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Du même auteur

AUX EDITIONS DU SEUIL


L’Écriture du jour. Le « Journal » d’André Gide
Grand Prix de la critique
1985
René Char
« Les Contemporains », 1990 ; rééd. « Points », 2007
Sacrifice
« Fiction & Cie », 1992
Roland Barthes, le métier d’écrire
« Fiction & Cie », 2006
Roland Barthes, la littérature et le droit à la mort
2010
e
Pourquoi le XX siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?
« Fiction & Cie », 2011
Le Cœur de la jeune Chinoise
« Cadre rouge », 2013
La Fille
« Cadre rouge », 2015
CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS
André Gide
La Manufacture, 1987 ; rééd. La Renaissance du Livre, 1998
Louis Althusser, un sujet sans procès.
Anatomie d’un passé très récent
Gallimard, « L’Infini », 1999
Bref séjour à Jérusalem
Gallimard, « L’Infini », 2003
Lacan et la littérature
(ouvrage collectif)
Manucius, « Le Marteau sans maître », 2005
Jean Genet, post-scriptum
Verdier, 2006
Une querelle avec Alain Badiou, philosophe
Gallimard, « L’Infini », 2007
L’Engagement extatique. Sur René Char
Manucius, « Le Marteau sans maître », 2008
Les Palmiers sauvages
Confluences, 2015
Sur « Shoah » de Claude Lanzmann
Manucius, 2016
L’Invasion du désert
Manucius, 2017
COLLECTION
« Fiction & Cie »
fondée par Denis Roche
dirigée par Bernard Comment

Pour l’exergue : René Char, « À la santé du serpent », in Fureur et mystère,


© Gallimard, 1948.

ici : Michel Foucault, « La philosophie analytique de la politique »,


in Dits et Écrits, © Gallimard, 1978.

© Université de Paris, Paris, 2021.

ISBN 978-2-02-141451-6

© Éditions du Seuil, mars 2021

www.seuil.com
www.fictionetcie.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler
ne mérite ni égards ni patience. »
René Char
À Claudie,
personnage de mon roman
La Fille
TABLE DES MATIÈRES

Titre

Du même auteur

Copyright

Dédicace

Avant-propos

Première partie - Le Neutre / le genre : une question de méthode


Chapitre premier - Ordre symbolique et champ social
Le « genre » : Barthes, Lacan, Butler
Formalisme/sociologisme/romantisme
Neutre et « neutral »
Sens et société
Gayle Rubin, une autre histoire
Bourdieu
Le point de convergence
Chapitre deux - Histoire d'un concept : le performatif
I. Pragmatique et structure
Histoire des idées / histoire de mots
Benveniste
II. Le performatif avec Lacan
L'Autre
Forclusion et censure
Usage foucaldien de Lacan
L'usage métathéorique du performatif
III. Le performatif avec Althusser
L'interpellation
L'Autre, à nouveau
La rupture althussérienne
IV. Le performatif et Derrida
Derrida aux États-Unis
L'écriture, la différance
Usage butlérien de Derrida
Perverformatif
V. Foucault et le performatif
Le positiviste heureux
Positivisme et structuralisme
Le performatif

Performatif et parrêsia
Butler et Foucault
Petite conclusion
Chapitre trois - La resignification
Mécanique du performatif
Fonctionnement de la resignification
Sartre et le « Voleur »
Qu'est-ce qu'un exemple théorique ?
Sartre lu par Lacan
Les issues et impasses butlériennes

Deuxième partie - Le sexe travesti

Introduction
Chapitre premier - Drag queen et travesti oriental
Le travesti comme méthode
L'usage du drag
Le travesti comme image
Le travesti comme écriture

Le masculin et le féminin
Le Neutre comme désexualisation
Barthes, Deleuze, Foucault
Chapitre deux - Les inventions de Divine
La femme et le Phallus
La femme et le travesti
Divine
Le travesti comme simulation
Le baroque
Travesti et hétérosexualité
Sartre et Divine
La duplicité du sexe
Le culte phallique
Derrida lecteur de Genet
Le retour de la femme dans le jeu du travesti
Derrida et Lacan
Chapitre trois - Judith et Octavia
L'autre travesti
Le travesti lesbien
Phallus lesbien et féminisme
Phallus lesbien / Phallus lacanien
Complexité du phallus lesbien
Le phallus lesbien comme médiation
La mort du travesti
La mélancolie

Troisième partie - Le sujet du Neutre


Introduction - L'invention du Neutre
Chapitre premier - Neutre et perversion
De l'impuissance à la perversion

Le sujet
Pervers et perversion
Le Neutre, la castration, Lacan
Le récit lacanien
Le récit deleuzien
Le récit barthésien
Il n'y a pas de rapport sexuel…
Le fétiche
Le Neutre, la mort : Deleuze
Le Neutre, la mort : Barthes
L'œuf deleuzien
Du sourire de l'androgyne à l'inceste

Le jeu de l'inceste
Chapitre deux - Derrida et la loi de l'inceste
La place de Jacques Derrida
L'autre discours
L'hymen
La loi du genre : l'invagination
La loi du genre : la loi
Derrida, la postmodernité
Derrida, la loi, le vide
Derrida par Butler
Geschlecht

Quatrième partie - Michel Foucault, le post-Européen. La Loi, la norme, le genre


Chapitre premier - Généalogie d'une rupture
Michel Foucault plus que Derrida
La question de la littérature
L'adieu au Neutre
Du fou au psychiatre

L'inquiétude deleuzienne
Chapitre deux - 1976 : La Volonté de savoir
La Volonté de savoir, livre problématique
L'enjeu
La « théorie » comme idéologie
Le tabou de l'inceste
Les deux versants de la Modernité
Chapitre trois - Mort et vie
La mort
Historialité de la mort
La vie, le biopouvoir
Canguilhem

Contre l'ordre symbolique


Le politique
Foucault, néolibéral
Le réel sans loi
Chapitre quatre - La question sexuelle
Les aveux de la chair
Le S/M, le queer
La communauté monosexuelle
La désexualisation contre les Modernes
La désexualisation et le Neutre
Sexe et écriture

Épilogue - Le vrai sexe


L'hermaphrodite
Herculine, Alexina, Abel et Judith
Foucault et le monosexuel
Butler et les gender
La race

Le trans
Conclure avec et sans Butler
Avant-propos

Le genre (gender) est le dernier grand message idéologique de l’Occident


envoyé au reste du monde. Comme pour la plupart des précédents, son
origine conceptuelle et abstraite n’a pas entravé son triomphe sur une grande
partie de la planète, et le fait de heurter une croyance apparemment
fondatrice, une Ur-doxa, sur le caractère naturel de la différence des sexes n’a
pas empêché ce message d’avoir ici ou là force de loi, d’instaurer de
nouvelles règles morales, de devenir une norme managériale pour les grandes
entreprises internationales, et même de modifier les langues, non seulement
par l’émergence d’un vocabulaire nouveau (cisgenre, genderfluid…), de très
nombreux sigles (LGBT+, MtF…), mais d’un nouveau régime articulatoire
d’expression avec l’écriture et la parole inclusives. Les résistances à ce
processus, parfois violentes et paniques, ne doivent pas être sous-estimées,
pas plus que la permanence – là même où l’idéologie du genre semble
régner – d’attitudes, de comportements, de réflexes apparemment
indéracinables qui font toujours la part belle à une vision soumise non
seulement au caractère naturel des sexes, mais à une hiérarchie de genre, ou à
des normes sexuelles discriminantes.
Explorer ce nouvel état du monde n’est aujourd’hui à la portée de
personne. Il relève encore d’un sentiment intuitif de l’atmosphère idéologique
ambiante que bien des contre-exemples menacent et pourraient même
dégonfler cruellement. Ce qu’il nous est en revanche permis, c’est de penser
ce que veut dire le genre, et cela dans sa double dimension : sa dimension
idéologique de nouvelle évidence universelle, et sa dimension conceptuelle
d’outil épistémologique, c’est-à-dire d’instrument dépliant le réel selon une
certaine méthode, à travers certains signifiants, à partir de certains sites de
pensée. Telle est l’ambition de ce livre.
Pourquoi l’avoir intitulé Le Sexe des Modernes. Pensée du Neutre et
théorie du genre ? Ce titre répond à l’ambiguïté de la chose même,
l’ambiguïté du genre. Et tout d’abord dans son lien à la chose sexuelle. Il
serait vraiment trop simple de penser que la notion de genre, en appréhendant
le sexe comme construction sociale, en réduit la puissance, ne serait-ce que
parce qu’à cette déconstruction participe activement l’orientation sexuelle des
individus. De même qu’il serait naïf de penser que cette divergence entre le
sexe dit naturel et les identités de genre n’appartient pas à l’histoire générale
de la différence sexuelle elle-même. Naïf de croire que la notion de genre,
sous prétexte qu’elle remet en cause le caractère naturel de la différence
sexuelle, ne serait pas un avatar parmi d’autres de l’odyssée de cette
différence-là, en tant qu’elle parle à l’espèce humaine, qu’elle ne cesse de lui
raconter, depuis les temps lointains, des histoires – extraordinaires – et qui au
passage constituent notre espèce comme étant de ce fait composée de sujets
parlants et de sujets sexués. D’ailleurs, comment jouerait-on avec le genre,
s’il n’y avait pour nous gouverner le mouvement permanent – et qui a une
histoire – d’une différence inaliénable ? D’une certaine façon, à travers
l’agitation planétaire contemporaine autour du genre, à travers les disputes,
les hashtags et les axiomatiques, c’est encore elle qui parle en nous.
Mais il y a une autre ambiguïté plus concrète du genre qui explique la
seconde partie du titre : Pensée du Neutre et théorie du genre. En définissant
le genre comme le dernier message idéologique de l’Occident, nous avons
laissé en pointillé un qualificatif. Car, contrairement aux grandes inventions
théoriques précédentes, qui, pour beaucoup, étaient européennes, le gender
est bien une invention américaine attestant simultanément l’hybridation des
cultures et pensées mondialisées et le caractère profondément national des
discours qui les véhiculent. L’une des leçons que j’ai tirées de l’écriture de ce
livre, c’est que c’était précisément en raison inverse d’une prétendue
influence française de la si mal nommée French Theory que le discours des
gender pouvait être également perçu comme l’expression la plus évidente de
l’idéologie américaine. L’une des raisons pour lesquelles la plupart des
citations venues des gender studies apparaissent en bilingue dans ce livre
tient ainsi à ce qu’une part déterminante de leurs messages est indissociable
de l’anglais, celui des États-Unis, introduisant ce paradoxe supplémentaire –
qu’il faudra résoudre – que c’est tout en maintenant une part d’intraduisible
que les gender occupent les esprits, les institutions, les messages
publicitaires, les communications savantes.
L’entreprise de ce livre consiste donc à démêler patiemment l’entrelacs
des discours, des signifiants, des références qui font tenir debout cette notion
si complexe de genre. Il m’a semblé pour cela essentiel de procéder tout
d’abord à une forme de confrontation de l’aventure des gender à la
bibliothèque française qui en avait constitué les conditions de possibilité, ce
qu’on appellera dans un premier temps la Modernité, c’est-à-dire la
génération qui, du milieu des années 1950 jusqu’au-delà des années 1980, a
participé à l’aventure structuraliste et poststructuraliste, et ce qu’on appellera
dans un second temps, de manière plus restreinte, la pensée du Neutre.
L’essentiel de notre réflexion sur le genre s’appuie sur l’œuvre de Judith
Butler, même s’il est fait le plus possible référence à d’autres acteurs de cette
histoire, comme John Money, Robert J. Stoller, Gayle Rubin, Esther Newton,
Gayatri Spivak, Kaja Silverman, bell hooks…, avec quelques rares incursions
dans le domaine français. Le choix de Judith Butler tient à la grande unité de
son dispositif de pensée, mais aussi à ce qu’elle a introduit dans la question
du genre des outils devenus depuis lors des clichés, des concepts ready-made
ou passe-partout des gender, comme la performativité du genre, la
resignification, l’agency… et qu’elle a dégagé les gender des poncifs de la
tradition contestatrice des campus américains par une réflexion nouvelle sur
le pouvoir et les processus de domination, permise par une adaptation des
réflexions de Foucault au contexte américain. Enfin, les références
permanentes de Butler au corpus théorique français en faisaient la partenaire
idéale pour l’autre chemin que nous voulions emprunter, et aller ainsi le plus
loin possible dans notre appréhension de l’aventure du genre.
C’est là que tout commence. Et que tout commence par un paradoxe
fécond. Pourquoi Butler a-t-elle choisi de soutenir une pensée du genre
essentiellement sociologique ou psychosociologique, nourrie de pragmatique
et de philosophie analytique, par un imposant arsenal théorique profondément
différent, si ce n’est antagoniste, et qu’on a appelé dans la France des années
1970 la Théorie ? Qu’a voulu dire ce transfert culturel, théorique, qui fut
aussi un transfert de signifiants, tant, avec Derrida, Lacan ou Deleuze, la
Théorie avait promu une langue extrêmement singulière, baroque, puissante ?
C’est donc cela qu’il fallait comprendre d’abord, car un transfert ne s’opère
jamais sans dégâts, sans défiguration, sans pertes, ni sans raisons… Cet
immense détour par l’Europe opéré par Butler pour construire son concept
devait être pour nous non seulement l’occasion de suivre, comme une
pérégrination pleine d’étapes déroutantes entre Berkeley et Paris, sa très
singulière épopée intellectuelle, mais aussi de reconstituer l’histoire de cette
Théorie, objet de ce transfert : opérer donc ce qu’on appelle en psychanalyse
un contre-transfert. Et tout reprendre depuis le début, méthodiquement :
Lacan, Althusser, Bourdieu, Derrida, Foucault… et même ceux dont elle ne
parlait pas ou peu, Deleuze et Barthes, jusqu’à retrouver chez Sartre –
le Sartre du grand dynamiteur du genre, Jean Genet – un autre de ces noms
qui hantent silencieusement les chemins empruntés par Butler pour glaner des
épis de pensée, sans compter Claude Lévi-Strauss puisqu’on découvrira, de
tous côtés, l’importance de la question de l’inceste et de son interdit, dans la
remise en cause de l’ordre des places sexuées sur quoi veille le patriarcat. Le
lecteur l’aura compris, ce livre est tout autant l’histoire d’un concept
américain (gender) qu’une microhistoire de la pensée française au travers des
quelques noms qu’on a cités. C’est pourquoi c’est un livre si long. Il traverse
deux continents et près de cinquante ans d’histoire.
Il s’est donc agi pour nous à la fois de clarifier le fond théorique
extraordinairement bigarré de la pensée de Butler, et réciproquement d’ouvrir
son histoire à une autre histoire, voire à une contre-histoire, et qui tente de
répondre à la question : qu’ont fait les Modernes ?
C’est le second fil de ce livre. La pensée du Neutre. Ce qui, dans la
Modernité, s’est spécifiquement investi dans une aventure très proche des
gender et qui leur est très opposée, celle d’une déconstruction radicale du
dispositif de la sexualité, sous la figure du Neutre. Car quel meilleur concept
que celui du Neutre pour déjouer l’opposition du masculin et du féminin,
qu’on l’appelle degré zéro avec Barthes, extra-être avec Deleuze, différance
avec Derrida ?
Toute la deuxième partie, intitulée « Le sexe travesti », est constituée
d’abord d’un (impossible) dialogue entre le drag queen butlérien et le travesti
barthésien ou deleuzien, puis d’une aventure particulière, celle, majeure, de
Divine, la Divine de Butler, la Divine de Genet surtout, lue par Sartre, lue par
Derrida, Divine que hante l’ombre déterminante de Lacan, lumineux penseur
de ce qui associe et dissocie la « femme » et le travesti, et enfin de
l’émergence d’une figure qu’on a appelée, au travers de Butler, le travesti
lesbien. Se travestir est bien le premier geste d’où expérimenter le travail
infini, ou plutôt jamais achevé, des duplicités du sexe comme simulacre, où il
apparaîtra d’ailleurs que c’est bien parce qu’il est un simulacre – c’est-à-dire
soumis aux lois les plus folles de la représentation – que la question du genre
est une question pertinente. Le travesti, le corps ou le sexe travesti, sera donc
l’occasion d’un face-à-face entre la pensée du Neutre et la théorie du genre.
Quelque chose ainsi dialogue et en même temps diverge entre la
Modernité française et les gender. La troisième partie de ce livre prend le
temps d’explorer pour elle-même la pensée du Neutre, c’est-à-dire
essentiellement les grands corpus constitués par les œuvres de Barthes,
Deleuze et Jacques Derrida, dans deux dimensions. Celle de leur propre
inventivité théorique comme de leur dépendance ambiguë à l’égard de la
pensée lacanienne, mais celle aussi de leur imaginaire, et qui justifie qu’on
puisse parler à leur propos d’œuvres. Lacan, c’est donc le phallus, la
castration, l’inceste, la loi, l’objet a, mais tous ces concepts
extraordinairement puissants sont aussi des enjeux pour l’écriture, c’est-à-
dire le travail d’une singularité qui vise à faire signe, un signe impliquant le
corps sexué. Et ce qui distingue le mieux les Modernes des gender, et de
Judith Butler en particulier, c’est que chez les premiers la pensée est avant
tout une écriture. Mais ce n’est pas le seul décalage car, dans cette troisième
partie intitulée « Le sujet du Neutre », on entrera de plain-pied dans ce qui
désormais semble pour nos sociétés de la peur comme ce qu’il faut à tout
prix conjurer : la perversion. Pourquoi la pensée du Neutre a-t-elle fait de la
perversion la voie royale pour déconstruire les normes dominantes dans la
question sexuelle ? Penser cette catégorie n’est pas seulement un travail
d’historien des idées, mais un travail critique qui concerne notre présent et
l’émergence d’une nouvelle morale dominante, qui émane – ultime
paradoxe – de l’activisme LGBT dans ses plus récentes versions : surveiller
et punir.
Si la généalogie qui noue la Modernité aux gender est si complexe, c’est
qu’il y a eu en elle, dès le départ, la conscience aiguë de son historicité, c’est-
à-dire l’impératif de ne jamais laisser son discours se figer en tradition ou,
pour reprendre le mot de Foucault, l’impératif de se déprendre sans cesse
d’elle-même. Cet impératif a été plus ou moins assumé par les Modernes, et
certaines de leurs ruptures ont été parfois jouées comme des nuits du 4 Août :
abandonner certains oripeaux pour mieux persévérer dans son être. Or, il m’a
semblé que, parmi eux, un seul avait réellement pris au sérieux cette
révocabilité inhérente à la Modernité, et qui avait été en quelque sorte le
premier article du contrat qu’elle avait passé avec l’histoire, c’est Michel
Foucault. C’est pourquoi j’ai intitulé la quatrième et dernière partie de ce
livre : « Michel Foucault, le post-Européen. La loi, la norme, le genre ».
Toute une partie donc pour explorer un acte de pensée très profond et qui
prétend l’asseoir sur une rupture historique majeure : l’idée que nous passons
ou sommes déjà passés d’une société fondée sur la Loi à une société de la
norme. Tout est peut-être là, dans ce diagnostic dont l’ambiguïté tient à ce
qu’il est également un désir et un impératif, un geste qui s’affiche comme une
rupture violente avec ses contemporains, encore « trop européens », au sens
de Nietzsche, prisonniers d’un anachronisme de structure, où la loi – la loi de
la différence sexuelle – est demeurée leur gardienne intraitable derrière ses
inévitables complaisances.
Ce jeu substitutif, apparemment très élémentaire, entre la loi et la norme,
peut être alors vu comme l’acte qui rend concevable l’expansion illimitée des
gender. Concevable seulement. Et c’est pourquoi c’est tout le dernier
Foucault qui doit être longuement questionné, interrogé et exploré pour
mieux comprendre ce qui se joue dans ce posteuropéisme foucaldien, et dans
cette confrontation à la loi que la question sexuelle rend plus topique encore.
Comprendre ce qu’il y a de nécessaire et ce qui y vient en surplus.
L’épilogue de ce livre raconte ce surplus. Les dernières pages s’ouvrent
sur l’entreprise de liquidation minutieuse, méthodique et déterminée de
Foucault par Judith Butler, autour du cas d’Herculine Barbin, le cas d’un
hermaphrodite. C’est le point de départ d’une réflexion finale sur les gender,
et sur Butler. En voulant rendre Foucault obsolète par rapport à sa propre
pensée, Butler parachève ainsi son long détour par l’Europe, cette Europe qui
a fini par venir à elle. Que l’écueil où Butler place l’héritage de Foucault soit
l’hermaphrodite porte d’autant plus à conséquence qu’avec cette ultime
figure s’ouvre un questionnement nouveau et dont la pierre d’achoppement
était l’angle mort et persistant de l’hermaphrodite foucaldien : on l’appelle le
transsexuel, le transgenre, ou plus justement le trans, devenu la nouvelle
figure controversée mais apparemment indépassable des LGBT+.
Quelque chose s’interrompt, comme chaque fois qu’une pensée voit, dans
le nouveau auquel elle aspirait follement, revenir le spectre de ce qu’elle avait
cru conjurer. Le spectre du « vrai sexe », le spectre de cette dispute entre sexe
et vérité, dispute entre sexe comme organe et sexe comme identité, comme
image et comme réel, que le phénomène trans ressuscite.
C’est ainsi que le sexe fait retour aujourd’hui sous la forme d’un spectre, il
est même le spectre le plus insistant de notre humanité contemporaine,
suscitant les vocations des nouveaux Hamlet, dont le to be or not to be prend
la forme d’une imprévisible et légitime antienne planétaire : de quel sexe
suis-je ? That is the question.
PREMIÈRE PARTIE

LE NEUTRE / LE GENRE : UNE


QUESTION DE MÉTHODE
CHAPITRE PREMIER

Ordre symbolique et champ social

LE « GENRE » : BARTHES, LACAN, BUTLER

Le concept de genre, tel qu’on le connaît aujourd’hui depuis les travaux


de Judith Butler qui l’ont popularisé dans les années 1990, apparaît assez tôt
déjà dans les écrits de Roland Barthes. Par exemple, avec le titre du premier
article consacré en 1967 à Sarrasine de Balzac, « Masculin, féminin,
1
neutre », où les identités sexuelles sont requalifiées en termes de genre, et où
le Neutre est un espace de dérèglement du paradigme institutionnel des
2
sexes : ce que Barthes appelle la « dyade biologique » dans le cours sur
Sarrasine qu’il donne cette même année. Ce récit, qui a pour personnage
e
principal la Zambinella, castrat du XVIII siècle, diva de l’opéra italien alors
sous la coupe du Vatican, est ainsi l’un des premiers volumes de la
bibliothèque où commence l’aventure moderne du genre.
C’est d’ailleurs dans ce même cours que Barthes emploie le terme de
« genre » dans un sens très proche de celui que l’on connaît aujourd’hui, par
exemple, lors de la séance du 10 janvier 1969, où il dit : « On dénote sans
cesse le caractère fuyant, excentrique de Zambinella par rapport au genre
“homme” […] La castration trouble, dément la classification sexuelle
3
homme/femme . »
Le titre du plus célèbre des livres de Judith Butler – Trouble dans le genre
4
(Gender Trouble) – apparaît ainsi littéralement, vingt ans à l’avance,
paraphrasé dans la dernière phrase du commentaire de Barthes : « La
castration trouble, dément la classification sexuelle homme/femme ». Cette
fonction active du « trouble » introduit par la castration est également
présente dans S/Z (1970) qui promeut la Zambinella comme héros du Neutre.
C’est avec ce personnage conceptuel, le castrat, le castrat-chanteur, que
Barthes théorise l’effacement du modèle biologique des sexes au profit d’une
autre appréhension de la différence sexuelle, à savoir sa structure symbolique,
et confère à la castration une puissance contagieuse de dissémination des
identités sexuées. Ainsi, directement ou non, le terme de « genre », de
« trouble dans le genre », comme questionnement des identités sexuelles,
biologiques, historiques, culturelles, sociales, symboliques, émerge en France
dès le milieu des années 1960. Il est introduit par la pensée du Neutre prise
dans une thématique de la castration, récurrente à ce moment-là, tant dans les
écrits de Barthes que dans ceux de Gilles Deleuze, selon un rapport retors à la
théorie lacanienne comme ce sera le cas un peu plus tard avec Jacques
Derrida.
Pour autant, cette émergence ne vaut pas pour anticipation, et il serait
imprudent de déduire de la présence du mot « genre » dans le corpus
moderne que la pensée du Neutre serait annonciatrice des gender, du discours
queer, ou du mouvement LGBT. Il y a bien deux troubles dans le genre. Si,
avec Butler, le trouble se déploie dans le champ des interactions sociales à
partir des espaces sociaux minoritaires, si elle fait du concept de genre une
5
notion « dérivée de la sociologie », chez Barthes ce trouble se produit à
partir de l’ordre des représentations symboliques des sexes. « La castration
6
apporte le trouble », va répéter Barthes dans S/Z : elle instaure une migration
en spirale du masculin, du féminin et du neutre, et cela dans le seul espace
7
homogène « à l’intérieur duquel personne ne ment » : l’ordre symbolique.
Les mitoyennetés conceptuelles d’une époque à l’autre dissimulent des
discontinuités. Il faut rester fidèle à la notion de « coupure épistémologique »
empruntée par Louis Althusser à Bachelard et reprise à sa manière par Michel
Foucault, notamment dans Les Mots et les choses. Nous serons moins
attentifs aux apparentes contiguïtés des discours – comme la vulgate
contemporaine sur la French Theory nous y incite depuis une trentaine
d’années – qu’à la généalogie mouvementée qui construit et déconstruit sans
cesse l’histoire des idées. Ce qui sépare Barthes et Butler dans leur usage du
mot « genre » ne tient pas seulement à une différence épistémologique
(symbolique/socius), mais aussi à ce que le terme de « genre » n’apparaît
jamais chez Barthes comme un signifiant théorique majeur, c’est-à-dire ne
remplit jamais chez lui une fonction de repère ou de diviseur. Fonction que le
terme de gender assume au contraire de façon évidente chez Butler au point
de servir d’étendard conceptuel derrière lequel aujourd’hui on se rassemble
8
ou on s’oppose . La catégorie du genre illustre spectaculairement la fonction
décisive du signifiant dans l’espace du savoir, c’est-à-dire le fait qu’une
notion ne devient heuristique – outil décisif de compréhension – que
lorsqu’elle s’extrait de la chaîne des mots, du flux lexical que charrient les
langues, et prend la fonction d’un sceau. La notion accède à un sens qui
dépasse de très loin la signification qu’on lui attribuait jusque-là, au point
même d’être fétichisée, de devenir mot de passe, objet d’une fascination
collective, mot talismanique.
Quelques années après Barthes, Lacan lui aussi rencontre le mot « genre »,
et, de plus, dans sa forme originale, gender – terme auquel il fait allusion
dans une séance de son séminaire D’un discours qui ne serait pas du
semblant, le 20 janvier 1971 –, via le psychiatre américain Robert J. Stoller
(1924-1991), auteur du livre au titre emblématique Sex and Gender, paru en
9
1968 et qui traite du transsexualisme. Lacan en fait l’éloge pour la
description des cas de trouble de l’identité sexuelle mais lui reproche de ne
pas penser cette question au travers de la notion de forclusion, celle du nom
du père, et donc de la psychose. Ce qui est frappant alors, c’est de voir Lacan
10
utiliser l’expression « identité de genre » mais sans rien en faire, sans
s’intéresser à l’opposition extrêmement éclairante qu’il a sous les yeux
(sex/gender) comme paradigme désignant un fait anthropologique majeur qui
hante l’humanité depuis son origine, à savoir la divergence entre les attributs
anatomiques, les marques morphologiques principales ou secondaires du sexe
et les identifications symboliques équivoques, contradictoires des rites
sociaux. Cette indifférence de Lacan à l’égard de la fonction du mot genre,
qui n’obère pourtant en rien l’extrême audace qu’on lui verra sur cette
question, permet en retour de percevoir cette puissance spécificatrice du
signifiant dans l’espace de la théorie pour peu qu’il soit porté par un sujet et
entendu comme tel par une communauté. Il faut observer alors que Lacan n’a
pas à cette occasion suivi sa propre maxime : « C’est qu’à une vérité
nouvelle, on ne peut se contenter de faire sa place, car c’est de prendre notre
11
place en elle qu’il s’agit . » Si Lacan et Barthes ont fait sa place à la notion
de genre, à l’évidence ils n’ont pas pris place en elle.
Si les travaux de Stoller sont en dissidence à l’égard de Freud, ils
demeurent néanmoins dans une perspective classique où l’absence de père
peut conduire un jeune garçon à se féminiser, et établissent simplement la
plasticité extrême des identités sexuelles. En cela Stoller n’est pas non plus
butlérien. Et comme le remarque ironiquement l’une des pionnières de la
question, Esther Newton : « Despite his title, Stoller’s subject is not
12
gender . » Stoller n’est à ses yeux qu’un « libéral », étranger au
constructionnisme social (social constructionism) qu’elle revendique pour
elle-même. On voit en tout cas que le signifiant genre a eu beaucoup
d’usages préfigurateurs. Par exemple, avant Stoller ou Esther Newton, John
Money, qui l’a introduit dans sa thèse sur l’hermaphrodisme en 1952, et qui
sera sans doute le premier à parler de gender role (rôle de genre) et à
substituer à la notion de préférence sexuelle celle d’orientation sexuelle
13
(sexual orientation) .
Par-delà ce que la pensée du Neutre et la théorie du genre pourraient
partager, il nous faut prêter davantage attention à ce qui détruit les héritages,
les filiations, à ce qui défait toute lecture patriarcale de la pensée –
ces paternités, ces parentés, ces héritages factices –, et délaisser les trop
hâtives synthèses. Ainsi, si la pensée du Neutre (Barthes, Blanchot, Deleuze,
Derrida) a eu pour matériau essentiel la puissance transgressive de la
littérature – lieu peut-être essentiel à la possibilité même de penser le genre –,
et si la théorie du genre s’est beaucoup développée dans le champ des études
littéraires aux États-Unis, il nous semble, par-delà cette apparente proximité,
qu’il faut être davantage sensible à la distance que Butler affecte à l’égard du
14
champ littéraire comme champ esthétique . Distance qu’ont précédée la
position d’éloignement radical adoptée par Michel Foucault au début des
années 1970, ou le reproche qu’adresse par exemple Gayle Rubin à Deleuze
d’avoir cru pouvoir penser le masochisme à partir d’un roman, La Vénus à la
15
fourrure . On connaît le discrédit dans lequel la littérature et les arts sont
tenus par la mouvance LGBT ou queer car considérés comme élitistes,
œuvres le plus souvent d’hommes blancs aisés et souscrivant, y compris dans
leurs transgressions, au discours de la domination. Discrédit qui explique la
violence dont fait l’objet aujourd’hui la figure de l’artiste, qu’il se nomme
Antonioni, Mapplethorpe ou Balthus, dans la mesure où l’esthétisation des
déviances comme « l’approche libertaire du sexe [sont] oublieuse[s] des
effets de domination [et] condui[sent] presque mécaniquement à la défense
16
des dominants ».
Judith Butler met d’ailleurs en évidence l’ambiguïté de sa propre
démarche, vue comme européenne aux États-Unis et comme américaine en
Europe. Mais il y a plus significatif encore puisque Butler désigne clairement
la French Theory, où Trouble dans le genre prend racine, comme un espace
de pensée qui n’a de français que le nom et qui est en réalité « une drôle de
17
construction américaine [a curious American construction] » : aveu
ironique d’une sorte de hold-up où l’apparente conquête des campus
américains, dont certains penseurs français ont pu naïvement s’enorgueillir,
ressemble à toutes les conquêtes : un suicide médiatisé où le conquérant
devient le conquis comme le « voleur-volé » dont parle Hegel si
profondément à propos de l’intellectuel et de ses manigances dans
18
La Phénoménologie de l’esprit . Butler souligne cruellement ce jeu
circulaire dans sa préface de 1999 à un moment où son livre n’est toujours
pas traduit en France alors qu’il a déjà conquis l’Europe : « Il paraîtra en
France – si cela finit par se faire – bien plus tard que dans d’autres pays. Je le
dis pour souligner combien l’apparent francocentrisme du livre le met à
bonne distance [significant distance] de la France et de la théorie qui se
19
pratique en France [from the life of theory in France] . » Cette rivalité
franco-américaine est à la fois affirmée et masquée dans l’œuvre de Butler et
nous aurons à en mesurer l’importance politique, culturelle, théorique, et
réciproquement du côté des Modernes. Et tout au long de ce livre, il y aura en
filigrane une interrogation permanente sur le statut théorique de la « théorie
20
du genre », par exemple avec Gayle Rubin , qui se dénie régulièrement à
elle-même le titre de « théorie », préférant parler d’études (studies) : gender
studies, jalon d’une liste interminable de studies : depuis les porn studies
jusqu’aux disability studies. Derrida a bien pointé en quoi ce terme de theory
dans les campus des États-Unis désigne « un artefact purement nord-
américain » dont la pluralisation (studies) signale aussi une « stratégie du free
21
market et du pluralisme libéral » : rien à voir donc avec la Théorie, mot
fétiche des Modernes. Ceux-ci, malgré la pluralité des formes, n’ont cessé,
d’Althusser à Lacan, de se référer à une ambition proprement théorique prise,
avec et malgré Marx ou Freud, dans la grande tradition qui, de Descartes à
Husserl, a porté en Europe l’idée spéculative à son plus haut degré : l’idée
d’une attitude humaine spécifique en tant qu’elle porte sur le monde un
regard théorique qui est simultanément une stylistique de la vie, pour
22
reprendre l’expression de Foucault .

FORMALISME/SOCIOLOGISME/ROMANTISME

Les gender émergent véritablement dans le champ de la pensée à la fin des


années 1980 ou au tout début des années 1990, et se déploient pendant cette
décennie qui clôt le règne de la Modernité française dans de confuses reprises
de témoin dont Michel Foucault, Jacques Derrida ou Pierre Bourdieu ont pu
passer pour les relais plus ou moins volontaires. Le point de différenciation le
plus significatif relève de la sévère critique du formalisme des Modernes. La
théorie du genre n’est pas un formalisme, la pensée du Neutre, elle, au
contraire, a trouvé dans le formalisme structural un langage qui a pu l’extraire
de l’espèce de brume métaphysique qui fut son espace d’origine, au milieu et
à la fin des années 1940 et au début des années 1950 : Camus, le tout premier
Blanchot, Bataille, Beckett… Par-delà la pensée du Neutre qu’elle ignore,
Butler applique ce reproche à ce qu’elle appelle le « poststructuralisme » :
« À bien des égards, le poststructuralisme apparaît comme un formalisme qui
23
se désintéresse du contexte social et de tout objectif politique . » Cette
critique a pris parfois des formes injustes lorsqu’elle impute aux
« structuralistes » d’être responsables de la résistance au mariage pour tous,
24
voire à l’égard du métissage , violence purement polémique puisque Judith
Butler elle-même s’était précédemment prononcée contre le mariage gay, il
est vrai sur un autre plan, en considérant que ceux qui le soutenaient
promouvaient aussi « une norme qui menace de rendre illégitimes et abjects
[illegitimate and abject] les arrangements sexuels qui ne se conforment pas à
25
la norme du mariage sous sa forme existante ou révisée ». Elle développera
une critique en règle du mariage gay et lesbien en mettant en évidence que
l’élargissement aux minorités des institutions comme celle du mariage ne
peut que renforcer ces institutions, étendre la mainmise de l’État sur
« la régulation du comportement sexuel des hommes », pousser ceux qui ont
26
obtenu la bénédiction de l’État à s’identifier avec l’État lui-même , et sa
critique du mariage pour tous s’inscrit dans le cœur doctrinal de la théorie du
genre en affirmant qu’il n’est pas nécessaire d’« occuper la norme dominante
pour produire une subversion interne de ses termes [occupy the dominant
27
norm in order to produce internal subversion of its terms] ».
De fait, l’antiformalisme des gender n’a rien d’anecdotique. C’est une
critique déjà présente dans les années 1950 et 1960, qui renoue donc avec le
grief originaire adressé à la Modernité. Ce blâme fait aux Modernes –
entendons ici la génération qui a participé de près ou de loin au périple
structural et poststructural – appartient de part en part à leur histoire : c’est un
reproche émanant tant de l’intelligentsia communiste stalinienne ou
poststalinienne que de la sphère sartrienne de cette période. Cette critique
associait déjà le formalisme à une pensée conservatrice, nourrie par les
polémiques de cette période jusqu’aux offensives antistructuralistes
réanimées de manière symptomatique en Mai 68, et dont l’illustration la plus
célèbre fut le slogan si souvent cité « Les structures ne descendent pas dans
28
la rue » . D’ailleurs, l’exemple de Claude Lévi-Strauss, véritable inventeur
de la révolution structurale en France, qui, tout en plaçant ses premiers
travaux sous l’influence de Marx et de Rousseau, fut un réactionnaire
29
exemplaire comme l’a bien noté Butler , pourrait valider ces griefs. Du
moins en apparence, car n’est-ce pas tout le génie des Modernes d’avoir
réussi à reconfigurer un paradigme potentiellement conservateur, comme
celui de « structure », en une entreprise de subversion considérable ?
Judith Butler, elle, a parfois nuancé sa critique à l’égard du formalisme
moderne, en le sauvant partiellement de l’impasse historique où son déficit
politique avait pu le conduire. Et cela à l’aide d’une re-politisation par les
cultural studies ou des études postcoloniales, au travers de sa traduction
30
culturelle (cultural translation) épargnant la French Theory. La critique du
formalisme de la Modernité prend plus de virulence lorsqu’elle est reprise par
le discours queer français, moins conciliateur que celui de Judith Butler, et
plus au fait des détails de la microhistoire hexagonale, comme c’est le cas,
31
par exemple, des interventions de Sam (Marie-Hélène) Bourcier . Son
propos est une violente et intéressante entreprise de déconstruction de la
Modernité française assimilée à un discours élitiste, esthétisant, véhiculant,
via Lacan, Barthes ou Deleuze, des topos romantiques, machistes et
32
essentialisants . La violence du propos de Sam (Marie-Hélène) Bourcier
clarifie bien des choses, elle met au jour l’opposition massive entre les
Modernes et les gender, même si c’est au prix de simplifications hâtives, par
exemple dans sa valorisation trop étroitement militante des « cultures
33
subordonnées », y compris celles des magazines féminins ou pour jeunes
34
adolescentes , oubliant qu’au cœur de l’entreprise sémiologique il y eut la
constitution, dans les années 1960, du concept de culture de masse au
35
détriment précisément de ce qu’il est convenu d’appeler la culture élitiste .
Que l’aventure structuraliste à laquelle ont participé chacun à sa manière
Deleuze, Lacan, Barthes, Althusser, et le premier Foucault, ait été un
« romantisme » a quelque chose au premier abord d’ironiquement paradoxal.
Ce sera, en tout cas, l’un des enjeux de ce livre d’interroger cette accusation
de « romantisme » que même le dernier Foucault subira de manière posthume
de la part de Judith Butler : « En réalité, [Michel Foucault] semble avoir une
vision romantique de son monde [celui de l’hermaphrodite Herculine
Barbin] », écrit-elle, parlant même de « l’appropriation romantique » par
36
Foucault du texte de l’hermaphrodite . Mais c’est aussi Lacan qui se voit
taxé de romantisme du fait de l’importance donnée à la fonction du
Symbolique et de la Loi, dans une dimension qui rejoint une forme
d’impossible : « Mais il semble bien y avoir dans le récit lacanien un
enjolivement romantique, ou même une idéalisation religieuse de “l’échec”,
de l’humilité et de la limitation avant la Loi, qui rend ce récit
37
idéologiquement suspect . »
Il faudra alors comprendre ce que cache et désigne cette appellation
« infamante », et de quoi elle est le synonyme : un nihilisme européen tout
simplement ? À moins que cette question du « romantisme » français projetée
par Butler sur les théoriciens français ne soit une obsession américaine
comme l’attestent tant d’écrits d’intellectuels américains, par exemple
Stanley Cavell dans Qu’est-ce que la philosophie américaine ? où le mot
revient sans cesse comme une clef historique ou un fruit défendu. Le
caractère récurrent, oblique, totalisant, du stigmate désigne bien ce que nous
avons commencé d’esquisser, à savoir la violence de l’altérité culturelle.

NEUTRE ET « NEUTRAL »

Pour illustrer très concrètement ce différend, on remarquera que si le


« neutre » (le neutral) est présent dans le lexique queer, c’est à une tout autre
place que dans la pensée du Neutre. Dans la pensée du Neutre, l’opposition
masculin/féminin est suspendue par le Neutre, et celui-ci intervient comme
un terme tiers qui est donc un opérateur. Le Neutre est ce qui ouvre, à
l’intérieur d’une structure binaire, un espace supplémentaire d’où annuler
l’opposition qui la constitue, par exemple celle du masculin et du féminin,
c’est-à-dire la différence sexuelle. Chez les gender, la binarité
masculin/féminin est rejetée à partir d’une prolifération en principe sans
limites des possibilités de genres dans laquelle le « neutral » n’est qu’un cas
parmi d’autres. Le terme neutral n’apparaît qu’en addition au flot
d’assignations dont ce discours est friand, à commencer par la suite
LGBTQI… (lesbienne, gay, bi, trans, queer, intersexe…) : le genre
« neutral » s’ajoute aux autres, réalisant ainsi le programme d’extension
38
maximale du « spectre des genres [gender spectrum] », de contestation des
39
limites et bons usages du genre , d’ouverture du champ des possibles en
40
matière de genre … Le neutral est un terme qui, comme les autres,
augmente les multiplicités, et permet à ce qui est exclu par la norme
41
hétérosexuelle d’accéder à une visibilité, un nom et une légitimité . Cette
extension du spectre des genres ouvre à une déconstruction globale des
identités sexuées grandissant de manière exponentielle à partir de
dynamiques nouvelles, aléatoires et ouvertes issues des corps et de leurs
pratiques. Mais pour autant le neutral, alors, ne fait donc que s’ajouter, par sa
première lettre « N », à la série LGBTQI… Dans la plupart des contestations
des normes sexuées qui organisent la vie sociale, que ce soit par la répartition
genrée de l’usage des toilettes publiques ou bien sur le plan de l’état civil, il
s’agit d’ajouter une troisième (ou parfois quatrième, cinquième) nomination
(unisex, all-gender, gender neutral, questioning, asexual, pansexual) aux
catégories existantes.
Pour le Neutre, le sens – c’est-à-dire en fait le sens commun – naît des
oppositions linguistiques de type binaire, dont l’opposition masculin/féminin
est une illustration exemplaire, et c’est dans le langage et du langage même
que la pensée du Neutre vise alors à obtenir un hors-sens, une exemption du
sens (Barthes) ou une autre logique du sens (Deleuze), un désœuvrement
(Blanchot), une différance (Derrida) : une forme de vide, tout à l’inverse de la
prolifération verbale qui agite le discours LGBT. Le Neutre permet
d’atteindre à une sorte de silence du genre. Le Neutre, c’est donc ce degré
zéro du sens où un signe – un signe neutre – marque une absence, un défaut
essentiel, une carence, en se définissant comme étant ni masculin ni féminin,
ni l’un ni l’autre, neuter, selon son étymologie latine. C’est l’occasion de
remarquer que, quels que soient leurs rapports ambigus à l’égard du
structuralisme, tous les Modernes ont intériorisé à un moment décisif la
structure binaire du signe linguistique, mais en s’imposant d’y ajouter l’écart,
le supplément qui détient la possibilité d’un vide déréglant la binarité : c’est
« le degré zéro » emprunté par Barthes au linguiste danois Viggo Brøndal,
c’est le signifiant flottant découvert un peu plus tard par Deleuze et Derrida
chez Claude Lévi-Strauss.
Le Neutre ainsi, au contraire du neutral, ne peut s’ajouter à d’autres
particularismes, comme une minorité s’ajoute à d’autres minorités, puisqu’il
les abolit tous et toutes. L’activisme nominatif des LGBT contraste ainsi
violemment avec le silence du Neutre tel qu’ont tenté de l’inventer dans une
forme d’utopie politique et spéculative Maurice Blanchot, Roland Barthes ou
Gilles Deleuze. Il s’agit de parvenir, comme l’explique ce dernier, à des
formes d’expression « presque impossibles », comme la dénégation,
dénégation perverse, la suspension du sens (l’épochè), la parole du bègue, le
geste du gaucher, une forme d’aphasie, une sorte de point zéro de
42 43
l’expression , une suspension de « la structure attributive du langage »… Il
ne s’agit jamais d’aspirer à une extension du paradigme masculin/féminin par
la prolifération des noms, mais d’accéder précisément à l’absence de la
44
nomination et d’une certaine façon à un Innommable. Tout l’effort du
Neutre est de lever la barre qui sépare et oppose le masculin du féminin, de
45
suspendre le « trait séparateur ».
Le rôle structural du Neutre, déjouant la dualité paradigmatique qui est au
cœur du langage, n’est pas seulement barthésien comme la formule du
« degré zéro » peut le faire penser. Il est tout aussi deleuzien comme cela
46
apparaît dans Logique du sens , ou blanchotien et même derridien. On
mesure là l’ampleur du projet déconstructeur que le formalisme est en mesure
de déployer à travers un outil comme la structure et l’ordre symbolique
qu’elle fonde, par opposition au sociologisme qui imprègne la théorie du
genre.
Pourtant, avec Butler, le concept de genre n’est pas une notion
simplement pragmatique, c’est aussi une catégorie dialectique. Le genre ne
remplace pas la notion de sexe comme son simple substitut – le social prenant
le relais du biologique – car, si c’était le cas, il ne modifierait en rien le
fonctionnement normatif de la société et des assignations identitaires. Le
genre s’inscrit dans une dynamique singulière, puisque, quoique le corps soit
« genré » par une assignation sociale, il ne cesse de s’ouvrir à d’autres
possibles à partir de ses pratiques sexuelles ou asexuelles. Le genre, ainsi
déconstruit, remet en cause ce que Butler appelle des « inférences triviales
[plain inferences] ». C’est essentiellement à partir des travaux d’Esther
Newton que Butler met en évidence les écarts entre les identités érotiques, les
rôles érotiques et les actes érotiques, permettant de corriger les stéréotypes de
genre. Cette stylisation – terme emprunté au dernier Foucault – a pu elle-
même être mise en question par les problèmes que soulève le concept
d’orientation sexuelle : le risque d’une fixité, d’une réification, empêchant
ainsi cette « fluidification » extrême des identités vers laquelle les gender
studies sont tournées. La notion d’orientation sexuelle est finalement sauvée
par Butler de ces critiques, formulées notamment par l’intellectuelle et
47
activiste bell hooks dans son livre majeur From Margin to Center , puisque
« les orientations sont elles-mêmes rarement, pour ne pas dire jamais, fixes
48
[orientations themselves are rarely, if ever, fixed] ».
Mais cette tension conceptuelle entre la notion de genre et celle
d’orientation sexuelle complique singulièrement les catégories. Quel est le
statut du « trans » – T –, s’il ne doit pas être une assignation identitaire
équivalente à celle d’« homme » (Assigned Male at Birth, AMAB) ou de
« femme » (AFAB) ? On retrouve la même difficulté dans la position
d’« intrus » (au sens que ce terme peut avoir dans les tests de logique
élémentaire) de cette lettre « T » qui désigne les transsexuels dans la suite
LGBT, car une telle « catégorie » est hétérogène par rapport à celles qui
précèdent et qui ne concernent a priori que des « orientations sexuelles » :
lesbiennes, gays, bisexuels…

SENS ET SOCIÉTÉ

Par ces oppositions entre le Neutre et les gender, on ne devine pas


seulement deux théories, deux épistémologies et sans doute deux cultures qui
s’affrontent mais bien deux ordres, au sens pascalien du terme. L’ordre
symbolique d’un côté, l’ordre social de l’autre, même si ceux-ci peuvent se
croiser, se frôler, voire communiquer. Ainsi, dans le S/Z de Barthes, c’est
bien la société – et la société à un moment de toute-puissance, celle de
Balzac – qui est contaminée par le Neutre de la castration, mais celui-ci
n’émane pas des agencements sociaux, des ruptures sociétales de groupes
minoritaires. S’il y a Neutre, ce ne peut être qu’à partir de la structure la plus
profonde, celle que gouverne l’ordre symbolique où le sexe s’ordonne à du
symbole, et où l’être ne se révèle que comme être parlant.
Réciproquement, la théorie du genre désorganise l’ordre symbolique, mais
son activisme ne suppose aucunement une autonomie de cet ordre
symbolique. D’ailleurs, celui-ci est souvent confondu avec de simples
processus culturels très variables, et profondément relatifs. Pour l’approche
des gender, l’Œdipe, le phallus, l’inceste… relèvent de l’histoire culturelle
des sociétés et n’ont pas de fonction constitutive d’un sujet tel que les
Modernes l’ont envisagé. Tout part, pour la théorie du genre, du
fonctionnement social et de ses dysfonctionnements : dysfonctionnements
liés aléatoirement au processus social lui-même, à ses ratés et ses échecs, et à
l’activisme minoritaire.
Le Neutre s’est apparemment installé à la marge du monde, dans des
pensées du dehors, pour reprendre l’expression de Foucault, le Foucault
blanchotien, dans le clair-obscur des non-lieux, ceux de l’écriture. Le Neutre
évite toute lumière comme s’il était interdit de visibilité ou qu’il avait
compris « la folie du jour ». Deleuze, dans Logique du sens, ne cesse
d’éloigner le Neutre de l’univers empirique. Nous sommes dans l’inefficace,
49
l’impossible, le stérile, dans l’univers des incorporels . Le Neutre est un
événement d’idée, indifférent aux effectuations factuelles. Deleuze, plus que
50
tous les autres, insiste sur le fait que le lieu du Neutre est le spéculatif ,
permettant d’accéder à l’absence ou la suspension de signification, ouvrant au
51
« ni vrai ni faux ».
Ainsi, les penseurs du Neutre assument le fait que le Neutre ne déborde
52
sur aucune « réalité tangible ». Chez Sade, qui pour Barthes, comme Lewis
Carroll pour Deleuze, nous introduit au Neutre, c’est le signe qui fait loi. Il
s’agit de faire « concevoir l’inconcevable, c’est-à-dire de ne rien laisser en
53
dehors de la parole et de ne concéder au monde aucun ineffable ». On
comprend mieux une certaine pertinence des critiques issues des gender, et
nettement formulées par Sam (Marie-Hélène) Bourcier, sur l’esthétisme,
l’élitisme, l’hermétisme des années 1960 et 1970. Et pourtant il faut
surmonter ces oppositions convenues puisque la Modernité n’a cessé de
prétendre abolir tout dualisme par un monisme qui a donné au langage,
comme pure structure, une régence absolue sur l’apparente multiplicité du
réel. De sorte que cette Modernité a pu prétendre tenir ensemble le monde
dans sa structure symbolique comme dans les enveloppes sociales sous
lesquelles il se donne.
Ainsi Lacan met-il au jour « la fonction sociologique du phallus », ainsi
montre-t-il que cette fonction s’inscrit pleinement dans « l’échange social »,
et met-il en évidence le lien nécessaire qui noue la loi de la castration
gouvernant la fonction du phallus et ce qu’il appelle « la société
54
socialisée ». Sans une telle articulation du Symbolique au social, le Neutre
du castrat Zambinella chez Barthes ne pourrait pas contaminer l’économie du
capitalisme naissant de l’univers de la Restauration décrit par Balzac,
économie spéculative, et en cela profondément libidinale. Il n’est nullement
indifférent pour la pensée du Neutre que la loi de l’ordre symbolique la plus
fondamentale et la plus formalisée soit la loi de la prohibition de l’inceste, et
qu’à son propos Claude Lévi-Strauss puisse écrire de manière lumineuse :
« La prohibition de l’inceste fonde ainsi la société humaine, et, en ce sens,
55
elle est la société . » Ainsi pourrait-on dire que la pensée du Neutre, tout en
étant pensée du dehors, de l’exemption du sens, du vide, est elle aussi
pleinement sociologique au sens de Lacan, dans sa racine même.
Il y a donc un intraduisible essentiel entre le discours des Modernes
français et celui des gender dont les objets sont pourtant parfois si proches, et
qui introduit une série de chicanes, d’obstructions, d’écueils,
d’achoppements. Notre propos dans la première partie de ce livre est de
comprendre la subtilité de cet intraduisible, y compris chez les intercesseurs
qui auraient pu permettre une forme de communication.

GAYLE RUBIN, UNE AUTRE HISTOIRE

L’insistance avec laquelle Butler discute le formalisme des Modernes,


celui de Lacan et de Lévi-Strauss, autour de l’inceste, du phallus et de
l’échange des femmes hantant la socialité de la domination masculine,
montre que l’intraduisible aurait pu être évité. À moins que ce ne soit
l’inverse, et que l’obstination de Butler à tourner autour de la question de
l’ordre symbolique ne soit le symptôme de la disjonction entre les deux
mondes, le nouveau et l’ancien.
À la chronologie capricieuse de l’émergence du mot « genre », il nous faut
alors ajouter une nouvelle date, 1975. Certains considèrent ce millésime
comme celui de la véritable naissance de la théorie du genre avec la parution
d’un article, « The Traffic in Women : Notes on the “Political Economy” of
Sex », de Gayle Rubin, anthropologue, activiste queer, lesbienne, grande
56
amie de Michel Foucault avec lequel elle partage un même tropisme S/M ,
adoubée comme précurseure grâce aussi à la traduction française du titre de
son article qui y ajoute opportunément le mot « genre » absent de l’original :
« L’économie politique du sexe. Transactions sur les femmes et systèmes de
57
sexe/genre ». Le passionnant article de Rubin ouvrait le mot « genre » à une
tout autre source que la source sociologique revendiquée par Butler puisque
c’est tout d’abord au Marx hégélien des Principes d’une critique de
l’économie politique (1857-1858) qu’elle se réfère. Le mot « genre » n’y est
pas pensé comme construction selon les schémas d’un pragmatisme social,
mais comme « production » au sens de Marx, comme « imposition de fins
58
sociales sur une partie du monde naturel », comme lieu de corrélations entre
59
les rapports de production et les nouveaux objets qu’ils mettent au jour , où
le genre est une division des sexes socialement imposée et « est le produit
des rapports sociaux de sexualité [it is a product of the social relations of
60
sexuality] ». Les systèmes de parenté reposant sur le mariage transforment
61
donc « des mâles et des femelles en hommes et en femmes ».
L’antinaturalisme de Rubin n’est pas celui de Butler, il n’a rien de
constructionniste – c’est-à-dire se référant à l’axiome que toute réalité est
relative aux normes qu’élabore et construit le socius –, il repose sur une
anthropologie hégéliano-marxiste qui pose que les besoins humains « ne sont
presque jamais satisfaits de manière naturelle [ever satisfied in any natural
62
form] ». Le fait de se donner une base anthropologique (et non sociétale)
amène Gayle Rubin à trouver chez Lévi-Strauss et Lacan, faute qu’elles
soient chez Marx ou Engels, les catégories spécifiques (le tabou de l’inceste,
l’échange des femmes, la fonction du phallus, la parenté) susceptibles de
décrire le patriarcat comme système de production, et non comme un simple
« fait social ».
L’approche de Gayle Rubin se révèle alors tout à fait singulière. Elle n’est
en effet nullement effrayée – comme le sont les tenants actuels des gender –
par l’apparent phallocentrisme qui sous-tend les hypothèses de Lévi-Strauss
et de Lacan, mais elle perçoit au contraire dans la radicalité de leurs analyses
une profondeur épistémologique susceptible de donner à une théorie du genre
à venir des instruments puissants de compréhension. Si la fonction du phallus
ou l’échange des femmes constituent un « obscurcissement
[an obfuscation] » dès lors qu’on les présente comme une nécessité
anthropologique, ils deviennent extrêmement éclairants si on les limite à être
une description permettant de comprendre la persistance, la profondeur,
l’universalité de la domination masculine. « Ils servent à nous rappeler le
caractère intraitable et l’extrême ampleur de ce que nous combattons et leurs
analyses fournissent les cartes préliminaires de la machinerie sociale que
63
nous devons réorganiser . »
Ce que Gayle Rubin comprend, c’est que le lien extrêmement profond
entre l’ordre social et l’ordre symbolique passe par leur spécificité relative.
C’est l’objet que l’on veut appréhender, ici donc le système genre/sexe, qui
permet d’en penser l’articulation sans jamais les confondre. Pour comprendre
les processus de domination, il faut « isoler le sexe et le genre comme mode
64
de production [isolate sex and gender from mode of production] ». Comme
nous le verrons, cette stratégie est féconde et, par exemple, c’est par Lacan
qu’elle peut mettre au jour la position spécifique de la petite fille dans le
renoncement à la mère, et faire de la question lesbienne une question
originaire et non pas relative ou secondaire.
Et pourtant cette voie – qui donc est pionnière –, par où la question du
genre est pensée à partir de Marx et des instruments du structuralisme
classique, n’est pas celle qui va s’imposer. L’archive historique de cette
défaite est à ce titre fascinante puisque, près de vingt ans après la parution de
« The Traffic in Women », c’est à l’occasion d’un dialogue avec Judith
Butler en août 1994, qui commémore l’événement sous le titre anniversaire
de « Sexual Traffic », que Gayle Rubin remet symboliquement à Butler le
sceptre qui doit la faire régner sur les études de genre. Leur dialogue se
termine sur ces mots de Rubin : « I think I will leave any further comments on
65
gender to you, in your capacity as the reigning “Queen” of Gender ! » Il
n’y a pas seulement par le mot Queen un jeu avec l’argot queer, mais une
réelle cérémonie d’adoubement, d’autant que Gayle Rubin se rallie aux
positions de Butler comme si elle avait oublié les siennes et, mieux encore,
comme si elle ne comprenait plus le discours qu’elle avait si brillamment
élaboré vingt ans plus tôt. Si elle reconstitue parfaitement son rapport à Marx
(« There was no room in their approach to specifically address gender
66
oppression »), elle ne comprend plus rien à Lacan : « But there is something
about the particular intractability of what is called the symbolic that I don’t
67
understand . » Ainsi l’arme décisive susceptible de nous rappeler
« le caractère intraitable » de l’oppression masculine – la fonction symbolique
du Phallus – est devenue aussi obscure que si elle avait été nommée dans une
langue morte. L’ensemble du dialogue obéit à la même logique amnésique,
amnésie de la possibilité de penser le social à partir du symbolique, et de
dévoiler le mode de production du genre comme déterminé par la grande loi
68
du tabou de l’inceste qui le constitue comme un ordre particulier . Il y a
peut-être, de la part de Rubin, une forme de renoncement maternel à penser
face à l’éclat de la jeune « reine » Butler, mais il y a surtout qu’une
épistémologie ne peut être soutenue longtemps par une voix isolée si elle
reste sans relais. Le nouveau contexte culturel – passage des années 1970 aux
années 1990 – a pu transformer la pensée lacanienne de produit d’importation
en a curious American construction, de sorte que Gayle Rubin en perde son
français. D’ailleurs, Butler, dans Gender Trouble, tout en lui rendant
hommage, écarte Gayle Rubin sans ménagement sous prétexte que celle-ci
ferait du sexe une réalité distincte et préexistante à la norme et qu’elle
69
maintiendrait donc une distinction sexe/genre .

BOURDIEU

Dans cette généalogie des possibles, il faut faire une place à l’autre point
de vue. Non plus le point de vue américain, mais le point de vue français. Et
cette place, c’est celle qu’aurait pu occuper Pierre Bourdieu, souvent cité
dans les enquêtes de genre, mais qui n’a pas pu être un véritable intercesseur.
La Domination masculine, paru à une date sensible, 1998, qui aurait pu
idéalement faire de lui le grand médiateur entre la révolution théorique de la
Modernité européenne et la révolution queer aux États-Unis, est au contraire
une critique parfois hautaine de la théorie du genre. Ainsi Bourdieu place-t-il
en symétrie les postures essentialisantes et les « happenings » ou « parodic
performances » chères, écrit-il dans une formule condescendante, à Judith
70
Butler . Il critique l’ensemble de l’appareillage théorique butlérien autour du
performatif, de la resignification…, comme si la théorie du genre accordait
trop de crédit aux faits de langage. Butler, d’ailleurs, tout en validant les
explications « prometteuses » de Bourdieu, notera le caractère
« conservateur » de sa conception du pouvoir qui demeure verticale et
71
purement déterministe .
Il est vrai que Bourdieu critique à peu près tout le monde dans
La Domination masculine, par exemple le Foucault de l’Histoire de la
sexualité qui, en opposant frontalement la sexualité antique et la sexualité
72
moderne , pécherait par trop d’historicisme, ou encore la psychanalyse, à qui
il impute étrangement l’idée que la différence sexuelle serait inscrite dans la
73
nature . Ce jeu où tout le monde est renvoyé dos à dos est révélateur de ce
que le penseur de la « violence symbolique » ne mesure pas les enjeux
conjoncturels propres à la question de la différence sexuelle en cette fin de
e
XX siècle, et ne peut jouer un rôle décisif entre la Modernité française en voie
d’effacement à la fin des années 1980 et l’explosion théorique qui se
développe cette même décennie aux États-Unis.
Plutôt que de « différence sexuelle », il parle d’ailleurs de « division
sexuelle » qu’il renvoie à une sorte de nuit des temps qui certes est
« une fausse éternité » produite elle-même par des mécanismes historiques,
mais qui néanmoins constitue un « invariant » dont il faut simplement
74
dévoiler le caractère historique . L’essentiel du matériau sociologique utilisé
par Bourdieu est puisé dans une étude déjà très ancienne sur les Berbères de
Kabylie où il pense trouver un modèle de laboratoire de ce qu’il appelle, sur
75
une base épistémologique douteuse, « l’inconscient androcentrique », où
donc la culture kabyle est une simple variante de la culture occidentale, y
76
compris du Bloomsbury de Virginia Woolf . En tout cas, ni cette dernière ni
la société kabyle ne lui fournissent la clef permettant de penser au présent ce
que la question du genre peut apporter de trouble dans les descriptions
sociologiques extraordinairement manichéennes et prévisibles qu’il propose,
artefacts construits sur un modèle naturaliste de la « tranche de vie »,
dépourvus de la moindre fantasmagorie sociale que Marx, Walter Benjamin,
Georg Simmel ou Jean Baudrillard ont, eux, su si bien dévoiler.
L’anachronisme du matériau sociologique par rapport à ces enjeux
proprement contemporains a été très sévèrement reproché à Bourdieu au
77
point de discréditer pour beaucoup l’ensemble du propos . L’inactualité du
discours de Bourdieu s’atteste aussi par son peu d’intérêt pour les travaux
qui, dans son propre champ d’études, ont introduit une réflexion sur
« les idéologies du sexe » comme ceux de Nicole-Claude Mathieu, qui
questionne le doublet genre/sexe, remettant en cause le discours sociologique
78
lui-même comme véhicule peu vigilant des catégories de genre . Il est
significatif, par exemple, de le voir citer « The Traffic in Women » de Gayle
79
Rubin en note pour dire simplement qu’il n’en parlera pas . Et puis il y a
plus étrange, quand Bourdieu prétend qu’on « ne rencontre pratiquement pas
80
de mythes justificateurs de la hiérarchie sexuelle » qui se résumeraient
selon lui au « mythe de la naissance de l’orge » (sic !) et une légende kabyle
81
qu’il nous conte un peu plus loin , semblant oublier la scène fondatrice de la
Genèse (II, 22-23) qui fait naître Ève de la côte d’Adam et qui est le mythe
82
par excellence de cette hiérarchie bien vu par Lacan .
Mais rien n’atteste mieux le décalage de Bourdieu avec l’époque que
l’épilogue de son livre donnant à « l’amour » – loin des grandes théories de
l’amour proposées par Lacan, Derrida ou Barthes – une fonction rédemptrice
83
à la théodicée hétérosexuelle de la division sexuelle :

Mais [l’amour] existe assez, malgré tout, surtout chez les femmes,
pour être institué en norme, ou en idéal pratique, digne d’être
poursuivi pour lui-même et pour les expériences d’exception qu’il
procure […] Fondée sur une mise en suspens de la lutte pour le
pouvoir symbolique que suscitent la quête de la reconnaissance et
la tentation corrélative de dominer, la reconnaissance mutuelle par
laquelle chacun se reconnaît dans un autre qu’il reconnaît comme
un autre lui-même et qui le reconnaît aussi comme tel peut
conduire, dans sa parfaite réflexivité, au-delà de l’alternative de
l’égoïsme et de l’altruisme et même de la distinction du sujet et de
l’objet, jusqu’à l’état de fusion et de communion, souvent évoqué
dans des métaphores proches de celles de la mystique, où deux
84
êtres peuvent « se perdre l’un dans l’autre » sans se perdre .

Sans doute Bourdieu mériterait-il alors les moqueries que Gayle Rubin
avait déjà adressées à Claude Lévi-Strauss pour une sérénade fleur bleue du
même genre, où elle mettait en évidence l’escroquerie idéologique (one of the
greatest rip-offs of all time) dont se nourrit ce sentimentalisme d’autant plus
embarrassant ici que Bourdieu assigne « les femmes » comme gardiennes de
85
la norme propre à l’aliénation conjugale .
Paradoxe donc qui veut que le mot le plus simple à traduire en français
(et du français) gender/genre soit précisément un intraduisible fondamental.
On sait en effet que le mot gender lui-même – comme le mot gay – vient du
français, de l’ancien français *gendre (sorte, type, sexe), devenu en français
moderne genre, lui-même issu du latin genus qui signifie race, extraction, ou
espèce.

LE POINT DE CONVERGENCE

Bourcier, qui a lu Barthes et Deleuze, est extrêmement sensible au divorce


entre le pragmatisme socioculturel de Butler et le formalisme des
86
Modernes . Il/elle note qu’en analysant, dans son Sade, Fourier, Loyola
(1971), la pornographie sadienne comme une grammaire des corps, comme
dispositif renvoyant la sexualité à des codes et des combinatoires, Barthes
anticipe sur la pensée queer et les porn studies. Les échanges des rôles
sexuels des sujets sadiens formalisés par Barthes annoncent, selon Bourcier,
87
le lexique « BDSM », et son pivot essentiel, le switch, à savoir la
permutation perpétuelle des fonctions et des identités sexuelles propice à la
88
déconstruction du genre . Tel est le point de convergence entre les gender et
la pensée française des années 1960-1970, et qui implique aussi Deleuze,
89
lecteur de Sacher-Masoch . Sade et Sacher-Masoch construisent un univers
presque parfait de nouvelles surfaces corporelles, ouvrant le corps à des
opérations inédites, que ce soit dans une nouvelle topologie des
orifices/organes sexuels qui cesse avec Sade d’être commandée par le genre,
ou bien, avec Sacher-Masoch, dans le fétichisme du rituel masochiste, où le
phallus androcentrique se résorbe dans les images du Phallus maternel dont
le corps du bourreau féminin est doté : fouet, talon aiguille, ongles,
90
martinet … Sacher-Masoch comme Sade autorisent une dé-naturalisation
des oppositions de genre qui s’apparente aux processus décrits par les gender.
De ce point de vue d’ailleurs, l’écriture perverse est plus inventive que la
plupart des feuilletons queer contemporains.
Pourtant, ce rapprochement entre les esthétiques du Neutre et la politique
du genre se heurte à un obstacle décisif : la non-performativité des nouvelles
corporéités inventées par le Neutre, l’absence d’efficacité pragmatique de ces
images. Le performatif désigne ces actes de langage (speech act) où les
énoncés ne se contentent pas de décrire la réalité mais la modifient. Or, les
agencements produits par le Neutre ne sont pas performatifs au sens
butlérien. Ils ne modifient rien, et ne visent pas cette performativité qui joue
un rôle si essentiel dans la théorie du genre pour qui les individus sont
construits par des énoncés sociaux qui « performent » leur identité
91
(masculin/féminin) et les normes de leurs rapports .
Tout se déroule chez Deleuze ou Barthes dans un univers ritualisé, un
empire des signes, événement neutre inscrit dans la pure logique du sens qui
92
n’existe pas hors de la proposition qui l’exprime , intraduisible dans le
langage ordinaire de la collectivité – le fameux langage ordinaire de la
philosophie analytique qui inspire Butler –, soumis à la seule souveraineté de
l’écriture, sans monde extérieur à convertir, et où le seul projet semble être
celui d’une fascination.
Mais le formalisme rate un autre aspect de la performativité, celui d’une
modification de soi-même que le drag queen par exemple produit pour le
93
témoin de la parodie comme pour lui-même . Ratage par lequel Barthes peut
maintenir le secret sur lui-même, et préserver ce que Bourcier appelle, dans le
94
jargon LGBT, « le placard », c’est-à-dire la dissimulation de son
homosexualité : « L’abolition du sujet qu’il [Barthes] décèle dans la vie au
château [sadien] lui permet d’éviter de parler de et de concevoir son
orientation sexuelle (“homosexuelle”), prisonnier qu’il est du discours
95
straight sur celle-ci . » Deleuze n’échappe pas au blâme, lui qui, comme
Barthes, éjecte « quelque type que ce soit de performativité » de son
96
discours . Le formalisme du Neutre n’est que l’alibi pour esquiver une
visibilité sociale dérangeante qui est au cœur de l’entreprise LGBT, où la
dimension pragmatique de la performativité, tant par le recours à des
schémas psychologiques comportementalistes classiques qu’avec le coming
out, illustre la nécessité politique d’un activisme social.
Comme contrainte d’aveu, le coming out semble contredire la fonction
libératrice du trouble dans le genre et l’un de ses impératifs émancipateurs, le
gender fucking, le fait de « niquer son genre » qui vaut aussi pour
l’orientation sexuelle. Pourtant, cette contradiction est levée – comme
souvent dans les discours minoritaires – par une accentuation de la contrainte
elle-même qui se révèle libératrice. Le coming out n’est pas une déclaration
d’identité ordinaire parce qu’il possède un double tour d’écrou. Le premier
est purement social : la visibilité qu’il crée a pour fonction de modifier la
perception de l’homosexualité en faisant progresser son acceptabilité sur le
modèle du combat des Noirs des années 1960-1970. Il agit à l’encontre du
goût du secret propre à l’élitisme du monde homosexuel traditionnel, et porte
en cela une fonction politique. Le second rouage du coming out est plus
subtil, c’est lui qui prémunit du risque de se figer dans une assignation. La
performativité du coming out par lequel le sujet s’identifie comme gay ou
lesbienne libère la parole de celui qui l’a prononcé, et l’ouvre à la multiplicité
de ses pratiques réelles, à une prolifération de nouvelles identités, de
nouveaux rôles sexuels, de resignification des catégories stigmatisantes, et se
97
constitue en un « deuxième coming out », sorte de mise en abyme du
premier, où l’aveu apparaît alors comme une figure en spirale ou en
extension.
Le premier rouage possède pourtant une fonction capitale, c’est une arme
militante de l’activisme LGBT, et dont l’un des horizons est l’outing, la
dénonciation. Personne n’est épargné dans cette quête du résultat qu’exige la
performativité prise dans une épistémologie comportementaliste. Ainsi,
Judith Butler, comme Bourcier pour Barthes et Deleuze, explique les
errements de Michel Foucault par ses dérobades. Il est celui « qui s’est
toujours refusé à se confesser dans son propre travail ([Foucault] has always
98
resisted the confessionnal moment in his own work) ». Nous aborderons
plus tard les raisons du discrédit que Butler lui inflige ici, mais la réalité des
reproches est de toute façon discutable puisque Foucault a fait état
99
publiquement de son homosexualité et qu’il fut l’un des premiers à parler
100
du coming out en France . L’important pour le moment est ailleurs. Il se
situe dans les connotations multiples que véhicule le coming out.
Connotations religieuses présentes dans le vocabulaire utilisé par Butler :
« confessionnal moment », écrit-elle, comme symptôme de l’impensé puritain
d’un certain discours gender lié au tropisme protestant de la confession
publique, où le coming out fonctionne comme une nouvelle naissance (a new
101
birth), un baptême , et où le second rouage du coming out pourrait jouer le
rôle de la parousie qu’on appelle en anglais théologique le « second
102
coming ». Ces connotations sont aussi celles de la culture entrepreneuriale
qui dans l’idéologie américaine fait bon ménage avec le religieux, culture du
success, du just be yourself : c’est cela aussi le coming out. Et puis, il y a ce
voisinage entre coming out et acting out (le passage à l’acte) issu du discours
clinique américain de l’ego psychology, où Lacan voit l’effet désastreux des
thérapies comportementalistes ou gestaltistes dans lesquelles le thérapeute
103
impose des patterns de conduite au patient . Le coming out, par les effets de
scandale qu’il cherche parfois à susciter, peut prendre ainsi l’apparence d’un
acting out, avec dérapages et actes incongrus, dans lequel l’individu aspire,
dans l’extension en principe infinie de la confession à laquelle préside le
second coming out, à se faire autre, en s’exhibant dans une visibilité
maximale, par l’infinité démonstrative du classement des pratiques : butch,
104
fem, girl, dyke, queer, fag, queen …, où il est à la fois et tour à tour S/M,
leatherman, daddy, adepte ou non du fist fucking, du bondage… et la
105
lesbienne boi dyke, lipstick lesbian, dick-clit …
Au travers du coming out, on constate que la théorie du genre porte en
elle, selon l’expression de Foucault, toute une technologie de la parole –
prolifération, surabondance des nominations, des acronymes, des sigles, des
106
néologismes, des mots de code comme par exemple les safe words – dont
l’abondance virtuose contraste avec ce qu’on a nommé le silence du Neutre.
Cette opérativité proprement pragmatique qui aspire à construire une
véritable dynamique déconstructrice, prolifératrice, euphorique, ouvre ainsi
un spectre illimité de nomination (LGBTQI, etc.), « vers un futur ouvert en
plein de possibilités culturelles [to an open future of cultural
107
possibilities] », et plus précisément une prolifération de « nouveaux genres
dénaturés ».
1. Roland Barthes, Œuvres complètes [abrégé en OC pour la suite], t. V : 1977-1980, Paris, Seuil,
2002, p. 1027-1043.
2. Roland Barthes, « Sarrasine » de Balzac. Séminaires à l’École pratique des hautes études
(1967-1968 et 1968-1969), Paris, Seuil, coll. « Traces écrites », 2011, p. 195. Derrida reprendra ce
mot de « dyade », terme pythagoricien qui nomme le « deux », pour désigner la mauvaise dualité
sexuelle, dans les années 1980, dans sa série des Geschlecht (par exemple Geschlecht III, Paris,
Seuil, 2018).
3. Ibid., p. 422. Je souligne.
4. Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006 – traduction par Cynthia
Kraus de Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1999.
5. Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Éd. Amsterdam, 2016, p. 74 – traduction par Maxime
Cervulle d’Undoing Gender, New York, Routledge, 2004, p. 47, « Thus, the concept of gender
derived as it is from sociological discourse, is foreign to the discourse on sexual difference that
emerges from the lacanian and post-lacanian framework ».
6. Barthes, S/Z, in OC, t. III : 1968-1971, p. 180 (« XXXI. La réplique troublée »).
7. Ibid.
8. Cette fonction agglutinante du mot « trouble » tient parfois au zèle des traducteurs de Butler.
Ainsi lit-on, sous sa plume française, que Butler prône « ce que Foucault a nommé “une politique
du trouble” », alors qu’en réalité il s’agit de « what Foucault termed “a politics of discomfort” »
(respectivement dans Le Pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, traduit
en français par Charlotte Nordmann, Paris, Éd. Amsterdam, 2017, p. 234, et dans la version
originale, Excitable Speech : A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997, p. 161).
9. Robert J. Stoller, Sex and Gender, New York, Science House, 1968.
10. Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant. Séminaire (1971), livre XVIII,
texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 2006, p. 31.
11. Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » [1957],
in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 521.
12. « Malgré son titre, la question de Stoller n’est pas celle du genre », in Esther Newton,
o
« Closing the Gender Gap », The Women’s Review of Books, vol. 4, n 1, octobre 1986, p. 16.
Butler fait allusion à Stoller dans Trouble dans le genre (op. cit.) à propos de son expression de
« noyau dur du genre [gender core] » (p. 95).
13. John Money (1921-2006), professeur de psychologie à l’université Johns Hopkins, fonda la
Gender Identity Clinic, où il travailla sur de nombreux cas de réassignation de genre. Butler parle
de lui dans Défaire le genre, op. cit., chap. III : « Rendre justice à David ».
14. Voir par exemple sa critique de Monique Wittig autour du « langage littéraire » dans Trouble
dans le genre, op. cit., p. 234-236.
15. Gayle Rubin, l’une des pionnières des gender, dit, moqueuse, dans son dialogue avec Butler :
« But what are the sadism and masochism of which he speaks ? Are they literary genres ? »
(« Sexual Traffic », Differences : A Journal of Feminist Cultural Studies, 1994, p. 93).
16. Isabelle Alfonsi, Pour une esthétique de l’émancipation. Construire les lignées d’un art queer,
Paris, Éd. B42, coll. « Culture », 2019, citée in En attendant Nadeau, 14 janvier 2020.
17. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 29, et Gender Trouble, op. cit., p. X.
18. Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel [1947], Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
1979, p. 93-94.
19. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 29.
20. Gayle Rubin oppose les « gay and lesbian studies » aux « pretty grandiose generalizations »
de « la Théorie » (« the theory »), in « Sexual Traffic », art. cit., p. 88.
21. Jacques Derrida, « Some Statements and Truisms about Neologisms, Newisms, Postisms,
Parasitisms, and Other Small Seisms » [1987], in Derrida d’ici, Derrida de là, Paris, Galilée,
2009, p. 230-232.
22. Cette notion est notamment développée dans le dernier cours de Michel Foucault au Collège
de France, Le Courage de la vérité [1983-1984], Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études »,
2009, p. 151-152 ou 171-172.
23. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 27, et Gender Trouble, op. cit., p. IX, « if in some of
its guises, poststructuralism appears as a formalism, aloof from questions of social context and
political aim ».
24. Judith Butler (entretiens avec), Humain, inhumain. Le travail critique des normes, Paris,
Éd. Amsterdam, 2005, p. 134. Par « structuralistes », Butler fait référence à Françoise Héritier,
mais aussi au lacanisme puisque Jacques-Alain Miller est assimilé à Héritier dans une autre
intervention sur cette question (Judith Butler, Ernesto Laclau et Slavoj Žižek, Après
l’émancipation. Trois voix pour penser la gauche, Paris, Seuil, 2017, p. 186).
25. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 16, et Undoing Gender, op. cit., p. 5. Le développement
qui suit est très clair, tout en réprouvant le refus homophobe du mariage gay et lesbien, elle
conteste les normes du mariage en tant que celles-ci rendent « illisibles et non viables [illegible
and unviable] les efforts pour établir des liens de parenté qui ne soient pas fondés sur un lien
marital » (ibid.).
26. Butler, Laclau et Žižek, Après l’émancipation, op. cit., p. 220-222.
27. Ibid., p. 222. Judith Butler, Ernesto Laclau et Slavoj Žižek, Contingency, Hegemony,
Universality : Contemporary Dialogues to the Left, New York, Verso, 2000, p. 185. Elle ajoute :
« Parfois il est important de refuser ses termes, de les laisser dépérir, de le priver de leur force en
cessant de les nourrir. »
28. On connaît à ce propos la réponse de Lacan : « Je ne considère pas qu’il soit d’aucune façon
légitime d’avoir écrit que les structures ne descendent pas dans la rue, parce que, s’il y a quelque
chose que démontrent les événements de Mai, c’est précisément la descente dans la rue des
structures. Le fait qu’on l’écrive à la place même où s’est opérée cette descente dans la rue ne
prouve rien d’autre que, simplement, ce qui est très souvent, et même le plus souvent, interne à ce
qu’on appelle l’acte, c’est qu’il se méconnaît lui-même » (Bulletin de la Société française de
o
philosophie, 1969, n 3, p. 104). Intervention de Jacques Lacan à la suite de l’exposé de Michel
Foucault « Qu’est-ce qu’un auteur ? », débat avec Lucien Goldmann, Jacques Lacan, Jean
Wahl, etc. (Voir Michel Foucault, Dits et écrits [abrégé en DE pour la suite], t. I : 1954-1975,
Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 848-849.)
29. Les lois de la parenté établies par Lévi-Strauss sont pour Butler la marque de son
conservatisme. Voir Butler et Rubin, « Sexual Traffic », art. cit., p. 86.
30. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 27, et Gender Trouble, op. cit., p. VIII-IX.
31. Les premiers livres de Sam Bourcier ont été signés Marie-Hélène Bourcier, qui donc a changé
son prénom. Nous maintenons de ce fait les deux prénoms comme le fait l’Encyclopédie critique
du genre (Paris, La Découverte, 2016), par exemple p. 533.
32. Sam (M.-H.) Bourcier, Queer Zones 3. Identités, cultures et politiques, Paris, Éd. Amsterdam,
2011. Voir notamment le premier chapitre, « Modernismes et féminismes », plus précisément les
pages 31 à 70.
33. Ibid., p. 71 et sq.
34. Ibid., p. 66-70.
35. Voir par exemple, chez Roland Barthes, son Introduction à l’analyse structurale des récits
(1966) qui convoque indifféremment James Bond et Flaubert, ou les Mythologies qui traitent du
catch, de la DS, des magazines féminins ou de la publicité pour la lessive ; ou encore chez
Deleuze, plus tardivement, l’introduction de la notion de la « pop philosophie ».
36. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 200.
37. Ibid., p. 145. « But there does seem to be a romanticization or, indeed, a religious idealization
of failure, humility and limitation before the Law, which makes the Lacanian narrative
ideologically suspect » (Butler, Gender Trouble, op. cit., p. 72). Ailleurs, à propos de Lacan, elle
parle de « certaines idées romantiques de l’inconscient » : Judith Butler, La Vie psychique du
pouvoir, traduit de l’anglais par Brice Matthieussent, Paris, Léo Scheer, coll. « Non & Non »,
2002, p. 140. On retrouve le même reproche adressé à l’ensemble de la Modernité chez Sam (M.-
H.) Bourcier dans Queer Zone 3 (op. cit.) : « Comme Sade, l’artiste moderniste fait évidemment fi
de tout contrat, magnifiant cette position anarcho-individualiste romantique » (p. 51).
38. Bourcier, Queer Zone 3, op. cit., p. 73.
39. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 26.
40. Ibid., et Gender Trouble, op. cit., « to open up the field of possibility for gender » (p. VIII).
41. Ibid., p. 47.
42. Toutes ces formules apparaissent dans Logique du sens, de Gilles Deleuze (Paris, Minuit,
1969).
43. Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 567.
44. Voir l’insistance de Deleuze à donner l’infinitif comme mode du Neutre par opposition au
e
substantif (Logique du sens, op. cit., 26 série, « Du langage ») ou encore ce propos : « Du vert
comme couleur sensible ou qualité, nous distinguons le “verdoyer” comme couleur noématique ou
attribut » (ibid., p. 33).
45. Barthes, S/Z, in OC, t. III, p. 299.
e
46. Deleuze, Logique du sens, op. cit., 8 série, « De la structure », p. 63-66. Le degré zéro renvoie
aussi chez Deleuze au mot mana (Mauss et Lévi-Strauss), à l’idée d’un signifiant sans signifié ou
encore au Neutre de l’aliquid (le quelque chose) emprunté à Blanchot (L’Entretien infini, op. cit.,
p. 439-449).
47. bell hooks, Feminist Theory : From Margin to Center, Boston, South End Press, 1994.
48. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 137, notes 27 et 28, et Gender Trouble, op. cit., p.
205, notes 22 et 23.
49. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 31.
e e e
50. Voir notamment les 29 , 30 et 31 séries de Logique du sens.
51. C’est le fameux énoncé du « cercle carré » repris par Derrida comme l’un des indices de la
différance dans Marges de la philosophie (Paris, Minuit, 1972, p. 379), et du « carré rond » par
Deleuze dans Logique du sens (op. cit., p. 49).
52. Barthes, Sade, Fourier, Loyola, in OC, t. III, p. 731.
53. Ibid., p. 732.
54. Jacques Lacan, L’Angoisse. Le Séminaire (1962-1963), livre X, établi par Jacques-Alain
Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 2004, p. 105-106.
55. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, p. 29 (je souligne). Voir
le précieux commentaire qu’en fournit Lacan dans « Le discours de Rome » [1953], in Autres
écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 152.
56. Voir le clin d’œil amical de Foucault à son article « The Leather Menace : Comments on
Politics and S/M », in « Sexe, pouvoir et la politique de la liberté », DE, t. II : 1976-1988, p. 1556.
Elle est la fondatrice du premier groupe de lesbiennes S/M, intitulé « Samois » en référence à
Histoire d’O, avec Pat Califia.
57. L’article de Gayle Rubin « The Traffic in Women : Notes on the “Political Economy” of Sex »
a paru in Rayna R. Reiter (dir.), Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review
o
Press, 1975. Sa traduction : « L’économie politique du sexe », Les Cahiers du CEDREF, n 7,
1998. Traffic in women peut se traduire aussi par « traite des femmes ».
58. Rubin, « L’économie politique du sexe », art. cit., § 40.
59. Gayle Rubin se réfère à un long passage des Principes d’une critique de l’économie politique
où Marx met en évidence que le passage d’une société de propriété à une société de production
(capitaliste) fait que le travailleur « en tant que force de travail sans objet – “purement subjective”
– se trouve face aux conditions objectives de la production en tant que non-propriété, que propriété
d’autrui, que valeur pour soi, que capital » (Karl Marx, Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 323-340, plus spécialement p. 340).
60. Rubin, « L’économie politique du sexe », art. cit., § 48 (je souligne), et « The Traffic in
Women », art. cit., p. 179).
61. Ibid.
62. Ibid., § 16.
63. Ibid., § 93, « And their analyses provide preliminary charts of the social machinery we must
rearrange » (p. 198).
64. Ibid., § 106, et « The Traffic in Women », art. cit., p. 203.
65. Rubin et Butler, « Sexual Traffic », art. cit., p. 97, « Je pense que je vous laisserai le soin de
faire d’autres commentaires sur le genre, en votre qualité de “reine” du genre ».
66. Ibid., p. 63, « Il n’y avait pas de place dans son approche pour traiter spécifiquement de
l’oppression des femmes ».
67. Ibid., p. 68-69, « Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans l’irréductibilité spécifique
de ce que l’on appelle le symbolique ».
68. « I didn’t want to get entangled in a symbolic that couldn’t be socially accessed in some way »
(Je ne voulais pas m’empêtrer dans un [ordre] symbolique qui ne puisse, d’une manière ou d’une
autre, être socialement accessible) (p. 69).
69. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 171-173.
70. Pierre Bourdieu, La Domination masculine [1998], Paris, Seuil, coll. « Points », 2002, p. 8-9.
Livre précédé par un important article sous le même titre paru en 1990 dans Actes de la recherche
en sciences sociales, vol. 84, repris dans le livre.
71. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 191-198.
72. Bourdieu, La Domination masculine, op. cit., p. 141-142.
73. Ainsi oppose-t-il une ethnologie réconciliée avec l’histoire et qui pourrait donc penser la
différence entre les sexes liée non à une nature et « à des propriétés inscrites dans cette nature,
comme la différence entre les sexes selon la psychanalyse », mais à un travail de « construction
proprement historique » (ibid., p. 79).
74. Ibid., p. 14-15.
75. Ibid., p. 17. Bourdieu semble utiliser le terme d’« inconscient » de manière purement
commune et, s’il lui arrive de vouloir ridiculiser le symbolisme freudien (par exemple sur le
couteau, p. 103), il tombe dans bien plus rudimentaire en assimilant la statue à une « érection »
(p. 105). Les travaux de Bourdieu sur la Kabylie remontent au début des années 1960.
76. Ibid., p. 113.
77. Marie-Victoire Louis, « Bourdieu. Défense et illustration de la domination masculine »,
o
Les Temps modernes, n 604, mai-juin-juillet 1999.
78. Nicole-Claude Mathieu, L’Anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris,
Côté-femmes, 1991. Les travaux sont pionniers puisqu’ils commencent au tout début des années
1970. Bourdieu ne se réfère à ce livre que sur la question du consentement, et pour minimiser la
profondeur de son analyse (La Domination masculine, op. cit., p. 63).
79. Bourdieu, La Domination masculine, op. cit., p. 68-69 note 70.
80. Ibid., p. 22 note 7.
81. Ibid., p. 24-25.
82. Voir ce que Lacan dit de cette côte comme objet a dans la séance du 21 février 1968 de son
séminaire « L’acte psychanalytique » (1967-1968), livre XV (inédit).
83. Bourdieu, La Domination masculine, op. cit., p. 151.
84. Ibid.
85. « Pourquoi à cet instant ne dénonce-t-il pas ce que les systèmes de parenté font aux femmes,
au lieu de présenter l’une des plus grandes escroqueries de tous les temps comme la racine d’une
idylle amoureuse ? » (Rubin, « L’économie politique du sexe », art. cit., § 101). Gayle Rubin se
réfère à un passage des Structures élémentaires de la parenté [1949] où en effet Lévi-Strauss ne
sort de sa combinatoire structurale que pour susurrer « la ferveur et le mystère » des relations
homme/femme (Paris, Mouton et Maison des sciences de l’homme, 1967, p. 569).
86. Bourcier, « BDSM et langage », in Queer Zones 3, op. cit., p. 233-237.
87. BDSM signifie « Bondage, discipline, sado-masochisme ».
88. « A Switch is someone who participates in BDSM activities sometimes as a top and other time
as a bottom […] sometimes as a dominant and other times as a submissive. »
89. Bourcier, Queer Zones 3, op. cit., p. 236-237.
90. Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1967, p. 109.
91. Bourcier, Queer Zones 3, op. cit., p. 235.
e
92. Deleuze, Logique du sens, op. cit., 3 série de la proposition, p. 30-35.
93. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 265-266.
94. Bourcier, Queer Zones 3, op. cit., « Le placard BDSM », p. 232 et sq. Le terme de « placard »
est la traduction littérale de closet issu du langage LGBT qu’on trouve dans une série
d’expressions comme a closet queen (« une folle placardisée », ou mieux « une folle honteuse »).
Voir l’entrée très savante et très académique « Placard » dans l’Encyclopédie critique du genre,
op. cit.
95. Bourcier, Queer Zones 3, op. cit., p. 235.
96. Ibid., p. 237.
97. Ibid., p. 238. Voir aussi Pat Califia et Robin Sweeney (dir.), The Second Coming :
A Leatherdyke Reader, Los Angeles, Alyson, 1996.
98. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 209, et Gender Trouble, op. cit., p. 129.
o
99. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », Gai Pied, n 25, avril 1981, in DE, t. II, p. 982.
100. Voir notamment son interview au magazine gay Gai Pied en 1981 : « Il devrait y avoir une
inventivité propre à une situation comme la nôtre et à cette envie que les Américains appellent
coming out » (ibid., p. 986).
101. « Il faut que vous naissiez de nouveau » (Jean, III, 7).
102. La Parousie nomme la seconde venue du Christ ; venu une première fois comme messie, il
est censé venir une seconde fois comme Dieu.
103. Lacan, « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud », in Écrits,
op. cit., p. 391-399. Voir aussi « Passage à l’acte et acting out », in L’Angoisse. Le Séminaire
(1962-1963), livre X, établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien »,
2004, p. 135-153.
104. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 240. Butch signifie mec, dyke, gouine, fag, pédé.
105. Boi dyke renvoie à un corps androgyne, lipstick lesbian peut être traduit par « lesbienne
rouge-à-lèvres », c’est-à-dire une lesbienne qui adopte des attributs genrés dits féminins. Dick-clit
désigne un clitoris testostéroné.
106. Mots de sécurité permettant de mettre fin à une pratique sexuelle.
107. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 198, et Gender Trouble, op. cit., p. 119.
CHAPITRE DEUX

Histoire d’un concept : le performatif

I. Pragmatique et structure

HISTOIRE DES IDÉES / HISTOIRE DE MOTS

L’importance acquise par Judith Butler, et la fonction d’icône de son livre


Trouble dans le genre, laissent entendre que si le temps était sans doute venu
pour l’Amérique d’acquérir un leadership intellectuel, l’invention d’une
pensée permettant de fonder un nouveau royaume devait aussi s’adosser à un
passé. C’est là tout le paradoxe fécond énoncé par Butler elle-même autour
du caractère factice du francocentrisme qu’on lui attribue et dont elle joue
1
comme d’une stratégie retorse . Le livre de Butler est un savant mélange
d’influences françaises tantôt revendiquées, tantôt défigurées, ou contredites.
Il nous faut maintenant éclairer le décalage entre la pensée du Neutre et la
théorie du genre, non plus à partir des oppositions visibles entre les deux
discours, mais à partir de leur hybridation, à partir des références
apparemment communes, des contresens féconds ou stériles qui lient Butler
aux Modernes, à partir donc des ambiguïtés du discours butlérien, de sa
2
sensibilité épidermique à l’américanophobie de certains Modernes , d’un
certain esprit de rivalité qui anime son propos.
L’élément qui servira de fil rouge sera un concept essentiel aux gender, le
concept de performatif, véritable trésor épistémologique car il est
typiquement un témoin archéologique – comme peuvent l’être, dans les sous-
sols de la Terre, les os ou les dents des hominidés – du croisement et des
oppositions entre l’épistémologie issue de la tradition pragmatique anglo-
saxonne et la tradition structuraliste française. Ce concept est dans les textes
de Judith Butler le concept symptôme de tout ce qui fonctionne et
dysfonctionne dans la rencontre entre la théorie du genre et la Modernité
européenne. Ce concept sera donc pour nous l’occasion d’une sorte de
voyage circulaire, avec des allers et retours permanents et inattendus, entre
Oxford, Paris et Berkeley.
La notion de performatif, mise au jour par le philosophe anglais Austin de
l’école d’Oxford dans son livre le plus célèbre, How to Do Things with
3
Words [1962], établit donc qu’il est une classe d’énoncés qui ne décrivent
pas une situation (« La maison est grande ») mais qui accomplissent une
action (« La séance est levée », « Je te baptise Pierre », « Je m’excuse »…).
La simplicité de cette hypothèse, et son apparente irréfutabilité, lui ont assuré
un retentissement mondial, et ont ouvert aussi un vertigineux espace de
réflexion touchant aux rapports entre le langage et la réalité, entre la parole et
l’agir, entre la structure et l’acte (pragma), entre le locuteur et le contexte…
En faisant du performatif le concept permettant de valider l’hypothèse d’une
fabrication sociale des genres, Butler lui a enfin donné une prodigieuse
extension. Le performatif a cessé d’être un concept désignant une petite
classe d’énoncés spécifiques (« baptiser, promettre, jurer… »), c’est tout le
langage qui s’est vu doté de performativité au sens où, pour les gender, tous
les énoncés servent de près ou de loin à fabriquer du genre et des normes.
Cette extension a été permise par la confusion entretenue par Butler entre ce
qu’Austin a appelé l’acte illocutoire où les messages en effet réalisent
l’énoncé (je jure, je promets, j’accuse…) et l’acte perlocutoire qui plus
largement regroupe des énoncés qui produisent des effets sur l’interlocuteur,
4
sur le contexte, sur l’histoire …
C’est dire l’importance de cette notion omniprésente dans le corpus
butlérien et l’importance du trajet qui a relié Oxford, où est né le performatif,
à Berkeley, où Butler enseigne. Mais auparavant, il y a eu celui reliant
Oxford à Paris, tant, avant d’être investi par la théorie du genre, le concept de
performatif s’est d’abord ancré dans l’espace intellectuel français. Et ce qu’il
faut d’abord noter, c’est – phénomène inédit dans les années 1950-1970 –
l’exportation d’un concept anglo-saxon au cœur même du champ théorique
5
français jusque-là assuré sans doute illusoirement de sa domination, et l’effet
6
de contagion extraordinairement rapide dans la sphère intellectuelle .
L’histoire de cette exportation reste à faire, mais on peut mesurer le point
de tension qu’elle a introduit. D’un côté, la notion de performatif semblait
valider la pertinence de la révolution structurale française des années 1950-
1960 en confirmant la fonction constitutive du langage et non plus son
caractère expressif. Mais, d’un autre côté, le performatif corrompait cette
même révolution structurale par le positivisme, le psychologisme, le
pragmatisme, l’empirisme, l’idéologie communicationnelle, la mise en valeur
exclusive du langage ordinaire comme l’objet idéal de l’entreprise
analytique. Et il y avait encore autre chose touchant cette fois-ci à l’éthos
moderne. Le performatif n’était-il pas en fait le contraire de ce que
recherchaient fondamentalement les Modernes ? Au lieu des échecs des actes
de langage qui étaient la matrice la plus essentielle de la Modernité –
à commencer, pour Lacan, par le rôle du lapsus ou de l’acte manqué –, ne
leur offrait-on pas avec le performatif le modèle même des réussites de ces
actes verbaux ? Le performatif, comme ce qui réalise ce qu’il dit, n’était-il
pas à l’opposé de tout ce qui fascinait les Modernes, les silences, les jeux de
mots, la polysémie, les ratures, les bégaiements, la coupure entre signifiant et
signifié… ? Toute une ontologie de la négativité dont a témoigné aussi
l’humour avec lequel ils l’ont promue, comme ce trait d’esprit de Lacan selon
7
lequel « le suicide est le seul acte qui puisse réussir sans ratage »…
Fascination pour l’échec qui justifie sans doute le diagnostic de romantisme
par Butler heurtée par ce pessimisme de la Loi, régente de ce monde, qui ne
propose selon elle que des impératifs impossibles à réaliser (the Symbolic
guarantees the failure of the tasks it commands), et même interdit la moindre
reformulation culturelle qui en assouplirait la lettre (that makes no room for
the flexibility of the Law itself, its cultural reformulation in more plastic
8
forms) …
Si le concept de performatif est l’archive d’une histoire, c’est parce qu’il a
dérangé des territoires, des pouvoirs, et des frontières. De ce point de vue, il
est notable qu’Austin et ses amis, en exportant ce concept vers l’Europe,
avaient conscience de l’arme anticontinentale qu’il pouvait représenter,
comme l’atteste son introduction en France lors du grand colloque de
9
Royaumont sur la philosophie analytique de 1958 , où Austin ne manque pas
d’afficher un profond mépris à l’égard de la philosophie européenne
considérée comme « littéraire », mythologique et dont les énoncés sont vides
10
de sens, productrice d’élucubrations abstraites .
11 e
Il y a eu deux linguistic turns au XX siècle qui s’opposent, même s’ils
ont en commun d’avoir fait du langage le principal, voire le seul, outil d’une
investigation philosophique réelle, et d’avoir cru pour cela opérer une
12
« révolution » dans la pensée . D’une part celui né de la philosophie
analytique – à partir de Frege, Wittgenstein, Russell, ou Austin –, et d’autre
part celui né du structuralisme, avec Saussure, Jakobson et Lévi-Strauss, par
la linguistique et l’anthropologie, poursuivi dans le champ des sciences
humaines, avec la psychanalyse, la sociologie ou la sémiologie… La
philosophie analytique, guidée par le langage ordinaire dont il s’agit d’établir
les ressources conceptuelles, vise à identifier les propositions vérifiables ou
reformulables en opposition avec les propositions négligeables. À ces
dernières appartiennent par exemple les énoncés métaphysiques considérés
comme vides de sens du fait de leur caractère synthétique, par opposition aux
énoncés analytiques du type « Les célibataires sont non mariés » et qui, eux,
sont vérifiables. Il s’agit de comprendre le sens du monde en parvenant à une
forme de langage idéal, débarrassé de toute confusion, où les fonctions du
langage, ainsi mises au jour, sont l’expression des fonctions du monde, ou
encore de faire une analyse critique de la pensée à partir de la manière dont
on dit les choses. Nous sommes dans un univers de la référentialité absolue
des énoncés, dans une méthodologie pragmatique et positiviste où le monde
et son expression sont des états de fait. À l’opposé, la révolution structurale
énonce que le langage est un système de signes reposant sur la loi strictement
relationnelle de la différence, dont le système des sons est l’illustration la
plus simple, par exemple l’opposition des deux phonèmes sourds et sonores
s/z qui permet de distinguer l’opposition « poisson/poison », et qui, étendu à
tout système signifiant, à toute production symbolique – le rêve, la publicité,
les liens de parenté, un jeu de cartes, un poème, un tableau, un costume –,
est en mesure d’en expliciter le fonctionnement du seul point de vue des
relations systémiques : fonctionnement du rêve, d’une publicité, des liens de
parenté, de l’organisation d’une ville, d’un tailleur de chez Dior, des alliances
familiales dans les tribus d’Amérique du Sud. Autant d’objets qui sont
structurés comme un langage.
Les deux épistémologies étaient non seulement opposées mais
contradictoires. Or, le concept de performatif, malgré tous les problèmes qu’il
posait, a très rapidement conquis le champ intellectuel français et européen et
s’est assimilé à son lexique, permettant donc à Judith Butler d’associer son
usage étendu lié à la théorie du genre, à des références au structuralisme et du
poststructuralisme, Lacan, Derrida, Althusser, Bourdieu… Étrange contagion
qui a une histoire interne qu’il nous faut éclairer.

BENVENISTE

Le voisinage ambigu entre la pensée analytique et la pensée structuraliste


au travers du performatif relève ainsi de l’histoire du savoir à la manière de
ces inventions scientifiques dont des chercheurs issus d’écoles différentes se
disputent la découverte. C’est bien le cas pour le performatif, dont la mise au
jour a été également revendiquée par l’un des théoriciens majeurs de la
révolution structurale française, Émile Benveniste, qui, dans son article
« La philosophie analytique et le langage », valide la découverte du
performatif, d’autant plus, explique-t-il, que « nous avions nous-même d’une
manière indépendante signalé la situation linguistique particulière de ce type
13
d’énoncé ». Parallèlement aux travaux d’Austin, Benveniste a en effet
identifié lui aussi une classe d’énoncés spécifiques à laquelle appartiennent
des verbes comme « jurer, promettre, garantir, certifier… » où l’énonciation –
par exemple Je jure – est un acte qui m’engage et non la description de l’acte
que j’accomplis. Dans ces cas-là, « l’énonciation s’identifie avec l’acte
14
même ». Et c’est là que, entre philosophie analytique et structuralisme, tout
s’éclaire et tout se complique.
Beau joueur, Benveniste s’est même résolu à adopter le mot de
« performatif » et donc à consacrer cette paternité austinienne : sans doute
l’expression d’« énoncé sui-référentiel » qu’il avait proposée n’avait-elle pas
la même séduction. Mais Benveniste ne manqua pas d’ajouter que le mot
même de performatif était d’origine française et qu’on ne faisait alors que
ramener « en français une famille lexicale que l’anglais avait prise à l’ancien
15
français », comme si donc la rivalité entre la pensée anglo-saxonne et la
pensée française, et cet échange de mots déjà constaté avec gender ou gay
eux aussi issus de l’ancien français, déterminaient les places réelles de
chacun.
Benveniste ne cesse alors de mettre en évidence l’inconsistance de la
philosophie analytique qui soutient ce concept. Il souligne la série de
« défections » théoriques auxquelles Austin est contraint pour identifier le
performatif, il dénonce ses interminables atermoiements autour des critères
permettant de distinguer constatif et performatif. Et il est vrai que Quand
dire, c’est faire, sous couvert d’un humour d’universitaire oxfordien, use
d’un goût immodéré pour la tergiversation propre au style de la philosophie
anglo-saxonne, au point que son traducteur, pourtant tout acquis, pressent le
16
risque de l’irritation du lecteur français . C’est sur le plan de la théorie que
Benveniste va destituer le performatif pragmatique pour lui substituer le
performatif structural. Et cette ambition est essentielle pour éclairer
l’imbroglio qui a fait du performatif le maître-mot de la théorie du genre.
Si Austin ne parvient pas à produire une véritable théorie du performatif,
c’est que le performatif ne fonctionne vraiment que dans une autre
épistémologie que la sienne, un peu comme le concept d’onde pour la
physique quantique au regard de son rôle dans la physique classique, et cela
dans une même position contre-intuitive à l’égard du sens commun. La
philosophie analytique souffre de deux déficiences capitales que nous
retrouverons chez Judith Butler, d’une part il lui manque une théorie du sujet,
d’autre part elle croit à la référentialité du langage, à la correspondance des
énoncés et de la réalité qu’ils convoquent.
Benveniste montre que le performatif ne prend son sens qu’associé à un
sujet de l’énonciation, c’est-à-dire une subjectivité présente dans l’acte de
parole même. Ce sujet de l’énonciation est indispensable à l’établissement de
l’acte de langage, du speech act, et si l’énoncé performatif doit nommer la
performance de parole (jurer) il doit également nommer celui qui
l’énonce (Je). Pour Benveniste, le véritable critère permettant d’identifier le
performatif n’est pas, comme la philosophie analytique le suppose, le résultat
empirique de l’acte de langage, mais l’acte subjectif qui le porte. C’est cette
idéologie pragmatique qui conduit par exemple Austin à supposer qu’un
impératif comme « Fermez la porte ! » pourrait être un performatif. Cette
hypothèse ne peut aboutir qu’à un résultat méthodologique fragile, autorisant
tout au plus à distinguer les infelicities (les performatifs qui échouent) et ceux
qui se produisent « avec bonheur », selon des critères purement contextuels
liés aux conditions de réception concrètes du message ou à l’autorité sociale
de celui qui parle. Le pragmatisme est, comme on peut le dire de John Dewey
et de Butler, un conséquentialisme, exclusivement occupé des effets, des
conséquences, des résultats.
À l’inverse, il s’agit pour Benveniste de tirer toutes les conclusions des
spécificités d’un énoncé comme Je jure qui accomplit pleinement ce qu’il dit
indépendamment de ses simples effets pragmatiques : « Un énoncé
performatif n’est pas tel en ce qu’il peut modifier la situation d’un individu,
17
mais en tant qu’il est par lui-même un acte . » Ce n’est donc ni le
comportement attendu du récepteur ni le résultat de l’acte verbal qui doivent
être le critère permettant d’identifier l’acte de langage, mais la forme de
18
l’énoncé . Et c’est cette confusion que la philosophie analytique entretient
entre « sens » et « référence » – entre l’espace de la signification et celui de la
réalité contextuelle – qui caractérise pour Benveniste la faillite globale de la
19
philosophie analytique .
Les penseurs de la philosophie analytique ne comprennent pas que
l’abandon des ontologies de la conscience n’impliquent pas pour autant
l’abandon du concept de sujet. Pour Benveniste, la notion de sujet s’identifie
désormais strictement avec l’acte de dire Je et avec la singularité de
ce Je. Le Je ne s’identifie pas à l’individu réel comme le croit le sens
commun, il n’est ni la propriété d’une conscience, ni le reflet d’une identité,
mais l’acte par lequel un sujet se « présentifie », et correspond à chaque fois à
l’événement unique de parole dont il est l’opérateur. Mais le « Je » est un
signe plus singulier encore par sa relation en miroir avec le « Tu » auquel il
s’adresse : je suis tour à tour Je et Tu face à quelqu’un assujetti au même
dispositif dans une dialectique intersubjective infinie, permise par la polarité
exacte des deux pronoms, qui n’obéit donc qu’à une loi purement structurale,
sans lien avec la réalité empirique : le langage seul fonde le concept d’ego et
20
la subjectivité , et le sujet, c’est le sujet parlant. Ainsi, le structuralisme
maintient la notion de sujet en la refondant, tandis que la philosophie
analytique, au travers d’Austin, par exemple croit s’en débarrasser en lui
substituant la notion de « communication », et en plaçant celle-ci comme
précédant les acteurs et les secondarisant, sans comprendre la structure
21
formelle qui la rend possible . Cette question du sujet sera au cœur de la
pensée des Modernes, par exemple chez Lacan, car la découverte de
l’inconscient, loin d’effacer le sujet, permet de le penser autrement : il y a du
22
sujet même s’il n’y a ni conscience ni soi . La Modernité se désintéresse de
la conscience de soi dans la mesure même où elle veut a contrario tout savoir
du sujet de l’énonciation : du sujet en tant qu’il est un effet de langage.
Ce qui nous importe ici, c’est tout d’abord d’enregistrer que l’opposition
entre la pensée analytique et le structuralisme s’établit – c’est cela qui est
précieux – au travers d’un concept mitoyen aux deux épistémologies, le
performatif, et, en second lieu, que c’est du fait de ce paradoxe que ce
concept a pu devenir central dans la théorie du genre formulée par Butler. Il y
a deux versions du performatif, une version pragmatique et une version
structurale, mais la grande innovation de Butler consiste précisément à opérer
une synthèse permanente entre les deux, à maintenir ensemble le socius de la
réalité contextuelle et les effets symboliques des actes de langage, à concilier
l’idéologie de la communication de la philosophie analytique et le sujet
parlant des Modernes.
Il faut noter que Butler ne cite pratiquement pas Benveniste, sauf par des
références de seconde main par le biais de l’ouvrage de Shoshana Felman
Le Scandale du corps parlant, qui est un livre tout à fait délirant :
l’inconsistance théorique d’Austin, épinglée par Benveniste, y est interprétée
comme un donjuanisme, comme une promesse qui ne peut être tenue, comme
« une performance de la perte » qui introduit « la dimension de la
23
jouissance », sur une scène où Austin serait le fou de Benveniste, comme
24
Don Juan serait, selon elle, le fou de Sganarelle … La référence de Butler à
Felman demeure très prudente et ne tombe jamais dans la bouffonnerie, mais
elle permet à Butler de maintenir la fiction d’une complémentarité entre les
deux espaces de pensée qui doit soutenir l’indispensable performatif.
II. Le performatif avec Lacan

L’AUTRE

Pour établir que le genre est construit performativement par des énoncés
normatifs, Butler ne cesse de revenir à la base de son discours, Austin et sa
philosophie du langage. Mais l’idée pragmatique d’acte de langage ne repose
que sur des énoncés conventionnels. Si l’énoncé agit chez Austin, c’est avant
tout conventionnellement : « Je déclare la séance ouverte », « Je baptise ce
25
bateau le Queen Elizabeth », « Je donne et lègue ma montre à mon frère ».
Et même si Butler étend les actes de discours à un plus grand nombre
d’énoncés, comment aller au-delà de ce qui, tout de même, renvoie à un
échantillon bien faible de situations ? Comment dépasser des situations de
langage au modèle si prévisible ? Comment déployer l’univers total que les
gender aspirent à décrire, comprendre et modifier, à partir de ce qui s’avère
des purs artefacts ? Comment par exemple décrire la performativité de la
parodie du drag queen à partir du « Je donne et lègue ma montre à mon
frère » ? Comment sur cette base penser l’efficace d’énoncés sociaux telle
qu’ils deviennent constitutifs des identités de genre, et en retour du
dérèglement de la différence sexuelle ? C’est là le rôle de la French Theory :
pallier l’insuffisance théorique d’Austin. Lacan y joue un rôle essentiel et
contradictoire, tantôt fournissant des concepts, tantôt s’offrant à une critique
radicale. Parmi les concepts contribuant à nourrir la notion de performativité,
il y a la catégorie de l’Autre, extrêmement présente par exemple dans un livre
comme Le Pouvoir des mots.
Si le nom d’Austin brille par son absence dans le discours lacanien, ce
silence ne méconnaît pas la possibilité que le langage soit également un acte.
Mais le rôle fondamental de l’Autre, qui fonde le sujet comme être parlant et
26
comme sujet du désir , conduit précisément à une autre lecture de la
performativité. L’Autre construit une représentation décentrée du sujet
humain où celui-ci ne se définit plus à partir de sa conscience puisqu’il est
sujet du désir et sujet parlant. C’est en raison de cette double position qu’il ne
coïncide jamais avec lui-même quand il parle. Il n’est de ce fait pas de parole
qui, au moment même où elle est émise, n’attende, ne présuppose, n’anticipe
une réponse, même dans un monologue, même un monologue silencieux.
Ainsi, il n’est pas de parole qui ne soit prise d’emblée dans cette dialectique
contrainte de la réponse ou de la reconnaissance, et qui n’intègre l’Autre
comme sa condition et son origine. La parole humaine prend son origine dans
ce lieu, toujours vide, virtuel, qui est le lieu de l’Autre, un Autre qui me
structure. C’est cette structure qui explique la croyance qu’à mon désir
quelque chose va me répondre – Dieu, le destin, la chance ou le hasard –, tout
comme elle explique le fonctionnement du mensonge par lequel, en mentant
à autrui ou à moi-même, je conserve, ce faisant, la vérité quelque part, c’est-
27
à-dire au lieu de l’Autre . La fonction de l’Autre suppose non seulement que
la parole humaine ne coïncide pas avec le moi, mais également que je ne
m’adresse jamais tout à fait au semblable (petit autre) car le semblable n’est
pas ce qui satisfait entièrement à mon exigence de réponse ou de
reconnaissance. Cette faiblesse du semblable tient à ce que Lacan appelle le
« côté toujours se dérobant de son “je” », et explique notre recherche obstinée
derrière autrui d’un Autre dont le Je serait peut-être plus irrécusable que celui
du semblable, un Autre qui pourrait dire, à la manière du Dieu de la Bible, au
28
moins une fois, « Je suis celui qui suis ».
L’un des énoncés qui pourraient chez Lacan illustrer le langage comme
acte est le « Je jure ». Très curieusement, cet exemple est quasiment absent de
ceux proposés par Austin dans Quand dire, c’est faire, alors qu’il s’agit
pourtant d’un performatif parfait, car qui mieux que « Je jure » réalise et
accomplit ce qu’il dit ? Cette absence est révélatrice du dévolu de la
philosophie analytique pour le « langage ordinaire », de sa quête ingénue
pour ce qu’elle appelle les « énoncés vérifiables » et de son rejet de
l’indicible, sanctionné par l’axiome archi-rebattu de Ludwig Wittgenstein –
ce dont on ne peut parler, il faut le taire – dont Lacan a pu malicieusement
29
mettre en évidence le caractère psychotique . De fait, le « Je jure »,
performatif parfait, témoigne, dans cette perfection même, de l’aspiration du
sujet parlant à s’articuler immodérément à l’ordre symbolique et à la Loi.
« Je jure » est donc un performatif qui accomplit pleinement ce qu’il
énonce, mais – et toute la différence entre la pensée structurale et le
pragmatisme apparaît là –, loin que cette perfection en fasse un acte de parole
réussi, elle révèle combien il s’agit d’un énoncé problématique : « Ce qui va
se montrer, ce que nous attendons, ce que nous savons bien, c’est que ce Je
[celui du Je jure] est toujours imprononçable en toute vérité. C’est bien
pourquoi tout le monde sait à quel point il est encombrant, et qu’il est
préférable, comme le rappellent les lois de la parole elle-même, de ne jamais
30
dire Je jure . » Jurer est un acte de langage qui, comme tel, démontre cette
nécessité – totalement absente de la philosophie analytique d’Austin à
Wittgenstein – d’inclure la figure de l’Autre comme le lieu à partir duquel on
parle et comme l’horizon de notre parole, puisqu’on jure toujours sur quelque
chose ou quelqu’un, mort, vivant, absent, présent. Ne jure-t-on pas toujours
sur la tête ou sur la tombe de l’Autre ? Ne baptise-t-on pas, ne marie-t-on pas,
au nom de l’Autre, de Dieu ou de la République ? Et lorsque Zola donne au
verbe « accuser », devenu intransitif – J’accuse –, une fonction performative,
ne place-t-il pas ceux qu’il accuse, et qui restent innommés, au lieu de l’Autre
par ce silence même ? Dans la topologie lacanienne, l’Autre constitue un lieu
où le sujet ne peut se situer mais que sa parole veut atteindre, et qui établit la
performativité – je jure, j’accuse, je baptise – comme échec ou comme gain à
jamais attestables. De sorte que l’échec du speech act ne relève pas, comme
Austin et Butler le croient, des ratés de transmission liés au contexte, mais du
fait que la parole humaine porte en elle l’ordre symbolique tout entier : c’est
ce qui rend un performatif comme « Je jure » particulièrement périlleux. Or,
c’est précisément parce que Butler est confrontée à des situations de discours
d’une grande complexité, où la négativité prend des dimensions imprévues
par l’empirisme besogneux d’Austin, que la pensée des Modernes devient
soudain indispensable.

