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ISBN 978-2-02-141451-6
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Titre
Du même auteur
Copyright
Dédicace
Avant-propos
Performatif et parrêsia
Butler et Foucault
Petite conclusion
Chapitre trois - La resignification
Mécanique du performatif
Fonctionnement de la resignification
Sartre et le « Voleur »
Qu'est-ce qu'un exemple théorique ?
Sartre lu par Lacan
Les issues et impasses butlériennes
Introduction
Chapitre premier - Drag queen et travesti oriental
Le travesti comme méthode
L'usage du drag
Le travesti comme image
Le travesti comme écriture
Le masculin et le féminin
Le Neutre comme désexualisation
Barthes, Deleuze, Foucault
Chapitre deux - Les inventions de Divine
La femme et le Phallus
La femme et le travesti
Divine
Le travesti comme simulation
Le baroque
Travesti et hétérosexualité
Sartre et Divine
La duplicité du sexe
Le culte phallique
Derrida lecteur de Genet
Le retour de la femme dans le jeu du travesti
Derrida et Lacan
Chapitre trois - Judith et Octavia
L'autre travesti
Le travesti lesbien
Phallus lesbien et féminisme
Phallus lesbien / Phallus lacanien
Complexité du phallus lesbien
Le phallus lesbien comme médiation
La mort du travesti
La mélancolie
Le sujet
Pervers et perversion
Le Neutre, la castration, Lacan
Le récit lacanien
Le récit deleuzien
Le récit barthésien
Il n'y a pas de rapport sexuel…
Le fétiche
Le Neutre, la mort : Deleuze
Le Neutre, la mort : Barthes
L'œuf deleuzien
Du sourire de l'androgyne à l'inceste
Le jeu de l'inceste
Chapitre deux - Derrida et la loi de l'inceste
La place de Jacques Derrida
L'autre discours
L'hymen
La loi du genre : l'invagination
La loi du genre : la loi
Derrida, la postmodernité
Derrida, la loi, le vide
Derrida par Butler
Geschlecht
L'inquiétude deleuzienne
Chapitre deux - 1976 : La Volonté de savoir
La Volonté de savoir, livre problématique
L'enjeu
La « théorie » comme idéologie
Le tabou de l'inceste
Les deux versants de la Modernité
Chapitre trois - Mort et vie
La mort
Historialité de la mort
La vie, le biopouvoir
Canguilhem
Le trans
Conclure avec et sans Butler
Avant-propos
FORMALISME/SOCIOLOGISME/ROMANTISME
NEUTRE ET « NEUTRAL »
SENS ET SOCIÉTÉ
BOURDIEU
Dans cette généalogie des possibles, il faut faire une place à l’autre point
de vue. Non plus le point de vue américain, mais le point de vue français. Et
cette place, c’est celle qu’aurait pu occuper Pierre Bourdieu, souvent cité
dans les enquêtes de genre, mais qui n’a pas pu être un véritable intercesseur.
La Domination masculine, paru à une date sensible, 1998, qui aurait pu
idéalement faire de lui le grand médiateur entre la révolution théorique de la
Modernité européenne et la révolution queer aux États-Unis, est au contraire
une critique parfois hautaine de la théorie du genre. Ainsi Bourdieu place-t-il
en symétrie les postures essentialisantes et les « happenings » ou « parodic
performances » chères, écrit-il dans une formule condescendante, à Judith
70
Butler . Il critique l’ensemble de l’appareillage théorique butlérien autour du
performatif, de la resignification…, comme si la théorie du genre accordait
trop de crédit aux faits de langage. Butler, d’ailleurs, tout en validant les
explications « prometteuses » de Bourdieu, notera le caractère
« conservateur » de sa conception du pouvoir qui demeure verticale et
71
purement déterministe .
Il est vrai que Bourdieu critique à peu près tout le monde dans
La Domination masculine, par exemple le Foucault de l’Histoire de la
sexualité qui, en opposant frontalement la sexualité antique et la sexualité
72
moderne , pécherait par trop d’historicisme, ou encore la psychanalyse, à qui
il impute étrangement l’idée que la différence sexuelle serait inscrite dans la
73
nature . Ce jeu où tout le monde est renvoyé dos à dos est révélateur de ce
que le penseur de la « violence symbolique » ne mesure pas les enjeux
conjoncturels propres à la question de la différence sexuelle en cette fin de
e
XX siècle, et ne peut jouer un rôle décisif entre la Modernité française en voie
d’effacement à la fin des années 1980 et l’explosion théorique qui se
développe cette même décennie aux États-Unis.
Plutôt que de « différence sexuelle », il parle d’ailleurs de « division
sexuelle » qu’il renvoie à une sorte de nuit des temps qui certes est
« une fausse éternité » produite elle-même par des mécanismes historiques,
mais qui néanmoins constitue un « invariant » dont il faut simplement
74
dévoiler le caractère historique . L’essentiel du matériau sociologique utilisé
par Bourdieu est puisé dans une étude déjà très ancienne sur les Berbères de
Kabylie où il pense trouver un modèle de laboratoire de ce qu’il appelle, sur
75
une base épistémologique douteuse, « l’inconscient androcentrique », où
donc la culture kabyle est une simple variante de la culture occidentale, y
76
compris du Bloomsbury de Virginia Woolf . En tout cas, ni cette dernière ni
la société kabyle ne lui fournissent la clef permettant de penser au présent ce
que la question du genre peut apporter de trouble dans les descriptions
sociologiques extraordinairement manichéennes et prévisibles qu’il propose,
artefacts construits sur un modèle naturaliste de la « tranche de vie »,
dépourvus de la moindre fantasmagorie sociale que Marx, Walter Benjamin,
Georg Simmel ou Jean Baudrillard ont, eux, su si bien dévoiler.
L’anachronisme du matériau sociologique par rapport à ces enjeux
proprement contemporains a été très sévèrement reproché à Bourdieu au
77
point de discréditer pour beaucoup l’ensemble du propos . L’inactualité du
discours de Bourdieu s’atteste aussi par son peu d’intérêt pour les travaux
qui, dans son propre champ d’études, ont introduit une réflexion sur
« les idéologies du sexe » comme ceux de Nicole-Claude Mathieu, qui
questionne le doublet genre/sexe, remettant en cause le discours sociologique
78
lui-même comme véhicule peu vigilant des catégories de genre . Il est
significatif, par exemple, de le voir citer « The Traffic in Women » de Gayle
79
Rubin en note pour dire simplement qu’il n’en parlera pas . Et puis il y a
plus étrange, quand Bourdieu prétend qu’on « ne rencontre pratiquement pas
80
de mythes justificateurs de la hiérarchie sexuelle » qui se résumeraient
selon lui au « mythe de la naissance de l’orge » (sic !) et une légende kabyle
81
qu’il nous conte un peu plus loin , semblant oublier la scène fondatrice de la
Genèse (II, 22-23) qui fait naître Ève de la côte d’Adam et qui est le mythe
82
par excellence de cette hiérarchie bien vu par Lacan .
Mais rien n’atteste mieux le décalage de Bourdieu avec l’époque que
l’épilogue de son livre donnant à « l’amour » – loin des grandes théories de
l’amour proposées par Lacan, Derrida ou Barthes – une fonction rédemptrice
83
à la théodicée hétérosexuelle de la division sexuelle :
Mais [l’amour] existe assez, malgré tout, surtout chez les femmes,
pour être institué en norme, ou en idéal pratique, digne d’être
poursuivi pour lui-même et pour les expériences d’exception qu’il
procure […] Fondée sur une mise en suspens de la lutte pour le
pouvoir symbolique que suscitent la quête de la reconnaissance et
la tentation corrélative de dominer, la reconnaissance mutuelle par
laquelle chacun se reconnaît dans un autre qu’il reconnaît comme
un autre lui-même et qui le reconnaît aussi comme tel peut
conduire, dans sa parfaite réflexivité, au-delà de l’alternative de
l’égoïsme et de l’altruisme et même de la distinction du sujet et de
l’objet, jusqu’à l’état de fusion et de communion, souvent évoqué
dans des métaphores proches de celles de la mystique, où deux
84
êtres peuvent « se perdre l’un dans l’autre » sans se perdre .
Sans doute Bourdieu mériterait-il alors les moqueries que Gayle Rubin
avait déjà adressées à Claude Lévi-Strauss pour une sérénade fleur bleue du
même genre, où elle mettait en évidence l’escroquerie idéologique (one of the
greatest rip-offs of all time) dont se nourrit ce sentimentalisme d’autant plus
embarrassant ici que Bourdieu assigne « les femmes » comme gardiennes de
85
la norme propre à l’aliénation conjugale .
Paradoxe donc qui veut que le mot le plus simple à traduire en français
(et du français) gender/genre soit précisément un intraduisible fondamental.
On sait en effet que le mot gender lui-même – comme le mot gay – vient du
français, de l’ancien français *gendre (sorte, type, sexe), devenu en français
moderne genre, lui-même issu du latin genus qui signifie race, extraction, ou
espèce.
LE POINT DE CONVERGENCE
I. Pragmatique et structure
BENVENISTE
L’AUTRE
Pour établir que le genre est construit performativement par des énoncés
normatifs, Butler ne cesse de revenir à la base de son discours, Austin et sa
philosophie du langage. Mais l’idée pragmatique d’acte de langage ne repose
que sur des énoncés conventionnels. Si l’énoncé agit chez Austin, c’est avant
tout conventionnellement : « Je déclare la séance ouverte », « Je baptise ce
25
bateau le Queen Elizabeth », « Je donne et lègue ma montre à mon frère ».
Et même si Butler étend les actes de discours à un plus grand nombre
d’énoncés, comment aller au-delà de ce qui, tout de même, renvoie à un
échantillon bien faible de situations ? Comment dépasser des situations de
langage au modèle si prévisible ? Comment déployer l’univers total que les
gender aspirent à décrire, comprendre et modifier, à partir de ce qui s’avère
des purs artefacts ? Comment par exemple décrire la performativité de la
parodie du drag queen à partir du « Je donne et lègue ma montre à mon
frère » ? Comment sur cette base penser l’efficace d’énoncés sociaux telle
qu’ils deviennent constitutifs des identités de genre, et en retour du
dérèglement de la différence sexuelle ? C’est là le rôle de la French Theory :
pallier l’insuffisance théorique d’Austin. Lacan y joue un rôle essentiel et
contradictoire, tantôt fournissant des concepts, tantôt s’offrant à une critique
radicale. Parmi les concepts contribuant à nourrir la notion de performativité,
il y a la catégorie de l’Autre, extrêmement présente par exemple dans un livre
comme Le Pouvoir des mots.
Si le nom d’Austin brille par son absence dans le discours lacanien, ce
silence ne méconnaît pas la possibilité que le langage soit également un acte.
Mais le rôle fondamental de l’Autre, qui fonde le sujet comme être parlant et
26
comme sujet du désir , conduit précisément à une autre lecture de la
performativité. L’Autre construit une représentation décentrée du sujet
humain où celui-ci ne se définit plus à partir de sa conscience puisqu’il est
sujet du désir et sujet parlant. C’est en raison de cette double position qu’il ne
coïncide jamais avec lui-même quand il parle. Il n’est de ce fait pas de parole
qui, au moment même où elle est émise, n’attende, ne présuppose, n’anticipe
une réponse, même dans un monologue, même un monologue silencieux.
Ainsi, il n’est pas de parole qui ne soit prise d’emblée dans cette dialectique
contrainte de la réponse ou de la reconnaissance, et qui n’intègre l’Autre
comme sa condition et son origine. La parole humaine prend son origine dans
ce lieu, toujours vide, virtuel, qui est le lieu de l’Autre, un Autre qui me
structure. C’est cette structure qui explique la croyance qu’à mon désir
quelque chose va me répondre – Dieu, le destin, la chance ou le hasard –, tout
comme elle explique le fonctionnement du mensonge par lequel, en mentant
à autrui ou à moi-même, je conserve, ce faisant, la vérité quelque part, c’est-
27
à-dire au lieu de l’Autre . La fonction de l’Autre suppose non seulement que
la parole humaine ne coïncide pas avec le moi, mais également que je ne
m’adresse jamais tout à fait au semblable (petit autre) car le semblable n’est
pas ce qui satisfait entièrement à mon exigence de réponse ou de
reconnaissance. Cette faiblesse du semblable tient à ce que Lacan appelle le
« côté toujours se dérobant de son “je” », et explique notre recherche obstinée
derrière autrui d’un Autre dont le Je serait peut-être plus irrécusable que celui
du semblable, un Autre qui pourrait dire, à la manière du Dieu de la Bible, au
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moins une fois, « Je suis celui qui suis ».
L’un des énoncés qui pourraient chez Lacan illustrer le langage comme
acte est le « Je jure ». Très curieusement, cet exemple est quasiment absent de
ceux proposés par Austin dans Quand dire, c’est faire, alors qu’il s’agit
pourtant d’un performatif parfait, car qui mieux que « Je jure » réalise et
accomplit ce qu’il dit ? Cette absence est révélatrice du dévolu de la
philosophie analytique pour le « langage ordinaire », de sa quête ingénue
pour ce qu’elle appelle les « énoncés vérifiables » et de son rejet de
l’indicible, sanctionné par l’axiome archi-rebattu de Ludwig Wittgenstein –
ce dont on ne peut parler, il faut le taire – dont Lacan a pu malicieusement
29
mettre en évidence le caractère psychotique . De fait, le « Je jure »,
performatif parfait, témoigne, dans cette perfection même, de l’aspiration du
sujet parlant à s’articuler immodérément à l’ordre symbolique et à la Loi.
« Je jure » est donc un performatif qui accomplit pleinement ce qu’il
énonce, mais – et toute la différence entre la pensée structurale et le
pragmatisme apparaît là –, loin que cette perfection en fasse un acte de parole
réussi, elle révèle combien il s’agit d’un énoncé problématique : « Ce qui va
se montrer, ce que nous attendons, ce que nous savons bien, c’est que ce Je
[celui du Je jure] est toujours imprononçable en toute vérité. C’est bien
pourquoi tout le monde sait à quel point il est encombrant, et qu’il est
préférable, comme le rappellent les lois de la parole elle-même, de ne jamais
30
dire Je jure . » Jurer est un acte de langage qui, comme tel, démontre cette
nécessité – totalement absente de la philosophie analytique d’Austin à
Wittgenstein – d’inclure la figure de l’Autre comme le lieu à partir duquel on
parle et comme l’horizon de notre parole, puisqu’on jure toujours sur quelque
chose ou quelqu’un, mort, vivant, absent, présent. Ne jure-t-on pas toujours
sur la tête ou sur la tombe de l’Autre ? Ne baptise-t-on pas, ne marie-t-on pas,
au nom de l’Autre, de Dieu ou de la République ? Et lorsque Zola donne au
verbe « accuser », devenu intransitif – J’accuse –, une fonction performative,
ne place-t-il pas ceux qu’il accuse, et qui restent innommés, au lieu de l’Autre
par ce silence même ? Dans la topologie lacanienne, l’Autre constitue un lieu
où le sujet ne peut se situer mais que sa parole veut atteindre, et qui établit la
performativité – je jure, j’accuse, je baptise – comme échec ou comme gain à
jamais attestables. De sorte que l’échec du speech act ne relève pas, comme
Austin et Butler le croient, des ratés de transmission liés au contexte, mais du
fait que la parole humaine porte en elle l’ordre symbolique tout entier : c’est
ce qui rend un performatif comme « Je jure » particulièrement périlleux. Or,
c’est précisément parce que Butler est confrontée à des situations de discours
d’une grande complexité, où la négativité prend des dimensions imprévues
par l’empirisme besogneux d’Austin, que la pensée des Modernes devient
soudain indispensable.
FORCLUSION ET CENSURE
L’INTERPELLATION
L’AUTRE, À NOUVEAU
Comme la plupart des interventions de cette décennie qui vont se succéder
jusqu’à l’assassinat de son épouse Hélène en 1980, le texte d’Althusser est
extrêmement retors. Il est pris dans l’une de ses multiples tentatives de
redresser l’indigente ligne théorique poststalinienne qui règne au sein du Parti
communiste, mais il reflète aussi un jeu de provocations plus tortueux dont
témoignent les références mystiques qui vont suivre et que Butler tente
101
d’expliquer comme résurgence d’une théorie du sujet souverain ,
décontenancée de voir disparaître le « contexte social » qui est pour elle
102
l’unique espace de fabrication du sujet , décontenancée aussi que l’histoire
du policier hélant un piéton dans la rue soit progressivement oubliée par son
auteur.
La scène d’interpellation de rue se révèle chez Althusser nourrie de
lacanisme, celle d’une autre scène où le sujet se constitue comme tel à partir
d’une interpellation émanant de l’Autre. Cet « Autre » – qu’Althusser
103
pourvoit d’une majuscule : « Sujet », ou « Autre Sujet » – apparaît comme
la condition de l’existence concrète des sujets, sous la forme de la
« multitude ». Ainsi, dans ce second temps, ce n’est plus un flic qui interpelle
le sujet, c’est l’Autre, ou plutôt, derrière le flic, c’est l’Autre qui parle et qui
104
prend d’ailleurs momentanément la figure illustrative de Dieu . Les
exemples changent. À l’hypothétique policier se substituent en effet le Christ,
ou Iahvé lui-même, dans des formules d’interpellation un peu plus
consistantes que le « Hé, vous, là-bas ! », puisqu’il s’agit de paroles sublimes
tel le fameux « J’ai versé telle goutte de sang pour toi » que Pascal attribue à
Jésus, ou le « Tu es Pierre » du Christ à l’apôtre, et encore le « Je suis Celui
105
qui Suis » de Dieu à Moïse : nous sommes loin d’Oxford. Pour qu’une
interpellation réussisse, il faut bien qu’elle émane d’une instance
constituante.
Toutes les difficultés que pose le scénario de l’interpellation policière,
trop ordinaire et naïf pour produire un effet de vérité aussi puissant,
disparaissent : l’obéissance du passant, la coïncidence entre son
interpellation, sa volte-face et sa transformation en sujet, la synchronie idéale
entre l’appel et la réponse, incompatibles avec le réalisme de la scène de rue,
trouvent leur véritable dramaturgie avec les nouveaux exemples proposés par
106
Althusser . Tout prend forme d’évidence : « l’interpellation ne rate
pratiquement jamais son homme : appel verbal, ou coup de sifflet, l’interpellé
107
reconnaît toujours que c’était bien lui qu’on interpellait ». Seuls les
exemples mythiques peuvent justifier que ces drôles de « sujets » « marchent
108
tout seuls » dans une coïncidence entre l’appel de l’Autre (l’Autre Sujet) et
la réponse de l’individu (« sujet »). Alors, si l’interpellation réussit toujours,
ce n’est pas parce que, comme le suppose Butler, l’individu aurait intériorisé
109
une quelconque culpabilité , mais parce que l’interpellation est la définition
a priori du sujet au sein d’une structure où l’idéologie est le reflet de l’ordre
symbolique et non le simple instrument des interactions performatives du jeu
social. Cette fameuse scène d’interpellation policière fonctionne parce qu’elle
est modélisée, non comme un artefact de sociologue à partir d’échantillons
issus d’une enquête de terrain, mais comme gouvernée par un mécanisme
allégorique où il n’y a ni passant ni policier mais des figures conceptuelles,
ce qui justifie parfaitement qu’Althusser l’appelle une « scène théorique ».
110
Ainsi, pour Althusser, l’idéologie est éternelle , et cette éternité de
111
l’idéologie est conçue en analogie avec l’inconscient freudien .
L’interpellation trouve même un écho puissant dans le Dasein (l’être-là) de
Heidegger qui est convoqué comme sujet par l’Appel (l’ad-vocation), dont il
112
est question dans Être et temps : interpellation qui ne précède pas
seulement l’individu-dans-le-monde mais s’étend à la notion même de réalité
113
humaine . C’est pourquoi Althusser peut écrire dans un style parfaitement
heideggérien – et contre toute la tradition marxiste – que « les individus sont
114
toujours-déjà des sujets ». Freud et Heidegger, en cohérence avec Lacan,
sont ainsi les références à peine dissimulées de l’interpellation althussérienne.
Judith Butler, elle, en reste à la scène primitive de l’interpellation
115
policière comme illustration de la fabrication performative du sujet par les
normes (« Hé, vous, là-bas ! »), au point d’ailleurs qu’elle néglige ce qui dans
le récit althussérien devrait l’intéresser au premier chef puisque Althusser
évoque l’assignation du devenir sexuel, garçon ou fille, de l’individu en tant
116
que « sujet sexuel ». Elle reviendra sur ce texte dans La Vie psychique du
117
pouvoir, lui consacrant tout un chapitre où elle discute longuement son
118
statut textuel ou « grammatical » ou ses références théologiques. Elle y
119
questionne minutieusement le statut du « symbolique », à partir d’une
critique d’un philosophe slovène proche de Slavoj Žižek, Mladen Dolar, mais
120
surtout, maintient le caractère « punitif » de la scène d’interpellation : le
sujet interpellé est défini par une culpabilité originaire et, en se retournant
121
vers le policier, il se retourne « contre soi », etc. Pour mieux asseoir cette
lecture, Butler va jusqu’à inventer le fait qu’après le meurtre de son épouse
Althusser se serait « précipité dans la rue pour se livrer à la police et à la
122
justice », renversant ainsi la scène de l’interpellation en son contraire . On
le sait, c’est l’inverse qui s’est passé : sa mise à l’abri des appareils répressifs
d’État par l’internement à Sainte-Anne a constitué Althusser en « un sujet
sans procès ».
LA RUPTURE ALTHUSSÉRIENNE
Du point de vue de l’histoire des idées telle que nous la pratiquons, le cas
Althusser est pourtant plus éclairant encore que ce que nous venons de voir.
Si Butler investit si systématiquement le corpus théorique français, c’est peut-
être aussi parce que la Modernité, comme toute grande pensée, a porté en soi
le désir de sortir d’elle-même, le désir de se réfuter, et peut-être donc, comme
dans tout drame historique, l’aspiration à sa propre défiguration. « Idéologie
et appareils idéologiques d’État », paru en 1970, est l’un des premiers jalons
de cette histoire, histoire qui se joue à plusieurs, et où s’amorce donc, au
cœur de l’aventure moderne, ce qu’on a appelé, d’un mot juste et injuste, le
postmodernisme.
Derrière un style théorique d’époque et l’imposante référence à Lacan qui
masquent peut-être l’essentiel, le texte d’Althusser amorce en effet le grand
tournant idéologique du milieu des années 1970, que tant d’autres annoncent,
mais dont le grand instigateur sera Michel Foucault, le moins cachottier de
tous. La cellule théorique qui en est le point originaire est le suivant :
concevoir une pensée intégralement assujettie aux seules positivités, ayant
donc écarté définitivement le négatif (Hegel), comme poison métaphysique –
primat matérialiste de la positivité sur la négativité, comme il le formulera de
123
manière synthétique dans un texte plus tardif . Position qu’on pourrait
résumer de manière simplificatrice en disant qu’il n’y a pas de « non » dans
la matière, qui ne se définit que positivement. Or, l’audace nouvelle
d’Althusser, c’est de donner une traduction radicale à cet axiome en
l’appliquant à un domaine que la tradition matérialiste de gauche n’a jamais
pu penser autrement que sur un mode négatif : la question du pouvoir et celle
de l’idéologie. Écrire que l’idéologie est éternelle, qu’elle « n’a pas
124 125
d’histoire », cela signifie que l’idéologie est « sans dehors », qu’il n’y a
pas d’autre monde, ou d’arrière-monde au sens nietzschéen, et c’est du coup
faire l’hypothèse que « l’idéologie » est devenue une catégorie
126
« positive », au sens où elle est sans alternative, et où elle est d’une
127
certaine manière la réalité . Cette dimension positive de l’idéologie
s’atteste par exemple chez Althusser dans le postulat que « toute idéologie a
pour fonction (qui la définit) de “constituer” des individus concrets en
128
sujets ». Or, c’est là une hypothèse qu’on retrouve à l’œuvre chez Butler.
Avec une différence de taille. L’idéologie chez Althusser reste gouvernée par
les schémas lacaniens des actes symboliques et non par ceux, pragmatiques,
de l’interactionnalité constructiviste, c’est pourquoi il emploie le verbe
« constituer » (l’idéologie a pour fonction de « constituer » des individus
concrets en sujets) et non les verbes « fabriquer » ou « construire » employés
par Butler.
Tout se joue là, une fois de plus, dans cette irréductible opposition
épistémologique repérable au point le plus sensible de l’aventure théorique
que nous explorons, et où nous aspirons à repérer les étapes successives de la
naissance et de l’installation de la théorie du genre dans le paysage
intellectuel mondial. Car cette aventure possède un nouveau palier
significatif.
Althusser a en effet tiré toutes les conséquences de ce monisme
129
matérialiste sans failles en concluant de cette nouvelle lecture du pouvoir
comme constituant le sujet qu’elle abolit l’idée même de sujet, et en
soutenant cette hypothèse par un jeu de mots qui va se révéler très important :
être sujet et être assujetti sont une seule et même chose comme le verso et le
recto d’une même situation : « Il n’est de sujets que par et pour leur
130
assujettissement . » Que ce soit un jeu de mots qui soutienne le paradoxe
d’un sujet tout à la fois constitué et aboli est dans la pure logique de la
Modernité qui a été friande – Lacan le premier – de ce rôle théorique
fondamental conféré au signifiant, et qu’Althusser lui-même a théorisé dans
131
sa préface à Lire « Le Capital » .
Si ce jeu de mots est l’une de ces archives épistémologiques qui nous
importent, c’est que nous le retrouvons tel quel chez Butler mais sans aucune
référence à Althusser et, au contraire, comme une pensée sienne, illustrant
exemplairement sa conception du performatif : « Devenir un sujet implique
de s’assujettir à un certain nombre de normes implicites et explicites qui
déterminent quelle sorte de discours pourra être lue comme le discours d’un
132
sujet . » Le jeu de mots althussérien a son équivalent en anglais :
133
« To become a subject means to be subjected … » Le jeu de mots apparaît à
plusieurs reprises, ce qui signale l’importance que Butler lui accorde, et un
134
certain contentement de soi à l’avoir trouvé . Il est tout à fait fascinant que,
quoique présent dans le texte d’Althusser que Butler a lu et relu, ce jeu de
mots, qui joue un rôle rhétorique puissant dans les deux corpus, soit repris
non seulement sans aucune mention de sa source mais dans un contexte où
Althusser a disparu.
135
Ce « vol de concept » n’est nullement anecdotique ; il n’est pas
seulement un exemple supplémentaire des appropriations sur lesquelles
s’édifie la performativité butlérienne mais il met en lumière d’autres
mécanismes de circulation des concepts et révèle là sa dimension d’archive.
Si Butler oublie totalement la source althussérienne du jeu de mots, celui-ci
apparaît dans un contexte foucaldien, celui du Foucault dont elle s’inspire.
Or, précisément, le jeu de mots d’Althusser est apparu également de manière
centrale dans la grande opération de rupture théorique initiée par Foucault au
milieu des années 1970. Par exemple au beau milieu de La Volonté de savoir
où Foucault reprend le verbe d’Althusser (« constituer ») : « sujet qui est
136
constitué comme sujet – qui est “assujetti” », mais aussi dans son cours
« Il faut défendre la société » où il anticipe le verbe « fabriquer » de Butler :
« Plutôt que de demander à des sujets idéaux ce qu’ils ont pu céder d’eux-
mêmes ou de leurs pouvoirs pour se laisser assujettir, il faut chercher
137
comment les relations d’assujettissement peuvent fabriquer des sujets . »
Foucault, dans le prolongement de la conception althussérienne du
pouvoir comme positivité, a donc, bien avant Butler, utilisé lui aussi le jeu de
mots d’Althusser, et, comme Butler, sans aucune référence à sa source et cela
pour soutenir un propos, considéré à juste titre par les commentateurs de
138
Foucault comme central dans son entreprise de rupture . Si Foucault et
Butler négligent ainsi le texte d’Althusser tout en retenant l’instrument
conceptuel qui en émerge, c’est que le matérialisme althussérien, dans sa
tentative même d’y produire une mutation, n’a pas réussi à s’imposer comme
un tournant dans le champ intellectuel. Sans doute le texte d’Althusser vient-
il trop tôt et est-il encore soumis aux postulats de la Modernité classique
avec, par exemple, la figure lacanienne de l’Autre et de l’ordre symbolique
qui régit le fonctionnement de l’idéologie. Il reste lié à une tradition qui n’est
déjà plus celle de Foucault proche désormais de certains thèmes de la
philosophie analytique, de la pragmatique, du néolibéralisme, pour qui le
pouvoir – au sens de la tradition manichéenne de gauche – n’existe pas, mais
renvoie à des dynamiques, des stratégies, des jeux interrelationnels –
139
ce Foucault qui est donc la vraie source de Butler . En ce sens, le texte
d’Althusser, publié en juin 1970, est un symptôme précoce de ce que la
Modernité tente de sortir de son histoire, de s’extraire de ce que Butler a
caractérisé comme « romantisme », c’est-à-dire la mythologie de la
négativité, de l’impossible, de l’essentialisme, du manichéisme européen qui
la détermine. « Idéologie et appareils idéologiques d’État » s’inscrit dans
cette tentative qui n’est peut-être d’ailleurs qu’une conséquence logique de la
révolution structuraliste, car la structure elle non plus ne connaît ni la
négation, ni la contradiction, ni la dialectique. C’est bien cette double
dynamique que nous tentons ici de rendre perceptible. Une pensée française
qui, dans sa religion de la rupture, ne cesse de produire sa propre réfutation,
comme l’attestent les œuvres de l’époque, L’Anti-Œdipe (1972), Le Plaisir
du texte (1973), Encore (1972-1973), La Dissémination (1972)…, s’ouvrant
ainsi dans un postmodernisme erratique et propice à tous les démembrements.
IV. Le performatif et Derrida
L’ÉCRITURE, LA DIFFÉRANCE
PERVERFORMATIF
Si Butler intègre avec aisance les concepts derridiens dans la langue des
gender, il en est un qui demeure un intraduisible, celui de perverformatif par
où la pensée derridienne résiste à son engloutissement dans la French Theory.
C’est en 1977-1978, dans La Carte postale, à l’occasion d’un séjour à
Oxford, le lieu même où Austin a enseigné, et dans une série de lettres
d’amour envoyées à une inconnue, qu’apparaît le terme de perverformatif.
Double contexte de perversion : d’abord Oxford, fief de l’ennemi, et ensuite
le plus vieux couple de la philosophie occidentale Socrate/Platon. Le séjour
anglais est, en effet, l’occasion pour Derrida d’une découverte éblouissante,
cette fameuse carte postale qui reproduit une gravure ancienne sur laquelle
on voit Platon dicter sa pensée à Socrate, intervertissant leur relation
traditionnelle, et de ce fait la relation hiérarchique de l’oral et de l’écrit dont
180
on a vu qu’elle était essentielle à l’intervention derridienne . C’est à cette
logique d’inversion qu’obéit un signifiant nouveau, perverformatif. Si Platon
est présenté alors comme « le maître du perverformatif », c’est en raison de
cette duplicité du platonisme révélée par la carte postale, duplicité que
181
confirme la double signature du Maître , une signature toujours contrefaite
comme il s’était amusé à le démontrer contre Austin dans son intervention de
182
Montréal de 1971 .
Le perverformatif est une manière de réactiver la dispute avec la
philosophie analytique, avec « Searle et compagnie, [et] toute leur
183
axiomatique du sérieux / pas sérieux », comme ce sera aussi le cas en 1993
par le truchement de Marx et de sa fameuse thèse performative, selon laquelle
il faut passer d’une époque où les philosophes interprétaient le monde, à une
184
époque où il s’agit de le transformer . Derrida, en vrai philosophe, n’oublie
jamais rien. Mais, dans La Carte postale, le perverformatif n’est pas
seulement polémique, c’est aussi, par la suspension du performatif, l’accès à
185
une forme de Neutre : Neutre du discours amoureux où le jeu sexuel est
repensé. L’écriture, représentée par l’image suspendue de Socrate armé de la
plume et du grattoir, est ce qui symbolise le transfert amoureux dans ce livre
qui est aussi une longue lettre – carte postale – d’amour adressée à une
femme. Parce que Socrate écrit ou parce qu’il n’écrit pas, ou « ne faisant ni
186
l’un ni l’autre », cette image allégorique nous dévoile des opérations de
suspension, d’inachèvement, de temporisation, où la différance déjoue
l’opposition de l’actif et de l’inactif. Avec elle, nous retrouvons l’hymen
derridien. L’hymen, à la fois rapport sexuel et résistance à ce rapport, union
des corps et mystérieux voile, qui défie toute performativité phallique. Cet
187
hymen protecteur qui destine la semence à la plus grande dissémination .
Ainsi Butler, pour intégrer Derrida à sa refondation du performatif
austinien, doit écarter tout ce qui en perturbe le fonctionnement, mais aussi
laisser de côté ce qui chez Derrida, par-delà la violence théorique anti-
austinienne, va dans le sens d’une exploration des places sexuelles comme le
concept de perverformatif en ouvre la possibilité. Nous y reviendrons bien
sûr tant c’est important, mais notre questionnement actuel doit nous amener à
avancer dans l’exploration proprement épistémologique de la naissance de la
performativité butlérienne dans laquelle Michel Foucault va jouer un rôle
capital.
V. Foucault et le performatif
LE POSITIVISTE HEUREUX
POSITIVISME ET STRUCTURALISME
Dès Les Mots et les choses, Foucault s’était interrogé sur la possibilité que
la révolution structurale n’ait été qu’un retour du positivisme. Il se demandait
si la question moderne du langage relevait de la grande subversion
nietzschéenne ou bien n’était que l’achèvement du processus ouvert par la
e 200
naissance de la philologie à la fin du XVIII siècle . Cette interrogation
cachait peut-être un vœu, celui que le structuralisme se transforme en un
positivisme renouvelé, et efface les dernières ambiguïtés permettant un retour
du sujet. Lacan a repéré très tôt chez Claude Lévi-Strauss un mouvement de
recul identique à celui que nous identifions chez Foucault – recul devant le
risque de transcendance que la fonction symbolique inhérente au langage
tend insidieusement à introduire :
LE PERFORMATIF
PERFORMATIF ET PARRÊSIA
BUTLER ET FOUCAULT
PETITE CONCLUSION
1. Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006, p. 26-27. Voir sur ce point
notre chapitre premier de la première partie.
2. Voir par exemple lorsqu’elle épingle la thèse de Lacan sur « la dégradation de la psychanalyse
consécutive à sa transplantation américaine » (Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la
matérialité et des limites discursives du « sexe », Paris, Éd. Amsterdam, 2009, p. 92 – traduction
par Charlotte Nordmann de Bodies That Matter : On the Discursive Limits of « Sex », New York,
Routledge, 1993) qui fait référence à une citation extraite de « La signification du phallus », in
Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 687. À l’inverse, Gayle Rubin se réjouit de
l’opposition de Lacan à la culture psychanalytique américaine. Voir Gayle Rubin, « The Traffic in
Women : Notes on the “Political Economy” of Sex », in Rayna R. Reiter (dir.), Toward an
Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975, p. 188 – traduction française :
o
« L’économie politique du sexe », Les Cahiers du CEDREF, n 7, 1998.
