préserver leurs libertés
et leurs droits de base, y compris les droits civiques
qui garantissent leurs libertés privées, qu’ils
possèdent également, à un degré suffisant, les vertus
politiques […] et soient prêts à prendre part à la vie
publique 23.
Il distingue ce républicanisme classique de
l’«  humanisme civique  » qu’il ramène à la conception
aristotélicienne de la politique en le définissant comme

la position selon laquelle l’homme est un animal social


et même politique dont la nature essentielle est
réalisée par excellence dans la société démocratique
où existe une large et intense participation
24
politique .

Cette distinction étant faite, Rawls affirme que, dans la


mesure où il requiert «  la participation active des citoyens
qui possèdent les vertus politiques nécessaires au soutien
d’un régime constitutionnel  », le républicanisme classique
«  n’est en aucune façon opposé à la théorie de la justice
comme équité en tant que forme du libéralisme
politique  » 25, mais, par contre, s’oppose clairement à
l’humanisme civique. Or, si la première partie de cette
affirmation ne souffre guère de discussion, la deuxième, en
revanche, ne laisse de plonger le lecteur dans la perplexité.
En effet, la TJ postule que «  les vertus de la coopération
politique qui rendent possible un régime constitutionnel sont
des vertus supérieures 26  ». Mais, en ce sens, elle a
beaucoup de mal à se distinguer de l’« humanisme civique »
auquel pourtant Rawls veut l’opposer, car précisément le
centre de la pensée aristotélicienne réside dans l’affirmation
de la primauté des vertus politiques, c’est-à-dire des vertus
qui sont requises des hommes libres vivant dans une cité
organisée selon des lois justes. Et c’est précisément sur ce
point que Rousseau revient à Aristote et s’appuie sur la
tradition grecque et la conception grecque du politique
contre la théorie libérale anglaise de Hobbes. Rawls fait fond
sur la conception rousseauiste du contrat social : il le dit lui-
même et il n’est pas bien compliqué de retrouver dans le
« voile d’ignorance » quelque chose que Rousseau a pensé
sous les termes de l’aliénation totale de chacun à toute la
communauté. Il est donc parfaitement logique, compte tenu
de cette ascendance philosophique, que la TJ retrouve la
primauté de la vertu politique et le républicanisme
classique. Ce sont les affirmations contraires répétées qui
sont incohérentes et posent problème. Cette incohérence
tient, selon moi, au syncrétisme de Rawls et à sa volonté de
rendre la TJ compatible avec le « sens commun » utilitariste
de la pensée politique dominante dans le monde anglo-
saxon. On retrouve ce problème non dénoué au paragraphe
suivant dans l’opposition de la liberté des Anciens et de la
liberté des Modernes.

2. L’ÉGALITÉ DE PARTICIPATION EST-ELLE SECONDE ?

L’ordre des principes est aussi un ordre à l’intérieur du


champ de chacun des principes. Les libertés de base égales
sont ainsi des libertés ordonnées. Et chacune de ces libertés
peut être limitée par les conflits avec une autre liberté. Pour
régler ces éventuels conflits, Rawls affirme la priorité de la
liberté de conscience et de l’intégrité personnelle sur la
liberté de participation politique égale pour tous dans la
formation de la décision politique. Il reprend ici la vieille
distinction de Benjamin Constant entre liberté des Anciens
et liberté des Modernes pour affirmer la priorité de la liberté
des Modernes. Là encore, la position de Rawls n’est pas des
plus claires.
Si la TJ est bien la théorie purement politique et non
métaphysique que décrit Rawls, la priorité de la liberté des
Modernes se comprend facilement.

Bien que les deux sortes de liberté soient


profondément enracinées dans les aspirations
humaines, la liberté de pensée et de conscience, la
liberté de la personne et les libertés civiques ne
doivent pas être sacrifiées à la liberté de participer,
dans l’égalité, aux affaires politiques 27.

Les institutions politiques, en effet, ne sont que des


moyens qui permettent l’existence d’un pluralisme
raisonnable permettant la cohabitation des diverses
doctrines compréhensives. Par conséquent, la participation
de chacun à la vie publique n’est pas requise. Seule est
nécessaire l’existence d’institutions politiques qui
permettent, y compris à ceux qui refusent de donner sens à
la vie politique et au régime constitutionnel, de mener la vie
qu’ils entendent mener en fonction des valeurs qui sont les
leurs. En outre, puisque la TJ doit être indépendante de la
conception que chacun se fait des fins ultimes, la liberté
pour chacun de choisir lui-même quelles sont les fins
ultimes qu’il doit poursuivre est donc bien la liberté
essentielle. Dans cette optique, il est moins grave de ne pas
participer aux élections que de ne pas pouvoir pratiquer la
religion de son choix. Les libéraux classiques ne disent pas
autre chose. Ils pensent même, généralement, que la
participation à la vie politique engendre des passions
néfastes et potentiellement liberticides et que l’exercice du
pouvoir politique doit donc être confié à des individus aussi
éloignés que possible des passions populaires et aptes, par
conséquent, à tempérer les exigences des uns et des
autres. L’opposition de la démocratie représentative à la
démocratie directe, le refus du mandat impératif, le refus
que les députés aient à rendre compte de leur action devant
ceux qui les ont élus sont autant de conséquences de cette
opposition de la liberté des Modernes à la liberté des
Anciens.
On ne voit pas bien ce que la TJ apporterait si c’était pour
revenir, au final, à Montesquieu et à Benjamin Constant. En
réalité, si l’une des conséquences de la TJ est bien de
redonner une nouvelle justification à la vieille opposition de
Constant, l’autre conséquence est cependant de réfuter
cette opposition. Rawls affirme, en effet, que, même si l’on
accorde la plus grande valeur à la liberté de conscience et
aux autres libertés individuelles,

le rôle des libertés politiques est peut-être surtout


d’être un instrument qui préserve les autres libertés 28.

Par conséquent, ces libertés doivent être protégées par


une priorité dans l’ordre lexical des libertés de base dont
tous les individus doivent jouir également. Autrement dit, la
participation à la vie politique est une liberté secondaire,
mais elle est un moyen au service des libertés les plus
importantes  ; or, sans ce moyen, les libertés individuelles
seraient menacées. Donc, la participation à la vie politique
est une liberté fondamentale qui doit être protégée en
priorité. Ce raisonnement, qui paraît tortueux ou paradoxal,
est globalement le raisonnement sous-jacent qui redonne sa
cohérence à la TJ et l’éloigne une nouvelle fois des doctrines
libérales traditionnelles. L’opposition des libertés
individuelles à la liberté politique des « Anciens » se révèle
ainsi intenable. La liberté de conscience ne peut jamais être
garantie également pour tous si tous ne bénéficient pas
également des possibilités de participer au débat public –
  par exemple, les minorités ethniques ou religieuses ou
culturelles ne peuvent faire valoir réellement leurs droits
que si leurs membres participent à la vie politique à égalité
de droit avec les autres citoyens. Mais cette participation les
oblige du même coup à reconnaître les valeurs incorporées
dans les principes constitutionnels démocratiques, y
compris quand ces principes s’opposent à leurs propres
croyances dans l’existence de hiérarchies naturelles, de
commandements divins supérieurs à la loi humaine, etc.
Allons un peu plus loin. Les libertés supposées dans la
participation égale de tous les membres de la nation à la vie
publique et aux fonctions politiques sont non seulement les
moyens de garantir les libertés individuelles fondamentales
mais encore elles les conditionnent. On ne peut pas tenir
pour un simple hasard ou une heureuse coïncidence le fait
que les théories du contrat social se développent en même
temps que les théories qui affirment la liberté de
conscience. La liberté de conscience suppose que les
individus puissent se concevoir eux-mêmes comme des
êtres moraux libres et égaux, ce qui est aussi un des
fondements des théories du contrat social. Mais, en outre,
l’égale liberté pour tous suppose que seules certaines
doctrines philosophiques peuvent légitimement revendiquer
pour elles-mêmes le respect de la communauté. L’égale
liberté de conscience pour tous est limitée par les impératifs
de la défense de la société et des principes de justice 29. De
tout cela, il découle que la liberté de participation à la vie
politique occupe une place prioritaire et même la place
dominante dans la liste des libertés de base. Aristote,
chassé par la porte, vient de rentrer par la fenêtre.
Les incohérences de la TJ sont ainsi manifestes si on la
rabat sur les doctrines libérales traditionnelles. Par contre, si
on la replace dans la lignée des doctrines républicaines, ces
incohérences disparaissent. Mais alors les gains que Rawls
avait cru faire en la présentant comme une doctrine
purement politique et non philosophique ou métaphysique
s’évanouissent. Il lui faudrait alors rentrer dans l’arène,
cesser d’espérer plaire à la fois à Hayek et à la gauche, et
dire pourquoi il faut préférer Rousseau à Locke et Kant à
Mill, toutes choses que, précisément, il voulait éviter.

3. LA THÉORIE DES INÉGALITÉS JUSTES


EST INDÉTERMINÉE

La formulation du second principe, le principe de


différence, semblait coïncider avec la pratique réelle de la
régulation keynésienne de la demande, telle qu’elle a été
mise en place par les gouvernements des grands pays
capitalistes avancés partiellement dans les années  30 et
surtout après la Seconde Guerre mondiale. Prosaïquement,
le principe de différence pouvait apparaître comme la
simple théorisation des mesures sociales des principaux
gouvernements démocratiques : mise en place d’un filet de
sécurité pour les individus qui seraient, pour une raison ou
une autre, privés de ressources, assurance d’un revenu
minimum garanti (voir chapitre précédent). Il se trouve que
le principe de différence rawlsien a subi le triste sort de la
politique sociale keynésienne, emportée dans la tourmente
de la crise économique des années 70, balayée par la vague
néolibérale que les gouvernements de Thatcher et Reagan
symbolisent.
Le principe de différence a pour fonction de définir
quelles inégalités sociales peuvent être admises comme
justes. Il suppose donc  : 1)  que certaines inégalités de
fortune et de revenus sont nécessaires et même profitables
à toute la société, y compris à ceux qui sont les moins
favorisés, et 2)  que les principes de justice peuvent
déterminer dans quelle mesure ces inégalités sont
acceptables. Nous avons vu plus haut qu’il a aussi une
fonction stratégique en ce qu’il sépare radicalement la TJ de
toutes les doctrines utilitaristes. Malheureusement, ce
principe de différence est radicalement indéterminé –  au
fond, n’importe quelle politique sociale pourrait se parer du
manteau du principe de différence  – et la tentative
rawlsienne de déterminer des inégalités justes échoue sur
toute la ligne.
Tout d’abord, nous savons que le principe de différence
est indifférent à l’ampleur des inégalités. Donnons quelques
exemples pour comprendre de quoi il s’agit. Supposons que
nous ayons une situation économique et sociale donnée
avec un certain PNB et un rapport de 1 à 100 entre les plus
faibles et les plus forts revenus. Imaginons qu’une première
politique (P1) propose de baisser de 10  % les plus bas
revenus pour permettre l’augmentation du PNB de 10  %.
Une deuxième politique (P2) propose une augmentation du
PNB de seulement 5 % mais en augmentant les bas revenus
de 5 % et de 0 % les plus hauts revenus. La politique P2 est
conforme au principe de différence, alors que la politique P1
est purement utilitariste. P1 augmente la richesse globale
de la société plus que P2 mais en sacrifiant les plus
défavorisés. Inversement, P2 accorde la priorité au juste –
 favoriser en priorité les plus défavorisés – sur les avantages
de la richesse.
Supposons maintenant que quelqu’un propose une
politique P3 qui garantirait une progression du PNB de 10 %,
en maintenant les bas revenus à une progression restreinte
de 5 %, mais en augmentant fortement la minorité des plus
hauts revenus. Une telle politique, profitant surtout aux plus
favorisés, pourrait être qualifiée de juste puisqu’elle profite
aussi aux plus défavorisés et que, en tout état de cause, les
plus défavorisés sont mieux traités que dans la politique
utilitariste de type P1. Les inégalités se trouvent ainsi ne
plus avoir aucune espèce d’importance intrinsèque tant que
les plus défavorisés sont convenablement traités.
Rawls, pour faire accepter son second principe de justice
sous cette forme, est obligé d’admettre une clause
supplémentaire  : l’envie n’a pas sa place dans la
psychologie des individus de la société bien ordonnée.

Un individu rationnel n’est pas sujet à l’envie, du


moins quand il pense que les différences entre lui-
même et les autres ne sont pas le résultat de
l’injustice et qu’elles ne dépassent pas certaines
limites 30.

Rawls distingue l’envie, qui n’est pas un sentiment


moral, du ressentiment, sentiment moral qui naît chez
l’individu qui s’estime victime d’une injustice ou d’une
inégalité trop grande. Il distingue en outre une envie non
excusable d’une envie excusable qui serait celle naissant
d’une situation où l’inégalité est si grande que l’individu est
conduit à perdre le respect de lui-même. Rawls se pose
alors la question des moyens de diminuer ou de supprimer
«  les risques qu’une envie excusable générale se répande
dans une société bien ordonnée 31  ». Normalement, dans
une société bien ordonnée, les principes de justice
garantissent le respect de soi des individus. Mais l’envie
peut aussi naître d’une structure sociale qui fait
continûment ressortir les inégalités des conditions. Mais,
pour Rawls, ce risque ne devrait pas exister dans une
société bien ordonnée :

Bien que théoriquement le principe de différence


permette des inégalités aussi importantes que l’on
veut dès lors qu’elles procurent des gains, si limités
soient-ils, aux plus défavorisés, l’écart de revenus et
de richesses ne devrait pas être trop grand en
pratique, étant donné les institutions correspondantes
à l’arrière-plan 32.
Enfin, Rawls tente de démontrer qu’une société bien
ordonnée serait la mieux à même de limiter les conflits
sociaux, c’est-à-dire les situations dans lesquelles les
individus défavorisés

… ne croient pas avoir d’autre choix, pour diminuer


leur sentiment d’angoisse et d’infériorité, que
33
d’imposer une perte aux plus favorisés .

À ce qu’on appellerait ailleurs lutte des classes et qu’il


range dans la catégorie des « explosions hostiles d’envie »,
Rawls pense qu’une société bien ordonnée doit offrir des
«  échappatoires constructives  ». Tout ce développement
appelle plusieurs remarques :
Tout d’abord, nous avons ici une reconnaissance implicite
que les principes de justice sont incomplets et qu’ils
doivent, pour que la société soit réellement bien ordonnée,
être complétés par des principes concernant la structure
sociale et les rapports de propriété. Faute de quoi, le
principe de différence peut très bien déboucher sur des
explosions hostiles d’envie, mais excusables, et nous
serions ramenés à notre point de départ.
En second lieu, la mise hors circuit de l’envie est une
clause que Rawls partage avec tous les libéraux depuis
Adam Smith. Si les individus placés dans une situation
d’inégalité juste n’acceptent pas cette situation, c’est parce
qu’ils refusent de se contenter de juger de leur propre
situation mais se comparent aux autres au lieu de s’en tenir
aux principes de justice. Placés sous le voile d’ignorance, les
individus sont incapables de se comparer les uns aux autres
puisqu’ils ignorent tout de leurs propres déterminations
sociales. Mais le voile d’ignorance est une expérience de
pensée et non la description d’une société réelle. Or, le
second principe de justice a trait non à des individus
idéalisés mais aux nécessités de la production et de la
reproduction économique et sociale.
Rousseau est ici plus réaliste que Rawls. L’homme à
l’état de nature, vivant isolé et capable de satisfaire lui-
même ses besoins vitaux, ignore la vie sociale et donc ne se
compare pas aux autres hommes. Mais dès que l’état social
est devenu une nécessité, les hommes, naturellement, se
comparent les uns aux autres et sont éventuellement
conduits à s’envier. C’est bien pour cette raison que les
inégalités doivent être strictement limitées dans la
république issue du contrat social. Rawls aurait été mieux
inspiré de revenir à Rousseau plutôt qu’aux maîtres à
penser du libéralisme anglo-saxon. En fait, il porte un
jugement moral sur l’envie –  considérée comme un vilain
défaut – qui soumet sa définition de la justice à
l’acceptation de certains principes moraux issus d’une
doctrine compréhensive, l’éthique chrétienne par exemple.
Ce qui affaiblit sérieusement la prétention de la TJ à être
non une philosophie morale mais une théorie politique.
Plus grave peut-être  : en éliminant l’envie et en
demandant qu’on accepte les inégalités dès lors qu’elles
satisfont au principe de différence, Rawls laisse le champ
libre aux libéraux du genre Hayek. Pour eux, en effet, toutes
les formes d’égalitarisme, toutes les conceptions de la
justice comme égalité, arithmétique ou proportionnelle, ne
sont que des expressions rationalisées d’une envie
irrationnelle. Par son caractère radicalement indéterminé, le
principe de différence semble leur donner raison et, du
coup, donner tort à la TJ. En effet, si la justice réside
seulement dans le respect des lois, des contrats et de la
propriété privée, si toute revendication égalitaire n’est
qu’une manifestation de ce défaut qu’est l’envie, alors on
voit mal pourquoi il faudrait comme Rawls s’acharner à
construire une théorie politique qui soumettrait les positions
sociales et les revenus au contrat social  ! En réalité, nous
savons bien que la justice est impensable sans égalité. Nos
intuitions morales les plus communes ne peuvent que nous
y ramener. Les gâteaux doivent être partagés en parts
égales. Personne ne peut admettre comme juste qu’un
paresseux vive dans le luxe pendant que la misère est le lot
de ceux qui triment. Même si c’est légal et sans que jamais
le droit de propriété ou les contrats n’aient été malmenés.
L’envie n’est pas un péché, mais une des conséquences –
  certes, pas toujours souhaitable  – du fait que les hommes
vivent en société et, par le fait même qu’ils sont des êtres
sociaux, se comparent les uns les autres, parce que c’est
seulement dans ces comparaisons qu’ils peuvent se situer
eux-mêmes comme êtres sociaux. Il est d’ailleurs très
curieux que les libéraux qui font de la compétition le moteur
du progrès économique et social soient amenés à rejeter
l’envie qui est le plus puissant des mobiles de la
compétition…
Dernier point qui finit de montrer à quelles contradictions
conduit le principe de différence. En suivant le
raisonnement de Rawls, on pourrait justifier sans aucun
problème les politiques néolibérales menées depuis la fin
des années  70. En effet, pas un des théoriciens du
néolibéralisme – sauf quelques nouveaux Thrasymaque – ne
prétend que sa politique défavorise les plus défavorisés. Il
faut remettre en cause les minima sociaux, faire sauter
toutes les garanties sociales afin de stimuler l’économie
globale qui finira par profiter aux défavorisés. Les discours
conservateurs ou néolibéraux, en Europe comme aux États-
Unis, ne visent pas simplement à flatter les milliardaires. Ils
visent aussi une clientèle ouvrière ou les chômeurs en
tentant de leur montrer que ce sont les principes de l’État-
providence qui les ont précipités dans la misère, que les
garanties sociales ne garantissent que les privilégiés, etc.
Dans cette optique, accepter que les plus défavorisés soient
encore plus défavorisés ne serait qu’une étape transitoire,
un mal nécessaire pour sortir l’économie du marasme où
l’ont plongée les politiques dites de redistribution.
Ainsi, le principe de différence pourrait servir de
justification aussi bien aux politiques néolibérales qu’aux
politiques sociales-démocrates traditionnelles. Hayek peut
se dire largement d’accord avec Rawls, et certains
publicistes en vogue s’en prennent à l’égalitarisme
républicain et à «  la machine égalitaire 34 » en faisant appel
à l’équité rawlsienne.
En réalité, c’est la formulation vague du principe de
différence qui conduit à cette confusion. Et ce pour des
raisons que Rawls lui-même nous permet de comprendre.
Pour différencier la TJ comme théorie politique et les
théories philosophiques, Rawls fait appel à un critère de
simplicité :
L’idée d’une conception libérale de la raison publique
comporte aussi une certaine simplicité. Ceci peut être
illustré par le fait que, même si des conceptions
téléologiques générales et compréhensives étaient
acceptables en tant que conceptions politiques de la
justice, la forme du raisonnement public qu’elles
spécifient serait politiquement irréaliste. Car, si les
calculs théoriques complexes entraînés par
l’application de leurs principes sont publiquement
admis en matière de justice politique (pensons, par
exemple, à ce qui est impliqué par la mise en pratique
du principe d’utilité pour la structure de base), la
nature hautement spéculative et l’énorme complexité
de ces calculs promettent de rendre les citoyens qui
ont des intérêts en conflit mutuellement soupçonneux
à l’égard de leurs arguments respectifs. L’information
que ces calculs présupposent est très difficile, voire
impossible à obtenir, et, souvent, d’insurmontables
problèmes apparaissent pour atteindre une évaluation
objective qui soit acceptable 35.

Cet argument a l’air d’un argument purement


pragmatique –  les doctrines compréhensives sont trop
compliquées pour pouvoir être utilisées comme base d’un
accord raisonnable entre citoyens. En réalité, comme
souvent chez Rawls, c’est un argument démarqué de Kant
mais présenté dans une version affaiblie, où le vocabulaire
du pragmatisme américain ou de l’utilitarisme remplace les
rugueux concepts kantiens. Dans les Fondements de la
métaphysique des mœurs, Kant développe en effet un
argument du même type contre toutes les doctrines qui font
reposer la vertu sur la recherche du bonheur. Après avoir
noté que la vertu rend rarement heureux, Kant répond aux
arguments de type utilitariste indirect  : la vertu rend
heureux «  en dernière analyse  », disent ces utilitaristes ou
des eudémonistes subtils. Or, Kant balaie leurs subtilités en
montrant que ces thèses supposent justement des calculs
qui sont hors de portée de l’entendement humain. Mais
alors que Rawls invoque la complexité des calculs, Kant est
beaucoup plus radical et montre que ce genre de calcul est
tout bonnement impossible parce que les lois qui
gouvernent les actions humaines ne peuvent pas être du
même type que les lois de la nature et que nos capacités de
prévision sont toujours aléatoires. Par conséquent, le seul
critère ferme de l’action est le sens du devoir qui est connu
a priori. Il y a bien quelque chose du même genre dans le
raisonnement de Rawls. La priorité du juste sur le bien et
donc de la TJ sur les doctrines compréhensives découle de
ce qu’il est facile de s’accorder sur ce qui est juste et
acceptable par tous. En revanche, il est hautement
spéculatif et au fond impossible de se mettre d’accord sur
ce qui nous permettrait tous de vivre heureux. Mais ce
raisonnement, chose curieuse, peut s’appliquer au principe
de différence. Calculer les effets d’un certain type de
distribution des richesses est hors de portée de la science
économique –  une science surtout douée pour prédire le
passé  ! – et les citoyens en conflit sont naturellement
«  mutuellement soupçonneux  » quant à la valeur objective
de ces calculs.
Si le principe de différence, parti de bonnes intentions,
finit par s’emberlificoter dans de telles contradictions, c’est
que la formulation qu’en donne Rawls est trop vague. Il
vaudrait mieux partir de l’expression qu’il donne de sa
méthode dans la Théorie de la justice. Le voile d’ignorance
est un procédé qui vous demande de déterminer les
structures de base d’une société en sachant que c’est votre
pire ennemi qui déterminera votre place dans cette société.
Ou encore, pour revenir au partage du gâteau, la TJ est la
définition procédurale du juste partage du gâteau : coupe le
gâteau celui qui se servira en dernier. Essayons d’appliquer
cette méthode au second principe de justice. Puisque les
plus défavorisés sont ceux qui seront servis en dernier, ce
sont eux qui vont déterminer les règles de distribution des
revenus et des richesses. Ce qui veut dire que les règles de
répartition, pour être justes, doivent être déterminées en se
plaçant du point de vue des défavorisés –  un marxiste
dirait : « en se plaçant du point de vue du prolétariat » 36.
Rawls estime que les inégalités découlent des
contraintes de la vie économique dans les conditions réelles
déterminées sommairement par les caractéristiques
suivantes :
– les hommes sont contraints de produire et de
reproduire leurs conditions matérielles d’existence dans un
contexte de ressources limitées ;
– pour ce faire, ils doivent coopérer, mais cette
coopération est conflictuelle ;
– l’information dont ils disposent est limitée.
Cela décrit sommairement les conditions de base dans
lesquelles doivent être déterminés les principes d’une
société bien ordonnée. Dans une telle société, une
répartition purement et simplement égalitaire des richesses
et des revenus semble irréaliste. Reprenant – sans le dire –
la vieille analyse kantienne de l’insociable sociabilité de
l’homme, Rawls estime que les hommes ne déploient leurs
talents que dans la concurrence, dans l’émulation par
laquelle chacun cherche à s’affirmer contre les autres. Tony
Andréani 37 a montré ce que cette analyse peut avoir
d’unilatéral. Le dévouement aux autres, le sens du bien
commun, la fierté du service public sont aussi des facteurs
de motivation et de stimulation au travail, parfois bien plus
puissants que les avantages monétaires ou les récompenses
matérielles. L’intérêt propre du travail est souvent aussi, en
lui-même, une récompense qui n’a pas forcément besoin de
récompenses supplémentaires. Certes, on ne peut pas
toujours faire confiance aux vertus morales de l’humanité
en général, mais considérer que les hommes sont
dépourvus de toute moralité et sont seulement mus par
l’appât du gain est sans doute un postulat exagéré !
Admettons cependant que l’analyse classique que Rawls
reprend à son compte soit valide. Pour Rawls, une société
bien ordonnée organise les inégalités de telle sorte que les
effets de stimulation qu’elles produisent sur le
développement des talents des individus les plus doués
soient bénéfiques pour tous et en premier lieu pour les plus
défavorisés. Rawls ajoute que les avantages qui peuvent
être liés à telle ou telle position sociale ne sont légitimes
que si, en outre, ces positions sont accessibles à tous selon
une juste égalité des chances. Il reste que tout cela n’a
cependant rigoureusement rien à voir avec les inégalités
telles qu’elles existent dans nos sociétés. Les plus grandes
inégalités ne concernent pas la rémunération des talents ou
des aptitudes différentes au travail  ; elles découlent de la
propriété. Les positions vraiment avantageuses sont loin
d’être ouvertes à tous selon une juste égalité des chances,
tout simplement parce qu’il n’y a pas de concours pour
devenir grand capitaliste, président de la République ou
vedette médiatique. Rawls souligne souvent le réalisme de
sa théorie. Or les formulations du principe de différence les
plus précises n’ont pratiquement rien à voir avec les
sociétés réellement existantes. On dira que la volonté de
Rawls étant purement normative, cela n’est pas grave. Il
n’en est rien. Une pensée normative conséquente ne peut
manquer de faire l’analyse critique de ce qui est. En outre,
Rawls ne prétend pas parler d’une société abstraite  ; il ne
prétend pas fournir un modèle théorique pour les politiciens
du futur. Au contraire, la TJ se veut la description idéal-
typique de nos sociétés, «  à peu près justes  », qui se
tiennent dans un juste milieu entre le collectivisme qui
supprime les libertés et le capitalisme pur qui liquide
l’égalité.

4. L’INDIFFÉRENCE AUX RAPPORTS DE PROPRIÉTÉ MINE


LA THÉORIE RAWLSIENNE

Ce qu’a révélé le paragraphe précédent, c’est que Rawls


fait abstraction de la structure sociale. L’idéalisation
juridique d’une société composée d’individus libres et égaux
et se considérant mutuellement comme tels est légitime
comme le sont les fictions qui permettent de construire le
droit. Mais on ne peut pas faire comme si la société était
réellement conforme à cette idéalisation et n’était que cela.
Dans la société rawlsienne, il y a certes des riches et des
pauvres, mais jamais de rapport social liant les uns aux
autres. Les individus sont conçus comme des athlètes qui
vont participer à des compétitions, et Rawls propose de
déterminer les règles les plus justes. C’est pourquoi il tente
de construire une TJ indifférente aux rapports de propriété.
Cette tentative a une présupposition : nos sociétés – car
Rawls veut penser nos sociétés  – sont des sociétés dans
lesquelles les rapports de propriété ne sont pas
structurants. Les individus y existent tous déjà, sous une
certaine forme, en tant qu’individus libres et égaux. Et,
donc, le seul véritable problème est celui des inégalités
comprises simplement en tant que différences sur une
même échelle de mesure. Ce qui est évacué de l’analyse de
Rawls, c’est le rapport social d’exploitation et, plus général,
le rapport de domination qui fait qu’un individu est devenu
le moyen d’un autre. Dans la petite entreprise artisanale, il
peut arriver que l’ouvrier ait globalement le même niveau
de revenus que le patron en ne travaillant pas plus et sans
être accablé par les soucis de la gestion. Pourtant, l’ouvrier
et le patron, même dans ce cas limite, ne sont pas des
égaux. L’ouvrier n’intervient, du point de vue de l’analyse
économique, qu’à titre de «  facteur travail  », c’est-à-dire
seulement comme un des moyens mis en œuvre par le
propriétaire des moyens de production. Il y a donc entre le
patron et l’ouvrier quelque chose qu’on peut ne pas appeler
inégalité, précisément parce qu’il s’agit de tout autre chose
qu’une inégalité. Il s’agit d’une relation qui se situe aux
antipodes de la description juridique des individus libres et
égaux, bien que, formellement, le contrat de travail repose
sur cette fiction.
Ces problèmes sont très clairs lorsque Rawls présente les
deux formes de propriété conformes aux principes de
justice. La société juste rawlsienne peut reposer sur un
«  socialisme de marché 38  », c’est-à-dire sur l’appropriation
sociale des moyens de production, mais avec concurrence
entre les diverses unités de production ; c’est une sorte de
socialisme autogestionnaire ou de système de
généralisation des coopératives ouvrières. Mais, à cette
solution, Rawls préfère celle d’une économie reposant sur
une large répartition de la propriété. Selon le modèle
républicain classique, celui de Kant et de Rousseau, Rawls
défend donc l’idée d’une république des petits propriétaires
indépendants. Mais, indépendamment de ses préférences,
ces deux solutions sont présentées comme quasi
équivalentes et comme également opposées au capitalisme
libéral et au socialisme bureaucratique. Cependant, cette
apparente symétrie ne résiste pas à l’analyse. Si le
« socialisme de marché » paraît compatible avec la grande
industrie et avec le haut degré d’intégration de la
coopération et de la division du travail, la « démocratie des
propriétaires  », en revanche, se révèle clairement comme
une utopie qui ne peut que masquer la réalité de la
concentration et de la centralisation du capital. Sauf à
considérer que les fonds de pension, les fonds de placement
de l’épargne ou les stock-options sont des formes de
propriété dans lesquelles les travailleurs s’approprient les
moyens de production.
Les principes de la TJ tels que Rawls les expose –  et les
limite  – sont finalement impuissants à définir une structure
sociale juste. Il en est ainsi parce que la structure sociale en
termes de rapports de propriété est mise hors circuit par la
TJ. Si pourtant on adopte la démarche rawlsienne, il n’y a
aucune raison a priori pour qu’on en arrive là. Si la structure
de base de la société est déterminée sous le voile
d’ignorance, il n’y a aucune bonne raison pour que les
individus placés dans cette situation choisissent une société
fondée sur l’appropriation privée des moyens de production
et d’échange. En effet, comme les individus savent qu’ils
sont obligés de coopérer pour produire les conditions de la
vie sociale et que la richesse globale se développe d’autant
plus que cette coopération est développée, les individus
choisiront donc normalement une forme de propriété qui
concilie la propriété individuelle –  c’est-à-dire leur droit à
définir quel usage il faut faire des moyens de production et
à se partager équitablement les fruits de la production – et
la nécessité de coopérer le plus largement possible en
maîtrisant, autant qu’il est possible, les conditions générales
de la production. On pourrait donc, à bon droit, dire que des
individus placés sous le voile d’ignorance choisiraient une
société des «  producteurs associés  », telle que Marx la
définit dans le dernier chapitre du livre I du Capital

3. Égalité ou équité ?
La TJ se présente comme une tentative pour passer des
principes souvent purement formels de l’égalitarisme
républicain classique à la conception d’une société
équitable. On passe de la conception aristotélicienne de la
justice comme égalité –  l’isonomie  – à la justice comme
équité. Cette opposition de l’égalité et de l’équité est une
vieille histoire qu’on trouve déjà chez Aristote, dans
l’opposition entre la justice dans la cité et la justice en soi.
La justice dans la cité ne demande rien d’autre que
l’obéissance aux lois et le respect de la juste répartition qui
donne à chacun le sien. Pourtant, pour Aristote, toute la
vertu de justice ne s’épuise pas dans le strict respect de
l’égalité prévue par la loi. L’équité consiste précisément
dans l’aptitude de l’individu à aller au-delà de ce que la loi
exige. Par exemple, la loi n’exige pas que je sois charitable,
que je consacre une partie de ce qui m’appartient justement
à la solidarité envers ceux qui n’ont rien ou qui sont
victimes de la maladie. Mais l’équité le demande. Le juste
selon la loi est celui qui se contente de ce qui lui est dû et
ne tombe pas dans la pléonexie. Mais exiger son dû, ce
n’est pas être juste. La véritable justice consiste à savoir
accepter moins que son dû.
Cette distinction classique permet aussi de distinguer
morale et droit. Selon cette conception, la justice dans la
cité, comme simple respect des lois et de l’égalité tant
arithmétique que proportionnelle, ressortit au droit, alors
que l’équité aristotélicienne ressortit clairement à la morale.
Bien qu’il n’y ait pas entre l’un et l’autre de muraille de
Chine, on doit cependant admettre que les deux niveaux ne
peuvent pas être confondus, pour des raisons que Kant a
déjà très bien expliquées. En définissant la TJ comme la
justice comme équité, Rawls, qui connaît bien la tradition
philosophique, sait qu’il se place à cheval entre philosophie
morale et théorie politique ou juridique. Les difficultés que
Rawls a cherché à résoudre pour définir la TJ comme théorie
politique et non comme philosophie morale naissent
incontestablement de cette ambiguïté originelle. La justice
comme équité ne peut se justifier qu’en partant de l’idée
qu’on doit aller plus loin que la simple égalité formelle des
droits garantis dans les États modernes. Cet au-delà de la
simple justice dans la cité, que les auteurs classiques
laissaient au champ de la morale, Rawls veut l’intégrer à la
structure de base, c’est-à-dire au droit et aux principes
politiques constitutionnels. Il donne ainsi une réponse
contractualiste aux critiques de type marxien ou hégélien
qui dénoncent le caractère purement formel des «  droits
égaux ». En ce sens, et au-delà des inconséquences et des
difficultés qui viennent d’être examinées, l’entreprise
rawlsienne reste du plus grand intérêt. Cependant, les
ambiguïtés et les contradictions de la formulation de la TJ
ont conduit à ce que l’équité soit conçue comme opposée à
l’égalité et non comme son dépassement. Ainsi, alors que la
TJ se voulait une alternative démocratique libérale au
libéralisme économique anti-égalitariste, la notion d’équité
a été transformée au cours des dernières décennies en
arme de guerre contre le prétendu « égalitarisme ».

1. ÉGALITÉ, ÉQUITÉ ET NÉOLIBÉRALISME

Au-delà de la critique de Rawls, en opposant


l’égalitarisme «  bêtement  » arithmétique à la théorie des
inégalités compensatrices, on présuppose que les inégalités
sont en quelque sorte naturelles et que la compensation
vient là, après coup, pour compenser ce qui doit l’être ; et,
par conséquent, on évacue la question de l’égalité comme
question politique pertinente. Ce caractère naturel,
irréductible, des inégalités est net chez Rawls qui cherche à
s’en débarrasser par une conception de la personne comme
pur être de raison, indépendant de ses qualités individuelles
spécifiques qui sont « naturelles » en un double sens :
1. L’individu n’en est pas responsable –  il n’est pas
responsable ni de ce qu’il est, ni de ses origines.
2. La société n’en est pas responsable – une société bien
organisée les considère comme des données qu’il s’agit
d’utiliser au mieux.
De là, on passe aisément au consentement à l’inégalité
et à un différentialisme «  équitable  ». C’est exactement ce
qu’on peut observer en étudiant les politiques fondées sur
le principe d’équité pensé comme différent et même opposé
au principe d’égalité  : politique d’affirmative action, de
discrimination positive que presque tous les pays avancés
ont mises en œuvre de manière plus ou moins étendue. Or
les effets pervers de ces politiques sont si nombreux et si
patents, et les bénéfices réellement observés sont si
maigres que les néolibéraux y trouvent une preuve
flagrante que les politiques sociales en général sont nocives
non seulement pour la société dans son ensemble, dont
elles freinent le dynamisme, mais aussi pour ceux qu’elles
sont censées favoriser. Et, à partir du moment où l’on
considère que les inégalités sont inévitables, voire
nécessaires, il est difficile de réfuter l’argumentation des
néolibéraux. En partant de quelques exemples classiques, je
voudrais montrer que l’équité opposée à l’égalité revient à
sanctifier les inégalités et que, par conséquent, les
nouvelles conceptions sociales-démocrates de type
«  troisième voie  » conduisent seulement à mettre «  des
fleurs sur les chaînes  » et à renoncer aux principes
égalitaristes qui sous-tendent le long mouvement historique
émancipateur qui caractérise l’histoire moderne de l’Europe
et du monde.