FORCLUSION ET CENSURE

Les difficultés propres à l’usage strictement austinien du performatif


31
apparaissent dans le livre de Butler Le Pouvoir des mots [1997], dont un
32
chapitre (« Censure implicite et puissance d’agir discursive ») porte sur la
censure sociale, l’imposition des normes d’exclusion, et au travers desquelles
elle vise à produire une théorie de la performativité.
L’intervention de Butler, très centrée sur le premier amendement de la
Constitution américaine, repose sur la distinction, héritée du pragmatisme,
entre « discours » et « conduite » (speech et conduct), qui autorise ou non des
33
restrictions judiciaires à l’expression des citoyens . Ce premier amendement
interdit toute limitation de la liberté d’expression (speech) de la part des
citoyens, mais celle-ci peut être remise en cause dès lors que cette
« expression » se transforme en conduite (conduct). Il faut ainsi statuer pour
savoir si un film pornographique est de l’ordre du discours ou de la conduite,
question qui met en évidence tout l’intérêt de penser ce problème en termes
de performativité. Butler soutient ce premier amendement de la Constitution
des États-Unis et critique les confusions entre « discours » et « conduites »,
34
entre « représentations performatives » et « représentations causatives » qui
risquent de remettre en cause les droits à la parole des minorités sexuelles ou
raciales, LGBT, Rap, etc. Le pouvoir judiciaire peut condamner tel coming
35
out défini comme « conduite », et tolérer tel propos raciste défini alors
36
comme « discours ».
C’est dans ce contexte que Lacan est investi d’une fonction qui peut
sembler tout d’abord incompréhensible. Il s’agit pour Butler de projeter sur
des processus performatifs de censure (exclusions raciales, sociales, de genre)
un concept lacanien (la forclusion) issu de la clinique psychanalytique, et qui
désigne, chez le sujet psychotique – le fou –, l’exclusion d’un élément
essentiel au psychisme.
La notion de forclusion – proposée pour la première fois par Lacan dans
son séminaire Les Psychoses (1955-1956) pour traduire le concept de
Verwerfung freudien (rejet, suppression…) – vise à distinguer la position du
psychotique de celle du névrosé ou du pervers. La forclusion n’est ni le
refoulement (névrose) ni la dénégation (perversion). Dans ces deux derniers
cas, ce qui est refoulé ou dénié est conservé par le sujet, alors qu’avec le
psychotique cet élément primordial (lié au Père essentiellement) reste exclu
de l’univers symbolique du sujet. Ce qui est forclos ne peut faire retour chez
le sujet psychotique que dans le réel sous la forme de l’hallucination
37
(visuelle, auditive …).
La confusion de Butler est surprenante puisque, en assimilant la forclusion
à la généralité sociale des censures et exclusions, elle remet en cause sa
précieuse spécificité. Et elle va jusqu’à identifier le processus pathologique
de la forclusion (forclosure) avec ce qui précisément chez Lacan en prémunit,
38
ce qu’elle appelle la « barre » lacanienne [lacanian “bar”] . Cette « barre »
qui marque l’individu, c’est chez Lacan la trace de ce qu’il a assimilé le
complexe de castration et l’interdit de l’inceste, et qu’il est en mesure comme
39
sujet d’intégrer l’univers symbolique qui est celui de l’échange et du
40
monde . Le sujet est appelé sujet barré ( ), en tant qu’il est marqué par le
Symbolique, par le fait par exemple d’avoir un nom propre et de le
reconnaître comme sien. La forclusion désigne le processus inverse qui exclut
le sujet psychotique du monde de l’échange symbolique parce qu’il n’a pas
intégré certaines étapes essentielles à la constitution du psychisme. Le
traumatisme de la forclusion introduit le psychotique dans un univers où plus
aucune figure de l’Autre n’est en mesure de soutenir la vérité de la parole :
41
absence de l’Autre qui explique le délire et les hallucinations .
La confusion entre ce qui relève d’étapes symboliques positives
(« la barre ») et ce qui relève de la forclusion, qui permet ainsi à Butler de
rendre équivalents des traumas infligés par la norme sociale et la forclusion
42
psychotique , produit une étrange réciproque : de ce fait, la « forclusion » est
aussi ce qui contribue à construire l’individu comme sujet, jouant le rôle de la
fameuse « barre » lacanienne avec laquelle elle a été confondue :

On retrouve quelque chose de très proche de cette forclusion


primaire [primary foreclosure] dans les situations politiques
traumatiques [traumatical political occasions] lors desquelles un
sujet qui voudrait parler voit sa parole entravée par le pouvoir
même qui vise à protéger le sujet de la dissolution [its own
43
dissolution] .

La forclusion est alors ce qui coupe la parole du discriminé mais en même


temps le construit et le protège de la dissolution (its own dissolution). Ainsi,
les hallucinations du délire paranoïaque (« chuchotements légers, insultes,
cris, voix innombrables »), cette extraordinaire fantasmagorie vécue par le
fou comme un danger extrême, ce que Lacan désigne donc comme l’injure
44
annihilante , servent de modèle pour décrire la performativité de l’injure
sociale ou de la discrimination de genre : performativité qui tout à la fois
45
traumatise mais réciproquement construit l’individu injurié ou exclu .
L’exclusion est toujours pour Butler un processus de construction.
La confusion est si manifeste qu’elle ne peut être que délibérée. Elle est
soutenue par des lectures de seconde main, celle très erronée de Shoshana
46
Felman dont Butler s’autorise pour associer Lacan et Austin , ou celle du
très rigoureux Jean Laplanche, auteur, avec Pontalis, du célèbre Vocabulaire
47
de la psychanalyse , et surtout celle de Slavoj Žižek sous l’autorité duquel
elle attribue à Lacan l’hypothèse d’une fonction fondatrice de la forclusion
pour le sujet et même d’une équivalence entre forclusion et refoulement :
« À la suite de Lacan, Žižek affirme que le “sujet” est produit dans le langage
à travers un acte de forclusion (Verwerfung) […] Le sujet est […]
continuellement refondé par un ensemble de forclusions et de
48
refoulements . » Ce n’est pourtant pas par ignorance que Butler soutient
cette confusion considérable, tant elle se doute de son caractère profondément
49
illégitime . Sans doute l’hypothèse de Žižek est-elle une interprétation hâtive
de la notion de « forclusion généralisée » qui lui vient de l’enseignement de
50
Jacques-Alain Miller .
Cette réécriture du concept de forclusion est le moyen pour Butler de
conférer au concept de performatif une puissance et une violence fabricatrice
que seul le phénomène extrême de la psychose est en mesure de lui apporter.
Les délires hallucinatoires d’insultes vécus par le psychotique comme rupture
51
dans le système du langage construisent une image extrêmement
spectaculaire des discriminations au sein du champ social, tout comme ils
reflètent la capacité que Butler attribue au système normatif de fabriquer des
corps discriminés. Chez le psychotique, il s’agit certes d’hallucinations, et
non de discours réels comme avec l’interpellation sexiste, raciste,
homophobe, mais, pour Butler, il ne convient pas de distinguer : dans les
deux cas, le sujet est exclu du fait d’une puissance d’agir (agency) discursive
émanant du pouvoir, l’injure inventée par le fou et celle reçue par le sujet
minoritaire procèdent des mêmes circuits, l’hôpital psychiatrique et la prison
52
relèvent d’un même processus d’exclusion .
Ainsi, ce qui relève chez Lacan de modèles comportementaux
exceptionnels par leur logique spécifique devient avec Butler un instrument
pour décrire les normes sociales et les processus de fabrication ordinaires des
individus qui sont sujets parce qu’ils ont été fabriqués comme sujets. Le
performatif prend alors une dimension jusque-là inconnue.

USAGE FOUCALDIEN DE LACAN

L’univers lacanien réduit par Butler à l’univers psychotique d’un monde


sans Autre, sans univers symbolique, débarrassé des labyrinthes subjectifs et
53
intersubjectifs, un monde où l’ego est mis en échec , devient compatible
avec l’espace strictement interactionnel, comportementaliste, de la pensée
pragmatique qui est le sien. Se tenir à ce monde comme modèle de tous les
processus d’exclusion simplifie extraordinairement la tâche. Toute la
prodigieuse métapsychologie lacanienne est mise de côté au profit d’un
monde qui s’apparente à celui d’une mécanique d’interactions
impersonnelles : l’univers de la psychose. En étendant à la totalité des exclus,
parias, subordonnés, une position où l’individu n’a plus recours à une
condition subjective articulée symboliquement, Butler obtient les effets
pragmatiques des normes sociales ou de genre, conçus sur le modèle
simplifié du performatif austinien, mais projetés dans les dimensions
grandioses du psychotique lacanien. Lacan fournit des outils conceptuels
aptes à conférer au performatif du langage ordinaire une amplitude à la
mesure de la toute-puissance des normes à laquelle Butler veut croire. On
peut s’étonner à ce titre que Butler ne fasse jamais appel à la seule tradition
américaine intelligente du constructionnisme, l’école de Palo Alto, qui, en
Californie, développa, avec Watzlawick ou Bateson, des instruments très fins
d’analyse pour une psychosociologie – comme le concept de double bind par
54
exemple – moins incompatible avec Lacan .
Cette association de la réflexion lacanienne et de la philosophie analytique
ne peut que se révéler rapidement intenable. C’est pourquoi Butler opère dans
Le Pouvoir des mots une nouvelle torsion épistémologique importante en
convoquant Foucault dans une greffe inattendue des deux systèmes. Le rôle
de Foucault est d’adapter Lacan au récit butlérien. Seconde étape qui permet
de suivre au plus près la genèse de la performativité butlérienne. L’apport
foucaldien vient de sa part la plus innovante issue de la grande leçon de
La Volonté de savoir (1976) où Foucault dé-diabolise le pouvoir, et met en
évidence sa fonction fabricatrice au détriment d’une lecture qui le réduirait à
55
sa seule négativité . C’est l’autre originalité de Judith Butler : fonder le
discours des gender, non sur la doxa politique des campus américains qui
identifie pouvoir et répression, mais sur l’hypothèse foucaldienne d’une
positivité des normes.
Foucault est ce qui permet d’associer l’hyperperformativité des normes
dévoilée par le miroir grossissant de la forclusion lacanienne et la positivité
de ces mêmes normes qui se révèlent constitutives du sujet. Le sujet est un
artefact entièrement homogène à la société et c’est ainsi que l’exclusion
s’accomplit, selon les termes de Butler, « de telle façon que le sujet lui-même
est produit performativement comme le résultat de cette coupure primaire
56
[la forclusion] ». Le paradoxe peut être résumé dans ces termes brutaux : la
forclusion n’est pas seulement ce qui fabrique le sujet, elle est « ce qui rend
57
possible la puissance d’agir ». Termes dont le point d’orgue final se
formule ainsi : « Si le sujet du discours est produit au travers d’un ensemble
de forclusions, alors cette limitation fondatrice et formatrice dresse la scène
sur laquelle pourra se développer la puissance d’agir du sujet [sets the scene
58
for the agency of the subject] . »
Le concept lacanien de forclusion a migré de la négativité « romantique »
vers la théorie positive du pouvoir foucaldienne, mais il est surtout passé dans
une épistémologie du pragmatisme, il est devenu un outil susceptible de
conférer une crédibilité à la toute-puissance du performatif social sans cesse
poussée plus loin, jusqu’aux paradoxes qu’on vient de citer. Et s’il fallait
alors d’une seule phrase synthétiser l’idéologie à l’œuvre du discours
butlérien, on ne saurait mieux dire que Butler elle-même : là où sont les
conditionnements sociaux « sont les conditions mêmes de la puissance
59
d’agir ».
L’hypothèse d’une fonction constitutive de la psychose sociale est si
radicale qu’elle peut surprendre. Elle tient pourtant à une logique simple.
Mener le plus loin possible les conséquences de la rupture introduite par
Foucault dans le champ des radicalités contestatrices au milieu des années
1970 avec La Volonté de savoir. Le changement de paradigme est total
puisqu’il apparaît qu’aucune puissance n’existe en dehors de celle des
normes, et que leur contestation appartient au processus même de leur
extension. Nous analyserons plus tard ses effets politiques, mais, ce qu’il faut
tout de même noter, c’est que Butler de ce fait n’est pas seulement celle qui a
rendu indissociables la pensée du genre et la performativité, elle est aussi
celle qui importe dans l’espace du genre des notions qui y ont pris depuis une
place centrale comme celle d’agency (agentivité), de « puissance d’agir »,
issue du comportementalisme ou de l’interactionnisme, ou d’empowerment
(maximisation de la puissance d’agir, « encapacitation »), d’inspiration
pragmatique, qui mettent en jeu l’environnement, la communication,
l’interaction, l’adaptabilité, définissant le sujet comme « agency of doing »,
60
notion présente chez John Dewey ou Charles Taylor auquel Butler fait
également référence. La pensée de la postsouveraineté (post-sovereignty)
propre à Butler, dont il a été question, trouve alors sa véritable assise
61
épistémologique dans un héritage proprement américain de la pensée .
L’émergence de ces notions sont le symptôme historique d’un
bouleversement profond des rapports entre pouvoir et contestation du
pouvoir, entre classes et minorités, entre normes et modifications de normes,
symptôme historique de taille puisqu’il s’agit d’un processus originairement
américain qui est devenu planétaire, comme on peut le voir même en France
62
avec l’émergence d’une notion comme celle de care . On pourrait dire très
simplement qu’il s’agit du remplacement du manichéisme politique européen
issu d’une lecture théologico-politique de l’histoire par une nouvelle tradition
modelée par le libéralisme, où le pouvoir cesse d’être mythifié sous la forme
d’une puissance transcendantale mais où il est l’élément d’une relation ou
d’une interaction. L’analyse la plus pertinente de ce processus, c’est
l’intervention de Foucault, sur laquelle nous reviendrons, intitulée
63
« La philosophie analytique de la politique ».
Tous ces termes utilisés par Butler – agency, empowerment… – sont
typiques de ce renversement par leur appartenance simultanée au lexique des
pouvoirs institutionnels, à celui des contestations minoritaires, et enfin au
discours du management d’entreprise. Ils parcourent les discours activistes
noirs ou féministes où l’« encapacitation » renvoie à l’acquisition d’une
conscience critique, d’une autonomie, tout comme le discours entrepreneurial
des sociétés (« Empower your career now », disent en écho les business
schools du monde entier) avec le vocabulaire managérial (le nudge comme
signe d’encouragement pour développer l’agency d’un employé), ou encore
les discours néolibéraux des grandes institutions politiques internationales où
il s’agit de dynamiser la gestion des pays en voie de développement ou
64
« émergents » par une adaptation aux lois du marché . Ce mélange des
genres a son équivalent français dans l’usage vulgarisé de Spinoza avec ses
éternelles « passions tristes » et son conatus (agency), qu’on trouve autant
dans les manuels de développement personnel que dans la vulgate de la
gauche radicale comme chez le sympathique Frédéric Lordon. Un Spinoza
65
auquel se réfère d’ailleurs aussi Butler dans une même ambiguïté . Un
Spinoza devenu l’homme à tout faire de ce que Lacan appelait pour s’en
66
moquer le human engineering . Butler, d’ailleurs, n’a pas ignoré ce fossé
entre la pensée de Lacan et l’idéologie très américaine du self-making,
comme elle le signale dans l’opposition qu’elle épingle « entre le contexte
67
politique américain et le contexte intellectuel français ».

L’USAGE MÉTATHÉORIQUE DU PERFORMATIF

Dans ces conditions, comment comprendre ce qui conduit Butler à


associer Lacan à un vocabulaire issu de l’idéologie behaviouriste,
comportementaliste, visant à faire apparaître la positivité des processus
sociaux ? Pourquoi ces multiples références à la pensée continentale, avec les
notions de forclusion, de loi, de phallus, et en même temps à la philosophie
analytique, à la psychologie cognitive, à la dynamique transactionnelle, où le
discours opère en termes de « schémas d’action appropriés », de
« compréhension du contexte général […] incarnée comme sens social
68
partagé » qui sous-tend notre capacité à suivre « des règles » ? Toute cette
idéologie que Lacan a précisément dénoncée parce que l’homme n’y est plus
69
qu’un objet, et la « conduite » humaine ne s’y éclaire que par sa fin .
C’est l’occasion de pointer un nouveau déplacement qui relève d’un usage
particulier de la « Théorie », révélateur non seulement de ce que nous avons
déjà pointé avec Derrida d’un transfert de la theoria européenne vers les
studies des campus américains, mais d’une conception militante et activiste
de l’intervention intellectuelle. Et, de ce point de vue, Butler assume
clairement cet activisme-là. Butler signale elle-même les étapes des
déformations qu’elle fait subir au concept lacanien de forclusion nécessaire à
l’élaboration de la performativité. Il s’agit d’une appropriation active des
concepts pour une autre finalité (« we activaly misappropriate the term for
70
other purposes »). Plus explicitement encore, Butler définit ses emprunts
71
comme la transposition d’un « sens propre en un sens impropre ». Et Butler,
reprenant ce concept primitivement utilisé dans une logique lacanienne,
assume alors explicitement le transfert. Désormais, elle parle de forclusion
72
« dans le sens nouveau qui lui est donné ici [in its revised sense] », et ce
73
nouveau sens est « le sens défini par Foucault [in Foucault’s sense] », où
l’on voit donc Foucault endosser la paternité d’un concept (la forclusion) qui
lui est totalement étranger. Et ce que nous venons de repérer dans le jeu
Lacan/Foucault se retrouve identiquement dans d’autres configurations,
74
parfois c’est Derrida qui légitime la rectification de Lacan , ou encore ce
75
sont Bourdieu et Derrida qui se rectifient réciproquement .
La question épistémologique, dont le performatif ici est l’enjeu, ne relève
donc pas totalement de l’épistémologie. Les concepts ne sont jamais de
simples opérateurs de pensée, ce sont aussi des positions, des instruments de
conquête, et cela d’autant plus quand le concept se situe à la frontière de
cultures nationales en rivalité, et les excède. Le performatif illustre
exemplairement cette règle si on se rappelle qu’il a fonctionné d’emblée
comme une arme anticontinentale avec Austin. C’est pourquoi la logique
interne de l’activisme théorique éclaire par la rigueur de son usage les enjeux
mêmes d’une appropriation des grands textes de la French Theory. La règle
en est la suivante : les rectifications, défigurations, appropriations
conceptuelles n’opèrent qu’à l’intérieur et qu’à l’aide de références elles-
mêmes françaises. Ainsi, c’est sous couvert de la pensée foucaldienne que
Butler s’autorise à défigurer Lacan en définissant « la forclusion » comme
76
une « modalité productive du pouvoir ». Comme si donc le transfert d’un
« sens propre » vers un « sens impropre » nécessitait pour opérer une forme
de légitimation permise par la French Theory. Que Butler se sente contrainte
d’utiliser Foucault pour légitimer son usage du lacanisme comme support à la
psychosociologie pragmatique américaine témoigne d’un grand réalisme dans
l’appréciation des rapports de force théoriques propres à l’espace intellectuel
et académique américain.
Le discours butlérien n’a pas seulement des frontières externes (par
rapport à la France ou l’Europe) mais aussi des frontières internes à l’espace
intellectuel des États-Unis. Frontières tout aussi sensibles. Si Butler nourrit
son performatif en y important massivement de la French Theory, ce n’est
pas seulement du fait des faiblesses théoriques constitutives du performatif
d’Austin, mais aussi des insuffisances de l’espace culturel où est née la
théorie du genre et où elle prolifère, celui du discours des campus, des
cultural studies, des lieux mêmes de son enseignement. Butler a très tôt
pointé les faiblesses des discours ordinaires des campus américains,
dépourvus de toute épaisseur conceptuelle et qui, comme elle le dit elle-
même, prennent « des formes trop directes, sans médiations [a more
77
immediate and direct form of discourse] » : discours spontanés, propices à
78
la parole intime (personal voice ), outrancièrement psychologiques. Butler
note que « la règle presque obligatoire » de ces discours d’étudiants
79
américains est de manifester des affects excessifs (exorbitant affect ), saturés
d’une « émotionnalité supposée subversive [a putatively rule-breaking
80
emotionality] », voulant s’approcher de « l’ordinaire, du corporel, de
81
l’intime [to approximate the ordinary, the bodily, and the intimate] ». Or,
ces discours, infrastructure majeure de la réception de la théorie du genre, ne
produisent que le conformisme le plus stéréotypé, et des modes d’expression
82
rapidement communs et prévisibles (quickly generic and predictable ).
La fonction du théoricisme de la French Theory est donc une fonction
d’abord méthodologique : assécher ce discours émotionnel, rompre avec la
psychologie du moi, avec ces travers propres aux départements de lettres ou
de cultural studies aux États-Unis. D’où le recours à une certaine inflexibilité
abstraite si caractéristique du style de la French Theory, des Lacan, des
Derrida, des Foucault… Il s’agit pour Butler d’apprendre à son public à
« parler la théorie ». Et cette pédagogie possède sa rigueur propre.
L’un des exemples d’appropriation donnés par Butler est, à ce titre,
révélateur. Ainsi, le concept de « sujet [subject] » – omniprésent chez les
Modernes – doit être selon elle « réutilisé », même dans le contexte qui lui est
opposé, à savoir celui de la postsouveraineté (post-sovereign context) propre
83
aux gender studies . Ce terme de sujet devient – comme on l’a vu pour celui
de forclusion – le lieu d’une « réappropriation pour d’autres buts
84
[misappropriated for other kinds of purposes] ». Ce qui est récupéré alors,
c’est la stricte puissance nominale du concept : sa fonction de signifiant. La
French Theory, dans l’usage qu’en fait Butler, a donc principalement un rôle
pragmatique : sa puissance rhétorique fait qu’elle s’impose au-delà donc des
contenus conceptuels, voire contre eux. La French Theory est un discours
magique puisqu’il ne dit rien d’autre que « Je suis la théorie ». Et c’est bien
alors la Théorie comme stylistique qui est très lucidement visée par cette
rhétorique d’appropriation. Butler explique ainsi qu’à l’inverse des mots du
langage ordinaire dont le sens est sédimenté par l’idéologie, plus le terme est
85
conceptuel, plus il est réutilisable « pour d’autres buts ». Le statut de proie
propre aux concepts de la Théorie est spécifié avec une forme de
gourmandise par Butler quand elle ajoute que « les termes essentiels [the key
86
terms] de la modernité sont tous vulnérables à une telle réinscription ». Le
concept apparaît ici comme un signifiant vide propice à l’activisme théorique
dans une indifférence assumée à l’égard de toute « transparence
87
épistémologique [epistemological transparency] ». L’expression the keys
terms (« les mots clefs ») utilisée par Butler signale bien le point de vue
utilitariste qui est le sien. La « vulnérabilité » des concepts est telle que, par
exemple, si elle emprunte à Bourdieu l’idée que « l’acte de discours [speech
act] » est un « rite d’institution [rite of institution] », c’est, écrit-elle, pour
s’en éloigner, et montrer inversement « que certaines invocations du discours
88
sont des actes insurrectionnels ».
Enfin, dans une boucle particulièrement fascinante, qui couronne
l’entreprise d’absorption de la theoria européenne et son adaptation à un tout
autre régime de vérité, c’est à Derrida lui-même qu’est dévolu le rôle d’en
légitimer les procédés défiguratifs : « Cette possibilité [défigurative], Derrida
89
la nomme “réinscription” », écrit-elle. Ainsi la Théorie devient la caution
de sa propre disparition dans une épistémologie qui n’est pas la sienne : c’est
l’exemple d’un meurtre parfait. Et, on comprend mieux maintenant pourquoi,
dans sa préface à Trouble dans le genre, elle peut écrire avec une forme
d’intelligence cruelle que la French Theory est « une drôle de construction
américaine ».

III. Le performatif avec Althusser

L’INTERPELLATION

Louis Althusser joue un rôle fondamental et précis dans le travail conduit


par Butler pour donner à la performativité une assise théorique digne de la
théorie du genre. Précis car il n’est sollicité qu’à travers un seul de ses écrits,
90
« Idéologie et appareils idéologiques d’État » (1970), fondamental parce
que cet article constitue un exemple très puissant de la performativité sociale,
91
celle des « actes de discours comme interpellation ». Depuis les
commentaires de Butler, le texte d’Althusser, jusque-là oublié, a retrouvé une
seconde jeunesse en devenant un classique du corpus des gender.
L’analyse d’Althusser tourne autour d’une interpellation – le mot est
précieux puisqu’il évoque à la fois un acte de parole et une arrestation –, au
travers de laquelle, pour reprendre le lexique butlérien, « se fabrique » le
sujet. Un policier hèle un passant dans la rue : « Hé, vous, là-bas ! », le
passant se reconnaît, et se retourne. De cette scène, qui est une véritable
92
allégorie – Althusser parle, lui, de scène théorique –, naît une sorte
d’axiome butlérien : l’interpellation précède et forme (precedes and forms) le
93
sujet ; ce dernier ne pré-existe pas à l’interpellation mais se constitue
comme tel du fait de l’interpellation : « l’appel adressé au sujet l’anime et le
94
fait exister ». On a alors une parfaite illustration de la « positivité » du
pouvoir et des normes.
Quoique Louis Althusser n’ait jamais parlé de performatif, il devient, par
cette scène théorique, un nouvel allié dans l’entreprise butlérienne de fonder
la performativité. Tout d’abord, en faisant du « Hé, vous, là-bas ! » un
performatif, Butler élargit cette notion en l’éloignant d’une stricte acception
linguistique comme acte de discours. L’énoncé « Hé, vous, là-bas », en effet,
ne formule pas ce qu’il accomplit, contrairement par exemple à
« Je promets ». La performativité de l’énoncé se reconnaît uniquement à son
résultat, et s’évalue sur le terrain du pragmatisme. Mais Althusser joue un
autre rôle. Grâce à la présence évocatrice du policier, grâce aussi à l’aura
marxiste d’Althusser, Butler est en mesure de compenser l’extraordinaire
insignifiance des exemples venus d’Austin, ce côté « autour d’une tasse de
95
thé dans un salon d’Oxford » dont se moque gentiment Michel Foucault
(rappelons-nous le trop fameux « Je lègue ma montre à mon neveu »). C’est
donc Althusser qui comble un vide, et le comble même un peu trop bien. La
dimension répressive de la scène est en partie extrapolée par Butler puisque
Althusser précise que l’agent de l’interpellation n’est pas nécessairement un
96
« policier » : il s’agit, au contraire, pour Althusser, de distinguer les
appareils idéologiques d’État des appareils répressifs d’État auxquels
appartient en effet la police. Cette distinction est cruciale car Althusser
confère à ces « appareils idéologiques » une forme d’autonomie par rapport à
l’espace social des normes auquel Butler au contraire les restreint. Enfin, il
faut noter l’insistance avec laquelle Butler soumet Althusser au cadre
épistémologique de la philosophie analytique malgré les divergences
97
nombreuses auxquelles elle se heurte et qu’elle tente de minimiser :
opposition entre la fonction essentielle de la structure chez Althusser et la
98
fonction de l’intention du locuteur chez Austin , opposition entre la fonction
du rituel symbolique chez Althusser et celle du simple lien conventionnel
99 100
chez Austin … Il s’agit bien de « jeter un pont » entre Austin et
Althusser. Ce pont, c’est Butler elle-même.

L’AUTRE, À NOUVEAU
Comme la plupart des interventions de cette décennie qui vont se succéder
jusqu’à l’assassinat de son épouse Hélène en 1980, le texte d’Althusser est
extrêmement retors. Il est pris dans l’une de ses multiples tentatives de
redresser l’indigente ligne théorique poststalinienne qui règne au sein du Parti
communiste, mais il reflète aussi un jeu de provocations plus tortueux dont
témoignent les références mystiques qui vont suivre et que Butler tente
101
d’expliquer comme résurgence d’une théorie du sujet souverain ,
décontenancée de voir disparaître le « contexte social » qui est pour elle
102
l’unique espace de fabrication du sujet , décontenancée aussi que l’histoire
du policier hélant un piéton dans la rue soit progressivement oubliée par son
auteur.
La scène d’interpellation de rue se révèle chez Althusser nourrie de
lacanisme, celle d’une autre scène où le sujet se constitue comme tel à partir
d’une interpellation émanant de l’Autre. Cet « Autre » – qu’Althusser
103
pourvoit d’une majuscule : « Sujet », ou « Autre Sujet » – apparaît comme
la condition de l’existence concrète des sujets, sous la forme de la
« multitude ». Ainsi, dans ce second temps, ce n’est plus un flic qui interpelle
le sujet, c’est l’Autre, ou plutôt, derrière le flic, c’est l’Autre qui parle et qui
104
prend d’ailleurs momentanément la figure illustrative de Dieu . Les
exemples changent. À l’hypothétique policier se substituent en effet le Christ,
ou Iahvé lui-même, dans des formules d’interpellation un peu plus
consistantes que le « Hé, vous, là-bas ! », puisqu’il s’agit de paroles sublimes
tel le fameux « J’ai versé telle goutte de sang pour toi » que Pascal attribue à
Jésus, ou le « Tu es Pierre » du Christ à l’apôtre, et encore le « Je suis Celui
105
qui Suis » de Dieu à Moïse : nous sommes loin d’Oxford. Pour qu’une
interpellation réussisse, il faut bien qu’elle émane d’une instance
constituante.
Toutes les difficultés que pose le scénario de l’interpellation policière,
trop ordinaire et naïf pour produire un effet de vérité aussi puissant,
disparaissent : l’obéissance du passant, la coïncidence entre son
interpellation, sa volte-face et sa transformation en sujet, la synchronie idéale
entre l’appel et la réponse, incompatibles avec le réalisme de la scène de rue,
trouvent leur véritable dramaturgie avec les nouveaux exemples proposés par
106
Althusser . Tout prend forme d’évidence : « l’interpellation ne rate
pratiquement jamais son homme : appel verbal, ou coup de sifflet, l’interpellé
107
reconnaît toujours que c’était bien lui qu’on interpellait ». Seuls les
exemples mythiques peuvent justifier que ces drôles de « sujets » « marchent
108
tout seuls » dans une coïncidence entre l’appel de l’Autre (l’Autre Sujet) et
la réponse de l’individu (« sujet »). Alors, si l’interpellation réussit toujours,
ce n’est pas parce que, comme le suppose Butler, l’individu aurait intériorisé
109
une quelconque culpabilité , mais parce que l’interpellation est la définition
a priori du sujet au sein d’une structure où l’idéologie est le reflet de l’ordre
symbolique et non le simple instrument des interactions performatives du jeu
social. Cette fameuse scène d’interpellation policière fonctionne parce qu’elle
est modélisée, non comme un artefact de sociologue à partir d’échantillons
issus d’une enquête de terrain, mais comme gouvernée par un mécanisme
allégorique où il n’y a ni passant ni policier mais des figures conceptuelles,
ce qui justifie parfaitement qu’Althusser l’appelle une « scène théorique ».
110
Ainsi, pour Althusser, l’idéologie est éternelle , et cette éternité de
111
l’idéologie est conçue en analogie avec l’inconscient freudien .
L’interpellation trouve même un écho puissant dans le Dasein (l’être-là) de
Heidegger qui est convoqué comme sujet par l’Appel (l’ad-vocation), dont il
112
est question dans Être et temps : interpellation qui ne précède pas
seulement l’individu-dans-le-monde mais s’étend à la notion même de réalité
113
humaine . C’est pourquoi Althusser peut écrire dans un style parfaitement
heideggérien – et contre toute la tradition marxiste – que « les individus sont
114
toujours-déjà des sujets ». Freud et Heidegger, en cohérence avec Lacan,
sont ainsi les références à peine dissimulées de l’interpellation althussérienne.
Judith Butler, elle, en reste à la scène primitive de l’interpellation
115
policière comme illustration de la fabrication performative du sujet par les
normes (« Hé, vous, là-bas ! »), au point d’ailleurs qu’elle néglige ce qui dans
le récit althussérien devrait l’intéresser au premier chef puisque Althusser
évoque l’assignation du devenir sexuel, garçon ou fille, de l’individu en tant
116
que « sujet sexuel ». Elle reviendra sur ce texte dans La Vie psychique du
117
pouvoir, lui consacrant tout un chapitre où elle discute longuement son
118
statut textuel ou « grammatical » ou ses références théologiques. Elle y
119
questionne minutieusement le statut du « symbolique », à partir d’une
critique d’un philosophe slovène proche de Slavoj Žižek, Mladen Dolar, mais
120
surtout, maintient le caractère « punitif » de la scène d’interpellation : le
sujet interpellé est défini par une culpabilité originaire et, en se retournant
121
vers le policier, il se retourne « contre soi », etc. Pour mieux asseoir cette
lecture, Butler va jusqu’à inventer le fait qu’après le meurtre de son épouse
Althusser se serait « précipité dans la rue pour se livrer à la police et à la
122
justice », renversant ainsi la scène de l’interpellation en son contraire . On
le sait, c’est l’inverse qui s’est passé : sa mise à l’abri des appareils répressifs
d’État par l’internement à Sainte-Anne a constitué Althusser en « un sujet
sans procès ».

LA RUPTURE ALTHUSSÉRIENNE

Du point de vue de l’histoire des idées telle que nous la pratiquons, le cas
Althusser est pourtant plus éclairant encore que ce que nous venons de voir.
Si Butler investit si systématiquement le corpus théorique français, c’est peut-
être aussi parce que la Modernité, comme toute grande pensée, a porté en soi
le désir de sortir d’elle-même, le désir de se réfuter, et peut-être donc, comme
dans tout drame historique, l’aspiration à sa propre défiguration. « Idéologie
et appareils idéologiques d’État », paru en 1970, est l’un des premiers jalons
de cette histoire, histoire qui se joue à plusieurs, et où s’amorce donc, au
cœur de l’aventure moderne, ce qu’on a appelé, d’un mot juste et injuste, le
postmodernisme.
Derrière un style théorique d’époque et l’imposante référence à Lacan qui
masquent peut-être l’essentiel, le texte d’Althusser amorce en effet le grand
tournant idéologique du milieu des années 1970, que tant d’autres annoncent,
mais dont le grand instigateur sera Michel Foucault, le moins cachottier de
tous. La cellule théorique qui en est le point originaire est le suivant :
concevoir une pensée intégralement assujettie aux seules positivités, ayant
donc écarté définitivement le négatif (Hegel), comme poison métaphysique –
primat matérialiste de la positivité sur la négativité, comme il le formulera de
123
manière synthétique dans un texte plus tardif . Position qu’on pourrait
résumer de manière simplificatrice en disant qu’il n’y a pas de « non » dans
la matière, qui ne se définit que positivement. Or, l’audace nouvelle
d’Althusser, c’est de donner une traduction radicale à cet axiome en
l’appliquant à un domaine que la tradition matérialiste de gauche n’a jamais
pu penser autrement que sur un mode négatif : la question du pouvoir et celle
de l’idéologie. Écrire que l’idéologie est éternelle, qu’elle « n’a pas
124 125
d’histoire », cela signifie que l’idéologie est « sans dehors », qu’il n’y a
pas d’autre monde, ou d’arrière-monde au sens nietzschéen, et c’est du coup
faire l’hypothèse que « l’idéologie » est devenue une catégorie
126
« positive », au sens où elle est sans alternative, et où elle est d’une
127
certaine manière la réalité . Cette dimension positive de l’idéologie
s’atteste par exemple chez Althusser dans le postulat que « toute idéologie a
pour fonction (qui la définit) de “constituer” des individus concrets en
128
sujets ». Or, c’est là une hypothèse qu’on retrouve à l’œuvre chez Butler.
Avec une différence de taille. L’idéologie chez Althusser reste gouvernée par
les schémas lacaniens des actes symboliques et non par ceux, pragmatiques,
de l’interactionnalité constructiviste, c’est pourquoi il emploie le verbe
« constituer » (l’idéologie a pour fonction de « constituer » des individus
concrets en sujets) et non les verbes « fabriquer » ou « construire » employés
par Butler.
Tout se joue là, une fois de plus, dans cette irréductible opposition
épistémologique repérable au point le plus sensible de l’aventure théorique
que nous explorons, et où nous aspirons à repérer les étapes successives de la
naissance et de l’installation de la théorie du genre dans le paysage
intellectuel mondial. Car cette aventure possède un nouveau palier
significatif.
Althusser a en effet tiré toutes les conséquences de ce monisme
129
matérialiste sans failles en concluant de cette nouvelle lecture du pouvoir
comme constituant le sujet qu’elle abolit l’idée même de sujet, et en
soutenant cette hypothèse par un jeu de mots qui va se révéler très important :
être sujet et être assujetti sont une seule et même chose comme le verso et le
recto d’une même situation : « Il n’est de sujets que par et pour leur
130
assujettissement . » Que ce soit un jeu de mots qui soutienne le paradoxe
d’un sujet tout à la fois constitué et aboli est dans la pure logique de la
Modernité qui a été friande – Lacan le premier – de ce rôle théorique
fondamental conféré au signifiant, et qu’Althusser lui-même a théorisé dans
131
sa préface à Lire « Le Capital » .
Si ce jeu de mots est l’une de ces archives épistémologiques qui nous
importent, c’est que nous le retrouvons tel quel chez Butler mais sans aucune
référence à Althusser et, au contraire, comme une pensée sienne, illustrant
exemplairement sa conception du performatif : « Devenir un sujet implique
de s’assujettir à un certain nombre de normes implicites et explicites qui
déterminent quelle sorte de discours pourra être lue comme le discours d’un
132
sujet . » Le jeu de mots althussérien a son équivalent en anglais :
133
« To become a subject means to be subjected … » Le jeu de mots apparaît à
plusieurs reprises, ce qui signale l’importance que Butler lui accorde, et un
134
certain contentement de soi à l’avoir trouvé . Il est tout à fait fascinant que,
quoique présent dans le texte d’Althusser que Butler a lu et relu, ce jeu de
mots, qui joue un rôle rhétorique puissant dans les deux corpus, soit repris
non seulement sans aucune mention de sa source mais dans un contexte où
Althusser a disparu.
135
Ce « vol de concept » n’est nullement anecdotique ; il n’est pas
seulement un exemple supplémentaire des appropriations sur lesquelles
s’édifie la performativité butlérienne mais il met en lumière d’autres
mécanismes de circulation des concepts et révèle là sa dimension d’archive.
Si Butler oublie totalement la source althussérienne du jeu de mots, celui-ci
apparaît dans un contexte foucaldien, celui du Foucault dont elle s’inspire.
Or, précisément, le jeu de mots d’Althusser est apparu également de manière
centrale dans la grande opération de rupture théorique initiée par Foucault au
milieu des années 1970. Par exemple au beau milieu de La Volonté de savoir
où Foucault reprend le verbe d’Althusser (« constituer ») : « sujet qui est
136
constitué comme sujet – qui est “assujetti” », mais aussi dans son cours
« Il faut défendre la société » où il anticipe le verbe « fabriquer » de Butler :
« Plutôt que de demander à des sujets idéaux ce qu’ils ont pu céder d’eux-
mêmes ou de leurs pouvoirs pour se laisser assujettir, il faut chercher
137
comment les relations d’assujettissement peuvent fabriquer des sujets . »
Foucault, dans le prolongement de la conception althussérienne du
pouvoir comme positivité, a donc, bien avant Butler, utilisé lui aussi le jeu de
mots d’Althusser, et, comme Butler, sans aucune référence à sa source et cela
pour soutenir un propos, considéré à juste titre par les commentateurs de
138
Foucault comme central dans son entreprise de rupture . Si Foucault et
Butler négligent ainsi le texte d’Althusser tout en retenant l’instrument
conceptuel qui en émerge, c’est que le matérialisme althussérien, dans sa
tentative même d’y produire une mutation, n’a pas réussi à s’imposer comme
un tournant dans le champ intellectuel. Sans doute le texte d’Althusser vient-
il trop tôt et est-il encore soumis aux postulats de la Modernité classique
avec, par exemple, la figure lacanienne de l’Autre et de l’ordre symbolique
qui régit le fonctionnement de l’idéologie. Il reste lié à une tradition qui n’est
déjà plus celle de Foucault proche désormais de certains thèmes de la
philosophie analytique, de la pragmatique, du néolibéralisme, pour qui le
pouvoir – au sens de la tradition manichéenne de gauche – n’existe pas, mais
renvoie à des dynamiques, des stratégies, des jeux interrelationnels –
139
ce Foucault qui est donc la vraie source de Butler . En ce sens, le texte
d’Althusser, publié en juin 1970, est un symptôme précoce de ce que la
Modernité tente de sortir de son histoire, de s’extraire de ce que Butler a
caractérisé comme « romantisme », c’est-à-dire la mythologie de la
négativité, de l’impossible, de l’essentialisme, du manichéisme européen qui
la détermine. « Idéologie et appareils idéologiques d’État » s’inscrit dans
cette tentative qui n’est peut-être d’ailleurs qu’une conséquence logique de la
révolution structuraliste, car la structure elle non plus ne connaît ni la
négation, ni la contradiction, ni la dialectique. C’est bien cette double
dynamique que nous tentons ici de rendre perceptible. Une pensée française
qui, dans sa religion de la rupture, ne cesse de produire sa propre réfutation,
comme l’attestent les œuvres de l’époque, L’Anti-Œdipe (1972), Le Plaisir
du texte (1973), Encore (1972-1973), La Dissémination (1972)…, s’ouvrant
ainsi dans un postmodernisme erratique et propice à tous les démembrements.
IV. Le performatif et Derrida

DERRIDA AUX ÉTATS-UNIS

Il y a dans le défi derridien à l’égard du performatif anglo-saxon une autre


archive de la confusion épistémologique au cœur des gender et d’autant plus
parfaite que Judith Butler n’y attache aucune importance. Derrida initie la
querelle sur le continent américain en 1971 alors qu’il a déjà conquis une
grande notoriété par sa toute première intervention lors du mythique colloque
qui réunissait la fine fleur de l’intelligentsia française à l’université Johns
Hopkins de Baltimore à l’automne 1966. Son exposé était à la fois une prise
de pouvoir sur la Modernité et le premier temps d’une conquête de
l’Amérique. Il y inaugurait une interrogation profonde de la Loi dont nous
140
verrons toute l’importance pour la question sexuelle, et sa déconstruction .
La conférence que Jacques Derrida prononce en 1971 à Montréal est une
nouvelle étape de son aventure américaine. Intitulée « Signature événement
contexte », c’est l’une des rares interventions directes d’un intellectuel
141
majeur sur le performatif . Avec une arrogance typiquement française,
142
Derrida s’y emploie à déconstruire la notion de performatif d’Austin . Cette
conférence est aussi le symptôme de l’importance de la discorde franco-
américaine qu’illustrent ses suites très violentes. Violence de Derrida, mais
aussi de John Searle qui, après la mort d’Austin, va ranimer le conflit.
Morgue anglo-saxonne du côté de Searle, sadisme de la déconstruction du
143
côté de Derrida. Attaques ad hominem des deux côtés comme la rumeur
que propage Searle selon laquelle Michel Foucault lui aurait confié « that
Derrida practiced the Method of obscurantisme terroriste [sic !] [terrorism of
144
obscurantism] ».
145
Dans ses confrontations avec Derrida , Butler ne prendra jamais acte que
pour lui « l’idéologie de la communication » était l’idéologie à abattre au
point que le performatif est devenu peu à peu une sorte d’obsession
derridienne. Notion sans cesse relue, réinvestie, déconstruite de manière
presque maniaque, au travers de tant d’autres interventions comme
« Survivre », lors d’un séminaire à Yale en 1975, où le performatif est
désigné comme ce qui remet en cause la différance en confiant la vérité au
présent d’un acte, à un référent, alors que le langage est précisément ce qui
146
diffère, ce qui temporise perpétuellement . Notion déconstruite avec le mot-
147
valise de perverformatif dans La Carte postale où Derrida se montre peut-
être moins enclin à briser ce concept qu’à le transférer dans l’espace pervers
si familier des Modernes et si étranger aux gender. Néologismes « pervers »
encore comme celui d’invagination où il montre, à propos de La Folie du
jour de Blanchot, comment la circularité du récit est une forme de résistance
à la performativité, refus de performer ce que le début de la fiction promet, et
148
nous ouvre à ce qu’il appelle la « non-performance réussie », qui ne vaut
pas seulement pour l’art du récit, mais pour le rapport sexuel, la pénétrabilité
du sexe féminin, l’hymen dans sa résistance au phallus, toutes sortes de
questions qui sont autant de contestations de la Loi sexuelle.
C’est en 1984, dans l’hommage à son ami Paul de Man qui vient de
mourir, que Derrida met en scène de la manière la plus spectaculaire son
149
hostilité à l’égard du performatif et d’Austin lui-même . Les deux tiers du
texte sont consacrés à un jeu insidieux où Derrida paraphrase une conférence
d’Austin – « The Meaning of a Word » – en s’y insinuant par des remarques
ironiques, des détournements de mots, des citations interrompues, parasitées,
où ses disciples naïfs sont censés découvrir le nihilisme profond de leur
150
maître : c’est un chat particulièrement cruel qui joue avec le cadavre d’une
souris bien grise. Les théoriciens du speech act, pour Derrida, ne pensent pas
ce qui est pourtant leur objet, l’acte, ne soupçonnant pas même « une pensée
151
de l’acte » : c’est la non-pensée en acte. Paul de Man, l’ami disparu,
apparaît dans les dernières pages pour dire que la pensée pragmatique n’a pas
été en mesure d’interrompre la métaphysique en établissant une priorité au
langage comme action sur le langage comme vérité : la cible n’a fait que se
152
déplacer . Austin ne pense pas, mais Austin est aussi celui qui interdit de
penser, et c’est pourquoi alors sa non-pensée équivaut littéralement à
153
« un texte de loi ».
Il peut sembler alors que la ténacité de Derrida à engager, sur une si
longue période, le fer le plus âpre avec Austin et le performatif, tient
précisément à ce qu’il s’agit aussi d’une confrontation à la loi, à la légalité, à
la loi dans sa version la plus inflexible car la plus creuse, donc la plus
efficace, sa version anglo-saxonne, et à laquelle la déconstruction se doit
d’opposer une « perversion irrémédiable » qui ne peut prendre que la forme
154
d’un excès . Quitte à perturber tout langage, tout performatif, y compris et
surtout peut-être celui de la promesse « dont l’ambiguïté perverse ne peut être
155
dominée ou purifiée », y compris enfin avec l’ami mort, parce qu’on finit
156
toujours par s’interroger sur ce qu’on lui a promis .

L’ÉCRITURE, LA DIFFÉRANCE

En ce début des années 1970 à Montréal, la cible de Derrida, ce sont les


outils du pragmatisme dont on a repéré la présence dans Trouble dans le
genre. Derrida établit que la notion de performatif, supposant l’intention du
locuteur, est un avatar de la métaphysique occidentale de la présence pleine et
157
de la conscience. Avatar qu’il faut déconstruire . Il y a une impuissance
intrinsèque du performatif conventionnel (« La séance est ouverte ») à
réaliser ce qu’il énonce, parce qu’il s’expose sans cesse à l’échec du fait d’un
parasitage qui est, aux yeux de Derrida, la loi du langage : le signe ne
fonctionne que par sa capacité à s’altérer, à se distinguer. Se distinguer de
lui-même, ne jamais tout à fait coïncider avec soi. L’idée d’une fabrication
du genre à coups de performatifs sociaux ne peut alors que voler en éclats. Et
cela en raison du coup de force philosophique majeur qui accompagne
l’entrée de Derrida dans l’espace du monde intellectuel, et que deux concepts
résument, celui de différance et celui d’écriture.
Privilège est donc donné à l’écriture contre la parole pourtant perçue par
le sens commun comme le lieu essentiel du langage. Mais, pour Derrida, la
parole est ce qui dissimule le plus l’essence du langage qui est distance,
intervalle, différence. Dans la parole, à cause de l’apparente immédiateté et
immatérialité de la voix, le langage s’efface derrière l’idée, le message, les
affects exprimés : le sujet est dans l’illusion « logocentrique » d’une présence
à soi dans l’acte même de parler. Austin, à ce titre, est l’exemple
158
institutionnel de cette erreur . Si la linguistique structurale l’a remise en
cause par la matérialité combinatoire du signe, par la distinction décisive du
signifiant et du signifié, cette même linguistique, en faisant de la parole son
matériau privilégié, n’a pas totalement rompu avec un certain idéalisme que
le « phonocentrisme » produit insidieusement. Pour aller jusqu’au bout du
renversement structural, Derrida va opérer un coup de force, en faisant de
l’écriture le véritable lieu du tournant moderne. Non seulement l’écriture
n’est pas une simple transcription graphique de la parole, mais elle se situe au
plus proche de l’essence du langage, car, mieux que la parole, elle permet de
comprendre que le langage est différance. L’écriture et le langage opèrent
tous deux sur fond d’absence. L’absence est d’ailleurs, en 1971, le maître-
mot de Derrida dans son intervention contre Austin : l’absence – l’absence
159
« radicale » – appartient à la structure du langage comme à celle de
160
l’écriture : tout énoncé écrit est supposé lisible en l’absence de l’émetteur
et du destinataire du message, en l’absence même de tout contexte, en
161
l’absence même de sens dans une dissémination infinie de la signification .
Cette « absence » radicale qui gouverne l’écriture est celle qui gouverne aussi
le langage : le signe est lui-même ce qui se substitue à la chose et permet de
la nommer en son absence, et de la rendre absente quand bien même elle
162
serait là, dans un décalage perpétuel du signifiant et du signifié . La
163
différance, c’est ce qui atteste cet absolu de l’absence .
Dans sa conférence, Derrida a pour but de faire exploser ce qu’il appelle
164
de manière polémique « l’idéologie de la communication » et qui régit la
notion de performatif austinien. L’écriture est ce qui destitue l’idée de
communication au fondement de la pragmatique du langage comme acte
165
social , et Derrida caractérise comme particulièrement naïve l’hypothèse
166
d’un contexte commun à l’émetteur et au récepteur que rien, à ses yeux, ne
permet d’établir comme homogène.
Avec l’idée de différance – comme puissance impersonnelle par laquelle
167
plus aucun message n’arrive vraiment à destination –, Derrida se jette dans
une entreprise démesurée qui radicalise à l’extrême l’un des présupposés
fondamentaux de la Modernité, celui du règne de l’ordre symbolique fondé
sur une coupure constitutive entre nature et culture. Cette coupure implique
que l’homme est privé de tout rapport immédiat et transitif à la réalité du
monde, de tout rapport immédiat à l’autre, au désir qui n’est plus que désir de
désir, etc. Derrida achève l’entreprise moderne en introduisant cette coupure,
cet intervalle au cœur même du langage, par un nouveau tour d’écrou, qui
détruit un dernier point d’illusion – la parole –, et le remplace par ce substitut
impersonnel, intégralement culturel, pleine émanation de l’ordre symbolique :
l’écriture.

USAGE BUTLÉRIEN DE DERRIDA

Si Butler met de côté l’extrême négativité de Derrida à l’égard du


performatif, c’est qu’elle lui a trouvé un remède : Bourdieu. Son projet de
168
« repenser le performatif » trouve dans la synthèse opérée entre Bourdieu
et Derrida l’un de ces instruments singuliers par lesquels tout alors devient
possible.
Ni Bourdieu, ni Derrida, pour des raisons inverses, ne peuvent bien sûr
intégrer le concept de performatif à leur système. Le premier refuse
d’admettre l’efficacité des structures linguistiques puisque toute
communication est liée aux déterminations du contexte social et aux rapports
169
de pouvoir . Le second parce que son formalisme extrême écarte les notions
de contexte et de convention qui, chez Austin, conditionnent la réussite de
l’acte de langage. Dans Le Pouvoir des mots, Butler, à l’aide d’une savante
alternance entre Bourdieu et Derrida, et de multiples « je suis assez d’accord
170
avec… [I would agree with…] », tient ainsi d’une main le constructivisme
sociologique sur lequel le concept de genre est établi, et de l’autre l’activisme
minoritaire issu de la déconstruction derridienne – sans lequel le performatif
ne ferait que perpétuer l’état conventionnel du monde (et donc des conduites
genrées). Le performatif comme construction sociale s’associe au performatif
comme énoncé porteur d’une « promesse politique [political promise of the
171
performative] » ou d’« un avenir politique inattendu [an unanticipited
172
political future for deconstructive thinking] ». Les tensions entre les deux
doctrines trouvent leur résolution dans la psychologie de chacun, dans le
173
refoulement qui peut affecter leurs analyses .
De Derrida, Butler retient pourtant un concept capital celui de répétition,
ce que Derrida appelle l’itérabilité. Cette itérabilité du signe est la condition
de toute lisibilité : « Une écriture qui ne serait pas structurellement lisible –
174
itérable – par-delà la mort du destinataire ne serait pas une écriture . » Mais
cette itérabilité propre au langage est dans le même temps altération et donc
différance. Avec Butler, c’est tout autre chose, le processus d’itérabilité
(iterability) relève de la répétition dans son sens le plus ordinaire : la
répétition anime le performatif parce que les normes ne cessent de nous
assigner une place. Et si la répétition porte en elle le risque de son altération,
c’est qu’à force d’être répété le performatif induit la possibilité d’échecs et de
dysfonctionnements : l’individu fabriqué par la performativité des normes ne
l’est de ce fait jamais définitivement.
Tout sépare ainsi les échecs mécaniques – ce que Butler appelle avec
175
Austin les ratés (failures ) – des actes de langage, liés à leur redite, à
certaines incohérences ou contradictions, et de l’autre la différance
derridienne où l’altération n’est pas accidentelle mais la loi du langage. Cette
itérabilité se constitue en une ontologie structurale du signe précisément
contre Austin. Le paradoxe veut que ce soit parce que le signe est
constitutivement itérable (répétable) que l’identité est différance, et c’est
parce qu’il diffère de lui-même qu’il peut être infiniment répété. En effet, si
un signe se caractérise par la possibilité d’être répété à travers d’infinies
variations (ton, voix, accent, contexte, intention, référent, signifié, actualité,
locuteur), c’est que son unité ne tient pas à son identité interne, par exemple
celle du signifiant et du signifié. Si l’unité du signe dépendait de cette
identité, il n’aurait pas cette plasticité, cette capacité à être échangé, à être
176
joué et rejoué dans des variations sans fin . La structure ouverte du signe est
ce qui assure à l’ordre symbolique l’élasticité infinie de son système, celle-là
même que Benveniste a établie dans la dialectique du Je et du Tu, qui est
aussi une dialectique de la différence et de la répétition.
Butler emprunte à Derrida la catégorie d’itérabilité, ou de citation, dans
un oubli capital de ce qui fonde la déconstruction : celui du concept
d’écriture auquel elle ne se réfère jamais. C’est parce que le langage
fonctionne comme une écriture qu’il ne saurait y avoir ni contexte, ni
autorité, ni référent, ni même signifié susceptible de soutenir un sens
177
commun . Et si la loi du langage est, selon Derrida, le parasitage, c’est du
fait de cette conception « graphématique » du langage, mais c’est aussi en
fonction d’une lecture profondément originale de la Loi. Les énoncés
n’obéissent pas à des normes sociales, ils obéissent à la Loi qui est leur
parasite. Cette notion derridienne de Loi – Loi comme parasite du sujet –
va porter avec elle non seulement une déconstruction de l’idéologie de la
communication, mais aussi une autre déconstruction, celle de la différence
sexuelle, de la notion même de genre, de ce que Derrida appellera la loi du
genre, qui s’inscrit dans la pensée du Neutre. La Loi, pour Derrida, est échec
mais parce qu’elle relève de l’inconnu, de cette différance qui est un Neutre
où viennent échouer la castration, le symbolisme phallique, tout comme le
logocentrisme, et d’où peut naître une critique du phallogocentrisme, autre
mot-valise derridien appelé à une grande gloire.
L’utilisation à contresens des concepts derridiens par Butler (la
« répétition », l’« itérabilité » des signes, le « supplément », la
« dissémination ») obéit à une logique cohérente. Cette cohérence, qui se
précise à chaque étape de notre enquête, inverse ici le « nihilisme » de
Derrida, en lui substituant un discours positif qui autorise les « termes
ternis » par la performativité institutionnelle d’être « susceptibles de regagner
178
une innocence inattendue ». Ainsi, pour qui s’est demandé un jour
comment il a été possible que la déconstruction derridienne ait été à l’origine
179
de ce qu’on a appelé le « politiquement correct », voilà la réponse… Le
symptôme en serait ici que si la notion d’iterability figure dans tous les
manuels des gender, la notion d’itérabilité, elle, est aujourd’hui en deuil de
son auteur – Derrida – qui, il est vrai, a été assez peu soucieux du copyright
de ses inventions, pensant plutôt à les multiplier qu’à les conserver.

PERVERFORMATIF

Si Butler intègre avec aisance les concepts derridiens dans la langue des
gender, il en est un qui demeure un intraduisible, celui de perverformatif par
où la pensée derridienne résiste à son engloutissement dans la French Theory.
C’est en 1977-1978, dans La Carte postale, à l’occasion d’un séjour à
Oxford, le lieu même où Austin a enseigné, et dans une série de lettres
d’amour envoyées à une inconnue, qu’apparaît le terme de perverformatif.
Double contexte de perversion : d’abord Oxford, fief de l’ennemi, et ensuite
le plus vieux couple de la philosophie occidentale Socrate/Platon. Le séjour
anglais est, en effet, l’occasion pour Derrida d’une découverte éblouissante,
cette fameuse carte postale qui reproduit une gravure ancienne sur laquelle
on voit Platon dicter sa pensée à Socrate, intervertissant leur relation
traditionnelle, et de ce fait la relation hiérarchique de l’oral et de l’écrit dont
180
on a vu qu’elle était essentielle à l’intervention derridienne . C’est à cette
logique d’inversion qu’obéit un signifiant nouveau, perverformatif. Si Platon
est présenté alors comme « le maître du perverformatif », c’est en raison de
cette duplicité du platonisme révélée par la carte postale, duplicité que
181
confirme la double signature du Maître , une signature toujours contrefaite
comme il s’était amusé à le démontrer contre Austin dans son intervention de
182
Montréal de 1971 .
Le perverformatif est une manière de réactiver la dispute avec la
philosophie analytique, avec « Searle et compagnie, [et] toute leur
183
axiomatique du sérieux / pas sérieux », comme ce sera aussi le cas en 1993
par le truchement de Marx et de sa fameuse thèse performative, selon laquelle
il faut passer d’une époque où les philosophes interprétaient le monde, à une
184
époque où il s’agit de le transformer . Derrida, en vrai philosophe, n’oublie
jamais rien. Mais, dans La Carte postale, le perverformatif n’est pas
seulement polémique, c’est aussi, par la suspension du performatif, l’accès à
185
une forme de Neutre : Neutre du discours amoureux où le jeu sexuel est
repensé. L’écriture, représentée par l’image suspendue de Socrate armé de la
plume et du grattoir, est ce qui symbolise le transfert amoureux dans ce livre
qui est aussi une longue lettre – carte postale – d’amour adressée à une
femme. Parce que Socrate écrit ou parce qu’il n’écrit pas, ou « ne faisant ni
186
l’un ni l’autre », cette image allégorique nous dévoile des opérations de
suspension, d’inachèvement, de temporisation, où la différance déjoue
l’opposition de l’actif et de l’inactif. Avec elle, nous retrouvons l’hymen
derridien. L’hymen, à la fois rapport sexuel et résistance à ce rapport, union
des corps et mystérieux voile, qui défie toute performativité phallique. Cet
187
hymen protecteur qui destine la semence à la plus grande dissémination .
Ainsi Butler, pour intégrer Derrida à sa refondation du performatif
austinien, doit écarter tout ce qui en perturbe le fonctionnement, mais aussi
laisser de côté ce qui chez Derrida, par-delà la violence théorique anti-
austinienne, va dans le sens d’une exploration des places sexuelles comme le
concept de perverformatif en ouvre la possibilité. Nous y reviendrons bien
sûr tant c’est important, mais notre questionnement actuel doit nous amener à
avancer dans l’exploration proprement épistémologique de la naissance de la
performativité butlérienne dans laquelle Michel Foucault va jouer un rôle
capital.

V. Foucault et le performatif

LE POSITIVISTE HEUREUX

Butler accorde à Foucault une telle importance et lui-même joue un tel


rôle dans l’histoire de la Modernité que nous lui accorderons toute une partie
de ce livre – la quatrième –, mais il nous faut dès maintenant nous poser la
question de ce qu’il en est pour lui du performatif, et esquisser une brève
enquête épistémologique dont le point de départ sera L’Archéologie du savoir
(1969). Et pour commencer nous interroger sur une curieuse déclaration
188
présente dans ce livre selon laquelle il est « un positiviste heureux ». Il
s’agit d’une réponse à l’article de Sylvie Le Bon paru deux ans auparavant
dans Les Temps modernes intitulé « Un positiviste désespéré : Michel
189
Foucault ». L’insignifiance du prétexte pourrait conduire à ne pas tout à
fait la prendre au sérieux. D’ailleurs, de nombreux textes périphériques à
L’Archéologie du savoir réaffirment la logique antérieure, celle nettement
190
antipositiviste d’Histoire de la folie , et raillent le « vieux positivisme » du
191
« stalinisme post-stalinien ». Mais quel besoin Foucault a-t-il de
s’intéresser à une polémique insignifiante née de la plume de la fille adoptive
de Simone de Beauvoir ? L’hypothèse d’une ironie plus que trouble tient à la
« Conclusion » de L’Archéologie du savoir qui déploie un étrange dialogue
entre Foucault et un Sartre imaginaire. Sartre, l’incisif adversaire du
positivisme, tant avec la figure burlesque de l’autodidacte de La Nausée
qu’avec les pages magnifiques des Carnets de la drôle de guerre et de L’Être
et le néant. Ce Sartre de papier, jamais nommé, ne cesse ainsi de seriner à
l’oreille de Foucault son inquiétude de voir ce dernier s’enferrer dans un
« positivisme rudimentaire » ou de céder « à la naïveté de tous les
192
positivismes », comme si Foucault, dans cette comédie ambiguë, semblait
prendre un plaisir retors à se voir stigmatisé, et associé au positivisme par la
voix de l’Autre, ce grand Autre de la philosophie, Sartre transformé en
vieillard pitoyable.
Le thème du « positiviste heureux » est bien une plaisanterie, mais,
comme toujours en philosophie, une mauvaise plaisanterie. La voix angoissée
du Sartre fictif donne le beau rôle à Foucault qui s’attribue le dernier mot
dans une tirade finale où il renvoie son interlocuteur, devenu l’allégorie de la
pensée occidentale, à sa fin historique dont le nom serait la peur : « Quelle
est donc cette peur qui vous fait répondre en termes de conscience quand on
vous parle d’une pratique, de ses conditions, de ses règles, de ses
193
transformations historiques ? » Au tremblement sartrien répond un
programme qui se propose de n’affronter que des « positivités discursives »,
des pratiques, des archives discursives qu’on découpe, combine et recompose
pour en dégager des règles anonymes, avec cette insistance significative au
194
long du livre sur ce maître-mot de « positivité ». Drôle de jeu donc repéré
avec une certaine malignité par Deleuze qui, dans son analyse de ce nouveau
Foucault, disait ne pas regretter le romantisme qui faisait la beauté d’Histoire
de la folie, et se réjouir du « nouveau positivisme » de Foucault, positivisme
195
qu’il juge « poétique »… Cette fin de L’Archéologie du savoir clarifie
l’expression de positiviste heureux comme position antiphénoménologique, et
conjure aussi la tentation qui avait été la sienne, quelques années auparavant
dans sa conclusion de Naissance de la clinique, d’associer positivisme et
196
phénoménologie comme réciproquement conditionnés . Mais, dans cette
comédie finale qui est une manière de ne pas finir, où il agite ses
197
interlocuteurs comme des marionnettes , où il oppose un silence méprisant
à l’objection majeure qu’il se formule à lui-même sur son usage d’un Je que
198
pourtant il dénie à ceux qu’il étudie , on peut lire tout aussi bien l’invention
199
d’un régime entièrement neuf d’expression philosophique que l’embarras
sans solution qui traverse toute la vie de Foucault sur la possibilité même de
faire œuvre.

POSITIVISME ET STRUCTURALISME

Dès Les Mots et les choses, Foucault s’était interrogé sur la possibilité que
la révolution structurale n’ait été qu’un retour du positivisme. Il se demandait
si la question moderne du langage relevait de la grande subversion
nietzschéenne ou bien n’était que l’achèvement du processus ouvert par la
e 200
naissance de la philologie à la fin du XVIII siècle . Cette interrogation
cachait peut-être un vœu, celui que le structuralisme se transforme en un
positivisme renouvelé, et efface les dernières ambiguïtés permettant un retour
du sujet. Lacan a repéré très tôt chez Claude Lévi-Strauss un mouvement de
recul identique à celui que nous identifions chez Foucault – recul devant le
risque de transcendance que la fonction symbolique inhérente au langage
tend insidieusement à introduire :

Lévi-Strauss est en train de reculer devant la bipartition très


tranchante qu’il fait entre la nature et le symbole, et dont il sent
bien pourtant la valeur créative, car c’est une méthode qui permet
de distinguer entre les registres, et du même coup entre les ordres
de faits. Il oscille, et pour une raison qui peut vous paraître
surprenante, mais qui est tout à fait avouée chez lui – il craint que,
sous la forme de l’autonomie du registre symbolique, ne reparaisse,
masquée, une transcendance pour laquelle, dans ses affinités, dans
sa sensibilité personnelle, il n’éprouve que crainte et aversion. En
d’autres termes, il craint qu’après que nous avons fait sortir Dieu
201
par une porte, nous ne le fassions entrer par l’autre .

Analyse d’une grande portée pour comprendre l’histoire même du


structuralisme, et la rupture foucaldienne de L’Archéologie du savoir. Ce que
Foucault a à craindre du langage, c’est la puissance de l’ordre symbolique qui
excède tout positivisme. La structure, dont le vide même est porteur d’effets
constitutifs du sujet comme être parlant, comme « parlêtre » pour reprendre
l’expression lacanienne, n’est pas ce qui abolit le sujet mais ce qui le précède,
et c’est pourquoi Foucault se méfie de la place démesurée conférée au
langage comme ce qui pourrait faire revenir la figure de l’homme. Dans cette
inquiétude, Foucault n’est pas seul. Il est donc accompagné de Lévi-Strauss
202
et, on l’a vu, d’Althusser . De fait, au langage et à la langue, Foucault
préfère les termes de discours et d’énoncés, et au dévoilement des structures,
il préfère celui des « fonctions ». Déjà, dans sa critique, pourtant très
élogieuse, d’Histoire de la folie, Barthes remarquait l’usage faible que
203
Foucault faisait du fait structural .
Ce manque d’empathie pour l’objet essentiel de la révolution structurale –
le langage – se fera hostilité dans sa leçon inaugurale au Collège de France
prononcée en 1970, un an après la parution de L’Archéologie du savoir. Il va
s’agir, dans son enseignement, de « restituer au discours son caractère
204
d’événement ; lever enfin la souveraineté du signifiant ». Étrange formule,
sur laquelle nous reviendrons, très nettement agressive à l’égard des
Modernes. Cette critique du signifiant s’inscrit dans la perspective positiviste
d’une opposition entre le champ du langage et celui d’une réalité discursive
qui doit dominer sur le premier. Ainsi, selon Foucault, si le discours se met
205
« à l’ordre du signifiant », il s’annule dans « sa réalité » qui, elle, se situe
hors des éléments proprement linguistiques qui constituent le discours :

Ne pas aller du discours vers son noyau intérieur et caché, vers le


cœur d’une pensée ou d’une signification qui se manifesteraient en
lui ; mais, à partir du discours lui-même, de son apparition et de sa
régularité, aller vers ses conditions externes de possibilité, vers ce
qui donne lieu à la série aléatoire de ces événements et qui en fixe
206
les bornes .

Cette réalité – apparition, régularité, règles – ne relève pas en effet d’une


logique du signifiant mais bien de « ses conditions externes de possibilité ».
Cette méfiance se trouve déjà dans L’Archéologie du savoir, où les points de
fuite propres à la structure – le vide, l’autre, l’absence – sont autant de
fissures par où le sujet peut faire retour. Il est alors tout à fait évident que le
structuralisme visé est celui de Lacan : « Le langage semble toujours peuplé
207
par l’autre . » Avec « l’autre », la positivité de l’énoncé risque ainsi
toujours de disparaître, de se perdre. Il faut donc oublier le langage dans son
208
appréhension structurale .
La violence ostentatoire qu’affiche Foucault pendant cette période contre
209 210
le structuralisme , à qui il a pourtant donné tant de gages , n’est donc ni
plus ni moins une plaisanterie que les proclamations de positivisme heureux.
Et d’ailleurs, n’est-ce pas sur le ton de la plaisanterie que Foucault résume
cette question dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 1970 ?
Critiquant à nouveau « la monarchie du signifiant », il ajoute, moqueur :
« Et maintenant, que ceux qui ont des lacunes de vocabulaire disent – si ça
211
leur chante mieux que ça ne leur parle – que c’est là du structuralisme .»

LE PERFORMATIF

C’est dans ce contexte que Foucault croise le performatif avec lequel il va


jouer comme un chat avec la souris, et cela dès L’Archéologie du savoir qui a
212
été l’occasion d’importantes lectures d’Austin et de Searle .
Le projet foucaldien est de construire une archéologie des énoncés comme
lieux d’une certaine configuration épistémologique à une époque donnée. La
notion d’énoncé est ce qui permet d’abandonner le point de vue du signe,
213
celui du signifié comme celui du signifiant . Que rien ne fasse système au
sens où par exemple, dans la structure, tous les éléments qui la composent
sont saisis d’emblée dans la mécanique de la loi qui les fait fonctionner et
214
produire du sens . L’entreprise est minutieuse, complexe, parfois lassante
tant Foucault dit plus souvent ce que n’est pas l’énoncé plutôt que ce qu’il
est. Deleuze, qui ne laisse percevoir aucun scepticisme sur la réussite de
215
l’entreprise, et qui va jusqu’à y voir « un matin de fête », excuse l’absence
d’exemples en expliquant que ces exemples, Foucault les a donnés dans ses
livres antérieurs. Mais, pourtant, il est significatif que, voulant expliquer
rétrospectivement son Histoire de la folie à partir de la catégorie d’énoncé,
Foucault semble oublier que la notion de folie ne s’établissait précisément
que dans une relation structurale avec celle de déraison. La déraison y était
une infrastructure silencieuse, et jouait par rapport aux faits discursifs, aux
énoncés effectifs de la psychiatrie, le rôle d’un signifiant caché et muet qui,
de par son rôle de signifiant, était ce qui, seul, éclairait véritablement le
concept de folie. Dans la brève reconstitution positive d’Histoire de la folie
que propose L’Archéologie, le mot si important de « déraison » n’apparaît
pas.
C’est dans cette tentative difficile de proposer une définition non
structurale de l’énoncé que Foucault est tenté d’identifier énoncé et speech
act, au sens où les énoncés se repéreraient à ce qu’ils sont justement des actes
216
de langage auxquels on pourrait donc appliquer les méthodes
d’identification des performatifs. Mais il renonce à cette thèse séduisante
pour des raisons d’ailleurs oiseuses et en partie inexactes. Ainsi explique-t-il
217
que le performatif suppose plus d’un énoncé pour se réaliser , qu’il lui faut
218
des « séries » juxtaposées d’actes , et il s’embrouille quand, après avoir
énuméré certains critères du performatif (promesse, ordre, décret, contrat…),
219
il ajoute : « la constatation », ce qui est absurde puisque la constatation
produit des énoncés qui sont des « constatifs », soit le contraire des
performatifs.
Pourtant, la notion de speech act pourrait correspondre à ce qu’il cherche
quand, revenant à Naissance de la clinique, il finit par trouver un lieu
unificateur au discours médical qui porte en lui tant d’éléments hétérogènes.
Ce lieu unificateur, c’est le discours clinique lui-même ; or ce discours se
caractérise bien comme acte de langage : il effectue, il instaure, il met en
220
œuvre ce faisceau de relations comme s’il était doué de performativité . Dès
lors, on peut prendre au sérieux l’embarras de Foucault quelques années plus
tard, dans une lettre à Searle, sur cette énigmatique mise à l’écart du
performatif, et les regrets ambigus qu’il exprime d’avoir écrit que les énoncés
– tels qu’il en propose la « théorie » dans L’Archéologie du savoir – n’étaient
221
pas des performatifs .

PERFORMATIF ET PARRÊSIA

Foucault s’intéresse à nouveau au performatif à propos de la parrêsia dans


ses derniers cours au Collège de France en 1983 et 1984 où il est longuement
222
question des philosophes de l’Antiquité : la parrêsia , c’est le franc-parler,
la position du dire vrai sur soi-même et sur les autres. Le questionnement de
Foucault tourne autour des pratiques discursives qui ont permis de constituer
223
le sujet comme objet de savoir . Cette apparition du dire vrai, du « type
224
d’acte » par lequel le sujet se manifeste , ne pouvait qu’amener Foucault à
revenir sur le performatif. La récurrence du mot acte, associé à celui de
discours, programme en quelque sorte cette rencontre. Et Foucault, dès la
première année de son cours, consacre presque la moitié d’une séance à
225
examiner l’hypothèse de la parrêsia comme acte performatif . Pourtant,
tout sera fait pour assurer à la parrêsia le privilège d’une spécificité dont
Foucault ne démordra jamais. Mais, pour cela, il lui faut restreindre de
manière surprenante le concept de performatif. Ainsi, selon lui, alors que
dans le dire vrai il s’agit d’un événement irruptif mettant en danger celui qui
parle, à l’inverse le performatif, pour réussir, suppose d’être soutenu par une
226
convention (« La séance est ouverte », ou « Je te baptise »). Or, sans aller
jusqu’à la définition du performatif très extensive proposée par Butler, on
peut tout de même supposer que promettre, jurer, accuser supposent le risque.
Très étrangement, il écarte « la pragmatique du discours » pour lui substituer,
comme prétendument plus juste, ce qu’il appelle « la dramatique du
227
discours », et qui n’en est en réalité que la copie puisqu’elle définit la
parrêsia comme processus où « l’énoncé et l’acte d’énonciation vont avoir
228
des “effets de retour” sur le sujet lui-même ». En limitant la linguistique
pragmatique à la seule influence du contexte sur l’énoncé et l’énonciation,
Foucault oublie l’autre branche de la pragmatique à laquelle se rattache
précisément le performatif, et qui s’intéresse aux conséquences des énoncés
229
sur la situation et les sujets qui y sont impliqués . Cette nature performative
de la parrêsia au sens de la pragmatique apparaît nettement lorsque Foucault
explique : « Il s’agit, dans la parrêsia, de la manière dont, en affirmant le
vrai, et dans l’acte même de cette affirmation, on se constitue comme celui
230
qui dit le vrai . » D’ailleurs, la parrêsia produit bien des énoncés qui
constituent un sujet : celui qui affiche un franc-parler disruptif n’émet pas
seulement un énoncé mais il se constitue « en sujet qui dit la vérité ». Le sujet
de la parrêsia ne précède pas son énoncé mais se constitue à travers lui. Ce
sera là, à propos du genre, des normes, du performatif, le grand message
butlérien qui va marquer et transformer le discours des gender.

BUTLER ET FOUCAULT

Voilà quelque chose de neuf dans notre enquête sur la constitution de la


performativité butlérienne propre au concept de genre. Là où, avec Lacan,
Althusser, Bourdieu et Derrida, Butler défigurait leur discours pour pallier
l’inefficience théorique d’Austin et proposer une psychosociologie du genre
qui puisse se déployer à l’abri de la French Theory, on repère ici un autre
type de médiation et, avec Foucault, un autre type de médiateur bien moins
ordinaires. Butler établit sa théorie de la performativité du genre en exploitant
la résistance obstinée et paradoxale de Foucault à utiliser ce concept.
Résistance qui devient l’une des conditions de possibilité de son émergence
au cœur d’une nouvelle épistémologie.
L’hypothèse que le performatif manque à Foucault, et que Butler fait de ce
manque l’instrument même de sa propre réflexion, trouve une première
illustration avec Surveiller et punir (1975). Foucault y analyse l’introduction
e
au XVIII siècle d’une nouvelle économie du pouvoir qui devient « un art du
231
calcul de l’efficacité », où on trouve donc une pragmatique du pouvoir
comme performativité par opposition à une métaphysique du pouvoir comme
souveraineté. Or, non seulement Foucault ne recourt pas à la pensée
pragmatique pour penser cette efficacité, mais il semble même y abandonner
les ruptures introduites par L’Archéologie du savoir, comme par exemple
celle du concept d’énoncé, pour revenir au concept de signe, ce qu’il appelle
232
à de nombreuses reprises une « sémio-technique du judiciaire » ou une
233
« sémiologie générale ». Il revient même à une problématique de la
représentation quand il définit le châtiment comme une « représentation qui
234
agit sur d’autres représentations ». Foucault analyse les effets d’une
maximalisation des représentations de la peine qui tous vont dans le sens
d’une performativité mais sans jamais les décrire en termes d’acte de langage.
Il y a même plus, car le maître-mot de la future performativité butlérienne –
celui de fabrication, au sens de fabrication du genre – est sans aucun doute le
terme le plus employé par Foucault dans Surveiller et punir : sans cesse il est
235
question du système disciplinaire fabriquant des corps soumis , des types
236 237 238 239
d’individualités , des individus , le délinquant , l’illégalisme . Or, ce
processus de fabrication des corps, des sujets, des soumissions n’est pas
théorisé. Et lorsque Foucault commente cette notion de fabrication pour en
décoder le sens, sa réalité pragmatique s’efface au profit d’un concept
généalogique, celui de délinquance. La prison fabrique les délinquants au
sens où elle introduit, dans le jeu de la loi et de l’infraction, écrit Foucault,
240
« la réalité incorporelle de la délinquance ». Elle constitue les
« infracteurs » en un champ d’objets unifié par des « sciences », et
241
fonctionnant sur un horizon général de « vérité », au travers donc d’une
idéologie de la délinquance. Or, quelle autre notion que celle de performatif
serait en mesure de caractériser le processus de fabrication de la délinquance
dont il nous entretient si longuement ?
Une grande part de l’efficacité conceptuelle de cette notion de performatif
tient donc à ce que Butler la fait émerger à même un discours – celui de
Foucault – auquel elle manque, et dont le manque a été identifié par Butler ;
et c’est précisément pour cela qu’elle est en mesure de faire de la French
Theory this curious American construction. On a vu le rôle de suppléance que
Butler faisait jouer à Foucault avec Lacan ou Althusser. Mais cette fonction
de suppléant ne pouvait être complète que si celui qui supplée était lui-même
marqué par le manque : alors celle qui sait devient réellement la reine sur
l’échiquier du savoir. Cette Queen qu’a si judicieusement couronnée Gayle
Rubin.
C’est dans Trouble dans le genre que Butler s’affiche comme celle qui
pallie le manque, et qui pose la pierre d’angle nouvelle : le performatif. Pour
cela, elle part d’un texte assez ancien de Foucault, « Nietzsche, la généalogie,
242
l’histoire ». Texte contemporain de L’Archéologie du savoir où il est
question de généalogie, mais aussi du corps comme surface qui recueille les
événements. Or, Foucault, dans ce texte ambitieux, demeure un philologue,
au sens de Nietzsche. Il repère, retrouve, reconnaît des « marques », des
243
« accidents », des « déviations » . Sa généalogie est descriptive, et ne
cherche, pas plus que pour les prisonniers de Surveiller et punir, à découvrir
le processus pragmatique au travers duquel les corps historiques deviennent
le support des événements passés. C’est sur ce point que Butler intervient, à
partir d’une phrase où Foucault représente le corps comme surface d’une
244
inscription culturelle : « Le corps est la surface gravée des événements . »
Selon elle, Foucault voit le corps comme le simple véhicule de l’histoire,
245
« voire une page blanche [a blank page] » : la généalogie est ce qui « doit
246
montrer le corps tout imprimé d’histoire ». Lorsque Foucault souligne que
l’histoire « établit des marques, grave des souvenirs dans les choses et jusque
247
dans les corps », il veut montrer que l’histoire n’est que la conquête des
« règles » discursives identiques à celles décrites dans L’Archéologie du
savoir : effets de substitutions, de remplacements et de déplacements,
248
énoncés « vides » et hors de toute finalité . Mais rien n’établit ce que font
les règles et les lois de leur fonctionnement comme actes. C’est, pour Butler,
l’un des moments privilégiés pour faire comprendre que la fabrication des
sujets, ce rapport réel entre l’histoire et les corps, n’est pensable que si l’on
pose que ce marquage « résulte d’une structuration diffuse et active du champ
249
social », c’est-à-dire du performatif : « De tels actes, gestes et
accomplissements [enactments], au sens le plus général, sont performatifs,
par quoi il faut comprendre que l’essence ou l’identité qu’ils sont censés
refléter sont des fabrications, élaborées et soutenues par des signes corporels
250
et d’autres moyens discursifs . » En un seul mot – performatif – Butler
fournit en quelque sorte l’élément manquant, le concept enfoui qui d’un coup
éclaire tant de pages écrites par Foucault, au risque évidemment d’en
simplifier exagérément le sens. Reste que Judith Butler a opéré un geste
capital en mettant un nom sur ce qui n’en a pas chez Foucault et qui en
manque. L’idée récurrente chez Foucault que la norme, les pratiques
discursives, disciplinaires ou non, fabriquent quelque chose, fabriquent le
sujet – le sujet de la parrêsia, ou bien le sujet docile, le sujet délinquant, le
sujet sexuel, etc. – est demeurée chez lui une métaphore sans infrastructure
251
théorique . La grande innovation opérée par Judith Butler, c’est celle de
donner à ce processus de fabrication un cadre épistémologique, et de
l’appeler performativité.

PETITE CONCLUSION

Si les notions de performatif et de performativité chez Butler ont eu ce


pouvoir de synthèse théorique conférant alors aux gender une attractivité
intellectuelle forte, une puissance explicative mais aussi un potentiel militant,
c’est, on l’a vu, en raison de l’audace avec laquelle Butler a imposé cette
synthèse, sacrifiant la « transparence épistémologique » de ses sources à un
activisme stratégique.
Il nous reste pourtant à comprendre un dernier point : Foucault. En effet,
malgré ses rendez-vous ratés avec le performatif et cette place vide qu’il a
offerte à Butler, Foucault contrevient à notre récit au moins par un épisode, et
en éclaire peut-être les obscurités. Ce moment se situe à la toute fin des
années 1970 lors de son cours sur la Naissance de la biopolitique (1978-
1979) où il adopte sans réticence, mais comme malgré lui, la notion de
performatif. Ce moment – et ce n’est sans doute pas un hasard –, c’est aussi
celui où il s’intéresse à la pensée néolibérale américaine.
Ce qui attire Foucault vers l’idéologie néolibérale, c’est la possibilité qu’il
s’y dessine une défection de la loi par le biais de ce qu’il appelle une critique
252
marchande . Dans ce contexte, les énoncés juridiques perdent de leur
violence essentialisante en évacuant la notion de criminel au profit d’une
simple évaluation des conduites. La délinquance, que le système carcéral
e
avait fabriquée au XVIII siècle dans le dispositif de savoir/pouvoir (Surveiller
et punir), s’efface au profit du jeu des infractions. Le droit peut alors être lu
en référence au performatif, mais cela dans un sens particulier car cette
performativité du jugement juridique n’est pas celle à laquelle on penserait
spontanément, celle d’une puissance magique qui dirait par exemple
« Je condamne ». La performativité envisagée par Foucault est au contraire
celle qui produit des énoncés dont on peut calculer, évaluer les effets et les
253
coûts . La loi s’est vidée de ce qui constituait son essence, ses traits moraux
ou anthropologiques, ce n’est plus qu’un « speech act qui a un certain
254
nombre d’effets ». Le performatif des juridictions néolibérales, modelé sur
le fonctionnement du marché, répond à des facteurs pragmatiques et
rationnels « environnementaux », au jeu de l’offre et de la demande, à une
autolimitation de la loi, à la simple efficacité du système punitif.
Ce ralliement à la notion de performatif fait donc exception mais c’est un
ralliement restreint. Il opère dans le contexte de sa conception nouvelle du
pouvoir, celle de l’ère de la postsouveraineté, où il faut purger le langage
juridique des catégories encombrantes de l’Autre, de la Loi, de l’ordre
symbolique, et de son envers, le sujet criminel. La notion de speech act –
Foucault évite le terme de « performatif » – ouvre à une pure pragmatique :
ce dont le système pénal aura alors à s’occuper dans le système néolibéral, ce
n’est plus cette réalité dédoublée du crime et du criminel, c’est « une série de
255
conduites qui produisent des actions ». Au même moment, Foucault fait
l’éloge de la philosophie analytique anglo-saxonne, en critiquant la
philosophie continentale pour son regard hypertrophié du pouvoir, qui crédite
ce pouvoir d’une souveraineté illimitée, et dans laquelle il voit un désir
256
sournois de se faire la loi de la loi, c’est-à-dire de se réaliser comme loi .
Philosophie analytique qu’il associe d’ailleurs au néolibéralisme dans son
257
mode de fonctionnement .
Voilà les raisons de l’extrême prudence de Foucault à l’égard du
performatif, prudence qui l’a mené à des formes embarrassantes d’ambiguïté,
depuis L’Archéologie du savoir (1969) jusqu’aux ultimes cours autour du
Gouvernement de soi (1983-1984). Foucault soupçonne dans le performatif la
possibilité que la souveraineté – une souveraineté absolue – du signifiant ne
soit rétablie, et que la souveraineté de l’Autre soit également indispensable à
sa réussite comme à l’explication de son échec. Crainte donc qu’avec le
performatif, la Loi, le langage comme espace de la Loi, ne redeviennent le
cadre de cette postmodernité qu’il veut ouvrir au contraire à un réel sans loi.
C’est pourquoi, au moment où il accepte la notion d’acte de langage, il le fait
non pour y recueillir un acte de parole souverain – « Je condamne » – mais
un speech act soumis à une économie du langage qui serait calcul, effets,
transactions : intégrer le vol comme une donnée ordinaire de l’exploitation
d’un magasin, faciliter le divorce pour diminuer le taux de crimes
passionnels, intégrer la consommation de drogue aux pratiques commerciales
258
les plus ouvertes … Bref, un performatif bien pauvre en performativité dont
l’ambition est simplement calculatrice, assimilable au jeu, à des effets de
stratégie, de combinaisons, de comput. Ainsi, la performativité juridique
aboutit à un enforcement of law qui est en réalité un affaiblissement de la
259
loi : la société comprend par le calcul qu’elle se trouve très bien avec un
certain taux d’illégalisme et que sa vraie question n’est plus de punir mais de
260
se demander ce qu’il est acceptable de tolérer comme crime . La société n’a
aucunement besoin d’obéir à un système disciplinaire exhaustif, elle peut se
passer de la Loi.
Le performatif dont Foucault ne veut pas, c’est le performatif de
Benveniste, celui qui réintroduit dans l’espace structural le concept de sujet,
quand bien même ce serait un sujet non métaphysique, le sujet parlant :
même les processus de subjectivation – dont la parrêsia est une illustration –,
sur lesquels Foucault va se pencher, éviteront tout retour d’une Loi du
langage dont il faut au contraire patiemment défaire les prestiges. Foucault
consent ainsi à un performatif faible dans le contexte néolibéral d’une société
qui optimise les systèmes de différences, étend des interventions de « type
environnemental » et donc non assujettissantes parce que sans sujet, où les
261
« processus oscillatoires » favorisent les pratiques minoritaires , performatif
qui est évidemment à l’opposé du performatif tout-puissant et démiurgique
conçu par Judith Butler.
La difficulté foucaldienne à l’égard des catégories de performatif et de
262
performativité a donc un sens , mais la fonction de manque qui en résulte
ne suppose pas forcément que sa résolution proposée par Butler soit
pleinement satisfaisante. En comblant le manque, Butler fait passer la pensée
de Foucault à tout autre chose. Elle le sait. Nous aurons l’occasion d’y
revenir et surtout de revenir sur ce qui résiste chez Foucault à cette annexion
extrêmement habile, et dont la dernière chicane occupera une partie de
l’épilogue de ce livre.

1. Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006, p. 26-27. Voir sur ce point
notre chapitre premier de la première partie.
2. Voir par exemple lorsqu’elle épingle la thèse de Lacan sur « la dégradation de la psychanalyse
consécutive à sa transplantation américaine » (Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la
matérialité et des limites discursives du « sexe », Paris, Éd. Amsterdam, 2009, p. 92 – traduction
par Charlotte Nordmann de Bodies That Matter : On the Discursive Limits of « Sex », New York,
Routledge, 1993) qui fait référence à une citation extraite de « La signification du phallus », in
Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 687. À l’inverse, Gayle Rubin se réjouit de
l’opposition de Lacan à la culture psychanalytique américaine. Voir Gayle Rubin, « The Traffic in
Women : Notes on the “Political Economy” of Sex », in Rayna R. Reiter (dir.), Toward an
Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975, p. 188 – traduction française :
o
« L’économie politique du sexe », Les Cahiers du CEDREF, n 7, 1998.
3. John L. Austin, How to Do Things with Words, Cambridge (Mass.), Harvard University Press,
1962 – traduit en français par Gilles Lane : Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre
philosophique », 1970. L’ouvrage est issu de douze conférences faites à Harvard en 1955.
4. Voir notamment sur ce point Judith Butler, « Actes enflammés, discours injurieux », in
Le Pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Paris, Éd. Amsterdam, 2017,
p. 77-114 (traduction par Charlotte Nordmann d’Excitable Speech : A Politics of the Performative,
New York, Routledge, 1997), et la huitième conférence de Quand dire, c’est faire d’Austin
(op. cit., p. 109-119) où la distinction est établie. Voir aussi la préface de Gilles Lane où il établit
cette opposition entre l’illocutoire, où il y a un faire « en disant », et le perlocutoire, où il y a un
faire « par le fait de dire » (p. 28).
5. Sur ce point, voir Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire
encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, coll. « Points », 1995.
6. La rapide pénétration du concept de performatif est liée au grand colloque de Royaumont de
1958 où Austin put présenter sa thèse avec ses amis d’Oxford et devant un parterre d’intellectuels
français (Lucien Goldmann, Maurice Merleau-Ponty, Jean Wahl, Ferdinand Alquié…).
7. Jacques Lacan, « Télévision », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 542.
8. Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006, p. 145 – traduction par
Cynthia Kraus de Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York,
Routledge, 1999, p. 72.
9. Voir la préface de Gilles Lane à Austin, Quand dire, c’est faire (op. cit.), et le passionnant
portrait des protagonistes (p. 7-24).
10. Ibid., p. 23. Butler, elle, parle de la « philosophie dite continentale » (Humain, inhumain. Le
travail critique des normes, Paris, Éd. Amsterdam, 2005, p. 94).
11. Cette expression de « tournant linguistique » est souvent employée de manière ambiguë. Si
elle s’applique historiquement d’abord au courant de la philosophie analytique (Gustav Bergmann
en serait l’inventeur), elle est aussi le lieu d’un débat d’influence avec la pensée européenne. Voir
Richard Rorty, The Linguistic Turn : Recent Essays in Philosophical Method, Chicago, University
of Chicago Press, 1967.
12. Austin voit dans la « philosophie analytique » « la plus grande révolution de l’histoire de la
philosophie » (cité par Gilles Lane dans la préface, p. 13) ; quant au structuralisme, il ne cessera de
proclamer l’idée d’une « révolution structurale » ; voir par exemple le livre de Jean-Marie Benoist,
qui fut l’assistant de Claude Lévi-Strauss au Collège de France, et qui porte ce titre (Paris, Grasset,
1975). Sur cette question, le livre le plus important est celui de Jean-Claude Milner, Le Périple
structural, Paris, Seuil, 2002.
13. Émile Benveniste, « La philosophie analytique et le langage » [1963], in Problèmes de
linguistique générale 1, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p. 270.
14. Émile Benveniste, « De la subjectivité dans le langage » [1958], in Ibid., p. 265. L’étymologie
de performative est d’abord latine, performare, puis en ancien français parfourmer (Oxford
University Dictionary).
15. Benveniste, « La philosophie analytique et le langage », art. cit., p. 270-271 note 4.
16. « Aussi les conférences d’Austin risquent-elles de laisser le lecteur français sur sa faim, peut-
être même de provoquer un certain sentiment d’agacement vis-à-vis d’analyses sans doute
pénétrantes, mais qui n’aboutissent encore à rien de particulièrement concluant. Tout dépend, au
fond, de ce qu’on attend de la philosophie… » (Gilles Lane, préface à Austin, Quand dire, c’est
faire, op. cit., p. 20). Même le plus sincère admirateur d’Austin, Stanley Cavell, admet
l’insupportable ennui qui émane des leçons dont est tiré Quand dire, c’est faire (Si j’avais su…
Mémoires, Paris, Cerf, 2014, p. 371).
17. Benveniste, « La philosophie analytique et le langage », art. cit., p. 274.
18. Ibid., p. 275.
19. Ibid., p. 276.
20. Benveniste, « De la subjectivité dans le langage », art. cit., p. 259-260.
21. Ibid.
22. Sur ce point, voir le chapitre très éclairant intitulé « Le doctrinal de la science » du livre de
Jean-Claude Milner, L’Œuvre claire. Lacan, la science, la philosophie, Paris, Seuil, coll.
« L’Ordre philosophique », 1995, notamment les pages 33 à 42.
23. Shoshana Felman, Le Scandale du corps parlant. Don Juan avec Austin ou la Séduction en
deux langues, Paris, Seuil, 1980, « Le donjuanisme d’Austin », p. 83-95. C’est au travers des
propositions de Felman sur un Austin-Don Juan opposé à un Benveniste-Sganarelle (p. 90) que
Butler peut ainsi poser l’insignifiance du « Je » (Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 73 note 23).
24. Ibid., p. 94.
25. Les deux derniers exemples sont extraits du livre d’Austin (op. cit., p. 41).
26. « Le sujet humain, le sujet du désir qui est l’essence de l’homme » (Jacques Lacan, Les Quatre
Concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Séminaire (1964) livre XI, texte établi par Jacques-
Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1973, p. 99).
27. Le mensonge est l’exemple le plus souvent donné par Lacan pour illustrer la fonction
symbolique de l’Autre, par exemple dans Les Psychoses. Le Séminaire (1955-1956), livre III, texte
établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 75-76.
28. Ibid., p. 324-325. Lacan établit la nécessaire frustration d’une parole qui ne se soutient que du
moi où le sujet finit par reconnaître le caractère imaginaire de son identité, et retrouve l’aliénation
fondamentale qui lui a fait construire son identité comme une autre et qui l’a toujours destinée à lui
être dérobée par un autre (« Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, op. cit.,
p. 249).
29. L’axiome de Wittgenstein issu de l’avant-propos du Tractatus logico-philosophicus relève,
selon Lacan, de la simple « férocité psychotique » : Jacques Lacan, L’Envers de la psychanalyse.
Le Séminaire (1969-1970), livre XVII, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll.
« Le Champ freudien », 1991, p. 69-70. Voir notre article « Jacques Lacan et le matérialisme
o
sadien », L’Infini, n 138, hiver 2017.
30. Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre. Le Séminaire (1968-1969), livre XVI, texte établi par
Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 2006, p. 82. Je souligne.
31. Judith Butler, Excitable Speech : A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997.
32. « Implicit censorship and discursive agency ».
33. Cette opposition entre conduct et speech est développée dans Le Pouvoir des mots, op. cit.,
p. 40-41.
34. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 47, et Excitable Speech, op. cit., p. 22, « They [the
conservative critics] construe representation not merely as performative, but as causative ».
35. Ibid., p. 46.
36. Ibid., p. 44-45, où Butler fait allusion à un décret d’une municipalité américaine qui avait
considéré le fait de brûler une croix devant la maison d’une famille noire comme une opinion,
cassé par la Cour suprême.
37. « Je vous propose d’adopter définitivement [pour la notion de Verwerfung] cette traduction
que je crois la meilleure – la forclusion » (Lacan, Les Psychoses, op. cit., p. 361). Sur
l’hallucination, voir Écrits, op. cit., p. 388.
38. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 203, et Excitable Speech, op. cit., p. 135.
39. Jacques Lacan, Les Formations de l’inconscient. Le Séminaire (1957-1958), livre V, texte
établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1998, leçon XIX : « Le
signifiant, la barre et le phallus », p. 335-351.
40. Lacan, Les Psychoses, op. cit., p. 103-104.
41. Ibid., p. 63-65. C’est précisément dans la mesure où la parole n’est plus garantie par l’Autre
mais prise par une multiplicité d’autres (d’où les hallucinations verbales) que le psychotique
éprouve une immense souffrance à se maintenir dans le réel humain. Dans le système
hallucinatoire il n’y a pas de grand Autre (ibid., p. 63) ; le processus hallucinatoire, dans la
paranoïa, l’exclut même (ibid., p. 64) ; il n’y a pas d’Autre, mais « seulement des autres
innombrables » (ibid., p. 65). Voir aussi p. 182 et sq.
42. Ainsi les interdits de coming out dans l’armée (Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 197).
43. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 203, et Excitable Speech, op. cit., p. 135.
44. Lacan, Les Psychoses, op. cit., p. 115.
45. Il est frappant qu’à ce titre Butler, dans Le Pouvoir des mots, s’intéresse autant à l’injure
normative (voir le chapitre premier intitulé « Actes enflammés, discours injurieux [Burning acts,
injurious speech] ») qu’à l’injure destructrice, qui sont pour elle la même chose.
46. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 71 note 8. Voir Felman, Le Scandale du corps parlant,
op. cit., chap. IV : « Connaissance et jouissance ou la performance du philosophe (psychanalyse et
performatif) ».
47. In Judith Butler, Ernesto Laclau et Slavoj Žižek, Après l’émancipation. Trois voix pour penser
la gauche, Paris, Seuil, 2017, p. 194. Le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis
définit la forclusion comme mécanisme à l’origine du fait psychotique.
48. « Following Lacan, Žižek argues that the “subject” is produced in language through an act of
foreclosure (Verwerfung) […] The subject is […] continually refounded through a set of defining
forclosures and repressions » (Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 193-194, et Bodies That
Matter, op. cit., p. 189-190). L’ensemble du chapitre multiplie les confusions mais toujours en
s’appuyant sur Žižek, par exemple entre « réel » et « loi » (p. 204), « forclusion » et
« répudiations » (p. 207).
49. Dans une note, Butler en effet se protège de tout procès en ignorance en indiquant que Freud
lui-même ne confond nullement forclusion et refoulement (Ces corps qui comptent, op. cit., p. 194
note 3), mais elle feint en revanche d’ignorer que la distinction a été précisément clarifiée et établie
par Lacan.
50. Cette notion élaborée dès 1985 dans l’enseignement de Miller visait, sous l’influence
foucaldienne, à assouplir certaines oppositions du normal et du pathologique que la clinique peut
contredire notamment avec le sujet border line, ou les hallucinations non psychotiques, par
exemple hystériques, mais si l’on peut conclure que le délire n’est pas le propre du psychotique, ce
n’est pas pour autant que les limites propres à la névrose disparaissent. Voir Jacques-Alain Miller,
o
« Forclusion généralisée », La Cause du désir, n 2, vol. 99, 2018.
51. Voir les réflexions sur le « il me hait » de Lacan (Les Psychoses, op. cit., p. 52-53) ou sur
l’injure (ibid., p. 61-62 et 67-68).
52. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 203-204.
53. « La question de l’ego est manifestement primordiale dans les psychoses, puisque l’ego, dans
sa fonction de relation au monde extérieur, est ce qui y est mis en échec » (Lacan, Les Psychoses,
op. cit., p. 164).
54. La notion de double bind (double contrainte) utilisée pour l’étude de la schizophrénie désigne
les injonctions contradictoires qu’un sujet peut recevoir de la part d’un parent pervers ; la structure
logique du double bind est en ce sens très lacanienne.
55. Voir la référence à Foucault qui distingue la conception répressive du pouvoir de la conception
« productrice » (Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 237 note 8).
56. Ibid., p. 206 (je souligne). Butler définit un peu plus loin la forclusion comme « ce qui
inaugure ou forme le sujet, en traçant les limites du discours dicible, qui sont aussi celles de la
viabilité du sujet [the viable limits of the subject] » (ibid., p. 210, et Excitable Speech, op. cit.,
p. 141).
57. Ibid., p. 209-210, et Excitable Speech, op. cit., p. 140, « the foreclosure that first makes
agency possible ».
58. Ibid., p. 208, et Excitable Speech, p. 139, « does not forclose agency, but constitute the
foreclosure that first make agency possible ».
59. Butler, Humain, inhumain, op. cit., p. 106. Cette option est nettement confirmée par Butler
dans son dialogue avec Žižek, in Après l’émancipation, op. cit., p. 49-51.
60. Charles Taylor est un philosophe canadien très hétéroclite inspiré tant par la philosophie
analytique ou le behaviourisme que par Merleau-Ponty ou l’école de Francfort. Butler le cite dans
Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 202 et 210.
61. Voir à ce propos la thèse de Sarah Stitzlein, Political Agency and the Classroom : Reading
John Dewey and Judith Butler Together, université du New Hampshire, 2005.
62. La pensée du care (du soin, de la sollicitude), issue de la pensée anglo-saxonne liée à la
tradition de la sollicitude protestante américaine, a gagné le discours féministe, celui des minorités
en général, avant de pénétrer, avec un succès encore incertain, la social-démocratie en Europe (voir
os
par exemple Sandra Laugier et Pascale Molinier, « Politique du care », Multitudes, 2009, n 37-
38).
63. Paru d’abord au Japon en juin 1978 ; voir Michel Foucault, Dits et écrits [abrégé en DE pour
la suite], t. II : 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001.
64. Sur le terme particulier d’empowerment, voir Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener,
L’Empowerment, une pratique émancipatrice ?, Paris, La Découverte, 2013.
65. Ambiguïté mal décelée par les commentateurs. Voir Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit.,
« Avertissement des traducteurs », p. 15. Voir aussi par exemple l’article de Guillaume Le Blanc,
o
« Être assujetti : Althusser, Foucault, Butler », Actuel Marx, n 36, 2004, p. 55-62.
66. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, op. cit., p. 246.
67. Butler, Humain, inhumain, op. cit., p. 102-106.
68. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 202, et Excitable Speech, op. cit., p. 134, « patterns of
appropriate action », « a background understanding […] is embodied as a shared social sense ».
69. Jacques Lacan, Encore. Le Séminaire (1972-1973), livre XX, texte établi par Jacques-Alain
Miller, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1975, p. 96. Notons que Lacan, très tôt, a dénoncé les
« thèses pragmatistes », et qu’il l’a fait précisément à partir de la question de la folie, et en termes
de vérité, voir « Propos sur la causalité psychique » [1946], in Écrits, op. cit., p. 153-154.
70. Butler, Excitable Speech, op. cit., p. 138, et Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 207, « nous nous
approprions le terme activement à d’autres fins ».
71. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 207, et Excitable Speech, op. cit., p. 138, « transpose
its proper meaning into an improper one ».
72. Ibid., p. 210, et Excitable Speech, op. cit., p. 141.
73. Ibid., p. 210-211, et Excitable Speech, op. cit., p. 141.
74. Lorsque Butler veut justifier l’équivalence entre un fait de structure (la forclusion) et un fait
social (la censure), elle explique, en détournant un propos de Derrida, que le caractère répétitif du
message normatif en fait un élément structural (ibid., p. 208, et la note 18 de la p. 239 :
« Je m’inspire ici du célèbre essai de Derrida… »).
75. Toute la fin de ce chapitre est une sorte de jeu de rectification réciproque entre le
« formalisme » de Derrida et le « sociologisme » de Bourdieu, à coups de « je suis assez d’accord
avec… [according to Bourdieu/according to Derrida] » (p. 211-227), pour aboutir à un
« ni Bourdieu, ni Derrida » qui équivaut en fait à un « et Bourdieu, et Derrida », c’est-à-dire à une
synthèse entre le « social » et la « structure » (p. 224).
76. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 210-211.
77. Ibid., p. 213, et Excitable Speech, op. cit., p. 143.
78. Ibid.
79. Ibid.
80. Ibid.
81. Ibid., et Excitable Speech, op. cit., p. 144.
82. Ibid., et Excitable Speech, op. cit., p. 143.
83. Ibid., p. 214, et Excitable Speech, op. cit., p. 144.
84. Ibid.
85. Ibid.
86. Ibid., et Excitable Speech, op. cit., p. 144, « the keys terms of modernity are vulnerable to such
reinscription as well ». Je souligne.
87. Ibid.
88. Ibid., et Excitable Speech, op. cit., « I propose to borrow and depart from Bourdieu’s view of
the speech act as a rite of institution to show that they are invocations of speech that are
insurrectionary acts ».
89. Ibid., et Excitable Speech, op. cit., « Derrida refers to this possibility as reinscription ».
90. Butler, « De la vulnérabilité linguistique », in Le Pouvoir des mots, op. cit. ; « On linguistic
vulnerability », in Excitable Speech, op. cit. Le texte d’Althusser, « Idéologie et appareils
idéologiques d’État », écrit en janvier-février 1969, a d’abord paru dans la revue La Pensée de
juin 1970 puis a été repris dans Positions (1964-1975), Paris, Éditions sociales, 1976.
91. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 49-55, et Excitable Speech, op. cit., « speech acts as
interpellation ».
92. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », in Positions, op. cit., p. 126.
93. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 50, et Excitable Speech, op. cit., p. 24.
94. Ibid., p. 51, et Excitable Speech, op. cit., p. 25, « the address animates subject into existence ».
95. Michel Foucault, « La Vérité et les formes juridiques » [1974], in DE, t. I : 1954-1975,
p. 1499.
96. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 126. Il est question de
« la plus banale interpellation policière (ou non) de tous les jours : “Hé, vous, là-bas !” ». Dans une
autre intervention sur Althusser, Butler n’en démord pas, il s’agit bien obstinément pour elle d’un
« policier » (La Vie psychique du pouvoir, Paris, Léo Scheer, coll. « Non & Non », 2002, p. 151,
171 et 195 – traduction par Brice Matthieussent de The Psychic Life of Power, Stanford, Stanford
University Press, 1997),
97. « Au premier abord, il semble que la notion d’énonciation illocutoire élaborée par Austin soit
incompatible avec la notion althussérienne d’interpellation » (Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit.,
p. 49).
98. Ibid., p. 50. Butler, contre toute logique, réconcilie les deux en notant qu’Austin ne fait pas
toujours reposer le performatif sur les intentions des locuteurs, et en déduit donc qu’il n’y a pas
incompatibilité.
99. Ibid., p. 50.
100. Ibid., p. 51, et Excitable Speech, op. cit., p. 25, « to bridge the Austinian and Althusserian
views »
101. Ibid., p. 58-59.
102. Ibid., p. 69 ou encore p. 52 où il est question de « rituels sociaux d’interpellation ». Voir dans
le même livre mais dans un autre texte, p. 225, l’idée exclusive de « performatifs sociaux » et
l’idée que l’interpellation constitue discursivement et socialement le sujet au sein des « ordres
sociaux dominants ».
103. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 130-134.
104. Ibid., p. 130.
105. Ibid., p. 131. La majuscule à « Suis » est d’Althusser.
106. Ibid., p. 126-127. D’où le caractère superflu des interrogations de Butler sur les difficultés de
vraisemblance que posent la mise en récit de la scène et sa temporalité (Butler, Le Pouvoir des
mots, op. cit., p. 60).
107. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 126.
108. Ibid., p. 133.
109. « Le passant se retourne précisément pour acquérir une certaine identité et il n’acquiert cette
identité qu’au prix de la culpabilité [with the price of guilt] » (Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit.,
p. 51, et Excitable Speech, op. cit., p. 25). Althusser explique en effet que « le sentiment de
culpabilité » ne peut expliquer à lui seul l’efficacité de l’interpellation » (p. 126).
110. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 113.
111. Ibid.
112. Martin Heidegger, Être et temps, traduit de l’allemand par Emmanuel Martineau, Paris,
e
Authentica, 1985, chap. II de la 2 section.
113. C’est ainsi (« réalité humaine ») que le terme allemand de Dasein (être-là, existence) a
d’abord été traduit en français, notamment chez Sartre (par exemple dans L’Être et le néant, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 2016, p. 295). Traduction contestée et jugée « monstrueuse » par Derrida
(« Les fins de l’homme », in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 135-139).
114. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 128.
115. Certes, elle aborde à un moment la question de l’appel de Dieu mais qu’elle dévalue parce
que, selon elle, Althusser restreint alors l’interpellation à l’action d’une voix (Butler, Pouvoirs des
mots, op. cit., p. 58).
116. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 128.
117. Judith Butler, La Vie psychique du pouvoir, Paris, Léo Scheer, coll. « Non & Non », 2002 –
traduction par Brice Matthieussent de The Psychic Life of Power, Stanford, Stanford University
Press, 1997.
118. Ibid., p. 179 et sq.
119. « Pour [Mladen] Dolar, Althusser ne réussit pas à prendre en compte la distinction entre
matérialité et symbolique » (ibid., p. 192 et sq.). Voir notre texte « Jacques Lacan et le
matérialisme sadien », art. cit.
120. Butler, La Vie psychique du pouvoir, op. cit., p. 165.
121. Ibid., p. 168.
122. Ibid., p. 174.
123. Louis Althusser, « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre » [1982], in Écrits
philosophiques et politiques, t. I, Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche »,
1999, p. 576-577.
124. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 111.
125. Ibid., p. 127.
126. Ibid., p. 112-113. Il s’agit bien, pour Althusser, de renverser la thèse « purement négative »
de Marx sur l’idéologie en une thèse positive.
127. Althusser explique ainsi que la formule pascalienne – l’idéologie donc du fameux : « Mettez-
vous à genoux, remuez les lèvres de la prière, et vous croirez » – tient un langage qui « désigne la
réalité en personne » (ibid., p. 120-121). Althusser fait ici allusion au fragment 397 des Pensées
(éditées par Michel Le Guern, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1977, p. 252-253).
128. Ibid., p. 123.
129. Butler reconnaît que la contribution essentielle d’Althusser est de « saper le dualisme
ontologique » du marxisme traditionnel (La Vie psychique du pouvoir, op. cit., p. 185).
130. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 133-134. C’est Althusser
qui souligne.
131. C’est l’un des thèmes de la préface à Lire « Le Capital » ; voir, sur la question du jeu de
mots, notre Louis Althusser, un sujet sans procès. Anatomie d’un passé très récent, Paris,
Gallimard, coll. « L’Infini », 1999, p. 221-230.
132. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 200. Je souligne.
133. Butler, Excitable Speech, op. cit., p. 133.
134. Par exemple Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 61, et Excitable Speech, op. cit., p. 34,
« establish a subject in subjection ».
135. Sur le vol de concept, voir un passage très éclairant de l’ouvrage de Louis Althusser L’avenir
dure longtemps, Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche », 1994, p. 233-237.
136. Michel Foucault, La Volonté de savoir (t. I d’Histoire de la sexualité), Paris, Gallimard,
1976, p. 112.
137. Michel Foucault, « Il faut défendre la société », in DE, t. II, p. 124 (je souligne). Le cours
reprend cet axiome sous la forme du même nœud verbal (« Il faut défendre la société ». Cours au
Collège de France, 1975-1976, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1997, p. 38-39) où
la nouvelle économie du pouvoir repose sur le principe qui fait « croître les forces assujetties et la
force de ce qui les assujettit », p. 32). L’inspiration althussérienne est évidente, par exemple, par
une catégorie comme « appareils de savoir » (p. 34) qui reprend, sans citer Althusser, la formule
des « appareils idéologiques », et les exemples proposés par ce dernier comme l’école ibid., p. 39).
138. Guillaume Le Blanc, Canguilhem et la vie humaine, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2010,
p. 262. Le nom d’Althusser n’est mentionné qu’une fois par Foucault dans son œuvre et c’est dans
L’Archéologie du savoir à propos du Pour Marx (Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 5).
139. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 62-63. Butler se réfère à la conférence de Foucault
intitulée « La philosophie analytique de la politique » [1978], in DE, t. II, p. 534-551.
140. Cette intervention de Jacques Derrida a été reprise dans L’Écriture et la différence, Paris,
Seuil, coll. « Tel quel », 1967, p. 409-436.
141. Mais on notera que Benveniste est étrangement absent de la réflexion derridienne sur le
performatif.
142. Cette intervention au congrès international des Sociétés de philosophie de langue française à
Montréal en août 1971, et dont le thème était « La communication », a été publiée notamment dans
l’ouvrage de Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972. Pour la polémique
Searle/Derrida, voir le commentaire de Marc Goldschmit, Jacques Derrida, une introduction,
Paris, Pocket, 2014, p. 205-222.
143. Searle écrit par exemple que Derrida est connu pour son penchant à « dire des choses
manifestement fausses [for saying things that are obviously false] », tandis que Derrida torture le
texte de Searle (celui-ci a eu besoin d’aide extérieure pour comprendre son intervention, il se sent
obligé d’apposer un copyright à son propos, etc.). Voir John Searle, Pour réitérer les différences.
Réponse à Derrida [1977], traduit de l’anglais par Joëlle Proust, Combas, Éd. de l’Éclat, 1991, et
La Construction de la réalité sociale [1985], traduit de l’anglais par Claudine Tiercelin, Paris,
Gallimard, 1998 ; Jacques Derrida, Limited Inc., Paris, Galilée, 1990 ; et Raoul Moati,
Derrida/Searle. Déconstruction et langage ordinaire, Paris, PUF, 2009.
144. Interview donnée par Searle en février 2000 dans Reason Magazine. Voir sur ce point Hubert
Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984,
p. 119-153.
145. Notamment dans Le Pouvoir des mots, op. cit.
146. Derrida intervient sur le contexte inépuisable qui défait le performatif, ou sur la nécessité de
dissocier le performatif de la « valeur de présence » (« Survivre » [1979], in Parages, Paris,
Galilée, 1986-2003, p. 111-112, 127 et 171).
147. Jacques Derrida, La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, coll.
« La Philosophie en effet », 1980, p. 148.
148. Derrida, « Titre à préciser » [1979], in Parages, op. cit., p. 225-228.
149. Jacques Derrida, « ACTES. La signification d’une parole donnée [The meaning of a given
word] » [1984], in Mémoires. Pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988.
150. « C’est le legs le moins bien compris de ses héritiers présomptifs » (ibid., p. 116).
151. Ibid., p. 130-131.
152. Ibid., p. 131.
153. Ibid., p. 115. Le diagnostic est fait à partir de la thèse austinienne selon laquelle seule une
phrase peut avoir un sens et qu’un mot n’en a pas (la thèse et son commentaire déconstructeur
courent sur les pages 113 à 119).
154. Ibid., p. 99.
155. Ibid., p. 100.
156. C’est le thème conclusif de Derrida, p. 142-144.
157. Derrida, « Signature événement contexte », in Marges de la philosophie, op. cit., p. 383-384.
158. Derrida met en épigraphe de son intervention ce propos extrait de Quand dire, c’est faire :
« Pour nous en tenir toujours, par souci de simplicité, à l’énonciation parlée » (ibid., p. 367).
159. « Toute écriture doit donc, pour être ce qu’elle est, pouvoir fonctionner en l’absence radicale
de tout destinataire empiriquement déterminé en général » (ibid., p. 375).
160. « On écrit pour communiquer quelque chose à des absents. L’absence de l’émetteur, du
destinateur, à la marque qu’il abandonne, qui se coupe de lui et continue de produire des effets au-
delà de sa présence et de l’actualité présente de son vouloir-dire, voire au-delà de sa vie même,
cette absence qui appartient pourtant à la structure de toute écriture – et j’ajouterai, de tout langage
en général –, cette absence n’est pas interrogée […] » (ibid., p. 372).
161. « Nécessité d’écarter, en quelque sorte, du concept de polysémie celui que j’ai nommé
ailleurs dissémination et qui est aussi le concept de l’écriture » (op. cit., p. 376). Derrida fait
allusion au texte intitulé « La double séance » publié dans la revue Tel Quel en 1970 où cette
notion est élaborée à partir d’une lecture de Mallarmé, et qui sera repris dans La Dissémination,
Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1972.
162. « Cette unité de la forme signifiante ne se constitue que par son itérabilité, par la possibilité
d’être répétée en l’absence non seulement de son “référent”, ce qui va de soi, mais en l’absence
d’un signifié déterminé ou de l’intention de signification actuelle, comme de toute intention de
communication présente » (ibid., p. 378).
163. « La différance comme écriture ne saurait plus (être) une modification (ontologique) de la
présence. Il faut, si vous voulez, que ma “communication écrite” […] soit répétable – itérable –
en l’absence absolue du destinataire ou de l’ensemble empiriquement déterminable des
destinataires » (ibid., p. 375).
164. Ibid., p. 373-374.
165. « Austin semble bien […] ne considérer les actes de discours qu’en tant qu’actes de
communication » (ibid., p. 382).
166. Ibid., p. 382-390.
167. Derrida construit toute une part de sa polémique avec Lacan autour de « La lettre volée »
d’Edgar Poe sur l’idée précisément qu’une lettre peut toujours ne pas arriver à destination
(« Le facteur de la vérité », in La Carte postale, op. cit., p. 471-472).
168. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 232, et Excitable Speech, op. cit., p. 159 « the
performative needs to be rethought ».
169. Nous ne faisons ici que résumer la lecture que Butler propose de Bourdieu (ibid., p. 215-216
ou p. 228-230).
170. « Je suis assez d’accord avec la critique que fait Bourdieu de certaines positions
déconstructionnistes selon lesquelles l’acte de discours, en vertu de sa puissance interne, rompt
avec tout contexte dans lequel il émerge […] D’un autre côté, il est important de souligner que
l’acte de discours etc. » (ibid., p. 234, et Excitable Speech, op. cit., p. 161, « I would agree with
Bourdieu’s critique of some desconstructive positions that argue that the speech, by virtue of its
internal powers, breaks with every context from which it emerges… »).
171. Ibid., p. 214.
172. Ibid., p. 234.
173. Ibid., p. 227 ; et « Bourdieu exclut involontairement la possibilité qu’une puissance d’agir
surgisse depuis les marges du pouvoir » (ibid., p. 228) – Excitable Speech, op. cit., p. 155,
« Bourdieu, inadvertently, forecloses the possibility of an agency that emerges from the margins of
power ».
174. Derrida, « Signature événement contexte », art. cit., p. 375.
175. Par exemple, « l’injonction à être d’un certain genre produit nécessairement des ratés… »,
Trouble dans le genre, op. cit., p. 271, et Gender Trouble, op. cit., p. 185, « the injunction to be a
given gender produces necessary failures… »
176. Derrida, « Signature événement contexte », art. cit., p. 378.
177. « Cette possibilité structurelle d’être sevrée du référent ou du signifié (donc de la
communication et de son contexte) me paraît faire de toute marque, fût-elle orale, un graphème en
général » (ibid.).
178. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 233, et Excitable Speech, op. cit., p. 160, « to an
unexpected innocence ».
179. Il est vrai que Derrida, par la suite, n’a pas été sans responsabilité dans l’acceptation du
politiquement correct (voir Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain… Dialogue,
Paris, Fayard/Galilée, 2001, p. 41-61).
180. « Tu as vu cette carte […] ? Je suis tombé dessus, hier, à la Bodleian (c’est la fameuse
bibliothèque d’Oxford), je te raconterai. Je suis tombé en arrêt, avec le sentiment de
l’hallucination […] : Socrate écrivant, écrivant devant Platon, je l’avais toujours su, c’était resté
comme le négatif d’une photographie à développer depuis vingt-cinq siècles » (Derrida, La Carte
postale, op. cit., p. 13-14). Je souligne.
181. Ibid., p. 148. Derrida commente la double signature de Platon, celle pour certaines lettres
« sérieuses » par opposition à celles sans importance.
182. Derrida, « Signature événement contexte », art. cit., p. 392-393.
183. Derrida, La Carte postale, op. cit., p. 148.
184. Voir Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 89, et Marx & Sons, Paris,
PUF/Galilée, 2002, p. 27-29.
185. Les termes du Neutre derridien que nous citons ici sont empruntés au texte célèbre de
Derrida, « La différance » [1968], in Marges de la philosophie, op. cit.
186. Derrida, La Carte postale, op. cit., p. 234.
187. La notion d’hymen apparaît dans La Dissémination (1972) à partir d’une lecture de
Mallarmé.
188. « Si, en substituant l’analyse de la rareté à la recherche des totalités, la description des
rapports d’extériorité au thème du fondement transcendantal, l’analyse des cumuls à la quête de
l’origine, on est un positiviste, eh bien je suis un positiviste heureux, j’en tombe facilement
d’accord » (Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 134-135).
189. L’expression « positiviste heureux » résonne avec le titre de l’article de Sylvie Le Bon, mais
il y a en réalité deux articles dans ce numéro 248 des Temps modernes de janvier 1967 qui vont
dans le sens d’un positivisme foucaldien, celui de Michel Amiot (« Le relativisme culturaliste de
Michel Foucault ») selon lequel, comme Auguste Comte, Foucault pense qu’à une époque donnée
il n’y a qu’une épistémè (p. 1291). Pour Sylvie Le Bon, Foucault est positiviste au sens où il
renonce à saisir les causes des phénomènes pour se contenter, comme le recommandait Auguste
Comte, de décrire les corrélations régulières qui sont déjà là, données dans l’empirie (p. 1311).
190. Par exemple son diagnostic de « cécité et [de] réductionnisme du positivisme » à propos du
discours médical qui réduit toute expérience religieuse à « l’immanence psychologique »
e
(« Médecins, juges et sorciers au XVII siècle » [1969], in DE, t. I, p. 793-794). Au même moment,
selon Foucault, la pensée althussérienne essaie de « libérer le marxisme d’une espèce de
positivisme dans lequel certains voudraient l’enfermer », celui du « causalisme primaire »
(« Linguistique et sciences sociales » [1969], in Ibid., p. 852-853).
191. Foucault, « Entretien » [1977], in DE, t. II, p. 142. Il précisera ailleurs que ses
« généalogies » ne sont pas des « retours positivistes à une forme de science plus attentive ou plus
exacte », mais « très exactement des antisciences » (« Cours du 7 janvier 1976 », in Ibid., p. 165).
192. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 214 et 217.
193. Ibid., p. 222.
194. « Et du coup je ne suis point fâché d’avoir, plusieurs fois (quoique d’une manière encore un
peu aveugle), employé le terme de positivité pour désigner de loin l’écheveau que j’essayais de
débrouiller » (ibid., p. 135).
195. Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 2004, p. 22. Il est vrai qu’un peu plus tôt Deleuze
introduit de manière surprenante le nom de Scott Fitzgerald (p. 18).
196. Michel Foucault, Naissance de la clinique [1963], in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 891.
197. « Tous ceux-là, je comprends bien leur malaise. Ils ont eu sans doute assez de mal à
reconnaître que leur histoire, leur économie, leurs pratiques sociales, la langue qu’ils parlent, la
mythologie de leurs ancêtres, les fables même qu’on leur racontait dans leur enfance, obéissent à
des règles qui ne sont pas toutes données à leur conscience » (L’Archéologie du savoir, op. cit.,
p. 223-224).
198. « Vous faites vous-même un étrange usage de cette liberté que vous contestez aux autres. Car
vous vous donnez tout le champ d’un espace libre que vous refusez même de qualifier » (ibid.,
e
p. 221). Foucault entame une longue litanie à la première personne au début de la 3 partie de son
livre qui commence par « Je suppose », (ibid., p. 83-85).
199. Tel est le sens de cette proclamation : « Le discours n’est pas la vie : son temps n’est pas le
vôtre ; en lui, vous ne vous réconcilierez pas avec la mort ; il se peut bien que vous ayez tué Dieu
sous le poids de tout ce que vous avez dit ; mais ne pensez pas que vous ferez, de tout ce que vous
dites, un homme qui vivra plus que lui » (ibid., p. 224).
200. Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 317-318. Foucault fait
l’hypothèse, erronée, que Saussure dans sa linguistique opère un retour à la grammaire générale,
e
c’est-à-dire au XVIII siècle (p. 307). Voir sur ce point Jean-Claude Milner, Le Périple structural,
Lagrasse, Verdier, 2008, p. 249.
201. Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse.
Le Séminaire (1954-1955), livre II, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll.
« Le Champ freudien », 1978, p. 48. Ce recul de Lévi-Strauss s’est traduit en effet par de
nombreuses volte-face à l’égard de l’opposition nature/culture, par exemple dans La Pensée
sauvage (Paris, Plon, 1962) quand, dans un mouvement de rage antisartrien contre la place donnée
à l’homme dans sa pensée, il propose de réintégrer la culture dans la nature et finalement « la vie
dans l’ensemble des conditions physico-chimiques » (p. 326-327).
202. Le positivisme d’Auguste Comte, écrit-il en 1966, « a sauvé l’honneur de la philosophie
e
française sous l’épouvantable réaction spiritualiste du XIX siècle » (Louis Althusser,
« Conjoncture philosophique et recherche théorique marxiste », in Écrits philosophiques et
politiques, t. II, Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche », 2001, p. 412).
203. « Un esprit plus formaliste aurait peut-être exploité davantage la mise au jour de ces unités de
sens dans la notion de structure, dont il se réclame explicitement » (Roland Barthes, Essais
critiques, in Œuvres complètes, t. II : 1962-1967, Paris, Seuil, 2002, p. 425-426).
204. Michel Foucault, L’Ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le
2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 1971, p. 53. Dans un entretien de 1972, Foucault se moque
sèchement de ceux qui accordent de l’importance à « l’écriture », la « matérialité du signifiant » et
« autres choses semblables » (Foucault, DE, t. I, p. 1173).
205. Foucault, L’Ordre du discours, op. cit., p. 51.
206. Ibid., p. 55.
207. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 118.
208. Ibid.
209. Il traite « d’idiots et de naïfs » ceux qui l’incluent dans ce mouvement (« Le grand
renfermement » [1972], in DE, t. I, p. 1164), ou proclame qu’il n’y a pas plus antistructuraliste que
lui (« Entretien » [1977], in DE, t. II, p. 145).
210. Par exemple dans son entretien avec Madeleine Chapsal (in DE, t. I, p. 542-546), ou dans
celui intitulé « La philosophie structuraliste permet de diagnostiquer ce qu’est “aujourd’hui” »
[1967] (in Ibid., p. 608 et sq.).
211. Foucault, L’Ordre du discours, op. cit., p. 72.
212. Voir sur ce point la notice de Martin Rueff dans l’édition « Pléiade » de L’Archéologie du
savoir (in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 2015, p. 1405).
213. « Il s’agit de suspendre […] non seulement le point de vue du signifié (on en a l’habitude
maintenant) mais celui du signifiant » (Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 118). Voir
aussi p. 112-113 et 146-147.
214. Ibid., p. 27-28.
215. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 11.
216. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 87.
217. Ibid., p. 88.
218. Ibid.
219. Selon Foucault, le speech act permet de décrire l’opération effectuée par la formule elle-
même dans son émergence : « promesse, ordre, décret, contrat, engagement, constatation » (ibid.,
p. 87).
220. Ibid., p. 57.
221. Lettre de Foucault à Searle du 15 mai 1979, citée par Dreyfus et Rabinow, Michel Foucault,
un parcours philosophique, op. cit., p. 73 note 1.
222. Sur ce point, voir notre article « Vita Nova contre Bios philosophikos. Roland Barthes et
Michel Foucault », in Marie Gil et Frédéric Worms (dir.), La Vita Nova, Paris, Hermann, 2016.
223. Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France (1983-1984), Paris,
Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2009, p. 5. Ce questionnement commence véritablement
et systématiquement avec le cours de 1980, Subjectivité et vérité.
224. Ibid., p. 4.
225. Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France (1982-
1983), Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2008, p. 59-66.
226. Ibid., p. 60-61.
227. Ibid., p. 65-67.
228. Ibid., p. 64. Ou encore « ce par quoi le sujet se lie lui-même à l’énoncé, à l’énonciation, et
aux conséquences de cet énoncé et de cette énonciation » (ibid., p. 65).
229. Pour une synthèse claire de la question, Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau
dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, coll. « Point-Essais », 1995,
p. 131-135.
230. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 66.
231. Michel Foucault, Surveiller et punir, in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 2015, p. 340-361.
232. Ibid., p. 356.
233. Ibid., p. 361.
234. Ibid., p. 394. Je souligne.
235. Ibid., p. 402, « la discipline fabrique ainsi des corps soumis ».
236. Ibid., p. 441, « la discipline fabrique à partir des corps qu’elle contrôle quatre types
d’individualité ».
237. Ibid., p. 444, « la discipline “fabrique” des individus ».
238. Ibid., p. 548-549, ou encore p. 561, « la petite âme du criminel que l’appareil même du
châtiment a fabriquée ».
239. Ibid., p. 574, « la pénalité de détention fabriquerait […] un illégalisme fermé… ».
240. Ibid., p. 549. Je souligne.
241. Ibid., p. 550.
242. Voir le chapitre « Inscriptions corporelles, subversions performatives [Bodily inscriptions,
performatives subversions] », in Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 248-256, et Gender
Trouble, op. cit., p. 163-171. Pour Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » [1971], in DE,
t. I, p. 1004-1024.
243. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », ibid., p. 1009, 1014 et 1018.
244. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 249. Chose inouïe, la traductrice de Butler, au lieu
de citer le texte original de Foucault, le cite en retraduisant en français la traduction anglaise
(« the body is the inscribed surface of events »). Foucault écrit exactement : « Le corps : surface
d’inscription des événements » (p. 1011).
245. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 250, et Gender Trouble, op. cit., p. 166.
246. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », art. cit., p. 1011. Notons que Foucault
ajoute : « et l’histoire ruinant le corps » (ibid.), ce que Butler interprète comme médiation par
l’histoire « pour que la “culture” puisse émerger [in order for “culture” to emerge] » (Trouble
dans le genre, op. cit., p. 251, et Gender Trouble, op. cit., p. 166).
247. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », art. cit., p. 1013.
248. « En elles-mêmes, les règles sont vides, violentes, non finalisées » (ibid., p. 1013).
249. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 251.
250. Ibid., p. 259, et Gender Trouble, op. cit., p. 173, « Such acts, gestures, enactments, generally
construed, are performative in the sense that the essence or identity that they otherwise purport to
express are fabrications manufactured and sustained through corporeal signs and other discursive
means ». C’est Butler qui souligne.
251. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 250, et Gender Trouble, op. cit., p. 166.
252. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979),
Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2004, p. 252.
253. Ibid., p. 258-259.
254. Ibid., p. 259.
255. Ibid., p. 258.
256. Foucault, « La philosophie analytique de la politique » [1978], art. cit., p. 540.
257. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 252-253.
258. Ibid., p. 254-265.
259. Ibid., p. 259-260.
260. Ibid., p. 261-262.
261. Ibid., p. 265.
262. Gilles Deleuze et Félix Guattari seront également très gauches dans leur usage du performatif
pragmatique qui ne cadre guère avec la fascination de Deleuze pour le bégaiement (Mille plateaux
– t. II de Capitalisme et schizophrénie –, Paris, Minuit, 1980, p. 95-139).
CHAPITRE TROIS

La resignification

MÉCANIQUE DU PERFORMATIF

La conclusion de Trouble dans le genre est consacrée à résoudre une


équation tout à fait anachronique par rapport à la rupture moderniste des
années 1960-1970 : concilier déterminisme et liberté, vieille alternative que
1
les « marxistes humanistes » ont tenté de dominer et dont Althusser a
montré la vanité dans Pour Marx. Valse-hésitation qu’on trouve donc
renouvelée chez Butler qui, après avoir supprimé la liberté, semble la
réintroduire sous la forme miraculeuse des compatibilités : « La construction
2
ne s’oppose pas à la capacité d’agir [agency] . »
Si Butler conçoit l’espace social comme totalité sans dehors, il lui faut
placer une faille dans le système, faute de quoi le trouble dans le genre aurait
vite trouvé ses limites. Comment, en dépit de la puissance absolue qu’elle
prête aux normes, les individus peuvent-ils ne pas perdre leur capacité d’agir
3
(agency) ? Butler fait alors la même audacieuse opération que les
générations précédentes : s’il n’y a pas opposition entre la construction
normative et l’agency, c’est qu’en réalité, ils constituent une même totalité. Et
c’est d’ailleurs pour cela que l’agency prise dans l’interactionnalité sociale,
simple effet de l’insertion des individus dans la mécanique sociale, est tout
autre chose qu’une liberté. Butler envisage deux processus de subversion
immanents au système. Dans le premier, c’est le système lui-même qui
produit ses propres échecs pour des raisons contextuelles, du fait du
processus même de répétition, créant ainsi des interstices autorisant la
capacité d’agir (agency) des individus. Le second, c’est ce que Butler appelle
la « resignification » où tout énoncé normatif de manière générale, au premier
rang desquels l’insulte discriminante, peut être retourné en « énoncé
insurrectionnel ».
Butler fait l’hypothèse que les processus normatifs, du fait même des
4
répétitions, de la « compulsion de répétition », propres à la fabrication
assujettissante des genres connaissent ce qu’elle appelle des « ratés
5
[failures] » : « L’injonction à être d’un certain genre produit nécessairement
des ratés [produces necessary failures], une variété de configurations
incohérentes qui, par leur multiplicité, excèdent et défient celle-là même qui
6
les fait advenir . » Le système dysfonctionne, s’inscrivant ainsi dans la
métaphore fonctionnaliste qui assimile le discours normatif à un circuit
7
mécanique . Butler reprend ici les analyses d’Austin, car lui aussi pose la
possibilité d’une défaillance du performatif (infelicities) affectant son « bon
8
fonctionnement ». C’est pourquoi les références derridiennes (la citation,
l’itération) se réduisent en réalité à des reprises formelles, jouant le rôle de
« contrepoint à la théorie sociale fonctionnaliste [cunterpoint to functionalist
9
social theory] ».

FONCTIONNEMENT DE LA RESIGNIFICATION

Ce que Butler veut éviter, c’est de réintroduire la notion de liberté, et sa


10
philosophie de l’acte – sur quoi est fondée la performativité – doit être
soigneusement distinguée de la pensée existentialiste car, selon elle,
l’existentialisme « maintient une structure prédiscursive à la fois du soi et de
11
ses actes ». C’est pourquoi elle utilise la notion d’agency (agentivité), à
savoir la capacité d’agir, issue de la pragmatique.
Butler elle-même considère le fait d’avoir fait émerger le concept de
resignification dans le discours des gender comme une coupure
épistémologique capitale par rapport aux discours antérieurs issus du
12
féminisme français . Cette rupture est indispensable pour penser la
resignification non comme réponse d’une conscience réflexive aux
contraintes normatives, mais comme émanant de la capacité d’agir (agency).
Il y a donc une interdépendance très forte entre resignification et agency qui
doit reformuler « la manière dont fonctionnent la signification et la
13
resignification ». Les « stratégies de répétition subversives » propres à la
resignification ne sont pas le fruit de sujets libres, mais apparaissent à
l’intérieur des constructions sociales, genrées et identitaires, et y participent
même. La subversion a pour scène les normes elles-mêmes mais dans une
14
dissonance qui les conteste . Les pratiques parodiques – comme copie ratée
15
(a failed copy) – sont bien sûr emblématiques de la resignification et le
drag queen est leur icône : le ratage du performatif normatif étant ce qui
16
délégitime toute prétention à une naturalité du genre . Butler veut construire
une politique du trouble du genre qui s’émancipe des discours de
l’engagement car ces discours participent eux-mêmes des processus
d’assujettissement : s’ériger soi-même comme un sujet global (global
subject) ne fait que déployer des « stratégies impérialistes » (imperialist
17
strategies) auxquelles il faut au contraire se soustraire : le sujet souverain
reproduit illusoirement les schémas mêmes de la domination. C’est pour
rompre avec ces leurres qu’elle oppose donc aux représentations
traditionnelles d’un sujet politique comme conscience critique, l’idée d’une
totalité qui englobe la société et le sujet dans un espace commun
interactionnel : la resignification relève de cette mécanique-là. L’exemple
majeur de la resignification qu’elle propose touche bien entendu au signifiant
emblématique des gender, à savoir le mot queer : ce terme, queer, dont le
sens premier est « étrange », « bizarre », mais aussi « pédé », « folle »…, a
été repris comme terme fétiche à la fin des années 1980, et retourné comme
18
fierté par une fraction de la communauté gay américaine . Butler définit ce
processus comme celui de la resignification : « celui qui s’approprie les
termes mêmes par lesquels il a été insulté afin de les vider de leur charge
19
d’humiliation et d’en tirer une affirmation ».
20
Butler, tout en se présentant (malgré sa gêne à dire « je » ) comme
dépositaire du concept de resignification, propose quelques sources, par
exemple celle éphémère de Brecht, et sa notion pourtant très différente
21
d’umfunktioniert qu’elle traduit par refunctioned , d’autres plus constantes
comme Foucault, qui n’a pourtant jamais parlé de resignification. Notre
hypothèse est qu’en fait la notion de resignification ne peut être pleinement
comprise sans y associer cette source que précisément elle rejette, Sartre.
Source évidemment paradoxale tant Butler met de soin à s’en distinguer,
mais un Sartre sans doute d’autant plus indispensable à cette reformulation
qu’il s’agit du Sartre totalement fasciné par Genet, génie du trouble dans le
genre, et qui écrit les soixante pages géniales du Saint Genet, comédien et
martyr (1952) où il propose la description phénoménologique d’une scène
constitutive et mythique par laquelle Jean Genet, enfant, traité de voleur, se
22
réapproprie l’infamie, le stigmate, et s’affirme voleur .

SARTRE ET LE « VOLEUR »

L’enfant jouait dans la cuisine ; il a remarqué tout à coup sa


solitude et l’angoisse l’a pris, comme d’habitude […] Voici qu’un
tiroir s’ouvre ; une petite main s’avance… Pris la main dans le
sac : quelqu’un est entré qui le regarde. Sous ce regard l’enfant
revient à lui. Il n’était encore personne, il devient tout à coup Jean
Genet […]
Une voix déclare publiquement : « Tu es un voleur. » Il a dix ans.
23
Cela s’est passé ainsi ou autrement .

L’analyse sartrienne qui suit cette scène d’interpellation, dont Genet –


l’enfant voleur – est le héros, articule rigoureusement trois niveaux
d’analyse. Une description qui lie la contingence de la situation où se trouve
l’enfant et les jeux universels de la subjectivité ; en second lieu la prise en
compte des règles d’exclusion et d’intégration au sein desquelles se joue le
vol, et qu’il réfère aux analyses structurales des systèmes symboliques de
24
Claude Lévi-Strauss ; et enfin une sociologie concrète de la situation où son
hétérogénéité d’enfant de l’Assistance publique dans un village du Morvan le
25
rapproche des Noirs d’Amérique, petits-enfants d’esclaves .
Phénoménologie, anthropologie structurale, sociologie politique, voilà au
travers de quelle trinité l’existentialisme sartrien va déplier la situation où
s’est défini le (mauvais) sujet Jean Genet. C’est pourquoi le Je suis un voleur
qui se formule à partir de cette extraordinaire interpellation est la matrice de
multiples affirmations constitutives de soi, et cela au travers des
« itérations » : Je suis un pédé, je suis un traître, etc., ce que Sartre, lui,
26
nomme des « mots vertigineux ».
Le rejet empressé de Sartre par Butler peut paraître d’autant plus étonnant
que, au-delà du fait que l’acte que celui-ci prête à Genet constitue un modèle
de resignification, il y a d’étranges ressemblances entre l’analyse de Butler et
les pages du Saint Genet, par exemple l’identification de l’exclu à la situation
27
des Noirs américains , ou encore cette même citation de La Colonie
28
pénitentiaire de Kafka qu’on retrouve d’un discours l’autre. Tout se passe
comme si Butler connaissait parfaitement la légende du Saint Genet, et
n’écartait la leçon existentialiste que pour mieux en reprendre l’axiomatique.
Mais ce rejet de Sartre est plus étonnant encore puisqu’il s’appuie sur une
erreur de lecture. Contrairement à ce que Butler écrit, rien ne suppose que
pour Sartre le sujet préexiste à ses actes sous la forme d’une conscience déjà
établie.
Reprenons la scène sartrienne : « Une voix déclare publiquement : “Tu es
29
un voleur.” Il a dix ans . »
Dans la dialectique sartrienne, le « Tu » de l’interpellation est premier, et
c’est ce « Tu » qui est constitutif du sujet. La réflexivité de la conscience,
d’où naissent dédoublement et duplicité indispensables à la resignification, ne
suppose pas un ego préexistant. Cet ego « n’est rien encore pour lui-même
30
sinon la forme vide et universelle de la singularité » : une forme structurale
où le Je n’est à aucun moment une « substance », mais où il est un opérateur.
Ainsi, la critique de ce que Butler appelle le « Je substantif [the substantive
31
“I”] », à l’œuvre dans les artefacts identitaires imposés par les idéologies
de la domination visant à « naturaliser » les identités, ne peut en aucun cas
concerner l’analyse sartrienne. D’ailleurs, cette critique est elle-même
présente chez Sartre dès les tout premiers textes phénoménologiques, comme
par exemple dans La Transcendance de l’ego (1937), auquel Deleuze, au
cœur même de sa réflexion sur le Neutre, empruntera cette idée décisive d’un
32
« champ transcendantal impersonnel ».
Judith Butler élimine le « sujet » de sa réflexion sur la resignification
parce qu’elle en a une vision simplificatrice et parce que cette notion perturbe
le point de vue psychosocial qui est le sien. Pour elle, la notion de sujet relève
d’un idéalisme naïf faisant l’hypothèse d’un sujet plein qui précéderait le
33
monde dans une virginité que rien ne semble affecter . Mais si Sartre, Lacan,
34
Derrida (et ce n’est pas un hasard contre Foucault ) maintiennent, chacun à
leur manière, une référence à Descartes, c’est que, dès la révolution
cartésienne, la notion de sujet moderne ne se constitue que dans la dialectique
35
d’un acte de discours, ce que Derrida appelle l’acte du Cogito , énoncé dans
36
la deuxième des Méditations métaphysiques : toute l’histoire de la
subjectivité européenne est le prolongement, y compris dans ses
contestations, de cette dialectique. Or, Butler, tout en excluant la structure
subjective de son champ d’analyse, en reprend néanmoins, dans un
indémêlable jeu d’emprunts, les plus subtiles propriétés, et particulièrement à
propos du phénomène de la resignification. Un exemple : la professeure de
37
rhétorique qu’est Butler inscrit la métalepse comme prenant part aux
processus performatifs qui permettent le phénomène de resignification. La
métalepse décrit les effets d’après coup des énoncés performatifs qui
38
rétroagissent sur les individus en les constituant rétroactivement en sujets .
Pourtant, comment ne pas y reconnaître, bien plus qu’une figure de
rhétorique, une opération symbolique qui mobilise la subjectivité dans une
dynamique structurale très profonde ? La métalepse est bien déjà présente
dans la description phénoménologique de Sartre où le « Tu es un voleur » est
rétroactif en raison de sa puissance interpellante : « ce présent éblouissant
39
d’évidence [tu es] confère sa signification au passé », écrit Sartre en
commentant l’énoncé qui frappe l’enfant de dix ans, l’enfant Jean Genet.
Cette formule est l’occasion pour Sartre d’une très puissante analyse
phénoménologique du processus par lequel le sujet se constitue. Rien n’a
lieu, comme dans les schémas butlériens, au travers d’une fabrication
normative que quelques figures de rhétorique comme la métalepse permettent
d’enjoliver, avec ses ratés et ses itérations. Tout se déploie dans une
dialectique temporelle retorse, celle d’un temps entièrement distendu par les
jeux incessants d’anticipation et de rétroaction, entre l’interpellation venue de
l’Autre (Tu es) et la subjectivité nouée à cette interpellation. L’allégorie
proposée par Sartre pour éclairer ce processus est celle du carrousel où un
cavalier est poursuivi par une troupe à cheval : dans le mouvement circulaire
des chevaux, chaque mètre gagné peut faire croire à celui qui est poursuivi
40
qu’il est en fait le poursuivant . Telle est l’image qui correspond aux
interpellations du sujet et de l’Autre dans laquelle se trouvent déjà, par le jeu
de l’anticipation et de la certitude, les analyses de Lacan sur le « Je »,
l’intersubjectivité, et le temps logique, issues chez ce dernier, non de
l’observation d’un carrousel de chevaux, mais de la résolution d’un casse-tête
logique auquel sont confrontés trois prisonniers devant anticiper, du
41
mouvement des deux autres, la possibilité de leur propre libération .
On voit tout le bénéfice que constitue le maintien de la catégorie de sujet
afin de décrire les processus historiques, symboliques, sociaux, qui sont si
fondamentaux dans la manière dont nos identités, sexuées ou non, se
constituent et se déconstituent. Rien n’est oublié par Sartre, ni la
transcendance impersonnelle de l’ego qui habite le « Je », ni l’ordre
symbolique qui est l’horizon de la transgression de la Loi (ici le vol), ni les
déterminations des pouvoirs sociaux qui expliquent que la resignification
(« je suis un pédé », « un nègre », « un voleur… ») soit dépendante de leurs
énoncés, et qui font de la resignification un parasite – Sartre dit un
42
« cancer » – de la norme . L’acte de resignification est une conversion qui,
comme queer, inverse la valeur première du mot tout en gardant sa
signification. Cet acte resignifie le Tu es un voleur en un Je serai, Je suis un
voleur, passage de l’énoncé produit par le pouvoir constituant à celui
émanant de l’intouchable, de l’ostracisé, du ségrégué qui a inversé la valeur
43 44
de son vol , qui a donc produit à la lettre une resignification .
Mais ce scénario ne prend sens que si l’on s’extrait de l’univers du
langage ordinaire (« La séance est ouverte »), et même de la pragmatique des
discours sociaux. Dans la conclusion de Trouble dans le genre, le discours de
la norme n’est qu’un artefact social où nichent les énoncés fabriquant
mécaniquement des sujets substantialisés, naturalisés. Nous ne sommes pas
alors dans l’interpellation mais dans la simple injonction – « être une bonne
mère », « un objet hétérosexuellement désirable »… – qui, comme dans le
comportementalisme, produit ce qu’elle dit (des bonnes mères, des objets
hérérosexuellement désirables, etc.), sauf quand la mécanique de l’injonction
45
(injunction) connaît, comme un moteur, des « ratés ». À cette réduction des
processus de domination comme simple rouage, Butler ajoute une deuxième
restriction plus radicale encore, qui touche à la signification qu’on aurait
pourtant pu croire capitale dans un processus qu’elle a elle-même nommé
resignification. Dans la mécanique pragmatique, la signification ne peut pas
être essentielle, au sens où elle ne peut être un acte fondateur (is not a
46
founding act) . Qu’y a-t-il alors ? Eh bien, comme dans le behaviourisme, il
n’y a que de la répétition : la domination ne s’exerce qu’à travers
« un processus régulé de répétition [a regulated process of repetition] » et la
capacité d’agir (agency) ne se manifeste que par la possibilité « d’une
47
variation sur cette répétition ». Dès lors, l’agency, la capacité d’agir – loin
48
du conatus spinoziste ou de la volonté de puissance nietzschéenne –, nous
renvoie uniquement au comportementalisme des schèmes fondés sur des
règles psychosociales d’interaction. Et c’est pourquoi d’ailleurs le terme de
« resignification » promu par Butler est impropre à nommer le processus
qu’elle décrit puisqu’il implique une philosophie du sens, et suppose, de
quelque manière que ce soit, une phénoménologie.

QU’EST-CE QU’UN EXEMPLE THÉORIQUE ?

La scène décrite par Sartre pose une autre question. Celle du rôle de
l’exemple pour produire un concept. Sartre ne part pas d’une reconstitution
empirique du vécu, mais se situe dans la grande tradition philosophique de
Descartes, de Rousseau ou de Kant, il fait de l’épisode ce que Louis
Althusser a appelé une scène théorique, avec ses personnages conceptuels
49 50
(Deleuze ) et où intervient une prosopopée de la vérité (Lacan ) : l’exemple
se déploie en une allégorie philosophique. La question des exemples est une
véritable question pour les gender. Ceux que Butler propose sont tirés de faits
divers, d’événements politiques, d’expériences personnelles le plus souvent
limitées au vécu des campus – comme cette « expérience douloureuse »
51
d’insultes sexistes et racistes lors d’un cours d’été dans une université –, ou
relèvent de l’artefact, comme on le verra très précisément à propos du drag
queen dans la suite de ce livre. C’est une question à laquelle Butler est elle-
même sensible et, dans son dialogue avec Žižek et Laclau, elle dit regretter
52
l’incommensurabilité qui sépare l’exemple de la théorie . De ce point de
vue, sa lecture de la scène théorique de l’interpellation découverte chez
Althusser est significative. Tout en se montrant fascinée par la scène elle-
53
même dans son statut de fable , tout en identifiant la nature allégorique de la
scène qui n’a pas besoin de se produire pour que son « efficacité » soit
54
supposée , sa réaction « épistémologique » est de la soumettre à la
possibilité de sa validation expérimentale. Ainsi propose-t-elle plusieurs
hypothèses falsifiantes – imaginons que quelqu’un refuse
55
l’interpellation, etc. – ou encore ajoute-t-elle des suites, des réponses, où la
performativité modifie le contexte social de l’interpellation, comme s’il
s’agissait d’une situation propre à une séance de psychologie
56
transactionnelle . Il s’agit de s’extraire de la fixité de l’allégorie
althussérienne en ouvrant « la possibilité politique de retravailler la force des
actes de discours [the political possibility of reworking the force of the speech
57
act] ». L’idée que les normes sociales fabriquent, par des actes de langage
et par leur répétition, les identités genrées, place les gender dans la nécessité
d’en attester la réalité par des enquêtes et des faits sociaux à la hauteur d’une
telle hypothèse. Enquêtes et faits sociaux qui sont toujours terriblement
décevants.
Dans l’exemple théorique d’Althusser, comme dans celui de Sartre – qui
sont tous deux, notons-le, des épisodes d’interpellation –, la scène ne relève
pas d’une réalité synthétisée par un retour d’expérience, elle est d’emblée
saisie dans un ordre symbolique puissant. Si elles sont si captivantes, c’est du
fait de leur pertinence symbolique parfaitement homogène à ce qu’elles
illustrent. L’interpellation de l’enfant Genet restituée par Sartre situe les
instances de domination et les répliques du sujet dans le champ de la
signification pure, et comme mettant la signification en question. Le « Tu es
un voleur » ne peut pas être lu comme un échantillon sociologique du
discours de la domination relevant d’une « tranche » de réalité garantie par le
vécu d’un groupe témoin ; cet énoncé se définit, au contraire, par sa
falsifiabilité. À peine Sartre a-t-il énoncé la « scène théorique » (« Une voix
déclare publiquement : “Tu es un voleur.” Il a dix ans ») qu’aussitôt il
58
ajoute : « Cela s’est passé ainsi ou autrement », mettant hors jeu toute
validation et vérification empiriques. Un fictum est nécessaire pour faire
surgir une instance essentielle, un lieu où se constitue et se déconstitue la
subjectivité, un lieu où cette expérience subjective trouve sa signification
totale : le lieu de l’Autre. Car la voix qui déclare publiquement « Tu es un
voleur » n’est situable que dans cette instance-là. Ainsi, le sujet s’avère bien
persona, « masque », et cet Autre n’a d’autre réalité que d’habiter le « Tu »,
59
entendu, halluciné ici par le mythique enfant-Genet . Le langage, en ce sens,
est bien un processus tout à la fois de subjectivation et d’aliénation de la
personne. La nature incertaine de l’interpellation correspond à l’irréalité de
cet Autre qui parle et qui est en mesure d’interpeller, de décider d’une
interpellation : la Loi.

SARTRE LU PAR LACAN

L’Autre est donc celui qui dit « Tu es un voleur » ou « Tu es un pédé


[queer] », et qui, simultanément, provoque le retournement du « Tu » en
« Je » – « Je suis un voleur », « Je suis un pédé ». Sa puissance n’a d’égale
que la réponse qui lui est faite, réponse que Butler appelle donc la
resignification, mais qui demeure chez elle limitée à n’être, comme on l’a vu,
qu’une variation de la norme. Or ce passage du « Tu » au « Je » est bien
mystérieux. La fable sartrienne est puissante (nul doute qu’Althusser s’en est
inspiré sans le dire pour concevoir son allégorie policière) mais Sartre lui-
même ne donne pas tous les éléments permettant d’en concevoir le
mécanisme.
Le processus structural de la resignification qui fait passer du « Tu » au
« Je » est éclairé par l’anthropologie lacanienne beaucoup plus nourrie de
60
Sartre qu’on ne le pense généralement . Ce jeu du Je et du Tu trouve en effet
sa formule dans le célèbre axiome lacanien : « Le langage humain constitue
donc une communication où l’émetteur reçoit du récepteur son propre
61
message sous une forme inversée . » Telle pourrait être ainsi la nature de la
voix anonyme qui surprend l’enfant, et qui prononce la formule constituante
du « Tu es un voleur ». Tu es un voleur est alors ce message dont l’enfant-
Genet est l’émetteur et qu’il reçoit de l’Autre sous sa forme inversée.
Inversée en quoi ? Non que ce message venu de l’Autre dise le contraire
de ce que le sujet marmonne en son for intérieur, mais inversée au sens
d’« en miroir », au sens d’une symétrie qui intervertit les places du locuteur
et du récepteur, au sens donc qu’au lieu d’être énoncé en première personne –
Je suis un voleur – le message est entendu par le sujet comme venu d’une
autre voix que la sienne, sous la forme d’un « Tu ».
À la question « Qui parle ? » dans le « Tu es un voleur », il faut répondre :
« Personne. » Ça parle. Car cette parole, l’enfant-Genet ne l’a pas prononcée,
il l’a entendue. Ça parle au sens où cela fait écho à quelque chose qui, pour
n’avoir pas été dit, a déclenché pourtant une réplique, comme le fait un
séisme. L’Autre nous parle et nous répond avant même que nous ayons
ouvert la bouche : Tu es un voleur. Mais, en nous parlant, en nous répondant,
il émet l’énoncé que nous avions en notre absence sur le bout de la langue.
C’est bien ce schéma si particulier de la communication subjective qui
permet de comprendre la relation de l’assignation (« Tu es ») et de la
resignification (« Je suis »). Pour qu’il y ait resignification, il faut bien en
effet que la parole stigmatisante ait été entendue par l’enfant comme son
propre message, nouant alors la subjectivité au dialogue du désir et de la loi
qui mène cette communication irréelle. C’est pourquoi cette parole prononcée
sous la forme du « Tu es » ne peut se confondre avec les paroles réelles des
adultes, famille d’accueil, instituteur, aide sociale, qui entourent l’enfant-
Genet dans le petit village du Morvan où il a été placé, mais qui en sont le
support. Sartre écrit : « Cela s’est passé ainsi ou autrement. Selon toute
vraisemblance il y a eu des fautes et des châtiments, des serments solennels et
62
des rechutes. Peu importe . »
Le scénario sartrien distingue les sanctions, les menaces, les châtiments
réels que l’enfant a pu vivre, de la puissance constitutive du message
« Tu es… », et de ce fait il distingue également cet entourage – ces hommes
et femmes ordinaires –, et « la voix » anonyme qui dit : « Tu es… » C’est
cette parole – « Hé, vous, là-bas ! » – qui interpelle un individu et l’oblige à
se retourner en sujet. C’est une parole qui a atteint ses plus hautes fonctions
en devenant le message de l’émetteur sous sa forme inversée, et ouvre à une
véritable dialectique entre la performativité du Tu es et la resignification du
Je suis. Un individu se constitue comme sujet du désir, c’est-à-dire un sujet
pour qui advient « l’événement d’une parole vraie et la réalisation par le sujet
63
de son histoire dans sa relation à un futur », et dont la vérité est à décrypter.
Si cet Autre nous intéresse, c’est aussi qu’avec Genet la Loi qui parle n’a
pas seulement situé le sujet de manière irréversible par rapport à son désir en
l’identifiant comme Voleur, c’est que cet Autre offre à Genet une marge –
au sens derridien –, un supplément, par lesquels le sujet peut jouer avec la
Loi, avec l’inconnu de la Loi. C’est parce qu’il est à l’écoute de l’Autre que
Genet consiste dans sa déconsistance. Et s’il y a un inconnu de la Loi, cela
suppose que la performativité du Tu es ne peut être assimilée à l’étroitesse
assujettissante des normes policières ou légales, mais est infiniment ouverte
aux aventures de la subjectivité. L’Autre pourra alors prendre bien des formes
et des apparences diverses, comme la merveilleuse figure du travesti –
Divine –, héros et héroïne du chef-d’œuvre de Genet, Notre-Dame-des-
Fleurs, donc nous aurons avec Sartre et Derrida à explorer les mystères
propres à déployer le génie du genre, où les sexes se réinventent.

LES ISSUES ET IMPASSES BUTLÉRIENNES

Pour Butler, « l’énoncé insurrectionnel » émane des normes elles-mêmes


puisque rien ne leur pré-existe. Il est issu des interactions sociales, de leurs
répétitions et ratés. Il n’y a dans l’univers butlérien ni Autre, ni Loi, ni
signification fondatrice, mais des normes, de la domination, des domaines
d’intelligibilité culturelle et des espaces relationnels. Le seul enjeu est
d’« ouvrir de nouvelles possibilités en matière de genre qui contestent les
codes rigides des binarités hiérarchiques [the rigid codes of hierarchical
64 65
binarisms] » : c’est le « rire subversif [subversive laughter] » – provoqué
par le drag queen parodique –, sorte de catharsis empruntée aux jeux de rôle,
à la psychologie comportementaliste, permettant la déstabilisation des
« identités substantives », privant l’hétérosexualité de ses récits
66
naturalisants , donnant lieu à la dissonance « qui révèle le statut précisément
67
performatif du naturel ».
La question de la resignification oblige pourtant à pointer une difficulté
dans le butlérisme. Si les gender reposent en grande partie sur le
retournement subversif des insultes dont le terme queer est emblématique,
c’est pourtant très peu de temps après la publication de Trouble dans le genre
que Butler doit en abjurer l’usage, comme l’illustre Bodies That Matter
(1993).
La resignification – si on la prend au sérieux – risque toujours d’ouvrir un
espace de pensée qui substituerait « aux relations de pouvoir social »
68
l’hypothèse d’un univers autonome de signes (a sign-chain) . Ainsi, après
l’avoir placé au plus haut, il est indispensable pour Butler d’entreprendre une
critique du signifiant queer tel qu’il est utilisé par la communauté gay, de
procéder à une autocritique de l’activisme queer, et même de préconiser
l’abandon du mot au profit d’autres termes plus ouverts à l’accueil d’autres
69
« contestations démocratisantes [democratizing contestations] », moins
propices à la subjectivation et aux singularités.
L’inscription par Butler des gender dans un projet de démocratie radicale
est homogène avec l’épistémologie pragmatiste, notamment au travers d’une
de ses références, John Dewey, assez représentatif du social-libéralisme
américain. Mais cette rectification s’inscrit aussi, et peut-être surtout, dans
70
une référence au postmarxisme d’Ernesto Laclau dont l’un des préceptes
suppose que les signifiants politiques soient en quelque sorte vides, vidés de
sens, permettant de ce fait d’accéder à une forme d’hégémonie politique et
culturelle. Le rejet du mot queer – trop surdéterminé sémantiquement –
permet ainsi de redéfinir « les contours du mouvement » de telle sorte que les
71
contestations ne puissent jamais être entièrement anticipées . Ce tournant
reste dans la logique profonde de Trouble dans le genre, celle de l’agency
dont les limites pragmatiques effacent les possibilités signifiantes de la
resignification, et obligent donc Butler à les intégrer comme « ses conditions
de possibilité les plus essentielles [the limits of agency and its most enabling
72
conditions] ».
Le signifiant queer n’apparaît pas chez Butler en termes de significations
subjectives comme, chez Sartre, le terme de « voleur » ou de « pédé ». Il
n’est posé qu’en termes de capacité d’agir, d’agency, d’empowerment : « une
73
puissance d’agir queer [a queer agency] ». L’agency implique toujours la
société dans sa globalité, et bien entendu ici la société américaine dans ses
composantes sociales, « raciales », communautaires. Voilà l’entrave
essentielle à l’autonomie du signe que pourtant le concept de resignification
devrait promouvoir : car la resignification, telle qu’on la repère, dans l’usage
genétien du mot « voleur » ou « pédé », c’est précisément le triomphe de
cette autonomie qui ne suppose nullement, comme le croit Butler, que le sujet
74
se croie « détenteur exclusif de ce qui est dit ». Mais, pour Butler, il faut à
tout prix préserver dans la resignification sa dimension maximale
d’« encapacitation politique et sociale [an enabling social and political
75
resignification] » que risque de limiter la singularité d’un événement
particularisant : Tu es un voleur. Il faut renoncer à « la magie du nom
76
[the magic of the name] ».
De ce fait, la critique butlérienne d’un usage communautariste du terme
queer ne relève en rien d’une pratique ouverte et subversive – « queerisante
[queering] ». Il s’agit au contraire d’arrimer les signifiants à un signifié
massif, le signifié dominant toute action : programme d’une « démocratie
radicale », démocratisation en extension, la plus inclusive possible, ouverte à
de nouvelles alliances, étendue à d’autres populations. Le rejet de singularités
trop étroites, comme celles circonscrites par le terme queer – population
blanche, intellectuelle, petite-bourgeoise, citadine, sans préoccupations pour
77
les communautés non blanches –, mène à une inclusivité totalisante et, sous
couvert de vider les signifiants politiques de toute particularité, aboutit à des
synthèses massives, dont l’unique fonction est de ne pas exclure, d’agréger
interminablement les communautés, blacks, latinos, trans, gays, migrants :
gage d’agency, gage d’extension de la capacité d’agir, gage d’encapacitation
(empowerment). Nous essaierons de comprendre tout au long de ce livre
jusqu’à son épilogue en quoi alors le fait d’arrimer la question du genre à une
pure pragmatique sociale conduit à la dissolution de la question du genre elle-
même. N’est-ce pas d’ailleurs ce à quoi le terme queer lui-même est promis ?
Butler a le mérite d’être claire : le terme queer sera « révisé, évacué ou rendu
obsolète » dans la mesure où il cédera aux « revendications qui lui résistent
78
en raison précisément des exclusions par lesquelles il est mobilisé ». Il en
sera de même du coup du grand dogme LGBT, l’outness, trop opposé à
79
l’extension démocratisante .
Le grand crime, au fond, c’est la subjectivité, et c’est aussi la signification
en tant qu’elle pourrait avoir une fonction fondatrice. Pourtant, Butler s’est
malgré elle engagée dans une aventure forte orientant les gender dans des
intensités contradictoires qui constituent d’ailleurs toute leur inventivité.
Après avoir donc tenté d’éclaircir des questions de méthode, ce sont ces
aventures multiples, tant celles des Modernes que celle des gender au travers
de Butler, qu’il nous faudra suivre désormais dans leurs déambulations
particulières.
Hasard ou nécessité, il leur est arrivé de passer par des espaces et des
corps communs, la figure du travesti est de ceux-là, c’est elle que nous
explorerons en premier.

1. Voir par exemple Roger Garaudy, Humanisme marxiste, Paris, Éditions sociales, 1957.
2. Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006, p. 274 – Gender Trouble :
Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1999, p. 187, « Construction is
not opposed to agency ».
3. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 268.
4. Ibid., p. 271, et Gender Trouble, op. cit., p. 185, « the compulsion to repeat ».
5. Ibid. Voir aussi Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Discours de haine et politique du
performatif, Paris, Éd. Amsterdam, 2017, p. 43. L’expression en anglais est « mechanical
breakdown or “misfire” » (Judith Butler, Excitable Speech : A Politics of the Performative, New
York, Routledge, 1997, p. 19-20).
6. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 271.
7. « En tant que reformulation linguistique de la domination sociale, le discours de haine devient
le site de la reproduction mécanique et prévisible du pouvoir » (Butler, Le Pouvoir des mots, op.
cit., p. 43, et Excitable Speech, op. cit., p. 19-20).
8. John L. Austin, Quand dire, c’est faire, traduit de l’anglais par Gilles Lane, Paris, Seuil, coll.
« L’Ordre philosophique », 1970, p. 25.
9. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 240-241 note 35, et Excitable Speech, op. cit., p. 181
note 32.
10. « Pour ma part, je soutiens que nous n’avons pas besoin d’un-e “acteur ou actrice caché-e
derrière l’acte” [a doer behind the deed] puisque celui / celle-là se construit de toutes sortes de
manières dans et par l’acte » (Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 267-268, et Gender
Trouble, op. cit., p. 181).
11. Ibid., p. 268, et Gender Trouble, op. cit., p. 181, « maintains a prediscursive structure for both
the self and its acts ».
12. Voir la conclusion de Trouble dans le genre, par exemple les pages 269-270.
13. Ibid., p. 270, et Gender Trouble, op. cit., p. 184, « how signification and resignification work
».
14. Ibid., p. 274, et Gender Trouble, op. cit., p. 188, « to affirm the local possibilities of
intervention through participating in precisely those practices of repetition that constitute identity
and, therefore, present the immanent possibility of contesting them ».
15. Ibid., p. 272-273, et Gender Trouble, op. cit., p. 186.
16. Ibid., p. 273.
17. Ibid., p. 274, et Gender Trouble, op. cit., p. 187.
18. Juliette Rennes et al. (dir.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La Découverte, 2016,
p. 529-538. Butler propose une analyse du mot queer à partir de son emploi dans un récit de Nella
Larsen (Passing, 1929) dans Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives
du « sexe », Paris, Éd. Amsterdam, 2009, p. 180 et sq.
19. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 230, et Excitable Speech, op. cit., p. 157, « in order to
deplete the terms of its degradation or to derive an affirmation from that degradation ».
20. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 272.
21. Brecht emploie le verbe umfunktionieren (transformer) dans le sens de « changer la fonction
de… », par exemple changer la fonction sociale de la musique (Écrits sur le théâtre II, Paris,
L’Arche, 1979, p. 328-329). Butler l’utilise dans Ces corps qui comptent, op. cit., p. 225, et Bodies
That Matter : On the Discursive Limits of « Sex », New York, Routledge, 1993, p. 223.
22. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr [1952], Paris, Gallimard, 2006, p. 26-88.
23. Ibid., p. 26.
24. Sartre cite le texte sans doute le plus fondateur de la révolution structurale, « Introduction à
l’œuvre de Marcel Mauss », où Lévi-Strauss définit la culture comme système symbolique à
l’intérieur duquel l’histoire introduit des éléments allogènes par lesquels des individus sont placés
hors système. À ceux-là le groupe impose de figurer certaines formes de compromis irréalisables,
d’incarner des « synthèses incompatibles » (ibid., p. 67-68).
25. Ibid., p. 69 et 72.
26. C’est le titre de la deuxième section du livre I du Saint Genet, c’est aussi une expression
empruntée à un poème de Genet.
27. Butler parle de la jouissance de ceux qui s’approprient les termes de l’insulte en leur donnant
une valeur affirmative où sont associés les « pédés » (queer) et les Noirs (Le Pouvoir des mots,
op. cit., p. 209 et 229-230).
28. « Notre sentence n’est pas sévère. On grave simplement à l’aide de la herse le paragraphe
violé sur la peau du coupable » (Kafka, La Colonie pénitentiaire, cité par Sartre, Saint Genet,
op. cit., p. 26), c’est cette même citation que Butler commente dans Trouble dans le genre, p. 272.
29. Sartre, Saint Genet, op. cit., p. 26.
30. Ibid., p. 32.
31. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 270, et Gender Trouble, op. cit., p. 184.
e
32. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, 14 série de la double causalité, p. 120.
33. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 267-270.
34. Jacques Derrida, « Cogito et Histoire de la folie », in L’Écriture et la différence, Paris, Seuil,
1967.
35. Ibid., p. 85.
36. « Cette proposition Je suis, j’existe est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce,
ou que je la conçois en mon esprit » (René Descartes, Meditationes de prima philosophia,
traduction du latin du Duc de Luynes, Librairie philosophique J. Vrin, 1970, p. 25).
37. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 35.
38. La métalepse au sens où l’emploie Judith Butler est la figure rhétorique de la rétroaction ou de
l’après-coup, où l’avenir détermine le passé, l’effet détermine la cause, etc.
39. Sartre, Saint Genet, op. cit., p. 27.
40. Ibid., p. 73.
41. Jacques Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau
sophisme », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197-213. Notons que ce texte est aussi l’occasion d’une
référence à Descartes (ibid., p. 209).
42. « Il ne rejettera pas la morale fruste et théologique des propriétaires fonciers ; c’est sur cette
morale que son système de valeurs va se greffer et se développer comme un cancer » (Sartre, Saint
Genet, op. cit., p. 64-65).
43. Tous ces termes, « acte », « conversion », « décision », « pouvoir constituant », « intouchable,
« ostracisé », et le changement de « signification » ponctuent l’analyse de Sartre du chapitre « Je
serai un voleur » (Saint Genet, op. cit., p. 63-73).
44. D’une certaine manière, Lacan se fait sartrien lorsqu’il écrit en 1953, un an après le Saint
Genet : « Dès lors, il est impossible de ne pas axer sur une théorie générale du symbole une
nouvelle classification des sciences où les sciences de l’homme reprennent leur place centrale en
tant que sciences de la subjectivité » (Écrits, op. cit., p. 285).
45. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 271-272, et Gender Trouble, op. cit., p. 185.
46. « Le sujet n’est pas déterminé par des règles qui le créent, parce que la signification n’est pas
un acte fondateur, mais un processus régulé de répétition » (ibid., p. 271, et Gender Trouble,
op. cit., p. 185). C’est Butler qui souligne.
47. Butler, Gender Trouble, op. cit., « a regulated process of repetition », « a variation on that
repetition » (p. 185).
48. L’assimilation de la question mélancolique et de la politique de la rage de Butler à la
mélancolie et au conatus de Spinoza ne peut qu’étonner dans l’article de Guillaume Le Blanc,
o
« Être assujetti : Althusser, Foucault, Butler », Actuel Marx, n 36, 2004, p. 55-62. Quant à
Nietzsche, les propos de Butler sur La Généalogie de la morale laissent également sceptiques dans
Le Récit de soi, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 2007, p. 10-18.
49. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005, p. 60-81.
50. Lacan, « La chose freudienne », in Écrits, op. cit., p. 409-411.
51. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 65-66, et Excitable Speech, op. cit., p. 37, « I found
through a difficult experience… ».
52. Judith Butler, Ernesto Laclau et Slavoj Žižek, Après l’émancipation. Trois voix pour penser la
gauche, Paris, Seuil, 2017, p. 47 et 51.
53. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 51.
54. Judith Butler, La Vie psychique du pouvoir, traduit de l’anglais par Brice Matthieussent, Paris,
Léo Scheer, coll. « Non & Non », 2002, p. 166.
55. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 61.
56. Voir les pages qui s’ouvrent par : « le discours n’est pas seulement défini par le contexte
social, il est aussi marqué par sa capacité à rompre avec ce contexte » (Butler, Le Pouvoir des
mots, op. cit., p. 69).
57. Ibid., et Excitable Speech, op. cit., p. 40.
58. Sartre, Saint Genet, op. cit., p. 26.
59. Ibid., p. 27.
60. Quant à la réciproque – le lacanisme de Sartre –, voir notre article « Folie, philosophie,
o
antiphilosophie », L’Infini, n 143, automne 2018.
61. Ce propos se formule sous différentes variantes. Il apparaît sous cette forme dans « Fonction et
champ de la parole et du langage en psychanalyse » [1956], in Lacan, Écrits, op. cit., p. 298. Les
conditions de formulation de cette « loi » la mettent en abyme, puisque cet énoncé strictement
lacanien n’a pas été formulé primitivement par Lacan lui-même mais par un autre jamais nommé,
un « interlocuteur éminent » dans le propos duquel Lacan a reconnu sa propre parole : « […] dans
le langage notre message nous vient de l’Autre, et pour l’énoncer jusqu’au bout : sous une forme
inversée. (Et rappelons que ce principe s’est appliqué à sa propre énonciation, puisqu’à avoir été
émis par nous, c’est d’un autre, interlocuteur éminent, qu’il a reçu sa meilleure frappe.) »
(« Ouverture de ce recueil », in Ibid., p. 9) ; voir la même remarque p. 298 sur cet auditeur
anonyme parmi « les plus aigus ».
62. Sartre, Saint Genet, op. cit., p. 26-27.
63. Lacan, « Fonction et champ de la parole… », art. cit., p. 302.
64. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 271, et Gender Trouble, op. cit., p. 185.
65. Ibid., p. 273, et Gender Trouble, op. cit., p. 186.
66. Ibid., et Gender Trouble, op. cit., p. 187, « proliferating gender configurations, destabilizing
substantive identity, and depriving the naturalizing narratives of compulsory heterosexuality of
their central protagonists : “man” and “woman” ».
67. Ibid., et Gender Trouble, op. cit., p. 186, « that reveals the performative status of the natural
itself ».
68. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 226, et Bodies That Matter, op. cit., p. 223. Butler
se réfère au fragment 12 de La Généalogie de la morale, où Nietzsche parle d’une « chaîne
incessante de signes [eine fortgesetzte Zeichen-Kette] » (Paris, GF Flammarion, 2002, p. 89).
69. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 230, et Bodies That Matter, op. cit., p. 228.
70. Ernesto Laclau (1935-2014) est un philosophe argentin dont le livre le plus important, écrit
avec Chantal Mouffe, est Hégémonie et stratégie socialiste (2004), traduction de Hegemonia y
estrategia socialista (1985). Butler, Laclau et Žižek, Après l’émancipation, op. cit. Dans Ces corps
qui comptent, le ralliement de Butler au « populisme » de Laclau apparaît notamment au
chapitre VII.
71. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 230 « the contours of the movement in ways that
can never be fully anticipated in advance ».
72. Ibid., p. 231, et Bodies That Matter, op. cit., p. 228.
73. Ibid.
74. Ibid., p. 229.
75. Ibid., p. 234, et Bodies That Matter, op. cit., p. 231.
76. Ibid., p. 231, et Bodies That Matter, op. cit., p. 228.
77. Ibid., p. 231.
78. Ibid., et Bodies That Matter, op. cit., p. 229.
79. Ibid., p. 230, et Bodies That Matter, op. cit., p. 227.
DEUXIÈME PARTIE

LE SEXE TRAVESTI

« Une femme ne portera pas un habit d’homme, et un homme ne mettra


point un vêtement de femme ; car quiconque fait ces choses est en
abomination à Yahweh, ton Dieu. »
Deutéronome, XXII, 5
Introduction

On veut ici explorer une figure centrale dans l’entreprise moderne de


déconstruction des identités sexuées : la figure du travesti, personnage
conceptuel aux nombreuses facettes du fait de l’ambiguïté même de son
pouvoir de fascination qui déçoit toute identification à une cause. Qu’on
visionne le merveilleux A Woman (1915) de Chaplin où celui-ci se travestit
1
en femme jusqu’à perdre le fétiche par où on l’identifie – la moustache – et
sans lequel il devient méconnaissable… Il est vrai que Barthes avait repéré
dans un plan de Limelight, avec ce qu’il appelait le dégrimage
cinématographique de Chaplin, une rémanence de la métamorphose
mythologique des sexes, et le trouble du genre qui émanait de ce visage
2
mêlant féminité et juvénilité . Il l’avait même dans les années 1950 associé
de manière inattendue à une figure essentielle du travestissement dans l’autre
3
sens, la Garbo de La Reine Christine .
Le sexe travesti serait-il alors moins un déguisement (drag) qu’une
manière de se dégrimer, inversant une fois de plus les places traditionnelles
de l’original et de la copie ? « Les transvestis sont des chasseurs de vérité : ce
4
qui leur fait le plus horreur, c’est précisément d’être déguisés », écrit
Barthes à propos d’un écrivain, Pierre Loti. Mais, avec Chaplin, on pressent
aussi que l’image visuelle, enregistrée, peinte, fixe ou mobile, est le médium
indispensable pour penser la question sexuelle, et son trouble. C’est pourquoi
l’image sera au centre de notre propos, lieu des grandes tensions entre les
différentes interprétations que déploient les protagonistes de ce livre.
Il y a les antagonismes entre le travesti barthésien, deleuzien et butlérien,
mais la figure décisive du travesti est aussi celle incarnée par la Divine de
Jean Genet. Autour d’elle se concentrent deux lectures capitales, celle de
Sartre et celle de Jacques Derrida. Et puis, il y a aussi une Divine butlérienne
tapie au cœur du dispositif de Trouble dans le genre – qu’on devrait appeler
avec l’accent américain Divaïne, prononciation d’ailleurs anticipée par Genet
qui fait dire à un moment par les « tantes-filles » : « Pitiah, pitiah, pour la
5
Divhaïne . »
Divine est généalogique, subtile dissociation entre le sexe travesti par la
culture américaine de masse et celui de la culture européenne par lequel
Barthes, avec le travesti oriental, tente d’échapper à l’Occident. Judith Butler
aussi essaiera de trouver dans l’Autre de l’Amérique – la figure du Latino ou
de l’Afro-Américain – une autre expérience, plus risquée, du travestissement.
Ce sera l’épisode Venus Extravaganza et Octavia Saint Laurent.
Expériences donc d’une altérité fondamentale que la philosophie baroque
du simulacre de Deleuze éclaire, et plus encore celle du baroque lacanien
avec la mascarade. Un absent de taille dans cette enquête, Michel Foucault,
qui ne prête pas un regard à cette question. Il nous faudra attendre d’avoir
déterminé sa place dans cette aventure, pour découvrir qu’à l’image sensuelle
du travesti il préfère incontestablement une figure plus radicale, ne reposant
plus sur la feinte, voire sur la feinte de la feinte, c’est-à-dire le semblant, à
savoir l’hermaphrodite. Ce sera le rôle lointain de notre épilogue.

1. « Get out of that mustache and into a pair of my shoes you’ll be perfect », lui dit son amie
(18 : 17) qui, devant cette « perfection » de la féminité créée par Chaplin, lui posera un baiser sur
les lèvres (19 : 40).
2. Roland Barthes, « Limelight », dans La Chronique [1979], in Œuvres complètes [abrégé en OC
pour la suite], t. V : 1977-1980, Paris, Seuil, 2002, p. 637. On notera l’analyse plus classique de
Deleuze qui ne fait que reprendre, à propos du rire chez Chaplin, le propos usé de Bergson qu’il ne
renouvelle qu’en parlant de « courts-circuits d’une mécanique déconnectée » (Gilles Deleuze et
Félix Guattari, L’Anti-Œdipe – t. I de Capitalisme et schizophrénie –, Paris, Minuit, 1972, p. 379).
3. Barthes, « Le visage de Garbo », dans Mythologies, in OC, t. I : 1942-1961, p. 724. Deleuze,
lui, verra en Chaplin une figure du schizo (L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 378-379).
4. Barthes, « Pierre Loti : Aziyadé » [1972], dans Nouveaux essais critiques, in OC, t. IV : 1972-
1976, p. 109.
5. Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1951, p. 96.
CHAPITRE PREMIER

Drag queen et travesti oriental

LE TRAVESTI COMME MÉTHODE

Toute entreprise de déconstruction des identités sexuées rencontre sur sa


route la figure du travesti tant celui-ci exerce un pouvoir iconique puissant.
Ni Barthes ni Butler n’y échappent. Dans une parfaite symétrie surgissent
deux images de travesti dont le rôle conjoint est de défaire la norme
identitaire des sexes, d’une part le drag queen américain dans Trouble dans le
genre et, d’autre part, dans L’Empire des signes, le travesti japonais
(que Barthes appelle « oriental ») : un acteur du théâtre kabuki travesti en
femme qui, de la même manière, défait les essences, et introduit un trouble
essentiel dans l’opposition du masculin et du féminin.
On verra très vite que ces travestis sont loin d’avoir la même fonction,
mais l’important est de noter d’emblée que, chez Barthes et Butler, le premier
réflexe est d’interroger de manière critique la fonction imitative, et
d’introduire une distance essentielle dans l’usage ordinaire de la mimêsis. Du
côté de Barthes : « Le travesti oriental ne copie pas la Femme, il la
1
signifie . » Du côté de Butler, le drag queen, par sa performance imitative,
détruit la pseudo-naturalité du modèle – dit féminin – qu’il parodie :
« on éclate de rire en réalisant que l’original était de tout temps une
2
imitation ».
La fascination barthésienne ou l’éclat de rire butlérien ont pour corrélation
commune la disparition de la femme naturelle comme protagoniste
fondamentale. Il est trop tôt pour comprendre l’ampleur de cet enjeu qui est
peut-être la seule vraie question que nous pose le travesti, mais il est déjà
temps de comprendre que ces deux énoncés majeurs visent à prescrire une
perception de l’image et une visibilité du travesti extraordinairement
rigoureuses, en rupture avec les catégories du sens commun. Prendre au
sérieux le travesti, comme icône collective, introduit immédiatement une
double contrainte : annihiler le sexe naturel, éduquer le regard. Le travesti a
une fonction heuristique qui justifie que les gender et la pensée du Neutre en
aient fait une figure majeure de leur entreprise.
Butler, pas plus que Barthes, n’a une vision naïve du processus imitatif.
Celui-ci, au lieu d’ouvrir sur la plénitude du modèle, produit un trou dans la
représentation des genres en y dévoilant une absence. Cette idée apparaît avec
plus de netteté dans Ces corps qui comptent, avec une formule célèbre :
3
« All gender is like drag, or is drag », qui suppose que la « femme née
femme » est elle-même un drag, une imitation. Butler ira même plus loin
encore contre les discours féministes radicaux qui voient dans le travesti une
humiliation de la femme : croire que la femme aurait un rôle central dans le
travestissement relève d’un colonialisme culturel comparable à celui qui
prétend faire de la femme, et de sa répudiation, « le centre de l’activité
4
homosexuelle masculine ».
Mais elle semble également mêler deux épistémologies de la fonction
imitative. Il y a cette lecture imprégnée du pragmatisme, et qui se traduit par
une psychosociologie de type gestaltiste dont le signe le plus évident est
l’effet cathartique de la performativité du drag : « C’est pourquoi on éclate de
5
rire en réalisant que l’original était de tout temps une imitation . » Nous
sommes dans un univers comportementaliste d’interactions où le « sujet »
n’est qu’un artefact, et disparaît comme subjectivité au profit de ses actes
(pragma). C’est l’horizon épistémologique butlérien : « Dire que le corps
genré est performatif veut dire qu’il n’a pas de statut ontologique
6
indépendamment des différents actes qui constituent sa réalité . » Mais il y a
7
un deuxième niveau, c’est l’hypothèse « d’une imitation sans original ». Car
ce ne sont pas les schémas comportementalistes qui inspirent à Butler un tel
vertige. Cette structure symbolique sophistiquée, indispensable à la
déconstruction des genres, Butler la fonde tout simplement sur
l’anthropologie lacanienne, et très précisément sur la figure de l’Autre dont
on a vu précédemment l’importance. Butler s’y réfère dans un paragraphe
plutôt hermétique :

Au fond, la parodie porte sur l’idée même d’original ; tout comme


la notion psychanalytique d’identification de genre renvoie au
fantasme d’un fantasme – la transfiguration d’un Autre qui est
toujours déjà une « figure » au double sens du terme –, la parodie
du genre révèle que l’identité originale à partir de laquelle le genre
8
se construit est une imitation sans original .

Butler identifie ainsi l’expérience parodique du drag au processus


psychique d’identification de genre, c’est-à-dire cette phase où l’enfant se
reconnaît ou non comme garçon ou fille. Cette reconnaissance opère par
identification, non à une personne réelle, un modèle individué, mais à
une figure – l’Autre –, une structure symbolique, un ensemble signifiant qui
pour Lacan est le phallus dont la fonction est constituante dans l’introduction
9
du sujet à sa position sexuelle, qu’il s’agisse d’un sujet masculin ou féminin .
Pour établir la dimension déconstructrice du drag queen, Butler introduit
donc, dans une description fonctionnant jusque-là sur le mode du « langage
ordinaire », une instance strictement symbolique – l’Autre – qui creuse ce
schéma de la communication d’un décentrement inattendu et totalement
10
décontextualisé . On se retrouve alors de manière imprévue dans le style
baroque lacanien (« fantasme d’un fantasme », « figure » au double sens du
11
terme ), et soumis à cette catégorie déconcertante de l’Autre (Other). La
performativité du drag, reposant jusque-là sur des stéréotypes et leurs
incidences sur le récepteur, est ainsi déplacée dans un espace
extraordinairement singulier où le modèle est là où il n’est pas. De fait, l’idée
d’une imitation sans original ne vient pas de l’épistémologie anglo-saxonne
qui est le véritable contexte de la pensée de Butler, mais bien de l’univers
« romantique » et d’une certaine manière métaphysique de la Modernité,
terme jamais entièrement banni de son univers comme l’attestent Lacan ou
12
Deleuze , et qui nous pousserait volontiers à en faire l’infrastructure
imaginaire du travestissement lorsque Foucault, à partir de Logique du sens,
écrit : « Ce n’est pas la métaphysique qui est une illusion, c’est l’illusion qui
13
est une métaphysique . » Il n’y a pas en ce sens plus romantique – au sens
de Butler – que le concept d’un Autre en ce qu’il ne se situe que dans cette
frontière où présence et absence se conditionnent l’une l’autre.
Mais que vient donc faire l’Autre dans cet univers qui lui est tellement
étranger, univers de fluidification et de fabrication des identités par des
14 15
« moyens discursifs [discursive means] » où une psychosociologie , avec
16 17
ses « jeux de rôle », son « contexte et [ses] conditions de réception »,
18
ouvre à « la prolifération parodique des identités » ? On a suffisamment
commenté l’usage biaisé de la pensée française par Butler pour ne pas y
revenir, et l’on se contentera ici de noter la tension qu’introduit cette brusque
référence à l’Autre lacanien, extrêmement allusive, et qui, comme si souvent
dans Trouble dans le genre, rend la compréhension de ce paragraphe difficile,
et qui est sans doute le premier symptôme du rôle problématique de la figure
du travesti dans la pensée de Butler.
D’ailleurs, cet Autre brouille l’approche de Butler, et rend improbable
l’automaticité du rire cathartique déclenché, selon elle, par le drag. Si,
comme l’établit Butler, la parodie, au lieu de renvoyer à un modèle plein du
féminin, renvoie au vide du simulacre, au fantasme d’un fantasme où l’Autre
est ce qui constitue la structure symbolique de l’expérience, où se joue
l’expérience primitive de l’identification de genre, est-il aussi évident qu’elle
déclenche le rire sous cette forme simplifiée du schéma stimulus-réponse ?
On éclate de rire en réalisant que… etc. On verra que chez les penseurs du
Neutre le travesti ouvre à de tout autres attitudes que celle de ce rire-là.

L’USAGE DU DRAG
Du fait de la place considérable que le drag queen a prise dans les gender,
il faut noter que Butler est revenue par la suite sur cette fonction
paradigmatique en minorant son importance et en l’attribuant à un quiproquo
19
de lecture . Nous retrouvons là les difficultés rencontrées par Butler quant à
la fonction heuristique de l’exemple relevées dans la première partie, mais
nous découvrons aussi les problèmes conceptuels liés à la question du
travesti. D’ailleurs, dès la fin de Trouble dans le genre, Butler, dans une
réflexion sur l’efficacité de l’acte sur le récepteur et son contexte de
20
réception, semblait déjà douter de la puissance déconstructrice du drag .
Butler a été dépassée par le succès public de son propre discours et le drag
est devenu un topos inexpugnable de la théorie du genre. Ernesto Laclau ne
définit-il pas sa pensée comme indissociable de la « performance parodique »
liée au travesti, n’y voit-il pas l’une des contributions les plus originales de
21
Butler à la « théorie sociale » ? De fait, Trouble dans le genre perdrait une
grande partie de sa portée sans le drag queen. Il y a donc autre chose qu’un
simple quiproquo dont les lecteurs seraient responsables. Il y a que le drag
queen est une figure aussi vite promue que sacrifiée par Butler.
Les problèmes tiennent d’abord à la manière dont Butler restreint la
complexité du drag queen dans l’emprunt qu’elle en a fait à l’anthropologie
sociale. Le modèle du drag est issu des travaux d’Esther Newton, elle-même
22
très inspirée par Margaret Mead , dont Butler retient essentiellement les
liens entre la performance et les jeux de rôle (impersonation). Spécialiste des
drag queens, Newton, en effet, a mis en évidence dans les années 1970 le fait
élémentaire que le travestissement (drag) se réfère à l’apparence extérieure et
23
visible d’un rôle . Tel est donc le noyau explicatif auquel Butler se tient, et
c’est à lui par exemple qu’elle se limite dans une citation d’Esther Newton
placée en épigraphe dans la troisième partie de Trouble dans le genre à
24
propos de Garbo . Garbo est assimilée par Esther Newton à un drag (« got in
drag »), et cette pulsion vers le travestissement renvoie à une généralité
comportementaliste : « Jouer la comédie, quel art éblouissant ! Tout est jeu de
rôle [It is all impersonation], que le sexe derrière le personnage soit vrai ou
25
non [whether the sex underneath is true or not] . »
Mais, alors qu’Esther Newton va bien plus loin, et associe le transvestisme
26
de Garbo à l’esthétique camp , alors que le titre même de son livre, Mother
27
Camp, par un jeu de mots subtil , fait référence à cette esthétique –
le camp – où se mêlent le kitsch, le dandysme, le mauvais goût, la cruauté
baudelairienne, le snobisme, Butler n’en tient aucun compte. Elle ne conserve
que la leçon comportementaliste (« le jeu de rôle ») dans la logique très
tenace du discours social qui est le sien. Butler sépare ainsi le drag de toutes
les connotations esthétiques qui pourraient troubler le code et y inscrire des
perspectives subjectives, les marges de l’aristocratisme du dandy wildien et
de culture pop, dont par exemple les Self-Portrait in Drag (1981) d’Andy
Warhol si raffinés pourraient être un exemple, et dont elle ne parle jamais. Le
discours de Butler aboutit en réalité à priver le drag de toute image par où il
pourrait dépasser sa fonction d’artefact social et échapper ainsi à une simple
fonctionnalité transactionnelle : faire rire.
Le second paradoxe, plus curieux encore, tient dans le fait que Butler, qui
parle sans cesse de la « performance » du drag, n’en situe jamais le cadre
concret. On cherche en vain à quelle situation, à quel lieu, à quelle expérience
personnelle elle se rattache. De quel drag s’agit-il ? S’il est question d’un rire
(« on éclate de rire »), on ne sait trop quand, où, comment et qui. Comme si,
au fond, ce rire n’éclatait dans le corps de personne, et était lui aussi un
artefact de sociologue : un exemple artificiel fabriqué pour les besoins d’une
étude de genre.
Or, ce drag butlérien a bien une origine et une identité, mais celles-ci ne
nous sont données qu’allusivement, et seulement dans l’« Introduction » de
1990 à Trouble dans le genre. Il s’agit donc de Divine (Divaïne), travesti des
28
films de John Waters, incarné par l’acteur Harris Glenn Milstead , véritable
icône cinématographique underground et trash, lié à la subculture gay,
mélange de vulgarité, de sophistication, de cynisme et d’obscénité. La
mention est discrète mais Divine, malgré ou à cause de cette discrétion
même, est sans doute plus importante que Butler ne semble le dire. Le titre du
livre de Butler, Gender Trouble, est en effet emprunté à celui d’un film de
John Waters dont Divine est l’héroïne, Female Trouble (Le Trouble féminin,
1974) ; Butler le paraphrase d’ailleurs en mettant en évidence son sens
29
caché : allusion aux règles féminines (female trouble), allusion au tabou sur
leur nomination (nameless female indisposition), à leur pathologisation, et
qu’une figure singulière de travesti parvient à faire resignifier autrement, tout
comme elle, en tant qu’auteure, peut espérer le faire (gender trouble). La
fonctionnalité du drag réapparaît alors : « le rire ». C’est ce rire qui permet de
passer du « risible [laughable] » ou du honteux à sa resignification par un
30
dispositif efficace de retournement . Divine est ainsi le nom propre par
lequel le titre du livre de Butler est crypté.
Mais Divine est bien plus qu’un simple nom propre et un jeu rhétorique,
c’est aussi une exception. Il apparaît en effet que, sans lui, le trouble ne serait
pas le même, voire qu’il n’aurait peut-être jamais eu lieu. Le trouble permis
par Divine n’est pas donné à tous les drag queens. Ceux-ci, loin de détruire
l’idée d’un modèle naturel, la confirment au contraire : « Mis à part Divine,
les pratiques de genre dans les cultures gays et lesbiennes parodient souvent
31
le “naturel” […] » « Mis à part Divine [Divine notwithstanding] », écrit
donc Butler, faisant de celui-ci une figure d’exception, apparemment seule en
mesure de produire le rire cathartique que Trouble dans le genre donne
pourtant comme une expérience commune et reproductible ainsi que doit
l’être tout exemple au sein de la théorie sociale.
Ainsi Divine est à la fois un idéal-type mais aussi une figure d’exception,
une fonction capitale mais sans visibilité au point même que son nom ainsi
que celui de John Waters sont absents de l’index de la version américaine
comme de la version française du livre. On est donc face à une série
d’opacités qui justifie sans doute la rétractation opérée par Butler à propos du
drag queen malgré sa place centrale dans Trouble dans le genre et sa
réception très positive. Le choix même de Divine peut d’ailleurs apparaître
comme symptôme. Symptôme du quiproquo culturel qui lie la culture
américaine et la culture européenne, et singulièrement française, puisque son
nom – Divine – est lui-même un emprunt : emprunt fait par John Waters au
héros de Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet, pour baptiser le personnage
récurrent incarné par son acteur fétiche. Quiproquo car les films de Waters
sont bien loin de l’œuvre de Genet, et si Butler s’y intéresse c’est peut-être
aussi que, contrairement à Notre-Dame-des-Fleurs, ils n’aspirent pas au statut
esthétique de chef-d’œuvre. Malgré leurs liens avec la subculture gay, ils ont
d’ailleurs fini par pénétrer l’espace de l’entertainment qui est la norme de
l’industrie culturelle américaine. Certains d’entre eux comme Hairspray, qui
32
est d’ailleurs le seul film que Butler cite , ont été repris et adaptés à
Broadway au théâtre avec des acteurs mainstream comme John Travolta.
Dernier paradoxe donc, le statut d’exception que semble constituer Divine,
comme travesti – permettant donc de troubler le genre et la mimêsis
sexuelle –, tient peut-être moins à sa singularité, à son étrangeté, qu’à sa
capacité, au contraire, à appartenir à la culture commune. Capacité à dépasser
cette étrangeté (queer) et en faire quelque chose de socialisable, et cela en
accord avec le statut général du drag dans la culture américaine dont Esther
33
Newton écrivait : « Drag is as American as apple pie . » On comprend
mieux alors l’indifférence de Butler pour les Self-Portrait in Drag de Warhol
si profondément européens, et peut-être même si profondément barthésiens
comme on va le voir. Mais demeure le paradoxe qui veut que Butler soit à la
fois perçue comme la grande théoricienne du drag dans le champ des gender
et qu’elle ait dû abjurer ce rôle sans toutefois parvenir à rompre avec cette
aura qui lui est liée. C’est donc plus compliqué qu’il n’y paraît. On le
comprendra un peu plus tard au travers du déplacement lesbien que Butler va
imprimer à la figure du drag au travers d’une autre œuvre
cinématographique, le Paris Is Burning de Jennie Livingston. D’autres corps
travestis iconiques surgissent, Venus Extravaganza et Octavia Saint Laurent,
tout à la fois confirmant l’importance des images dans les processus de
déconstruction du genre, et expliquant de ce fait leur absence avec la Divine
dans Trouble dans le genre, et les difficultés de Butler à produire dans
Trouble dans le genre une pensée forte du travesti.

LE TRAVESTI COMME IMAGE

Dans L’Empire des signes, le « travesti oriental » est un acteur, et c’est au


théâtre japonais que Barthes fait appel pour penser le Neutre du
travestissement, théâtre extraordinairement codé bien loin du mixte
d’underground et d’entertainment de la Divine américaine. Mais l’analogie
entre les deux références reste pourtant frappante : c’est bien l’acte de
représentation qui est en mesure de troubler le genre, c’est cette dimension-là
qui constitue le trouble en expérience observable. Les projets semblent
d’ailleurs se rejoindre. Il s’agit également pour Barthes d’opérer la
suspension, la neutralisation de la féminité comme « essence naturelle » et
34
comme « vérité ».
Les stratégies sont pourtant inverses. Si Butler esquive la source
esthétique du trouble, Barthes surenchérit sur elle en lui ajoutant un second
degré : la représentation photographique qui s’ajoute à la représentation
35
théâtrale que le livre rend ainsi disponible au lecteur . Ainsi le corps du sujet
travesti n’est pas évoqué vaguement comme c’est le cas avec Butler. La
performance du travesti japonais apparaît dans le livre sous une forme
sémiologique « certaine » : la photo.
Dans Trouble dans le genre, la performativité du drag queen dépend de sa
36
réception, et peut se diluer dans l’incertain et l’aléatoire . Rien de tel chez
Barthes qui ne pose jamais la question du contexte de réception, car, en plus
de la prégnance immuable de la photographie, il y a cette autre forme de
certitude qui est la certitude subjective, celle de Barthes lui-même : ce qu’il
voit, lui – la puissance dérégulante du travesti –, est irréfutable. Avec S/Z, le
travesti de la castration – la Zambinella – intensifiera encore la surenchère
des représentations par la série de copies dans laquelle il est pris : sculpture,
37
peinture, photographie, écriture …, et c’est encore à la photographie que
38
conduit l’évocation du bourreau féminin travesti chez Deleuze , et cela,
également, à partir de médiums multipliés (sculpture, miroir, tableau
39
vivant …) : le sujet masochiste et la femme-bourreau tous deux scénarisent
un échange des signes sexués mettant en crise la logique de la différence
sexuelle, dérèglent les images corporelles de l’homme et de la femme :
40
l’homme s’habille en femme , le bourreau se pare de signes (fouet,
41
accessoires …) qui sont autant d’éléments visant à le pourvoir du phallus –
42
phallus maternel –, dont son partenaire masculin est en retour dépossédé .
Deleuze et Barthes tirent toutes les conséquences de la crise de la
représentation déclenchée par le travestissement. La puissance de l’image est
alors tout autant la conséquence de l’irruption du travesti que sa condition de
possibilité : pour que la puissance dérégulante du travesti agisse, il faut que le
régime commun de représentation ait été lui-même déjoué au profit d’un
autre protocole de représentation. La prolifération des images va dans ce sens
et vise à exténuer toute référentialité, pour accéder au simulacre. Le travesti
est ainsi une créature essentiellement sémiologique et non un artefact
idéologique. D’ailleurs, l’idée d’une libération à l’égard de la norme sociale
permise par la performance imitative n’effleure ni Deleuze, ni Barthes. Dans
leurs jeux de travestissement, aucun dehors social, psychosocial, contextuel
n’est convoqué. La scène de kabuki, la scène du rituel masochiste sont pures
de tout public. Tout repose sur les jeux des signes et sur leur opérativité
propre, et aussi sur une situation très particulière qui est celle du rite, le rite
kabuki, le rite masochiste.

LE TRAVESTI COMME ÉCRITURE

Il faut revenir à la phrase de Barthes : « Le travesti oriental ne copie pas la


Femme, il la signifie. » Cette phrase a un sens très précis : le travesti est celui
qui transforme le corps de la Femme en écriture, il est celui qui écrit la
Femme, écrit son corps en le réduisant à une combinaison de signes par un
43
acte sémiologique : le travestissement . La Femme se dévoile comme image,
et cette image a la structure d’une graphie : processus que Barthes
radicalisera dans ses commentaires de l’alphabet du dessinateur Erté où
l’image obsessionnellement recherchée de la Femme la travestit en signe ou
44
plutôt en lettre . Le « F » majuscule, c’est la majuscule de l’allégorie, du
signe, nullement celle d’une essence. Ainsi, l’échelonnement interminable
des images nous éloigne vertigineusement du modèle naturel, et ne cesse
simultanément de corrompre l’identité sexuelle du féminin, pour construire
logiquement ce paradoxe qu’avec le travesti « la Féminité est donnée à lire,
45
non à voir », processus qui établit donc la possibilité d’identifier ou de
désidentifier le sexe hors du schéma naturel.
Le travestissement ne doit pas être une imitation mais un acte d’écriture.
46
Cet acte si particulier est appelé par Barthes d’un mot rare : translation , qui
porte le même préfixe (trans) que celui qui commande le travesti, le
transvestisme ; en latin, translatio signifie métaphore, en anglais, traduction,
et il renvoie à une sémiotique du déplacement, du transfert. C’est celui que
Barthes emploie à propos du paquet japonais qui, comme signe vide, est
47
destiné à « une translation généralisée », dont le contenu est remis à plus
48
tard, différé infiniment . La translation du travestissement est bien le geste
du Neutre : lié au vide, à la différance, à la temporisation de la présence.
Barthes développe un peu plus encore l’hypothèse du travesti comme acte
d’écriture avec Mallarmé, et l’idée que le travesti est ici « le geste de la
49
féminité, non son plagiat », tout à fait à l’inverse donc des hypothèses
développées par Butler dans Trouble dans le genre, avec les notions de
50
parodie et de pastiche : si le travesti est une production « sans original »,
c’est parce qu’il est écriture. Dans ce passage, Barthes dialogue avec un
contemporain, Jacques Derrida, qui, la même année 1970, propose un long
51
commentaire d’un texte de travestissement, « Mimique », de Mallarmé ,
dans lequel lui aussi dialogue avec Barthes autour de cette notion d’écriture
52
qui leur est commune . Leur point de convergence (« Il n’y a pas
53
d’imitation. Le Mime n’imite rien », écrit Derrida) est d’autant plus
prégnant que, dans la pantomime, le Mime joue alternativement des rôles
masculins et féminins, accédant à une forme d’androgynie où le jeu des
« Elle (il) » fait accéder à ce Neutre que Derrida localise, quant à lui, avec
54
l’hymen et sur lequel nous reviendrons.

LE MASCULIN ET LE FÉMININ

La vraie question que pose le sujet travesti touche aux places où sont
désormais localisées le masculin et le féminin. On a vu, s’agissant du travesti
deleuzien, que les catégories du masculin et du féminin y sont déconstruites
par le biais de l’échange : « le travesti masochiste » scelle l’alliance du fils et
55
de la « mère orale » par un face-à-face avec la femme-bourreau lui prêtant
56
le Phallus féminin par lequel il se démasculinise . Le travestissement est
ainsi celui d’un couple, c’est là la grande originalité de Deleuze qu’on
retrouve dans Différence et répétition : dissocier l’imitation (comme
répétition) du Même, y intégrer la différence, l’hétérogène, le
57
dissymétrique .
Chez Barthes, la photographie va jouer un rôle essentiel. Dans L’Empire
des signes, sur une double page, nous voyons à gauche le travesti oriental
agenouillé dans son costume de scène et, à droite, l’acteur, en « costume de
58
ville », debout, entouré de ses deux fils . La femme y est donc absente,
explicitement effacée par la photographie de la page de droite, où la parenté
est exclusivement masculine : un père et ses deux fils. Il s’agit de dédoubler
l’image photographique entre d’un côté une féminité affichée et codée, celle
de l’acteur travesti, et de l’autre la même « personne » mais représentée dans
une masculinité ordinaire que confirment, sans ostentation mais avec la
prégnance du réel, les deux fils : signe de l’engendrement, de l’homme
moyen, de « l’homme sans qualité », du père. La juxtaposition des deux sexes
dans deux cadres photographiques distincts à partir d’un même corps fait
vaciller le genre tout autrement que ne le ferait leur mélange.
La page de droite de L’Empire des signes, avec l’homme à l’allure de
fonctionnaire et ses deux fils, a une fonction précise : pour Barthes, l’homme
d’avant le travestissement n’y est pas habité par une féminité imaginaire, par
le fantasme d’être femme que le fait de se travestir accomplirait ou réaliserait.
Le travesti n’est pas un sujet psychologique soumis à une féminité fantasmée.
À aucun moment – tout au contraire du travesti occidental de manière
générale – il ne doit être empoissé par l’image fantasmée de la Femme, et par
59
son image préalable : « le travesti occidental veut être une femme, l’acteur
60
oriental ne cherche rien d’autre qu’à combiner les signes de la Femme ».
S’il produit la Femme écrite, sous la forme d’un idéogramme, d’un signe
(par la perruque, le maquillage, le vêtement, l’attitude), ce doit être en la
soustrayant à l’idée naturelle de la Femme. Telle serait alors la première
manifestation du Neutre qui aspire, par le travestissement, à une suspension
du signifié, de « l’idéologème » du féminin, du concept de femme, permettant
une autre logique. L’écriture produite par le travesti est ce qui, par le
61
raffinement du code, aboutit à absorber et évanouir « tout le réel féminin »,
permettant ce que Barthes appelle la diffraction libératrice du signifiant
62
femme . Cette insistance sur le signe vise à écarter l’entreprise de
travestissement de toute emprise d’une imago psychique de la femme, car si
le travestissement est aliéné à la femme, alors il est sans portée. Le travesti
oriental est celui qui nous débarrasse et nous affranchit de l’idée
psychologisante – et donc idéologique – de la femme, au contraire du travesti
occidental.
Ce dispositif photographique relève ainsi de ce qu’on pourrait appeler
une politique du sexe. Le formalisme extrême du Neutre, s’il peut être
considéré comme élitiste et esthétisant, est aussi, contrairement à ce que croit
Butler, un geste de démystification politique. C’est pourquoi il est inévitable
que le travesti oriental contienne en creux une critique – une violente
iconoclastie – du travesti occidental. Le qualificatif d’« oriental » attribué par
Barthes au travesti japonais n’est pas tant une manière de céder à un mythe
orientaliste qu’une façon de désigner un pas de côté pour sa propre culture.
Le Barthes de 1970 polémique par anticipation avec la Butler des années
1990, car la description très négative qu’il propose du « travesti occidental »
correspond très exactement à l’image du drag queen américain et de la
63
Divine de John Waters . Le travesti occidental est pris dans une esthétique
vériste où la féminité est signalée par ce que Barthes appelle des
« simulations coûteuses », blondes opulentes aux poitrines hormonales, seins
64
énormes, perruques, lèvres, maquillage outrancier , dont la vulgarité tranche
65
avec la distinction du travesti oriental , et tous ces éléments qui exhibent de
manière hyperbolique le féminin (poitrine hypertrophiée, talons aiguilles,
maquillage, perruque…) ne dissimulent le masculin que pour mieux le faire
66
apparaître (main masculine, grand pied, pilosité, musculature …) : ce que
Barthes rejette donc, c’est le travestissement comme « mascarade » qui est
précisément celui du drag queen, c’est-à-dire, comme nous allons bientôt le
voir avec Lacan, un travesti dont le déguisement féminin ne cesse de
renvoyer à un dessous du corps, un phallus omniprésent que la pilosité, la
pomme d’Adam, le grand pied… signalent au spectateur. Or, ce dessous
phallique du travesti occidental, c’est très précisément l’anti-Neutre. C’est
l’occasion alors de comprendre en quoi le Neutre est bien la suspension du
paradigme sexuel, et le travesti instrument de cette suspension.

LE NEUTRE COMME DÉSEXUALISATION


C’est parce que l’Occident n’a pas une pensée cohérente du signe que tout
vise chez lui à poser la question du « dessous » des choses, de ce qui est
derrière l’apparence, et dont l’apparence ne serait que la fausse
représentation. C’est pourquoi le travesti, tout entier construit sur ce modèle,
est sans portée critique comme la plupart des productions sociales
67
occidentales .
Le régime esthétique de l’écriture et de la photographie a alors une
fonction précise, nous rendre sensibles à un espace sans cette mythique
troisième dimension où logerait la vérité. L’écriture et la photographie nous
initient à un espace bidimensionnel, sans rien derrière, ni dessous, un espace
tout entier dans sa surface, qui échappe donc à tout modèle naturaliste. Voilà
à quoi sert le formalisme des Modernes. Son esthétisme élitiste vise à porter
au plus haut la critique idéologique – et ici celle de l’idéologie du sexe – en
mettant en évidence que l’idéologie ne se situe ni au ciel des idées ni dans la
chambre noire de la conscience, mais qu’elle repose sur des systèmes
sémiologiques dont l’opposition entre le travesti japonais et le drag queen
offre une illustration parfaite. La critique idéologique cesse alors de
ressembler aux procédés inquisitoriaux ou staliniens où l’on fouille les
consciences pour en extirper les fausses croyances, elle est la mise au jour
d’un dispositif formel offert au regard.
Le système spécifique du travesti barthésien tient à ceci : « le travesti
oriental n’est pas un garçon fardé en femme […] mais un pur signifiant dont
le dessous (la vérité) n’est ni clandestin, ni subrepticement masqué :
68
simplement absenté ». C’est dans cette défection de la vérité – et ici de la
vérité du sexe – que Barthes découvre dans le travesti oriental le dispositif
qui trouble profondément le genre, et d’une manière tout autre que les
gender. Le travesti oriental est un signifiant féminin sans signifié, une forme
féminine qui ne véhicule pas avec lui « la femme ». La possibilité d’une telle
figure ne tient pas seulement à ce qu’il s’agit d’un travesti sans psychologie,
pur de toute pulsion fantasmatique, désidéologisé, mais à ce que le travesti
est alors un sujet sans génitalité, un sujet qui est parvenu à libérer le corps de
la régence du signifié génital, comme son sens caché et dominant, comme
dessous des choses.
Le Neutre du travesti oriental, comme forme vide, aboutit à cette
opération salvatrice : absenter le sexe. Le sexe n’est pas là, n’est plus là. Le
Neutre ouvre le travestissement à une sorte de dé-génitalisation du corps.
Avec le travesti oriental, les signes du féminin cessent d’être commandés par
le sexe féminin qui a disparu, nous délivrant de ses prétentions à être la vérité
ultime de sa propre image. Cette lecture du travesti – comme sujet désexué –
est si profondément présente chez Barthes que déjà elle apparaissait à la fin
des années 1950 à propos de Garbo, de la Garbo travestie de La Reine
Christine (1933). Garbo n’était pas pour lui, contrairement à Butler, un drag,
prise dans un jeu de rôle. Dans la blancheur de ce visage très proche de celle
69
du « travesti oriental » (farine, plâtre, neige, masque), dans le « puits noir
des yeux » se révélait un être « presque désexué » (Neutre), « sans être pour
70
autant douteux ». Alors comment ne pas voir dans la série des Self-Portrait
in Drag de Warhol, dans l’esthétique orientale, dans l’impassibilité et le
Neutre de l’expression, dans l’effacement des morphologies de la sexuation,
71
une sorte d’écho au travesti de L’Empire des signes ?