3. John L. Austin, How to Do Things with Words, Cambridge (Mass.), Harvard University Press,
1962 – traduit en français par Gilles Lane : Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre
philosophique », 1970. L’ouvrage est issu de douze conférences faites à Harvard en 1955.
4. Voir notamment sur ce point Judith Butler, « Actes enflammés, discours injurieux », in
Le Pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Paris, Éd. Amsterdam, 2017,
p. 77-114 (traduction par Charlotte Nordmann d’Excitable Speech : A Politics of the Performative,
New York, Routledge, 1997), et la huitième conférence de Quand dire, c’est faire d’Austin
(op. cit., p. 109-119) où la distinction est établie. Voir aussi la préface de Gilles Lane où il établit
cette opposition entre l’illocutoire, où il y a un faire « en disant », et le perlocutoire, où il y a un
faire « par le fait de dire » (p. 28).
5. Sur ce point, voir Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire
encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, coll. « Points », 1995.
6. La rapide pénétration du concept de performatif est liée au grand colloque de Royaumont de
1958 où Austin put présenter sa thèse avec ses amis d’Oxford et devant un parterre d’intellectuels
français (Lucien Goldmann, Maurice Merleau-Ponty, Jean Wahl, Ferdinand Alquié…).
7. Jacques Lacan, « Télévision », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 542.
8. Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006, p. 145 – traduction par
Cynthia Kraus de Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York,
Routledge, 1999, p. 72.
9. Voir la préface de Gilles Lane à Austin, Quand dire, c’est faire (op. cit.), et le passionnant
portrait des protagonistes (p. 7-24).
10. Ibid., p. 23. Butler, elle, parle de la « philosophie dite continentale » (Humain, inhumain. Le
travail critique des normes, Paris, Éd. Amsterdam, 2005, p. 94).
11. Cette expression de « tournant linguistique » est souvent employée de manière ambiguë. Si
elle s’applique historiquement d’abord au courant de la philosophie analytique (Gustav Bergmann
en serait l’inventeur), elle est aussi le lieu d’un débat d’influence avec la pensée européenne. Voir
Richard Rorty, The Linguistic Turn : Recent Essays in Philosophical Method, Chicago, University
of Chicago Press, 1967.
12. Austin voit dans la « philosophie analytique » « la plus grande révolution de l’histoire de la
philosophie » (cité par Gilles Lane dans la préface, p. 13) ; quant au structuralisme, il ne cessera de
proclamer l’idée d’une « révolution structurale » ; voir par exemple le livre de Jean-Marie Benoist,
qui fut l’assistant de Claude Lévi-Strauss au Collège de France, et qui porte ce titre (Paris, Grasset,
1975). Sur cette question, le livre le plus important est celui de Jean-Claude Milner, Le Périple
structural, Paris, Seuil, 2002.
13. Émile Benveniste, « La philosophie analytique et le langage » [1963], in Problèmes de
linguistique générale 1, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p. 270.
14. Émile Benveniste, « De la subjectivité dans le langage » [1958], in Ibid., p. 265. L’étymologie
de performative est d’abord latine, performare, puis en ancien français parfourmer (Oxford
University Dictionary).
15. Benveniste, « La philosophie analytique et le langage », art. cit., p. 270-271 note 4.
16. « Aussi les conférences d’Austin risquent-elles de laisser le lecteur français sur sa faim, peut-
être même de provoquer un certain sentiment d’agacement vis-à-vis d’analyses sans doute
pénétrantes, mais qui n’aboutissent encore à rien de particulièrement concluant. Tout dépend, au
fond, de ce qu’on attend de la philosophie… » (Gilles Lane, préface à Austin, Quand dire, c’est
faire, op. cit., p. 20). Même le plus sincère admirateur d’Austin, Stanley Cavell, admet
l’insupportable ennui qui émane des leçons dont est tiré Quand dire, c’est faire (Si j’avais su…
Mémoires, Paris, Cerf, 2014, p. 371).
17. Benveniste, « La philosophie analytique et le langage », art. cit., p. 274.
18. Ibid., p. 275.
19. Ibid., p. 276.
20. Benveniste, « De la subjectivité dans le langage », art. cit., p. 259-260.
21. Ibid.
22. Sur ce point, voir le chapitre très éclairant intitulé « Le doctrinal de la science » du livre de
Jean-Claude Milner, L’Œuvre claire. Lacan, la science, la philosophie, Paris, Seuil, coll.
« L’Ordre philosophique », 1995, notamment les pages 33 à 42.
23. Shoshana Felman, Le Scandale du corps parlant. Don Juan avec Austin ou la Séduction en
deux langues, Paris, Seuil, 1980, « Le donjuanisme d’Austin », p. 83-95. C’est au travers des
propositions de Felman sur un Austin-Don Juan opposé à un Benveniste-Sganarelle (p. 90) que
Butler peut ainsi poser l’insignifiance du « Je » (Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 73 note 23).
24. Ibid., p. 94.
25. Les deux derniers exemples sont extraits du livre d’Austin (op. cit., p. 41).
26. « Le sujet humain, le sujet du désir qui est l’essence de l’homme » (Jacques Lacan, Les Quatre
Concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Séminaire (1964) livre XI, texte établi par Jacques-
Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1973, p. 99).
27. Le mensonge est l’exemple le plus souvent donné par Lacan pour illustrer la fonction
symbolique de l’Autre, par exemple dans Les Psychoses. Le Séminaire (1955-1956), livre III, texte
établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 75-76.
28. Ibid., p. 324-325. Lacan établit la nécessaire frustration d’une parole qui ne se soutient que du
moi où le sujet finit par reconnaître le caractère imaginaire de son identité, et retrouve l’aliénation
fondamentale qui lui a fait construire son identité comme une autre et qui l’a toujours destinée à lui
être dérobée par un autre (« Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, op. cit.,
p. 249).
29. L’axiome de Wittgenstein issu de l’avant-propos du Tractatus logico-philosophicus relève,
selon Lacan, de la simple « férocité psychotique » : Jacques Lacan, L’Envers de la psychanalyse.
Le Séminaire (1969-1970), livre XVII, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll.
« Le Champ freudien », 1991, p. 69-70. Voir notre article « Jacques Lacan et le matérialisme
o
sadien », L’Infini, n 138, hiver 2017.
30. Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre. Le Séminaire (1968-1969), livre XVI, texte établi par
Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 2006, p. 82. Je souligne.
31. Judith Butler, Excitable Speech : A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997.
32. « Implicit censorship and discursive agency ».
33. Cette opposition entre conduct et speech est développée dans Le Pouvoir des mots, op. cit.,
p. 40-41.
34. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 47, et Excitable Speech, op. cit., p. 22, « They [the
conservative critics] construe representation not merely as performative, but as causative ».
35. Ibid., p. 46.
36. Ibid., p. 44-45, où Butler fait allusion à un décret d’une municipalité américaine qui avait
considéré le fait de brûler une croix devant la maison d’une famille noire comme une opinion,
cassé par la Cour suprême.
37. « Je vous propose d’adopter définitivement [pour la notion de Verwerfung] cette traduction
que je crois la meilleure – la forclusion » (Lacan, Les Psychoses, op. cit., p. 361). Sur
l’hallucination, voir Écrits, op. cit., p. 388.
38. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 203, et Excitable Speech, op. cit., p. 135.
39. Jacques Lacan, Les Formations de l’inconscient. Le Séminaire (1957-1958), livre V, texte
établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1998, leçon XIX : « Le
signifiant, la barre et le phallus », p. 335-351.
40. Lacan, Les Psychoses, op. cit., p. 103-104.
41. Ibid., p. 63-65. C’est précisément dans la mesure où la parole n’est plus garantie par l’Autre
mais prise par une multiplicité d’autres (d’où les hallucinations verbales) que le psychotique
éprouve une immense souffrance à se maintenir dans le réel humain. Dans le système
hallucinatoire il n’y a pas de grand Autre (ibid., p. 63) ; le processus hallucinatoire, dans la
paranoïa, l’exclut même (ibid., p. 64) ; il n’y a pas d’Autre, mais « seulement des autres
innombrables » (ibid., p. 65). Voir aussi p. 182 et sq.
42. Ainsi les interdits de coming out dans l’armée (Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 197).
43. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 203, et Excitable Speech, op. cit., p. 135.
44. Lacan, Les Psychoses, op. cit., p. 115.
45. Il est frappant qu’à ce titre Butler, dans Le Pouvoir des mots, s’intéresse autant à l’injure
normative (voir le chapitre premier intitulé « Actes enflammés, discours injurieux [Burning acts,
injurious speech] ») qu’à l’injure destructrice, qui sont pour elle la même chose.
46. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 71 note 8. Voir Felman, Le Scandale du corps parlant,
op. cit., chap. IV : « Connaissance et jouissance ou la performance du philosophe (psychanalyse et
performatif) ».
47. In Judith Butler, Ernesto Laclau et Slavoj Žižek, Après l’émancipation. Trois voix pour penser
la gauche, Paris, Seuil, 2017, p. 194. Le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis
définit la forclusion comme mécanisme à l’origine du fait psychotique.
48. « Following Lacan, Žižek argues that the “subject” is produced in language through an act of
foreclosure (Verwerfung) […] The subject is […] continually refounded through a set of defining
forclosures and repressions » (Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 193-194, et Bodies That
Matter, op. cit., p. 189-190). L’ensemble du chapitre multiplie les confusions mais toujours en
s’appuyant sur Žižek, par exemple entre « réel » et « loi » (p. 204), « forclusion » et
« répudiations » (p. 207).
49. Dans une note, Butler en effet se protège de tout procès en ignorance en indiquant que Freud
lui-même ne confond nullement forclusion et refoulement (Ces corps qui comptent, op. cit., p. 194
note 3), mais elle feint en revanche d’ignorer que la distinction a été précisément clarifiée et établie
par Lacan.
50. Cette notion élaborée dès 1985 dans l’enseignement de Miller visait, sous l’influence
foucaldienne, à assouplir certaines oppositions du normal et du pathologique que la clinique peut
contredire notamment avec le sujet border line, ou les hallucinations non psychotiques, par
exemple hystériques, mais si l’on peut conclure que le délire n’est pas le propre du psychotique, ce
n’est pas pour autant que les limites propres à la névrose disparaissent. Voir Jacques-Alain Miller,
o
« Forclusion généralisée », La Cause du désir, n 2, vol. 99, 2018.
51. Voir les réflexions sur le « il me hait » de Lacan (Les Psychoses, op. cit., p. 52-53) ou sur
l’injure (ibid., p. 61-62 et 67-68).
52. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 203-204.
53. « La question de l’ego est manifestement primordiale dans les psychoses, puisque l’ego, dans
sa fonction de relation au monde extérieur, est ce qui y est mis en échec » (Lacan, Les Psychoses,
op. cit., p. 164).
54. La notion de double bind (double contrainte) utilisée pour l’étude de la schizophrénie désigne
les injonctions contradictoires qu’un sujet peut recevoir de la part d’un parent pervers ; la structure
logique du double bind est en ce sens très lacanienne.
55. Voir la référence à Foucault qui distingue la conception répressive du pouvoir de la conception
« productrice » (Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 237 note 8).
56. Ibid., p. 206 (je souligne). Butler définit un peu plus loin la forclusion comme « ce qui
inaugure ou forme le sujet, en traçant les limites du discours dicible, qui sont aussi celles de la
viabilité du sujet [the viable limits of the subject] » (ibid., p. 210, et Excitable Speech, op. cit.,
p. 141).
57. Ibid., p. 209-210, et Excitable Speech, op. cit., p. 140, « the foreclosure that first makes
agency possible ».
58. Ibid., p. 208, et Excitable Speech, p. 139, « does not forclose agency, but constitute the
foreclosure that first make agency possible ».
59. Butler, Humain, inhumain, op. cit., p. 106. Cette option est nettement confirmée par Butler
dans son dialogue avec Žižek, in Après l’émancipation, op. cit., p. 49-51.
60. Charles Taylor est un philosophe canadien très hétéroclite inspiré tant par la philosophie
analytique ou le behaviourisme que par Merleau-Ponty ou l’école de Francfort. Butler le cite dans
Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 202 et 210.
61. Voir à ce propos la thèse de Sarah Stitzlein, Political Agency and the Classroom : Reading
John Dewey and Judith Butler Together, université du New Hampshire, 2005.
62. La pensée du care (du soin, de la sollicitude), issue de la pensée anglo-saxonne liée à la
tradition de la sollicitude protestante américaine, a gagné le discours féministe, celui des minorités
en général, avant de pénétrer, avec un succès encore incertain, la social-démocratie en Europe (voir
os
par exemple Sandra Laugier et Pascale Molinier, « Politique du care », Multitudes, 2009, n 37-
38).
63. Paru d’abord au Japon en juin 1978 ; voir Michel Foucault, Dits et écrits [abrégé en DE pour
la suite], t. II : 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001.
64. Sur le terme particulier d’empowerment, voir Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener,
L’Empowerment, une pratique émancipatrice ?, Paris, La Découverte, 2013.
65. Ambiguïté mal décelée par les commentateurs. Voir Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit.,
« Avertissement des traducteurs », p. 15. Voir aussi par exemple l’article de Guillaume Le Blanc,
o
« Être assujetti : Althusser, Foucault, Butler », Actuel Marx, n 36, 2004, p. 55-62.
66. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, op. cit., p. 246.
67. Butler, Humain, inhumain, op. cit., p. 102-106.
68. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 202, et Excitable Speech, op. cit., p. 134, « patterns of
appropriate action », « a background understanding […] is embodied as a shared social sense ».
69. Jacques Lacan, Encore. Le Séminaire (1972-1973), livre XX, texte établi par Jacques-Alain
Miller, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1975, p. 96. Notons que Lacan, très tôt, a dénoncé les
« thèses pragmatistes », et qu’il l’a fait précisément à partir de la question de la folie, et en termes
de vérité, voir « Propos sur la causalité psychique » [1946], in Écrits, op. cit., p. 153-154.
70. Butler, Excitable Speech, op. cit., p. 138, et Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 207, « nous nous
approprions le terme activement à d’autres fins ».
71. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 207, et Excitable Speech, op. cit., p. 138, « transpose
its proper meaning into an improper one ».
72. Ibid., p. 210, et Excitable Speech, op. cit., p. 141.
73. Ibid., p. 210-211, et Excitable Speech, op. cit., p. 141.
74. Lorsque Butler veut justifier l’équivalence entre un fait de structure (la forclusion) et un fait
social (la censure), elle explique, en détournant un propos de Derrida, que le caractère répétitif du
message normatif en fait un élément structural (ibid., p. 208, et la note 18 de la p. 239 :
« Je m’inspire ici du célèbre essai de Derrida… »).
75. Toute la fin de ce chapitre est une sorte de jeu de rectification réciproque entre le
« formalisme » de Derrida et le « sociologisme » de Bourdieu, à coups de « je suis assez d’accord
avec… [according to Bourdieu/according to Derrida] » (p. 211-227), pour aboutir à un
« ni Bourdieu, ni Derrida » qui équivaut en fait à un « et Bourdieu, et Derrida », c’est-à-dire à une
synthèse entre le « social » et la « structure » (p. 224).
76. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 210-211.
77. Ibid., p. 213, et Excitable Speech, op. cit., p. 143.
78. Ibid.
79. Ibid.
80. Ibid.
81. Ibid., et Excitable Speech, op. cit., p. 144.
82. Ibid., et Excitable Speech, op. cit., p. 143.
83. Ibid., p. 214, et Excitable Speech, op. cit., p. 144.
84. Ibid.
85. Ibid.
86. Ibid., et Excitable Speech, op. cit., p. 144, « the keys terms of modernity are vulnerable to such
reinscription as well ». Je souligne.
87. Ibid.
88. Ibid., et Excitable Speech, op. cit., « I propose to borrow and depart from Bourdieu’s view of
the speech act as a rite of institution to show that they are invocations of speech that are
insurrectionary acts ».
89. Ibid., et Excitable Speech, op. cit., « Derrida refers to this possibility as reinscription ».
90. Butler, « De la vulnérabilité linguistique », in Le Pouvoir des mots, op. cit. ; « On linguistic
vulnerability », in Excitable Speech, op. cit. Le texte d’Althusser, « Idéologie et appareils
idéologiques d’État », écrit en janvier-février 1969, a d’abord paru dans la revue La Pensée de
juin 1970 puis a été repris dans Positions (1964-1975), Paris, Éditions sociales, 1976.
91. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 49-55, et Excitable Speech, op. cit., « speech acts as
interpellation ».
92. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », in Positions, op. cit., p. 126.
93. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 50, et Excitable Speech, op. cit., p. 24.
94. Ibid., p. 51, et Excitable Speech, op. cit., p. 25, « the address animates subject into existence ».
95. Michel Foucault, « La Vérité et les formes juridiques » [1974], in DE, t. I : 1954-1975,
p. 1499.
96. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 126. Il est question de
« la plus banale interpellation policière (ou non) de tous les jours : “Hé, vous, là-bas !” ». Dans une
autre intervention sur Althusser, Butler n’en démord pas, il s’agit bien obstinément pour elle d’un
« policier » (La Vie psychique du pouvoir, Paris, Léo Scheer, coll. « Non & Non », 2002, p. 151,
171 et 195 – traduction par Brice Matthieussent de The Psychic Life of Power, Stanford, Stanford
University Press, 1997),
97. « Au premier abord, il semble que la notion d’énonciation illocutoire élaborée par Austin soit
incompatible avec la notion althussérienne d’interpellation » (Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit.,
p. 49).
98. Ibid., p. 50. Butler, contre toute logique, réconcilie les deux en notant qu’Austin ne fait pas
toujours reposer le performatif sur les intentions des locuteurs, et en déduit donc qu’il n’y a pas
incompatibilité.
99. Ibid., p. 50.
100. Ibid., p. 51, et Excitable Speech, op. cit., p. 25, « to bridge the Austinian and Althusserian
views »
101. Ibid., p. 58-59.
102. Ibid., p. 69 ou encore p. 52 où il est question de « rituels sociaux d’interpellation ». Voir dans
le même livre mais dans un autre texte, p. 225, l’idée exclusive de « performatifs sociaux » et
l’idée que l’interpellation constitue discursivement et socialement le sujet au sein des « ordres
sociaux dominants ».
103. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 130-134.
104. Ibid., p. 130.
105. Ibid., p. 131. La majuscule à « Suis » est d’Althusser.
106. Ibid., p. 126-127. D’où le caractère superflu des interrogations de Butler sur les difficultés de
vraisemblance que posent la mise en récit de la scène et sa temporalité (Butler, Le Pouvoir des
mots, op. cit., p. 60).
107. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 126.
108. Ibid., p. 133.
109. « Le passant se retourne précisément pour acquérir une certaine identité et il n’acquiert cette
identité qu’au prix de la culpabilité [with the price of guilt] » (Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit.,
p. 51, et Excitable Speech, op. cit., p. 25). Althusser explique en effet que « le sentiment de
culpabilité » ne peut expliquer à lui seul l’efficacité de l’interpellation » (p. 126).
110. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 113.
111. Ibid.
112. Martin Heidegger, Être et temps, traduit de l’allemand par Emmanuel Martineau, Paris,
e
Authentica, 1985, chap. II de la 2 section.
113. C’est ainsi (« réalité humaine ») que le terme allemand de Dasein (être-là, existence) a
d’abord été traduit en français, notamment chez Sartre (par exemple dans L’Être et le néant, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 2016, p. 295). Traduction contestée et jugée « monstrueuse » par Derrida
(« Les fins de l’homme », in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 135-139).
114. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 128.
115. Certes, elle aborde à un moment la question de l’appel de Dieu mais qu’elle dévalue parce
que, selon elle, Althusser restreint alors l’interpellation à l’action d’une voix (Butler, Pouvoirs des
mots, op. cit., p. 58).
116. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 128.
117. Judith Butler, La Vie psychique du pouvoir, Paris, Léo Scheer, coll. « Non & Non », 2002 –
traduction par Brice Matthieussent de The Psychic Life of Power, Stanford, Stanford University
Press, 1997.
118. Ibid., p. 179 et sq.
119. « Pour [Mladen] Dolar, Althusser ne réussit pas à prendre en compte la distinction entre
matérialité et symbolique » (ibid., p. 192 et sq.). Voir notre texte « Jacques Lacan et le
matérialisme sadien », art. cit.
120. Butler, La Vie psychique du pouvoir, op. cit., p. 165.
121. Ibid., p. 168.
122. Ibid., p. 174.
123. Louis Althusser, « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre » [1982], in Écrits
philosophiques et politiques, t. I, Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche »,
1999, p. 576-577.
124. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 111.
125. Ibid., p. 127.
126. Ibid., p. 112-113. Il s’agit bien, pour Althusser, de renverser la thèse « purement négative »
de Marx sur l’idéologie en une thèse positive.
127. Althusser explique ainsi que la formule pascalienne – l’idéologie donc du fameux : « Mettez-
vous à genoux, remuez les lèvres de la prière, et vous croirez » – tient un langage qui « désigne la
réalité en personne » (ibid., p. 120-121). Althusser fait ici allusion au fragment 397 des Pensées
(éditées par Michel Le Guern, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1977, p. 252-253).
128. Ibid., p. 123.
129. Butler reconnaît que la contribution essentielle d’Althusser est de « saper le dualisme
ontologique » du marxisme traditionnel (La Vie psychique du pouvoir, op. cit., p. 185).
130. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 133-134. C’est Althusser
qui souligne.
131. C’est l’un des thèmes de la préface à Lire « Le Capital » ; voir, sur la question du jeu de
mots, notre Louis Althusser, un sujet sans procès. Anatomie d’un passé très récent, Paris,
Gallimard, coll. « L’Infini », 1999, p. 221-230.
132. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 200. Je souligne.
133. Butler, Excitable Speech, op. cit., p. 133.
134. Par exemple Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 61, et Excitable Speech, op. cit., p. 34,
« establish a subject in subjection ».
135. Sur le vol de concept, voir un passage très éclairant de l’ouvrage de Louis Althusser L’avenir
dure longtemps, Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche », 1994, p. 233-237.
136. Michel Foucault, La Volonté de savoir (t. I d’Histoire de la sexualité), Paris, Gallimard,
1976, p. 112.
137. Michel Foucault, « Il faut défendre la société », in DE, t. II, p. 124 (je souligne). Le cours
reprend cet axiome sous la forme du même nœud verbal (« Il faut défendre la société ». Cours au
Collège de France, 1975-1976, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1997, p. 38-39) où
la nouvelle économie du pouvoir repose sur le principe qui fait « croître les forces assujetties et la
force de ce qui les assujettit », p. 32). L’inspiration althussérienne est évidente, par exemple, par
une catégorie comme « appareils de savoir » (p. 34) qui reprend, sans citer Althusser, la formule
des « appareils idéologiques », et les exemples proposés par ce dernier comme l’école ibid., p. 39).
138. Guillaume Le Blanc, Canguilhem et la vie humaine, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2010,
p. 262. Le nom d’Althusser n’est mentionné qu’une fois par Foucault dans son œuvre et c’est dans
L’Archéologie du savoir à propos du Pour Marx (Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 5).
139. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 62-63. Butler se réfère à la conférence de Foucault
intitulée « La philosophie analytique de la politique » [1978], in DE, t. II, p. 534-551.
140. Cette intervention de Jacques Derrida a été reprise dans L’Écriture et la différence, Paris,
Seuil, coll. « Tel quel », 1967, p. 409-436.
141. Mais on notera que Benveniste est étrangement absent de la réflexion derridienne sur le
performatif.
142. Cette intervention au congrès international des Sociétés de philosophie de langue française à
Montréal en août 1971, et dont le thème était « La communication », a été publiée notamment dans
l’ouvrage de Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972. Pour la polémique
Searle/Derrida, voir le commentaire de Marc Goldschmit, Jacques Derrida, une introduction,
Paris, Pocket, 2014, p. 205-222.
143. Searle écrit par exemple que Derrida est connu pour son penchant à « dire des choses
manifestement fausses [for saying things that are obviously false] », tandis que Derrida torture le
texte de Searle (celui-ci a eu besoin d’aide extérieure pour comprendre son intervention, il se sent
obligé d’apposer un copyright à son propos, etc.). Voir John Searle, Pour réitérer les différences.
Réponse à Derrida [1977], traduit de l’anglais par Joëlle Proust, Combas, Éd. de l’Éclat, 1991, et
La Construction de la réalité sociale [1985], traduit de l’anglais par Claudine Tiercelin, Paris,
Gallimard, 1998 ; Jacques Derrida, Limited Inc., Paris, Galilée, 1990 ; et Raoul Moati,
Derrida/Searle. Déconstruction et langage ordinaire, Paris, PUF, 2009.
144. Interview donnée par Searle en février 2000 dans Reason Magazine. Voir sur ce point Hubert
Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984,
p. 119-153.
145. Notamment dans Le Pouvoir des mots, op. cit.
146. Derrida intervient sur le contexte inépuisable qui défait le performatif, ou sur la nécessité de
dissocier le performatif de la « valeur de présence » (« Survivre » [1979], in Parages, Paris,
Galilée, 1986-2003, p. 111-112, 127 et 171).
147. Jacques Derrida, La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, coll.
« La Philosophie en effet », 1980, p. 148.
148. Derrida, « Titre à préciser » [1979], in Parages, op. cit., p. 225-228.
149. Jacques Derrida, « ACTES. La signification d’une parole donnée [The meaning of a given
word] » [1984], in Mémoires. Pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988.
150. « C’est le legs le moins bien compris de ses héritiers présomptifs » (ibid., p. 116).
151. Ibid., p. 130-131.
152. Ibid., p. 131.
153. Ibid., p. 115. Le diagnostic est fait à partir de la thèse austinienne selon laquelle seule une
phrase peut avoir un sens et qu’un mot n’en a pas (la thèse et son commentaire déconstructeur
courent sur les pages 113 à 119).
154. Ibid., p. 99.
155. Ibid., p. 100.
156. C’est le thème conclusif de Derrida, p. 142-144.
157. Derrida, « Signature événement contexte », in Marges de la philosophie, op. cit., p. 383-384.
158. Derrida met en épigraphe de son intervention ce propos extrait de Quand dire, c’est faire :
« Pour nous en tenir toujours, par souci de simplicité, à l’énonciation parlée » (ibid., p. 367).
159. « Toute écriture doit donc, pour être ce qu’elle est, pouvoir fonctionner en l’absence radicale
de tout destinataire empiriquement déterminé en général » (ibid., p. 375).
160. « On écrit pour communiquer quelque chose à des absents. L’absence de l’émetteur, du
destinateur, à la marque qu’il abandonne, qui se coupe de lui et continue de produire des effets au-
delà de sa présence et de l’actualité présente de son vouloir-dire, voire au-delà de sa vie même,
cette absence qui appartient pourtant à la structure de toute écriture – et j’ajouterai, de tout langage
en général –, cette absence n’est pas interrogée […] » (ibid., p. 372).
161. « Nécessité d’écarter, en quelque sorte, du concept de polysémie celui que j’ai nommé
ailleurs dissémination et qui est aussi le concept de l’écriture » (op. cit., p. 376). Derrida fait
allusion au texte intitulé « La double séance » publié dans la revue Tel Quel en 1970 où cette
notion est élaborée à partir d’une lecture de Mallarmé, et qui sera repris dans La Dissémination,
Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1972.
162. « Cette unité de la forme signifiante ne se constitue que par son itérabilité, par la possibilité
d’être répétée en l’absence non seulement de son “référent”, ce qui va de soi, mais en l’absence
d’un signifié déterminé ou de l’intention de signification actuelle, comme de toute intention de
communication présente » (ibid., p. 378).
163. « La différance comme écriture ne saurait plus (être) une modification (ontologique) de la
présence. Il faut, si vous voulez, que ma “communication écrite” […] soit répétable – itérable –
en l’absence absolue du destinataire ou de l’ensemble empiriquement déterminable des
destinataires » (ibid., p. 375).
164. Ibid., p. 373-374.
165. « Austin semble bien […] ne considérer les actes de discours qu’en tant qu’actes de
communication » (ibid., p. 382).
166. Ibid., p. 382-390.
167. Derrida construit toute une part de sa polémique avec Lacan autour de « La lettre volée »
d’Edgar Poe sur l’idée précisément qu’une lettre peut toujours ne pas arriver à destination
(« Le facteur de la vérité », in La Carte postale, op. cit., p. 471-472).
168. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 232, et Excitable Speech, op. cit., p. 159 « the
performative needs to be rethought ».
169. Nous ne faisons ici que résumer la lecture que Butler propose de Bourdieu (ibid., p. 215-216
ou p. 228-230).
170. « Je suis assez d’accord avec la critique que fait Bourdieu de certaines positions
déconstructionnistes selon lesquelles l’acte de discours, en vertu de sa puissance interne, rompt
avec tout contexte dans lequel il émerge […] D’un autre côté, il est important de souligner que
l’acte de discours etc. » (ibid., p. 234, et Excitable Speech, op. cit., p. 161, « I would agree with
Bourdieu’s critique of some desconstructive positions that argue that the speech, by virtue of its
internal powers, breaks with every context from which it emerges… »).
171. Ibid., p. 214.
172. Ibid., p. 234.
173. Ibid., p. 227 ; et « Bourdieu exclut involontairement la possibilité qu’une puissance d’agir
surgisse depuis les marges du pouvoir » (ibid., p. 228) – Excitable Speech, op. cit., p. 155,
« Bourdieu, inadvertently, forecloses the possibility of an agency that emerges from the margins of
power ».
174. Derrida, « Signature événement contexte », art. cit., p. 375.
175. Par exemple, « l’injonction à être d’un certain genre produit nécessairement des ratés… »,
Trouble dans le genre, op. cit., p. 271, et Gender Trouble, op. cit., p. 185, « the injunction to be a
given gender produces necessary failures… »
176. Derrida, « Signature événement contexte », art. cit., p. 378.
177. « Cette possibilité structurelle d’être sevrée du référent ou du signifié (donc de la
communication et de son contexte) me paraît faire de toute marque, fût-elle orale, un graphème en
général » (ibid.).
178. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 233, et Excitable Speech, op. cit., p. 160, « to an
unexpected innocence ».
179. Il est vrai que Derrida, par la suite, n’a pas été sans responsabilité dans l’acceptation du
politiquement correct (voir Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain… Dialogue,
Paris, Fayard/Galilée, 2001, p. 41-61).
180. « Tu as vu cette carte […] ? Je suis tombé dessus, hier, à la Bodleian (c’est la fameuse
bibliothèque d’Oxford), je te raconterai. Je suis tombé en arrêt, avec le sentiment de
l’hallucination […] : Socrate écrivant, écrivant devant Platon, je l’avais toujours su, c’était resté
comme le négatif d’une photographie à développer depuis vingt-cinq siècles » (Derrida, La Carte
postale, op. cit., p. 13-14). Je souligne.
181. Ibid., p. 148. Derrida commente la double signature de Platon, celle pour certaines lettres
« sérieuses » par opposition à celles sans importance.
182. Derrida, « Signature événement contexte », art. cit., p. 392-393.
183. Derrida, La Carte postale, op. cit., p. 148.
184. Voir Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 89, et Marx & Sons, Paris,
PUF/Galilée, 2002, p. 27-29.
185. Les termes du Neutre derridien que nous citons ici sont empruntés au texte célèbre de
Derrida, « La différance » [1968], in Marges de la philosophie, op. cit.
186. Derrida, La Carte postale, op. cit., p. 234.
187. La notion d’hymen apparaît dans La Dissémination (1972) à partir d’une lecture de
Mallarmé.
188. « Si, en substituant l’analyse de la rareté à la recherche des totalités, la description des
rapports d’extériorité au thème du fondement transcendantal, l’analyse des cumuls à la quête de
l’origine, on est un positiviste, eh bien je suis un positiviste heureux, j’en tombe facilement
d’accord » (Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 134-135).
189. L’expression « positiviste heureux » résonne avec le titre de l’article de Sylvie Le Bon, mais
il y a en réalité deux articles dans ce numéro 248 des Temps modernes de janvier 1967 qui vont
dans le sens d’un positivisme foucaldien, celui de Michel Amiot (« Le relativisme culturaliste de
Michel Foucault ») selon lequel, comme Auguste Comte, Foucault pense qu’à une époque donnée
il n’y a qu’une épistémè (p. 1291). Pour Sylvie Le Bon, Foucault est positiviste au sens où il
renonce à saisir les causes des phénomènes pour se contenter, comme le recommandait Auguste
Comte, de décrire les corrélations régulières qui sont déjà là, données dans l’empirie (p. 1311).
190. Par exemple son diagnostic de « cécité et [de] réductionnisme du positivisme » à propos du
discours médical qui réduit toute expérience religieuse à « l’immanence psychologique »
e
(« Médecins, juges et sorciers au XVII siècle » [1969], in DE, t. I, p. 793-794). Au même moment,
selon Foucault, la pensée althussérienne essaie de « libérer le marxisme d’une espèce de
positivisme dans lequel certains voudraient l’enfermer », celui du « causalisme primaire »
(« Linguistique et sciences sociales » [1969], in Ibid., p. 852-853).
191. Foucault, « Entretien » [1977], in DE, t. II, p. 142. Il précisera ailleurs que ses
« généalogies » ne sont pas des « retours positivistes à une forme de science plus attentive ou plus
exacte », mais « très exactement des antisciences » (« Cours du 7 janvier 1976 », in Ibid., p. 165).
192. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 214 et 217.
193. Ibid., p. 222.
194. « Et du coup je ne suis point fâché d’avoir, plusieurs fois (quoique d’une manière encore un
peu aveugle), employé le terme de positivité pour désigner de loin l’écheveau que j’essayais de
débrouiller » (ibid., p. 135).
195. Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 2004, p. 22. Il est vrai qu’un peu plus tôt Deleuze
introduit de manière surprenante le nom de Scott Fitzgerald (p. 18).
196. Michel Foucault, Naissance de la clinique [1963], in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 891.
197. « Tous ceux-là, je comprends bien leur malaise. Ils ont eu sans doute assez de mal à
reconnaître que leur histoire, leur économie, leurs pratiques sociales, la langue qu’ils parlent, la
mythologie de leurs ancêtres, les fables même qu’on leur racontait dans leur enfance, obéissent à
des règles qui ne sont pas toutes données à leur conscience » (L’Archéologie du savoir, op. cit.,
p. 223-224).
198. « Vous faites vous-même un étrange usage de cette liberté que vous contestez aux autres. Car
vous vous donnez tout le champ d’un espace libre que vous refusez même de qualifier » (ibid.,
e
p. 221). Foucault entame une longue litanie à la première personne au début de la 3 partie de son
livre qui commence par « Je suppose », (ibid., p. 83-85).
199. Tel est le sens de cette proclamation : « Le discours n’est pas la vie : son temps n’est pas le
vôtre ; en lui, vous ne vous réconcilierez pas avec la mort ; il se peut bien que vous ayez tué Dieu
sous le poids de tout ce que vous avez dit ; mais ne pensez pas que vous ferez, de tout ce que vous
dites, un homme qui vivra plus que lui » (ibid., p. 224).
200. Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 317-318. Foucault fait
l’hypothèse, erronée, que Saussure dans sa linguistique opère un retour à la grammaire générale,
e
c’est-à-dire au XVIII siècle (p. 307). Voir sur ce point Jean-Claude Milner, Le Périple structural,
Lagrasse, Verdier, 2008, p. 249.
201. Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse.
Le Séminaire (1954-1955), livre II, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll.
« Le Champ freudien », 1978, p. 48. Ce recul de Lévi-Strauss s’est traduit en effet par de
nombreuses volte-face à l’égard de l’opposition nature/culture, par exemple dans La Pensée
sauvage (Paris, Plon, 1962) quand, dans un mouvement de rage antisartrien contre la place donnée
à l’homme dans sa pensée, il propose de réintégrer la culture dans la nature et finalement « la vie
dans l’ensemble des conditions physico-chimiques » (p. 326-327).
202. Le positivisme d’Auguste Comte, écrit-il en 1966, « a sauvé l’honneur de la philosophie
e
française sous l’épouvantable réaction spiritualiste du XIX siècle » (Louis Althusser,
« Conjoncture philosophique et recherche théorique marxiste », in Écrits philosophiques et
politiques, t. II, Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche », 2001, p. 412).
203. « Un esprit plus formaliste aurait peut-être exploité davantage la mise au jour de ces unités de
sens dans la notion de structure, dont il se réclame explicitement » (Roland Barthes, Essais
critiques, in Œuvres complètes, t. II : 1962-1967, Paris, Seuil, 2002, p. 425-426).
204. Michel Foucault, L’Ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le
2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 1971, p. 53. Dans un entretien de 1972, Foucault se moque
sèchement de ceux qui accordent de l’importance à « l’écriture », la « matérialité du signifiant » et
« autres choses semblables » (Foucault, DE, t. I, p. 1173).
205. Foucault, L’Ordre du discours, op. cit., p. 51.
206. Ibid., p. 55.
207. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 118.
208. Ibid.
209. Il traite « d’idiots et de naïfs » ceux qui l’incluent dans ce mouvement (« Le grand
renfermement » [1972], in DE, t. I, p. 1164), ou proclame qu’il n’y a pas plus antistructuraliste que
lui (« Entretien » [1977], in DE, t. II, p. 145).
210. Par exemple dans son entretien avec Madeleine Chapsal (in DE, t. I, p. 542-546), ou dans
celui intitulé « La philosophie structuraliste permet de diagnostiquer ce qu’est “aujourd’hui” »
[1967] (in Ibid., p. 608 et sq.).
211. Foucault, L’Ordre du discours, op. cit., p. 72.
212. Voir sur ce point la notice de Martin Rueff dans l’édition « Pléiade » de L’Archéologie du
savoir (in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 2015, p. 1405).
213. « Il s’agit de suspendre […] non seulement le point de vue du signifié (on en a l’habitude
maintenant) mais celui du signifiant » (Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 118). Voir
aussi p. 112-113 et 146-147.
214. Ibid., p. 27-28.
215. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 11.
216. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 87.
217. Ibid., p. 88.
218. Ibid.
219. Selon Foucault, le speech act permet de décrire l’opération effectuée par la formule elle-
même dans son émergence : « promesse, ordre, décret, contrat, engagement, constatation » (ibid.,
p. 87).
220. Ibid., p. 57.
221. Lettre de Foucault à Searle du 15 mai 1979, citée par Dreyfus et Rabinow, Michel Foucault,
un parcours philosophique, op. cit., p. 73 note 1.
222. Sur ce point, voir notre article « Vita Nova contre Bios philosophikos. Roland Barthes et
Michel Foucault », in Marie Gil et Frédéric Worms (dir.), La Vita Nova, Paris, Hermann, 2016.
223. Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France (1983-1984), Paris,
Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2009, p. 5. Ce questionnement commence véritablement
et systématiquement avec le cours de 1980, Subjectivité et vérité.
224. Ibid., p. 4.
225. Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France (1982-
1983), Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2008, p. 59-66.
226. Ibid., p. 60-61.
227. Ibid., p. 65-67.
228. Ibid., p. 64. Ou encore « ce par quoi le sujet se lie lui-même à l’énoncé, à l’énonciation, et
aux conséquences de cet énoncé et de cette énonciation » (ibid., p. 65).
229. Pour une synthèse claire de la question, Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau
dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, coll. « Point-Essais », 1995,
p. 131-135.
230. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 66.
231. Michel Foucault, Surveiller et punir, in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 2015, p. 340-361.
232. Ibid., p. 356.
233. Ibid., p. 361.
234. Ibid., p. 394. Je souligne.
235. Ibid., p. 402, « la discipline fabrique ainsi des corps soumis ».
236. Ibid., p. 441, « la discipline fabrique à partir des corps qu’elle contrôle quatre types
d’individualité ».
237. Ibid., p. 444, « la discipline “fabrique” des individus ».
238. Ibid., p. 548-549, ou encore p. 561, « la petite âme du criminel que l’appareil même du
châtiment a fabriquée ».
239. Ibid., p. 574, « la pénalité de détention fabriquerait […] un illégalisme fermé… ».
240. Ibid., p. 549. Je souligne.
241. Ibid., p. 550.
242. Voir le chapitre « Inscriptions corporelles, subversions performatives [Bodily inscriptions,
performatives subversions] », in Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 248-256, et Gender
Trouble, op. cit., p. 163-171. Pour Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » [1971], in DE,
t. I, p. 1004-1024.
243. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », ibid., p. 1009, 1014 et 1018.
244. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 249. Chose inouïe, la traductrice de Butler, au lieu
de citer le texte original de Foucault, le cite en retraduisant en français la traduction anglaise
(« the body is the inscribed surface of events »). Foucault écrit exactement : « Le corps : surface
d’inscription des événements » (p. 1011).
245. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 250, et Gender Trouble, op. cit., p. 166.
246. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », art. cit., p. 1011. Notons que Foucault
ajoute : « et l’histoire ruinant le corps » (ibid.), ce que Butler interprète comme médiation par
l’histoire « pour que la “culture” puisse émerger [in order for “culture” to emerge] » (Trouble
dans le genre, op. cit., p. 251, et Gender Trouble, op. cit., p. 166).
247. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », art. cit., p. 1013.
248. « En elles-mêmes, les règles sont vides, violentes, non finalisées » (ibid., p. 1013).
249. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 251.
250. Ibid., p. 259, et Gender Trouble, op. cit., p. 173, « Such acts, gestures, enactments, generally
construed, are performative in the sense that the essence or identity that they otherwise purport to
express are fabrications manufactured and sustained through corporeal signs and other discursive
means ». C’est Butler qui souligne.
251. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 250, et Gender Trouble, op. cit., p. 166.
252. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979),
Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2004, p. 252.
253. Ibid., p. 258-259.
254. Ibid., p. 259.
255. Ibid., p. 258.
256. Foucault, « La philosophie analytique de la politique » [1978], art. cit., p. 540.
257. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 252-253.
258. Ibid., p. 254-265.
259. Ibid., p. 259-260.
260. Ibid., p. 261-262.
261. Ibid., p. 265.
262. Gilles Deleuze et Félix Guattari seront également très gauches dans leur usage du performatif
pragmatique qui ne cadre guère avec la fascination de Deleuze pour le bégaiement (Mille plateaux
– t. II de Capitalisme et schizophrénie –, Paris, Minuit, 1980, p. 95-139).
CHAPITRE TROIS
La resignification
MÉCANIQUE DU PERFORMATIF
FONCTIONNEMENT DE LA RESIGNIFICATION
SARTRE ET LE « VOLEUR »
La scène décrite par Sartre pose une autre question. Celle du rôle de
l’exemple pour produire un concept. Sartre ne part pas d’une reconstitution
empirique du vécu, mais se situe dans la grande tradition philosophique de
Descartes, de Rousseau ou de Kant, il fait de l’épisode ce que Louis
Althusser a appelé une scène théorique, avec ses personnages conceptuels
49 50
(Deleuze ) et où intervient une prosopopée de la vérité (Lacan ) : l’exemple
se déploie en une allégorie philosophique. La question des exemples est une
véritable question pour les gender. Ceux que Butler propose sont tirés de faits
divers, d’événements politiques, d’expériences personnelles le plus souvent
limitées au vécu des campus – comme cette « expérience douloureuse »
51
d’insultes sexistes et racistes lors d’un cours d’été dans une université –, ou
relèvent de l’artefact, comme on le verra très précisément à propos du drag
queen dans la suite de ce livre. C’est une question à laquelle Butler est elle-
même sensible et, dans son dialogue avec Žižek et Laclau, elle dit regretter
52
l’incommensurabilité qui sépare l’exemple de la théorie . De ce point de
vue, sa lecture de la scène théorique de l’interpellation découverte chez
Althusser est significative. Tout en se montrant fascinée par la scène elle-
53
même dans son statut de fable , tout en identifiant la nature allégorique de la
scène qui n’a pas besoin de se produire pour que son « efficacité » soit
54
supposée , sa réaction « épistémologique » est de la soumettre à la
possibilité de sa validation expérimentale. Ainsi propose-t-elle plusieurs
hypothèses falsifiantes – imaginons que quelqu’un refuse
55
l’interpellation, etc. – ou encore ajoute-t-elle des suites, des réponses, où la
performativité modifie le contexte social de l’interpellation, comme s’il
s’agissait d’une situation propre à une séance de psychologie
56
transactionnelle . Il s’agit de s’extraire de la fixité de l’allégorie
althussérienne en ouvrant « la possibilité politique de retravailler la force des
actes de discours [the political possibility of reworking the force of the speech
57
act] ». L’idée que les normes sociales fabriquent, par des actes de langage
et par leur répétition, les identités genrées, place les gender dans la nécessité
d’en attester la réalité par des enquêtes et des faits sociaux à la hauteur d’une
telle hypothèse. Enquêtes et faits sociaux qui sont toujours terriblement
décevants.
Dans l’exemple théorique d’Althusser, comme dans celui de Sartre – qui
sont tous deux, notons-le, des épisodes d’interpellation –, la scène ne relève
pas d’une réalité synthétisée par un retour d’expérience, elle est d’emblée
saisie dans un ordre symbolique puissant. Si elles sont si captivantes, c’est du
fait de leur pertinence symbolique parfaitement homogène à ce qu’elles
illustrent. L’interpellation de l’enfant Genet restituée par Sartre situe les
instances de domination et les répliques du sujet dans le champ de la
signification pure, et comme mettant la signification en question. Le « Tu es
un voleur » ne peut pas être lu comme un échantillon sociologique du
discours de la domination relevant d’une « tranche » de réalité garantie par le
vécu d’un groupe témoin ; cet énoncé se définit, au contraire, par sa
falsifiabilité. À peine Sartre a-t-il énoncé la « scène théorique » (« Une voix
déclare publiquement : “Tu es un voleur.” Il a dix ans ») qu’aussitôt il
58
ajoute : « Cela s’est passé ainsi ou autrement », mettant hors jeu toute
validation et vérification empiriques. Un fictum est nécessaire pour faire
surgir une instance essentielle, un lieu où se constitue et se déconstitue la
subjectivité, un lieu où cette expérience subjective trouve sa signification
totale : le lieu de l’Autre. Car la voix qui déclare publiquement « Tu es un
voleur » n’est situable que dans cette instance-là. Ainsi, le sujet s’avère bien
persona, « masque », et cet Autre n’a d’autre réalité que d’habiter le « Tu »,
59
entendu, halluciné ici par le mythique enfant-Genet . Le langage, en ce sens,
est bien un processus tout à la fois de subjectivation et d’aliénation de la
personne. La nature incertaine de l’interpellation correspond à l’irréalité de
cet Autre qui parle et qui est en mesure d’interpeller, de décider d’une
interpellation : la Loi.
1. Voir par exemple Roger Garaudy, Humanisme marxiste, Paris, Éditions sociales, 1957.
2. Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006, p. 274 – Gender Trouble :
Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1999, p. 187, « Construction is
not opposed to agency ».
3. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 268.
4. Ibid., p. 271, et Gender Trouble, op. cit., p. 185, « the compulsion to repeat ».
5. Ibid. Voir aussi Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Discours de haine et politique du
performatif, Paris, Éd. Amsterdam, 2017, p. 43. L’expression en anglais est « mechanical
breakdown or “misfire” » (Judith Butler, Excitable Speech : A Politics of the Performative, New
York, Routledge, 1997, p. 19-20).
6. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 271.
7. « En tant que reformulation linguistique de la domination sociale, le discours de haine devient
le site de la reproduction mécanique et prévisible du pouvoir » (Butler, Le Pouvoir des mots, op.
cit., p. 43, et Excitable Speech, op. cit., p. 19-20).
8. John L. Austin, Quand dire, c’est faire, traduit de l’anglais par Gilles Lane, Paris, Seuil, coll.
« L’Ordre philosophique », 1970, p. 25.
9. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 240-241 note 35, et Excitable Speech, op. cit., p. 181
note 32.
10. « Pour ma part, je soutiens que nous n’avons pas besoin d’un-e “acteur ou actrice caché-e
derrière l’acte” [a doer behind the deed] puisque celui / celle-là se construit de toutes sortes de
manières dans et par l’acte » (Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 267-268, et Gender
Trouble, op. cit., p. 181).
11. Ibid., p. 268, et Gender Trouble, op. cit., p. 181, « maintains a prediscursive structure for both
the self and its acts ».
12. Voir la conclusion de Trouble dans le genre, par exemple les pages 269-270.
13. Ibid., p. 270, et Gender Trouble, op. cit., p. 184, « how signification and resignification work
».
14. Ibid., p. 274, et Gender Trouble, op. cit., p. 188, « to affirm the local possibilities of
intervention through participating in precisely those practices of repetition that constitute identity
and, therefore, present the immanent possibility of contesting them ».
15. Ibid., p. 272-273, et Gender Trouble, op. cit., p. 186.
16. Ibid., p. 273.
17. Ibid., p. 274, et Gender Trouble, op. cit., p. 187.
18. Juliette Rennes et al. (dir.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La Découverte, 2016,
p. 529-538. Butler propose une analyse du mot queer à partir de son emploi dans un récit de Nella
Larsen (Passing, 1929) dans Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives
du « sexe », Paris, Éd. Amsterdam, 2009, p. 180 et sq.
19. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 230, et Excitable Speech, op. cit., p. 157, « in order to
deplete the terms of its degradation or to derive an affirmation from that degradation ».
20. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 272.
21. Brecht emploie le verbe umfunktionieren (transformer) dans le sens de « changer la fonction
de… », par exemple changer la fonction sociale de la musique (Écrits sur le théâtre II, Paris,
L’Arche, 1979, p. 328-329). Butler l’utilise dans Ces corps qui comptent, op. cit., p. 225, et Bodies
That Matter : On the Discursive Limits of « Sex », New York, Routledge, 1993, p. 223.
22. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr [1952], Paris, Gallimard, 2006, p. 26-88.
23. Ibid., p. 26.
24. Sartre cite le texte sans doute le plus fondateur de la révolution structurale, « Introduction à
l’œuvre de Marcel Mauss », où Lévi-Strauss définit la culture comme système symbolique à
l’intérieur duquel l’histoire introduit des éléments allogènes par lesquels des individus sont placés
hors système. À ceux-là le groupe impose de figurer certaines formes de compromis irréalisables,
d’incarner des « synthèses incompatibles » (ibid., p. 67-68).
25. Ibid., p. 69 et 72.
26. C’est le titre de la deuxième section du livre I du Saint Genet, c’est aussi une expression
empruntée à un poème de Genet.
27. Butler parle de la jouissance de ceux qui s’approprient les termes de l’insulte en leur donnant
une valeur affirmative où sont associés les « pédés » (queer) et les Noirs (Le Pouvoir des mots,
op. cit., p. 209 et 229-230).
28. « Notre sentence n’est pas sévère. On grave simplement à l’aide de la herse le paragraphe
violé sur la peau du coupable » (Kafka, La Colonie pénitentiaire, cité par Sartre, Saint Genet,
op. cit., p. 26), c’est cette même citation que Butler commente dans Trouble dans le genre, p. 272.
29. Sartre, Saint Genet, op. cit., p. 26.
30. Ibid., p. 32.
31. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 270, et Gender Trouble, op. cit., p. 184.
e
32. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, 14 série de la double causalité, p. 120.
33. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 267-270.
34. Jacques Derrida, « Cogito et Histoire de la folie », in L’Écriture et la différence, Paris, Seuil,
1967.
35. Ibid., p. 85.
36. « Cette proposition Je suis, j’existe est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce,
ou que je la conçois en mon esprit » (René Descartes, Meditationes de prima philosophia,
traduction du latin du Duc de Luynes, Librairie philosophique J. Vrin, 1970, p. 25).
37. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 35.
38. La métalepse au sens où l’emploie Judith Butler est la figure rhétorique de la rétroaction ou de
l’après-coup, où l’avenir détermine le passé, l’effet détermine la cause, etc.
39. Sartre, Saint Genet, op. cit., p. 27.
40. Ibid., p. 73.
41. Jacques Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau
sophisme », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197-213. Notons que ce texte est aussi l’occasion d’une
référence à Descartes (ibid., p. 209).
42. « Il ne rejettera pas la morale fruste et théologique des propriétaires fonciers ; c’est sur cette
morale que son système de valeurs va se greffer et se développer comme un cancer » (Sartre, Saint
Genet, op. cit., p. 64-65).
43. Tous ces termes, « acte », « conversion », « décision », « pouvoir constituant », « intouchable,
« ostracisé », et le changement de « signification » ponctuent l’analyse de Sartre du chapitre « Je
serai un voleur » (Saint Genet, op. cit., p. 63-73).
44. D’une certaine manière, Lacan se fait sartrien lorsqu’il écrit en 1953, un an après le Saint
Genet : « Dès lors, il est impossible de ne pas axer sur une théorie générale du symbole une
nouvelle classification des sciences où les sciences de l’homme reprennent leur place centrale en
tant que sciences de la subjectivité » (Écrits, op. cit., p. 285).
45. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 271-272, et Gender Trouble, op. cit., p. 185.
46. « Le sujet n’est pas déterminé par des règles qui le créent, parce que la signification n’est pas
un acte fondateur, mais un processus régulé de répétition » (ibid., p. 271, et Gender Trouble,
op. cit., p. 185). C’est Butler qui souligne.
47. Butler, Gender Trouble, op. cit., « a regulated process of repetition », « a variation on that
repetition » (p. 185).
48. L’assimilation de la question mélancolique et de la politique de la rage de Butler à la
mélancolie et au conatus de Spinoza ne peut qu’étonner dans l’article de Guillaume Le Blanc,
o
« Être assujetti : Althusser, Foucault, Butler », Actuel Marx, n 36, 2004, p. 55-62. Quant à
Nietzsche, les propos de Butler sur La Généalogie de la morale laissent également sceptiques dans
Le Récit de soi, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 2007, p. 10-18.
49. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005, p. 60-81.
50. Lacan, « La chose freudienne », in Écrits, op. cit., p. 409-411.
51. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 65-66, et Excitable Speech, op. cit., p. 37, « I found
through a difficult experience… ».
52. Judith Butler, Ernesto Laclau et Slavoj Žižek, Après l’émancipation. Trois voix pour penser la
gauche, Paris, Seuil, 2017, p. 47 et 51.
53. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 51.
54. Judith Butler, La Vie psychique du pouvoir, traduit de l’anglais par Brice Matthieussent, Paris,
Léo Scheer, coll. « Non & Non », 2002, p. 166.
55. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 61.
56. Voir les pages qui s’ouvrent par : « le discours n’est pas seulement défini par le contexte
social, il est aussi marqué par sa capacité à rompre avec ce contexte » (Butler, Le Pouvoir des
mots, op. cit., p. 69).
57. Ibid., et Excitable Speech, op. cit., p. 40.
58. Sartre, Saint Genet, op. cit., p. 26.
59. Ibid., p. 27.
60. Quant à la réciproque – le lacanisme de Sartre –, voir notre article « Folie, philosophie,
o
antiphilosophie », L’Infini, n 143, automne 2018.
61. Ce propos se formule sous différentes variantes. Il apparaît sous cette forme dans « Fonction et
champ de la parole et du langage en psychanalyse » [1956], in Lacan, Écrits, op. cit., p. 298. Les
conditions de formulation de cette « loi » la mettent en abyme, puisque cet énoncé strictement
lacanien n’a pas été formulé primitivement par Lacan lui-même mais par un autre jamais nommé,
un « interlocuteur éminent » dans le propos duquel Lacan a reconnu sa propre parole : « […] dans
le langage notre message nous vient de l’Autre, et pour l’énoncer jusqu’au bout : sous une forme
inversée. (Et rappelons que ce principe s’est appliqué à sa propre énonciation, puisqu’à avoir été
émis par nous, c’est d’un autre, interlocuteur éminent, qu’il a reçu sa meilleure frappe.) »
(« Ouverture de ce recueil », in Ibid., p. 9) ; voir la même remarque p. 298 sur cet auditeur
anonyme parmi « les plus aigus ».
62. Sartre, Saint Genet, op. cit., p. 26-27.
63. Lacan, « Fonction et champ de la parole… », art. cit., p. 302.
64. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 271, et Gender Trouble, op. cit., p. 185.
65. Ibid., p. 273, et Gender Trouble, op. cit., p. 186.
66. Ibid., et Gender Trouble, op. cit., p. 187, « proliferating gender configurations, destabilizing
substantive identity, and depriving the naturalizing narratives of compulsory heterosexuality of
their central protagonists : “man” and “woman” ».
67. Ibid., et Gender Trouble, op. cit., p. 186, « that reveals the performative status of the natural
itself ».
68. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 226, et Bodies That Matter, op. cit., p. 223. Butler
se réfère au fragment 12 de La Généalogie de la morale, où Nietzsche parle d’une « chaîne
incessante de signes [eine fortgesetzte Zeichen-Kette] » (Paris, GF Flammarion, 2002, p. 89).
69. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 230, et Bodies That Matter, op. cit., p. 228.
70. Ernesto Laclau (1935-2014) est un philosophe argentin dont le livre le plus important, écrit
avec Chantal Mouffe, est Hégémonie et stratégie socialiste (2004), traduction de Hegemonia y
estrategia socialista (1985). Butler, Laclau et Žižek, Après l’émancipation, op. cit. Dans Ces corps
qui comptent, le ralliement de Butler au « populisme » de Laclau apparaît notamment au
chapitre VII.
71. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 230 « the contours of the movement in ways that
can never be fully anticipated in advance ».
72. Ibid., p. 231, et Bodies That Matter, op. cit., p. 228.
73. Ibid.
74. Ibid., p. 229.
75. Ibid., p. 234, et Bodies That Matter, op. cit., p. 231.
76. Ibid., p. 231, et Bodies That Matter, op. cit., p. 228.
77. Ibid., p. 231.
78. Ibid., et Bodies That Matter, op. cit., p. 229.
79. Ibid., p. 230, et Bodies That Matter, op. cit., p. 227.
DEUXIÈME PARTIE
LE SEXE TRAVESTI
1. « Get out of that mustache and into a pair of my shoes you’ll be perfect », lui dit son amie
(18 : 17) qui, devant cette « perfection » de la féminité créée par Chaplin, lui posera un baiser sur
les lèvres (19 : 40).
2. Roland Barthes, « Limelight », dans La Chronique [1979], in Œuvres complètes [abrégé en OC
pour la suite], t. V : 1977-1980, Paris, Seuil, 2002, p. 637. On notera l’analyse plus classique de
Deleuze qui ne fait que reprendre, à propos du rire chez Chaplin, le propos usé de Bergson qu’il ne
renouvelle qu’en parlant de « courts-circuits d’une mécanique déconnectée » (Gilles Deleuze et
Félix Guattari, L’Anti-Œdipe – t. I de Capitalisme et schizophrénie –, Paris, Minuit, 1972, p. 379).
3. Barthes, « Le visage de Garbo », dans Mythologies, in OC, t. I : 1942-1961, p. 724. Deleuze,
lui, verra en Chaplin une figure du schizo (L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 378-379).
4. Barthes, « Pierre Loti : Aziyadé » [1972], dans Nouveaux essais critiques, in OC, t. IV : 1972-
1976, p. 109.
5. Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1951, p. 96.
CHAPITRE PREMIER
L’USAGE DU DRAG
Du fait de la place considérable que le drag queen a prise dans les gender,
il faut noter que Butler est revenue par la suite sur cette fonction
paradigmatique en minorant son importance et en l’attribuant à un quiproquo
19
de lecture . Nous retrouvons là les difficultés rencontrées par Butler quant à
la fonction heuristique de l’exemple relevées dans la première partie, mais
nous découvrons aussi les problèmes conceptuels liés à la question du
travesti. D’ailleurs, dès la fin de Trouble dans le genre, Butler, dans une
réflexion sur l’efficacité de l’acte sur le récepteur et son contexte de
20
réception, semblait déjà douter de la puissance déconstructrice du drag .
Butler a été dépassée par le succès public de son propre discours et le drag
est devenu un topos inexpugnable de la théorie du genre. Ernesto Laclau ne
définit-il pas sa pensée comme indissociable de la « performance parodique »
liée au travesti, n’y voit-il pas l’une des contributions les plus originales de
21
Butler à la « théorie sociale » ? De fait, Trouble dans le genre perdrait une
grande partie de sa portée sans le drag queen. Il y a donc autre chose qu’un
simple quiproquo dont les lecteurs seraient responsables. Il y a que le drag
queen est une figure aussi vite promue que sacrifiée par Butler.
Les problèmes tiennent d’abord à la manière dont Butler restreint la
complexité du drag queen dans l’emprunt qu’elle en a fait à l’anthropologie
sociale. Le modèle du drag est issu des travaux d’Esther Newton, elle-même
22
très inspirée par Margaret Mead , dont Butler retient essentiellement les
liens entre la performance et les jeux de rôle (impersonation). Spécialiste des
drag queens, Newton, en effet, a mis en évidence dans les années 1970 le fait
élémentaire que le travestissement (drag) se réfère à l’apparence extérieure et
23
visible d’un rôle . Tel est donc le noyau explicatif auquel Butler se tient, et
c’est à lui par exemple qu’elle se limite dans une citation d’Esther Newton
placée en épigraphe dans la troisième partie de Trouble dans le genre à
24
propos de Garbo . Garbo est assimilée par Esther Newton à un drag (« got in
drag »), et cette pulsion vers le travestissement renvoie à une généralité
comportementaliste : « Jouer la comédie, quel art éblouissant ! Tout est jeu de
rôle [It is all impersonation], que le sexe derrière le personnage soit vrai ou
25
non [whether the sex underneath is true or not] . »
Mais, alors qu’Esther Newton va bien plus loin, et associe le transvestisme
26
de Garbo à l’esthétique camp , alors que le titre même de son livre, Mother
27
Camp, par un jeu de mots subtil , fait référence à cette esthétique –
le camp – où se mêlent le kitsch, le dandysme, le mauvais goût, la cruauté
baudelairienne, le snobisme, Butler n’en tient aucun compte. Elle ne conserve
que la leçon comportementaliste (« le jeu de rôle ») dans la logique très
tenace du discours social qui est le sien. Butler sépare ainsi le drag de toutes
les connotations esthétiques qui pourraient troubler le code et y inscrire des
perspectives subjectives, les marges de l’aristocratisme du dandy wildien et
de culture pop, dont par exemple les Self-Portrait in Drag (1981) d’Andy
Warhol si raffinés pourraient être un exemple, et dont elle ne parle jamais. Le
discours de Butler aboutit en réalité à priver le drag de toute image par où il
pourrait dépasser sa fonction d’artefact social et échapper ainsi à une simple
fonctionnalité transactionnelle : faire rire.
Le second paradoxe, plus curieux encore, tient dans le fait que Butler, qui
parle sans cesse de la « performance » du drag, n’en situe jamais le cadre
concret. On cherche en vain à quelle situation, à quel lieu, à quelle expérience
personnelle elle se rattache. De quel drag s’agit-il ? S’il est question d’un rire
(« on éclate de rire »), on ne sait trop quand, où, comment et qui. Comme si,
au fond, ce rire n’éclatait dans le corps de personne, et était lui aussi un
artefact de sociologue : un exemple artificiel fabriqué pour les besoins d’une
étude de genre.
Or, ce drag butlérien a bien une origine et une identité, mais celles-ci ne
nous sont données qu’allusivement, et seulement dans l’« Introduction » de
1990 à Trouble dans le genre. Il s’agit donc de Divine (Divaïne), travesti des
28
films de John Waters, incarné par l’acteur Harris Glenn Milstead , véritable
icône cinématographique underground et trash, lié à la subculture gay,
mélange de vulgarité, de sophistication, de cynisme et d’obscénité. La
mention est discrète mais Divine, malgré ou à cause de cette discrétion
même, est sans doute plus importante que Butler ne semble le dire. Le titre du
livre de Butler, Gender Trouble, est en effet emprunté à celui d’un film de
John Waters dont Divine est l’héroïne, Female Trouble (Le Trouble féminin,
1974) ; Butler le paraphrase d’ailleurs en mettant en évidence son sens
29
caché : allusion aux règles féminines (female trouble), allusion au tabou sur
leur nomination (nameless female indisposition), à leur pathologisation, et
qu’une figure singulière de travesti parvient à faire resignifier autrement, tout
comme elle, en tant qu’auteure, peut espérer le faire (gender trouble). La
fonctionnalité du drag réapparaît alors : « le rire ». C’est ce rire qui permet de
passer du « risible [laughable] » ou du honteux à sa resignification par un
30
dispositif efficace de retournement . Divine est ainsi le nom propre par
lequel le titre du livre de Butler est crypté.
Mais Divine est bien plus qu’un simple nom propre et un jeu rhétorique,
c’est aussi une exception. Il apparaît en effet que, sans lui, le trouble ne serait
pas le même, voire qu’il n’aurait peut-être jamais eu lieu. Le trouble permis
par Divine n’est pas donné à tous les drag queens. Ceux-ci, loin de détruire
l’idée d’un modèle naturel, la confirment au contraire : « Mis à part Divine,
les pratiques de genre dans les cultures gays et lesbiennes parodient souvent
31
le “naturel” […] » « Mis à part Divine [Divine notwithstanding] », écrit
donc Butler, faisant de celui-ci une figure d’exception, apparemment seule en
mesure de produire le rire cathartique que Trouble dans le genre donne
pourtant comme une expérience commune et reproductible ainsi que doit
l’être tout exemple au sein de la théorie sociale.
Ainsi Divine est à la fois un idéal-type mais aussi une figure d’exception,
une fonction capitale mais sans visibilité au point même que son nom ainsi
que celui de John Waters sont absents de l’index de la version américaine
comme de la version française du livre. On est donc face à une série
d’opacités qui justifie sans doute la rétractation opérée par Butler à propos du
drag queen malgré sa place centrale dans Trouble dans le genre et sa
réception très positive. Le choix même de Divine peut d’ailleurs apparaître
comme symptôme. Symptôme du quiproquo culturel qui lie la culture
américaine et la culture européenne, et singulièrement française, puisque son
nom – Divine – est lui-même un emprunt : emprunt fait par John Waters au
héros de Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet, pour baptiser le personnage
récurrent incarné par son acteur fétiche. Quiproquo car les films de Waters
sont bien loin de l’œuvre de Genet, et si Butler s’y intéresse c’est peut-être
aussi que, contrairement à Notre-Dame-des-Fleurs, ils n’aspirent pas au statut
esthétique de chef-d’œuvre. Malgré leurs liens avec la subculture gay, ils ont
d’ailleurs fini par pénétrer l’espace de l’entertainment qui est la norme de
l’industrie culturelle américaine. Certains d’entre eux comme Hairspray, qui
32
est d’ailleurs le seul film que Butler cite , ont été repris et adaptés à
Broadway au théâtre avec des acteurs mainstream comme John Travolta.
Dernier paradoxe donc, le statut d’exception que semble constituer Divine,
comme travesti – permettant donc de troubler le genre et la mimêsis
sexuelle –, tient peut-être moins à sa singularité, à son étrangeté, qu’à sa
capacité, au contraire, à appartenir à la culture commune. Capacité à dépasser
cette étrangeté (queer) et en faire quelque chose de socialisable, et cela en
accord avec le statut général du drag dans la culture américaine dont Esther
33
Newton écrivait : « Drag is as American as apple pie . » On comprend
mieux alors l’indifférence de Butler pour les Self-Portrait in Drag de Warhol
si profondément européens, et peut-être même si profondément barthésiens
comme on va le voir. Mais demeure le paradoxe qui veut que Butler soit à la
fois perçue comme la grande théoricienne du drag dans le champ des gender
et qu’elle ait dû abjurer ce rôle sans toutefois parvenir à rompre avec cette
aura qui lui est liée. C’est donc plus compliqué qu’il n’y paraît. On le
comprendra un peu plus tard au travers du déplacement lesbien que Butler va
imprimer à la figure du drag au travers d’une autre œuvre
cinématographique, le Paris Is Burning de Jennie Livingston. D’autres corps
travestis iconiques surgissent, Venus Extravaganza et Octavia Saint Laurent,
tout à la fois confirmant l’importance des images dans les processus de
déconstruction du genre, et expliquant de ce fait leur absence avec la Divine
dans Trouble dans le genre, et les difficultés de Butler à produire dans
Trouble dans le genre une pensée forte du travesti.
LE MASCULIN ET LE FÉMININ
La vraie question que pose le sujet travesti touche aux places où sont
désormais localisées le masculin et le féminin. On a vu, s’agissant du travesti
deleuzien, que les catégories du masculin et du féminin y sont déconstruites
par le biais de l’échange : « le travesti masochiste » scelle l’alliance du fils et
55
de la « mère orale » par un face-à-face avec la femme-bourreau lui prêtant
56
le Phallus féminin par lequel il se démasculinise . Le travestissement est
ainsi celui d’un couple, c’est là la grande originalité de Deleuze qu’on
retrouve dans Différence et répétition : dissocier l’imitation (comme
répétition) du Même, y intégrer la différence, l’hétérogène, le
57
dissymétrique .
Chez Barthes, la photographie va jouer un rôle essentiel. Dans L’Empire
des signes, sur une double page, nous voyons à gauche le travesti oriental
agenouillé dans son costume de scène et, à droite, l’acteur, en « costume de
58
ville », debout, entouré de ses deux fils . La femme y est donc absente,
explicitement effacée par la photographie de la page de droite, où la parenté
est exclusivement masculine : un père et ses deux fils. Il s’agit de dédoubler
l’image photographique entre d’un côté une féminité affichée et codée, celle
de l’acteur travesti, et de l’autre la même « personne » mais représentée dans
une masculinité ordinaire que confirment, sans ostentation mais avec la
prégnance du réel, les deux fils : signe de l’engendrement, de l’homme
moyen, de « l’homme sans qualité », du père. La juxtaposition des deux sexes
dans deux cadres photographiques distincts à partir d’un même corps fait
vaciller le genre tout autrement que ne le ferait leur mélange.