2. PEUT-ON DÉCOUPLER TRAVAIL ET REVENU ?

Commençons par le commencement. Si l’on admet avec


Rawls que les plus défavorisés devraient pouvoir accepter
les règles de répartition, telles qu’elles découlent du
principe de différence, ils devraient pouvoir bénéficier des
conditions minimales garantissant une vie décente et le
respect de soi-même, quelle que soit par ailleurs leur
contribution à la formation de la richesse sociale. Il ne s’agit
pas seulement d’un salaire minimum mais d’un revenu
minimum garanti. Un tel revenu est mis en place dans de
nombreux États européens, ainsi, en France, le RMI.
Imposée par l’urgence du développement du chômage, la
réflexion autour de ce revenu minimum d’existence s’est
développée parallèlement à la réflexion sur la place du
travail dans la vie sociale, avec, notamment, le
développement des thèmes de la «  fin du travail  ». J’ai
montré ailleurs le caractère idéologique de cette thématique
de la fin du travail. La question soulevée ici est très précise :
– d’un côté, nous admettons qu’une société juste ne peut
laisser mourir de faim ceux de ses membres qui n’ont ni
richesse ni revenus, quelles qu’en soient les causes ;
– d’un autre côté, nous avons besoin d’un critère stable
et relativement objectif de répartition des revenus.
Les tenants de la fin du travail et/ou du découplage
revenu/travail proposent généralement une double
répartition des revenus :
– un revenu d’existence distribué de manière égalitaire à
tous les individus, revenu assurant la possibilité minimale
d’une vie digne et exprimant le fait que tous les individus
contribuent à la vie sociale d’une manière ou d’une autre ;
– un revenu supplémentaire pour tous ceux qui
souhaitent s’engager dans une vie professionnelle intense
ou pour ceux qui peuvent jouir des bénéfices de la
propriété. Si l’on admet ce principe, les revenus de la
propriété n’ont plus de raison d’être encadrés ; les revenus
du travail seraient directement déterminés par le marché du
travail.
Dans cette optique, le marché du travail pourrait
fonctionner de manière parfaitement fluide sans aucune
contrainte bureaucratique  : assuré de bénéficier de son
revenu d’existence, celui qui estime qu’il ne peut pas
vendre sa force de travail à son juste prix peut toujours se
retirer du marché du travail, de la même manière que
n’importe quel spéculateur se défait de ses actifs au
moment qu’il juge le plus opportun. Ainsi, en assurant un
revenu d’existence pour tous et en laissant jouer les
principes néolibéraux pour tout ce qui dépasse ce revenu
minimal, on a résolu la quadrature du cercle. D’un côté,
l’équité est assurée : les plus défavorisés sont favorisés par
une telle organisation des «  inégalités justes  ». D’un autre
côté, les principes libéraux peuvent être appliqués en toute
bonne conscience morale, puisque la sortie du marché du
travail ne signifie plus la faim et la déchéance. Au
capitalisme darwinien qui élimine impitoyablement ceux qui
sont inaptes à survivre dans le milieu rude de la
concurrence, la déconnexion du travail et du revenu permet
de substituer une version plus acceptable pour nos
consciences morales modernes.
Ce petit paradis néolibéral de gauche combine
l’exaltation de la performance, de la compétition et du
progrès propre au capitalisme avec l’humanisme charitable
à quoi se réduit aujourd’hui la critique sociale. Mais les
conséquences de ces nouvelles conceptions de la justice
sociale, que nous avons pu tester depuis le début des
années 1980, sont redoutables.
Le revenu minimum d’existence dévalorise
systématiquement le travail. Et ce de plusieurs manières.
D’une part, offrant un plancher de sécurité garanti par la
collectivité, il permet, sans trop de crises sociales,
l’augmentation des travaux précaires, la multiplication des
«  petits boulots  » alternant avec des phases de chômage
plus ou moins longues. Il permet surtout l’emploi de
travailleurs payés au-dessous du minimum vital. L’existence
des «  poor workers  » est généralement le revers du
développement de ces dispositifs d’assistance censés pallier
la fin du salariat traditionnel. D’autre part, l’accent mis sur
la «  lutte contre l’exclusion  » s’accompagne d’une attaque
systématique contre les emplois garantis par des contrats
collectifs et rémunérés selon des grilles de salaires
négociées au niveau professionnel ou interprofessionnel. Le
travailleur dont la qualification professionnelle est reconnue
et dont l’emploi jouit d’une certaine stabilité est montré du
doigt comme un privilégié. Il est sommé de renoncer aux
«  avantages acquis  » au nom de la lutte contre l’exclusion
et du souci des plus défavorisés –  évidemment, seuls de
mauvais esprits pourraient alléguer que les «  avantages
acquis  » des actionnaires, qui gagnent de l’argent en
dormant, ne sont jamais mis sur la sellette.
Une fois le travail dévalorisé, c’est la propriété qui
devient le critère exclusif de répartition inégale des revenus.
C’est précisément pourquoi les rémunérations sous forme
de salaires doivent de plus en plus souvent céder la place à
des rémunérations sous forme de titres de propriété – fonds
de participation, stock-options. Or, les inégalités engendrées
par le travail et celles engendrées par la propriété sont sans
commune mesure. Les inégalités de rémunérations entre les
différents travaux sont soumises à la possibilité d’une
évaluation relativement objective et publique de la
contribution de chacun à la formation de la richesse globale.
On peut facilement admettre –  sans que cela soit juste en
soi (cf. chapitre 6) – que le travail de l’ingénieur soit mieux
rémunéré que celui de l’opérateur, puisqu’il demande plus
de compétences, une formation plus longue et implique plus
de responsabilités. Mais jamais une telle évaluation des
différences, aussi imprécise et aussi subjective soit-elle, ne
permettrait de justifier que les revenus de l’ingénieur soient
de 100 fois, de 1 000 fois supérieurs à ceux de l’opérateur.
Inversement, les inégalités dans la propriété ne renvoient à
aucune forme de mesure objective, et là ce ne sont pas des
inégalités dans le rapport 1 à 10, comme le sont
généralement les inégalités dans les salaires, mais des
inégalités de 1 à 105 ou 106, voire beaucoup plus. En réalité,
les inégalités dans la propriété n’ont aucune espèce de
mesure objective. Elles sont potentiellement illimitées.
Les conséquences de cette dévalorisation du travail sont
encore plus ravageuses si on les étudie du point de vue du
lien social. Le travail est une activité rationalisante  : on ne
peut pas faire n’importe quoi  ; il faut savoir employer
rationnellement des moyens appropriés à certaines fins. Or,
les revenus engendrés par la spéculation sur les titres de
propriété apparaissent quasi miraculeux. Il y a là un effet de
déréalisation dont les conséquences à long terme sont
encore loin d’être toutes perçues. Le travail crée du lien
social puisqu’il suppose la coopération. Dans une unité de
production, je ne peux pas réussir sans que les autres
contribuent à ma réussite et sans que moi-même je
contribue à leur réussite  : Marx faisait remarquer que la
coopération instituée à travers la division du travail est une
des plus puissantes forces productives. Inversement, les
plus grands profits peuvent être attendus de la spéculation
sur les titres de propriété si l’on se désintéresse
radicalement de la production qui n’est qu’un ennui de plus
en plus difficile à supporter pour les capitalistes de la
«  nouvelle économie  ». Le profit suppose en outre diverses
conditions qui sont toutes antinomiques avec l’idée de lien
social ou de corps social. Le profit spéculatif est maximal
quand je dispose d’une information à laquelle les autres
n’ont pas accès. Ce que je gagne, il faut que quelqu’un
d’autre le perde. À la coopération en vue d’une action
rationnellement organisée est substituée la réussite
miraculeuse, le « bon coup » et la guerre de chacun contre
chacun.
Enfin, si la philosophie loue hautement le loisir consacré
aux activités de l’esprit, dans les conditions actuelles et tant
que l’humanité n’a pas réussi dans son ensemble à s’élever
à la hauteur spirituelle que la philosophie idéaliste lui a
assignée, l’oisiveté, loin d’être la condition d’accès à la vie
contemplative, est d’abord « la mère de tous les vices » et
l’organisation systématique de la décomposition
intellectuelle et morale du peuple. On a pu mesurer une
nouvelle fois comment le chômage, même assisté, produit
directement et indirectement la remontée des idées et des
partis de type fasciste, exactement comme dans les
années  30 et selon le bon vieux principe qui dit que «  les
mêmes causes produisent les mêmes effets  ». Et cette
décomposition est aujourd’hui une menace directe et
sérieuse pour la démocratie. Comme le dit Bernard Perret :
« Le travail ne se contente pas de légitimer (en l’attachant à
l’ordre de la nécessité) la liberté individuelle, il contribue
également à la rendre compatible avec une vie sociale
organisée en contribuant de diverses manières à la
socialisation des individus 39.  » Quand le travail disparaît, il
ne reste plus rien que les invocations idéalistes,
l’impuissance rageuse et la domination sans fard du bâton.
Au total, on voit donc que les modes selon lesquels sont
ventilés les revenus ne sont pas neutres. Et le découplage
revenu/travail, loin de contribuer à une société plus
équitable, ne peut qu’aggraver les inégalités et disloquer le
corps social. Ajoutons que ce découplage pose d’autres
problèmes qui sont ceux d’une société dans laquelle une
partie de la population est renvoyée à la condition
d’assistés, plèbe semblable à celle de l’Empire romain : non
plus « du pain et des jeux du cirque » mais « RMI et football
à la télévision  ». Enfin, pour les propriétaires de capitaux,
l’assistance universelle ne peut être qu’une situation
transitoire. Très vite –  on l’a vu en Grande-Bretagne et aux
États-Unis et on le voit maintenant en France  –, le revenu
d’existence est soumis à condition dans une conception
punitive de l’aide sociale. Si les pauvres sont pauvres, ils en
sont coupables  ; on leur interdira donc de mourir de faim
mais à la condition qu’ils acceptent de travailler à n’importe
quelle condition. On voit revenir les lois sur les mendiants
de l’Angleterre élisabéthaine jusqu’au XIXe  siècle et les
systèmes de surveillance et d’encadrement des pauvres 40.
Tony Andréani résume on ne peut plus clairement le
problème posé :

… je suis résolument opposé aux conceptions qui,


sous prétexte de la « fin du travail » ou de la « société
salariale  », proposent de supprimer toute incitation
légale au travail en fournissant aux individus un
revenu de citoyenneté, dénué de toute sorte de
contrepartie, afin, disent-ils, de leur promettre un libre
choix. Cela reviendrait à les séparer de leurs propres
possibilités, à laisser à d’autres les principaux
pouvoirs de décision (nul doute qu’ils réduiraient alors
au maximum le revenu du non-travail), à en faire des
citoyens de seconde zone. Une telle relégation ne
correspondrait à aucun gain de liberté, bien au
contraire 41.
La justice, c’est une banalité de le rappeler, ne consiste
pas à s’occuper des pauvres mais à permettre à chacun de
vivre dignement de son travail. Le vieux principe biblique
«  qui ne travaille pas ne mange pas  » fut repris par saint
Paul et par les premiers socialistes. «  L’oisif ira loger
ailleurs », disent les paroles de L’Internationale. Moyennant
la prise en compte de ceux qui ne peuvent pas travailler ou
ont bien mérité de se reposer – les enfants, les handicapés,
les malades, les personnes âgées  –, ce principe reste le
moins injuste. Il est celui qui limite au plus juste l’inégalité.
Pris dans sa radicalité, il est même révolutionnaire : l’argent
gagné sans travail est illégitime, et le spéculateur, celui qui
vit de ses rentes et gagne de l’argent en dormant, «  ira
loger ailleurs ».

3. LA DISCRIMINATION POSITIVE

Deuxième application du principe d’équité opposé à celui


d’égalité : les politiques dites de discrimination positive. Le
point de départ est le bon sens même  : être équitable, ce
n’est pas donner à tous la même chose, mais donner plus à
ceux qui ont le moins. Les applications de ces politiques
sont connues. Elles concernent la promotion sociale, et
spécialement scolaire et universitaire, des minorités raciales
aux États-Unis par le biais d’une politique de quotas. Elles
concernent la politique scolaire en France avec la prise en
compte des «  handicaps socioculturels  » à travers les
enseignements différenciés ou les zones d’éducation
prioritaires (ZEP). Elles concernent l’accès des femmes aux
fonctions politiques avec l’institution de la «  parité  » lors
des élections en France. Beaucoup de choses ont été écrites
sur cette question. Les effets pervers de ces politiques de
discrimination positive ont été amplement décrits. On a
montré pour quelles raisons les bénéficiaires de la
discrimination positive sont amenés à la refuser  : si les
parents ont le choix, ils préfèrent généralement que leur
enfant ne soit pas dans une ZEP. Les Noirs américains
préfèrent généralement entrer à l’Université en fonction de
leur compétence propre et non parce qu’ils font partie du
quota d’Afro-Américains que l’Université doit recruter. Et
l’on verra prochainement que les femmes ne gagnent pas
grand-chose à être imposées sur les listes électorales au
titre de la parité. Mais au-delà des effets malencontreux de
ces politiques et de leur impuissance globale à réduire les
inégalités sociales, ces politiques « équitables » ruinent à la
base les principes de liberté et d’égalité.
1. Elles reconduisent la vision de la société comme
système général de compétition, forme «  civilisée  » de la
guerre hobbesienne de chacun contre chacun.
2. Elles entérinent la naturalisation des inégalités et
conduisent à accepter l’inégalité fondamentale de nos
sociétés comme un fait avec lequel on pourrait seulement
composer mais qu’il serait vain de vouloir abolir.
3. Elles liquident le principe de l’égalité des droits et
contribuent à la désagrégation du corps social.
Le premier point est à peu près évident. La discrimination
positive présuppose que toute la vie sociale intéressante
pour l’individu est réglée par un système de compétition.
Dans le système libéral traditionnel, la compétition n’est pas
équitable, car tous ne possèdent pas les mêmes atouts au
départ. Il faut donc assurer une «  juste égalité des
chances  », comme dirait Rawls. Un peu comme dans les
courses de chevaux avec handicap, on va lester d’un poids
différent les compétiteurs de sorte que les inégalités
originelles soient compensées et que le résultat de la course
ne reflète plus ces différences originelles mais seulement
les différences entre les valeurs propres des divers
compétiteurs. Mais que la compétition et l’aptitude à
remporter des compétitions ne soient pas essentielles pour
une vie sociale réussie, que la société ait surtout besoin
d’individus aptes à coopérer avec leurs semblables et à les
considérer comme leurs égaux, tout cela est éliminé. La
discrimination positive est simplement une nouvelle forme
de l’idéologie de la réussite sociale adaptée à une société
en pleine désagrégation, dans laquelle la croyance en la
réussite sociale pour tous est tombée à un niveau
dangereusement bas.
Le deuxième point découle du premier. Même dans une
compétition juste, il y a des gagnants et des perdants. Sans
la discrimination positive, les individus peuvent toujours
expliquer leur situation défavorable par l’organisation
injuste de la société, par l’exploitation ou l’aliénation, par la
puissance de la classe dominante. La discrimination positive
interdit cette explication  : si vous êtes dans une situation
défavorable, vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-
même. La discrimination positive qui trouve ses premières
justifications dans la critique sociale, paradoxalement, met
hors jeu la critique sociale et protège de toute incursion la
structure inégalitaire de la société. Si la société n’est plus
en cause dans le développement des inégalités, reste la
nature. Ainsi, la discrimination positive nourrit
insidieusement toutes les formes de discrimination raciale
ou sociale. Il faut un enseignement adapté aux quartiers
défavorisés, voilà la sollicitude positive des pouvoirs publics
pour les plus défavorisés. Mais cette sollicitude sous-entend
naturellement que, s’il faut un enseignement adapté pour
les plus défavorisés, c’est parce qu’ils sont inaptes à
comprendre les subtilités de l’enseignement adapté aux
plus favorisés.
Si les inégalités sont renvoyées à la nature, il faut en finir
avec la fiction juridique fondatrice qui dit que « les hommes
naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Les droits
doivent être différenciés selon que les individus
appartiennent à tel groupe social ou ethnique. Le droit
d’apprendre le latin ou le grec pour un élève issu d’un
quartier défavorisé sera tenu pour un droit un peu dérisoire,
un droit purement formel. On préférera donc, du point de
vue de l’équité, assurer son droit à faire du basket ou à
réussir dans le « rap ». Bien évidemment, personne n’osera
dire les choses aussi brutalement. Mais l’analyse des
pratiques sociales montre aisément que ce principe de
différence des droits sous-tend les politiques sociales
présentées comme de gauche, voire socialistes.
On pourra s’interroger sur les raisons de ces
transformations des conceptions de la justice dans un sens
si manifestement contraire au républicanisme classique.
L’analyse politique donnerait quelques clés. Mais il me
semble qu’une certaine culture marxiste prédisposait à ce
genre de métamorphoses. En effet, le marxisme standard
véhiculait une conception critique des droits de l’homme et
du droit en général, considérés le plus souvent comme
simple mystification permettant de camoufler la domination
de classe de la bourgeoisie ou, au mieux, comme expression
temporaire des rapports de force. Du même coup, l’égalité
de droit apparaissait comme l’expression même de ces
«  droits formels  » auxquels il fallait substituer des «  droits
réels  ». L’équité paraissait ainsi une manière modérée et
«  respectable  » de s’en prendre à l’égalité bourgeoise. Par
un deuxième aspect, les politiques de discrimination
menées au nom de l’équité pouvaient sembler des formes
adoucies d’une «  politique de classe  » au service des
classes populaires. Après tout, la dictature du prolétariat
telle que les bolcheviks l’avaient expérimentée était une
politique de discrimination  ; les anciens bourgeois étaient
exclus du vote dans les soviets, le vote des ouvriers
comptait plus que le vote des paysans, etc. L’idée de
donner plus aux plus pauvres et de priver les plus riches de
l’accès à certains droits pouvait sembler presque
révolutionnaire dans l’ambiance de désenchantement des
mouvements révolutionnaires à la fin des années  70.
Décidément toujours aussi rusée, l’histoire a fait de ces
intentions révolutionnaires le moyen d’accomplir un retour
en arrière vers l’inégalité sociale que la révolution était
censée combattre !

4. QUELQUES PROBLÈMES ÉPINEUX

On objectera qu’il est difficile de ne pas admettre


l’existence de droits différenciés dans le domaine social. Par
exemple, tout le monde trouve juste que les bourses soient
réservées aux élèves pauvres et non aux élèves issus de
familles plus favorisées. Suivant la même logique, il a
semblé naturel de mettre toutes les prestations familiales
sous condition de ressources, par exemple réserver les
allocations familiales aux familles les moins favorisées, tout
comme les allocations pour le logement sont réservées à
ceux qui, sans cela, ne pourraient se loger décemment.
Ajoutons que les distributions en apparence égalitaires ne le
sont guère. Ainsi, l’enseignement supérieur est quasi gratuit
pour tous. Mais comme les enfants des classes défavorisées
accèdent moins souvent à l’enseignement supérieur que
ceux des cadres, enseignants et professions libérales, par
conséquent l’enseignement gratuit est un cadeau fait aux
plus riches. Tous ces arguments ont été abondamment
développés par tous les critiques de la «  machine
égalitaire ».
Or, ces évidences sont des plus trompeuses. Nos
principes de justice distributive sont loin d’avoir la clarté de
ceux d’Aristote. Si les honneurs, les récompenses et les
emplois publics obéissent au principe aristotélicien de
proportionnalité au mérite –  sachant, comme cela a été dit
plus haut, que généralement on ne s’entend guère sur ce
qu’est le mérite  –, certaines prestations sont distribuées
selon le principe d’égalité arithmétique (c’est le cas des
allocations familiales en France ou de l’accès à
l’enseignement public) et d’autres le sont sur le principe « à
chacun selon ses besoins » (dans le domaine de la santé par
exemple ou encore le régime des bourses). L’équité
recommanderait sans doute qu’on uniformise ces principes
et que les aides aillent seulement à ceux qui en ont
réellement besoin. Or, contrairement à ce qu’on pourrait
croire, un tel principe détruirait plus radicalement encore
toute idée égalitaire. Si l’accès à l’école était soumis à
condition de ressources, suivant le principe proposé par
Alain Madelin et repris à droite et à gauche du «  chèque
éducation  » permettant de faire payer à chacun selon ses
moyens, on s’engagerait inéluctablement dans la voie de la
privatisation de tout le système d’enseignement,
privatisation qui ne pourrait qu’exacerber les inégalités face
à l’enseignement. En outre, les plus favorisés, ne participant
plus en rien à la redistribution étatique de la richesse
sociale, se sentiraient alors fondés à refuser toute idée d’un
bien commun. La «  révolte des élites  » est le complément
inévitable de ces politiques différentialistes en matière de
justice sociale.

4. Quelques conclusions
provisoires
La tentative de dépasser l’égalité par l’équité conduit
dans une impasse tant théorique que pratique. Le
remplacement de l’égalité par l’équité, tel qu’il a servi de
théorie sociale, est une politique de crise liquidant les
statuts sociaux acquis de la lutte syndicale. Entérinant la
«  société à deux vitesses  », cette théorie de l’équité
apparaît au mieux comme un cache-misère théorique, et
plus sûrement comme une idéologie au sens de Marx. La TJ
dans la version de Rawls tente de surmonter les apories de
l’égalitarisme formel dénoncé par Hegel et Marx. Mais
l’absence de théorie de la structure sociale reconduit ces
apories. Cela ne condamne pas la démarche rawlsienne
dont j’ai montré l’intérêt, mais cela demande d’en dépasser
les limites en prenant au sérieux et en développant dans
toutes leurs conséquences les principes de base de la TJ. Si
le principal problème des sociétés capitalistes et
démocratiques est celui de la justification des inégalités, la
TJ ne peut y parvenir qu’au prix de ses propres principes.
Plus exactement, elle peut justifier des inégalités limitées
des revenus concernant des individus égaux par ailleurs –
par exemple, la TJ pourrait rendre compte du fait que tout le
monde, y compris les plus défavorisés, pourrait trouver
normal d’avantager, dans certaines limites, les individus les
plus qualifiés ou les plus engagés dans leur travail
professionnel. Comme on l’a vu, ces inégalités n’ont pas, en
elles-mêmes, de légitimité morale indiscutée, mais peuvent
être considérées comme des moyens nécessaires, du point
de vue d’une théorie publique de la justice, pour assurer
une répartition efficace des biens et une allocation optimale
des ressources. Encore faut-il immédiatement réaffirmer
que ces inégalités sont restreintes et admises dans un
contexte globalement égalitaire qui découle des prémisses
requises dans une société réellement démocratique.
Mais personne, placé sous le voile d’ignorance, ne
pourrait justifier une situation qui place les uns, la grande
majorité des plus démunis, sous l’entière dépendance des
autres, la petite minorité de ceux qui accaparent l’essentiel
de la richesse sociale. En tant qu’elle est d’inspiration
kantienne, la TJ rend impossible d’admettre une structure
sociale dans laquelle une partie des individus considèrent
les autres individus seulement comme des moyens –  des
ressources humaines ! – et non comme des fins en soi. C’est
pourquoi, si l’on admet la définition marxienne qui donne le
capital comme un rapport social qui transforme la puissance
personnelle du travailleur en puissance objective du capital,
une théorie de la justice conséquente avec elle-même doit
s’attaquer à ce rapport fondamental et donc s’en prendre à
la question centrale des rapports de propriété.
Plus généralement, on doit noter l’extrême difficulté que
rencontrent les auteurs qui veulent donner des justifications
aux inégalités ou déterminer quelles sont les inégalités
justes.

1. Voir L’Illusion économique.


2. Amartya Sen, Repenser l’inégalité, p. 114.
3. Jürgen Habermas et John Rawls, Débat sur la justice politique, note
p. 51.
4. Pour une bonne introduction à Rawls, voir Jacques Bidet, John Rawls
et la théorie de la justice.
5. John Rawls, Théorie de la justice, § 8, p. 68.
6. Ibid., § 11, p. 92.
7. Ibid.
8. Id., Libéralisme politique, VIII, § 7, p. 388.
9. Ibid., p. 384.
10. Théorie de la justice, § 11, p. 93.
11. Libéralisme politique, p. 223.
12. Voir Justice et Démocratie.
13. Ibid., p. 88.
14. Amartya Sen, Repenser l’inégalité, p. 128.
15. Paul Ricœur, «John Rawls: de l’autonomie morale à la fiction du
contrat social», Lectures 1, p. 201.
16. Ibid., p. 209.
17. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, in
Œuvres, II, p. 250.
18. John Rawls, «La priorité du juste et les conceptions du Bien», Justice
et Démocratie, p. 309.
19. Ibid.
20. Ibid.
21. Ibid., p. 306.
22. Ibid., p. 312.
23. Ibid., p. 315.
24. Ibid., p. 316.
25. Ibid., p. 315.
26. «L’idée d’un consensus par recoupement», Justice et Démocratie, p.
271.
27. Théorie de la justice, § 31, p. 237.
28. «Les libertés de base et leur priorité», Justice et Démocratie, p. 165.
29. Voir à ce sujet John Rawls, «Sur la tolérance à l’égard des sectes
intolérantes», Théorie de la justice, §35..
30. Ibid., § 80, p. 572.
31. Ibid., § 81, p. 577.
32. Ibid., § 81, p. 579.
33. Ibid., § 81, p. 578.
34. C’est le titre d’un des livres d’Alain Minc, cet auteur fort prolixe, plus
doué pour donner des conseils sur la manière de conduire
l’économie que pour réussir lui-même dans ses entreprises, puisque
les rares fois où il put mettre ses thèses en pratique, cela se termina
en catastrophe.
35. «L’idée d’un consensus par recoupement», op. cit., p. 277.
36. Bon connaisseur et analyste subtil de l’œuvre de Rawls, Jacques
Bidet (cf. Théorie générale) a montré comment on pouvait à la fois
intégrer et dépasser Rawls dans une reconstruction du marxisme.
37. Voir Discours sur l’égalité parmi les hommes et Un être de raison…
38. Tony Andréani et Marc Féray opposent le «socialisme de marché» et
le «socialisme avec marché». Ils envisagent divers modèles
d’organisation socialiste de la production. Voir Discours sur l’égalité
parmi les hommes.
39. Bernard Perret, «L’avenir du travail», in Le Travail, quel avenir?, p.
15.
40. Là encore, les bonnes intentions mènent souvent au pire. Les
dispositifs de lutte contre le surendettement des ménages
conduisent à la mise en place de fichiers des pauvres. Sous couvert
d’aide au retour à l’emploi, on veut contraindre les chômeurs à
accepter n’importe quel emploi. Et les «emplois-jeunes» dans leur
version française 1997 entérinent la précarité pour les moins de
25 ans.
41. Tony Andréani, Un être de raison…, p. 202.
9

Égalité et propriété

Si l’on compare les débats théoriques et politiques


d’aujourd’hui à ceux d’hier, la grande question absente est
celle de la propriété. La seconde moitié du XIXe  siècle et
l’essentiel du  XXe ont été marqués par la bataille autour de
la question de la propriété. Le triptyque des partis
conservateurs était simple : « La loi, la propriété et l’ordre. »
Contre eux, socialistes, communistes, anarchistes réclament
soit la propriété collective des moyens de production et
d’échange, soit même l’abolition pure et simple de la
propriété, puisque «  la propriété, c’est le vol  !  ». Sans
troubler le sommeil des mânes de Proudhon, il est
maintenant nécessaire de revenir sur la question de la
propriété comme question centrale de toute théorie de la
justice. Il s’agira d’abord de montrer que les formes de
propriété constituent le «  noyau dur  » de ce que Rawls
appelle «  structure de base  » et que les inégalités qui
comptent le plus sont celles qui découlent de ces rapports
de propriété. En deuxième lieu, on verra ce qu’il faut penser
des théories classiques et contemporaines qui réduisent
toutes les questions de la justice à la propriété, à la
question du tien et du mien, théories qu’on pourrait appeler
«  propriétarisme  », dont Locke est le père fondateur et
Robert Nozick le prophète contemporain. En troisième lieu,
nous verrons que, loin d’être un droit naturel, la propriété
est une conséquence du contrat social et qu’elle lui reste
subordonnée. Cela permettra de penser que la propriété
capitaliste, loin d’être la forme archétypale de la propriété,
n’en est qu’une figure historique, question qui obligera à
repenser ce que Marx peut bien vouloir dire quand il oppose
la propriété capitaliste et la propriété individuelle du travail.

1. La propriété et la théorie
du droit
Dans la théorie classique du droit, la propriété est
considérée de manière double :
1. Elle définit la personne. L’individu humain est une
personne parce qu’il a quelque chose en propre.
2. Elle définit un rapport de l’homme aux choses. Les
juristes définissent la propriété comme le droit réel par
excellence puisqu’il donne la maîtrise d’une res (« chose »,
en latin).

1. PROPRIÉTÉ ET DROIT INDIVIDUEL

Commençons par le premier point. Il définit le droit


abstrait. Il relie la question de la propriété à la définition
même de la personne sur le plan juridique. Voici comment
Hegel présente les choses :

Le droit est d’abord l’existence immédiate, celle que


se donne la liberté d’une manière immédiate,
a)  la possession qui est propriété  ; –  la liberté est ici
celle du vouloir abstrait en général, ou, autrement dit,
d’une personne singulière ne se rapportant qu’à elle-
1
même  ;

Autrement dit, la propriété est la première forme de la


liberté, car « la personne doit se donner à l’extérieur d’elle-
même une sphère pour sa liberté 2 ». Et c’est pourquoi Hegel
poursuit :

b)  la personne, en se différenciant d’elle-même, se


rapporte à une autre personne et les deux n’ont
d’existence l’une pour l’autre qu’en tant que
propriétaires 3.

Pour Hegel, cette définition, aussi abstraite et générale


soit-elle, a cependant des conséquences très précises. Je
suis propriétaire de ma vie et de mon corps, ce qui interdit
l’esclavage et tout ce qui abaisse l’homme à l’état de bête :

C’est seulement parce que je suis un Moi vivant dans


un corps en tant qu’être libre que cette existence
vivante ne peut pas être l’objet d’un mauvais usage et
devenir bête de trait. Pour autant que, Moi, je vis, mon
âme (le concept et, plus haut, l’être libre) et mon
corps de chair (das Leib) ne sont pas séparés ; celui-ci
est l’existence de la liberté, et Moi, je ressens par son
intermédiaire 4.

D’où cette double conclusion  : pour les autres, je suis


essentiellement un être libre dans mon corps et, par
conséquent, «  le pouvoir exercé sur mon corps par autrui
5
est un pouvoir exercé sur Moi  ». Hegel critique ces esprits
«  sophistiques  », «  sans idée  », qui peuvent affirmer que
l’âme n’est pas touchée quand le corps est maltraité. Ce qui
peut sembler une banalité ne l’est pas.
Dans le passage déjà cité (cf. p.  152-153), Marx décrit
l’ouvrier comme celui qui va au marché pour y vendre sa
peau. Lisons cela littéralement et non pas comme une
métaphore, et nous avons la clé qui permet de comprendre
ce que Marx a voulu faire dans Le Capital, qui permet de
comprendre les questions cruciales qui y sont soulevées. Il
ne s’agit pas de dénoncer les inégalités de fortunes, de
vilipender les riches ou de mettre en cause un système
d’autorité et de commandement. Il s’agit de montrer que la
formule de la transformation de l’argent en capital
présuppose que l’ouvrier se vend lui-même, qu’il vend sa
peau. Le rapport apparent du capitaliste et de l’ouvrier se
présente comme un rapport entre deux personnes qui
«  n’ont d’existence l’une pour l’autre qu’en tant que
propriétaires  », pour reprendre la formule de Hegel. D’où
s’ensuit la question sur laquelle nous reviendrons plus loin :
celle de la contradiction entre la propriété personnelle et la
propriété capitaliste.
2. PROPRIÉTÉ ET STRUCTURE DE BASE

Le point  2 explique pourquoi le droit de la propriété est


généralement considéré comme le fondement de tout
l’édifice du droit moderne. Ainsi, Kant commence sa
« Doctrine universelle du droit » par « le droit privé du tien
et du mien extérieur en général ».

Le mien en droit (meum juris) est ce à quoi je suis lié


de telle sorte que l’usage qu’un autre pourrait en faire
sans mon consentement me léserait. La condition
subjective de la possibilité de l’usage en général est
la possession 6.

La définition kantienne lie directement deux types de


droit  : les droits comme immunités ou exemptions (ne pas
être lésé, ne pas être obligé de faire quelque chose) et les
droits comme pouvoir. Mais cette définition très générale a
des conséquences importantes et problématiques. Après
avoir soutenu qu’il «  est possible à mon arbitre de prendre
pour mien tout objet extérieur  », faute de quoi la liberté,
telle qu’elle est formellement définie par la raison pratique,
serait en contradiction avec elle-même, Kant affirme que les
objets extérieurs de l’arbitre peuvent être de trois sortes :

1°  une chose (corporelle) en dehors de moi  ;


2°  l’arbitre d’un autre en vue d’un acte déterminé  ;
3°  l’état d’un autre par rapport à moi, d’après les
catégories de substance, de causalité et de
communauté entre moi et les objets extérieurs
suivant les lois de la liberté 7.

Autrement dit, la propriété définit non seulement un


rapport aux choses qui sont en ma possession, mais
également des relations entre les individus. Le droit de
propriété englobe donc les choses dont je puis user, les
obligations des autres à mon égard (dans les contrats, par
exemple) et l’état de certaines personnes (Kant donne ici
l’exemple de la femme, de l’enfant ou du domestique). De
ce point de vue, la théorie de la propriété est donc, plus
généralement, une théorie des rapports sociaux dans leur
ensemble. Si l’on considère que la structure de base au sens
de Rawls est celle qui définit la répartition des positions
sociales et des richesses, les rapports de propriété
définissent donc très exactement cette structure de base.
Mais la question de la propriété se scinde en deux. Elle
possède un aspect juridique, formel, qui peut masquer la
réalité de l’appropriation et de la possession. Que le peuple
ait été formellement, selon la loi, propriétaire des moyens
de production dans les pays «  socialistes  » n’est pas sans
importance. Mais cela ne nous dit pas grand-chose de la
réalité des rapports sociaux de propriété. Loin de moi l’idée
de penser que les formes juridiques ne sont que des formes
idéologiques destinées à masquer la réalité des rapports
sociaux, selon les thèses d’un certain marxisme vulgaire. Je
veux simplement souligner que toute étude sérieuse de la
question de la propriété suppose qu’on comprenne
l’articulation de ces deux dimensions.
2. Propriété et droit naturel

1. LE DROIT NATUREL ET SON RENVERSEMENT : LOCKE


Avant d’en venir à l’analyse critique de la propriété
capitaliste, il faut s’arrêter aux conceptions classiques qui,
depuis Locke, font du droit de propriété le droit le plus
fondamental, garantie en quelque sorte des autres droits. Si
la propriété est un droit absolu, alors, disent tous ces
auteurs, nous devons prendre notre parti des inégalités de
fortunes et de revenus qui ne pourraient être corrigées
qu’en violant le droit de propriété. Or, en violant le droit de
propriété, on remettrait en cause la liberté et on ouvrirait la
voie à la pire des inégalités, celle qui oppose les tyrans et
leurs sujets. Donc, les inégalités naissant de la propriété
sont, du point de vue même des théories de la justice, un
moindre mal.
Le point de départ de Locke est celui d’un état de nature
où les hommes sont libres et égaux et néanmoins soumis à
une loi naturelle qui découle du fait qu’ils sont tous
créatures de Dieu. Il s’agit pour lui de réfuter la
problématique hobbesienne qui fait naître le pouvoir
politique de la nécessité de conjurer la violence par
l’institution, sans pour autant revenir aux thèses d’une
origine naturelle du pouvoir politique. La solution proposée
par Locke est celle-ci :

J’entends donc par pouvoir politique le droit de faire


des lois, sanctionnées ou par la peine de mort ou,
a  fortiori, par des peines moins graves, afin de
réglementer et de protéger la propriété  ; d’employer
la force publique afin de les faire exécuter et de
défendre l’État contre les attaques venues de
l’étranger  : tout cela en vue, seulement, du bien
public 8.

De ceci, Locke tire des propositions révolutionnaires pour


l’époque. Notamment celle-ci :

La liberté, dans la société civile, consiste à n’être


soumis à aucun pouvoir législatif, qu’à celui qui a été
établi par le consentement de la communauté 9.

Laissons de côté, provisoirement, toutes ces


conséquences, non parce qu’elles seraient sans importance,
mais parce que justement, si ces conséquences sont en
elles-mêmes très sympathiques, il n’y a pas de lien logique
nécessaire entre la thèse centrale sur la propriété et le droit
à l’insurrection contre les tyrans ou la nécessité d’un
gouvernement démocratique – ce qu’on montrera plus loin.
L’utilisation contemporaine de Locke renverse indûment la
proposition lockéenne. Les libéraux et néolibéraux
procèdent ainsi :
– Locke affirme : l’essence de l’État est la défense de la
propriété  ; de là découle que la démocratie est le meilleur
des gouvernements et que les droits individuels sont sacrés.
– Si vous voulez un gouvernement démocratique et la
défense des droits individuels, alors vous devez accepter
que la défense de la propriété soit l’essence de l’État.
Ce renversement est une faute logique élémentaire. De p
⊃ q on ne peut pas tirer q ⊃ p, mais seulement non-q ⊃
non-p, ce qui n’est pas la même chose du tout. Pour les
néolibéraux, il n’y a pas d’autre moyen que de renverser la
déduction lockéenne, car, sinon, il faudrait assumer les
postulats fondamentaux de Locke concernant le droit
naturel, le rôle du Créateur et autres affirmations
métaphysiques.
Venons-en donc maintenant au centre de
l’argumentation lockéenne qui est la théorie de la
propriété 10. Conformément à la tradition, Locke affirme que
Dieu a donné en commun la terre au genre humain. Sur une
telle base, il n’est pas facile de fonder l’appropriation privée
des parties de ce bien commun. Mais Dieu a aussi donné
aux hommes la raison. Si la nature est donc un bien
commun, l’usage que l’homme peut en faire pour lui-même,
grâce à sa raison, lui permet de s’approprier quelques
parties de cette nature. Donc, le droit de propriété comme
droit naturel va pouvoir être fondé sur deux principes
découlant l’un de l’autre  : 1)  chacun a un droit particulier
sur sa propre personne ; 2) il en découle que « le travail de
son corps et l’ouvrage de ses mains… sont son bien
propre 11  ». La propriété découle donc de l’inviolabilité des
droits de la personne et ce, non directement, mais par
l’intermédiaire du travail. C’est le travail qui distingue les
biens propres de l’individu des biens communs.

Le travail, qui est mien, mettant ces choses hors de


l’état commun où elles étaient, les a fixées et me les
12
a appropriées .
Ainsi, c’est le travail qui légitime la propriété. La nature
est un bien commun, mais la portion de la nature
transformée par le travail peut être la propriété particulière
de l’individu qui a fourni l’effort nécessaire. Locke semble
fixer des limites assez strictes à cette appropriation  : les
besoins d’une part, la capacité de travail de l’autre.

Si l’on passe les bornes de la modération, et que l’on


prenne plus de choses qu’on n’en a besoin, on prend,
sans doute, ce qui appartient aux autres 13.