BARTHES, DELEUZE, FOUCAULT

Le Neutre est ce qui dégage la sexualité du sexe en tant que le sexe


pourrait prétendre à se constituer comme le sens de la sexualité :
« L’aliénation de la sexualité est consubstantiellement liée à l’aliénation du
sens, par le sens. Ce qui est difficile, ce n’est pas de libérer la sexualité selon
un projet plus ou moins libertaire, c’est de la dégager du sens, y compris de la
72
transgression comme sens . » Telle est la puissance suspensive du Neutre :
dé-faire le sexe, en délivrant la sexualité du paradigme homme/femme au
profit d’un Neutre, ni homme / ni femme. Mais ce ni homme / ni femme ne
peut s’obtenir que par un décentrement qui est à l’œuvre dans la mise entre
parenthèses du pouvoir impérieux du sexe comme signifié premier et ultime
de nos corps. Le sujet travesti n’est ni une femme, ni un homme, il libère la
« personne » de son assignation sexuée.
Cette opération gouverne également le travesti masochiste de Deleuze. Le
rite masochiste préside à la production d’un corps nouveau, comme est
nouveau le corps du travesti oriental. Or ce corps nouveau est également un
corps dont le sexe est neutralisé, « absenté », visant à produire cet « homme
73
nouveau sans sexualité ». Il s’agit, dans le jeu contractuel et réciproque de
travestissement entre le bourreau féminin et le masochiste, de surmonter la
74
sexualité génitale héritée du père , sous la forme d’une « désexualisation de
l’agressivité libidineuse, c’est-à-dire d’un abandon des buts proprement
75
sexuels ». Et Deleuze précise alors que le « phallus maternel » que nous
avons entraperçu « n’est pas un organe sexuel, mais au contraire l’organe
idéal d’une énergie neutre, lui-même producteur d’idéal, c’est-à-dire du moi
76
de la seconde naissance ou du “nouvel homme sans amour sexuel” ».
Mais il faut ajouter un autre rapprochement car, par leurs propos, Barthes
et Deleuze anticipent sur les hypothèses plus tardives de Michel Foucault
dans La Volonté de savoir (1976), quand bien même ce dernier entend
rompre par ce livre avec ses contemporains. Lorsque Foucault énonce que le
« sexe » est une invention occidentale, et qu’il pose le sexe comme produit
par ce qu’il appelle le « dispositif de sexualité », il confirme – au travers
d’une généalogie historique – ce que Deleuze énonce avec le sujet pervers, et
Barthes au travers de l’opposition entre travesti oriental et travesti occidental.
Opposition Orient/Occident d’ailleurs reprise par Foucault entre ce qu’il
appelle l’ars erotica (Orient) et la scientia sexualis (Occident) où le premier
ignore le sexe comme catégorie centrale quand le second, précisément, est le
point géométrique de son invention. L’hypothèse foucaldienne selon laquelle
l’Occident n’a nullement réprimé le sexe, mais au contraire en a fait l’objet
d’un discours interminable, est déjà présente chez Barthes quand il fait de la
« verbalisation du sexuel » une des caractéristiques des « civilisations à
culpabilité » (l’Occident) où cette verbalisation est « chérie », comme
l’atteste le double essor des confessions et de la pornographie, d’où dérive
77
peut-être le rite du coming out dont nous avons parlé précédemment .
Le Neutre du travestissement suspend le dispositif de sexualité occidental
qui impose le sexe comme vérité des représentations du corps. La
désexualisation ou dégénitalisation, comme celles d’ailleurs que Foucault
défend quelques années plus tard dans une perspective différente, soutient
que désir et plaisir modernes devraient tout devoir à une déconstruction
radicale du sexe qui n’est que la figure dominante d’une aliénation des corps.
C’est en cela que le Neutre est bien une pensée du genre.
1. Roland Barthes, L’Empire des signes, in Œuvres complètes [abrégé en OC pour la suite], t. III :
1968-1971, Paris, Seuil, 2002, p. 393.
2. Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006, p. 262 – traduction par
Cynthia Kraus de Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York,
Routledge, 1999.
3. Judith Butler, Bodies That Matter : On the Discursive Limits of « Sex », New York, Routledge,
1993, p. 125 – traduit en français par Charlotte Nordmann, Ces corps qui comptent. De la
matérialité et des limites discursives du « sexe », Paris, Éd. Amsterdam, 2009, p. 133, « Tout genre
est semblable au travestissement, ou est un travestissement ».
4. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 134, et Bodies That Matter, op. cit., p. 127,
« the center of male homosexual activity ».
5. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 262, et Gender Trouble, op. cit., p. 176, « In this
sense, laughter emerges in the realization that all along the original was derived ». Voir aussi
Judith Butler (entretiens avec), Humain, inhumain. Le travail critique des normes, Paris,
Éd. Amsterdam, 2005, p. 21.
6. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 259.
7. Ibid., p. 261.
8. Ibid., p. 261, et Gender Trouble, op. cit., p. 175, « Indeed, the parody is of the very notion of an
original ; just as the psychoanalytic notion of gender identification is constituted by a fantasy of a
fantasy, the transfiguration of an Other who is always already a “figure” in that double sense, so
gender parody reveals that the original identity after which gender fashions itself is an imitation
without an origin ». C’est Butler qui souligne.
9. Jacques Lacan, Les Formations de l’inconscient. Le Séminaire (1957-1958), livre V, texte établi
par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1998, p. 273.
10. Cette figure de l’Autre apparaît également dans d’autres textes de Butler, comme par exemple
dans l’« Introduction » du Pouvoir des mots, et de manière tout aussi décontextualisée et
inattendue : « On ne commence à “exister” qu’en vertu de cette dépendance fondamentale à
l’égard de l’adresse de l’Autre » (Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Discours de haine et
politique du performatif, Paris, Éd. Amsterdam, 2017, p. 26).
11. Butler veut dire à la fois « figure » de rhétorique et « figure » comme image de l’être humain.
12. Il arrive ainsi à Lacan de prétendre construire « une métaphysique » : « Vous ne perdrez rien à
vous interroger sur la métaphysique de la condition humaine telle qu’elle nous est révélée par la
découverte freudienne […] La métaphysique dont il s’agit peut tout entière s’inscrire dans le
rapport de l’homme au symbolique » (Jacques Lacan, Les Psychoses. Le Séminaire, 1955-1956,
livre III, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1981,
p. 86). Et Deleuze emploie l’expression paradoxale de « surface métaphysique » auquel le Neutre
nous ouvre (Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 150-151). Foucault soulignera
combien la notion d’extra-être deleuzienne est pleinement métaphysique (Michel Foucault,
« Theatrum philosophicum » [1970], in Dits et écrits [abrégé en DE pour la suite], t. I : 1954-1975,
Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 947).
13. Foucault, « Theatrum philosophicum », in DE, t. I, p. 947-948.
14. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 259, et Gender Trouble, op. cit., p. 173.
15. La détermination du champ épistémologique comme relevant de ce que Butler appelle elle-
même le « psychosocial » apparaît notamment dans Rassemblement. Pluralité, performativité et
politique, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, Paris, Fayard, coll. « À venir », 2016, p. 41,
50, etc.
16. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 259. C’est le concept comportementaliste
d’impersonation proposé par Esther Newton, et repris par Judith Butler, qui est ainsi rendu dans la
traduction française de Gender Trouble par « jeu de rôle », le role playing game. Esther Newton
est l’une des grandes spécialistes des drag queens auxquels elle a consacré un livre très important :
Mother Camp : Female Impersonators in America, Chicago, University of Chicago Press, 1972,
non traduit en français.
17. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 262.
18. Ibid., p. 261.
19. Butler (entretiens avec), Humain, inhumain, op. cit. – voir notamment « Le genre comme
performance », p. 16-18. Dans cet entretien qui date de 1994, dont la tonalité générale est
d’ailleurs plutôt désinvolte, Butler minimise et atténue le rôle du drag queen comme paradigme du
« trouble dans le genre ».
20. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 262-263, « même le rire parodique dépend d’un
contexte de réception […] Il est évidemment impossible de savoir à l’avance ou exactement quelle
performance […] forcera à repenser radicalement les présuppositions psychologiques de l’identité
de genre et de la sexualité ». Preuve s’il en était besoin que nous sommes loin de l’ordre
symbolique lacanien.
21. Judith Butler, Ernesto Laclau et Slavoj Žižek, Après l’émancipation. Trois voix pour penser la
gauche, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 2017, p. 107. Notons qu’avec perspicacité
Laclau en renverse les termes encore trop superficiels selon lui et, suivant son inspiration
lacanienne, il voit dans « ce mouvement tropologique », c’est-à-dire fonctionnant sur le mode du
trope – de la figure rhétorique –, le site d’émergence du sujet (p. 108).
22. Esther Newton, née en 1940, appartient, avec Gayle Rubin, à cette génération de pionnières
qui ont su très tôt associer un militantisme lesbien et un travail anthropologique sur la question du
genre : sa thèse soutenue en 1968 à l’université de Chicago s’intitulait The Drag Queens : A Study
in Urban Anthropological. Elle a beaucoup lu Margaret Mead, notamment son Coming of Age in
Samoa (1928). Voir sur ce point Shira Tarrant, When Sex Became Gender, New York, Routledge,
2006.
23. À propos des role models qui constituent une catégorie centrale de sa réflexion, elle écrit :
« Le mot “travestissement” [drag] se réfère spécifiquement à l’apparence extérieure et visible d’un
rôle. Dans le cas d’espèce, les rôles sexuels, aux vêtements et accessoires qui désignent un être
mâle ou femelle [a human being as male or female] lorsqu’ils sont portés par le sexe opposé. En
mettant l’accent sur l’apparence extérieure du rôle, le travestissement implique que les rôles de
sexe, et par extension tous les rôles en général, ont quelque chose de superficiel qui peut être
manipulé, porté et quitté à volonté [can be manipulated, put on and off again at will] » (Esther
e
Newton, Mother Camp [1972], Chicago, University of Chicago Press, 2 éd., 1979, « Role
models » p. 109, traduction personnelle).
24. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 248, et Newton, Mother Camp, op. cit., p. 108. C’est
en fait une citation de seconde main venue de Parker Tyler, « The Garbo Image », in Michael
Conway et al., The Films of Greta Garbo, New York, Citadel Press, 1960, p. 28. Notons que
Barthes a consacré une « mythologie » très importante à Garbo, publiée en avril 1955, reprise dans
Mythologies en 1957 (in OC, t. I : 1942-1961, p. 724-725).
25. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 248, et Newton, Mother Camp, op. cit., p. 108.
26. « Garbo is generally regarded in the homosexual community as “high camp” » (Newton,
Mother Camp, op. cit., p. 108). Notons que Barthes fera référence, à la suite de Susan Sontag et
Patrick Mauriès (Second manifeste camp, Paris, Seuil, 1979), à cette catégorie du camp, à propos
des photographies pédérastiques du fameux baron von Gloeden (in OC, t. V : 1977-1980, p. 683).
27. A camp mother ou a camp Mom désigne les femmes-mères qui encadrent les enfants dans les
camps d’été aux États-Unis, mais, comme Esther Newton l’explique elle-même dans sa « Note to
the Reader », camp renvoie à ce terme de l’argot des milieux homosexuels (« word which denoted
specifically homosexual humor ») et à cette esthétique gay (Susan Sontag, Notes on « Camp »,
1964), et mother à la position de « mère » du travesti qui, par ses jeux, extrait son public de
l’univers patriarcal (« patriarcal nuclear family »), et apparaît comme une fusion de la mère et du
fils. Camp pourrait aussi être issu du français « camper », au sens de camper une attitude
(« to strike an attitude ») (David Bergman, « Introduction », in Camp Grounds : Style and
Homosexuality, Amherst, University of Massachusetts Press, 1993, p. 6).
28. Voir à son propos le film de Jeffrey Schwarz, I am Divine (2013) ; sur John Waters, Steve
Yeager, Divine Trash (1998).
29. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 52-53, « Voyez ce qui est arrivé au “trouble
féminin”, cette expression qui désigne historiquement une indisposition féminine sans nom […].
Le Trouble féminin, c’est aussi le titre du film de John Waters où Divine […] ».
30. Butler, Gender Trouble, op. cit., p. XXVIII.
31. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 53, et Gender Trouble, op. cit., p. XXIX, « Divine
notwithstanding, gender practices within gay and lesbian cultures often thematize “the natural” in
parodic contexts that bring into relief the performative construction of an original and true sex ».
32. Ibid., p. 52.
33. « Drag, like violence, is as American as apple pie » (Newton, Mother Camp, op. cit., éd. de
1979, p. 112).
34. « […] la jeunesse, pas plus que la féminité, n’est ici une essence naturelle, après la vérité de
laquelle on court éperdument » (Barthes, L’Empire des signes, in OC, t. III, p. 419-421).
35. Ibid., p. 392-393.
36. « […] même le rire parodique dépend d’un contexte et des conditions de réception qui
permettent d’entretenir les confusions subversives » (Butler, Trouble dans le genre, op. cit.,
p. 262).
37. Barthes, S/Z, in OC, t. III, p. 177 et 292-293.
38. Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1967, p. 31 et 61-62.
39. Ibid.
40. Ibid., p. 57.
41. « Les fétiches principaux de Masoch et de ses héros sont les fourrures, les chaussures, le fouet
lui-même, les casques étranges dont il aimait à affubler les femmes, les travestis de la Vénus »
(Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 30, je souligne).
42. Ibid., p. 109.
43. Deleuze, de son côté, met en évidence le génie sémiologique de Sacher-Masoch (ibid., p. 16).
44. « Erté ou À la lettre » [1971], in OC, t. III, p. 922-944. Erté (1892-1990), dessinateur,
décorateur, sculpteur, travaillant comme Andy Warhol pour le magazine Harper’s Bazaar, pour
Vogue, pour les grands couturiers comme pour le théâtre ou le cinéma ; il conçoit, à partir de 1927,
un alphabet dont les lettres sont constituées par des corps féminins.
45. Barthes, L’Empire des signes, in OC, t. III, p. 393.
46. « La Féminité est donnée à lire, non à voir : translation, non transgression » (ibid.).
47. Ibid., p. 387.
48. Tandis que par opposition le lien qui ficèle le paquet est associé à la pratique perverse du
bondage que les Japonais affectionnent sous le nom de kinbaku.
49. Ibid., p. 419. Voir Stéphane Mallarmé, in « Œuvres inachevées », Œuvres complètes, t. I,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 506.
50. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 262-263.
51. Ce texte (1886), qui est une préface au livret de Paul Margueritte Pierrot assassin de sa
femme, est repris dans Divagations (Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 178-179).
os
52. Le texte de Derrida, « La double séance », paraît dans Tel Quel (n 41 et 42) en 1970 et est
repris dans La Dissémination (1972). On peut rapprocher de la notion de « translation »
barthésienne celle d’allusion de Derrida (La Dissémination, Paris, Seuil, coll. « Points Essais »,
1993, p. 242-254).
53. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 239.
54. Ibid., p. 248-249.
55. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 60.
56. Ibid., p. 42.
57. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 35-39.
58. Barthes, L’Empire des signes, in OC, t. III, p. 392-393.
59. « [Le travesti oriental] ne s’empoisse pas dans son modèle, il se détache de son signifié »
(ibid., p. 393).
60. Ibid., p. 421.
61. Ibid.
62. Ibid.
63. Au moment de L’Empire des signes, les premiers films de John Waters avec Divine sont déjà
connus (Mondo Trasho, 1969, Multiple Maniacs, 1970), mais son œuvre apparaît surtout entre les
années 1972 et la fin des années 1990. Il y a eu une artiste contemporaine, Lily Van der Stokker,
pour imaginer en mars 2016 un dialogue entre Barthes et John Waters dans une galerie anglaise
(Focal Point Gallery).
64. Barthes, L’Empire des signes, in OC, t. III, p. 419.
65. Dans S/Z, où il est question de travesti, Barthes explique la vulgarité du travesti occidental par
le fait que celui-ci perçoit dans « la féminité une essence et non une valeur » (S/Z, in OC, t. III,
p. 166).
66. Ibid.
67. Il faudrait alors sur ce point suivre la critique qu’Ernesto Laclau apporte au « parodique »
butlérien, en lui reprochant d’être essentiellement ludique (Butler, Laclau et Žižek, Après
l’émancipation, op. cit., p. 108).
68. Barthes, L’Empire des signes, in OC, t. III, p. 419-420.
69. Les descriptions de deux visages sont extrêmement proches, et toutes deux orientées sur le
« masque », le vide, l’écriture… (respectivement OC, t. I, p. 724, et OC, t. III, p. 418-419).
70. Barthes, « Le visage de Garbo », in OC, t. I, p. 724.
71. Warhol est présent dans l’œuvre de Barthes au travers des photographies d’Avedon (« Tels »,
1977) ou celles de Duane Michals dans La Chambre claire (1980). Les Self-Portrait in Drag sont
de 1981. Voir aussi les réflexions de Barthes sur le pop art (« Cette vieille chose, l’art… », 1980).
72. Barthes, « Digressions » [1971], in OC, t. III, p. 1000.
73. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 31.
74. Ibid., p. 87.
75. Ibid., p. 90.
76. Ibid., p. 109. Je souligne.
77. Barthes, « Digressions », in OC, t. III, p. 1000. Sur le coming out, voir la première partie,
chapitre premier, ici.
CHAPITRE DEUX

Les inventions de Divine

LA FEMME ET LE PHALLUS

Il faut repartir du rire butlérien, ce rire qui éclate parce qu’on réaliserait,
au travers du travesti, que l’original est lui-même une imitation. Pour Lacan,
il y a deux expériences possibles du masque. Celui que l’on ôte en dévoilant
un visage et qui, en effet, provoque le rire : le rire exprime la jubilation de
voir la demande du sujet satisfaite. Mais que se passe-t-il si, comme dans
l’hypothèse que propose Butler, le masque fait apparaître un autre masque ?
On rit peut-être, mais d’un tout autre rire, voire on ne rit plus, et, selon Lacan,
1
on « se montre même particulièrement anxieux ». Le sujet fait l’expérience
d’un message qui ne vient plus d’autrui face à qui on est, mais qui émane de
2
l’Autre qui a pris la place du partenaire . Le travesti, dans cette
configuration-là, est celui qui réactive une expérience fondamentale :
l’identification originaire au genre, ce labyrinthe de miroirs au cours duquel
le sujet féminin adopte – ou pas – la position féminine.
Ce qu’il y a de commun entre le devenir-femme du travesti et le devenir-
femme de la femme, c’est l’expérience symétrique de ce que Lacan appelle la
mascarade. Et c’est pourquoi le travesti est celui par qui, selon Lacan, le
masculin et le féminin « se rencontrent de la façon la plus aiguë, la plus
3
brûlante », cela par la médiation des masques.
4
La notion lacanienne de mascarade, largement commentée par Butler , est
d’autant plus importante qu’elle est originairement le fruit d’un autre transfert
culturel entre le monde anglo-saxon et la France, puisqu’elle provient de la
5
psychanalyste britannique Joan Riviere sous le terme de masquerade . Lacan,
à la suite de Freud, a énoncé la difficulté chez l’enfant de sexe féminin à
symboliser son propre sexe qui ne fournit qu’une absence, qu’un vide, voire
6
qu’un « trou », par opposition à la prévalence évidente de la forme (Gestalt)
phallique pour le garçon. Et c’est cette dissymétrie du matériau symbolique
entre les deux sexes qui conduit l’enfant de sexe féminin à opérer dans un
premier temps un détour complexe d’identification au phallus. L’enfant
féminin doit prendre pour base de son identification l’image de l’autre sexe,
elle doit se présenter à la mère en position masculine, avant, dans une
seconde phase, au travers de l’Œdipe, d’y renoncer pour accepter la position
7
féminine . La place occupée par le sujet féminin est produite par une
dialectique phallocentrique puisque originairement l’enfant porté par le désir
8
du désir maternel s’identifie à l’objet imaginaire de ce désir, le phallus .
On voit bien pourquoi, tout en associant la parodie du travesti à
l’identification de genre, Butler ne va pas beaucoup plus loin dans l’équation
freudo-lacanienne, sans doute très consciente de la menace phallocentrique
qu’elle porte. Pourtant Butler, comme on le verra un peu plus loin, n’a pas
manqué d’explorer la question phallique de près pour lui concevoir un rival :
le phallus lesbien. D’ailleurs, la menace du phallocentrisme n’est pas fatale. Il
faut rappeler ici le point de vue de Gayle Rubin dans ce texte majeur dont il a
déjà été question, « The Traffic in Women » (1975), selon lequel le schéma
freudo-lacanien doit être retenu comme une clef théorique indispensable pour
penser le genre. Ce schéma met en évidence l’essentiel : la plasticité
symbolique du phallus dans cette phase pré-œdipienne, qui le dé-naturalise
radicalement, et offre une condition épistémologique nécessaire pour
concevoir le concept de genre et l’ouvrir à tous les possibles, toutes les
ambivalences qu’interdit précisément une vision naturaliste des sexes. Si le
phallus relève du symbolique, on peut dissocier le phallocentrisme de
l’androcentrisme qui est la vraie menace. Le gain théorique du scénario pré-
œdipien de Freud et Lacan concerne aussi le monde lesbien, auquel Rubin
appartient. Le schéma montre en effet par cette plasticité phallique comment
la petite fille peut s’approprier le symbole phallique pour l’offrir à la mère,
mais comment, en devant y renoncer (comme le petit Œdipe), la petite fille
renonce également à établir un rapport de désir à la femme : de ce fait, le
« tabou de l’inceste » dont elle est « victime » l’amène, contrairement au
garçon, à « renoncer à toutes les femmes [for the girl, it’s a taboo on all
9
women] ». Si le renoncement à la mère est pour le garçon la porte d’entrée à
l’hétérosexualité et la possession virtuelle de toutes les autres femmes, le
même renoncement conduit la petite fille à un tabou redoublé sur le genre
féminin. La question lesbienne est totalement relancée. Gayle Rubin ouvre à
une conception du genre bien différente de celle de Butler : pour elle, la
centralité du phallus chez Freud et Lacan ne doit pas faire l’objet d’un rejet ;
bien au contraire, la psychanalyse, écrit-elle quinze ans avant la parution de
Trouble dans le genre, est « une théorie du genre [psychoanalysis is a theory
10
of gender] ».
Lacan, en avouant le caractère masculin de sa lecture qui donne le « point
de vue de l’homme » comme régissant l’équation qui commande le lien du
11
sujet féminin à la fonction phallique , invite pourtant à concevoir d’autres
possibles à un schéma où, d’ailleurs, la désignation du sexe féminin comme
« trou » privé de Gestalt par opposition au pénis devient problématique,
comme on le verra par exemple avec Luce Irigaray et son fameux
12
Speculum .

LA FEMME ET LE TRAVESTI

Si donc la toute petite fille est ce sujet dont le premier stade est celui
d’une identification à l’autre sexe, on dira que l’hystérique est précisément
celle qui n’a pas (ou pas complètement) renoncé à cette première
identification phallique et n’a pas accepté la position féminine que l’Œdipe a
dévoilée comme son destin. Alors, la mascarade – qui est un de ses
comportements les plus typiques – affiche cette non-renonciation, où le
phallus est l’un des insignes de son anatomie imaginaire : il est cet instrument
pour appréhender cette définition d’elle-même qui lui échappe. La mascarade
est ce simulacre de phallus dont elle fait parade, rejetant paradoxalement par
13
là une part essentielle de sa féminité , et faisant du coup de la féminité un
genre complexe, la complexité même du genre. Lacan ne va-t-il pas jusqu’à
définir la position féminine comme « métaphysique » du fait précisément du
détour que l’identification au phallus impose à la réalisation subjective de la
14
femme ?
Si l’on peut rire face au drag queen, ce n’est pas parce que l’imitation est
sans original, mais parce que le travesti est celui qui réveille et qui agite un
phallus imaginaire caché sous la robe de la femme à qui il l’a empruntée. Et
cela dans une dissonance sans résolution. Ce qui fait rire de manière
grinçante, c’est la comédie de l’homme hystérisé – le travesti – imitant la
femme hystérique : c’est son hystérie mettant en abyme celle supposée du
sujet féminin en s’offrant comme son miroir. Dans ce scénario, le travesti ne
met pas en jeu une simple caricature de l’apparence féminine nous
émancipant par le rire des normes de genre. Ce que le travesti met en jeu,
c’est le phallus tel qu’il manque à la femme et auquel elle s’identifie
hystériquement par la mascarade, se faisant par là même phallus. Son art,
honni par Barthes, exagère, hyperbolise les signes morphologiques sexuels
secondaires féminins (seins énormes, perruques froufroutantes, talons
aiguilles…), qui sont autant de manières de refléter l’érection masculine,
d’être son miroir, authentifiant la formule de Lacan : girl = phallus, équation
15
de la beauté érigée . Ainsi, le travesti aspire à devenir femme, non parce
16
qu’il aurait renoncé à son pénis, mais pour être le phallus féminin .
Le rire que le travesti provoque est un rire grinçant parce que le travesti
s’affiche comme celui qui prétend connaître ce secret féminin, et dévoile son
manque originel ainsi que les simulacres par lesquels la femme le compense.
Rire grinçant en effet puisque ce que le travesti dérègle, par ce phallus qu’on
soupçonne sous la robe et qui désigne une érection fantomatique, c’est la
beauté. C’est pourquoi, d’ailleurs, le travesti est une figure extrêmement
controversée dans l’espace féministe lui-même. On pourrait résumer
provisoirement cette figure par la formule de l’écrivain néobaroque Severo
Sarduy, contemporain de Lacan et ami de Roland Barthes, que nous
modifierons un peu : le travesti est une femme qui bande, « c’est elle que le
travesti imite », mais il ajoute alors, « et seulement pour symboliser que
17
l’érection est une apparence ».
C’est pourquoi, à côté du rire grinçant, il y a le rire pervers, où là, moins
encore que dans le scénario précédent, le travesti ne peut être assimilé à cet
artefact social que Butler présente dans Trouble dans le genre. Le rire
pervers, c’est celui de Genet. Ce que Genet dévoile avec Divine, c’est que,
dans ce scénario, le désir du travesti est profondément intriqué, et s’il
maintient ou agite la présence de la forme phallique sous la robe féminine,
c’est que sa propre existence est en jeu : être une femme et bander. Position
tout aussi métaphysique que celle que Lacan prête à la femme. Dès lors que
l’on pose que la position féminine est elle-même une mascarade, la
simulation qu’en propose le travesti est bien un simulacre de simulacre : sa
robe est le voile qui rend manifeste un phallus latent. Le semblant ici suppose
davantage qu’un simple déguisement, il y faut la peinture d’un voile qui
interpelle le sujet du désir : « c’est-à-dire de quelque chose au-delà de quoi
18
[le sujet humain] demande à voir » : la robe du travesti est ce qui appelle à
un dévoilement. Tel est le travesti qui nous intéresse désormais avec Genet.

DIVINE

Genet est l’inventeur d’un nom iconique : Divine, ce nom que partage
aussi Garbo « la Divine » et, avant elle, l’immense star chinoise Ruan
Lingyu, suicidée à vingt-cinq ans, icône du grand film muet La Divine (1934)
de Wu Yonggang, que Genet a peut-être vu. Que nous dit de plus ce roman,
19
Notre-Dame-des-Fleurs, écrit entre 1942 et 1943 où la France vit une
séquence tout à fait inouïe de son histoire – période dont on dira que la Loi y
est suspendue dans un Neutre abyssal ? Que nous dit ce personnage de
Divine, jeune garçon monté de province à Paris, et qui entame dans le
quartier de Pigalle une carrière de travesti et de prostitué ?
Si Butler et Barthes introduisent le travesti, c’est sous la forme d’un
personnage conceptuel qui a un rôle instrumental et déconstructeur. Genet,
lui, invente une créature. Avec Divine, le travesti cesse d’être une icône
muette, un objet esthétique ou un objet d’études. Divine rit, fait l’amour, et
parle à la première personne. Il n’est pas saisi dans l’isolement d’une
photographie, mais s’inscrit dans un monde extraordinairement cohérent qui
est celui des Macs (Mignon, Notre-Dame, Seck Gorgui…) et des Filles-
Tantes (Mimosa I, Mimosa II, Mimosa III, IV…, Angela, Castagnette…). Le
monde prodigieux qu’invente Genet n’est pourtant pas sans généalogie, et
donc sans une forme de vérité transmise. Il prend aussi sens au travers de
20
Baudelaire, Rimbaud ou Proust. La « race des tantes » proustiennes et des
hommes-femmes, des femmes-hommes-fleurs, la Vierge folle (Crazy Virgin)
de Rimbaud, sont autant de préalables à la création de Divine. Mais
l’essentiel part de Baudelaire et du procès qu’il instruit contre la femme.
Baudelaire n’est pas seulement celui qui conçoit la femme comme créature
21
« naturelle » et donc « abominable » . En établissant que la femme et la robe
sont une « totalité indivisible », il confère à la robe le pouvoir de la
représenter tout entière, de se substituer à elle, et, dans son « éloge du
maquillage », il invente cette « beauté moderne » qui, comme antinature, est
22
l’acte de naissance du travesti contemporain .
L’entreprise de Barthes et de Butler à propos du travesti est de faire
oublier la femme. Il faut l’oublier, car elle n’existe pas, et parce que le
travesti est la preuve de sa non-existence : la fonction esthétique, idéologique,
politique, du travesti est de la renvoyer au simple statut de construction
sociale, de mythologie, de spectre historique. Elle n’est qu’un stéréotype
social éphémère, et l’on comprend même, dans un renversement
supplémentaire, que son être matériel, charnel a en fait pour modèle le
23
travesti : « All gender is like drag, or is drag . » C’est lui qui est en réalité le
modèle du modèle, le modèle de la femme.
Or, Divine nous dit quelque chose de plus troublant, car le travesti de
Genet ne cesse de convoquer la femme, de l’interpeller, de la susciter comme
rivale. Et cela pour une raison essentielle : contrairement au drag queen de
Butler ou au travesti oriental de Barthes, qui échappent au rapport sexuel,
Divine, lui, fait l’amour avec des hommes. Il ne se contente pas de contester
la femme dans le royaume des images, il rencontre la question de la sexuation
et fait donc l’épreuve permanente d’une rivalité, où il confirme, en
l’accentuant encore, la place essentielle du phallus pour l’effigie travestie,
que nous avons déjà repérée avec Lacan : celle donc du trouble absolu. La
Divine de Genet ne peut donc pas correspondre au portrait du travesti que
dresse la lecture inoffensive des gender selon lesquels le travesti serait une
figure d’harmonie, un nouveau modèle d’altérité sexuelle, substituant à l’être
24
unisexué un individu « héritier du mythe de l’androgyne ». Le trouble dans
le genre, c’est aussi la guerre des genres.

LE TRAVESTI COMME SIMULATION

Ce que Genet fait tout d’abord exploser par anticipation, c’est une notion
constitutive du discours des gender, celle des « stéréotypes de genre » qui
relèveraient des constructions sociales et qu’il faut déconstruire. Les
stéréotypes de la féminité dont le travesti s’empare avec avidité et qu’il fait
siens sont au contraire extrêmement précieux. Au-delà de l’hystérisation des
accessoires féminins par Divine et de ses amies (l’éventail, les faux cils,
l’auriculaire dressé, le patchouli, les falbalas, le manchon, le mouchoir à
dentelles…), il y a dans Notre-Dame-des-Fleurs, avec le transvestisme, une
extraordinaire machine baroque qui nous mène au-delà de la contestation
bien-pensante des stéréotypes.
Sur quoi repose cette machine ? D’abord sur cette hypothèse
profondément moderne que le sens commun ne peut pas être contesté à partir
d’une position critique car celle-ci est encore dans la logique du sens, or le
sens est stéréotype, le sens est toujours sens commun, il est sans au-delà, et la
25
position critique ne peut de ce fait qu’échouer . Par rapport au sens commun
– à ce que les Modernes ont appelé la doxa et les gender les normes –,
la machine baroque de Genet n’envisage la confrontation que par un
surenchérissement sur le stéréotype. Ce surenchérissement destructeur
s’appelle : simulacre ou simulation. Le simulacre n’est en aucun cas
contestation du sens commun au nom d’une vérité, mais une forme de
sublimation des stéréotypes qui, en effet, deviennent, par cette transmutation,
sublimes. Dans ce mouvement même, ils sont à la fois détruits et suscités
comme purs semblants. Le semblant, contrairement à ce que présuppose la
critique traditionnelle de l’idéologie, apparaît alors comme un lieu de vérité.
En cela, Genet est un moderne, puisqu’il déplace la question de la vérité du
monde des idées dans le monde des signes.
Genet est un baroque qui a fait migrer les choses et les objets, de l’espace
e e
ultra-aristocratique des XVII et XVIII siècles européens, vers le monde
démocratisé du kitsch, du rococo et du simili. Il est baroque et moderne par la
promotion dans toute son œuvre du simulacre comme catégorie positive,
comme instrument sans égal d’une dénaturalisation radicale du monde
humain. Ainsi, par la convocation effrénée du simulacre, dont Divine est le
totem, tous les poncifs féminins se convertissent en autant de fétiches dont
l’érotisation, dont l’homogénéité fantasmatique, font du corps travesti le lieu
d’un dérèglement radical des références naturelles du sexe mais aussi celui du
dévoilement de la vérité du désir tout entier soumis désormais à la
souveraineté sans partage du Phallus, sur le rôle ambigu duquel nous allons
revenir.
Le dérèglement du sens commun par une promotion systématique du
simulacre associe ainsi Genet à l’entreprise des Modernes qui se développe
après lui. Gilles Deleuze propose, dès Logique du sens, une lecture décisive
du simulacre en l’associant à l’entreprise structurale. Le structuralisme, qu’on
peut déjà appeler postmoderne, apparaît comme le discours le mieux armé
pour penser la nature du simulacre du fait de l’autonomie extrême qu’il a
donnée au signe. La structure est le lieu révélateur de son émergence et de sa
fonction. Hypothèse déjà mise au jour par Barthes : « La structure est en fait
26
un simulacre d’objet . » C’est cette lecture, si étrangère à sa version
positiviste, qui fait de la structure la voie royale de la perversion. Le
simulacre a quitté l’espace trivial de l’illusion pour se déployer dans celui des
27
signes , et par là trouve dans la structure la forme parfaite qui peut en
dévoiler la fonction perverse, forme à ce point parfaite que, selon Deleuze,
28
elle « n’a pas besoin de l’être pour être dite perverse ».
Comme déconstruction, le simulacre est ce qui contredit tout projet de
29
classement, de triage, de séparation des identités, de division en genres . Et,
pour cela, il faut que le simulacre soit distingué de l’imitation, comme nous
l’a appris le travesti barthésien qui « ne copie pas la femme ». Deleuze établit
30
dans Logique du sens ce qui oppose le simulacre à la copie : le simulacre
n’est pas une mauvaise copie, c’est une similitude qui s’écarte de l’aspiration
à la ressemblance, en se nourrissant de dissimilitude. Alors que la copie a le
31
Même pour modèle, le simulacre a pour modèle le modèle de « l’Autre ».
Avec le simulacre, la similitude est paradoxalement le produit d’une
32
différence, d’une « disparité de fond », où la similitude du simulacre
33
construit la « différence intériorisée », ou encore – ce qui irait si bien à
34
Divine – « la seule ressemblance du dépareillé ». Significativement
d’ailleurs, dans ce chapitre où il n’est pas question de la chose sexuelle,
Deleuze donne comme seul exemple de simulacre un épisode tiré de Lucrèce
où « la femme que nous croyions tenir dans nos bras apparaît tout à coup
35
transformée en homme ». Sans doute est-ce là que se situe le simulacre
fondamental, celui qui est à la racine de toutes les aventures humaines des
apparences : le sexe. C’est là que le simulacre deleuzien rejoint la Divine de
Genet car, pour nous qui voyons dans le travesti l’exemple même du
simulacre, où imitation et défiguration sont conjointes, on dira que l’Autre
que le travesti introduit dans son imitation de la femme, et qui altère ainsi la
copie, c’est le Phallus. Tel est « l’objet » par lequel, en effet, le travesti n’est
pas une copie de la femme mais en est la simulation.
La clef de l’hystérisation des formes générée par la simulation du travesti,
en surenchère sur l’hystérie féminine, tient ainsi à ce phallus dissimulé autant
que mis en valeur sous la robe du travesti. Telle est aussi sa jouissance. Ce
que vise alors le travesti, c’est une simulation que le spectacle comique ou
sublime d’une forme de transe rend visible. Sans doute alors, le travesti tout
entier à cette jouissance doit nous amener à mieux comprendre en quoi
l’hypothèse d’un manque phallique chez la femme est plus ambivalente que
sa formulation apparemment sexiste peut le faire croire, et qu’elle ne doit pas
nous amener à réintroduire la différence sexuelle sous une forme normative.
Car ce spectacle que la simulation du féminin met en scène, c’est celui –
universel – du phallus comme étant lui-même simulacre.

LE BAROQUE

Avec la catégorie de baroque – dont nous n’usons pas ici dans l’acception
36
limitée de l’histoire de l’art –, nous voulons saisir l’expérience moderne de
déconstruction des identités sexuées à partir d’une référence commune à
Genet et Lacan, et précisément autour de cette figure du phallus si
prépondérante chez eux mais dans une oblicité si singulière qu’elle nous
prémunit du sens commun qui est pourtant leur matériau, celui du roman,
celui de la clinique psychanalytique.
Deux œuvres baroques présentes dans l’enseignement de Lacan peuvent
nous aider à comprendre la figure du travesti chez Genet, et à penser, en
marge de Butler, Barthes et Deleuze, ce que le travesti met au jour d’essentiel
du lien de la vérité et du semblant dans les représentations humaines de la
sexuation. Ces deux œuvres baroques sont pour la première la sculpture du
Bernin L’Extase de sainte Thérèse (1652), et pour la seconde un tableau de la
Renaissance, Les Ambassadeurs (1533) d’Holbein, au premier plan duquel
figure une anamorphose célèbre.
C’est dans son séminaire – « Encore » (1972-1973) – que Lacan, à partir
du Bernin, définit, par différence avec la jouissance phallique, la jouissance
féminine dont cette œuvre est, à ses yeux, la mise au jour, comme
37
« jouissance au-delà du phallus » : jouissance, dit-il, dont on ne sait rien, si
ce n’est, par l’expérience de la transverbération dont le corps de la sainte est
l’objet, que cette jouissance féminine se dévoile comme le support d’une des
38
faces de Dieu … La jouissance féminine est fascinante parce que, si elle a
lieu, c’est que la femme fait l’amour avec un dieu : tel est, pourrait-on dire, le
mythe lacanien de la jouissance féminine. Mythe sur lequel, notons-le, Luce
Irigaray ironise dans ce livre si important, Speculum. De l’autre femme
(1974), puisqu’il y apparaît alors que la femme, exclue de « toute science
singulière », aura donc eu comme destin sexuel celui de perpétuer l’existence
39
de Dieu comme enjeu d’une omniscience psychanalytique …
Pour Lacan, en tout cas, ce scénario baroque de la jouissance féminine
tient à un conflit symbolique majeur propre à la femme, où sa position
humiliante d’objet – position, selon lui, insurmontable et inacceptable –
conduit, pour que la situation lui soit fantasmatiquement tolérable, à ce qu’à
40
la relation duelle homme/femme s’ajoute un tiers : « Il faut qu’un dieu
41
soit là . » Tel est l’alibi de la jouissance féminine : la présence d’un Autre
dont elle jouit, d’un dieu avec qui elle fait l’amour, comme font, dans le
mythe d’Amphitryon, Alcmène et Jupiter. Présence d’un Autre qui,
réciproquement, donne à cette jouissance, aux yeux de l’homme, un statut
d’impénétrable, de mystère hermétique. Alibi et mystère qui expliquent
pourquoi l’homme est hanté par l’idée que cette jouissance, précisément,
quand c’est lui qui croit y prendre part, ne soit que simulée. L’Autre ainsi qui
transparaît dans la jouissance féminine parle autant à la femme qu’à l’homme
et leur raconte à chacun un scénario qu’ils veulent entendre.
C’est cette jouissance-là – la jouissance divine – que l’homme travesti,
Divine, simule : Divine dont le nom trouve alors toute sa signification.
Simule pour quoi ? Pour attirer d’autres hommes, dont il désire être l’objet,
l’objet sexuel. Divine sait que la jouissance féminine – cette jouissance dont
la nature se dérobe à celui qui croit la procurer – est, du fait de cette
dérobade, le lieu pour l’homme d’une recherche interminable. Et ce savoir lui
permet d’en promettre, au client, le dévoilement. On verra avec Genet ce qui
justifie cette prétention chez Divine à la possession du secret qui fait du
travesti une femme « plus femme que les femmes », comme le dit si bien
42
Butler (« the queen will out-woman women »). Ainsi, le travesti ne connaît
pas seulement le secret de l’hystérique, il possède un autre secret féminin,
celui que dissimule sa jouissance. C’est, au travers du travesti, la quête
labyrinthique par l’homme de cette vérité dérobée de la jouissance féminine
qui introduit un lien entre jouissance et vérité, mais aussi entre jouissance et
mensonge, entre jouissance et impossible, entre jouissance et simulacre :
Vérité qui ne peut alors s’offrir que sous la forme d’un semblant, et qui
désormais se détermine essentiellement comme rapport infini à l’illusion.
Divine est vraiment Divine.
43
La seconde œuvre baroque est un tableau, Les Ambassadeurs d’Holbein ,
qui représente deux diplomates français – Jean de Dinteville et Georges de
Selve – sur fond d’un décor allégorique qui réunit les symboles du savoir. Au
tout premier plan, pourtant, se tient un objet en oblique qui n’est pas
identifiable si l’on reste de face par rapport à l’image. Il faut quitter le point
de perception naturel, se déplacer vers la droite, pour découvrir que ce qu’on
identifiait comme informe représente en réalité une tête de mort, allégorie de
la vanité, Memento mori, « souviens-toi que tu vas mourir », qui est la devise
familiale de Jean de Dinteville.
44
Avec l’anamorphose, il y a ce que Lacan appelle un « usage inversé » de
la perspective classique. Cette dernière illustre l’effort du sujet humain pour
maîtriser le vide de l’espace, le serrer de près. Et le peintre classique se voue
à fixer ce vide sous la forme de l’apparence rassurante d’une plénitude
spatiale. L’usage inversé de la perspective par l’anamorphose opère donc un
retournement complet de cette maîtrise et de cette forclusion illusoire du vide
par l’introduction d’une disharmonie qui dérange les lois de l’imitation qu’on
appelle la mimêsis. Quelque chose d’inquiétant opère, et dont l’équivalent
peut s’observer avec l’expérience du miroir : lorsque le miroir cesse d’être un
espace où l’image reflétée est retrouvée en toute quiétude, pour apparaître
comme une limite qui interdit d’avoir accès à la chose reflétée du fait de son
45
inaccessibilité, suscitant alors l’angoisse .
Quelle est l’interprétation proposée par Lacan de cet objet énigmatique –
piège à regard – au premier plan du tableau d’Holbein ? Quel est-il, cet objet
46
étrange, tête de mort, « os de seiche » suspendu ? Lacan nous dit que
47
l’anamorphose évoque « l’effet d’une érection », précisément « quelque
chose de symbolique de la fonction du manque – de l’apparition du fantôme
48
phallique ». On dira alors que, si le travesti, si Divine, dans sa transe
hystérique, simule l’image de la jouissance féminine en en révélant le secret,
si cette image est d’autant plus prégnante qu’elle s’offre comme un
simulacre, comme une copie altérée par la présence d’autre chose : cette
difformité au premier plan du corps travesti, c’est un phallus dont, pour en
identifier la forme, il faut, comme pour l’anamorphose, se déplacer.
« La femme qui bande », que le travesti – Divine – simule, symbolise alors,
comme l’objet énigmatique d’Holbein, que, dans un certain degré
d’oscillation de l’image, de déplacement du corps masculin, déplacement du
regard, ce fantôme phallique se révèle alors pour ce qu’il est : tête de mort. Et
que l’érection est fallacieuse. Ainsi, le travesti n’est pas seulement l’acteur
d’une simulation où le phallus vient en quelque sorte animer l’apparence
féminine de ce qui prétendument lui manque : ce phallus dont elle n’est elle-
même qu’une effigie. Il y a plus. Comme dans la plupart des grands mythes
où le féminin est un dispositif d’attraction extrême et mortel pour l’homme –
49
par exemple celui des Sirènes –, cette animation phallique porte en elle son
contraire, l’inanimé : l’inanimé de ce phallus fantomatique, anamorphose qui
dévoile une tête de mort, et qui fait donc de la mort le secret bien gardé de la
jouissance féminine.
Si, avec le travesti, il y a bien simulation et non une simple copie, c’est
que le travesti, comme dans les processus mimétiques animaux, simule dans
le but d’attirer, de capturer un type de désir masculin qu’il/elle veut soumettre
50
dans une « finalité sexuelle » et auquel il/elle feint de se soumettre. Avec
cependant cette différence entre le leurre animal et le trompe-l’œil humain,
que le trompe-regard du travesti ne présente pas à l’homme une imitation –
ou pas seulement – mais la peinture d’un voile parfait : la robe, « c’est-à-
51
dire, comme on l’a vu, quelque chose au-delà de quoi il demande à voir ».
Ainsi, le travesti ne prétend pas donner à l’homme un équivalent illusoire de
l’objet (la femme), ce qu’il propose en réalité est autre chose que ce qu’il
52
montre . Ce qu’il offre c’est une anamorphose, le fantôme phallique de la
jouissance féminine, à savoir la mort. C’est pourquoi Lacan préfère la
53
formule du « dompte-regard » dont la fonction est à la fois de fascination et
d’hallucination, fonction bien propre à l’apparition du Phallus dans cette
54
dimension du visible que Lacan appelle ailleurs « miraginaire ».
En opposant le dispositif de L’Empire des signes qui place le travesti dans
le jeu des images et celui de Judith Butler dans Trouble dans le genre qui fuit
l’image, on avait proposé l’hypothèse que le trouble dans le genre ne
s’opérait que dans un seul lieu, l’espace du visible : là où l’ordre symbolique
peut être l’objet de retournements inattendus et troublants, par les jeux
d’illusions, de doublures, dont la topologie nous conduit au vertige. Si les
Modernes ont tant emprunté au régime esthétique, ignoré par le discours des
gender, c’est parce qu’il s’oppose au régime du discours ordinaire au sens de
la philosophie analytique, régime du discours ordinaire où la référentialité du
55
monde est ce qui lui assure sa légitimité comme discours . Dans le régime
esthétique, nous entrons dans un espace où cette référentialité est comme
suspendue, incertaine, voire abolie : ce n’est plus la référence qui fait la
56
référentialité . Ce régime esthétique devient alors indispensable si nous
admettons qu’il ne peut y avoir de trouble dans le genre fécond, durable et
observable qu’à l’intérieur d’un espace où la référentialité est l’objet de
bouleversements, de translations, de corruptions, d’inversions. L’espace
baroque, constitué par Lacan et par Genet, est cette configuration propre à
défaire les coordonnées naturelles de l’espace que les grands discours
normatifs imposent pour maintenir ensemble le plein du monde et les
57
classements de genre, d’espèce, de sexe considérés comme spécifiés . Lacan
définit ces discours comme organisés autour du refoulement (art), de
l’évitement (religion) ou de la forclusion (sciences) du lien fondamental entre
58
jouissance et vérité . Le baroque se définit alors comme cet effort pour
59
restaurer le sens véritable de ce lien . Ainsi le baroque est ce qui oriente le
regard vers un point de fuite où celui-ci est pris et manœuvré dans le champ
60
de vision , et il nous ouvre à une expérience inédite.
Y a-t-il un autre chemin que le baroque pour déplacer de manière radicale
la référentialité normative en matière de genre ? À l’évidence, oui. La surface
de la photographie – dont Barthes, après le travesti oriental et la Zambinella,
aura à s’occuper avec le corps de sa mère – n’est pas l’espace baroque. Et le
baroque de Deleuze, pas encore présent dans le Sacher-Masoch, est d’une
autre nature. Barthes nous conduit à un type de représentation non normatif
des genres qui n’a pas besoin de la puissance d’illusion et de fausseté du
phallus pour s’exposer au regard. Bien au contraire. Même sous la forme
d’un fantôme, d’une tête de mort, cette prévalence de la Gestalt phallique est
pour lui un obstacle au Neutre ; c’est-à-dire obstacle à une véritable
déstabilisation des genres. Peut-être faudrait-il alors prolonger l’exploration
d’une topologie baroque des sexes en suivant les réflexions importantes de
Luce Irigaray, l’une de ces « féministes françaises » que Butler s’emploie à
réfuter dans Trouble dans le genre, sur une autre anamorphose : celle du
speculum, ce miroir concave où se réfléchit le sexe féminin, où le dedans se
peint à la surface creuse d’un dedans qui se retourne en dehors, à la face
61
courbe d’un miroir : le speculum de l’autre femme. Autre Gestalt.
Une autre topologie du réel est donc à explorer.

TRAVESTI ET HÉTÉROSEXUALITÉ

C’est seulement maintenant que l’on peut comprendre en quoi le travesti


pose problème. Si un homme prend l’apparence d’une femme, s’il la simule
jusqu’à devenir plus femme que la femme, c’est que le travesti s’adresse
d’abord au désir hétérosexuel masculin.
Dans le chapitre intitulé « Le genre brûle [Gender is burning] » d’un de
ses livres les plus importants, Ces corps qui comptent, paru peu après Trouble
62
dans le genre , Butler pose cette question, d’abord avec maladresse au
travers du personnage interprété par Jack Lemmon dans Certains l’aiment
chaud (Some Like It Hot), qui est une comédie sans aucune ambiguïté, et qui
ne contient nullement « l’excès homosexuel de toute performance travestie
63
[the homosexual excess of any given drag performance] ». Mais elle vise
juste en situant certaines de ces performances de drag comme relevant du
64
« divertissement hétérosexuel haut de gamme [high het entertainment] ». Si
la norme hétérosexuelle, présentée partout par elle comme univoque et
stéréotypée, est capable de s’ouvrir au désir pour le travesti, tout devient donc
plus compliqué. À la suite d’Esther Newton, le discours LGBT a tenté, selon
un réflexe de classification qui lui est coutumier, de cataloguer les différents
drag : on oppose ainsi le glamorous drag queen au unconventional drag
queen, et à ce titre la Divine de John Waters peut échapper à
l’hétéronormativité en étant classée comme campy drag, c’est-à-dire jouant
65
sur le mélange de la culture du low class taste et celle du dandy . Mais le
classement ne résout en rien la question que pose aux gender l’attraction que
le sujet hétérosexuel peut éprouver pour l’icône travestie. Les gender seraient
pourtant en mesure de la traiter puisque le concept de genre éclaterait sous
l’effet des corrélations entre identités, rôles et actes érotiques. Mais cela
supposerait de conférer au sujet hétérosexuel cette capacité à troubler son
propre genre et cela à partir de son désir et de ses actes propres, et donc
d’admettre que l’hétérosexualité n’est pas comme telle porteuse de
normativité.
La grande violence de Michel Foucault à l’encontre de Genet confirme le
problème lorsqu’il caractérisait l’œuvre de Genet comme étant récupérée par
le spectacle bourgeois, et dégradée au niveau d’un « strip-tease de beau
66
garçon » applaudi « par des jeunes couples parisiens », c’est-à-dire comme
une œuvre pour hétérosexuels, au point qu’aux prétentions transgressives
qu’on a prêtées à Genet, il répondit de manière assez méprisante par un éclat
67
de rire . Et Barthes, dans le seul texte consacré à Genet, aura le même
diagnostic, celui d’une acclimatation fatale de l’œuvre de Genet par le théâtre
68
de boulevard . Il faut comprendre alors le sens de cette phrase de Sartre :
69
« C’est parmi les pédérastes qu’on trouve les pires ennemis de Genet »,
constat confirmé par le fait que, dans cette génération, les seules véritables
lectures de Genet viennent de lecteurs hétérosexuels, Sartre, Lacan, Derrida.
Lacan consacre au Balcon de Genet une partie importante d’une des
séances de son séminaire sur « Les formations de l’inconscient » (1957-
1958), et c’est à partir de Genet, et de la comédie, que Lacan met en évidence
que le Phallus, contrairement à ce que Butler s’obstine à lui faire dire, n’est
nullement limité à une fonction coercitive de surpuissance symbolique, mais
qu’il se déploie également dans sa dimension de semblant, seule dimension
70
de son apparaître . Ce qui va nous intéresser ici, c’est Sartre et Derrida, car,
à l’admiration de Lacan envers Genet, ils ajoutent une forme de projection
dans son œuvre, tout un imaginaire précisément, décisif pour saisir ce qui, à
partir d’une position hétérosexuelle, peut être déplacé dans la question du
genre.

SARTRE ET DIVINE

C’est Sartre qui, le premier, vend la mèche du lien entre le désir


hétérosexuel et le travesti, et, par le travesti, celui entre le désir homosexuel
et le corps hétérosexuel. Réciprocité permise par le travestissement.
Ce qui est précieux avec le Genet de Sartre, c’est qu’il parle en première
personne et double sa phénoménologie d’une sorte d’auto-analyse. Ainsi
nous livre-t-il une scène où opère cette rencontre déréglée des désirs et des
genres. Nous sommes au livre IV du Saint Genet, comédien et martyr, et tout
commence avec Notre-Dame-des-Fleurs, livre grâce auquel « cette intimité
de nous-même avec nous-même est traversée par une surface idéale de
71
séparation : cette surface est la page sur laquelle Genet écrit Notre-Dame ».
Le régime esthétique n’est pas, comme on le voit, une mince expérience. Et
très vite, nous qui, contrairement à Genet, « ne bandons point » pour ses
72
créatures, nous commençons à être « vaguement tentés », « Autres » à
73
nous-mêmes comme lecteurs de cet Autre qu’est l’écrivain .
Pour amorcer le récit de cette tentation, Sartre raconte une anecdote réelle
tirée des « Mémoires » d’un dramaturge médiocre et oublié, qui semble alors
être la transition indispensable pour passer de la simple excitation de lecteur à
l’expérience ontologique du travesti. Comme si cette aventure arrivée à ce
personnage banal pouvait donner à sa propre expérience une dimension plus
partageable, qui concerne tout un chacun. L’anecdote est celle d’un homme
qui, ayant conquis une « charmante inconnue » un soir à l’Opéra, s’aperçoit
74
qu’il a affaire à « un homme travesti ». C’est de cette expérience de
l’homme ordinaire que Sartre va partir pour capter la nature spécifique de
l’expérience hétérosexuelle du corps travesti qui, écrit-il, est celle du lecteur
de Genet : « désir frappé d’horreur qui pourtant demeure sans pouvoir
s’effacer et s’obstine à chercher la femme dans le mâle démasqué ». Il ajoute
aussitôt : « n’est-ce pas notre désir imaginaire devant Bulkaen, petite femme,
75
môme à Divers et redoutable voyou ? »
Mais Sartre ne s’arrête pas là. Il lui faut maintenant décrire très
précisément l’extraordinaire plasticité du désir masculin, en tant qu’il est en
mesure de troubler le genre, et où le Je se fait Autre, où la première personne
du discours est un Je qui vaut pour n’importe quel Je :

Si je n’ai vraiment aucun penchant pour les garçons, alors Je


deviens en moi l’Autre. Un autre se sert de moi pour convoiter ce
que je ne puis convoiter […] Si je veux me délivrer, revenir à moi,
alors le jeune voyou, sans cesser d’être mâle, prend tous les
caractères seconds de la féminité, sa peau s’adoucit, ses courbes
s’arrondissent, il mue et devient la fille la plus garçonnière que je
puisse désirer […] je me trouve en présence d’une chair à demi
abstraite, asexuée, mais vivante et désirable, ou, mieux encore, en
face de la désirabilité anonyme de toute chair, comme signification
76
limite des mots .

Passage fascinant qui inscrit chez le sujet hétérosexuel l’ambivalence


radicale des genres dans une « performance symbolique » où le sujet atteint la
« signification limite des mots » : ce qu’on pourrait appeler une expérience
du Neutre, une exemption du sens, un degré zéro de la signification au cœur
de l’expérience symbolique des sexes, qui est « désirabilité anonyme de toute
chair ».
Genet, de là où il se tient, a repéré les défaillances de l’ordre symbolique
et celles de la Loi, et il a fait de ces défaillances le lieu de la jouissance. C’est
de cette opération que naît le travesti, que naît Divine. Et si Divine nous
touche tant, et parvient si bien, comme l’écrit Sartre, à opérer sur nous une
levée fascinante de notre « honnêteté », sans nécessairement produire de la
perversion, c’est parce que Genet a compris que le travesti avait à voir avec
cette jouissance-là. Jouissance qui, comme nous en avons fait l’hypothèse
plus haut, est une jouissance nouée à la question de la vérité, et du savoir.
C’est aussi la raison pour laquelle le texte de Genet, comme l’affirme
77
Sartre , s’adresse prioritairement au sujet hétérosexuel qu’il s’agit, comme
dans le cas de Sartre, de tenter, et de faire bander, comme le fait Divine,
comme le fait le travesti, avec ses clients. Mais pas n’importe comment.
Ainsi, que le travesti soit « plus femme que les femmes » (« the queen will
78
out-woman women ») n’est en rien, comme le pense Butler, le témoignage
d’une soumission de celui-ci aux normes de « l’hégémonie hétérosexuelle
blanche », mais la victoire du faux sur le vrai, du simulacre sur l’essence, de
l’artifice sur la nature. Plus encore, c’est la preuve que la vérité est
déguisement car les défaillances de la loi et de l’ordre symbolique qui
autorisent le travesti à se substituer à la femme et à l’emporter, par le
semblant, en vérité sur elle, démontrent qu’une autre loi est née de ces
défaillances. Le triomphe de l’imposture, loin d’être dénonciateur, est ce qui,
se substituant à un ordre fondé sur la différence sexuelle, ouvre à un autre
monde, un monde véritable, un monde qui échange, qui jouit, un monde
fondé sur l’illusion comme loi.
Cette expérience d’une autre loi, c’est donc Sartre qui est l’un des
premiers Modernes à la communiquer, c’est pourquoi son Saint Genet est si
important. Avec l’analyse du « Tu es un voleur » et de cet Autre que nous
79
retrouvons à nouveau , Sartre, grâce à Genet, est amené à proposer une
80
ontologie où le Néant a à voir avec le trucage , le faux, la réciprocité
impossible, le miroir infini des choses et ses reflets, des actes et des gestes :
sans doute l’épreuve sexuelle à laquelle Genet confronte Sartre est-elle plus
vertigineuse que celle qu’il avait imaginée dans L’Être et le néant, dédié
« au Castor » : l’homme qui, au café, fait la cour à une jeune femme qui feint
81
de ne pas s’en apercevoir . Car, cette fois-ci, c’est lui-même face à
quelqu’un qui fait semblant d’être une femme, et qui fait semblant de ne pas
s’en apercevoir. Cette autre loi, cette loi qui repose sur le trucage et l’illusion,
Sartre l’expérimente dans une situation où son propre corps est embarqué, où
la confusion est totale. Confusion des sexes, confusion entre « nos souvenirs
personnels » et la scène sexuelle que nous lisons, au point, ajoute-t-il, que

c’est de nous qu’on parle ; ou plutôt c’est nous qui parlons. C’est
nous qui disons : « J’ai, à deux lits de moi, son petit visage crispé
par je ne sais quel mystérieux drame… ses dents imparfaites d’une
denture parfaite, son regard sournois et méchant, son front buté,
jamais content et, sous sa chemise blanche et rigide, cet admirable
82
corps que ni les coups ni les jeûnes n’ont pu faner » […]

Alors, la proie offerte par Genet et que Sartre maintenant convoite est
83
donc tout à la fois « petite femme et redoutable voyou », « androgyne », qui
ne se limite pas à une désirabilité acceptable par les normes hétérosexuelles,
mais qui ne cesse d’osciller entre la dureté du mâle, et certains caractères
84
seconds de la féminité . Face à Divine, Sartre explique : « Qui ne désirerait
cette charmante aventurière ? Seulement voilà, cette femme est un homme.
Pédérastes par la puissance des mots, nous goûtons un instant, dans
85
l’imaginaire, la volupté défendue de prendre un homme et d’être pris . »
Le protocole du récit phénoménologique sartrien doit nous éviter de
psychologiser. L’expérience que Sartre relate n’est en rien révélatrice d’une
homosexualité refoulée et n’efface pas les portraits peu sympathiques des
86
homosexuels présents dans son œuvre de fiction . Ce à quoi Sartre nous
conduit, c’est à une véritable phénoménologie du travesti, c’est-à-dire d’un
dévoilement de la chose même. Le travesti est bien cette femme qui bande et
qui met le monde et la loi du monde à l’envers, comme un gant qu’on
retourne, comme une anamorphose, si, à la manière d’une anagramme pour
les mots, l’anamorphose est bien étymologiquement une forme inversée. Et,
pour autant que le Je utilisé par Sartre ici soit un Je universel, il s’agit
également d’un Je singulier, réalisant ainsi cet ego qu’il n’a jamais aussi bien
87
décrit que comme « universel-singulier ». Même si Sartre se donne un
prédécesseur médiocre et quelconque – ce dramaturge insignifiant qui lui sert
de marchepied –, l’expérience du travesti demeure quelque chose d’unique
précisément pour la subjectivité qui la vit. Et de cela, Sartre laisse une preuve
surprenante, amusante, mais significative, en refusant la possibilité à François
Mauriac de pouvoir affronter cette expérience subjective, et cela dans une
diatribe extraordinairement violente contre l’auteur de Thérèse Desqueyroux,
88
qu’il prête à Genet lui-même .
La véritable leçon du travesti est une leçon profonde et désarmante. Le
travesti n’est pas seulement celui qui fait éclater les normes de genre, le
travesti est aussi celui qui gomme une autre frontière, celle entre
homosexualité et hétérosexualité. Ce que Sartre met en évidence, c’est un
type de communication très singulier entre le sujet hétérosexuel et le travesti
mais aussi entre hétérosexualité et homosexualité, et, dans cette
communication, la vacillation des frontières entre les deux positions. Il nous
fait comprendre aussi qu’il n’y a pas de trouble total dans le genre sans le
sujet hétérosexuel.
Sartre a d’une certaine façon accédé à un Neutre qui se dévoile dans cette
soudaine suspension de tout l’être, où le sujet voit son « désir frappé
d’horreur qui pourtant demeure sans pouvoir s’effacer », face à « la fille la
plus garçonnière » qu’il puisse désirer, il est en présence d’une « chair à demi
abstraite, asexuée, mais vivante et désirable ». Neutre qui trouve sa
formulation dans cet énoncé déjà commenté, qui désigne l’exemption du sens
dans le présent concret où l’intensité et le vide forment l’expérience limite du
désir et du langage : « la désirabilité anonyme de toute chair, comme
89
signification limite des mots ».
Dans ce scénario, Sartre expérimente à haute voix la naissance du désir
pour l’image du travesti hallucinée à travers la « surface idéale » des pages de
Genet. Ce faisant, il se modèle sur le processus de l’image baroque que nous
avons décrite avec l’anamorphose : image qui se caractérise par la
modification du principe établi de la perspective, et qui suppose, pour se
dévoiler, un déplacement, un pas de côté du spectateur qui comprend ainsi
qu’il a été piégé, captif de son propre désir de voir. Le trouble dans le genre
suppose l’accès à une topologie singulière des corps, comme on l’a vu avec
Barthes, Deleuze et Lacan, mais Genet donne au corps travesti une instabilité
qui joue sur une autre dimension. Sartre en fait l’expérience dans le
90
« tourniquet » de la fiction qu’il nomme « le sens irréalisable » qui suppose
une autonomie extrême de la structure symbolique, et l’effacement de toute
référentialité selon la formule de Derrida. Sartre trouve le mot presque parfait
91
pour nommer la nature spécifique de ce trouble. Celui de réinvagination ,
mot très important, mot-carrefour sur lequel nous allons revenir.
Sartre a donc fait le premier pas : lire Genet en hétérosexuel.

LA DUPLICITÉ DU SEXE

Si Genet tend tant de pièges au lecteur, ce n’est pas pour se venger de


« l’homme honnête », comme finit par le penser Sartre devenu un peu
méfiant. C’est qu’il a saisi, avec le travesti, une des formes les plus profondes
de la duplicité du sexe, et qui, à ce titre, peut concerner tout désir. Ce que
Sartre ressent de sa propre ambiguïté, face à la « fille garçonnière », est
l’effet d’une anamorphose singulière liée au culte phallique qui la trame. Or
ce culte phallique est paradoxal puisqu’il repose d’un côté sur la domination
du Phallus dans sa toute-puissance, dont les dévots sont les travestis, et d’un
autre côté sur la féminisation des virilités restantes. Trouble dans le genre
bien différent de la « fluidité des identités sexuelles qui circulent
92
librement » que le discours LGBT croit voir dans les romans de Genet. Ces
termes appartiennent à l’imaginaire butlérien mais nullement à celui, violent
et tragique, de Genet. C’est en hyperbolisant les catégories sexuelles
93
primaires (le dur et le mou, la « toute-molle » et le « tout-dur » ) que Genet
introduit la perversion dans le genre. Et si Divine est d’abord un objet de
désir et de fascination pour le sujet hétérosexuel, c’est en raison de cette
fonction de la perversion relevée par Jacques Lacan qui est de « soutenir le
94
désir » du névrosé qui en a le plus grand besoin .
C’est ici qu’il faut introduire la notion de contagion : le désir que
provoque le travesti est ravageur pour l’identité sexuelle par ce qu’il a de
contagieux pour elle. N’est-ce pas le sentiment que donne Sartre brusquement
contaminé par une disposition qui lui était jusque-là étrangère ? Le Je semble
95
la proie d’un Autre qui s’est introduit en lui . C’est ce terme qu’emploiera
Barthes à propos des effets de la castration de la Zambinella dans l’univers de
la bourgeoisie balzacienne contaminée par le vide du castrat, et produisant ce
96
qu’il appelle une « pandémie » du Neutre . Lacan, dans son commentaire de
« La lettre volée » d’Edgar Poe, notera aussi le pouvoir contagieux de
97
féminisation de la fameuse lettre qui appartient à la reine .
La féminisation des hommes qui émane du culte phallique suppose une
mise à l’écart des femmes qui en sont exclues. Un autre monde se constitue
autour du Phallus et élimine celles que Divine appelle les « femmes-autres »
98
(la femme naturelle) au profit des « femmes-nous », c’est-à-dire des
travestis. Cette opposition entre les « femmes-nous » et les « femmes-autres »
est importante car elle est à la fois une remise en cause du genre femme et la
mise au jour d’une rivalité radicale, où il s’agit finalement d’éliminer la
femme du champ de la sexualité. Il s’agit bien de « dépouiller la femme »
doublement : « dépecer la femme » (et se revêtir de sa dépouille) ou la
99
supprimer métaphysiquement .
Si le travesti séduit l’homme par les simulacres féminins, et l’attire par ces
trompe-l’œil, c’est bien vers un dompte-regard qu’il amène l’homme à
percevoir, sentir et désirer, sous la robe, le phallus, son idée, son fantôme, sa
« raideur » : ainsi Mignon, « Mignon-les-Petits-Pieds », le mac, qui aux yeux
100
de Divine est le Phallus en personne , Mignon qui pratique le
101
manspreading, les jambes toujours écartées , finit par cesser de désirer les
femmes, et, « maintenant habitué au dur contact d’une verge raide », demeure
inerte face au corps féminin, effrayé par le « gouffre de la chair », plein de
102
dégoûts pour « ses formes rondes et sa féminité molle ». Le processus de
contagion s’affiche clairement à la fin du roman avec le trio formé par le
« nègre » Gorgui, Notre-Dame-des-Fleurs l’assassin, et Divine le travesti.
L’assassin, malgré son statut de mâle, enfile une robe de soie, des souliers à
103
barrettes aux talons hauts . La métamorphose est immédiate, l’effigie
féminine est là, sous la figure du stéréotype homosexuel de la « star » –
comédienne, prostituée, chanteuse – à laquelle Notre-Dame est aussitôt
104
identifié par un geste ou un détail . Ce n’est pas seulement par la robe et les
accessoires que, comme le croit Esther Newton, l’homme perd son identité
masculine, car la voix aussi est le lieu de la contagion sous la forme de
105
« mues ».
Un seul personnage échappe à la féminisation : le « nègre » Seck Gorgui,
en qui s’incarne sans défaillance le principe phallique. C’est le contraire de
« l’intersectionnalité » du discours LGBT qui prétend relier les positions
d’exclusion (de « race », de sexualité, de classe ou de
106
« positionnement/déplacement géopolitique »). Dans l’univers racialisé de
Genet, la position « raciale » est au contraire prise dans la hiérarchie
phallique, où le Phallus permet de dominer : ici le « nègre », ailleurs ce sera
l’Arabe, ou l’Allemand, le nazi, et cela sans aucun égard pour les
107
positionnements économiques, idéologiques ou géopolitiques .

LE CULTE PHALLIQUE

Si le culte phallique exclut « la femme naturelle », c’est que la femme –


« la femme-autre » – n’est pas en mesure de le célébrer. Fondamentalement,
la femme n’aime pas, n’adore pas avec la même ferveur le dieu phallus que
ne le fait son simulacre, le travesti. Ce n’est pas seulement que le phallus
manque à la femme. Ce manque, s’il provoque l’identification au phallus »
par la « mascarade », a pour corrélation symétrique la pudeur, si
fondamentale dans l’acceptation par la femme de la position féminine, et dans
108
le face à face sexuel avec l’homme . Pudeur qu’illustre le mythe lacanien
où la femme superpose au partenaire masculin un tiers, ce « dieu », qui fait
alors écran, et permet de sublimer pudiquement la soumission à la puissance
109
phallique .
Ainsi, une maîtresse de Mignon n’est pas en mesure de percevoir un
quelconque signe phallique dans la façon qu’a Mignon de tenir sa cigarette,
entre le pouce et l’index, comme les hommes « ont l’habitude de saisir leur
110
queue pour pisser » : « Cette femme […] ignorait la vertu de cette attitude
111
et, à partir de certains détails, jusqu’à l’attitude même . » Notons que ce
détail – « la position de la main dans la miction chez l’homme » – est donné
par Claude Lévi-Strauss, dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel
112
Mauss », comme typique de l’ordre symbolique . La femme est étrangère à
toute hiérophanie phallique, à cette manifestation du sacré qui passe par des
signes, des « signes-gestes », comme Sartre le signale.
Si le travesti implique une exclusion de la femme naturelle, de
« la femme-autre », c’est aussi parce que le culte phallique instauré par le
travesti entre en conflit avec la Loi fondamentale, celle que Lacan considère
comme la loi d’où tout dépend : la loi de la différence sexuelle. C’est bien le
Phallus, non assujetti au principe de différence, qui apporte le trouble dans le
genre et qui le pervertit. Dans cet univers, la femme (« horrible femelle à
113
tétons ») disparaît, il n’en reste plus – comme chez Barthes avec le travesti
oriental – que ses signes – « l’éventail » par exemple. Ainsi, Divine ne peut
114
être assimilé à un « mâle maquillé, échevelé de gestes postiches ». Son
rapport fondamental avec ce féminin, dont la femme paradoxalement est
115
exclue, c’est « sa soumission au mâle impérieux ».
Le culte phallique introduit un univers où le travestissement est l’outil de
suspension de la différence, univers qui alors n’existe que comme « truqué »,
pour reprendre cette catégorie sartrienne. Univers où l’ordre symbolique –
c’est-à-dire l’ordre du langage qui permet de distinguer le semblable et le
dissemblable – est défaillant. Univers où les liens de sujet à sujet sont des
116
pièges, nœuds distendus, d’une réciprocité impossible, tourniquets sans fin
qui faussent le mouvement même de la parole et la trahissent, comme dans le
paradoxe du menteur. Univers d’un factice assumé, du kitsch, du toc, de
l’artifice pur. C’est à cela que se heurtera Mignon – féminisé – quand il
comprend que sont faux son cri et son axiome : « Un mâle qui en baise un
117
autre est un double mâle . » Le Phallus ne peut soutenir cette souveraineté
absolue que sous la forme hallucinée du semblant, sous la forme du « drame
baroque » de Divine avec Notre-Dame-des-Fleurs ou sous la forme de la
118
comédie comme le montre Lacan à propos du Balcon de Genet . Le
principal effet en est la féminisation. Voilà la conséquence mortelle du culte
phallique que d’entraîner ce que d’une formule Genet énonce
119
magistralement : « Le monde est retourné comme un gant », et que Sartre a
donc pointé d’un mot exceptionnellement bien choisi, celui d’invagination ou
120
plus précisément de « réinvaginer ».
Ce terme est précieux par sa puissance évocatoire. Il sera repris par
121
Derrida , et a été utilisé par Merleau-Ponty dans Le Visible et l’invisible où
il s’agit d’établir l’entrelacs, le chiasme entre perception et incarnation, entre
regard et chair, entre vision et corps, et de réhabiliter le regard comme espace
122
de vérité . Chez Sartre, le mot désigne l’écriture de Genet comme un
processus masturbatoire doublement actif, incluant le lecteur dans la
123
fantasmagorie sexuelle , et simultanément opérant ce jeu d’introjection
viscéral dont le corps du narrateur est le théâtre : invagination masturbatoire
du monde. Le sexe est radicalement troublé par cette réversibilité du vagin et
du pénis, du creux et du relief, qu’expérimentent le transsexuel, ou encore
l’avant-garde artistique avec les fameux Not a shoe et Feuille de vigne
femelle de Marcel Duchamp obtenus par l’empreinte d’une vulve, contre-
124
forme du sexe féminin . L’invagination, c’est aussi celle de la jouissance
féminine qu’évoque la psychanalyste Gisèle Chaboudez où le sujet féminin
s’évanouit pour se concentrer autour du phallus qu’elle enserre dans
125
l’étreinte . Lacan, lui, emploie le terme dans son séminaire
« L’identification » (1961-1962) lorsque la question topologique est devenue
décisive chez lui, et où l’invagination correspond à ces figures à une seule
face comme le ruban de Moebius : « s’invaginer », c’est le fait de « s’avaler
126
soi-même », dans la logique des emplois que nous venons d’énumérer. Ce
terme invagination ouvre à une topologie singulière qui fait de l’organe
interne du vivant un modèle de représentation. Mais pas n’importe quel
organe, l’organe féminin, qui n’est donc pas qu’un « trou », où la femme se
distingue du corps masculin, le vagin, qui représente ce retournement
désorientant du dehors et du dedans, celui donc du speculum d’Irigaray. C’est
la métaphore du gant retourné, dont parle Genet pour définir l’univers de
127
Notre-Dame-des-Fleurs : « Le monde est retourné comme un gant . »
Métaphore qu’on retrouve chez Merleau-Ponty, qui parle du « doigt de gant
128
qui se retourne ». « Le bout du doigt du gant est néant – mais néant qu’on
129
peut retourner » : c’est cela l’invagination. Plus d’identité ni de non-
130
identité : « il y a dedans et dehors tournant l’un autour de l’autre ».
La féminisation contagieuse que le Phallus répand sur tous ceux qui
l’approchent produit cet espace du falsus, soumis à la logique du semblant,
univers du retournement perpétuel du dehors et du dedans fondé sur
l’invagination. Mais le caractère systématique de ce semblant suppose que la
vérité y est bien l’objet recherché. Le semblant, au lieu de relever de
l’informe, y apparaît au contraire comme le produit d’une maîtrise
symbolique extrême, dont l’équivalent ne se trouve que dans l’art baroque
des anamorphoses, des trompe-l’œil, des mises en abyme et des miroirs.
L’illusion, par sa formalisation virtuose, se détruit et s’affirme
simultanément. Elle se détruit en démontrant qu’elle ne relève que d’un usage
pervers du langage et des apparences, elle s’affirme en piégeant le sujet bien
au-delà des illusions naturelles, parce qu’elle lui laisse entendre qu’elle
poursuit et désigne quelque chose qui relève de la vérité mais d’une vérité
arrimée à la jouissance : elle est la tentation à l’état pur. Elle nous ouvre à
l’idée, si bien illustrée par l’aventure sartrienne avec le travesti, que cette
jouissance est possible pour peu que le sujet suspende l’interdit majeur, à
savoir la loi patriarcale de la différence sexuelle en tant que celle-ci limite la
puissance phallique. Que l’aventure soit couronnée avec Divine par la mort
n’est nullement le signe de l’échec, pour autant que la mort et la jouissance
font bon ménage, et que le travesti, comme la sirène, ne tente son partenaire,
sans rien cacher du fait qu’il l’entraîne avec lui vers sa chute, vers sa
disparition, vers un gouffre sans fond et sans lieu : une invagination parfaite
en quelque sorte.
Ainsi, cet univers baroque aussi réversible qu’un gant qu’on retourne et où
règne le semblant qui coordonne la symétrie de l’envers et de l’endroit, de la
vérité et du mensonge, vient nous faire appréhender le vice de structure sur
quoi s’appuie l’ordre symbolique. Ce vice, il suffit de le faire apparaître et de
le rendre visible par une manipulation dont le travesti est un agent capital. Il
met au jour le Phallus, sur un mode hallucinatoire, comme unique horizon de
la jouissance.
DERRIDA LECTEUR DE GENET

Si Jacques Derrida va plus loin que Sartre dans la lecture de Genet, c’est
qu’il abandonne les codes sexuels traditionnels de Sartre où il n’est question
que de garçons, de filles, d’hommes et de femmes. Car Derrida, comme
Barthes avec la cérémonie sadienne et Deleuze avec le rite masochiste, a lui
aussi conçu une sémiotique inventive qui tente de réécrire les corps et les
sexes modernes.
Glas (1974) est cette œuvre où les corps humains sont radiographiés sur le
modèle de Divine par une philosophie à même la langue – ou lalangue selon
131
la terminologie lacanienne – qui radicalise le projet de la déconstruction.
Comme De la grammatologie ou La Dissémination, Glas a pour ambition de
systématiser les effets déconstructeurs du concept de différance en produisant
une nouvelle écriture philosophique. Après avoir joué successivement avec
l’inceste (Rousseau/Lévi-Strauss), avec le rapport sexuel que l’hymen diffère
(Mallarmé), c’est, avec Glas, la question de la castration que Derrida investit.
De quel « glas » s’agit-il ? Derrida répond lui-même : « le glas du
132
phallogocentrisme ». Nous retrouvons là l’un de ses mots-valises et trois
racines : phallus, logos et centrum. Le logos renvoie à la métaphysique
occidentale (Platon), le phallus représente l’autorité d’un ordre symbolique
référé à Lacan. Logos et phallus se constituent comme centres du sens,
noyaux essentiels du système – sans dehors, sans reste, sans pli – dont ils
133
constituent la clef, comme on dit « clef universelle ».
Genet est celui qui permet la dissémination par où logos et phallus cessent
d’exercer leur domination symbolique qui contraint le sujet à occuper une
place et une seule dans le système. Mais, avec Glas, Derrida oublie un peu
Platon et cible essentiellement Lacan dont la pensée est l’objet d’un
134
harcèlement théorique permanent autour de la question sexuelle . Le projet
derridien est de faire sauter le verrou de l’ordre symbolique lacanien pivot de
la différence sexuelle et la loi de la castration, et de les soumettre à la
différance, à leur report, leur suspension, leur temporisation. La loi devient le
lieu d’une dissémination, comme la dissémination d’une jouissance, à l’écart
135
de la contrainte œdipienne , où l’écriture se fait le lieu opératoire d’une
136
manière neuve de philosopher, c’est-à-dire d’écrire la philosophie . Ainsi,
Derrida trouve dans la dénégation, inspirée de Deleuze, de quoi jouer avec
cette loi de la castration qui tout à la fois menace et fonde le sujet : « et si
l’assomption ou la dénégation de la castration reviennent étrangement au
137
même, comme on peut l’affirmer ? » Reconnaître la loi et la méconnaître
rentre avec Derrida dans l’ordre des indiscernables, nous ouvrant à une
dispersion symbolique extrême sous la forme des simulacres, des leurres et
138
des faux miroirs, une sorte de scintillation du Neutre . On comprend très
vite alors comment Genet et Divine ont pu devenir derridiens.

LE RETOUR DE LA FEMME DANS LE JEU DU TRAVESTI

Si la lecture sartrienne de Genet comme sujet existentiel est renvoyée par


139
Derrida à un passé révolu , il lui emprunte quelques idées. Ainsi, même s’il
n’emploie pas encore le mot « invagination », c’est son équivalent – le gant –
qui métaphorise le trouble baroque des genres : « Le phallus se renverse en
vagin, les opposés prétendus s’équivalent et se réfléchissent, il faut que la
140
fleur se retourne comme un gant, et son style comme une gaine . »
La structure du gant est la figure de la réversibilité morphologique,
fantasmatique et symbolique du phallus et du vagin, du dehors et du dedans,
de la réversibilité des genres et des identités. Derrida ne se contente pas de
rêver à une étreinte avec Divine, il opère une greffe hétérosexuelle dans le
bordel gay de Genet d’une autre ampleur car, avec lui, la femme a cessé
d’être exclue des jeux, des simulacres et du sexe. Le travesti est bien une
femme qui bande mais qui, avec Derrida, permet du coup la réciproque. La
contagion gagne la femme elle-même, la femme qui soudain se met à bander.
À propos de la pièce de théâtre Les Bonnes, Derrida écrit : « Les bonnes ont
141
mimé la strangulation de Madame, “histoire de la faire bander” . » Derrida
hybride par les mots-valises les deux sexes comme pour produire non pas
142
« une femme » mais une féminité en érection, avec le « péniclitoris », la
143
« varginale » (« entre verge et vagin ») ou encore « le pénêtre de
144
dame ». Il fera de même plus tard à partir d’Antonin Artaud avec « l’utéro-
phallique » qui désigne un lieu de nouvelle naissance dans la confusion du
145
phallus et de l’utérus . Il s’agit en fait pour Derrida de réécrire Genet
comme pour se soustraire de toute loi, y compris celle de l’auteur qu’il
commente, et d’introduire dans le culte phallique les figures inattendues de la
femme phallicisée. Et inversement faire de la mascarade féminine la
146
mascarade commune des sexes . Mascarade des mâles de Genet comme ce
voyou amputé qui met en scène son « pilon » : « Il est exhibé, comme toute
prothèse, toute épithèse, toute érection, tout simulacre, tout apotrope, toute
147
parade, toute mascarade . » Et la botanique, si présente chez Genet, est
l’occasion alors pour Derrida de jouer avec l’interchangeabilité du masculin
148
et du féminin, entre hymen et étamine . Derrida profite de la présence du
travesti pour autoriser le corps féminin à entrer en perversion en le dotant de
ce phallus que le travesti chez Genet ne cesse de confisquer, de voiler et de
vénérer. L’hymen, dans La Dissémination, désignait le décalage vicieux mais
149 150
sacré entre le désir et la jouissance , entre la virginité et la pénétration , ce
voile sans cesse déchiré mais sans cesse reconquis par le corps féminin, ce
151
voile responsable de la dissémination de la semence , l’hymen, donc, trouve
une autre fonction dans Glas : il devient un intermédiaire, lieu d’une
translation permanente du masculin et du féminin.

DERRIDA ET LACAN

Tout en contestant le diagnostic psychanalytique sur le sujet pervers,


Derrida ne cesse en fait de valider le scénario freudien de l’enfant qui ne veut
pas renoncer au phallus qu’il prête à la mère et dont le fétiche est le substitut.
Il se moque des docteurs de la loi qui psalmodient « castration, fétichisme,
castration de la mère, fétichisme, castration, castration je vous dis, encore
152 153
castration », il se moque du « phallus de la mère », il se moque du
154
fétiche , mais en même temps il ne sort jamais vraiment de ce schéma qu’il
fait tourner de manière obsessionnelle par exemple quand il résume
Les Bonnes ainsi : les bonnes sont « pleines et vides du phallus de Madame
155
que Madame n’a pas ». Derrida occupe ainsi pleinement cette place si
singulière du sujet pervers dont l’arme principale est la dénégation, devenant
celui qui dénie la castration, et cela pour parvenir à un dispositif qui lui est
propre : un accès à l’incastrable, énoncé dans une formule brève et opaque –
156
« l’indéniable est l’incastrable » – qui laisse entendre que la loi de la
castration, limitation de la toute-puissance phallique, n’a jamais vraiment
157
lieu, qu’elle est inactive . Et c’est parce que la loi n’est que virtuelle qu’elle
autorise en fait et en toute impunité ce monde fantasmagorique
d’interchangeabilité des sexes coupés ou pas, postiches ou pas, cette
suspension de la différence des sexes à la fois affirmée et niée.
Interchangeabilité même de la castration et de l’érection qu’un autre mot-
158
valise permet et suscite – anthérection – que Derrida commente ainsi :
« Il ne faut pas simplifier la logique de l’anthérection. Ça n’érige pas contre
ou malgré la castration, en dépit de la blessure ou de l’infirmité, en châtrant
159
la castration. Ça bande, la castration . » C’est enfin, par le biais de la fleur,
le moyen de déployer une fresque dont l’hermaphrodisme semble être
l’horizon. Hermaphrodisme ambigu qui ne cesse de jouer sur des faits
biologiques et sur une perversion des mots dont l’anthère ou l’étamine par
exemple sont le prétexte : lieu de la dissémination, de la différance – cette
160
« dormance » des graines –, lieu d’équivoque de l’androcée et du gynécée .
Ainsi la question du « phallogocentrisme » n’est nullement la voie du
political correctness comme les campus américains en ont fait leur lecture
exclusive, mais d’abord un jeu avec le phallus. Derrida multiplie les
prouesses pour s’emparer du phallus et l’extraire du Temple lointain où
Lacan l’a, selon lui, définitivement enfermé comme le dieu caché d’une Loi
organisatrice de notre monde structuré par les fonctions symboliques de la
parenté, de l’interdit de l’inceste, etc. Le glas du phallogocentrisme, c’est la
déconstruction par la jouissance d’une pensée gouvernée par le genre et les
identités genrées : « Les détachements sans chaînes, les suppléments de
coupture se relaient indéfiniment et mélangent – telle est la faute de goût qui
161
concerne toujours le sexe où qu’on le mette – tous les genres . » Derrida
transfère le phallus de l’univers symbolique où il règne dans un retrait infini,
vers le royaume de l’imaginaire où il est au contraire infiniment disponible.
Disponible à toutes les greffes botaniques et verbales possibles, mais pas
seulement. Il s’agit bien, comme dans le roman barthésien ou dans le jeu
masochiste de Deleuze, d’accéder au lieu réel, au lieu central de la
déconstruction de la différence sexuelle : l’inceste. La femme qui bande ne
peut être que la mère. « Coupons très court, faisons très vite : cette bite
auprès de laquelle je dors, c’est moins celle du père, comme on le croirait,
162
que la Vierge Marie elle-même », écrit Derrida, pas si mystérieusement
que cela. L’Hymen que la Vierge Marie incarne comme éternellement intact,
et le phallus, que la bite désigne dans sa fonction de pénétration, sont un seul
et même objet imaginaire. Et si le travesti remplit bien la fonction lacanienne
d’incarner la mère qui bande, alors Derrida est en quelque sorte le héraut de
cette bonne ou mauvaise nouvelle :

Non plus sa mère mais sa mère, non plus la mauvaise mère, celle
qu’on ne peut ériger, mais le phallus éjaculant sur la croix, la mère
droite, c’est-à-dire normale, en équerre, qui brille, elle, en Galilée,
depuis toujours, dont le sexe debout reluit, dégouline de sperme.
Mais la meilleure est la pire (fallu si peu), la plus grave : « Je fus
alors revêtu d’une gravité très haute. Je n’étais plus la femme
adultère qu’on lapide, j’étais un objet qui sert à un rite amoureux.
Je désirais qu’ils crachassent davantage et de plus épaisses
viscosités. C’est Deloffre qui s’en aperçut le premier. Il montra un
point précis de ma culotte collante et cria : – Oh ! vise sa chatte ! ça
163
le fait reluire, la morue !»

La citation de Genet, intégrée au récit fantasmagorique et incestueux de


Derrida, qui vient de Miracle de la rose, le plus gnostique de ses romans, le
plus pétri d’ésotérisme médiéval, expose l’une des stations du chemin de
164
croix vers une sainteté dans le Mal . Mais le texte derridien qui la précède
est de la même matière fantasmatique tout en mettant au jour un autre objet.
À la confusion des genres et des sexes qui anime la flagellation du
personnage dont Genet se fait le porte-voix, Derrida ajoute une autre
165
dédifférenciation, celle qui joint la Mère et le fils, l’hymen et le phallus .
Mère qui déploie alors tous ses talents jusqu’à aussi bien être meurtrière du
fils comme c’est le cas pour Divine.
Il nous faudra comprendre alors pourquoi le trouble dans le genre s’arrime
si bien dans la remise en cause des lois de la parenté et du patriarcat,
pourquoi passe-t-il, doit-il passer par le chemin de l’inceste.

1. Jacques Lacan, Les Formations de l’inconscient. Le Séminaire (1957-1958), livre V, texte établi
par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1998, p. 331.
2. Ibid., p. 332.
3. Ibid., p. 99.
4. Voir Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006, p. 130 et sq. Butler
s’appuie essentiellement sur « La signification du phallus » [1958], recueilli dans les Écrits, Paris,
Seuil, 1966.
5. Joan Riviere (1883-1962), traductrice de Freud en anglais, est l’auteure de cet article très
important, « Womanliness As a Masquerade » (« La féminité comme mascarade », 1929), rendu
accessible en français par sa parution en traduction dans Marie-Christine Hamon, Féminité
mascarade. Études psychanalytiques, Paris, Seuil, 1994. Elle est citée par Lacan dans
Les Formations de l’inconscient, op. cit., p. 254. La mascarade apparaît également dans
Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Séminaire (1964), livre XI, texte établi
par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1973, p. 98-99 et 176.
6. Jacques Lacan, Les Psychoses. Le Séminaire (1955-1956), livre III, texte établi par Jacques-
Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1981, p. 197-199.
7. Ibid., p. 200.
8. Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » [1958], in
Écrits, op. cit., p. 554.
o
9. Gayle Rubin, « L’économie politique du sexe », Les Cahiers du CEDREF, n 7, 1998, § 79 –
traduction de « The Traffic in Women : Notes on the “Political Economy” of Sex », in Rayna
R. Reiter (dir.), Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975,
p. 193.
10. Rubin, « L’économie politique du sexe », art. cit., § 93, et « The Traffic in Women », art. cit.,
p. 198.
11. « Si l’on part de l’homme pour apprécier la position réciproque des sexes, on voit que les
filles-phallus […] prolifèrent sur un Venusberg à situer au-delà du “Tu es ma femme” par quoi il
constitue sa partenaire, – en quoi se confirme que ce qui resurgit dans l’inconscient du sujet c’est
le désir de l’Autre, soit le phallus désiré par la Mère » (Lacan, « Pour un congrès sur la sexualité
féminine » [1960], in Écrits, op. cit., p. 733, je souligne).
12. Luce Irigaray, Speculum. De l’autre femme, Paris, Minuit, 1974.
13. Lacan, « La signification du phallus », in Écrits, op. cit., p. 694. Le paradoxe tient à ce que
cette mascarade, dans laquelle le sens commun croit voir du féminin, en est au contraire son rejet
au profit de la forme phallique où la femme, d’ailleurs, semble justement retrouver les
comportements que l’éthologie animale décrit chez le mâle dans ses parades sexuelles (Lacan,
Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 176). La conséquence est le
processus par lequel « chez l’être humain la parade virile [des animaux mâles] elle-même paraît
féminine » (Lacan, « La signification du phallus », in Écrits, op. cit., p. 695).
14. « La métaphysique de sa position est le détour imposé à la réalisation subjective de la femme »
(Lacan, Les Psychoses, op. cit., p. 200).
15. Cette notion, empruntée à Otto Fenichel, apparaît à plusieurs reprises dans l’œuvre de Lacan,
par exemple dans Le Transfert. Le Séminaire (1960-1961), livre VIII, texte établi par Jacques-
Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1991, p. 450.
16. Lacan, « Du traitement possible de la psychose », in Écrits, op. cit., p. 565.
17. Severo Sarduy, La Doublure, Paris, Flammarion, 1981, p. 15.
18. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 102.
19. La première publication date de décembre 1943, à tirage limité (350 exemplaires).
20. Il y a chez Proust un travestissement plutôt lesbien, que ce soit celui d’Odette sur l’esquisse
d’Elstir ou celui de Léa avec Gilberte Swann.
21. Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 90-91.
22. Charles Baudelaire, « La Femme », dans Le Peintre de la vie moderne [1863], in Écrits sur
l’art, vol. 2, Paris, Le Livre de poche, 1971, p. 178.
23. « […] tout genre est semblable au travestissement, ou est un travestissement » (Judith Butler,
Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Paris,
Éd. Amsterdam, 2009, p. 133 – traduction par Charlotte Nordmann de Bodies That Matter : On the
Discursive Limits of « Sex », New York, Routledge, 1993, p. 125).
24. Nicole Albert, « Travestissement », in Didier Éribon (dir.), Dictionnaire des cultures gays et
lesbiennes, Paris, Larousse, 2003, p. 478.
25. C’est sur cette impasse de la critique idéologique que Barthes, dans les Mythologies, déploie
l’idée que seule une sémiologie – une pensée du signe et non du sens – peut contribuer à une
critique de l’idéologie (voir « Le mythe aujourd’hui », en annexe au livre).
26. Roland Barthes, « L’activité structuraliste » [1963], dans Essais critiques, in Œuvres
complètes [abrégé en OC pour la suite], t. II : 1962-1967, Paris, Seuil, 2002, p. 467.
27. Gilles Deleuze, « Simulacre et philosophie antique », in Logique du sens, Paris, Minuit, 1969,
p. 304.
28. Deleuze, « Phantasme et littérature moderne, in Ibid., p. 326.
29. Deleuze, « Simulacre et philosophie antique », in Ibid., p. 293.
30. Ibid., p. 296.
31. Ibid., p. 297. L’Autre cesse d’être un défaut et apparaît dans un paradoxe sans point d’arrêt
comme un modèle.
32. Ibid., p. 302.
33. Ibid.
34. Ibid., p. 306.
35. Ibid., p. 319-320. La citation de Lucrèce est extraite du livre IV du De natura rerum.
36. Pour Daniel Arasse, le baroque déborde sur les limites étroites qu’on lui impose et, dès
l’invention de la perspective, il y a une place ouverte à l’esprit baroque (Histoires de peintures,
Paris, France Culture/Denoël, 2004).
37. Jacques Lacan, Encore. Le Séminaire (1972-1973), livre XX, texte établi par Jacques-Alain
Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1975, p. 69.
38. Ibid., p. 71.
39. Irigaray, Speculum, op. cit., p. 286-288.
40. Bien longtemps avant Encore, Lacan donne déjà comme explication à ce « mythe » la
situation d’« objet d’échange » de la femme dans le système androcentrique des structures
anthropologiques où se constitue « la position dissymétrique » de la femme dans le lien amoureux,
et son caractère insupportable compensé donc par la nécessité pour elle que le dieu se substitue à
l’homme dans la jouissance. Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique
de la psychanalyse. Le Séminaire (1954-1955), livre II, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris,
Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1978, p. 301-306.
41. Ibid., p. 306.
42. « Le drag queen sera plus femme que les femmes » (Butler, Ces corps qui comptent, op. cit.,
p. 139, et Bodies That Matter, op. cit., p. 132).
43. Cette œuvre exposée à la National Gallery de Londres apparaît chez Lacan dans les séminaires
« L’éthique de la psychanalyse » (1959-1960) et « Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse » (1964) dont l’édition fait figurer la reproduction du tableau en couverture.
44. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 81-82.
45. Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse. Le Séminaire (1959-1960), livre VII, texte établi
par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1986, p. 180-181. C’est le sens
de l’épigraphe de la leçon VII du séminaire Les Quatre Concepts fondamentaux de la
psychanalyse, qui propose un extrait du Fou d’Elsa (op. cit., p. 75). Il y a là une expérience limite
du miroir qui pousse le sujet vers la dimension inaccessible du reflet et donc paradoxalement du
non-spéculaire, c’est ce qui explique l’intérêt que Lacan, dans ses analyses de l’objet a et de
l’angoisse, va prendre aux objets de topologie mathématique qui sont sans image spéculaire
comme le cross-cap, le ruban de Moebius ou le nœud borroméen (sur ce point, voir Jacques Lacan,
L’Angoisse. Le Séminaire, 1962-1963, livre X, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil,
coll. « Le Champ freudien », 2004, p. 113-133).
46. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 82.
47. Ibid., p. 82. Je souligne.
48. Ibid.
49. Voir sur ce point l’analyse de Maurice Blanchot du chant des Sirènes en ouverture du Livre à
venir.
50. Voir sur ce point Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit.,
p. 92.
51. Ibid., p. 102.
52. Ibid., p. 102-103.
53. Ibid., p. 100 et 102.
54. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 307.
55. Nous avons vu, à partir d’Austin, en quoi et pourquoi Butler se tenait très méthodiquement
dans la sphère de ce que la pragmatique appelle le « langage ordinaire », qu’on peut résumer
rapidement par la formule « meaning is use » (le sens c’est l’usage).
56. Jacques Derrida, « Préjugés. Devant la loi », in La Faculté de juger. Actes du colloque de
Cerisy (1982), Paris, Minuit, 1985, p. 131.
57. Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 168-170.
58. Ibid., p. 160.
59. Ibid., p. 153-184.
60. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 86.
61. Irigaray, Speculum, op. cit., p. 179.
62. Gender Trouble, de Judith Butler, paraît en 1990 (traduit en 2005), et Bodies That Matter en
1993 (traduit en 2009).
63. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 133, et Bodies That Matter, op. cit., p. 126.
64. Ibid.
65. Voir l’étude de Whitney B. Porter, John Waters : Camp, Abjection and the Grotesque Body,
thèse soutenue sous la direction de Jennie Klein, College of Fine Arts of Ohio University, 2011.
66. Michel Foucault, « Folie, littérature, société » [1970], in Dits et écrits, t. I : 1954-1975, Paris,
Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 987.
67. Il explique que la formule de Genet n’affaiblit en rien la société mais n’a qu’un but,
« renforcer le rôle d’alibi que joue la littérature », et que, dès lors, face à cette formule il ne peut
« qu’éclater de rire » (ibid., p. 989).
68. Barthes, « Le Balcon » [1960], in OC, t. I : 1942-1961, p. 1057.
69. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr [1952], Paris, Gallimard, 2006, p. 556.
70. Jacques Lacan, Les Formations de l’inconscient, op. cit., p. 252.
71. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 499.
72. Ibid., p. 502.
73. Ibid., p. 509.
74. Ibid., p. 554-555. Il s’agit du dramaturge, aujourd’hui oublié, Yves Mirande ; l’anecdote doit
se trouver dans ses Souvenirs qui paraissent au moment où Sartre écrit le Saint Genet.
75. Ibid., p. 555. Il s’agit là des personnages de Miracle de la rose (1946).
76. Ibid., p. 555.
77. Ibid., p. 510.
78. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 139, et Bodies That Matter, op. cit., p. 132.
79. « Je deviens en moi l’Autre »… écrit Sartre entre les bras du travesti.
80. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 47-48.
81. « Voici, par exemple, une femme qui s’est rendue à un premier rendez-vous… » (Jean-Paul
re
Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2016, 1 partie, chap. 2, II,
« Les conduites de mauvaise foi », p. 91 et sq.
82. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 554. C’est Sartre qui souligne.
83. Ibid., p. 555.
84. Ibid.
85. Ibid., p. 555-556.
86. Par exemple la lesbienne Inès dans Huis clos ou l’homosexuel Daniel Sereno dans L’Âge de
raison.
87. Jean-Paul Sartre, « L’universel-singulier » [1966], in Situations IX, Paris, Gallimard, 1971.
88. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 556-557. Mauriac a écrit un texte
particulièrement hostile à Genet à propos de sa pièce Haute surveillance, intitulé « Le cas Jean
Genet » (Le Figaro littéraire, 26 mars 1949). On connaît aujourd’hui, notamment par la biographie
de Jean-Luc Barré, ce qu’il en fut réellement du rapport de Mauriac à l’homosexualité.
89. Ibid., p. 555.
90. Ibid., p. 565.
91. Ibid., p. 500.
92. Pascale Gaitet et Nathalie Fredette, Queens and Revolutionaries : New Readings of Jean
Genet, Newark, University of Delaware Press, 2003.
93. Cette opposition nette apparaît avec la rencontre que fait Divine de Seck Gorgui dans Notre-
Dame-des-Fleurs (in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1951, p. 92).
94. Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre. Le Séminaire (1968-1969), livre XVI, texte établi par
Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 2006, p. 256.
95. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 551-561.
96. Barthes, S/Z, in OC, t. III : 1968-1971, p. 285.
97. Lacan, « La lettre volée », séance du 26 avril 1955, in Le Moi dans la théorie de Freud, op.
cit., p. 234. Et « Le séminaire sur La Lettre volée », in Écrits, op. cit., p. 34-37.
98. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 105.
99. Ibid., p. 98. « Dépouiller la femme » est l’équivalent de l’impératif de « dépouiller le vieil
homme » prôné par Paul (Épître aux Colossiens, III, 9).
100. Divine va jusqu’à faire un moulage en plâtre de son sexe en érection (ibid., p. 15), et en ce
sens Mignon est le Maître (p. 48).
101. Ibid., p. 44.
102. Ibid., p. 56.
103. Ibid., p. 117-120.
104. Ibid., p. 119. Les stars auxquelles Notre-Dame-des-Fleurs est identifié sont deux
contemporaines, Émilienne d’Alençon, une courtisane et demi-mondaine, et Eugénie Buffet,
chanteuse.
105. C’est le mot qu’emploie Genet à propos de Mignon qui adopte par moments les tics féminins
de Divine (ibid., p. 133).
106. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 125. Le mot « race » est celui employé par Butler
(Bodies That Matter, op. cit., p. 116).
107. Voir notre Jean Genet, post-scriptum, Lagrasse, Verdier, 2006.
108. Lacan, « Kant avec Sade », in Écrits, op. cit., p. 771-772.
109. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 301-306. Voir supra la section « Le
baroque ».
110. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 55.
111. Ibid.
112. Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » [1950], in Marcel Mauss,
Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968, p. 13.
113. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 125.
114. Ibid., p. 121.
115. Ibid.
116. Cette notion très puissante forgée par Sartre à partir de sa lecture de Genet est notamment
développée dans le livre II du Saint Genet, op. cit., p. 368-394, voir aussi p. 559-567.
117. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 133.
118. Lacan, Les Formations de l’inconscient, op. cit., p. 261-264.
119. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 135.
120. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 500.
121. Jacques Derrida, Parages, Paris, Galilée, 2003, p. 133. Derrida veut montrer par ce terme le
jeu du dehors et du dedans dans les récits de Blanchot qui par là conteste la possibilité même de la
narration. On verra plus tard le sens de cette métaphore très sexuée.
122. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible [1964], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1979,
« L’entrelacs – le chiasme », p. 172-204. Le mot « invagination » apparaît p. 199. Si Lacan
reproche à Merleau-Ponty de négliger le « manque constitutif » qui troue le regard (Les Quatre
Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 70), il le rejoint dans sa critique du
platonisme et la « prétendue tromperie de la perception » (Ibid., p. 87).
123. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 599.
124. Voir Jean Clair, Méduse, Paris, Gallimard, 1989, p. 22.
o
125. Gisèle Chaboudez, « Le rapport sexuel en psychanalyse », Figures de la psychanalyse, n 5,
2001, Érès, p. 41.
126. Lacan, séminaire « L’identification » (1961-1962), livre IX (inédit), séance du 23 mai 1962.
127. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 135.
128. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, op. cit., p. 317.
129. Ibid.
130. Ibid.
131. Cette notion, apparue en 1971, désigne ce qui dans la langue est en deçà du code, de la
communication, de la traduction, ce qui constitue l’équivoque prise dans les effets de la jouissance,
et dont l’œuvre de Joyce peut donner une idée.
132. Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974, p. 252. Ce terme est apparu pour la première fois
dans « Tympan », in Marges de la philosophie (Paris, Minuit, 1972), où il s’agit de détruire
« les deux types de maîtrise en leur familiarité essentielle – c’est aussi celle du phallocentrisme et
du logocentrisme » (p. XVII).
133. Ibid., p. 37. Derrida va jusqu’à expliquer que la formule de Lacan selon laquelle il n’y a pas
de métalangage, c’est-à-dire pas de vrai sur le vrai, donc pas de vérité centrée par un discours
dominant, relève de la « feinte ». Lacan n’abandonne la notion de métalangage que par « feinte »
(Jacques Derrida, La Dissémination [1972], Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1993, p. 65).
134. Ce qui est discrédité, c’est l’herméneutique psychanalytique lacanienne : « Allez-vous
précipitamment tomber dans le piège ? Et traduire que La Fleur, qui signifie (symbolise,
métaphorise, métonymise, etc.) le phallus […], signifie la mort, la décapitation, la décollation ? Ce
serait arrêter une fois de plus, et au nom de la loi, de la vérité, de l’ordre symbolique, la marche
d’une inconnue : son glas, ce qui s’agit ici » (Derrida, Glas, op. cit., p. 35-36).
135. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 34-36.
136. « La dissémination ouvre, sans fin, cet accroc de l’écriture qui ne se laisse plus recoudre, le
lieu où ni le sens, fût-il pluriel, ni aucune forme de présence n’agraphe plus la trace » (ibid., p. 36).
137. Ibid., p. 54.
138. Derrida, Glas, op. cit., p. 37-57.
139. Derrida écrit : « L’écho traîna longtemps », qu’il fait suivre de citations du Saint Genet (ibid.,
p. 37). Mais il s’éloigne pourtant très clairement de la féroce mise en pièces du Genet de Sartre
opérée par Bataille dans La Littérature et le mal (ibid., p. 245-248).
140. Derrida, Glas, op. cit., p. 57.
141. Ibid., p. 65.
142. Ibid., p. 66.
143. Ibid., p. 98.
144. Ibid., p. 215-216. Derrida commente alors la figure de l’unicorne, « frontière passée entre
deux tissus, deux textes, deux sexes ». ll ajoute : « Je suis presque (à peine) la dame à la licorne et
la dame à la licorne est (presque) pour moi, je suis la dame et la licorne. » Dans La Dissémination,
Derrida déjà parlait de « perpénétration » (p. 265).
145. « Artaud et ses doubles » (entretien de Jacques Derrida avec Jean-Michel Olivier), Scènes
o
Magazine, n 5, février 1987, à l’occasion de la parution du texte de Derrida « Forcener le
subjectile », in Jacques Derrida et Paule Thévenin, Dessins et portraits d’Antonin Artaud, Paris,
Gallimard, 1986.
146. Derrida, Glas, op. cit., p. 264.
147. Ibid., p. 157.
148. Ibid., p. 277.
149. Derrida, « La double séance », in La Dissémination, op. cit., p. 261.
150. Ibid., p. 265.
151. Ibid., p. 324.
152. Derrida, Glas, op. cit., p. 239.
153. Ibid., p. 240.
154. Ibid., p. 249.
155. Ibid., p. 58.
156. Ibid., p. 256.
157. « Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de castration mais que cet il y a n’a pas lieu » (ibid.,
p. 256).
158. Ce terme associe « anthère » (terme de botanique) et l’érection : « temps d’érection contrée,
recoupée par son contraire – au lieu de la fleur. Énanthiose » (ibid., p. 148).
159. Ibid., p. 157.
160. Ibid., p. 277-280.
161. Ibid., p. 277.
162. Ibid., p. 38.
163. Ibid., p. 168.
164. Jean Genet, Miracle de la rose, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1951, p. 378.
165. Voir aussi le paragraphe qui commence par « Le fils ou le phallus de la vierge couche donc
immédiatement avec sa mère… » (Derrida, Glas, op. cit., p. 120).
CHAPITRE TROIS

Judith et Octavia

L’AUTRE TRAVESTI

Pour les gender, l’imaginaire individuel renvoie à la position


aristocratique, élitiste, esthétique, romantique de l’écrivain-intellectuel
européen qui n’est pas en mesure par les moyens qui sont les siens de
conférer à son discours une dimension performative agissant sur la carte
sociale des dominations. Si la Divaïne de John Waters sert de référence à
Butler, c’est comme témoin et non comme expérience intérieure. Pourtant, il
y a une exception qui constitue le matériau d’un de ses meilleurs livres,
Ces corps qui comptent, paru aux États-Unis en 1993. C’est celle issue d’un
film de Jennie Livingston, Paris Is Burning, remarquable documentaire sur
les bals que fréquentent les jeunes gays latinos ou afros, travestis ou trans à
1
New York .
Le film, qui mêle séquences de danse et entretiens, est l’occasion d’une
confrontation au travestissement extrêmement forte, sans doute parce qu’avec
les personnages de Paris Is Burning nous quittons la culture médiocre du
drag queen pour pénétrer d’autres mondes profondément étrangers à la
culture anglo-saxonne, ceux de minorités latinos ou afro-américaines, mais
aussi pour une raison plus déterminante que nous allons découvrir très vite.
Avec Paris Is Burning, Butler ne découvre pas seulement des minorités
réelles, mais se confronte au désir, à la sexualité du travesti qui nous a
mobilisés avec la Divine de Genet. Butler y croise le sujet hétérosexuel qui
est la proie du travesti et son partenaire le plus évident, présent au cœur de
son désir mimétique. L’expérience « hétérosexuelle » du travesti marque
alors une nouvelle fois les limites du travestissement. L’unique exemple
d’une relation entre le travesti et l’homme hétérosexuel se clôt par un drame.
Venus Extravaganza, jeune travesti-prostitué d’origine italo-américaine et
portoricaine, est, dit-elle, mutilé par un client pour le punir de l’avoir séduit
(mutilates her for having seducing him), de l’avoir trompé sur son identité, et
2
meurt . Nous y reviendrons.
Cet échec est aussi celui du travesti à parvenir à une véritable
métamorphose. L’impasse du travesti est surdéterminée par l’intrication des
questions de genre, des questions sociales et d’origines ethniques (Butler
3
emploie le mot « race »). Le processus de travestissement prétend à une
4
« transsubstantiation de genre [a transubstantiation of gender] » qui est
rendue impossible par les discriminations imposées par « la carte sociale du
5
pouvoir [the social map of power] », par les normes racialisantes, et par
« un ordre symbolique » soucieux d’empêcher une plus grande possibilité de
6
« resignification du sexe ». En réalité, pour Butler, l’hégémonie homophobe
blanche (white homophobic hegemony) contraint le travesti à se tenir au
paradigme homme/femme. Son image doit précisément être structurée par ces
hégémonies, c’est-à-dire obéir au modèle stéréotypé du « glamour ».
Si l’assassinat de Venus Extravaganza confirme la surdétermination
sociale de l’entreprise de travestissement, le spectacle fascinant proposé par
les travestis de Paris Is Burning amène néanmoins Butler à des formes –
fréquentes chez elle – de tergiversation : l’ambivalence du travesti associe
son pouvoir de dénaturalisation des normes et sa soumission au processus
7
d’idéalisation et de réidéalisation de genre, ici le genre féminin . La
conclusion dialectique est alors évidente : la vraie leçon du travesti tient à ce
qu’il met en lumière la structure imitative du genre lui-même qui est
« au cœur du projet hétérosexuel ». C’est la fameuse formule, déjà si souvent
8
citée : « All gender is like drag, or is drag . » L’hétérosexualité est définie
comme effort constant et répété (itératif) d’imitation de ses propres
idéalisations. La première conséquence est de retourner cette axiomatique
contre le féminisme européen (français) qui maintient « les femmes comme le
9
“sujet” du féminisme [women as the “subject” of feminism] » et ne cherche
pas à comprendre comment est fabriquée la catégorie « femme », ni même à
interroger la validité du signifiant « femme », et à contester son
10
« universalité ». Critique du féminisme qui va jusqu’à invalider les
positions les plus innovantes de Luce Irigaray qui reprend la notion de degré
zéro et explore ce lieu insituable qui défait toute binarité et toute économie
11
classique de la signification , ou de Monique Wittig dont la fameuse formule
12
« Les lesbiennes ne sont pas des femmes » semblait pourtant avoir réglé son
compte à ce fameux signifiant. Pour Butler, ces discours, par leur
13
globalisation ou leur universalisme , légitiment les régimes identitaires et
normatifs.