La page de droite de L’Empire des signes, avec l’homme à l’allure de
fonctionnaire et ses deux fils, a une fonction précise : pour Barthes, l’homme
d’avant le travestissement n’y est pas habité par une féminité imaginaire, par
le fantasme d’être femme que le fait de se travestir accomplirait ou réaliserait.
Le travesti n’est pas un sujet psychologique soumis à une féminité fantasmée.
À aucun moment – tout au contraire du travesti occidental de manière
générale – il ne doit être empoissé par l’image fantasmée de la Femme, et par
59
son image préalable : « le travesti occidental veut être une femme, l’acteur
60
oriental ne cherche rien d’autre qu’à combiner les signes de la Femme ».
S’il produit la Femme écrite, sous la forme d’un idéogramme, d’un signe
(par la perruque, le maquillage, le vêtement, l’attitude), ce doit être en la
soustrayant à l’idée naturelle de la Femme. Telle serait alors la première
manifestation du Neutre qui aspire, par le travestissement, à une suspension
du signifié, de « l’idéologème » du féminin, du concept de femme, permettant
une autre logique. L’écriture produite par le travesti est ce qui, par le
61
raffinement du code, aboutit à absorber et évanouir « tout le réel féminin »,
permettant ce que Barthes appelle la diffraction libératrice du signifiant
62
femme . Cette insistance sur le signe vise à écarter l’entreprise de
travestissement de toute emprise d’une imago psychique de la femme, car si
le travestissement est aliéné à la femme, alors il est sans portée. Le travesti
oriental est celui qui nous débarrasse et nous affranchit de l’idée
psychologisante – et donc idéologique – de la femme, au contraire du travesti
occidental.
Ce dispositif photographique relève ainsi de ce qu’on pourrait appeler
une politique du sexe. Le formalisme extrême du Neutre, s’il peut être
considéré comme élitiste et esthétisant, est aussi, contrairement à ce que croit
Butler, un geste de démystification politique. C’est pourquoi il est inévitable
que le travesti oriental contienne en creux une critique – une violente
iconoclastie – du travesti occidental. Le qualificatif d’« oriental » attribué par
Barthes au travesti japonais n’est pas tant une manière de céder à un mythe
orientaliste qu’une façon de désigner un pas de côté pour sa propre culture.
Le Barthes de 1970 polémique par anticipation avec la Butler des années
1990, car la description très négative qu’il propose du « travesti occidental »
correspond très exactement à l’image du drag queen américain et de la
63
Divine de John Waters . Le travesti occidental est pris dans une esthétique
vériste où la féminité est signalée par ce que Barthes appelle des
« simulations coûteuses », blondes opulentes aux poitrines hormonales, seins
64
énormes, perruques, lèvres, maquillage outrancier , dont la vulgarité tranche
65
avec la distinction du travesti oriental , et tous ces éléments qui exhibent de
manière hyperbolique le féminin (poitrine hypertrophiée, talons aiguilles,
maquillage, perruque…) ne dissimulent le masculin que pour mieux le faire
66
apparaître (main masculine, grand pied, pilosité, musculature …) : ce que
Barthes rejette donc, c’est le travestissement comme « mascarade » qui est
précisément celui du drag queen, c’est-à-dire, comme nous allons bientôt le
voir avec Lacan, un travesti dont le déguisement féminin ne cesse de
renvoyer à un dessous du corps, un phallus omniprésent que la pilosité, la
pomme d’Adam, le grand pied… signalent au spectateur. Or, ce dessous
phallique du travesti occidental, c’est très précisément l’anti-Neutre. C’est
l’occasion alors de comprendre en quoi le Neutre est bien la suspension du
paradigme sexuel, et le travesti instrument de cette suspension.
LA FEMME ET LE PHALLUS
Il faut repartir du rire butlérien, ce rire qui éclate parce qu’on réaliserait,
au travers du travesti, que l’original est lui-même une imitation. Pour Lacan,
il y a deux expériences possibles du masque. Celui que l’on ôte en dévoilant
un visage et qui, en effet, provoque le rire : le rire exprime la jubilation de
voir la demande du sujet satisfaite. Mais que se passe-t-il si, comme dans
l’hypothèse que propose Butler, le masque fait apparaître un autre masque ?
On rit peut-être, mais d’un tout autre rire, voire on ne rit plus, et, selon Lacan,
1
on « se montre même particulièrement anxieux ». Le sujet fait l’expérience
d’un message qui ne vient plus d’autrui face à qui on est, mais qui émane de
2
l’Autre qui a pris la place du partenaire . Le travesti, dans cette
configuration-là, est celui qui réactive une expérience fondamentale :
l’identification originaire au genre, ce labyrinthe de miroirs au cours duquel
le sujet féminin adopte – ou pas – la position féminine.
Ce qu’il y a de commun entre le devenir-femme du travesti et le devenir-
femme de la femme, c’est l’expérience symétrique de ce que Lacan appelle la
mascarade. Et c’est pourquoi le travesti est celui par qui, selon Lacan, le
masculin et le féminin « se rencontrent de la façon la plus aiguë, la plus
3
brûlante », cela par la médiation des masques.
4
La notion lacanienne de mascarade, largement commentée par Butler , est
d’autant plus importante qu’elle est originairement le fruit d’un autre transfert
culturel entre le monde anglo-saxon et la France, puisqu’elle provient de la
5
psychanalyste britannique Joan Riviere sous le terme de masquerade . Lacan,
à la suite de Freud, a énoncé la difficulté chez l’enfant de sexe féminin à
symboliser son propre sexe qui ne fournit qu’une absence, qu’un vide, voire
6
qu’un « trou », par opposition à la prévalence évidente de la forme (Gestalt)
phallique pour le garçon. Et c’est cette dissymétrie du matériau symbolique
entre les deux sexes qui conduit l’enfant de sexe féminin à opérer dans un
premier temps un détour complexe d’identification au phallus. L’enfant
féminin doit prendre pour base de son identification l’image de l’autre sexe,
elle doit se présenter à la mère en position masculine, avant, dans une
seconde phase, au travers de l’Œdipe, d’y renoncer pour accepter la position
7
féminine . La place occupée par le sujet féminin est produite par une
dialectique phallocentrique puisque originairement l’enfant porté par le désir
8
du désir maternel s’identifie à l’objet imaginaire de ce désir, le phallus .
On voit bien pourquoi, tout en associant la parodie du travesti à
l’identification de genre, Butler ne va pas beaucoup plus loin dans l’équation
freudo-lacanienne, sans doute très consciente de la menace phallocentrique
qu’elle porte. Pourtant Butler, comme on le verra un peu plus loin, n’a pas
manqué d’explorer la question phallique de près pour lui concevoir un rival :
le phallus lesbien. D’ailleurs, la menace du phallocentrisme n’est pas fatale. Il
faut rappeler ici le point de vue de Gayle Rubin dans ce texte majeur dont il a
déjà été question, « The Traffic in Women » (1975), selon lequel le schéma
freudo-lacanien doit être retenu comme une clef théorique indispensable pour
penser le genre. Ce schéma met en évidence l’essentiel : la plasticité
symbolique du phallus dans cette phase pré-œdipienne, qui le dé-naturalise
radicalement, et offre une condition épistémologique nécessaire pour
concevoir le concept de genre et l’ouvrir à tous les possibles, toutes les
ambivalences qu’interdit précisément une vision naturaliste des sexes. Si le
phallus relève du symbolique, on peut dissocier le phallocentrisme de
l’androcentrisme qui est la vraie menace. Le gain théorique du scénario pré-
œdipien de Freud et Lacan concerne aussi le monde lesbien, auquel Rubin
appartient. Le schéma montre en effet par cette plasticité phallique comment
la petite fille peut s’approprier le symbole phallique pour l’offrir à la mère,
mais comment, en devant y renoncer (comme le petit Œdipe), la petite fille
renonce également à établir un rapport de désir à la femme : de ce fait, le
« tabou de l’inceste » dont elle est « victime » l’amène, contrairement au
garçon, à « renoncer à toutes les femmes [for the girl, it’s a taboo on all
9
women] ». Si le renoncement à la mère est pour le garçon la porte d’entrée à
l’hétérosexualité et la possession virtuelle de toutes les autres femmes, le
même renoncement conduit la petite fille à un tabou redoublé sur le genre
féminin. La question lesbienne est totalement relancée. Gayle Rubin ouvre à
une conception du genre bien différente de celle de Butler : pour elle, la
centralité du phallus chez Freud et Lacan ne doit pas faire l’objet d’un rejet ;
bien au contraire, la psychanalyse, écrit-elle quinze ans avant la parution de
Trouble dans le genre, est « une théorie du genre [psychoanalysis is a theory
10
of gender] ».
Lacan, en avouant le caractère masculin de sa lecture qui donne le « point
de vue de l’homme » comme régissant l’équation qui commande le lien du
11
sujet féminin à la fonction phallique , invite pourtant à concevoir d’autres
possibles à un schéma où, d’ailleurs, la désignation du sexe féminin comme
« trou » privé de Gestalt par opposition au pénis devient problématique,
comme on le verra par exemple avec Luce Irigaray et son fameux
12
Speculum .
LA FEMME ET LE TRAVESTI
Si donc la toute petite fille est ce sujet dont le premier stade est celui
d’une identification à l’autre sexe, on dira que l’hystérique est précisément
celle qui n’a pas (ou pas complètement) renoncé à cette première
identification phallique et n’a pas accepté la position féminine que l’Œdipe a
dévoilée comme son destin. Alors, la mascarade – qui est un de ses
comportements les plus typiques – affiche cette non-renonciation, où le
phallus est l’un des insignes de son anatomie imaginaire : il est cet instrument
pour appréhender cette définition d’elle-même qui lui échappe. La mascarade
est ce simulacre de phallus dont elle fait parade, rejetant paradoxalement par
13
là une part essentielle de sa féminité , et faisant du coup de la féminité un
genre complexe, la complexité même du genre. Lacan ne va-t-il pas jusqu’à
définir la position féminine comme « métaphysique » du fait précisément du
détour que l’identification au phallus impose à la réalisation subjective de la
14
femme ?
Si l’on peut rire face au drag queen, ce n’est pas parce que l’imitation est
sans original, mais parce que le travesti est celui qui réveille et qui agite un
phallus imaginaire caché sous la robe de la femme à qui il l’a empruntée. Et
cela dans une dissonance sans résolution. Ce qui fait rire de manière
grinçante, c’est la comédie de l’homme hystérisé – le travesti – imitant la
femme hystérique : c’est son hystérie mettant en abyme celle supposée du
sujet féminin en s’offrant comme son miroir. Dans ce scénario, le travesti ne
met pas en jeu une simple caricature de l’apparence féminine nous
émancipant par le rire des normes de genre. Ce que le travesti met en jeu,
c’est le phallus tel qu’il manque à la femme et auquel elle s’identifie
hystériquement par la mascarade, se faisant par là même phallus. Son art,
honni par Barthes, exagère, hyperbolise les signes morphologiques sexuels
secondaires féminins (seins énormes, perruques froufroutantes, talons
aiguilles…), qui sont autant de manières de refléter l’érection masculine,
d’être son miroir, authentifiant la formule de Lacan : girl = phallus, équation
15
de la beauté érigée . Ainsi, le travesti aspire à devenir femme, non parce
16
qu’il aurait renoncé à son pénis, mais pour être le phallus féminin .
Le rire que le travesti provoque est un rire grinçant parce que le travesti
s’affiche comme celui qui prétend connaître ce secret féminin, et dévoile son
manque originel ainsi que les simulacres par lesquels la femme le compense.
Rire grinçant en effet puisque ce que le travesti dérègle, par ce phallus qu’on
soupçonne sous la robe et qui désigne une érection fantomatique, c’est la
beauté. C’est pourquoi, d’ailleurs, le travesti est une figure extrêmement
controversée dans l’espace féministe lui-même. On pourrait résumer
provisoirement cette figure par la formule de l’écrivain néobaroque Severo
Sarduy, contemporain de Lacan et ami de Roland Barthes, que nous
modifierons un peu : le travesti est une femme qui bande, « c’est elle que le
travesti imite », mais il ajoute alors, « et seulement pour symboliser que
17
l’érection est une apparence ».
C’est pourquoi, à côté du rire grinçant, il y a le rire pervers, où là, moins
encore que dans le scénario précédent, le travesti ne peut être assimilé à cet
artefact social que Butler présente dans Trouble dans le genre. Le rire
pervers, c’est celui de Genet. Ce que Genet dévoile avec Divine, c’est que,
dans ce scénario, le désir du travesti est profondément intriqué, et s’il
maintient ou agite la présence de la forme phallique sous la robe féminine,
c’est que sa propre existence est en jeu : être une femme et bander. Position
tout aussi métaphysique que celle que Lacan prête à la femme. Dès lors que
l’on pose que la position féminine est elle-même une mascarade, la
simulation qu’en propose le travesti est bien un simulacre de simulacre : sa
robe est le voile qui rend manifeste un phallus latent. Le semblant ici suppose
davantage qu’un simple déguisement, il y faut la peinture d’un voile qui
interpelle le sujet du désir : « c’est-à-dire de quelque chose au-delà de quoi
18
[le sujet humain] demande à voir » : la robe du travesti est ce qui appelle à
un dévoilement. Tel est le travesti qui nous intéresse désormais avec Genet.
DIVINE
Genet est l’inventeur d’un nom iconique : Divine, ce nom que partage
aussi Garbo « la Divine » et, avant elle, l’immense star chinoise Ruan
Lingyu, suicidée à vingt-cinq ans, icône du grand film muet La Divine (1934)
de Wu Yonggang, que Genet a peut-être vu. Que nous dit de plus ce roman,
19
Notre-Dame-des-Fleurs, écrit entre 1942 et 1943 où la France vit une
séquence tout à fait inouïe de son histoire – période dont on dira que la Loi y
est suspendue dans un Neutre abyssal ? Que nous dit ce personnage de
Divine, jeune garçon monté de province à Paris, et qui entame dans le
quartier de Pigalle une carrière de travesti et de prostitué ?
Si Butler et Barthes introduisent le travesti, c’est sous la forme d’un
personnage conceptuel qui a un rôle instrumental et déconstructeur. Genet,
lui, invente une créature. Avec Divine, le travesti cesse d’être une icône
muette, un objet esthétique ou un objet d’études. Divine rit, fait l’amour, et
parle à la première personne. Il n’est pas saisi dans l’isolement d’une
photographie, mais s’inscrit dans un monde extraordinairement cohérent qui
est celui des Macs (Mignon, Notre-Dame, Seck Gorgui…) et des Filles-
Tantes (Mimosa I, Mimosa II, Mimosa III, IV…, Angela, Castagnette…). Le
monde prodigieux qu’invente Genet n’est pourtant pas sans généalogie, et
donc sans une forme de vérité transmise. Il prend aussi sens au travers de
20
Baudelaire, Rimbaud ou Proust. La « race des tantes » proustiennes et des
hommes-femmes, des femmes-hommes-fleurs, la Vierge folle (Crazy Virgin)
de Rimbaud, sont autant de préalables à la création de Divine. Mais
l’essentiel part de Baudelaire et du procès qu’il instruit contre la femme.
Baudelaire n’est pas seulement celui qui conçoit la femme comme créature
21
« naturelle » et donc « abominable » . En établissant que la femme et la robe
sont une « totalité indivisible », il confère à la robe le pouvoir de la
représenter tout entière, de se substituer à elle, et, dans son « éloge du
maquillage », il invente cette « beauté moderne » qui, comme antinature, est
22
l’acte de naissance du travesti contemporain .
L’entreprise de Barthes et de Butler à propos du travesti est de faire
oublier la femme. Il faut l’oublier, car elle n’existe pas, et parce que le
travesti est la preuve de sa non-existence : la fonction esthétique, idéologique,
politique, du travesti est de la renvoyer au simple statut de construction
sociale, de mythologie, de spectre historique. Elle n’est qu’un stéréotype
social éphémère, et l’on comprend même, dans un renversement
supplémentaire, que son être matériel, charnel a en fait pour modèle le
23
travesti : « All gender is like drag, or is drag . » C’est lui qui est en réalité le
modèle du modèle, le modèle de la femme.
Or, Divine nous dit quelque chose de plus troublant, car le travesti de
Genet ne cesse de convoquer la femme, de l’interpeller, de la susciter comme
rivale. Et cela pour une raison essentielle : contrairement au drag queen de
Butler ou au travesti oriental de Barthes, qui échappent au rapport sexuel,
Divine, lui, fait l’amour avec des hommes. Il ne se contente pas de contester
la femme dans le royaume des images, il rencontre la question de la sexuation
et fait donc l’épreuve permanente d’une rivalité, où il confirme, en
l’accentuant encore, la place essentielle du phallus pour l’effigie travestie,
que nous avons déjà repérée avec Lacan : celle donc du trouble absolu. La
Divine de Genet ne peut donc pas correspondre au portrait du travesti que
dresse la lecture inoffensive des gender selon lesquels le travesti serait une
figure d’harmonie, un nouveau modèle d’altérité sexuelle, substituant à l’être
24
unisexué un individu « héritier du mythe de l’androgyne ». Le trouble dans
le genre, c’est aussi la guerre des genres.
Ce que Genet fait tout d’abord exploser par anticipation, c’est une notion
constitutive du discours des gender, celle des « stéréotypes de genre » qui
relèveraient des constructions sociales et qu’il faut déconstruire. Les
stéréotypes de la féminité dont le travesti s’empare avec avidité et qu’il fait
siens sont au contraire extrêmement précieux. Au-delà de l’hystérisation des
accessoires féminins par Divine et de ses amies (l’éventail, les faux cils,
l’auriculaire dressé, le patchouli, les falbalas, le manchon, le mouchoir à
dentelles…), il y a dans Notre-Dame-des-Fleurs, avec le transvestisme, une
extraordinaire machine baroque qui nous mène au-delà de la contestation
bien-pensante des stéréotypes.
Sur quoi repose cette machine ? D’abord sur cette hypothèse
profondément moderne que le sens commun ne peut pas être contesté à partir
d’une position critique car celle-ci est encore dans la logique du sens, or le
sens est stéréotype, le sens est toujours sens commun, il est sans au-delà, et la
25
position critique ne peut de ce fait qu’échouer . Par rapport au sens commun
– à ce que les Modernes ont appelé la doxa et les gender les normes –,
la machine baroque de Genet n’envisage la confrontation que par un
surenchérissement sur le stéréotype. Ce surenchérissement destructeur
s’appelle : simulacre ou simulation. Le simulacre n’est en aucun cas
contestation du sens commun au nom d’une vérité, mais une forme de
sublimation des stéréotypes qui, en effet, deviennent, par cette transmutation,
sublimes. Dans ce mouvement même, ils sont à la fois détruits et suscités
comme purs semblants. Le semblant, contrairement à ce que présuppose la
critique traditionnelle de l’idéologie, apparaît alors comme un lieu de vérité.
En cela, Genet est un moderne, puisqu’il déplace la question de la vérité du
monde des idées dans le monde des signes.
Genet est un baroque qui a fait migrer les choses et les objets, de l’espace
e e
ultra-aristocratique des XVII et XVIII siècles européens, vers le monde
démocratisé du kitsch, du rococo et du simili. Il est baroque et moderne par la
promotion dans toute son œuvre du simulacre comme catégorie positive,
comme instrument sans égal d’une dénaturalisation radicale du monde
humain. Ainsi, par la convocation effrénée du simulacre, dont Divine est le
totem, tous les poncifs féminins se convertissent en autant de fétiches dont
l’érotisation, dont l’homogénéité fantasmatique, font du corps travesti le lieu
d’un dérèglement radical des références naturelles du sexe mais aussi celui du
dévoilement de la vérité du désir tout entier soumis désormais à la
souveraineté sans partage du Phallus, sur le rôle ambigu duquel nous allons
revenir.
Le dérèglement du sens commun par une promotion systématique du
simulacre associe ainsi Genet à l’entreprise des Modernes qui se développe
après lui. Gilles Deleuze propose, dès Logique du sens, une lecture décisive
du simulacre en l’associant à l’entreprise structurale. Le structuralisme, qu’on
peut déjà appeler postmoderne, apparaît comme le discours le mieux armé
pour penser la nature du simulacre du fait de l’autonomie extrême qu’il a
donnée au signe. La structure est le lieu révélateur de son émergence et de sa
fonction. Hypothèse déjà mise au jour par Barthes : « La structure est en fait
26
un simulacre d’objet . » C’est cette lecture, si étrangère à sa version
positiviste, qui fait de la structure la voie royale de la perversion. Le
simulacre a quitté l’espace trivial de l’illusion pour se déployer dans celui des
27
signes , et par là trouve dans la structure la forme parfaite qui peut en
dévoiler la fonction perverse, forme à ce point parfaite que, selon Deleuze,
28
elle « n’a pas besoin de l’être pour être dite perverse ».
Comme déconstruction, le simulacre est ce qui contredit tout projet de
29
classement, de triage, de séparation des identités, de division en genres . Et,
pour cela, il faut que le simulacre soit distingué de l’imitation, comme nous
l’a appris le travesti barthésien qui « ne copie pas la femme ». Deleuze établit
30
dans Logique du sens ce qui oppose le simulacre à la copie : le simulacre
n’est pas une mauvaise copie, c’est une similitude qui s’écarte de l’aspiration
à la ressemblance, en se nourrissant de dissimilitude. Alors que la copie a le
31
Même pour modèle, le simulacre a pour modèle le modèle de « l’Autre ».
Avec le simulacre, la similitude est paradoxalement le produit d’une
32
différence, d’une « disparité de fond », où la similitude du simulacre
33
construit la « différence intériorisée », ou encore – ce qui irait si bien à
34
Divine – « la seule ressemblance du dépareillé ». Significativement
d’ailleurs, dans ce chapitre où il n’est pas question de la chose sexuelle,
Deleuze donne comme seul exemple de simulacre un épisode tiré de Lucrèce
où « la femme que nous croyions tenir dans nos bras apparaît tout à coup
35
transformée en homme ». Sans doute est-ce là que se situe le simulacre
fondamental, celui qui est à la racine de toutes les aventures humaines des
apparences : le sexe. C’est là que le simulacre deleuzien rejoint la Divine de
Genet car, pour nous qui voyons dans le travesti l’exemple même du
simulacre, où imitation et défiguration sont conjointes, on dira que l’Autre
que le travesti introduit dans son imitation de la femme, et qui altère ainsi la
copie, c’est le Phallus. Tel est « l’objet » par lequel, en effet, le travesti n’est
pas une copie de la femme mais en est la simulation.
La clef de l’hystérisation des formes générée par la simulation du travesti,
en surenchère sur l’hystérie féminine, tient ainsi à ce phallus dissimulé autant
que mis en valeur sous la robe du travesti. Telle est aussi sa jouissance. Ce
que vise alors le travesti, c’est une simulation que le spectacle comique ou
sublime d’une forme de transe rend visible. Sans doute alors, le travesti tout
entier à cette jouissance doit nous amener à mieux comprendre en quoi
l’hypothèse d’un manque phallique chez la femme est plus ambivalente que
sa formulation apparemment sexiste peut le faire croire, et qu’elle ne doit pas
nous amener à réintroduire la différence sexuelle sous une forme normative.
Car ce spectacle que la simulation du féminin met en scène, c’est celui –
universel – du phallus comme étant lui-même simulacre.
LE BAROQUE
Avec la catégorie de baroque – dont nous n’usons pas ici dans l’acception
36
limitée de l’histoire de l’art –, nous voulons saisir l’expérience moderne de
déconstruction des identités sexuées à partir d’une référence commune à
Genet et Lacan, et précisément autour de cette figure du phallus si
prépondérante chez eux mais dans une oblicité si singulière qu’elle nous
prémunit du sens commun qui est pourtant leur matériau, celui du roman,
celui de la clinique psychanalytique.
Deux œuvres baroques présentes dans l’enseignement de Lacan peuvent
nous aider à comprendre la figure du travesti chez Genet, et à penser, en
marge de Butler, Barthes et Deleuze, ce que le travesti met au jour d’essentiel
du lien de la vérité et du semblant dans les représentations humaines de la
sexuation. Ces deux œuvres baroques sont pour la première la sculpture du
Bernin L’Extase de sainte Thérèse (1652), et pour la seconde un tableau de la
Renaissance, Les Ambassadeurs (1533) d’Holbein, au premier plan duquel
figure une anamorphose célèbre.
C’est dans son séminaire – « Encore » (1972-1973) – que Lacan, à partir
du Bernin, définit, par différence avec la jouissance phallique, la jouissance
féminine dont cette œuvre est, à ses yeux, la mise au jour, comme
37
« jouissance au-delà du phallus » : jouissance, dit-il, dont on ne sait rien, si
ce n’est, par l’expérience de la transverbération dont le corps de la sainte est
l’objet, que cette jouissance féminine se dévoile comme le support d’une des
38
faces de Dieu … La jouissance féminine est fascinante parce que, si elle a
lieu, c’est que la femme fait l’amour avec un dieu : tel est, pourrait-on dire, le
mythe lacanien de la jouissance féminine. Mythe sur lequel, notons-le, Luce
Irigaray ironise dans ce livre si important, Speculum. De l’autre femme
(1974), puisqu’il y apparaît alors que la femme, exclue de « toute science
singulière », aura donc eu comme destin sexuel celui de perpétuer l’existence
39
de Dieu comme enjeu d’une omniscience psychanalytique …
Pour Lacan, en tout cas, ce scénario baroque de la jouissance féminine
tient à un conflit symbolique majeur propre à la femme, où sa position
humiliante d’objet – position, selon lui, insurmontable et inacceptable –
conduit, pour que la situation lui soit fantasmatiquement tolérable, à ce qu’à
40
la relation duelle homme/femme s’ajoute un tiers : « Il faut qu’un dieu
41
soit là . » Tel est l’alibi de la jouissance féminine : la présence d’un Autre
dont elle jouit, d’un dieu avec qui elle fait l’amour, comme font, dans le
mythe d’Amphitryon, Alcmène et Jupiter. Présence d’un Autre qui,
réciproquement, donne à cette jouissance, aux yeux de l’homme, un statut
d’impénétrable, de mystère hermétique. Alibi et mystère qui expliquent
pourquoi l’homme est hanté par l’idée que cette jouissance, précisément,
quand c’est lui qui croit y prendre part, ne soit que simulée. L’Autre ainsi qui
transparaît dans la jouissance féminine parle autant à la femme qu’à l’homme
et leur raconte à chacun un scénario qu’ils veulent entendre.
C’est cette jouissance-là – la jouissance divine – que l’homme travesti,
Divine, simule : Divine dont le nom trouve alors toute sa signification.
Simule pour quoi ? Pour attirer d’autres hommes, dont il désire être l’objet,
l’objet sexuel. Divine sait que la jouissance féminine – cette jouissance dont
la nature se dérobe à celui qui croit la procurer – est, du fait de cette
dérobade, le lieu pour l’homme d’une recherche interminable. Et ce savoir lui
permet d’en promettre, au client, le dévoilement. On verra avec Genet ce qui
justifie cette prétention chez Divine à la possession du secret qui fait du
travesti une femme « plus femme que les femmes », comme le dit si bien
42
Butler (« the queen will out-woman women »). Ainsi, le travesti ne connaît
pas seulement le secret de l’hystérique, il possède un autre secret féminin,
celui que dissimule sa jouissance. C’est, au travers du travesti, la quête
labyrinthique par l’homme de cette vérité dérobée de la jouissance féminine
qui introduit un lien entre jouissance et vérité, mais aussi entre jouissance et
mensonge, entre jouissance et impossible, entre jouissance et simulacre :
Vérité qui ne peut alors s’offrir que sous la forme d’un semblant, et qui
désormais se détermine essentiellement comme rapport infini à l’illusion.
Divine est vraiment Divine.
43
La seconde œuvre baroque est un tableau, Les Ambassadeurs d’Holbein ,
qui représente deux diplomates français – Jean de Dinteville et Georges de
Selve – sur fond d’un décor allégorique qui réunit les symboles du savoir. Au
tout premier plan, pourtant, se tient un objet en oblique qui n’est pas
identifiable si l’on reste de face par rapport à l’image. Il faut quitter le point
de perception naturel, se déplacer vers la droite, pour découvrir que ce qu’on
identifiait comme informe représente en réalité une tête de mort, allégorie de
la vanité, Memento mori, « souviens-toi que tu vas mourir », qui est la devise
familiale de Jean de Dinteville.
44
Avec l’anamorphose, il y a ce que Lacan appelle un « usage inversé » de
la perspective classique. Cette dernière illustre l’effort du sujet humain pour
maîtriser le vide de l’espace, le serrer de près. Et le peintre classique se voue
à fixer ce vide sous la forme de l’apparence rassurante d’une plénitude
spatiale. L’usage inversé de la perspective par l’anamorphose opère donc un
retournement complet de cette maîtrise et de cette forclusion illusoire du vide
par l’introduction d’une disharmonie qui dérange les lois de l’imitation qu’on
appelle la mimêsis. Quelque chose d’inquiétant opère, et dont l’équivalent
peut s’observer avec l’expérience du miroir : lorsque le miroir cesse d’être un
espace où l’image reflétée est retrouvée en toute quiétude, pour apparaître
comme une limite qui interdit d’avoir accès à la chose reflétée du fait de son
45
inaccessibilité, suscitant alors l’angoisse .
Quelle est l’interprétation proposée par Lacan de cet objet énigmatique –
piège à regard – au premier plan du tableau d’Holbein ? Quel est-il, cet objet
46
étrange, tête de mort, « os de seiche » suspendu ? Lacan nous dit que
47
l’anamorphose évoque « l’effet d’une érection », précisément « quelque
chose de symbolique de la fonction du manque – de l’apparition du fantôme
48
phallique ». On dira alors que, si le travesti, si Divine, dans sa transe
hystérique, simule l’image de la jouissance féminine en en révélant le secret,
si cette image est d’autant plus prégnante qu’elle s’offre comme un
simulacre, comme une copie altérée par la présence d’autre chose : cette
difformité au premier plan du corps travesti, c’est un phallus dont, pour en
identifier la forme, il faut, comme pour l’anamorphose, se déplacer.
« La femme qui bande », que le travesti – Divine – simule, symbolise alors,
comme l’objet énigmatique d’Holbein, que, dans un certain degré
d’oscillation de l’image, de déplacement du corps masculin, déplacement du
regard, ce fantôme phallique se révèle alors pour ce qu’il est : tête de mort. Et
que l’érection est fallacieuse. Ainsi, le travesti n’est pas seulement l’acteur
d’une simulation où le phallus vient en quelque sorte animer l’apparence
féminine de ce qui prétendument lui manque : ce phallus dont elle n’est elle-
même qu’une effigie. Il y a plus. Comme dans la plupart des grands mythes
où le féminin est un dispositif d’attraction extrême et mortel pour l’homme –
49
par exemple celui des Sirènes –, cette animation phallique porte en elle son
contraire, l’inanimé : l’inanimé de ce phallus fantomatique, anamorphose qui
dévoile une tête de mort, et qui fait donc de la mort le secret bien gardé de la
jouissance féminine.
Si, avec le travesti, il y a bien simulation et non une simple copie, c’est
que le travesti, comme dans les processus mimétiques animaux, simule dans
le but d’attirer, de capturer un type de désir masculin qu’il/elle veut soumettre
50
dans une « finalité sexuelle » et auquel il/elle feint de se soumettre. Avec
cependant cette différence entre le leurre animal et le trompe-l’œil humain,
que le trompe-regard du travesti ne présente pas à l’homme une imitation –
ou pas seulement – mais la peinture d’un voile parfait : la robe, « c’est-à-
51
dire, comme on l’a vu, quelque chose au-delà de quoi il demande à voir ».
Ainsi, le travesti ne prétend pas donner à l’homme un équivalent illusoire de
l’objet (la femme), ce qu’il propose en réalité est autre chose que ce qu’il
52
montre . Ce qu’il offre c’est une anamorphose, le fantôme phallique de la
jouissance féminine, à savoir la mort. C’est pourquoi Lacan préfère la
53
formule du « dompte-regard » dont la fonction est à la fois de fascination et
d’hallucination, fonction bien propre à l’apparition du Phallus dans cette
54
dimension du visible que Lacan appelle ailleurs « miraginaire ».
En opposant le dispositif de L’Empire des signes qui place le travesti dans
le jeu des images et celui de Judith Butler dans Trouble dans le genre qui fuit
l’image, on avait proposé l’hypothèse que le trouble dans le genre ne
s’opérait que dans un seul lieu, l’espace du visible : là où l’ordre symbolique
peut être l’objet de retournements inattendus et troublants, par les jeux
d’illusions, de doublures, dont la topologie nous conduit au vertige. Si les
Modernes ont tant emprunté au régime esthétique, ignoré par le discours des
gender, c’est parce qu’il s’oppose au régime du discours ordinaire au sens de
la philosophie analytique, régime du discours ordinaire où la référentialité du
55
monde est ce qui lui assure sa légitimité comme discours . Dans le régime
esthétique, nous entrons dans un espace où cette référentialité est comme
suspendue, incertaine, voire abolie : ce n’est plus la référence qui fait la
56
référentialité . Ce régime esthétique devient alors indispensable si nous
admettons qu’il ne peut y avoir de trouble dans le genre fécond, durable et
observable qu’à l’intérieur d’un espace où la référentialité est l’objet de
bouleversements, de translations, de corruptions, d’inversions. L’espace
baroque, constitué par Lacan et par Genet, est cette configuration propre à
défaire les coordonnées naturelles de l’espace que les grands discours
normatifs imposent pour maintenir ensemble le plein du monde et les
57
classements de genre, d’espèce, de sexe considérés comme spécifiés . Lacan
définit ces discours comme organisés autour du refoulement (art), de
l’évitement (religion) ou de la forclusion (sciences) du lien fondamental entre
58
jouissance et vérité . Le baroque se définit alors comme cet effort pour
59
restaurer le sens véritable de ce lien . Ainsi le baroque est ce qui oriente le
regard vers un point de fuite où celui-ci est pris et manœuvré dans le champ
60
de vision , et il nous ouvre à une expérience inédite.
Y a-t-il un autre chemin que le baroque pour déplacer de manière radicale
la référentialité normative en matière de genre ? À l’évidence, oui. La surface
de la photographie – dont Barthes, après le travesti oriental et la Zambinella,
aura à s’occuper avec le corps de sa mère – n’est pas l’espace baroque. Et le
baroque de Deleuze, pas encore présent dans le Sacher-Masoch, est d’une
autre nature. Barthes nous conduit à un type de représentation non normatif
des genres qui n’a pas besoin de la puissance d’illusion et de fausseté du
phallus pour s’exposer au regard. Bien au contraire. Même sous la forme
d’un fantôme, d’une tête de mort, cette prévalence de la Gestalt phallique est
pour lui un obstacle au Neutre ; c’est-à-dire obstacle à une véritable
déstabilisation des genres. Peut-être faudrait-il alors prolonger l’exploration
d’une topologie baroque des sexes en suivant les réflexions importantes de
Luce Irigaray, l’une de ces « féministes françaises » que Butler s’emploie à
réfuter dans Trouble dans le genre, sur une autre anamorphose : celle du
speculum, ce miroir concave où se réfléchit le sexe féminin, où le dedans se
peint à la surface creuse d’un dedans qui se retourne en dehors, à la face
61
courbe d’un miroir : le speculum de l’autre femme. Autre Gestalt.