Cette limite est cependant d’autant plus facile à


respecter que, selon Locke, la nature recèle une grande
abondance de richesses pour une population finalement
assez faible. Il est assez curieux que les partisans
contemporains de Locke oublient cette présupposition si
manifestement difficile à accepter aujourd’hui. L’optimisme
lockéen, si caractéristique de l’aube du développement
capitaliste, trouvera assez vite son exact opposé avec le
principe de population de Malthus. Pour Locke, la principale
matière de la propriété est la terre elle-même. Son étendue
est directement mesurée aux capacités de la cultiver.

Autant d’arpents de terre qu’un homme peut labourer,


semer, cultiver, et dont il peut consommer les fruits
pour son entretien, autant lui en appartient-il en
propre 14.

Il pourrait sembler que Locke décrit une société agraire


de petits propriétaires frugaux, une société idéale pour que
le peuple s’y puisse gouverner démocratiquement. Mais
cette première approche de la propriété est vite dépassée et
finalement se retourne en son contraire. Si le travail fonde la
propriété, l’étendue de la propriété se trouve finalement
limitée non par la capacité de travail de l’individu, mais par
les droits légitimes des autres  : je n’ai pas le droit de
« passer les bornes de la modération » car je pourrais faire
tort aux autres. Mais cette limite est très élastique, car il y a
bien peu de chance qu’un tel tort soit commis. En effet,

… en s’appropriant un certain coin de terre, par son


travail et par son adresse, on ne fait tort à personne,
puisqu’il en reste toujours assez et d’aussi bonne, et
même plus qu’il n’en faut à un homme qui ne se
trouve pas pourvu 15.

Au fond, la terre est potentiellement illimitée. Ce qui


permettra ensuite d’élargir à l’infini les bornes que la nature
a posées à l’extension de la propriété privée. C’est une
doctrine qui permet de justifier, «  au nom de la loi de
nature », le partage des propriétés communes des paysans
(mouvement des « enclosures ») et qui conduit directement
à la colonisation. Il n’y a plus de place ici  ; allez donc voir
ailleurs, par exemple en Amérique. Là-bas, les Indiens qui
ne travaillent pas la terre n’ont aucun droit. Et c’est avec
une bonne conscience lockéenne que les «  démocrates  »
américains purent organiser la destruction systématique des
nations indiennes.
Cela nous amène directement au retournement de la
pensée de Locke. Certes, «  le travail, dans le
commencement, a donné droit de propriété 16 », mais nous
ne sommes plus dans le commencement. Nous sommes
passés de l’état de nature à l’état civil et

nous voilà parvenus à l’usage de l’argent monnayé,


c’est-à-dire à une chose durable, que l’on peut garder
longtemps sans craindre qu’elle se gâte et se
pourrisse 17 ;

S’il est contraire à la loi de nature d’accumuler des


pommes qui vont pourrir, avec l’introduction de l’argent
s’ouvre la possibilité d’une accumulation illimitée de la
propriété. En effet, comme l’argent a été institué par
« consentement mutuel et unanime », tout ce qu’un individu
peut entreprendre pour agrandir, étendre et augmenter ses
propriétés, «  autant qu’il lui plaît  », est juste. Ainsi, les
bornes que la loi de nature met à la propriété ne sont
nullement dictées par le souci des autres hommes, mais
seulement par l’impératif d’éviter le gaspillage. À partir du
moment où l’accumulation illimitée sans gaspillage est
possible, aucun obstacle ne peut plus lui être opposé. Et
c’est pourquoi l’égalité naturelle qui est à la base de toutes
les philosophies politiques du monde moderne devient le
fondement des plus extravagantes inégalités sociales. Locke
nous livre la clé de ce retournement :

… bien que la nature ait donné toutes choses en


commun, l’homme néanmoins, étant le maître et le
propriétaire de sa propre personne, de toutes ses
actions, de tout son travail, a toujours en soi le grand
fondement de la propriété ; et que tout ce en quoi il
emploie ses soins et son industrie pour le soutien de
son être et pour son plaisir, surtout depuis que tant de
belles découvertes ont été faites et que tant d’arts ont
été mis en usage et perfectionnés pour la commodité
de la vie, lui appartient entièrement en propre, et
n’appartient point aux autres en commun 18.

On ne peut qu’être d’accord avec le commentaire de Léo


19
Strauss . Cela veut dire tout simplement  : «  Chacun pour
soi et Dieu pour tous  !  » On doit également remarquer le
rôle central de l’hédonisme : la propriété vise à assurer non
seulement mon droit à vivre, mais aussi et surtout mon
plaisir. Que notre époque retrouve dans cette apologie de
l’égoïsme hédoniste et de l’accumulation illimitée de la
richesse la philosophie qu’il lui faut, ce n’est donc pas
étonnant. Locke n’incarne pas seulement la pensée du
capitalisme naissant, il en a perçu et exprimé avec talent
l’esprit qui s’épanouit en ce tournant du millénaire. Voilà
comment le sympathique libéralisme des origines a
accouché de la toute-puissance des grandes firmes
multinationales et du capital financier, qui se soucient
comme d’une guigne du «  consentement mutuel et
unanime » des habitants de la terre.

2. LOCKE REVISITÉ : NOZICK

Si Locke, par la critique des pouvoirs tyranniques et la


défense des droits individuels, est incontestablement une
des sources du grand mouvement révolutionnaire de
l’époque moderne, les peuples mis en mouvement sous le
signe de la liberté ont eu beaucoup de mal à réduire la
liberté à la propriété, dont l’immense majorité demeurait
privée. L’égalité, loin d’être une condition initiale renvoyant
à un état de nature désormais révolu, devint,
«  naturellement  », la revendication des temps à venir.
Rousseau a supplanté Locke. Du communisme de Babeuf au
mouvement des droits civiques de Martin Luther King, des
ouvriers chartistes anglais au féminisme, on peut lire
l’histoire des trois ou quatre derniers siècles comme un
vaste mouvement pour l’égalité, incluant, si nécessaire, la
contestation de la propriété comme source majeure
d’inégalité. Le grand retournement anti-égalitariste
commence dans les années  70. Ronald Dworkin remarque
fort justement :

L’égalité est une espèce d’idée politique en danger. Il


y a encore peu de décennies, tout homme politique se
proclamant libéral ou même centriste approuvait une
société véritablement égalitaire, au moins comme but
utopique. Mais aujourd’hui, même les hommes
politiques qui se disent eux-mêmes de centre gauche
rejettent le véritable idéal d’égalité. Ils disent qu’ils
représentent un «  nouveau  » libéralisme ou une
«  troisième voie  » de gouvernement et, bien qu’ils
rejettent avec emphase les principes rigides de la
«  vieille droite  » qui soumettent le sort des gens
entièrement au verdict souvent cruel des lois du
marché, ils rejettent aussi ce qu’ils appellent la
croyance bornée de la «  vieille gauche  » selon
laquelle les citoyens devraient être égaux vis-à-vis de
la richesse de la nation 20.

Si l’influence de Hayek est ancienne et assez puissante,


c’est Robert Nozick qui fournit la philosophie politique apte
à mettre au goût du jour le libéralisme traditionnel battu en
brèche par les progrès de la démocratie sociale, par les
luttes ouvrières et par la menace communiste. La force de
la pensée de Nozick est qu’elle fusionne deux courants que
l’histoire avait irrémédiablement opposés : le propriétarisme
classique issu de Locke et l’anarchisme individualiste. Les
«  libertariens  » vont pouvoir commencer à occuper le
21
devant de la scène intellectuelle… et économique .
 
Nozick se situe délibérément dans la tradition de Locke.
C’est pourquoi il commence par tenter de refonder une
théorie de l’état de nature, qui est l’objet du premier
chapitre d’Anarchie, État, Utopie. Notons immédiatement
que la théorie de Nozick est ainsi suspendue aux mêmes
hypothèses que celle de Locke. Si l’on n’admet pas la
description édénique de l’état de nature, toutes les
conséquences qui en sont tirées sont fragilisées. Locke
appuie sa description de cet état originel de l’humanité sur
la révélation religieuse, réinterprétée dans l’optique de la
religion naturelle. Comme Nozick ne veut pas recourir à des
solutions si coûteuses, sa position est encore plus fragile.
De plus, Nozick se rend bien compte que, chez Locke, le
passage de l’état de nature à l’état civil reste assez
mystérieux. Pourquoi, si la loi de nature est aussi claire,
faut-il encore s’encombrer d’un État ? Comme Locke refuse
la conception hobbesienne du droit de nature comme état
de guerre de chacun contre chacun, même la nécessité de
la sécurité reste problématique. La véritable justification,
logique du point de vue lockéen, est que l’état de nature,
par la proportion qu’il impose entre la propriété, les besoins
et les capacités de travail, fixe une limite finalement
insupportable à l’accumulation de la propriété et des
agréments de la vie. Nozick montre que, une fois l’état de
nature admis, la vraie difficulté est de justifier l’existence de
l’État. Ainsi, «  la question fondamentale de la philosophie
politique » serait : « Pourquoi ne pas avoir l’anarchie ? » De
ce point de départ libertaire, il faudra expliquer comment
l’État peut être légitimé, bien que tout État puisse
apparaître comme tyrannique et immoral.
Dans l’état de nature, l’individu doit faire lui-même
respecter ses droits. Ce qui crée de nombreuses difficultés.
C’est pourquoi Nozick admet la formation d’associations de
protection mutuelle. Il s’agira ensuite d’expliquer comment
une de ces associations de protection mutuelle peut
acquérir un monopole sur un territoire donné, sans jamais
violer les droits individuels. Ce développement permet de
justifier la formation de l’État minimal :

Avec l’anarchie, sous la sollicitation de groupements


spontanés, d’associations de protection mutuelle, de
la division du travail, des pressions du marché, des
économies d’échelle et de l’égocentrisme rationnel,
émerge quelque chose qui ressemble de très près à
l’État minimal ou un groupe d’États minimaux
distincts géographiquement 22.
Ainsi, pour Nozick, l’État peut être légitimé comme un
produit naturel du développement de l’état de nature. Mais
à l’expresse condition qu’il respecte un certain nombre de
contraintes morales. Les individus ont des droits
radicalement inviolables. Mais surtout, insiste Nozick, les
individus ont « chacun leur propre vie à mener », ont « des
vies séparées  » et, par conséquent, «  il n’y a pas de
sacrifice de quelques-uns pour les autres qui se justifie  »,
principe inséparable de son complément, cette « contrainte
secondaire libertaire qui interdit l’agression contre
l’autre » 23.
De ces présuppositions, Nozick tire une théorie de la
justice. Celle-ci concerne seulement trois sujets :
1. L’acquisition originelle des possessions  : ici, Nozick
reprend en la modifiant et en la complétant la théorie de
Locke.
2. Le transfert des possessions  : quels sont les moyens
légitimes d’acquérir une possession ?
3. Le traitement des injustices, c’est-à-dire les principes
de réparation quand la justice a été violée.
Les deux premiers problèmes définissent une «  théorie
de l’habilitation  » qui permet une formulation complète de
la théorie de la distribution.

Premièrement, une personne qui acquiert une


possession en accord avec le principe de justice
concernant l’acquisition est habilitée à cette
possession ;
Deuxièmement, une personne qui acquiert une
possession en accord avec le principe de justice
gouvernant les transferts, de la part de quelqu’un
d’autre habilité à cette possession, est habilitée à
cette possession ;
Troisièmement, nul n’est habilité à une possession si
ce n’est par application (répétée) des deux premières
propositions 24.

Nozick insiste sur le fait que ces principes ne définissent


pas un modèle (pattern) de distribution.

Presque tout principe suggéré de justice distributive


est organisé en modèle  : à chacun selon son mérite
moral, ou selon ses besoins ou sa production
marginale, ou à quel point il se bat pour arriver, ou la
somme pondérée de ce qui précède, etc. Le principe
d’habilitation que nous avons esquissé n’est pas
organisé en modèle 25.

On peut avoir des modèles qui rendent compte de telle


ou telle distribution particulière (par exemple en économie),
mais pas de modèle général de distribution. Un tel modèle
serait contradictoire avec les principes de base de Nozick  :
par exemple, généraliser «  à chacun selon son mérite  »
serait contradictoire avec le droit que j’ai de léguer mes
possessions à mes enfants, indépendamment de toute
appréciation de leur mérite moral. C’est précisément
pourquoi il critique Hayek. Si ce dernier refuse tout modèle
de la justice distributive, il en produit néanmoins un, qu’il
estime justifiable : la distribution selon les bénéfices perçus
donnés aux autres. Pour Nozick, c’est le principe de liberté
qui bouleversera toujours tous les modèles de distribution.
Supposons qu’on donne à chacun selon son travail.
Personne ne peut m’empêcher de dépenser mon argent
pour soutenir mon équipe de basket favorite. L’argent des
milliers de supporters pourra ainsi finir dans la poche de
telle ou telle vedette, qui sera ainsi bien plus riche que le
principe « à chacun selon son travail » ne l’aurait permis. On
pourrait multiplier les exemples. Nozick montre que tout
modèle de distribution ne peut se maintenir qu’en violant
les droits fondamentaux de l’individu. En effet, les principes
de justice en modèles nécessitent toujours une
redistribution. Or,

l’imposition des biens provenant du travail se retrouve


sur un pied d’égalité avec les travaux forcés.
Certaines personnes trouvent que cette thèse est de
toute évidence vraie  : le fait de prendre les gains de
n heures de travail revient à prendre n heures à cette
personne ; c’est comme si on forçait cette personne à
travailler n  heures pour quelqu’un d’autre. D’autres
trouvent que cette thèse est absurde. Et même ceux-
là, s’ils font objection à l’évocation des travaux forcés,
s’opposeraient à forcer les hippies au chômage à
travailler au bénéfice de ceux qui sont dans le
besoin 26.

Par son caractère radical, la position de Nozick peut


sembler réfutable par ses conséquences, soit inacceptables
– au regard de nos intuitions morales et de nos traditions –,
soit irréalistes. Cependant, si l’État minimal qu’il défend
n’est réellement pris au sérieux par aucun dirigeant
politique, ses thèses constituent le soubassement théorique
des politiques néolibérales orientées vers une privatisation
généralisée des fonctions sociales de l’État. La collection
«  Libre échange  » dans laquelle est publiée la traduction
française de Nozick annonce d’ailleurs clairement la couleur
et s’affiche comme une collection militante visant à
défendre «  le point de vue authentiquement libéral en
France ». Qu’il s’agisse du « point de vue authentiquement
libéral  », c’est une question qu’on pourrait discuter. Il ne
suffit pas de s’attribuer unilatéralement le label du bon
libéral pour que les autres soient obligés de vous croire.
Rawls, Nagel ou Dworkin qui s’opposent tous les trois, de
manière différente, à Nozick, se disent aussi
d’« authentiques libéraux ». De l’autre côté, singulièrement
en France, les adversaires des idées du type Nozick
semblent croire que la critique du libéralisme va de soi, que
l’exposé de ses conséquences sociales et économiques
suffit à le réfuter. La force du livre de Nozick tient
précisément en ce qu’il se démarque de la doxa néolibérale
et soulève des questions sur lesquelles il est impossible de
faire l’impasse si l’on veut reconstruire une théorie de la
justice sociale comme élément moteur de l’émancipation
humaine.
En premier lieu, Nozick, tout comme Rawls, se situe sur
le plan déontologique («  kantien  ») et refuse l’utilitarisme.
L’utilitarisme, on l’a vu, est la doctrine morale la mieux
adaptée aux théories économiques et sociales du
néolibéralisme. C’est au nom de l’efficacité, de la
maximisation des plaisirs et de la minimisation des peines
qu’est justifié le «  libre marché  ». Or, pour Nozick,
l’utilitarisme suppose toujours que certains individus soient
sacrifiés… pour le plus grand bien global 27. Une telle
conception est définie comme tyrannique et immorale.
À la différence des théoriciens «  vieille droite  », Nozick
n’est pas un défenseur acharné de « la loi et l’ordre », ni un
partisan enragé du capitalisme –  qu’il considère cependant
comme le meilleur système économique. Il reconnaît que
les individus peuvent légitimement avoir des aspirations
égalitaristes comme dans les utopies anarchistes et
communistes. Mais il montre que ces utopies ne peuvent se
réaliser que dans les conditions de l’État minimal.
Nozick dénonce les conceptions «  paternalistes  » du
pouvoir politique, qui, traitant les individus comme des
enfants, prétend vouloir leur bien, y compris malgré eux. Sa
théorie fait de la liberté individuelle une vertu cardinale et
peut donc se présenter comme une théorie de
l’émancipation des individus, une théorie libératrice. Quand
il écrit que « les gens ont tendance à oublier les possibilités
d’agir indépendamment de l’État 28  », ce n’est pas une
position spécifiquement « libérale » mais quelque chose en
quoi un anarchiste ou un marxiste à l’ancienne pourrait voir
un appel à l’auto-organisation. «  Il n’est pas de sauveur
suprême  » et «  producteurs, sauvons-nous nous-mêmes  »,
dit une vieille chanson.
Si l’on veut répondre sérieusement à Nozick, la critique
doit se déployer sur trois plans  : une critique des
présuppositions, celles du droit naturel, par exemple  ; une
critique interne d’un discours qui contient des contradictions
cachées ; enfin, une critique des conséquences.
 
1. L’anthropologie nozickienne est une conception
archaïque de l’état de nature. Les individus menant une vie
séparée et s’appropriant légitimement le produit de leur
travail, voilà une de ces « robinsonnades » que Marx raillait.
Nozick revendique du reste cette tradition de la
«  robinsonnade  » 29. Il va jusqu’à écrire que «  chaque
personne représente une société miniature 30  ». Cela veut
dire  : 1°  qu’il existe par lui-même et sans relation avec
d’autres «  sociétés miniatures  »  ; 2°  qu’il n’a pas d’autre
limite que lui-même. Pierre Legendre a montré que cette
conception de « l’individu devenu mini-État » n’est pas une
alternative au totalitarisme, mais seulement la manière dont
«  l’ultra-modernité a retourné la carte totalitaire, sous la
forme de l’irruption de la dogmatique du sujet-roi 31  ».
Legendre y voit une manifestation de ce qui nous menace :
la non-limite ou encore le phantasme de toute-puissance.
Qu’est-ce qu’un individu  ? Qu’est-ce qu’une personne  ?
Voilà des questions que Nozick ne pose jamais. Marx écrit,
certes :

La première présupposition de toute histoire humaine,


c’est naturellement l’existence d’individus humains
vivants 32.

Mais il ajoute :

l’essence humaine n’est point chose abstraite,


inhérente à l’individu isolé. Elle est dans sa réalité
l’ensemble des relations sociales 33.
Autrement dit, Marx rejette aussi bien le holisme (qui fait
de l’individu uniquement une partie de la structure sociale)
que l’individualisme atomiste (qui tente de penser l’individu
abstrait, l’individu sans caractéristique sociale). Cette
discussion a évidemment des prolongements considérables.
Pour le théoricien du droit naturel à la manière Locke ou
Nozick, l’individu-atome est une présupposition
fondamentale. C’est à la fois un fait et une valeur. Et on
n’en doit point sortir. Or, la valorisation de l’individu n’est
pas du tout un fait de nature et c’est une présupposition
purement théologique que de la poser ainsi. Comme Marx le
montre, c’est la société moderne, capitaliste, qui crée
l’individu et l’individualisme. C’est même, pour Marx, un des
grands mérites du mode de production capitaliste que
d’avoir opéré ce mouvement qui crée les bases de
l’émancipation des individus 34. Mais si l’individu au sens
moderne est une création historique, cela veut dire qu’il n’y
a pas de droit naturel de type lockéen, que c’est la
constitution d’un certain genre d’état civil qui a produit ce
que nous avons baptisé « droits naturels de l’homme et du
citoyen  ». Précisons  : je ne veux pas dire par là qu’il n’y a
pas de droit naturel du tout et qu’on est contraint de se
rallier au positivisme juridique. Il y a sûrement un droit
naturel au sens de Spinoza (le droit comme puissance) ou
au sens ancien d’une loi de nature de la sociabilité. Mais pas
de droit naturel lockéen, sauf à admettre la théologie de
Locke. Or, Nozick ne nous demande pas d’admettre la
théologie de Locke, mais seulement d’en accepter les
conséquences qui l’arrangent.
 
2. Le travail repose sur la coopération, et son produit est
d’emblée social dans son essence. Nozick considère qu’il n’y
a pas de problème de la justice distributive parce que la
richesse n’est pas une manne qu’il y aurait à répartir, mais
le produit du travail des individus. Encore une fois, c’est la
considération d’individus isolés, menant une existence
séparée, qui conduit Nozick à cette affirmation. Mais ce
n’est qu’une nouvelle manifestation de sa propension aux
«  robinsonnades ». Or, précisément, la coopération est une
manne  ! Dans la coopération qui s’établit, par exemple,
dans l’industrie moderne,

il s’agit non seulement d’augmenter les forces


productives individuelles, mais de créer par le moyen
de la coopération une force nouvelle ne fonctionnant
35
que comme force collective .

Marx montre qu’il ne s’agit d’ailleurs pas là d’une simple


question technique d’organisation, mais d’une conséquence
de la compréhension de la nature humaine.

À part la nouvelle puissance qui résulte de la fusion de


nombreuses forces en une force commune, le seul
contact social produit une émulation et une excitation
des esprits animaux (animal spirits) qui élèvent la
capacité individuelle d’exécution assez pour qu’une
douzaine de personnes fournissent dans leur journée
combinée de 144  heures un produit beaucoup plus
grand que douze ouvriers isolés dont chacun
travaillerait 12  heures, ou qu’un seul ouvrier qui
travaillerait 12  jours de suite. Cela vient de ce que
l’homme est par nature, sinon un animal politique,
suivant l’opinion d’Aristote, mais dans tous les cas un
animal social 36.

À qui appartient cette richesse supplémentaire créée par


la puissance de la coopération  ? Le capitaliste estime que
cela lui revient de droit en tant que détenteur du capital et,
en quelque sorte, «  possesseur  » du procès de production.
Mais cette coopération, il ne l’a acquise ni par son travail, ni
par un moyen légitime d’acquisition. Le problème de la
coopération ne se pose pas uniquement à l’intérieur d’une
même entreprise. D’un point de vue plus général, le marché
n’est pas seulement le moyen par lequel les
consommateurs accèdent aux biens qui leur sont
nécessaires. Il est d’abord le moyen par lequel les diverses
unités de production indépendantes, placées sous le
contrôle de capitaux différents, coopèrent. C’est
particulièrement évident dans le cas de la sous-traitance,
mais on peut généraliser cette constatation. Les grandes
firmes, d’ailleurs, organisent en interne une sorte de
pseudo-marché 37. Chaque secteur «  vend  » ses produits et
services à un autre secteur. Mise en place pour des raisons
de gestion liées aux besoins de la rationalisation, cette
organisation montre, d’un côté, que le marché n’est bien
qu’une forme de la coopération, mais elle se présente, d’un
autre côté, comme une figure idéologique  : la coopération
disparaît et nous n’avons plus affaire qu’à des producteurs
indépendants  ! Les processus d’«  externalisation  », de
remplacement du contrat de travail par des «  contrats de
mission  » à durée limitée, s’inscrivent dans cette
perspective. La réalité apparaît ainsi comme renversée dans
une « camera oscura », selon la célèbre métaphore de Marx.
La plus-value n’est jamais produite individuellement par les
entreprises  ; elle est toujours globale –  c’est précisément
pour cette raison que, après avoir expliqué la différence
entre valeur et prix, il affirme que la somme des valeurs doit
être égale à la somme des prix. La concurrence apparaît
ainsi non comme le moteur du développement économique,
mais simplement comme le moyen pour décider selon
quelles proportions la plus-value sera répartie entre les
diverses branches de la production et entre les diverses
firmes.
Il existe une autre source de richesse qui ne coûte pas un
sou au capitalisme : c’est la science. Non pas les techniques
développées par les secteurs R&D des entreprises, mais les
grandes découvertes scientifiques qui rendent possibles ces
développements techniques. Dans une société régie par les
principes de Nozick, seules pourraient exister une
instruction privée et une recherche privée. Mais comme
Nozick ignore superbement l’histoire réelle de la «  société
de liberté naturelle » qui lui est chère, il ne peut pas savoir
que ce sont les entrepreneurs capitalistes intéressés à la
production – pas les Robinson philosophiques – qui, partout,
ont poussé les États à prendre en charge l’instruction
publique et la recherche scientifique. Je ne veux pas dire
que seules des raisons utilitaristes ont présidé à ce
mouvement général séculaire. Mais il est clair que, sans
cela, le mode de production capitaliste n’aurait jamais eu le
dynamisme devant lequel s’extasient tous les hérauts du
néolibéralisme.
Au fond, la question du partage, de la «  justice
distributive  » se pose tout simplement parce que les
hommes ne vivent pas à l’état de nature, mais sont liés les
uns aux autres et forment une société, c’est-à-dire un
« corps » qui permet de démultiplier leur puissance.
 
3. La réponse de Nozick à Marx est non pertinente.
Confronté à l’objection marxiste selon laquelle le salarié est
exploité et que, par conséquent, le rapport salarial
présuppose l’appropriation par le capitaliste d’une partie du
travail de l’ouvrier, Nozick s’en débarrasse avec
désinvolture  : la théorie marxiste de l’exploitation repose
sur la théorie de la valeur-travail. Or, cette théorie est
obsolète  ; donc, il n’y a pas d’exploitation. Ce n’est pas le
lieu de reprendre le débat sur la loi de la valeur. Contentons-
nous de remarquer que le professeur d’économie, le
consommateur et le rentier peuvent considérer que la
théorie de la valeur-travail est obsolète. Mais le producteur,
industriel ou artisan, sait très bien que ses coûts s’évaluent
en temps de travail. De la même manière que la
coopération disparaît quand il s’agit de répartir les fruits du
travail, la production est mise hors jeu quand il s’agit de
déterminer ce qui fait la valeur des marchandises. Là
encore, les effets idéologiques spontanés du
développement du mode de production capitaliste
expliquent cet aveuglement  : le capital n’est plus conçu
d’abord comme le capital industriel, producteur de valeur,
mais comme le capital porteur d’intérêt ou même le capital
fictif de la spéculation. Si l’argent semble produire seul de
l’argent à condition d’être convenablement manipulé dans
le circuit de la circulation des capitaux, l’origine de la
production de la plus-value disparaît entièrement. La
production elle-même est ramenée à un échange entre
« prestataires de services » : le travailleur vend ses services
de travailleur comme le banquier vend ses services de
banquier ! Dans l’île merveilleuse de Robinson Nozick, il n’y
a plus de classes sociales, plus de rapports de production,
mais seulement des individus « menant des vies séparées »
et qui entrent en relation les uns avec les autres par le biais
du marché.
 
4. La conception nozickienne de la propriété est
indéterminée. Tout ce qu’est un individu est ramené à
quelque chose qu’il a. Avoir une usine, des terres, une
bonne santé ou des aptitudes aux mathématiques sont des
« propriétés » du même ordre. Cette confusion lui interdit de
comprendre ce qu’est le droit, puisque seuls sont reconnus
les droits subjectifs. On peut appeler l’inviolabilité de la
personne une propriété. C’en est une au sens où elle est un
des traits distinctifs qui définissent une personne. De même,
pour le fait d’être titulaire de droits. Mais il ne s’agit
évidemment pas de propriété au même sens que la
propriété de la terre ou des biens matériels, pour une raison
évidente : un individu ne peut aliéner ni son corps – ce qui
serait admettre l’esclavage –, ni ses droits – on ne peut pas
négocier son droit de vote sur le marché des droits de vote.
Un homme politique ne peut négocier sur le marché son
droit à prendre des décisions concernant les affaires
communes, sauf à admettre la corruption et le trafic
d’influence comme un mode de régulation valable. On doit
encore définir deux types de propriété des biens. Les biens
d’usage (la maison, les objets rendant la vie possible, etc.)
ne sont pas une propriété de même nature que celle qui
donne au propriétaire la possibilité d’une emprise sur
d’autres individus. Ce qui est typiquement le cas des
rapports de production capitalistes. Démontrant que la
propriété est, finalement, la condition et l’expression de la
liberté, Nozick affirme que « cette notion de propriété nous
aide à comprendre pourquoi les premiers théoriciens ont
parlé des gens en tant que propriétaires de soi et de leur
travail 38  ». Mais, précisément, ce que fait le mode de
production capitaliste, c’est déposséder « les gens » – c’est-
à-dire les prolétaires – d’eux-mêmes et de leur travail.
Cette confusion sur le concept de propriété, si typique de
la théorie de Nozick, permet de mettre la question de la
propriété hors du débat politique et juridique. On peut
rétorquer à Nozick que la propriété n’existe que parce qu’il
existe du droit, et donc ce qu’on appelait jadis un «  état
civil  »  ; il n’en a cure, puisque pour lui le droit est
«  naturel  », antérieur à l’existence d’un État et d’instances
juridiques et que, pour tout dire, il n’y a pas même d’État
politique, mais seulement une «  association de protection
mutuelle  » ou une sorte de société d’assurances et de
gardiennage (l’État ultra-minimal), qui ne relève donc pas
véritablement de la sphère publique mais ne fait que
prolonger la sphère privée.
 
5. La théorie de l’État et du droit recèle des difficultés
insurmontables. L’impôt prélevé par l’État n’a pas d’autre
fonction légitime que d’assurer la protection des membres
de l’association ; c’est une sorte de cotisation volontaire, et
les contraintes que l’association de protection nous impose
ne peuvent rester sans compensation – par exemple, si l’on
m’interdit de conduire telle activité qui risquerait de nuire
aux autres, j’ai droit à une compensation. Inversement, un
individu peut être autorisé à mener une activité risquée,
moyennant le versement d’une compensation 39. Plus
généralement, d’ailleurs, Nozick conçoit les violations des
droits des autres uniquement en termes de compensation.
Le droit n’est plus un système ayant sa propre autonomie,
mais un marché sur lequel se rencontrent des individus
privés. Nozick se heurte néanmoins à un problème sérieux :
en bonne logique, seuls devraient être protégés par la
puissance publique ceux qui cotisent (paient des impôts) et
acceptent volontairement cette protection. Or, ce qui
caractérise l’État, c’est que sa protection s’étend à tous
dans un certain territoire. Il y a donc une certaine fonction
redistributive de l’État dans le domaine de la protection des
droits. Nozick démontre donc  : 1°  que si c’est une fonction
redistributive, elle est légitime dans ce domaine et
uniquement dans celui-ci ; 2° que, en réalité, il ne s’agit pas
de redistribution :

Lorsque nous disons d’une institution qui prend de


l’argent aux uns pour le donner aux autres qu’elle est
redistributrice, cette qualification dépend en fait de la
raison pour laquelle nous pensons que cette
institution agit ainsi. Rendre l’argent volé ou offrir une
compensation pour la violation des droits ne sont pas
40
des raisons redistributives .
L’argument est acceptable, mais il ne me donne aucune
raison de payer des impôts pour une protection que je n’ai
pas demandée  ! Si je respecte le «  droit naturel  » et si
l’association de protection mutuelle qu’ont formée les
autres personnes habitant le territoire en fait autant, je peux
très bien décider, sans violer les droits de quiconque, de me
tenir dans cette situation. La conquête de l’Ouest américain
donne un bon exemple de cette coexistence du droit
étatique et du droit de nature dans ces régions où la
sagesse se résumait à une maxime  : le meilleur ami de
l’homme est son revolver. Ajoutons ceci  : celui qui a
vraiment besoin d’une organisation de défense, c’est celui
qui a de vastes propriétés et qui est donc le plus susceptible
de susciter des convoitises. Si tous les habitants d’un même
territoire sont enrôlés, en vertu du monopole, dans
l’organisation de protection mutuelle nommée État, en
réalité il s’agit, selon la critique anarchiste, que Nozick
oublie quand cela l’arrange, d’un moyen par lequel, au nom
de l’intérêt soi-disant général, les pauvres, ceux qui n’ont
guère qu’eux-mêmes à protéger, sont mis au service des
riches. Pourquoi celui qui n’a ni maison ni automobile
contribuerait-il de quelque façon que ce soit à la défense
des propriétés des milliardaires  ? L’État minimal de Nozick
est miné à la base dès qu’on accepte de fortes inégalités.
Du point de vue de la critique anarchiste de l’État, dont
Nozick part, l’État est un système de redistribution des
pauvres vers les riches et donc soumis à la même critique
que tous les autres systèmes de redistribution dans la
théorie nozickienne.
Nozick croit pouvoir démontrer que l’État minimal est
légitime et qu’il naît d’un processus spontané, du type
«  main invisible  ». Sa démonstration n’est en réalité qu’un
acte de foi. Il n’a pas répondu au problème de Locke  : si
l’état de nature est gouverné par une loi naturelle, pourquoi
passer à l’état civil, pourquoi renoncer à se faire justice soi-
même ? L’association d’un groupe d’individus pour des buts
communs de protection ne peut en aucun cas fournir
l’explication. Ce qui échoue ici, c’est l’individualisme
atomistique de Nozick.
 
6. Nozick s’attaque à une conception absurde de
l’égalité, qu’il confond avec l’identité. Tout d’abord, des
exemples de Nozick sont pris dans la sphère de la
consommation. Ainsi, pour démontrer que la liberté
bouleverse tous les modèles, il prend l’exemple d’une
vedette du sport  : sa fortune ne lui vient que des
versements de ses admirateurs qui paient des billets
d’entrée pour ses exhibitions. Notre vedette n’a donc volé
personne, et c’est simplement l’action volontaire des
individus qui a créé de l’inégalité en dépit, par exemple, de
l’existence d’une loi organisant une distribution juste.
Évidemment, les individus ont parfaitement le droit de se
priver de quelques bons livres pour aller voir un match de
basket, et si les joueurs amassent ainsi de l’argent pour
mener la belle vie, il est difficile de voir comment il pourrait
y avoir injustice en cela. Jusqu’à présent, personne n’a été
lésé pour des raisons structurelles, c’est-à-dire des raisons
tenant aux principes de base de la société. Mais si le joueur
de football se refuse à payer des impôts
proportionnellement à ses revenus et va se faire domicilier
dans quelque paradis fiscal, c’est déjà une autre paire de
manches. Si, d’autre part, les dirigeants des clubs utilisent
la passion du sport pour divers montages financiers ou si le
joueur milliardaire transforme son argent en capital, afin de
devenir encore plus riche et de pouvoir continuer à mener la
belle vie sans plus jamais taper dans le ballon ni souffrir
devant ses supporters, là se posera une question de justice,
puisque nous serons alors confrontés aux structures de
base. L’exemple du sport montrerait aussi que les quelques
vedettes très riches servent d’appâts pour jeter des milliers
de jeunes dans une course folle où ils vont devenir les
proies faciles des industriels du spectacle sportif, y perdant
bien souvent leur santé – le dopage étant un moyen rapide
pour devenir une vedette. Nozick ne voit pas que la fortune
de son basketteur fétiche n’est pas un simple rapport entre
lui et ses supporters, mais un élément d’un système
d’ensemble qui exige qu’il y ait des perdants pour qu’il y ait
des gagnants.
D’autres exemples anti-égalitaristes de Nozick sont si
absurdes qu’on aurait presque du mal à les réfuter  : si je
vais dans un cinéma plutôt que dans un autre, j’introduis
une différence de traitement entre les deux gérants,
différence qu’il faudrait justifier d’un point de vue
égalitariste. De même, si trois hommes sont également
amoureux de la même fille et qu’un seul obtient ses
faveurs, Nozick affirme qu’on ne saurait raisonnablement
parler d’injustice et il en tire argument pour sa théorie de la
liberté naturelle. Ce dernier exemple est d’ailleurs
révélateur de la conception extensive de la propriété  :
l’amour d’une femme ainsi exemplifié est mis implicitement
sur le même plan que la propriété d’une terre ou les
revenus de notre basketteur de tout à l’heure… Nozick ici
emploie un procédé classique : prêter à ses adversaires des
thèses qu’ils n’ont jamais défendues, et qui sont à
l’évidence absurdes, pour en triompher plus facilement.
Mais aucun égalitariste n’a défendu l’idée que tous les
individus doivent être traités identiquement dans tous les
domaines de la vie, y compris la vie sentimentale. L’égalité
ne peut concerner que ce qui découle des conventions
sociales et qui est nécessaire à la constitution d’une société
bien ordonnée : c’est pourquoi, chez Rawls par exemple, la
question de la justice concerne la structure de base de la
société et non l’amour, la grâce divine ou les talents
naturels.
 
7. Les conséquences des thèses de Nozick heurtent
violemment nos conceptions morales les plus élémentaires
et les traditions les plus anciennes de nos organisations
sociales. On peut à la rigueur admettre que le fainéant vive
misérablement. Mais Nozick est-il prêt à le laisser mourir à
la porte de l’hôpital si, d’aventure, aucune âme charitable
ne vient à passer  ? Même si l’on admet que chacun est
responsable de son sort, quid des enfants ? Pour répondre à
ces questions, Nozick s’en remet à la charité privée, alors
précisément que les Églises d’abord, les États ensuite ont
conçu la nécessité de protéger ceux qui ne peuvent le faire
eux-mêmes. S’il veut éviter ces conséquences désastreuses,
Nozick devrait accepter le fait que la sécurité, c’est aussi la
Sécurité sociale, et mettre le doigt dans l’engrenage de la
redistribution. Il est d’ailleurs très curieux de noter que
Nozick affirme – à juste titre, selon moi – que la politique et
le droit s’appuient sur un arrière-plan moral, pour ensuite
considérer que le souci de l’autre n’a pas de place dans la
théorie de la justice. Il est kantien quand il s’agit de
l’inviolabilité des droits de l’individu, mais il ne l’est plus dès
qu’il s’agit d’un autre grand principe kantien, celui de la
bienfaisance universelle, principe qui découle lui aussi de
l’impératif catégorique.
 