LE TRAVESTI LESBIEN

Ces limites du travesti ne constituent qu’un aspect du livre car le film


Paris Is Burning permet de les dépasser par ce qu’on appellera l’expérience
lesbienne du travesti. Jusque-là, le travesti était pris dans une fonction
heuristique purement critique, celle de nous faire comprendre que le genre
n’est qu’une imitation. Mais imaginons un travesti vu par une lesbienne…
Quelque chose d’autre se passe, « le genre brûle », comme le titre d’un des
chapitres du livre le suggère : « Gender is burning ». À la manière de Sartre
avec la Divine de Genet, Butler va éprouver, par la médiation de Jennie
14
Livingston et d’un jeune travesti afro-américain, Octavia Saint Laurent , la
possibilité de cette métamorphose impossible, et toujours déçue. La
métamorphose interdite, du fait des normes raciales ou sociales qui
15
empêchent une véritable extension des possibilités de genre et soumettent le
16
travesti au seul idéal de la housewife , va devenir possible, au moins
momentanément, dans une séquence où apparaît Octavia. Un élément
17
nouveau est présent, le phallus, le phallus lesbien : the lesbian phallus ,
concept central du livre.
Ce phallus n’est pas celui qui hante la robe du travesti et dompte le client
comme chez Severo Sarduy ou Jean Genet. Avec Butler, le travesti est
toujours mal pourvu et, quand elle doit nommer la chose, par exemple à
propos du meurtre de Venus Extravaganza, et « son petit secret » de travesti,
elle emploie cette mystérieuse formule des « organes restants [those
18
remaining organs] », comme si leur réalité phallique devait être
problématique, insignifiante et atrophiée. L’hypothèse, formulée par Butler,
selon laquelle Venus aurait été pris pour une femme par son client et
assassiné à cause de cela n’est pas d’ailleurs crédible car son apparence, à le
19
voir dans le film, ne peut tromper personne . Le travesti est déphallicisé :
quelqu’un d’autre est porteur du phallus, la lesbienne. Mais de quelle
lesbienne s’agit-il ? C’est ici une figure très concrète, l’auteure du film,
Jennie Livingston : « Jennie Livingston, une lesbienne blanche [a white
20
lesbian] » – la dénomination est ambiguë. S’inscrit-elle dans la manie queer
de la classification très présente dans ce chapitre où il n’est question que de
21
high queen, de butch queen, de bangie … ou bien renvoie-t-elle
ironiquement à une assignation normative, homophobe ? Une incise brouille
encore les données car Butler ajoute : « qualifiée de “lesbienne blanche juive
diplômée de l’université Yale” », identité par laquelle Butler s’identifie
également : « Jennie Livingston, a white lesbian (in other contexts called
“a white Jewish lesbian from Yale”, an interpellation which also implicates
22
this author in its sweep) . » L’intersectionnalité n’a pas été oubliée – genre,
race et classe (lesbienne, juive, Yale) – mais sous un angle inattendu. Ces
catégories n’émanent pas du pouvoir hétérosexuel blanc (white homophobic
hegemony) mais des groupes féministes radicaux hostiles au film, et plus
particulièrement sensibles à la question noire. La catégorisation est ici
retournée en une forme d’extraterritorialité juive qui place Butler et
Livingston dans un statut complexe associant gémellité sexuelle, de genre,
d’origine sociale, et de minorité stigmatisée. Ainsi, celle qui regarde opérer
l’image (Butler) est le double de celle qui la produit (Livingston), celle qui va
opérer la transsubstantiation jusque-là apparue comme impossible.
La séquence de transsubstantiation – on va revenir sur ce mot – est
difficile à repérer lorsqu’on visionne le film lui-même. Butler n’a pas, il faut
le dire, une perception visuelle du film ni très fidèle ni très exacte comme en
témoignent de nombreuses erreurs factuelles de sa part. On peut parler d’une
forme d’hallucination butlérienne, comme on en parlera à propos de Barthes
pour l’image de la Zambinella. Quoi qu’il en soit, quelque chose se passe
dans le film à un moment où, selon Butler, le désir de Livingston pour
Octavia passe à l’écran. Moment de grande confusion visuelle où Octavia, en
maillot de bain jaune, essaie des vêtements devant un miroir et où un
caméraman (blanc) apparaît à l’écran la filmant. Butler avoue ne pas tout à
fait identifier le circuit du désir qui se dessine alors : « it is unclear whether it
is a man shooting the film as a proxy for Livingston, or Livingston
23
herself ».
Mais, pour autant, au cœur de ce trouble triangle des genres, quelque
chose se passe entre « une lesbienne blanche » et Octavia, ou plutôt de la part
d’une « lesbienne blanche investie du phallus [a white lesbian phallically
organized] » vers « une transsexuelle noire M-to-F [a black male-to-female
24
transsexual] ». La scène est résumée sous la forme de ce que Butler appelle
une allégorie : une soudaine intrusion de la caméra dans le film, sorte de
phallus par lequel la lesbienne érotise le travesti, lui offre la promesse d’une
25
« reconnaissance érotique [erotic recognition] ».
Il s’agit bien d’une allégorie où le sacré surgit énigmatiquement dans un
fragment temporel et spatial vertigineux accomplissant un acte qui se situe
hors du cadre habituel de la représentation. Cet acte, c’est donc une
26
transsubstantiation, et cela par la « transsexualisation du désir lesbien » :
opération sacrée, tout entière redevable à ce phallus, sorte de baguette
magique en mesure de métamorphoser le travesti en femme :

Livingston incite Octavia à devenir femme pour sa propre caméra,


et Livingston assume ainsi la puissance d’« avoir le phallus », c’est-
à-dire la capacité de conférer cette féminité, de sacrer
[to anoint/d’oindre] Octavia femme modèle. […] Qui plus est, la
caméra joue le rôle d’un instrument chirurgical et réalise
l’opération, devenant ce par quoi la transsubstantiation
[transubstantiation] peut avoir lieu. Livingston devient ainsi celle
qui a le pouvoir de transformer les hommes en femmes, et ceux-ci
dépendent par là du pouvoir de son regard pour devenir et rester
27
femmes .

Scénario qui rejoint l’imaginaire baroque de Genet – pensons à cette


extraordinaire transsubstantiation que constitue Miracle de la rose – ou celui
28
de Severo Sarduy, porteur de l’imaginaire sud-américain . La
Transsubstantiation – terme de la théologie christique par où le pain et le vin
deviennent corps et sang de Jésus –, et l’Onction (anointing), le geste sacré
par lequel le prêtre triomphe de la mort jusque dans l’extrême-onction :
fascinante opération de la part d’une « white Jewish lesbian ». Le propos de
Butler confirme que, si la figure phallique est bien au cœur du
travestissement, le regard lesbien déplace cette figure. Le travesti n’est plus
une femme qui bande, il n’est plus fétichisé. Celle qui bande, c’est la
lesbienne (Livingston/Butler) en tant qu’elle filme/écrit, en tant que son désir
fait intrusion dans le processus de métamorphose du travesti, et le réalise si
bien que la métamorphose devient en effet transsubstantiation : le travesti est
alors totalement femme (femme modèle/model woman), la femme absolue, au
point que « les organes restants [remaining organs] » ne sont pas même
évoqués… Et, alors que le film indique clairement qu’Octavia Saint Laurent
n’est pas transsexuel, et n’a pas été opéré (« I stand up and piss in the
bathroom ; I don’t sit down », dit-il dans ses entretiens), Butler, elle,
maintient une incertitude sur ce point – « n’ayant sans doute pas encore subi
d’opération [presumably preoperative] » : « l’apparence de femme
29
“fonctionne” ». Butler, qui avait noté chez Venus Extravaganza son échec
de travesti du fait de sa soumission aux idéaux normatifs, ne semble pas
repérer les mêmes aspirations chez Octavia Saint Laurent, lui qui veut
pourtant une « normal happy life », qui dit : « I want to be comfortable »,
« The way I look puts money in my pocket », « I want to be somebody.
I mean. I am somebody. I just want to be a rich somebody », « I hope to
30
become a full-fledged woman »…
Cette expérience, qui rompt avec son habituel réalisme sociologique,
amène ainsi Butler à une médiation où l’alter ego juif et lesbien autorise
soudain l’intrusion d’une « autre scène », une autre scène toujours prise dans
la sémiotique infiniment précise du vertigo de l’allégorie lors d’une séquence
fugitive et presque subliminale de Paris Is Burning où les coordonnées de
l’espace naturel sont déstabilisées. Le trouble dans le genre est intimement lié
à cette mise en abyme du point de vue où la caméra a fait « intrusion dans le
31
film » : dérèglement du regard, duplicité, quasi-diplopie. Un homme blanc
apparaît à l’écran filmant Octavia en train de poser devant un miroir, mais
une voix – dont Butler ne sait pas à qui elle appartient (l’homme ou Jennie
32
Livingston ) –, qui exprime un désir, parvient dans un moment de vertige
fantasmatique à déplacer la propriété de l’instrument optique et de l’image
dont la jouissance est transférée à la femme lesbienne. Comme dirait Sartre à
propos de l’événement fondateur au cours duquel une voix constitue Genet en
33
voleur : « Cela s’est passé ainsi ou autrement . » Nous sommes, par ce
supplément du regard, dans une forme de nuit sexuelle où tout vacille.
Cette scène hallucinatoire, désorganisatrice de la perception, donne
naissance au « phallus lesbien » comme dans une hiérophanie phallique. Le
trouble dans le genre est suscité par l’accès fasciné à la présence « réelle »,
34
quasi eucharistique, du phallus (fascinus ) dans le rite sexuel. Nous sommes
dans la dimension « miraginaire » de l’espace telle que nous l’avons
découverte avec Lacan. Car, bien sûr, tout est semblant.

PHALLUS LESBIEN ET FÉMINISME

Il y a donc le fantasme, l’imaginaire, l’hallucination. Mais il y a aussi la


théorie. Le Phallus lesbien est aussi une théorie du phallus. Théorie qui,
comme dans Trouble dans le genre, a pour adversaires l’homophobie
hétérosexiste mais aussi les féministes classiques et les lesbiennes vintage.
L’orthodoxie féministe et les vieilles cultures saphiques perçoivent la
persistance du modèle phallique au sein du lesbianisme comme la
35
perpétuation de la « straight mind [la pensée hétérosexiste] ». Mais, pour
Butler, c’est le contraire. Elle interprète cette fixation des homosexuelles sur
une spécificité lesbienne comme le symptôme d’une angoisse à l’égard du
modèle sexuel phallique qui serait « souillure » ou « trahison » (defilement or
36
betrayal ), spectre de honte et d’avilissement (spectre of shame and
37
repudiation ). Cette aspiration à une spécificité a-phallique du couple
lesbien relève, selon elle, d’une moralité qui soumet l’homosexualité
féminine à une sous-sexualité, régie par la sublimation, et dont la matérialité
sexuelle est minimisée. Dans sa conclusion, Butler insiste sur la dimension
corporelle du lesbianisme, sur sa théâtralisation, sa visibilité spectaculaire et
queer, permettant de remettre en cause la traditionnelle « désexualisation de
38
la lesbienne [desexualization of the lesbian] » et son imagerie sentimentale
et désuète. Le lesbianisme traditionnel vit sa différence comme un privilège
illusoire qui n’est que l’alibi de son acceptation par la domination masculine,
car la véritable soumission à l’imaginaire masculin se situe pour Butler dans
la reprise des discours idéalisants autour d’une sexualité féminine placée en
39
dehors de la culture collective . Sam (Marie-Hélène) Bourcier pointe
justement le lien entre l’association du sujet féminin à la pudeur et ce
qu’il/elle appelle une « genrification » de la perversion, visible par exemple
40
dans l’ignorance par la psychanalyse d’un fétichisme féminin et lesbien . La
notion de phallus lesbien rencontre en effet la question du fétichisme refoulé
par le puritanisme des féministes qu’effraie même la simple évocation des
41
dénominations de rôles dans le couple lesbien (butch/fem…) . Bourcier
résume le propos de Butler en expliquant que la lesbienne S/M permet, par
son appropriation visible d’instruments sexuels apparentés au phallus,
d’opérer la séparation de la sexualité et du genre dans une relation où les
42
rôles circulent librement . Paraphrasant Barthes, Bourcier peut ainsi écrire
43
que le « gode queer » n’imite pas « la bite » mais s’y ajoute .
Butler prend pourtant un grand risque en associant la visibilité de la
sexualité lesbienne au phallus, et qui plus est en référence à Lacan. Risque
théorique d’accréditer par là l’hypothèse d’une prévalence du phallus sur
toute autre symbolisation des sexes, hypothèse qui a fait dire à Freud qu’il
44
n’y a qu’une seule libido, la libido masculine . Prévalence qui est à la source
des processus d’identification de genre puisque, comme on l’a vu, c’est parce
que la petite fille n’est pas en mesure d’identifier sur son propre corps sa
spécificité sexuelle qu’elle est contrainte, dans la phase pré-œdipienne, à un
détour par l’objet phallique où elle ne se distingue pas du petit garçon. On a
vu d’ailleurs qu’une telle hypothèse ne gênait pas Gayle Rubin qui, au
contraire, voyait dans cette plasticité et cette circulation du phallus entre les
sexes et les corps un grand bénéfice théorique, et un outil indispensable pour
comprendre le processus de renoncement de la femme au désir pour les autres
45
femmes . Mais la stratégie de Butler ne lui permet pas une reprise aussi
directe du lacanisme, d’autant plus qu’entre le puritanisme traditionnel
lesbien et le « phallocentrisme » lacanien il y aurait la place pour d’autres
alternatives. On a entraperçu, avec le très sophistiqué speculum de Luce
Irigaray et l’anamorphose vaginale qui se reflète à sa surface concave –
miroir de sorcière –, ou comme instrument d’écart, de forçage des lèvres, des
46
fentes, des parois vaginales , la possibilité aussi pour le féminin d’échapper
à la contrainte de la représentation qui est, selon Irigaray, le privilège de
47
l’Autre, de l’homme prospectant interminablement le sexe de la femme :
mise à l’écart du représentable qui conduit à une pensée du Neutre, avec un
féminin qui, dans le paradigme des sexes, serait le non-marqué, le point zéro.
Sans compter une autre hypothèse selon laquelle, si le sexe féminin est sans
visibilité propre, c’est à la manière de la lettre volée d’Edgar Poe : il est ce
qui est sous nos yeux et que nous ne voulons pas voir par aveuglement. Les
civilisations ont passé leur temps à ne pas voir la morphologie singulière du
48
féminin pourtant bien visible ou, au contraire, à la voir de trop près, comme
en témoignent les pratiques d’excision ou de clitoridectomie de certains
peuples. De trop près parfois positivement comme avec les « pithas », pierres
en forme de vulve qui incarnent la Terre-Mère dans les cultures népalaises ou
49
indiennes . Déni dont l’art contemporain rend d’ailleurs témoignage par
exemple avec les cunt paintings de Betty Tompkins.
Le risque que prend Butler en associant le lesbianisme à la figure
phallique est en réalité un risque parfaitement maîtrisé qui s’inscrit dans sa
stratégie singulière. Si Butler reprend le thème lacanien du phallus, ce n’est
pas en effet, comme Gayle Rubin, parce qu’elle adhérerait à l’idée d’une
sexualité constituée par l’ordre symbolique dont le phallus serait le signifiant
majeur. Mais c’est parce que, à ses yeux, le phallocentrisme est ce qui régit
les régimes de sexualité contemporains et qu’il n’est pas pensable d’y
échapper en raison de l’axiome fondamental du butlérisme, inspiré par
Foucault, qu’il n’y a pas de dehors ou d’alternative aux rapports de pouvoir
existants et aux conventions construites, sexualité et pouvoir étant
50
« coextensifs » : or, « la sexualité lesbienne est aussi construite que toute
51
autre forme de sexualité au sein des régimes sexuels contemporains ».
L’enjeu politique des gender n’est donc pas de vouloir échapper
artificiellement au phallus mais de le faire resignifier : développer une
« sexualité construite dans des rapports de pouvoir phalliques [in terms of
phallic relations of power], où ce qui était possible dans ces rapports pourrait
52
être remis en jeu, où les cartes pourraient être redistribuées ». Telle est la
fonction du phallus lesbien qui, en ce sens, est bien typiquement une
53
invention (une fiction ) butlérienne, un instrument de resignification au
travers d’un jeu d’imitation, de déplacement, de « nouvelles mises en
54
circulation [recirculation] » du signifiant phallique . Avec le lesbianisme,
explique Butler, le phallus ne disparaît pas mais se constitue comme site
55
d’identification différent de la scène d’hétérosexualité normative .
D’ailleurs, cet usage du phallus lacanien n’interdit pas de critiquer Lacan,
et c’est l’occasion pour Butler de réfuter le mythe psychanalytique du
lesbianisme comme « hétérosexualité déçue » qui contribue au « statut
56 57
désexualisé de la lesbienne », ou encore celui d’une « position asexuelle »
de l’homosexualité féminine chez Joan Riviere ou Ferenczi : cette hypothèse
de la déception lesbienne n’est, pour Butler, que le résultat du point de vue
masculin qui voit chez la lesbienne le rejet de sa sexualité que, comme
58
hétérosexuel, il a posée comme universelle . Bourcier étend cette critique de
59
Lacan à son discours sur le caractère énigmatique de la jouissance féminine .
Caractère d’énigme établi, notons-le, par Freud, qui, dans sa fameuse
conférence sur la féminité, dit : « Le problème de la féminité vous préoccupe
puisque vous êtes des hommes. Pour les femmes qui se trouvent parmi vous,
la question ne se pose pas puisqu’elles sont elles-mêmes l’énigme dont nous
60
parlons . »
Butler, ici, rate pourtant la pointe singulière de la pensée lacanienne en
matière de lesbianisme qui est bien loin de le constituer en une
désexualisation ou une asexualisation. Lacan écrit en effet sur ce point :

Ce n’est pas dire qu’elle [la lesbienne] renonce au sien [à son


sexe] : bien au contraire, dans toutes les formes, même
inconscientes, de l’homosexualité féminine, c’est sur la féminité
que porte l’intérêt suprême, et Jones a ici fort bien détecté le lien du
fantasme de l’homme, invisible témoin, avec le soin porté par le
61
sujet à la jouissance de sa partenaire .

PHALLUS LESBIEN / PHALLUS LACANIEN

Pour mieux constituer la notion de phallus lesbien comme obéissant à


d’autres lois, Butler détaille avec soin les caractéristiques du phallus lacanien,
ses liens avec la mise en œuvre des lois de la parenté, avec l’interdit de
l’inceste, son rôle dans le marquage et la soumission du corps au principe de
la différence sexuelle, son statut symbolique et sa fonction capitale de
signifiant, son lien à la castration, le nom du père… Mais c’est aussi
l’occasion pour elle d’avouer le caractère ironique de son larcin puisqu’elle
définit le « phallus lesbien » comme la « conséquence inattendue du schème
62
lacanien [unexpected consequence of the Lacanian scheme] ». Nous
retrouvons là la méthode butlérienne de détournement épistémologique qui
est théorisée dans Ces corps qui comptent par ce qu’elle appelle, à la suite de
Naomi Schor et Luce Irigaray, « une mimêsis critique [a critical
63
mimesis] ».
Cette mimêsis critique du phallus lacanien repose sur une série de
réfutations de Lacan : ce « phallus lacanien », censé gouverner l’ordre
symbolique, relève d’une idéalisation androcentrique qui, pour mieux asseoir
64
sa puissance, élide le lien, pourtant bien établi , entre le statut de pur
signifiant du phallus et l’« organe » qui en est le support imaginaire : selon
Butler, le saut entre les deux éléments (pénis/phallus) n’est jamais explicité
65
par Lacan . La « mimêsis critique » consiste ainsi à se saisir du phallus
lacanien, et le dessaisir simultanément de son prestige conceptuel fondé,
selon elle, sur une idéalisation qui relève d’un narcissisme masculin qui se
66
rassurerait de la menace de la castration . Il est significatif que Butler donne
à son différend avec Lacan un double horizon. Tout d’abord un enjeu de
pouvoir culturel qui confirme l’importance stratégique d’une rivalité entre la
culture européenne et la culture américaine. Elle ne manque pas en effet de
noter que la promotion du phallus par Lacan à une position conceptuelle
centrale dans la doctrine psychanalytique est associée chez lui à un diagnostic
très sévère sur la dégradation de la psychanalyse consécutive à ce qu’il
67
appelle « sa transplantation américaine ». Le phallus lacanien, en ce sens,
serait une nostalgie française. Mais il y a aussi un enjeu de pouvoir personnel.
Les « excès théoriques » de Lacan autour du phallus et son idéalisation sont
68
imputés à la personne même de Lacan, et se constituent en symptômes . Le
concept de phallus est une sorte de « réécriture fantasmatique » d’un organe –
le pénis, qui permet de nier « sa dépendance, sa petitesse [sic !], les limites
69
de son contrôle ». L’enjeu personnel est d’autant plus évident que Butler
souligne parallèlement le pouvoir castrateur de la femme-lesbienne acquis de
manière irréversible en substituant le phallus lesbien au phallus tel que Lacan
l’a conçu. Le phallus lesbien, tout en découronnant le phallus lacanien de sa
souveraineté, semble alors devenir à son tour un monarque tout-puissant,
comme on a déjà pu le constater avec le jeune Octavia Saint Laurent du film
de Jennie Livingston.
La supériorité du phallus lesbien tient à ce qu’il combine deux positions
qui sont disjointes dans l’approche lacanienne, l’avoir et l’être. Avec Lacan,
celui qui l’a ne peut l’être (position masculine) et celui qui l’est ne peut
l’avoir (position féminine) : au contraire, la lesbienne, non seulement a le
phallus, mais est le phallus. D’une part, elle l’a dans la mesure où le phallus,
disponible, par son infinie plasticité (plasticity) symbolique, à tous les
déplacements, peut être représenté par d’autres parties du corps (un bras, une
70
langue, une main, un genou, une cuisse, un os pelvien ), ou par « d’autres
choses similaires à des corps et instrumentalisés à dessein [an array of
71
purposefully instrumentalized body-like things] » – c’est-à-dire des objets,
72
godemichés, sex toys, « fétiches alternatifs [alternative fetishes] » –, mais
aussi par « divers performatifs discursifs [number of discursives
73
performatives] ». Cette plasticité du phallus lesbien ne tient pourtant qu’au
schéma lacanien (Lacanian scheme), comme l’a compris Gayle Rubin. C’est
parce que Lacan disjoint phallus et pénis, parce qu’il conçoit le phallus dans
un statut strictement symbolique, fondé sur la carence de la chose, que Butler
peut concevoir ce déplacement inventif que constitue le phallus lesbien. Elle
le reconnaît et le nie à la fois. « In a sense, the phallus as I offer it here is
74
both occasioned by Lacan », écrit-elle , mais pour ajouter aussitôt que le
phallus lesbien dépasse la simple opposition du signifiant au signifié
(phallus/pénis) à laquelle elle pense que se restreint la « signification du
75
phallus » chez lui .
Dans le même temps, la femme (lesbienne) est le phallus. Et ici Butler
reprend directement l’hypothèse de Lacan : être le phallus pour le sujet
féminin, selon Lacan, c’est d’abord cette mascarade par où elle compense son
manque dans la comédie de l’hystérique, mais c’est aussi satisfaire au désir
de l’homme en offrant à ce désir une image rassurante par le reflet qu’elle lui
présente – un objet non détumescent propre à soutenir son désir, signe de sa
76
toute-puissance . Pourtant, Butler en tire une version plutôt agressive
puisque, pour elle, la femme alors porte la menace de la castration pour
77
l’homme . Le reflet spéculaire phallique dont elle est porteuse détient le
pouvoir de castrer en offrant ou en retirant par son image la garantie dont
78
l’homme a besoin pour s’assurer qu’il a, lui, le phallus .
On reviendra sur la signification du phallus dans la doctrine lacanienne
mais, dès à présent, on peut noter que ce « phallus lesbien », comme phallus
féminin, a déjà été théorisé par Lacan. Ce phallus, c’est en effet l’objet que le
79
sujet féminin demande « pour faire mieux que l’homme ». C’est dans la
mesure où, selon Lacan, le désir masculin échoue que la femme est conduite
« à l’idée d’avoir l’organe de l’homme », pour faire du phallus « un véritable
80
ambocepteur », c’est-à-dire assumer cette position impossible de médiation
entre deux positions incommensurables, la position masculine et la position
féminine. Si le phallus appartient à l’ordre symbolique sous la forme d’un
signifiant, la conséquence est aussi qu’il hante le rapport sexuel mais ne se
réalise que sous la forme de son évanescence, et en ce sens il n’est nullement
idéalisé. Le phallus féminin, phallus imaginaire, est précisément ce qui
compense cette évanescence phallique et aspire à réaliser un rapport sexuel,
qui, selon Lacan, n’existe pas.

COMPLEXITÉ DU PHALLUS LESBIEN

Avec le phallus lesbien, Butler construit en sous-main le scénario de ce


qu’on appellera « le complexe de Judith » en référence à la scène biblique à
laquelle Butler fait elle-même allusion. Alors que, selon elle, Lacan n’offre
81
comme seule perspective au sujet hors la loi que la chute dans la psychose ,
82
son propre scénario, celui de la « gouine phallicisée [phallicized dyke] »,
trouve, grâce au phallus lesbien, son image mythique avec l’héroïne
83
biblique , Judith, l’héroïne juive, homonyme de Butler, qui, pour sauver son
peuple du génocide promis par Holopherne, général de Nabuchodonosor, le
84
séduit et, profitant de son ivresse, lui coupe la tête . Cet épisode biblique
apparaît chez Butler comme figure panique produite dans l’imaginaire
85
masculin, « figure spectrale », mais aussi comme « le site d’une
86
érotisation ». Sans doute ne connaît-elle pas alors le tableau qu’en a tiré la
e
peintre baroque du XVII siècle Artemisia Gentileschi, si important dans
l’histoire féminine de l’art, tableau que Barthes a commenté dans un texte au
87
titre emblématique : « Deux femmes », où il voit une scène de viol féminin .
Comme souvent chez Butler, l’ambivalence théorique où elle se place
l’amène à de nombreux tâtonnements : d’un côté la « gouine phallicisée »
apparaît comme une simple confirmation de la loi et de l’échec du sujet
féminin à accepter la castration féminine, d’un autre côté la contestation de la
88
castration qui s’y exprime apparaît comme une déstabilisation de la loi .
Butler est consciente de ce piétinement théorique, et c’est pourquoi elle
semble tentée par des thèses alternatives comme celles de Kaja Silverman
pour qui l’ordre symbolique peut être réarticulé de façon à n’être pas régi par
89
le phallus et par « la loi du Père » mais par l’hypothèse matriarcale . La
remise en cause de l’anthropologie lacanienne est radicale. Ainsi, pour Kaja
Silverman, l’interdiction de l’inceste, qui est le socle décisif de la fondation
de la loi, s’ouvre à une lecture nouvelle. Selon elle, cet interdit ne régit pas
seulement la mise en circulation sociale des femmes mais également celle des
90
hommes . Il est dès lors illégitime de tirer du tabou de l’inceste le principe
phallique comme instrument symbolique de cette circulation. Avec Kaja
Silverman, c’est le nœud anthropologique conçu par Lacan qui est tranché, et
c’est cette anthropologie qu’il faut ruiner. Or, précisément, Butler renonce à
ce déplacement de la loi du côté du monde des femmes et des mères. La
sympathie fantasmatique qu’elle pourrait éprouver pour cette hypothèse
demeure sans suite, et son propos se conclut par cette formule, très
caractéristique et de sa pensée et de sa rhétorique : « Je ne suis pas sûre que
dire “non” au phallus et, par conséquent, à ce qui symbolise le pouvoir […]
91
ne soit pas une reformulation du pouvoir . » Il y a une logique à ce
renoncement, qui constitue l’une des grandes spécificités de Butler au sein
des gender : la référence constante à la vulgate foucaldienne qui exclut de
manière axiomatique un dehors, ou une alternative au système.
Il semble alors que l’invention du phallus lesbien, malgré sa mise en scène
par le film Paris Is Burning, malgré sa puissance de trouble du genre, malgré
l’énergie théorique investie pour le fonder, devienne une manière paradoxale
d’évacuer ce que la scène sexuelle a de trop obscur, de trop brûlant, de trop
problématique.

LE PHALLUS LESBIEN COMME MÉDIATION

Si le phallus lesbien est apparu comme « la conséquence inattendue de la


92
pensée lacanienne », alors c’est sans doute le fait d’être inattendue qui rend
cette pensée problématique, et la fait tourner court. Le lesbianisme butlérien
n’est à aucun moment un érotisme au sens de Georges Bataille, une pratique
dont le caractère excessif, hétérologique, permettrait de déplacer les
catégories de la pensée. Si, momentanément, avec Jennie Livingston et
l’expérience lesbienne du travesti noir, Octavia, il a pu sembler que Butler
pénétrait dans une forme d’envers mystique et érotique du monde, le chemin
théorique finit par mener à un tout autre enjeu. Dans un entretien donné un an
après la parution de ce livre, au cours duquel son interlocutrice lui renvoie en
miroir le mot de « godemiché » qu’elle n’utilise jamais, elle dit : « Ce serait
tout de même un problème pour moi si le phallus lesbien était réduit à la
93
notion de godemiché. Voilà qui ruinerait sa puissance spéculative . » Le
phallus lesbien n’est pas meilleur que le phallus androcentrique par un
surcroît de magie, de puissance, de soufre, mais parce qu’il est plus
« social », parce qu’il se révèle médiation, parce que sa fonction est une
fonction essentiellement transactionnelle.
Dans la doctrine lacanienne, le phallus ne fait jamais médiation entre les
sexes : bien au contraire, il se caractérise par sa carence, par sa défaillance là
même où il devrait assurer sa fonction : « C’est parce que le phallus ne réalise
pas, si ce n’est dans son évanescence, la rencontre des désirs, qu’il devient le
94
lieu commun de l’angoisse . » Voilà peut-être ce « romantisme », cette
passion de l’échec que Butler repère dans la pensée européenne, et qui heurte
la pulsion pragmatique consubstantielle à l’idéologie américaine dont elle est
si curieusement partie prenante. Le phallus lesbien assume donc d’abord ce
rôle que le phallus lacanien ne peut assumer, le rôle d’une médiation. Le
déplacement de la fonction phallique sur des sites corporels hétérogènes
comme les doigts, bras, cuisses, ou sur divers instruments comme les sex
toys, voire « divers performatifs discursifs [number of discursives
95
performatives] », n’a rien à voir avec un fétichisme pervers et lesbien, et
96
cela malgré l’usage que Butler y fait du mot « fétiche » car le fétiche n’est
jamais une médiation avec autrui, bien au contraire, il est la négation de
l’autre. C’est pourquoi il faut prendre tous ces accessoires sexuels, et
substituts (doigts, bras, mots), de manière plus pragmatique, tout simplement
comme des instruments, des médiations performantes et efficaces dans la
relation sexuelle : véritables ustensiles – au sens que Heidegger donne à ce
97
terme – dont le fonctionnement est garanti, et qui sont d’une performativité
à toute épreuve, au sens d’actes réussis. Nous sommes alors dans le monde
des médiations et de la fluidification des identités, ce monde que Lacan a
dénoncé comme adaptation de l’individu à l’entourage social, et comme
recherche des « patterns de conduite » baignant dans le topos des human
98
relations .
Le phallus lesbien cesse alors d’être exclusivement lesbien pour devenir
un instrument universel, émancipateur et pacifiant. Il est cette médiation
permettant toutes les connexions possibles, réconciliant le fait d’avoir le
phallus et le fait d’être le phallus, autorisant enfin le lien de désir à désir,
99
dans une logique réorientée par le grand tournant positif qu’incarne Butler .
Un monde…

où des hommes souhaitent « être » le phallus pour d’autres


hommes, où des femmes souhaitent « avoir » le phallus pour
d’autres femmes, où des hommes souhaitent à la fois avoir et être le
phallus pour d’autres hommes au sein d’une scène dans laquelle le
phallus non seulement circule entre les modalités de l’avoir et de
l’être, mais entre des partenaires dans un circuit d’échanges
instable, avec des hommes qui souhaitent « être » le phallus pour
une femme qui l’« a » et des femmes qui souhaitent l’« avoir » pour
100
un homme qui l’« est » .

Cette désingularisation du lesbianisme devenu un simple modèle supérieur


de transaction sociale n’est pas sans conséquences notamment sur le monde
queer qui a progressivement emprunté le même chemin jusqu’à – c’est un
comble – devenir le discours du politiquement correct et du puritanisme.
Nous sommes loin de Gayle Rubin s’engageant, à la fin des années 1970 et
au début des années 1980, dans une défense féministe et lesbienne de la
pornographie, et dans une exaltation typiquement queer, au sens que ce mot
avait alors, du S/M, de la pornographie, des pratiques « cuir », et même de la
101
pédophilie ou pédérastie, contre le puritanisme féministe . Sur cette
question, on verra Judith Butler entamer une longue et sévère discussion avec
la féministe radicale très antiporno Catharine MacKinnon pour savoir si la
pornographie relève du perlocutoire (injuriant les femmes) ou de l’illocutoire
102
(instituant les femmes comme classe inférieure [inferior class] ). Son
analyse traite de la question à partir de ses conséquences sociales sur les
groupes visés : plus le groupe est discriminé (Afro-Américains,
homosexuels…), plus on attribue de performativité à la production
103
discursive .
Il s’agit désormais d’ouvrir le trouble dans le genre à une positivité et à
une morale du bien social. Non seulement Butler met en évidence le caractère
mortifère du phallocentrisme freudo-lacanien, assignant par exemple
104
l’homosexualité à un désir de mort , imposant aux individus le risque d’un
105
échec de la socialisation du fait de la toute-puissante loi de la castration ,
mais elle découvre que le mouvement LGBT véhicule lui-même des logiques
106
d’exclusion : condescendance de gays par rapport aux « bi », à « l’Autre
hétérosexuel [a heterosexual Other] », voire à l’hétérosexualité dotée du fait
107
de cette logique d’une « fausse unité ». Elle découvre avec regret les
108
« cruautés tacites [tacit cruelties] » qui sont tapies dans les appellations
excluantes du monde lesbien comme la butch ou la fem. L’impératif
catégorique est de multiplier les alliances avec « toute une diversité de
109
positions dynamiques et relationnelles au sein du champ politique »,
d’occuper des sites de paroles de contestation démocratisante dont il faut
effacer sans cesse les exclusions qui conditionnent leur production. Dès lors
qu’elle a inscrit le trouble dans le genre dans un idéal de médiations et de
transactions sociales, Butler ne peut que se lancer dans une fuite en avant où
le moindre risque de discrimination doit être exorcisé, et qui la contraint à un
œcuménisme illimité, au risque, selon son propre aveu, de s’exposer elle-
110
même à l’incohérence identitaire (incoherence of identity ). Cette position
111
de « carrefour [crossroad] » a un adversaire fondamental, la subjectivité, y
compris la sienne propre donc : il faut, écrit-elle, éviter de multiplier les
positions subjectives au sein de ce qu’elle appelle « the current domain of
112
cultural viability », c’est-à-dire le domaine de la vie et de la culture
ordinaires, dans la mesure où les positions subjectives sont soumises à « une
113
logique d’exclusion [a logic of repudiation and abjection] » : celles-ci
instaurent l’illusion d’occuper une place qui préexisterait au pouvoir
114
social . Cette fuite en avant amène, comme on l’a vu, Butler à regretter que
la mobilisation autour du genre comme site prioritaire ait été faite au
détriment de « la race, de la sexualité, de la classe ou du
115
positionnement/déplacement géopolitique », et la conduit à privilégier une
116
catégorie malléable et flexible comme celle de subalterne .
D’une certaine manière, Butler condamne alors toute aspiration des
gender à produire une théorie du genre : le concept de genre tel qu’elle le
réélabore relève bien de studies mais pas d’une theory. Les gender studies ne
peuvent plus prétendre à fonder une hégémonie de pensée mais doivent
prendre place dans le vaste ensemble des activismes culturels inclus dans le
projet d’une « démocratie radicale ». Il convient alors d’associer les positions
minoritaires traditionnelles LGBT ou queer à une stratégie d’emprise
hégémonique sur le champ culturel, social et politique où l’on retrouve
117
l’inspiration « gramscienne » d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe :
construire de nouvelles hégémonies au travers de « carrefours [crossroads] »
qui ne s’incarnent pas dans des sujets, mais dans la réélaboration de
118
« signifiants convergents les uns par rapport et à travers les autres », selon
le vocabulaire postmarxiste d’Ernesto Laclau.

LA MORT DU TRAVESTI

La première victime de cette stratégie est le travesti. L’unique moment où


il a pu apparaître dans sa singularité brûlante (gender is burning), c’est quand
il a été éclairé, dénudé, sublimé par le phallus lesbien – la caméra de Jennie
Livingston. C’était la dernière occasion pour Butler de défendre la singularité
subjective du lesbianisme. Si elle partage à mi-voix les reproches adressés à
Jennie Livingston de négliger certains aspects politiques, sociaux, ethniques
119
des jeunes travestis, formulés par sa principale critique « bell hooks » , ce
n’est pas sans avoir détecté chez cette dernière, comme on l’a vu, une petite
120
tonalité antisémite qu’elle lui retourne astucieusement en remarquant que,
concentrée sur la seule question noire, celle-ci n’a prêté aucune attention aux
Latinos du film et à l’aspiration de nombreux travestis noirs à accéder à la
121
« blanchitude [whiteness] ». Au sociologisme rudimentaire de « bell
hooks », elle oppose une autre manière de penser le réel pour laquelle le
glamour de ces bals de travestis, privilégié par la cinéaste, est un matériau
social tout aussi significatif que leur vie quotidienne. Tout comme sont
significatives les structures symboliques qu’ils inventent telles les « maisons
de travestis » auxquelles appartiennent les personnages du film via des clans
122
organisés suivant des partages ethniques, claniques, « familiaux ». Les
bals, qui donnent lieu à des concours, opposent ainsi des « maisons
[Houses] » comme la maison « Extravaganza », ou la « House of Princess »,
123
la maison « Paris Is Burning » qui donne son titre au film . L’univers
individuel y est indissociable de ces « maisons » communautaires où se
construisent des relations entre travestis qui refondent le « système de
124
parenté » : « Ces hommes sont les uns pour les autres des “mères”, ils
s’offrent une “maison”, ils “s’élèvent” les uns les autres [These men
125
“mother” one another, “house” one another, “rear” one another] . » Ces
hommes – les travestis – sont ceux par qui un matriarcat de genre est
possible. Et, en effet, Venus Extravaganza devient tout autre dès lors qu’on le
126
représente comme membre de la « House of Xtravaganza » dont le système
des noms propres, typiquement clanique, aurait sans doute intéressé Lévi-
Strauss, ou encore Genet avec ses Mimosa I, Mimosa II, Mimosa mi-IV.
Pourtant, l’intuition du caractère inséparable de la réalité économique et
symbolique du travestissement et cette échappée hors du positivisme
sociologique restent limitées, car Butler finit par reculer devant le risque
127
d’une « logique de fétichisation [logic of fetishization] » de la performance
à laquelle nous assistons : celle du film comme celle du travesti. L’alternative
se pose pour elle entre une position de pure fascination et une position
critique. C’est cette dernière qui l’emporte et avec elle le retour du discours
psychosocial, transactionnel et pragmatique. La perspective que Butler offre
pour finir au travesti latino ou afro-américain de Paris Is Burning, c’est la
dynamique de développement personnel propre à l’épistémologie que nous
avons décryptée dans la première partie de ce livre : l’agency (la capacité
d’agir), l’empowerment (l’autonomisation), complétée par l’enabling (traduit
ici en français par encapacitation), termes qui co-appartiennent, comme on l’a
vu précédemment, au discours des minorités, au vocabulaire de l’entreprise,
des DRH, et à celui de la technocratie d’État (enabling state : État
facilitateur, encapacitant). L’univers que devraient dévoiler les maisons de
128
travestis est ainsi celui du « care » (du prendre soin les uns des autres ) où
la communauté orienterait ses membres vers « un futur plus ouvert et plus
129
encapacitant [enabling future] ». Ainsi le travesti cesse au fond
d’introduire un trouble dans le genre, il renvoie à une dynamique de
développement, à « la possibilité d’une resignification politique et sociale
130
encapacitante ».
Dans l’univers de Genet, il y a également des « maisons » de travestis,
mais celles-ci reposent sur une autre économie qui n’est pas celle de
l’optimisation personnelle : « Nos ménages, la loi de nos Maisons, ne
131
ressemblent pas à vos Maisons. On s’aime sans amour . » Elles sont plus
proches de la logique de la « meute » dont Deleuze et Guattari parlent au
132
terme d’une réflexion sur le devenir dans lequel le travesti a sa part . Nul
optimisme de la communauté travestie comme nouveau welfare. Sans doute
le trouble fondamental du genre est-il là. Et d’ailleurs, tant Venus
Extravaganza qu’Octavia Saint Laurent ont montré par leur mort à quel
monde ils appartenaient.
Butler défait alors ce qu’elle avait jusque-là patiemment tissé. Revenant
sur Paris Is Burning dans la dernière partie de Ces corps qui comptent, elle
133
introduit des doutes sur la puissance performative du drag . Elle s’interroge
très longuement sur le fait de savoir si la dénaturalisation du genre opérée par
134
le drag n’est pas au bout du compte sa renaturalisation , et le terme cross-
135
dressing prend peu à peu la place de drag utilisé jusque-là . Ainsi
l’axiomatique radicale à propos de l’imitation du travesti – avec la formule
136
« All gender is like drag, or is drag » – disparaît au profit de schémas très
classiques du discours de la psychologie anglo-saxonne sur le jeu « entre
137
psychisme et apparence [the play between psyche and appearance] ».
LA MÉLANCOLIE

Le point terminal où le travesti butlérien disparaît est la mélancolie dont


Butler prétend qu’il en est « la figure emblématique [iconographic figure of
138
the melancholic drag queen] », mais cela sans nous en proposer la moindre
139
image, ni s’interroger sur l’origine de cette fonction emblématique , comme
si au fond la mélancolie n’était qu’un topos conclusif destiné à forclore la
question du travesti. Le trouble dans le genre ne pourrait-il pas aller dans le
sens inverse, comme ce qui guérit de la mélancolie ? C’est ce que suggère
Barthes à propos des castrats, et du fameux Farinelli qui guérit la léthargie
140
mystique de Philippe V par son chant quotidien ?
Le travesti n’est plus perçu dans sa dimension libératrice, il est désormais
perçu dans sa dimension disphorique : son identité se construit sur
l’impossibilité du deuil d’un autre genre que le sien : c’est cette idéalisation
de l’autre genre vécue dans « son inhabitabilité radicale [its radical
141
uninhabitability] » et dont la perte ne peut être pleurée qui détermine la
mélancolie du drag. Nous sommes ainsi passés des rires à l’impuissance à
pleurer. Pourtant, aucune explication ne vient justifier ce saut
épistémologique, malgré toutes les difficultés qu’il entraîne puisqu’il remet
en cause son audacieuse hypothèse évoquée précédemment selon laquelle la
femme n’est pas centrale dans le processus du drag sinon sous l’influence
142
d’un colonialisme culturel féminin .
Les défections théoriques se succèdent ainsi jusqu’à ce que le travesti se
voie réduit à un rôle épistémologiquement secondaire se révélant au bout du
compte n’être que « l’allégorie » de la mélancolie constitutive de
l’hétérosexualité, miroir grossissant de la douleur d’exister du sujet
hétérosexuel. La mélancolie du travesti met à nu les pratiques psychiques et
performatives communes (the mundane psychic and performative practices)
des genres hétérosexualisés qui doivent renoncer à la possibilité de
143
l’homosexualité . Butler doit faire face à deux contradictions qui se
déterminent réciproquement. La première est d’assimiler travestissement et
homosexualité. La seconde est de confondre un deuil qui, pour le travesti,
concerne le genre et qui, pour le sujet hétérosexuel, est un renoncement
144
d’amour, celui de l’amour homosexuel (homosexual love) : ces deux deuils
mobilisent des structures subjectives qui ne sont pas de même nature. La
conclusion paradoxale de Butler accentue encore le problème quand elle écrit
que « la lesbienne mélancolique la plus “véritable” est la femme strictement
145
hétérosexuelle [strictly straight woman] ». Paradoxe attirant parce qu’il
suppose une nature féminine originairement bisexuelle, disposée à souffrir
d’une sorte d’homosexualité perdue, et qui s’oppose au constructivisme
butlérien. Paradoxe attachant parce que purement fantasmatique, fantasme
impossible de la lesbienne, fantasme amoureux et tendre de la « strictly
straight woman ».
S’il y a une mélancolie féminine spécifique, Lacan en pose l’hypothèse au
travers d’une autre genèse du genre féminin. Cette mélancolie s’inscrit dans
le moment où le sujet féminin doit renoncer à la jouissance clitoridienne pour
s’identifier à une position sexuelle passive à laquelle s’associe d’ailleurs un
146
masochisme qui devient constitutif de son genre . Le devoir de privation de
la jouissance clitoridienne n’est pas source d’une mélancolie en tant que
privation, mais, selon Lacan toujours soucieux de définir la place
métaphysique de la femme, parce que l’exclusion de cette jouissance « rejette
le sujet dans une situation où il ne trouve plus rien qui soit propre à le
147
signifier ». C’est bien d’un affaissement du champ symbolique que naît cet
« état mélancolique », position donc d’exclusion à l’égard de la fonction
signifiante. On notera que cette thématique clitoridienne, pourtant centrale
dans le discours féministe, ne semble que très peu apparaître dans les travaux
de Judith Butler, sans doute parce que cette thématique demeure dans un
dispositif de pensée trop sexualisé du corps féminin et dont l’ambivalence
phallique apparaît problématique comme l’a illustré le « péniclitoris » de
Derrida, et plus problématique encore lorsqu’on relit Sade où précisément les
femmes sadiennes, les maîtresses, sont toutes dotées de clitoris hypertrophiés
qui en font l’équivalent de pénis : la fétichisation perverse du clitoris investit
alors le corps féminin d’une fascination fixée sur une génitalité vouée à une
visibilité extrême déniant la différence sexuelle mais pour l’arrimer au
modèle phallique.
Mais n’est-ce pas là alors que naît le trouble dans le genre ?
1. Jennie Livingston est une réalisatrice américaine, née en 1962, membre de la communauté
LGBT. Le film Paris Is Burning (1991), distribué par Miramax, a été publié en DVD, Éd. Prestige,
« Second Sight », et est disponible sur Netflix. On peut lire l’article très éclairant d’Ashley Clark,
« Burning Down the House : Why the Debate over Paris Is Burning Rages On », The Guardian,
24 juin 2015. Le titre du film est tiré de celui d’un drag ball de New York. Depuis, une série de
Steven Canals et produite par Ryan Murphy, intitulée Pose, a été tirée du film.
2. Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe »,
Paris, Éd. Amsterdam, 2009, p. 137 – traduction par Charlotte Nordmann de Bodies That Matter :
On the Discursive Limits of « Sex », New York, Routledge, 1993, p. 130. Le propos de Butler est
erroné ; un peu plus loin, elle parle de la mort de Venus, « apparemment de la main de l’un de ses
clients, peut-être après la découverte de ses organes restants » (ibid., p. 138-139, et Bodies That
Matter, p. 131), voir p. 209 note 3.
3. Ibid., p. 137, et Bodies That Matter, op. cit., p. 130. Ces « articulations hégémoniques » sont
renvoyées par Butler à une lecture « gramscienne » de la société inspirée des travaux d’Ernesto
Laclau (p. 140).
4. Ibid., p. 137, et Bodies That Matter, op. cit., p. 130.
5. Ibid., p. 139, et Bodies That Matter, op. cit., p. 131.
6. Ibid.
7. Ibid., p. 133, et Bodies That Matter, op. cit., p. 125 « reidealization of hyperbolic heterosexual
gender norms ».
8. « To claim that all gender is like drag, or is drag, is to suggest that “imitation” is at the heart
of the heterosexual project and its gender binarisms » (Butler, Bodies That Matter, op. cit., p. 125,
et Ces corps qui comptent, op. cit., p. 133).
9. Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006, p. 61 – traduction par Cynthia
Kraus de Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1999,
p. 4.
10. Ibid., p. 61-67.
11. Luce Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, Minuit, 1977.
12. C’est le propos conclusif d’une conférence fameuse de Monique Wittig au Barnard Center for
Research on Women à New York le 21 avril 1979, « The Straight Mind ». Monique Wittig,
La Pensée straight, Paris, Éd. Amsterdam, 2007.
13. Pour Luce Irigaray, voir notamment Butler (Trouble dans le genre, op. cit., p. 78), selon
laquelle la « différence », notion centrale pour Irigaray, devient un geste expansionniste identique
au phallogocentrisme (p. 79). Pour Monique Wittig, ibid., p. 87-89. Selon elle, Wittig oscille entre
un humanisme de la personne, l’érection de la lesbienne « comme troisième genre », la résurgence
d’une référence existentialiste, la confusion entre l’identité sexuelle et le cogito, etc.
14. Octavia Saint Laurent (1964-2009) a été prostitué et fut une icône transgenre new-yorkaise,
mort du sida à l’âge de quarante-cinq ans sous le nom d’Octavia Saint Laurent Mizrahi.
15. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 138.
16. « Quand Venus dit son désir de devenir une femme entière [a whole woman], de trouver un
homme et de posséder un pavillon en banlieue et une machine à laver, nous sommes en droit de
nous demander si la dénaturalisation du genre et de la sexualité qu’elle accomplit, et qu’elle
accomplit bien, ne culmine pas dans la réélaboration du cadre normatif de l’hétérosexualité »
(ibid., p. 140, et Bodies That Matter, op. cit., p. 133). Notons que l’expression employée par Venus
n’est pas « a whole woman » mais « a regular woman » ; un peu plus tard dans le film elle dit
« a complete woman ». Elle dit même : « I want a car, I want to be with the man I love, I want a
nice home away from New York, or maybe in Florida… » (Paris Is Burning, 1.00).
17. Il s’agit du deuxième chapitre du livre : « Le phallus lesbien et l’imaginaire morphologique
[The lesbian phallus and the morphological imaginary] ».
18. Ibid., p. 138-139, et Bodies That Matter, op. cit., p. 131.
19. Venus a un corps très androgyne mais une évidente allure de garçon. De même, Butler suggère
que Venus aurait été tué par mutilation (p. 137) alors qu’en réalité Venus, de son vrai nom Thomas
Pellagatti (1965-1988), d’origine portoricaine et italienne, a été découvert étranglé dans une
chambre d’hôtel new-yorkaise : « strangled in her bed », est-il dit dans le film, puis « strangled
under a bed in a sleazy hotel in New York » (1.09). Pour Butler, voir ibid., p. 137, et Bodies That
Matter, op. cit., p. 130 (« Her life is taken presumably by a client who, upon the discovery of what
she calls her “little secret”, mutilates her for having seduced him »).
20. Ibid., p. 141, et Bodies That Matter, op. cit., p. 133.
21. La high queen, c’est la folle, tandis que le butch queen définit ironiquement le gay très viril ;
bangie (ou banjee), enfin, désigne un Latino ou un Afro-Américain homosexuel, dont le dress
code est très masculin.
22. Butler, Bodies That Matter, op. cit., p. 133, et Ces corps qui comptent, op. cit., p. 141, « Jennie
Livingston, une lesbienne blanche (qui, dans d’autres contextes, est qualifiée de “lesbienne blanche
juive diplômée de l’université Yale”, une interpellation qui englobe aussi bien l’auteur de ces
lignes) ». Tout ce passage très polémique répond à une critique très sévère du film de Jennie
Livingston, écrite par « bell hooks », nom de plume de Gloria Joan Watkins, militante féministe
intersectionnaliste, associant genre, race et classe, particulièrement sensible à la question afro-
américaine.
23. Butler, Bodies That Matter, op. cit., p. 135, et Ces corps qui comptent, op. cit., p. 142, « on ne
sait pas très bien s’il s’agit d’un homme qui tient la caméra à la place de Livingston ou de
Livingston elle-même ».
24. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 142, et Bodies That Matter, op. cit., p. 135.
25. Ibid.
26. Ibid., p. 142, et Bodies That Matter, op. cit., p. 135, « transsexualization of lesbian desire ».
27. Ibid.
28. Severo Sarduy (1937-1993), qui fut un très proche ami de Barthes, est l’un des penseurs les
plus originaux du baroque sud-américain, mais aussi l’auteur de romans où le travesti joue un rôle
capital, par exemple Cobra (1972) ; voir ce qu’en écrit Roland Barthes dans Le Plaisir du texte
[1973], in Œuvres complètes [abrégé en OC pour la suite], t. IV : 1972-1976, Paris, Seuil, 2002,
p. 222.
29. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 142 (je souligne), et Bodies That Matter, op. cit.
p. 135, « presumably preoperative – who “works” perceptually as a woman ».
30. Ces propos apparaissent à plusieurs reprises dans le film (41.20, 41.50, 43.50…) ; puis à la fin
du film où les entretiens avec Venus et Octavia sont montés en alternance (1.00-1.02).
31. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 142, et Bodies That Matter, op. cit., p. 135, « this
sudden intrusion of the camera into the film ».
32. C’est évidemment l’homme blanc qui parle et qui dit « lovely, lovely » (Paris Is Burning,
57.45).
33. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr [1952], Paris, Gallimard, 2006, p. 26. Voir
notre première partie, chapitre III.
34. Fascinus, en latin, désigne le phallus mais aussi le sortilège, dont est issu le mot
« fascination » en français.
35. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 98, et Bodies That Matter, op. cit., p. 85-86.
36. Ibid., p. 98, et Bodies That Matter, op. cit., p. 86.
37. Ibid., p. 98, et Bodies That Matter, op. cit., p. 86.
38. Ibid., p. 235, et Bodies That Matter, op. cit., p. 233.
39. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 104-105.
40. Sam (M.-H.) Bourcier, Queer Zones 3. Identités, cultures et politiques, Paris, Éd. Amsterdam,
2011, p. 261. Sur ce point, Lacan, en effet, note l’absence de fétichisme chez la femme dans la
mesure où la femme assume elle-même le rôle du fétiche, « Pour un congrès sur la sexualité
féminine » [1960], in Écrits, op. cit., p. 734.
41. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 240-241.
42. Bourcier, Queer Zones 3, op. cit., p. 266.
43. Ibid., p. 265. Référence à la formule de Barthes, dans L’Empire des signes, sur le travesti
oriental qui ne copie pas la femme.
44. Par exemple Sigmund Freud, « La féminité », in Nouvelles conférences sur la psychanalyse
[1915-1917], traduit de l’allemand par Anne Berman, Paris, Gallimard, 1936.
45. Voir notre deuxième partie, chapitre II, section « La femme et le Phallus ».
46. Luce Irigaray, Speculum. De l’autre femme, Paris, Minuit, 1974, p. 179 et sq.
47. Ibid., p. 180.
48. Voir sur ce point la synthèse qu’en a faite Delphine Gardey, Politique du clitoris, Paris,
Textuel, 2019, ou encore l’article « Organes sexuels » dans Juliette Rennes et al. (dir.),
Encyclopédie critique du genre, Paris, La Découverte, 2016.
49. Heide Goettner-Abendroth, Les Sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures
autochtones à travers le monde, traduit de l’anglais par Camille Chaplain, Éd. Des femmes-
Antoinette Fouque, 2019, p. 109-113.
50. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 103, et Gender Trouble, op. cit., p. 38, « sexuality
and power are coextensive ».
51. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 97, et Bodies That Matter, p. 85, « lesbian sexuality
is as constructed as any other form of sexuality within contemporary sexual regimes ». C’est
Butler qui souligne.
52. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 106, et Gender Trouble, op. cit., p. 40.
53. « “Le” phallus lesbien est certes une fiction, mais peut-être est-ce une fiction utile du point de
vue théorique » (Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 97, et Bodies That Matter, op. cit.,
p. 85, « “the” lesbian phallus is a fiction, but perhaps a theoretically useful one ».
54. Ibid.
55. Ibid., et Bodies That Matter, op. cit., p. 85, « the scene of normative heterosexuality ».
56. Butler, Trouble dans le genre, p. 135. Butler s’appuie uniquement ici sur « La signification du
phallus ».
57. Ibid., p. 139.
58. Ibid., p. 135.
59. Bourcier, Queer Zones 3, op. cit., p. 263. Lacan parle en effet du « caractère énigmatique,
insituable » de la jouissance féminine (Jacques Lacan, L’Angoisse. Le Séminaire, 1962-1963,
livre X, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 2004,
p. 307). Mais nous avons vu l’importance qui est donnée à l’Autre dans la jouissance féminine
comme stratégie de déni d’une position sexuelle de la femme vue comme nécessairement
infériorisante.
60. Freud, « La féminité », art. cit., p. 69.
61. Lacan, « Pour un congrès sur la sexualité féminine », in Écrits, op. cit., p. 735.
62. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 85, et Bodies That Matter, op. cit., p. 73.
63. Ibid. Cette notion très importante de « critical mimesis » est empruntée à Luce Irigaray par le
biais d’une importante intervention de Naomi Schor, « This Essentialism Which Is Not One :
Coming to Grips with Irigaray », Differences, the Journal of Feminist Cultural Studies, vol. 1,
o
n 2, 1989, traduit en français pour la revue Multitudes sous le titre « Cet essentialisme qui n’(en)
est pas un » (<multitudes.net>). Schor analyse cette notion sous le terme du saming et de
l’othering, soit le processus par lequel la femme est rejetée dans une altérité absolue ou bien
intégrée dans un Même tout aussi hégémonique, et elle s’inscrit dans sa logique déconstructrice de
la spécularité (voir Irigaray, Speculum, op. cit.). Le « mimétisme » est alors une stratégie de
réappropriation du féminin par une « répétition ludique » (Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un,
op. cit., p. 34) de ce qui reste occulté dans la logique masculine de la féminité.
64. Dans son séminaire « Le moi dans la théorie de Freud », Lacan dit très simplement à propos
du Penisneid : « Ce n’est d’ailleurs pas le pénis, mais le phallus, c’est-à-dire quelque chose dont
l’usage symbolique est possible parce qu’il se voit, qu’il est érigé » (Jacques Lacan, Le Moi dans
la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Le Séminaire, 1954-1955, livre II,
texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1978, p. 315).
65. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 90-91. Pour Bourcier, l’opposition pénis/phallus est
même sans cesse contredite chez Lacan et ses commentateurs (Bourcier, Queer Zones 3, op. cit.,
p. 265 note 83). Butler, pour mettre en évidence ce silence sur le lien pénis/phallus à l’aide d’une
comparaison entre deux textes de Lacan (« Le stade du miroir » et « La signification du phallus »),
en déduit que la notion de phallus est chez lui le symptôme d’un fantasme spéculaire (Butler,
Ces corps qui comptent, op. cit., p. 92). Le phallus chez Lacan, c’est le pénis en tant qu’il est érigé
et porteur donc d’une fonction symbolique.
66. Ibid., p. 94.
67. Ibid., p. 92. Butler en effet souligne que le maintien de la souveraineté du phallus est posé par
Lacan contre sa réduction à un objet partiel qu’on observe chez les psychanalystes anglo-saxons
(Ernest Jones ou Melanie Klein). Le propos de Lacan est extrait de « La signification du phallus »
[1958], in Écrits, op. cit., p. 687.
68. Ibid., p. 93.
69. Ibid., et Bodies That Matter, op. cit., p. 81, « its dependency, diminutive size, limited control…
».
70. Ibid., p. 100, et Bodies That Matter, op. cit., p. 88.
71. Ibid.
72. Ibid., p. 100, et Bodies That Matter, op. cit., p. 89.
73. Ibid.
74. Butler, Bodies That Matter, op. cit., p. 90. Maladroitement traduit par : « Certes, la notion de
phallus que je propose ici vient de celle de Lacan » (p. 101).
75. Ibid.
76. Ibid.
77. Ibid.
78. Butler résume abruptement la pensée de Lacan en faisant de la femme celle qui est le phallus
et par là représente la « perte » par laquelle le masculin est constamment menacé, et par cette
menace même institue le fait de l’avoir (ibid., p. 201). Voir sur ce point Lacan, « La signification
du phallus », in Écrits, op. cit., p. 685.
79. Lacan, L’Angoisse, op. cit., p. 308. Je souligne.
80. Ibid., p. 307. Je souligne.
81. Selon Butler, le spectre de la psychose menace chez Lacan le sujet qui ne désire ni ne jouit
dans le cadre de la loi (Ces corps qui comptent, op. cit., p. 108). Mais elle oublie le « pervers » et
même toutes les transgressions qu’autorisent les simples névroses soutenues par le modèle pervers.
82. Ibid., p. 106, et Bodies That Matter, op. cit., p. 96.
83. « L’échec à se soumettre à la castration semble ne pouvoir produire que son opposé, la figure
spectrale de la castratrice, tenant à la main la tête d’Holopherne » (ibid., p. 112, et Bodies That
Matter, op. cit., p. 102, « the spectral figure of the castrator with Holophernes’s head in hand »).
84. Livre de Judith, XIII. Ce livre biblique n’est présent que dans les versions catholiques de
l’Ancien Testament ; on notera que, dans l’oratorio que Vivaldi en a tiré (Juditha triumphans,
1716), toutes les voix, y compris celle d’Holopherne, sont des voix féminines.
85. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 112.
86. Ibid., p. 106. La figure spectrale peut toujours faire resignifier autrement la contrainte
symbolique et répudiatrice qui l’a produite, et cela dans la mécanique performative impersonnelle
qu’on a décrite précédemment.
87. Barthes, « Deux femmes », in OC, t. V : 1977-1980, p. 726-729. Artemisia Gentileschi (1593-
1652) est l’une des rares peintres majeures de l’époque baroque. La culture féministe retient le viol
dont elle fut victime à l’âge de dix-neuf ans, auquel est associée la violence du tableau que
commente Barthes, à propos duquel il remarque notamment que, contrairement à ce qu’indique le
texte biblique, l’assassinat d’Holopherne est accompli par « deux femmes », Judith et sa servante.
Lacan y fait allusion dans son séminaire Le Transfert à propos de la castration (Jacques Lacan,
Le Transfert. Le Séminaire, 1960-1961, livre VIII, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris,
Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1991, p. 263).
88. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 115.
89. Kaja Silverman est notamment l’auteure de Male Subjectivity at the Margins (New York,
Routledge Press, 1992). Butler reprend cette hypothèse d’une remise en cause du patriarcat et de la
loi paternelle un peu plus tard dans le livre (ibid., p. 216-218). Sur cette question, voir notamment
Heide Goettner-Abendroth, Les Sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones à
travers le monde, op. cit.
90. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 116 note 10.
91. Ibid., et Bodies That Matter, p. 269 note 10, « I am not sure, however, that saying “no” to the
phallus and, hence, to what symbolizes power […] is not itself a reformulation of power ».
92. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 85, voir supra.
93. Judith Butler, Humain, inhumain. Le travail critique des normes, Paris, Éd. Amsterdam, 2005
(l’entretien en question date de 1994). Sur cette déception que peut causer le ton puritain de Butler,
voir notamment Sam (Marie-Hélène) Bourcier, « Théorie queer de la première vague et politiques
du disempowerment : la seconde Butler », in Queer Zones 3, op. cit.
94. Lacan, L’Angoisse, op. cit., p. 307.
95. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 100, voir supra.
96. Ibid., « fétiches alternatifs ».
97. L’outil ou l’ustensile (Zeug) – qui est à la portée de la main – renvoie à une ustensilité
(Zeughaftigkeit) qui caractérise l’existence (Dasein) dans sa dimension limitée et inauthentique
chez Heidegger dans Être et temps [Sein und Zeit, 1927].
98. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, op. cit., p. 245.
99. La norme hétérosexuelle ne cesse en effet de construire des barrières hermétiques entre nos
désirs et le genre auquel nous sommes assignés ; or, pour la pensée queer, « s’identifier, ce n’est
pas s’opposer au désir » mais s’inscrire dans une trajectoire qui ouvre à la multiplicité des
identifications (Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 109).
100. Ibid., p. 112, et Bodies That Matter, op. cit., p. 103.
101. Voir le recueil du groupe Samois, Coming to Power (1981) et notamment l’article de Gayle
Rubin « The Leather Menace » [« Le Péril cuir »], salué par Michel Foucault (Dits et écrits, t. II :
1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 1556). Voir aussi Gayle Rubin, « Sexual
o
Politics, the New Rights and the Sexual Fringe », The Leaping Lesbian, vol. 2, n 2, février 1978.
102. Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Paris,
Éd. Amsterdam, 2017, p. 45 – traduction par Charlotte Nordmann d’Excitable Speech : A Politics
of the Performative, New York, Routledge, 1997, p. 20.
103. Ibid., p. 48-49.
104. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 108 note 3.
105. Ibid., p. 108.
106. Ibid., p. 122.
107. Ibid., et Bodies That Matter, op. cit., p. 112.
108. Ibid., p. 124, et Bodies That Matter, op. cit., p. 115.
109. Ibid., p. 124.
110. Ibid., p. 123, et Bodies That Matter, op. cit., p. 113 et p. 115, « in which the exclusionary
conditions of their productions are perpetually reworked ».
111. Ibid., p. 126, et Bodies That Matter, op. cit., p. 117. Le cross devient, dans Ces corps qui
comptent, un signifiant majeur, voir notamment le chapitre V, « Croisement dangereux »
[« Dangerous crossing »].
112. Butler, Bodies That Matter, op. cit., p. 114, traduit par « le domaine actuel de la viabilité
culturelle », p. 123.
113. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 124, et Bodies That Matter, op. cit., p. 114.
114. Ibid., p. 123.
115. Ibid., p. 125, et Bodies That Matter, op. cit., p. 116, « race or sexuality or class or
geopolitical positioning/displacement ».
116. La notion de « subalterne » a été promue par Gayatri Spivak, auteure notamment de
Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éd. Amsterdam, 2009 – traduction par Jérôme Vidal
de « Can the Subaltern Speak ? », in Cary Nelson et Lawrence Grossberg (dir.), Marxism and the
Interpretation of Culture, Urbana, University of Illinois Press, 1988. Elle a été la traductrice en
anglais de De la grammatologie de Jacques Derrida, et est devenue l’une des figures majeures des
études postcoloniales et surtout des subaltern studies.
117. La référence à Gramsci en est le symptôme (voir Butler, Ces corps qui comptent, op. cit.,
p. 123). Voir aussi le dialogue Judith Butler avec Slavoj Žižek et Ernesto Laclau autour de cette
question et de celle de la « démocratie radicale » au chapitre VII d’Après l’émancipation. Trois voix
pour penser la gauche, Paris, Seuil, 2017.
118. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 125-126, et Bodies That Matter, op. cit., p. 117.
La notion de croisements ou de carrefours est développée dans le chapitre V (« Croisement
dangereux ») de Ces corps qui comptent. La référence aux travaux d’Ernesto Laclau, déjà présente
dans Trouble dans le genre, apparaît nettement dans le livre de dialogue entre Butler, Laclau et
Žižek, Après l’émancipation, op. cit.
119. Butler fait allusion à la critique sévère du film par « bell hooks » : « Is Paris Burning ? », Z,
Sisters of the Yam Column, juin 1991, p. 134 note 4.
120. On se rappelle la mention significative de « white Jewish lesbian from Yale » (Butler, Bodies
That Matter, op. cit., p. 133, et Ces corps qui comptent, op. cit., p. 141).
121. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 141, et Bodies That Matter, op. cit., p. 134.
122. Ibid.
123. Paris Is Burning, 0.38. Ces concours opposent des « maisons » mais aussi des catégories
comme « Luscious Body », « Town and Country », « Butch Queen », « Executive Realness »…
124. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 141 et 143-144.
125. Ibid. et Bodies That Matter, op. cit., p. 137.
126. Hector Extravaganza (1960-1985) est le premier gay rencontré par Venus à l’âge de quinze
ans.
127. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 144, et Bodies That Matter, op. cit., p. 136.
128. Ibid., p. 144.
129. Ibid., et Bodies That Matter, p. 137, « toward a more enabling future ».
130. Ibid., p. 234, et Bodies That Matter, p. 231, « the possibility of an enabling social and
political resignification ».
131. Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1951,
p. 47.
132. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux (t. II de Capitalisme et schizophrénie), Paris,
Minuit, 1980, p. 289-293.
133. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 233-234.
134. Ibid.
135. Le cross-dressing est le « travestissement simple », le drag est sa « théâtralisation » (ibid.,
p. 234).
136. Butler, Bodies That Matter, op. cit., p. 125, et Ces corps qui comptent, op. cit., p. 133, « Tout
genre est semblable au travestissement, ou est un travestissement. »
137. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 236, et Bodies That Matter, op. cit., p. 234. C’est
Butler qui souligne.
138. Ibid., p. 237, et Bodies That Matter, op. cit., p. 234.
139. Sur la question de la mélancolie chez Butler, voir Trouble dans le genre, notamment aux
pages 147-159, et La Vie psychique du pouvoir, Paris, Léo Scheer, 2002. Dans Trouble dans le
genre, Butler veut croire que Freud, dans Le Moi et le ça (1923), a anticipé sur la théorie du genre
en associant le deuil mélancolique au genre (op. cit., p. 148-150). Mais, en dévoilant la mélancolie
du genre comme face cachée de la démarche freudienne, Butler rend tout simplement pathologique
la constitution du genre hétérosexuel ; voir sur ce point Gilles Ribault, « De la mélancolie dans le
genre ? Freud relu par Judith Butler », in Monique David-Ménard (dir.), Sexualités, genres et
mélancolie. S’entretenir avec Judith Butler, Paris, Campagne première, 2009.
140. Barthes, S/Z, in OC, t. III : 1968-1971, p. 275, et « Sarrasine » de Balzac. Séminaires à
l’École pratique des hautes études (1967-1968 et 1968-1969), Paris, Seuil, coll. « Traces écrites »,
2011, p. 182-183.
141. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 237, et Bodies That Matter, op. cit., p. 235.
142. Ibid., p. 134-135. Dans ces pages particulièrement confuses qui mêlent à la question du
travestissement celle de l’homosexualité féminine et masculine, Butler dénonce le fait que, pour
les féministes, le travestissement du drag queen est misogyne car, selon elles, « le but et l’effet du
travestissement des hommes en femmes » ont pour cible les femmes (ibid., p. 135).
143. Ibid., p. 238, et Bodies That Matter, op. cit., p. 235.
144. Ibid., p. 238, et Bodies That Matter, op. cit., p. 236. Cette idée que le tabou sur
l’homosexualité est antérieur à l’identification à un sexe vient tout droit de Gayle Rubin
(« The Traffic of Women » [1975], art. cit.).
145. Ibid. (je souligne), et Bodies That Matter, op. cit., p. 235.
146. Jacques Lacan, Les Formations de l’inconscient. Le Séminaire (1957-1958), livre V, texte
établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1998, p. 298-300.
147. Ibid., p. 300.
TROISIÈME PARTIE

LE SUJET DU NEUTRE

« Les criminels dégoûtent comme les châtrés : moi, je suis intact, et ça


m’est égal. »
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer
INTRODUCTION

L’invention du Neutre

Qu’est-ce que le Neutre ? Nous avons commencé de cerner cet


anticoncept dans les deux premières parties de ce livre, il est temps d’en
proposer une approche formalisée.
Le moment de la naissance du Neutre moderne est modeste, un simple
er
article de journal, celui que Barthes publie dans Combat le 1 août 1947,
1
voire un simple titre : « Le degré zéro de l’écriture ». Nous avons vu, à
propos des mots gender ou performatif, que l’histoire des idées – en tant
qu’elle n’est pas progression des idées mais déplacement – avançait
essentiellement, dans la logique inattendue du signifiant, par le surgissement
d’un mot ou d’une formule en mesure de marquer un saut dans le temps et
dans l’espace, et d’y faire signe. Le « degré zéro » témoigne de ce saut, et
cela malgré ou à cause de son incongruité, en dépit du silence dans lequel il a
été accueilli. En 1947, Barthes sort à peine du sanatorium où il a été séparé
du monde pendant plusieurs années, et l’on peut se demander d’où lui vient la
lecture de ce « structuraliste mineur » d’origine danoise, Viggo Brøndal, dont
il emprunte la formule – le degré zéro – à son unique ouvrage, Essais de
2
linguistique générale, paru en français en 1943 , et d’où vient que Maurice
Nadeau, alors responsable des pages littéraires du quotidien Combat, ait
accepté un titre si peu adapté aux usages journalistiques, venant d’un total
inconnu, quand bien même c’est à une date en quelque sorte inactuelle : un
er er
1 août. L’irruption du « degré zéro » le 1 août 1947, c’est ce qu’Althusser
appellera « l’inaudible et illisible notation des effets » d’un signifiant qui, au
lieu de proposer une réponse à un problème, en change complètement les
3
termes, et cela par un simple « jeu de mots [Wortspiel] ». Avant « le degré
zéro », le Neutre jouait désespérément « le rôle d’un absent qui n’a pas de
nom » ; avec le jeu de mots que constitue la formule de Barthes, le Neutre est
en mesure de nommer ce qui jusque-là travaillait la pensée, la littérature, mais
sous des formes silencieuses présentes chez Camus, Blanchot, Bataille,
Sartre, Ponge, Bernanos, Genet avec sa figure de Divine, « ni mâle,
4
ni femelle »…
Barthes définit le degré zéro comme le « terme neutre » qui, dans le
langage, s’ajoute aux éléments d’une polarité ou d’un paradigme. Ainsi, alors
que toutes les personnes grammaticales sont gouvernées par l’opposition du
pluriel et du singulier (je/nous, tu/vous, il-elle/ils-elles), le on échappe au
couple, il se situe dans une position de degré zéro et neutralise le paradigme
du singulier et du pluriel, tout comme le neutre grammatical suspend la
polarité du masculin et du féminin. Et si l’infinitif est pour Brøndal un neutre,
c’est parce qu’il est hors des oppositions d’aspects temporels : Deleuze
5
parlera plus tard de l’infinitif « éternellement neutre ».
L’exemple proposé par Barthes dans son article est celui de l’indicatif
défini comme « forme amodale » puisque, contrairement au couple
impératif/subjonctif, il n’offre pas de point de vue sur l’action qu’il exprime,
6
et qu’il élimine le virtuel . Brøndal ajoute un quatrième élément, dont
Barthes ne parle pas, le complexe, qui, au contraire du neutre (ni masculin, ni
féminin), est « à la fois masculin et féminin », ou, selon l’exemple de
Brøndal, est « et singulier et collectif », ainsi « la foule », le « groupe »,
7
singulier mais incluant la pluralité . Barthes ne l’oubliera pas en revanche
dans son cours de 1977 sur le Neutre où le complexe est employé à propos de
8
l’androgyne (et masculin et féminin), sur lequel nous reviendrons . Ce qui est
fondamental, c’est que Barthes, en 1947, pour mettre au jour le Neutre qui
permet à l’écrivain de s’ouvrir à une nouvelle responsabilité éthique, celle de
9
la forme, fasse le détour – détour mystérieux – par un concept structural :
une pensée intégralement régie par une théorie du langage, une théorie
systématique – où « tout se tient », pour reprendre la formule de Saussure
citée par Brøndal –, mais qui, précisément, inclut en elle un objet conceptuel
– le Neutre – dont la caractéristique essentielle est d’y être hétérogène.
L’élément neutre est toujours isolé, non relationnel, au contraire des éléments
10
positifs du paradigme linguistique . On pourrait dire alors que le degré zéro
est ce qui suspend le relationnel à l’intérieur d’un système intégralement
relationnel, le langage. Voilà le Neutre.
Il est significatif que Deleuze, dans Logique du sens (1969), et Derrida,
dans L’Écriture et la différence (1967), aient repris un peu plus tard cette idée
du point zéro à travers une autre référence théorique, non pas celle du
structuraliste Brøndal de 1943, mais celle du structuraliste Lévi-Strauss de
1950 avec son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss ». Dans ce texte,
Lévi-Strauss reprend la notion de mana que Marcel Mauss avait découverte
par l’étude ethnologique comme un fait propre aux sociétés primitives, où se
mêlent le pouvoir magique qui sépare et l’indicible qui fait lien. Lévi-Strauss
lui confère un autre statut en le concevant – tel le degré zéro de Brøndal –
comme un fait structural et universel. Il lui donne comme équivalent le
« truc », le « machin » que nous employons en français quand un mot
manque, celui du « symbole algébrique pour représenter une valeur
11
indéterminée de signification », et lui associe la notion de « signifiant
12 13
flottant », de « valeur symbolique zéro » : Lévi-Strauss rapprochera la
14
notion de mana du « phonème zéro » proposé par Roman Jakobson et dont
15
dérivent précisément les thèses de Brøndal . On ne sera pas surpris,
réciproquement, de voir que Viggo Brøndal lui-même cite dans son ouvrage
des anthropologues comme Lévy-Bruhl et Marcel Mauss. Tout se tient en
effet.
16
Deleuze définit le « neutre » comme régissant le sens , et confère à la
17
structure , « pervertie » par le signifiant zéro (le signifiant flottant du mana),
un rôle fondamental dans la possibilité de faire advenir le Neutre. Ce qui est
important, pour Deleuze comme pour Barthes, c’est de se saisir du système le
plus clos, le plus relationnel, le plus systématique, pour y dévoiler le point
zéro qu’il contient. Le système repose sur un « déséquilibre », un élément en
défaut, car il n’y a pas de « structure sans case vide, qui fait tout
18
fonctionner ». C’est cette même dimension qui attirera Derrida pour
introduire, au cœur de la structure comme processus de totalisation, l’idée du
supplément, d’une supplémentarité, de différance qui est l’un des noms
19
(derridiens) du Neutre .
Ainsi, si le langage est une totalité, et « si la loi pèse de tout son poids
20
avant même qu’on sache quel est son objet », il y a un déséquilibre
fondamental qui est le Neutre, le mana, le degré zéro. Deleuze reprendra
21
aussi, sans en mentionner l’origine, « l’aliquid », le « quelque chose », le
« ça », emprunté à Maurice Blanchot où l’aliquid est donné comme
22
synonyme du Neutre dans la thématique phénoménologique de ce qui est
mis entre parenthèses, de l’impassibilité, comme « sens du sens » qui se
23
déploie dans une réduction ou rétractation infinie de lui-même . La référence
commune à Deleuze et Barthes, et qui éclaire cet infléchissement de la
structure par le Neutre, c’est la théorie stoïcienne du langage qui introduit la
notion de dicible (lekton) grâce auquel le sens échappe non seulement au
référent (à la chose que le signe nomme) mais également au signifié, à
« l’idée » que le signe véhicule, ce que Saussure appelle sa représentation
psychique : la signification ne peut être définie qu’à l’intérieur du dire, du
24 25
dicible , ce que Deleuze appelle un « incorporel » : un « aliquid » écrit
26
Deleuze, un « quelque chose » écrit Barthes, ce que Barthes désigne comme
une forme de tautologie de l’expression, ce que Deleuze, lui, renvoie à
27
l’impassibilité des effets de surface .
Le Neutre, jusque-là marqué par une métaphysique de l’existence, va,
grâce à la référence structurale de Barthes, s’impersonnaliser, se formaliser,
s’éloigner de toute tonalité individuelle, et trouver dans le vide impersonnel
et indifférent de la structure – une structure déformée par la case vide du
neutre – une forme moderne d’expression. Et il est significatif par exemple
que simultanément Deleuze et Barthes aient insisté de manière abrupte pour
distinguer la pensée du Neutre du non-sens tel que l’a déployé la philosophie
28
de l’absurde, trop dépendante d’une philosophie de l’existence . En
rattachant le Neutre à la structure du langage, on fait du Neutre un élément
solidaire de l’ordre symbolique, et on lui offre comme lieu de son
déploiement, non plus l’imaginaire individuel d’un sujet en dissidence avec le
monde, mais l’espace du monde lui-même qui ne se donne qu’au travers de
l’ordre symbolique. L’ordre symbolique, c’est le langage en tant qu’il forme
l’homme à son image : comme être parlant et comme sujet toujours saisi dans
ce système relationnel des mots par où il est parlé. Cet ordre symbolique, qui
engage l’humanité dans un vaste système social régi par les lois de la parenté,
de la différence sexuelle, de l’interdit de l’inceste, est donc porteur en son
sein d’un point de fuite, d’une marque d’hétérogénéité qui n’a rien de
contingent, mais qui appartient à sa structure elle-même : le Neutre. Le degré
zéro est ce qui introduit au cœur de l’ordre symbolique un élément qui ne
cesse de le prendre en défaut tout en participant à sa perpétuation : le neutre
du travesti, du sujet masochiste, du sujet-autre, relève de ce degré zéro-là. Le
Neutre est la ruse de l’ordre symbolique, avec ce même degré d’improbabilité
et de nécessité que la ruse de l’Histoire pour Hegel. Ruse à laquelle on peut
ne pas croire. Par exemple, pour Lacan, le mot mana n’est en aucun cas un
élément de déséquilibre dans la structure, ni un point d’isolement. Le vide,
dont est affecté le mana, est au contraire selon lui la garantie d’une bonne
circulation des signes, et par exemple, dans le cycle de l’échange des femmes
sur lequel nous reviendrons, le point zéro est la garantie que ce cycle
29
s’accomplira de manière équilibrée, dans un échange juste . Le zéro ne
pervertit rien, il est à l’inverse l’instrument qui structure les actions
humaines. Mais Lacan est, comme Levinas, hostile à la pensée du Neutre.
Quoi qu’il en soit, le Neutre, qui s’était le plus souvent situé dans
l’histoire dans une certaine marginalité, s’inscrit avec Barthes dans
l’impératif catégorique moderne de se constituer, selon la formule de Lacan,
30
comme l’horizon subjectif de son époque : l’empire des signes, l’anti-
Œdipe, le désœuvrement, la différance… Le contre-exemple de cette
aventure moderne est l’itinéraire d’Emil Cioran. Grand prédicateur du
31
Neutre, d’un autre Neutre , il demeure du côté de l’imaginaire pour qui le
Neutre semble n’être qu’une doctrine de la déception, éternel aliment d’une
gnose : dépréciation de la vie, nihilisme ironique et amer, anémie du désir,
esprit de vengeance, obsession de la souillure, masochisme mélancolique,
déploration sur l’inconvénient d’être né…
En inscrivant le Neutre au cœur de l’ordre symbolique, les Modernes ont
renoncé à réduire le Neutre au marmonnement de l’individu isolé ou aux
obsessions de l’homme seul : si le Neutre est par essence un processus
d’isolation, d’intransitivité, de suspension, c’est, on l’a compris, pour autant
qu’il invente par là même une forme nouvelle, vitale, inventive d’être au
monde. Le Neutre est alors une sorte d’arme conceptuelle extrêmement
efficace et profondément agressive d’expression contemporaine du monde
auquel il faut désormais faire face. Virtuose à manier les formes, les
représentations, les signes, maître de la différance, joueur, simulateur,
obsessionnel, ironique, pervers, conservant de manière clandestine un lien
essentiel à la Terreur, le Neutre saura en retrouver la violence, la cruauté
parfois, l’intelligence toujours.
Ce qui va en effet nous intéresser ici, c’est de comprendre comment le
Neutre moderne devient très rapidement un instrument, non seulement pour
déréguler les oppositions traditionnelles qui fondent la différence sexuelle,
mais aussi pour inventer un nouveau héros conceptuel : le sujet pervers.

1. Sur Barthes et le Neutre, voir le livre de Bernard Comment, Roland Barthes, vers le neutre,
Paris, Christian Bourgois, 1991.
2. L’article de Barthes paraît avant sa rencontre en Égypte, en 1949, avec le linguiste Algirdas
Greimas qui aurait pu lui faire découvrir Brøndal. Barthes, dans un important entretien,
« Réponses » (1971), qualifie de « structuraliste mineur » le linguiste danois Viggo Brøndal, dont
la principale publication, publiée en français, est donc Essais de linguistique générale, 1943.
3. Louis Althusser, Lire « Le Capital » [1965], Paris, PUF, 1996, p. 18.
4. Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1951, p. 169.
5. Viggo Brøndal, Essais de linguistique générale, Copenhague, Munksgaard, 1943, chap. III. –
Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 79.
6. C’est l’exemple donné par Brøndal au chapitre III de son livre.
7. Brøndal, Essais de linguistique générale, op. cit., chap. III : « Structure et variabilité des
systèmes morphologiques ».
8. Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil, coll.
« Traces écrites », 2002, p. 242.
9. Brøndal se définit lui-même comme « structuraliste », voir le chapitre III de son livre ; ses
références sont Saussure, Jakobson, Sapir…
10. Le Neutre est isolé, sans solidarité par rapport aux polarités. « Un terme neutre peut exister ou
ne pas exister sans aucune conséquence pour aucun autre groupe » (Brøndal, Essais de linguistique
générale, op. cit., chap. III).
11. Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » [1950], in Marcel Mauss,
Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968, p. 38-39.
12. Ibid., p. 42.
13. Ibid., p. 43.
14. Ibid.
15. Voir Viggo Brøndal, « Thèses phonologiques, dédiées à Roman Jakobson, pour Noël 1939 »,
o
Langages, n 86 : « Actualité de Brøndal », 1987.
16. « Le sens serait-il “neutre”, tout à fait indifférent au particulier comme au général, au singulier
comme à l’universel, au personnel et à l’impersonnel » (Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 31).
e
17. Voir la 8 série, « De la structure », ibid., p. 63-66.
18. Ibid., p. 66.
19. Jacques Derrida, « La structure, le signe et le jeu » [1966], in L’Écriture et la différence, Seuil,
1967, p. 423-428.
20. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 64.
21. Ibid.
22. Maurice Blanchot, « René Char et la pensée du neutre » [1963], in L’Entretien infini, Paris,
Gallimard, 1969, p. 447-450.
23. Comme Deleuze, mais avant lui, Blanchot va du côté de Husserl et de sa notion d’épochè, de
suspens, de mise entre parenthèses du sens mondain des choses (ibid., p. 448-449).
24. Roland Barthes, Éléments de sémiologie [1965], in Œuvres complètes [abrégé en OC pour la
suite], t. II : 1962-1967, Paris, Seuil, 2002, p. 660-661.
25. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 16.
26. Barthes, Éléments de sémiologie, in OC, t. II, p. 661.
27. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 17-18.
28. Ibid., p. 88. – Barthes, « Une problématique du sens » [1970], in OC, t. III : 1968-1971, p.
514-515.
29. « Identifiée au hau sacré ou au mana omniprésent, la Dette inviolable est la garantie que le
voyage où sont poussés femmes et biens ramène en un cycle sans manquement à leur point de
départ d’autres femmes et d’autres biens, porteurs d’une entité identique », « Fonction et champ de
la parole et du langage » (Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 279). Voir aussi
« Le discours de Rome » [1953], in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 152.
30. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, op. cit., p. 321.
31. Emil Cioran (1911-1995) : sa première œuvre écrite en français, Précis de décomposition
(1949), fait du Neutre l’élément d’une antiphilosophie propre à sauver la pensée de la déchéance à
laquelle l’homme la conduit nécessairement.
CHAPITRE PREMIER

Neutre et perversion

DE L’IMPUISSANCE À LA PERVERSION

Il y a un nom qu’il ne faut pas oublier, celui de Samuel Beckett, nom à ce


point important que Maurice Blanchot, à partir de sa trilogie romanesque
Molloy, Malone meurt et L’Innommable, en fait l’incarnation du degré zéro
1
dans les dernières lignes de son commentaire du livre de Barthes en 1953 .
De fait, Malone meurt (1951), où dès la première page on lit : « Je serai
2
neutre et inerte », exprime un désir de Neutre sous la forme quasi structurale
du Degré zéro de l’écriture. Il s’agit de raconter quatre histoires : une sur un
homme, une sur une femme, une sur une chose quelconque, une sur un
3
oiseau , c’est-à-dire les quatre cases du degré zéro de Brøndal : le masculin,
le féminin, le Neutre (la « chose quelconque », ni masculin, ni féminin), le
complexe (« l’oiseau », masculin et féminin). L’inerte du Neutre de Beckett
ne vise pas seulement l’agonie perpétuelle chantée par Blanchot, cette
« vitalité désespérée » que le dernier Barthes empruntera à Pasolini pour
4
définir son Neutre , mais aussi la sexuation, et c’est bien ce paradigme-là
(masculin/féminin) qui est neutralisé tout autant que celui de la mort et
5
la vie . Le narrateur déclare en effet aussitôt : « Peut-être que je mettrai
l’homme et la femme dans la même [histoire], il y a si peu de différences
6
entre un homme et une femme, je veux dire entre les miens . » L’« actif du
Neutre » trouve dans la scène sexuelle son horizon essentiel. Et Beckett
participe à cette aventure de la sexualité qui s’est constituée comme la
e
mythologie essentielle de la seconde moitié du XX siècle. Mais il y participe
à partir d’une impossibilité dont il fait une forme d’issue : un récit conceptuel
qui porte ce thème à son plus haut degré de sens. Le Neutre appelle la
question sexuelle et est appelé par elle sous la forme d’une contestation
infinie, d’une réponse intransitive, détour retors en forme de dédale comme le
récit de Beckett l’illustre remarquablement : le brouillage labyrinthique de la
différence sexuelle.
Pourtant, Beckett, s’il est de l’aventure du Neutre, n’y jouera pas un rôle
central, ce qui explique peut-être la relative indifférence de Barthes à son
égard, et la manière dont Deleuze, dans Mille plateaux, tout en lui donnant
une grande importance, l’assigne à une position relativement classique, celle
des trous noirs, des fuites d’idées, des états hypnotiques ou cataleptiques des
me 7
héros qu’il a en commun avec M de La Fayette . Le Neutre de Beckett
porte une attirance pour la dépréciation du désir dont l’impuissance sexuelle
8
– par le fiasco – est le scénario fatal et prévisible . Avec Barthes et Deleuze
ou encore Derrida, le Neutre, investi dans le champ de la sexuation, déjoue ce
piège par l’invention du sujet pervers, véritable sujet du Neutre. Certes, la
défaillance sexuelle rôde sur le Neutre moderne, « jouissance précoce,
9
retardée, émue … » pour Barthes, qu’on retrouve chez Derrida avec l’image
de dissémination – posture inouïe du sujet « devant la loi » de « non-
10
pénétration par éjaculation précoce ou par non-éjaculation », fêlure qui
prend les proportions de la blessure mortelle de tout le corps sexué avec Joë
11
Bousquet pour Deleuze : on verra pourtant qu’il ne s’agit là que de bonnes
nouvelles, toutes en écho déformé avec la fameuse formule de Lacan selon
12
laquelle il n’y a pas de rapport sexuel . Le thème de l’impuissance
(beckettienne) est systématiquement évité et, s’il rôde parfois, il est l’objet
d’une formalisation très maîtrisée sous la forme d’une érotique verbale :
l’évitement, l’absence, la différation, la temporisation, le retardement, et
13
même, avec Deleuze, l’immaculée conception sur laquelle on reviendra …
L’impuissance, elle, appartient à un autre imaginaire, celui de la sensibilité
existentielle. Alberto Moravia, qui est le grand romancier des années 1950-
1960 de l’homme moderne, de l’intellectuel lucide et névrosé, sera l’un des
porte-parole les plus talentueux de cette impuissance-là, celle du petit-
bourgeois contemporain. À l’inverse, Blanchot, dans sa lecture de
La Maladie de la mort de Marguerite Duras, détournera l’impuissance des
clichés existentialistes et l’envisagera comme la passion neutre où se noue la
communauté des amants, dans une lecture postsadienne de ce lien d’apathie
14
érotique . L’impuissance, précisément, n’y est nommée que comme une
aventure particulière, et non un échec. Et c’est aussi le cas de tous ses récits,
notamment de L’Arrêt de mort.

LE SUJET

Ce n’est pas seulement que l’impuissance est un mauvais objet formel –


sauf bien sûr quand il est un événement parfaitement silencieux comme dans
Armance de Stendhal – mais elle est typiquement le symptôme de la
conscience malheureuse, et ce symptôme est typique de la différence sexuelle
et du ressentiment qui lui est lié.
Or, la pensée du Neutre est à l’écart de ces schémas traditionnels de la
personnalité humaine. Si elle n’abolit pas le sujet, elle fait de celui-ci une
« maquette » subjective, ce que Deleuze a appelé « personnage conceptuel » :
objet d’expérimentation formel, issu d’un programme structural ou
15 16
aléatoire , machine sémiologique, sujet moléculaire , simulacre défini par
ses agencements, sujet virtuel au sens cybernétique du terme, sujet sériel dont
la réalité est intégralement pensable en termes de dispositif – mot aujourd’hui
17
très utilisé mais qui est précisément inventé alors . Le sujet pervers n’émane
pas d’une subjectivité individuelle prise dans une vie intérieure, c’est un type
d’être extraordinairement formaliste. Le sujet pervers est un sujet allégorique
par opposition au personnage mythique qui, lui, déploie sa légende en un
récit unifié, homogène, brillant, comme Don Juan par exemple. Ni le bègue et
le gaucher de Deleuze, ni la Zambinella de Barthes, ni la femme derridienne
n’appartiennent à ce registre : ce sont des signes isolés, rudimentaires, obtus,
18
obsédants, archaïques, et fuyants . Le discours du Neutre pousse le plus loin
possible les limites de la notion de sujet sans jamais toutefois l’abandonner
véritablement. Comme le dit Lacan : « structuralisme ou pas, il me semble
qu’il n’est nulle part question de la négation du sujet. Il s’agit de la
dépendance du sujet par rapport à quelque chose de vraiment élémentaire, et
19
que nous avons tenté d’isoler sous le terme de signifiant ». Et la notion de
sujet, loin de ramener à la personne, est ce qui, au contraire, permet d’aller
au-delà : « Nulle part l’intention de l’individu n’est en effet plus dépassée par
20
la trouvaille du sujet . »
Il faut insister aussi sur la nature matérielle du sujet pervers inventé par les
Modernes. C’est bien une combinatoire sémiotique, un personnage construit
dans des dispositifs rigoureux et parfaitement immanents. De ce fait, quoique
fortement influencé par Lacan, le sujet pervers se distingue sur un point
essentiel du sujet lacanien. Le sujet lacanien, qui est sujet du désir et de
l’inconscient, se définit, comme on l’a vu, par sa relation à l’Autre : le « je »
du sujet tel que Lacan le conçoit porte en lui l’Autre qui est la condition de sa
parole : « Ce que je cherche dans la parole, c’est la réponse de l’autre. Ce qui
21
me constitue comme sujet, c’est ma question . » Le sujet pervers est aussi un
sujet structural mais jamais la pensée du Neutre ne l’associe à cette figure de
l’Autre, trop théologique. Ni le sujet masochiste, ni le travesti oriental, ni la
Divine de Derrida, ni la Zambinella, ni Alice… ne sont interpellés par
l’Autre. Le décentrement qui les constitue autour d’un vide n’a pas de
régisseur. Ce vide est un principe articulatoire, comme le degré zéro, qui
inscrit leur isolement radical au sein d’un réseau serré de flux, de
combinaisons, de sérialités, de coupures, sans un Maître qui le formulerait
comme un destin.
Ainsi, l’entreprise moderne, qui a joué de manière retorse avec l’idée de
sujet, n’a pas pu ou voulu y échapper. Et même quand Deleuze et Guattari
s’attaquent tardivement à son emblème ultime, à savoir le visage, en lui
opposant la tête primitive, comme une sorte d’Antéchrist, c’est pour constater
que jamais ils ne pourront « refaire une tête et un corps primitifs, une tête
22
humaine, spirituelle et sans visage » : le moléculaire, les particules
dispersées, l’antivisage ne peuvent se découvrir qu’à partir du « trou noir de
23
la conscience et de la passion subjectives », et finalement « la tête »
n’apparaît imaginable, désirable qu’à partir du visage, parce qu’au fond les
qualités prêtées à la tête primitive proviennent précisément de la civilisation
du visage.

PERVERS ET PERVERSION

Quel est le rôle du « sujet pervers » par rapport au Neutre ? On répondra à


cette question par une citation du Plaisir du texte de Barthes : « Ne jamais
assez dire la force de suspension du plaisir : c’est une véritable épochè, un
arrêt qui fige au loin toutes les valeurs admises (admises par soi-même). Le
24
plaisir est un neutre (la forme la plus perverse du démoniaque) . » Citation
emblématique de la pensée du Neutre, dont on retrouve, comme chez
25
Blanchot et Deleuze , la phénoménologie, avec l’épochè – la suspension des
validations naturelles du monde –, dont on retrouve aussi la stylistique avec
ses parenthèses, sa fragmentation, ses italiques, stylistique de la marge, et qui
enfin établit la synonymie du Neutre et du pervers.
Le Neutre est ainsi une étrange machine, et dont la perversion qui le
nourrit ne ressemble guère aux images qu’on en a aujourd’hui, malgré la
référence au « démoniaque ». La perversion est sans doute l’un des mots les
plus employés entre le milieu des années 1960 et celui des années 1970 par
les penseurs du Neutre avant d’être abandonné, et il trouve dans cette
systématicité son véritable sens : être le pivot d’un système et non le vice
individuel d’un sujet convulsif en proie aux pulsions ou à un projet criminel.
Cette ordinarité de la perversion peut s’illustrer par cette citation de Lacan
qui parle, à propos de La Rochefoucauld, de « génie pervers » pour avoir
détecté dans la trame de tous les sentiments humains, y compris dans
26
l’amour, le fil de l’amour-propre . Rien de mal à cela, comme on le voit.
La notion de perversion est utilisée dans une dimension qu’on dira, à la
suite de Deleuze, spéculative, qui définit l’écriture, la textualité, le monde des
signes, l’acte de pensée comme ce qui ouvre à une forme d’écart avec le
monde naturel, l’idéologie, la référentialité des discours ordinaires. La
perversion est ainsi d’abord une méthode d’isolement : isolement promis et
permis par cette Terre promise qu’est le langage, et dont les images les plus
simples sont sans doute les plus justes. Par exemple celle de la petite fille,
empruntée par Barthes à Michelet, jumelle de celle empruntée par Deleuze à
Lewis Carroll dans Logique du sens. La petite fille est bien en effet
l’expression même de cette « ambiguïté supérieure » qu’est le Neutre : le Oui
et le Non confondus dans ce geste pur où elle suspend l’ordre scolastique et
classificateur du vrai et du faux : « la petite fille qui berce sa poupée, lui
27
sourit et pourtant sait bien qu’elle est de bois ». Barthes, par cette image
pacifiée – presque zen – du Neutre, semble répondre amicalement à l’artiste
28
deleuzien qui pose la question : « Qu’est-ce qu’une petite fille ? » La petite
fille apparaît ici typiquement comme un personnage conceptuel, et nous
éloigne de la vision aujourd’hui médicalisée du pervers, ou de celle, autrefois
criminalisée, d’un M le Maudit. La « petite fille » est recueillie chez Michelet
ou chez Lewis Carroll comme événement pur dont il faut extraire la part
29
ineffectuable selon les termes mêmes de Deleuze , ou « la force de
suspension » pour reprendre le propos de Barthes. Le sourire de cette petite
fille barthésienne, adressé à la poupée, sourire dont on verra plus tard, y
compris chez Foucault, qu’il est peut-être le plus juste emblème du Neutre,
n’est pas loin non plus du sourire du chat du Cheshire d’Alice, lui aussi
30
sourire du Neutre . La sexualisation de la petite fille n’y est présente que
pour autant que le Neutre est d’abord un processus de désexualisation. En ce
sens, la pédophilie, aujourd’hui devenue une menace centrale dans notre
« société de danger », ne prend jamais place dans la pensée du Neutre
puisque la pédophilie appartient précisément au dispositif social d’une
sexualité de l’objet.
Ainsi Deleuze fait-il de la perversion du Neutre l’équivalent de l’acte
philosophique nouveau que la Modernité est en train d’inventer, précédée en
cela par les stoïciens ou les cyniques, inventeurs des surfaces, des lieux des
doubles sens, ou de la continuité entre envers et endroit. De sorte que la
31
logique du sens pourrait bien s’intituler logique de la perversion . La
synonymie entre la perversion et le processus spéculatif désigne, comme on
l’a vu dans le rite masochiste ou chez le travesti oriental, ce Neutre auquel le
32
sujet aspire . La référence de Barthes au démoniaque ne vise nullement à
imprégner la prose moderne de soufre et de transgression comme ça a pu par
exemple être le cas avec Baudelaire au travers d’une fascination pour l’acte
criminel. Contrairement à ce qui opère dans la dédicace au lecteur des Fleurs
du mal, ni « le viol, le poison, le poignard, l’incendie » ne sont convoqués par
les Modernes, et, de ce très beau poème introductif au recueil du poète, ne
demeure que le vice final, à savoir l’Ennui : le bâillement qui pourrait être
33
typiquement, avec le sourire, une mimique du Neutre, sa seule hystérie .
Deleuze, dans Logique du sens, prend d’ailleurs la précaution de dissocier
son discours « pervers » de l’acte criminel défini négativement comme une
34
régression . Et les images du supplice, du supplice sadien chez Barthes ou
masochiste chez Deleuze, relèvent de la structure comme combinatoire
formelle, du programmatique ou du pornogrammatique, en opposition au
fantasme : on l’a vu précédemment, le travesti oriental est sans fantasme,
il ne veut pas être une femme. Le Neutre aspire à une perversion vidée de ses
trop-pleins d’images au profit d’une pure forme qui, par sa rigueur et ses
mécanismes, le protégerait hermétiquement du sens commun.
La perversion est un étrange instrument théorique qui vise à occuper au
sein du monde lui-même un point de contestation inexpugnable, un point
d’altérité totalement intransitif : le non-relationnel au cœur du relationnel. Le
sérieux de la perversion, c’est que, contrairement aux idéologies qui
demeurent le miroir du monde, il est celui qui, selon Blanchot, peut aider à
35
« modifier les conditions de toute compréhension ». Possibilité qui tient à
cet isolement inépuisable d’être un Autre sans autrui, c’est-à-dire sans plus
36
aucune transitivité sociale, à l’écart des médiations et des synthèses . Les
Modernes suivent en ce sens la clinique freudienne : la perversion est ce qui
37 e
prémunit de la névrose qui, en cette seconde partie du XX siècle, est la
chose du monde la mieux partagée. C’est à ce lot commun que le sujet
moderne entend échapper. Le névrosé, c’est l’individu aliéné comme victime,
belle âme souffrante d’une société avec laquelle il ne parvient pas à rompre.
Victime, comme le sont par exemple les personnages des romans de Moravia
qu’on a évoqués, et qu’incarne exemplairement le héros du Mépris, adapté
par Jean-Luc Godard, qui, comme figure de la conscience malheureuse, est
l’exact contraire du pervers. Le névrosé, c’est « l’homme moderne »
qu’évoque Lacan, « être de néant » voué, écrit-il, « à la plus formidable
38
galère sociale ». Cet exact contemporain est celui dans lequel les penseurs
du Neutre voient le mauvais malade, voire l’unique malade, comme le note
39
Deleuze dans L’Anti-Œdipe : névrose d’autopunition, symptômes
hystérico-hypocondriaques, inhibitions fonctionnelles, déréalisations d’autrui
40
et du monde, avec ses séquences sociales d’échecs et de crimes … De sorte
que la perversion alors peut apparaître comme le moyen idéal d’échapper à la
maladie contemporaine : la névrose. La perversion, c’est d’une certaine
manière cette santé qui met à l’écart de la médiocre pathologie sociale.
Il est à ce titre significatif que Deleuze fasse du thème pervers un
phénomène historique en un sens très précis : la perversion moderne fait
époque à l’égard de la société contemporaine mais aussi dans l’histoire de la
perversion, et cela par la spécificité de son lien avec la structure, de son
formalisme qui entraînent la relativisation des contenus fantasmatiques :

[…] notre époque découvre la perversion. Elle n’a pas besoin de


décrire des comportements, d’entreprendre des récits abominables.
Sade en avait besoin, mais il y a un acquis-Sade. Nous cherchons
plutôt la « structure », c’est-à-dire la forme qui peut être remplie
par ces descriptions et récits (puisqu’elle les rend possibles) mais
41
n’a pas besoin de l’être pour être dite perverse .