Une autre topologie du réel est donc à explorer.
TRAVESTI ET HÉTÉROSEXUALITÉ
SARTRE ET DIVINE
c’est de nous qu’on parle ; ou plutôt c’est nous qui parlons. C’est
nous qui disons : « J’ai, à deux lits de moi, son petit visage crispé
par je ne sais quel mystérieux drame… ses dents imparfaites d’une
denture parfaite, son regard sournois et méchant, son front buté,
jamais content et, sous sa chemise blanche et rigide, cet admirable
82
corps que ni les coups ni les jeûnes n’ont pu faner » […]
Alors, la proie offerte par Genet et que Sartre maintenant convoite est
83
donc tout à la fois « petite femme et redoutable voyou », « androgyne », qui
ne se limite pas à une désirabilité acceptable par les normes hétérosexuelles,
mais qui ne cesse d’osciller entre la dureté du mâle, et certains caractères
84
seconds de la féminité . Face à Divine, Sartre explique : « Qui ne désirerait
cette charmante aventurière ? Seulement voilà, cette femme est un homme.
Pédérastes par la puissance des mots, nous goûtons un instant, dans
85
l’imaginaire, la volupté défendue de prendre un homme et d’être pris . »
Le protocole du récit phénoménologique sartrien doit nous éviter de
psychologiser. L’expérience que Sartre relate n’est en rien révélatrice d’une
homosexualité refoulée et n’efface pas les portraits peu sympathiques des
86
homosexuels présents dans son œuvre de fiction . Ce à quoi Sartre nous
conduit, c’est à une véritable phénoménologie du travesti, c’est-à-dire d’un
dévoilement de la chose même. Le travesti est bien cette femme qui bande et
qui met le monde et la loi du monde à l’envers, comme un gant qu’on
retourne, comme une anamorphose, si, à la manière d’une anagramme pour
les mots, l’anamorphose est bien étymologiquement une forme inversée. Et,
pour autant que le Je utilisé par Sartre ici soit un Je universel, il s’agit
également d’un Je singulier, réalisant ainsi cet ego qu’il n’a jamais aussi bien
87
décrit que comme « universel-singulier ». Même si Sartre se donne un
prédécesseur médiocre et quelconque – ce dramaturge insignifiant qui lui sert
de marchepied –, l’expérience du travesti demeure quelque chose d’unique
précisément pour la subjectivité qui la vit. Et de cela, Sartre laisse une preuve
surprenante, amusante, mais significative, en refusant la possibilité à François
Mauriac de pouvoir affronter cette expérience subjective, et cela dans une
diatribe extraordinairement violente contre l’auteur de Thérèse Desqueyroux,
88
qu’il prête à Genet lui-même .
La véritable leçon du travesti est une leçon profonde et désarmante. Le
travesti n’est pas seulement celui qui fait éclater les normes de genre, le
travesti est aussi celui qui gomme une autre frontière, celle entre
homosexualité et hétérosexualité. Ce que Sartre met en évidence, c’est un
type de communication très singulier entre le sujet hétérosexuel et le travesti
mais aussi entre hétérosexualité et homosexualité, et, dans cette
communication, la vacillation des frontières entre les deux positions. Il nous
fait comprendre aussi qu’il n’y a pas de trouble total dans le genre sans le
sujet hétérosexuel.
Sartre a d’une certaine façon accédé à un Neutre qui se dévoile dans cette
soudaine suspension de tout l’être, où le sujet voit son « désir frappé
d’horreur qui pourtant demeure sans pouvoir s’effacer », face à « la fille la
plus garçonnière » qu’il puisse désirer, il est en présence d’une « chair à demi
abstraite, asexuée, mais vivante et désirable ». Neutre qui trouve sa
formulation dans cet énoncé déjà commenté, qui désigne l’exemption du sens
dans le présent concret où l’intensité et le vide forment l’expérience limite du
désir et du langage : « la désirabilité anonyme de toute chair, comme
89
signification limite des mots ».
Dans ce scénario, Sartre expérimente à haute voix la naissance du désir
pour l’image du travesti hallucinée à travers la « surface idéale » des pages de
Genet. Ce faisant, il se modèle sur le processus de l’image baroque que nous
avons décrite avec l’anamorphose : image qui se caractérise par la
modification du principe établi de la perspective, et qui suppose, pour se
dévoiler, un déplacement, un pas de côté du spectateur qui comprend ainsi
qu’il a été piégé, captif de son propre désir de voir. Le trouble dans le genre
suppose l’accès à une topologie singulière des corps, comme on l’a vu avec
Barthes, Deleuze et Lacan, mais Genet donne au corps travesti une instabilité
qui joue sur une autre dimension. Sartre en fait l’expérience dans le
90
« tourniquet » de la fiction qu’il nomme « le sens irréalisable » qui suppose
une autonomie extrême de la structure symbolique, et l’effacement de toute
référentialité selon la formule de Derrida. Sartre trouve le mot presque parfait
91
pour nommer la nature spécifique de ce trouble. Celui de réinvagination ,
mot très important, mot-carrefour sur lequel nous allons revenir.
Sartre a donc fait le premier pas : lire Genet en hétérosexuel.
LA DUPLICITÉ DU SEXE
LE CULTE PHALLIQUE
Si Jacques Derrida va plus loin que Sartre dans la lecture de Genet, c’est
qu’il abandonne les codes sexuels traditionnels de Sartre où il n’est question
que de garçons, de filles, d’hommes et de femmes. Car Derrida, comme
Barthes avec la cérémonie sadienne et Deleuze avec le rite masochiste, a lui
aussi conçu une sémiotique inventive qui tente de réécrire les corps et les
sexes modernes.
Glas (1974) est cette œuvre où les corps humains sont radiographiés sur le
modèle de Divine par une philosophie à même la langue – ou lalangue selon
131
la terminologie lacanienne – qui radicalise le projet de la déconstruction.
Comme De la grammatologie ou La Dissémination, Glas a pour ambition de
systématiser les effets déconstructeurs du concept de différance en produisant
une nouvelle écriture philosophique. Après avoir joué successivement avec
l’inceste (Rousseau/Lévi-Strauss), avec le rapport sexuel que l’hymen diffère
(Mallarmé), c’est, avec Glas, la question de la castration que Derrida investit.
De quel « glas » s’agit-il ? Derrida répond lui-même : « le glas du
132
phallogocentrisme ». Nous retrouvons là l’un de ses mots-valises et trois
racines : phallus, logos et centrum. Le logos renvoie à la métaphysique
occidentale (Platon), le phallus représente l’autorité d’un ordre symbolique
référé à Lacan. Logos et phallus se constituent comme centres du sens,
noyaux essentiels du système – sans dehors, sans reste, sans pli – dont ils
133
constituent la clef, comme on dit « clef universelle ».
Genet est celui qui permet la dissémination par où logos et phallus cessent
d’exercer leur domination symbolique qui contraint le sujet à occuper une
place et une seule dans le système. Mais, avec Glas, Derrida oublie un peu
Platon et cible essentiellement Lacan dont la pensée est l’objet d’un
134
harcèlement théorique permanent autour de la question sexuelle . Le projet
derridien est de faire sauter le verrou de l’ordre symbolique lacanien pivot de
la différence sexuelle et la loi de la castration, et de les soumettre à la
différance, à leur report, leur suspension, leur temporisation. La loi devient le
lieu d’une dissémination, comme la dissémination d’une jouissance, à l’écart
135
de la contrainte œdipienne , où l’écriture se fait le lieu opératoire d’une
136
manière neuve de philosopher, c’est-à-dire d’écrire la philosophie . Ainsi,
Derrida trouve dans la dénégation, inspirée de Deleuze, de quoi jouer avec
cette loi de la castration qui tout à la fois menace et fonde le sujet : « et si
l’assomption ou la dénégation de la castration reviennent étrangement au
137
même, comme on peut l’affirmer ? » Reconnaître la loi et la méconnaître
rentre avec Derrida dans l’ordre des indiscernables, nous ouvrant à une
dispersion symbolique extrême sous la forme des simulacres, des leurres et
138
des faux miroirs, une sorte de scintillation du Neutre . On comprend très
vite alors comment Genet et Divine ont pu devenir derridiens.
DERRIDA ET LACAN
Non plus sa mère mais sa mère, non plus la mauvaise mère, celle
qu’on ne peut ériger, mais le phallus éjaculant sur la croix, la mère
droite, c’est-à-dire normale, en équerre, qui brille, elle, en Galilée,
depuis toujours, dont le sexe debout reluit, dégouline de sperme.
Mais la meilleure est la pire (fallu si peu), la plus grave : « Je fus
alors revêtu d’une gravité très haute. Je n’étais plus la femme
adultère qu’on lapide, j’étais un objet qui sert à un rite amoureux.
Je désirais qu’ils crachassent davantage et de plus épaisses
viscosités. C’est Deloffre qui s’en aperçut le premier. Il montra un
point précis de ma culotte collante et cria : – Oh ! vise sa chatte ! ça
163
le fait reluire, la morue !»
1. Jacques Lacan, Les Formations de l’inconscient. Le Séminaire (1957-1958), livre V, texte établi
par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1998, p. 331.
2. Ibid., p. 332.
3. Ibid., p. 99.
4. Voir Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006, p. 130 et sq. Butler
s’appuie essentiellement sur « La signification du phallus » [1958], recueilli dans les Écrits, Paris,
Seuil, 1966.
5. Joan Riviere (1883-1962), traductrice de Freud en anglais, est l’auteure de cet article très
important, « Womanliness As a Masquerade » (« La féminité comme mascarade », 1929), rendu
accessible en français par sa parution en traduction dans Marie-Christine Hamon, Féminité
mascarade. Études psychanalytiques, Paris, Seuil, 1994. Elle est citée par Lacan dans
Les Formations de l’inconscient, op. cit., p. 254. La mascarade apparaît également dans
Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Séminaire (1964), livre XI, texte établi
par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1973, p. 98-99 et 176.
6. Jacques Lacan, Les Psychoses. Le Séminaire (1955-1956), livre III, texte établi par Jacques-
Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1981, p. 197-199.
7. Ibid., p. 200.
8. Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » [1958], in
Écrits, op. cit., p. 554.
o
9. Gayle Rubin, « L’économie politique du sexe », Les Cahiers du CEDREF, n 7, 1998, § 79 –
traduction de « The Traffic in Women : Notes on the “Political Economy” of Sex », in Rayna
R. Reiter (dir.), Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975,
p. 193.
10. Rubin, « L’économie politique du sexe », art. cit., § 93, et « The Traffic in Women », art. cit.,
p. 198.
11. « Si l’on part de l’homme pour apprécier la position réciproque des sexes, on voit que les
filles-phallus […] prolifèrent sur un Venusberg à situer au-delà du “Tu es ma femme” par quoi il
constitue sa partenaire, – en quoi se confirme que ce qui resurgit dans l’inconscient du sujet c’est
le désir de l’Autre, soit le phallus désiré par la Mère » (Lacan, « Pour un congrès sur la sexualité
féminine » [1960], in Écrits, op. cit., p. 733, je souligne).
12. Luce Irigaray, Speculum. De l’autre femme, Paris, Minuit, 1974.
13. Lacan, « La signification du phallus », in Écrits, op. cit., p. 694. Le paradoxe tient à ce que
cette mascarade, dans laquelle le sens commun croit voir du féminin, en est au contraire son rejet
au profit de la forme phallique où la femme, d’ailleurs, semble justement retrouver les
comportements que l’éthologie animale décrit chez le mâle dans ses parades sexuelles (Lacan,
Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 176). La conséquence est le
processus par lequel « chez l’être humain la parade virile [des animaux mâles] elle-même paraît
féminine » (Lacan, « La signification du phallus », in Écrits, op. cit., p. 695).
14. « La métaphysique de sa position est le détour imposé à la réalisation subjective de la femme »
(Lacan, Les Psychoses, op. cit., p. 200).
15. Cette notion, empruntée à Otto Fenichel, apparaît à plusieurs reprises dans l’œuvre de Lacan,
par exemple dans Le Transfert. Le Séminaire (1960-1961), livre VIII, texte établi par Jacques-
Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1991, p. 450.
16. Lacan, « Du traitement possible de la psychose », in Écrits, op. cit., p. 565.
17. Severo Sarduy, La Doublure, Paris, Flammarion, 1981, p. 15.
18. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 102.
19. La première publication date de décembre 1943, à tirage limité (350 exemplaires).
20. Il y a chez Proust un travestissement plutôt lesbien, que ce soit celui d’Odette sur l’esquisse
d’Elstir ou celui de Léa avec Gilberte Swann.
21. Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 90-91.
22. Charles Baudelaire, « La Femme », dans Le Peintre de la vie moderne [1863], in Écrits sur
l’art, vol. 2, Paris, Le Livre de poche, 1971, p. 178.
23. « […] tout genre est semblable au travestissement, ou est un travestissement » (Judith Butler,
Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Paris,
Éd. Amsterdam, 2009, p. 133 – traduction par Charlotte Nordmann de Bodies That Matter : On the
Discursive Limits of « Sex », New York, Routledge, 1993, p. 125).
24. Nicole Albert, « Travestissement », in Didier Éribon (dir.), Dictionnaire des cultures gays et
lesbiennes, Paris, Larousse, 2003, p. 478.
25. C’est sur cette impasse de la critique idéologique que Barthes, dans les Mythologies, déploie
l’idée que seule une sémiologie – une pensée du signe et non du sens – peut contribuer à une
critique de l’idéologie (voir « Le mythe aujourd’hui », en annexe au livre).
26. Roland Barthes, « L’activité structuraliste » [1963], dans Essais critiques, in Œuvres
complètes [abrégé en OC pour la suite], t. II : 1962-1967, Paris, Seuil, 2002, p. 467.
27. Gilles Deleuze, « Simulacre et philosophie antique », in Logique du sens, Paris, Minuit, 1969,
p. 304.
28. Deleuze, « Phantasme et littérature moderne, in Ibid., p. 326.
29. Deleuze, « Simulacre et philosophie antique », in Ibid., p. 293.
30. Ibid., p. 296.
31. Ibid., p. 297. L’Autre cesse d’être un défaut et apparaît dans un paradoxe sans point d’arrêt
comme un modèle.
32. Ibid., p. 302.
33. Ibid.
34. Ibid., p. 306.
35. Ibid., p. 319-320. La citation de Lucrèce est extraite du livre IV du De natura rerum.
36. Pour Daniel Arasse, le baroque déborde sur les limites étroites qu’on lui impose et, dès
l’invention de la perspective, il y a une place ouverte à l’esprit baroque (Histoires de peintures,
Paris, France Culture/Denoël, 2004).
37. Jacques Lacan, Encore. Le Séminaire (1972-1973), livre XX, texte établi par Jacques-Alain
Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1975, p. 69.
38. Ibid., p. 71.
39. Irigaray, Speculum, op. cit., p. 286-288.
40. Bien longtemps avant Encore, Lacan donne déjà comme explication à ce « mythe » la
situation d’« objet d’échange » de la femme dans le système androcentrique des structures
anthropologiques où se constitue « la position dissymétrique » de la femme dans le lien amoureux,
et son caractère insupportable compensé donc par la nécessité pour elle que le dieu se substitue à
l’homme dans la jouissance. Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique
de la psychanalyse. Le Séminaire (1954-1955), livre II, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris,
Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1978, p. 301-306.
41. Ibid., p. 306.
42. « Le drag queen sera plus femme que les femmes » (Butler, Ces corps qui comptent, op. cit.,
p. 139, et Bodies That Matter, op. cit., p. 132).
43. Cette œuvre exposée à la National Gallery de Londres apparaît chez Lacan dans les séminaires
« L’éthique de la psychanalyse » (1959-1960) et « Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse » (1964) dont l’édition fait figurer la reproduction du tableau en couverture.
44. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 81-82.
45. Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse. Le Séminaire (1959-1960), livre VII, texte établi
par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1986, p. 180-181. C’est le sens
de l’épigraphe de la leçon VII du séminaire Les Quatre Concepts fondamentaux de la
psychanalyse, qui propose un extrait du Fou d’Elsa (op. cit., p. 75). Il y a là une expérience limite
du miroir qui pousse le sujet vers la dimension inaccessible du reflet et donc paradoxalement du
non-spéculaire, c’est ce qui explique l’intérêt que Lacan, dans ses analyses de l’objet a et de
l’angoisse, va prendre aux objets de topologie mathématique qui sont sans image spéculaire
comme le cross-cap, le ruban de Moebius ou le nœud borroméen (sur ce point, voir Jacques Lacan,
L’Angoisse. Le Séminaire, 1962-1963, livre X, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil,
coll. « Le Champ freudien », 2004, p. 113-133).
46. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 82.
47. Ibid., p. 82. Je souligne.
48. Ibid.
49. Voir sur ce point l’analyse de Maurice Blanchot du chant des Sirènes en ouverture du Livre à
venir.
50. Voir sur ce point Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit.,
p. 92.
51. Ibid., p. 102.
52. Ibid., p. 102-103.
53. Ibid., p. 100 et 102.
54. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 307.
55. Nous avons vu, à partir d’Austin, en quoi et pourquoi Butler se tenait très méthodiquement
dans la sphère de ce que la pragmatique appelle le « langage ordinaire », qu’on peut résumer
rapidement par la formule « meaning is use » (le sens c’est l’usage).
56. Jacques Derrida, « Préjugés. Devant la loi », in La Faculté de juger. Actes du colloque de
Cerisy (1982), Paris, Minuit, 1985, p. 131.
57. Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 168-170.
58. Ibid., p. 160.
59. Ibid., p. 153-184.
60. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 86.
61. Irigaray, Speculum, op. cit., p. 179.
62. Gender Trouble, de Judith Butler, paraît en 1990 (traduit en 2005), et Bodies That Matter en
1993 (traduit en 2009).
63. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 133, et Bodies That Matter, op. cit., p. 126.
64. Ibid.
65. Voir l’étude de Whitney B. Porter, John Waters : Camp, Abjection and the Grotesque Body,
thèse soutenue sous la direction de Jennie Klein, College of Fine Arts of Ohio University, 2011.
66. Michel Foucault, « Folie, littérature, société » [1970], in Dits et écrits, t. I : 1954-1975, Paris,
Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 987.
67. Il explique que la formule de Genet n’affaiblit en rien la société mais n’a qu’un but,
« renforcer le rôle d’alibi que joue la littérature », et que, dès lors, face à cette formule il ne peut
« qu’éclater de rire » (ibid., p. 989).
68. Barthes, « Le Balcon » [1960], in OC, t. I : 1942-1961, p. 1057.
69. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr [1952], Paris, Gallimard, 2006, p. 556.
70. Jacques Lacan, Les Formations de l’inconscient, op. cit., p. 252.
71. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 499.
72. Ibid., p. 502.
73. Ibid., p. 509.
74. Ibid., p. 554-555. Il s’agit du dramaturge, aujourd’hui oublié, Yves Mirande ; l’anecdote doit
se trouver dans ses Souvenirs qui paraissent au moment où Sartre écrit le Saint Genet.
75. Ibid., p. 555. Il s’agit là des personnages de Miracle de la rose (1946).
76. Ibid., p. 555.
77. Ibid., p. 510.
78. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 139, et Bodies That Matter, op. cit., p. 132.
79. « Je deviens en moi l’Autre »… écrit Sartre entre les bras du travesti.
80. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 47-48.
81. « Voici, par exemple, une femme qui s’est rendue à un premier rendez-vous… » (Jean-Paul
re
Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2016, 1 partie, chap. 2, II,
« Les conduites de mauvaise foi », p. 91 et sq.
82. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 554. C’est Sartre qui souligne.
83. Ibid., p. 555.
84. Ibid.
85. Ibid., p. 555-556.
86. Par exemple la lesbienne Inès dans Huis clos ou l’homosexuel Daniel Sereno dans L’Âge de
raison.
87. Jean-Paul Sartre, « L’universel-singulier » [1966], in Situations IX, Paris, Gallimard, 1971.
88. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 556-557. Mauriac a écrit un texte
particulièrement hostile à Genet à propos de sa pièce Haute surveillance, intitulé « Le cas Jean
Genet » (Le Figaro littéraire, 26 mars 1949). On connaît aujourd’hui, notamment par la biographie
de Jean-Luc Barré, ce qu’il en fut réellement du rapport de Mauriac à l’homosexualité.
89. Ibid., p. 555.
90. Ibid., p. 565.
91. Ibid., p. 500.
92. Pascale Gaitet et Nathalie Fredette, Queens and Revolutionaries : New Readings of Jean
Genet, Newark, University of Delaware Press, 2003.
93. Cette opposition nette apparaît avec la rencontre que fait Divine de Seck Gorgui dans Notre-
Dame-des-Fleurs (in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1951, p. 92).
94. Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre. Le Séminaire (1968-1969), livre XVI, texte établi par
Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 2006, p. 256.
95. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 551-561.
96. Barthes, S/Z, in OC, t. III : 1968-1971, p. 285.
97. Lacan, « La lettre volée », séance du 26 avril 1955, in Le Moi dans la théorie de Freud, op.
cit., p. 234. Et « Le séminaire sur La Lettre volée », in Écrits, op. cit., p. 34-37.
98. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 105.
99. Ibid., p. 98. « Dépouiller la femme » est l’équivalent de l’impératif de « dépouiller le vieil
homme » prôné par Paul (Épître aux Colossiens, III, 9).
100. Divine va jusqu’à faire un moulage en plâtre de son sexe en érection (ibid., p. 15), et en ce
sens Mignon est le Maître (p. 48).
101. Ibid., p. 44.
102. Ibid., p. 56.
103. Ibid., p. 117-120.
104. Ibid., p. 119. Les stars auxquelles Notre-Dame-des-Fleurs est identifié sont deux
contemporaines, Émilienne d’Alençon, une courtisane et demi-mondaine, et Eugénie Buffet,
chanteuse.
105. C’est le mot qu’emploie Genet à propos de Mignon qui adopte par moments les tics féminins
de Divine (ibid., p. 133).
106. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 125. Le mot « race » est celui employé par Butler
(Bodies That Matter, op. cit., p. 116).
107. Voir notre Jean Genet, post-scriptum, Lagrasse, Verdier, 2006.
108. Lacan, « Kant avec Sade », in Écrits, op. cit., p. 771-772.
109. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 301-306. Voir supra la section « Le
baroque ».
110. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 55.
111. Ibid.
112. Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » [1950], in Marcel Mauss,
Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968, p. 13.
113. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 125.
114. Ibid., p. 121.
115. Ibid.
116. Cette notion très puissante forgée par Sartre à partir de sa lecture de Genet est notamment
développée dans le livre II du Saint Genet, op. cit., p. 368-394, voir aussi p. 559-567.
117. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 133.
118. Lacan, Les Formations de l’inconscient, op. cit., p. 261-264.
119. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 135.
120. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 500.
121. Jacques Derrida, Parages, Paris, Galilée, 2003, p. 133. Derrida veut montrer par ce terme le
jeu du dehors et du dedans dans les récits de Blanchot qui par là conteste la possibilité même de la
narration. On verra plus tard le sens de cette métaphore très sexuée.
122. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible [1964], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1979,
« L’entrelacs – le chiasme », p. 172-204. Le mot « invagination » apparaît p. 199. Si Lacan
reproche à Merleau-Ponty de négliger le « manque constitutif » qui troue le regard (Les Quatre
Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 70), il le rejoint dans sa critique du
platonisme et la « prétendue tromperie de la perception » (Ibid., p. 87).
123. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 599.
124. Voir Jean Clair, Méduse, Paris, Gallimard, 1989, p. 22.
o
125. Gisèle Chaboudez, « Le rapport sexuel en psychanalyse », Figures de la psychanalyse, n 5,
2001, Érès, p. 41.
126. Lacan, séminaire « L’identification » (1961-1962), livre IX (inédit), séance du 23 mai 1962.
127. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 135.
128. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, op. cit., p. 317.
129. Ibid.
130. Ibid.
131. Cette notion, apparue en 1971, désigne ce qui dans la langue est en deçà du code, de la
communication, de la traduction, ce qui constitue l’équivoque prise dans les effets de la jouissance,
et dont l’œuvre de Joyce peut donner une idée.
132. Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974, p. 252. Ce terme est apparu pour la première fois
dans « Tympan », in Marges de la philosophie (Paris, Minuit, 1972), où il s’agit de détruire
« les deux types de maîtrise en leur familiarité essentielle – c’est aussi celle du phallocentrisme et
du logocentrisme » (p. XVII).
133. Ibid., p. 37. Derrida va jusqu’à expliquer que la formule de Lacan selon laquelle il n’y a pas
de métalangage, c’est-à-dire pas de vrai sur le vrai, donc pas de vérité centrée par un discours
dominant, relève de la « feinte ». Lacan n’abandonne la notion de métalangage que par « feinte »
(Jacques Derrida, La Dissémination [1972], Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1993, p. 65).
134. Ce qui est discrédité, c’est l’herméneutique psychanalytique lacanienne : « Allez-vous
précipitamment tomber dans le piège ? Et traduire que La Fleur, qui signifie (symbolise,
métaphorise, métonymise, etc.) le phallus […], signifie la mort, la décapitation, la décollation ? Ce
serait arrêter une fois de plus, et au nom de la loi, de la vérité, de l’ordre symbolique, la marche
d’une inconnue : son glas, ce qui s’agit ici » (Derrida, Glas, op. cit., p. 35-36).
135. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 34-36.
136. « La dissémination ouvre, sans fin, cet accroc de l’écriture qui ne se laisse plus recoudre, le
lieu où ni le sens, fût-il pluriel, ni aucune forme de présence n’agraphe plus la trace » (ibid., p. 36).
137. Ibid., p. 54.
138. Derrida, Glas, op. cit., p. 37-57.
139. Derrida écrit : « L’écho traîna longtemps », qu’il fait suivre de citations du Saint Genet (ibid.,
p. 37). Mais il s’éloigne pourtant très clairement de la féroce mise en pièces du Genet de Sartre
opérée par Bataille dans La Littérature et le mal (ibid., p. 245-248).
140. Derrida, Glas, op. cit., p. 57.
141. Ibid., p. 65.
142. Ibid., p. 66.
143. Ibid., p. 98.
144. Ibid., p. 215-216. Derrida commente alors la figure de l’unicorne, « frontière passée entre
deux tissus, deux textes, deux sexes ». ll ajoute : « Je suis presque (à peine) la dame à la licorne et
la dame à la licorne est (presque) pour moi, je suis la dame et la licorne. » Dans La Dissémination,
Derrida déjà parlait de « perpénétration » (p. 265).
145. « Artaud et ses doubles » (entretien de Jacques Derrida avec Jean-Michel Olivier), Scènes
o
Magazine, n 5, février 1987, à l’occasion de la parution du texte de Derrida « Forcener le
subjectile », in Jacques Derrida et Paule Thévenin, Dessins et portraits d’Antonin Artaud, Paris,
Gallimard, 1986.
146. Derrida, Glas, op. cit., p. 264.
147. Ibid., p. 157.
148. Ibid., p. 277.
149. Derrida, « La double séance », in La Dissémination, op. cit., p. 261.
150. Ibid., p. 265.
151. Ibid., p. 324.
152. Derrida, Glas, op. cit., p. 239.
153. Ibid., p. 240.
154. Ibid., p. 249.
155. Ibid., p. 58.
156. Ibid., p. 256.
157. « Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de castration mais que cet il y a n’a pas lieu » (ibid.,
p. 256).
158. Ce terme associe « anthère » (terme de botanique) et l’érection : « temps d’érection contrée,
recoupée par son contraire – au lieu de la fleur. Énanthiose » (ibid., p. 148).
159. Ibid., p. 157.
160. Ibid., p. 277-280.
161. Ibid., p. 277.
162. Ibid., p. 38.
163. Ibid., p. 168.
164. Jean Genet, Miracle de la rose, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1951, p. 378.
165. Voir aussi le paragraphe qui commence par « Le fils ou le phallus de la vierge couche donc
immédiatement avec sa mère… » (Derrida, Glas, op. cit., p. 120).
CHAPITRE TROIS
Judith et Octavia
L’AUTRE TRAVESTI
LE TRAVESTI LESBIEN
LA MORT DU TRAVESTI
LE SUJET DU NEUTRE
L’invention du Neutre
1. Sur Barthes et le Neutre, voir le livre de Bernard Comment, Roland Barthes, vers le neutre,
Paris, Christian Bourgois, 1991.
2. L’article de Barthes paraît avant sa rencontre en Égypte, en 1949, avec le linguiste Algirdas
Greimas qui aurait pu lui faire découvrir Brøndal. Barthes, dans un important entretien,
« Réponses » (1971), qualifie de « structuraliste mineur » le linguiste danois Viggo Brøndal, dont
la principale publication, publiée en français, est donc Essais de linguistique générale, 1943.
3. Louis Althusser, Lire « Le Capital » [1965], Paris, PUF, 1996, p. 18.
4. Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1951, p. 169.
5. Viggo Brøndal, Essais de linguistique générale, Copenhague, Munksgaard, 1943, chap. III. –
Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 79.
6. C’est l’exemple donné par Brøndal au chapitre III de son livre.
7. Brøndal, Essais de linguistique générale, op. cit., chap. III : « Structure et variabilité des
systèmes morphologiques ».
8. Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil, coll.
« Traces écrites », 2002, p. 242.
9. Brøndal se définit lui-même comme « structuraliste », voir le chapitre III de son livre ; ses
références sont Saussure, Jakobson, Sapir…
10. Le Neutre est isolé, sans solidarité par rapport aux polarités. « Un terme neutre peut exister ou
ne pas exister sans aucune conséquence pour aucun autre groupe » (Brøndal, Essais de linguistique
générale, op. cit., chap. III).
11. Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » [1950], in Marcel Mauss,
Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968, p. 38-39.
12. Ibid., p. 42.
13. Ibid., p. 43.
14. Ibid.
15. Voir Viggo Brøndal, « Thèses phonologiques, dédiées à Roman Jakobson, pour Noël 1939 »,
o
Langages, n 86 : « Actualité de Brøndal », 1987.
16. « Le sens serait-il “neutre”, tout à fait indifférent au particulier comme au général, au singulier
comme à l’universel, au personnel et à l’impersonnel » (Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 31).
e
17. Voir la 8 série, « De la structure », ibid., p. 63-66.
18. Ibid., p. 66.
19. Jacques Derrida, « La structure, le signe et le jeu » [1966], in L’Écriture et la différence, Seuil,
1967, p. 423-428.
20. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 64.
21. Ibid.
22. Maurice Blanchot, « René Char et la pensée du neutre » [1963], in L’Entretien infini, Paris,
Gallimard, 1969, p. 447-450.
23. Comme Deleuze, mais avant lui, Blanchot va du côté de Husserl et de sa notion d’épochè, de
suspens, de mise entre parenthèses du sens mondain des choses (ibid., p. 448-449).
24. Roland Barthes, Éléments de sémiologie [1965], in Œuvres complètes [abrégé en OC pour la
suite], t. II : 1962-1967, Paris, Seuil, 2002, p. 660-661.
25. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 16.
26. Barthes, Éléments de sémiologie, in OC, t. II, p. 661.
27. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 17-18.
28. Ibid., p. 88. – Barthes, « Une problématique du sens » [1970], in OC, t. III : 1968-1971, p.
514-515.
29. « Identifiée au hau sacré ou au mana omniprésent, la Dette inviolable est la garantie que le
voyage où sont poussés femmes et biens ramène en un cycle sans manquement à leur point de
départ d’autres femmes et d’autres biens, porteurs d’une entité identique », « Fonction et champ de
la parole et du langage » (Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 279). Voir aussi
« Le discours de Rome » [1953], in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 152.
30. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, op. cit., p. 321.
31. Emil Cioran (1911-1995) : sa première œuvre écrite en français, Précis de décomposition
(1949), fait du Neutre l’élément d’une antiphilosophie propre à sauver la pensée de la déchéance à
laquelle l’homme la conduit nécessairement.
CHAPITRE PREMIER
Neutre et perversion
DE L’IMPUISSANCE À LA PERVERSION
LE SUJET
PERVERS ET PERVERSION
LE RÉCIT LACANIEN
LE RÉCIT DELEUZIEN
Le récit deleuzien de la castration rejoint pleinement la perspective
lacanienne en ce qu’il s’agit d’un récit initiatique – en harmonie avec le style
de Sacher-Masoch – dont l’issue n’est certes pas la naissance de l’âme,
Psyché, mais, mieux encore : une « seconde naissance », celle de « l’homme
87 88
nouveau sans sexualité » ou du « nouvel homme sans amour sexuel »,
personnage fondamental, héros du Neutre.
Cette initiation suit la même voie que pour Psyché – celle de la
castration – mais en vue d’en obtenir un effet strictement inverse selon une
loi rigoureuse de renversement. Si, dans le champ de la loi du père, la
castration du fils est une menace destinée à l’empêcher de commettre
l’inceste, dans l’espace de la loi maternelle c’est l’inverse : la castration du
fils est la condition – condition symbolique – de l’inceste, incitation à
89
l’inceste avec la mère . C’est parce que le fils masochiste est un sujet
symboliquement castré faisant face à une mère porteuse du phallus qu’il peut
90
accomplir l’inceste . La dimension initiatique s’avère dans le fait que
l’inceste du fils avec la mère est alors une seconde naissance où le père n’a
plus aucun rôle, et qui opère au travers d’une parthénogenèse, c’est-à-dire,
91
comme son étymologie l’indique, à partir d’une forme femelle vierge :
« La castration […] cesse d’être un obstacle à l’inceste ou un châtiment de
l’inceste pour devenir la condition qui rend possible une union incestueuse
avec la mère, assimilée à une seconde naissance autonome,
92
parthénogénétique . » Cette mère, évidemment, est une mère mythique.
Dans le rite masochiste, elle est représentée par la femme, prostituée ou
simple complice, qui accepte, comme la Wanda de Sacher-Masoch, de jouer
le jeu.
La question récurrente – celle d’un matriarcat originaire susceptible de
brouiller toute fixation des genres – n’affole ni Sacher-Masoch, ni Deleuze.
L’anthropologie masochiste produit un roman de l’humanité qui laisse toute
93
sa place à l’hypothèse matriarcale , mais ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel
est sans doute que l’idée matriarcale ait pour horizon – plutôt que l’idée de
stades de civilisation – le projet pervers, le projet masochiste qui reprend
donc, en l’inversant, le programme lacanien : le sujet masochiste vit l’ordre
symbolique comme inter-maternel et le père est privé de tout rôle. La mère y
est la condition d’un nouveau jeu symbolique qui permet au monde
masochiste de produire des modes relationnels singuliers, dont la loi est la
première victime. Chez le sujet masochiste, la logique du sens repose sur le
prolongement à l’extrême de la révolution kantienne à l’égard de la loi. Celle-
ci n’a plus d’objet connu a priori (comme le bien), c’est son pur
fonctionnement qui décide de sa validité, et qui la rend donc inconnaissable,
94
neutre . Il y a plus : non seulement l’objet de la loi – comme chez Kafka –
se dérobe mais – paradoxe du Neutre – la punition que la loi inflige, au lieu
de punir, provoque au contraire le plaisir qu’elle est censée interdire :
« les coups de fouet, loin de punir ou de prévenir une érection, la provoquent,
95
l’assurent ». Nous sommes déjà au cœur du Neutre deleuzien. La loi est
devenue un mana, un aliquid, un degré zéro, c’est-à-dire, non ce qui fait lien,
mais ce qui constitue le lien comme isolement et réciproquement l’isolement
comme lien.