Je ne prétends pas avoir répondu complètement aux
questions soulevées par le livre de Nozick. J’espère
seulement avoir tracé les pistes principales d’une telle
réponse. Pour conclure sur ce point, on doit noter, en
premier lieu, qu’une réponse complète n’est possible qu’en
s’attaquant à l’anthropologie et à la conception de la vie
sociale qui soutiennent les positions libertariennes. Or les
partisans du libéralisme politique comme Rawls sont dans
une position de faiblesse parce qu’ils partagent, pour partie,
ces présuppositions, ainsi celle des individus isolés, et parce
qu’ils cherchent à fonder leur conception de la justice
indépendamment d’une analyse des rapports sociaux de
domination et d’exploitation qui se déploient dans la sphère
de la vie économique. En second lieu, l’idée d’une
dissolution du politique et de toute forme de contrainte
extérieure, qui est commune aux anarchistes et aux
marxistes partisans du dépérissement de l’État, trouve une
formulation particulière mais au fond assez naturelle dans la
pensée de Nozick. Les libertariens ne sont pas des
conservateurs doublés de sophistes, mais bien des
révolutionnaires, et ils donnent, à leur manière, une issue à
des aspirations révolutionnaires séculaires qui étaient plutôt
portées jadis à gauche, dans le mouvement ouvrier
organisé. Ce paradoxe pourrait expliquer, partiellement,
pourquoi le mouvement ouvrier traditionnel semble s’être
effondré si facilement dans les dernières décennies du
e
XX   siècle. En plaçant au premier plan la question de

l’émancipation des individus, les libertariens occupent une


position forte dans le champ de bataille des idées politiques
et ceux qui croient qu’il n’y a pas de liberté sans égalité
sont contraints de revoir leur copie et d’aller à la racine de
leurs faiblesses théoriques.

3. LE LIBÉRALISME SELON HAYEK

Le raisonnement de Hayek en faveur du principe de la


propriété privée est un peu différent. Il part des avantages
du système de la concurrence et des méfaits de la
planification étatique pour conclure à la nécessité du
principe de la propriété privée. Le régime de la libre
concurrence est un moindre mal :

Dans le système de concurrence libre, basée


nécessairement sur la propriété privée et l’héritage
(peut-être pas forcément sur l’héritage), les chances
ne sont évidemment pas égales. Ce régime offre
pourtant de sérieuses possibilités de diminuer les
inégalités de chances, dans la mesure où les
différences congénitales le permettent et sans fausser
le caractère impersonnel d’un processus qui
sauvegarde l’initiative individuelle et n’impose pas
aux uns les opinions des autres 41.
Le libéralisme de Hayek se fonde ainsi sur une double
proposition. La libre concurrence fondée sur la propriété
privée est  : 1)  le moins mauvais des systèmes pour
l’égalité ; et 2) le seul garant de la liberté. Examinons cette
argumentation.
La première affirmation est déjà très discutable. Que le
régime de la concurrence libre soit nécessairement basé sur
la propriété privée n’est pas évident de soi-même. On peut
imaginer des entrepreneurs individuels en concurrence les
uns avec les autres qui ne possèdent pas les moyens de
production mais se contentent de les louer à l’État. Par
exemple, dans le domaine agricole, la nationalisation
intégrale de la terre ne serait pas contradictoire avec un
système de libre concurrence. La NEP lancée par Lénine
après les catastrophes du «  communisme de guerre  »
reposait sur ce principe. Les terres avaient été nationalisées
par les bolcheviks comme le moyen pour réaliser le mot
d’ordre «  la terre aux paysans  ». À une moindre échelle,
l’expérience de la gestion des terres abandonnées par
l’armée sur le plateau du Larzac confirme que la propriété
privée de la terre n’est pas une nécessité pour la libre
concurrence. Après l’abandon du projet d’extension du
camp militaire du Larzac, une société civile (STCL) a été
créée qui a contracté un bail emphytéotique avec l’État
pour soixante ans, renouvelable. Cette société civile
représente non seulement les agriculteurs mais aussi les
« usagers » du plateau du Larzac, et c’est la SCTL qui loue
les terres aux agriculteurs, par un « bail de carrière », c’est-
à-dire jusqu’à la retraite, mais sans cession automatique
aux descendants 42. Nous avons une propriété d’État,
administrée par une société civile et permettant la
constitution d’entreprises privées, «  libres  », mais sans
héritage. On verra que ces idées peuvent largement être
généralisées. On remarquera enfin que certains théoriciens
conçoivent des limites sérieuses à la propriété privée, tout
en étant partisans de la concurrence et de la libre
entreprise.
Si Hayek affirme que la propriété privée et la libre
concurrence sont nécessairement liées, il admet cependant
que l’héritage et la propriété privée peuvent se concevoir
séparément. En théorie, il a parfaitement raison. Le concept
de propriété privée n’inclut pas celui d’héritage. On a déjà
noté qu’un capitalisme pur devrait être un capitalisme sans
héritage, et les défenseurs de la libre concurrence, censée
réaliser l’égalité des chances et l’attribution des ressources
en fonction des mérites individuels, sont toujours gênés
avec l’héritage. Cependant, l’héritage et la propriété privée
ont partie liée. Si la propriété est en effet un droit naturel –
  ainsi d’ailleurs que l’affirme la Déclaration des droits de
1789 –, alors elle ne peut être soumise à aucune restriction,
à l’exception de celles qui découlent des exigences du bien
commun (par exemple, les expropriations pour construire
des routes). En particulier, il ne peut y avoir aucune
restriction dans la libre disposition d’une propriété  : j’ai le
droit de vendre ou même de donner ma propriété et c’est
d’ailleurs à cela qu’on reconnaît qu’il s’agit bien de ma
propriété et non de quelque chose dont j’ai simplement la
jouissance. J’ai donc le droit de tester, dans la mesure où ce
droit n’est qu’un cas particulier de la libre disposition de
mes propriétés.
On peut même aller un peu plus loin. La loi française,
depuis la Révolution, interdit la pratique du droit d’aînesse
et impose le partage égalitaire de l’héritage entre les
enfants  ; en outre, elle interdit de déshériter les héritiers
naturels. Cette loi s’est imposée avec les plus grandes
difficultés dans les régions françaises de « famille souche »
fondée sur le droit d’aînesse 43 et elle a été une des
nombreuses sources de conflit entre le pouvoir
révolutionnaire central et les provinces des « marches » de
la France. En revanche, la tradition anglo-saxonne
méconnaît radicalement ce principe d’égalité entre les
enfants  ; sans qu’il y ait droit d’aînesse, il est reconnu que
les parents ont la libre disposition de leurs biens et peuvent
les répartir comme ils le veulent. L’égalitarisme français
suppose que les enfants ont des droits sur la propriété des
parents et que, d’une certaine manière, cette propriété est
soumise à un principe supérieur d’organisation sociale, alors
que la tradition anglo-saxonne est plus strictement fidèle à
l’idée de la propriété comme droit naturel imprescriptible.
On retrouve l’expression de cette différence dans les
disparités entre la conception lockéenne de la démocratie et
la conception rousseauiste de la république.
Il y a un autre argument, négatif, concernant le lien entre
propriété privée et droit de tester, dans l’expérience de
l’Union soviétique et des pays de l’Est. Si l’on considère ce
qui s’est passé entre 1989 et 1991, on ne peut qu’être
frappé par l’apparente facilité avec laquelle se sont écroulés
des régimes politiques tout-puissants, dotés d’une
redoutable police politique et de tous les moyens de
contrôle de la société civile. Une partie de l’explication tient
au fait que certaines fractions de la caste dirigeante
désiraient ce changement et elles le désiraient pour des
raisons précises : leur insatisfaction à l’égard des conditions
dans lesquelles elles exerçaient leur domination. En effet, la
caste bureaucratique stalinienne, aussi puissante qu’elle ait
été, était éminemment fragile parce qu’elle ne disposait pas
d’assises sociales stables dans les rapports de propriété. Les
définitions de l’URSS comme «  capitalisme d’État  » sont
manifestement insatisfaisantes. Certes, comme le disait
Trotski :

Les moyens de production appartiennent à l’État.


L’État «  appartient  » en quelque sorte à la
bureaucratie.

Mais il ajoutait :

Les tentatives faites pour présenter la bureaucratie


soviétique comme une classe « capitaliste d’État » ne
résistent visiblement pas à la critique. La bureaucratie
n’a ni titres ni actions. Elle se recrute, se complète et
se renouvelle grâce à une hiérarchie administrative,
sans avoir de droits particuliers en matière de
propriété. Le fonctionnaire ne peut pas transmettre à
ses héritiers son droit à l’exploitation de l’État 44.

Ainsi, pour Trotski, la propriété est indissociable du droit


de tester. La jouissance des biens de l’État au moyen des
privilèges bureaucratiques ne peut être appelée propriété
que par métaphore –  Trotski utilise des guillemets. Au
tournant des années 1990, les dirigeants des combinats, les
hiérarques de l’État, ont voulu établir une base stable à leur
propriété et assurer l’avenir de leur progéniture.
Cette question est importante en ce qu’elle met l’accent
sur la contradiction du dogme central du libéralisme
propriétarien. La propriété est présentée comme le droit
récompensant les mérites individuels d’individus dégagés
de toute appartenance sociale, mais, d’un autre côté, elle
n’existe pas sans héritage et sans ancrage dans un arrière-
plan anthropologique rigoureusement contradictoire avec
les présuppositions libérales. Or, cette contradiction affaiblit
singulièrement la suite de l’argumentation de Hayek. En
effet, on peut aisément admettre que, comparée aux
régimes féodaux, aux systèmes de castes, etc., la libre
concurrence permet d’atténuer les inégalités de chances
dans la mesure où elle donne, en droit, sa chance à tout
individu. Encore faut-il rappeler que les systèmes sociaux
figés – à l’exception peut-être des systèmes de castes – ont
toujours prévu des procédures permettant aux individus
d’échapper aux inégalités de chances déterminées
héréditairement. L’Église catholique fut un «  ascenseur
social  » non dénué d’efficacité pour qui voulait bien se
contraindre à la condition religieuse, et l’expression
populaire concernant les «  fils d’archevêque  » indique que
cette ascension sociale pouvait s’étendre aux descendants,
en dépit de l’obligation du célibat et de la chasteté… La
Chine ancienne avait inventé le système des concours pour
le recrutement des fonctionnaires, par-delà les
stratifications sociales. Qu’est-ce qui permet à Hayek
d’affirmer que la libre concurrence fondée sur la propriété
privée est le meilleur moyen d’atténuer les inégalités de
chances  ? Rien, sinon le fait qu’il a exclu a  priori tous les
autres systèmes. L’argumentation de Hayek ne prend sa
force qu’en montrant le lien entre propriété privée et liberté.
La libre concurrence, en effet, a l’avantage, par rapport aux
autres systèmes, de « ne pas imposer aux uns les opinions
des autres  » –  ce qui n’est pas le cas lorsque l’ascension
sociale demande qu’on embrasse la condition
ecclésiastique.

Notre génération a oublié que la meilleure garantie de


la liberté est la propriété privée, non seulement pour
ceux qui la possèdent, mais presque autant pour ceux
qui n’en ont pas 45.

Le droit de propriété est en effet inséparable d’un certain


nombre d’autres droits extrêmement importants  : les
garanties personnelles, le respect du domaine privé, la
possibilité de jouir librement des biens légalement
possédés, etc. Tout cela est incontestable. L’un des moyens
les plus efficaces pour détruire les individus consiste
précisément à les empêcher d’avoir quoi que ce soit à eux.
Le collectivisme intégral du camp nazi tel que Primo Levi le
décrit 46 est suffisamment terrifiant pour que nous
comprenions en quoi l’existence d’une propriété privée est
indissociable de la liberté et même tout simplement de la
dignité humaine la plus élémentaire. Mais la discussion avec
Hayek ne porte pas sur ce point, mais sur l’identité qu’il
établit entre la propriété privée et le système capitaliste dit
de la libre concurrence. Et toute la suite de son
argumentation souffre de cette faiblesse. Ainsi il affirme :

Le pouvoir sur moi d’un millionnaire, qu’il soit mon


voisin et même mon patron, est certainement
moindre que celui du plus petit fonctionnaire
représentant le pouvoir coercitif de l’État  : il pourra
décider selon son bon plaisir dans quelles conditions
47
je dois vivre et travailler .

Le caractère polémique purement démagogique de cette


affirmation saute aux yeux.
Premièrement, même dans un régime de libre
concurrence, le plus petit fonctionnaire représentant le
pouvoir coercitif de l’État a plus de pouvoir sur moi que mon
patron. Je peux envoyer quelques noms d’oiseaux à mon
patron en ne risquant que le licenciement  ; par contre,
procéder de cette manière avec un agent de police ou un
juge peut me conduire directement en prison. Si Hayek croit
sérieusement à son argument, il doit donc refuser toute
forme de domination étatique  ; mais il n’est pas un
libertarien et en tient pour un État fort, capable de faire
respecter la loi et l’ordre. Donc, une fois de plus, il se
contredit.
Deuxièmement, le pouvoir d’État n’est pas forcément un
pouvoir arbitraire. Dans un État de droit, ni le «  plus petit
fonctionnaire », ni même le président de la République n’ont
le pouvoir de «  décider selon son bon plaisir dans quelles
conditions je dois vivre et travailler  ». Le sous-entendu de
Hayek est que le totalitarisme est la seule alternative au
système de la libre concurrence fondée sur la propriété
privée, puisque, selon lui, toute forme de planification
contient en elle-même la dynamique totalitaire :

L’interdépendance de tous les phénomènes


économiques […] ne permet guère d’arrêter le
planisme à un point voulu. Une fois le libre jeu du
marché entravé, le dirigeant du plan sera amené à
étendre son contrôle jusqu’à ce qu’il embrasse tout 48.

Mais que veut dire « entraver le libre jeu du marché » ?


La simple existence de l’État est une entrave et une
déformation du libre jeu du marché. Un État suppose des
impôts ; les impôts sont rarement versés volontairement par
les citoyens. L’État suppose donc qu’une partie variable des
revenus est dépensée non selon le libre jeu du marché, mais
selon des décisions politiques centrales et planifiées. Les
choix politiques affectent également fortement la
dynamique économique. Par exemple, une politique militaire
agressive va favoriser le secteur des industries
d’armement  ; la politique scolaire va avoir des
conséquences fortes et à long terme sur l’économie, etc. Or,
Hayek n’a jamais voulu supprimer ni l’État, ni l’armée, ni
même certaines des fonctions stratégiques de l’État dans
l’éducation ou les transports –  les routes sont payées par
l’État et utilisables gratuitement par tous  ! Donc, Hayek
devrait admettre qu’il y a une marge pour déplacer le
curseur du planisme entre la totale liberté et le
totalitarisme. La discussion porterait alors sur le degré de
planification et le degré de libre concurrence utiles pour le
bien de tous. Mais accepter un tel schéma de discussion,
c’est ruiner toutes les prémisses de l’argumentation de
Hayek.
Enfin, si l’existence d’une propriété privée est une des
conditions de la liberté, la liberté à son tour doit être
protégée contre les abus ou la démesure du droit de
propriété. Les systèmes juridiques modernes en donnent de
multiples exemples. Si, comme Hegel le remarque, la
propriété est d’abord l’expression de l’autonomie
personnelle – je suis mon propre propriétaire, je suis libre et
personne ne peut disposer de moi comme il l’entend –, pour
autant je ne suis pas propriétaire de mon propre corps
comme je suis propriétaire de ma maison. Ainsi, je ne peux
pas me vendre pour régler mes dettes ! Le droit français va
un peu plus loin puisqu’il interdit le commerce des parties
du corps humain : je peux faire don de mon sang ou de l’un
de mes organes, mais je ne peux pas les vendre – restriction
que le droit anglo-saxon trouve inadmissible. On sait que cet
interdit sur le commerce des parties du corps humain
s’étend aux gènes qu’on ne peut pas breveter, selon les lois
bioéthiques de 1994. On admet encore d’autres restrictions
au droit de propriété  : dans les cas de saisie par huissier
pour cause de dettes non réglées, un mobilier minimal est
insaisissable. De même, pour les règlements de dettes par
prélèvement direct sur le salaire, il existe une partie
insaisissable du salaire. Enfin, une ancienne jurisprudence
française admet le droit de détresse  : une mère de famille
qui vole parce qu’elle n’a plus d’autre moyen pour nourrir
ses enfants peut bénéficier d’un non-lieu pour ce délit.
3. Propriété, propriété privée,
propriété capitaliste
Il nous faut maintenant essayer de redéfinir, de manière
plus synthétique, la problématique générale de la propriété,
du point de vue qui nous importe ici, celui de la justice et de
l’égalité.
La propriété est la possibilité générale d’usage des
choses. Hobbes définit le droit de nature comme le droit de
tout homme sur tout homme et sur toutes choses. Mais quid
de la propriété ainsi conçue quand on est sorti de l’état de
nature ? L’État hobbesien vise à réguler et à protéger cette
propriété, trop instable dans l’état de nature pour permettre
le progrès de la civilisation matérielle et culturelle. D’un
autre côté, la propriété est le résultat de l’appropriation. La
propriété sur les choses n’a rien de naturel ; elle n’est que le
résultat d’un rapport entre l’homme et les choses ; en bref,
je m’approprie le produit de ma chasse ou de mon travail.
On peut voir là le fondement des revendications populaires
traditionnelles comme «  la terre à ceux qui la travaillent  »
ou la revendication du droit au travail qui, en 1848, est
aussi la revendication du droit sur l’instrument de travail –
  cette revendication trouva une expression dévoyée dans
les ateliers nationaux.
Ces deux définitions ne sont pas nécessairement
compatibles. L’appropriation permet l’usage des choses,
mais cet usage des choses peut interdire aux autres
l’appropriation légitime, singulièrement dans les cas de
monopole sur des biens indispensables à la vie. D’autre
part, il peut y avoir usage des choses sans qu’il y ait
nécessairement appropriation privée. Nous pouvons user de
l’air sans avoir le droit de le vendre ni de le détruire – par la
pollution. De nombreux biens sont communs, à commencer
par la surface de la terre entière. La liberté d’aller et de
venir, un des grands principes libéraux, découle de cette
idée que la planète Terre appartient, de manière indivise, à
tous les hommes. Là encore, Kant a dit ce qu’il y avait à
dire. Certains biens produits du travail sont ou deviennent
avec le temps des biens communs –  par exemple, les
découvertes, les brevets, les « produits » de la culture, etc.
Ainsi, parler de propriété et construire une théorie de la
propriété, ce n’est pas nécessairement faire une théorie de
la propriété privée et encore moins une légitimation de la
propriété capitaliste. Les marxistes ont vu dans le fait que la
propriété figure au rang des droits fondamentaux de
l’homme la claire expression de ce que la Déclaration des
droits est une déclaration des droits du bourgeois égoïste.
En s’en tenant à l’intention des rédacteurs, il y a
incontestablement une part de vérité dans cette affirmation.
Mais cette part de vérité est loin de régler la question. Car il
y a chez Marx aussi une défense de la propriété qui n’est
pas seulement la propriété collective des moyens de
production et d’échange, mais aussi celle de la propriété
individuelle du travailleur.
 
La confusion entre propriété et propriété privée, qui
constitue le point de départ des théories du droit classique,
est le premier des préjugés d’une pensée qui exclut par
constitution l’idée d’une propriété collective (la propriété de
tous est la propriété de personne, dit un proverbe de droit).
Or la propriété collective est non seulement un fait, mais
elle est également juridiquement définie depuis les premiers
«  États de droit  » comme un élément constitutif de la
communauté politique. C’est parce que les hommes
possèdent quelque chose en commun qu’ils forment une
communauté politique. Rome n’existe pas comme cité sans
l’existence de l’ager publicus. Les luttes de classes dans la
Rome antique se comprennent aussi comme des luttes
autour de l’appropriation de ce qui est tombé dans le champ
de la propriété de la République. Les terres conquises
doivent-elles être appropriées et exploitées par l’aristocratie
sénatoriale ou faut-il les répartir dans la plèbe  ? La
conception classique de la cité repose chez les Grecs aussi
sur cette idée de propriété commune de la «  chose
publique  ». La théorie aristotélicienne de la justice
distributive se comprend d’ailleurs à partir de cet arrière-
plan : il faut distribuer entre les citoyens les gains publics –
  richesses collectives, butins réalisés dans les guerres
victorieuses, etc. Aux théoriciens du droit de propriété
comme droit naturel, il est facile de répondre en montrant
que les sociétés les plus anciennes ignorent le droit de
propriété du sol : c’est le cas des Amérindiens ou celui des
aborigènes d’Australie qui considèrent bien plutôt que c’est
l’homme qui appartient à la terre.
Or, la théorie du droit classique confond toutes les
formes de propriété sous une seule catégorie de
« propriété » dont Hegel, à juste titre, dit qu’elle appartient
au droit abstrait, c’est-à-dire à un droit incomplet qui ne
peut que devenir un élément d’une totalité supérieure.
Si le modèle du droit est celui de la propriété privée,
c’est en réalité de la propriété privée capitaliste dont il
s’agit. Car il existe de très nombreuses formes de propriété
privée. La propriété seigneuriale en est une, de même que
la propriété du paysan libre (non serf) et pourtant soumis au
seigneur. Ce qui caractérise la propriété capitaliste, c’est
qu’elle est la forme juridique qui légitime un certain type de
rapport entre les hommes. Quand Marx décrit le schéma du
capital comme A-M-A’, il décrit en même temps un rapport
juridique. Disposer d’un bien, c’est pouvoir en jouir comme
on l’entend. Mais les biens qu’achète le capitaliste et dont il
devient propriétaire présentent un caractère particulier :
1. Ce sont des moyens de production qu’il est le seul à
pouvoir posséder dans une société développée. Quelques
individus, de manière contingente, peuvent entrer dans le
cercle restreint des possesseurs de capital. Mais, par
définition, les rapports de propriété capitalistes ne sont pas
universalisables. Dans une compétition sportive, pour qu’il y
ait des gagnants, il faut nécessairement des perdants. Dans
le mode de production capitaliste, pour qu’il y ait capital, il
faut nécessairement que la grande masse soit privée de
capital.
2. Ce que le capitaliste achète, c’est d’abord de la force
de travail. La force de travail est une marchandise
particulière puisqu’elle est inséparable de la personne de
son propriétaire. Naturellement, le capitaliste estime avoir le
droit d’user comme bon lui semble de cette marchandise
qu’il a achetée. Il use du travail humain comme il use de ses
machines. D’ailleurs, pour ceux qui en douteraient, les
capitalistes ont rebaptisé leur personnel (mot où l’on voyait
la trace du concept juridique de personne) en «  ressources
humaines », faisant pendant aux économistes qui parlent de
« facteur travail ».
Par ces deux aspects, la propriété capitaliste doit être
distinguée de la propriété privée en général. Elle ne peut
pas être subsumée sous le concept général de propriété,
pas même sous celui de propriété privée, tant qu’il ne
concerne que la propriété des choses. C’est en raison de
cette analyse, du reste, que Marx montre que le capital est
« une contradiction en procès ».
 
Une dernière distinction s’impose. Hannah Arendt sépare
et oppose propriété et richesse. La propriété, telle qu’elle en
comprend la formation dans la cité grecque, est la
constitution d’un domaine privé en relation et par opposition
au domaine public. C’est d’ailleurs pourquoi elle peut écrire
que l’idée de propriété collective est une contradiction dans
les termes 49.

À l’origine, être propriétaire signifiait, ni plus ni moins,


avoir sa place en un certain lieu du monde et donc
appartenir à la cité politique, c’est-à-dire être le chef
d’une des familles qui, ensemble, constituaient le
domaine public. Cette parcelle privée s’identifiait si
complètement avec la famille qui la possédait que
l’expulsion d’un citoyen pouvait entraîner non
seulement la confiscation de ses biens, mais même la
destruction de sa maison 50.

Une telle définition de la propriété explique pourquoi


l’équation moderne égalant richesse et propriété, d’une
part, ou pauvreté et non-propriété, d’autre part, ne
fonctionne pas rigoureusement dans la société antique.
Certains riches –  étrangers ou parfois esclaves  – y sont
dépourvus de propriété, parce qu’ils n’ont pas de place à
eux. On l’a vu, chez Locke, la propriété n’est finalement que
le point de départ de l’accumulation illimitée de richesses.
Dans le mode de production capitaliste à son stade actuel,
ces deux termes liés chez Locke tendent à se dissocier
complètement. La propriété capitaliste n’est plus la
propriété de choses qui appartiennent en propre au
capitaliste, mais la propriété de signes échangeables à
l’infini sur ce marché des signes qu’est le marché des
valeurs mobilières et des titres financiers.
Bien qu’elle commette une erreur concernant la pensée
de Marx qu’elle voit comme une revendication de
«  l’abolition de toute propriété  », Hannah Arendt fait
justement remarquer que «  l’intérêt dominant n’est plus la
propriété  », conçue comme un enclos dans l’espace
commun, mais « l’accroissement de richesse et le processus
d’accumulation comme tel  » 51, processus qu’elle analyse
comme la destruction de toute possibilité de constitution
d’un «  monde commun  ». Si telle est bien la pensée de
Marx, en tant qu’il analyse le développement social comme
analogue à un développement naturel, alors on ne peut que
constater qu’il a dessiné correctement la ligne d’ensemble
du développement du monde moderne où toute la richesse
sociale «  s’annonce comme une immense accumulation de
marchandises ».
4. L’expropriation
des expropriateurs ?

1. L’EXPROPRIATION CAPITALISTE

Le droit abstrait de la propriété masque les diverses


formes historiques de la propriété. La propriété bourgeoise
du «  droit naturel  » s’est établie comme le résultat d’une
gigantesque expropriation :
– expropriation des terres communales des paysans dans
le mouvement des «  enclosures  ». On remarquera que le
grand défenseur de la propriété qu’est Locke fut un ardent
partisan de ce mouvement des « enclosures » ;
– expropriation des biens des anciennes classes
dominantes  : c’est le cas en France où la nouvelle
bourgeoisie issue de la Révolution française s’est constituée
sur la base de la revente des biens de l’Église confisqués
par la Révolution ;
– expropriation des premiers occupants dans les terres
d’implantation coloniale. L’exemple américain est ici
paradigmatique. Les Amérindiens furent toujours rejetés
plus loin, jusqu’à être pratiquement anéantis, au nom du
principe lockéen qui dit que la terre étant abondante, il n’y a
nulle injustice à se l’approprier, puisque celui qui n’a plus de
terre peut toujours aller ailleurs.
Ce vaste processus d’expropriation est le fondement de
ce que Marx appelle l’«  accumulation primitive  ». Marx
ironise sur le «  stoïcisme imperturbable  » avec lequel les
économistes de l’époque envisagent « la profanation la plus
éhontée du droit sacré de la propriété et les attentats les
plus scandaleux contre les personnes, dès qu’ils aident à
établir le mode de production capitaliste 52 ». Mais ce serait
une erreur de croire qu’il s’est achevé il y a un ou deux
siècles. Le grand jeu du marché fondé sur une concurrence
«  à la loyale  » est une vue parfaitement apologétique. Les
crises sont un des moyens les plus efficaces pour liquider
les entreprises «  non viables  » et concentrer le capital. La
grande crise de 1929 aux États-Unis porta un coup fatal à la
mythologie lockéenne sur laquelle était fondée la
démocratie américaine. Un homme n’est vraiment un
homme que s’il a sa terre, et la terre est disponible pour
tout bon travailleur. Les Raisins de la colère de John
Steinbeck racontent précisément l’effondrement de cette
mythologie.
Ententes secrètes, cartels, délits d’initiés, pratiques
commerciales qui jadis auraient valu à leurs auteurs la
prison ou la pendaison, c’est aussi par tous ces moyens que
s’accomplit la «  loi de nature  » qui veut que les gros
poissons mangent les petits. Comme, trop souvent, les
apologistes du capitalisme ne sortent pas beaucoup de leur
tout petit monde, ils ont du mal à voir que l’expansion
capitaliste ne se poursuit qu’en jetant des dizaines et des
centaines de millions de paysans sur les routes des pays
émergents du tiers monde, c’est-à-dire en recommençant
sous d’autres formes et dans d’autres conditions ce qui
avait été la condition première de l’accumulation capitaliste
dans son berceau anglais. Il ne peut pas en être autrement :
le mode de production capitaliste ne peut survivre que par
une expansion continue. Chaque entreprise vise à éliminer
la concurrence et à s’assurer un monopole sur tout son
secteur d’activité – trusts, cartels, fusions à grande échelle
constituent son mode de fonctionnement normal et non pas
un idyllique marché de petits producteurs indépendants.

2. LA THÈSE MARXIENNE DE L’EXPROPRIATION


DES EXPROPRIATEURS

Le livre I du Capital se termine par l’annonce de quelque


chose qui se déroule et se déroulera avec la même
nécessité que celle qui préside aux métamorphoses de la
nature  : l’expropriation des expropriateurs. Il faut lire et
relire ce passage du Capital, parce qu’il touche au cœur
même du projet émancipateur de Marx et parce que son
sens reste encore largement obscur et susceptible de très
nombreuses interprétations. D’autant qu’il y a, dans cette
question, une difficulté supplémentaire quant à la
compréhension de la conception marxienne de l’histoire. Le
matérialisme historique standard, appuyé sur quelques
textes de Marx, présente la succession historique  :
esclavagisme antique –  féodalisme –  mode de production
capitaliste –  communisme. Mais Le Capital présente une
tout autre version  : le mode de production capitaliste,
affirme le livre  I, ne s’établit pas sur les ruines du
féodalisme mais sur celles de la petite production
marchande. Et alors que le triomphe de la bourgeoisie était
vu dans le Manifeste du parti communiste (1848) comme un
facteur de progrès salué avec enthousiasme, car Marx et
Engels y voyaient l’agent historique chargé de liquider le
féodalisme, dans Le Capital le récit de la destruction de la
paysannerie indépendante anglaise par le mode de
production capitaliste prend l’allure d’un véritable
réquisitoire contre la bourgeoisie, non pas la bourgeoisie
déclinante ayant accompli sa mission historique, mais la
bourgeoisie en pleine ascension qui doit faire entrer
l’humanité dans une ère nouvelle.
Laissons de côté les problèmes concernant la cohérence
théorique de l’œuvre de Marx.

L’histoire du péché théologal nous fait bien voir, il est


vrai, comme quoi l’homme a été condamné par le
Seigneur à gagner son pain à la sueur de son front  ;
mais celle du péché économique comble une lacune
regrettable en nous révélant comme quoi il y a des
hommes qui échappent à cette ordonnance du
53
Seigneur .

Ainsi, la condition d’existence du mode de production


capitaliste est, d’un côté, le travail sans propriété et, de
l’autre, la propriété… sans travail !

Au fond du système capitaliste, il y a donc la


séparation radicale du producteur d’avec les moyens
de la production. Cette séparation se reproduit sur
une échelle progressive, dès que le système
capitaliste s’est une fois établi  ; mais comme celle-là
forme la base de celui-ci, il ne saurait s’établir sans
elle. Pour qu’il vienne au monde, il faut donc que,
partiellement au moins, les moyens de production
aient déjà été arrachés sans phrase aux producteurs,
qui les employaient à réaliser leur propre travail, et
qu’ils se trouvent déjà détenus par des producteurs
marchands, qui eux les emploient à spéculer sur le
travail d’autrui 54.

Si la non-propriété est la condition de la propriété, si le


mode de production capitaliste repose sur l’expropriation
des producteurs, cela signifie que cette forme
d’organisation sociale repose sur une base moralement
insupportable. Marx cite un auteur «  dont la ferveur
chrétienne a fait tout le renom », W. Howitt :

Les barbaries et les atrocités exécrables perpétrées


par les races soi-disant chrétiennes, dans toutes les
régions du monde et contre tous les peuples qu’elles
ont pu subjuguer, n’ont de parallèle dans aucune
autre ère de l’histoire universelle, chez aucune race si
sauvage, si grossière, si impitoyable, si éhontée
qu’elle fût 55.

Ici sont mis en pièces tous les discours sur le caractère


civilisateur du commerce et sur le prétendu rôle
d’adoucissement des mœurs qu’était censé jouer le
capitalisme, discours qui reviennent comme un leitmotiv
chez les auteurs classiques, de Hobbes à Montesquieu, et
qui sont repris par Hayek – bien que ce dernier ait beaucoup
moins d’excuses que ses vénérables prédécesseurs. La
violence de la critique morale que Marx reprend à son
compte permet de comprendre que, pour lui, le
communisme n’est pas, ou pas seulement, la conclusion
logique tirée d’une « conception scientifique » de l’histoire.
C’est au contraire la « conception scientifique de l’histoire »
qui vient à l’appui d’une exigence émancipatrice de nature
morale, en dernière instance. C’est pourquoi la conclusion la
plus importante du Capital porte sur la question juridique de
la propriété, retournant contre les libéraux de type lockéen
leurs propres thèses :

Le mode de production et d’accumulation capitaliste,


et partant la propriété privée capitaliste, présuppose
l’anéantissement de la propriété privée fondée sur le
travail personnel  ; sa base, c’est l’expropriation du
travailleur 56.

C’est pourquoi le communisme est conçu,


simultanément, comme l’accomplissement du travail
engagé par le mode de production capitaliste, par la
socialisation des forces productives et la constitution d’une
économie mondiale, et aussi comme le retournement des
principes du mode de production capitaliste, par
l’expropriation des expropriateurs. Cette «  négation de la
négation »

… rétablit non la propriété privée du travailleur, mais


sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de
l’ère capitaliste, sur la coopération et la possession
commune de tous les moyens de production, y
compris le sol 57.

Marx distingue donc clairement propriété capitaliste et


propriété privée, propriété privée et propriété individuelle,
et, enfin, propriété et possession (en allemand, Eigentum et
Besitz). Que la formule «  algébrique  » par laquelle Marx
définit la structure de base de la société nouvelle reste
assez énigmatique, cela ne fait aucun doute. Comment,
concrètement, peut-on penser une possession commune
comme expression de la propriété individuelle  ? Cette
question fut le casse-tête du marxisme et du mouvement
socialiste en général. Mais il est clair que cela ne veut pas
dire propriété étatique, ni même propriété collective,
puisqu’il parle seulement de possession commune. Il y a un
seul modèle connu qui corresponde à cette double définition
de la propriété individuelle (par opposition à la propriété
collective qui n’est la propriété de personne) et de la
possession commune, c’est la coopérative ouvrière.
Comment un système fondé sur les coopératives de
producteurs peut-il fonctionner  ? S’il est soumis à une
planification centrale, ne dégénérera-t-il pas en système
bureaucratique du type propriété d’État  ? Et si les
coopératives sont indépendantes et offrent leurs produits
sur un marché, ne dériveront-elles pas vers une nouvelle
forme d’entreprises capitalistes  ? Ces questions seront
abordées plus loin, en discutant la question du socialisme.
Pour l’instant, retenons que la perspective ouverte par Marx
reste la seule qui s’attaque frontalement à la principale
source de l’inégalité parmi les hommes, la propriété des
moyens de production, qui, sous la forme du «  contrat  »,
organise la domination d’une minorité sur la majorité.

3. DISSOLUTION DE LA PROPRIÉTÉ ET PRIVATISATION


DE L’ESPACE PUBLIC
Si la dynamique du mode de production capitaliste,
analysée par Marx, conduit à la dissolution de la propriété
capitaliste des moyens de production, force est de constater
que la prédiction se réalise ou tend à se réaliser, bien que
ce soit sous des formes non prévues par l’auteur du Capital.
Mais il ne s’agit bien sûr que d’une tendance, accompagnée
de tendances opposées. Marx analyse la constitution des
sociétés par actions comme la tentative de surmonter les
limites de la propriété capitaliste, à l’intérieur même de ces
rapports de propriété. Le développement des fonds de
placements boursiers, incluant les fonds prélevés sur les
salaires que sont les fonds de pension ou les diverses
formes d’épargne salariale ou de « participation », confirme
pleinement ces intuitions. Avec des modifications
importantes, que Marx avait déjà entrevues 58. Le capital
porteur d’intérêts – les titres de dettes – semble n’avoir plus
de rapport avec la production et donne l’illusion qu’il se
valorise de lui-même. La spéculation boursière n’a pas pour
but d’acquérir une fraction de la propriété d’une entreprise,
mais de revendre les titres de propriété (les actions) au
meilleur moment, afin d’engranger une plus-value
spéculative qui n’a aucun rapport avec le dividende, qui
repose, lui, sur le profit réalisé par l’entreprise. Ainsi, le
capitaliste moderne semble se désintéresser radicalement
de la production et de la propriété elle-même. Il achète
aujourd’hui des actions qu’il revendra demain sans états
d’âme, se déplaçant sans cesse non pas vers les capitaux
les plus productifs mais vers ceux dont on attend les
meilleurs profits à court terme. Bref, l’idéal, c’est le profit
tiré de la propriété sans les inconvénients de la propriété.
Ce qui n’est pas sans poser des problèmes sérieux  : si le
propriétaire renonce à sa fonction d’entrepreneur, de
preneur de risques pour développer l’appareil productif, que
reste-t-il des défenses traditionnelles du mode de
production capitaliste qui précisément reposent toutes, en
dernière analyse, sur cette fonction socialement utile du
capitaliste ? L’essayiste américain Jeremy Rifkin 59 va même
jusqu’à affirmer que le capitalisme est en voie de
décapitalisation et que la « nouvelle économie » est en train
de détruire la propriété. Comme lorsqu’il avait annoncé la
fin du travail, Rifkin prend une tendance et la pousse
jusqu’au bout pour prophétiser. Cependant, l’intuition est
juste. Si l’on peut devenir millionnaire en louant deux
bureaux et quelques ordinateurs, que restera-t-il à long
terme de l’économie capitaliste ?
On doit, en même temps, garder à l’esprit que cette
tendance s’accompagne, simultanément, d’une tendance à
la privatisation qui semble tout emporter. Non seulement les
biens communs –  notamment les entreprises nationalisées
ou depuis toujours nationales – sont vendus aux plus riches
afin de renflouer les caisses des États vidées pour payer les
emprunts des années  70 et 80, mais encore c’est l’espace
public lui-même qui est en voie de privatisation. L’exemple
des villes privées américaines est paradigmatique. Même la
rue n’est plus à tout le monde ! Et dans les villes réservées
aux personnes âgées, les visites des petits-enfants à leurs
grands-parents sont réglementées…
Cette double tendance détruit ce que Hannah Arendt
appelle l’appartenance au monde. Le réseau et la mobilité
comme impératif catégorique de la performance mettent
l’individu « hors sol » (comme il y a des cultures de tomates
et des élevages de porcs hors sol). La privatisation de
l’espace public transforme irrémédiablement ceux qui sont
privés d’argent en une «  humanité surnuméraire  » qui n’a
plus sa place nulle part 60 et dont on se demande seulement
comment on va la gérer pour éviter les explosions sociales
qui menaceraient la tranquillité du monde enchanté de la
«  nouvelle économie  ». La maximisation des plaisirs des
plus favorisés se paie par le développement d’une
«  barbarie douce  » ou d’un «  totalitarisme soft  » inédits.
Une perspective rendue plus sombre encore par la crise de
la pensée émancipatrice dont le socialisme (ou le
communisme) et le mouvement ouvrier furent les porteurs
dans la période antérieure du mode de production
capitaliste.
 