Structure de la perversion, perversion comme structure pure, nous sommes


loin des stéréotypes sataniques. C’est un stade pervers parfaitement conscient
de son historicité et de ses limites historiques. « Pervers » et « perversion »
sont des termes datables et datés. On peut situer leur brève vie entre la fin des
42
années 1950 ou le début des années 1960 et le milieu des années 1970 . Ces
mots seront abandonnés peu à peu par chacun, Barthes, Derrida et Deleuze…
Deleuze préférera, à partir de L’Anti-Œdipe, le « schizo », qui en est pourtant
43
en grande partie l’héritier . Le mot lui-même est devenu incompréhensible,
semblant désormais tout droit sorti des manuels médicalisés de la psychiatrie
44
conventionnelle ou d’un dandysme snob : il est vrai que le « pervers », du
45
temps de sa splendeur, a revendiqué une position « aristocratique », celle de
46
l’« anarchiste couronné » comme y insiste Deleuze.
La prégnance du thème pervers a été parfois perçue comme une
anticipation du premier queer américain, celui des années 1970-1980, que
47
Gayle Rubin appelle proto-queer , encore influencée par la culture
européenne, anarchiste, pop, précédant de peu l’émergence du sida, celle des
Gay Pride, et le projet politique de constituer une communauté queer. Le
mouvement gay ou lesbien n’y est pas un lobby ou un groupe social légitime,
mais une communauté érotique, marquée par les déviances (cuir, S/M,
48
pédophiles…) qu’il faut réunir et défendre dans une esthétique souvent
49
avant-gardiste associée à Warhol , Mapplethorpe, Basquiat, ou encore les
performances – Security Zone (1971) – de Vito Acconci… Mais c’est là une
méprise qu’éclaircit une opposition cruciale autour d’un thème commun,
celui du sujet minoritaire. Le queer – y compris celui qui échappe encore à la
mainmise sociologique – se donne pour objet essentiel les minorités qu’il
s’agit de multiplier à l’infini, et en ce sens les « perversions » – pluriel –
y sont l’objet d’un activisme militant fait de provocations, vers une visibilité
50
radicale . Mais Deleuze et Guattari, y compris dans des textes dont le
mouvement queer a pu s’inspirer, insistent sur la différence entre les
minorités et le minoritaire, « le devenir minoritaire » : les minorités sont des
51
sous-systèmes de la majorité en tant que « système homogène et constant »,
et une politique des minorités demeure attirée par l’homogène. À l’inverse, le
« minoritaire » est exalté comme « devenir », comme potentiel créatif, et le
52
devenir lui est exclusivement réservé . C’est sa position de sous-système qui
conduit le mouvement queer à naviguer ainsi, de manière ambiguë, autour de
cette opposition sans cesse réversible entre minorité et majorité, et cela pour
une dernière raison : une sorte de culpabilité à l’égard d’un élitisme culturel
53
et social .
Le sujet du Neutre est celui qui ouvre la perversion à sa dimension de
structure. Il est celui qui aspire à opérer une rupture dans le champ même de
la perversion, en la soumettant à de nouvelles conditions, à l’écart de la
fascination traditionnelle du pervers pour le mal, pour la maladie, pour la part
maudite. Proposant donc un renversement historique du thème pervers,
compatible avec la pensée du Neutre.

LE NEUTRE, LA CASTRATION, LACAN

La rencontre entre la pensée du Neutre et la question perverse n’allait pas


de soi. Et ce n’est pas la lecture que Barthes a faite en 1947 de l’œuvre
structurale de Brøndal qui peut l’expliquer. Il a fallu une autre rencontre qui
va fournir au Neutre l’opérateur décisif par lequel il devient la voie – c’est-à-
dire le chemin, la méthode – du désir. Cette rencontre est encore la rencontre
d’un signifiant, alors fameux dans la sphère intellectuelle, et dont le Neutre
va s’emparer activement, d’autant plus qu’il fonctionne comme un paradoxe
logique. Ce signifiant, c’est le signifiant castration. Le Neutre apparaît alors
comme une expérience, singulière et extrême, de la castration : non, bien sûr,
de la castration comme ce fantasme sauvage qui hante le sujet romantique de
Chateaubriand à Rimbaud ou le mystique chrétien des premiers siècles, mais
dans l’élaboration conceptuelle moderne qui l’ordonne au sujet humain
comme sujet du désir.
Il est troublant de repérer chez Deleuze par exemple la promotion intense
de cette expérimentation si singulière du corps, avec Sacher-Masoch d’abord,
puis dans Logique du sens, et même avec le « corps sans organes » (CsO) du
54
schizo de L’Anti-Œdipe , chez Barthes principalement dans S/Z dont le
héros est précisément un castrat, ou chez Derrida, comme on l’a vu à propos
de Glas, à ceci près que l’émergence spécifique du sujet féminin nous
amènera à lui consacrer un chapitre particulier.
La castration va offrir au Neutre un espace d’exploration majeur –
le corps sexué – et elle est le chemin tortueux qui y conduit. Elle découvre
aux yeux du sujet humain l’enjeu véritable de son destin, mais elle offre à la
pensée du Neutre la scène sur laquelle les rôles sexuels peuvent être
redistribués, échangés, réinventés. On dira alors ceci : la castration est le
chaînon manquant – et heureusement découvert – entre la pensée du Neutre
et la voie du désir. Elle est ce qui fait le lien. Ainsi, quelque chose d’étrange a
lieu dans le champ de la pensée, car s’il y a un objet repoussant pour la
pensée elle-même, c’est bien la castration. Le mot lui-même est associé à des
images répulsives qui font frémir. Sans doute la dimension provocatrice et
panique de la castration pourrait justifier le fait de porter au grand jour
l’angoisse, selon Freud, la plus immémoriale de l’humanité, hommes et
femmes mêlés. Mais c’est l’inverse. C’est parce que précisément la castration
n’est pas un fantasme mais une théorie – et la théorie la plus aboutie d’une
doctrine – qu’elle devient l’objet privilégié du Neutre. Cette castration
comme theoria, et non plus comme fantasmagorie archaïque, c’est Lacan qui
la fournit aux penseurs du Neutre. C’est l’émergence d’une théorie puissante
de la castration dans les années 1950-1960 qui est la causa prima et le déclic
qui autorisent une pensée sexuelle du Neutre qui, sans cette clef de voûte,
aurait sans aucun doute continué son chemin dans les marais d’une gnose
générale, dont on a vu avec Cioran ce qu’elle pouvait porter d’aigreur
ironique, que Beckett lui-même frôle de manière célinienne dans une mise en
55
scène de la création comme pourriture , et que Blanchot évite
miraculeusement sans doute pour en avoir apprécié les limites et les ravages
dans sa jeunesse fasciste.
Il y a eu plusieurs Lacan. Celui qui nous concerne ici, c’est celui des
années 1960, celui du classicisme lacanien par contraste avec un autre Lacan,
profondément baroque, celui des nœuds, de la topologie, de la jouissance…
qu’on a rencontré à propos du travesti. Notre Lacan, c’est donc le Lacan qui a
promu la notion freudienne de complexe de castration à un stade tout à fait
majeur, décisif pour la compréhension du sujet humain tel que le constitue
son rapport à l’ordre symbolique. La castration avec Lacan cesse, par
opposition à Freud, d’être nommée « complexe de castration » pour devenir
la castration, tout comme au même moment le « complexe d’Œdipe » devient
l’Œdipe, c’est-à-dire quitte le champ clinique pour devenir un concept
massif, fondateur, et central. Point de départ d’une anthropologie.
Il est significatif à ce titre que, à l’acmé du classicisme lacanien, le livre
de Moustafa Safouan Le Structuralisme en psychanalyse, écrit sous l’égide de
56
François Wahl , qui ambitionne d’être le nouvel évangile du lacanisme, ne
comprenne que deux parties : « L’inconscient » et « La castration ». C’est
dire l’importance de ce qui apparaît comme l’un des philosophèmes majeurs
de la pensée lacanienne au point qu’il englobe de nombreux concepts comme
l’interdit de l’inceste, le désir, le phallus, la loi, etc., qui, à un moment ou un
autre de la doctrine, finissent tous par se confondre avec la castration. On a
l’impression que, tel saint Paul ramenant tous les commandements à un seul
57
qui régit tous les autres (« Tu aimeras ton prochain comme toi-même »),
Lacan résume tout Freud par cette notion. Safouan synthétise cette
perspective en écrivant : « Seule la loi de l’interdiction de l’inceste, en tant
qu’elle fonctionne dans l’inconscient comme une loi de castration, détermine
58
l’accès au désir génital ou à l’objet . » Ici, le « complexe de castration »
devient « loi de castration », et va peu à peu signifier la Loi, mais il est tout
aussi significatif de lui assimiler l’interdit de l’inceste qui, selon Lévi-Strauss,
fonde le sujet humain comme sujet parlant détaché de l’informe où le situe le
Réel, pour devenir homo significans, pour apparaître désormais dans un
univers de signes.
Il faut ici s’arrêter sur l’interdit de l’inceste, évoqué précédemment à partir
de sa remise en cause par Kaja Silverman, tant il est capital non seulement
pour la pensée du genre, mais pour toute approche de la question sexuelle.
59
C’est dans Les Structures élémentaires de la parenté que Claude Lévi-
Strauss lui confère sa pleine mesure, au point de lui donner un rôle tout aussi
fondamental que celui de la dialectique du maître et de l’esclave dans
La Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Comme elle, l’interdit de l’inceste y
fonctionne comme une allégorie, et, comme elle, il est une sorte d’ontologie
phénoménologique de la subjectivité. Malgré les prétentions strictement
structuralistes de Lévi-Strauss, cet interdit apparaît en effet comme fondateur
du sujet, du sujet humain dans sa subjectivité même.
Lévi-Strauss réfute d’abord toute lecture naturaliste de l’exogamie
humaine et met au premier plan l’élaboration universelle de règles –
aux variantes dénombrables – pour interdire aux hommes de copuler avec
leur mère, sœur, fille, et – selon les cultures – tante, cousine germaine,
nièce, etc. Toutes les causalités conventionnelles – que ce soit la crainte de la
consanguinité ou le besoin de conquête – sont balayées par Lévi-Strauss, tout
comme la prétendue aversion naturelle pour l’inceste, puisque, selon lui, bien
au contraire, la convoitise – sexuelle ou non – s’exerce d’abord sur l’objet qui
nous est le plus proche. La volonté de Lévi-Strauss d’attribuer à l’interdit de
l’inceste le prestige d’une coupure fondamentale lui fait distinguer cette loi
de ses effets. L’exogamie elle-même ne suffit pas à interdire l’accouplement
de la mère et du fils. Il faut qu’à l’exogamie s’ajoute l’Interdit : un acte de
langage qui se formule sous la forme d’une Loi. Et Lévi-Strauss prend le
risque d’introduire dans le système une forme de transcendance, en
expliquant que la prohibition de l’inceste suppose une intervention, et qu’il
60
écrit avec un I majuscule : « elle est l’Intervention ».
La synonymie entre la Loi et l’interdit suppose plusieurs faits de structure.
Tout d’abord cet axiome : « À partir du moment où je m’interdis l’usage
d’une femme [mère, sœur, fille…], qui devient ainsi disponible pour un autre
homme, il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme qui devient,
61
de ce fait, disponible pour moi . » Ainsi, la Loi n’est pas seulement un acte
de langage – l’Intervention –, elle implique sa subjectivation. L’Intervention
déclenche une parole à la première personne, qui introduit l’Autre comme la
condition de son acceptation, et suppose la réciprocité comme ce qui fonde la
Loi pour le sujet : « il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme
qui devient, de ce fait, disponible pour moi ». Mais la Loi introduit un autre
fait structural tout aussi important. L’objet par excellence de la convoitise –
l’objet sexuel – devient l’objet d’une satisfaction qui n’est plus immédiate,
mieux encore, l’objet sexuel devient le modèle d’une satisfaction qui se
62
définit comme « pouvant être différée ». Ce bien – qui est la femme – et le
désir sont liés par une même différance. Par la Loi, le sujet humain
appréhende désormais cet objet non plus sous la forme immédiate de ce qui
est à côté de lui, mais en son absence, c’est-à-dire comme objet auquel un
signe qui le représente se substitue. Le passage de la chose au signe est noué
à l’Interdit de la jouissance immédiate : la femme est devenue un signe
puisque désormais la « femme » – celle que je peux posséder – n’est pas là
sous mes yeux, mais absente et à venir. La femme est un signe renvoyant à
une absence qui est la condition même de la satisfaction possible. Un signe,
c’est-à-dire un signe immédiatement pris dans un système relationnel dont la
structure est celle des jeux d’alliance et de parenté dans lesquels le sujet alors
est aussitôt saisi. Autrement dit, l’objet – jusque-là cible du seul instinct, de
la possession immédiate –, l’objet dont je suis privé et dont je me prive du
fait de l’Intervention, devient dans ce report de la satisfaction le noyau de
l’ordre symbolique : celui-ci se fonde alors sur l’interdit, le non-immédiat,
l’alliance, la structure relationnelle qui organise le rapport de l’homme à son
environnement et à sa reproduction. Si la femme – comme objet –
est soumise à une loi de réciprocité et d’échange à l’intérieur de laquelle elle
a désormais une représentation symbolique, alors l’homme, le sujet humain,
ne peut plus se définir que comme être parlant. Et cet être parlant est celui
qui, pour être cet être, renonce à une satisfaction immédiate au nom d’une
Loi qui se donne à lui comme universelle. Au chaos des relations
consanguines et incestueuses, se substitue un système social d’alliance
extrêmement complexe où la réciprocité suppose d’être articulée par des
opérations de langage qui deviennent le véritable destin du monde humain.
Lacan reprend intégralement cette dialectique de la Loi, du sujet et du
langage mais qu’il refonde par la castration. La castration, c’est le
renoncement symbolique à la possession immédiate. Le symbole organisateur
de l’échange des femmes supposé par l’interdit de l’inceste (la loi de
castration), c’est le phallus, et cela pas seulement parce que c’est une
transaction entre hommes à propos de femmes. Le phallus devient le
signifiant au nom duquel l’échange peut opérer dans un ordre symbolique où
le besoin n’est plus la véritable détermination de la possession de l’objet
(féminin) mais où c’est le désir pris dans cette symbolisation fondatrice qui
gouverne le processus. Dialectique de la distance de la demande du sujet à
son désir qui suppose, pour que ce désir soit rejoint, une certaine déduction
63
qui ne peut se faire que dans un cycle de symbolisation . Le signifiant
primordial de l’échange, c’est le signifiant phallique qui désormais
représente, pour l’homme et la femme, ce qu’ils sont l’un pour l’autre, selon
le paradigme de l’être et de l’avoir. Dans ce cycle d’échange, le phallus passe
par l’intermédiaire des femmes d’un homme à l’autre : du père au fils, du
frère de la mère au fils de la sœur, etc. Selon la formule lacanienne, le phallus
64
passe par les femmes et se pose sur les hommes .
Une allégorie se substitue à celle de Lévi-Strauss avec de nouveaux
éléments pris au récit freudien – notamment à Totem et tabou –, comme la
horde primitive, le totémisme où l’ordre symbolique se constitue par
« le Nom-du-père », régulateur de « l’alliance » hors du clan, ordonnant le
sens dans lequel s’opère l’échange des femmes, réglant les jeux de parenté,
les tabous de la vie sociale. Seul le patriarcat semble à la hauteur des
exigences de l’ordre symbolique puisque la filiation n’y est plus vécue
comme fait de nature mais est appréhendée comme acte de langage par le
Nom-du-père, où être fils/fille relève d’une opération strictement symbolique.
Très clairement, Lacan fait du passage « peut-être mythique » du matriarcat
65
au patriarcat l’équivalent « du passage de la nature à la culture ». La
fonction symbolique que revêt le nom du père, auquel est suspendue la
filiation, apparaît comme déterminante puisqu’on ne peut savoir sur la simple
présomption naturelle qui est le père d’un enfant : le patriarcat n’a pu naître
qu’avec la foi dans l’effectivité de l’ordre symbolique sur quoi,
réciproquement, repose la possibilité même d’établir la filiation. Le nom du
père se donne comme un pivot essentiel pour le sujet puisque c’est justement
du fait qu’il n’a d’effectivité que symbolique qu’il devient ce autour de quoi
66
se constitue le champ de la subjectivité .
Cette appropriation extrêmement brutale par Lacan de l’allégorie de Lévi-
Strauss explique sans doute le recul de ce dernier sur sa propre audace
philosophique, et se traduira par son empressement à désexualiser son récit,
et à le dissocier de ce qu’il appelle le « code sexuel » dans lequel il voit –
hypothèse très foucaldienne – une déformation propre à la culture
67
occidentale . Et Lévi-Strauss, tout en élaborant un système qui ne fonctionne
que dans une culture patriarcale, tentera systématiquement d’éviter la
confrontation avec le féminisme sur la question du patriarcat, en en donnant
prudemment une version édulcorée : un pur système relationnel d’échange où
finalement peu importe que ce soient des femmes ou des hommes qui en sont
68
les objets . Et à mesure que Lévi-Strauss modérera le tranchant de son
modèle initial, Lacan l’aiguisera. Amplification de la portée de ce qui,
69
« depuis l’orée des temps historiques », définit de part en part le sujet
humain, à savoir la prohibition de l’inceste, la loi de la castration, la
prééminence du phallus, le Nom-du-père (comme métaphore au nom de
laquelle le tabou est institué), et qui justifie qu’il n’y a d’échange que
l’échange des femmes quel que soit le système de parenté en vigueur, qu’il
soit patriarcal ou matriarcal : « l’ordre symbolique est androcentrique. C’est
70
un fait ».
Gayle Rubin a bien perçu les lourdes conséquences du parallélisme entre
le patriarcat et l’émergence de « la culture » au sens de Lévi-Strauss, et pose
la question pour le courant féministe de savoir quoi faire « d’un concept à la
71
fois si utile et pourtant si embarrassant [so useful and yet so difficult] ».
Mais elle suit cette stratégie audacieuse qui est de renverser
systématiquement ce qui pourrait être une entrave à l’émancipation des
femmes en une chance de lucidité radicale, en une occasion d’aller plus loin
dans la compréhension des problèmes. La loi n’équivaut pas aux normes
sociales et culturelles, et elle argue de ce fait que chaque société détermine
ses propres conventions qui, elles, sont susceptibles d’évolution, notamment
au travers des dispositifs économiques, et dans l’incroyable variété de ce
72
qu’elle appelle les « systèmes réels [actual systems] » des sociétés, dont elle
examine toutes les formes de dérèglement culturel, celles par exemple très
variées que les hétérosexualités peuvent revêtir au travers des institutions de
travestissement, des mœurs… et qui de ce fait interdisent de déduire, de
l’Interdit de l’inceste et de l’échange des femmes, une fatalité à l’oppression
des femmes : non seulement il n’y a pas de lien de fatalité entre la Loi et
73
l’oppression des femmes, mais pas même un lien de cause à conséquence .
Lacan lui donne par avance raison en détachant, comme on vient de le voir, le
processus d’échange des femmes du système – patriarcal ou matriarcal –
au sein duquel il intervient. Ainsi, même s’il n’y a d’échange que celui des
femmes, le système est loin d’établir l’homme en souverain, comme Judith
Butler le soupçonne. La loi de la castration, c’est aussi le processus par lequel
quelque chose est soustrait à l’homme, et par lequel il est, lui aussi, envoyé
sur le marché, « où il passe à l’encan général », celui d’autres enchères donc,
Traffic in Men : le marché de l’ordre social, celui de la reproduction
économique, de la reproduction générationnelle, de ce que Claudel, dont
74
s’inspire ici Lacan, appelle L’Échange . Et il y a enfin une autre confusion
qui peut alors être évitée, celle entre la domination patriarcale androcentrique
et la domination masculine. Le sujet masculin ne coïncide pas avec la
structure patriarcale, comme le mythe de Don Juan l’illustre : le Patriarcat,
incarné par le Commandeur, c’est l’instance qui exige de l’homme qu’il
renonce à la possession immédiate et brutale de la femme (le viol) et qu’il
respecte les règles de l’échange (le mariage et la fidélité). Sa première cible
c’est l’insoumission du désir masculin, ses seules bénéficiaires – même si
c’est à leur corps défendant – ce sont les femmes, vengées du prédateur, la
seule valeur c’est celle de l’échange, au sens marxiste de la valeur d’échange.
Et si le Patriarcat est symbolisé par le phallus, c’est le phallus de la différence
sexuelle, délivré de ses ambitions de toute-puissance dont nous avons vu avec
Genet qu’elle passait précisément par la mise hors jeu de la femme en tant
qu’elle est toujours limitation de cette toute-puissance, et dont nous savons
avec Don Juan qu’elle est son bornage et son alignement à la série du Mille
e tre. Telle est la loi.

LE RÉCIT LACANIEN

Quoi qu’il en soit des multiples dégâts qu’elle provoque, la loi de la


castration, par ce rôle doctrinal auquel Lacan la promeut, se détache de ce à
quoi elle est instinctivement rattachée, à savoir l’émasculation, le fait de
châtrer ou d’être châtré. Elle devient l’instrument même de l’odyssée
humaine qui s’exprime sous la forme d’une énigme dont chaque vie doit
répondre puisque s’y trouve son destin : pourquoi l’espèce humaine ne peut-
75
elle assumer les attributs de son sexe qu’à travers une menace ? Complexe
de castration dans l’inconscient masculin, Penisneid (envie du pénis) dans
l’inconscient de la femme. Menace que Lacan donne comme une antinomie
interne au sujet, et qu’il va dialectiser encore davantage puisque cette menace
est une menace positive en ce qu’elle le protège de quelque chose de bien
pire : la privation, là où il n’y a même pas de menace puisque tout
simplement le phallus manque. La castration s’ouvre alors à une fonction, un
jeu illusoire, qui a pour objet de masquer ce manque qui s’exprime par
l’angoisse inhérente à l’humanité, angoisse qui, selon Lacan, vient à la
76
présence par « toute actualisation de la jouissance ». La loi de la castration
est ainsi protectrice : elle donne à l’homme l’illusion qu’il y a quelque chose
à castrer et à la femme qu’il y a quelque chose à désirer : la loi de la
castration inscrit une carence positive qui masque une carence plus
77
fondamentale . C’est pourquoi, même sous la forme de la menace, la loi de
castration est toujours une bonne castration, une « castration réussie » pour
78
reprendre l’expression moqueuse de Deleuze .
Il n’y a pas de grand concept qui n’ait son récit. C’est le cas de la
castration, qui s’y prête tout naturellement. Pour Lacan, on peut facilement
e
élire Psyché, extrait de L’Âne d’or d’Apulée, grand récit latin du II siècle de
la constitution initiatique du sujet. Le texte élu par Lacan est un modèle de
récit psychanalytique, et de sa fonction allégorique. Il apparaît lors de la
séance du 12 avril 1961 de son séminaire « Le transfert » sous le titre
« Psyché et le complexe de castration ». Psyché (l’âme) reçoit chaque nuit la
visite d’un amant mystérieux (Éros), mais, voulant éclairer le visage que
l’obscurité de la nuit dissimule, elle fait tomber une goutte d’huile brûlante
sur le corps endormi de l’amant, et le perd. Or, précisément, l’âme (Psyché)
naît de ce moment où ce qui l’a comblée se dérobe et fuit. Psyché va en effet
affronter une série d’épreuves initiatiques au terme desquelles elle retrouvera
l’amant perdu. Psyché, c’est l’âme, Éros, c’est le désir : la naissance de
l’âme, c’est donc l’épreuve d’une confrontation du sujet à son désir :
naissance du sujet en tant qu’il rencontre son désir après l’avoir perdu sous sa
première forme obscure, genèse du sujet comme sujet de la castration. Avant
cette épreuve, le sujet (Psyché) est dans une relation paradisiaque et obscure
avec Éros. Or, de cette obscurité de la jouissance, il faut sortir : la maladresse
inconsciente de Psyché qui brûle celui qu’elle veut connaître témoigne de
cette nécessité. Mais pourquoi faut-il en sortir ? Pourquoi faut-il la
castration ? Eh bien parce qu’il y a le langage qui nous assigne à nommer ce
qu’on vit, donc à perdre le désir dans sa forme obscure d’innommable. Il
nous prescrit par cette perte même de nous construire – c’est le rôle des
épreuves que Psyché doit subir – comme sujet, et donc de connaître, comme
sujet, son désir.
Si le récit se présente à nous comme réunissant une femme et un homme,
sa structure allégorique doit nous retenir de le lire comme un roman à
personnages. Au plan symbolique, la fable n’est pas celle d’une femme
79
(Psyché) et d’un homme (Éros) mais d’un seul être , la fable du sujet –
homme ou femme – en tant qu’il se constitue dans cette dialectique de l’âme
et du désir, et dont le chemin est la castration qui prend ici une dimension
initiatique. Cette dimension initiatique, on la retrouve fréquemment chez
Lacan, et notamment en référence à la culture antique, avec par exemple la
fameuse « villa des Mystères » de Pompéi, haut lieu lacanien, qui fait,
comme on le sait, du phallus l’objet ultime du savoir, et qui, pour cela,
80
demeure voilé . De sorte que, si le phallus est fréquemment désigné chez
Lacan dans sa fonction de signifiant, le voile qui en recule sans cesse la
présence, le manque même par où il se singularise, voire l’absence qui le
noue à l’angoisse, doivent nous amener à préférer les moments où Lacan le
désigne comme symbole : « J’ai dit le symbole phallus, et c’est peut-être en
effet le seul signifiant qui mérite dans notre registre, et d’une façon absolue,
81
le titre de symbole . »
La castration est synonyme du désir parce que, pour que le désir soit désir
d’un sujet, il lui faut être défini par le manque dont c’est la loi. Un manque
bénéfique accompagne une loi de castration constructrice, et évite à l’homme
l’angoisse, ou du moins l’aide à s’en prémunir. Car l’angoisse, ce n’est pas la
frustration. C’est au contraire l’absence de la loi qui suscite l’angoisse : ce
82
que l’homme demande, c’est d’être privé de quelque chose de réel . Ce trop
de réel qu’il faut éviter et que la loi de castration permet d’éviter, c’est
l’inceste, dans cette logique qui induit la préférence que l’on doit donner à
83
une autre femme que la mère , la préférence qu’on doit donner à un autre
homme que le père.
Voilà donc la chose dont va s’emparer la pensée du Neutre. S’en emparer,
c’est-à-dire l’inverser, mais en retenant tout d’elle : l’inceste, le phallus, la
loi, la différence sexuelle… Comme Lacan, ce sera par des récits, mais, par
e
opposition au roman antique de Lacan, des romans du XIX siècle, La Vénus à
la fourrure (1870) de Sacher-Masoch pour Deleuze, Sarrasine (1831) de
Balzac pour Barthes. Récits qui donc précèdent la découverte freudienne
mais qui culturellement participent de sa genèse, récits dont ils vont extraire,
84
par le caractère « insolite » de l’œuvre de Sacher-Masoch pour l’un, et par
85
« l’extravagance symbolique » du récit balzacien pour l’autre, une véritable
pensée du Neutre qui est l’occasion de réécrire, en l’inversant, la théorie
lacanienne.
Les deux expériences d’écriture et de pensée ont ceci de commun qu’elles
ont lieu à peu près au même moment puisque, sans pour autant communiquer
entre elles, le livre sur Sacher-Masoch de Deleuze paraît en 1967, le
86
séminaire de Barthes sur Sarrasine commence la même année . Et tous deux
choisissent d’accompagner leur commentaire de l’œuvre, de sa publication en
postface de leur analyse, comme une sorte de preuve en réserve de leur dire.

LE RÉCIT DELEUZIEN
Le récit deleuzien de la castration rejoint pleinement la perspective
lacanienne en ce qu’il s’agit d’un récit initiatique – en harmonie avec le style
de Sacher-Masoch – dont l’issue n’est certes pas la naissance de l’âme,
Psyché, mais, mieux encore : une « seconde naissance », celle de « l’homme
87 88
nouveau sans sexualité » ou du « nouvel homme sans amour sexuel »,
personnage fondamental, héros du Neutre.
Cette initiation suit la même voie que pour Psyché – celle de la
castration – mais en vue d’en obtenir un effet strictement inverse selon une
loi rigoureuse de renversement. Si, dans le champ de la loi du père, la
castration du fils est une menace destinée à l’empêcher de commettre
l’inceste, dans l’espace de la loi maternelle c’est l’inverse : la castration du
fils est la condition – condition symbolique – de l’inceste, incitation à
89
l’inceste avec la mère . C’est parce que le fils masochiste est un sujet
symboliquement castré faisant face à une mère porteuse du phallus qu’il peut
90
accomplir l’inceste . La dimension initiatique s’avère dans le fait que
l’inceste du fils avec la mère est alors une seconde naissance où le père n’a
plus aucun rôle, et qui opère au travers d’une parthénogenèse, c’est-à-dire,
91
comme son étymologie l’indique, à partir d’une forme femelle vierge :
« La castration […] cesse d’être un obstacle à l’inceste ou un châtiment de
l’inceste pour devenir la condition qui rend possible une union incestueuse
avec la mère, assimilée à une seconde naissance autonome,
92
parthénogénétique . » Cette mère, évidemment, est une mère mythique.
Dans le rite masochiste, elle est représentée par la femme, prostituée ou
simple complice, qui accepte, comme la Wanda de Sacher-Masoch, de jouer
le jeu.
La question récurrente – celle d’un matriarcat originaire susceptible de
brouiller toute fixation des genres – n’affole ni Sacher-Masoch, ni Deleuze.
L’anthropologie masochiste produit un roman de l’humanité qui laisse toute
93
sa place à l’hypothèse matriarcale , mais ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel
est sans doute que l’idée matriarcale ait pour horizon – plutôt que l’idée de
stades de civilisation – le projet pervers, le projet masochiste qui reprend
donc, en l’inversant, le programme lacanien : le sujet masochiste vit l’ordre
symbolique comme inter-maternel et le père est privé de tout rôle. La mère y
est la condition d’un nouveau jeu symbolique qui permet au monde
masochiste de produire des modes relationnels singuliers, dont la loi est la
première victime. Chez le sujet masochiste, la logique du sens repose sur le
prolongement à l’extrême de la révolution kantienne à l’égard de la loi. Celle-
ci n’a plus d’objet connu a priori (comme le bien), c’est son pur
fonctionnement qui décide de sa validité, et qui la rend donc inconnaissable,
94
neutre . Il y a plus : non seulement l’objet de la loi – comme chez Kafka –
se dérobe mais – paradoxe du Neutre – la punition que la loi inflige, au lieu
de punir, provoque au contraire le plaisir qu’elle est censée interdire :
« les coups de fouet, loin de punir ou de prévenir une érection, la provoquent,
95
l’assurent ». Nous sommes déjà au cœur du Neutre deleuzien. La loi est
devenue un mana, un aliquid, un degré zéro, c’est-à-dire, non ce qui fait lien,
mais ce qui constitue le lien comme isolement et réciproquement l’isolement
comme lien.
Le fonctionnement du sujet masochiste prend chez Deleuze des
dimensions qui dépassent Sacher-Masoch et se disent en un langage
strictement deleuzien, au point que le héros masochiste demeure une
96
référence majeure chez Deleuze jusqu’au bout, jusqu’à Mille plateaux , et le
symbolisme ésotérique de Présentation de Sacher-Masoch lié à la Mère se
réinventera sans cesse. Même si, plus tard, la pensée de Deleuze semble
97
rompre brutalement avec le repère psychanalytique concernant la castration ,
celle-ci demeure une hantise : un spectre conceptuel. Car, qu’est-ce que le
« corps sans organes » (CsO) de L’Anti-Œdipe – nouveau modèle deleuzien
du corps lui aussi « sans amour sexuel » –, sinon un corps castré ? Les
ruptures sont, chez Deleuze, des leurres. Ainsi son anti-Œdipe n’est-il pas, au
98
moins en partie, l’avatar de « l’Œdipe des surfaces » présent dans Logique
du sens ? Le corps sans organes, qui semble annoncer, à partir de L’Anti-
Œdipe, une révolution antifreudienne, une révolution moléculaire du corps
sexué, corps déphallicisé, corps multiple, était déjà à l’œuvre dans Logique
du sens, non contre Freud, mais conçu à partir de Freud même promu
99
inventeur d’une théorie biopsychique des surfaces , un corps rattaché à la
boule protoplasmique évoquée par Freud dans Au-delà du principe de plaisir,
lieu quasi schizophrénique, saturé d’excitations, au seuil de la conscience, au
100
seuil du moi .
La castration possède chez Deleuze une telle ampleur conceptuelle que
l’éclipse de la référence freudienne à partir de L’Anti-Œdipe doit être
relativisée au profit d’un horizon immuable, qui lui ne bouge pas : l’inceste.
Avec L’Anti-Œdipe, le décor a changé, nous ne sommes plus dans le boudoir
e
petit-bourgeois du XIX siècle, l’inceste se déroule dans les dimensions
grandioses du « corps plein de la terre », mais, comme au temps de Sacher-
101
Masoch, en vue d’une « renaissance infinie ». Ainsi, du fait de la
perfection du récit originaire de Présentation de Sacher-Masoch – scène
primitive de la castration –, Deleuze maintient celui-ci intact en le projetant
sur d’autres dimensions et d’autres paysages, jusqu’à atteindre l’espèce de
pansexualisme vertigineux de L’Anti-Œdipe et de Mille plateaux. Au couple
kitsch du maso et de son bourreau succède une odyssée qui concerne la Terre
entière, depuis les Dogons jusqu’aux meutes schizos contemporaines.
Connexions, flux, intensités, disjonctions, coupures, multiplicités,
agencements machiniques traversant le CsO (corps sans organes) ouvrent les
sexes à l’indénombrable où le devenir moléculaire les conduit. Le résultat
obtenu avec Sacher-Masoch est systématiquement confirmé par inversion du
freudo-lacanisme. Ainsi, si, pour Freud et Lacan, il n’y a qu’un seul sexe –
le phallus – qui régit la différence sexuelle, la légende deleuzienne ne dira
pas qu’il y en a deux, car le « deux » n’est pas le contraire du « un », mais
102
qu’il y en a une infinité : ni un, ni deux, mais « n sexes ». Il ne s’agit pas
de libéraliser la psychanalyse, de l’assouplir, d’y donner une place à la
femme : l’idée qu’il y a deux sexes n’est pas plus satisfaisante que
l’hypothèse d’un seul, et la promotion par Melanie Klein du clitoris, qui a
joué un grand rôle dans la critique des genres chez les féministes, est l’objet
103
de moqueries – « petit pénis absorbé enfoui » –, comme les féministes
elles-mêmes d’ailleurs, désignées comme « les femmes les plus sèches,
104
animées de ressentiment, de volonté de puissance et de froid maternage ».
Les « multiplicités » promues par Deleuze ne sont pas plus rassurantes que
la souveraineté lointaine du Phallus lacanien. L’Anti-Œdipe ou Mille plateaux
n’anticipent pas sur la bonne nouvelle butlérienne d’une extension quasi
illimitée du spectre des genres. Le quiproquo a pu naître du ton parfois
libertarien qui colore L’Anti-Œdipe comme lorsque surviennent ces formules
qui s’apparentent à un slogan LGBTQ : « La formule schizo-analytique de la
105
révolution désirante sera d’abord : à chacun ses sexes . » Le « n sexes » a
une visée plus radicale qu’un assouplissement néolibéral du spectre des
genres. La formule aspire à abolir toute représentation humaine de la
sexualité en promouvant non une pluralité de sexes mais son contraire
106
puisque l’horizon du « n sexes », c’est en fait « le sexe non humain ».
Mille plateaux répétera le propos en insistant sur la puissance du devenir-
107
animal de l’humain que déjà le sujet masochiste annonçait comiquement
en acceptant de se déguiser en chien ou en ours, de se laisser atteler à une
108
petite voiture .
La loi de la castration a souvent été promue par les freudiens dans un sens
positif, celui d’humaniser le désir comme une sorte d’impératif par lequel le
sujet doit renoncer aux illusions de la toute-puissance pour accéder à un désir
qui inclut l’Autre comme à son origine. Deleuze nous propose un tout autre
récit où sa castration n’est nullement une loi qui humanise le désir mais un
désir qui déshumanise ou in-humanise la loi, un désir non humain : c’est bien
celui du pervers, qu’il soit un sujet masochiste ou qu’il soit le Robinson de
109
Michel Tournier, sujet sans autrui , ou bien qu’il soit le schizo, porteur du
corps sans organes.

LE RÉCIT BARTHÉSIEN

Le récit de la castration barthésien présent dans S/Z suit à la trace un


roman de Balzac, Sarrasine, dont le personnage principal est un homme qui a
un nom de femme, Zambinella, un castrat, diva d’opéra à Rome, et dont
tombera amoureux Sarrasine, un jeune sculpteur français leurré par son
travestissement. Le récit, qui commence dans le boudoir de l’hôtel particulier
d’une très riche famille cosmopolite parisienne dans les années 1830 dont le
maître est un vieillard centenaire et fantomatique, met face à face un homme,
le narrateur, et une femme, la marquise de Rochefide, lors d’une réception.
Le premier espère les faveurs de la seconde en échange du récit qui dévoilera
l’énigme : le vieillard richissime de la maison n’est autre que la Zambinella
elle-même. Mais le narrateur n’obtiendra pas le corps féminin qu’il
convoitait, son récit ayant plongé la marquise dans le deuil radical de tout
désir.
Barthes, dans S/Z, vise à tirer toutes les conséquences – anthropologiques,
sociologiques, symboliques… – d’un trouble aussi profond infligé à ce que
110
Barthes appelle, dès la fin des années 1960, « l’économie des genres ».
Mais il nous faut d’emblée privilégier l’un des troubles essentiels portés au
genre : celui qu’inflige l’irreprésentable de la castration. Et qui nous rappelle
qu’il n’y a de trouble dans le genre qu’à partir d’un trouble de l’image
sexuelle du sujet. Revenons pour cela au fait que Lacan, lorsqu’il propose son
propre récit d’Éros et Psyché, le fait à partir du tableau d’un peintre italien
maniériste, Jacopo del Zucchi (1547-1590) – Psiche sorprende Amore –, qui
s’est inspiré de la légende telle qu’elle figure chez Apulée, dans L’Âne d’or.
Le tableau de Zucchi représente Psyché debout, une lampe à huile dans la
main gauche éclairant Éros allongé, éveillé soudainement par la brûlure, et
dont le sexe est caché par un bouquet de fleurs situé au tout premier plan du
tableau. Cette place des fleurs, aberrante si l’on s’en tient au code esthétique,
n’a pour Lacan de justification que symbolique, celle de désigner et de cacher
en même temps la castration. La castration n’est pas l’émasculation, et elle
suppose donc cette fonction symbolique du cache constitué par le pot de
fleurs : désigner et cacher en même temps, ce que Lacan appelle une
111
« absence présentifiée », qui définit d’ailleurs l’activité symbolique comme
telle, et à laquelle obéit par exemple « La lettre volée » dans le conte d’Edgar
112
Poe dont l’analyse ouvre les Écrits .
La castration n’est pas représentable, c’est pourquoi Freud a choisi la
113
figure de la Méduse – « obscure figure » –, expression de l’irregardable,
pour la symboliser, figure qui représente le sexe maternel, vulve couronnée
114
de la toison, sexe châtré . Voilà pourquoi l’univers de l’art a pour tâche de
concevoir un substitut à l’image paralysante de la castration sous une forme
initiatique du voile – le cache – qui a pour rôle d’en indiquer le chemin.
Barthes fait un choix moins rassurant. Il choisit de poser la question de la
sexuation, non pas à partir du « complexe de castration », mais à partir d’un
castrat réel, d’un sujet émasculé. Bref, de se passer du pot de fleurs de Jacopo
del Zucchi chez qui la représentation est entièrement maîtrisée, unifiée, sans
faille ni lézarde, si ce n’est la place esthétiquement aberrante du pot. Avec la
Zambinella, nous entrons dans un régime sémiotique tout à fait neuf, celui
d’une prolifération incontrôlée des images qu’aucun symbolisme ne maîtrise
en vue de rendre la castration supportable. Cette prolifération aberrante se
déploie sur deux axes parallèles : l’axe des sexes et l’axe des images.
La Zambinella, dans le récit de Balzac, est l’objet d’une sorte de rage
multiplicatrice à la représenter. Elle l’est d’abord sous la forme d’une statue
de femme sculptée par Sarrasine, puis de sa copie en marbre que fera
115
exécuter son protecteur, le cardinal romain Cicognara , copie elle-même
reproduite comme tableau par le peintre Vien, dans lequel elle est représentée
sous la figure d’Adonis, c’est-à-dire celle un homme (« homme
116
féminisé »), tableau copié à son tour, prétend Balzac, par le peintre Girodet
117
avec son Endymion qu’on peut voir au musée du Louvre : la prolifération
des copies ne se limite pas à la fiction puisque Barthes invite le lecteur à se
118
rendre chez un photographe d’art – il propose Bulloz, rue Bonaparte –
pour, en commandant une reproduction du tableau de Girodet, obtenir,
répète-t-il à trois reprises, une photo de Zambinella, « la plus littérale des
119
images », ajoute-t-il, « la photographie du castrat », surenchérit-il.
Photographie que Barthes reproduit en page d’ouverture à son livre.
Cette image de la castration, comme celle de Lacan, est marquée par un
voile puisque, au « contre-jour » qui isole le bouquet de fleurs du tableau de
120
Zucchi , correspond le clair-obscur du tableau de Girodet qui désigne la
121
castration avec le sexe « barré par l’ombre » : mais ce symbolisme-là est
un symbolisme restreint pour Barthes. Au jeu classique de la présence-
absence, Barthes substitue ce niveau, que nous avons appelé sémiotique, celui
du dérèglement des copies. Pourquoi le symbolisme est-il insuffisant ? Eh
bien parce qu’il est fondamentalement conservateur, il ne dérange rien dans le
processus de sexuation qu’organise la castration. Au contraire, il le légitime
selon la logique freudienne de la différence des sexes. Avec la prolifération
des copies, nous obtenons à l’inverse le dérèglement des genres –
122
« un trouble du classement » – suivant d’ailleurs le schéma du degré zéro
de Viggo Brøndal : on y passe ainsi du Neutre (le castrat) au féminin
(la sculpture de Sarrasine), puis au masculin (Adonis/Endymion), mais un
masculin féminisé, quasi androgyne et donc au complexe. Le référent de
genre est perdu, car s’y substitue en fait une combinatoire, un pur jeu
substitutif des genres (féminin, masculin, neutre, complexe) dans un
dispositif sophistiqué où un seul corps – celui du castrat – est ce qui porte les
quatre modes possibles du genre et défait toute identité sexuée assignée. Le
passage de la sculpture à la peinture puis à la photographie possède la même
ambition d’arasement : la photo est sans volume, sans dedans où pourrait se
loger une génitalité cachée, et donc une vérité. Avec elle, comme avec le
123
travesti oriental, le sexe est absenté et non camouflé .
Ce que le castrat ajoute au modèle du travesti, comme ce que le schizo
deleuzien ajoute au héros un peu suranné de Sacher-Masoch, c’est de passer à
des régimes de discours infiniment plus ambitieux. Le castrat, comme le
schizo deleuzien, est une pierre jetée dans le champ théorique institutionnel
des années 1970 où la castration semble être devenue un objet conflictuel. Le
castrat de Barthes bouleverse la sage castration freudienne.
La Zambinella, c’est en effet la transplantation d’une créature née au
e
XVIII siècle au cœur de l’univers aristocratique et décadent, voire sadien, des
e
États de la papauté, dans un salon parisien du XIX siècle, celui de la
Restauration, au moment de la naissance du capitalisme français. Sur cette
demeure règne donc un Nom-du-père aberrant, monstrueux,
124
« la Zambinella », à la tête d’un système de parenté déviant, et d’une
fortune – d’un capital au sens marxiste du terme – dont l’origine est la
castration, capital comme pur jeu de signes, un « or » devenu livre de
125
comptes, fortune cosmopolite, spéculation sans frein : « flux
déterritorialisé » si l’on voulait reprendre le langage de L’Anti-Œdipe. Le
castrat a une fonction allégorique – et donc critique – puissante : il est celui
qui, projeté sur l’organisation sociale et symbolique moderne, en dévoile les
impostures, révélateur de son idéologie, et en premier lieu celle des sexes et
des genres.
126
La famille zambinellienne aurait dû intéresser Lévi-Strauss . Celle-ci
s’appelle les Lanty, nom du mari fantoche de celle en qui se fonde la parenté
me
du castrat, M de Lanty, nièce de la Zambinella, son héritière. Descendante
du vieillard qui erre de salon en salon et à qui tout appartient, elle est la
génitrice. Apparaît donc une structure de parenté symboliquement signifiante
puisque fondée sur un lien latéral – l’oncle maternel – et producteur d’une
me
lignée matriarcale par sa nièce, M de Lanty. Transgression de l’ordre
127
biologique que Barthes appelle la « postérité du castrat », une
parthénogenèse, par l’éviction du mari, et dont les deux enfants instituent une
128
« descendance zambinellienne ». Ainsi, le matriarcat, comme chez Deleuze
129
dans son monde propre , trouve aisément à se déployer dans l’univers
fantasmagorique du capitalisme primitif, où la castration est à l’origine d’une
filiation matrilinéaire : le Nom-du-père, indispensable, selon Lacan, à l’ordre
symbolique, s’impose sous une forme improbable dans ce nom, presque
totémique, de la Zambinella, transmettant aux deux enfants son italianité par
leurs deux prénoms, Marianina et Filippo, qui neutralisent le nom de famille
me
du père réel, si français : de Lanty. Et M de Lanty, qui reçoit de son oncle le
pouvoir déréglant de la castration, reconstitue une parentalité qui obéit
130
également aux jeux du degré zéro . Un matriarcat s’institue ainsi dans la
société moderne à partir d’un modèle imprévu, celui de l’homme-soprano, de
l’homme châtré, du ragazzo mutilé avant la mue, qui a été l’objet de tous les
désirs, celui des vieux cardinaux pervers de la curie romaine autant que du
timide hétérosexuel français Sarrasine, qui, comme Sartre face à Divine, a eu
affaire au Neutre sexuel, et en a halluciné, comme lui, la beauté absolue,
131 132
« la beauté idéale », la « perfection ». Comme tous les chanteurs castrats
e e
d’opéra aux XVII et XVIII siècles en Europe étaient objets du désir hystérique
133
des femmes qui les fétichisaient par des icônes , il est également, dans le
récit balzacien, objet du désir érotisé de la Femme : l’interlocutrice du
narrateur – la marquise de Rochefide – est proprement fascinée elle aussi par
le castrat au travers de son portrait en Adonis qu’elle regarde longuement
dans le petit boudoir de l’hôtel particulier des Lanty où figure le tableau de
Vien. Désir féminin pour le castrat que Barthes interprète comme une sorte
134
de sororité amoureuse : femme et castrat unis dans le manque ou, mieux
encore, car moins attendu, « union de la jeune femme et du castrat » qui
135
élimine l’homme . Ce n’est pas seulement en termes de genre que le castrat
trouble les classifications, mais également en termes de désir où, comme avec
la Divine de Sartre, nous voyons les catégories homosexuel/hétérosexuel se
136
troubler : « le castrat attire hommes et femmes ». On comprend alors ceci
qui est important : si les sexes biologiques sont troublés et déclassés, c’est
parce que les sexes (masculin/féminin) ont un pouvoir symbolique bien faible
par rapport à la castration, véritable foyer organisateur des identités, non sur
le mode normatif des identifications aux modèles, mais selon la loi libidinale
137
du désir dans ce qu’il a de désorganisateur .
C’est pourquoi Barthes peut écrire : « La castration est paradoxalement
138
sur-active . » Si, avec Genet, la toute-puissance souveraine du Phallus
suscitait une contagion de féminité chez ses adorateurs, on retrouve avec le
139
castrat barthésien un processus parallèle. La castration est « contagieuse »
140
et même « pandémique ». Elle atteint tous les personnages du récit et
jusqu’aux acteurs de sa narration, puisque la marquise de Rochefide, malgré
ses promesses, se refusera à celui qui vient de raconter le destin de la
Zambinella : c’est par elle que Balzac suspendra le récit par cette dernière
141
phrase : « Et la marquise resta pensive . » Cette pensivité est un Neutre, elle
142
est, écrit Barthes, ce « degré zéro du sens » qui énonce qu’il n’y a pas de
rapport sexuel, que le contrat naturel qui associe le masculin et le féminin est
suspendu.

IL N’Y A PAS DE RAPPORT SEXUEL…


e
L’irruption de la castration sous la forme d’un spectre venu du XVIII siècle
est donc ce qui plonge le monde embourgeoisé de la Restauration dans la
dépression, et la dépréciation de la sexualité. Mais le castrat est en réalité ce
qui toujours-déjà hante ce que Balzac, l’un des premiers, a appelé la Société.
La pensivité de la marquise, la déconvenue du narrateur n’ont rien
d’exceptionnel : c’est le lot de la sexualité – du dispositif de sexualité, pour
e
reprendre l’expression de Michel Foucault – dont la société du XIX siècle a
fait son régime. Le couple, la famille, les deux sexes, s’inscrivent désormais
dans un dispositif qui ne laisse plus de place aux innombrables libertés avec
l’ordre symbolique que l’âge aristocratique s’autorisait pour lui-même, et cela
jusque dans une parentalité où l’endogamie ne cessait de jouer avec l’inceste
dans une relation profondément archaïque à la loi. Et qui permet de
comprendre l’enchantement du très incestueux Chateaubriand découvrant
chez les Indiens d’Amérique une structure de parenté aussi baroque que celle
143
où « un oncle peut saluer un neveu du titre de grand-mère ».
Mais c’est aussi avec la castration du castrat chanteur que cette société a
rompu. Mozart, qui en 1770 avait écrit Mithridate avec un castrat pour
144
incarner l’amant Pharnace , interrompt le chant baroque par ce classicisme
auquel obéit Don Giovanni, en régulant la famille des voix sur la « loi du
genre » de la différence sexuelle, basse, ténor, mezzo-soprano, soprano, la
145
famille œdipienne selon Barthes . De l’aberration du castrat qui a régné
e e
pourtant sur l’opéra tout au long du XVII et une grande partie du XVIII siècle,
on ne garde pour seule fantaisie que le rôle travesti, par exemple celui de
l’adolescent Chérubin chanté par une jeune femme dans Les Noces de Figaro
(1786). Or, y a-t-il eu dans l’histoire du genre en Occident dérèglement plus
extraordinaire apporté aux représentations des sexes que celui de l’opéra
baroque ? Dans un opéra comme Alcina (1735) de Haendel par exemple, les
deux héros masculins Ruggiero et Oberto sont chantés par des voix de
146
mezzo-soprano et soprano , dans un mépris total pour la corrélation entre le
sexe du personnage et l’image sexuée de la voix, déconstruisant alors tout
naturalisme du genre. L’une des raisons constitutives en est alors que la voix
féminine est supposée plus apte à dire la passion amoureuse, et c’est pourquoi
l’amant – le sujet du désir – doit être vocalisé par un castrat, un haute-contre
147
ou une femme travestie . Nous sommes dans le plus profond trouble dans le
genre qui soit puisque l’identité de genre a disparu, remplacée par l’identité
de désir : trouble qui émane pourtant d’une société de castes, de hiérarchie,
de lois parentales complexes et fortes. C’est pourquoi sans doute la mise en
scène d’Alcina de Katie Mitchell à Aix-en-Provence (2015) était à la fois si
queer et si sophistiquée, si queer et si élitiste.
C’est avec cela que rompt la société bourgeoise née de la Révolution.
Cette rupture est aussi une refondation sociale de la différence sexuelle et des
normes de genre. Son signe majeur est l’invention de l’habit noir dont
l’homme est désormais le porteur, et qui est à la fois le marqueur égalitaire de
la société bourgeoise universelle, mais aussi celui d’une coupure irrémédiable
entre les sexes : l’intégration de la différence sexuelle comme gouvernant
148
désormais la socialité humaine . Adieu rubans, dentelles, poudre, mouches,
perruques, fards… pour le sujet masculin, et place à l’habit noir, venu
e
d’Amérique, que toute la littérature du XIX siècle – Chateaubriand, Balzac,
les Goncourt, Barbey d’Aurevilly, Stendhal, Poe, Baudelaire, Flaubert –
donne comme la marque la plus franche de la nouvelle visibilité sociale,
comme l’uniforme nouveau de l’homo œconomicus qui vient de naître en
même temps que le sujet genré : ne resteront de cette époque que quelques
sujets « archéologiques », selon l’expression de Balzac au début du Cousin
Pons, dont un détail vestimentaire ressuscite un instant le passé, et qui
trouvera avec le dandy son avatar marginal, époque de trouble dans le genre
qui ne survivra par la suite que dans l’usage d’une garde-robe indifférenciée
pour les enfants, garçons et filles, dont une photo de Roland Barthes à l’âge
149
de quatre ans en jupe rend témoignage …
Le Neutre du castrat, du corps sans organes, du sujet de la différance fait
ainsi irruption, non pour sauver la sexualité européenne qui stagne dans la
dépression depuis un siècle et demi, mais pour la dé-faire, pour défaire la
sexualité, l’annuler dans sa dimension de dispositif, comme le thème de
« l’homme nouveau sans sexualité » de Deleuze l’atteste. Le sujet du Neutre
étant donc celui du Il n’y a pas de rapport sexuel.
Cet énoncé prend un tour très singulier dans la pensée du Neutre. Pour
Lacan, s’il n’y a pas de rapport sexuel, c’est que tout va mal entre le masculin
et le féminin. Pour Barthes ou pour Deleuze, c’est du fait du Neutre – qu’on
l’appelle degré zéro ou mana, ce signe inscrit dans le champ relationnel de la
structure un élément d’isolement, un point mort (le point mort d’une
automobile se dit neutral en anglais), qui délie ce qui relie.
150
L’axiome lacanien, qui apparaît dans le séminaire « Encore », est
typique des énoncés de la Modernité par sa radicalité, et son irréalité concrète
puisque la pratique quotidienne des humains en dément l’apparence, mais que
vérifie pourtant l’insistance de l’Occident à dire l’insatisfaction subjective du
rapport sexuel. Ainsi, la psychanalyse fait deux annonces contradictoires :
d’une part la promesse de la castration comme conduisant au désir génital et à
151
l’objet , et d’autre part l’annonce de son échec réduisant à néant le mythe
152
du genital love . Tout se situe donc dans une mésentente entre l’homme et
la femme si essentielle que, chez Lacan, tous ses registres y sont convoqués,
y compris le registre anatomique inscrit dans la théorie de l’évolution
darwinienne où les deux sexes échouent à se rencontrer dans l’inatteignable
153
du cloaque féminin, moment de cauchemar anatomique . C’est cette
mésentente fondamentale que la comédie hétérosexuelle, à laquelle Butler fait
allusion, rend acceptable en répartissant ainsi les rôles : imposture pour
l’homme et mascarade pour la femme, avec le fiasco sexuel pris dans une
sorte d’acceptation tacite ou de gentleman-woman’s agreement entre les
154
partenaires , l’amour n’étant là que pour suppléer à l’absence de rapport
155
sexuel . On l’a vu, la castration symbolique – comme menace
constructive – est ce qui masque une menace bien plus inquiétante, et nous en
156
protège ; cette autre menace est le nœud même de l’angoisse propre au
sujet humain comme être parlant, et se situe au niveau de la jouissance : là
où, au lieu d’opérer une fonction médiatrice, le phallus ne se donne que dans
son « évanescence », sa carence fonctionnelle, et où l’orgasme n’est jamais
susceptible de tenir très longtemps pour ouvrir les deux corps unis un instant
157
à l’appel de la jouissance, et y répondre .
Le message lacanien sur le sexe, malgré l’extraordinaire complexité de
son appareillage théorique, n’est pas très loin du discours ordinaire de
l’intellectuel névrosé que nous avons identifié sous les traits des héros de
Moravia et notamment celui de son roman Le Mépris, et que résume
d’ailleurs ce propos conclusif de Lacan : « Avec le progrès des institutions,
l’impuissance humaine devient mieux que son état de misère fondamental,
158
elle se constitue en profession . » D’ailleurs le motif – existentialiste –
du mépris, que Jean-Luc Godard modernise par son film de 1963, trouve la
même année sa reformulation dans les termes de la psychanalyse structurale :
la femme, écrit Lacan, beaucoup plus vraie que l’homme, tient dans
« un certain mépris » sa propre méprise quant à l’infaillibilité du phallus
159
qu’elle prête à l’homme .
Cette problématique n’est évidemment pas celle du sujet du Neutre. Les
notions de désir génital, de relation d’objet, lui sont totalement étrangères, lui
160
qui vit toujours le désir sans autrui , dans une forme d’intransitivité comme
l’on parle des verbes intransitifs, c’est-à-dire de verbes sans complément
d’objet direct que d’ailleurs la Grammaire de Port-Royal, celle des
161
jansénistes amis de Pascal, appelait verbes neutres .
Tout le pessimisme lacanien est étranger au Neutre moderne, et en cela il
faut toujours avoir à l’esprit la formule de Barthes : « La Loi, la Doxa, la
Science ne veulent pas comprendre que la perversion, tout simplement, rend
162
heureux .»

LE FÉTICHE

Ainsi Barthes ne se contente pas de proposer une visibilité de la castration,


prototype de l’image insupportable, il va, avec Deleuze, en faire une figure de
la beauté. C’est assez évident pour ce dernier, avec la mise en exergue de la
Vénus à la fourrure, où la vénusté est précisément le premier trait du bourreau
féminin, mais ça l’est tout autant avec la Zambinella donnée comme
paradigme du beau par le sculpteur Sarrasine qui voit, dans le castrat travesti,
le modèle parfait de la femme, le moi idéal corporel de la femme comme une
Femme superlative. Or, cette vénusté, cette beauté supérieure, c’est la beauté
de la castration elle-même, qu’on pourrait appeler la beauté moderne, si
l’expression n’était pas un peu galvaudée. Il y a beauté – de Zambinella ou de
la Vénus – en ce que la castration y joue un rôle hallucinatoire, une fonction
de fascination où quelque chose y est halluciné : le corps se débarrasse du
modèle naturel – simple assemblage physiologique d’organes – au profit
d’une unité mystérieuse, unité de l’image, unité de l’hallucination. Pour cela,
il y a deux opérateurs fondamentaux. La photographie et le fétiche.
La Méduse – dont on se rappelle qu’elle est la castration irregardable –
pétrifie ceux qui la regardent, à l’exception de Persée qui parvient à maîtriser
son image par le miroir de son bouclier. L’équivalent moderne de cette
opération est la photographie. C’est au travers de la photo de la Zambinella
que Barthes donne l’épreuve d’une visibilité positive du castrat : positive
puisque – grâce à la photographie – nous obtenons de la Zambinella « la plus
163
littérale des images », c’est-à-dire une image lisible comme celle du
travesti oriental devenu graphie, page d’écriture. Chez Deleuze, la Vénus est
aussi un sujet photographique, car la fonction photographique est au cœur du
projet masochiste. Elle correspond à l’éthos pervers et à la pensée du Neutre
164
comme « neutralisation » de ce qui est donné par le monde . Deleuze lie la
photographie à un élément qu’il a en commun avec Barthes, le fétiche. La
photo est une opération de fétichisation que Deleuze décrit dans son
acception freudienne : le fétiche est « l’image ou le substitut d’un phallus
165
féminin », c’est-à-dire, ajoute Deleuze, « un moyen par lequel nous
166
dénions que la femme manque de pénis ». Ce qui intéresse Deleuze ici,
c’est l’extraordinaire processus mental – qu’il appellera spéculatif dans
Logique du sens – lié au fétiche. Le sujet hallucinant, au travers d’un objet
métaphorique (des chaussures, une fourrure, un fouet), l’existence de
l’organe phallique chez la femme tout en sachant qu’il n’y est pas, confère
alors à la dénégation l’ampleur d’une opération de pensée typique du Neutre,
celle de la suspension des oppositions du vrai et du faux, de l’imaginaire et
167
du réel, etc. , d’une neutralisation du principe de réalité.
Si la photographie est si importante, c’est qu’elle fétichise la castration en
la captant, mais elle est aussi ce qui permet de produire la beauté, cette beauté
bien spécifique que nous avons qualifiée de beauté moderne. À travers la
photo, le sujet du Neutre a sous les yeux l’image, authentifiée par l’instant
photographique, d’un être en qui s’abolit la différence sexuelle. Et cela, non
pas au travers d’une vague ambiguïté esthétique promise par une androgynie
de convention, mais au travers d’une certitude que la dénégation soutient :
certitude d’une présence phallique redistribuée sans égard pour le genre qui
en est le porteur. Ce qui fascine dans la (pseudo-)photographie de la
Zambinella, ce n’est pas la féminité d’Endymion, c’est l’éclat d’une
présence-absence hallucinée, celle du phallus. La fascination est identique
chez Deleuze dans le regard qu’il porte sur la photographie imaginaire de la
femme-bourreau en érection : « Cette cravache ou cette épée qui ne
s’abaissent pas… », propres à l’immobilité de la scène peinte ou
168
photographiée .
Judith Butler, au travers du phallus lesbien, a pu suivre le même chemin,
mais elle échoue, comme on l’a vu, à porter le fétiche au-delà d’un épisode
fantasmatique éphémère par défiance envers ce qui semble relever du régime
de la fascination esthétique contraire au discours de la critique sociale des
gender. Pourtant, Butler pose, à cette occasion, la question de savoir si le
fétichisme autorise un nouveau paradigme susceptible de transcender la
différence des genres (a sexual practice that would transcend gender
difference), et s’il permet de reconfigurer les corrélations entre sexualité et
169
genre . Mais elle ne dénoue pas véritablement le dilemme, et tourne en rond
autour d’une interrogation mille fois répétée sur « l’implication causale
[causal implication] » entre genre et sexualité, et « leur entre-implication
170
complexe [their complex interimplication] ». Les travaux de Sam (Marie-
Hélène) Bourcier sont plus éclairants sur ce point précis par leur caractère
171
polémique : « Deleuze et Barthes : l’ataraxie du fétichisme majoritaire ».
Tous deux sont d’abord loués pour leur capacité à approcher le « fétichisme
minoritaire » (c’est-à-dire queer) mais Deleuze demeure dans la fiction
« abusive et normative » d’un masochisme naturellement féminin, et surtout il
172
valorise un Neutre ataraxique, purement suspensif, du corps , ce que Gayle
173
Rubin appellera, pour s’en moquer, les « floating formations of desire ».
Quant à Barthes, même s’il effleure la « possibilité d’un retournement
174
fétichiste » antifreudien et antipatriarcal , son propos échoue avec le Neutre
175
par la dimension « dilatoire » du plaisir , dans cette spirale esthétique qui
176
« n’a aucun prolongement politico-sexuel ou politique tout court ».
Au Neutre deleuzien comme au Neutre barthésien, Sam (Marie-Hélène)
Bourcier oppose ce qu’il/elle appelle « la prolifération des genres » dans une
distribution nominale qui prétend à l’illimité. On remarquera simplement que
ce beau programme n’échappe pas au « fétichisme majoritaire », en reprenant
le lexique issu du commerce pornographique comme le BDSM (bondage,
domination/discipline, sadisme, masochisme).
LE NEUTRE, LA MORT : DELEUZE

On voudrait s’arrêter un instant sur la phrase de Barthes – « La perversion,


177
tout simplement, rend heureux » – qu’il écrit à propos de la « déesse H. »,
dans le Roland Barthes par Roland Barthes, où il prend soin, au travers de
cette lettre fétiche H, de mêler Homosexualité et Haschich afin de neutraliser
l’emprise tentatrice d’une idéologie homosexuelle sur son écriture, créant
ainsi un couple qui résonne avec celui, presque identique, qui revient sous la
plume de Deleuze dans L’Anti-Œdipe ou dans Mille plateaux : « le corps
178
masochiste, le corps drogué ». L’étrange « tout simplement » de Barthes a
des effets d’obscurité qui invitent à voir de plus près ce qui rend si heureux
dans la perversion. Notre hypothèse est qu’une bonne part du bonheur du
Neutre a quelque chose à voir avec la mort. Cette mort, dont on a commencé
à deviner l’importance avec Divine, est ce qui fait le lien chez Deleuze entre
le corps masochiste et le corps sans organes, lien que ne dénouera pas son
compagnonnage avec Félix Guattari. Elle a une tout autre histoire chez
Barthes, mais pour tous deux c’est donc la mort comme intensité libidinale du
Neutre.
Le masochiste deleuzien mortifie et désexualise Éros pour mieux
resexualiser Thanatos, il mortifie le corps pour mieux sexualiser la mort, il
179
désérotise Éros pour mieux érotiser Thanatos , programme répétitif et
machinique du pervers où précisément la répétition se dévoile comme
indépendante de tout désir préalable, sans autre but qu’elle-même, et qui
180
ouvre au « sans-fond » (Thanatos ). Le sans-fond originaire, principe des
principes, est un « neutre », une énergie indifférente, déplaçable, termes que
181
Deleuze reprend alors littéralement à Freud . La description du corps sans
organes dans L’Anti-Œdipe est plus complexe, plus in-humaine que celle du
corps masochiste. Deleuze s’y débarrasse des figures mythiques grecques
personnifiantes (Éros et Thanatos) et de toute la métapsychologie freudienne
du moi, du surmoi et du ça, mais sa description repose aussi sur une identité
entre la machine schizoïde (susceptible pourtant d’absorber la « machine
182
paranoïaque » ou la « machine miraculante fétichiste ») et un « moteur
183
immobile », catatonique, tout aussi « silencieux » que l’était l’instinct de
184
mort chez le pervers : corps sans organes, modèle de la mort . Il s’agit,
comme à l’époque de Sacher-Masoch, d’évacuer tout dualisme entre vie et
mort, entre « désir de vie » et « désir de mort » au nom d’un immanentisme
185
radical de la machine , mais aussi au nom du Neutre qui fait de l’intensité
186
zéro, ou « degré zéro », l’étalon de tous les désirs . Et il y a cet horizon qui
possède le même nom que dans Présentation de Sacher-Masoch : le sans-
fond. C’est le synonyme de Thanatos dans la perspective masochiste, c’est le
synonyme de la « Terre », du « Chaos » dans L’Anti-Œdipe ou dans Mille
plateaux, un sans-fond tout à la surface comme déjà aussi Différence et
187
répétition nous en avertissait , qui est désormais le sans-fond d’une Terre
déterritorialisée.
La proximité entre Présentation de Sacher-Masoch et L’Anti-Œdipe,
malgré les changements de registre, est si forte que l’un rattrape l’autre.
Ainsi, quoique Deleuze, avec L’Anti-Œdipe, veuille rompre avec l’univers
trop mythologique et individualisé du masochisme, il ne le fait que pour
revenir à la tonalité antérieure. S’il prétend, par exemple, s’écarter d’une
vision trop anthropomorphe de la Mort, en expliquant que c’est le corps sans
organes qui est le modèle de la mort et non l’inverse, il ne peut s’empêcher
de conférer peu à peu à celle-ci un rôle quasi théâtral : « la mort désire… »,
« la mort qui monte du dedans… », « la mort qui arrive du dehors… »,
188
« l’expérience de la mort… » . Ce rôle concédé à la mort prend de ce fait
des dimensions très littéraires assez prévisibles, lorsqu’il en appelle à
189 190 191
Rimbaud , à Céline , à Beckett , et surtout à Maurice Blanchot – celui
que, déjà, il citait avec les mêmes références, les mêmes mots et à partir des
mêmes pages et des mêmes éditions, dans Logique du sens et Différence et
répétition. La mort est décrite à l’aide de Blanchot comme « ce qui ne cesse
192 193
pas et ne finit pas d’arriver », elle est prise dans le Neutre du « On », et
finalement les machines désirantes apparaissent identiques au moribond
194
éternel et sans « je » de Blanchot. Ni l’un ni l’autre ne meurent , ils sont la
195
mort, le Neutre de la mort, la mort « schizophrénisée ». Rien n’a
véritablement changé. C’est « la mort impersonnelle et infinitive » où l’on ne
cesse pas et ne finit pas de mourir, évoquée elle aussi déjà dans Logique du
196
sens : le Neutre .
Voilà donc le cadre qui soutient, comme une basse continue, l’étrange
« chant de la vie » qui pourtant revient régulièrement dans L’Anti-Œdipe et
qui, quoique perçu comme un mot d’ordre, apparaît comme le simple
197
contrepoids au leitmotiv des « auteurs terrifiants », des « auteurs de la
198
terreur » : ceux qui fournissent la véritable musique de fond aux
déambulations du schizo. Si Deleuze soutient, avec Wilhelm Reich, le refrain
du flux de la vie contre les prêtres mortificateurs du freudisme, ce n’est
jamais en vue d’une ritournelle vraiment joyeuse à la manière de l’Ode à la
joie de Beethoven. La joie – si l’on prend au sérieux le spinozisme de
Deleuze – n’est pas comblement ou satisfaction : c’est une « joie-désir »
impersonnelle, ou relevant des singularités pré-individuelles, ouverte à tous
les devenirs, sans doute parce qu’elle est le devenir même, et qui ne s’oppose
en rien au « mourir ». Avec le personnage conceptuel deleuzien,
199
l’autodestruction est « encore vie, ligne de fuite et voyage ». Dès son
commentaire du Vendredi de Michel Tournier, où Robinson préfigure le
schizo de L’Anti-Œdipe, Deleuze établit une continuité entre l’instinct de
mort et l’exaltation extatique de Robinson vers les éléments, dans une
suspension de la différence sexuelle, une exaltation tournée tant vers la boue
200
que vers le soleil et où l’instinct de mort cohabite avec l’instinct solaire .
L’opposition se situe ailleurs que dans un conflit naïf entre la vie et la
mort, entre la santé et la mortification. En schizophrénisant la mort, Deleuze
veut simplement privilégier une mort prise dans le fonctionnement de la
201
machine désirante et du corps sans organes au détriment d’une mort prise
dans les restes de la culture classique ou de la tradition œdipienne qui
202
demeurent dans la pulsion de mort freudienne . Mais même cette distinction
avec Freud mérite d’être nuancée car la promotion de cette mort, immanente
à la machine libidinale, opère avec des arguments très proches de ceux
utilisés dans Présentation de Sacher-Masoch pour défendre le concept
d’instinct de mort contre celui de pulsion de mort. Il n’y a pas d’instinct de
mort parce que, écrit Deleuze dans L’Anti-Œdipe, ce n’est pas un principe
203
abstrait et transcendant mais une pièce de la machine désirante ; or, malgré
des hésitations, souvent mises sur le compte de la complexité des textes de
Freud, l’instinct de mort apparaît bien déjà avec Sacher-Masoch comme
204
Thanatos à l’état pur , et la mort y déserte assez vite son enveloppe
transcendantale et abstraite pour agir dans le corps même du masochiste, y
agir si bien qu’on la sexualise, si bien qu’elle y est déjà machine par
l’autonomie du principe de répétition qui l’anime.
C’est pourquoi, lorsque Alain Badiou prétend que le deleuzisme, malgré
205
les apparences, est « une philosophie de la mort », lorsque Quentin
Meillassoux démontre que, pour Deleuze, penser c’est côtoyer « la mort la
pire » (to become a neighbour to the worst of the two [deaths]), c’est visiter
206
la mort comme chaos, folie infinie (infinite madness) , ou lorsque Michel
Foucault définit la mort dans l’œuvre de Deleuze comme « l’événement de
tous les événements, le sens à l’état pur », et explique que chez lui « le sens
207
est neutre comme la mort », tous trois pointent quelque chose d’essentiel.
La fonction de la mort est ce qui constitue l’unité du Neutre deleuzien.
Avec elle, vient le basculement dans l’espace purement spéculatif – « énergie
208
neutre » constitutive de la « surface métaphysique » –, mais surtout
« la seconde naissance », ou la « naissance infinie », qui refait surface avec la
« renaissance infinie » : « renaître, se refaire une naissance, rompre avec sa
209
naissance de chair », et avec L’Anti-Œdipe c’est le mythe de la « naissance
210
perpétuelle », dans un identique horizon incestueux : le seul changement,
c’est celui du cadre. Nous quittons l’univers familialisé de l’inceste tel que
Freud en a fait le récit à partir d’Œdipe – le mauvais Œdipe, l’Œdipe soumis,
névrosé et non l’Œdipe despote – au profit d’un autre espace, cette fois-ci
sous la régence de Jung et de ses archétypes, où la mère n’est plus « maman »
211
mais « tout aussi bien la terre ».
Dans Logique du sens, l’accès à l’instinct de mort était ce qui permettait
d’habiter pleinement la surface métaphysique : le moi s’ouvrait à la surface, à
l’impersonnel, à l’énergie neutre de l’événement phantasmatique, à un corps
qui était déjà « corps sans organes », où déjà les zones et objets partiels
l’emportaient. C’est cela que L’Anti-Œdipe aura pour fonction de mettre
pleinement en scène au travers des machines, des flux, des coupures, des
branchements, des disjonctions : dernier acte d’une pièce que Logique du
sens avait scénarisée sous la forme d’une alternative, et qui trouve ainsi avec
L’Anti-Œdipe son dénouement. L’alternative comportait deux destins, celui
du psychotique et celui du pervers, celui d’Artaud et celui de Lewis Carroll,
212
ouvrant donc le corps à deux possibilités : se plier ou se déplier . C’est ce
dilemme que L’Anti-Œdipe semble départager au profit du premier, et encore
sent-on chez Deleuze les scrupules d’avoir fait un choix, et de contribuer à
une mythification du schizo : faire un choix – ce que n’opérait pas Logique
du sens –, c’est en effet se prêter à une interprétation qui a les allures d’un
piège : « nous ne savons pas ce qui vaut mieux, d’une mauvaise lecture ou
213
pas de lecture du tout ».
Derrière l’espèce de bombe théorique de L’Anti-Œdipe, on constate que
rien n’est réellement abandonné de l’ancienne pensée, et pas même des
références théoriques prétendument mises au rebut : il est ainsi très étonnant
que Deleuze et Guattari, qui veulent faire sauter le dispositif psychanalytique,
conservent la notion d’inconscient, et la nosologie freudienne la plus
classique, névrose, perversion, psychose. Mais il y a plus étrange encore.
Alors que Deleuze et Guattari ne cessent de ruiner la plupart des concepts
lacaniens (le signifiant, la castration, le manque, le Nom-du-père, le Phallus,
le Maître), ils font tout pour sauver la personne de Lacan du jeu de massacre.
Plus étrangement encore, ils tentent d’en faire le précurseur de leur propre
pensée. D’innombrables fois, ils lui rendent hommage pour avoir
désœdipianisé la pensée psychanalytique, ils le donnent même en exemple
214
pour avoir, par son « admirable théorie du désir », devancé
l’antipsychiatrie trop soumise aux postulats « familialistes » et aux « formes
215
adaptatives des psychothérapies ». Les réserves attribuées à Lacan à
216
l’égard de l’Œdipe freudien sont soutenues par très peu de références , et,
même si Deleuze avait disposé alors du texte des séminaires où l’importance
217
de l’Œdipe est atténuée , Lacan demeure pleinement freudien. Cette
insistance presque panique à sauver Lacan donne l’image de deux Œdipes qui
ne cessent, tout en attaquant frénétiquement le Père, de réparer simultanément
les blessures qu’ils lui infligent, jouant ainsi tour à tour les rôles de l’Œdipe
218
despote et de l’Œdipe soumis , comme il y avait déjà deux Œdipes dans
219
Logique du sens, l’Œdipe des profondeurs et celui des surfaces .
Les justifications théoriques que Deleuze et Guattari donnent à ce
sauvetage de Lacan sont multiples. Selon eux, derrière l’ordre symbolique
fondé sur la Loi, l’Œdipe, le Phallus, etc., il y aurait chez Lacan la place pour
220
un « envers » qui nous ouvre au désir dans son « inorganisation réelle ».
C’est de cet envers que surgissent les deux éléments salvateurs : d’une part
l’objet a dans lequel Deleuze et Guattari pensent retrouver la sexualité
polymorphe, faite de flux, de connexions, d’objets partiels, qu’ils
privilégient, et d’autre part l’Autre où ils voient le dehors inhumain du désir.
Or, l’objet a, plus ou moins hérité de Karl Abraham et Melanie Klein, est ce
qui en effet pallie la carence du phallus, atténue une vision exclusivement
génitalisée du désir, et met l’accent sur les objets partiels, transitionnels,
perdus (seins, excréments, œil, bouche, anus…). Mais, pour Lacan, l’objet a
n’est pas une « pièce détachée » du « dispositif imaginant le corps » comme
221
le conçoivent Deleuze et Guattari … Il n’est nullement l’envers de la
structure. Lacan fait justement de l’objet a un « élément de la structure dès
l’origine » dans le roman qui constitue le scénario de l’histoire d’un individu,
222
ce que Lacan appelle « la donne de la partie qui se joue pour un sujet ».
Lacan explique très clairement que la fonction de l’objet a est de part en part
223
« reçue du symbolique ». Et il arrive même à Lacan de lui donner une
valeur quasi existentielle quand l’objet a, pris dans l’arrière-histoire du sujet
et dans une dimension quasi fondatrice de son désir, est restitué de ce fait par
le fantasme comme une énigme que le sujet doit résoudre : l’objet a alors,
comme objet originaire perdu, a pour fonction d’appeler le sujet à renaître, il
224
lui fait signe « pour savoir s’il veut ce qu’il désire ». On est loin des
machines anonymes et désirantes, des « pièces travailleuses » imaginées par
Deleuze, quand bien même celles-ci promettent elles aussi une renaissance.
Cette confusion est d’autant plus étonnante que Deleuze connaît très bien
Lacan et que, précisément, il avait repéré dans Différence et répétition ce lien
de l’objet a avec l’ordre symbolique à partir de l’interprétation lacanienne de
225
« La lettre volée » d’Edgar Poe . Confusion d’autant plus étonnante aussi
qu’elle s’appuie sur un texte – « Remarque sur le rapport de Daniel
Lagache » – qui, contre un « organicisme grossier », privilégie la logique du
signifiant et de la structure, c’est-à-dire exclut par avance l’arrière-fond
226
machinique et vitaliste que défendent ces pages de L’Anti-Œdipe .
Quant à la figure de l’Autre, si elle décentre en effet le sujet par rapport à
lui-même, elle n’est le « non-humain », comme on le lit dans L’Anti-Œdipe,
que dans la mesure où elle est justement ce qui instaure l’ordre symbolique, à
mille lieues de la fantasmagorie deleuzienne où animalité, machines, races,
peuples, tribus schizophrénisent la Terre.

LE NEUTRE, LA MORT : BARTHES

La mort apparaît chez Barthes avec le travesti, convoquée par le


rapprochement qui s’opère entre le visage du travesti oriental et ceux d’un
couple de Japonais qui vont se suicider, et dont la légende est : « Ils vont
227
mourir, ils le savent et cela ne se voit pas . » Le point commun entre les
228
visages, c’est qu’aucun adjectif n’est possible : thématique de
l’impassibilité, de l’exemption du sens. Une logique et une esthétique
stoïciennes en partage avec Deleuze.
Mais il faut aller plus loin qu’un stoïcisme d’où le sujet pourrait résister à
la différence sexuelle, car autre chose intervient dans l’exploration du corps
châtré de la Zambinella. Si le castrat est celui qui déjoue de manière suractive
la différence sexuelle, le Neutre en investissant la féminité fait apparaître un
spectre, car la belle Zambinella, au chant divin et aux formes parfaites, est
apparue d’abord au lecteur de Balzac sous l’apparence d’un vieillard
me
centenaire, oncle de M de Lanty, chef du clan et origine inavouée du
Capital qui nourrit ce salon bourgeois de la Restauration. Qu’est-ce alors que
la castration ? Et quel corps l’incarne ? Celui de l’individu qui a pris la forme
d’une femme ou bien le vieillard qu’il est devenu et qui a migré à Paris pour
y régner différemment ? Cette double corporéité du castrat déploie la
duplicité de sirène qu’on a déjà devinée avec la Divine de Genet. Et, dans son
tout premier texte sur le récit de Balzac, Barthes écrivait ceci : « Zambinella
229
n’est pas un garçon travesti, elle est de l’inanimé déguisé en animé . » Pour
Barthes, le castrat se situe moins au niveau d’une transgression des sexes
qu’à celui du paradigme de la vie. Ce qui doit nous retenir alors, c’est le
surgissement de la catégorie de l’inanimé.
On a vu que le castrat bouleversait les lois de la parenté en introduisant un
type très singulier de matriarcat puisqu’il en est le « sans-fond » originaire,
mais on va voir que son Neutre bouleverse également le paradigme sexuel à
un degré inattendu. Non pas de manière ordinaire en déréglant la relation
masculin/féminin mais en l’annulant. Car Barthes donne à la catégorie de
l’inanimé une place tout à fait extraordinaire : point originaire qu’il cherche à
comprendre et dont il trouve la structure dans les formes les plus primitives
de la langue, l’indo-européen. Cette présence de l’inanimé dans le castrat
amène à découvrir dans l’indo-européen une opposition symbolique majeure
– supérieure à celle qui lie le masculin et le féminin – entre d’un côté le
masculin et le féminin (l’animé) et de l’autre le Neutre (l’inanimé). Cette
opposition structurale, Barthes la découvre à partir d’un linguiste qui fut
230
proche de Brøndal, Antoine Meillet . Selon Meillet, l’opposition du
masculin et du féminin est tardive dans les langues européennes, et il reste
des traces de cette indifférenciation première des genres dans les langues qui
en dérivent, comme par exemple en latin l’absence de marque différentielle
entre pater/mater (qu’on retrouve en français avec père/mère) : dans ces
langues, c’est l’adjectif qui marque le sexe de manière donc subalterne, sous
231
la forme de l’attribut . Ce qui apparaît est alors essentiel. En réalité, le
232
Neutre ne peut être pris directement « dans une structure sexuelle » : il
témoigne par la langue indo-européenne d’un état de civilisation pour qui la
différence sexuelle est moins importante que l’opposition entre le vivant et le
non-vivant, il témoigne que l’apparition de cette différence (sexuelle) est
tardive, secondaire, historicisable. Le second point, c’est la découverte, par la
médiation du latin, de la perte linguistique du Neutre. Dans le passage du
latin au français, il y a un « effondrement » des marques linguistiques du
233
Neutre du fait de sa proximité formelle avec le masculin et, par
contrecoup, une impulsion très forte donnée au féminin qui apparaît alors
comme un genre marqué, possédant par sa terminaison un signe distinctif,
suscitant une dissymétrie linguistique très forte entre les genres
grammaticaux et induisant donc le sentiment linguistique d’une différence
féminine. Cette référence est évidemment fondamentale puisqu’elle confirme
le caractère culturel et historique du privilège que notre culture attribue à la
différence des sexes.
Mais il y a autre chose, c’est le caractère inquiétant du Neutre, sa
proximité, sa connivence avec ce « moteur immobile » dont parle Deleuze,
par son identification avec l’inanimé. Ce rapport à la mort est-il le prix à
payer pour la perversion ? Le sujet pervers serait celui alors qui serait prêt à
payer le prix de la mort pour assurer sa jouissance : Georges Bataille en est
typiquement l’illustration. Mais, précisément, l’embarras des penseurs du
Neutre à l’égard de Bataille est révélateur du fait qu’ils jouent la question
234
avec d’autres outils , et que la perversion du Neutre invente autre chose.
L’inanimé promu ici par Barthes correspond à ce qui, dans un texte de Freud
que Deleuze n’a cessé de lire, de relire et de raturer, définit l’instinct de
mort : celui-ci ayant pour fonction de ramener tout ce qui est doué de vie
235
organique à « l’état inanimé ».
On dira que, par-delà les adhésions ou les rétractations opérées à l’égard
du concept freudien d’instinct de mort, il s’agit de donner à l’inanimé, à ce
que Barthes et Deleuze appellent tous les deux jusqu’au bout le zéro –
le degré zéro, le point zéro –, une place fondatrice de déliaison vitale
susceptible de brouiller la Loi sexuelle : le Neutre. Introduire, à la place de
l’opposition, du conflit, de la dialectique (dialectique de la différence
sexuelle), une neutralisation susceptible de faire accéder à un « au-delà du
principe de plaisir », un au-delà de la Loi, et où l’inanimé est alors ce qui
autorise cette dégénitalisation du corps qui se resexualise autrement :
travestissement, fétiche, castrat, machine, fouet, flux, coupure…
L’inanimé est la réponse de Barthes à la question de la mort que le Neutre
pose à la jouissance. Si l’inanimé peut paraître répulsif, sous la forme du
vieillard – « mannequin » ou « chose », anamorphose visuelle de la castration
me
qui fait prospérer la demeure bourgeoise de M de Lanty –, c’est parce que
l’inanimé est transplanté dans l’univers conformiste et socialisé du salon du
e
XIX siècle, dont il est culturellement exclu et socialement tabou : cet inanimé
était bien différent lorsqu’on le découvrait dans l’univers archaïque,
pédérastique, pervers de l’opéra de la curie romaine où l’innommable du rien
y avait pour apparence la Zambinella. L’inanimé déguisé en animé avait alors
trouvé le bon réglage pour produire ces intensités libidinales extrêmes où
foules, femmes, hommes, hétérosexuels, pédérastes, vieillards et puceaux
déjouaient l’ordre symbolique, tout entiers projetés dans cet objet a – sa voix
inouïe de soprano – détaché en effet du génital, désexualisé et resexualisé,
émanant du spectacle même de la castration. Ce bon réglage nous signale
236
alors ici la fonction substitutive du féminin , par le travestissement et la
voix. Le féminin joue le rôle de l’animé, de la marque, cette fois-ci
sexualisée, de la castration. Le féminin est ce qui anime la mort, qui anime
l’inanimé : tout comme le fait la Vénus à la fourrure, ou l’Alice du pervers
Lewis Carroll.
On en a une illustration dans un passage célèbre de La Chambre claire, le
dernier livre de Barthes, moment extatique qui vient percer le chant funèbre
célébrant la mort de la mère. Nous sommes proches de l’épilogue du livre,
« la photo du Jardin d’Hiver » – de la Mère-enfant – a été découverte par le
narrateur, et tout pourrait se clore avec cette photo décrite mais non dévoilée.
Or, Barthes ajoute à l’expérience photographique un épisode
cinématographique avec le visionnage du Casanova de Fellini : choix
significatif en ce que Casanova est exemplaire de l’anti-Neutre ; pur
paradigme hétérosexuel, il ne cesse de réécrire la différence sexuelle comme
aliment d’un récit qui place le sujet du Neutre dans un état d’exclusion,
d’ennui extrêmes : « Le soir même d’un jour où j’avais encore regardé des
photos de ma mère, j’allai voir, avec des amis, le Casanova de Fellini ; j’étais
237
triste, et le film m’ennuyait . »
Mais quelque chose va interrompre cet Ennui, qui prend alors pleinement
son sens baudelairien, et va permettre au sujet du Neutre de « renaître » par le
biais d’une passante – un fétiche qui apparaît sous la forme d’une image
suspendue comme celle de la Vénus de Deleuze :

Mais lorsque Casanova s’est mis à danser avec la jeune automate,


mes yeux ont été touchés d’une sorte d’acuité atroce et délicieuse,
comme si je ressentais tout d’un coup les effets d’une drogue
étrange ; chaque détail, que je voyais avec précision, le savourant,
si je puis dire, jusqu’au bout de lui-même, me bouleversait : la
minceur, la ténuité de la silhouette, comme s’il n’y avait qu’un peu
de corps sous la robe aplatie ; les gants fripés de filoselle blanche ;
le léger ridicule (mais qui me touchait) du plumet de la coiffure, ce
visage peint et cependant individuel, innocent : quelque chose de
désespérément inerte et cependant de disponible, d’offert, d’aimant,
238
selon un mouvement angélique de « bonne volonté » .

La fétichisation est dans l’exploration hallucinée de l’image immobile par


la mise en valeur des accessoires – robe aplatie, gants, filoselle – d’un sujet
féminin sans corps, avec un dernier objet dont le léger ridicule est essentiel :
le « plumet de la coiffure ». Le fétiche, Deleuze l’a bien montré, est pris dans
les plis d’un regard qui déploie plusieurs registres : celui d’une tension
idéalisante (« mouvement angélique ») induite par l’extraordinaire dénégation
qui soutient l’émergence du fétiche comme objet de jouissance, et en
contrepoint le registre d’un trait d’humour étrange et saugrenu dont la
fonction est de prémunir le sujet des démentis dont le principe de réalité ne
239
cesse de l’avertir , et qu’on retrouve ici avec le ridicule du plumet qui
rejoint alors les substituts phalliques dérisoires du fétichiste (bas, chaussure,
soutien-gorge). Mais c’est un ridicule assumé (léger ridicule), une manière de
ne pas céder sur la puissance hallucinatoire de l’image. La perversion rend
heureux comme une drogue au sein même de la plus grande détresse
mélancolique par la puissance de symbolisation qu’elle déploie : puissance
spéculative et hallucinatoire du pervers, puissance « métaphysique », selon
240
Deleuze, que Barthes, lui, a identifiée très tôt à l’écriture même .
Quelque chose d’autre doit cependant nous retenir : l’automate, « la jeune
automate ». Le Neutre est là. Sous une forme et une absence d’être, à savoir
dans l’inanimé de l’automate où se constitue le Neutre comme tel, très
différemment certes, mais dans une perspective en fait très proche de la
« machine désirante » d’où renaît le sujet comme corps sans organes. La
jeune automate, dont le corps dansant immobilise l’image-mouvement par la
seule puissance hallucinatoire du regard, est une nouvelle Zambinella, castrat
féminin, corps inanimé déguisé en animé, où la féminité joue le rôle de
l’animé, comme toujours déjà elle l’a fait avec le travesti, qu’il soit derridien,
genétien, deleuzien, sartrien, lacanien, sarduyen, butlérien… Tel est le
Neutre. Cette automate – double de « l’automate spirituel » évoqué par
241
Deleuze pour figurer le schizo de Logique du sens –, la jeune automate
retient indéfiniment le mouvement qui l’anime dans l’arrêt sur image où
l’immobilise l’hallucination.
Le fétiche est ici, avec La Chambre claire, exemplaire de la pensée du
Neutre. Par sa puissance spéculative, il accomplit ce travail interminable de
dérégulation des genres sexués portée à sa pointe la plus radicale, et
d’exacerbation du désir dans une toute-puissance qui est celle du fantasme.
Travail interminable parce que dérégulation et désir sont tous deux obtenus
par un travail entêté, une manipulation sophistiquée et opiniâtre des signes,
par où la loi – la loi de la castration, c’est-à-dire de la différence sexuelle –
est déjouée : déjouée, c’est-à-dire jouée avec des partenaires pleins d’attraits,
d’Alice au pays des merveilles à la Zambinella, du petit garçon bègue et
242
gaucher au travesti oriental, jusqu’à – quittant les pages trop déjà lues –
ce qu’on accède aux machines : l’automate.

L’ŒUF DELEUZIEN

De cette odyssée perverse du Neutre tout en images, quel objet pourrait


jouer le rôle de témoin ? À cette question, seul peut-être Gilles Deleuze a
répondu sans ambiguïté, ce qui ne veut pas dire sans mystère : c’est l’Œuf.
L’Œuf est ce qui, dans presque tous ses livres, demeure comme l’objet, la
Chose, l’irréductible, le nom parfait de l’Innommable. Expression du corps
neutre. Son dernier objet mais pas son dernier mot, car s’il y a une chose qui
reste, c’est bien qu’il n’y a pas de dernier mot.
L’œuf est l’objet qu’on retrouve dans tous les livres de Deleuze, à
l’exception bien sûr de ses monographies, et de Présentation de Sacher-
Masoch. Pourtant, s’il n’y a pas d’œuf avec le sujet masochiste, il est
question avec lui de ce qui en conditionne l’apparition, à savoir l’insistante
243
dimension initiatique de la parthénogenèse . C’est-à-dire la possibilité pour
le corps masochiste, à partir de sa propre castration et de l’union incestueuse
qu’il opère avec la Vénus phallique, d’une seconde naissance, une naissance
parthénogénétique : là où la reproduction est dite asexuée puisqu’elle opère à
partir d’un seul germen, pourrait-on dire de manière impropre mais par un
terme qui revient aussi sous la plume de Deleuze avec Zola et la fêlure
héréditaire et dans les grandes envolées archétypales sur la Terre de L’Anti-
Œdipe ou de Mille plateaux.
Les termes de parthénogenèse, d’œuf ou de germen appartiennent au
vocabulaire de la biologie qui est systématiquement employé, à partir de
Différence et répétition, en référence notamment au biologiste Albert Dalcq
244
et son livre déjà vieilli de 1941, L’Œuf et son dynamisme organisateur ,
vieilli comme le sont d’ailleurs beaucoup des références scientifiques
245
utilisées par Deleuze . Malgré quelques ambiguïtés présentes notamment
dans Différence et répétition, la démarche de Deleuze ne peut pourtant pas
être assimilée à une épistémologie scientiste. Mais là où, par exemple,
Althusser définit la réalité humaine comme un procès sans sujet ni fin(s) sans
246
jamais recourir à des modèles issus des sciences de la nature , Deleuze fait
appel à l’inverse au développement de l’œuf pour décrire un processus
247
identique, « sans auteur, sans acteurs et sans sujets ». De la même manière,
Deleuze, pour soutenir l’opposition entre surface physique et surface
métaphysique, aura recours aux travaux très datés du zoologiste Edmond
Perrier sur le déplacement qui s’opère dans l’évolution entre la bouche et le
cerveau, et où la surface cérébrale est identifiée à la surface métaphysique
248
comme lieu de repérage des pliages, projections, inductions entre les deux .
Deleuze cède ainsi à de singulières complaisances, tombant parfois dans des
249
correspondances conventionnelles entre microcosme et macrocosme , en
faisant de l’œuf, non pas seulement comme les stoïciens une image du
250 251
savoir , mais un modèle méthodologique de la connaissance , du
252
développement des concepts .
Pourtant, il faut savoir lire l’ambiguïté démoniaque présente dans cette
formule majeure de Différence et répétition : « Le monde entier est un
253
œuf . » Rien n’est en effet tout à fait ordinaire dans le jeu deleuzien car il ne
s’agit pas seulement pour lui de déconstruire la pensée anthropomorphique.
Tout en feignant de regarder par le microscope « le comportement
cinématique des proto-vertèbres », « du système caudal », de « la ligne
médio-dorsale ou de la ligne médio-ventrale », Deleuze ne cesse follement,
254
devant son œuf, d’y visionner un chaosmos, selon le terme de Joyce . Un
chaosmos pris dans un scénario fantasmagorique très personnel, au point que,
au milieu d’un développement à propos de l’œuf de la tortue sur le
« déplacement relatif de 180° » de son membre antérieur, il peut écrire
magnifiquement à propos de cette « cinématique », mais de manière tout à
fait inopinée : « Le transport est dionysiaque et divin, il est délire, avant
255
d’être transfert local . » Et c’est pourquoi, si tout est œuf, il peut écrire à
propos de Klossowski, dans le champ de la perversion, « le langage est un
œuf », un œuf en voie de différenciation référé à un savoir biologique sur la
256
genèse du corps . On fera l’hypothèse alors qu’une formule comme
« Le monde entier est un œuf » est la formule d’un ésotérisme du Neutre, et,
puisque s’y glisse une théorie de la connaissance, on dira alors qu’il s’agit de
l’énoncé d’une gnose.
On peut entendre l’ésotérisme de cet énoncé comme se référant à des
doctrines sacrées, puisque dans Mille plateaux il sera même question de
« l’œuf tantrique » dans une mystérieuse corrélation avec les travaux vieillots
257
de 1941 du même biologiste, Albert Dalcq, qui lui sert de guide . Mais on
peut entendre « ésotérique » dans un sens plus profond, celui de Leo Strauss
qui, dans La Persécution et l’art d’écrire, fait l’hypothèse que, derrière le
sens exotérique de tout grand discours adressé à la cité, il y a un sens
ésotérique, hétérogène au premier, réservé au petit nombre, lieu réel de
l’écriture, qui se repère à des scories textuelles, inanalysables en dehors de
258
l’hypothèse ésotérique : l’œuf, par son omniprésence et par son
hétérogénéité par rapport à la langue philosophique ordinaire de Deleuze et à
celle des contemporains, relève bien en ce sens d’un ésotérisme. L’œuf
comme figure du Neutre, incarnation du « pré-individuel et de
259
l’impersonnel », correspond dès lors à ce que Deleuze dit lui-même du
« mot ésotérique » dans Logique du sens. Le « mot ésotérique » est ce qui
apparaît en deçà du langage, branché directement sur le corps, et qui attend
du langage qu’il le rende effectif ; dans cette attente même, il tourne à vide, et
ne déroule qu’une forme de « non-sens », une forme d’expression qu’il ne
faut pas s’empresser de traduire, mais qui garde « son secret avec lui, et la
260
manière réelle dont il produit le sens ». La plupart des difficultés de lecture
du texte deleuzien – qu’avouent même ses exégètes les plus experts –
ne s’expliquent que par l’émergence soudaine, à la surface du texte
exotérique de ce maître de clarté que fut Gilles Deleuze, d’une couche
textuelle de type ésotérique. Cet ésotérisme n’exprime pas seulement une
ruse rhétorique mais joue aussi avec le réel, le réel de l’objet puisque le
corps-œuf lui-même nous fait comprendre que « le corps cèle, recèle un
261
langage caché ».
Il serait facile d’impliquer Deleuze comme individu dans ce processus
ésotérique, et cela à partir de ce geste mystérieux qui le conduisit en 1946 à
e
préfacer l’ouvrage d’un médecin du XIX siècle plus ou moins théosophe,
262
Johann Malfatti di Montereggio , et, qui plus est, pour une officine –
les Éditions du Griffon d’or – propre à figurer dans le grand roman satirique
d’Umberto Eco Le Pendule de Foucault qui précisément met en scène la
Modernité européenne des années 1970 comme une sorte de secte où la
theoria est la résurrection de la Cabale. Cette préface (« Mathèse, science et
philosophie »), écrite par Deleuze à vingt et un ans, pose la possibilité d’une
mathesis universalis par une lecture intégralement symbolique de l’univers
dont le corps humain est un miroir et un abrégé, connaissance basée, dit
263
Malfatti, sur « l’Organon mystique des Indiens ». Bien entendu, on trouve
dans la préface de Deleuze, comme dans le livre de Malfatti, la figure
déterminante de l’œuf, et même chez ce dernier d’un œuf triple – ex ovo,
in ovo, et per ovum – hiéroglyphe fondamental, zéro elliptique, amnios
264
cosmique, pris dans une théosophie de la re-naissance très deleuzienne .
Ce qui est troublant dans cette préface, qu’on ne peut réduire à un travail
alimentaire d’étudiant pauvre, c’est le sérieux avec lequel elle est écrite.
Sérieux qui pourtant n’est peut-être pas loin de ce que Deleuze appelle
265
« l’humour moderne » à propos du sujet masochiste . Mais sérieux tout de
même au sens où Deleuze tente de couvrir la pensée loufoque de Malfatti
d’une sorte de vernis conceptuel, par exemple avec la notion d’initié qu’il
266
débarrasse de ses connotations sectaires , ou par les références plus
normatives, Spinoza ou Mallarmé, le premier grâce à l’usage anticartésien du
concept, le second au travers d’une lecture du poème « L’éventail », c’est-à-
dire autour du pli. Sérieux que soutiennent les reprises fascinées que Deleuze
opère sur l’œuvre elle aussi théosophique de D.H. Lawrence, ou sur celle de
Jung, autre théosophe, références jamais démenties, depuis les premiers
267
textes sur Sacher-Masoch jusqu’à L’Anti-Œdipe et Mille plateaux , et qui
font lien avec le texte sur Malfatti.
S’il y a un sens ésotérique à cet œuf, ce ne peut être qu’un sens deleuzien.
Toutes ces références à l’œuf, de Malfatti à Jung en passant par
D.H. Lawrence, aboutissent au même point de convergence : le symbole.
Symbole dont l’Œuf peut passer pour l’exemple majeur. Et il est frappant que
Deleuze s’emploie avec une telle intensité à discréditer dans L’Anti-Œdipe
l’idée d’un ordre symbolique issu du lacanisme renvoyé à l’ère despotique
des codes territorialisés – le surcodage despotique – pour s’assujettir à une
pensée bien plus archaïque encore, celle du symbole jungien, du symbole
comme archétype. Et celui qui en est le promoteur n’est plus alors le jeune
Deleuze de vingt et un ans, mais le Deleuze quinquagénaire qui, dans sa
préface à l’Apocalypse de D.H. Lawrence en 1978, retrouve une conception
du symbole qui a à peine varié par rapport à celle défendue trente ans plus tôt
dans la préface à Malfatti.
La dimension initiatique – au sens renouvelé de la préface de 1946 –
268
comme accès à la « vie-plus-que-personnelle » trouve alors son véritable
ancrage deleuzien comme le « lieu des grands symboles vitaux et des
269
connexions vivantes ». Ce texte joue d’une série d’oppositions puissantes
entre l’univers païen et l’univers judaïque, entre l’univers cosmique et
l’univers de l’alliance et de la loi, entre l’univers du symbole et l’univers de
270
l’allégorie . L’allégorie est définie comme abstraction, linéarité, et le
symbole comme processus dynamique pour l’extension de la conscience
sensible, comme méthode d’affect, « pensée rotative où un groupe d’images
tourne de plus en plus vite autour d’un point mystérieux, par opposition à la
271
chaîne linéaire allégorique », comme déjà dans la préface à Malfatti où le
symbole remplit les mêmes fonctions par opposition à « l’explication
272
abstraite », où l’équivoque s’oppose à l’univoque comme à la toute fin de
Logique du sens, et où enfin le 0, le zéro, apparaît comme figure même du
symbole en tant qu’il ne peut être attribué seulement au sujet pensant
273
puisqu’il est simultanément « objet sensible ». Le zéro est hiéroglyphe de
l’homme et du monde, mana fondamental, où se réalise d’une certaine
manière ce « vertige de l’immanence » dont il est question dans Qu’est-ce
que la philosophie ? avec un Spinoza auquel Artaud et ses Indiens du
274
Mexique viennent en aide , ce « Zéro » porté d’ailleurs dans Mille plateaux
275
au rang de matrice reproductive .
Le symbole archétypal – l’œuf, le zéro – semble en effet l’outil privilégié
de la pensée de Deleuze et l’une de ses clefs. Toute la machinerie
apparemment vitaliste de Deleuze, présente notamment à partir de L’Anti-
Œdipe, dépend de lui. Le Neutre cesse de se penser, comme dans les livres
précédents, au revers des concepts psychanalytiques – castration, structure,
Phallus, signifiant –, la sexualité y est délogée des « sales petits secrets »
276
familiaux (expression empruntée à Lawrence ), le Neutre est désormais
composé de flux, d’intensités et d’énergie, de connexions, de branchements,
mais il s’extrait de toute personnologie, par le recours à une pensée du
symbole. Lorsque Deleuze appelle les machines désirantes à déployer les
flux, non plus sur papa-maman, mais sur les déserts, les montagnes, les
tribus, le soleil, les vents, les races, en phase avec des « phénomènes
277
cosmiques », il faut y voir la réapparition de forces archétypales propres à
une gnose fondamentale bien éclairée par son commentaire de
D.H. Lawrence. L’identification entre le sexuel et le symbole est, seule, ce
278
qui peut permettre à la « vie des forces ou des flux » de nous apparaître :
les déserts, les montagnes, les races et les vents sont des symboles comme
279
l’était le soleil du monde sans autrui de Robinson . Symboles initiatiques
comme accès à la « vie-plus-que-personnelle », et dont l’œuf, délibérément
posé comme un signet livre après livre, apparaît comme le symbole suprême.
L’œuf cosmique, tantrique, dogon ou orphique où se profile le sujet asexué
d’une seconde naissance, le corps sans organes, etc., manifestent tout
l’imaginaire spéculatif deleuzien. Car, ce que Deleuze emprunte sous
l’apparence d’une référence scientifique à Albert Dalcq dans Différence et
répétition ou Mille plateaux, ou aux élucubrations des mystagogues (Malfatti,
Lawrence ou Jung), c’est la même chose : c’est la même fascination pour la
primauté de l’œuf comme ovule. Dans cet œuf – biologique ou mystique –
se trouve la possibilité virtuelle d’une reproduction asexuée, présente chez
Dalcq dans ses recherches sur le « cortex ovulaire » et ses capacités
280
d’autonomie , qui nourrit la vassalité proclamée par Deleuze à l’immaculée
281
conception ou à la fente matricielle, à l’inceste propice à une naissance
hors du rapport sexuel : « Comme l’a montré Jung, l’inceste signifie la
deuxième naissance, c’est-à-dire une naissance héroïque, une parthénogenèse
(entrer une seconde fois dans le sein maternel pour naître à nouveau ou se
282
réenfanter) . » La transversalité de l’Œuf deleuzien ne peut manquer de
fasciner. Corps pervers, corps schizoïde, corps hystérique même puisque,
dans le commentaire de l’œuvre de Francis Bacon, c’est l’hystérie qui dévoile
l’œuf comme l’état du corps anorganique : ce qui est vivant et « pourtant
sans organes ». Là encore, cette exaltation du corps intensif du peintre
283
s’appuie sur le langage scientiste d’Albert Dalcq , et la vibration qui anime
ce monde d’ondes, d’intensités, de spasmes – qui anime cet œuf – est une
hystérie dont la définition est empruntée à un savoir clinique également
284
désuet issu d’un manuel de psychiatrie du début du siècle . L’œuf, à défaut
d’être totalement sans organes, est un « corps » doté par le processus
hystérique d’organes transitoires, polyvalents, libérés de leur caractère
285
d’organe fixe et qualifié .
Cette transversalité de l’Œuf brouille enfin la somptueuse cosmogonie de
L’Anti-Œdipe. Les trois grandes périodes – période primitive, impériale et
moderne – se confondent en réalité en une même spirale fantasmagorique :
cohabitation entre « l’Œuf dogon » – « œuf cosmique, espace de variations
286
pré-personnelles » – qui surgit dans l’espace inengendré du corps plein de
la terre, et l’Œuf du « corps sans organes » du schizo, lui aussi « œuf
287
cosmique », lui aussi biocosmique . Spirale fantasmagorique où l’Œuf
dogon – prétendument inspiré des travaux de l’ethnologue Marcel Griaule –
s’identifie pleinement à l’œuf de l’embryologue Albert Dalcq : l’Œuf dogon
– « corps plein complet, mâle et femelle, agglutinant sur soi tous les objets
partiels, avec des variations seulement intensives qui correspondent au zigzag
288
interne » – produit une « cinématique » qui est la même que celle de
l’embryon décrit dans Différence et répétition, avec ses « ondes de
289
variation » et ses champs d’intensité , et auquel, déjà, Artaud servait,
290
étrangement, de témoin . Tout s’emboîte dans ces spirales inattendues où
l’œuf tantrique, invoqué dans un des chapitres de Mille plateaux s’ouvrant
sur un mystérieux dessin de l’Œuf dogon, fait le lien entre celui-ci et l’œuf
291
du CsO . « Œuf tantrique » qui est dans la mystique hindoue le gigantesque
œuf cosmique, posé en effet dans la matrice de la mère universelle, formant
l’axe du monde. Spirale où l’on trouve à nouveau l’éternel Dalcq et son livre
obsessionnellement cité par Deleuze – L’Œuf et son dynamisme
292
organisateur –, mâtiné cette fois-ci de William Burroughs. À nouveau, les
intensités Zéro sont données comme matrices productives, avec les « ondes
dolorifères » du maso, qui reproduisent dans leur dynamique même les
processus de la cinématique de l’œuf : ondes, vibrations, migrations, seuils,
gradients : et tout cela opérant bien entendu dans un univers ovulaire,
293
matriciel, parthénogénétique .
Dans tous les cas, l’Œuf y est un réel antérieur à l’individuation, réel
univoque toujours identique. S’il y a un Univoque en ce monde, il relève de
ce réel – l’Œuf – puisque l’équivoque commence avec l’individuation et la
294
sexualité . C’est alors que la grande synthèse peut commencer au travers
d’une convergence fondamentale entre l’œuf biologique, psychique ou
295
cosmique , là où l’œuf est « germen » à l’abri de toute filiation, de toute
parentalité, et à nouveau en suivant le modèle embryologique largement
296 297
fantasmé à partir des vieux manuels de Dalcq . « Le CsO, c’est l’œuf . »
L’œuf est le modèle parfait d’un corps dé-phallicisé, mais la dé-
génitalisation opère désormais loin du champ philosophique contemporain
qui a été pourtant celui de Deleuze jusqu’à Logique du sens. Avec l’œuf, le
Neutre s’est désormais délié de la castration, du pervers qui défaisait la loi en
feignant d’y obéir. Comme si, à force de remonter le labyrinthe de la Loi,
Deleuze, comme dans les jeux topologiques les plus retors, y avait découvert
la figure parfaite – l’œuf –, figure parfaite où se rejoignent, en un jeu entre le
cercle et l’ellipse, tous les chemins obscurs menant au Neutre et que Deleuze
continue de suivre jusqu’au bout, jusqu’à l’intensité zéro, le On blanchotien,
298
l’accès à l’asignifiant, l’anorganique, l’asubjectif .
Si Lacan a raison en posant que le signifiant est coupure, coupure
constitutive du sujet en tant que la naissance de ce sujet tient justement à ce
299
qu’il ne peut se penser que comme exclu du signifiant qui le détermine , on
comprend alors le sens de la démarche deleuzienne : fuir la coupure, fuir la
fonction du signifiant. Le symbole – œuf dogon, œuf tantrique, œuf
cosmique, œuf biocosmique… – est à l’opposé de l’ordre symbolique
lacanien puisque, comme lieu de l’Univoque, il ne s’insère dans aucune
chaîne signifiante, il règne sans rien couper, sans instaurer aucune altérité, et
pour, dans ce devenir infini pré-individuel, instaurer un chaosmos. Mais,
réciproquement, on comprend que ce verdict de Lacan pourrait bien le
300
concerner : « le charme de la sphère s’exerce sur les dupes ». C’est cette
fonction de coupure du signifiant qui amène Lacan, dans son commentaire du
Banquet de Platon où le mythe de l’androgyne est fondé sur la figure
sphérique, à tourner en dérision la sphère tout comme l’œuf qui lui est
assimilé : le corps mythique qui précède la séparation entre homme et femme
est comparé par Lacan au corps clownesque, celui de deux clowns accrochés
301
par le ventre l’un à l’autre faisant un tour de piste .
L’Œuf est le dernier objet – mais non le dernier mot – qui reste de
l’odyssée deleuzienne : c’est le dernier objet aussi parce que c’est le premier
dans l’ordre de la genèse du corps, le premier et le dernier car, comme on le
comprend, l’Œuf est ce qui permet, dans l’ordre du vivant, d’échapper à la
castration. La sphère – ce sphaïros – fascine (les dupes) parce que, échappant
à la castration, elle la désigne du coup comme la hantise la plus profonde, la
302
plus ancienne, la plus durable . De l’embryonnaire, Lacan – véritable
baroque – ne retient pas la forme sphérique, mais la torsion, « la torsion à
laquelle l’organisation de la vie semble s’obliger pour se glisser dans l’espace
303
réel ». L’objet primordial qui peut supporter la fonction originaire du
signifiant dans l’existence de l’humanité parlante, ce ne sera pas, pour Lacan,
l’œuf, mais sa forme contraire, le vase : le creux, l’intervalle du vide et du
304
plein qui est le propre du signifiant .