Le fonctionnement du sujet masochiste prend chez Deleuze des
dimensions qui dépassent Sacher-Masoch et se disent en un langage
strictement deleuzien, au point que le héros masochiste demeure une
96
référence majeure chez Deleuze jusqu’au bout, jusqu’à Mille plateaux , et le
symbolisme ésotérique de Présentation de Sacher-Masoch lié à la Mère se
réinventera sans cesse. Même si, plus tard, la pensée de Deleuze semble
97
rompre brutalement avec le repère psychanalytique concernant la castration ,
celle-ci demeure une hantise : un spectre conceptuel. Car, qu’est-ce que le
« corps sans organes » (CsO) de L’Anti-Œdipe – nouveau modèle deleuzien
du corps lui aussi « sans amour sexuel » –, sinon un corps castré ? Les
ruptures sont, chez Deleuze, des leurres. Ainsi son anti-Œdipe n’est-il pas, au
98
moins en partie, l’avatar de « l’Œdipe des surfaces » présent dans Logique
du sens ? Le corps sans organes, qui semble annoncer, à partir de L’Anti-
Œdipe, une révolution antifreudienne, une révolution moléculaire du corps
sexué, corps déphallicisé, corps multiple, était déjà à l’œuvre dans Logique
du sens, non contre Freud, mais conçu à partir de Freud même promu
99
inventeur d’une théorie biopsychique des surfaces , un corps rattaché à la
boule protoplasmique évoquée par Freud dans Au-delà du principe de plaisir,
lieu quasi schizophrénique, saturé d’excitations, au seuil de la conscience, au
100
seuil du moi .
La castration possède chez Deleuze une telle ampleur conceptuelle que
l’éclipse de la référence freudienne à partir de L’Anti-Œdipe doit être
relativisée au profit d’un horizon immuable, qui lui ne bouge pas : l’inceste.
Avec L’Anti-Œdipe, le décor a changé, nous ne sommes plus dans le boudoir
e
petit-bourgeois du XIX siècle, l’inceste se déroule dans les dimensions
grandioses du « corps plein de la terre », mais, comme au temps de Sacher-
101
Masoch, en vue d’une « renaissance infinie ». Ainsi, du fait de la
perfection du récit originaire de Présentation de Sacher-Masoch – scène
primitive de la castration –, Deleuze maintient celui-ci intact en le projetant
sur d’autres dimensions et d’autres paysages, jusqu’à atteindre l’espèce de
pansexualisme vertigineux de L’Anti-Œdipe et de Mille plateaux. Au couple
kitsch du maso et de son bourreau succède une odyssée qui concerne la Terre
entière, depuis les Dogons jusqu’aux meutes schizos contemporaines.
Connexions, flux, intensités, disjonctions, coupures, multiplicités,
agencements machiniques traversant le CsO (corps sans organes) ouvrent les
sexes à l’indénombrable où le devenir moléculaire les conduit. Le résultat
obtenu avec Sacher-Masoch est systématiquement confirmé par inversion du
freudo-lacanisme. Ainsi, si, pour Freud et Lacan, il n’y a qu’un seul sexe –
le phallus – qui régit la différence sexuelle, la légende deleuzienne ne dira
pas qu’il y en a deux, car le « deux » n’est pas le contraire du « un », mais
102
qu’il y en a une infinité : ni un, ni deux, mais « n sexes ». Il ne s’agit pas
de libéraliser la psychanalyse, de l’assouplir, d’y donner une place à la
femme : l’idée qu’il y a deux sexes n’est pas plus satisfaisante que
l’hypothèse d’un seul, et la promotion par Melanie Klein du clitoris, qui a
joué un grand rôle dans la critique des genres chez les féministes, est l’objet
103
de moqueries – « petit pénis absorbé enfoui » –, comme les féministes
elles-mêmes d’ailleurs, désignées comme « les femmes les plus sèches,
104
animées de ressentiment, de volonté de puissance et de froid maternage ».
Les « multiplicités » promues par Deleuze ne sont pas plus rassurantes que
la souveraineté lointaine du Phallus lacanien. L’Anti-Œdipe ou Mille plateaux
n’anticipent pas sur la bonne nouvelle butlérienne d’une extension quasi
illimitée du spectre des genres. Le quiproquo a pu naître du ton parfois
libertarien qui colore L’Anti-Œdipe comme lorsque surviennent ces formules
qui s’apparentent à un slogan LGBTQ : « La formule schizo-analytique de la
105
révolution désirante sera d’abord : à chacun ses sexes . » Le « n sexes » a
une visée plus radicale qu’un assouplissement néolibéral du spectre des
genres. La formule aspire à abolir toute représentation humaine de la
sexualité en promouvant non une pluralité de sexes mais son contraire
106
puisque l’horizon du « n sexes », c’est en fait « le sexe non humain ».
Mille plateaux répétera le propos en insistant sur la puissance du devenir-
107
animal de l’humain que déjà le sujet masochiste annonçait comiquement
en acceptant de se déguiser en chien ou en ours, de se laisser atteler à une
108
petite voiture .
La loi de la castration a souvent été promue par les freudiens dans un sens
positif, celui d’humaniser le désir comme une sorte d’impératif par lequel le
sujet doit renoncer aux illusions de la toute-puissance pour accéder à un désir
qui inclut l’Autre comme à son origine. Deleuze nous propose un tout autre
récit où sa castration n’est nullement une loi qui humanise le désir mais un
désir qui déshumanise ou in-humanise la loi, un désir non humain : c’est bien
celui du pervers, qu’il soit un sujet masochiste ou qu’il soit le Robinson de
109
Michel Tournier, sujet sans autrui , ou bien qu’il soit le schizo, porteur du
corps sans organes.
LE RÉCIT BARTHÉSIEN
LE FÉTICHE
L’ŒUF DELEUZIEN
LE JEU DE L’INCESTE
L’AUTRE DISCOURS
L’hypothèse est alors que cette promotion du sujet féminin est un faux-
semblant. Le scepticisme féminin à l’égard de la castration dissimule celui de
Derrida lui-même. D’ailleurs, dans Éperons, on ne sait pas toujours qui parle.
Par exemple, à quoi joue-t-il quand il associe l’idée de Nietzsche qui fait de
la simulation le point commun de la femme et du juif, et sa propre
27
proposition qui fait de ces deux figures les maîtres du sophisme ? Quel
rapport entre la rhétorique misogyne et antisémite peu sympathique de
28
Nietzsche et sa propre problématique de la circoncision ? Le labyrinthe des
voix multiplie les phénomènes d’écho : la femme devient le représentant du
« juif » et réciproquement ; c’est lui, via la circoncision comme « simulacre
29
de castration », qui suspendrait le rapport à la castration .
Derrida fait entrevoir le dessous de ces cartes truquées puisque, à
l’annonce du « La femme sera mon sujet » qui ouvre solennellement le livre,
vient, cent pages plus loin, sonner au futur antérieur un « La femme n’aura
30
donc pas été mon sujet ».
Nous ne sommes plus alors dans la structure de la ruse féminine mais dans
la structure de la feinte masculine. Feinte qui est un trait parfaitement
derridien comme cela apparaît dans un texte auquel nous allons bientôt avoir
affaire : « La figure de l’ironie, de l’hypocrisie, ou de la dénégation travaille
31 32
tout énoncé », l’énoncé toujours sous la « tyrannie dénégatrice ». Tout se
passe comme si la « femme » promue comme le sujet nouveau d’une pensée
nouvelle était finalement le masque d’une autre subjectivité, celle de Derrida
lui-même qui ainsi continue à maintenir, vivant et toujours actif, le sujet
pervers : le seul en mesure d’énoncer, sans défaillir, la nuit de la différence
sexuelle.
Derrida conclut – et de manière extrêmement alambiquée – son
intervention par ces mots :
[…] si [ce texte] est cryptique et parodique (or je vous dis qu’il
l’est, de bout en bout, et je peux vous le dire parce que cela ne vous
avance à rien, et je peux mentir en l’avouant puisqu’on ne peut
dissimuler qu’en disant la vérité, en disant qu’on dit la vérité), [il
peut rester] indéfiniment ouvert, cryptique et parodique, c’est-à-dire
33
fermé, ouvert et fermé à la fois ou tour à tour .
L’HYMEN
n’a lieu que quand il n’a pas lieu, quand rien ne se passe vraiment,
quand il y a consumation sans violence, ou violence sans coup, ou
coup sans marque, marque sans marque (marge), etc., quand le
voile est déchiré sans l’être, par exemple quand on fait mourir ou
40
jouir de rire .
Le seul texte de Derrida cité dans Trouble dans le genre est donc celui
consacré à « Devant la loi », et il fait l’objet d’une étrange lecture. Ainsi,
selon Butler, Derrida insisterait sur le « caractère absolument injustifiable »
de la répression opérée par la loi dont l’autorité serait assurée par le mythe
d’un temps « d’avant la loi ». Elle va même jusqu’à indiquer que cette
critique de la dimension répressive de la loi s’appuie sur une mise en récit
110
récapitulant « les temps d’avant la loi . » Or, on l’a vu, la loi de « Devant
la loi » n’est évidemment pas une loi de répression, et elle est encore moins
une loi qui trouverait dans le mythe d’un temps « d’avant la loi » de quoi
111
justifier son apparition dans l’histoire des hommes : le « Devant la loi »
n’est nullement un « Avant la loi » comme l’ambiguïté du titre en anglais
(Before the Law) a pu le laisser croire à Butler, où le before peut en effet
112
désigner tout aussi bien devant que avant . La traduction de Gender
Trouble en français met d’ailleurs en évidence la confusion de Butler, là où la
clarté de la langue française distingue par deux prépositions ce qui est
113
confondu en une seule en anglais . C’est ainsi, sur ce contresens, que Butler
introduit l’idée d’un « sujet avant la loi » qui, pour elle, est une mystification
propre à masquer le caractère socialement construit de l’individu et du
114
genre .
Butler prétend également s’inspirer de l’impossibilité kafkaïenne
d’accéder à la loi décrite par Derrida pour proposer sa propre conception de
la « performativité du genre ». L’attente du sujet « devant la loi » serait le
temps de la fabrication du genre : « l’attente d’une essence genrée produit ce
115
que cette même attente pose précisément à l’extérieur d’elle-même ». La
loi fonctionne de manière purement normative et l’attente est définie comme
production qui naturalise cet objet à force de le maintenir dans cette
116
attente . Or, c’est l’inverse chez Derrida où l’attente est le travail de la
différance. L’attente est ce qui interdit toute coïncidence à soi, toute norme,
117
et la loi elle-même y est donnée comme étrangère à l’idée de norme . La loi
ne peut être assimilée à un impératif performatif de type discursif par lequel
l’individu serait construit comme sujet genré, quand bien même ce
118
performatif serait une « métalepse [metalepsis] », comme l’écrit Judith
Butler en spécialiste consommée de la rhétorique : la métalepse, figure de
l’après-coup, où se situerait l’effet retard entre le performatif et le résultat.
L’attente derridienne est tout autre : « Ce qui est à jamais différé, jusqu’à la
mort, c’est l’entrée dans la loi elle-même, qui n’est rien d’autre que cela
119
même qui dicte le retard . »
Si le sujet est un préjugé, selon le terme de Derrida, ce n’est donc pas
parce qu’il serait une construction sociale et le résultat d’interactions
performatives, simple artefact, comme la pensée pragmatique de Butler le
laisse supposer. Le sujet n’est pas un préjugé au sens trivial d’une illusion
construite par le socius. Si le sujet est un préjugé pour Derrida, c’est
littéralement comme pré-jugé : le sujet est sujet de la loi, il est celui que la loi
précède et qui précède la loi, loi qui signifie seulement un « plus tard » pour
120
un jugement qui toujours se prépare et se fait attendre : Derrida, dans ce
tournant du milieu des années 1980, se fait l’un des derniers penseurs de la
loi et l’un de ses derniers gardiens. Un « gardien » – au sens de Kafka –
qui ne cesse pour autant d’être un déconstructeur puisque la loi comme ce qui
précède le sujet « se cache et se garde peut-être encore dans l’abîme d’une
121
différence ».
Il semble bien alors que la référence de Butler à Derrida soit un leurre. On
retrouve la stratégie butlérienne d’appropriation des catégories propres à la
French Theory revendiquée dans Pouvoir des mots, et que nous avons
122
examinée dans la première partie de notre livre , stratégie qui d’ailleurs,
123
ironie de l’histoire, s’appuie sur la déconstruction derridienne . Mais il y a,
par rapport à Derrida, une opération supplémentaire en lien avec la parenté
judaïque qu’elle revendique à son égard. De fait, si Derrida jouit du privilège
d’être lu et cité, c’est en bonne logique pour être détrôné.
GESCHLECHT
Ce n’est donc pas Jacques Derrida qui offre à Judith Butler les outils
constitutifs de sa théorie du genre mais Michel Foucault, dont le moins qu’on
puisse dire est que la question de la femme n’a jamais pris une place
déterminante dans sa réflexion. Contrairement à ses contemporains, Foucault
ne s’était ouvert, jusqu’au milieu des années 1970, à un questionnement ni
sur le sujet féminin, ni sur le genre, ni sur les corps sexués, comme très tôt
Deleuze au travers du sujet masochiste, comme Barthes à partir du castrat, ou
comme Derrida à partir de la femme, de l’hymen et de la différance, ou
comme Blanchot à partir de la Loi. De ce point de vue, l’œuvre de Foucault
est un désert. Et si la question de la sexualité a pris chez lui une importance
considérable à partir du milieu des années 1970, cela n’a jamais été dans la
perspective « perverse » de ses contemporains, jamais sous la forme d’un
objet corporel auquel le sexe prendrait part, malgré quelques exceptions dont
1
ses réflexions sur les hermaphrodites dans son cours sur « Les anormaux »
2
et, en 1978, l’exhumation des souvenirs d’Herculine Barbin , hermaphrodite,
qui seront au centre de notre épilogue. La Volonté de savoir, premier tome
d’Histoire de la sexualité, paru en 1976, ne thématise pas en tout cas la
question du sexe/genre féminin, de la jouissance féminine, du corps, de la
différence générique.
Foucault donc plutôt que Derrida pour Butler. Ce qui doit nous retenir
d’abord, c’est que la théorie du genre butlérienne n’est qu’en apparence une
émanation du féminisme. Si le livre de Judith Butler porte en sous-titre
« Le féminisme et la subversion de l’identité », Trouble dans le genre ne fait
pas de la femme l’objet central de sa réflexion, mais se donne, au contraire,
comme une forme d’adieu à ce questionnement, adieu que paient cher toutes
les intellectuelles – Beauvoir, Kristeva, Irigaray, Wittig… – que Butler
élimine l’une après l’autre. Comment en serait-il autrement dans une
épistémologie qui fait du genre une catégorie qu’il faut radicalement
déconstruire ? Quels que soient les apports du féminisme dans l’émergence
d’une critique des genres, celui-ci demeure, aux yeux de Butler, inclus dans
le problème. La « femme » est une catégorie aliénée qui ne peut être
originaire dans une réflexion sur le genre. D’ailleurs, historiquement, si ce
sont des femmes qui ont été à l’origine des gender, c’est à partir de
l’activisme lesbien américain auquel Foucault, comme nous le verrons, a
prêté une attention aiguë. Il sera de ce point de vue parfaitement clair en
renvoyant les combats féministes au dispositif de sexualité qui les
3
détermine . Le rôle spécifique du lesbianisme dans la naissance des gender
est capital à repérer, ne serait-ce que pour comprendre la place insignifiante
que Derrida y occupe réellement, tout comme pour admettre le rôle négatif
qu’y ont les féministes, et surtout celles qu’il a pu influencer. On ne parlera
pas du féminisme mainstream dont l’objet de militantisme historique –
la femme hétérosexuelle, blanche et middle class comme victime – n’est à
aucun moment opératoire dans l’espace LGBT, sauf quand, avec nostalgie,
Butler la rêve comme la seule vraie (mélancolique) lesbienne : « the “truest”
4
lesbian melancholic is the strictly straight woman ». Corps d’autant plus mis
à l’écart du champ théorique qu’il est le seul corps désiré. La place presque
hégémonique qu’a prise très rapidement, dans le discours de Butler, la pensée
intersectionnelle qui privilégie la race comme différence et inégalité
premières, et qui de ce fait réduit le féminisme au combat de la femme
blanche privilégiée, s’explique aisément si l’on dissocie radicalement
l’activisme LGBT du militantisme féministe classique dès son origine. On
pourrait dire, d’une certaine manière, que la femme est la première victime de
l’émergence des gender, d’où émanent d’ailleurs de très nombreuses
5
interventions extrêmement hostiles à l’égard de la femme .
Michel Foucault est plus important que quiconque en dépit de ou à cause
de son silence sur la question du sujet féminin et de la « différence sexuelle ».
LA QUESTION DE LA LITTÉRATURE
Entre le début des années 1970 et le début des années 1980, pendant cette
décennie capitale où la Modernité française accède au plus haut de ses
possibilités et en atteint en même temps les limites, Foucault déploie un
activisme intellectuel d’une intensité rare. Il va inventer un style
d’intervention où ses extraordinaires vitalité, ubiquité, alacrité sont comme
les signaux d’un projet qui est de construire un terrain entièrement neuf pour
la pensée mais aussi une nouvelle figure de l’intellectuel devenu, à ses
risques et périls, un strict contemporain. La multiplicité même des
déplacements – tant géographiques, par son interventionnisme planétaire, que
conceptuels, par les ruptures qu’il propose – nous amènera à privilégier celle
qui touche à l’objet de ce livre, la question sexuelle, mais il faut
préalablement en dessiner le contexte. Si 1976 apparaît comme une année
capitale où Foucault contribue à rendre possible la théorie du genre, cette
année est l’aboutissement de bien des opérations dont elle n’est peut-être
qu’une reformulation. Foucault, en 1977, date lui-même des années 1971-
1972 et de son travail sur les prisons les prémisses de cette rupture. Il
explique que le cas de la pénalité l’avait convaincu que ce n’était pas
tellement en termes de droit mais en termes de technologie qu’il fallait penser
la question qui cesse ainsi d’être comprise dans une conception purement
6
négative du pouvoir . Quelque chose en tout cas se déplace pendant cette
séquence dont le symptôme le plus visible est une profonde modification
stylistique. À l’écriture très ample, parfois très emphatique des grands livres
précédents, Histoire de la folie et Les Mots et les choses, succède une autre
7
écriture – comme il le reconnaît lui-même –, fluide, transparente, transitive
et directe, avec son Histoire de la sexualité, à laquelle correspond une mise à
8
l’écart de la littérature . Mise à l’écart qui est aussi l’un des enjeux de la
nouvelle épistémè que nous allons décrire.
Il est significatif – comme symptôme d’une vigilance propre aux
Modernes – que Barthes ait précisément repéré cette rupture-là en l’associant
à un processus historique impliquant la société tout entière dans la
progressive victoire de ce qu’il avait appelé jadis « l’écrivance ». Ces
remarques apparaissent dans son dernier cours du Collège de France, en
1980, intitulé « La préparation du roman ». Le diagnostic a une grande valeur
symptomatologique car Barthes n’épingle pas Foucault d’un point de vue
passéiste, mais du point de vue de la Modernité. Le propos de Barthes
renvoie la rupture foucaldienne, moins à une innovation singulière, une
originalité, qu’à un symptôme de la conjoncture historique tout entière,
montrant par là qu’il a bien compris que le projet foucaldien est aussi un
projet d’inscription sociale de l’intellectuel dans l’époque. Il situe donc la
position de Foucault dans son véritable enjeu. Si celui-ci rejette
« la littérature » comme chose passée, sa rupture opère dans une réévaluation
de la positivité du jeu social.
D’où les attaques contre cette écriture littéraire qui viennent parfois
de l’intelligentsia elle-même : c’est par exemple le cas de Foucault
qui demande qu’on « lève enfin la souveraineté du signifiant » ou
qu’on « tienne à l’écart les vieilles méthodes académiques de
l’analyse textuelle et toutes les notions qui dérivent du prestige
9
monotone et scolaire de l’écriture » .
L’ADIEU AU NEUTRE
DU FOU AU PSYCHIATRE
L’INQUIÉTUDE DELEUZIENNE
La dernière fois que nous nous sommes vus, Michel me dit, avec
beaucoup de gentillesse et affection, à peu près : je ne peux pas
supporter le mot désir ; même si vous l’employez autrement, je ne
peux pas m’empêcher de penser ou de vivre que désir = manque, ou
que désir se dit réprimé. Michel ajoute : alors moi, ce que j’appelle
« plaisir », c’est peut-être ce que vous appelez « désir » ; mais, de
39
toute façon, j’ai besoin d’un autre mot que désir .
Michel Foucault donne la réponse qui est évidente. Si Deleuze nous ouvre
à la seconde hypothèse, lui-même se situe dans la première. Le schizo
prolonge encore quelque chose qui a à voir avec le sujet comme « stade
55
constitutif de la personnalité ». En cela, il est un concept inopérant, modelé
sur un vieux savoir.
La « plaisanterie » du positivisme heureux de Foucault révèle alors son
véritable enjeu : se débarrasser une bonne fois pour toutes de ce
transcendantal que continuent de véhiculer le structuralisme et le
poststructuralisme français. À cette plaisanterie foucaldienne prend donc part
l’énoncé capital de La Volonté de savoir sur le passage de la Loi à la Norme
car l’enjeu de ce livre est bien de nommer enfin le nœud de la rupture et de le
trancher. La Volonté de savoir nomme en effet le paradigme où se
rassemblent clairement, et dans des oppositions lumineuses, tous les éléments
que nous avons parcourus jusque-là. D’un côté le paradigme de la Loi, de la
mort et du symbolique, c’est-à-dire le paradigme lacanien des Modernes, de
l’autre le paradigme de la norme, de la vie et de l’analytique, celui que
Foucault, le positiviste heureux, tente désormais d’imposer. Le concept de
Norme, en tant qu’il s’oppose à celui de la Loi et s’y substitue, est, en ce
sens, le concept positiviste par excellence, sans dehors, sans arrière-fond,
sans secrets, sans obscurité, sans arrière-mondes, pure série de positivités qui
régulent la vie au lieu d’abriter la mort, objet d’une analytique et non d’une
symbolique, lieu du pouvoir et non d’une emphatique souveraineté.
Il est tout à fait remarquable que Deleuze, à propos de L’Archéologie du
savoir, en ait repéré l’un des enjeux périphériques en notant que le « nouveau
positivisme » foucaldien s’établissait contre le « romantisme qui faisait en
56
partie la beauté d’Histoire de la folie ». Deleuze ne nous dit pas alors de
quelle nature était ce « romantisme » d’Histoire de la folie, repéré également
57
par Derrida , le romantisme de la nuit, de la mort, de la déraison, d’un Sade
perpétuel emmuré, de Hölderlin, de Van Gogh ou Nerval. Ces visages qui,
comme on l’a vu, n’ont plus désormais d’intérêt pour Foucault puisque
58
l’histoire de la folie doit s’écrire à travers le psychiatre . On dira, quant à
nous, qu’il s’agissait d’une forme bien singulière de romantisme : ce
romantisme des Modernes que Butler, en bonne Américaine, a su si aisément
repérer, c’était le romantisme du Neutre, celui de Blanchot, le romantisme de
la Loi en tant qu’elle s’affirme dans sa dissimulation et dans la souveraineté
singulière qu’elle déploie, ce Neutre de la déraison qui échappe à toute
59
lumière puisqu’il « se perd quand on veut le mettre au jour ». Désormais,
pour Foucault, ne comptent plus que les positivités sans repli ni secret, et
60
ainsi la logique de la loi – comme étant sa propre dissimulation – est sans
pertinence. Une autre logique doit s’y substituer, et cette autre logique c’est
celle de la Norme.
1. Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975), Paris,
Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1999. Voir notamment la séance du 22 janvier 1975.
2. Michel Foucault rédige le texte de quatrième de couverture du témoignage d’un sujet
hermaphrodite, Herculine Barbin (Herculine Barbin, dite Alexina B., Paris, Gallimard, coll.
« Les Vies parallèles », 1978), repris dans Dits et écrits [abrégé en DE pour la suite], t. II : 1976-
1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 499.
3. À une question de Lucette Finas pour savoir si La Volonté de savoir fera progresser la question
féminine, la réponse très vague de Foucault (« Quelques idées, mais hésitantes, non fixées ») est
significative (Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » [1977], in DE,
t. II, p. 235-236).
4. Judith Butler, Bodies That Matter : On the Discursive Limits of « Sex », New York, Routledge,
1993, p. 235.
5. On verra dans notre épilogue la dernière phase de ce conflit avec la femme par l’émergence du
phénomène trans, mais plus banalement on peut citer de très nombreux textes « anti-femme » issus
du mouvement LGBT, comme par exemple celui de Juliet Drouar, « “Femme” n’est pas le
principal sujet du féminisme », Médiapart, le 30 juin 2020.
6. Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » [1977], in DE, t. II, p. 229.
7. « C’est très brusquement, dès 1975-1976, que je me suis départi de ce style [celui d’Histoire de
la folie et des Mots et les choses] » (Foucault, « Le retour de la morale » [1984], in DE, t. II,
p. 1516).
8. Par exemple, en 1973, « De l’archéologie à la dynastique », in DE, t. I : 1954-1975, p. 1280-
1281. Notons que Foucault fera de brefs retours à la littérature avec Eugène Sue (DE, t. II, p. 500),
mais surtout avec Baudelaire comme modèle du rapport au présent (DE, t. II, p. 1387-1389) et
Raymond Roussel (DE, t. II, p. 1418 et sq.), ou plus énigmatique la citation de Char en épigraphe
aux deux derniers volumes d’Histoire de la sexualité – voir notre « Foucault, Deleuze, les juifs et
Israël », in Une querelle avec Alain Badiou, philosophe, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2007,
p. 174-175.
9. Roland Barthes, La Préparation du roman. Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-
1980), Paris, Éd. Points, coll. « Points Essais », 2019, p. 644-645. La citation de Foucault est
extraite de L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 53, c’est-à-dire de sa leçon inaugurale
au Collège de France.
10. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe (t. I de Capitalisme et schizophrénie), Paris,
Minuit, 1972, p. 240-291. Cette mise en cause du signifiant, de l’écriture, de tout surcodage
s’apparente de manière cocasse à une soumission aux idéologies dominantes quand, par exemple,
Deleuze et Guattari écrivent triomphalement : « ni le capitalisme, ni la révolution, ni la
schizophrénie ne passent par les voies du signifiant, même et surtout dans leurs violences
extrêmes » (ibid., p. 291).
11. Foucault, « La fonction politique de l’intellectuel » [1976], in DE, t. II, p. 110.
12. Foucault, « Entretien » [1976], in DE, t. II, p. 155.
13. Jacques Derrida, « Cogito et Histoire de la folie », conférence du 4 mars 1963, reprise in
L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967.
14. « Système dont Derrida est aujourd’hui le représentant le plus décisif, en son ultime éclat :
réduction des pratiques discursives aux traces textuelles ; élision des événements qui s’y
produisent pour ne retenir que des marques pour une lecture ; […] assignation de l’originaire
comme dit et non-dit dans le texte pour ne pas replacer les pratiques discursives dans le champ des
transformations où elles s’effectuent » (Foucault, « Mon corps, ce papier, ce feu » [1972], in DE,
t. I, p. 1135).
15. Foucault, « Folie, littérature, société », entretien avec M. Watanabe et T. Shimizu, paru en
décembre 1970 au Japon, in DE, t. I, p. 991-992.
16. Ibid., p. 992.
17. Ibid.
18. Foucault, « Préface » [1961], in DE, t. I, p. 187.
19. Blanchot, dans son compte rendu d’Histoire de la folie, note l’emprunt que Foucault lui a fait
(Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 297).
20. Foucault, « La pensée du dehors », in DE, t. I, p. 556.
o
21. Entretien paru dans Politique Hebdo, n 212, 4-10 mars 1976, sur le livre de Thomas Szasz
Fabriquer la folie, repris in DE, t. II, p. 74-79.
22. La citation exacte que nous contractons est : « Cela [la difficulté de la société contemporaine à
punir] est caractéristique d’une société qui est en train de cesser d’être une société juridique
articulée essentiellement sur la loi. Nous devenons une société essentiellement articulée sur la
norme » (Foucault, « L’extension sociale de la norme », in DE, t. II, p. 75).
23. Thomas Szasz (1920-2012) est un psychiatre américain d’origine hongroise ; son livre,
Fabriquer la folie, paraît en français chez Payot en 1976.
24. Foucault, « L’extension sociale de la norme », in DE, t. II, p. 77. Foucault est extrêmement
clair : « C’est une illusion de croire que la folie – ou la délinquance, ou le crime – nous parle à
partir d’une extériorité absolue. Rien n’est plus intérieur à notre société, rien n’est plus intérieur
aux effets de son pouvoir que le malheur d’un fou ou la violence d’un criminel » (ibid.).
25. C’est dans Sade, Fourier, Loyola [1971] que Barthes définit la langue comme instance du
pouvoir non parce qu’elle interdit de dire, mais parce qu’elle oblige à dire, et la censure sociale
n’est pas là « où l’on empêche, mais là où l’on contraint de parler » (Roland Barthes, Œuvres
complètes [abrégé en OC pour la suite], t. III : 1968-1971, Paris, Seuil, 2002, p. 811). Il reprendra
cette hypothèse dans sa leçon inaugurale au Collège de France sous la formule aujourd’hui célèbre
de la langue définie comme « fasciste ».
26. Foucault, « L’extension sociale de la norme », in DE, t. II, p. 77.
o
27. Michel Foucault, « Vérité et pouvoir », L’Arc, n 70, 1977, p. 23.
28. Cette notion très précieuse de « concret-de-pensée » est un concept central chez Althusser,
c’est une traduction de la notion de Gedanken kontreten (concret pensé) présente chez Marx dans
sa Contribution à la critique de l’économie politique, et elle apparaît dans « Processus de la
pratique théorique », in Pour Marx, Paris, François Maspero, 1967, p. 186-197.
29. « L’analyse historique n’est pas en position de repli, mais en position instrumentale, dès lors
qu’elle est utilisée comme instrument d’un champ politique » (Foucault, « L’extension sociale de
la norme », in DE, t. II, p. 77).
30. Nous reprenons ici le processus décrit par Althusser dans Pour Marx.
31. Première partie, chapitre II, section « La rupture althussérienne » .
32. Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 462.
33. Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Éd. Amsterdam, 2016, p. 76-77. Butler se réfère à
François Ewald, « Norms, Discipline, and the Law », Representations, numéro spécial : « Law and
o
the Order of Social Law », n 30, University of California Press, printemps 1990. Butler cite
d’autres articles d’Ewald (Défaire le genre, p. 375 note 2).
34. Par exemple sur Israël, voir notre « Foucault, Deleuze, les Juifs et Israël », dans notre Bref
séjour à Jérusalem, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2003.
o
35. Gilles Deleuze, « Désir et plaisir », Magazine littéraire, n 325, octobre 1994. Ce texte est
repris dans Gilles Deleuze, Deux régimes de fous. Textes et entretiens (1975-1995), Paris, Minuit,
2003.
36. Ibid., p. 116.
37. « Si les dispositifs de pouvoir sont en quelque manière constituants, il ne peut y avoir contre
eux que des phénomènes de “résistance” » ; or ces « phénomènes de résistance » posent problème
puisqu’ils ne sont finalement qu’une « image inversée » des dispositifs auxquels ils résistent (ibid.,
p. 117).
38. Ibid., p. 118.
39. Ibid., p. 118-119.
40. À propos du « souci de soi », Foucault écrira : « Il s’agit des actes et des plaisirs, et non pas du
désir. Il s’agit de la formation de soi à travers des techniques de vie, et non du refoulement par
l’interdit et la loi » (« Subjectivité et vérité », in DE, t. II, p. 1034).
41. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité » [1982], in DE, t. II, p. 1557.
42. Ce couple « sujet/assujetti », cette dialectique du sujet et de la sujétion comme inséparables,
sont, comme nous l’avons vu, empruntés au texte de Louis Althusser « Idéologie et appareils
idéologiques d’État », voir sur ce point notre première partie chapitre II.
43. Foucault, « Usage des plaisirs et techniques de soi » [1983], in DE, t. II, p. 1359.
44. Dans ce texte même, Deleuze réaffirme, dix ans après Présentation de Sacher-Masoch [1967],
sa fidélité à ce maître (« Désir et plaisir », in Deux régimes de fous, op. cit., p. 119-120).
45. Introduction de Gilles Deleuze à l’article de Pierre Bénichou, « Sainte Jackie, comédienne et
o
bourreau », Les Temps modernes, n 316, novembre 1972.
46. Deleuze, « Désir et plaisir », in Deux régimes de fous, op. cit., p. 120.
47. « […] (de même, dans l’amour courtois […] où le désir ne manque de rien, et se garde autant
que possible de plaisirs qui viendraient interrompre son processus) » (ibid.).
48. Histoire de la folie devient une anticipation de L’Anti-Œdipe (Paris, Minuit, 1972, p. 58-59,
ou p. 110-111), tout comme les analyses de Foucault dans Les Mots et les choses sur le passage de
l’époque de la représentation à celle de la production (p. 356) ; voir aussi les références au cours de
Foucault de 1970-1971 alors inédit (p. 233 et 251).
49. L’Anti-Œdipe, de Deleuze et Guattari, a paru en 1972 aux Éditions de Minuit. Voir par
exemple Foucault, « La vérité et les formes juridiques » [1974], in DE, t. I, p. 1421-1422.
50. Foucault, « Préface » [1977], in DE, t. II, p. 133-135.
51. C’est à cette formulation qu’on lui demande de réagir alors qu’en réalité Foucault avait écrit :
« Mais un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien » (« Theatrum philosophicum » [1970], in DE,
t. I, p. 944).
52. Foucault, « La scène de la philosophie » [1978], in DE, t. II, p. 589.
53. Par exemple : « Parents, ne craignez pas de conduire vos enfants à l’analyse : elle leur
apprendra que, de toute façon, c’est vous qu’ils aiment » (Michel Foucault, La Volonté de savoir
[t. I d’Histoire de la sexualité], Paris, Gallimard, 1976, p. 149).