Une théorie de la justice ne peut donc faire l’économie
de l’analyse critique des formes de propriété, ce qui
suppose qu’on dépasse le débat à peu près vide qui oppose
la défense de la propriété privée et l’abolition de la
propriété. Mais sans pour autant considérer que la propriété
capitaliste est l’horizon indépassable dans lequel devrait
s’inscrire toute pensée de l’émancipation. La justice
demande que la structure de base des rapports de propriété
soit elle-même juste. La propriété privée, en tant qu’elle est
pour l’homme un enclos dans le monde, est sans aucun
doute une condition de l’appartenance au monde.
L’aspiration si commune à posséder sa maison et même son
bout de jardin n’est pas l’expression d’on ne sait quel
«  embourgeoisement de la classe ouvrière  ». Elle renvoie
directement à la condition humaine. Dans le même temps,
l’extension de la propriété privée au point qu’elle donne
prise au propriétaire sur les autres hommes constitue la
cause majeure d’inégalités. Peut-on penser à la fois la
nécessité de la propriété privée et une organisation
économique qui ne reposerait pas sur la propriété
capitaliste et la loi du profit  ? Voilà sans doute une des
questions les plus importantes  ; question que,
malheureusement, on semble ne plus guère se poser… de
ce côté-ci de l’Atlantique.

1. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 40.


2. Ibid., § 41.
3. Ibid., § 40.
4. Ibid., § 48.
5. Ibid.
6. Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, «Doctrine universelle du
droit», § 1, in Œuvres, III, p. 494.
7. Ibid., § 4, p. 497.
8. John Locke, Traité du gouvernement civil, § 3, p. 142.
9. Ibid., § 22, p. 159.
10. Léo Strauss (voir Droit naturel et histoire) soutient lui aussi que la
doctrine de la propriété constitue le centre et le concentré de toute
la philosophie de Locke et, ajouterons-nous, l’élément décisif qui
permet de justifier le retournement de l’égalité naturelle en
l’inégalité civile.
11. John Locke, Traité du gouvernement civil, § 27, p. 163.
12. Ibid., § 28, p. 164.
13. Ibid., § 31, p. 166.
14. Ibid., § 32, p. 166.
15. Ibid., § 33, p. 167.
16. Ibid., § 45, p. 176.
17. Ibid., § 47, p. 179.
18. Ibid., § 44, p. 176.
19. Léo Strauss demande qu’on compare ces passages de Locke aux
idées défendues par Cicéron dans De officiis, centré au contraire sur
les vertus de l’assistance mutuelle, comparaison d’autant plus
intéressante que les deux auteurs emploient des exemples
semblables pour des fins quasiment opposées.
20. Ronald Dworkin, Sovereign Virtue. The Theory and Practice of
Equality, p. 1.
21. La récupération du grand mouvement de contestation libertaire des
années  60 et 70 peut sembler un grand mystère. Comment des
révolutionnaires farouches ont-ils pu devenir des hommes d’affaires
avisés? Le grand mérite de Robert Nozick est de donner la clé
philosophique de ce mystère.
22. Robert Nozick, Anarchie, État, Utopie, p. 14.
23. Ibid., p. 53.
24. Ibid., p. 189.
25. Ibid., p. 196.
26. Ibid., p. 211.
27. Sur cette question, voir Jean-Pierre Dupuy, «John Rawls, l’utilitarisme
et la question du sacrifice», in Libéralisme et Justice sociale, chap. IV.
28. Robert Nozick, op. cit., p. 31.
29. Ibid., p. 231.
30. Ibid., p. 232.
31. Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, p. 67.
32. Marx, Idéologie allemande, in Œuvres, III, p. 1054.
33. Id., Sixième Thèse sur Feuerbach, in Œuvres, III, p. 1032.
34. J’ai développé ces questions dans mon livre sur La Théorie de la
connaissance chez Marx.
35. Karl Marx, Le Capital, livre I, quatrième section, XIII, in Œuvres, I, p.
864.
36. Ibid.
37. Une partie considérable de la croissance du commerce international
est constituée par les échanges intra-firme, conséquence des
concentrations et des délocalisations.
38. Robert Nozick, op. cit., p. 214.
39. La politique des «droits à polluer» en vigueur aux États-Unis et à
laquelle les Verts français ont fini par se rallier est très clairement
d’inspiration libertarienne. Nozick est le point commun à Madelin et
Cohn-Bendit… bien que ces derniers se soucient certainement de
philosophie comme de leur première chemise.
40. Robert Nozick, op. cit., p. 46.
41. Friedrich von Hayek, La Route de la servitude, p. 77.
42. Voir José Bové et François Dufour, Le monde n’est pas une
marchandise, La Découverte, 2000.
43. Voir les travaux d’Emmanuel Todd, notamment L’Invention de
l’Europe.
44. Léon Trotski, La Révolution trahie, p. 166-167.
45. La Route de la servitude, p. 78.
46. Voir Primo Levi, Si c’est un homme.
47. La Route de la servitude, p. 79.
48. Ibid., p. 80.
49. Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, p. 325.
50. Ibid., p. 102-103. Que ce passé ne soit pas mort, on le voit par
exemple dans les destructions de maisons palestiniennes dans les
territoires occupés par Israël. Il s’agit bien de marquer clairement
que la famille victime de cette punition n’a plus sa place dans la
cité.
51. Ibid., p. 164.
52. Karl Marx, Le Capital, livre I, huitième section, XXVII, 27, in Œuvres, I,
p. 1184.
53. Ibid., 26, p. 1168.
54. Ibid., p. 1169.
55. W. Howitt, Civilization and Christianity…, 1838, cité par Marx, Le
Capital, livre I, huitième section, XXXI, 31, in Œuvres, I, p. 1213.
56. Marx, ibid., p. 1235.
57. Ibid., p. 1240.
58. Voir les analyses sur le développement du crédit, du «capital fictif»
et de toutes formes de capital financier dans le livre III du Capital.
59. Jeremy Rifkin, The Age of Access, trad. fr.: L’Âge de l’accès. La
révolution de la nouvelle économie.
60. Le vocabulaire de l’exclusion, bien qu’il soit utilisé, la plupart du
temps, de manière purement idéologique, exprime, à sa manière,
cette réalité nouvelle.
10

Les institutions politiques justes

Déterminer des principes de justice, c’est


nécessairement poser la question des institutions politiques.
Les Anciens cherchaient la meilleure forme de
gouvernement, le gouvernement le plus juste. La typologie
classique d’Aristote est ordonnée par cette question. Il y a,
nous dit-il, trois sortes de gouvernements justes possibles :
le gouvernement d’un seul (la monarchie), le gouvernement
des meilleurs (l’aristocratie) et le gouvernement de la
majorité, qu’il ne nomme même pas et qu’il appelle tout
simplement gouvernement politique. Chacune de ces
formes de gouvernement peut être juste. Il peut y avoir un
gouvernement monarchique juste. Du moins en principe : si
la finalité de l’action du monarque est le bien des citoyens.
Mais, réaliste, Aristote sait combien les hommes sont
prompts à faire passer leur intérêt propre avant le bien
public et comment la monarchie dégénère aisément en
despotisme, et l’aristocratie en oligarchie des riches. C’est
pourquoi le gouvernement de la majorité des citoyens lui
paraît finalement le plus approprié, quoiqu’il soit susceptible
lui aussi de dégénérer en anarchie. La défense de la forme
démocratique de gouvernement qu’on retrouve chez
Spinoza comme chez Rousseau procède de la même
démarche. Un gouvernement démocratique est sans doute
le meilleur régime politique parce qu’il est celui qui est le
plus apte à garantir le bien commun, c’est-à-dire la justice
pour tous. Mais une fois qu’on s’est mis d’accord –  et ce
n’est pas bien difficile  – sur cette affirmation, on n’en sait
pas beaucoup plus sur ce que doit être une démocratie dans
une société moderne complexe qui n’est pas la cité idéale
des petits propriétaires citoyens que Jean-Jacques Rousseau
voulait voir réalisée dans la république de Genève.
Au-delà de ses aspects idéologiques, le phénomène de la
« mondialisation » ou de la « globalisation » pose une autre
question qui hantait la philosophie politique de Kant  : celle
des rapports entre les diverses entités politiques à l’échelle
de toute la communauté humaine. «  Un peuple qui en
opprime un autre ne saurait être libre », disait Marx, parlant
des rapports entre l’Angleterre et l’Irlande. Peut-on
construire une société d’hommes libres et égaux à l’échelle
d’une seule nation  ? Comment s’articulent l’existence des
« contrats sociaux » particuliers et le caractère universel par
essence des droits de l’homme  ? Nous sommes à nouveau
confrontés à la trinité kantienne  : droit politique, sur lequel
est fondée la légitimité du pouvoir politique national  ; droit
des gens, qui règle les rapports entre les nations ; et, enfin,
droit cosmopolitique, qui concerne les individus en tant que
citoyens du monde.
Cette deuxième question se double à son tour d’une
autre question devenue lancinante dans les dernières
décennies. La forme État-nation définit un pouvoir souverain
qui s’impose à tous les citoyens. Mais chaque nation est
composée de groupes ou de communautés particuliers. Le
principe d’égalité universaliste –  la loi est la même pour
tous – ne contredit-il pas les droits de ces groupes ou de ces
communautés  ? Peut-on parler d’égale liberté si les
individus appartenant à une communauté particulière n’ont
pas le droit de donner la priorité aux valeurs qui leur sont
propres ? On a vu que le pluralisme de Rawls – la théorie de
la justice se veut indépendante des conceptions
«  compréhensives  » de la vie bonne  – donnait en fait la
priorité à un certain genre de valeurs, celles des sociétés
démocratiques issues de l’histoire européenne occidentale.
Si, par exemple, je suis musulman, la laïcité contredit un des
fondements de ma propre religion, l’inséparabilité du
politique et de la religion et la priorité de la communauté
des croyants. Vivant dans un État laïque, je n’ai donc pas un
droit à vivre mes croyances religieuses égal à celui qui
appartient à une religion acceptant la laïcité politique
(rendre à César ce qui est à César), ou à celui qui n’a pas de
religion du tout. Ce qui vaut pour les appartenances
religieuses vaut sans doute aussi pour les appartenances
régionales fortes.
Ces trois questions se ramènent à une seule  : l’égale
liberté pour tous est un principe universaliste dans son
essence  ; mais les déterminations concrètes de la vie
humaine sont toujours particulières. Or, ces déterminations
particulières sont des droits subjectifs pour les individus.
Peut-il y avoir une véritable égalité si certains individus ne
peuvent réaliser leurs aspirations, bâtir leur vie selon leurs
propres croyances ou le passé qu’ils veulent assumer  ? La
question de la critique théorique du multiculturalisme et du
communautarisme a été abordée plus haut. Il nous faudra
en aborder quelques conséquences pratiques.

1. Démocratie directe
et démocratie représentative

1. CRITIQUE DE LA DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE

Commençons par le problème de l’égalité politique,


c’est-à-dire celui de l’égale participation à la vie publique et
à la décision des orientations qui concernent tous ceux qui
sont réunis par le pacte social.
Nous avons coutume de penser que nous vivons dans
des États démocratiques –  des sociétés à peu près justes,
dirait Rawls. En réalité, la dénomination originelle de
démocratie a peu de chose à voir avec son acception
actuelle. Quand nous prenons conscience de cet écart, c’est
presque toujours pour souligner l’avancée que représente
notre conception moderne de la démocratie par rapport à la
conception grecque. Athènes était cet État dans lequel seuls
quelques hommes étaient libres, et cette liberté était payée
d’une lourde servitude pour l’humain en tant que tel, disait
déjà Hegel. Pourtant, l’opposition est beaucoup plus
complexe que cela et la comparaison est loin de tourner sur
tous les points à notre avantage. Cornélius Castoriadis n’a
cessé de revenir sur la portée extraordinaire du modèle grec
pour qui se pose la question de l’auto-émancipation
humaine. Aristote écrit que «  dans la plupart des régimes
politiques, on est, tour à tour, gouvernant et gouverné (car
on veut être égaux de nature, sans différence aucune) 1  ».
C’est pourquoi, « un citoyen au sens plein ne peut pas être
mieux défini que par la participation à une fonction
judiciaire ou à une magistrature 2  ». Il définit une exigence
de la démocratie comme forme du pouvoir politique dont
nous avons perdu le sens. Nos démocraties modernes, en
dépit de certains de leurs inspirateurs comme Rousseau, ont
été fondées en réalité sur la négation de ce principe
fondamental de la démocratie ancienne. Elles proclament la
souveraineté du peuple, mais elles mettent en place un
système politique qui transforme cette souveraineté en une
référence de pure forme, la réalité du pouvoir appartenant à
une « aristocratie » politique censée représenter le peuple.
Ainsi, la distinction entre citoyen actif et citoyen passif
permettra-t-elle, tout en proclamant formellement l’égalité
de droits, de réserver l’exercice du droit de vote aux
possédants.
Mais cet aspect, si révélateur des limites de la pensée
démocratique ou libérale du XIXe  siècle, n’épuise pas la
question. L’opposition, théorisée par Benjamin Constant, de
la « liberté des Anciens » et de la « liberté des Modernes »
vise à mettre la liberté des Modernes –  qu’on pourrait
résumer par liberté de conscience et droit de propriété  – à
l’abri des furies populaires, inévitables s’il est patent que la
liberté moderne s’accompagne d’une croissance sans
précédent des inégalités. Déjà en 1793-1794 (cf., supra, le
problème des subsistances), la Révolution avait été
confrontée à cela  : si la liberté est pour les uns la liberté
d’affamer le peuple pendant que la liberté des autres est
seulement celle de mourir de faim, alors cette liberté-là ne
vaut rien, elle n’est qu’une nouvelle forme de tyrannie
contre laquelle les « hébertistes » et toute l’aile radicale de
la Commune de Paris vont se soulever. L’ingénieux système
qui permet de donner une garantie fictive aux classes
populaires, tout en les expulsant de tout pouvoir réel, est
celui de la représentation. Le peuple est théoriquement
souverain, il est la réalité idéale du pouvoir, mais le pouvoir
n’est effectivement exercé que par les représentants. C’est
ainsi que la volonté du peuple est transformée en volonté
des représentants.
La critique de Rousseau, sur ce point, reste pertinente.
La volonté ne saurait être représentée  : on peut toujours
déléguer l’exécution des décisions à des fonctionnaires élus
à cette fin, mais personne ne peut vouloir à la place du
citoyen. Ainsi, la démocratie représentative constituerait-
elle la négation de la démocratie transformée en aristocratie
élective. Elle serait la dernière et la plus subtile des formes
de l’aliénation politique  : le pouvoir souverain n’a pas
d’autre essence que le contrat social, c’est-à-dire l’acte par
lequel le peuple est un peuple, mais les formes politiques
particulières que prend ce pouvoir en sont la négation  : le
pouvoir propre de l’individu se dresse face à lui comme un
ennemi, comme un monstre terrifiant (le Léviathan
hobbesien). Poussons jusqu’à leur terme ces thèses de
Rousseau et nous avons Proudhon : le seul pouvoir légitime
est celui des communes libres qui se fédèrent. La commune,
en effet, est le seul échelon où le pouvoir du peuple peut
être immédiatement transparent, immédiatement exercé
par le peuple lui-même. Dans un discours à la Convention
(24  avril 1793), Saint-Just propose une Constitution dont
l’article  VI est ainsi rédigé  : «  La souveraineté de la nation
réside dans les communes. » Alors que les premiers articles
insistent sur le fait que la Constitution est
«  représentative  », que les lois sont le fait de la
représentation nationale, la proposition de Saint-Just
souligne expressément que les ministres et administrateurs
ne sont pas les représentants de la nation mais seulement
ses mandataires, pour en venir à ce curieux article VI. Il y a
donc bien une tension qui parcourt les républicains les plus
radicaux entre la défense de la démocratie représentative,
inspirée d’une tradition libérale, et l’aspiration à la
souveraineté directe, seule à même d’éviter que le pouvoir
politique du peuple ne soit confisqué par les représentants.
La démocratie représentative, telle qu’elle existe
effectivement, confirme les craintes de Rousseau et les
critiques traditionnelles du système parlementaire. Sous le
couvert de l’égalité des droits, elle développe en effet les
plus grandes inégalités à l’égard de l’exercice des pouvoirs
politiques du citoyen. Les révolutionnaires de 1789, tout
comme Kant d’ailleurs, avaient établi l’opposition entre
citoyen actif et citoyen passif  ; le citoyen actif, c’est-à-dire
le propriétaire, étant le seul à pouvoir participer
effectivement à la décision politique, par le biais du droit de
vote et de l’éligibilité. Abolie officiellement par la conquête
du suffrage universel, cette distinction est cependant
réintroduite dans les faits. En dépit des principes rawlsiens,
qui exigent que le forum public soit soustrait à l’influence de
l’argent, la politique demande de l’argent et du temps libre,
deux conditions qui manquent généralement aux «  plus
défavorisés  ». L’opinion publique est sous l’influence des
grands médias qui, eux-mêmes, appartiennent aux
puissants et, enfin, sous couvert de la technicisation
croissante du pouvoir politique, le citoyen est renvoyé dans
ses foyers au motif qu’il serait incompétent pour trancher
des questions économiques ou juridiques. Ainsi, le citoyen
«  de base  » est-il invité tous les quatre ou cinq ans à
envoyer au Parlement ou à la présidence ceux qui
s’empresseront d’oublier leurs promesses électorales. La
seule possibilité qui reste est de «  sortir les sortants  »
quand l’échéance arrive… pour envoyer au pouvoir les
mêmes, rebadigeonnés sous un autre vernis. Se déplacer
pour déposer un bulletin de vote qui aura aussi peu d’effet
devient donc une corvée vaine dont les électeurs
appartenant principalement aux classes populaires se
dispensent de plus en plus souvent. C’est ainsi que les
États-Unis élisent leur président avec un taux de
participation tournant autour de 50  % des inscrits, et ce
mouvement a gagné le Vieux Continent, ainsi que le
confirme depuis au moins deux décennies la progression de
l’abstention aux élections françaises. Les dirigeants font
mine de ne pas s’en inquiéter ; ils baptisent ce phénomène
«  démocratie pacifiée  »  : comme il n’y a plus de grands
enjeux idéologiques, il serait normal que les citoyens soient
moins passionnés par les consultations électorales et l’on
n’aurait aucune raison particulière de s’en inquiéter. C’est
ainsi que les dirigeants français de tous bords ont analysé le
taux record d’abstention (70  %) du référendum
constitutionnel du 24  septembre 2000. Autrement dit, la
démocratie pacifiée, c’est celle qui s’est débarrassée de ces
encombrants citoyens qui croient que la décision politique
peut avoir une influence sur leur destin. Même si la
démocratie parlementaire d’antan n’était pas fameuse, elle
présentait encore l’avantage de mettre face à face le
candidat et l’électeur presque sur un pied d’égalité  : le
candidat devait «  mouiller sa chemise  », aller sous les
préaux d’école pour tenir réunion publique (souvent
contradictoire) et essuyer les remontrances, les quolibets et
éventuellement les légumes pourris des citoyens
mécontents. Au moins le temps d’une campagne se
rétablissait une espèce d’égalité entre les gouvernants et
les gouvernés, égalité qui tenait au fait qu’ils se voyaient
mutuellement, à hauteur d’homme. La démocratie
cathodique institue l’absolue séparation et l’inégalité la plus
radicale  : les gouvernés sont appelés à contempler l’image
des gouvernants qui, de leur côté, ne voient pas les
gouvernés. Le dispositif même qui organise le forum public
en dit long sur la réalité de l’égalité politique formelle
comme paravent de la plus grande inégalité. On rétorquera
que les élus doivent faire campagne, aller au contact de
l’électeur, «  sur le terrain ». L’électorat est un «  terrain » !
En vérité, au rapport politique qui est celui qui s’instaure sur
un forum, se sont substitués les nouveaux modes de
campagne électorale essentiellement fondés sur des
rapports personnels  : fonction d’«  assistante sociale  » des
députés et autres élus, visites privées aux individus pour
parler de leurs problèmes privés. Ainsi, quand le gouvernant
se rend «  sur le terrain  », c’est non pas pour essayer de
faire vivre la démocratie, mais dans le cadre de rapports qui
sont typiquement des rapports féodaux.
 
Traditionnellement, les défenseurs de la démocratie
représentative font des partis l’intermédiaire entre la
représentation et la volonté populaire. Ce fut
essentiellement le rôle attribué aux partis démocratiques,
en particulier aux partis de gauche qui se voulaient les
représentants des classes les plus pauvres. Si,
incontestablement, ces partis ont été des moyens
d’ascension sociale pour certains éléments issus de la
classe ouvrière –  encore que cette fonction se soit
singulièrement affaiblie  –, pour autant, ces partis ne sont
pas des moyens d’expression et d’intervention politique des
classes qu’ils prétendent représenter. Leur ralliement à la
démocratie parlementaire s’est opéré précisément au nom
de cette capacité qu’auraient les partis ouvriers à influer de
façon décisive sur le pouvoir politique 3. Mais ils ne peuvent
qu’en reproduire en les aggravant les défauts. Dès avant la
Première Guerre mondiale, Robert Michels, dans un livre
célèbre, analysait le processus de bureaucratisation des
partis soi-disant révolutionnaires. La construction d’un
appareil politique professionnel, rendu indispensable pour
permettre l’expression politique des ouvriers, aboutit
exactement à l’inverse de ce qui était visé :

… tous ces instituts d’éducation destinés à fournir des


fonctionnaires au parti et aux organisations ouvrières
contribuent, avant tout, à créer artificiellement une
élite ouvrière, une véritable caste de cadets,
d’aspirants au commandement des troupes
prolétariennes 4.

Analysant ces problèmes, Cornélius Castoriadis écrivait :

Brièvement parlant, la bureaucratisation a signifié que


le rapport social fondamental du capitalisme, le
rapport entre dirigeants et exécutants, s’est reproduit
au sein du mouvement ouvrier lui-même, et cela sous
deux formes. D’un côté, à l’intérieur des organisations
ouvrières, qui ont répondu à leur extension et à la
multiplication de leurs tâches en instaurant une
division du travail de plus en plus profonde qui a
abouti à la cristallisation d’une nouvelle couche de
dirigeants séparés de la masse des militants
désormais réduits au rôle d’exécutant. D’un autre
côté, entre les organisations et le prolétariat  : la
fonction qu’ont graduellement assumée les
organisations a été de diriger la classe ouvrière dans
son intérêt bien compris – et la classe ouvrière a
accepté, la plupart du temps, de s’en remettre aux
organisations et d’exécuter leurs consignes 5.

L’évolution de ces organisations au cours des dernières


décennies a amplifié ces tendances et confirmé les
pronostics les plus pessimistes, au point qu’une partie
importante de la classe ouvrière a rompu le lien avec ces
organisations qui fonctionnent de plus en plus comme des
appareils bureaucratiques de «  professionnels  » de la
politique sans assise populaire réelle.
 
La transformation de la démocratie représentative en
show médiatique, l’introduction des méthodes du marketing
et de la communication ont vidé le débat public de toute
substance. Les candidats doivent savoir se vendre, et les
sondeurs déterminent quels sont les produits vendables. Il
est très curieux de remarquer que la démocratie
représentative semble triompher partout au moment où elle
semble être entrée dans une phase de décomposition dont
personne ne voit ce qui pourrait l’enrayer. Cela ne veut pas
dire que le peuple renonce à prendre la parole et que les
vieilles revendications de la justice sociale soient enterrées.
Mais cette prise de parole s’effectue désormais dans la rue,
par des mouvements qui paralysent le pays –  c’est
particulièrement net en France – comme autant de flambées
encore sans lendemain sur le plan politique. C’est aussi,
aussi curieux que cela puisse paraître pour des esprits qui
ne raisonnent que de façon binaire, l’explication de la
montée des partis «  populistes  », «  nationalistes  » à
connotation plus ou moins fortement xénophobe, dans la
plupart des pays d’Europe. On a baptisé assez hâtivement
ces mouvements de l’épithète «  fasciste  », ce qui
fonctionne ici surtout comme moyen d’interdire de les
penser sérieusement. En réalité, ces partis obtiennent
massivement leurs suffrages non seulement dans les
classes moyennes conservatrices traditionnelles, mais
surtout dans les rangs ouvriers. C’est le cas du FPÖ
autrichien (qui fait jeu égal avec la social-démocratie dans
les rangs ouvriers) ou encore celui de Forza Italia et de son
alliée, la Lega, qui trouvent leurs bastions dans l’Italie du
Nord industrielle. L’explication est que ces partis sont
«  instrumentalisés  » par une large fraction de l’électorat
ouvrier comme un moyen de bousculer un jeu parlementaire
sur lequel il n’a aucune prise. Ici, la démocratie
représentative s’est donc transformée en une version
coûteuse d’un jeu de foire, le jeu de massacre.
La crise profonde de la démocratie représentative est
donc patente. L’autosatisfaction des dirigeants politiques ne
saurait la dissimuler. La profusion du vocabulaire de la
«  citoyenneté  » dans le discours public signifie, selon les
principes de la novlangue, que la citoyenneté est en train
d’être détruite et le citoyen remplacé par le consommateur.

2. DÉMOCRATIE DIRECTE ET DÉMOCRATIE RADICALE

Dès la Révolution française, cette tension entre les


représentants et le peuple se manifeste. La Convention
siège sous la pression des clubs et des sections. Le conflit
entre «  bourgeois  » et «  sans-culottes  » en est une
expression des plus claires. Et si l’histoire de France post-
révolutionnaire nous apparaît souvent comme un conflit
entre la République et ses ennemis, ce conflit se double à
l’évidence d’un conflit à l’intérieur du camp républicain
entre les égalitaristes, qui exigent l’effectivité du pouvoir
populaire, et ceux qui, au nom de la démocratie
représentative, transforment l’égalité formelle en inégalité
stabilisée entre les gouvernants et les gouvernés.
Les tentatives de faire revivre l’idéal antique d’une
démocratie fondée sur l’action sont toutes liées aux
insurrections ouvrières de ce siècle. Il faut entendre «  ce
siècle » au sens large en lui adjoignant la Commune de Paris
qui a fêté son centenaire depuis déjà pas mal de temps et
qui constitue la première tentative d’un retour à une
démocratie directe, sous le contrôle permanent du peuple.
Les soviets russes de 1905 et 1917, les conseils allemands
et hongrois de 1918-1919, l’insurrection ouvrière de Berlin-
Est en 1953, la révolution hongroise des conseils de 1956 et
de nombreux exemples encore constituent les points
saillants où l’on voit resurgir dans toute sa pureté la vieille
affirmation démocratique au sens plein, en opposition non
seulement avec les systèmes autocratiques et dictatoriaux,
mais aussi avec les formes parlementaires de la république.
Ces formes de démocratie directe semblent
particulièrement bien adaptées aux périodes d’insurrection,
aux périodes où le peuple reprend la parole qui lui avait été
retirée et part à l’assaut du pouvoir. Placés sous la
surveillance directe des citoyens, les mandataires ne
peuvent louvoyer, tergiverser, négocier des compromis
secrets avec leurs adversaires. Ces structures de
démocratie directe sont essentiellement dynamiques : elles
ne fonctionnent que dans la dynamique d’un mouvement
qui va en s’amplifiant, qui doit déjouer les pièges, et dans
lequel chacun apprend en quelques jours à devenir un
politique, au sens le plus noble du mot. Dans les comités
d’usine, dans les conseils ouvriers, dans la Commune de
Paris de 1871, d’un seul coup le plus humble des
travailleurs, le moins instruit, le moins habitué à l’art de la
parole devient l’égal de « Monsieur le Député » ou du chef
du syndicat, et se retrouve face à face, à hauteur d’homme,
avec les représentants des classes dominantes.
Cette espèce d’ivresse sacrée – d’enthousiasme au sens
étymologique  – qui saisit les organes de la démocratie
directe dans la phase ascendante du mouvement n’a pas
d’autre origine  : l’égalité des hommes libres s’y réalise.
Provisoirement, on ne le sait que trop. Mais ce qui est
d’ordinaire enfoui sous l’épaisse couche de la routine, des
vaines craintes et des dures nécessités de la vie qui
réduisent la vie humaine à la simple reproduction de la vie,
tout ce qui fait l’humanité de l’homme peut resurgir, les dos
courbés se redressent et on commence à respirer l’air des
sommets. La liberté ne peut exister qu’entre égaux et ce
que réalisent les mouvements insurrectionnels à travers leur
auto-organisation, c’est précisément cette égalité instable
entre les classes sociales, c’est précisément ce
renversement des hiérarchies et du système de la
domination. Mais ce renversement s’effectue en constituant
un nouvel espace public, un espace où apparaît la condition
humaine comme «  pluralité  », ainsi que le dit Hannah
Arendt, un espace où les individus peuvent «  se voir  »,
condition essentielle de l’exercice démocratique.
La prise de parole n’est pas une espèce d’injonction
intemporelle, ni même un «  droit  ». Elle s’impose toujours
dans une situation de lutte, de conflit plus ou moins violent
entre les classes sociales. Les marxistes traditionnels aussi
bien que leurs adversaires conçoivent souvent la lutte des
classes simplement comme une lutte d’intérêts, un conflit
pour « le partage du gâteau », centré sur la question de la
distribution découlant de la structure économique. Cette
conception est extrêmement réductrice  : ce qui s’exprime
dans cette lutte, dès qu’elle atteint un certain niveau, est
directement politique et renvoie à la manière dont une
société peut se constituer elle-même, s’auto-instituer.
La valeur de la démocratie directe tient à sa dynamique.
Mais, presque par définition, cette dynamique ne peut pas
être permanente. Le conflit doit trouver une issue, et une
nouvelle stabilisation institutionnelle s’établit. Si les
philosophes ont souvent célébré les vertus du conflit –
  d’Héraclite à Hegel et Marx  –, le propre du conflit est qu’il
met fin au conflit, ou au moins y tend. Par conséquent, la
représentation politique reprend le dessus. Car si vivre dans
une démocratie consiste à être tour à tour gouvernant et
gouverné, il est impossible à long terme d’être
simultanément gouvernant et gouverné  ! D’abord, parce
que l’état de tension –  de fusion, pour reprendre une
expression de Sartre  – ne peut persister sans épuiser sa
propre matière. Ensuite, parce que les nécessités de la vie
ne peuvent être éternellement suspendues : l’homme ne vit
pas que de politique. C’est pourquoi, si la démocratie
directe, dans toute sa pureté, ne peut figurer comme régime
politique effectif stable, elle reste cependant un idéal
régulateur, une référence en dernier recours.
Comment cette tension peut-elle trouver une solution
dans nos sociétés modernes complexes  ? C’est à cette
question que cherche à répondre Habermas avec l’idée
d’une «  démocratie radicale  », sans que sa solution soit
vraiment convaincante. Si l’on admet que la représentation
est difficile à éviter, parce que nous ne sommes plus à
Athènes et parce que les citoyens de nos sociétés modernes
n’ont pas des esclaves pour pourvoir à leurs besoins et leur
apporter à boire et à manger quand ils ont trop parlé, il
reste que les efforts de ceux qui se disent attachés à la
démocratie devraient tendre au renouveau et au
renforcement de toutes les formes de démocratie directe.
On a valorisé le mouvement associatif, mais ce mouvement
ne peut représenter une alternative au politique ; il ne peut
que pallier les insuffisances des institutions politiques, tant
bien que mal, et gérer le quotidien. La démocratie signifie la
participation à la prise de décision et pas seulement le
développement de lieux de débat public –  à quoi l’on
pourrait croire que se réduisent les propositions de
Habermas. Or, comme on le verra plus loin, l’évolution des
régimes démocratiques tourne résolument le dos à cet
appel à la participation des citoyens à la prise de décision,
en proclamant d’une part que, étant donné la complexité
d’un monde de plus en plus mondial, il est impossible de
prendre des décisions dans des assemblées élues – réduites
ainsi au statut de salons de thé pour bavards politiques – et
d’autre part en vidant de toute souveraineté ces structures
démocratiques. La multiplication des instances
consultatives et des assemblées sans pouvoir a
évidemment un but  : fabriquer du consensus autour de
décisions qui sont prises ailleurs. Ainsi, les établissements
d’enseignement secondaire public sont-ils des
«  établissements publics  » disposant de leur conseil
d’administration, votant le budget, approuvant le règlement
intérieur, etc. Voilà de la «  démocratie  » au plus près du
«  terrain  ». Mais le budget est imposé par la tutelle
administrative, et si le conseil d’administration le refuse, il
s’appliquera tout de même. Autrement dit, ce conseil
d’administration représentatif de la «  communauté
scolaire  » est là pour approuver les décisions prises au
niveau supérieur. Nos démocraties représentatives
modernes sont de cette sorte  : les lieux d’expression, de
prise de parole, les lieux fondés sur l’éthique
habermassienne de la discussion prolifèrent, à mesure
qu’augmente l’impuissance du citoyen qui, au fond, ne peut
plus trancher que pour «  l’insignifiant et l’inoffensif  », ainsi
que l’aurait dit Max Stirner.
On peut, certes, tenter de penser des formes plus
démocratiques qu’aujourd’hui  : raccourcissement des
mandats, non-cumul strict, dispositions légales pour
favoriser la participation des citoyens au débat politique,
obligation pour les élus de rendre compte de leurs mandats
en cours d’exécution, référendum d’initiative populaire, etc.
Mais l’essentiel est ailleurs  : la démocratie directe a son
fondement dans l’idée de souveraineté du peuple, c’est-à-
dire dans l’aptitude à décider. Si les organes de la
démocratie, quoi qu’on fasse, ne peuvent plus rien décider
et, en particulier, ne peuvent plus rien décider de sérieux en
matière de justice sociale, au motif que celle-ci ne serait
que le solde laissé par l’économie de marché, alors toutes
les mesures de revitalisation du débat démocratique et
d’encouragement des citoyens à la participation ne seront
que des gadgets. Donc, pas de démocratie radicale sans
redéfinition de la souveraineté comme forme politique de
l’autonomie du citoyen.