DU SOURIRE DE L’ANDROGYNE À L’INCESTE

S’il y a un ésotérisme barthésien, il prend la forme de hiéroglyphes moins


305
symboliques que chez Deleuze . Inutile d’halluciner l’Œuf, la lettre suffit à
éloigner et suspendre le sens, et faire accéder au Neutre, à se débarrasser du
corps biologique sexué. Tel le corps-signe du dessinateur Erté que nous
306
avons déjà rencontré, véritable artiste des surfaces, qui infigure la femme .
La femme, dupliquée obsessionnellement par des lettres, est un signe chiffré
307
où le corps n’est plus que fétiche jusque dans sa silhouette . Ce corps n’est
pas un corps « schizophrénique », mutilé, décapité, sans membres ou sans
organes, précise Barthes, mais, moins cruellement, une figure de l’in-
308
déshabillable , signe ultime : autre manière, bien différente de celle de
Deleuze, d’accéder à l’asexuel pur, même si tout s’y passe également à la
surface. Le sémiotique n’est pas assujetti à l’archétypal comme chez Deleuze,
309
et ainsi, avec Erté, la chevelure-symbole cède la place à la coiffure-signe .
310
À l’archétype deleuzien, Barthes préfère ce qu’il appelle l’archéforme où
le Neutre trouve son point d’orgue, non dans la perfection sphérique de l’œuf,
mais dans la sinuosité ouverte du « S », la lettre qui n’est ni verticale ni
311
horizontale . La lettre est libératrice car, explique Barthes, les lettres,
quoique chacune d’entre elles soit insignifiante, cherchent sans cesse leur
312
liberté qui est de signifier autre chose , dans ce report infini du sens dont le
mécanisme formel est celui d’un jeu substitutif perpétuel. D’une certaine
manière, le mal – la norme, la domination, le classement, la culpabilité –
commence avec le mot, qui est l’opposé de la lettre. La lettre est donc ce qui
défait le mot femme lui-même, accédant à ce résultat que Judith Butler
reproche, comme on l’a vu, aux grandes féministes françaises, de Wittig à
Irigaray, d’avoir échoué à l’obtenir. Le fétiche, par le jeu des lettres, résout la
question sexuelle en y substituant un jeu d’écriture.
Y a-t-il un au-delà du fétiche, comme une dernière chose qui, à la manière
de l’œuf deleuzien, resterait, à la façon d’un mystère à explorer
interminablement ? Peut-être réside-t-il dans une autre sinuosité que le « S »
avec lequel joue Erté, une autre sinuosité dont le support est celui du sourire.
Ce dénouement – dénouement au Neutre du travesti, du castrat, de la
lettre –, Barthes le propose dans son cours de l’année 1977-1978 sur le
Neutre au Collège de France. Le dénouement s’établit par une unique figure –
l’androgyne – mais dont l’élément essentiel est ce que Barthes appelle avec
313
Freud « le sourire léonardien [das leonardesk Lächeln] ». Le sourire
léonardien, c’est-à-dire encore et toujours l’image, le perçu d’où déranger la
place des genres et des sexes, mais au travers d’un sourire qui s’écarte de la
violence du vide, de la blessure que la castration induisait jusque-là : la
Zambinella ne sourit jamais, pas même d’un « sourire vertical ». Barthes
revient ainsi à Freud dans cette dernière séance de son cours sur le Neutre du
3 juin 1978.
L’introduction de la figure du Neutre commence par une rectification
surprenante. L’androgyne, dit-il, c’est le « Neutre », « mais le Neutre, c’est
314
en fait le degré complexe ». Dans le schéma de Viggo Brøndal qui a
inspiré à Barthes le degré zéro, le complexe est la quatrième case du schéma.
Si le « neutre », c’est par exemple ce qui n’est ni homme ni femme, le
« complexe » est ce qui est à la fois homme et femme. Très étrangement, les
deux éléments – le neutre et le complexe – valent soudain pour Barthes l’un
pour l’autre dans un flottement conceptuel provoqué par l’émergence de
l’androgyne qui surgit comme une catégorie imprévue.
Le Neutre a été pensé jusque-là à la logique lacanienne de la castration,
logique inversée mais dominante. Or, l’androgyne est précisément une figure
qui ne se soumet pas à la loi de la castration, pas plus qu’il ne l’inverse : il est
hors castration tout comme l’Œuf de Deleuze. Quelque chose a donc muté
dans l’espace du Neutre. Et c’est bien tard dans le parcours de Barthes que
l’androgyne apparaît car, même dans Fragments d’un discours amoureux,
quand Barthes évoquait sa tentative de dessiner l’androgyne d’Aristophane,
315
c’était pour constater son échec à le représenter .
L’analyse que Freud propose de Léonard de Vinci s’inscrit dans
l’orthodoxie psychanalytique : le « souvenir d’enfance » qu’il analyse à partir
de l’œuvre peinte mobilise les grands concepts freudiens, et l’image du
vautour, identifiée dans le drapé de Marie du tableau où elle figure avec
316
sainte Anne et l’Enfant Jésus , associée à un bref récit autobiographique du
peintre, ouvrent à un symbolisme apparemment classique. Dans le souvenir
d’enfance de Léonard de Vinci, l’image du vautour glissant sa queue dans la
317
bouche de l’enfant, c’est le pénis maternel du complexe de castration . Mais
il y a autre chose. Freud ne se contente pas de l’artefact psychanalytique
selon lequel l’enfant dans sa phase pré-œdipienne attribue à la mère la
possession du pénis. Il pose la question du corps androgyne maternel, et de sa
figuration. Or le modèle de l’androgynie que Freud mobilise n’est nullement
le modèle grec, propre à la culture occidentale, présent dans Le Banquet de
Platon. La source en est une déesse égyptienne, Mut, déesse maternelle,
possédant des seins et un pénis en érection, où l’on retrouve, selon lui,
318
« la première représentation que se fait l’enfant du corps de la mère ».
Ainsi, l’androgyne n’est pas la figure évoquée par Lacan, pourvue de ce qu’il
319
appelle, moqueur, les deux « génitoires ». Son identité indiscernable n’est
pas davantage celle de la sphère, et sa duplicité morphologique ouvre
nécessairement le Neutre vers le complexe puisqu’il y a et il n’y a pas à la
fois des deux sexes. L’androgyne de Barthes le sépare ainsi de Lacan ou de
Deleuze mais aussi, dit-il, de Foucault dont il cite, dans cette même séance de
séminaire, l’Herculine Barbin qui vient tout juste de paraître et le volume
annoncé d’Histoire de la sexualité sur les hermaphrodites qui ne paraîtra
320
jamais : dans la logique même du Neutre, l’androgyne, au contraire de
321
l’hermaphrodite, « n’est pas sous la pertinence directe de la génitalité ».
Nous y reviendrons dans notre épilogue.
Ce qui retient Barthes dans l’analyse de Freud, ce n’est pas l’évocation de
l’homosexualité de Léonard mais son contraire : l’émergence de la figure
322
neutre de « l’être asexuel [eines asexuellen Menschen] ». Celui dont
l’énergie libidinale est réinvestie dans le champ du savoir (« le savoir
323
généralisé »), forme freudienne de la sublimation, et que Deleuze appelait
dans Logique du sens la « surface métaphysique » qui accueille le processus
324
de désexualisation, et qui relève de ce fait d’un « savoir ésotérique ». Or ce
savoir ésotérique, ce savoir du Neutre, se manifeste par un signe, une
sémiotique du corps : le sourire léonardien.
Freud lui-même définit ce sourire – celui tout d’abord de la Joconde –
comme « étrange, énigmatique et fascinant [merkwürdiges, berückendes, und
rätselhaftes] », mêlant la séduction et la distance, celle « d’une personnalité
325
qui se garde et ne livre d’elle-même que son rayonnement ». Ce sourire
devient essentiel parce qu’il se détache du corps, comme celui de la petite
fille remarquée par Barthes chez Michelet ou celui du chat du Cheshire de
Lewis Carroll pour Deleuze. Le sourire devient en effet constitutif de tous les
visages peints par Léonard, féminins et masculins, mère et fille, sainte Anne
et Marie fusionnées en une même jeunesse, saint Jean-Baptiste ou Bacchus
identiquement souriants. Ce qui reste évidemment, c’est la présence chez
Freud du phallus halluciné dans les vêtements des deux mères par l’image
dissimulée du vautour que les plis des robes de sainte Anne et Marie font voir
326
au-delà du perçu . Cette présence nous rappelle le lien entre le trouble dans
le genre et le processus hallucinatoire dont le support est l’image phallique.
Pourtant, de cette image hallucinée par Freud, Barthes se désintéresse
complètement. Désintérêt déjà marqué pour le « dessous » sexuel du travesti
oriental. Il n’en a que pour le sourire, ce sourire qui d’ailleurs est aussi celui
327
qui a clos par une image L’Empire des signes . Car c’est en fait le sourire –
signe du Neutre – qui génère l’androgynie et la soutient. Il peut passer d’un
visage féminin à un visage masculin et réciproquement, d’un visage de mère
à un visage de fille, et c’est en lui que « s’abolit la marque de séparation »
des sexes, mais aussi les marques de parentalité. La suspension du genre
émane du corps sexué lui-même, d’un mouvement rétractile ou érectile des
lèvres saisi dans l’image peinte que le regard de Léonard de Vinci constitue –
précédant en cela Warhol avec ses autoportraits en drag – en une série :
sérialisant le sourire. Et si le sourire est sérialisé – établi en une répétition
fétichisée –, il n’a plus besoin du rébus phallique pour le soutenir, plus besoin
du phallus caché sous la robe d’Anne ou de Marie pour exister, le sourire est
un signe qui se suffit à lui-même et qui exprime de lui-même un Neutre
extatique débarrassé de tout ce qui n’est pas lui : objet a au sens de Lacan
mais un objet a sans plus aucun écho avec le phallus, sourire « magiquement
328
déposé sur les lèvres des figures des femmes ». Objet a, au sens
simplement d’objet originaire, perdu, primordial, qui est, comme l’écrivait
Lacan, la « donne » à laquelle l’énigme d’une existence se noue. Ce sourire
immobile et irradiant, cette immobilisation de la mimique du visage qui
correspond très exactement au Numen barthésien, figure du Neutre : le signe
comme événement absolu, suspendu, dans l’attente perpétuellement différée
329
de sa réalisation et de son sens .
Barthes, qui pourtant aurait des raisons toutes personnelles de le faire,
rejette l’interprétation biographique de Freud autour de la mère réelle de
Léonard (Catarina), et lui substitue donc ce qui apparaît comme la première
et l’ultime définition du Neutre : « l’idée que le paradigme génital est déjoué
330
(transcendé, déplacé) ». Le suspens du paradigme génital trouve son signe
– le sourire –, et ce signe, sans jamais pourtant prendre la forme d’un
symbole primordial comme l’œuf deleuzien, ouvre le Neutre à une forme de
connaissance. Le sourire du Neutre n’est donc pas une figure de
« l’indifférence » mais, à l’opposé du « sourire hystérique » évoqué par
331
Deleuze à propos de Francis Bacon , « celle de l’extase, de l’énigme, du
332
rayonnement doux, du souverain bien ».
Le lien entre sourire et savoir renvoie à l’évocation du Tao et du Bouddha
dans une séance précédente de ce séminaire. Du Tao où le sourire est l’un des
signes d’approbation du Maître envers le disciple, et du Bouddha pour le
mouvement inverse : c’est le Bouddha qui présente un bouquet de fleurs à
son disciple Mahakashyapa, et c’est ce dernier qui répond à ce geste par
333
« un sourire calme ». Le sourire du Bouddha dans ses représentations
sculpturales est à l’évidence un sourire léonardien, extatique, la réunification
d’Éros et du Nirvana – suspension du karma, de l’enchaînement des causes et
334
des conséquences . Bouddha, comme l’androgyne léonardien, est celui qui
suspend la menace – bonne ou mauvaise – de la castration, et on ne
s’étonnera pas que Lacan, tout comme pour l’œuf androgynique, n’ait jamais
pris complètement au sérieux ce « point zéro » bouddhique, Tao ou Zen, qui
promet une suspension du déchirement du désir, et qu’il n’ait pas pris non
plus au sérieux ces « paupières fermées » qui supportent le point d’angoisse
335
tout entier à leur charge, en suspendant « le mystère de la castration ».
Le sourire nous fait échapper à la castration, mais aussi à la lecture
« mélancolique » de l’androgyne que nous avons rencontrée chez Judith
Butler dans Ces corps qui comptent. L’androgynie y était une androgynie
336
dépressive où le sujet ne pouvait que pleurer une homosexualité perdue .
Mais le sourire léonardien peut également apparaître comme une figure de
sortie de la perversion ou de dépassement de la perversion. Sortie de la
perversion en ce qu’il est notable que Barthes ne reprenne pas non plus
l’hypothèse freudienne qui associe le sourire de béatitude léornardien aux
caresses incestueuses de la mère sur le fils, voire aux fellations que celle-ci,
337
selon Freud, lui prodigue . Le Neutre semble alors s’écarter de la perversion
comme piège fantasmatique que le dispositif de sexualité de la société
occidentale tend à ses sujets. Mais le Neutre est maintenu comme instrument
de connaissance, espace de savoir, modification des conditions mêmes de
compréhension de ce que sont un corps et un sexe, dont ici la dégénitalisation
est poussée le plus loin possible.
On voit à quelles stratégies Barthes se livre pour construire un inceste qui
ne soit jamais soumis à un ordre métapsychologique. Que ce soit avec le
fétiche constitué par la jeune automate fellinienne ou bien avec le sourire
androgyne léonardien, la mère est présente mais dans une extrême discrétion
symbolique. Dans La Chambre claire où la scène du Casanova a lieu juste
après que le narrateur eut regardé les photos de sa mère, avec Léonard de
Vinci où la mère Catarina est donnée comme le sourire primitif, modèle de
tous les sourires androgynes. L’écriture allusive de Barthes va dans le sens de
la Modernité : un formalisme strict qui éloigne l’anecdote, la psychologie, la
personnologie, pour reprendre l’expression deleuzienne. L’inceste, la mise en
scène du matriarcat, ne s’affirment qu’au travers de grandes structures pré-
individuelles comme la langue par exemple, la langue dite maternelle, la
338
langue de l’écrivain qui, écrit Barthes, réfère à un « Matriarcat ». Ce même
matriarcat qu’on retrouve dans La Chambre claire grâce aux jeux
d’incertitude sur les rapports de parenté établis par les photos, comme ceux
de la famille afro-américaine de James Van der Zee où l’on ne sait qui est la
339
sœur et qui est la fille ou ceux de la femme photographiée par Nadar dont
340
on ne sait si elle est la Mère ou la sœur de l’artiste . Si l’inceste est bien ce
qui en dernière instance ouvre le sujet à une forme d’atopie sexuelle, d’atopie
du genre puisqu’il défait les places fixées de la parenté, alors cet inceste
concerne le sujet dans un au-delà de sa personne, il devient en effet acte
impersonnel, accès à l’impersonnel qui est la position à laquelle aspire
l’écrivain.

LE JEU DE L’INCESTE

La stratégie deleuzienne prend à l’égard de l’inceste d’autres chemins que


ceux de Barthes mais dans un identique souci du paradoxe. Deleuze, après
avoir proclamé la possibilité glorieuse de l’inceste avec Sacher-Masoch, est
celui qui annonce tout aussi spectaculairement dans L’Anti-Œdipe que
l’inceste n’existe pas. C’est au chapitre trois, intitulé « Sauvages, barbares,
civilisés », qu’apparaît le mythe – emprunté au monde dogon – qui permet de
raconter l’inceste, mais également de l’abolir, dans un récit où le fils est tout
à la fois l’époux idéal de la mère et son jumeau mâle, où il est son propre
oncle, époux de sa sœur.
Tout a lieu dans l’espace du « corps plein de la terre », dans le jeu
cosmique des filiations infinies : « l’œuf et le placenta » organisent un monde
où les corps ne sont pas dans un rapport de lien causal (mère > fils) mais sont
dérivés d’une même substance, le « plasma germinatif » formant une lignée
341
« immortelle et continue ». Le mythe dogon est corrélé aux découvertes
biologiques d’un généticien, August Weismann (1834-1914), spécialiste de
342
l’œuf (les œufs d’oursin ) comme Dalcq, qui donne un rôle considérable au
germen et au germinal, au pré-individuel par opposition à l’individuation des
343
corps (soma) : « le récit dogon développe un weismannisme mythique »,
écrit Deleuze, pour qui rarement le mythe et la science auront dit à ce point la
même chose : à savoir la prévalence du plasma germinatif (germen) sur les
corps (soma) individués et parentalisés. À cette connexion entre mythe et
science correspond une opposition entre le mythe et le roman familial de la
psychanalyse : rien ne se joue, selon Deleuze, au niveau des corps (soma), ni
au niveau des rôles parentaux (père, mère, fils, sœur…). Les corps et les
positions familiales n’apparaissent qu’après coup, ils sont constitués par la
344
prohibition elle-même : ainsi, la « mère » et la « sœur » ne préexistent pas
345
à leur interdiction comme épouse . C’est l’interdit qui les constitue comme
telles.
Pris tel quel, cet énoncé ne semble pas contredire Lévi-Strauss ou Lacan.
Il est même à certains égards naïf d’en déduire que « l’inceste n’existe
346
pas ». Derrida, qui interroge ce phénomène de l’après-coup, en tire une
tout autre conclusion : la structure de l’événement y est telle « qu’on n’a ni à
347
y croire, ni à ne pas y croire ». Mais le scénario deleuzien est bien
différent. Avec lui, l’interdit n’est pas pris dans la dialectique de l’ordre
symbolique, celle par exemple de Lévi-Strauss où l’Intervention de l’interdit
avait une fonction fondatrice. Dans L’Anti-Œdipe, l’interdit ne fonde rien.
Avant l’interdit, l’inceste n’existe pas puisque les rôles familiaux ne sont pas
discernés nommément (« mère et sœur ne préexistent pas comme épouses »),
348
et après l’interdit, l’inceste devient impossible : nous passons de
l’indifférence à l’inceste à sa prohibition, et ce passage ne produit aucun
349
ordre symbolique qui est déclaré de ce fait « impossible ». Tout cela relève
pour Deleuze du pur sophisme qu’il appelle « le paralogisme de la
350
répression », mécanisme par lequel la Loi s’institue comme fondatrice de
tout ce qui est et de tout ce qui parle, alors qu’elle appartient à l’ordre de
l’histoire, où sa place, loin d’être souveraine, est récente.
Ce qui est en jeu, en réalité, c’est bien l’inceste freudien, impliquant le
familialisme. À cet inceste-là et à sa légende, il faut substituer un autre
inceste et une autre légende. Si l’interdit de l’inceste décrit par Freud est un
sophisme, c’est parce qu’en réalité il feint d’interdire ce qu’il interdit
(coucher avec son père ou sa mère). Ce que l’interdit de l’inceste tente de
refouler, c’est l’inceste primitif qui ne concerne ni les personnes ni la famille,
351
mais « la grande mémoire nocturne de la filiation germinale intensive ». En
l’interdisant, il substitue à la mémoire germinale une mémoire corporelle
(soma) productrice des individuations, filiations, personnalisations… Dans le
désir fondamental (intensif) d’inceste, nuls individus, nulles sœurs ou mères,
nuls frères ou pères, mais « le corps plein de la terre déterminé comme
352
germen ».
Autrement dit, il y a deux incestes, celui qui s’exerce dans ce que Deleuze
appelle un « régime intensif », qui est non personnel, et celui qui est
représenté « en extension », qui joue sur les personnes et les rôles
353
parentaux . Le seul inceste véritablement désiré c’est celui émanant du
« flux germinal intensif », produisant un désir qui fait face au « fond de la
terre intense » qui concerne le germen, l’influx impersonnel ou pré-
personnel, « flux germinal intense ». Il s’agit pour Deleuze de construire une
typologie nouvelle du désir où le mythe défait le psychologique du récit
moderne. Le « symbole », au sens ésotérique que nous avons défini
précédemment, l’archétype jungien, déploie alors, au travers du germen ou de
l’œuf, une pansexualité nourrie d’une vaste mythologie qui associe le mythe
dogon aux récits de D.H. Lawrence ou à ceux d’Artaud : « Jung a donc tout à
fait raison de dire que le complexe d’Œdipe signifie tout autre chose que soi,
354
et que la mère y est aussi bien la terre, l’inceste, une renaissance infinie . »
Deleuze va plus loin encore que Jung dans cette épopée archétypale par
une destruction radicale de ce qu’il reste de psychanalytique chez ce dernier,
par exemple le concept de complexe tel qu’il fonctionne encore chez lui, en y
355
substituant la catégorie d’implexe , ce qui est antérieur au complexe, et qui
est l’indéterminé, l’intouché : l’implexe germinal contre le complexe
somatique, l’œuf contre le corps. L’implexe est ce qui échappe à tout codage
comme « les flux non codés qui glissent sur le désert d’un corps sans
356
organes ». Nous sommes dans le grandiose roman deleuzien,
accomplissement de celui, déjà ouvert avec Sacher-Masoch, où le père et le
nom du père étaient exclus du jeu incestueux avec la Vénus phallique, de
celui de Logique du sens où un bon Œdipe, innocent et valeureux comme
357
Héraclès, s’employait à réparer le corps blessé de la mère , de celui de
358
L’Anti-Œdipe avec ses deux Œdipes , et de celui de Mille plateaux où
revient une dernière fois un Œdipe, lu à travers Hölderlin plutôt qu’avec
Freud, et suivi dans les lignes de fuite de son errance déterritorialisée, une
359
fois le crime accompli .
La réfutation de l’inceste, la déconstruction de ce mythe théorique, n’est
qu’une manière retorse de le rendre possible, souhaitable, et réel. Un inceste
sans mère, sans père, sans frère ni sœur, à la manière du Vendredi de Michel
Tournier, un inceste élémentaire, primaire, où Terre, soleil, vent et eau
combinent les processus moléculaires d’une jouissance où, dans une
mobilisation de tous les archétypes, le corps s’efface au profit du germen, au
profit de l’œuf, du placentaire, dans le prolongement de la lignée immortelle
et inengendrée de la vie.
Le mythe théorique de l’interdit de l’inceste, celui de Lacan et de Lévi-
Strauss, apparaît comme un mythe purement négatif, répétant les anciens
schémas dialectiques hégéliens de la négation, où le désir n’émerge que par
l’interdit, le manque… L’Anti-Œdipe vise à retourner le mythe de l’inceste en
positivité affirmative. Aux éléments de l’univers freudien, L’Anti-Œdipe
substitue les accessoires modernes et archaïques d’un univers sans codes où
s’achève la faillite du surcodage du monde de l’âge despotique. Cet univers
reste paradoxal puisque, bien qu’il abolisse le règne de la Loi, il maintient
pourtant dans ce chaosmos une figure de substitution, la « Fente matricielle »,
surplombant la longue citation d’un poème d’Alan Ginsberg, un Kaddish
pour la Mère : « O mère/adieu/avec un long soulier noir/adieu/avec le parti
communiste et un bas filé…/avec ton gros ventre affaissé/avec ta crainte
360
d’Hitler … »
Fente matricielle, ou encore « immaculée conception », invoquée par
Deleuze au travers d’Henry Miller dont l’écriture est comparée au curetage
de l’utérus, permettant une régénération de la vie, la production d’une
361
nouvelle terre, l’exaltation du désir comme « instinctif et sacré ». Étrange
invocation de la mère des mères, la Vierge Marie, déjà présente avec Sacher-
Masoch, Déesse-Mère qui crucifiait le fils pour le ressusciter à l’écart du
362
Père , invoquée également dans Logique du sens, avec Joë Bousquet,
l’écrivain châtré, et qui désignait un auto-engendrement par lequel on devient
« le fils de ses propres événements », grâce auquel on cherche à « renaître, se
363
refaire une naissance, rompre avec sa naissance de chair ». « Immaculée
364 365
conception », figure aussi d’un neutre , donnée comme le lieu du sens .
L’immaculée conception comme gardienne du sens n’est pas si loin de la
Vierge léonardienne de Barthes, gardienne du sourire. Labyrinthe conceptuel
fascinant conduisant à l’inceste où une désexualisation opère, où les places
sexuelles se troublent, où le genre vacille comme si, au fond, tout était noué à
cela : l’inceste. L’inceste : le paradigme des paradigmes de la sexuation.
Reste maintenant à comprendre ce qu’en fait Jacques Derrida, qui, lui aussi –
rappelons-nous Glas –, n’a pas manqué d’invoquer la Vierge Marie et,
mieux encore que Deleuze et Barthes, l’a réincarnée – cette Vierge mère – en
366
« cette bite » auprès de laquelle il dort : le fils comme phallus de la
367
Vierge .
1. Maurice Blanchot, « La recherche du point zéro » [septembre 1953], in Le Livre à venir [1959],
Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1971, p. 307, et « Où maintenant ? Qui maintenant ? »
[octobre 1953], in Ibid., p. 308-317. Les trois romans de Beckett ont été publiés entre 1951 et 1953
aux Éditions de Minuit.
2. Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Minuit, 1951, p. 7.
3. « Je pense que je pourrai me raconter quatre histoires, chacune sur un thème différent… »
(ibid., p. 10).
4. Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil, coll.
« Traces écrites », 2002, p. 40.
5. Le « ni d’un côté ni de l’autre » dont il est question (Beckett, Malone meurt, op. cit., p. 7).
6. Ibid., p. 10. Voir par exemple les « éjaculations » de la vieille femme (p. 46-47).
7. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux – t. II de Capitalisme et schizophrénie –, Paris,
Minuit, 1980, p. 213. Les textes de Deleuze autour de l’épuisement (« L’épuisé », 1992, « Le plus
grand film irlandais », 1986, in Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993) touchent
au cinéma et ne modifient rien.
8. C’est l’extraordinaire scène du coït entre Macmann et la gardienne : « On voyait alors
Macmann qui s’acharnait à faire rentrer son sexe dans celui de sa partenaire à la manière d’un
oreiller dans une taie, en le pliant en deux et en l’y fourrant avec ses doigts » (Beckett, Malone
meurt, op. cit., p. 143).
9. Barthes, Le Plaisir du texte, in Œuvres complètes [abrégé en OC pour la suite], t. IV : 1972-
1976, Paris, Seuil, 2002, p. 233.
10. Jacques Derrida, « Préjugés. Devant la loi », in La Faculté de juger. Actes du colloque de
Cerisy (1982), Paris, Minuit, 1985, p. 127.
11. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 174-179.
12. Jacques Lacan, Encore. Le Séminaire (1972-1973), livre XX, texte établi par Jacques-Alain
Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1975, p. 14.
13. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 175.
14. Maurice Blanchot, « La communauté des amants », in La Communauté inavouable, Paris,
Minuit, 1983.
15. Deleuze, dans Mille plateaux, fait par exemple du sujet masochiste, non un sujet à fantasme,
mais un sujet « à programme » (op. cit., p. 188).
16. Le terme sera bien sûr deleuzien mais il apparaît d’abord chez Barthes lorsque celui-ci tente
dès le début des années 1960 de penser les effets de la révolution structurale sur la notion de sujet
(« représentations moléculaires » du signe, dans « L’imagination du signe » [1962], in OC, t. II :
1962-1967, p. 464).
17. Barthes résume la dimension proprement « conceptuelle » de la structure dans La Préparation
du roman où s’associent tous les termes qu’on a cités (maquette, structure, dispositif, simulacre,
simulation…) (cours du 15 décembre 1979, Paris, Seuil, 2015, p. 397-404), et quand il parle des
petites annonces sexuelles de Libération, c’est en termes de « programme », de « dispositif de
programmation » que peut décrire la cybernétique (« Mes petites annonces » [1979], in OC, t. V :
1977-1980, p. 772). Sur cette question, voir aussi « Qu’est-ce qu’un dispositif ? » [1988], de Gilles
Deleuze, repris dans Deux régimes de fous. Textes et entretiens (1975-1995), Paris, Minuit, 2003.
18. Sur la question de l’allégorie, voir notre article « Shoah, image, nature, allégorie », Les Temps
o
modernes, n 696, novembre-décembre 2017.
19. Lacan, intervention à la suite de l’exposé de Michel Foucault « Qu’est-ce qu’un auteur ? »
[1969], repris dans Dits et écrits [abrégé en DE pour la suite], t. I : 1954-1975, Paris, Gallimard,
coll. « Quarto », 2001, p. 848.
20. Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, Paris, Seuil, 1966,
p. 271.
21. Ibid., p. 299.
22. Deleuze et Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 231.
23. Ibid., p. 232.
24. Barthes, Le Plaisir du texte [1973], in OC, t. IV, p. 260.
25. Pour Maurice Blanchot dans L’Entretien infini (Paris, Gallimard, 1969, p. 448-449) et pour
Gilles Deleuze dans Logique du sens (op. cit., p. 115-122).
26. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », in Écrits, op. cit., p. 159.
27. Barthes, Michelet [1954], in OC, t. I : 1942-1961, p. 418.
28. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 278.
29. Ibid., p. 277.
30. Ibid., p. 45.
31. « Le mot perversion convient au moins avec le système de provocations de ce nouveau type de
philosophes, s’il est vrai que la perversion implique un étrange art des surfaces » (Deleuze,
Logique du sens, op. cit., p. 158).
32. Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1967, p. 108-109.
33. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, in OC, t. IV, p. 604.
34. « La perversion est une structure de surface qui s’exprime à ce titre, sans s’effectuer
nécessairement dans des comportements criminels de nature subversive ; des crimes peuvent sans
doute en découler, mais par régression de la perversion à la subversion » (Deleuze, Logique du
sens, op. cit., p. 283).
35. Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, Paris, Minuit, 1949, p. 48.
e
36. Voir sur ce point notre Pourquoi le XX siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, Paris, Seuil, 2011,
p. 98 et sq., notamment la section « L’Autre sans autrui », p. 102-105.
37. Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, article
« Perversion ». Voir aussi Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 366.
38. Lacan, « L’agressivité en psychanalyse » [1948], in Écrits, op. cit., p. 124.
39. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe (t. I de Capitalisme et schizophrénie), Paris,
Minuit, 1972, p. 319.
40. Lacan, « L’agressivité en psychanalyse », in Écrits, op. cit., p. 124.
41. Deleuze, « Klossowski et le corps-langage » [1965], in Logique du sens, op. cit., p. 325-326.
Deleuze insiste sur ce point également dans son texte sur Michel Tournier (ibid., p. 371).
42. Le premier texte « pervers » de Deleuze est son premier article sur Sacher-Masoch paru dans
Arguments en janvier 1961, chez Barthes on le repère un peu plus tôt avec les premiers textes sur
Robbe-Grillet (par exemple « Littérature littérale » [1955], in OC, t. II, p. 325-331).
43. Voir David Lapoujade, « Le pervers et le schizophrène », in Deleuze, les mouvements
aberrants, Paris, Minuit, 2014.
44. On pense évidemment à la Psychopathia sexualis (1893) de Krafft-Ebing.
45. Barthes, Le Plaisir du texte, in OC, t. IV, p. 225.
46. La figure de « l’anarchiste couronné » repérée à partir du texte d’Artaud sur Héliogabale
apparaît dès Logique du sens jusqu’à Mille plateaux.
o
47. « Une conversation avec Gayle Rubin », Raisons politiques, n 46, 2012.
48. Gayle Rubin, « La menace cuir [“The Leather Menace”, 1981] », in Surveiller et jouir.
Anthropologie politique du sexe, Paris, Epel, 2010, p. 88-90. Gayle Rubin n’emploie jamais le
terme de « pédophiles » auquel elle préfère « les amateurs de garçons », « les homosexuels
amoureux des jeunes [man-boy love] ».
49. Jennifer Doyle, Jonathan Flatley et José Esteban Muñoz (dir.), Pop Out : Queer Warhol,
Durham, Duke University Press, 1996.
50. Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Éd. Amsterdam, 2016, p. 47-48 – traduction par
Maxime Cervulle d’Undoing Gender, New York, Routledge, 2004.
51. Deleuze et Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 134.
52. Ibid., p. 134.
53. Il y a dans le discours queer une grande tension entre d’un côté l’exaltation des minorités et de
l’autre la très grande méfiance à l’égard de l’élitisme. L’éthos sociologisant, inspiré lointainement
par Bourdieu, pousse donc à faire des minorités une sorte de microcosme jamais entièrement
séparé du macrocosme majoritaire, qu’on ne cesse de retrouver par exemple dans des productions
sociales très populaires où sont projetés des fantasmes minoritaires, par exemple Rambo (Sam
[Marie-Hélène] Bourcier, Queer Zones 3. Identités, cultures et politiques, Paris, Éd. Amsterdam,
2011, p. 271-276).
54. Le « corps sans organes » inspiré par la lecture d’Artaud, s’il prend une place considérable
avec les deux livres coécrits avec Félix Guattari, L’Anti-Œdipe (1972) et Mille plateaux (1980),
apparaît dès Logique du sens (1969).
55. Parmi mille exemples, cette page très célinienne où Malone se représente comme celui qui a
pourri le corps maternel et dont l’accouchement, toujours à venir, va procéder par « voie de
gangrène » (Beckett, Malone meurt, op. cit., p. 84).
56. Paru en 1968 au Seuil, Le Structuralisme en psychanalyse, par Moustafa Safouan, est l’une
des cinq parties du livre collectif Qu’est-ce que le structuralisme ? avec la préface générale de
François Wahl. Elles ont été publiées par la suite séparément dans la collection « Points ».
57. Verset issu du Lévitique XIX, 18.
58. Moustafa Safouan, Le Structuralisme en psychanalyse [1968], Paris, Seuil, coll. « Points »,
1973, p. 22.
59. Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté I [1949], Paris, Éd. de
l’EHESS, 2017.
60. Ibid., p. 37.
61. Ibid., p. 60.
62. Ibid., p. 73.
63. Jacques Lacan, Les Formations de l’inconscient. Le Séminaire (1957-1958), livre V, texte
établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1998, p. 284 et sq.
64. Voir sur ce point « Du traitement possible de la psychose », in Écrits, op. cit., p. 565.
65. Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre. Le Séminaire (1968-1969), livre XVI, texte établi par
Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 2006, p. 152.
66. Ibid.
67. Claude Lévi-Strauss et Didier Éribon (entretiens), De près et de loin, Paris, Odile Jacob, coll.
« Poches », 1991, p. 194.
68. Voir notamment Claude Lévi-Strauss, « La famille » [1956], repris dans Le Regard éloigné,
Paris, Plon, 1983. Dans De près et de loin, Lévi-Strauss va jusqu’à dire qu’on pourrait remplacer le
signe + par le signe – (les hommes par les femmes) sans que son « système » n’en soit altéré, et ne
justifie le modèle qu’il a proposé que parce qu’il « correspond à ce que disent les sociétés
humaines dans leur presque totalité » (op. cit., p. 148).
69. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, op. cit., p. 278.
70. Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse.
Le Séminaire (1954-1955), livre II, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll.
« Le Champ freudien », 1978, p. 302-305.
71. Gayle Rubin, « L’économie politique du sexe. Transactions sur les femmes et systèmes de
o
sexe/genre », Les Cahiers du CEDREF, n 7, 1998, § 39 – traduction de « The Traffic in Women :
Notes on the “Political Economy” of Sex », in Rayna R. Reiter (dir.), Toward an Anthropology of
Women, New York, Monthly Review Press, 1975, p. 176.
72. Ibid., § 55, et « The Traffic in Women », art. cit., p. 182.
73. Ibid., § 57-58, et « The Traffic in Women », art. cit., p. 183.
74. Jacques Lacan, Le Transfert. Le Séminaire (1960-1961), livre VIII, texte établi par Jacques-
Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1991, p. 380-381.
75. Lacan, Écrits, op. cit., p. 685.
76. Jacques Lacan, L’Angoisse. Le Séminaire (1962-1963), livre X, texte établi par Jacques-Alain
Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 2004, p. 311.
77. Ibid.
78. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 425.
79. « Ne nous y trompons pas. La thématique de cette très jolie histoire de Psyché n’est pas celle
du couple » (Lacan, Le Transfert, op. cit., p. 266).
80. Sur la « villa des Mystères », voir par exemple « La signification du phallus » (in Écrits, op.
cit., p. 692) ou Les Formations de l’inconscient (op. cit., p. 346-349).
81. Lacan, Le Transfert, op. cit., p. 279.
82. Safouan, Le Structuralisme en psychanalyse, op. cit., p. 22.
83. Ibid., p. 48.
84. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 9.
85. Barthes, S/Z, in OC, t. III : 1968-1971, p. 656.
86. Le livre de Deleuze paraît en 1967 (achevé d’imprimer de février), le séminaire de Barthes sur
Sarrasine commence la même année ; voir « Sarrasine » de Balzac. Séminaires à l’École pratique
des hautes études (1967-1968 et 1968-1969), Paris, Seuil, coll. « Traces écrites », 2011. Le livre
S/Z qui en est tiré paraîtra en 1970.
87. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 30.
88. Ibid., p. 109.
89. Ibid., p. 81-82.
90. Ibid., p. 81-82.
91. Ibid., p. 54 et 82-83.
92. Ibid., p. 87.
93. Ibid., p. 47-50. Plus tard, dans Mille plateaux, Deleuze aura recours aux Amazones pour
postuler cette démasculinisation du monde archaïque (op. cit., p. 340-341).
e
94. Ibid., p. 71-73. Sur cette question, voir plus précisément notre Pourquoi le XX siècle a-t-il pris
Sade au sérieux ?, op. cit., p. 291-296.
95. Ibid., p. 78.
96. Dans le chapitre « Comment se faire un corps sans organes ? », le « corps masochiste » est
donné comme « une affaire de CsO » (Deleuze et Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 186-187), et
le chapitre, où il est omniprésent, se termine avec le corps masochiste (p. 204).
97. Voir par exemple ce moment où la formule lacanienne de la castration comme accès au désir
est renvoyée à la mauvaise conscience et à une pensée « perverse » du ressentiment (Deleuze et
Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 351-352). Voir aussi le passage où les auteurs s’en prennent
directement à Moustafa Safouan et associent la critique de la castration à celle de la structure
(ibid., p. 365-366).
98. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 236-244.
99. Ibid., p. 237.
100. Ibid. Deleuze rattache le CsO à la « boule protoplasmique » que Freud évoque au chapitre IV
d’« Au-delà du principe de plaisir ». Au sein du système Perception-Conscience (PC), la
conscience naît là où la trace mnésique s’arrête (p. 31), et « la boule indifférenciée de substance
irritable », la « boule protoplasmique », saturée d’excitations, devient le lieu de stabilité d’où naît
la conscience (Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Paris,
Payot, coll. « PBP », 1981, p. 31-32).
101. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 191.
102. Ibid., p. 352. « Une trans-sexualité microscopique, qui fait que la femme contient autant
d’hommes que l’homme, et l’homme de femmes, capables d’entrer les uns avec les autres, les unes
avec les autres, dans des rapports de production de désir qui bouleversent l’ordre statistique des
sexes » (ibid.).
103. Ibid., p. 351.
104. Deleuze et Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 338.
105. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 352.
106. Ibid.
107. Deleuze et Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 341.
108. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 23.
109. Voir Deleuze, « Michel Tournier et le monde sans autrui », in Logique du sens, op. cit.
110. Barthes, S/Z, in OC, t. III, p. 299.
111. Lacan, Le Transfert, op. cit., p. 279. Lacan parle aussi du signe de l’absence (p. 272).
112. Lacan, Écrits, op. cit., p. 266-267.
113. Pascal Quignard, « Petit traité sur Méduse », in Le Nom sur le bout de la langue, Paris,
Gallimard, coll. « Folio », 1995.
114. Sigmund Freud, « La tête de Méduse » [1922], in Résultats, idées, problèmes, t. II : 1921-
1938, Paris, PUF, 1985, p. 49-50. Voir aussi Jean Clair, Méduse, Paris, Gallimard, 1989.
115. Barthes, S/Z, in OC, t. III, p. 292.
116. Ibid., p. 176-177.
117. Ibid. et voir aussi p. 292-293. Girodet (1767-1824) a suivi à peu près le même itinéraire que
le héros de Balzac et a séjourné à Rome comme ce dernier.
e
118. Bulloz était une agence de photographie d’art fondée au XIX siècle et située au 21 rue
Bonaparte, aujourd’hui disparue.
119. Les citations que nous faisons ici apparaissent toutes p. 177 en conclusion du fragment XXIX.
« Nous avons le droit d’arriver chez Bulloz, rue Bonaparte, et de demander que l’on nous ouvre le
carton (probablement celui des “sujets mythologiques”) où nous découvrirons la photographie du
castrat » (Barthes, S/Z, in OC, t. III, p. 177).
120. Lacan, Le Transfert, op. cit., p. 262-263.
121. Barthes, S/Z, in OC, t. III, p. 177.
122. Ibid., p. 299.
123. Ibid., p. 291-293.
124. La Zambinella est le seul nom donné par Balzac pour le personnage qui a été tour à tour diva
d’opéra puis ce vieillard étrange qui règne sur la famille.
125. Barthes, S/Z, in OC, t. III, p. 299.
126. Lévi-Strauss s’est contenté, à propos de S/Z, d’en écrire un méchant pastiche de potache qui
se serait mieux appliqué aux excès logico-formels de ses propres œuvres, par exemple aux
Mythologiques. Le texte est reproduit dans Claude Lévi-Strauss. Textes de et sur Claude Lévi-
Strauss, réunis par Raymond Bellour et Catherine Clément, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1979.
127. Barthes, S/Z, in OC, t. III, p. 149.
128. Ibid.
129. Même s’il arrive à Deleuze de reculer parfois devant l’hypothèse matriarcale du fait peut-être
de la vision trop archétypale du féminin qu’elle véhicule (Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe,
op. cit., p. 194).
130. Au travers du père, de la mère, du fils, de la fille et de l’oncle, Barthes retrouve aisément les
quatre éléments (Barthes, S/Z, in OC, t. III, p. 147-148).
131. Ibid., p. 210-212.
132. Ibid., p. 178.
133. Barthes insiste à partir de Stendhal sur cette affinité des femmes et des castrats (ibid., p. 209).
134. Barthes, « Sarrasine » de Balzac. Séminaires 1967-1968 et 1968-1969, op. cit., p. 183-184.
135. Barthes, S/Z, in OC, t. III, p. 183.
136. Barthes, « Sarrasine » de Balzac, op. cit., p. 419.
137. « Le champ symbolique n’est pas celui des sexes biologiques ; c’est celui de la castration »
(Barthes, S/Z, in OC, t. III, p. 148).
138. Ibid., p. 177.
139. Ibid., p. 285.
140. Voir sur ce point le fragment LXXXIII, « La pandémie », p. 285-286.
141. Ibid., p. 299.
142. Ibid., p. 300.
143. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. I, Paris, Librairie générale
française, coll. « Le Livre de poche », 2001, p. 493.
144. La première représentation eut lieu le 20 décembre 1770 à Milan avec un castrat, Giuseppe
Cicognani, pour ce rôle.
145. Barthes, « Le chant romantique » [1977], in OC, t. V, p. 304.
146. Lors de la première représentation, Ruggiero fut chanté par un castrat et Oberto par un
contre-ténor.
147. Ainsi, c’est la mezzo-soprano Isabella Young qui chanta le rôle d’Hercule dans The Choice
of Hercules de Haendel (première représentation le 28 juin 1750).
148. Voir sur ce point le commentaire de Foucault sur la lecture baudelairienne de l’habit noir
dans « Qu’est-ce que les Lumières » [1984], in DE, t. II : 1976-1988, p. 1388-1389.
149. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, in OC, t. IV, p. 603. La photo date de 1919.
150. Lacan, Encore, op. cit., p. 14.
151. Safouan, Le Structuralisme en psychanalyse, op. cit., p. 22.
152. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, op. cit., p. 263.
153. Le sexe masculin est pris dans le destin d’une détumescence prématurée parce qu’il n’est pas,
comme celui de l’insecte – blatte, cafard –, un dard pourvu d’un crochet ou une griffe qui en fait
un objet « ni tumescent, ni détumescible » (Lacan, L’Angoisse, op. cit., p. 196) ; le sexe féminin,
lui, ne peut connaître la jouissance car son point anatomique renvoie à un « point archaïque de
l’évolution », antérieur au cloisonnement du « cloaque » – lieu d’intersection et de porosité du
génital et de l’excrémentiel : « C’est parce que l’homme ne portera jamais jusque-là la pointe de
son désir que l’on peut dire que la jouissance de l’homme et celle de la femme ne se conjoignent
pas organiquement » (ibid., p. 307). Cette hypothèse apparaît déjà mais de manière plus discrète
quand Lacan note « l’absence d’une organisation nerveuse directement faite pour provoquer la
volupté dans le vagin » (Les Formations de l’inconscient, op. cit., p. 299).
154. Lacan, L’Angoisse, op. cit., p. 222-223 et 308.
155. Lacan, Encore, op. cit., p. 46.
156. On a déjà vu précédemment comment le complexe de castration est protecteur aussi parce
qu’il donne l’illusion à l’homme qu’il y a quelque chose à castrer (Lacan, L’Angoisse, op. cit.,
p. 311). La castration est une carence positive qui masque une carence beaucoup plus
fondamentale (ibid., p. 300).
157. Lacan, « Le phallus évanescent », in L’Angoisse, op. cit., p. 297-308.
158. Lacan, Les Formations de l’inconscient, op. cit., p. 311.
159. Lacan, L’Angoisse, op. cit., p. 222-223. La séance du séminaire où Lacan formule ce propos
est du 20 mars 1963.
160. Deleuze, dans son texte le plus synthétique sur la perversion à propos du Robinson de Michel
Tournier, définit le pervers comme celui à qui manque « la structure d’Autrui » (Logique du sens,
op. cit., p. 371), et il ajoute : « l’altruicide n’est pas commis par le comportement pervers, il est
supposé dans la structure perverse » (ibid., p. 372).
161. Antoine Arnauld et Claude Lancelot, Grammaire de Port-Royal (1660), chapitre XVIII. En
commentant son texte fameux, « Écrire, verbe intransitif », Barthes explique : « Écrire est un verbe
intransitif […] parce qu’écrire est une perversion. La perversion est intransitive » (« Où / ou va la
littérature ? », in OC, t. IV, p. 559).
162. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, in OC, t. IV, p. 643.
163. Barthes, S/Z, in OC, t. III, p. 177.
164. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 28.
165. Ibid.
166. Ibid.
167. Cette thématique de la dénégation est centrale dans S/Z, puisque toute une « logique du
sens » permet à Sarrasine de ne pas vouloir savoir que la Zambinella est un castrat (Barthes, S/Z,
in OC, t. III, p. 258 ou p. 274. Voir aussi Le Neutre, op. cit., p. 74-75).
168. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 62.
169. Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du
« sexe », Paris, Éd. Amsterdam, 2009, p. 240-241 – traduction par Charlotte Nordmann de Bodies
That Matter : On the Discursive Limits of « Sex », New York, Routledge, 1993, p. 238.
170. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 241, et Bodies That Matter, op. cit., p. 238. Mais
déjà en conclusion de son analyse de Paris Is Burning, elle voyait dans la logique de fétichisation
« exotique » des travestis (exotic fetish) par les spectateurs du film une impasse aboutissant à
« la valorisation des idéaux de genre hétérosexuels [heterosexual gender ideals] » (Ces corps qui
comptent, op. cit., p. 144, et Bodies That Matter, op. cit., p. 137).
171. Sam (M.-H.) Bourcier, Queer Zones 3. Identités, cultures et politiques, Paris,
Éd. Amsterdam, 2011, p. 255.
172. Ibid., p. 256.
173. Gayle Rubin (dialogue avec Judith Butler), « Sexual Traffic », Differences : A Journal of
Feminist Cultural Studies, 1994, p. 93. Elle taquine aussi Deleuze en disant : « He seems familiar
with female dominance, particulary by professional Mistresses » (ibid., p. 94).
174. « Cette théorie [celle de Barthes] a l’avantage de démultiplier l’image simpliste de Freud qui
voudrait nous faire croire à l’arrêté de l’image fétichiste fondatrice (le petit garçon qui pile sur un
endroit du corps en dessous de la ceinture, de manière à nier ce qu’il vient de voir, la
femme / la mère sans pénis). Mais Barthes prend plaisir à narguer la structure du Nom du Père en
stoppant et en intellectualisant tout » (Bourcier, Queer Zones 3, op. cit., p. 257-258).
175. Ibid., p. 258.
176. Ibid.
177. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, in OC, t. IV, p. 643.
178. Deleuze et Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 204.
179. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 104.
180. « Au-delà d’Éros, Thanatos. Au-delà du fond, le sans-fond » (ibid., p. 99).
181. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 96-105. « Nous avions supposé
notamment dans la vie psychique (dans le Moi ou dans le Ça, peu importe) une énergie susceptible
de déplacement et qui, indifférente par elle-même, peut s’ajouter à une tendance érotique ou
destructive qualitativement différenciée et en augmenter la charge énergétique totale » (Freud,
« Le Moi et le Ça », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 215).
182. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 389.
183. Ibid., p. 393.
184. Ibid. David Lapoujade écrit : « Comme l’instinct de mort dans Différence et répétition, le
corps sans organes est un agent de déliaison » (Deleuze, les mouvements aberrants, op. cit.,
p. 143).
185. « L’expérience de la mort est la chose la plus ordinaire de l’inconscient, précisément parce
qu’elle se fait dans la vie et pour la vie, dans tout passage ou tout devenir, dans toute intensité
comme passage et devenir » (Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 394). La différence
avec Présentation de Sacher-Masoch, c’est que, dans L’Anti-Œdipe, Deleuze fait de Freud un
dualiste (p. 396), alors qu’en 1967 il parlait de ses « textes de génie » parce qu’il y a « synthèse »
(p. 99), se référant notamment à Au-delà du principe de plaisir.
186. L’intensité zéro est définie comme ce qui est investi par chaque intensité dont l’afflux « est
nécessaire pour seulement signifier l’absence d’intensité » (Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe,
op. cit., p. 394). L’expression « degré zéro » apparaît p. 395.
187. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 352.
188. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 393-394.
189. Avec les « horribles travailleurs » (ibid., p. 396), ou le « Je suis une bête, un nègre » (p. 407).
190. Ibid., p. 401.
191. Ibid., p. 404.
192. Ibid., p. 395. Deleuze fait référence au thème de « la double mort » présent dans L’Espace
littéraire (1955). La citation de Blanchot (« on meurt, on ne cesse pas et on n’en finit pas de
mourir ») apparaît ainsi dans Différence et répétition (op. cit., p. 149) et dans L’Anti-Œdipe
(op. cit., p. 395), comme celle sur Céline dans Logique du sens (op. cit., p. 389) et dans L’Anti-
Œdipe (op. cit., p. 400), toutes tirées de la même vieille édition du livre de Blanchot.
193. Ibid., p. 395. Chez Deleuze comme chez Blanchot, le On a ce privilège de vivre la mort, par
opposition au Je qui, lui, meurt effectivement et en est donc privé.
194. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 395. « Il faut que l’expérience de la mort nous
ait donné précisément assez d’expérience élargie, pour vivre et savoir que les machines désirantes
ne meurent pas. Et que le sujet comme pièce adjacente est toujours un “on” qui mène l’expérience,
non pas un Je qui reçoit le modèle. »
195. « Toujours aller du modèle à l’expérience, et repartir, revenir du modèle à l’expérience, c’est
cela schizophréniser la mort, l’exercice des machines désirantes (leur secret, bien compris des
auteurs terrifiants) » (ibid.) Sur cette question, nous partageons l’analyse d’Alain Badiou dans
Deleuze, « la clameur de l’être », Paris, Pluriel, 2013, p. 23-24.
196. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 258-259.
197. Ibid., p. 395.
198. Ibid., p. 393.
199. Deleuze, « Sur Le Misogyne » [1976], in Deux régimes de fous, op. cit., p. 69-70. Voir aussi
ce qu’écrit Deleuze sur le suicide dans Différence et répétition, op. cit., p. 333.
200. Deleuze, « Michel Tournier et le monde sans autrui », in Logique du sens, op. cit., p. 369.
201. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 397.
202. Ibid., p. 398.
203. Ibid., p. 397.
204. Dans Présentation de Sacher-Masoch, Deleuze oppose « instinct » à « pulsion » car, avec
« instinct », la mort est là à l’état pur, alors que, dans le champ de la pulsion de mort, celle-ci est
mêlée aux pulsions de vie (op. cit., p. 27-28). Voir aussi, dans Logique du sens, ce passage de
« Zola et la fêlure » (1967) où Lantier, dans L’Assommoir, se trouve porteur du « pur instinct de
mort » (op. cit., p. 381), et cela dans une lecture très machinique dudit instinct ; mais, dans ce
texte, Deleuze n’oppose plus « pulsions » à « instinct » mais « instincts » au pluriel à « Instinct »
au singulier (p. 378-379 et 384). Voir enfin Différence et répétition sur l’instinct de mort (op. cit.,
p. 140-153).
205. Badiou, Deleuze, « la clameur de l’être », op. cit., p. 23-24.
206. Quentin Meillassoux, « Subtraction and Contraction : Deleuze, Immanence, and Matter and
Memory », Collapse, vol. 3, 2007, p. 103-107.
207. Foucault, « Theatrum philosophicum » [1970], in DE, t. I : 1954-1975, p. 950.
e
208. Deleuze, Logique du sens, 31 série, « De la pensée », p. 254-255. Schéma déjà présent dans
Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 108-109. Ce processus prend une dimension épique
avec la merveilleuse ré-écriture du mythe d’Œdipe par Deleuze (Logique du sens, op. cit., p. 236-
243).
209. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 175.
210. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 191 et 355.
211. Ibid., p. 191.
212. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 258-259.
213. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 454.
214. Ibid., p. 34 note 23.
215. Ibid., p. 432. L’Anti-Œdipe ainsi ne cesse de faire l’éloge de Lacan et fait peser sur son
« école » tous les défauts que par ailleurs le livre ne cesse d’incriminer (par exemple p. 34, 46, 49,
61, 99, 125, 202, 257, 367, 370, 375, 392, 435, 446).
216. Une référence très vague à « Séminaire, 1970 » lui fait dire : « J’ai parlé de la métaphore
paternelle, je n’ai jamais parlé d’Œdipe » (ibid., p. 62 note 1). Mais partout ailleurs Lacan parle de
l’Œdipe de manière tout à fait naturelle (par exemple Les Psychoses, où il est question de la
« traversée de l’Œdipe », p. 200).
217. Ainsi Lacan parle du caractère inutilisable du mythe d’Œdipe parce qu’il dissimule que le
père est castré, vérité qui revient au discours de l’hystérique que Freud aurait donc dû mieux
écouter (L’Envers de la psychanalyse. Le Séminaire 1969-1970, livre XVII, texte établi par
Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1991, p. 112-115).
218. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 256-257 ; voir aussi ibid., p. 319, où réapparaît
l’Œdipe despote en opposition à l’Œdipe moderne.
219. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 236-237.
220. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 368. Les guillemets de Deleuze sont trompeurs
car Lacan ne parle pas de l’inorganisation réelle du « désir » mais fait référence au Ça comme
« inorganisé » (Lacan, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » [1960], in Écrits, op. cit.,
p. 657).
221. Lacan, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » [1960], in Écrits, op. cit., p. 682.
222. Ibid.
223. Ibid.
224. Ibid.
225. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 134-136.
226. Deleuze et Guattari se réfèrent aux pages 657-659 du texte de Lacan sur Daniel Lagache dans
les Écrits (L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 369 note 28).
227. Barthes, L’Empire des signes, in OC, t. III, p. 422-423.
228. Ibid., p. 421.
229. Barthes, « Masculin, féminin, neutre » [1970], in OC, t. V, p. 1035. Voir aussi Barthes, «
Sarrasine » de Balzac, op. cit., p. 286-287.
230. Antoine Meillet (1866-1936) ne peut évidemment pas être qualifié de structuraliste du fait de
ses divergences avec Saussure, mais Brøndal lui rend hommage dans une perspective structurale.
Ce dernier reprend d’ailleurs l’assimilation du neutre et de l’inanimé dans le chapitre XI
(« Le concept de personne en grammaire ») de son livre (Essais de linguistique générale,
Copenhague, Munksgaard, 1943). Pourtant, il considère dans ce chapitre que les langues à
paradigme de genre (masculin/féminin) témoignent d’une opposition de civilisation avec celles qui
opposent l’animé à l’inanimé qualifiées par lui de « vitalistes », et donc qu’il n’y a pas cette
continuité que Barthes extrapole à partir de Meillet.
231. Barthes, « Masculin, féminin, neutre », in OC, t. V, p. 1035.
232. Ibid.
233. Barthes, Le Neutre, op. cit., p. 235-236. Le système des déclinaisons fait que, dans des cas
très fréquents, la terminaison des mots neutres peut s’assimiler à celle des mots masculins à
l’accusatif, c’est-à-dire en position d’objet.
234. Voir par exemple Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p. 58-
59 ; Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, in OC, t. IV, p. 718 ; quant à Derrida, l’hostilité
de Bataille à l’égard de Genet lui paraît difficilement supportable (Jacques Derrida, Glas, Paris,
Galilée, 1974, p. 37 et 242-248). Et même Blanchot, malgré son amitié envers Bataille, ne peut
cacher sa gêne face à Madame Edwarda (Maurice Blanchot, « Le récit et le scandale » [1956],
dans Le Livre à venir [1959]), et surtout prend des distances avec son ami dans La Communauté
inavouable (op. cit.).
235. Freud, « Le Moi et le Ça », in Essais de psychanalyse [1923], op. cit., p. 211.
236. Barthes, « Masculin, féminin, neutre », in OC, t. V, p. 1035.
237. Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, in OC, t. V, p. 882.
238. Ibid.
239. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 29.
240. Barthes, in OC, t. IV, p. 874-875. Grande différence pourtant entre Barthes et Deleuze : alors
que le premier insiste sur la dimension hallucinatoire du fétiche, Deleuze, lui, insiste sur l’unique
processus de dénégation comme pour conserver la dimension strictement spéculative du processus
(Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 284-285).
241. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 226-227.
242. Là encore Barthes et Deleuze se rejoignent dans cette double figure du bègue et du gaucher :
pour Deleuze, voir par exemple Lewis Carroll (in Logique du sens, op. cit., p. 19), et chez Barthes
son autoportrait en gaucher dans le Roland Barthes par Roland Barthes (in OC, t. IV, p. 622) et,
sur le bafouillage dans son lien au Neutre, voir Le Neutre (op. cit., p. 255).
243. « Une seconde naissance aussi indépendante du père que de la mère utérine, bref une
parthénogenèse » (Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 82). À partir de là, le mot
revient très fréquemment.
244. Albert Dalcq (1893-1973) est un biologiste et épistémologue belge dont le livre L’Œuf et son
dynamisme organisateur paraît chez Albin Michel pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1941,
et qui revient avec fréquence dans l’œuvre de Deleuze, par exemple, outre Différence et répétition,
dans L’Anti-Œdipe et dans Mille plateaux. Peut-être a-t-il pu le découvrir par son article
« Structure germinale et morphogenèse animale » paru très curieusement dans le numéro de la
os
Revue internationale de philosophie (Belgique) sur « La notion de structure » (vol. 19, n 73-74)
en 1965.
245. Par exemple L’Origine et l’évolution de la vie d’Osborn, qui date de 1917 ; Les Colonies
animales et la formation des organismes d’Edmond Perrier, qui date de 1881 ; Membres et
ceintures des vertébrés tétrapodes, de 1924, etc. Il y a aussi des références plus canoniques comme
celles à Geoffroy Saint-Hilaire, Darwin, ou François Meyer.
246. Tout le matérialisme d’Althusser s’oppose de manière frontale à la « dialectique de la
nature » qui a alimenté le positivisme de type stalinien, même s’il sauve Engels en déplaçant la
question d’une dialectique dans la nature vers une dialectique dans l’épistémologie (voir par
exemple Louis Althusser, « La querelle de l’humanisme » [1967], in Écrits philosophiques et
politiques, t. II, Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche », 2001, p. 523-524).
247. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 279-282.
248. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 259 note 3. Concernant Edmond Perrier (1844-1921),
Deleuze semble se référer à une publication de vulgarisation scientifique pédagogique intitulée
Scientia.
249. Voir par exemple ce moment où Deleuze identifie le comportement sexuel de l’homme et de
la femme au dynamisme des éléments cellulaires (Deleuze, Différence et répétition, op. cit.,
p. 283-284).
250. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 167, « Les Stoïciens comparaient la philosophie à un
œuf : “La coquille, c’est la logique, le blanc, c’est la morale, et le jaune tout à fait au centre, c’est
la physique” ».
251. Reprenant une nouvelle fois son antienne, « Le monde est un œuf », Deleuze ajoute :
« Et l’œuf nous donne, en effet, le modèle de l’ordre des raisons : différenciation-individuation-
dramatisation-différenciation » (Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 323, je souligne).
252. C’est ce que lui reproche par exemple l’épistémologue Noël Mouloud dans leur débat autour
de « La méthode de dramatisation » devant la Société française de philosophie en 1967, in L’Île
déserte et autres textes. Textes et entretiens (1953-1974), Paris, Minuit, 2002, p. 146-147 (voir
aussi p. 134-135).
253. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 279. Cette formule apparaît déjà dans son
exposé « La méthode de dramatisation » (1967), voir L’Île déserte et autres textes, op. cit., p. 134.
254. Le terme de « chaosmos » apparaît par exemple dans Différence et répétition où le monde
géologique dans sa naissance et sa génétique propre désigne un monde cruel associé à Artaud
(ibid., p. 282) ; il a été forgé par Joyce et il apparaît dans Finnegans Wake : « Chaque personne,
lieu, et chose appartenant au Tout de ce Chaosmos […] se meut et change à chaque instant du
temps » (James Joyce, Finnegans Wake, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997, p. 187).
255. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 277.
256. « Les biologistes nous apprennent que le développement du corps procède en cascade : un
bourgeon de membre est déterminé comme patte avant de l’être comme patte droite, etc. »
(Deleuze, « Klossowski ou les corps-langage », in Logique du sens, op. cit., p. 325).
257. L’expression « Œuf tantrique » apparaît en effet après une assimilation du CsO comme « œuf
plein » décrit à partir des travaux d’Albert Dalcq sur les mouvements cinétiques des « organes »
dans l’œuf fonctionnant comme des « intensités pures », « variations allotropiques réglées au
dixième de seconde » (Deleuze et Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 190).
258. Leo Strauss (1899-1973), La Persécution et l’art d’écrire [1952], Paris, Éd. de l’Éclat, 2003.
259. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 249.
260. Ibid., p. 272. Sur le « mot ésotérique », voir p. 268-272.
261. « Klossowski ou les corps-langage », in Ibid., p. 325.
262. Johann Malfatti di Montereggio (1775-1859), médecin austro-italien dont l’œuvre
scientifique et philosophique résume assez bien le grand délire théosophique qui présida au
e
premier XIX siècle.
263. Johann Malfatti di Montereggio, Études sur la mathèse ou Anarchie et hiérarchie de la
science, Paris, Éd. du Griffon d’or, 1946, p. III.
264. Ibid., p. 66-82. Dans la préface de Deleuze, cela s’inscrit dans l’idée partagée avec Malfatti
d’une continuité entre le « génésétique » et le « prégénésétique » où l’humanité poursuit sa propre
immortalité cherchant « l’accomplissement de l’ellipse dans le cercle » (Gilles Deleuze,
« Mathèse, science et philosophie » [1946], in Lettres et autres textes, Paris, Minuit, 2015, p. 297).
265. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 75. Voir aussi Deleuze, « Un précurseur
méconnu de Heidegger, Alfred Jarry », in Critique et clinique, op. cit.
266. Deleuze, « Mathèse, science et philosophie », in Lettres et autres textes, op. cit., p. 290.
267. Voir notamment « De Sacher-Masoch au masochisme » [1961], in Lettres et autres textes
(op. cit., p. 179-181 et la note 16), Différence et répétition (op. cit., p. 140-143), Mille plateaux
(op. cit., p. 38-46), L’Anti-Œdipe (op. cit., p. 67-68), etc.
268. Deleuze, « Nietzsche et saint Paul, Lawrence et Jean de Patmos », in Critique et clinique,
op. cit., p. 60.
269. Ibid. C’est Deleuze qui souligne.
270. Ibid.
271. Ibid., p. 64-65.
272. Deleuze, « Mathèse, science et philosophie », in Lettres et autres textes, op. cit., p. 293-297.
273. Ibid., p. 297.
274. Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ? [1991], Paris, Minuit, 2005, p. 49-50.
275. Deleuze et Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 190. La majuscule est de Deleuze.
276. Deleuze, « Nietzsche et saint Paul, Lawrence et Jean de Patmos », in Critique et clinique,
op. cit., p. 68.
277. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 347.
278. Deleuze, « Nietzsche et saint Paul, Lawrence et Jean de Patmos », in Critique et clinique,
op. cit., p. 68-69.
279. Deleuze, « Michel Tournier et le monde sans autrui », in Logique du sens, op. cit., p. 363-
364.
280. Dalcq, « Structure germinale et morphogenèse animale » [1965], art. cit., p. 344-346 ; voir
aussi p. 357 cette « hypothèse audacieuse » autour du cortex de l’œuf comme doué d’autonomie et
« notamment capable d’auto-reproduction », capacité vue comme « fondamentalement
énigmatique » (ibid.). Voir enfin p. 359-360.
281. Sur l’immaculée conception, voir Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 175 et aussi p. 149, et
dans L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 355.
282. Deleuze, « De Sacher-Masoch au masochisme » [1961], in Lettres et autres textes, op. cit.,
p. 177.
283. Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éd. de la Différence, 1984,
vol. 1, p. 33. Le vocabulaire scientiste de Dalcq est là avec ses axes, vecteurs, gradients,
mouvements cinématiques, etc.
284. Paul Sollier (1861-1933), Les Phénomènes d’autoscopie, Paris, Alcan, 1903. Sollier soigna
Proust en 1905 de son état neurasthénique consécutif à la mort de sa mère.
285. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p. 36-37.
286. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 181-187.
287. Ibid., p. 331-335.
288. Ibid., p. 181.
289. Ibid., p. 322-325.
290. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 277-282.
291. Deleuze et Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 190 et 185.
292. Ibid., p. 190.
293. Ibid., p. 185-204.
294. L’idée que la sexualité introduit l’équivoque, et même l’équivoque suprême, apparaît en
conclusion de Logique du sens (op. cit., p. 288).
295. Deleuze et Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 202.
296. Ibid., p. 202-204.
297. Ibid., p. 202.
298. Ibid., p. 342 et sq.
299. Lacan, séminaire « L’identification » (1961-1962), livre IX (inédit), séance du 2 mai 1962.
300. Lacan, Le Transfert, op. cit., p. 114.
301. Ibid.
302. Ibid., p. 114-116.
303. Lacan, L’Angoisse, op. cit., p. 327. Sur l’œuf et l’embryon, voir aussi ibid., p. 143-144.
e
304. Voir notre Pourquoi le XX siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, op. cit., p. 224-230.
305. Par exemple le hiéroglyphe S/Z qui symbolise la castration mais qui correspond également
aux deux consonnes fondamentales du nom propre de celui qui fut, après la mort du père, le
compagnon de sa mère, Salzedo (voir notre introduction au tome III des Œuvres complètes de
Barthes, op. cit., p. 15).
306. Barthes, « Erté ou À la lettre », in OC, t. III, p. 926-931.
307. Ibid., p. 923-925.
308. Ibid., p. 925-926.
309. Ibid., p. 926-927.
310. Ibid., p. 939.
311. Ibid.
312. Ibid., p. 933-934.
313. Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci [1910], Paris, Éd. Points, coll.
« Points Essais », 2011, p. 110.
314. Barthes, Le Neutre, op. cit., p. 242.
315. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, in OC, t. V, p. 278.
316. Léonard de Vinci, La Vierge à l’Enfant avec sainte Anne (1503-1519), tableau présent au
Louvre.
317. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, op. cit., p. 69-84.
318. Barthes, Le Neutre, op. cit., p. 243, et Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci,
op. cit., p. 77-78 et 95.
319. Lacan, Le Transfert, op. cit., p. 114-116.
320. Barthes, Le Neutre, op. cit., p. 239.
321. Ibid., p. 240.
322. « L’abandon de toute activité grossièrement sensuelle sera le résultat le plus évident de cette
mutation ; Léonard pourra vivre dans l’abstinence et donner l’impression d’un être asexuel »
(Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, op. cit., p. 144) – « Leonardo wird abstinent
leben können und den Eindruck eines asexuellen Menschen machen » (Freud, Eine
Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci, Inktank Publishing, 2020, p. 64). Freud écrit
également : « Léonard fut un exemple de froideur et d’abstinence sexuelle que l’on n’aurait pas
attendu du peintre de la beauté féminine » (p. 49).
323. Ibid., p. 145, « allgemeinem Wissensdrang sublimieren » (p. 65).
324. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 283.
325. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, op. cit., p. 110-111. Cité en français par
Freud et extrait du livre de Müntz sur Léonard de Vinci.
326. Ibid., p. 119-122.
327. Barthes, L’Empire des signes, in OC, t. III, p. 438.
328. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, op. cit., p. 110.
329. À propos de Brecht, Barthes définit le Numen comme le « geste suspendu, éternisé
virtuellement dans le moment le plus fragile et le plus intense de sa signification » (« Préface à
Brecht », in OC, t. I, p. 1076).
330. Barthes, Le Neutre, op. cit., p. 244.
331. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., vol. 1, p. 36.
332. Ibid.
333. Barthes, Le Neutre, op. cit., p. 60.
334. Roland Barthes, Le Discours amoureux. Séminaire à l’École pratique des hautes études
(1974-1976), suivi de Fragments d’un discours amoureux (pages inédites), Paris, Seuil, coll.
« Traces écrites », 2007, p. 564.
335. Lacan, L’Angoisse, op. cit., p. 278-279.
336. Voir la fin du chapitre III de notre deuxième partie.
337. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, op. cit., p. 123 et 75-77.
338. Roland Barthes, La Préparation du roman. Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-
1980), Paris, Éd. Points, coll. « Points Essais », 2019, p. 667.
339. Barthes, La Chambre claire, in OC, t. V, p. 823. On ne sait si la « négresse aux souliers à
brides » est sœur ou fille de l’autre, et ces souliers à brides renvoient un peu plus tard à un fétiche
familial, le collier de la sœur du père, vieille fille qui induit même du côté du père une généalogie
féminine (p. 830-831).
340. Ibid., p. 846. Il s’agit en fait de sa femme, Ernestine.
341. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 181-186.
342. Dalcq a lui aussi étudié les œufs d’oursin (« Structure germinale et morphogenèse animale »,
art. cit., p. 354).
343. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 186. Notons que le savoir scientifique de
Deleuze lui vient là encore d’une source peu crédible puisqu’il s’agit d’un livre soviétique
lyssenkiste (voir la note 17 de la p. 187).
344. Ibid., p. 188-189.
345. Ibid., p. 188.
346. Ibid., p. 188-189.
347. Derrida ajoute : « C’est l’origine de la littérature en même temps que l’origine de la loi,
comme le père mort, une histoire qui se raconte, un bruit qui court, sans auteur et sans fin, mais un
récit inéluctable et inoubliable » (« Préjugés. Devant la loi », in La Faculté de juger, op. cit.,
p. 117). De la grammatologie de Derrida est pourtant cité en appui à l’idée que l’inceste n’existe
pas, mais la citation que Deleuze propose résume la question de l’inceste dans la perspective de
Rousseau et non dans celle de la différance derridienne.
348. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 188-189.
349. Ibid., p. 188.
350. Ibid., p. 191.
351. Ibid.
352. Ibid.
353. Ibid.
354. Ibid.
355. Ibid.
356. Ibid., p. 192.
357. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 238-240.
358. Il y a la place dans L’Anti-Œdipe pour l’Œdipe despotique, celui qui règne, et l’Œdipe de
l’âge capitaliste, l’Œdipe soumis, le névrosé (p. 249-257).
359. Deleuze et Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 156-157 ; la référence est, comme dans
Logique du sens, les Remarques sur Œdipe de Hölderlin.
360. Ibid., p. 331-332.
361. Ibid., p. 355-356.
362. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 84.
363. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 175.
364. Ibid., p. 149.
365. Ibid.
366. Derrida, Glas, op. cit., p. 38.
367. Ibid., p. 120.
CHAPITRE DEUX

Derrida et la loi de l’inceste

LA PLACE DE JACQUES DERRIDA

Nous avons déjà abordé à deux reprises l’œuvre de Derrida. Dans la


première partie avec la question du performatif, dans la deuxième avec la
relation du corps féminin au travesti par lequel Derrida introduit ses propres
modulations. Il nous faut ici tirer toutes les conséquences d’un fait
générationnel qui distingue Derrida de Deleuze et de Barthes, mais aussi de
Michel Foucault. Derrida ne se contente pas de donner à la « femme » un rôle
central dans la déconstruction du genre sexué, il est aussi celui qui se
confronte à la pensée féministe et dialogue avec elle. Mais ce n’est pas
seulement la « femme » qui produit dans l’écriture de Derrida un brouillage
singulier, il y en a un autre tout aussi fécond, celui introduit par la judéité, et
qu’illustre par exemple le parasitage permanent de la question de la castration
ou celle de l’inceste par celle de la circoncision et de la Loi juive : « je n’ai
1
jamais parlé que de ça », écrit Derrida à son propos dans Circonfession .
Parmi les toutes premières interventions de Derrida, parallèlement à la
publication de La Dissémination et l’émergence du concept d’Hymen, il y a
2
en 1972 « Éperons, les styles de Nietzsche » où Derrida propose quelques
formules fondamentales sur la différence sexuelle. L’ambivalence du propos,
3
qui s’ouvre par l’énoncé « la femme sera mon sujet », se trahit
immédiatement par le fait que Derrida traite cette question sous l’autorité de
Nietzsche, le philosophe de « l’éternel féminin », dont il ne se prive pas,
parfois complaisamment, de citer les propos provocateurs : « Qu’est-ce que la
femme a à voir avec la vérité ? Dès l’origine, rien n’est plus étranger,
contraire, hostile à la femme que la vérité – son grand art, c’est le mensonge,
4
sa plus grande cause, c’est le paraître et la beauté . » Il est vrai qu’à côté des
éloges retors dont Nietzsche couvre la femme, Derrida parvient à dégoter
chez lui un véritable moment de déconstruction du genre avec le rôle travesti
5
de Roméo à l’Opéra qui « surmonte la différence des sexes [über das
6
Geschlecht hinaus] », expression qui pourrait se traduire aujourd’hui de
l’allemand par « transgenre », et où émerge d’ailleurs pour la première fois le
concept de Geschlecht (le sexe, le genre…) que Derrida labourera avec
constance une dizaine d’années plus tard à partir de Heidegger.
La seconde ambivalence a trait au fait que, derrière ce rapport de
scepticisme absolu de la femme à la vérité énoncé via Nietzsche, Derrida
superpose aussitôt un autre scepticisme féminin, cette fois-ci à l’égard de la
castration, non à la castration nietzschéenne (Kastratismus, la castration
7
chrétienne ), mais bien à celle dont Lacan a fait loi. Le rapport de la femme à
cette question est suspendu, selon Derrida, dans une forme radicale
d’indécision, par opposition à la position masculine qui, elle, s’arrange de la
« vérité-castration », par sa soumission à la loi. À l’incrédulité féminine
s’oppose la niaiserie masculine qui, dans son aspiration obstinée à la maîtrise,
8
« se châtre à sécréter le leurre de la vérité-castration ». D’une référence au
savoir nietzschéen, nous sommes passés à la déconstruction de la doctrine
9
lacanienne, qualifiée immédiatement de phallogocentrique , que Derrida
prolongera l’année suivante avec « Le facteur de la vérité », critique féroce
10
du célèbre séminaire de Lacan sur « La lettre volée » d’Edgar Poe .
Derrière l’œuvre de Nietzsche, il y a donc un texte second qui est la
véritable cible de Derrida, Lacan. Mais l’ambivalence est aussi dans ce
11
conflit dont nous avons déjà vu à propos de Glas les limites . À la différence
de ses contemporains, cette entreprise déconstructrice n’a pas pour héros le
sujet pervers mais la femme promue comme le sujet déconstructeur par
excellence. Et la première ambiguïté est là, la femme ne peut avoir ce rôle
que pour autant qu’elle soit elle-même simultanément déconstruite, et avec
elle la philosophie ; les déconstructions ainsi s’enroulent l’une dans l’autre de
manière circulaire dans une bobine dont il faut bien que quelqu’un tienne les
fils : quelqu’un assez maître du discours et assez joueur et retors pour mêler
des propositions « d’apparence féministe » avec « l’énorme corpus de
12
l’antiféminisme acharné de Nietzsche », ou pour oser présenter ce discours
13
« d’apparence féministe » comme « conseil d’homme à homme ».
C’est donc la femme qui est historiquement porteuse de la bonne
14
nouvelle : « la castration n’a pas lieu ». Est « femme » ce qui ne croit pas à
15
la castration et en joue , est « femme » ce procès historique fait à la vérité
16
comme histoire d’une erreur . Et c’est bien en effet une question historique
qui se pose alors, car si la femme peut tenir un tel rôle, c’est aussi du fait de
son émergence dans l’espace de la pensée contemporaine permis par le
nouveau féminisme des années 1970. Et dans une nouvelle ambivalence, sous
couvert de Nietzsche, c’est le féminisme que Derrida fustige, le renvoyant à
« l’illusion virile » et à un désir mimétique de castration : « Le féminisme
17
veut la castration – aussi de la femme . » Le rôle considérable que Derrida
confère à « la femme » suppose ainsi un scénario original dont on a déjà vu
avec Glas la richesse. Mais Derrida avait alors pour caution le synopsis de
Genet, les figures fantastiques de Divine. Avec le seul Nietzsche pour
partenaire, Derrida se trouve face à d’autres difficultés.
Comment, par exemple, assurer la promotion du féminin sans du même
coup « essentialiser » la femme comme héroïne du processus ? La solution à
cette tension interne est une solution typiquement moderne : la « femme », le
mot « femme » est mis entre guillemets. Guillemets qui vont devenir le signe
rendant possible la déconstruction (féminine) de la différence sexuelle.
Guillemets qui vont envahir tout le texte attestant l’instauration d’un « régime
18
époqual des guillemets », et inscrivant une déhiscence au cœur de la
19
vérité . Et bien sûr le mot homme, utilisé jusque-là sans guillemets, s’en voit
soudain attribuer : « C’est “l’homme” qui croit que son discours sur la femme
20
ou sur la vérité concerne […] la femme . » Mais, outre que les guillemets
sont parfois si encombrants qu’on les oublie (« Femme est un nom de cette
21
non-vérité de la vérité »), la question se pose des effets systématiques d’un
simple jeu d’écriture typographique. Derrida, dans sa très belle « préface » à
La Dissémination, était la même année plus prudent sur la fonction
déconstructrice des guillemets sur « les vieux noms », et percevait les limites
22
de la théologie négative dont il applique ici les recettes à la « femme ». En
réalité, l’usage des guillemets chez Derrida vise à répondre à un thème
polémique nouveau – que la théorie du genre va radicaliser un peu plus
tard –, à savoir la critique de l’essentialisation. Si la pensée du Neutre a
affiché son dédain à l’égard des essences en tant qu’elles ont historiquement
failli, et leur a opposé la promotion des simulacres, des combinatoires, des
agencements de signes, elle n’a pas perdu son temps à faire de la critique des
essences un objectif majeur. Et pourquoi aurait-elle eu besoin de s’acharner
sur la question de l’essentialisation de la femme puisque avec le Neutre la
question de la femme n’est pas une question ?
L’idée même de déconstruction aurait dû d’ailleurs éviter à Derrida de
s’impliquer dans cette critique de l’essentialisation issue de la pensée
23
constructiviste, dont il a pu montrer à diverses reprises le caractère stérile .
N’est-il pas celui qui, mieux que quiconque, nous a débarrassés du
« constructivisme » en mettant en évidence que la neutralisation des essences
ne pouvait pas se faire à partir d’une détermination supérieure (ce que
suppose l’idée du genre comme construit), mais reposait sur une pensée du
24
jeu, des différences inscrites dans le dispositif immanent du langage ? Et
pourtant, Derrida semble bien ici tomber dans ce piège. Les guillemets
finissent paradoxalement par produire un discours essentialisant malgré lui,
comme par exemple quand il écrit : « Or la “femme” a besoin de l’effet de
castration, sans lequel elle ne saurait séduire ni ouvrir le désir – mais
évidemment elle n’y croit pas […] De l’homme – elle sait, d’un savoir auquel
aucune philosophie dogmatique ou crédule n’aura pu se mesurer, que la
25
castration n’a pas lieu . » Il est difficile de percevoir ce qui distingue le mot
femme sans guillemets ou avec guillemets. Et de fait, les déclarations dé-
essentialisantes peinent à convaincre : « Il n’y a pas d’essence de la femme
parce que la femme écarte et s’écarte d’elle-même. Elle engloutit, envoile par
le fond, sans fin, sans fond, toute essentialité, toute identité, toute
26
propriété . » Aucun discours essentialiste sur la femme n’est plus
essentialiste que celui-là, et la cause n’en est pas ici que Derrida ait oublié les
guillemets.

L’AUTRE DISCOURS

L’hypothèse est alors que cette promotion du sujet féminin est un faux-
semblant. Le scepticisme féminin à l’égard de la castration dissimule celui de
Derrida lui-même. D’ailleurs, dans Éperons, on ne sait pas toujours qui parle.
Par exemple, à quoi joue-t-il quand il associe l’idée de Nietzsche qui fait de
la simulation le point commun de la femme et du juif, et sa propre
27
proposition qui fait de ces deux figures les maîtres du sophisme ? Quel
rapport entre la rhétorique misogyne et antisémite peu sympathique de
28
Nietzsche et sa propre problématique de la circoncision ? Le labyrinthe des
voix multiplie les phénomènes d’écho : la femme devient le représentant du
« juif » et réciproquement ; c’est lui, via la circoncision comme « simulacre
29
de castration », qui suspendrait le rapport à la castration .
Derrida fait entrevoir le dessous de ces cartes truquées puisque, à
l’annonce du « La femme sera mon sujet » qui ouvre solennellement le livre,
vient, cent pages plus loin, sonner au futur antérieur un « La femme n’aura
30
donc pas été mon sujet ».
Nous ne sommes plus alors dans la structure de la ruse féminine mais dans
la structure de la feinte masculine. Feinte qui est un trait parfaitement
derridien comme cela apparaît dans un texte auquel nous allons bientôt avoir
affaire : « La figure de l’ironie, de l’hypocrisie, ou de la dénégation travaille
31 32
tout énoncé », l’énoncé toujours sous la « tyrannie dénégatrice ». Tout se
passe comme si la « femme » promue comme le sujet nouveau d’une pensée
nouvelle était finalement le masque d’une autre subjectivité, celle de Derrida
lui-même qui ainsi continue à maintenir, vivant et toujours actif, le sujet
pervers : le seul en mesure d’énoncer, sans défaillir, la nuit de la différence
sexuelle.
Derrida conclut – et de manière extrêmement alambiquée – son
intervention par ces mots :

[…] si [ce texte] est cryptique et parodique (or je vous dis qu’il
l’est, de bout en bout, et je peux vous le dire parce que cela ne vous
avance à rien, et je peux mentir en l’avouant puisqu’on ne peut
dissimuler qu’en disant la vérité, en disant qu’on dit la vérité), [il
peut rester] indéfiniment ouvert, cryptique et parodique, c’est-à-dire
33
fermé, ouvert et fermé à la fois ou tour à tour .

L’HYMEN

L’indécidabilité généralisée qui traverse tout le livre de Derrida est le


symptôme d’un embarras profond sur le rôle de la « femme » dans la
question du genre, qu’on a pu observer tant avec les gender que pour le
Neutre. On a vu comment, dans Glas, Derrida réussissait à déplacer la
proposition esthétique de Genet dans le champ du désir hétérosexuel
désormais parfaitement déréglé, mais le renversement des catégories
sexuelles se heurte dans l’espace de la philosophie à la résistance des « vieux
noms » – et notamment du nom « femme ». On comprend aussi, dans cette
nouvelle conjoncture que Derrida pressent, la nécessité dans laquelle il se
trouve de se dissimuler : cette nouvelle conjoncture, c’est celle d’une
politisation de la question sexuelle par le féminisme et qui réclame un
discours qui n’ait pour seule tête d’affiche l’intellectuel esthète mâle, dont
l’unique souci est sa propre œuvre. L’impératif nouveau d’inscrire la question
du sexe et du genre dans les nouveaux enjeux politiques, idéologiques,
sociaux, explique sans aucun doute cette émergence du sujet féminin avec
Éperons. On notera que les gender, le queer, les LGBT n’auront pas par la
suite les mêmes préoccupations : « La femme » n’est pas leur sujet. C’est à
leurs yeux un sujet obsolète. Et c’est pourquoi Derrida ne sera pas, malgré la
déconstruction du phallogocentrisme, un véritable interlocuteur pour Judith
Butler, mais le partenaire admiré de certaines féministes européennes comme
Luce Irigaray ou Hélène Cixous. Avec l’exception que constitue, dans
l’espace LGBT, Gayatri Spivak qui sauve Derrida du jeu de massacre auquel
elle soumet l’ensemble de l’intelligentsia française, souvenir sans doute de sa
34
traduction en anglais de De la grammatologie .
On est en droit d’ailleurs de se demander ce qu’une lesbienne queer peut
faire de la longue méditation derridienne sur l’hymen féminin, extrapolée à
35
partir de Mallarmé . L’Hymen, que Derrida présente comme l’un des
36
emblèmes du concept de différance, pur supplément ou pure dissémination ,
37
déjouant les « dialectiques de tous bords », est avant tout un fétiche du
38
corps féminin . Il désigne le rapport sexuel et ce qui résiste à ce rapport,
mariage et virginité, est ainsi tout à la fois un concept et un fétiche sexuel,
marque charnelle et différance :

L’hymen comme écran protecteur, écrin de virginité, paroi


vaginale, voile très fin et invisible, qui, devant l’hystère, se tient
entre le dedans et le dehors de la femme, par conséquent entre le
désir et l’accomplissement. Il est ni le désir ni le plaisir mais entre
les deux. Ni l’avenir ni le présent, mais entre les deux. C’est
l’hymen que le désir rêve de percer, de crever dans une violence qui
39
est (à la fois ou entre) l’amour et le meurtre .

L’hymen est une des figurations du Neutre, une invagination du corps


sexué, qui

n’a lieu que quand il n’a pas lieu, quand rien ne se passe vraiment,
quand il y a consumation sans violence, ou violence sans coup, ou
coup sans marque, marque sans marque (marge), etc., quand le
voile est déchiré sans l’être, par exemple quand on fait mourir ou
40
jouir de rire .

L’hymen est un de ces objets idéaux du Neutre : tout à la fois fétiche,


concept érotisé d’un neuter – d’un « ni… ni… », d’un « sans », d’un « entre »
–, il combine la plus haute conceptualité et la plus haute intensité libidinale, à
l’intérieur d’un dispositif pervers : déjouant la loi et jouant avec elle dans le
projet délibéré de suspendre le sens commun au profit d’un jeu de
dissémination du sens, de l’exemption du sens, au profit de l’écriture.
L’hymen nomme le Neutre en désignant à la fois le voile du féminin et sa
41
disparition momentanée dans le rapport sexuel , la différance donc, comme
duplicité de ce qui diffère, ce qui reporte, ce qui suspend, ce qui ajourne, ce
42 43
qui temporise , ce qui neutralise l’opposition de l’actif et du passif .
L’Hymen est le nom qui permet de surmonter l’indémêlable opacité du
mot femme.

LA LOI DU GENRE : L’INVAGINATION

Si Derrida compte tant pour la pensée du Neutre, c’est qu’il va l’ouvrir à


une opération audacieuse, appuyée sur un récit de Maurice Blanchot intitulé
44
La Folie du jour , qui pousse au plus loin la question de l’inceste dont on a
vu qu’elle était au centre de la différence sexuelle et de sa remise en cause.
L’inceste, dans la lecture que Derrida propose du récit de Blanchot, a ceci de
particulier qu’il a lieu avec la loi elle-même. Il n’y a d’inceste qu’avec la loi.
Entre 1977 et 1979, Derrida écrit trois interventions sur le récit de
45
Blanchot, toutes reprises dans Parages . Ce qui demeure par rapport aux
textes antérieurs, c’est la présence du sujet féminin, mais une féminité plus
46
neutre, au sex-appeal plus discret que chez Nietzsche . « La loi du genre »,
qui constitue sa troisième intervention, est celle qui va le plus en profondeur
dans l’exploration de la question du genre, même si, dans une rhétorique qui
est devenue chez lui une manie, c’est dans un jeu d’atermoiement épuisant
puisqu’il faut attendre les dernières pages pour que la question du genre soit
prise dans l’acception des identités sexuées, la plus grande partie du propos
l’entendant d’abord au sens de « genre littéraire » ou « genre esthétique ».
Nous sommes en 1979, plus de dix avant la parution du livre de Butler
Gender Trouble, sept ans après la conférence sur Nietzsche qui a donné lieu à
Éperons. Le texte s’ouvre sur le grand thème de la loi, et c’est là que Derrida
introduit une notion, l’invagination, que nous avons rencontrée avec Sartre
chez qui elle renvoyait, on l’a vu aussi avec Lacan et Merleau-Ponty, à la
topologie du gant retourné, au renversement du dehors et du dedans. Derrida
lui consacre de nombreuses pages.
Derrida semble tout d’abord n’appliquer ce terme si éminemment sexué
qu’à une simple question textuelle. L’invagination en effet désigne sous sa
plume le processus de recouvrement du « récit » sur lui-même. Le narrateur
de La Folie du jour, contraint de fournir aux représentants de la loi le
déroulement des faits qui l’ont conduit entre leurs mains, déjoue cette
demande de récit en le faisant tourner en rond, finissant par où il a
commencé : « Je ne suis ni savant ni ignorant. J’ai connu des joies. C’est trop
47 48
peu dire . » Le texte – auquel Blanchot dénie le statut de récit – ainsi
esquive la logique linéaire de la narration en lui opposant une logique
circulaire. Le « bord inférieur » du texte (sa fin) se reporte sur le « bord
49
supérieur » (son début) dans une sorte de « révolution permanente », où il
50
apparaît que la fin précède son début , dans un repli (l’invagination) que
Derrida commente longuement d’un point de vue de rhétoricien expert
puisqu’il découvre dans cette structure en miroir ce qu’il appelle alors « une
51
double invagination chiasmatique » : spirale où commencement et fin du
récit s’enroulent interminablement l’un dans l’autre. Ce thème du
recouvrement en abyme de deux figures en miroir se retrouvera plus tard sous
le même terme d’invagination à propos de l’analyste et de l’analysant dans
52
un texte sur Lacan .
Il est curieux que Derrida, pour décrire un phénomène de stylistique,
choisisse un terme – invagination – aussi suggestif, dont il exploite d’ailleurs
très bien les connotations libidinales, parlant par exemple de « repli de
53 54
l’hymen », ou de « bouche invaginante »… Cette bouche invaginante
méticuleusement décrite comme fait littéraire se distingue ainsi, par exemple,
de celle que décrit Lacan où la langue – absente chez Derrida – joue un rôle
central associant, au-dedans de la succion, le dehors de son érection
55
phallique … Mais bien évidemment l’invagination textuelle va finir par
coïncider avec son sens génital. Elle va s’écarter de son sens rhétorique, elle
va traverser le motif de la loi en général, pour nous conduire à la question de
la différence sexuelle entre le masculin et le féminin, de l’hymen – d’un
rapport sans rapport, d’une identité et d’une différence – entre les deux
56
genres . Il s’agit en fait pour Derrida d’inventer un Neutre (« un rapport sans
rapport ») qui trouve sa source dans le féminin. Oubliant un temps la
circoncision et sa fonction de simulacre, Derrida cherche et trouve dans le
labyrinthe de la topologie vaginale de quoi penser une nouvelle modalité du
Neutre, une nouvelle façon de déjouer la loi, de quoi accéder à un inceste
avec la loi.
L’étrange boucle en spirale de la double invagination derridienne n’est pas
sans faire penser aux curieux exercices auxquels se livre Lacan depuis le
début des années 1960, et que nous avons rencontrés avec le baroque et ses
anamorphoses : là où la vérité s’arrime à la jouissance. Lacan s’est passionné
très tôt pour le ruban de Moebius, le tore, la bouteille de Klein, puis les
57
nœuds borroméens … Or, si l’on prend par exemple la bouteille de Klein, on
ne peut s’empêcher d’y trouver bien des points communs avec les
descriptions que Derrida propose de la double invagination. On reprendra la
définition très concrète de cet étrange objet que Lacan propose dans son
séminaire « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » : c’est « une bouteille
dont le goulot serait rentré à l’intérieur pour aller s’insérer dans le cul de
58
bouteille » et qui produit cet espace d’un entre-deux entre ce que Lacan
appelle « la peau externe de l’intérieur » et « la peau interne de l’extérieur »,
passage de « l’envers et de l’endroit », « continuité de l’extérieur et de
l’intérieur », espace qu’il associe à la topologie du rêve, et même à ce que
Freud a appelé « l’inquiétante étrangeté [das Unheimliche] » : la fonction de
l’analyse, dit-il, c’est d’aller voir ce qui s’est coincé entre « les deux sphères
59
de la signification », ces deux sphères étant les deux parties de la bouteille
de Klein qui ressemblent donc à une double invagination. Mais, pour Lacan,
toute interprétation est coupure, coupure dans ce qui est à ses yeux un « vice
de structure » qu’il repère dans ce type de « chose » dont les bords font un
repli en effaçant la distinction entre le dehors et le dedans. Il y a « vice de
structure » car la confusion du dehors et du dedans est typiquement pour lui
60
un instrument de « l’énucléation du point de castration ». On en conclura
que la figure de la double invagination construite par Derrida aspire
précisément à l’effacement – l’énucléation – de ce point de castration,
effacement d’un ordre symbolique fondé sur la coupure, la limite, le travail
articulatoire du signifiant comme ce qui fait barrage. D’une certaine manière,
l’aspiration derridienne à cet univers en boucle n’est pas loin de la fascination
deleuzienne pour l’Œuf, même si la topologie derridienne est plus complexe
et surtout introduit une sorte de monosexe – le féminin représenté par le
vagin – comme support du Neutre.
61
Pour Lacan l’assimilation de l’objet a au point zéro est impossible , et il
renvoie cette identification à une espèce de mirage propre à être soutenu
seulement par une métaphysique de type bouddhique, apollinienne,
contemplative : la double invagination derridienne, l’Œuf deleuzien, le
sourire léonardien pour Barthes, renvoient à la même pulsion pacificatrice du
Neutre, qui suppose toujours la suspension de la différence sexuelle perçue
négativement comme coupure constitutive du sujet. L’image – Œuf, Sourire,
Invagination – est, dirait Lacan, reprenant de manière critique le concept
même de Neutre, un point zéro, qui semble produire « une suspension du
déchirement du désir » mais « suspension, ajoute-t-il, aussi fragile qu’un
62
rideau toujours prêt à se reployer pour démasquer le mystère qu’il cache . »
Ce point zéro prend le point d’angoisse tout entier à sa charge et annule en
apparence le mystère de la castration.
La double invagination derridienne est ainsi une façon de donner au
Neutre une figure qui, par sa complexité même, échappe à toute prise.
Derrida déploie à partir de Blanchot ce que Sartre avait esquissé dans sa
63
lecture d’Aminadab et de Thomas l’Obscur, en 1943 , ou Michel Foucault,
64
en 1966, avec « La pensée du dehors ». Avec Derrida, ce n’est ni l’envers
sartrien, ni le dehors foucaldien, mais la boucle perpétuelle d’une
invagination qui est privilégiée. Cependant, tous trois ont compris que l’objet
65
essentiel du Neutre blanchotien était la loi : « désagrégation de la loi » pour
Sartre, « dissimulation de la loi », présence de la loi comme sa dissimulation,
66
pour Foucault , inceste avec la loi comme nous allons le voir avec Derrida.
Cet inceste est d’ailleurs pressenti par Foucault quand il écrit à propos de la
transgression : « follement, elle entreprend de faire apparaître la loi pour
67
pouvoir la vénérer et l’éblouir de son lumineux visage ».
LA LOI DU GENRE : LA LOI

La double invagination hallucinée par Derrida à la surface même du texte


de Blanchot suppose de donner à la féminité un rôle capital dans le jeu du
Neutre et de la loi. Avec La Folie du jour, Derrida découvre un nouveau
Neutre, non plus un Neutre restreint à être un « ni… ni… » – celui que le
« je » énonce à l’incipit et à la fin du récit (« Je ne suis ni savant ni
68 69
ignorant ») –, mais un Neutre plus ample fondé sur un « oui… oui » : or
ce « oui… oui » est dans le « récit » de Blanchot attribué au féminin. Il émane
70
« presque toujours des femmes », écrit Blanchot . Le « presque » brouille
l’opposition établie avec les « hommes », au point, d’ailleurs, que se produit
ce que Derrida appelle un « mélange des genres ». Le « je » masculin
inaugural se fait autre, porte en lui une part de féminité qui, pour finir, va
donner jour, au sens de donner naissance. S’établit alors ici le premier
accouplement secret, « l’hymen irrégulier » – hors de la loi civile, naturelle,
objective, symbolique – des genres où « les genres passent l’un dans
71
l’autre ». Trans-sexualité, indique Derrida. C’est le premier accouplement –
premier rapport sans rapport – où se confirme l’axiome derridien par
excellence qui veut que la « loi du genre » est impuissante à produire des
catégories. Celles-ci sont toujours hétérogènes, contradictoires, mixtes,
déjouant la différence sexuelle elle-même.
Commence alors le roman que Derrida réécrit à partir du texte de
Blanchot, en le raturant, en le modifiant (ainsi, le fameux « oui… oui » est
une invention de Derrida), en le repensant à partir de jeux de mots ou de
digressions. Le roman derridien est le suivant : il y a une autre loi que la loi
que nous nous figurons, à savoir la loi comme interdit, comme bord, comme
limite, comme obligation. Cette autre loi est la loi féminine qui fait couple
avec le « je », et à qui le « je » donne jour : la folie du jour. La loi est alors
« le seul élément féminin » dans un milieu surpeuplé d’hommes, elle est celle
72
qui propose au « je » « de toucher son genou », elle est celle qui attire,
silhouette bien différente de « la loi qu’on connaît qui est rigoureuse et peu
agréable », loi attirante donc et qui se déclare perpétuellement aux genoux du
73
« narrateur », « séduit sexuellement » par elle.
Et c’est précisément parce qu’il y a cette possibilité d’un rapport sexuel à
la loi que peut s’ouvrir un dérèglement des positions sexuées et genrées tout à
fait nouveau dans la Modernité. Derrida délaisse sa focalisation, positive ou
négative, sur la castration, pour le hors-lieu d’une loi autre, d’une autre loi
que la loi, une autre loi que la loi du genre. D’une autre loi que la loi de
castration. Autre loi car le rapport sexuel avec la loi, qui est un hymen avec
74
l’Hymen, « contiguïté sans contact », ne peut que prendre la forme d’un
inceste, d’un soupçon d’inceste puisque cette loi si séduisante, offerte, c’est
bien le « Je », c’est bien le narrateur qui lui a donné naissance, qui lui
75
a donné jour : la loi joue à naître comme personne, elle naît de celui pour
76
lequel elle devient loi . Et Derrida peut alors formuler deux propositions, qui
sont comme l’un des propos ultimes de la Modernité : « Voir le jour pour la
77
loi, c’est sa folie » – folie parce que la visibilité de la loi c’est l’accès à son
impuissance à produire des catégories et des règles, c’est la porte ouverte au
mélange des sexes et des genres. Et puis vient le second énoncé, plus
troublant encore, où Derrida fait dire au narrateur de La Folie du jour :
78
« Je suis la mère de la loi, voilà la folie de ma fille . » Quelque chose alors
du féminin trouve sa pleine présence à dérégler la loi sexuelle, et à produire
l’inceste.
Ainsi, la loi du genre est une fausse loi, elle n’engendre pas les catégories
(celles du masculin et du féminin) qu’elle prétend fonder, et, de plus, il y a
une loi autre avec qui le sujet peut nouer une relation incestueuse et
spéculaire qui est une loi qui, elle, donne jour à quelque chose, à la folie du
jour, à la différence sexuelle devenue folle.
Prononcé en 1979, ce texte se situe à cette césure fondamentale où la
Modernité s’ouvre à un travail du deuil sur elle-même. Or cette manière
audacieuse par laquelle Derrida fait de la déconstruction de la loi son objet,
cette audace par laquelle la loi devient « jeu » est décisive pour comprendre
le passage de la pensée du Neutre de la Modernité européenne à la théorie du
genre américaine. Foucault a déjà fait au même moment un diagnostic
presque parallèle mais à partir d’un tout autre matériau et pour de tout autres
conclusions comme on le verra.
DERRIDA, LA POSTMODERNITÉ

Derrida aurait pu être l’inspirateur de la théorie du genre. La pénétration


de sa pensée dans l’espace académique américain dès le milieu des années
1960 grâce à Paul de Man, les concepts de différance et de
phallogocentrisme, la réflexion menée sur la question du genre elle-même,
auraient dû, en toute logique, donner une place royale à Derrida dans la
promotion des gender par Judith Butler. Or, si le nom de Derrida apparaît
fréquemment dans la pensée queer, c’est le plus souvent de manière
superficielle, essentiellement autour des notions d’itération ou de citation, et
sur un mode extrêmement parcellaire, pris dans le magma informe de la
French Theory. Et puisque notre réflexion a pour matériau essentiel le
discours de Butler, il faut constater que Derrida n’apparaît pratiquement pas
dans Trouble dans le genre, et que Défaire le genre lui donne une place plus
subjective que théorique : Butler n’y sollicite réellement son influence que
79
dans une étrange revendication de filiation comme « juive européenne » :
« Je passe encore trop souvent mes dimanches à lire Benjamin et Scholem, et
il se peut que cet héritage (qui passe sans doute aussi par Derrida) soit plus
80
important pour moi que la sociologie américaine ou l’anthropologie . » C’est
l’unique hommage rendu à Derrida dans ce livre important. Derrida
accompagne comme une sorte d’ancêtre la grande rupture initiée par Butler,
mais il n’en est pas partie prenante. Ancêtre juif de Butler, il est, comme
ancêtre même, l’expression d’une Loi qui ne peut inspirer les gender. Si
Butler prétend passer ses dimanches – étrange jour pour une telle activité –
avec la pensée juive européenne de Walter Benjamin et Martin Buber, et si
elle dit le devoir à Derrida, c’est dans le régime du « too many Sundays »,
comme une enfant qu’on prive en fait de ses jouets que sont « la sociologie et
l’anthropologie » américaines. Car il n’y a pas que le tropisme juif qui
condamne Derrida à un rôle simplement ancestral, il y a aussi le tropisme
européen accolé au mot « juif », comme sa véritable détermination, et qui est
donc l’autre handicap culturel de Derrida : pas assez idéologique, trop
aristocratique, trop esthétisant, trop narcissique, trop romantique sans doute
aussi. Trop hétérosexuel peut-être.
Le nom de Derrida apparaît aussi dans Trouble dans le genre comme
intercesseur avec le monde juif européen, mais cette fois-ci c’est de Kafka
qu’il s’agit. Les références sont plus décisives pour qui veut penser
l’articulation de la théorie du genre à la pensée du Neutre, et elles sont liées à
un texte très important de Derrida, « Préjugés. Devant la loi ».
« Préjugés » – que Butler a apparemment lu dans sa traduction américaine
81
parue en 1987 et dans le contexte d’un ouvrage collectif consacré à Kafka –
est issu d’une très longue et très importante intervention de Jacques Derrida
en juillet 1982 à Cerisy lors d’un colloque consacré à Jean-François Lyotard,
et a paru en français en 1985 dans les actes de ce colloque intitulés
82
La Faculté de juger . Dans cette intervention particulièrement brillante,
Derrida revient sur Blanchot et La Folie du jour, sur le Neutre, la différence
sexuelle, la Loi et Kafka, mais aussi sur le performatif et la performativité
puisque – c’est là l’essentiel – le point de départ de l’intervention de Derrida
n’est ni Kafka ni Blanchot, mais Jean-François Lyotard, et très précisément le
rôle nouveau qu’assume Lyotard dans le contexte de la fin des années 1970,
celui d’annoncer le commencement de la fin de la Modernité et de l’âge
moderne, d’annoncer cette nouvelle époque qu’il est l’un des premiers à
nommer postmodernité : La Condition postmoderne est en effet le titre de son
plus récent livre et il sert de prétexte à cette rencontre.
« Préjugés. Devant la loi » est donc la réponse de Derrida, au travers de
Kafka et Blanchot, à la condition postmoderne, méditation sur la mort à venir
de la Modernité européenne, et dont l’un des symptômes n’est pas la
défection de la Loi, mais la disparition historique du concept de loi –
83
disparition de sa pertinence – pour penser le présent . Derrida prend très au
sérieux ce message de Lyotard comme s’il le concernait personnellement, et
ce sérieux se formule ainsi : « Lyotard, ce serait peut-être quelqu’un venu
aussi nous dire quelque chose d’essentiel – il vaut mieux dire ici de décisif,
84
le décisif même – dans l’époque, quant à l’époque […] . »
Le tournant prophétisé par Lyotard est une sorte de mise au rebut de toute
la substance de la pensée européenne, et une forme d’adhésion à la
85
philosophie pragmatique du langage, déjà entamée dans Le Différend , et qui
prend désormais une dimension proprement positive. C’est en tout cas dans
86
cette perspective que Derrida appréhende le livre de Lyotard . Tout en
87
jouant de la connivence amicale, mais avec une ironie parfois cruelle , il
considère Lyotard comme un déserteur de l’époque moderne, un déserteur
88
rallié à « une nouvelle pragmatique , et ce qu’il cite du livre touche à un
terme qui le concerne et avec lequel il est en procès permanent, celui de
performatif. C’est l’occasion pour Derrida de proposer longuement une
citation de La Condition postmoderne (que nous abrégeons), qui fait du
performatif, de la performativité, l’instrument d’un deuil de la conception
métaphysique du langage :

[Le critère de la performativité] exclut en principe l’adhésion à un


discours métaphysique, il requiert l’abandon des fables, il exige des
esprits clairs et des volontés froides, il met le calcul des
interactions à la place de la définition des essences, il fait assumer
aux « joueurs » la responsabilité non seulement des énoncés qu’ils
proposent, mais aussi des règles auxquelles ils les soumettent pour
89
les rendre acceptables [etc.] .