54. Foucault, « La vérité et les formes juridiques », in DE, t. I, p. 1492. La table ronde qui suit
l’ensemble des cinq conférences données à Rio de Janeiro en mai 1973 est passionnante car,
contrairement à Deleuze et Guattari, Foucault, dans sa deuxième conférence, n’abandonne pas
Œdipe mais l’investit d’une nouvelle interprétation qui relève en fait de l’anthropologie historique.
Il fait du « mythe » le truchement par lequel la « civilisation » occidentale fonde une opposition
entre savoir et pouvoir dont Platon sera le théoricien (ibid., p. 1421-1438).
55. Foucault, DE, t. I, p. 1492.
56. Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 2004, p. 22.
57. Jacques Derrida, « Être juste avec Freud », in Résistances de la psychanalyse, Paris, Galilée,
1996, p. 129.
58. Foucault, « L’extension sociale de la norme », in DE, t. II.
59. Michel Foucault, Histoire de la folie, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1972, introduction de la
e
2 partie, p. 441.
60. Foucault, « La pensée du dehors » [1966], in DE, t. I, p. 556.
CHAPITRE DEUX
L’ENJEU
LE TABOU DE L’INCESTE
Mort et vie
LA MORT
HISTORIALITÉ DE LA MORT
LA VIE, LE BIOPOUVOIR
CANGUILHEM
Parmi tous les textes parallèles à La Volonté de savoir, l’un des plus
importants est l’introduction qu’il rédige en 1978 à la traduction en anglais
du grand livre de Georges Canguilhem – Le Normal et le pathologique –, et
dont il reprendra l’essentiel dans un de ses derniers textes, « La vie :
l’expérience et la science », qui paraîtra de manière posthume. Canguilhem
s’avère la médiation essentielle pour asseoir une nouvelle sémantique de la
norme qui permette à Foucault de s’affranchir de la pression extrême que le
discours politique fait peser sur ce terme. L’enjeu est simple : donner à ce
terme faible dans le champ de la théorie contemporaine une pleine et entière
autonomie, c’est-à-dire une positivité conceptuelle qui autorise pleinement
alors le basculement si fondamental pour Foucault de la loi vers la norme.
La première leçon sémantique que Foucault extrait de Canguilhem est
celle par laquelle la norme cesse d’être perçue comme une règle rigide et
bornée, mais est conçue de manière exclusivement dynamique. La norme est
un processus épisodique, un terme essentiellement provisoire. La norme est
ainsi repensée, à l’envers de la doxa moderne, comme l’instabilité, et, dans la
logique du même paradoxe, est assimilée à la vie en tant qu’elle est ce
processus de régulation vitale – unité de référence mouvante et immanente –,
d’autorégulation et d’autoconservation qui constitue la spécificité du vivant.
Le deuxième déplacement qu’autorise la biologie, le discours de la vie,
c’est que la norme est présente au cœur même du pathologique au point qu’il
y a paradoxalement identité entre le normal et le pathologique, « aux
variations quantitatives près ». Dans ce chiasme entre le normal et le
pathologique, Foucault trouve ce qui permet de considérer la pensée de la
normativité – telle que le vivant nous en fournit le modèle – comme pensée
38
de la modification généralisée . La norme est alors le paradigme même
d’une adaptabilité permanente qui éloigne et anéantit le paradigme contraire,
celui de la loi, de la structure, du symbolique. Et c’est parce que la norme est
pouvoir de modification, que sa dénonciation dans le champ politique ou
qu’un activisme critique ciblant les normes ne sont en aucune manière
incompatibles avec la mise au jour de cette positivité infinie. Aux yeux de
Foucault, c’est même cette positivité de la norme qui autorise sa perpétuelle
remise en cause.
La troisième rupture introduite par le Bios est celle qui permet de placer
« la vérité » dans son champ propre qui n’est que celui d’un régime de
discours. En conclusion des deux grands textes de Foucault on retrouve cette
définition de la vie, du Bios, définition de dérégulation extrême et
d’autorégulation de la norme, selon laquelle « la vie est ce qui est capable
39
d’erreur . » Et si l’erreur est intrinsèque à la vie – la vie comme
transmission, comme perpétuation de l’espèce, comme héritage dévié en
permanence –, alors la vérité apparaît « sur le calendrier de la vie » comme sa
40
« plus récente erreur ». C’est pourquoi Foucault défend, contre une pensée
du sens et du sujet, une analytique de l’erreur et du vivant.
Foucault projette dans le discours de la vie une pensée en rupture avec les
principales données philosophiques dominant alors le champ intellectuel, une
pensée d’un immanentisme radical dont le seul écho se trouve dans le dernier
matérialisme d’Althusser, qui lui est contemporain, celui du matérialisme
aléatoire, le matérialisme de la rencontre ou de la contingence, mais dont les
enjeux sont presque opposés puisque le matérialisme althussérien, voulant
rester fidèle à un marxisme mythique, demeure assujetti au passé, tandis que
Foucault, en ce sens plus cohérent qu’Althusser, s’inscrit dans le principe
actif d’un présent exclusivement actuel.
Reprenant les hypothèses de Canguilhem, quelques années plus tard,
Foucault opère un pas supplémentaire en ouvrant ce « matérialisme
aléatoire » articulé à la vie à un constructivisme où l’homme n’est plus
seulement sujet-objet du mouvement de la norme mais où il se modifie en
41
tant qu’être vivant parce qu’il est sujet rationnel . La « mort de l’homme »
alors prend une nouvelle dimension. L’homme ne fait pas que disparaître,
comme sujet cartésien ou phénoménologique, comme ego transcendantal et
comme dépositaire du sens. Dans cette nouvelle étape, Foucault répète certes
le deuil déjà accompli dans Les Mots et les choses d’une identité perdue, mais
se propose et propose « d’aller vers quelque chose qui est tout autre » :
« Nous avons à produire quelque chose qui n’existe pas encore et dont nous
42
ne pouvons savoir ce qu’il sera . »
La « mort de l’homme » prend une nouvelle dimension, elle est ce qui met
« un terme à tout ce qui veut fixer une règle de production de l’homme par
43
l’homme ». Le constructivisme foucaldien ouvre alors à deux perspectives.
L’une, critique, que la philosophie néolibérale est en mesure d’éclairer,
l’autre plus heuristique que la pensée du transhumain contemporaine
accomplit, et dont la théorie du genre est le chaînon essentiel.
LE POLITIQUE
FOUCAULT, NÉOLIBÉRAL
Dès lors que la norme devient plus régulatrice que disciplinaire, celle-ci
prend des formes de plus en plus souples. Loin de construire des liens
d’assujettissement, elle est le support social d’un système de relations où le
jeu définit alors le réel sans loi que Foucault ne cesse d’explorer. Foucault
envisage même la possibilité « d’une espèce de consensus éthique » pour que
l’individu puisse se reconnaître dans les décisions prises et dans les valeurs
118
qui les ont inspirées, et qu’il définit comme un « nuage de décisions ».
L’intervention la plus novatrice à ce propos, et qui date de 1982, s’intitule
« Le sujet et le pouvoir ». On en a déjà extrait quelques éléments, par
exemple sur la nécessité de désubstantialiser la notion de pouvoir qui doit
être perçue comme relation, comme action sur une action, interaction,
comme dissociable de la violence, comme impropre par exemple à définir
119
l’esclavagisme . Foucault y dissocie la notion de pouvoir de celle
d’obéissance, pour paradoxalement la situer comme symétrique de celle de
120
résistance, voire synonyme de cette dernière , ce dont Butler s’inspirera
pour établir l’analogie des performativités des normes et de leur
resignification.
C’est alors une suite de renversements paradoxaux. Le pouvoir n’est pas
ce qui s’oppose à la liberté mais ce qui naît de la liberté, et possède la liberté
comme son préalable et le support permanent de son exercice « puisqu’il faut
121
qu’il y ait de la liberté pour que le pouvoir s’exerce ». C’est aussi la
substitution du concept d’agonisme au paradigme de l’antagonisme : ce
concept est défini comme « rapport qui est à la fois d’incitation réciproque et
de lutte », et rapport « moins d’une opposition terme à terme qui les bloque
122
l’un en face de l’autre que d’une provocation permanente ». Il y a chez
Foucault l’impératif de dissocier de manière radicale le concept de pouvoir et
celui de domination. À l’évidence, si le pouvoir est « agonisme », alors il
cesse d’être synonyme de domination. L’agonisme est bien ce qui efface
l’antagonisme, pivot des vieilles pensées manichéennes. Substitution dans
laquelle Chantal Mouffe, sans d’ailleurs citer Foucault, voit comme une
123
caractéristique de la pensée néolibérale .
Cette positivité du pouvoir se confond avec une impuissance quasi
ontologique du pouvoir qui semble toujours échouer à s’exercer : « Comme il
ne saurait y avoir de relations de pouvoir sans points d’insoumission qui par
définition lui échappent, toute intensification, toute extension des rapports de
pouvoir pour les soumettre ne peuvent que conduire aux limites de l’exercice
124
du pouvoir . » Pour Foucault – grand paradoxe pour ceux qui en ont fait un
125
philosophe du pouvoir –, « le pouvoir ça n’existe pas ». À entendre, bien
sûr, cum grano salis. Une variante de cet axiome antimanichéen peut se
formuler ainsi : « Le pouvoir n’est pas le mal. Le pouvoir, c’est des jeux
126
stratégiques . »
C’est à partir de cette hypothèse de l’agonisme qu’une théorie du jeu alors
permet d’appréhender les rapports de pouvoir. Foucault reprend, parfois mot
pour mot, certaines hypothèses développées quatre ans auparavant dans
« La philosophie analytique de la politique » où, déjà, il convoquait une
théorie du jeu pour circonscrire la gouvernementalité des relations humaines
– individus ou groupes –, via donc la philosophie analytique.
Tout comme la philosophe analytique a combattu les ontologies du
langage par le recours au langage ordinaire – en tant que le langage y est
« jeu » –, il s’agit pour Foucault de vider le pouvoir de tout ce qui le constitue
en artefact métaphysique. Comme le langage pour la philosophie analytique,
127
« les relations de pouvoir, également, cela se joue ». Et Foucault ajoute :
« ce sont des jeux de pouvoir qu’il faudrait étudier en termes de tactique et de
128
stratégie, en termes de règle et de hasard, en termes d’enjeu et d’objectif ».
Cette notion de jeu est fondamentale, pas seulement par sa positivité. Elle
n’est pas entièrement nouvelle, et était déjà dérivée du concept de
129
« technologies de pouvoir », mais, à la suite de La Volonté de savoir, elle
130
apparaît de plus en plus centrale, associée à la vérité comme « jeu »,
131
associée à l’identité également , et, comme on le verra, à la sexualité.
Foucault retient l’indétermination en dernière instance du jeu par laquelle
toute négativité, toute dimension légiférante, voire rationnelle du pouvoir,
132
sont défaites .
Si le « réel sans loi » opérant au cœur de l’extension sociale de la norme
pouvait être pensé – grâce à la pensée néolibérale – à partir du crime, le jeu,
en tant qu’il associe les relations de pouvoir à une instabilité sans fin, est
pensable, lui, au travers de la sexualité, et cela notamment à partir des années
1978-1979.
1. Michel Foucault, La Volonté de savoir (t. I d’Histoire de la sexualité), Paris, Gallimard, 1976,
p. 198.
2. Sartre définit l’expérience de Sade comme celle d’un noble au ban de sa classe qui emprunte les
concepts de la classe montante en les défigurant pour défendre ses propres intérêts. Le sadisme
n’est qu’une tentative aveugle pour réaffirmer ses droits de guerrier, en les fondant sur la qualité
subjective de sa personne (Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, Paris,
Gallimard, 1960, p. 91-93).
3. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 196.
4. Ibid., p. 206.
5. Ibid., p. 206-207.
o
6. Michel Foucault, « Sade, sergent du sexe » (Cinématographe, n 16, décembre 1975-janvier
1976), in Dits et écrits [abrégé en DE pour la suite], t. I : 1954-1975, Paris, Gallimard, coll. «
Quarto », 2001, p. 1686 et sq.
7. Foucault, « La vie des hommes infâmes » [1977], in DE, t. II, p. 243.
e
8. Voir notre Pourquoi le XX siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, Paris, Seuil, 2011, p. 217-235.
9. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 180.
10. « Les massacres sont devenus vitaux. C’est comme gestionnaire de la vie et de la survie, des
corps et de la race que tant de régimes ont pu mener tant de guerres, en faisant tuer tant
d’hommes » (ibid.).
11. Terme employé par Foucault en 1976 dans une intervention intitulée « Crise de la médecine
ou de l’antimédecine ? » (in DE, t. II : 1976-1988, p. 43).
12. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 196.
13. Ibid., p. 197. Je souligne.
14. Ibid.
15. Ibid., p. 197-198.
16. Foucault, « Sade, sergent du sexe » [décembre 1975], in DE, t. I, p. 1668-1669.
17. Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976),
Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1997, p. 71.
18. Ibid., p. 227.
19. Ibid., p. 230.
20. Ibid., p. 232.
21. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 197.
22. Ibid.
23. Voir par exemple p. 183. Cette notion apparaît en cours de rédaction du livre puisque nous
apprenons par les éditeurs des Œuvres de Foucault dans la Pléiade que cette notion n’apparaissait
pas dans le premier manuscrit (Michel Foucault, La Volonté de savoir, in Œuvres, t. II, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 1502).
24. « Il faut défendre la société », cours de Michel Foucault au Collège de France (1975-1976).
Ces notions apparaissent lors de la séance du 17 mars 1976.
25. Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie [1965], Paris, Vrin, 2009, p. 200-201.
26. L’un des rares usages conceptuels de la notion de norme apparaît dans un propos sibyllin lors
d’un entretien à France Culture en 1973 sur le désir et le manque, où il dit : « L’être se mesure au
manque propre à la norme. Il y a des normes sociales faute de toute norme sexuelle » (reproduit
os
dans la revue Le Coq-Héron, n 46-47, 1974, p. 6). On peut constater alors que l’articulation du
désir et du manque qui fait loi ne produit pas de normes mais, selon Lacan dans le même entretien,
un stéréotype – un certain mode du Jouir – « qui est le stéréotype de chacun ».
27. Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 462-463.
28. Ibid., p. 602.
29. Foucault note en 1976, dans « Il faut défendre la société » (op. cit, p. 225), l’insuffisance de
ses analyses antérieures.
30. Cité par Didier Éribon dans Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999, p. 417.
Antérieurement à La Volonté de savoir, il arrive à Foucault d’être extrêmement véhément à propos
de la norme, par exemple de la norme médicale qualifiée de « diabolique » (Foucault, « Crise de la
médecine ou de l’antimédecine ? » [1974], in DE, t. II, p. 51).
31. Foucault, « Non au sexe roi » [1977], in DE, t. II, p. 265.
32. Georges Canguilhem (1904-1995) est le grand penseur du vivant et de la vie, le grand
épistémologue des « idéologies scientifiques », il est l’auteur du livre majeur Le Normal et le
pathologique (1966).
33. Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 290.
e e e
34. Plusieurs points de départ sont proposés (XVII , milieu du XVIII , XIX siècle, p. 182-183),
aucune géographie de l’événement ne nous est proposée sinon celle de « certains pays
d’Occident » (p. 186), enfin il parle tantôt de rupture, tantôt de chevauchements ou d’interférences,
comme on l’a vu précédemment.
35. Michel Foucault, La Volonté de savoir (t. I d’Histoire de la sexualité), Paris, Gallimard, 1976,
p. 186.
36. Ibid., p. 186-187.
37. Ibid., p. 187.
38. Guillaume Le Blanc, Canguilhem et la vie humaine, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2010,
p. 361.
39. Foucault, DE, t. II, p. 441 et 1593.
40. Ibid.
41. Foucault, « Entretien » [fin 1978], in DE, t. II, p. 875-876.
42. Ibid., p. 893.
43. Ibid., p. 894.
44. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 189-190.
45. Ibid., p. 194.
46. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris,
Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1974, p. 73-74.
47. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 195.
48. Le Blanc, Canguilhem et la vie humaine, op. cit., p. 361-362.
49. Jean Laplanche (1924-2012) a été un élève de Lacan qui, dès le début des années 1960, s’en
est séparé pour suivre une voie personnelle néanmoins très marquée par l’expérience lacanienne.
Son Vocabulaire de la psychanalyse (Paris, PUF, 1967), rédigé avec J.-B. Pontalis, reste un
ouvrage essentiel. Et Foucault a écrit un compte rendu très élogieux de son Hölderlin et la question
du père, « Le “non” du père », en 1962.
50. Foucault (entretien avec Robert Badinter et Jean Laplanche), « L’angoisse de juger » [1977],
in DE, t. II, p. 288.
51. Ibid.
52. « Supprimez la loi, vous n’aurez même pas de sujet », rétorque Foucault à un moment
essentiel du débat (ibid., p. 293).
53. Ibid., p. 288.
54. Ibid., p. 289.
55. Ibid.
56. Ibid.
57. Notons, car c’est significatif, comment Foucault se défausse dès son premier cours de 1976 de
tout lien avec cette catégorie : « Je crois, sans trop me vanter, m’être tout de même méfié depuis
assez longtemps de cette notion de “répression” » (« Il faut défendre la société », op. cit., p. 18).
e
58. « Le XIX siècle et le nôtre ont été plutôt l’âge de la multiplication : une dispersion des
sexualités, un renforcement de leurs formes disparates, une implantation multiple des
“perversions”. Notre époque a été génératrice d’hétérogénéités sexuelles » (Foucault, La Volonté
de savoir, op. cit., p. 51).
59. Ibid., p. 56-58.
60. Ibid., p. 62.
61. La notion de jeu lié à la norme apparaît p. 121-124.
62. Ibid., p. 51.
63. Ibid., p. 57.
64. Ibid., p. 62-63.
65. Ibid., p. 134. Foucault confirmera cette analyse plusieurs années plus tard, voir par exemple
« Sexe, pouvoir et la politique de l’identité » [1982], in DE, t. II, p. 1560.
66. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1131.
67. Foucault, « Entretien » [1982], in DE, t. II, p. 1113. Magnus Hirschfeld (1868-1935) médecin
allemand qui fut l’un des premiers à proposer une classification scientifique de la sexualité
humaine.
68. Foucault, « Les mailles du pouvoir » [1976], in DE, t. II, p. 1010-1013. Ce qui relève du
e e
contrôle et de la discipline est situé par Foucault surtout au XVII -XVIII , ce qui relève de la
e e
régulation surtout à partir de la seconde moitié du XVIII et au XIX siècle. Voir aussi Foucault,
« Crise de la médecine ou de l’antimédecine ? » [1974], in DE, t. II, p. 53.
69. Foucault, « L’Occident et la vérité du sexe » [1976], in DE, t. II, p. 103.
70. Foucault, « Il faut défendre la société » [1976], in DE, t. II, 124-125.
71. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » [1982], in DE, t. II, p. 1055.
72. Ibid., p. 1056.
73. Voir notre première partie, chapitre II, section « Forclusion et censure ».
74. Ibid., p. 1056-1057.
75. Ibid., p. 1054-1057.
76. Voir par exemple Foucault, « Sorcellerie et folie » [1976], in DE, t. II, p. 91-92.
77. Foucault, « Entretien » [1976], in DE, t. II, p. 151.
78. Foucault, « Cours du 14 janvier 1976 », in DE, t. II, p. 188.
79. Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » [1977], in DE, t. II, p.
230-231, et « Non au sexe roi », in DE, t. II, p. 258-259.
80. Ibid., p. 267. Cette idée d’une fin du politique, sans doute jugée trop banale, est rectifiée par
Foucault par l’hypothèse d’une « autre politique » (Foucault, DE, t. II, p. 1058).
81. Foucault, « Pouvoir et savoir » [1977], in DE, t. II, p. 407.
82. Foucault, « Pouvoirs et stratégies » [1977], in DE, t. II, p. 425-427.
83. Voir Jean-Claude Michéa, La Double Pensée. Retour sur la question libérale, Paris,
Flammarion, coll. « Champs Essais », 2008 ; ou Michel Clouscard, Critique du libéralisme
libertaire. Généalogie de la contre-révolution, Paris, Éd. Delga, 1985 ; plus récemment, Dany-
Robert Dufour, L’Individu qui vient… après le libéralisme, Paris, Denoël, coll. « Folio Essais »,
2015 ; ou encore Gaspard Koenig, Leçons sur la philosophie de Gilles Deleuze, Paris, Ellipses,
2013. La critique du deleuzisme parcourt les interventions d’Alain Badiou des années 1970, qu’il
situe dans les « molécules cancéreuses », voir Alain Badiou, « Répondre – au sphinx – exige du
sujet de n’avoir pas à en répondre – du sphinx » (4 décembre 1977), in Théorie du sujet, Paris,
Seuil, 1982, p. 217-223 ; voir aussi, de Badiou, « Le fascisme de la pomme de terre », Cahiers
o
Yenan, n 4, 1977.
84. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe (t. I de Capitalisme et schizophrénie), Paris,
Minuit, 1972, p. 285.
o
85. Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L’Autre Journal, n 1,
mai 1990, repris dans Pourparlers (1972-1990), Paris, Minuit, 1990-2003, p. 241. Foucault
s’emploiera à dégonfler les assimilations trop rapides entre la société de contrôle et le fascisme
(Foucault, « La sécurité et l’État », in DE, t. II, p. 387).
86. Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Éd. Amsterdam, 2016, p. 276 – traduction par Maxime
Cervulle d’Undoing Gender, New York, Routledge, 2004, p. 198.
87. À l’exception que constitue le livre de Geoffroy de Lagasnerie, La Dernière Leçon de Michel
Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique, Paris, Fayard, coll. « À venir », 2012.
88. Foucault, « Naissance de la biopolitique », in DE, t. II, p. 818.
89. Voir à ce titre, dans l’index raisonné des concepts majeurs établi par Jacques-Alain Miller
pour les Écrits, ce qu’il en est du portrait opéré par Lacan de la culture américaine (Jacques Lacan,
Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 902).
90. Voir par exemple Jean Baudrillard, Amérique, Paris, Grasset, 1986.
91. Foucault, « Les mailles du pouvoir » [1976], in DE, t. II, p. 1005.
92. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 117.
93. Ibid., p. 118.
94. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 15.
95. Foucault, « Pour une morale de l’inconfort » [1979], in DE, t. II, p. 786.
96. Voir le très long entretien avec Edmond Maire, leader alors de la CFDT, « La Pologne, et
après ? » [1983] (in DE, t. II, p. 1315-1341). Sur le réformisme, quand Foucault écrit en 1984 qu’il
préfère les modifications même partielles qui se sont produites depuis « vingt ans » (incluant donc
la présidence de Giscard d’Estaing) aux promesses de « l’homme nouveau » (« Qu’est-ce que les
Lumières ? » [1984], in DE, t. II, p. 1394).
97. Foucault, « Sexualité et politique » [1978], in DE, t. II, p. 528-529.
98. Foucault, « Un système fini face à une demande infinie » [1983], in DE, t. II, p. 1187.
99. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 117.
100. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 24-39. Nous avons déjà montré l’emprunt
que fait Foucault à Althusser sur ce point.
101. Foucault, « Naissance de la biopolitique » [1979], in DE, t. II, p. 821.
102. Sur le lien entre néolibéralisme et biopolitique, voir Michel Foucault, Naissance de la
biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979) (Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes
études », 2004), p. 333, sa phrase se terminant par « étudier le libéralisme comme cadre général de
la biopolitique ».
103. Foucault, « Cours du 14 janvier 1976 », in DE, t. II, p. 189.
104. Voir notamment Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 245-270, et Lagasnerie,
La Dernière Leçon de Michel Foucault, op. cit., p. 170.
105. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 252, et La Volonté de savoir, op. cit.,
p. 113.
106. Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France (1983-1984), Paris,
Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2009.
107. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 264.
108. Ibid.
109. Ibid., p. 261.
110. Ibid., p. 260.
111. Ibid., p. 262-264.
112. Ibid., p. 261.
113. Foucault, « La société disciplinaire en crise » [1978], in DE, t. II, p. 533. C’est cette idée que
Deleuze reprend pour produire la notion de société de contrôle mais qui, comme on l’a vu, est loin
de Foucault (Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers, op. cit.,
p. 240-241).
114. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in DE, t. II, p. 1054.
115. Foucault emploie l’expression de « technologie environnementale » pour définir la
gouvernementalité néolibérale. Il s’agit d’une intervention « qui ne serait pas du type de
l’assujettissement interne des individus, mais une intervention de type environnemental »
(Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 265).
116. Ibid., p. 265.
117. Sur le lien entre le crime et le néolibéralisme chez Foucault, voir ce qu’en dit Jean-Claude
Michéa dans La Double Pensée. Retour sur la question libérale, op. cit., p. 88-89.
118. Foucault, « Un système fini face à une demande infinie » [1983], in DE, t. II, p. 1199.
119. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » [1982], in DE, t. II, p. 1056-1057.
120. « S’il n’y avait pas de résistance, il n’y aurait pas de rapports de pouvoir. Parce que tout
serait simplement une question d’obéissance » (Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de
l’identité » [1982], in DE, t. II, p. 1559).
121. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » [1982], in DE, t. II, p. 1057.
122. Ibid.
o
123. Chantal Mouffe, « Politique et agonisme », Rue Descartes, vol. 67, n 1, 2010.
124. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » [1982], in DE, t. II, p. 1061.
125. Ibid., p. 1051. Voir aussi la même formule dans « Le jeu de Michel Foucault » [1977], in DE,
t. II, p. 302.
126. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » [1984], in DE, t. II,
p. 1546.
127. Foucault, « La philosophie analytique de la politique » [1978], in DE, t. II, p. 542.
128. Ibid.
129. Foucault, « Cours du 14 janvier 1976 », in DE, t. II, p. 181.
130. Foucault, « Usage des plaisirs et techniques de soi » [1983], in DE, t. II, p. 1360-1361.
Aussi : « Quand je dis “jeu”, je dis un ensemble de règles de production de la vérité » (Foucault,
« L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » [1984], in DE, t. II, p. 1546).
131. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité » [1982], in DE, t. II, p. 1558.
132. Dans La Volonté de savoir, Foucault affirme déjà : « Il faut admettre un jeu complexe et
instable où le discours peut être à la fois instrument et effet de pouvoir, mais aussi obstacle, butée,
point de résistance et départ pour une stratégie opposée » (op. cit., p. 133).
CHAPITRE QUATRE
La question sexuelle
LE S/M, LE QUEER
LA COMMUNAUTÉ MONOSEXUELLE
SEXE ET ÉCRITURE
1. Michel Foucault, La Volonté de savoir (t. I d’Histoire de la sexualité), Paris, Gallimard, 1976,
p. 211.
2. Par exemple dans Michel Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel » [octobre 1981],
in Dits et écrits [abrégé en DE pour la suite], t. II : 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto »,
2001, p. 1131.
3. Voir la référence au livre de Lillian Faderman Surpassing the Love of Men, qui vient tout juste
de paraître, dans l’entretien que Foucault donne dans Le Gai Pied en avril 1981 (in DE, t. II,
p. 985) et sa réitération dans « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité » (in DE, t. II, p. 1561) ;
pour Gayle Rubin, voir la référence à « The Leather Menace : Comments on Politics and S/M »
[1981], in DE, t. II, p. 1556 (non répertoriée dans l’index de l’édition « Quarto »).
4. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », in DE, t. II, p. 986.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Foucault, « Sex, Power and the Politics of Identity », in DE, t. II, p. 1554.
8. Ibid., p. 1156.
9. Foucault, « Choix sexuel, acte sexuel », in DE, t. II, p. 1150.
10. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », in DE, t. II, p. 1557.
11. Voir aussi à ce titre les propos de Foucault sur l’usage du « concept de gay » par l’historien
John Boswell, auteur de Christianity, Social Tolerance and Homosexuality : Gay People in
Western Europe from the Beginning of the Christian Era to the Fourteenth Century, dans « Choix
sexuel, acte sexuel », in DE, t. II, p. 1139.
12. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1130.
13. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », in DE, t. II, p. 1557.
14. Ibid. p. 1561-1562.
o
15. Voir notre article « Sade, néolibéralisme et perversion », Cités, n 79, automne 2019.
16. Ibid., p. 1556.
17. Ibid., p. 1556-1557.
18. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in DE, t. II, p. 1056-1057. Voir notre quatrième partie,
chapitre III, section « Le politique », p. 000.
19. Foucault, « Choix sexuel, acte sexuel » [1982], in DE, t. II, p. 1150.
20. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » [1984], in DE, t. II,
p. 1546.
21. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », in DE, t. II, p. 1562.
22. Foucault, « Pouvoirs et stratégies » [1977], in DE, t. II, p. 422-423. Foucault vise alors Pierre
Legendre, psychanalyste alors d’obédience lacanienne.
23. Ibid.
24. Voir par exemple encore en 1972 cette inscription du « masochiste » dans la mythologie de la
« Maîtresse » toute-puissante (introduction de Gilles Deleuze à l’article de Pierre Bénichou
o
« Sainte Jackie, comédienne et bourreau », Les Temps modernes, n 316, novembre 1972, p. 855).
25. Foucault, « Les mailles du pouvoir », in DE, t. II, p. 1002.
26. « Le pouvoir n’est pas le mal » (Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la
liberté », in DE, t. II, p. 1547).
27. Ibid., p. 1528-1529.
28. Ibid.
29. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in DE, t. II, p. 1060-1061.
30. Ibid., p. 1054-1062.
31. Ibid., p. 1054-1057.
32. Ibid., p. 1055, et « Sexe, pouvoir et politique de l’identité », in DE, t. II, p. 1554-1558 et 1561-
1562.
33. Foucault, « Choix sexuel, acte sexuel », in DE, t. II, p. 1151.
34. « Là où les déterminations sont saturées, il n’y a pas de relation de pouvoir » (Foucault,
« Le sujet et le pouvoir », in DE, t. II, p. 1056).
35. Ibid., p. 1056-1057.
36. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », in DE, t. II, p. 1558-1559.
37. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in DE, t. II, p. 1057.
38. Ibid., p. 1046.
39. Ibid., p. 1051.
40. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », in DE, t. II, p. 1561.
41. Ibid., p. 1555.
42. Ibid., p. 1562.
43. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie » [1981], in DE, t. II, p. 983.
44. Ce modèle lui vient sans doute du livre de l’historienne lesbienne Lillian Faderman
Surpassing the Love of Men, paru en 1980 (Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », in DE,
t. II, p. 985).
45. Foucault, « Le vrai sexe » [1980], in DE, t. II, p. 939.
46. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », in DE, t. II, p. 985. Il est notable à ce titre que
Foucault ne partage pas l’idée d’une opposition radicale entre homosexuels et lesbiennes
(Foucault, « Choix sexuel, acte sexuel », in DE, t. II, p. 1143).
47. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », in DE, t. II, p. 986.
48. Foucault y reviendra dans son entretien avec Werner Schroeter la même année (in DE, t. II,
p. 1073-1074).
49. Foucault, « Entretien » [1982], in DE, t. II, p. 1107.
50. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1131. Voir aussi le
scepticisme de Foucault sur la catégorie même d’homosexualité jugée « inadéquate » (Foucault,
« Choix sexuel, acte sexuel », in DE, t. II, p. 1144). Cela dit, Foucault entretient une relation
ambivalente à « l’homosexualité », refusant dans la même conversation de répondre à la question
de savoir si l’homosexualité est innée ou acquise, et laissant entendre peut-être par ce refus qu’il
penche pour la première hypothèse (ibid., p. 1140).
51. Foucault, « Entretien », in DE, t. II, p. 1114.
52. Ibid., p. 1112.
53. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel » [1981], in DE, t. II, p. 1132.
54. « Alors apparaît toute une culture de la monosexualité féminine, de la vie entre femmes qui est
passionnante » (Foucault, « Entretien » [1982], in DE, t. II, p. 1108).
55. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1132.
56. Ibid.
57. Ibid. Cette idée est déjà présente dans « De l’amitié comme mode de vie » (in DE, t. II,
p. 985).
58. Ibid.
59. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie » DE, t. II, p. 985.
60. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1132.
61. Foucault, « Entretien », in DE, t. II, p. 1112.
62. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1133. Foucault ira plus loin,
en 1983, dans sa distance à l’égard des Grecs : « La morale grecque du plaisir est liée à une société
virile, à l’idée de dissymétrie, à l’exclusion de l’autre, à l’obsession de la pénétration, à cette
menace d’être privé de son énergie… Tout cela est franchement répugnant » (Foucault, « À propos
de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », in DE, t. II, p. 1207).
63. Roland Barthes, La Préparation du roman, Paris, Seuil, 2015, p. 262-263. Voir Sigmund
Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Éd. Points, coll. « Points Essais », 2012,
p. 77.
64. Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse. Le Séminaire (1959-1960), livre VII, texte établi
par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1986, p. 117.
65. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1133.
66. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie » [1981], in DE, t. II, p. 984, et « Entretien », in
DE, t. II, p. 1107-1108.
67. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1130.
68. Foucault, « Conversation avec Werner Schroeter » [1982], in DE, t. II, p. 1073-1074.
69. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », in DE, t. II, p. 983.
70. Foucault, « Sexe, pouvoir et politique de l’identité » [1982], in DE, t. II, p. 1557. Je souligne.
71. Et le mot lui-même est employé par Foucault dans son dialogue avec les lacaniens en 1977 et
justifié comme « déplacement par rapport à la centration sexuelle » (in DE, t. II, p. 321), ou avec
Lucette Finas (in DE, t. II, p. 234-235).
72. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 208.
73. Ibid., p. 211.
74. Ibid.
75. Ibid., p. 205.
76. Le programme est donné p. 150 et détaillé p. 200-204.
77. Le personnage de Dora, patiente de Freud, apparaît comme le premier cas évoqué par Freud
dans Cinq psychanalyses, sous le titre « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) ». Il en est
rapidement question dans Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 172.
78. Voir par exemple Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant. Le Séminaire
(1971), livre XVIII, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien »,
2006, p. 145-161.
79. Jacques Lacan, L’Envers de la psychanalyse. Le Séminaire (1969-1970), livre XVII, texte
établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1991. Dans cette séance
très importante de son séminaire, Lacan fait le reproche à Freud d’avoir substitué au savoir de
l’hystérique le faux savoir d’Œdipe (« Le Maître châtré », p. 112-115). Le terme de « bouche
d’or » comme qualifiant l’hystérique apparaît page 113 de ce séminaire.
80. « Les enquêtes détaillées » qu’il a projetées semblent condamnées (Foucault, La Volonté de
savoir, op. cit., p. 107).
81. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 201. Le propos de Foucault est un peu imprécis ;
tout d’abord désigné comme « foyer », le sexe est finalement désigné dans cette position d’être
« autre » que le corps par les lois et les propriétés particulières qui le caractérisent.
82. Ibid., p. 201-203.
83. Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 274.
84. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 204.
85. Ibid.
86. Ibid.
87. Ibid., p. 205.
88. Ibid., p. 206.
89. Le fameux Acheronta movebo de L’Énéide qui sert d’épigraphe à L’Interprétation des rêves
où Virgile et Freud sont conjoints, et que souligne le commentaire : « vieille décision » (ibid.,
p. 103).