3. LA DÉMOCRATIE SOCIALE
Les trop grandes inégalités sociales, les conflits d’intérêts
trop vifs rendent chimérique l’idéal démocratique du Contrat
social, un régime «  fait pour des dieux  ». Comme on vient
de le dire, la démocratie représentative, bien que
proclamant l’égalité politique, ne fait, pour l’essentiel, que
reproduire les divisions sociales. Autrement dit, la résolution
de la question de l’égalité démocratique sur le plan politique
suppose l’égalisation des conditions des groupes sociaux qui
composent la nation. Or, cette égalisation ne concerne pas
seulement le niveau de vie mesuré en termes de biens de
consommation. Plus important peut-être est l’égalisation en
termes de pouvoir sur sa propre vie et de pouvoir partagé
avec les autres. Si l’inégalité entre gouvernants et
gouvernés, entre décideurs et exécutants est une injustice
au regard des principes fondamentaux dont presque tout le
monde se réclame aujourd’hui, cette inégalité n’est jamais
aussi criante que dans le cadre du travail. Marx caractérise
très clairement le régime intérieur de l’entreprise capitaliste
comme un despotisme, terme qui désigne le rapport du
maître à ses esclaves. Ce despotisme est la conséquence
directe de la soumission du travail au capital, soumission
formelle d’abord –  les ouvriers sont placés sous un
commandement unique  – et soumission réelle par
l’introduction d’un procès de production propre au mode de
production capitaliste.
La revendication du contrôle des producteurs sur le
procès de production –  donc l’abolition de la division entre
décideurs et exécutants sur le terrain même de la
production – est ainsi une des conditions pour qu’on puisse
parler d’égalité et de démocratie. Il ne peut s’agir des
dispositifs managériaux qu’on a vu prospérer dans les
années  80. Les «  cercles de qualité  », les nouvelles
organisations avec raccourcissement de la ligne
hiérarchique, la direction par objectif et l’autonomie
accordée à l’encadrement inférieur et à certains employés
ne visent pas à reconnaître les compétences et le droit des
ouvriers à participer à la direction du processus de
production, mais au contraire à améliorer le contrôle et la
domination de la direction sur les travailleurs. Les cercles de
qualité ont fonctionné –  quand ils ont fonctionné  –
essentiellement comme moyen pour achever l’expropriation
du travailleur de son savoir-faire. Le raccourcissement de la
ligne hiérarchique s’inscrit dans une politique générale de
transformation du gouvernement des entreprises (la
corporate governance). Alors que l’entreprise capitaliste des
Trente Glorieuses est un énorme système
technobureaucratique (voir les analyses de J.K. Galbraith),
l’entreprise de la prétendue « nouvelle économie » est sous
le contrôle étroit des actionnaires qui n’ont aucune intention
de laisser leur part de la plus-value à un encadrement qui
prolifère. Le raccourcissement de la ligne hiérarchique
présente un autre avantage  : la surveillance traditionnelle
(contremaîtres, petits chefs) s’est révélée à la longue peu
efficace. Créer un système qui oblige le travailleur à se
surveiller lui-même, à s’imposer lui-même la cadence, à
devenir son propre contremaître, voilà quelque chose qui
peut se révéler à la fois économique et efficace. Toutes les
enquêtes, notamment celles réalisées par les médecins du
travail, l’attestent  : la transformation de l’autoritaire
« gestion du personnel » en une « direction des ressources
humaines  » formée aux méthodes du management
moderne a abouti à une augmentation générale de la
pression exercée sur les salariés, à la multiplication du
stress et des maladies professionnelles qui en découlent et
finalement à un asservissement encore plus grand du
travailleur aux conditions du travail 6.
La démocratie sociale ne peut résider uniquement dans
les systèmes de protection et d’assistance qui ont été mis
en place par l’État-providence. Elle exige encore que le
travailleur puisse décider dans son travail et ne soit pas
soumis à l’arbitraire du capitaliste. Cette démocratie sociale
peut prendre deux formes : 1) celle du « contrôle ouvrier »
qui suppose que les travailleurs aient accès aux livres de
compte et puissent faire valoir leur position sur les
orientations stratégiques  ; 2)  l’administration directe de
l’entreprise par les travailleurs, dont la formule classique est
celle de la coopérative ouvrière. En dépit des objections du
néolibéralisme, je crois que ces deux orientations sont
légitimes et constituent les éléments indispensables d’une
reconstruction d’une politique de l’émancipation.
C’est à la satisfaction de la première revendication que
répondaient les avancées vers la cogestion (en Allemagne
principalement), l’extension du rôle des comités
d’entreprise et les «  droits nouveaux des travailleurs  » que
devaient instituer les lois Auroux en France. La plupart des
militants et des théoriciens de la gauche radicale
considèrent comme des pièges ces systèmes institutionnels
de cogestion ou de contrôle par le biais de délégués. Sans
doute ont-ils largement raison. Il reste que ces divers
dispositifs législatifs reconnaissent, à leur manière, le droit
des travailleurs à intervenir dans la direction des
entreprises. Il faut ajouter que la nouvelle corporate
governance venue des pays anglo-saxons vise au contraire
à reprendre le contrôle sur la technobureaucratie des
entreprises, mais aussi à redonner aux actionnaires – c’est-
à-dire à des propriétaires dégagés des obligations de la
propriété – l’intégralité du pouvoir de direction.
En ce qui concerne la deuxième revendication, celle du
gouvernement direct de l’entreprise par les salariés, sa
légitimité peut être établie de plusieurs manières.
L’argument généralement opposé est celui de l’efficacité  :
en tant que salariés, les travailleurs auront naturellement
tendance à arbitrer en faveur des salaires et des conditions
de travail quand il s’agira de savoir comment on utilisera les
profits, et un tel arbitrage affaiblirait à long terme
l’entreprise qui se trouverait en situation de sous-
investissement et donc désarmée face à la concurrence. Ce
qui expliquerait les difficultés sérieuses qu’a rencontrées
dans les temps récents le mouvement coopératif. À ces
arguments, on peut répondre sur plusieurs plans :
1. La capacité des travailleurs à diriger l’économie a été
prouvée par les succès du mouvement coopératif,
principalement dans le domaine des coopératives de
consommation, mais pas seulement. On peut également lui
adjoindre la puissance du mouvement mutualiste.
2. Le mouvement coopératif a subi les mêmes difficultés
que toutes les autres entreprises et il n’y a sans doute pas
eu proportionnellement plus de «  morts  » dans ce secteur
que dans le secteur capitaliste classique.
3. Les échecs du mouvement coopératif s’expliquent
souvent par le manque de démocratie directe  : les
travailleurs se trouvent progressivement écartés de la
direction au profit d’un appareil managérial qui s’émancipe
de tout contrôle.
Pour l’essentiel, les arguments contre la direction des
entreprises par les travailleurs sont en fait des arguments
dirigés contre la démocratie en général. Il est, en effet,
beaucoup plus facile d’être « compétent » et de trancher en
connaissance de cause dans les affaires de sa propre
entreprise que dans les affaires de l’État, qui sont infiniment
plus complexes. Si donc les travailleurs sont incapables de
se mêler des affaires de leur entreprise, ils sont donc,
a  fortiori, encore plus incapables de se mêler des affaires
politiques qui doivent être réservées aux «  spécialistes  ».
C’est pourquoi il y a un lien entre le refus du «  pouvoir
ouvrier  » dans l’entreprise et la conception soi-disant
libérale de l’État comme appareil de gestion des affaires
communes de la bourgeoisie, pour reprendre la définition
marxiste classique de l’État bourgeois.
Inversement, pour penser véritablement la démocratie
comme égalité politique de tous les citoyens, il faut poser la
question cruciale de l’égalité dans le domaine économique,
non pas seulement l’égalité – ou l’égalisation – des salaires
et des revenus, mais aussi et surtout l’égalité dans le
pouvoir de décision sur le plan de la production des
conditions de vie. C’est pourquoi Marx affirme que la liberté
élémentaire, sur ce plan, consiste pour les producteurs à ne
pas subir les conditions de la production mais à les maîtriser
rationnellement, à travers l’association des producteurs. Ou
encore, pour reprendre une très vieille idée, la république
n’est véritablement la chose publique que lorsqu’elle est
république sociale.

2. La souveraineté du peuple
Par construction, pourrait-on dire, les principes de liberté
et d’égalité sont universalistes. Cependant, ils n’existent
effectivement que dans un espace public délimité, celui
dans lequel ils se sont historiquement affirmés, à savoir
l’État-nation tel qu’il est issu de l’effondrement des
systèmes monarchiques féodaux et des empires
traditionnels. Il semble qu’il y ait là une contradiction entre
le cosmopolitisme auquel tend «  naturellement  » le grand
mouvement d’émancipation multiséculaire et ses
expressions nationales.
La question du dépassement de l’État-nation est posée
depuis longtemps déjà. Elle a été posée, si on veut bien y
réfléchir, au moment même où le mouvement national
semblait atteindre son apogée en Europe. La concomitance
des mouvements révolutionnaires dans toute l’Europe au
cours de l’année 1848 est plus qu’un symbole, puisque tous
ces mouvements, à des degrés divers, combinent en réalité
deux mouvements : l’un, démocratique bourgeois, diront les
marxistes, qui en reste à la revendication de la constitution
de la nation et à la revendication de la liberté  ; l’autre où
pointent les revendications propres des classes exploitées, y
compris contre les bourgeois patriotes et démocrates. La
France est, de ce point de vue, l’exemple le plus clair et le
plus cruel. L’euphorie patriotique de février fera bientôt
place aux journées de juin. La garde nationale
«  républicaine  » fournira les fusilleurs des ouvriers qui
réclament le droit au travail. Ce télescopage violent de deux
périodes, de deux époques historiques même, dit bien, à sa
manière, que la question n’est déjà plus la question de la
liberté de la nation, que nous ne sommes plus en 1789 ni à
Valmy et que répéter l’histoire pour la deuxième fois, c’est
en faire une farce, sanglante peut-être comme peuvent
l’être les farces. Si l’on croit à une vision linéaire de
l’histoire, la messe est dite. Le temps des nations est
dépassé  ; nous sommes arrivés au moment où la question
de la construction d’un ordre juridique mondial est posée.
Pourtant, cette vision linéaire, héritière d’un
progressisme simpliste dont nous devons faire notre deuil,
ne correspond pas à notre réalité. Faire son deuil de la
nation et de l’État-nation, c’est faire son deuil de la
souveraineté populaire et donc non pas progresser vers un
ordre juridique supérieur au «  concert des nations  » mais
régresser vers quelque chose qui pourrait s’apparenter à
l’ordre impérial. La question de la souveraineté, en effet, est
devenue –  ou redevenue  – une question centrale de la vie
politique  : extension du rôle des organisations
internationales avec l’invocation de plus en plus fréquente
du « droit d’ingérence » lors des derniers grands conflits sur
l’arène internationale, création d’autorités supranationales
avec les nouveaux traités européens, etc. Contre les
«  progrès de la conscience universelle  », les
«  souverainistes  » seraient d’indécrottables archaïques qui
veulent défendre le droit pour les gouvernements
dictatoriaux d’opprimer leurs propres peuples et ne croient,
sur le plan de la politique mondiale, qu’à la guerre de
chacun contre chacun.
Si l’on sort des clichés, il y a cependant un véritable
débat qui porte sur deux questions  : 1)  La démocratie est-
elle pensable en dehors du concept de souveraineté ? 2) La
construction d’un ordre international pacifique, fondé sur le
droit, suppose-t-elle la liquidation du concept de
souveraineté  ? Autrement dit, les droits de l’homme
exigent-ils qu’on en finisse avec les droits des nations  ? En
réponse à ces deux questions, je voudrais montrer : 1) que
la démocratie ne peut se penser qu’à partir du concept de
souveraineté  ; que toutes les oligarchies ont cherché,
depuis la révolution américaine, à limiter l’expression de la
volonté du peuple, pour réduire la démocratie à la
protection des droits du «  bourgeois égoïste  »  ; 2)  que
l’ordre international, loin de supposer la liquidation de la
souveraineté, la présuppose, sauf à remplacer l’ordre
juridique par l’ordre impérial, ou encore que l’égalité
juridique des citoyens à l’intérieur de la nation trouve son
complément naturel dans ce que Kant appelle «  droit des
gens  », par quoi il entend les droits nationaux  ; 3)  que
l’alternative réelle, à laquelle nous sommes confrontés
aujourd’hui, n’est pas entre droit international et
souveraineté mais entre souveraineté et dictature de
l’oligarchie technocratique et financière.

1. LE PRINCIPE DE TOUTE SOUVERAINETÉ


«  Le principe de toute souveraineté réside
essentiellement dans la nation  », dit l’article  III de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789,
qui ajoute  : «  Nul corps, nul individu ne peut exercer
d’autorité qui n’en émane expressément.  » Il est assez
curieux d’observer qu’une certaine représentation
idéologique des droits de l’homme, qui a submergé
l’essentiel du débat public, impose la négation d’un des
principes fondamentaux des droits de l’homme tels qu’ils
ont été pensés il y a plus de deux siècles. Ce n’est pas le
seul  : la théorie médiatico-politique des droits de l’homme
est la mise en pièces du droit, comme on le verra plus loin.
Il y a ici, cependant, quelque chose d’important  : les
antisouverainistes se réclament des institutions
supranationales ou transnationales. Quelles sont celles de
ces institutions qui émanent «  expressément de la
nation  »  ? Si l’on pose cette question, la légitimité de
nombre de ces institutions se révélera vite douteuse, et
c’est pourquoi on doit mettre de côté cet article III.
Mais que voulaient donc dire nos « pères fondateurs » en
affirmant  : «  Le principe de toute souveraineté réside
essentiellement dans la nation  »  ? Quelque chose de très
simple  : la seule autorité légitime à laquelle nous devons
obéissance, c’est nous-mêmes  ! Le mot «  liberté  » ne peut
pas avoir d’autre sens, quand on se place sur le terrain
politique. Mais comme il faut vivre en société, pour
bénéficier des avantages de l’union, nous ne pouvons pas
nous contenter d’agir selon notre gré, suivant notre liberté
naturelle. N’obéir qu’à soi-même prend donc un sens
nouveau  : il s’agit d’obéir à la volonté générale, à la
condition que tous les participants à la formation de cette
volonté générale soient sur un pied d’égalité leur
permettant d’être à la fois gouvernants et gouvernés –
 gouvernants quand ils participent à la formation de la loi et
gouvernés en tant qu’ils acceptent cette loi. Et c’est ainsi
qu’en obéissant à tous, on n’obéit qu’à soi-même. La liberté
des citoyens exige la souveraineté politique de la nation.
Deux positions alternatives sont possibles. Soit on considère
que la liberté du citoyen dans le contrat social national est
contradictoire avec le droit cosmopolitique –  et, par
conséquent, il faut aujourd’hui envisager une citoyenneté
mondiale et donc un État mondial. Soit on considère que
cette liberté politique est potentiellement tyrannique –  et il
faut l’encadrer, la limiter, la mettre en liberté surveillée ou
créer des systèmes qui la privent de toute efficacité. C’est la
position qu’ont toujours défendue, contre la Révolution
française, les libéraux conservateurs, les partisans du
suffrage censitaire, des monarchies constitutionnelles, de
« l’État organique », etc.
Le pouvoir du peuple est dénoncé comme quelque chose
de terrifiant et d’irrationnel qu’il faut juguler et soumettre
aux directives raisonnables des institutions conçues par les
techniciens du pouvoir. Les néolibéraux sont partisans de
l’État de droit, mais, pour eux, l’État de droit n’inclut pas
nécessairement la liberté politique pour tous. Ainsi, chez
Hayek et ses disciples, la seule véritable liberté est la liberté
du commerce et celle que procure la propriété. Être libre, ce
n’est pas participer à la formation de la volonté générale,
mais pouvoir choisir entre plusieurs marques de céréales
pour son petit déjeuner. Être libre, c’est seulement pouvoir
disposer de sa personne et de ses biens. Alors que la
politique déchaîne les passions, le commerce et l’économie
pacifient les hommes et sont seuls capables de les
contraindre à mener une vie morale (cf. supra). Sous une
autre forme, l’idée de souveraineté est rejetée comme un
résidu de la monarchie –  ce sont les penseurs de la
monarchie absolue (Bodin, par exemple) qui définissent, les
premiers, ce concept de souveraineté, contre la puissance
des grands féodaux, mais surtout contre la puissance de
l’Église et de l’ordre théologico-politique. De ce dernier
point de vue, en effet, la souveraineté est impie puisqu’elle
suppose que les hommes sont les maîtres de leur propre
vie, qu’ils peuvent s’auto-instituer comme communauté et,
par conséquent, ne pas se soumettre à la seule autorité qui
vaille, celle de Dieu connue par l’intermédiaire de l’Église.
S’il y a bien un catholicisme nationaliste en France, il fut
plus une instrumentalisation du catholicisme comme
hiérarchie et comme principe d’autorité qu’un véritable
catholicisme (universaliste, par définition). Ainsi, ce
nationalisme catholique put-il même se penser comme un
catholicisme athée 7. La méfiance des courants chrétiens à
l’égard de la souveraineté explique aussi pourquoi les
démocrates-chrétiens sont les plus fervents partisans de la
construction européenne. Ainsi, le concept de souveraineté
se trouve attaqué de deux côtés en apparence opposés  :
par la gauche anti-étatiste, dont l’internationalisme est
devenu un mondialisme, et par une droite conservatrice, qui
voit dans l’État souverain (c’est-à-dire indépendant des
hiérarchies religieuses) l’incarnation du diable.
 
Il y a effectivement des dangers dans l’idée de
souveraineté, y compris quand elle désigne uniquement la
volonté du peuple. Le pouvoir souverain est souvent conçu
comme un pouvoir sans limites, et par conséquent il n’y
aurait pas d’autre moyen de défendre la liberté que de
limiter ce pouvoir. La philosophie de Montesquieu part de
cette idée : seul un pouvoir peut limiter un autre pouvoir, et
la séparation des pouvoirs est le système qui permet que
n’existe aucun pouvoir souverain tout en assurant l’ordre
social. Hélas, cette équation miraculeuse se révèle du
même genre que le mouvement perpétuel. Bien qu’inscrite
dans la plupart des constitutions démocratiques, la
séparation des pouvoirs n’est, pour l’essentiel, qu’une
apparence, et la toute-puissance du pouvoir politique est la
réalité des États les plus démocratiques. Évidemment, cela
ne se voit guère en période de calme, les apparences
peuvent être préservées ; mais dès que la situation se tend,
la réalité des rapports de force se manifeste dans une
lumière crue. En temps de guerre ou de préparation à la
guerre, tout est permis au nom de la « sécurité nationale ».
Mais on aurait tort de voir là quelque chose d’exceptionnel.
En temps de paix aussi, tout est permis. Les États-Unis sont
un des modèles de cette séparation des pouvoirs. Et
pourtant, la police fédérale et l’Agence de sécurité nationale
peuvent légalement, et sans le moindre contrôle, violer les
droits de l’homme les mieux garantis (par exemple, ceux
concernant la protection de la vie privée). La justice y est
une parodie de justice pour ceux qui n’ont pas l’argent
nécessaire pour s’offrir un avocat vedette. Et le pouvoir
populaire appartient en fait aux «  caucus  » des grands
partis, lesquels se gagnent à coups de millions de dollars.
On pourrait faire des constatations semblables pour les pays
d’Europe. La question se pose de savoir si ceci est une
dérive qu’on pourrait corriger en revenant à l’État
constitutionnel «  pur  » ou si la séparation des pouvoirs est
impossible par essence. Chez le libéral Montesquieu, ce
système peut marcher parce qu’il est adapté à une société
qui se civilise, se pacifie, se purifie des passions politiques
dans le commerce. Que la défense du «  commerce  »
nécessite la puissance de l’État, formant la base du partage
du monde par le colonialisme et ait débouché sur deux
guerres mondiales, voilà ce que l’utopiste libéral
n’envisageait pas. En vérité, un pouvoir politique se
construit toujours comme un pouvoir souverain. De ce point
de vue, c’est du réalisme de Hobbes qu’il faut partir. Reste à
savoir quel genre de pouvoir souverain est acceptable (et
légitime) et l’on retombe alors sur la réponse de Rousseau.
 
Retenons cependant deux objections majeures contre la
souveraineté populaire  : 1)  la loi majoritaire conduit à
l’oppression de la minorité  ; 2)  la souveraineté se
transforme en nationalisme.
L’objection 1 tombe vite. Si la souveraineté découle de la
Déclaration des droits, elle suppose donc le respect des
Droits, donc le respect des droits de tous. La loi majoritaire
n’est légitime que lorsqu’elle se conforme au pacte
fondamental qui donne sa valeur à la loi majoritaire elle-
même. Si la loi majoritaire violait le principe d’égalité, la
révolte contre la loi majoritaire serait légitime. C’est bien
pourquoi, dans les démocraties modernes, il est impossible
de tenir pour absolue l’autorité de la loi votée par le
Parlement. En général, la loi est censée exprimer la volonté
générale à laquelle tous doivent se plier. Cependant, comme
cette volonté générale ne s’exprime pas dans les conditions
rousseauistes idéales, mais dans les conditions très
imparfaites de la démocratie représentative, comme nous
ne sommes pas dans des sociétés justes, mais seulement
dans des sociétés à peu près justes ou pas trop injustes,
pour parler comme Rawls, la loi votée par les représentants
peut entrer en conflit avec le principe d’égalité ou, du
moins, certaines catégories de citoyens peuvent estimer
que leurs droits légitimes sont violés. Par conséquent, la
grève et la manifestation contre une loi légalement adoptée
n’ont rien de contraire aux principes de la démocratie et de
la souveraineté populaire  ; bien au contraire, la prise de
parole dans la rue fait partie des moyens par lesquels la
souveraineté populaire peut s’exprimer. Donc, la
souveraineté populaire inclut nécessairement les garanties
juridiques et les moyens de protection de tous les groupes
qui composent le peuple.
La démocratie, ce n’est jamais seulement le vote à la
majorité –  qui parfois peut même se transformer en une
trahison sinistre de la démocratie. La démocratie, c’est
l’égalité des droits et «  l’amour de la loi  », comme aurait
encore dit Rousseau, car ce sont l’égalité des droits pour
tous et l’amour de la loi qui rendent possible le vote
majoritaire et lui donnent valeur pour tous. Par conséquent,
ceux qui critiquent les dangers de l’idée de souveraineté le
font au nom d’une idée étriquée et fausse de la démocratie.
 
En ce qui concerne l’objection  2, il est vrai que toute
organisation politique suppose une séparation initiale entre
ceux qui en font partie et ceux qui n’en font pas partie,
entre l’intérieur et l’extérieur, et cette séparation, si les
circonstances la radicalisent ou la pervertissent, peut
engendrer xénophobie, chauvinisme, racisme. Cependant,
ces dangers ne sont pas inhérents à la conception
souverainiste du politique, mais au politique lui-même. Le
mot «  politique  » vient d’un verbe grec qui signifie «  bâtir
des murs ». Une cité, c’est quelque chose qui est entouré de
murs inviolables. Qui viole cette frontière doit être mis à
mort comme Remus est mis à mort par Romulus pour avoir
franchi la ligne sacrée. C’est précisément là-dessus que
s’appuient le « secret défense », la discipline militaire et les
prérogatives «  régaliennes  » de l’État. À tort ou à raison,
légitimement ou pas. Mais c’est bien toujours ce caractère
sacré de la frontière qui enclôt l’espace politique qui sépare
les affaires étrangères du domaine du ministre de l’Intérieur.
Bref, pas d’État sans limite de l’État. La seule critique
cohérente du souverainisme, de ce point de vue, est la
critique de l’anarchisme individualiste à la Stirner. Notons
par exemple que, bien qu’antisouverainiste officiellement, la
construction européenne a établi une claire séparation entre
les Européens et les non-Européens, qui sont traités selon
des règles communes dans toute une série de domaines : le
droit de vote aux élections locales est exigé pour tous les
résidents européens, pas pour les non-Européens.
Risquons une proposition. Les dérives –  voire pire  – du
pouvoir d’État ne viennent pas de la souveraineté populaire
mais de l’absence d’un concept politique de la souveraineté.
Le racisme a connu son paroxysme en Allemagne, pays qui
n’a jamais été et ne s’est jamais conçu comme un État-
nation souverain. On peut même se demander si le Blut und
Boden allemand n’est pas venu pour combler ce manque de
nation souveraine qui est la marque de l’histoire allemande.
En effet, l’institution de la souveraineté populaire signifie
d’abord le dépassement de la loi du sang. Nous ne sommes
plus ensemble parce que nous sommes issus des mêmes
ancêtres, mais par l’acte «  conventionnel  » par lequel le
peuple s’est fait peuple. Si le peuple ne se fait pas lui-même
peuple, s’il n’est pas souverain, alors il est fait peuple par
autre chose, par l’amour du chef, par le partage d’une
langue maternelle, par l’adoration de dieux communs, bref
par toutes sortes de raisons hétéronomes.
Si l’on suit les analyses de Hannah Arendt 8, ce n’est pas
l’État-nation qui est à l’origine des guerres et des haines
nationalistes du  XIXe et du XXe  siècle, mais la décomposition
de l’État-nation et la subversion de l’espace public par les
intérêts privés. La continuité du surgissement des nations à
l’impérialisme est une illusion d’optique historique. À l’appui
de cette thèse, on rappellera, d’abord, que ce débat se pose
dès la Révolution  : les Girondins fédéralistes sont pour
l’exportation de la révolution par la guerre, alors que les
robespierristes, centralistes et «  souverainistes  » sont pour
la paix et veulent s’en tenir, vis-à-vis des puissances
européennes réactionnaires, à une guerre défensive.
Ensuite, toute l’expansion impérialiste au XIXe  siècle s’est
faite au nom de la «  civilisation européenne  » ou
«  chrétienne  » et en violation évidente du principe de la
souveraineté nationale. Enfin, si la souveraineté est, au
mieux, une lubie réactionnaire, on se demande bien
pourquoi les peuples colonisés ont lutté pour leur
indépendance depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Ainsi, le refus de la souveraineté comme principe politique
mettrait en cause la signification d’un des plus importants
mouvements de la seconde moitié du XXe  siècle, le
mouvement des peuples colonisés, et ouvrirait la porte à un
révisionnisme sournois.
Évidemment, la défense de la souveraineté des nations
ne doit pas être confondue avec le nationalisme qui n’est
pas le complément naturel du sentiment national mais sa
pathologie. La dislocation des anciens États dits
«  socialistes  » à fait resurgir avec force les questions
nationales, aboutissant à l’éclatement d’ensembles
étatiques parfois bien plus anciens que les pouvoirs
staliniens (Yougoslavie, Tchécoslovaquie) et à la création
d’États-nations nouveaux. Je ne veux pas entrer dans le
détail des événements. Mais nous remarquerons que de
tous côtés, y compris de la part des contempteurs du
«  nationalisme  », on a pris parti pour certaines nations
contre d’autres. Les Occidentaux ont condamné les Serbes
au nom des droits nationaux de la Bosnie ou du Kosovo. Les
Serbes, quant à eux, ont soutenu ou toléré le pouvoir de
Milosevic parce qu’ils pensaient que la Serbie comme nation
était menacée. Les pathologies nationalistes avec leur
cortège de massacres résultent clairement de ce que les
États-nations n’ont jamais eu d’existence reconnue dans ces
régions, toujours soumises soit au régime de l’Empire
(russe, austro-hongrois ou ottoman), soit au fédéralisme
bureaucratique et policier des systèmes staliniens.
Au total donc, les objections traditionnelles au principe
de la souveraineté ne tiennent pas. Sauf à refuser la
conception du pouvoir politique comme résultant d’un
contrat –  cette fiction sur laquelle repose toute la
conception moderne de la démocratie. Les alternatives à la
conception «  souverainiste  » du politique ne sont pas très
nombreuses  : soit le retour en arrière vers une conception
théologique du politique  ; soit l’idée que les hommes ne
peuvent jamais se gouverner en tant qu’entité politique. Si,
en effet, le «  marché libre  » assure la construction d’un
ordre autorégulé, à la Hayek, l’État n’a plus à proprement
parler de fonction politique, mais doit seulement veiller au
fonctionnement sans à-coups de ce système merveilleux.

2. LA SOUVERAINETÉ N’EST PAS CONTRAIRE AU DROIT


INTERNATIONAL

Le principe de la souveraineté nationale est souvent mis


en cause au nom de la mondialisation des échanges  : la
souveraineté n’est plus condamnée en son principe – c’était
bon hier  –, mais dans sa possibilité actuelle (le monde est
vraiment trop mondial). À ce constat de fait, on peut ajouter
un supplément d’âme philosophique qu’on va aller chercher
chez Kant et son Idée d’une histoire universelle au point de
vue cosmopolitique. Le progrès de la civilisation doit
déboucher sur un ordre légal cosmopolitique, c’est-à-dire
sur une sorte d’État de droit à l’échelle du monde entier. On
va dès lors considérer que cet ordre ne peut se construire
que sur le recul de la souveraineté nationale. Dans les
progrès du «  droit d’ingérence  », on verra la manifestation
de la montée de cette conscience cosmopolitique, qui ferait
de nous des « citoyens du monde » et non plus des citoyens
de nos petites nations étriquées.
Il y a incontestablement, chez Kant, la pensée d’un État
de droit universel, conséquence logique d’une certaine idée
de la communauté humaine comme fin de la moralité.
Pourtant, Kant abandonne cette idée au profit d’une
« société des nations ». Si l’histoire conduit – selon le « plan
de la nature  », dit Kant  – vers un ordre mondial légal, cet
ordre ne peut être la simple projection au niveau du monde
tout entier des États nationaux. Le Projet de paix
perpétuelle définit une conception hiérarchisée de cet ordre
mondial que nous devons viser. La première condition posée
par Kant tient d’abord dans l’existence d’États de droit sur
le plan national. Les citoyens ne sont pas liés entre eux par
la force du tyran, mais par le contrat, fondement de l’ordre
républicain. Sur le plan international, le principe
fondamental est celui du « droit des gens », formule qui ne
désigne rien d’autre que le droit des nations à disposer
d’elles-mêmes. Enfin, la paix est assurée par l’association
des nations libres qui s’accordent pour la paix et le respect
des droits de l’homme en tant que citoyen du monde – c’est
le problème de la libre circulation, de l’hospitalité et des
règles que chaque État souverain s’engage à respecter à
l’égard des étrangers. Mais à ce niveau mondial, si
l’association ressemble au contrat social national, il n’y a
pas pour Kant de pouvoir souverain au-dessus des nations.
Si, en effet, les États qui composent l’association sont des
États de droit, et si le droit des gens est respecté à l’échelle
internationale, une telle association libre est possible.
Ce schéma général va nous permettre de comprendre
comment le droit international et l’existence de traités
garantissant la paix entre les nations sont parfaitement
compatibles avec la souveraineté des nations, mais aussi la
supposent.
Tout d’abord, le fait, pour un État souverain, de signer
des traités internationaux –  donc de se lier avec d’autres
États par des contrats ayant valeur juridique  – ne peut pas
être assimilé à une renonciation à la souveraineté. C’est, au
contraire, parce qu’il est souverain qu’un État peut
s’engager par un traité, de la même façon que seul un
individu libre peut signer un contrat. De même, en
reconnaissant la Déclaration des droits de l’homme de
l’ONU, un État donne à cette déclaration une valeur
juridique sur son propre territoire, et fonde du même coup le
droit de ses ressortissants à en exiger l’application et,
éventuellement, à se rebeller contre les atteintes aux droits
de l’homme qui pourraient y être constatées. Pas une fois
dans ce processus la souveraineté n’est mise en cause, et
c’est seulement par ce genre d’actes de souveraineté que
s’étendent effectivement les droits. Quand, au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale, est refondée la «  Société des
nations  » sous le nouveau nom d’ONU, il ne s’agit de rien
d’autre que d’une tentative de mise en œuvre de la
proposition kantienne –  à ceci près que, dans cette société
des nations, on n’applique pas le principe d’égalité, un État
= une voix, et que certains (les vainqueurs) sont plus égaux
que les autres. L’ONU, du reste, ne se donne pas pour fin de
limiter la souveraineté des nations, mais au contraire de la
garantir. Que, tirant les leçons du XXe  siècle, les États
européens, enfin, se lient entre eux par une sorte de traité
de paix perpétuelle kantien, c’est la sagesse même.
Aujourd’hui, avec l’introduction d’un prétendu «  droit
d’ingérence », c’est de bien autre chose qu’il s’agit. Il n’est
pas question de faire de l’ONU le gardien de la paix
mondiale, mais de permettre à la «  communauté
internationale  » d’intervenir, y compris dans les affaires
intérieures d’un État si cet État est accusé de violer
gravement les droits de l’homme. Autrement dit, respect
des droits de l’homme et souveraineté des États seraient
maintenant posés comme antinomiques. Que la question
des droits de l’homme et la défense des libertés ne
s’arrêtent pas aux frontières des États, c’est l’évidence
même. L’action des organisations non gouvernementales
internationales dans ce domaine est tout à fait positive. Et
le droit des nations nous permet parfaitement de traiter les
dictatures comme elles le méritent –  par exemple, par les
pressions ou le boycott diplomatiques, par des mesures de
rétorsion économique, par le soutien accordé aux opposants
à travers le droit d’asile, etc. Plus délicate, en revanche, est
l’affirmation d’un « droit d’ingérence ».
Tout d’abord, il s’agit d’une innovation terminologique
qui indique clairement qu’on va au-delà des missions
traditionnelles des Nations unies. C’est donc un droit qui est
proclamé sans qu’aucune procédure de droit n’ait permis de
le produire. L’Assemblée des Nations unies n’a jamais
accepté un tel droit, ni quelque autre instance
internationale. Voilà donc un droit qui n’a aucun fondement
juridique.
Deuxièmement, s’il s’agit d’un droit, son exercice doit
être strictement déterminé par des résolutions de l’ONU,
des clauses de traités dans le cas de pactes d’assistance
mutuelle, etc. Or, tous les exemples d’application du « droit
d’ingérence  » manquent à ces critères. Le Conseil de
sécurité de l’ONU ne représente pas la «  communauté
internationale  », mais essentiellement les grandes
puissances – un peu comme si le Parlement national n’était
composé que des chefs des grands trusts et de quelques
généraux. Et quand l’ONU ne veut pas donner son aval aux
prétentions de telle ou telle superpuissance, c’est une
organisation armée quelconque qui agit de son propre chef,
au mépris du droit international et des accords passés.
L’ambiguïté savamment entretenue entre l’organisation
légale, l’ONU, et la «  communauté internationale  » permet
de parler sans avoir à se référer à une quelconque légalité.
En réalité, ce « droit d’ingérence » n’existe pas ; il n’est
que le droit que s’arrogent les plus forts de s’ingérer dans
les affaires des moins puissants, quand cela les arrange. Ce
qu’on peut mesurer dans le caractère extrêmement sélectif
des interventions menées au nom de la communauté
internationale.
Mais, pour brouiller les cartes, les nouveaux théoriciens
des droits de l’homme inventent un deuxième concept  :
celui de « devoir d’ingérence ». De deux choses l’une : soit
le devoir d’ingérence n’est que la mise en œuvre du « droit
d’ingérence », et nous sommes ramenés au cas précédent ;
soit ce devoir d’ingérence est une exigence morale. Mais
alors là, il ne s’agit plus du tout de droit mais d’engagement
individuel. Si j’estime qu’une cause est juste, je peux
toujours lui venir en aide par tous les moyens légaux à ma
disposition et, éventuellement, par des moyens illégaux.
Ceux des Français qui ont soutenu l’indépendance
algérienne faisaient leur devoir moral  ; ceux qui luttaient
contre les bombardements américains au Vietnam
s’ingéraient dans les affaires américaines, mais refusaient le
droit d’ingérence que les États-Unis s’étaient accordé dans
la péninsule indochinoise. Mais, quoi qu’il en soit, nous ne
sommes plus ici sur le terrain de l’ordre juridique mais sur
celui de la lutte politique. La confusion du droit, de la morale
et de la politique est la pire des confusions possibles. C’est
elle qui légitime tous les fanatismes.
Ainsi, ce fameux «  droit d’ingérence  » apparaît comme
un galimatias propre à servir de camouflage à toutes les
formes les plus cyniques de Realpolitik. S’il y a droit, il y a
des accords précis qui s’appliquent, et alors ce n’est pas
une question d’ingérence. Dans les autres cas, il ne reste
que la lutte politique et la force. Les belles âmes ont
toujours de bons exemples  : si on avait eu le droit
d’ingérence, on aurait pu bloquer la montée de Hitler et
intervenir pour la défense des Juifs. C’est une plaisanterie
sinistre. Si les puissances «  démocratiques  » n’ont rien fait
face à Hitler, et notamment face aux persécutions contre les
Juifs, ce n’est pas faute de disposer d’outils juridiques
internationaux suffisants. La remilitarisation de l’Allemagne,
et en particulier de la Rhénanie, était contraire aux accords
internationaux, mais les classes dirigeantes française et
anglaise préféraient Hitler, homme d’ordre, croyaient-elles,
à la menace communiste, et elles se sont abstenues de
protester. Quand, un peu plus tard, Hitler invoquera son
droit d’ingérence « humanitaire » pour la « protection » des
Allemands des Sudètes, les mêmes classes dirigeantes
s’empresseront de lui accorder leur bénédiction. Ce n’est
pas avec le «  droit d’ingérence  » qu’on aurait pu bloquer
Hitler, mais par une politique sérieuse de lutte contre le
fascisme qui était encouragé et financé par toutes les
classes dirigeantes de tous les pays d’Europe.
Il est évident que cette impossibilité de trouver,
aujourd’hui, une formule permettant d’assurer le respect de
la paix et des engagements internationaux n’est pas
satisfaisante. Certains avancent qu’il vaut mieux une
ingérence sélective que pas d’ingérence du tout. Autrement
dit, on est un peu dans la situation suivante  : faute
d’effectifs de police suffisants, on sous-traite le maintien de
l’ordre à la mafia  ! En fait, il n’y a pas de raccourci et la
Realpolitik ne vaut pas mieux ici qu’ailleurs.
Si le droit international ne peut s’opposer à la
souveraineté au nom du «  droit d’ingérence  », les
communautés d’États qui se constituent, soit sur une zone
géographique (UE), soit pour définir l’organisation
particulière d’un secteur de l’activité économique, culturelle
ou militaire, ne peuvent pas non plus s’opposer à la
souveraineté. Là encore, la logique suffit. Soit les entités
supranationales de type UE se substituent aux États
existants, et alors elles deviennent elles-mêmes des États –
  au même titre que la Suisse ou les États-Unis sont des
États-nations souverains, et l’on est ramené au problème de
la souveraineté. Soit ces entités ne se substituent pas aux
États-nations qui les composent  ; auquel cas, elles ne
peuvent subsister que par l’accord souverain des États
parties prenantes.
Un dernier point doit être souligné. Dans la Déclaration
de 1789, l’article  III, qui définit le principe de toute
souveraineté, est précédé d’un article II, qui définit en quoi
consistent les droits  : «  Ces droits sont  : la liberté, la
propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.  » Le
quatrième de ces droits est très curieux. Si l’État est fondé
sur les principes de la Déclaration, il n’est pas oppressif, et
donc ce quatrième droit est sans effet. Si l’État est
oppressif, il ne reconnaît pas la Déclaration des droits, et
par conséquent le droit de « résistance à l’oppression » n’y
est pas non plus un droit. Donc, ce n’est pas un droit positif
direct. Mais si la résistance à l’oppression est légitime, la
nation se doit de soutenir tous ceux qui, ailleurs, luttent
pour la liberté, et ce soutien n’est pas seulement politique, il
implique un droit positif très important, le droit d’asile. On
se contentera de remarquer que les accords de Schengen,
limitation brutale de la souveraineté nationale, sont fondés,
entre autres, sur la remise en cause, décidée en commun,
du droit d’asile. Les antisouverainistes ont manqué une
occasion de donner une leçon de droit international.
Pour qu’une association mondiale des nations libres soit
viable, il n’y a pas d’autre voie que la transformation des
nations elles-mêmes selon des principes de justice. «  Un
peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre », disait
Marx. Ce qui interdit aujourd’hui l’existence d’un véritable
ordre légal mondial, c’est tout simplement le fait qu’il
n’existe entre les diverses nations aucune égalité. Non
seulement elles n’ont pas des droits égaux à l’ONU, mais la
dissymétrie des forces et les rapports hiérarchiques existant
entre les États et les groupes d’États rendent illusoire
l’exercice de la justice sur le plan mondial. La solution à
cette difficulté est connue depuis longtemps  ; elle a nom
« internationalisme ». Internationalisme : cela veut dire – et
c’est l’étymologie  – reconnaissance des droits nationaux,
reconnaissance des souverainetés et lutte pour la justice et
contre tout système d’oppression. La version stalinienne de
l’« internationalisme prolétarien », exportée avec les blindés
russes, a sali cette belle formule. Peut-être serait-il temps
de lui redonner son sens. Entre le nationalisme transformé
en chauvinisme ou en impérialisme et une mondialisation
qui n’est que la nouvelle forme de la domination
impérialiste des intérêts privés, la formule de
l’internationalisme est justement celle qui unit la
souveraineté de chaque nation et l’universalité de
l’humanité.