90. Ibid., p. 148-149. C’est la célèbre anecdote où Freud entend Charcot parler comme en secret
de « la chose génitale », et non « des causes génitales » comme le transcrit Foucault par erreur
(Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot »,
1989, p. 78).
91. Ibid., p. 112.
92. Ibid., p. 108-109.
93. Ibid., p. 170-171.
94. Ibid., p. 171-172.
95. Ibid., p. 207.
96. Ibid., p. 208.
97. « Qu’on ne se moque pas trop vite du panthéisme des flux présent dans de pareils textes »
(Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 421). « On se moquera du reproche de
pansexualisme qui fut un moment objecté à Freud et à la psychanalyse » (Foucault, La Volonté de
savoir, op. cit., p. 209).
98. Ibid., p. 210.
99. Ibid., p. 211.
100. Ibid., p. 208.
101. Foucault (entretien avec), « Le jeu de Michel Foucault » [1977], in DE, t. II, p. 315.
102. Ibid.
103. Par exemple dans une interview datant de 1981, in DE, t. II, p. 1485.
104. Voir l’ironie de J.-A. Miller dans la controverse de 1977, in DE, t. II, p. 313 : « Est-ce que tu
crois vraiment que tu vas réussir à effacer la coupure entre Tertullien et Freud ? », ou encore
p. 323, à la question de J.-A. Miller sur le fait de savoir si l’instinct de mort freudien est déjà dans
les théories de l’instinct apparues selon Foucault dans les années 1844, ce dernier dit : « Pour te
répondre, il faudrait que je relise tout Freud… »
105. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 30.
106. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 101.
107. Jacques Lacan, séminaire « La logique du fantasme » (1966-1967), livre XIV (inédit), séance
du 12 avril 1967.
108. Jacques Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Séminaire (1964),
livre XI, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1973,
p. 239. Dans le même séminaire, Lacan pose, dans une tout autre perspective, que « la réalité
sexuelle » est « la réalité de l’inconscient » (p. 137-140), pour établir une sorte d’analogie entre la
combinatoire chromosomique que la génétique met au jour et le jeu du signifiant, faisant donc de
la sexualité, en tant que reproduction de l’espèce, un processus relevant du « logique pur » comme
l’inconscient. En revanche, il confirme son rejet d’une représentation de l’inconscient comme
reflet imaginaire de la réalité sexuelle, représentation qu’il renvoie à Jung (p. 140). En réalité, de la
« sexualité », le sujet du désir n’a affaire qu’à ce qui passe dans les réseaux du signifiant, et ne la
réalise qu’au travers des pulsions partielles, non grâce au « sexe » (p. 161).
109. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 30.
110. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 186.
111. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, in Œuvres complètes [abrégé en OC pour la
suite], t. IV : 1972-1976, Paris, Seuil, 2002, p. 738.
112. Voir notre troisième partie, chapitre premier, section « Le Neutre, la mort : Barthes », p. 299-
302.
113. Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1967, p. 31.
114. Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 93.
o
115. Jacques Derrida, « Le facteur de la vérité », paru d’abord dans Poétique, n 21, 1975, repris
dans La Carte postale, Paris, Flammarion, 1980, p. 469 et 496-498.
116. Jacques Lacan, Encore. Le Séminaire (1972-1973), livre XX, texte établi par Jacques-Alain
Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1975, p. 36.
117. Jacques Derrida, « Cogito et Histoire de la folie », in L’Écriture et la différence, Paris, Seuil,
1967, p. 86-88.
118. Nous reprenons ce terme barthésien à Derrida, qui l’emploie à propos de Descartes pour
définir la place du cogito (ibid., p. 86).
119. Barthes, « Écrire, verbe intransitif ? », in OC, t. IV, p. 617-626.
120. Barthes, « Soirées de Paris », in OC, t. V : 1977-1980, p. 983.
121. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, livre VII, in Œuvres complètes, t. I, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 322.
122. Barthes, « Soirées de Paris », in OC, t. V, p. 983.
123. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 257.
124. Par exemple, à propos du Soulier de satin de Claudel, « [Prouhèze] n’a pas en face d’elle des
individus mais des phantasmes » (Barthes, OC, t. I : 1942-1961, p. 981). Deleuze utilise cette
orthographe depuis Présentation de Sacher-Masoch, qu’il associe alors à la logique spéculative de
la dénégation, au fétiche, et à l’Idéal de l’imagination pure (op. cit., p. 23-32), et qu’il abandonne
avec L’Anti-Œdipe où le terme « fantasme » est renvoyé à la critique du névrosé.
125. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 277-278.
126. Ibid., p. 255-256.
127. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 2006, p. 560.
128. Derrida, « La structure, le signe, le jeu », in L’Écriture et la différence, op. cit., p. 424-428.
129. Barthes, « La mort de l’auteur » [1968], in OC, t. III : 1968-1971, p. 40.
130. Michel Foucault, « Conférences sur Sade » [mars 1970], in La Grande Étrangère, Paris, Éd.
de l’EHESS, 2013, p. 164.
131. Ibid., p. 151-153.
132. Ibid., p. 160.
133. Ibid., p. 174-177. Sans doute Foucault pense-t-il à l’un des rares écrivains qui échapperont au
jeu de massacre antilittéraire qui va suivre, René Char, dont on connaît la définition du poème
comme « amour réalisé du désir demeuré désir ».
134. Ibid., p. 183-184.
135. Ibid., p. 201.
136. Ibid., p. 202-203.
137. Ibid., p. 204.
138. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 559-601. Si la notion de tourniquet
apparaît pour la première fois dans le Saint Genet, elle est longuement développée à propos de
Flaubert dans L’Idiot de la famille.
139. Foucault, « Theatrum philosophicum », in DE, t. I : 1954-1975, p. 947.
140. Foucault, « Conférences sur Sade », in La Grande Étrangère, op. cit., p. 215.
141. Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard,
coll. « Tel », 2016, p. 434-435 et sq.
142. Jean-Paul Sartre, Mallarmé, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1986, p. 75-76.
143. Voir les échanges entre Barthes et Guibert reproduits dans Roland Barthes, Album. Inédits,
correspondances et varia, Paris, Seuil, 2015, p. 359-368, et « Fragments pour H. », in OC, t. V,
p. 1005-1006.
144. Foucault, « Entretien » [1982], in DE, t. II, p. 1108.
145. Foucault, « Choix sexuel, acte sexuel » [1982], in DE, t. II, p. 1150-1151.
146. Foucault (entretien avec), « Le jeu de Michel Foucault » [1977], in DE, t. II, p. 321.
147. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité » [1982], in DE, t. II, p. 1556-1557.
148. Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » [1977], in DE, t. II,
p. 234.
149. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 77.
150. Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » [1977], in DE, t. II,
p. 234.
151. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux (t. II de Capitalisme et schizophrénie), Paris,
Minuit, 1980, p. 382.
152. Voir Foucault, « Usage des plaisirs et techniques de soi », in DE, t. II, p. 1359.
153. Cette figure apparaît chez Deleuze dans Différence et répétition et dans L’Anti-Œdipe, elle
est reprise d’Antonin Artaud, principalement de son livre Héliogabale ou l’Anarchiste couronné
(1934).
Épilogue
Le vrai sexe
L’HERMAPHRODITE
En remarquant, dans l’introduction à notre deuxième partie, le mutisme de
Foucault sur le corps travesti, nous avions noté que ce silence n’était ni
fortuit, ni complet. Et nous avions vu se profiler l’ombre d’une figure plus
radicale, ne reposant pas sur la feinte, voire sur la feinte de la feinte ou le
simulacre : l’hermaphrodite, qui est la seule figure corporelle sexuée sur
laquelle il a écrit. Manière de trancher dans le paradigme qui l’associe avec sa
figure jumelle, l’androgyne. Ainsi, pour Deleuze, l’hermaphrodite est du côté
1
du masochisme et l’androgynie du côté du sadisme ; pour Barthes, par
opposition à l’androgyne léonardien, l’hermaphrodite se situe dans
2
l’ésotérisme inquiétant de sa double génitalité . Foucault, lui, n’inscrira à
3
aucun moment l’hermaphrodite dans l’espace de la dualité . Il s’agit d’un
corps fini, et dont la finitude est essentielle à son usage philosophique,
politique, généalogique.
Il y a deux grandes interventions de Foucault sur l’hermaphrodite. La
première, lors de son cours intitulé Les Anormaux ; la seconde, c’est la
publication des Mémoires d’Herculine Barbin en 1978, puis l’introduction à
l’édition américaine de 1980 des souvenirs de la « French Hermaphrodite »,
parue en français sous le titre « Le vrai sexe » dans la revue d’orientation
4
« homophile » Arcadie .
Dans la première intervention, l’hermaphrodite apparaît inséré dans une
vaste étude sur le passage du « monstre » à l’anormal. Elle s’appuie sur deux
e
procès d’hermaphrodites, le premier au début du XVII siècle, le second au
e 5
milieu du XVIII qui fait voler en éclats la notion même d’hermaphrodite , et à
laquelle on substitue celle de comportement criminel. Ce n’est plus la
6
monstruosité qui est criminelle, c’est la criminalité qui est monstrueuse , et
ce renversement s’explique par une transformation du système punitif
qu’accentuera la Révolution française. Le mythe du monstre moral –
incestueux, anthropophage, homosexuel… – émane du discours des
révolutionnaires : « Tous les monstres humains sont des descendants de
7
Louis XVI », écrit Foucault. Mais si l’épisode révolutionnaire programme
e
les taxinomies de l’anormalité du XIX siècle, il reflète également la
description générique du monstre, avec l’animalisation des monarques et leur
8
transgression du pacte social, que Foucault a posée en préalable . Tout
comme dans Naissance de la clinique, l’histoire des transformations
9
discursives s’accompagne d’une phénoménologie qui essentialise . On peut
ainsi définir comme phénoménologique l’énoncé par lequel Foucault
introduit son cours du 22 janvier 1975 : « Disons que le monstre est ce qui
10
combine l’impossible et l’interdit . » C’est cette définition essentielle qui
soutient l’approche de la spécificité des hermaphrodites proposée dans
11
La Volonté de savoir : « leur être même » embrouille la loi . L’usage du mot
« loi », détaché de toute inscription précise (sociale, médicale, juridique),
détermine une ontologie propre à l’hermaphrodite que le cours sur les
« anormaux » exalte : « Il est la limite, il est le point de retournement de
12
la loi . » On retrouve l’éthos d’Histoire de la folie, de « La pensée du
dehors », de la période sadienne, que les trois termes utilisés ici réactivent :
13
« limite », « retournement », « loi ». Le monstre est bien un phénomène ,
redevable d’une phénoménologie, d’un questionnement de son sens :
l’histoire du monstre est la réponse sociale à ce phénomène sensible mais
observable seulement dans « son signalement d’évadé », c’est-à-dire dans les
archives policières ou psychiatriques, comme c’était le cas de la folie en
14
1961 . Cette brève phénoménologie permet de comprendre pourquoi
Foucault succombera à la silhouette hermaphrodite d’Herculine Barbin :
moment de subjectivation où se jouera la question du vrai sexe.
15
Le monstre, qui est « en soi inintelligible », constitue en même temps un
« principe d’intelligibilité » des « déviances » qui vont justifier la naissance
e 16
du discours normatif du XIX siècle . Non seulement l’hermaphrodite
17
« embrouille » la loi, mais il la laisse « sans voix ». La loi est impuissante à
18
répondre à cette attaque « que représente l’existence du monstre ». C’est de
cette aporie que naissent la norme et le discours normatif.
Nous sommes là au nœud même de la pensée de Foucault qui éclaire la
grande rupture des années 1970. Si, phénoménologiquement, l’hermaphrodite
embrouille la loi, ce n’est pas pour en triompher comme s’en illusionne le
pervers. Le monstre, en réfutant la loi, fait la démonstration qu’elle n’existe
pas, mais il fait également la démonstration qu’il en est de même pour lui.
C’est pourquoi la phénoménologie qui le décrit est provisoire et joue le rôle
d’une fiction. Le fou, le pervers, le monstre, tout cela n’existe que dans les
discours qui en rendent compte, et, sur ce point, il n’y a de discours que les
discours du pouvoir. La norme, alors, peut se déployer, débarrasser le
monstre de sa monstruosité, et nous débarrasser du monstre lui-même, de
cette illusion d’un « arrière-monde », illusions qui sont toutes des avatars de
la loi. Il n’y a pas d’énigme : « le rôle de la philosophie n’est pas de
découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible ce qui précisément est
19
visible », écrit Foucault en 1978, l’année même de la publication des
souvenirs de l’« hermaphrodite » Herculine Barbin, dite Alexina B. Ainsi,
même l’« hermaphrodite » échappera finalement chez Foucault au discours
du fantasme.
Foucault a en fait un tout autre projet que celui que lui attribue Butler. Il
n’a jamais fait de la norme la source d’une nouvelle métaphysique. Il n’y a
pas pour lui une disposition humaine qui rendrait les individus aptes et
destinés à être construits socialement comme cela semble être l’arrière-
pensée constante de Butler, sorte de naturalisme social où le caractère
« construit » des sujets est une seconde nature. Ce déterminisme, qui obéit
aux règles les plus simplificatrices du pragmatisme social ou du
behaviourisme, est totalement éloigné du foucaldisme. Ainsi, Butler s’étonne
qu’Herculine puisse connaître les plaisirs de la chair (baisers, caresses,
contacts furtifs) sans que son corps soit soumis à la norme comme
incorporation sociale du sexe génital, marqueur de la différence sexuelle.
Pourtant, rien de surprenant à cela, le système de savoir-pouvoir, déployé par
le dispositif de sexualité, s’exerce sur des périodisations multiples, et s’il
donne au sexe une place centrale, ce ne peut être sous la forme performative
qu’imagine Butler comme un conditionnement généralisé relevant de ce
46
qu’elle appelle elle-même le psychosocial . Les processus normatifs qui
investissent la sexualité s’inscrivent dans des instances toujours spécifiées
47
que Foucault appelle des « “foyers locaux” de pouvoir-savoir » –
le confessionnal, le berceau de l’enfant, le médecin, la prison –, dispositifs le
plus souvent hétérogènes les uns par rapport aux autres, et que réunissent,
non un donneur d’ordre, mais des événements, eux aussi pleinement
historiques – le contrôle malthusien des naissances ou les incitations
48
populationnistes –, qui peuvent se succéder, se superposer et se contredire .
Ce n’est pas par « romantisme » mais par rigueur analytique que Foucault
distingue d’un côté le régime de vérité propre au discours médico-légal des
années 1860-1870 qui impose « le dur jeu de la vérité » à l’anatomie
incertaine d’Herculine Barbin et de l’autre ce qu’il appelle le régime de
« discrétion » propre aux communautés féminines fermées au sein desquelles
Herculine a pu échapper provisoirement à cette chasse à l’identité. Distinguer
les pratiques régulatrices issues des institutions médico-légales, et les
pratiques désuètes, peu verbalisées, des sociétés monosexuelles fermées, ce
n’est pas de la part de Foucault contredire La Volonté de savoir, c’est au
contraire en prolonger les enseignements. Ainsi, la vie d’Herculine au
pensionnat décrite par Foucault ne relève pas d’un état d’avant la loi qu’il
aurait idéalisé, mais s’explique par le déploiement hétérogène des processus
d’extension des normes. Foucault a lui-même établi le hiatus historique entre
le dispositif de sexualité moderne et les communautés monosexuelles dont le
e
dépérissement commence au XVIII siècle, moment de césure où s’impose le
dispositif de sexualité ordonnançant la relation homme/femme autour de
49
laquelle désormais les vies doivent tourner . Ainsi demeure-t-il en effet,
e
dans la société française provinciale du XIX siècle, des survivances des
séquences historiques précédentes qui sont partiellement soustraites aux
régulations, aux incitations du biopouvoir, et où les plaisirs, les affects
échappent au corps sexuel normé qui tend, selon Foucault, à s’imposer au
même moment dans l’ensemble de la société.
Si Herculine peut d’ailleurs expérimenter des plaisirs – contacts, caresses,
baisers – en échappant partiellement aux normes du dispositif de la sexualité
qui lui est contemporain, c’est donc pour des raisons historiques, et non du
fait de son mythique hermaphrodisme. Contrairement à ce que Butler veut lui
faire dire, Herculine n’est pas pour Foucault une créature d’avant la loi
(before the law), d’avant la loi de la différence sexuelle. Foucault n’est pas
dupe de ce mythe. D’ailleurs, à la différence de Butler qui ne cesse
d’ausculter l’hermaphrodisme d’Herculine, d’interroger sa morphologie
sexuelle, Foucault ne s’y intéresse guère : est absent de son propos ce que
50
Butler appelle « sa double nature biologique [h/er biological doubleness] ».
C’est en cela aussi que « Le vrai sexe » ne préfigure en rien les propositions
des gender, et il n’est pas sûr que la catégorie d’intersexe aurait pu lui
convenir puisque précisément ce que Foucault recueille de plus précieux des
51
Mémoires d’Herculine ce sont les marques d’une « non-identité ». Ce
monde sans sexe que Foucault restitue par une métaphore que Butler néglige,
et dont la version française de son texte nous prive étrangement – « It was a
52
world in which grins hung about without the cat » –, cet univers de
« sourires sans le chat » est essentiellement relié à un type historique de
structure singulière : la communauté monosexuelle, le pensionnat de jeunes
filles, le couvent.
Mais l’incompréhension par Butler du rôle du monosexuel est également
conceptuelle puisque, à ses yeux, il y a une contradiction logique entre la
« similarité des corps » (le monosexuel) et le fait que ces mêmes corps
puissent relever d’une « non-identité sexuelle » : « formulation difficile à
accepter à la fois logiquement et historiquement [a difficult formulation to
53
accept both logically and historically] », ajoute Butler qui ne conçoit pas
comment l’espace monosexuel a permis la « non-identité sexuelle ». Pour
elle, le semblable ne peut produire que de l’identité. C’est pourtant là que
réside l’avancée la plus audacieuse de Foucault pour penser la question du
genre, et le paradoxe logique sur lequel elle repose montre combien le
questionnement théorique du genre peut ouvrir à des réponses opposées.
Le paradoxe logique sur lequel Butler bute, c’est donc, selon ses propres
termes, que si « l’homosexualité produit de la non-identité sexuelle, alors elle
54
ne dépend plus d’identités semblables ». Sauf si l’on admet une autre
axiomatique, celle de la logique structurale. C’est en effet l’une des lois
fondamentales du structuralisme, issue notamment de la phonologie, que
l’identité naît de la différence, tout comme la non-identité naît de la
55
ressemblance : il n’y a d’identité que distinctive . On peut résumer la rupture
majeure de la pensée structuraliste à l’égard de toute la tradition
philosophique antérieure, devenue le sens commun, sous le signe de cette
56
disjonction entre identité et ressemblance : il n’y a d’identité que
différentielle, tandis que le semblable suscite la non-identité. Cet axiome
alimente toute la pensée moderne, à commencer par la notion de différance
derridienne qui est son illustration la plus éclatante. Foucault, lui, le met en
lumière à partir du pôle opposé, en investissant la ressemblance, le semblable
comme ce qui permet la non-identité. Le monosexuel, en neutralisant la
différence sexuelle, construit la non-identité du semblable. Comme on l’a vu
avec ces clones à moustaches dont Foucault a fait l’éloge : la non-identité des
clones gays est le gage de leur ressemblance et réciproquement. En ce sens
d’ailleurs, l’aventure monosexuelle d’Herculine, comme celle des clones à
moustaches, est borgésienne, du Borges dont Foucault faisait l’exégèse dans
57
« Le langage à l’infini » en 1963, à propos de La Bibliothèque de Babel
avec les figures dédoublées du Même, où naît la littérature moderne et où
l’identité – du texte comme de l’auteur – fait naufrage, le Borges qui, en
ouverture des Mots et les choses, est désigné comme celui qui fait vaciller
58
pour longtemps « notre pratique millénaire du Même et de l’Autre ».
En ce sens, le monosexuel est ce qui ignore le sexe en tant que le sexe est
par définition l’effet de la différence sexuelle. Cette neutralisation du sexe par
le semblable du monosexuel est d’ailleurs si puissante qu’elle rend la
communauté féminine du pensionnat aveugle à l’exigence de vérité que le
regard de l’institution médicale extrait inversement du corps d’Herculine et
pose impitoyablement sur lui. Dans le monosexuel, nous sommes dans
l’univers où flottent des sourires sans chat, comme chez Lewis Carroll, ce
sourire du Neutre, où l’absence du chat, comme le sourire léonardien de
Barthes, neutralise la pulsion de savoir, de classer, d’identifier, et rend donc
la catégorie d’hermaphrodite inopérante. C’est pourquoi Foucault ne
l’emploie pas. La description du corps d’Herculine par Foucault se soustrait
soigneusement au lexique sexué que Butler utilise. Il n’est jamais question
chez lui de small penis, d’enlarged clitoris, de vagina one finds a cul-de-sac,
de female breasts, de biological doubleness, de chromosomal structures ou
d’imperforate penis (sic !)… Foucault utilise la langue la plus ordinaire qui
soit : « anatomie incertaine, corps dégingandé, malgracieux, présence
étrange, clair-obscur… » Pas plus, d’ailleurs, qu’il n’emploie le mot
59
« homosexuel » que pourtant Butler lui attribue quand elle le paraphrase .
Herculine n’est identifié(e) qu’au travers de ses deux prénoms, celui
d’Alexina, qui est son prénom d’usage, et Herculine, celui de sa naissance –
dans lequel Butler croit d’ailleurs voir « son prénom d’adoption en tant
qu’homme » : bévue d’autant plus incroyable que, ce faisant, elle s’étonne
60
qu’il ait un « suffixe curieusement féminin ». L’unique terme savant utilisé
par Foucault ne concerne que le mode communautaire dans lequel elle/il a
vécu : « la monosexualité », terme que Butler ne reprend à aucun moment.
Cette divergence de point de vue permet d’imaginer une autre théorie du
genre possible : non plus centrée sur les personnes, source de l’incroyable
prolifération taxinomique des LGBTQ (trans, cis, genderfluid, agender,
neutral, pansexual…), qui semble plus relever d’ailleurs d’un stéréotype
culturel américain que d’un désir de penser, mais sur des structures, des
pratiques, des lieux ou des non-lieux, des stylistiques, des communautés
anonymes.
Il y a enfin un point essentiel par lequel Foucault ouvre une autre voie,
point sensible et problématique pour les gender : la figure du trans. Foucault
n’évite pas seulement les termes d’hermaphrodite, d’homosexuel et même
d’androgyne, il tient à préciser également en quoi la non-identité sexuelle
61
d’Herculine, qui « s’égare au milieu de tous ces corps semblables », ne doit
pas être confondue avec la transsexualité. « L’intense monosexualité » propre
à l’institution religieuse satisfait une autre position qui n’est pas celle où naît
le désir « de passer de l’autre côté », du côté du sexe désiré. Ainsi, dans ce
texte bref, et dont l’objet apparent est l’hermaphrodisme, Foucault semble
rejoindre la pensée du Neutre, son goût pour le silence du genre plus que pour
les proliférations bavardes, et reprend sa forme la plus littérale quand,
imaginant Herculine face à l’alternative de l’un ou l’autre sexe, il écrit
62
qu’Herculine « ne voulait ni l’un ni l’autre » : ni l’un ni l’autre, en latin
neuter, l’étymologie du Neutre.
L’autre voie possible est donc celle de l’intersectionnalité, terme créé par
Kimberle Crenshaw en 1989 dans une série d’interventions visant à
92
« démarginaliser » l’intersection de la race et du genre , c’est-à-dire à faire
peser sur le concept de genre un concept supérieur, celui de race, et, sur les
discriminations de genre, des discriminations supérieures, les discriminations
raciales. 1989 : l’intersectionnalité naît un an avant la parution de Gender
Trouble, et, dès son deuxième livre, Bodies That Matter (1993), Butler,
comme on l’a vu, s’y rallie en remettant en cause la centralité du concept de
genre. Elle y critique le fait d’avoir fait du gender « un site d’identification
prioritaire aux dépens de la race, de la sexualité, de la classe ou du
93
positionnement/déplacement géopolitique » ou au détriment des
« subalternes », nouvelle catégorie alternative créée par Gayatri Spivak.
La relativisation très rapide (1993) du concept de genre par celle qui l’a
imposé quasi universellement comme un signifiant indépassable pose
évidemment problème. Est-ce le fait d’avoir restreint l’opposition sexe/genre
à un sociologisme qui conduit la question du genre à se fondre dans les
généralités sociales ? On pourrait alors appliquer à Butler la sévère analyse
qu’Adorno rapporte en 1946 de son exil aux États-Unis sur l’adaptation de la
94
pensée freudienne à la moulinette de l’idéologie américaine . Adorno pointe
dans la sociologisation américaine de l’inconscient et la substitution de
facteurs sociaux et culturels aux processus psychiques les raisons de la
défiguration du freudisme. Il repère la minoration des grands phénomènes
structuraux (comme l’Œdipe) au profit de « processus répétés de traumas
95
sociaux », et, tout comme on a décelé la présence sous-jacente de
l’idéologie néolibérale dans la valorisation butlérienne de l’agency et de
l’empowerment, Adorno décrypte le mythe capitaliste du « plein emploi »
dans l’aspiration de cette psychanalyse révisée à optimiser une position de
96
l’individu où « toutes les aptitudes sont pleinement utilisables ». Ainsi,
lorsque Butler défend cette notion d’agency contre le soupçon typiquement
européen que cette « puissance d’agir ne soit qu’un simulacre », elle rejoint
les mécanismes dépeints par Adorno : là où les conditionnements sociaux
97
« sont les conditions mêmes de la puissance d’agir ». Est-ce un hasard si
Butler défend le fétiche idéologique de cette psychanalyse, l’idée du self-
98
making, de la construction de soi qui est le pendant du jeu social ? Butler
semble avoir repris un chemin identique à celui de l’américanisation du
freudisme : donner aux éléments structuraux de la psychanalyse une
interprétation sociale qui métamorphose ce qu’ils peuvent contenir de
tragique en un processus d’adaptabilité où seule la logique behaviouriste de
99
l’itération ouvre à la possibilité d’une transformation sociale : ce que Lacan,
tout aussi rétif qu’Adorno à l’American way of life, a appelé le human
100
engeneering . La violence anti-américaine d’Adorno porte pourtant une
ambivalence, comme si sa nausée était aussi le symptôme de son attachement
au vieux continent, à la déchirure individuelle que porte l’intellectuel
européen qui lui fait finalement préférer le pessimisme de Hobbes, de Sade
101
ou de Freud aux promesses de l’agency des thérapies américaines . Les
grands penseurs français, Barthes, Derrida, Deleuze ou Sartre, à l’exception
de Foucault, sont dans cette position, derniers artistes de la pensée. Et Lacan,
plus prophète de malheur encore qu’Adorno, énonce comment « l’ordre de
fer du social » est en train de prendre « la prévalence de nœud » dans la
constitution des existences, se substituant au rôle jusque-là dévolu au nom-
du-père, le patriarcat : moment de « dégénérescence catastrophique », selon
lui, où, à la perte de ce qui supporte « la dimension de l’amour », s’ajoute
l’imposition de nouvelles assignations bien plus féroces que celles,
anciennes, de l’ordre patriarcal, et qu’il appelle énigmatiquement le
« nommer à », le nommer sans l’Autre : où l’on est nommé à quelque
102
chose . Laplanche envisageait de la même manière le monde des normes
sans loi promu par Foucault comme un monde inhumain.
Si le concept de gender semble avoir achevé sa mission déconstructrice si
rapidement, c’est que, plutôt que de l’inscrire dans l’aventure libidinale,
érotique, perverse, fantasmatique que chaque sujet engage dès sa naissance
avec le sexe, il s’est agi pour Butler d’une dé-subjectivation radicale de cet
événement inouï, primitif, vital et énigmatique qu’est la sexualité. Et cela au
profit d’une psychosociologie qui joue autant des implacables déterminismes
que des interactions sociales, autorisant à la performativité de genre de
donner naissance à des formes aléatoires d’agencies – individuelles,
103
communautaires, minoritaires –, et dont elle espère qu’elles aboutiront un
jour au droit pour « une personne transgenre » d’entrer librement dans un
104
MacDo , c’est-à-dire, pour un intellectuel européen old fashioned, en
enfer…
Le sociologisme de Butler place le concept de genre dans une position
faible par rapport à ses rivaux dans l’espace intersectionnel. La question
raciale n’est pas seulement un complément aux discriminations de genre où le
fait d’être précaire et noir est une discrimination supérieure au marasme des
housewives de Beverly Hills. L’intersectionnalité va au-delà d’une défense du
mouvement Black Lives Matter (BLM) dont Butler se réclame
105
parallèlement . L’intersectionnalité engage des choix plus graves par
l’irruption d’un nouveau signifiant, celui de race à qui il est accordé une
fonction paradigmatique, et que Butler intègre également très tôt à son
discours. La « différence raciale [racial difference] » conteste désormais la
primauté de la différence sexuelle comme constitutive de l’histoire des
106
sociétés humaines . L’hypothèse que « la différence sexuelle » soit plus
primitive ou plus fondamentale (more primary or more fundamental) que les
107
autres est remise en cause . Butler adhère presque immédiatement après la
publication de Gender Trouble à cette nouvelle logique qui parachève en fait
son entreprise initiale en lui en révélant les conséquences : si la sexualité est
une construction sociale, alors, en effet, la question sexuelle ne peut être en
aucun cas originaire. Les dégâts sur le concept de genre sont spectaculaires. Il
apparaît ainsi que le privilège donné à la différence sexuelle par l’Occident a
été le moyen pour le pouvoir blanc de secondariser la différence raciale, et
108
donc, selon Butler, d’exercer sa domination . La théorie se révèle comme
l’idéologie du pouvoir, et le féminisme comme le véritable complice et l’alibi
de la domination blanche. C’est le sens même des discours qu’on appelle
aujourd’hui décoloniaux et des déplacements considérables qu’ils infligent à
la pensée contestatrice. La défense du voile, de l’excision, de la polygamie,
des mesures d’infériorisation des femmes dans les cultures non occidentales
ne relève pas d’un relativisme culturel né d’un respect pour l’altérité, mais
bien d’un choix fondamental qui établit la race comme le paradigme central
de la pensée que résume ce propos de Maboula Soumahoro, selon lequel
109
« la question raciale structure tout ». L’intersectionnalité porte une
ambiguïté fondamentale car elle véhicule des intérêts violemment
contradictoires : les thèmes jusque-là émancipateurs issus de la « blanchité »
se révèlent coloniaux, notamment ceux qui concernent les droits des femmes,
soupçonnés de prolonger la domination blanche.
Si Butler profite du paradigme de la race pour s’éloigner des gender, il
semble pourtant que son engagement intersectionnel n’aille pas beaucoup
plus loin que la défense du port du voile pour les femmes musulmanes et la
110
critique des « féministes françaises » comme colonialisme culturel par
111
rapport aux cultures locales (local cultures) du tiers-monde . Elle poursuit
également son entreprise de liquidation du mouvement queer dans ce qu’il
portait de dandysme et d’élitisme jusqu’à, par exemple, s’associer au
112
mouvement Palestinian Queers qui ne se bat évidemment pas pour les
droits LGBTQI à Gaza, mais définit l’existence d’Israël comme hetero-
conquest, et son propre combat antisioniste comme « decolonial
113
queering ». Butler demeure également dans la logique intersectionnelle en
reprenant l’hypothèse de Gayatri Spivak du caractère eurocentrique du
concept de sujet, impropre à appréhender la vie appauvrie des « colonisés » et
114
rendant illisibles leurs agencies . La conclusion, qu’elle nuance un peu par
115
la possibilité d’un réemploi des concepts de la Modernité , est simple mais
parfaitement cohérente : « la tâche de la traductrice postcoloniale est de
116
mettre en relief la non-convergence des discours ».
Butler a eu au moins le mérite d’enregistrer l’irruption violente du concept
de race dans l’espace de la pensée, de nous obliger à y faire face. Mais elle
reste dans une perspective militante, loin des folles explorations deleuziennes
des races dans L’Anti-Œdipe, où le « délire racial » est exalté à l’écart de tout
117
racisme , loin aussi de la généalogie foucaldienne qui établit la guerre des
races comme le modèle refoulé de toutes les autres guerres (et principalement
celui de la guerre des classes), en ce qu’elle se dissocie du discours de la loi,
et – comme la folie jadis – du discours de la rationalité des Lumières
européennes : guerre des races qui parle à partir de l’ombre, de l’obscurité et
118
du silence .
LE TRANS
*
Le mouvement LGBTQI est devenu depuis quelques années un espace
conflictuel extraordinairement violent, lieu d’une guerre permanente selon le
processus d’une rivalité mimétique sans fin dont le concept de genre a été à la
fois le détonateur, l’aliment et la victime. Le succès actuel et fragile du
courant trans tient à l’extrême radicalité de sa rhétorique et à un engagement
personnel impressionnant des activistes de cette cause : dans une sorte de
nominalisme extrême, et de fuite en avant, consécutifs aussi aux terribles
discriminations dont ils sont l’objet. Il suffit de se baptiser femme pour l’être,
pour utiliser les toilettes féminines, exiger, si l’on est FtM, de faire effacer
des étuis de serviettes hygiéniques le symbole du sexe féminin pour ne pas
158
blesser sa toute nouvelle masculinité , exiger la même chose si l’on est MtF
puisque le trans devenu « femme » peut éprouver la plupart des symptômes
périodiques féminins, jouer au foot dans une équipe de femmes, draguer une
lesbienne puisqu’on est femme, etc.
Se formulant comme une demande de reconnaissance permanente, aiguë,
parfois borderline – et de ce point de vue Butler voit juste –, cette demande
réintroduit le genre sous la forme d’une sur-construction du genre que nous
avons déjà identifiée avec John Money, Mister Bistouri. Le genre, parce qu’il
est le fruit d’une exigence individuelle, d’une volonté de genre, et non de la
contingence, du hasard, de l’erreur, est ce qui restaure le sexe comme un
artefact, un hyperartefact, détruisant ce que la « théorie » du genre avait cru
édifier sur un mode critique, où le sexe semblait voué à ne plus être qu’un
fossile de notre préhistoire. Le gender trouble ou la muscle woman, qui par
l’exercice de ses muscles vaginaux, parvenait à reproduire le va-et-vient de la
pénétration masculine, exemple du rêve américain (American dream) ou de la
nouvelle frontière (new border), appartiennent au monde d’avant, celui d’un
159
fantasme d’autoréférentialité du genre . L’hypernominalisme du
phénomène trans, cette revendication effrénée du nom (du nom
femme/homme), nous propose une perspective inverse, avec le risque d’être
récupéré à son tour par un plus vaste processus, celui du transhumain, ce
e
grand projet ultralibéral du XXI siècle et d’y disparaître : corps cyborg, corps
soumis aux milieux de vie chimiques, cybernétiques, technologiques,
devenus coextensifs à nos vies, comme accomplissement d’un biopouvoir
déjà présent en chacun de nous.
Et qui nous attend, loin du genre. Quel qu’il soit.
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