3. SIGNIFICATION DE LA FIN DE LA SOUVERAINETÉ

Si le peuple n’est plus souverain, qui gouverne ? Puisque


la politique se réduit à des dispositions techniques au
service du fonctionnement et, éventuellement, de la
régulation de l’économie de marché, il est clair que
l’organisation technocratique de la politique n’a qu’un seul
maître  : le marché, pseudonyme qui cache, à peine, les
maîtres de la finance internationale. La critique de la
souveraineté laisse donc subsister le véritable pouvoir
souverain : le pouvoir du capital.
Un exemple parmi d’autres montrera ce qui est en cause.
Dans un manuel de droit, on peut lire à propos des lois de
privatisation de 1986 :

On observera que les projets de privatisation n’ont


jamais visé les très grandes entreprises, Électricité et
Gaz de France, SNCF, Banque de France, qui devraient
demeurer au service public, à l’abri des revirements
politiques. C’est là l’esprit du préambule de la
Constitution de 1946  : «  Tout bien, toute entreprise
dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un
service public national… doit devenir la propriété de
9
la collectivité » et le rester .

Les auteurs ne font ici que résumer toute la tradition du


droit français, notamment la théorie du service public telle
qu’elle a commencé d’être élaborée à la fin du siècle
dernier. Mais toute l’évolution récente, liée à l’application
des directives adoptées par la Commission de Bruxelles, en
application des règles générales concernant la concurrence,
contredit cette doctrine. Autrement dit, les directives
bruxelloises sont supérieures à la volonté du peuple, et pas
seulement du peuple français, mais de tous les peuples
européens.
Ainsi, la dénonciation du souverainisme s’inscrit-elle
dans le processus qui parachève la transformation des
imparfaites démocraties que nous connaissions en
oligarchies, aux mains des financiers et des « techniciens de
l’économie  ». L’opposition, de prime abord absurde, entre
droit international et souveraineté des nations prend ainsi
sa signification. Il s’agit d’une opération idéologique visant à
couvrir du manteau de Noé le dessaisissement du citoyen
de ses droits politiques fondamentaux au profit de la
« régulation économique ». Quand la droite « libérale » et la
gauche «  libérale  » mettent leurs efforts en commun pour
une si mauvaise entreprise, faut-il s’étonner que les vieux
démons resurgissent et que les nationalistes de la pire
espèce trouvent un champ pour exploiter le ressentiment
populaire contre cette nouvelle caste dirigeante qui se dit
cosmopolitique alors qu’elle n’est que la représentante de la
jet society huppée ?

3. Conclusion : autonomie
et autolimitation
Être libre, c’est se gouverner soi-même. Mais nous ne
pouvons être libres seuls. Ma liberté comme autonomie
suppose la reconnaissance de la liberté comme autonomie
de tous les autres. Ce qui veut dire que l’autonomie doit
être pensée comme fait social. La société doit se gouverner
elle-même pour être libre. Elle n’est pas soumise à une loi
qui lui vient de l’extérieur, à une révélation d’ordre
théologique par exemple, ou au pouvoir d’une puissance
temporelle traditionnelle. Évidemment, dans les faits, toute
société s’auto-institue. Mais dans les sociétés hétéronomes,
cette auto-institution est déguisée –  les Tables de la Loi
viennent de Dieu  – et le pouvoir explicite est retiré au
peuple pour être confié à un despote ou à un appareil d’État
bureaucratique. Pour suivre ici les analyses de Castoriadis,
la société autonome, au contraire, est fondée sur l’auto-
institution explicite. Avec cette conséquence que les lois ne
sont pas données une fois pour toutes, mais sont soumises
à révision et à approfondissement. En permanence, le juste
et l’injuste sont remis en question.
L’idée de souveraineté du peuple, dans notre histoire, est
le point par lequel la société reconnaît elle-même son auto-
institution. Il en est ainsi parce que c’est par l’idée de
souveraineté que la philosophie politique moderne (de
Machiavel à Hobbes) a reconnu que le pouvoir politique
était exclusivement une affaire humaine. Autrement dit,
l’idée de souveraineté du peuple va faire renaître la
conception démocratique grecque, en l’élargissant, en la
débarrassant des limites propres à la situation historique de
l’Antiquité.
Tirons toutes les conséquences de cette idée-là. Si nous
identifions dans l’État-nation moderne la forme ancienne de
la polis, il faut rappeler que la polis est le lieu de la vie
bonne parce que, dans la polis, la vie humaine ne dépend
pas d’autre chose. La cité est limitée, car sa condition est
l’autarcie, nous dit Aristote. Qu’est-ce que cela signifie  ?
Athènes faisait du commerce, avait des échanges avec les
autres cités et même avec les Barbares. Donc, l’autarcie, ce
n’est pas l’enfermement à l’intérieur des murs comme dans
une citadelle assiégée. C’est le fait d’accepter ses limites,
de ne pas sombrer dans ce vice d’entre tous les vices qu’est
la démesure, ce que les Grecs nommaient hubris.
Le petit d’homme ne peut devenir un homme que
lorsqu’il s’est débarrassé du phantasme de toute-puissance,
lorsqu’il est capable de donner lui-même une loi à sa liberté.
Il en va de même de la vie sociale. Elle ne peut être libre
que soumise à la loi que la société elle-même s’est donnée,
et cette liberté ne peut être garantie qu’en renonçant à la
toute-puissance. J’ai eu l’occasion de le dire plus haut, si
nous devons choisir entre l’égalité et l’augmentation globale
de la richesse, il faut choisir l’égalité. L’existence même de
la société suppose cette capacité d’autolimitation des
désirs, de soumission des objectifs individuels « égoïstes » à
des principes de justice. Inversement, la course à la
consommation, qui, aujourd’hui, est le principe de
légitimation essentiel du nouvel ordre capitaliste, menace
d’engloutir le monde de l’homme.
La république démocratique moderne ne peut exister,
elle aussi, qu’en se soumettant à ce principe
d’autolimitation. C’est d’ailleurs précisément parce que
l’union politique des hommes est puissance, que cette
puissance doit se limiter elle-même. Une bonne partie des
arguments en faveur du dépassement des États-nations
repose justement sur le constat de la puissance limitée des
États-nations. À l’ancien et fort légitime argument en faveur
de l’union européenne (« plus jamais la guerre entre nous »)
se substitue progressivement un nouvel argument  : l’union
pour être puissants et pouvoir faire concurrence
efficacement aux autres puissances –  les États-Unis
d’Amérique principalement. Ce n’est plus ouvertement la
guerre qu’il s’agit de préparer, mais « seulement » la guerre
économique, une guerre dont nous avons appris qu’elle
pouvait être aussi meurtrière que bien des conflits armés.
Un autre argument est celui qui affirme que, face au
processus (inévitable) de la mondialisation, il faut avancer
vers la création d’un État mondial, seul à même de faire
face aux défis auxquels l’humanité est confrontée. Les
défenseurs de cette terrifiante utopie précisent qu’un tel
État devrait, bien sûr, être démocratique. Mais cette
précaution de langage est parfaitement creuse. Une telle
accumulation de pouvoirs, quelles qu’en soient les bonnes
intentions initiales, conduirait directement au règne du
«  talon de fer  » imaginé par Jack London. Contre ces
utopies, l’État-nation fondé sur la souveraineté populaire
représente tout à la fois le principe de limitation du pouvoir
–  un pouvoir national reste limité par les autres pouvoirs
nationaux – et la reconnaissance de la pluralité, par quoi
commence l’institution proprement dite du politique.

1. Aristote, Les Politiques, I, 2, 1259a, p. 127-128.


2. Ibid., III,1, 1275a, p. 207.
3. Avec la conquête du suffrage universel, Marx et Engels en étaient
arrivés à l’idée que la république parlementaire pourrait devenir le
moyen de la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière.
Voir, sur ce point, Jacques Texier, Révolution et Démocratie chez
Marx et Engels.
4. Robert Michels, Les Partis politiques, p. 32.
5. Cornélius Castoriadis, «Prolétariat et organisation», in Socialisme ou
Barbarie, no27, avril 1959; repris dans L’Expérience du mouvement
ouvrier.
6. Voir le livre de Christophe Dejours, Souffrance en France (Le Seuil,
1998), ou, dans un autre genre, Albert Durieux et Stéphène Jourdain,
L’Entreprise barbare (Albin Michel, 1999).
7. Voir, sur ce point, les analyses de Jean-Claude Guillebaud sur
Maurras dans La Refondation du monde.
8. Voir Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 2. L’impérialisme.
9. Boris Starck, Henri Roland et Laurent Boyer, Introduction au droit,
§ 150, Litec, 4e éd., 1996.
11

Socialisme et émancipation

Tout au long de cet ouvrage, en partant d’un point de


vue moral et en prenant appui sur une lecture de la tradition
philosophique occidentale, a été défendue une conception
au fond assez traditionnelle de l’émancipation sociale  : pas
de liberté réelle sans égalité sociale –  pas seulement
l’égalité de droit  – et pas d’égalité sociale sans un
changement profond des rapports de propriété et sans la
possibilité pour chacun de décider librement de la conduite
de sa vie, aussi bien dans la sphère du travail que dans la
sphère du loisir et de la consommation ou dans celle de la
vie publique. J’ai essayé de montrer que cette idée d’un
progrès émancipateur pouvait être conçue de manière non
utopique et ne requérait nulle connaissance de prétendues
lois de l’histoire, mais simplement une reprise et un
approfondissement sans complexe des principes moraux et
juridiques qu’on trouve dans la grande tradition des
Lumières.
Si l’on s’en tient aux dénominations classiques en théorie
politique, la perspective que je défends pourrait s’appeler
«  socialisme démocratique  ». Cependant, ceux qui avaient
fait profession de défendre le «  socialisme démocratique  »
ont fini par abandonner toute perspective socialiste et par
réduire la démocratie à sa plus simple expression  : faire à
peu près ce qu’on veut pourvu que cela ne porte pas à
conséquence et voter une fois tous les cinq ans pour des
vedettes médiatiques interchangeables. Le plus curieux, en
apparence, est que cette évolution du courant socialiste
traditionnel s’est accélérée précisément au moment où
l’effondrement des régimes bureaucratiques staliniens lui
confiait, en exclusivité, le soin de la défense des plus
défavorisés, des privés de propriété face aux monopolistes
de la propriété privée. Autrement dit, nous ne pouvons pas
nous contenter de passer aux pertes et profits la faillite du
soi-disant communisme. Nous devons constater que c’est
tout le courant des « niveleurs », toutes les tendances où se
retrouvaient les « partageux » qui ont fait faillite. Comment
peut-on alors espérer faire progresser une conception de la
justice sociale comme égalité si, dans le même temps, les
principaux courants porteurs de cette aspiration ont disparu
ou sont en voie de disparaître historiquement ? Ne sommes-
nous pas réduits ainsi à défendre des principes moraux
impuissants, parce que séparés du courant de l’histoire et
donc incapables de trouver quelque effectivité  ? Je ne suis
pas certain de pouvoir répondre affirmativement à ces
questions ; par contre, je crois pouvoir expliquer les causes
théoriques de cette faillite des courants socialistes et
communistes  : bien qu’ils aient été les porteurs des
aspirations égalitaires des plus défavorisés, ces courants
sont restés fondamentalement prisonniers d’une conception
inégalitaire des rapports entre les hommes, ils ont été
incapables de concevoir la société autrement que sur le
mode de l’opposition du haut et du bas, de ceux qui
commandent et de ceux qui doivent seulement obéir. En
admettant cette analyse, on devra donc admettre aussi que
ce n’est pas l’idée de justice comme égalité sociale qui a
fait faillite, mais celle d’une société où la justice sociale
devrait s’accommoder de l’hétéronomie, c’est-à-dire de la
soumission des citoyens à un autre pouvoir que le leur
propre. À l’inverse, si les défenseurs attitrés de l’égalité ont
failli à leur mission, les libéraux ne sauraient pas plus
incarner la liberté. Les dérives totalitaires d’un capitalisme
libéré de la crainte de son ennemi sont évidentes et fort
inquiétantes. S’imposera alors la nécessité de dessiner
quelques lignes programmatiques pour la reconstruction
d’une politique de l’émancipation.

1. Socialisme et communisme

1. LES DEUX SOURCES DU SOCIALISME

Le socialisme, celui que nous a légué la tradition, est


mort. Voilà le constat dont il nous faudra partir si nous
voulons repenser l’émancipation humaine, c’est-à-dire
penser les principes de base d’une société où liberté et
égalité ne sont pas immédiatement transformées en leur
contraire. Je fais partie d’une génération et d’un courant qui
ont cru que l’effondrement du mur de Berlin était la fin du
stalinisme, la fin du système de la guerre froide dans lequel
la bureaucratie du Kremlin et l’impérialisme US cogéraient à
leur manière l’ordre mondial, c’est-à-dire l’ordre de
l’inégalité et de l’oppression sous ses formes diverses. Il
nous a fallu quelque temps pour reconnaître que c’était
beaucoup plus que cela  : le coup final porté au socialisme
car, quitte à risquer la provocation, le système stalinien
était à certains égards le fils spirituel du socialisme.
D’abord, il faudrait distinguer le socialisme du
communisme et des diverses formes d’anarchisme.
Communisme et anarchisme sont des doctrines de
l’émancipation humaine ; peut-être des doctrines utopiques,
peut-être des doctrines dangereuses – une société sans État
pourrait bien n’être que l’insupportable version de l’état de
nature hobbesien  –, mais des doctrines qui partent de la
nécessité pour les hommes, au pluriel, de devenir
réellement libres et égaux. Le socialisme, c’est, dès le
départ, autre chose, ou, plus exactement, c’est cela mais
aussi autre chose, une ambiguïté redoutable.
Le socialisme est né, théoriquement, de la critique
antilibérale des Idéologues et des fondateurs de la
sociologie. La société bourgeoise moderne leur est
insupportable non en raison de l’injustice intolérable qui
transforme la majorité des hommes en moyens pour la
puissance de la minorité, mais parce que, laissée aux libres
décisions d’individus, elle conduit au désordre et à
l’irrationalité des comportements sociaux. La sociologie
réclame contre l’aberration démocratique une étude de la
nature qui pourrait servir de modèle pour reconstruire les
véritables hiérarchies sociales ou encore une physique
sociale dont les lois permettraient enfin de conduire une
politique scientifique. Chez les théoriciens socialistes,
disciples de Saint-Simon ou positivistes comtiens, le
socialisme est d’abord conçu comme l’arme de combat
contre un individualisme destructeur de toute cohésion
sociale, cet individualisme qui est l’héritage de la Révolution
française. Le mouvement ouvrier naissant, qui proteste non
contre l’individualisme mais contre le capitalisme, pourra s’y
tromper et adhérer à ces idéologies qui condamnent le
capitalisme en condamnant le libéralisme et
l’individualisme, mais cette ambiguïté originelle est
porteuse de terribles conséquences.
Le socialisme issu du positivisme est une théorie
d’« ingénieurs sociaux » : la doctrine d’Henri de Saint-Simon
propose de «  passer du gouvernement des hommes à
l’administration des choses  ». Le socialisme français sera
ainsi marqué encore par la sociologie de Durkheim, c’est-à-
dire par une sociologie de la contrainte, qui constitue
aujourd’hui encore le fondement théorique commun de la
«  gauche de la gauche  » et des diverses variétés de
socialistes. Ce socialisme est essentiellement étatique,
bureaucratique et potentiellement autoritaire, et toujours
prêt à se transformer en une doctrine du capitalisme
organisé.
1. Il est le courant de pensée dominant de la
IIe Internationale. Ce sont les socialistes allemands partisans
de Lassalle  ; ce sont les Français si tôt bien adaptés à la
gestion de la machine d’État. C’est un socialisme qui aime
la hiérarchie, au point de se construire comme organisation
sur le mode de la bureaucratie d’État. Le prétendu triomphe
du marxisme dans l’Internationale ouvrière n’est-il pas, en
réalité, le triomphe de Lassalle, c’est-à-dire d’une
conception étatiste de l’émancipation ouvrière ? Et c’est cet
héritage qu’a repris l’Internationale communiste. Du reste,
quiconque a lu Marx sait que l’expression «  démocratie
populaire  », par laquelle se désignaient eux-mêmes les
régimes des pays de l’Est, rappelle directement l’expression
« État populaire libre » qui constitue la cible principale de la
Critique du programme de Gotha.
2. C’est contre ce socialisme que Marx fait son entrée en
politique. Ses premiers textes sont des polémiques contre
toutes les formes de socialisme petit-bourgeois, de
«  socialisme vrai  » et même de « socialisme scientifique  ».
Marx défend le communisme et non le socialisme, et s’il
accepte le mot de «  socialisme  », c’est seulement sous la
pression des circonstances et en lui donnant une extension
très limitée.
3. Le stalinisme est la caricature monstrueuse de ce
socialisme où « les cadres décident de tout » (Staline), mais
le propre de la caricature, c’est de reprendre les traits
saillants du modèle en les exagérant. L’impuissance de
l’opposition trotskiste –  en dépit de son courage et de la
lucidité de ses analyses – tient vraisemblablement à cela : le
refus d’aller jusqu’à la racine des faiblesses de la tradition
socialiste-communiste. Seuls, ou presque, les militants
regroupés autour de la revue Socialisme ou Barbarie ont
tenté de conduire jusqu’au bout l’analyse des problèmes
légués par le stalinisme. Ce qui les conduira à un réexamen
critique du marxisme lui-même, alors que leurs anciens
camarades trotskistes maintenaient contre vents et marées
le drapeau d’un marxisme révolutionnaire pur qui aurait été
entaché par l’action des « traîtres » au mouvement ouvrier 1.
Ce qui va donc structurer durablement le mouvement
ouvrier, ce qui va donner un corps doctrinal aux
revendications portant sur la justice sociale, c’est une
combinaison instable des aspirations populaires égalitaires
et souvent libertaires et d’une pensée de l’organisation et
de l’ingénierie sociale. D’un côté, une profonde méfiance à
l’égard de l’État en tant que tel –  on se souviendra de
l’opposition farouche des anarchistes et des anarcho-
syndicalistes aux lois sociales  – et, de l’autre côté, une
véritable idolâtrie de la puissance étatique et de la
rationalisation bureaucratique de la société. Bien sûr, entre
ces deux pôles se situent tous les courants et toutes les
nuances composant la palette variée d’un mouvement qui
domine largement la vie politique du XXe siècle.

2. QU’EST-CE QUI A FAIT FAILLITE EN URSS ?

Quand le mur de Berlin s’est effondré, en 1989, il est


tombé sur la tête de l’ensemble du mouvement ouvrier, y
compris les courants qui s’étaient toujours opposés au
régime politique stalinien. Comme toujours, ce qui advient
dans l’histoire, c’est ce que personne n’avait voulu… ni
prévu. Les dirigeants des grands pays capitalistes, habitués
à cogérer l’ordre mondial avec leur « alter ego » du Kremlin,
n’avaient nullement anticipé ce qui devait se passer. Bien
au contraire, depuis les années  70, la pensée dominante
présentait l’URSS comme une puissance terrifiante et
inébranlable. C’est pourquoi, tout en redoublant dans la
propagande anticommuniste, les dirigeants occidentaux se
gardaient bien d’accorder leur soutien à ceux qu’on appelait
les dissidents 2. Inversement, tous les courants
révolutionnaires qui avaient attendu cet événement se
trouvèrent pris au dépourvu. Alors que l’insurrection de
Berlin-Est en 1953, la révolution hongroise des conseils de
1956 et le Printemps de Prague en 1968 dessinaient les
lignes d’un socialisme démocratique, fondé sur l’auto-
organisation des travailleurs et l’extension des droits et
libertés, les événements de 1989-1991 ne laissaient rien
subsister de ce rêve. À la place de l’ancien système
triomphaient les mafias. Les chefs de l’ancienne
bureaucratie d’État se partageaient le meilleur des
dépouilles de «  l’économie socialiste  » et, pendant que les
plus pauvres devenaient encore plus pauvres, les classes
aisées se précipitaient dans la « société de consommation »
sur le mode états-unien.
La pensée économiste voit dans l’effondrement de
l’URSS la faillite du système de l’économie administrée.
C’est une analyse un peu courte qui fait fi des succès réels
du système de la planification –  on a oublié un peu vite
l’effet qu’avait produit à l’Ouest le lancement du premier
Spoutnik, qui marquait une avance réelle des Soviétiques
sur les Américains dans un domaine éminemment
technologique.
Il reste que la planification centralisée de l’économie,
efficace dans certains domaines, se révèle au total une
impossibilité théorique 3 et pratique. Même
indépendamment des distorsions que faisaient subir à
l’appareil de production sa gestion bureaucratique, les
purges visant les cadres et les intellectuels et les pillages
des privilégiés, la planification centralisée conduisait à une
impasse, passés les premiers succès remportés dans le
redressement économique. La planification centralisée
conduit, en effet, à une véritable «  dictature sur les
besoins  ». La prétendue «  logique de la planification  », qui
justifiera si longtemps l’URSS comme régime
« progressiste », est une mystification analogue à la « main
invisible  » du marché d’Adam Smith 4. La « main invisible »
du marché fonctionne comme idéologie légitimant le mode
de production capitaliste, identifié au marché
autorégulateur  ; la «  logique de la planification  »
fonctionnait comme idéologie de la caste bureaucratique
dirigeante. Elle y trouve sa légitimation puisque, comme le
disait Staline, «  les cadres décident de tout  ». La
bureaucratie apparaît, non comme ce qu’elle est, une caste
exploitant la propriété étatique à son profit, mais comme
l’organe fonctionnel, techniquement justifié, de la
planification. De même que les inégalités engendrées par le
mode de production capitaliste apparaissent comme la
contrepartie nécessaire du développement économique
profitable en fin de compte à tous, de même les inégalités
de la société soviétique sont présentées comme de « justes
inégalités  », nécessaires pour préparer l’avenir radieux du
communisme. L’harmonie préétablie que présuppose la
thèse de la «  main invisible  » est remplacée par une
philosophie de l’histoire qui n’est que du mauvais Hegel.
Mais le parallélisme reste saisissant.
D’où cette première conclusion : si le système soviétique
s’est effondré, ce n’est pas parce qu’il était égalitaire et que
cet égalitarisme était un obstacle au développement
économique et à la liberté. C’est plus simplement parce
qu’il était foncièrement inégalitaire  ; parce que, de même
que les proclamations libérales sur la liberté et l’égalité sont
vouées à ne rester que des bavardages vides, de même les
discours sur la première phase du communisme et «  l’État
du peuple tout entier  » se transforment immédiatement en
leur contraire dès qu’on entre dans la sphère des rapports
de production. Lénine avait vu dans la discipline d’usine et
le taylorisme les prémices de l’organisation communiste de
la production, oubliant que c’est cela même que Marx
qualifiait de «  despotisme d’usine  ». Les bureaucrates
staliniens en tireront les conséquences  : le despotisme –
  étymologiquement, le rapport du maître aux esclaves  –
pouvait être «  progressiste  ». Le camp de travail, nouvelle
forme de l’esclavage, devenait camp de «  rééducation  »
pour fabriquer «  l’homme nouveau  » 5. Au cœur même du
système s’installait le noyau le plus fondamental de toutes
les inégalités  : la dépendance de la masse de ceux qui
doivent travailler pour vivre à l’égard de ceux qui contrôlent
les moyens de production. Il n’est pas certain que la formule
« capitalisme d’État », employée, par exemple, par l’équipe
de Socialisme ou Barbarie, soit scientifiquement exacte,
parce qu’elle a tendance à sous-estimer les différences
essentielles entre les présuppositions juridiques du mode de
production capitaliste et celles du système soviétique.
Cependant, elle a l’avantage de souligner le point commun
aux deux systèmes, savoir qu’ils reposent sur l’exploitation
de l’homme par l’homme.
 
Marx dissout le problème de la justice sociale et de la
répartition égalitaire dans la formule «  à chacun selon ses
besoins  ». Or la planification centralisée, par construction,
suppose que les besoins qui doivent être satisfaits sont
définis à l’avance par l’autorité politique. Ce système est
donc, dans son essence, c’est-à-dire indépendamment des
déformations que lui ont fait subir la situation particulière de
l’URSS et la dictature stalinienne, un système de « dictature
sur les besoins  ». Le rationnement lui est consubstantiel,
puisque la production n’est pas déterminée par les besoins
exprimés par le consommateur mais par ce que le plan a
prévu qui devait être satisfait en matière de besoins
«  vrais  » – opposés aux besoins «  factices  » de la société
capitaliste. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas
d’abondance  : le plan peut avoir prévu la fabrication
d’objets inutiles, dont personne ne veut ! Alec Nove cite cet
exemple  : «  Une entreprise d’électricité avait été
réprimandée parce qu’elle n’avait pas rempli le plan. Ceci
était dû toutefois à un hiver inhabituellement doux de sorte
que la demande de chauffage avait été beaucoup
moindre 6. »
Cette logique de la dictature sur les besoins est, en
réalité, la solution bureaucratique nécessaire d’une
contradiction qui n’est jamais étudiée dans les théories
socialistes ou communistes traditionnelles. Si l’antagonisme
fondamental de la société capitaliste est celui qui oppose
capitalistes et ouvriers, les marxistes avaient été amenés à
penser que la suppression des rapports de propriété
capitalistes devait ouvrir la voie à une société sans
contradictions. Or, demeure, même si l’on admet qu’il n’y a
plus de classes sociales antagonistes – ce qui n’était pas, à
proprement parler, le cas en URSS –, une contradiction entre
les intérêts des «  producteurs associés  » en tant que
producteurs et leurs intérêts en tant que consommateurs.
La planification centralisée et l’administration politique de
l’économie peuvent, partiellement, et en excluant les droits
politiques, garantir les conditions matérielles de base des
producteurs en leur assurant un travail. Mais cela n’est
possible qu’au prix du sacrifice de leurs intérêts de
consommateurs, qui supposent que les produits soient les
plus variés et accessibles au prix le plus bas. Or, pour
atteindre cet objectif, il n’y a pas de miracle  : il faut
augmenter la productivité du travail. Les marxistes qui
perçoivent cette contradiction la disent inévitable durant la
« phase de transition » entre le capitalisme et le socialisme
et elle ne pourrait être résolue que dans l’abondance. Mais
l’abondance est en partie un mythe, en partie un système
de gaspillage extravagant du travail social, dont le mode de
production capitaliste nous donne, d’ailleurs, des exemples
nombreux et variés.
 
Comprendre la faillite du soi-disant communisme
soviétique, c’est enfin comprendre dans quelle impasse
s’est enfoncé le mouvement ouvrier avec la formule du
dépérissement de l’État. Au premier abord, il peut sembler
qu’il y a une opposition frontale entre la perspective du
dépérissement de l’État, développée par Marx et revigorée
par Lénine, et la réalité du système qui s’est construit en
URSS après la révolution d’Octobre. À la base de cette
perspective, on trouve l’utopie marxienne d’un
dépérissement du politique. L’institution politique étant
conçue comme l’organe de domination d’une classe sur une
autre, l’avènement d’une société sans classes implique que
les relations entre les individus sont désormais
transparentes et que, par conséquent, l’indispensable
régulation sociale par le droit et par les organes chargés
d’appliquer le droit n’est plus nécessaire. Le droit s’identifie
donc à la morale spontanée de l’homme nouveau et chacun
est en mesure d’intervenir si, d’aventure, des conflits
surgissent entre les individus. Même la démocratie doit
dépérir, puisque le plus démocratique des régimes
démocratiques reste un système de domination d’une partie
de la population sur l’autre. Tout ce versant de la pensée
marxienne et marxiste la rapproche très fortement de
l’anarchisme, ainsi d’ailleurs que Lénine l’avait rappelé dans
L’État et la Révolution  : les anarchistes et les marxistes ne
divergeraient pas selon les fins (l’abolition de l’État), mais
seulement selon les moyens. Rapprochement qui sera aussi
un rapprochement pratique dans les débuts de la révolution.
Ce sont les groupes anarchistes qui procédèrent à la
dissolution de l’Assemblée constituante, sur ordre du
gouvernement bolchevique.
Ruse de la raison, sans aucun doute, la théorie du
dépérissement de l’État est devenue l’idéologie la plus
adéquate du pouvoir totalitaire. À condition de prendre
l’idéologie au sens propre que lui donne Marx  :
représentation inversée de la réalité. L’absorption et la
dissolution de l’État dans la société civile se sont réalisées
comme la dissolution de la société civile dans l’État. Si
chaque individu est lui-même une partie de l’État, cela
signifie tout simplement que l’État, loin de dépérir, envahit
tout l’espace social. La surveillance policière, exercée au
nom du pouvoir prolétarien, ne connaît plus aucune limite.
Le simple fait d’avoir une vie privée est considéré comme
une forme de sécession de la communauté des «  hommes
nouveaux  ». Faisant de nécessité vertu, la révolution avait
dû résoudre la crise du logement par le logement collectif.
La promiscuité engendrée par ce type d’habitat n’était pas
son seul défaut  ; il permettait surtout l’immixtion des
représentants du Parti jusque dans la vie la plus intime.
L’abolition du droit, et sa dissolution dans la morale –  plus
exactement dans les habitudes spontanées qui forment la
réalité de cette morale, la Sittlichkeit hégélienne  –, s’est
réalisée dans la toute-puissance du règlement et de la
directive politique, pendant que les citoyens étaient privés
pratiquement de tout droit subjectif. Cette extension du
pouvoir de l’État aboutit à la pénalisation et à la
criminalisation de toute la vie quotidienne. Alors que l’État
prolétarien devait dépasser les simples libertés formelles
pour réaliser effectivement la liberté, la liberté, dans tous
les sens connus de ce terme, fut pourchassée. Le rêve de
Lassalle d’un «  État populaire libre  » se réalisait
conformément aux prévisions de Marx  : aucun État n’est
plus libre que l’État despotique. Marx ajoutait :

la liberté consiste à transformer l’État, organe érigé


au-dessus de la société, en un organe entièrement
subordonné à la société, et même aujourd’hui les
formes de l’État sont plus ou moins libres dans la
mesure où elles limitent la « liberté de l’État » 7.
Prise au sérieux, cette phrase constitue une critique
impitoyable de la soi-disant dictature du prolétariat. Elle
signifie que la tâche n’est pas la suppression de l’État, mais
sa soumission à la société, c’est-à-dire au contrat social, et
le développement de ces «  formes  » qui limitent la liberté
de l’État. Ce qui s’appelle tout simplement démocratie 8.
D’un certain point de vue, cependant, il n’est pas faux de
considérer que l’État soviétique est un État dépérissant,
puisque à proprement parler il ne s’agit plus d’un État. Il y a
bien officiellement une Constitution et des organismes
étatiques. Mais la Constitution n’a aucune espèce
d’importance et la réalité du pouvoir étatique est
concentrée non dans l’État mais dans le Parti. L’État
apparent n’est que le fantôme du pouvoir réel qui
appartient au Parti 9. Le pouvoir réel ne s’exerce qu’en étant
masqué derrière l’apparence de l’appareil étatique.
Évidemment, ce n’est pas à cette sorte de « dépérissement
de l’État » que les marxistes s’attendaient. Mais on ne peut
éviter d’établir un lien entre les faiblesses de l’analyse
marxienne de l’État et du droit et ce qu’il est advenu de
l’Union soviétique. L’utopie s’est révélée, une fois de plus,
désastreuse.
 
J’ai bien conscience de n’avoir tracé ici que quelques
linéaments du bilan réel de ce qu’on appelle « l’expérience
soviétique  ». Il faut, si on refuse de croire que «  le
capitalisme borne notre horizon historique », aller jusqu’à la
racine des problèmes. Et on ne pourra pas le faire en
tentant de faire revivre une utopie morte quelque part dans
l’archipel du Goulag. On ne pourra le faire qu’en
reconstruisant une pensée émancipatrice, c’est-à-dire en
redéfinissant ce que doit être l’État, quels rapports il doit
entretenir avec la société civile, et quel type de liberté-
égalité en constitueront les principes de base.

2. L’alternative

1. SOCIALISME OU BARBARIE ?

Nous sommes en effet dans une situation historique et


intellectuelle où s’impose cet effort de reconstruction d’une
pensée émancipatrice. Castoriadis affirme à juste titre :

Je suis convaincu que la faillite des conceptions


héritées (que ce soit le marxisme, le libéralisme ou les
vues générales sur la société, l’histoire, etc.) rend
nécessaire une reconsidération de tout l’horizon de
pensée dans lequel s’est situé depuis des siècles le
mouvement politique d’émancipation 10.

Le mode de production capitaliste semble triompher sans


plus rencontrer aucun obstacle. Ses adversaires,
timidement, se risquent à en critiquer les excès, le manque
de régulation, la croissance des inégalités, mais on ne
trouve presque plus personne pour en attaquer le principe
même. On voit même des gens qui se disent encore
socialistes en louer la merveilleuse efficacité, se proposant
seulement d’en atténuer les coûts humains trop élevés. La
discussion politique – si tant est qu’elle ait encore sa place –
se limite, sur fond de consensus, à des versions légèrement
différentes de la même perspective globale. Or, les
transformations mêmes du mode de production capitaliste
posent de façon plus cruciale que jamais la question de
l’avenir de la société humaine. Rosa Luxemburg l’avait
formulée en une alternative brutale  : «  socialisme ou
barbarie ». Il est de bon ton, aujourd’hui, de l’oublier, mais
la Première Guerre mondiale et le nazisme sont les produits
directs de ce capitalisme devenu impérialisme. Le nazisme
ne fut pas seulement une idéologie meurtrière et un
mouvement totalitaire ; il reçut le soutien d’à peu près tout
ce qui comptait dans la grande industrie allemande et, sans
ce soutien, Hitler n’aurait jamais pris et gardé le pouvoir. On
n’oubliera pas les innombrables horreurs dont s’est rendu
responsable le colonialisme –  jusqu’à la guerre du Vietnam
et quelques autres «  opérations de maintien de la paix  »
(comme la guerre du Golfe de 1991). Ce court XXe  siècle a
ruiné définitivement l’illusion des penseurs libéraux des
Lumières qui croyaient que le commerce civilisait les
hommes.

2. INÉGALITÉ CROISSANTE

En dépit de l’avalanche de livres et commentaires


intéressés, nous ne sommes pas sortis de là. Certes,
l’histoire ne se répète pas et la perspective de l’heure n’est
pas une nouvelle guerre mondiale ou la réédition de
quelque chose comme le nazisme. Encore que la guerre ait
sans doute de beaux jours devant elle. La démocratie
semble triompher  : les régimes dictatoriaux,
tendanciellement, cèdent la place à des gouvernements
plus ou moins démocratiques. Les grands totalitarismes sont
défaits et jamais, dans l’histoire, les droits individuels n’ont
été autant pris en compte. Le discours de la doxa n’est pas
totalement dénué de fondements. Mais on en reste à la
surface des choses. La réalité socio-historique est beaucoup
plus inquiétante.
Les inégalités sociales n’ont jamais été aussi grandes et
elles ne cessent de s’accroître. Pis  : la croissance
économique se traduit maintenant, et dans presque tous les
pays, par une croissance de la pauvreté. Le pays le plus
riche du monde, les États-Unis, en donne l’illustration : alors
même que le taux de chômage tombait à un niveau
historiquement bas (moins de 5  %), le nombre de pauvres
augmentait, en particulier le nombre de travailleurs
pauvres. Alors que ce pays dépense 14 % de son PIB dans la
santé (un record mondial), le classement de l’OMS relègue
les États-Unis au 24e rang mondial pour la qualité globale de
son système de santé. Le système d’enseignement est dans
un état de délabrement inquiétant et c’est seulement leur
puissance financière qui permet aux États-Unis d’attirer les
cerveaux du monde entier. Or, tous les pays avancés
suivent, peu ou prou, l’exemple américain. Ce qui est vrai
de chaque pays l’est encore plus si l’on considère le
système capitaliste mondial dans son ensemble. Les
doctrinaires libéraux et néolibéraux défendent le caractère
moral d’un système qui, au total, devrait profiter à tous.
Mais cette prédiction est contredite par les faits.
Inversement, c’est la prédiction marxienne –  accumulation
de richesses à un pôle de la société et accumulation de
pauvreté à l’autre pôle  – qui est pleinement confirmée par
un mode de production capitaliste pourtant délivré des
entraves que faisaient peser sur lui les résidus des régimes
féodaux du passé ou la « menace communiste ».

3. DÉCOMPOSITION DE LA DÉMOCRATIE

Nous n’avons pas l’égalité, mais, du moins, aurions-nous


la liberté. Certes, la démocratie n’est plus considérée
comme un régime possible parmi d’autres, mais comme
l’idéal à partir duquel sont jugés tous les régimes politiques.
Mais la démocratie triomphe au moment où elle est vidée
de toute signification. On s’est gaussé, ici, en Europe, du
caractère affligeant des campagnes électorales américaines
et de la désertion des électeurs. De te fabula narratur ! Nos
campagnes électorales ne sont plus que des joutes de
personnalités médiatiques  ; à la place des politiques
règnent les conseillers en communication, et les électeurs
de ce côté-ci de l’Atlantique font de plus en plus comme
leurs homologues américains : ils votent avec leurs pieds. Il
y a à ces phénomènes une cause commune  : l’État n’est
plus conçu comme l’organe de la puissance du peuple. Il est
réduit à un instrument technique au service de la «  seule
politique possible », celle que dictent les intérêts financiers.
Si la seule valeur est celle de l’argent, il est normal qu’il en
aille ainsi 11. On pourrait se consoler en se promettant un
bonheur privé à l’abri de l’État veilleur de nuit. Mais ce
serait une grave illusion. La liquidation du politique par la
toute-puissance de l’argent, la transformation des élections
en opérations de marketing, indiquent quelque chose de
plus profond : la liquidation des types anthropologiques qui
précisément ont permis de construire cette société de
consommation dont nous sommes si fiers. Laissons encore
la parole à Castoriadis :

La corruption généralisée que l’on observe dans le


système politico-économique contemporain n’est pas
périphérique ou anecdotique, elle est devenue un trait
structurel, systémique de la société où nous vivons.
En vérité, nous touchons là un facteur fondamental,
que les grands penseurs politiques du passé
connaissaient et que les prétendus «  philosophes
politiques  » d’aujourd’hui, mauvais sociologues et
piètres théoriciens, ignorent splendidement  : l’intime
solidarité entre un régime social et le type
anthropologique (ou l’éventail de tels types)
nécessaire pour le faire fonctionner. Ces types
anthropologiques, pour la plupart, le capitalisme les a
hérités des périodes historiques antérieures  : le juge
incorruptible, le fonctionnaire wébérien, l’enseignant
dévoué à sa tâche, l’ouvrier pour qui son travail,
malgré tout, était une source de fierté. De tels
personnages deviennent inconcevables dans la
période contemporaine  : on ne voit pas pourquoi ils
seraient reproduits, qui les reproduirait, au nom de
quoi ils fonctionneraient. Même le type
anthropologique qui est une création propre du
capitalisme, l’entrepreneur schumpétérien –
  combinant une inventivité technique, la capacité de
réunir des capitaux, d’organiser une entreprise,
d’explorer, de pénétrer, de créer des marchés – est en
train de disparaître. Il est remplacé par des
bureaucraties managériales et par des spéculateurs.
Ici encore, tous les facteurs conspirent. Pourquoi
s’escrimer pour faire produire et vendre, au moment
où un coup réussi sur les taux de change à la Bourse
de New York ou d’ailleurs peut vous rapporter en
quelques minutes 500 millions de dollars 12 ?

Ce qui se trame dans les profondeurs de la vie sociale et


économique, c’est la destruction de toute société possible, y
compris une société profondément injuste et inégalitaire
comme la nôtre. C’est la destruction du « monde commun »
à l’intérieur duquel précisément il est encore possible de
discuter du meilleur régime politique ou de la conception de
la justice qu’on devrait désirer. La destruction de la classe
ouvrière dans les grands pays industrialisés, destruction
planifiée et organisée méticuleusement par les capitalistes
et leurs relais politiques au cours des dernières décennies,
préfigure l’avenir d’un société constituée d’individus sans
appartenance, soumis à la dictature des marchés et à la loi
darwinienne de l’adaptation sous peine de mourir.

4. L’HUMANITÉ SURNUMÉRAIRE

Si l’on regarde l’évolution du mode de production


capitaliste à plus long terme, on ne peut qu’être frappé de
la similitude avec les systèmes totalitaires du passé récent.
Hannah Arendt notait qu’une des caractéristiques de ces
systèmes est que l’homme y est superflu. Le capitalisme
néolibéral considère qu’au moins une large partie de
l’humanité est de l’humanité surnuméraire. Pour l’essentiel,
l’Afrique est classée dans cette humanité surnuméraire. Des
zones de développement existent, certes, dans ce qu’on
appelait jadis le tiers monde. Mais l’idée même d’un
développement global de l’humanité a disparu de l’horizon
des préoccupations politiques. Bien au contraire, ce qui
préoccupe les stratèges, c’est seulement la gestion militaire
des crises et des conflits «  régionaux  » que l’inégalité
croissante ne peut manquer de susciter. À l’intérieur des
pays les plus riches eux-mêmes, la part d’individus à faible
«  employabilité  » (sic) ne cesse de croître. Alors que
l’augmentation de l’espérance de vie devrait être célébrée
comme un progrès, favorisant la transmission entre les
générations, les personnes âgées sont de plus en plus
présentées comme une charge que la société ne pourra plus
supporter –  voir les discours délirants sur l’avenir des
régimes de retraites. Avoir plus de 45  ans est maintenant
une tare rédhibitoire pour les cabinets de recrutement. À
l’autre extrémité, c’est une fraction croissante de la
jeunesse qui est exclue de la vie sociale, confinée dans des
quartiers devenus des ghettos, condamnée à former les
grandes masses d’un prolétariat en haillons
(Lumpenproletariat) qui ne vit que d’une maigre assistance
publique et de trafics en tout genre. Ainsi, comme le
rapporte Nico Hirtt :

En 1998, dans les locaux d’IBM-Deutschland à


Stuttgart, le président du Conseil fédéral du patronat
allemand, Dieter Hundt, s’en est pris à «  l’idéologie
obsolète et erronée  » de l’égalité dans le système
éducatif. Tout cela signifie-t-il à terme la mort de
l’école publique  ? Pas tout à fait puisque, comme le
fait remarquer l’Organisation de coopération et de
développement économiques (OCDE) avec une rare
lucidité –  ou le comble du cynisme  –, les pouvoirs
publics n’auront plus qu’à «  assurer l’accès à
l’apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais
un marché rentable et dont l’exclusion de la société
en général s’accentuera à mesure que d’autres vont
continuer à progresser » 13.

5. LE SOCIAL-SADISME

Aggravation des inégalités, délitement des liens sociaux,


fabrication d’une humanité surnuméraire, c’est toute la
culture humaine qui est menacée. L’hédonisme de pacotille
qui nous est servi comme idéal par cette grande instance
prescriptive de notre société qu’est la Publicité, la
conception techniciste de la société promue par l’autre
instance prescriptive qu’est le Management, détruisent
toute autre autorité, au sens strict du terme, c’est-à-dire
toute parole légitime par laquelle s’effectuent l’institution
de la raison et la transmission de l’héritage. C’est pourquoi
on assiste au démantèlement de l’école comme lieu de
transmission de la culture au profit d’une conception
managériale de la formation, soumise aux impératifs de
flexibilité et d’«  adaptabilité  » requis par la nouvelle
économie. Quant à l’idolâtrie de la communication, elle
n’est rien d’autre que l’idéologie d’un monde où les
individus ne doivent plus se concevoir comme des
«  hommes politiques  » ou des «  hommes civils  », mais
comme des mini-États, des petites forteresses individuelles
sans référence commune.
Christopher Lasch décrit exactement la société
néolibérale :

De nos jours, les conditions sociales se rapprochent


de la vision de la société républicaine élaborée par le
re
marquis de Sade au tout début de la I   République.
De bien des façons, celui-ci s’est montré le plus
clairvoyant, et certainement le plus troublant, des
prophètes de l’individualisme révolutionnaire, en
proclamant que la satisfaction illimitée de tous les
appétits était l’aboutissement logique de la révolution
dans les rapports de propriété, la seule manière
d’atteindre la fraternité révolutionnaire dans sa forme
la plus pure. En régressant, dans ses écrits, jusqu’au
niveau le plus primitif du fantasme, Sade est parvenu,
d’une manière étrange, à entrevoir l’ensemble du
développement ultérieur de la vie personnelle en
régime capitaliste, qui s’achève, non sur la fraternité
révolutionnaire, mais sur une société confraternelle
qui a survécu à ses origines révolutionnaires et les a
répudiées.
Sade imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le
droit de posséder n’importe qui  ; des êtres humains,
réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors
rigoureusement anonymes et interchangeables. Sa
société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste
selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière
analyse, que des objets d’échange. Elle incorporait
également et poussait jusqu’à une surprenante et
nouvelle conclusion la découverte de Hobbes, qui
affirmait que la destruction du paternalisme et la
subordination de toutes les relations sociales aux lois
du marché avaient balayé les dernières restrictions à
la guerre de tous contre tous, ainsi que les illusions
apaisantes qui masquaient celle-ci. Dans l’état
d’anarchie qui en résultait, le plaisir devenait la seule
activité vitale, comme Sade fut le premier à le
comprendre – un plaisir qui se confond avec le viol, le
meurtre et l’agression sans freins. Dans une société
qui réduirait la raison à un simple calcul, celle-ci ne
saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir,
ni à la satisfaction immédiate de n’importe quel désir,
aussi pervers, fou, criminel ou simplement immoral
qu’il fût. En effet, comment condamner le crime ou la
cruauté, sinon à partir de normes ou de critères qui
trouvent leurs origines dans la religion, la compassion
ou dans une conception de la raison qui rejette des
pratiques purement instrumentales  ? Or, aucune de
ces formes de pensée ou de sentiment n’a de place
logique dans une société fondée sur la production de
marchandises. Dans sa misogynie, Sade perçut que
l’émancipation bourgeoise, portée à sa conclusion
logique, serait amenée à détruire le culte sentimental
de la femme et de la famille, culte poussé jusqu’à
l’extrême par cette même bourgeoisie 14.
Il n’y a pas grand-chose à ajouter. La société néolibérale
est essentiellement sadique. Elle conduit inexorablement de
la « barbarie douce » actuelle à la barbarie sans adjectif, à
la bonne vieille loi du sang. Le capital, disait Marx, est un
Moloch qui a besoin de se nourrir du sang frais des enfants.
Quand une grande entreprise ex-publique française 15
annonce dans une de ses publications internes qu’elle
s’engage à avoir des employés « jeunes et rafraîchissants »,
on se dit qu’on n’en est pas loin.

6. ÉGALITÉ ET FRATERNITÉ

Les hommes ne peuvent vivre en société que s’il existe


entre eux un minimum de cette philia, cette amitié politique
dont Aristote faisait une vertu essentielle. De la troisième
partie de la devise républicaine, on parle bien peu. Pourtant,
ce n’est nullement par hasard que les révolutionnaires ne se
sont pas contentés de la liberté et de l’égalité et ont cru bon
d’y ajouter la fraternité. Rawls justifie sa théorie de la justice
en montrant qu’elle seule donne un fondement à la
fraternité. Le principe d’égalité et le principe de différence –
  ce que Rawls appelle égalité démocratique  – sont pour lui
les principes qui doivent s’appliquer entre frères. Concevoir
ainsi la vie sociale, c’est s’opposer frontalement à ce
« social-sadisme » dont on vient de parler.
Il ne s’agit pas d’opposer un vague sentimentalisme à
notre monde glacé et égoïste. Ni de ressusciter un modèle
familialiste et organiciste de la société. Si le néolibéralisme
l’a emporté sur toutes les variétés de socialisme, ce n’est
pas seulement parce qu’il a fait fond sur la monstrueuse
faillite du système stalinien. C’est aussi parce qu’il a su
capter, à sa manière dévoyée, les aspirations des individus
à l’autonomie. Plus : si la seule alternative possible apparaît
comme un retour en arrière, comme la nostalgie d’un âge
d’or que nous aurions oublié, comme l’éternelle complainte
du «  c’était mieux avant  », alors le néolibéralisme a de
beaux jours devant lui. Il s’agit tout d’abord de refuser que
les seuls lendemains possibles soient ceux que nous
promettent les hérauts de la nouvelle économie et les
prédicateurs des marchés financiers. Mais nous ne pouvons
pas renoncer à la perspective d’un progrès vers un « monde
meilleur », vers la « Jérusalem céleste » devenue terrestre.
Et ce progrès ne peut que s’appuyer sur les «  acquis  » du
mouvement d’émancipation qui a travaillé nos sociétés, en
profondeur, sans doute depuis le mouvement
d’émancipation des communes au Moyen Âge. Nous
pouvons critiquer les illusions des Lumières mais demander,
en même temps, l’accomplissement effectif des espérances
qui furent les leurs.
Par conséquent, si nous voulons repenser le lien social, il
faut surmonter l’opposition entre l’organicisme, qui ne
conçoit l’individu que comme une partie du tout, et
l’individualisme, qui fait de chaque humain un mini-État à lui
seul. L’individu n’existe que par le social  : il est même, en
son sens moderne, un produit historique déterminé de
l’évolution socio-historique. Mais, en même temps, le mode
d’existence sociale que nous considérons le meilleur est
celui dans lequel les individus sont considérés comme
autonomes et donc celui dans lequel les normes morales et
juridiques permettent à chacun de réaliser pleinement cette
autonomie. Fraternité ne signifie pas identité  ; la fraternité
ne renvoie pas nécessairement à un lien fusionnel. C’est
quand elle régresse vers le fusionnel (fraternité narcissique)
qu’elle devient étouffante et tyrannique.
Ainsi, la fraternité, au sens où la définit l’idéal républicain
classique français, suppose d’abord la liberté  : les enfants
ne restent «  liés au père qu’aussi longtemps qu’ils ont
besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le
lien naturel se dissout 16 ». Mais elle suppose aussi l’égalité,
car l’inégalité ne peut que briser les liens fraternels. Tous les
discours courants de nos jours sur le «  lien social  », la
nécessité de «  retisser  » ce lien social, ne parlent que de
cela. Mais ils en parlent en oubliant ce qui rompt ce lien
social, ce qui fait que les uns ne sont plus intéressés au sort
des autres, que nos sociétés retournent à l’état de nature
hobbesien dans lequel chacun convoite les biens du voisin
et se juge en droit d’utiliser tous les moyens qu’il jugera
bons pour s’en emparer. Paradoxalement en apparence, ce
délitement du «  tissu social  » 17, que l’on considère
habituellement comme un produit regrettable de
l’individualisme moderne, développe un conformisme de
masse, une soumission aveugle à la loi du marché et la
recréation de liens tribaux ou de soumission quasi féodale.
Contrairement à l’idéologie néolibérale, donc, la
reconstruction de l’égalitarisme et de la solidarité sociale ne
constitue pas une régression par rapport à l’affirmation de
l’autonomie des individus, mais en est la condition.
Ce qui a fait la force du mouvement ouvrier pendant au
moins un siècle et demi, c’est précisément qu’il a incarné
l’idéal d’une fraternité réconciliant liberté et égalité. De ce
point de vue, cette tradition du mouvement ouvrier reste
une source d’inspiration pour penser l’avenir.

3. Des modèles pour
une société non capitaliste
Comment cet idéal pourrait-il s’incarner sans s’abîmer
dans l’utopie  ? On pourrait se débarrasser facilement de la
question en refusant, comme Marx, de faire de la cuisine
dans les marmites de l’avenir, ou en soutenant que c’est au
mouvement social et à la démocratie politique de trouver, le
moment venu, les formes nouvelles qui s’imposeront. Mais
ce serait là une bien piètre échappatoire. Si le mouvement
ouvrier est dans une crise profonde, ce n’est pas seulement
dû aux transformations que le mode de production
capitaliste a réussi à imposer. C’est fondamentalement
parce que l’avenir semble bouché, parce que les mots qui
exprimaient l’idéal semblent aujourd’hui dénués de sens. Il
est donc nécessaire, non de construire une « société clés en
main  », mais de donner quelques pistes de réflexion
permettant de penser une société juste.

1. PARTIR DE L’ACQUIS

Nous ne partons pas de rien. Il y a un héritage qu’il serait


absurde de gaspiller, un héritage qui est ou a été inscrit
dans le droit et dans les institutions. Évidemment, cet
héritage ne peut être accepté que sous bénéfice
d’inventaire. Le premier de ces acquis est que le
« libéralisme pur », à la John Locke, n’a pratiquement jamais
existé. Toute notre histoire est marquée par des conflits
sociaux qui ont abouti à la création d’un édifice législatif
assurant la protection des plus défavorisés ; alors que la loi
Le Chapelier de 1791, en détruisant les vieilles corporations,
interdisait en même temps les groupements ouvriers et
« libérait » de toute entrave les relations de travail.
En premier lieu, on doit donc souligner que l’existence
d’organisations par lesquelles les ouvriers s’entendent pour
résister à la «  loi  » du marché est, en elle-même, une
offense aux sacro-saints principes libéraux, puisque le jeu
naturel du marché s’en trouve perturbé. On se contentera
de rappeler ici que les sociétés de secours mutuels, aux
objectifs pourtant bien inoffensifs en apparence, furent tout
d’abord persécutées. Au lieu de la concurrence sauvage des
«  lois du marché  », elles tentaient, en effet, au sein même
de la société capitaliste, de construire des organisations
fonctionnant sur un principe d’entraide et d’égalité. C’est ce
qui permet de comprendre le rôle important que le
mutualisme joua dans le développement du syndicalisme
ouvrier. Il est remarquable de constater que cette bataille
contre les sociétés de secours mutuels se poursuit
aujourd’hui. Après une longue période dans laquelle le
mutualisme a gagné droit de cité et s’est même intégré
dans le fonctionnement de l’économie capitaliste, pour les
thuriféraires du «  droit naturel de propriété  » il s’agit en
effet, aujourd’hui, de détruire tout ce qui peut rester de cet
état d’esprit ancien, au profit du système d’assurances
privées de type capitaliste. Ce qui permet de comprendre
aussi bien les attaques contre le système de protection
sociale que le « débat » sur les retraites.
Du point de vue théorique, il y a là quelque chose qui
devrait être beaucoup plus intégré dans la réflexion sur les
questions de la justice sociale. La Sécurité sociale française
n’est ni un système d’assurance –  la cotisation n’est pas
calculée en fonction du risque –, ni un système d’assistance
étatique 18. En son fondement, elle repose sur les
contributions des salariés, selon leurs moyens, et procure
des secours selon leurs besoins. Elle démontre donc la
possibilité, dans une sphère limitée, de faire fonctionner la
répartition des biens (la santé est évidemment un des biens
les plus précieux) selon le principe communiste : de chacun
selon ses capacités, à chacun selon ses besoins.
Deuxième point  : le caractère politique du mouvement
ouvrier ne découle pas des lubies de ses théoriciens, mais
de l’histoire concrète des luttes sociales. Ainsi Marx
accorde-t-il la plus extrême importance à la lutte pour la
limitation légale de la journée de travail, qui constitue du
reste un des chapitres centraux du livre  I du Capital. La
grande victoire de la classe ouvrière est d’avoir obtenu une
loi, c’est-à-dire que ce n’est plus la force qui tranche, mais
l’application par l’État du droit. Il en va de même en ce qui
concerne la limitation du travail des enfants, l’obligation
d’instruction, l’interdiction du travail de nuit des femmes,
etc. Notons, en passant, la contradiction entre les soucis
pratiques de Marx 19 et les théories sur le dépérissement de
l’État et l’assimilation du droit à l’idéologie  ! L’égalité n’est
donc pas seulement devant la loi, mais doit aussi,
effectivement, être garantie par la loi. Deuxième direction
de recherche donc  : repenser le sens de cet «  amour de la
loi  » dont parlait déjà Rousseau, comme ce qui seul peut
limiter «  l’inégalité parmi les hommes  ». Là encore,
l’actualité la plus récente confirme le caractère crucial de
cette question. La «  refondation sociale  » prônée par le
patronat français, comme les politiques néolibérales des
autres pays, vise à démanteler cet édifice législatif. Et l’on
voit les champions de «  l’État de droit  » œuvrer de toutes
leurs forces pour sa régression dans le domaine des
relations sociales et économiques.
Troisième acquis et troisième direction de recherche  :
nous l’avons déjà souligné, la démocratie est très largement
privée de sens si, dans ce qui constitue la part la plus
importante de leur vie, les individus sont soumis à la
discipline d’usine, c’est-à-dire à un régime qui renverse
l’égalité de droit en suprême inégalité. Pratiquement, les
travailleurs ont démontré depuis longtemps leur capacité à
gérer eux-mêmes les entreprises. Le développement des
sociétés par actions et le remplacement des propriétaires
par une bureaucratie managériale ont, par ailleurs, éliminé
de fait la fonction sociale utile du propriétaire capitaliste.
C’est pourquoi la coopérative ouvrière de production
constitue une perspective d’avenir d’autant plus réaliste
que le niveau d’instruction moyen des travailleurs s’est
considérablement élevé depuis l’époque où Robert Owen
organisait ses premières entreprises communistes. Il ne
s’agit pas de surestimer les possibilités ouvertes par les
coopératives. Dans un environnement capitaliste hostile,
elles ont souvent beaucoup de mal à survivre ou sont
condamnées à se bureaucratiser et à fonctionner,
finalement, comme n’importe quelle entreprise capitaliste.
La coopérative n’est pas la solution miraculeuse qui, à elle
seule, règle tous les problèmes. Mais elle est un des
éléments de la solution.
Enfin, si l’on veut assurer l’égalité d’accès de tous les
citoyens à un certain nombre de biens sociaux, il faut
revenir à la notion, si importante dans le droit français, de
service public. Le service public, tel qu’il a été défini par
Léon Duguit, est une activité ou une entreprise assumée par
une collectivité publique et tendant à satisfaire un besoin
d’intérêt général. La notion de service public a été étendue,
au-delà des fonctions régaliennes traditionnelles, à nombre
d’activités nouvelles de l’État  : l’hygiène et la santé, la
culture et le sport, les transports, l’audiovisuel, etc. Ainsi
compris, l’intérêt général englobe non seulement l’existence
de l’État garantissant les droits fondamentaux mais aussi la
satisfaction d’un certain nombre de besoins qui ne peuvent
être convenablement satisfaits par le marché, soit parce
que le marché y est tout simplement impossible –  dans le
cas des « monopoles naturels » –, soit parce que le marché
serait par trop inégalitaire : le service public de la Poste, par
exemple, assure la distribution du courrier au même tarif
pour tous, quelles que soient les distances à parcourir par le
facteur pour remettre les plis. Les services publics mettent
souvent gratuitement (école, routes) et égalitairement à
disposition de tous des biens qui sont produits par le travail
global de la société. Ils ne sont pas soumis « à condition de
ressources  », si bien que, partiellement, ils donnent le
modèle de ce que pourrait être une société pleinement
égalitaire.
2. SOCIALISME ET MARCHÉ

La création d’éléments de démocratie sociale égalitaire


au sein même de la société capitaliste est quelque chose
d’essentiel, parce que cela démontre qu’on n’en est pas
réduit à l’alternative entre un simple aménagement du
capitalisme et l’utopie catastrophique. Cependant, la
réflexion ne peut s’en tenir là. D’une part, les foyers de
démocratie sociale au sein même de la société capitaliste
sont en permanence menacés par les «  lois du marché  »,
c’est-à-dire par le fonctionnement d’ensemble de
l’économie et des relations sociales. D’autre part, quand
bien même les coopératives, le système mutualiste, etc.,
acquerraient une position dominante, il resterait à voir si et
dans quelles conditions cette nouvelle structure sociale peut
s’articuler avec le marché.
Les débats sont déjà fort volumineux qui ont été menés
sur la question «  socialisme et marché  » 20. Commençons
par dissiper quelques confusions langagières. Le
«  socialisme de marché  » n’est qu’une formule pour
badigeonner en rouge (ou en rose) la formule démocrate-
chrétienne de l’« économie sociale de marché », c’est-à-dire
la forme de régulation du mode de production capitaliste qui
a dominé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale
jusqu’aux années  80. Le problème auquel nous sommes
confrontés si nous voulons penser une société libérée de la
domination du mode de production capitaliste n’est pas
d’inventer une nouvelle formule confusionniste.
D’une part, l’expérience historique et les conceptions
raisonnables de la liberté que nous pouvons soutenir
conduisent à rejeter comme une utopie la planification
centralisée. Comme l’explique Thomas Coutrot :

Il faut le reconnaître sans ambages  : dans le débat


des années trente entre le libéral Friedrich Hayek et le
socialiste Oskar Lange, c’est Hayek qui avait raison. Il
expliquait qu’une économie centralement planifiée ne
pourrait fonctionner efficacement, seul le jeu des
marchés permettant de faire émerger l’information
pertinente sur les goûts et besoins des
consommateurs comme sur les coûts et potentialités
des producteurs. Lange lui répliquait par une
démonstration mathématique montrant l’équivalence
formelle de l’équilibre de concurrence parfaite et de la
planification totalement centralisée. Mais Hayek
maintenait le point clé  : comment le planificateur
pouvait-il connaître les millions d’informations
précises nécessaires à ses décisions, alors que ceux
qui détenaient ces informations n’avaient aucun
intérêt personnel à les lui communiquer, bien au
contraire 21 ?

D’autre part, le marché est en lui-même générateur


d’inégalités et sape la démocratie dans l’entreprise aussi
bien que la démocratie politique. Par exemple, s’il faut faire
face à la concurrence pour sauver l’entreprise, en quoi une
entreprise dirigée par un collectif de travailleurs pourra-t-
elle prendre des décisions fondamentalement différentes de
celles que prendrait un propriétaire capitaliste  ? Plus
généralement, le marché aurait à long terme les mêmes
effets pervers avec des entreprises « autogérées » qu’avec
des entreprises capitalistes.
Cette contradiction, reconnaissons-le, n’est pas facile à
résoudre et nous n’avons pas d’expérience qui permettrait
de donner à coup sûr des indications sur la manière de la
résoudre. Nous avons plutôt des contre-exemples, comme
celui de l’autogestion dans la Yougoslavie titiste. Plusieurs
auteurs proposent des modèles, avec plusieurs variantes,
tentant de prouver que si le problème est difficile encore
peut-on penser une solution. Au-delà de leur diversité, on
peut dégager de toutes ces solutions quelques lignes
générales :
– La démocratie politique et le pluralisme des partis en
constituent un préalable. Mais la démocratie dans
l’entreprise en constitue l’autre réquisit.
– La planification centralisée impérative est rejetée, mais
s’impose, sous une forme ou sous une autre, une
planification incitative qui permet d’orienter sur le long
terme les acteurs économiques en fonction des choix faits
par la collectivité.
– Dans toute une série de domaines (santé, éducation,
transports, etc.), la propriété d’État est la meilleure
garantie, et de l’égalité des citoyens devant l’accès à
certains biens fondamentaux, et d’une répartition
rationnelle des ressources – par exemple, l’eau ou l’énergie.
Ces secteurs pourraient également jouer un rôle décisif
dans la mise en œuvre des orientations à long terme.
– Des entreprises concurrentes –  soit des entreprises
coopératives, soit des petites entreprises individuelles  –
proposant leurs produits sur un marché libre : cette formule
reste la meilleure solution pour assurer la liberté du
consommateur aussi bien qu’une allocation efficace des
ressources.
– Cependant, les dérives engendrées par le système du
marché (concentration, inégalité du développement)
pourraient être contrées efficacement par un système
bancaire soustrait au marché.
Rien de tout cela n’est utopique. Rien de tout cela n’est
incompatible avec le maintien de la propriété privée, même
si la propriété capitaliste se voit sévèrement limitée.
Certaines de ces solutions sont encore partiellement en
vigueur dans les pays capitalistes ou l’ont été dans le passé.
Lorsque Marx définit la métamorphose que doit
nécessairement engendrer le développement contradictoire
du mode de production capitaliste, il parle de rétablir la
propriété individuelle du travailleur sur la base des acquêts
de la socialisation de la production dans l’industrie
moderne. Les pistes de recherche esquissées plus haut
peuvent donner une idée du contenu que pourrait prendre
cette formule algébrique.
De nombreux auteurs marxistes ou « néo-marxistes » qui
travaillent sur ces questions voient dans ce «  socialisme
avec marché » une phase de transition vers le communisme
au sens où Marx l’entendait, vers une société débarrassée
de la régulation par l’argent et l’échange marchand et
fondée sur l’abondance. J’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion
de critiquer l’utopie communiste et la disparition de
l’argent. Prise en elle-même et sans même la perspective
d’un hypothétique communisme, une société non
capitaliste, fondée sur des principes du genre de ceux qu’on
vient d’énoncer dans cette partie, constituerait un progrès
social et moral considérable, une avancée de la liberté et de
l’égalité comparable à celle qu’ont permise les grandes
révolutions démocratiques des siècles derniers. Quand on
en sera là, il sera toujours temps de rediscuter des
perspectives ultérieures. Mais demain est un autre jour.

3. QUE FAUT-IL ÉGALISER ?

Une transformation radicale des structures socio-


économiques ne peut pas avoir d’autre justification que de
faire progresser l’égalité et donc la liberté effective des
individus. Il reste pour terminer à préciser quel genre
d’égalité devrait être assurée. Amartya Sen ne cesse de le
répéter : « Égalité de quoi ? » Si la simple égalité devant la
loi, telle que la revendiquent libéraux et néolibéraux, se
transforme en inégalités insupportables et en remise en
cause de la liberté, il reste que l’égalité en général est un
principe qui a besoin d’être spécifié. L’égalité, on l’a vu pour
Rawls, peut consister dans l’égale liberté et dans l’égalité
des biens sociaux premiers. Pour Dworkin, l’égalité doit
concerner les ressources  : les individus partant avec des
ressources égales les utilisent ensuite dans la vie selon leurs
goûts, leurs talents ou leur courage –  moyennant un
système d’assurance qui garantirait aux malchanceux de ne
pas être précipités dans la misère par un coup du sort.
Pour Michael Walzer 22, la justice, c’est tout simplement
l’égalité, mais il réfute immédiatement l’égalité simple qui
conduit presque immanquablement à la tyrannie (l’égalité
est un idéal mûr pour la trahison, dit Walzer). À la place de
cette égalité simple et universelle (en gros, celle de feu le
socialisme bureaucratique à la sauce stalinienne d’un côté,
celle du néolibéralisme de l’autre), Walzer propose de
différencier les sphères de la vie où s’applique le principe
égalitaire et de construire une théorie de l’égalité complexe.
Il s’agit, en particulier, de déterminer dans quelle sphère le
libre-échange est un principe de répartition légitime. Mais il
s’agit aussi de montrer comment l’irruption du marché dans
les autres sphères de la vie sociale conduit à la destruction
de l’égalité et à l’oppression. Walzer ne croit donc ni
possible ni souhaitable de réaliser l’égalité partout,
notamment dans la sphère économique, mais à la condition
que les domaines les plus fondamentaux pour la vie
humaine soient protégés contre l’inégalité diffusant à partir
des sphères où elle est admise. L’égalité complexe de
Walzer repose aussi sur un système de compensations. Par
exemple, il est évident qu’un certain nombre de travaux
pénibles continueront d’être nécessaires aussi longtemps
qu’existera l’humanité sous la forme que nous lui
connaissons aujourd’hui. Ces travaux sont généralement
réalisés par des employés qui ont pris ce genre d’emploi
faute de mieux. Il y aura là, quoi qu’on fasse, une inégalité
formidable entre celui qui est condamné à des travaux
sales, fatigants et peu valorisants, et celui qui fait un métier
qui le passionne dans des conditions confortables –  même
avec des salaires égaux, le professeur d’université et
l’éboueur seraient encore loin d’être égaux. S’appuyant sur
un exemple américain de ramassage des ordures
ménagères par une coopérative, Walzer montre qu’on peut
compenser les désagréments particuliers d’un certain type
de travail par un surcroît de pouvoir et de participation à la
vie de l’entreprise.
En repartant de l’idée que le mouvement d’émancipation
est fondé sur le principe de liberté-égalité, l’objectif général
que peut se fixer une transformation radicale de la structure
socio-économique est de parvenir à « égaliser les conditions
essentielles pour l’autonomie individuelle », pour reprendre
les termes de Tony Andréani 23. La société doit définir
clairement les limites entre ce qui dépend de la sphère
sociale et ce qui ressortit à la sphère privée. Ainsi,
l’autonomie de l’individu s’exerce dans deux directions : en
tant qu’il est membre de la société, il participe directement
à la fixation des normes générales, à égalité avec tous les
autres  ; en tant qu’individu, il peut décider lui-même du
sens de sa propre vie et de ce qu’est son bien propre. Ainsi
l’égalisation des conditions sociales fournit la base réelle de
la liberté individuelle qui pourra s’exercer non seulement
dans le domaine du temps libre, mais aussi par le choix des
formes sous lesquelles chaque individu participera à la vie
sociale et spécialement à la production.
Une telle organisation sociale et politique sera sans
aucun doute obligée de tolérer que, dans certains
domaines, subsistent des inégalités. Sans doute, tous les
individus ont-ils un droit égal à pouvoir apprendre le piano,
mais nulle société ne peut garantir le droit pour chaque
individu de devenir un pianiste virtuose  ! Les préférences
individuelles peuvent aussi être des facteurs d’inégalités.
Entre celui qui choisit de travailler moins pour consacrer
plus de temps à la méditation et celui qui travaille à plein
temps, on ne voit pas bien comment on pourrait sans
injustice garantir une égalité des revenus –  le temps libre
est, lui aussi, un bien et on ne peut pas avoir le beurre et
l’argent du beurre. Enfin, comme Dworkin le montre de
manière assez pertinente 24, il n’est pas possible, sans
contradiction, de garantir un égal bien-être ou une égale
réussite pour tous. Une société juste ne peut que garantir
une égalité des ressources que chaque individu peut mettre
en œuvre pour réussir sa vie et une égalité d’accès aux
biens sociaux, qui ne sont pas seulement des biens
matériels, mais aussi, et peut-être surtout, des biens
culturels, ceux qui, comme le dit Rawls, renforcent l’estime
de soi et le sens de l’appartenance à une communauté
historique et morale qui mérite d’être défendue.
Au regard des anciennes utopies, la conception d’une
société non capitaliste, défendue ici, paraît modeste. Elle ne
propose pas de faire «  du passé table rase  ». Mais, d’un
autre côté, elle pourra paraître ambitieuse puisqu’il s’agit de
rien de moins que de reconstruire un sens à notre histoire,
un sens fondé sur l’affirmation de l’éminente dignité de
l’homme en tant que tel.
 
La vitalité du débat sur la question de l’égalité en
philosophie politique contraste avec la pauvreté de la
discussion politique proprement dite qui semble l’avoir
éliminée. Dans notre société, dominée par l’idéologie
néolibérale, la liberté, en effet, est privée de sens moral.
Elle n’est que la somme des possibilités offertes à l’individu
calculant rationnellement. Si bien que la politique est
réduite à la régulation d’un processus, dans une très large
mesure, aveugle. Oublieuse du fait que l’humanité ne peut
se construire qu’à partir de fictions normatives, que toute
société repose sur une auto-institution imaginaire, la
politique technocratique fait de la Science (avec majuscule)
le référent suprême. La domination est hypostasiée sous les
espèces d’un savoir scientifique devenu tout-puissant –
 alors que la puissance réelle appartient à ceux qui mettent
la technoscience à leur service  –, et cela conduit à la
catastrophe. Notre puissance technique est considérable ; le
champ des possibles n’a jamais été aussi étendu, puisque
nous avons les moyens de modifier directement notre
écosphère et notre propre espèce. Mais tous ces possibles,
qui nous sont présentés comme nécessaires ou inéluctables,
ne sont pas compossibles –  comme dirait Leibniz  – avec
l’humanité telle que nous la sommes. Ni les «  progrès des
lumières », ni le développement des « forces productives  »
ne feront les choix à notre place. Aucune politique ne se
peut penser sans choix moraux et sans une perspective du
destin de l’humanité. La perspective défendue dans ce
travail, qui conduit de la morale à une théorie étendue de la
justice sociale et à la perspective d’une transformation
structurelle économique et politique, se veut une
contribution à la nécessaire refondation de la politique.

1. En 1936, Léon Trotski publiait La Révolution trahie, un texte


important qui ouvrait les voies à la compréhension théorique du
stalinisme. Mais les disciples de Trotski en firent un fétiche, le fin
mot d’une recherche qui ne faisait que commencer.
2. Cependant, des gens comme Galbraith misaient, au contraire, sur
l’évolution libérale du régime stalinien et avaient envisagé une sorte
de convergence entre un socialisme libéralisé et un capitalisme
domestiqué par l’État social. Ils avaient leur répondant à l’Est,
notamment avec les théoriciens de La Troisième Voie, titre du livre
de l’économiste tchèque Ota Sik.
3. Dans son livre L’Économie soviétique (p. 43), Alec Nove rapporte
ceci: «Des mathématiciens de Kiev ont calculé que, pour établir un
plan d’approvisionnements matériels et techniques précis et
complètement intégré pour la seule république d’Ukraine et pour
une année, il y faudrait le travail de toute la population du globe
pendant des millions d’années.»
4. Voir, sur cette question, les travaux publiés dans les années 1970-
1980 de ceux qu’on a appelés «l’école de Budapest»: Agnès Heller,
Ferenc Feher et György Markus. Des deux premiers, signalons
Marxisme et Démocratie. Au-delà du «socialisme réel», Maspero,
1981.
5. C’est non pas après la victoire de Staline sur ses opposants, mais
dès la phase du «communisme de guerre», pendant la guerre civile,
que toutes ces idées se sont développées et cristallisées.
6. Alec Nove, op. cit., p. 105. Notons cependant que ce genre
d’absurdité n’est pas propre à feu le système soviétique. Si nous
consommons moins d’essence, si l’hiver est clément, ou si nous
cessons, en général, de gaspiller les ressources de la planète, le PIB
baissera mathématiquement et les économistes considéreront cette
baisse de l’indicateur fétiche comme une catastrophe…
7. Voir Critique du programme du Parti ouvrier allemand, in Œuvres, I,
p. 1428.
8. Jacques Texier a montré (Révolution et Démocratie chez Marx et
Engels) comment, de fait, les positions de Marx et Engels ont
évolué, les amenant progressivement à concevoir que la démocratie
(y compris la démocratie parlementaire) pouvait devenir
l’instrument de la transformation sociale et de l’émancipation des
travailleurs.
9. Sur ce point, on ne peut que renvoyer aux analyses de Hannah
Arendt dans «Le système totalitaire» (in Les Origines du
totalitarisme, III), en dépit du caractère souvent forcé de la symétrie
entre nazisme et stalinisme qui constitue la trame de ce livre.
10. Cornélius Castoriadis, «La montée de l’insignifiance», Les Carrefours
du labyrinthe, IV, p. 84.
11. Castoriadis, ibid., fait remarquer que, pour cette promotion de
l’argent au rang de valeur suprême, «ce sont les socialistes en
France à qui revient la gloire de l’avoir fait comme la droite n’avait
pas osé le faire» (p. 91).
12. Ibid.
13. Nico Hirtt, «La mission scolaire», Le Courrier de la planète, no55, mai
2000.
14. Christopher Lasch, La Culture du narcissisme, p. 105-106.
15. France-Télécom, Fréquences, no144, octobre 2000.
16. Jean-Jacques Rousseau, Contrat social, livre I, chap. 2.
17. Toutes ces métaphores sur le «tissu social», la «trame», le «lien» se
trouvent déjà dans le Politique de Platon, dont Castoriadis fait une
lecture magistrale.
18. Comme on l’a déjà fait remarquer, c’est pourtant dans ce sens que
cherchent à la faire évoluer les gouvernements successifs.
19. Autre lecture instructive: celle des procès-verbaux des réunions de
l’Association internationale des travailleurs (Ire Internationale) où l’on
voit le «citoyen Marx» préoccupé essentiellement de lois sociales.
20. Voir Tony Andréani et Marc Féray, op. cit. On pourra aussi lire les
productions du groupe d’études «Un socialisme pour demain»
(http://hussonet.free.fr).
21. Demain le socialisme, texte publié par le groupe d’études «Un
socialisme pour demain».
22. Cf. Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité.
23. Un être de raison. Critique de l’homo oeconomicus, p. 201 sq.
24. Sovereign Virtue. The Theory and Practice of Equality, chap. I.
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