Le jugement qu’en tire Derrida – jugement impossible puisque, selon lui,


une conception du langage purement calculatrice évacue la fonction de
90
la loi – est extrêmement radical en ce que cette exclusion du champ
métaphysique par la pensée pragmatique entraîne avec elle bien d’autres
dégâts : l’obsolescence de la loi rend vaine l’entreprise de la déconstruction.
Cela, Derrida le dit à sa manière. Directement tout d’abord, en qualifiant le
propos de Lyotard de « harangue de prédicateur païen, de sophiste qui ne
91
connaît ni la loi ni les prophètes », en situant la question postmoderne
comme opposition entre le paganisme occidental et la pensée juive.
Indirectement ensuite par la longue exégèse qu’il propose de la nouvelle de
Kafka « Devant la loi ». Exégèse qui, comme il l’annonce ironiquement, peut
difficilement se satisfaire du cadre de la pragmatique (« paradoxale
pragmatique judaïque ») dans laquelle Lyotard voudrait même inclure les
commandements divins, et dans laquelle Derrida semble douter qu’un
92
Levinas puisse se reconnaître .
Et c’est alors dans cette conjoncture extrêmement précise que se trouve
peut-être l’explication du rôle insignifiant que joue Derrida dans la grande
rupture dont Butler est le nom. Non pas seulement parce qu’il est trop esthète,
trop narcissique, trop hétérosexuel, trop romantique, mais parce que trop juif.
On comprend bien alors ce rôle de patriarche du dimanche que Butler lui
confère dans Défaire le genre.

DERRIDA, LA LOI, LE VIDE

La nouvelle de Kafka « Devant la loi » pose, selon Derrida, un type


d’interdit qui n’est pas une interdiction mais qui relève de la différance :
l’espace de la loi est un espace ouvert et c’est le sujet lui-même qui diffère –
temporise, ajourne – la possibilité d’y entrer, s’obligeant ainsi non pas à
obéir à la loi mais à ne pas y accéder. La loi dit : « Ne viens pas à moi, c’est
en cela que je suis la loi. » La loi interdit en tant qu’elle est interdite, elle est
« différance » en tant qu’elle repose sur un pas encore. C’est dans l’attente où
le personnage de Kafka est placé devant la loi, qui établit l’espace du Neutre
où agit la différance, et où, à sa manière, elle travaille. L’homme de la
campagne, devant la porte qui mène à la loi et face au gardien qui s’interpose,
attend ainsi pendant des années, à l’écart sur un tabouret, qu’on lui donne la
possibilité d’entrer, jusqu’à ce que, presque moribond et posant une ultime
question au gardien, il apprenne de ce dernier que nul autre que lui ne pouvait
pénétrer par cette porte qui n’était faite que pour lui.
Quelque chose a changé par rapport aux textes précédents, et c’est tout
d’abord la disparition du féminin qui prenait jusque-là toute la place, place il
est vrai ambiguë, parfois factice, instable. Le caractère apparemment asexuel
de la nouvelle de Kafka n’empêche pourtant nullement Derrida d’y inscrire
une réflexion touchant à la différence sexuelle, à même la question de la loi
telle que Kafka la pense. On dira à même la porte de la loi, porte invaginante.
Et dès avant de réintroduire Blanchot et la question du genre, Derrida, par des
jeux de métaphores, prépare en quelque sorte l’articulation de la question de
la loi et de la différence sexuelle, par exemple autour du mot pénétrer ou
93 94
pénétration , ou par les références à Freud et au meurtre du père . Mais
c’est avec le retour de Blanchot et de La Folie du jour que la question est
véritablement posée.
Là encore quelque chose change en profondeur, et cela sans doute dans la
logique d’une forme de rejudaïsation du discours derridien que suscitent ici,
en cette année 1982 à Cerisy, la lecture de Lyotard et le sentiment qu’un
tournant est en train d’opérer, et où la Loi n’est plus si familière qu’on puisse
la séduire, comme cela apparaissait dans la lecture de La Folie du jour trois
années auparavant. Là où le texte de Blanchot autorisait un rapport
incestueux à la loi avec cette « silhouette féminine » pleine de grâce, le conte
de Kafka semble y faire obstacle. La loi avec Kafka, avec l’allemand, cesse
tout simplement d’être au féminin, das Gesetz. Plus de couple entre la
95
silhouette et le narrateur . Peut-être même Derrida a-t-il le sentiment d’avoir
été piégé par Blanchot, trop rapidement séduit par le genou que la loi laissait
caresser : désormais, pénétrer la loi est typiquement caractérisé comme un
96
leurre, un leurre de la masculinité , et alors que le Neutre était défini avec
Blanchot comme affirmation d’un « oui, oui » de « presque toutes les
femmes », la loi apparaît désormais comme neutre, au-delà du genre
grammatical et sexuel, indifférente, impassible, peu soucieuse de répondre
97
oui ou non . Le Neutre retrouve son sens de neuter, de ni ni, « ni au féminin
98
ni au masculin ». Nous découvrons un Neutre spécifiquement derridien,
celui du Vide, et du Vide que localise la pensée juive, celui du Tabernacle, du
99
Temple juif, d’une transcendance vide, « un espace vide » : « un neutre qui
100
annule les oppositions ».
Et, au sein de ce Neutre, la différence des sexes fait un retour mystérieux,
puisque ce retour se manifeste à partir de catégories anciennes, celle de
l’Hymen d’un côté et celle de la Dissémination de l’autre. Derrida opère un
coup de force très audacieux. Il interprète la position du personnage de Kafka
devant la porte (devant la loi) en termes d’étiologie sexuelle, comme le ante
portas : le lieu de l’éjaculation précoce (coitus ante portas), là où la semence
101
se dissémine, là où opère « l’hymen avec la loi », c’est-à-dire l’espace
d’une pénétration impossible : « non-pénétration par éjaculation précoce ou
par non-éjaculation. Le résultat est le même, le jugement, la conclusion. Le
102
tabernacle reste vide et la dissémination fatale ». Le premier mouvement
de Derrida est de citer Freud pour s’en différencier, et penser ce « rapport
103
sans rapport » de l’hymen hors du « paradigme sexuel ou génital », nous
plaçant aussi loin d’un rapport à la castration, à l’angoisse du coït
interrompu, telle que Lacan la définit comme associée à la « chute du
104
phallus ».
Le rapport sexuel apparaît – quel qu’il soit, y compris pour
105
« les jouissances dites normales » – sur fond d’un inceste impossible avec
la loi, impossibilité qui regarde alors chacun puisque cet « ante portas » est
en fait un « ante portam » : devant une porte, une porte unique au sujet –
« Ici personne d’autre ne pouvait être autorisé à entrer, car cette entrée était
106 107
destinée à toi seul » : destinerrance du destin , différance jusqu’à la mort,
108
pour la mort . La loi est bien folle mais elle n’est pas folle de la folie du
109
jour, elle est folle de sa Nécessité et du vide qui la comble. La question du
genre regarde le sujet et lui seul, devant la loi.

DERRIDA PAR BUTLER

Le seul texte de Derrida cité dans Trouble dans le genre est donc celui
consacré à « Devant la loi », et il fait l’objet d’une étrange lecture. Ainsi,
selon Butler, Derrida insisterait sur le « caractère absolument injustifiable »
de la répression opérée par la loi dont l’autorité serait assurée par le mythe
d’un temps « d’avant la loi ». Elle va même jusqu’à indiquer que cette
critique de la dimension répressive de la loi s’appuie sur une mise en récit
110
récapitulant « les temps d’avant la loi . » Or, on l’a vu, la loi de « Devant
la loi » n’est évidemment pas une loi de répression, et elle est encore moins
une loi qui trouverait dans le mythe d’un temps « d’avant la loi » de quoi
111
justifier son apparition dans l’histoire des hommes : le « Devant la loi »
n’est nullement un « Avant la loi » comme l’ambiguïté du titre en anglais
(Before the Law) a pu le laisser croire à Butler, où le before peut en effet
112
désigner tout aussi bien devant que avant . La traduction de Gender
Trouble en français met d’ailleurs en évidence la confusion de Butler, là où la
clarté de la langue française distingue par deux prépositions ce qui est
113
confondu en une seule en anglais . C’est ainsi, sur ce contresens, que Butler
introduit l’idée d’un « sujet avant la loi » qui, pour elle, est une mystification
propre à masquer le caractère socialement construit de l’individu et du
114
genre .
Butler prétend également s’inspirer de l’impossibilité kafkaïenne
d’accéder à la loi décrite par Derrida pour proposer sa propre conception de
la « performativité du genre ». L’attente du sujet « devant la loi » serait le
temps de la fabrication du genre : « l’attente d’une essence genrée produit ce
115
que cette même attente pose précisément à l’extérieur d’elle-même ». La
loi fonctionne de manière purement normative et l’attente est définie comme
production qui naturalise cet objet à force de le maintenir dans cette
116
attente . Or, c’est l’inverse chez Derrida où l’attente est le travail de la
différance. L’attente est ce qui interdit toute coïncidence à soi, toute norme,
117
et la loi elle-même y est donnée comme étrangère à l’idée de norme . La loi
ne peut être assimilée à un impératif performatif de type discursif par lequel
l’individu serait construit comme sujet genré, quand bien même ce
118
performatif serait une « métalepse [metalepsis] », comme l’écrit Judith
Butler en spécialiste consommée de la rhétorique : la métalepse, figure de
l’après-coup, où se situerait l’effet retard entre le performatif et le résultat.
L’attente derridienne est tout autre : « Ce qui est à jamais différé, jusqu’à la
mort, c’est l’entrée dans la loi elle-même, qui n’est rien d’autre que cela
119
même qui dicte le retard . »
Si le sujet est un préjugé, selon le terme de Derrida, ce n’est donc pas
parce qu’il serait une construction sociale et le résultat d’interactions
performatives, simple artefact, comme la pensée pragmatique de Butler le
laisse supposer. Le sujet n’est pas un préjugé au sens trivial d’une illusion
construite par le socius. Si le sujet est un préjugé pour Derrida, c’est
littéralement comme pré-jugé : le sujet est sujet de la loi, il est celui que la loi
précède et qui précède la loi, loi qui signifie seulement un « plus tard » pour
120
un jugement qui toujours se prépare et se fait attendre : Derrida, dans ce
tournant du milieu des années 1980, se fait l’un des derniers penseurs de la
loi et l’un de ses derniers gardiens. Un « gardien » – au sens de Kafka –
qui ne cesse pour autant d’être un déconstructeur puisque la loi comme ce qui
précède le sujet « se cache et se garde peut-être encore dans l’abîme d’une
121
différence ».
Il semble bien alors que la référence de Butler à Derrida soit un leurre. On
retrouve la stratégie butlérienne d’appropriation des catégories propres à la
French Theory revendiquée dans Pouvoir des mots, et que nous avons
122
examinée dans la première partie de notre livre , stratégie qui d’ailleurs,
123
ironie de l’histoire, s’appuie sur la déconstruction derridienne . Mais il y a,
par rapport à Derrida, une opération supplémentaire en lien avec la parenté
judaïque qu’elle revendique à son égard. De fait, si Derrida jouit du privilège
d’être lu et cité, c’est en bonne logique pour être détrôné.

GESCHLECHT

Derrida, lui, continuera interminablement, jusqu’à la mort, à labourer la


terre de la différence sexuelle avec autant de socs que sa plume lui offre. Du
côté de l’inceste avec Circonfession où il veille le corps maternel moribond,
amnésique, comme la matrice par excellence de l’écriture, mère ventriloque
en qui il parle et qui parle en lui, mère aveugle sauf à sa circoncision qui est
le point nodal où leurs deux corps se rencontrent, mère qui, quasi fellatrice,
porte à ses lèvres le prépuce ensanglanté, comme, selon Freud, le faisait la
mère de Léonard de Vinci en souriant, mère au corps couvert d’escarres et
comme lui-même circoncis. Il labourera cette question du côté du judaïsme
avec le même Circonfession ou avec son Adieu à Emmanuel Levinas, difficile
adieu tant Levinas refuse la déconstruction de la différence sexuelle en
préservant l’altérité féminine. Il labourera cette question aussi du côté d’une
greffe du féminin sur le masculin et du masculin sur le féminin avec le
subjectile et le corps d’Artaud qui prolongent autrement les jeux du Glas de
Jean Genet. Et enfin, du côté de la philosophie, avec ce travail mi-inachevé
mi-impossible autour d’un mot, d’un mot allemand qui, précisément, pour
être intraduisible, pourrait bien avoir été pour Derrida le dernier mot, le mot
de passe où penser la question de la différence sexuelle : Geschlecht. Quatre
textes, rédigés dans la première moitié des années 1980, soutiennent ce
travail qui est avant tout un travail d’explication avec Heidegger, avec la
philosophie, et la pseudo-neutralité de l’être qui n’accepte ni féminin ni
masculin et qui pourtant se dit en un seul genre (masculin), croyant ne pas se
compromettre avec une anthropologie : « L’être comme thème fondamental
de la philosophie n’est pas le genre d’un étant », écrit Heidegger dans Être et
124
temps . Sartre, qui avait noté le même silence de Heidegger sur la sexualité,
et son Dasein asexué, avait tenté dans L’Être et le néant de proposer une
125
ontologie existentielle de cette question . Derrida n’y reviendra pas.
126
Quatre textes portent donc sur le mot de Geschlecht dont la
signification multiple – sexe, race, nation, humanité, genre, famille, lignée,
127
génération – et son caractère intraduisible, selon Derrida, le constituent en
signifiant d’une question qui porte en elle une opacité irréductible qu’aucune
épochè ne saurait réduire. Mais du fait de cette résistance, il soutient une
positivité d’une autre dimension. Derrida suit ici Heidegger qui n’utilise
128
jamais les termes de sexual, sexuell, mais seulement ce nom, Geschlecht .
On comprend vite alors la stratégie de Derrida et toute son importance
pour la pensée du Neutre. Avec Heidegger, le Neutre (Neutral/Neutralität) du
Dasein (cet étant que nous sommes nous-mêmes comme être-là) trouve ici la
possibilité d’interrompre le compagnonnage ambigu qu’il a entamé avec la
question sexuelle dès le début des années 1960. Derrida perçoit sans doute
l’échec de ce défi subjectif assumé par les Modernes face à la question
sexuelle, et les impasses de ce jeu sans fin autour de la castration et de la
perversion. Thèmes dont les années 1980 annoncent le déclin. Le mutisme de
Heidegger à l’égard de la question sexuelle semble appréhendé avec une
forme de félicité par Derrida pour qui la sexualité comme telle – en tant
qu’elle porte en elle la question de la division sexuelle – apparaît comme
négativité. Ce silence de Heidegger peut être une chance. Et la neutralité du
Dasein devient « positivité originaire » et « puissance », puissance de
129
l’origine . Derrida juge nécessaire, peut-être pour un moment, de préférer la
130
rétention heideggérienne, ce moment d’« interprétation privative », cette
131
« voie de la privation », à la fantasmagorie, à l’hubris, au délire
savamment conduit des Modernes auquel il a participé pleinement.
S’il ne tarde pas à réintroduire la notion de dissémination qu’abrite le
132
Dasein comme sa possibilité même, et dont la sexuation est un effet , s’il
133
parle même de sa « structure originairement disséminale » (où l’on entend
nettement le séminal dans ce néologisme), s’il associe cette dissémination
avec le Dasein comme être-jeté dans le monde (« jetée disséminale de l’être-
134
là »), si donc Derrida aménage la pensée de Heidegger dans la langue
derridienne, c’est pour amener le lecteur à une conclusion qui, elle, est une
manière claire et nette de sortir du discours sexuel, de la sur-sexualisation
contemporaine du discours. Une différence sexuelle qui ne serait pas une
dualité reposant sur des marques génériques, une différence qui ne serait pas
135
scellée par le deux . D’autres propos vont dans le même sens, comme en
témoigne un entretien en 1982 qui parle du rêve d’un « dépassement de la
binarité sexuelle », d’une « zone de relation à l’autre où le code des marques
sexuelles ne serait plus discriminant », celui d’une autre sexuation, vers ce
136
« mobile » de marques sexuelles non identifiées .
Dans la troisième intervention sur le Geschlecht heideggérien (1984-
1985), Derrida va plus loin dans l’exploration d’une différence qui ne serait
137
pas « dissension », ni « discord », au travers de la lecture que Heidegger
propose d’un poème de Trakl. Nous y retrouvons tous les éléments du
paradigme romantique, où le thème de « la douceur d’une dualité simple »
s’incarne dans une double sublimation, d’une part celle de l’adolescent
comme figure de « l’enfance profonde » qui « abrite et réserve en elle la
tendre et douce dualité des sexes, donc une différence sexuelle, un deux qui
138
n’est pas encore déterminé et déchaîné dans l’opposition », celle d’un sujet
139
« ingénéré », et d’autre part celle de l’inceste romantique, de l’autre
inceste, celui qui, de Richard Wagner à Chateaubriand, associe le frère à la
sœur : « la dissension sexuelle » comme dualité agonistique c’est donc celle
que dépasserait l’inceste du frère et de la sœur, qui serait un rapport
nullement asexué mais « un rapport sexuel dans une différence sans
140
dissension ». N’est-ce pas là, littéralement, une nouvelle réalisation de
l’Hymen ?
Le propos de Derrida – qui touche pourtant là à quelque chose
d’essentiel – tourne court tout en nous faisant signe. Il tourne court parce
qu’il abandonne le texte de Trakl (« Je vous laisse lire, dans la suite de ce
141
passage, toute cette scène du frère/sœur ») mais il nous fait signe en
ajoutant : « vous voyez bien pourquoi maintenant et pourquoi j’ai parlé de
142
dissémination ». Mais c’est un simple signe car Derrida, au lieu d’explorer
ce qu’il y aurait de disséminal dans ce « rapport sexuel » entre le frère et la
sœur, s’engage dans une longue discussion à propos de l’opposition entre
dissémination (derridienne) et polysémie (heideggérienne).
Heidegger est utilisé par Derrida dans une triple perspective. La première
est de replacer la question du Neutre dans l’espace philosophique, un espace
qui se tient à l’abri de la thématique de la perversion. La deuxième est celle
de ré-écrire Heidegger en termes derridiens, c’est-à-dire convertir la fausse
Neutralität de l’ontologie, la neutralité hautaine de Heidegger, en introduisant
la dissémination comme originaire, présente dans la structure même du
Dasein, de l’existant. La troisième est donc d’ouvrir (pour aussitôt le
refermer) le roman de l’inceste que le Neutre porte inévitablement en lui dès
lors qu’il veut neutraliser la différence sexuelle. Ces trois perspectives nous
apparaissent cependant moins comme un tournant par rapport aux autres
interventions que comme un complément. Il n’y a pas de dernier mot, même
si le Geschlecht semble ici momentanément privilégié. Le Geschlecht semble
le dernier creuset pour une pensée de la dissémination et pour une pensée de
l’Hymen. Un creuset.

1. Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida, Paris, Seuil, coll.


« Les Contemporains », 1991, p. 70.
2. Issu d’une conférence prononcée en 1972, lors du colloque « Nietzsche aujourd’hui ? » à
Cerisy, le texte a connu plusieurs versions, en 1973 d’abord, puis en 1976, et en 1978 dans la
collection « Champs » chez Flammarion. C’est sur cette version que nous nous appuyons.
3. « Le titre retenu pour cette séance aura été la question du style. Mais – la femme sera mon sujet.
Il resterait à se demander si cela revient au même – ou à l’autre » (Jacques Derrida, Éperons. Les
styles de Nietzsche, préface de Stefano Agosti, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1978, p. 27).
4. Ibid., p. 52. Voir aussi la série de fragments misogynes de Nietzsche que Derrida cite avec un
certain bonheur (p. 67-68), comme par exemple : « On tient la femme pour profonde – pourquoi ?
parce que chez elle on n’arrive jamais au fond. La femme n’est pas même encore plate » (p. 68).
5. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, livre II, fragment 70. Nietzsche doit faire allusion à l’opéra
de Bellini Les Capulet et les Montaigu (1830) où Roméo est chanté par une femme costumée en
jeune homme.
6. Derrida, Éperons, op. cit., p. 33.
7. Ibid., p. 73.
8. Ibid., p. 47.
9. Ibid.
10. Jacques Derrida, « Le facteur de la vérité », in La Carte postale, Paris, Flammarion, 1980. Sur
les rapports entre Derrida et Lacan, voir Élisabeth Roudinesco, La Bataille de cent ans. Histoire de
la psychanalyse en France, t. II : 1925-1985, Paris, Seuil, 1986.
11. Derrida inscrit son propos dans la « phase nouvelle ouverte dans un procès d’interprétation
déconstructrice, c’est-à-dire affirmative » (Derrida, Éperons, op. cit., p. 28). Derrida fera la
synthèse de cette question dans « Pour l’amour de Lacan » [1992], in Résistances de la
psychanalyse, Paris, Galilée, 1996.
12. Derrida, Éperons, op. cit., p. 44.
13. Ibid., p. 37-38.
14. Ibid., p. 48 et 79.
15. Ibid., p. 48.
16. Ibid., p. 72.
17. Ibid., p. 50.
18. Ibid., p. 86.
19. Ibid., p. 44.
20. Ibid., p. 50.
21. Ibid., p. 39.
22. Jacques Derrida, La Dissémination [1972], Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1993, p. 9-12.
Sur la théologie négative et ses limites, voir aussi « La différance » [1968], in Marges de la
philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 6.
23. Par exemple dans Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain… Dialogue,
Paris, Fayard/Galilée, 2001, p. 72-73.
24. Derrida, « La différance », in Marges de la philosophie, op. cit., p. 12-16.
25. Derrida, Éperons, op. cit., p. 48.
26. Ibid., p. 38-39.
27. À partir de la célèbre histoire juive du chaudron percé, tant commentée par Freud (ibid.,
p. 53). C’est l’histoire de celui qui rend à son propriétaire un chaudron percé, expliquant qu’il l’a
rendu intact, qu’il ne l’a jamais emprunté, et enfin que ce chaudron était déjà percé, commentée
par Freud dans L’Interprétation des rêves et dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec
l’inconscient, et déjà citée par Derrida dans La Dissémination, op. cit., p. 137-138.
28. Le texte auquel Derrida fait référence est en effet le fragment 361 du Gai Savoir qui établit,
selon le stéréotype d’époque, que les talents de comédiens des Juifs en font les maîtres effectifs
« de toute la presse européenne » (Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, traduit de l’allemand par
Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1975, p. 328-329).
29. Ibid., p. 53-54.
30. Ibid., p. 100.
31. Jacques Derrida, « Préjugés. Devant la loi », in La Faculté de juger. Actes du colloque de
Cerisy (1982), Paris, Minuit, 1985, p. 95.
32. Ibid., p. 96.
33. Éperons, op. cit., p. 116-117.
34. Voir par exemple le traitement dont bénéficie Derrida par opposition à Foucault ou Deleuze
dans Gayatri Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? [1988], Paris, Éd. Amsterdam, 2009.
35. Voir notamment Derrida, « La double séance » [1970], in La Dissémination, op. cit.
36. Ibid., p. 260-266.
37. Ibid., p. 265.
38. La notion d’objet a est décrite par Jacques Lacan, comme on l’a vu, dans « Remarque sur le
rapport de Daniel Lagache » [1960], in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 447 et sq., et dans
Le Transfert. Le Séminaire (1960-1961), livre VIII, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris,
Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1991.
39. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 262. L’hystère désigne l’utérus.
40. Ibid.
41. Derrida revient dans de nombreux textes sur l’hymen, pour ce qu’on pourrait appeler sa
duplicité, celle de la syllepse, celle du double bind où l’interruption de l’hymen est aussi
l’événement de l’hymen, où le voile déchiré est simultanément accomplissement de l’hymen
comme noces, comme pénétration du corps féminin (Jacques Derrida, Parages, Paris, Galilée,
1986-2003, p. 183).
42. Derrida, « La différance », in Marges de la philosophie, op. cit., p. 7-8.
43. Ibid., p. 8-9.
44. Sur la relation entre Derrida et Blanchot, voir le très beau livre de Laura Marin, Le Neutre.
Lire Blanchot dans les traces de Levinas et Derrida, Editura Universității din București, 2013.
45. Derrida, « Survivre », « Titre à préciser », « La loi du genre », in Parages, op. cit.
46. Cette discrétion de Blanchot en matière de sex-appeal n’a pas empêché le docteur Lacan de
flairer dans son œuvre le parfum de la perversion : séminaire « L’identification » (1961-1962),
livre IX (inédit), séance du 27 juin 1962.
47. Maurice Blanchot, La Folie du jour [1949], Paris, Gallimard, 2002, p. 29 et 9.
48. Le texte se termine par « Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais », et il est à noter que, dans
sa première version parue dans la revue Empédocle en mai 1949, il portait en sous-titre
« Un récit ? ». Derrida commente minutieusement toutes les variantes autour du mot « récit » :
« Survivre », in Parages, op. cit., p. 121 et sq.
49. Derrida, « La loi du genre », in Parages, op. cit., p. 248.
50. Ibid., p. 251.
51. Ibid., p. 252. La même expression apparaît dans les deux autres commentaires de Derrida (voir
p. 135 dans « Survivre », et p. 228 dans « Titre à préciser »). Le terme « chiasmatique » désigne ici
simplement l’inversion des groupes de mots utilisés (voir p. 252).
52. Derrida, « Pour l’amour de Lacan », in Résistances, op. cit., p. 81-84.
53. Derrida, « Survivre », in Parages, op. cit., p. 132.
54. Derrida, « La loi du genre », in Parages, op. cit., p. 252.
55. Jacques Lacan, L’Angoisse. Le Séminaire (1962-1963), livre X, texte établi par Jacques-Alain
Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 2004, p. 271-272.
56. Derrida, « La loi du genre », in Parages, op. cit., p. 257.
57. On peut considérer que c’est à partir de son séminaire « L’identification » (1961-1962) que
Lacan commence à travailler sérieusement cette question.
58. Jacques Lacan, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » (1964-1965), livre XII (inédit),
séance du 6 janvier 1965. La bouteille de Klein a été décrite par le mathématicien allemand Felix
Klein en 1882.
59. Ibid.
60. Lacan, séminaire « L’identification » (1961-1962), livre IX (inédit), séance du 27 juin 1962.
61. Lacan, L’Angoisse, op. cit., p. 279.
62. Ibid., p. 278.
63. Jean-Paul Sartre, « Aminadab, ou du fantastique considéré comme un langage », Cahiers du
Sud, avril-mai 1943, repris dans Situations I.
64. Michel Foucault, « La pensée du dehors », Critique, juin 1966, repris dans Dits et écrits, t. I :
1954-1975, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001.
65. Jean-Paul Sartre, « Aminadab, ou du fantastique considéré comme un langage », in
Situations I. Critiques littéraires [1947], Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2005, p. 123.
66. Foucault, « La pensée du dehors », art. cit., p. 556.
67. Ibid., p. 557.
68. Blanchot, La Folie du jour, op. cit., p. 9 et 29.
69. Derrida, « La loi du genre », in Parages, op. cit., p. 257.
70. Ibid., p. 258.
71. Ibid., p. 259.
72. Blanchot, La Folie du jour, op. cit., p. 26-27, et Derrida, « La loi du genre », in Parages, op.
cit., p. 262-263.
73. Blanchot, La Folie du jour, op. cit., p. 24, et Derrida, « La loi du genre », in Parages, op. cit.,
p. 262.
74. Derrida, « La loi du genre », in Parages, op. cit., p. 263.
75. Ibid., p. 262 (et 260).
76. Ibid., p. 263-264.
77. Ibid., p. 264.
78. Ibid.
79. Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Éd. Amsterdam, 2016, p. 280 – traduction par Maxime
Cervulle d’Undoing Gender, New York, Routledge, 2004.
80. Ibid., et Undoing Gender, op. cit., « I still spend too many Sundays reading Benjamin and
Scholem, and it may be that this inheritance (one that can be traced through Derrida) is more
important to me than American sociology and anthropology » (p. 202). Cette étrange phrase est
précédée par cette autre : « J’appartiens à une famille qui, il y a quelques décennies à peine, se
définissait comme juive européenne […] » (ibid.).
81. Le texte paraît aux États-Unis dans un livre collectif consacré à Kafka, voir Alan Udoff (dir.),
Kafka and the Contemporary Critical Performance : Centenary Readings, Bloomington, Indiana
University Press, 1987.
82. Jacques Derrida, Vincent Descombes, Jean-Luc Nancy, Garbis Kortian, Philippe Lacoue-
Labarthe et Jean-François Lyotard se sont réunis pour discuter de la question de la loi et de sa
défection à partir des récents travaux de Lyotard, notamment bien sûr à propos du Différend (Paris,
Minuit, 1983) mais surtout de La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir (Paris, Minuit,
1979). Ce livre collectif, réunissant les actes du colloque, s’intitule La Faculté de juger. Actes du
colloque de Cerisy (1982), Paris, Minuit, 1985.
83. Derrida, « Préjugés. Devant la loi », in La Faculté de juger, op. cit., p. 87-97.
84. Ibid., p. 97.
85. Dans Le Différend (1983), Lyotard déployait toutes les ressources de la pragmatique anglo-
saxonne pour mettre en évidence l’impossibilité d’insérer le nom d’Auschwitz dans les énoncés du
langage naturel, ce que la philosophie analytique a appelé « le langage ordinaire ». Sur ce point,
voir notre Sur « Shoah » de Claude Lanzmann, Paris, Manucius, 2016, p. 33-37. La mise en
exergue par Lyotard du concept de différend a peut-être été perçue par Derrida comme une pierre
jetée dans son jardin et comme rival de la notion de différance (voir Derrida, Marges de la
philosophie, op. cit., p. 8).
86. Derrida, « Préjugés. Devant la loi », in La Faculté de juger, op. cit., p. 97-99.
87. Les premières pages de Derrida en effet parodient le style de la pragmatique anglo-saxonne
sur le mode du « Comment-juger-Jean-François-Lyotard ? » (p. 87-88).
88. Ibid., p. 96-97.
89. Ibid., p. 88. La citation de Lyotard se trouve aux pages 100-101 de son livre. Notons que
Derrida, dans la citation, souligne la phrase sur « le calcul des interactions ».
90. Ibid., p. 94.
91. Ibid., p. 97.
92. Ibid., p. 107.
93. Ibid., p. 122-123.
94. Ibid., p. 115-117.
95. Ibid.
96. Ibid., p. 125.
97. Ibid.
98. Ibid.
99. Ibid., p. 126.
100. Ibid.
101. Ibid., p. 127.
102. Ibid.
103. Ibid.
104. Lacan, L’Angoisse, op. cit., p. 197-198.
105. Derrida, « Préjugés. Devant la loi », in La Faculté de juger, op. cit., p. 127.
106. Ibid., p. 128.
107. Ibid., p. 130.
108. Ibid., p. 122.
109. Ibid.
110. Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006, p. 114-115 note 1 –
traduction par Cynthia Kraus de Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New
York, Routledge, 1990, p. 202 note 1, « He underscores the radical unjustifiability of this
repression through a narrative recapitulation of a time before the law. Significantly, it also
remains impossible to articulate a critique of that law through recourse to a time before the law ».
111. Ibid., p. 113-115, et Gender Trouble, op. cit., p. 45-46. La seule référence à un « avant
la loi » dans le texte de Derrida concerne une digression sur le meurtre du père dans Totem et
tabou et précisément pour être évacuée, pour être repérée comme impossible dans le mythe
freudien (« Préjugés. Devant la loi », in La Faculté de juger, op. cit., p. 115-116).
112. C’est sous ce titre que le texte de Derrida est donné et lu par Butler dans un livre collectif
consacré à Kafka : Udoff (dir.), Kafka and the Contemporary Critical Performance, op. cit. De
toute évidence, « Devant la loi » n’a pas été lu par Butler en français et dans le contexte de sa
production, à savoir le colloque de Cerisy autour de Lyotard.
113. Butler, Gender Trouble, op. cit., p. 5 et p. 193 note 2, et Trouble dans le genre, op. cit., p. 61
note 2.
114. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 61 note 2, et Gender Trouble, op. cit., p. 193 note 2.
115. Ibid., p. 35-36, et Gender Trouble, op. cit., p. XV, « the anticipation of a gendered essence
produces that which it posits as outside ».
116. Ibid., p. 35, « l’attente fait advenir son objet », et Gender Trouble, op. cit., p. XIV, « the
anticipation conjures its object ».
117. « L’interdiction présente de la loi n’est donc pas une interdiction, au sens de la contrainte
impérative, c’est une différance » (Derrida, « Préjugés. Devant la loi », in La Faculté de juger,
op. cit., p. 120).
118. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 35, et Gender Trouble, op. cit., p. XIV. La métalepse
définit tous les phénomènes d’après-coup, mais l’idée a une tout autre ampleur dans la Modernité
avec la notion freudienne de Nachträglichkeit (après-coup en allemand). Voir Jacques-Alain
Miller, « Action de la structure » [1964], in Un début dans la vie, Paris, Le Promeneur/Gallimard,
2002.
119. Derrida, « Préjugé. Devant la loi », in La Faculté de juger, op. cit., p. 122.
120. Ibid., p. 123.
121. Ibid., p. 124.
122. Première partie, chapitre II, section « L’usage métathéorique du performatif ».
123. Butler, Pouvoir des mots, op. cit., p. 214, et Excitable Speech, op. cit., p. 144.
124. C’est la traduction que propose Derrida dans « Geschlecht I : Différence sexuelle, différence
ontologique » (in Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987), alors qu’Emmanuel
Martineau, dans sa traduction, propose : « L’être, en tant que thème fondamental de la philosophie,
n’est pas un genre d’étant » (Martin Heidegger, Être et temps, Paris, Authentica, 1985, p. 48).
125. Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique [1943], Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 2016, p. 433.
126. Deux d’entre eux – « Geschlecht I : Différence sexuelle, différence ontologique » et
« Geschlecht II : La main de Heidegger » – ont paru dans Psyché. Inventions de l’autre, Paris,
Galilée, 1987 ; « Geschlecht IV : L’oreille de Heidegger. Philopolémologie » a paru dans
Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994 ; Geschlecht III : Sexe, race, nation, humanité a paru au
Seuil en 2018 dans la collection « Bibliothèque Derrida ».
127. Derrida, « Geschlecht I », in Psyché, op. cit., p. 400.
128. Ibid., p. 403.
129. Ibid., p. 402-403.
130. Ibid., p. 411.
131. Ibid.
132. Ibid., p. 405 et sq.
133. Ibid., p. 407.
134. Ibid., p. 410.
135. Ibid., p. 414.
136. Entretien avec Christie McDonald (1982), cité dans la préface de Geschlecht III, op. cit.,
p. 11-12.
137. Derrida, Geschlecht III, op. cit., p. 72-73.
138. Ibid., p. 89-90.
139. Ibid., p. 91.
140. Ibid., p. 95.
141. Ibid.
142. Ibid.
QUATRIÈME PARTIE

MICHEL FOUCAULT, LE POST-


EUROPÉEN. LA LOI, LA NORME,
LE GENRE

« Il y a longtemps qu’on sait que le rôle de la philosophie n’est pas de


découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible ce qui précisément est
visible. »
Michel Foucault,
« La philosophie analytique de la politique », 1978
CHAPITRE PREMIER

Généalogie d’une rupture

MICHEL FOUCAULT PLUS QUE DERRIDA

Ce n’est donc pas Jacques Derrida qui offre à Judith Butler les outils
constitutifs de sa théorie du genre mais Michel Foucault, dont le moins qu’on
puisse dire est que la question de la femme n’a jamais pris une place
déterminante dans sa réflexion. Contrairement à ses contemporains, Foucault
ne s’était ouvert, jusqu’au milieu des années 1970, à un questionnement ni
sur le sujet féminin, ni sur le genre, ni sur les corps sexués, comme très tôt
Deleuze au travers du sujet masochiste, comme Barthes à partir du castrat, ou
comme Derrida à partir de la femme, de l’hymen et de la différance, ou
comme Blanchot à partir de la Loi. De ce point de vue, l’œuvre de Foucault
est un désert. Et si la question de la sexualité a pris chez lui une importance
considérable à partir du milieu des années 1970, cela n’a jamais été dans la
perspective « perverse » de ses contemporains, jamais sous la forme d’un
objet corporel auquel le sexe prendrait part, malgré quelques exceptions dont
1
ses réflexions sur les hermaphrodites dans son cours sur « Les anormaux »
2
et, en 1978, l’exhumation des souvenirs d’Herculine Barbin , hermaphrodite,
qui seront au centre de notre épilogue. La Volonté de savoir, premier tome
d’Histoire de la sexualité, paru en 1976, ne thématise pas en tout cas la
question du sexe/genre féminin, de la jouissance féminine, du corps, de la
différence générique.
Foucault donc plutôt que Derrida pour Butler. Ce qui doit nous retenir
d’abord, c’est que la théorie du genre butlérienne n’est qu’en apparence une
émanation du féminisme. Si le livre de Judith Butler porte en sous-titre
« Le féminisme et la subversion de l’identité », Trouble dans le genre ne fait
pas de la femme l’objet central de sa réflexion, mais se donne, au contraire,
comme une forme d’adieu à ce questionnement, adieu que paient cher toutes
les intellectuelles – Beauvoir, Kristeva, Irigaray, Wittig… – que Butler
élimine l’une après l’autre. Comment en serait-il autrement dans une
épistémologie qui fait du genre une catégorie qu’il faut radicalement
déconstruire ? Quels que soient les apports du féminisme dans l’émergence
d’une critique des genres, celui-ci demeure, aux yeux de Butler, inclus dans
le problème. La « femme » est une catégorie aliénée qui ne peut être
originaire dans une réflexion sur le genre. D’ailleurs, historiquement, si ce
sont des femmes qui ont été à l’origine des gender, c’est à partir de
l’activisme lesbien américain auquel Foucault, comme nous le verrons, a
prêté une attention aiguë. Il sera de ce point de vue parfaitement clair en
renvoyant les combats féministes au dispositif de sexualité qui les
3
détermine . Le rôle spécifique du lesbianisme dans la naissance des gender
est capital à repérer, ne serait-ce que pour comprendre la place insignifiante
que Derrida y occupe réellement, tout comme pour admettre le rôle négatif
qu’y ont les féministes, et surtout celles qu’il a pu influencer. On ne parlera
pas du féminisme mainstream dont l’objet de militantisme historique –
la femme hétérosexuelle, blanche et middle class comme victime – n’est à
aucun moment opératoire dans l’espace LGBT, sauf quand, avec nostalgie,
Butler la rêve comme la seule vraie (mélancolique) lesbienne : « the “truest”
4
lesbian melancholic is the strictly straight woman ». Corps d’autant plus mis
à l’écart du champ théorique qu’il est le seul corps désiré. La place presque
hégémonique qu’a prise très rapidement, dans le discours de Butler, la pensée
intersectionnelle qui privilégie la race comme différence et inégalité
premières, et qui de ce fait réduit le féminisme au combat de la femme
blanche privilégiée, s’explique aisément si l’on dissocie radicalement
l’activisme LGBT du militantisme féministe classique dès son origine. On
pourrait dire, d’une certaine manière, que la femme est la première victime de
l’émergence des gender, d’où émanent d’ailleurs de très nombreuses
5
interventions extrêmement hostiles à l’égard de la femme .
Michel Foucault est plus important que quiconque en dépit de ou à cause
de son silence sur la question du sujet féminin et de la « différence sexuelle ».

LA QUESTION DE LA LITTÉRATURE

Entre le début des années 1970 et le début des années 1980, pendant cette
décennie capitale où la Modernité française accède au plus haut de ses
possibilités et en atteint en même temps les limites, Foucault déploie un
activisme intellectuel d’une intensité rare. Il va inventer un style
d’intervention où ses extraordinaires vitalité, ubiquité, alacrité sont comme
les signaux d’un projet qui est de construire un terrain entièrement neuf pour
la pensée mais aussi une nouvelle figure de l’intellectuel devenu, à ses
risques et périls, un strict contemporain. La multiplicité même des
déplacements – tant géographiques, par son interventionnisme planétaire, que
conceptuels, par les ruptures qu’il propose – nous amènera à privilégier celle
qui touche à l’objet de ce livre, la question sexuelle, mais il faut
préalablement en dessiner le contexte. Si 1976 apparaît comme une année
capitale où Foucault contribue à rendre possible la théorie du genre, cette
année est l’aboutissement de bien des opérations dont elle n’est peut-être
qu’une reformulation. Foucault, en 1977, date lui-même des années 1971-
1972 et de son travail sur les prisons les prémisses de cette rupture. Il
explique que le cas de la pénalité l’avait convaincu que ce n’était pas
tellement en termes de droit mais en termes de technologie qu’il fallait penser
la question qui cesse ainsi d’être comprise dans une conception purement
6
négative du pouvoir . Quelque chose en tout cas se déplace pendant cette
séquence dont le symptôme le plus visible est une profonde modification
stylistique. À l’écriture très ample, parfois très emphatique des grands livres
précédents, Histoire de la folie et Les Mots et les choses, succède une autre
7
écriture – comme il le reconnaît lui-même –, fluide, transparente, transitive
et directe, avec son Histoire de la sexualité, à laquelle correspond une mise à
8
l’écart de la littérature . Mise à l’écart qui est aussi l’un des enjeux de la
nouvelle épistémè que nous allons décrire.
Il est significatif – comme symptôme d’une vigilance propre aux
Modernes – que Barthes ait précisément repéré cette rupture-là en l’associant
à un processus historique impliquant la société tout entière dans la
progressive victoire de ce qu’il avait appelé jadis « l’écrivance ». Ces
remarques apparaissent dans son dernier cours du Collège de France, en
1980, intitulé « La préparation du roman ». Le diagnostic a une grande valeur
symptomatologique car Barthes n’épingle pas Foucault d’un point de vue
passéiste, mais du point de vue de la Modernité. Le propos de Barthes
renvoie la rupture foucaldienne, moins à une innovation singulière, une
originalité, qu’à un symptôme de la conjoncture historique tout entière,
montrant par là qu’il a bien compris que le projet foucaldien est aussi un
projet d’inscription sociale de l’intellectuel dans l’époque. Il situe donc la
position de Foucault dans son véritable enjeu. Si celui-ci rejette
« la littérature » comme chose passée, sa rupture opère dans une réévaluation
de la positivité du jeu social.

D’où les attaques contre cette écriture littéraire qui viennent parfois
de l’intelligentsia elle-même : c’est par exemple le cas de Foucault
qui demande qu’on « lève enfin la souveraineté du signifiant » ou
qu’on « tienne à l’écart les vieilles méthodes académiques de
l’analyse textuelle et toutes les notions qui dérivent du prestige
9
monotone et scolaire de l’écriture » .

C’est bien la langue de la Modernité connotée par les termes de


« signifiant » ou « analyse textuelle » qui est visée, et il est d’ailleurs
significatif que Barthes ne prenne pas au sérieux le rejet apparemment
identique du signifiant dans L’Anti-Œdipe où il est associé à l’ère impériale
10
des grands despotes , car la rhétorique de L’Anti-Œdipe fonctionne
précisément sur une pratique « despotique » du signifiant. Au même moment,
Foucault lance une offensive virulente contre le mot fétiche de l’époque, celui
d’écriture, dans un texte stratégiquement important où il définit la notion
d’intellectuel spécifique. Selon Foucault, avec l’intellectuel spécifique,
« l’écriture » perd sa fonction de seuil, et disparaît comme marque
11
sacralisante de l’intellectuel . Propos qu’il répète mot pour mot la même
année, 1976, en soulignant le caractère dépassé de l’époque où l’intellectuel
12
était « l’écrivain ».
Il y a des raisons personnelles à cette rupture, et d’abord, dans cette
offensive antitextualiste, une manière de solder la polémique
extraordinairement violente déclenchée par Derrida en 1963 par sa lecture
13
destructrice d’Histoire de la folie . Derrida pose bien des questions dans
cette intervention (celle du sujet, de la structure, de l’histoire…), mais la
question que Foucault retient expressément dans la réponse très tardive de
1972 – point de départ de la rupture que nous analysons –, c’est le
textualisme derridien qu’il fustige dans les termes mêmes de cet étrange
positivisme que nous avons abordé dans la première partie de ce livre à
14
propos du performatif . Sans doute retient-il de la leçon de Derrida qu’il lui
faut se débarrasser de sa propre fascination d’alors pour l’écriture, et de ce
romantisme, au sens américain de Butler, pour devenir vraiment le Foucault
contemporain, le positiviste heureux qu’il veut être désormais.
Le témoignage le plus clair de l’importance qu’il accorde à cette purge,
c’est le soin qu’il met alors au respectueux rejet infligé à Maurice Blanchot.
Foucault, dont toute la tâche est désormais de ranger l’idée de Loi aux
oubliettes de la pensée et de l’histoire réelle des hommes, abjure Blanchot,
comme il abjurera un peu plus tard Sade ou Bataille, et cela avec un esprit de
système très éclairant, notamment dans un très important entretien, « Folie,
littérature, société », conduit par Watanabe et Shimizu, qui a lieu au Japon en
1970. Foucault semble tenir à ne rien laisser intact de ses anciennes
solidarités. Éloge funèbre de Blanchot qui englobe celui de toute la
littérature, puisqu’il est le « dernier écrivain », celui avec qui la littérature
cesse d’être, celui dont le discours est le plus fondamental pour définir la
littérature, mais, ajoute Foucault sévèrement : « N’est-ce pas ce qu’était la
littérature jusqu’à aujourd’hui ? Et la littérature ne joue-t-elle pas maintenant
15
un rôle bien plus modeste ? » Le « grand feu » de la littérature est éteint,
selon Foucault, et le lieu de la contestation irréductible suppose autre chose
16
que la littérature : il faut abandonner la littérature à « son maigre destin
17
historique ». La littérature a cessé d’être un objet actif pour la pensée, et,
lorsqu’en 1980 Barthes prend acte de cette rupture, il a raison d’y
diagnostiquer une volonté très claire de la part de Foucault d’adapter sa
pensée et ses références à ce qui est un changement d’époque qu’il est le
premier à aborder autrement que sous une forme négative. Si la littérature est
« chose passée », ce n’est pas en raison d’une dévitalisation esthétique, mais
parce que le monde est de plus en plus monde, parce que la société est le tout
de ce monde plus que jamais lui-même, de ce monde sans alternative, de ce
monde social dont c’est un devoir philosophique et politique de mettre au
jour la positivité, sans ces arrière-mondes auxquels appartient la littérature.
Ce que Foucault pressent, d’une façon toute différente de Jean-François
Lyotard avec le postmodernisme, c’est la nécessité positive d’adaptation aux
processus nouveaux de la société contemporaine dont la proximité est
aveuglante pour Foucault.
La condition postmoderne énoncée par Jean-François Lyotard en 1979, et
dont on a vu avec Derrida quelle hostilité elle pouvait provoquer, est
demeurée en fait chez Lyotard purement descriptive malgré ses efforts pour
s’adapter au jargon du pragmatisme anglo-saxon. Foucault est le seul à
comprendre les enjeux profonds que ce changement porte en lui, et c’est
l’exception qu’il constitue qui va alimenter cette divergence essentielle entre
lui et ses contemporains. L’avance conceptuelle prise dès le début des années
1970, la précision avec laquelle il définit les enjeux nouveaux, le
volontarisme proche d’une forme d’activisme intellectuel avec lequel il se
débarrasse de tout ce qui encombre encore la Modernité, d’habitudes, de
réflexes, de fidélités – dont la littérature n’est qu’un exemple parmi
d’autres –, tout cela est à même de nous faire comprendre pourquoi Foucault
est le véritable point de rupture.

L’ADIEU AU NEUTRE

Michel Foucault ne rompt pourtant pas seulement avec d’importants


présupposés modernes, mais aussi avec lui-même, avec le tout premier
Foucault, celui de l’époque d’Histoire de la folie qui a tant à voir avec le
Neutre de Barthes. La notion de déraison, en tant qu’opposée – ou plutôt
soustraite – à celle de folie, n’était-elle pas, dans Histoire de la folie, une
manière de produire une mythologie barthésienne de la folie ? C’est-à-dire de
dévoiler la dimension idéologique du concept de folie, et de déconstruire le
positivisme rationaliste du pouvoir psychiatrique propre à ce concept. La
déraison, avec son préfixe neutre « dé », est aussi un équivalent du « degré
zéro » : elle est ce qui a pour fonction de neutraliser le paradigme historique
e
folie/raison construit au XVIII siècle qui fonde la psychiatrie moderne, et
permet à « l’homme » occidental de se constituer mythologiquement comme
sujet. Cette déraison est un tiers absent : un Neutre à partir duquel pourrait
s’écrire une autre histoire. D’ailleurs, Foucault, dans sa première préface à
Histoire de la folie, ne rendait-il pas hommage au Barthes du Degré zéro ? :
« Tâcher de rejoindre, dans l’histoire, ce degré zéro de l’histoire de la folie,
où elle est expérience indifférenciée, expérience non encore partagée du
18
partage lui-même . » La « déraison » foucaldienne finit, dans l’épilogue de
cette « histoire », par se confondre également avec le Neutre de Blanchot en
s’identifiant au désœuvrement, à l’absence d’œuvre, dont Foucault reprend
19
intégralement la logique . Elle relève aussi de cette antiphilosophie qui tend
à une forme de dé-conceptualisation, où l’actif du Neutre défait les systèmes.
La déraison est l’un de ces outils où la conceptualité s’efface au profit d’une
différence qui recule toujours la possibilité d’être définie. Elle est le contraire
des positivités visibles qui, à partir des années 1970, seront pour Foucault le
seul objet pertinent pour la philosophie.
Si c’est Derrida qui va devenir le philosophe de Blanchot – jusqu’à être
déclaré son exécuteur testamentaire –, Foucault avait été le premier
philosophe à prendre au sérieux le Neutre blanchotien comme cela apparaît
dans un long passage de « La pensée du dehors », intitulé précisément
« Où est la loi, que fait la loi ? ». Il reformule alors parfaitement l’inflexion
infligée à la Loi par le Neutre : « La présence de la loi, c’est sa
20
dissimulation », écrit-il alors. Si l’on ne peut lui échapper, la Loi, par le
principe du dehors qui la rend possible, est ce qui efface son évidence au
profit de cette nuit qui dissout toute intériorisation fruit d’une conscience
claire des impératifs qu’elle produit. C’est bien l’inconnu de la Loi dont nous
avons détaillé le sens précédemment.
Ainsi, la rupture foucaldienne opère sur un engagement profond dans
l’espace de la pensée du Neutre qui l’avait mobilisé tout au long des années
1960, notamment à l’égard de la littérature la plus contemporaine dont il
n’ignorait nullement à quelle reconfiguration de la Loi elle menait. C’est tout
cela que Foucault a dû oublier pour construire, à partir du début des années
1970, un discours qui le débarrasse simultanément de la littérature, du Neutre
et de la Loi.

DU FOU AU PSYCHIATRE

Nous localisons la rupture par l’année 1976, et dans deux interventions


d’importance très différente, puisque la première est un entretien paru en
21
mars 1976, « L’extension sociale de la norme », et la seconde est la dernière
partie de La Volonté de savoir dont l’achevé d’imprimer est daté du mois
d’octobre de la même année.
Dans ces deux interventions, un même message est énoncé. Il pourrait se
résumer par la proposition suivante : « la société est en train de cesser d’être
une société essentiellement articulée sur la loi pour devenir une société
22
essentiellement articulée sur la norme ».
Il faut déplier toutes les composantes d’un tel énoncé pour en mesurer
l’importance. Disons que la formulation de l’entretien de mars 1976 est celle
qui en dit le moins sur l’infrastructure conceptuelle du propos, tandis que la
seconde, celle qui apparaît dans La Volonté de savoir, en donne toutes les
clefs. Pourtant, l’entretien fournit d’autres lumières, tout d’abord par le
contexte hautement significatif de l’énoncé qui est celui de la folie, de
l’histoire de la folie, puisque le prétexte en est le livre important de Thomas
23
Szasz, Fabriquer la folie , qui vient de paraître cette année-là en traduction
française. L’intérêt du livre de Szasz pour Foucault est que, sans contredire
son Histoire de la folie, il en déplace si profondément les enjeux qu’il permet
d’aller ailleurs, sur un nouveau terrain. La « folie » demeure bien une
construction culturelle déguisée en fait de nature, mais le personnage
fondamental n’est plus le « fou » (Hölderlin, Nerval, Van Gogh, Nietzsche,
Raymond Roussel ou Artaud…), c’est le psychiatre. La conséquence
immédiate de la substitution du psychiatre au fou, c’est la mise à l’écart du
Neutre : disparition de la catégorie de la déraison portée, dans Histoire de la
folie, par cette cohorte d’écrivains et d’artistes menée par Sade, celui qui a
résisté au regard écrasant du pouvoir psychiatrique. L’objet fondamental
cesse alors d’être le silence du fou ou la parole obstinée de Sade, c’est
désormais la technologie psychiatrique, les techniques de pouvoir.
L’effacement du « fou » et de la déraison en détermine logiquement alors une
autre, celle de la pensée du dehors : « La marge est un mythe. La parole du
dehors est un rêve qu’on ne cesse de reconduire. On place les “fous” dans le
dehors de la créativité ou de la monstruosité. Et, pourtant, ils sont pris dans le
24
réseau, ils se forment et fonctionnent dans les dispositifs du pouvoir . »
Il n’est pas indifférent que Foucault ait choisi ce contexte, la question de
la folie, pour énoncer un axiome, touchant la loi et la norme, dont le champ
d’application va pour l’essentiel être la sexualité. Avant de le faire apparaître
dans son histoire de la sexualité, Foucault en inaugure les effets de manière
spectaculaire en en tirant toutes les conséquences rétrospectives pour son
histoire de la folie dont le visage n’est plus le même : la symétrie des deux
titres – Histoire de la folie / Histoire de la sexualité – prend alors tout son
sens.
Ce qui est d’abord remis en cause, c’est le « romantisme » de la pensée
moderne européenne. Foucault passe de la nuit primitive ou scintillante qui
faisait le leitmotiv lyrique d’Histoire de la folie à la lumière sans ombre des
pratiques médicales, il remplace le personnage du fou par celui du psychiatre,
il remet en cause la pertinence de la marge, et réinscrit les fous dans le
dispositif de pouvoir. Voilà pour le contexte, mais qu’en est-il du propos lui-
même autour de la loi et de la norme ?
Contre l’économie de la loi, Foucault en propose une autre qui est celle de
la norme, prise dans une visibilité totale assurée par sa technique de pouvoir
et que le titre de l’entretien définit en termes dynamiques d’une extension :
« L’extension sociale de la norme ». Le pouvoir a cessé d’être répression,
transcendance, négativité, loi, violence, nuit, non-dit, secret, impossible,
dérobade, il est au contraire la seule positivité observable, il est devenu
l’économie même du monde ou plutôt de la société, unique réalité à laquelle
nous pouvons avoir affaire. Foucault détruit les illusions de la Modernité
grâce auxquelles on pouvait tricher avec la Loi, jouer avec elle, la
transgresser, la violer, se moquer d’elle, en jouir, la retourner à son profit,
l’insulter, voire la fouetter, la violer, ou la faire reculer jusqu’à une forme de
transparence, d’invisibilité, jusqu’au Neutre, lui conférer l’apparence d’une
ambiguïté essentielle, et l’explorer jusqu’à en expérimenter
fantasmatiquement le théâtre, celui de la castration, et même ce qui est son
horizon, la pulsion de mort.
Fini de jouer, dit Foucault. Il n’y a pas d’extériorité, de dehors, pire même,
il n’y a nulle négation dans l’expression même du pouvoir, le pouvoir n’est
pas une instance qui dit « non ». Si l’on veut penser le pouvoir, il faut cesser
de jouer avec la loi, il faut le penser tout autrement, le penser dans une
économie de la norme. Et même là où les Modernes semblaient avoir déjoué
un certain nombre de mythes, par exemple lorsque Barthes, dès le début des
années 1970, semble anticiper sur le Foucault de La Volonté de savoir en
définissant la censure sociale non comme ce qui empêche de parler, mais au
contraire comme ce qui contraint au discours, il reste malgré tout dans une
conception classique du pouvoir en liant ce paradoxe à la langue comme
système. Cette obligation à parler, Barthes lui donne comme ressort essentiel
la structure assertive de la langue, structure autonome qui peut dès lors être
25
perçue pour un transcendantal . Foucault, lui, n’assigne au pouvoir et à sa
positivité visible aucun lieu initial, aucune assise première, et moins encore
un préalable aussi puissant et exclusif que le système de la langue. Le
pouvoir n’est que processus, extension – une extension sans origine, sans Big
Bang –, et la seule grille de perception du pouvoir est cette extension elle-
même parfaitement immanente, qui ne cache rien, redevable de ce à quoi
Foucault restreint méthodiquement son discours – et donc le discours
philosophique –, l’analyse historique ou généalogique.
Pour Foucault, cette nouvelle modalité doit nous protéger de ce qu’il
26
appelle « la sacralisation théorique », et il sera plus explicite encore en 1977
en disant : « Toute la théorisation exaspérée de l’écriture à laquelle on a
assisté dans la décennie 1960 n’était sans doute que le chant du cygne :
l’écrivain ne s’en débattait que pour le maintien de son privilège
27
politique . » On croirait entendre le discours moqueur de la philosophie
analytique anglo-saxonne contre la philosophie continentale, à ceci près que
Foucault propose une analyse politique de ce défaut, et que, s’il s’y inspire
aussi de la pragmatique, ce n’est nullement dans la tonalité précautionneuse
des philosophes anglo-saxons, mais au contraire comme une série de coups
de force. Sous son apparence descriptive, le diagnostic historique construit la
réalité qu’il prétend constater. En ce sens, l’idée selon laquelle nous sommes
en train de passer d’une société essentiellement articulée sur la loi à une
société essentiellement articulée à la norme, est typiquement un énoncé qu’on
pourrait dire performatif. Mais sans la naïveté d’Austin. Le « réel » construit
par l’énoncé relève non d’un réel empirique et vérifiable mais de ce qu’on
appellera un réel théorique, ce que Louis Althusser a désigné comme un
28
« concret-de-pensée » en tant qu’il s’oppose au concret réel . Les concepts
29
utilisés ne sont pas descriptifs mais se situent en « position instrumentale ».
La démarche illustre parfaitement ce qu’Althusser entendait par la
connaissance matérialiste. L’hypothèse d’une société comme espace
d’extension des normes ne peut être le résultat d’une enquête empirique,
d’une observation, mais correspond au dévoilement du caractère fictif d’une
abstraction antérieure – la loi – que la critique révèle comme inadéquate,
produisant alors une coupure que la notion de norme impose comme
30
indispensable, et qui la fait apparaître alors comme seule pertinente . C’est
cette hypothèse qui autorise alors les enquêtes, le repérage des archives, les
études, etc., et non l’inverse. Le constructivisme radical de Foucault n’est pas
un empirisme mais un « matérialisme » au sens althussérien. Et d’ailleurs
cette positivité tout en extension du pouvoir de la norme ne ressemble-t-elle
pas à ce qu’Althusser a décrit au travers des « appareils idéologiques d’État »
31
que nous avons rencontrés dans la première partie de ce livre ?
Le concept de la norme trouve sa réelle puissance de rupture quand
Foucault l’oppose frontalement à la catégorie de la Loi qui est au cœur du
dispositif théorique de la Modernité. Déjà, dans Surveiller et punir (1975), on
percevait toute son importance conceptuelle lorsqu’il parlait du « pouvoir de
32
la Norme » avec un « N » majuscule, mais ce qui est nouveau en 1976 c’est
le retournement actif de cette opposition (norme/loi) contre la Modernité.
C’est de tout cela que Judith Butler va hériter. De l’immanentisme et du
constructivisme radical de Foucault, de l’hypothèse d’un pouvoir producteur
et non simplement négatif, de la substitution de la norme à la loi, d’une
économie de l’extension et de la prolifération infinie de la norme, et d’une
théorie d’un sujet réduit à n’être qu’un artefact. Butler a d’ailleurs enregistré
cette coupure. Mais à sa manière, c’est-à-dire non pas en la repérant
directement chez Foucault mais dans une lecture de seconde main, celle des
commentaires de François Ewald lus en anglais qui établissent la corrélation
entre ce passage de la loi à la norme et la révision du concept de pouvoir
33
devenu une positivité . Mais c’est sans doute faute d’affronter directement
chez Foucault le processus de renversement de l’épistémè moderne que
Butler ne mesure pas sa portée au sein de la Modernité, et qu’elle continue
par la suite de parler indifféremment de la loi et de la norme.
Notre hypothèse est donc que le concept de « Norme » ne prétend pas
seulement enregistrer un changement de paradigme historique dans la
manière dont les sociétés établissent les rapports de pouvoir mais introduit
une rupture au sein de l’épistémologie contemporaine dont Foucault veut tirer
toutes les conséquences sur la question du sexe. Le dernier chapitre de
La Volonté de savoir peut être lu à ce titre comme un propos directement
adressé aux Modernes, à Deleuze, Lacan, Derrida ou Barthes, quand bien
même ceux-ci n’y sont jamais nommés.

L’INQUIÉTUDE DELEUZIENNE

Si Barthes a détecté chez Foucault une défection inquiétante à l’égard des


concepts majeurs de la Modernité, il n’est pas le seul. Gilles Deleuze, dont
les liens d’amitié avec Michel Foucault étaient extrêmement intenses quoique
34
marqués par des ruptures tout aussi essentielles , a été aussi en position de
repérer la rupture. En témoigne une « lettre » datée de 1977 destinée à
35
Foucault, publiée seulement après la mort de ce dernier , qui pointe les
problèmes posés par La Volonté de savoir. Ce texte, dont le titre « Désir et
plaisir » départage deux éthos libidinaux, expose un différend fondamental
autour de la nouvelle définition donnée par Foucault du pouvoir comme
constituant et dont les dispositifs apparaissent comme constitutifs de la
« vérité ».
Ce que Deleuze feint amicalement de voir comme un manque
d’explication, désigne en réalité une opposition tout aussi capitale que celle
décelée par Barthes dans son cours au Collège de France en 1980. Deleuze
pose des questions précises qui, toutes, renvoient à cette homogénéité, sans
failles ni dehors, constitutive du pouvoir. Il tente de lui opposer des
« agencements de désir », des « agencements hétérogènes », des mouvements
de déterritorialisation. Il tente timidement de sauver l’hypothèse d’un pouvoir
répressif que Foucault rend obsolète, en énonçant : « J’ai donc besoin d’un
36
certain concept de répression … » Mais, en fait, la position foucaldienne est
pour lui une énigme dont il attend qu’elle soit levée par Foucault lui-même, et
il se retient d’interroger le cœur de ses propositions qu’il aborde toujours de
manière indirecte par le biais de leurs conséquences et non au travers de leurs
37
principes . Deleuze demeure dans l’ancien monde, celui où le pouvoir se
distingue de ce qui s’oppose à lui. La question sexuelle, apparemment
38
périphérique, surgit bien vite autour des plaisirs, du « corps et ses plaisirs »,
qu’accompagnent les dispositifs de norme et de pouvoir, où Deleuze détecte
une forme de re-territorialisation des corps. On comprend mieux pourquoi
Deleuze intitule cette lettre « Désir et plaisir », et le caractère décisif de cette
opposition :

La dernière fois que nous nous sommes vus, Michel me dit, avec
beaucoup de gentillesse et affection, à peu près : je ne peux pas
supporter le mot désir ; même si vous l’employez autrement, je ne
peux pas m’empêcher de penser ou de vivre que désir = manque, ou
que désir se dit réprimé. Michel ajoute : alors moi, ce que j’appelle
« plaisir », c’est peut-être ce que vous appelez « désir » ; mais, de
39
toute façon, j’ai besoin d’un autre mot que désir .

L’opposition désir/plaisir recoupe exactement celle de la loi et de la


norme, puisque, pour Foucault, le désir est toujours du côté de l’interdit et de
la loi, tandis que les plaisirs relèvent de la norme – au sens foucaldien –,
40
c’est-à-dire des « techniques de vie ». Et Foucault ne cessera de maintenir
comme essentielle l’opposition désir/plaisir en en faisant le pivot irréductible
de sa pensée nouvelle : « Nous devons libérer notre désir, disent-ils. Non !
41
Nous devons créer des plaisirs nouveaux . » Deux impératifs catégoriques,
on le voit, diamétralement opposés répartissant deux camps où clairement le
champ de la loi et le champ de la norme sont parfaitement distingués. Pour
Foucault, le désir, comme tel, est constitutif du sujet et donc de son
42
assujettissement ; à l’inverse, les plaisirs sont l’espace et la pratique où se
disloquent toute unité, toute homogénéité, toute continuité même de la
personne. La nouvelle problématique du pouvoir, du savoir et du sexe avec
La Volonté de savoir revient à « mettre hors champ historique le désir et le
43
sujet du désir », c’est-à-dire le sujet de la loi.
Comme l’atteste cette lettre à Michel Foucault, le désir deleuzien reste un
44
désir fondamentalement masochiste , et qui, malgré L’Anti-Œdipe, demeure
dans « la loi du manque ». Il est à ce titre tout à la fois extravagant et
significatif de voir Deleuze, en 1972, l’année de la parution de L’Anti-Œdipe,
préfacer une enquête de Pierre Bénichou sur les pratiques masochistes en y
mêlant des éléments de Présentation de Sacher-Masoch à ceux de la schizo-
45
analyse sans que cela ne lui pose aucun problème . Le désir deleuzien
s’affiche comme désir qui fait le choix de se « garder autant que possible des
46
plaisirs qui viendraient interrompre son processus », qui demeure dans cette
hantise de l’interruption, comme le confirment la référence à Sacher-Masoch
et celle, plus révélatrice encore, à l’amour courtois qui est l’essence même
47
d’un désir noué à la loi .
Ce qui pose problème dans l’intervention de Deleuze, c’est qu’elle mette
en évidence tant de questions (par exemple le retour chez Foucault de la
catégorie de vérité), tant d’apparentes impasses (l’effacement total de
l’hypothèse répressive), tant d’énigmes (le pouvoir comme unique constituant
de la vie), sans jamais faire l’hypothèse du geste qui les réunit toutes, celle
d’une volonté de rupture radicale de la part de Foucault avec les présupposés
de la Modernité (quelle qu’ait été leur hétérogénéité).
On a déjà noté l’étrange soutien dans L’Anti-Œdipe à la personne de
Lacan, mais cette attitude est doublée d’une autre révérence, récurrente et
flatteuse, à Michel Foucault, de qui tout est prétexte à la note de bas de
48
page . La proximité avec Foucault affichée dans L’Anti-Œdipe, et que
semble attester leur critique commune du signifiant, du Phallus, de l’ordre
symbolique, se révèle, par la lettre de 1977 restée alors non publique, avoir
été une proximité de façade et que la parution de La Volonté de savoir en
1976 rend intenable. Le malentendu avait été entretenu, il faut le dire, par
Foucault lui-même par l’hommage qu’il avait semblé rendre assez tôt à
49
L’Anti-Œdipe . Mais le deleuzisme n’est pas en phase avec le retournement
foucaldien, malgré un dernier malentendu, la préface qu’écrit Foucault à la
50
traduction américaine de L’Anti-Œdipe . L’étrange rectificatif que Foucault
apportera à la formule qu’on lui attribue selon laquelle « le siècle à venir sera
51
deleuzien » lève toute ambiguïté, mais au prix d’une grande violence : il y
précise qu’il avait employé le mot « siècle » dans « son sens péjoratif »,
52
c’est-à-dire au sens de l’opinion commune, ou de la doxa .
Qu’est-ce qui, dans L’Anti-Œdipe, peut bien faire obstacle au foucaldisme
puisque, apparemment, tout y est : la pluralité, les flux, la vie, les
agencements mobiles, la désindividuation, et bien sûr la déconstruction du
53
schéma œdipien qu’on retrouve dans La Volonté de savoir . Ce qui fait
obstacle est évident, c’est le « schizo », qui, malgré les ruses et les chausse-
trapes du livre, demeure un personnage conceptuel, forgé sur un modèle à
peine différent du « maso », c’est-à-dire un quasi-sujet. Au plus fort de ses
éloges à l’égard de L’Anti-Œdipe, Foucault émettra une réserve, mais elle est
de taille puisqu’elle touche le cœur même du livre, le schizo précisément :

La notion de schizophrénie que nous trouvons dans L’Anti-Œdipe


est en même temps, peut-être, la plus générale, et par conséquent la
moins élaborée […] Cette notion de schizophrénie n’est pas claire.
Est-ce que la schizophrénie, telle que Deleuze l’entend, doit être
interprétée comme étant la manière par laquelle la société, à un
certain moment, impose aux individus un certain nombre de
relations de pouvoir ? Ou est-ce que la schizophrénie est la
54
structure même du désir non œdipien ?

Michel Foucault donne la réponse qui est évidente. Si Deleuze nous ouvre
à la seconde hypothèse, lui-même se situe dans la première. Le schizo
prolonge encore quelque chose qui a à voir avec le sujet comme « stade
55
constitutif de la personnalité ». En cela, il est un concept inopérant, modelé
sur un vieux savoir.
La « plaisanterie » du positivisme heureux de Foucault révèle alors son
véritable enjeu : se débarrasser une bonne fois pour toutes de ce
transcendantal que continuent de véhiculer le structuralisme et le
poststructuralisme français. À cette plaisanterie foucaldienne prend donc part
l’énoncé capital de La Volonté de savoir sur le passage de la Loi à la Norme
car l’enjeu de ce livre est bien de nommer enfin le nœud de la rupture et de le
trancher. La Volonté de savoir nomme en effet le paradigme où se
rassemblent clairement, et dans des oppositions lumineuses, tous les éléments
que nous avons parcourus jusque-là. D’un côté le paradigme de la Loi, de la
mort et du symbolique, c’est-à-dire le paradigme lacanien des Modernes, de
l’autre le paradigme de la norme, de la vie et de l’analytique, celui que
Foucault, le positiviste heureux, tente désormais d’imposer. Le concept de
Norme, en tant qu’il s’oppose à celui de la Loi et s’y substitue, est, en ce
sens, le concept positiviste par excellence, sans dehors, sans arrière-fond,
sans secrets, sans obscurité, sans arrière-mondes, pure série de positivités qui
régulent la vie au lieu d’abriter la mort, objet d’une analytique et non d’une
symbolique, lieu du pouvoir et non d’une emphatique souveraineté.
Il est tout à fait remarquable que Deleuze, à propos de L’Archéologie du
savoir, en ait repéré l’un des enjeux périphériques en notant que le « nouveau
positivisme » foucaldien s’établissait contre le « romantisme qui faisait en
56
partie la beauté d’Histoire de la folie ». Deleuze ne nous dit pas alors de
quelle nature était ce « romantisme » d’Histoire de la folie, repéré également
57
par Derrida , le romantisme de la nuit, de la mort, de la déraison, d’un Sade
perpétuel emmuré, de Hölderlin, de Van Gogh ou Nerval. Ces visages qui,
comme on l’a vu, n’ont plus désormais d’intérêt pour Foucault puisque
58
l’histoire de la folie doit s’écrire à travers le psychiatre . On dira, quant à
nous, qu’il s’agissait d’une forme bien singulière de romantisme : ce
romantisme des Modernes que Butler, en bonne Américaine, a su si aisément
repérer, c’était le romantisme du Neutre, celui de Blanchot, le romantisme de
la Loi en tant qu’elle s’affirme dans sa dissimulation et dans la souveraineté
singulière qu’elle déploie, ce Neutre de la déraison qui échappe à toute
59
lumière puisqu’il « se perd quand on veut le mettre au jour ». Désormais,
pour Foucault, ne comptent plus que les positivités sans repli ni secret, et
60
ainsi la logique de la loi – comme étant sa propre dissimulation – est sans
pertinence. Une autre logique doit s’y substituer, et cette autre logique c’est
celle de la Norme.
1. Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975), Paris,
Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1999. Voir notamment la séance du 22 janvier 1975.
2. Michel Foucault rédige le texte de quatrième de couverture du témoignage d’un sujet
hermaphrodite, Herculine Barbin (Herculine Barbin, dite Alexina B., Paris, Gallimard, coll.
« Les Vies parallèles », 1978), repris dans Dits et écrits [abrégé en DE pour la suite], t. II : 1976-
1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 499.
3. À une question de Lucette Finas pour savoir si La Volonté de savoir fera progresser la question
féminine, la réponse très vague de Foucault (« Quelques idées, mais hésitantes, non fixées ») est
significative (Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » [1977], in DE,
t. II, p. 235-236).
4. Judith Butler, Bodies That Matter : On the Discursive Limits of « Sex », New York, Routledge,
1993, p. 235.
5. On verra dans notre épilogue la dernière phase de ce conflit avec la femme par l’émergence du
phénomène trans, mais plus banalement on peut citer de très nombreux textes « anti-femme » issus
du mouvement LGBT, comme par exemple celui de Juliet Drouar, « “Femme” n’est pas le
principal sujet du féminisme », Médiapart, le 30 juin 2020.
6. Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » [1977], in DE, t. II, p. 229.
7. « C’est très brusquement, dès 1975-1976, que je me suis départi de ce style [celui d’Histoire de
la folie et des Mots et les choses] » (Foucault, « Le retour de la morale » [1984], in DE, t. II,
p. 1516).
8. Par exemple, en 1973, « De l’archéologie à la dynastique », in DE, t. I : 1954-1975, p. 1280-
1281. Notons que Foucault fera de brefs retours à la littérature avec Eugène Sue (DE, t. II, p. 500),
mais surtout avec Baudelaire comme modèle du rapport au présent (DE, t. II, p. 1387-1389) et
Raymond Roussel (DE, t. II, p. 1418 et sq.), ou plus énigmatique la citation de Char en épigraphe
aux deux derniers volumes d’Histoire de la sexualité – voir notre « Foucault, Deleuze, les juifs et
Israël », in Une querelle avec Alain Badiou, philosophe, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2007,
p. 174-175.
9. Roland Barthes, La Préparation du roman. Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-
1980), Paris, Éd. Points, coll. « Points Essais », 2019, p. 644-645. La citation de Foucault est
extraite de L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 53, c’est-à-dire de sa leçon inaugurale
au Collège de France.
10. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe (t. I de Capitalisme et schizophrénie), Paris,
Minuit, 1972, p. 240-291. Cette mise en cause du signifiant, de l’écriture, de tout surcodage
s’apparente de manière cocasse à une soumission aux idéologies dominantes quand, par exemple,
Deleuze et Guattari écrivent triomphalement : « ni le capitalisme, ni la révolution, ni la
schizophrénie ne passent par les voies du signifiant, même et surtout dans leurs violences
extrêmes » (ibid., p. 291).
11. Foucault, « La fonction politique de l’intellectuel » [1976], in DE, t. II, p. 110.
12. Foucault, « Entretien » [1976], in DE, t. II, p. 155.
13. Jacques Derrida, « Cogito et Histoire de la folie », conférence du 4 mars 1963, reprise in
L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967.
14. « Système dont Derrida est aujourd’hui le représentant le plus décisif, en son ultime éclat :
réduction des pratiques discursives aux traces textuelles ; élision des événements qui s’y
produisent pour ne retenir que des marques pour une lecture ; […] assignation de l’originaire
comme dit et non-dit dans le texte pour ne pas replacer les pratiques discursives dans le champ des
transformations où elles s’effectuent » (Foucault, « Mon corps, ce papier, ce feu » [1972], in DE,
t. I, p. 1135).
15. Foucault, « Folie, littérature, société », entretien avec M. Watanabe et T. Shimizu, paru en
décembre 1970 au Japon, in DE, t. I, p. 991-992.
16. Ibid., p. 992.
17. Ibid.
18. Foucault, « Préface » [1961], in DE, t. I, p. 187.
19. Blanchot, dans son compte rendu d’Histoire de la folie, note l’emprunt que Foucault lui a fait
(Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 297).
20. Foucault, « La pensée du dehors », in DE, t. I, p. 556.
o
21. Entretien paru dans Politique Hebdo, n 212, 4-10 mars 1976, sur le livre de Thomas Szasz
Fabriquer la folie, repris in DE, t. II, p. 74-79.
22. La citation exacte que nous contractons est : « Cela [la difficulté de la société contemporaine à
punir] est caractéristique d’une société qui est en train de cesser d’être une société juridique
articulée essentiellement sur la loi. Nous devenons une société essentiellement articulée sur la
norme » (Foucault, « L’extension sociale de la norme », in DE, t. II, p. 75).
23. Thomas Szasz (1920-2012) est un psychiatre américain d’origine hongroise ; son livre,
Fabriquer la folie, paraît en français chez Payot en 1976.
24. Foucault, « L’extension sociale de la norme », in DE, t. II, p. 77. Foucault est extrêmement
clair : « C’est une illusion de croire que la folie – ou la délinquance, ou le crime – nous parle à
partir d’une extériorité absolue. Rien n’est plus intérieur à notre société, rien n’est plus intérieur
aux effets de son pouvoir que le malheur d’un fou ou la violence d’un criminel » (ibid.).
25. C’est dans Sade, Fourier, Loyola [1971] que Barthes définit la langue comme instance du
pouvoir non parce qu’elle interdit de dire, mais parce qu’elle oblige à dire, et la censure sociale
n’est pas là « où l’on empêche, mais là où l’on contraint de parler » (Roland Barthes, Œuvres
complètes [abrégé en OC pour la suite], t. III : 1968-1971, Paris, Seuil, 2002, p. 811). Il reprendra
cette hypothèse dans sa leçon inaugurale au Collège de France sous la formule aujourd’hui célèbre
de la langue définie comme « fasciste ».
26. Foucault, « L’extension sociale de la norme », in DE, t. II, p. 77.
o
27. Michel Foucault, « Vérité et pouvoir », L’Arc, n 70, 1977, p. 23.
28. Cette notion très précieuse de « concret-de-pensée » est un concept central chez Althusser,
c’est une traduction de la notion de Gedanken kontreten (concret pensé) présente chez Marx dans
sa Contribution à la critique de l’économie politique, et elle apparaît dans « Processus de la
pratique théorique », in Pour Marx, Paris, François Maspero, 1967, p. 186-197.
29. « L’analyse historique n’est pas en position de repli, mais en position instrumentale, dès lors
qu’elle est utilisée comme instrument d’un champ politique » (Foucault, « L’extension sociale de
la norme », in DE, t. II, p. 77).
30. Nous reprenons ici le processus décrit par Althusser dans Pour Marx.
31. Première partie, chapitre II, section « La rupture althussérienne » .
32. Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 462.
33. Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Éd. Amsterdam, 2016, p. 76-77. Butler se réfère à
François Ewald, « Norms, Discipline, and the Law », Representations, numéro spécial : « Law and
o
the Order of Social Law », n 30, University of California Press, printemps 1990. Butler cite
d’autres articles d’Ewald (Défaire le genre, p. 375 note 2).
34. Par exemple sur Israël, voir notre « Foucault, Deleuze, les Juifs et Israël », dans notre Bref
séjour à Jérusalem, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2003.
o
35. Gilles Deleuze, « Désir et plaisir », Magazine littéraire, n 325, octobre 1994. Ce texte est
repris dans Gilles Deleuze, Deux régimes de fous. Textes et entretiens (1975-1995), Paris, Minuit,
2003.
36. Ibid., p. 116.
37. « Si les dispositifs de pouvoir sont en quelque manière constituants, il ne peut y avoir contre
eux que des phénomènes de “résistance” » ; or ces « phénomènes de résistance » posent problème
puisqu’ils ne sont finalement qu’une « image inversée » des dispositifs auxquels ils résistent (ibid.,
p. 117).
38. Ibid., p. 118.
39. Ibid., p. 118-119.
40. À propos du « souci de soi », Foucault écrira : « Il s’agit des actes et des plaisirs, et non pas du
désir. Il s’agit de la formation de soi à travers des techniques de vie, et non du refoulement par
l’interdit et la loi » (« Subjectivité et vérité », in DE, t. II, p. 1034).
41. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité » [1982], in DE, t. II, p. 1557.
42. Ce couple « sujet/assujetti », cette dialectique du sujet et de la sujétion comme inséparables,
sont, comme nous l’avons vu, empruntés au texte de Louis Althusser « Idéologie et appareils
idéologiques d’État », voir sur ce point notre première partie chapitre II.
43. Foucault, « Usage des plaisirs et techniques de soi » [1983], in DE, t. II, p. 1359.
44. Dans ce texte même, Deleuze réaffirme, dix ans après Présentation de Sacher-Masoch [1967],
sa fidélité à ce maître (« Désir et plaisir », in Deux régimes de fous, op. cit., p. 119-120).
45. Introduction de Gilles Deleuze à l’article de Pierre Bénichou, « Sainte Jackie, comédienne et
o
bourreau », Les Temps modernes, n 316, novembre 1972.
46. Deleuze, « Désir et plaisir », in Deux régimes de fous, op. cit., p. 120.
47. « […] (de même, dans l’amour courtois […] où le désir ne manque de rien, et se garde autant
que possible de plaisirs qui viendraient interrompre son processus) » (ibid.).
48. Histoire de la folie devient une anticipation de L’Anti-Œdipe (Paris, Minuit, 1972, p. 58-59,
ou p. 110-111), tout comme les analyses de Foucault dans Les Mots et les choses sur le passage de
l’époque de la représentation à celle de la production (p. 356) ; voir aussi les références au cours de
Foucault de 1970-1971 alors inédit (p. 233 et 251).
49. L’Anti-Œdipe, de Deleuze et Guattari, a paru en 1972 aux Éditions de Minuit. Voir par
exemple Foucault, « La vérité et les formes juridiques » [1974], in DE, t. I, p. 1421-1422.
50. Foucault, « Préface » [1977], in DE, t. II, p. 133-135.
51. C’est à cette formulation qu’on lui demande de réagir alors qu’en réalité Foucault avait écrit :
« Mais un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien » (« Theatrum philosophicum » [1970], in DE,
t. I, p. 944).
52. Foucault, « La scène de la philosophie » [1978], in DE, t. II, p. 589.
53. Par exemple : « Parents, ne craignez pas de conduire vos enfants à l’analyse : elle leur
apprendra que, de toute façon, c’est vous qu’ils aiment » (Michel Foucault, La Volonté de savoir
[t. I d’Histoire de la sexualité], Paris, Gallimard, 1976, p. 149).
54. Foucault, « La vérité et les formes juridiques », in DE, t. I, p. 1492. La table ronde qui suit
l’ensemble des cinq conférences données à Rio de Janeiro en mai 1973 est passionnante car,
contrairement à Deleuze et Guattari, Foucault, dans sa deuxième conférence, n’abandonne pas
Œdipe mais l’investit d’une nouvelle interprétation qui relève en fait de l’anthropologie historique.
Il fait du « mythe » le truchement par lequel la « civilisation » occidentale fonde une opposition
entre savoir et pouvoir dont Platon sera le théoricien (ibid., p. 1421-1438).
55. Foucault, DE, t. I, p. 1492.
56. Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 2004, p. 22.
57. Jacques Derrida, « Être juste avec Freud », in Résistances de la psychanalyse, Paris, Galilée,
1996, p. 129.
58. Foucault, « L’extension sociale de la norme », in DE, t. II.
59. Michel Foucault, Histoire de la folie, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1972, introduction de la
e
2 partie, p. 441.
60. Foucault, « La pensée du dehors » [1966], in DE, t. I, p. 556.
CHAPITRE DEUX

1976 : La Volonté de savoir

LA VOLONTÉ DE SAVOIR, LIVRE PROBLÉMATIQUE

Tous les commentateurs de Foucault ont mis en évidence le caractère


problématique de La Volonté de savoir, premier tome d’Histoire de la
sexualité. À nos yeux, ces difficultés sont comme constitutives de sa vérité,
ou plutôt de son urgente nécessité. Le caractère hâtif, précipité, voire
prématuré de cette œuvre, visible au simple fait que le programme qu’il
1
annonce – cinq volumes promis – ne pourra pas être tenu, loin d’être le
symptôme d’un échec, permet de lire le projet foucaldien à ciel ouvert –
comme si nous avions affaire à un brouillon, à un texte improvisé où
Foucault ne semble pas toujours savoir où il va –, où les idées neuves,
in statu nascendi, viennent au jour sans filet, ni véritable recul. Il faut prendre
Foucault au sérieux lorsqu’il confie qu’il n’est pas complètement sûr de ce
qu’il avance, et quand il dit à propos de ce livre : « Il n’y a pas de ruse, pas de
2
rhétorique . » De ce point de vue donc, La Volonté de savoir est un grand
livre, bien plus important que les deux tomes suivants d’Histoire de la
sexualité que Foucault écrira finalement, L’Usage des plaisirs et Le Souci
de soi, qui sont, en partie au moins, une compilation des mœurs des
3
Anciens . En exceptant évidemment de ces réserves la passionnante
introduction à L’Usage des plaisirs.
Le caractère problématique de La Volonté de savoir se repère à de
nombreuses imprécisions comme avec le passage de la catégorie juridique de
e 4
la « sodomie » au « personnage » de l’homosexuel au XIX siècle , avec la
5
notion extraordinairement vague et ambiguë d’Occident , d’« Occident
6 7
moderne », ou encore d’« homme occidental » peu en accord avec la mise
8
au jour du « jeu concret et historique » des processus , ou enfin avec l’espèce
d’orientalisme auquel il cède en opposant l’idée d’ars erotica orientale à celle
9
de scientia sexualis propre à l’Occident . On pourrait multiplier les exemples
de flottements. Par exemple sur le statut de Freud qui ne tranche pas
complètement sur le flou où était déjà située la psychanalyse dans Histoire de
10
la folie , cette fois-ci par la double conjoncture historique où la psychanalyse
11
est assimilée à la confession auriculaire , puis où elle est associée à la
e e
période des XIX -XX siècles dans un point de convergence historique qui est
12
l’isolation de l’instinct sexuel . Or, dès lors que Foucault reconnaît que
Freud, en épinglant le dispositif de la sexualité sur la loi, a su affranchir cet
13
instinct sexuel de ses corrélations avec l’hérédité , l’argument d’une
isolation de l’instinct sexuel ne tient plus : l’articulation du sexe à la loi le
rend inopérant. Derrida, qui avait repéré la confusion déjà présente dans
Histoire de la folie, s’y arrêtera en 1991 dans le dernier épisode de son
inachevable querelle avec Foucault, avec la mansuétude du bourreau dont la
victime n’est plus de ce monde, en la justifiant benoîtement par ces mots :
14
« La contradiction est sans doute dans les choses mêmes, si on peut dire . »
La même confusion concerne Sade qui, au début de La Volonté de savoir, est
e
associé à la pastorale chrétienne du XVII siècle au motif assez léger que « tout
dire » est l’impératif commun des 120 Journées de Sodome et des
15
instructions des confesseurs , et qui, à la fin du livre, apparaît comme le
e
contemporain des premiers eugénistes du XIX siècle avec qui s’opère le
passage d’une symbolique de la « sanguinité » à une analytique de la
16
« sexualité ».
La difficulté pour Foucault d’établir une périodisation rigoureuse des
processus tient en partie au fait qu’il y a deux thèses « historiques » dans
La Volonté de savoir. La première réfute l’hypothèse selon laquelle notre
société contemporaine émanerait d’une civilisation fondée sur la répression
du sexe. Selon Foucault, l’Occident est, au contraire, la civilisation qui a
inventé le sexe, en a fait l’objet d’une parole proliférante d’incitation, de
e e 17
production discursive, et ce processus joue sur quatre siècles (XVII -XX ) . La
seconde thèse concerne l’opposition Loi/Norme, et Foucault fait naître la
divergence historique entre ces deux modes de gestion des populations au
e e
XVIII siècle, touchant donc une séquence de trois siècles seulement (XVIII -
e 18
XX ) . Mais, au-delà de cette double périodisation, chacune d’elles est
soumise à des fluctuations. Ainsi le passage d’un dispositif d’alliance à un
dispositif de sexualité, parallèle au passage de la Loi à la norme, a d’abord
e 19
comme point de départ le XVIII siècle , puis est donné comme en expansion
e 20
croissante depuis le XVII siècle ; de la même manière, la « mise en discours
du sexe », reposant sur l’aveu exhaustif, naît tantôt « à la fin du
e 21 e 22
XVI siècle », tantôt au XVII , puis apparaît finalement comme une
e 23
technique qui remonte au XIV siècle . La notion de « siècle » est d’ailleurs
maniée par Foucault d’étrange manière. Ainsi, le savoir sur le sexe s’est
24
formé tantôt « depuis trois bons siècles » tantôt « depuis deux bons
25
siècles », et le passage de la Loi à la norme s’est opéré « depuis des
26
siècles », écrit Foucault sans autre précaution.
Pourtant, ces problèmes sont en réalité secondaires. Les thèses de Foucault
ne relèvent pas d’une histoire sociale ou d’une histoire des mentalités,
établies à partir d’enquêtes historiques, comme le livre peut parfois le laisser
27
paraître , et les réponses que Foucault oppose aux critiques des historiens
sont éclairantes : il y établit une opposition entre deux types de discours,
celui qui se donne pour objet une période et celui qui se donne pour objet
un problème. Foucault dissout par là toute illusion référentielle, et la nature
de sa stratégie est éclaircie quand il dit : « Quand je parle de “société
28
disciplinaire”, il ne faut pas entendre “société disciplinée” . » Autrement dit,
une société n’a pas besoin d’être disciplinée pour être disciplinaire.
Le propos de Foucault relève d’une démarche dont l’objet est strictement
théorique, et dont l’enjeu s’inscrit presque exclusivement dans une actualité
contemporaine. Le régime de vérité s’y déploie au présent. Les efforts de
Foucault, sans cesse démentis par les contradictions qu’ils entraînent, pour
établir historiquement des mutations sur des durées aussi importantes –
plusieurs siècles en extension permanente –, dans un espace social,
géographique, politique, linguistique jamais défini, jamais situé, jamais
29
décrit, jamais nommé même , ces efforts, donc, ne doivent pas être jugés à
l’aune du discours des historiens. Les hésitations mêmes de Foucault sur le
caractère successif de la norme et de la loi ou leur chevauchement peuvent
bien rester irrésolues, la question n’est pas là. La relation entre la norme et la
Loi n’est pas essentiellement historique ou chronologique, elle est
essentiellement structurale et logique. Elle est épistémologique.

L’ENJEU

Il faut prendre au sérieux les propos qu’ici ou là Michel Foucault distille


et selon lesquels il est un philosophe de l’actualité, du diagnostic, et dont les
objets « historiques » ont pour enjeu de déplacer le présent. Foucault se
réjouit par exemple, à propos de Surveiller et punir – une enquête s’arrêtant
en 1830 –, que les lecteurs y aient perçu une description « de la société
30
actuelle comme société d’enfermement ». Foucault va jusqu’à donner,
comme modèle de ce rapport à la modernité du monde, Baudelaire, celui qui,
dans un retournement antiromantique, héroïse le présent dans une volonté
acharnée de fouiller son époque, et dont le travail est défini comme
31
« une liberté qui tout à la fois respecte le réel et le viole ». Il va plus loin
encore, dans un entretien de 1979, en disant : « Je pratique une sorte de
fiction historique. D’une certaine manière, je sais très bien que ce que je dis
32
n’est pas vrai . » Puis il ajoute : « J’essaie de provoquer une interférence
entre notre réalité et ce que nous savons de notre histoire passée. Si je réussis,
33
cette interférence produira de réels effets sur notre histoire présente . »
Importants propos qu’on pourrait dire totalement matérialistes, au sens
34
althussérien du terme. Matérialisme de l’acte d’écriture et de lecture . Le
rôle du locuteur y est ici apparemment défini dans les termes mêmes de la
Modernité, mais inversés pour autant qu’aucun Moderne n’a exprimé une
telle prétention à produire de « réels effets » sur l’histoire présente, même le
Barthes des Mythologies qui se méfiait au contraire de la portée de la parole
35
critique . Le mode de connaissance auquel aspire Foucault, celui du
« concret-de-pensée » althussérien, se concilie alors avec le propos de Marx
dans ses « Thèses sur Feuerbach » selon lequel, si les philosophes n’ont fait
qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe maintenant
36
c’est de le transformer … Et Foucault, dans sa critique de la théorie,
annonce celle des gender, celle de Gayle Rubin qui se moque gentiment de la
fétichisation de la théorie par les intellectuels français tout en avouant sa
37 38
fascination , ou de Gayatri Spivak placée dans une même ambivalence .
Foucault est moins respectueux quand il oppose à la théorie l’idée d’une
39
« analytique », celle de domaines spécifiques, multiples et observables, ou
encore quand il prétend se dégager de la sacralisation de la « théorie » qu’il
40
observe autour de lui , ou quand déjà dans L’Archéologie du savoir il
41
affirmait renoncer à établir « la théorie générale » de sa « propre pensée ».
Il s’agit de se débarrasser de la position de « maître », de se placer très loin de
ce qu’il désignait, dans L’Archéologie du savoir, comme un « narcissisme
transcendantal », aspirant au contraire à l’éthos d’un monde intellectuel privé
42
de toute « aurore » comme de toute transcendance . L’opposition entre
43
l’intellectuel universel et l’intellectuel spécifique synthétise la position
nouvelle. Il faut alors tirer toutes les conséquences de la violente charge,
présente dans La Volonté de savoir, contre le gauchisme encore dominant en
44
1976 dans la sphère intellectuelle , et il faut surtout prendre la mesure de la
place négative que la Modernité occupe dans le livre.

LA « THÉORIE » COMME IDÉOLOGIE

La critique de la théorie ne se limite pas à cette rhétorique incendiaire car,


au même moment, il y a un mouvement général de déthéorisation chez tous
les Modernes auquel L’Anti-Œdipe, ou Le Plaisir du texte de Barthes, font
écho. C’est pourquoi l’opération critique de Foucault doit aller au-delà de ce
qui peut sembler être une question de style. La théorie elle-même doit être
incluse dans la nouvelle analytique critique du pouvoir que Foucault déploie,
et apparaître alors comme n’étant elle aussi qu’une idéologie. Entendons ce
terme dans son sens le plus simple, même si Foucault ne l’emploie guère, à
savoir un dispositif permettant au pouvoir de dissimuler sa réalité effective et
d’exercer son autorité sous une forme qui le masque. Tel est le diagnostic
45
particulièrement violent qui est au cœur de la démarche foucaldienne . En
substituant donc à la catégorie de la Loi celle de norme, Foucault a également
le dessein de montrer en quoi la pensée contemporaine est impliquée dans la
mystification idéologique constitutive de la loi.
Le pouvoir ne peut plus être identifié à une institution unique,
transcendante, qu’on pourrait repérer, nommer, identifier dans un État, une
Église, un homme, une maxime qui serait alors l’incarnation de la loi. Le
pouvoir se situe partout, il est multiple, immanent, éparpillé, ne s’exerçant
pas seulement sous la forme explicite d’un décalogue, ou identifiable par le
nom d’un roi ou d’un prince mais dans les mille et un énoncés sociaux, dans
les règles anonymes de tel traité d’hygiène, dans la moindre règle sociale, etc.
C’est tout cela que la fiction de la loi dissimule. En se rendant visible sous
l’apparence spectaculaire de la loi, le pouvoir se rend donc invisible. Et c’est
cette invisibilité-là qui est le lieu tout à la fois de son exercice et de sa réalité.
L’analytique sociale, en rendant visible le pouvoir, permet de mettre au jour
sa réalité effective, et donc d’y résister, de comprendre son fonctionnement.
Inversement, tout travail théorique par lequel on pense le pouvoir dans son
articulation à la loi le rend invisible, et par conséquent collabore à la
domination. En mettant en évidence que le pouvoir n’est pas articulé à la loi
mais est une émanation de la norme, l’analytique du pouvoir non seulement
dévoile la réalité effective du pouvoir, mais prémunit le travailleur
intellectuel (chercheur, activiste, nouvel archiviste) de toute participation aux
processus de dissimulation du pouvoir.
Si la prééminence de la loi n’est qu’une stratégie propre au pouvoir pour
se dissimuler, alors la theoria des Modernes, qui pense le monde selon les
termes de la loi, n’est donc qu’une émanation de l’idéologie de la
domination : au lieu d’être un espace de démystification, elle n’est en fait
qu’un espace de mystification, elle n’est qu’une mythologie au service du
pouvoir. Le raisonnement de Foucault est paradoxal mais se révèle d’une
grande puissance de clarification. La theoria, dans toutes ses versions, donne
à la loi une place centrale, soit qu’elle voie par exemple avec Lacan (jamais
nommé) le manque et l’interdit comme constitutifs du désir, soit qu’avec
Deleuze (jamais nommé) elle voie le manque et l’interdit comme entraves au
désir. Dans tous les cas, quelles que soient les divergences profondes entre
ces deux points de vue, ces « théories » ont « recours à une représentation
46
commune du pouvoir » qui pose celui-ci dans une mécanique unitaire et
47
minimale, et qu’on pourrait résumer à « la puissance du “non” ». Or –
et c’est là qu’est le vrai paradoxe –, cette négativité conférée au pouvoir est
une mécanique inhérente au pouvoir lui-même, non seulement pour s’exercer
mais aussi pour se faire accepter. Le pouvoir comme loi trouve dans cette
48
négativité « la forme générale de son acceptabilité ».
L’explication que Foucault donne à ce paradoxe opère en plusieurs temps,
et est, tout d’abord, relativement classique : « C’est à la condition de masquer
49
une part importante de lui-même que le pouvoir est tolérable », mais,
derrière cette perspective herméneutique du masque et de la vérité, le
paradoxe logique insiste, et le second temps est, lui, profondément original :
un pouvoir fondé sur la négativité (la Loi) est plus acceptable qu’un pouvoir
fondé sur la positivité (les normes), sur l’efficacité productive, la richesse
stratégique, l’inventivité extrême… Il s’agit alors d’une approche, si l’on peut
dire, machiavélienne du pouvoir comme déguisement : la société a besoin de
cette négativité. Et il pose la question : « Le pouvoir serait-il accepté s’il était
50
entièrement cynique ? » – c’est-à-dire si le pouvoir, au lieu de se déguiser
sous la forme morale de la contrainte, de l’interdit, de la frustration,
s’exerçait sous la forme de sa réalité cynique, tel qu’il est effectivement, à
savoir la positivité ?
Foucault s’extrait des descriptions historicistes pour proposer une vision
entièrement renouvelée de la domination dont la fonction est de nous
désembourber de vingt siècles de manichéisme sur quoi repose l’ontologie
politique. Vision manichéenne du pouvoir, où – du christianisme à la
Modernité – le pouvoir se fonde systématiquement sur une transcendance
(symbolique, économique, politique) à partir de laquelle il se déploie de
manière homogène et sur une relation exclusivement négative commandée
par l’Interdit. Et c’est au titre de ce manichéisme commun à toutes les
théologies politiques qui l’ont précédée que la Modernité se dévoile comme
une simple idéologie au service de cette domination. Elle aussi ressasse le
même discours de la négativité et de la loi derrière lequel la domination se
dissimule, dissimule la réalité effective de son fonctionnement qui n’interdit
rien, qui ne réprime rien, qui ne limite rien, mais qui ne cesse de produire,
d’étendre, de faire parler.
Foucault parle de « secret », ce secret du pouvoir qui est sa
51
dissimulation . Et ce secret est lui aussi machiavélien, c’est un secret qui
n’est nullement l’instrument de l’abus, c’est un secret au contraire partagé,
voire désiré par ceux qu’il soumet, secret dont ils ont besoin. Car ceux-ci
acceptent le pouvoir en proportion du déguisement qu’il s’impose : ils ont
besoin de l’idée que la domination est une limite à leur désir pour pouvoir
concevoir la domination comme acceptable, pour accéder à son
52
« acceptabilité ». Secret nietzschéen car, dans cette analyse, Foucault
définit très exactement ce qu’est le ressentiment, et il en fait la clef du
discours de la contestation traditionnelle.
Changer de paradigme, passer d’une pensée de la loi à une analytique de
la norme, s’émanciper de tout manichéisme, c’est mettre au jour la visibilité
positive du pouvoir qui ne réside nullement dans un antre secret, clandestin,
et souverain. Le pouvoir ne relève pas de l’interdiction mais de la production,
il n’est pas localisable dans une instance, il est partout, il n’est pas
transcendant au domaine sur lequel il s’exerce, il lui est immanent, il n’est
pas unilatéral, il est interaction, il est tout autant violence que jeu, rapports de
force mouvants, incessants, réversibles, il n’est pas un foyer unique de
souveraineté mais « le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans
cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et
53
instables ».
Foucault lui-même n’utilise pas le terme de « manichéisme » pour
caractériser les représentations du pouvoir auxquelles il s’oppose, pas plus
qu’il ne définit sa propre pensée de la domination comme une « ontologie ».
Il s’oppose même à l’idée qu’il aurait produit une ontologie de la
54
domination , et il expliquera que son analytique du pouvoir « n’a pas pour
fonction de faire passer en fraude une “métaphysique” ou une “ontologie” du
55
pouvoir ». Et sans doute a-t-il raison d’opérer cette distinction
indispensable à la réussite de sa rupture avec les idéologies théoriques : il lui
faut purger sans cesse son propos de ce qui pourrait réintroduire la theoria
subrepticement. Mais il arrivera pourtant à Foucault d’employer le terme
d’ontologie de manière positive à propos de sa généalogie du sujet et du
pouvoir, « ontologie historique », « ontologie critique de nous-mêmes » qui a
les mêmes aspirations qu’au temps de la volonté de savoir : refus de toute
56
vision du monde portée par l’idée manichéenne d’un autre monde .

LE TABOU DE L’INCESTE

L’illustration exemplaire de la fonction idéologique de la théorie, c’est


l’Interdit de l’inceste et le rôle servile que remplit l’ethnologie. Exemple
précieux parce qu’il s’agit du mythe théorique fondateur de la révolution
structuraliste, et surtout, comme on l’a vu avec Lacan, Deleuze, Barthes ou
Derrida mais aussi avec Gayle Rubin, Kaja Silverman ou Judith Butler, parce
que ce mythe théorique est au cœur de la question du sexe et du genre, au
cœur de la question de la différence sexuelle, et pour Foucault de la Loi.
Sa remise en cause passe par plusieurs étapes. La première est historique,
et est l’occasion d’un nouveau scénario généalogique. Pour Foucault, le
dispositif de sexualité – invention récente – est ce qui s’oppose et se substitue
57
au dispositif d’alliance , et cela à travers la famille moderne qui est la
médiatrice de ce changement : passage donc du monde féodal au monde
bourgeois. Or, entre le dispositif d’alliance, fondé sur la loi, et le dispositif de
sexualité articulé au système des normes, quelque chose de fondamental se
modifie : la question de l’inceste précisément. On passe d’une interdiction de
l’inceste comme « règle fonctionnellement indispensable » propre au
dispositif d’alliance, à un statut totalement ambivalent dans le dispositif de
sexualité caractéristique de la famille moderne : l’inceste y est tout à la fois
58
refusé et « continûment requis », objet de hantise et « sans cesse sollicité ».
D’un côté donc le pouvoir ancien fonctionnant sur la loi, univoque,
transcendant, symbolique, négatif, de l’autre le pouvoir moderne sans loi,
articulé à un tout autre processus, ambivalent, incitatif, immanent, positif,
celui de la norme.
Mais très rapidement la question cesse d’être historique pour devenir
métathéorique. Foucault va moins s’intéresser à la question en termes de
59
chronologie , de sociologie historique de la famille par exemple, qu’à une
question plus retorse : le lien qu’il y a entre la mutation d’un dispositif à
e
l’autre et l’émergence au XX siècle d’une théorie du tabou de l’inceste, d’un
intérêt particulier pour cette question, et d’une unanimité à en faire un
universel dont la fonction est l’inscription du sujet dans la culture. La vraie
e
question devient donc celle-là : d’où vient que l’Occident au XX siècle ait fait
60 ?
de la question de l’inceste une question fondatrice
Or, la constitution du tabou de l’inceste est typiquement un exemple de
complicité de la theoria avec le pouvoir. L’émergence de ce tabou dans
l’espace de la théorie vise à dissimuler le passage d’une société de la loi à une
société de la norme, et c’est cette dissimulation dont la société a besoin. C’est
parce que le dispositif de sexualité contemporain laisse ouvert un espace sans
loi, permet des pratiques et des comportements échappant positivement à
l’Interdit que la société est sans cesse tentée de recoder, dans les termes
anciens du dispositif d’alliance, donc de la loi, ce qui précisément y échappe,
61
et y échappe dans une « extension permanente » sans véritables limites . Les
dispositifs de pouvoir se sont trouvés par cette mutation capitale face à une
famille devenue une machine libidinale – foyer le plus actif de la sexualité,
lieu obligatoire d’affects, espace par lequel converge le dispositif sexuel –,
62
face à une famille née, écrit Foucault, « incestueuse », face en quelque sorte
à une machine dont on peut redouter les « effets étranges », « les effets et les
63
proliférations ». Autrement dit, l’émergence du tabou de l’inceste dans le
champ de la pensée a pour fonction de recoder au passé ce qui est en train
précisément de s’émanciper du droit des traités vermoulus. Et, dans cette
nouvelle conjoncture historique, le mythe théorique de l’interdit de l’Inceste
comme « universel social », comme loi suprême et fondatrice d’un ordre
transhistorique, soutient les efforts de la société pour contenir ce qui lui
échappe. Le roman anachronique du tabou de l’inceste joue ce rôle.
L’ethnologie, en inscrivant, par le mythe théorique de l’inceste, la
sexualité dans le champ de la Loi, s’est mise au service de la société qui
dissimule, derrière la négativité de l’Interdit, l’extraordinaire prolifération,
production, incitation et intensification des affects, des pratiques, permis par
le pouvoir comme norme et comme technologie. La theoria recode en termes
négatifs ce qui, venant du pouvoir, ne cesse d’excéder ses limites, et donc de
produire des effets étranges, positifs, incitatifs – « parmi eux l’intensification
64
affective de l’espace familial », la famille comme « foyer d’incitation
65
permanente de la sexualité ».
Nous allons tirer toutes les conséquences de cette lecture
extraordinairement originale du concept même de sexualité, mais non sans
avoir préalablement mesuré la violence polémique qu’elle induit dans
l’espace intellectuel d’alors. En parlant de « l’ethnologie » sans jamais citer
un seul ethnologue, et moins encore le premier d’entre eux dans l’espace
contemporain, Claude Lévi-Strauss, principal responsable de la puissante
diffusion du mythe de l’inceste parce que son plus brillant théoricien,
Foucault ne se contente pas de laisser ce dernier dans un silence méprisant, il
en fait, comme ses prédécesseurs, le figurant d’un processus qui le dépasse,
petit symptôme de l’Occident.
La violence de Foucault est différente de celle de Bourdieu qui
soupçonnait Lévi-Strauss de projeter un fantasme sadien dans cette
66
question , différente aussi de celle de Derrida dans De la grammatologie où
Lévi-Strauss apparaissait comme représentant de l’Occident par le
logocentrisme dont la fameuse « leçon d’écriture » de Tristes tropiques
témoignait. Cette violence n’est pas la même que celle des débats ponctuels
67
que Foucault et Lévi-Strauss ont pu avoir auparavant . Avec La Volonté de
savoir, il s’agit d’un projet de rupture totale où Foucault fait de l’anonyme
68
Lévi-Strauss le simple valet du dispositif de pouvoir moderne :
« L’ethnologie, en réélaborant sans cesse depuis si longtemps la théorie
transculturelle de l’interdiction de l’inceste, a bien mérité de tout le dispositif
69
moderne de sexualité et des discours théoriques qu’il produit . »
L’hypothèse sera maintenue de manière inflexible et, près de six ans plus
tard, Foucault la réaffirmera avec la même intention stigmatisante :
70
« La grande interdiction de l’inceste est une invention des intellectuels . »
La formulation moqueuse avec laquelle il met les anthropologues à la
question exprime parfaitement son peu de considération à leur égard : « Quel
71
est le fonctionnement réel de la règle de l’inceste ? » Question qui suppose
une impuissance des anthropologues à répondre, eux qui n’ont affaire qu’à
des « systèmes formels » : il s’agit bien de mettre à l’épreuve du réel
l’interdit de l’inceste comme « instrument précis, réel, quotidien,
72
individualisé de coercition ». C’est-à-dire l’anéantir en en faisant ressortir
73
la dimension de mythe théorique . Si le tabou de l’inceste est une invention
d’intellectuel, c’est qu’il n’existe pas. On essaiera de saisir un peu plus tard
l’enjeu proprement sexuel de cette offensive contre la pierre d’angle du
dispositif théorique moderne, mais pourtant déjà on comprend son caractère
stratégiquement brûlant en la comparant à ce qui s’y apparente dans L’Anti-
Œdipe.
Ce qui semble commun entre Deleuze et Foucault, c’est tout d’abord
l’extrême sophistication logique de l’argumentation qui, dans les deux cas, a
pour conclusion que « l’inceste » n’existe pas, l’Interdit n’interdit pas ce qu’il
semble interdire. Avec Deleuze, c’est en fait un autre inceste qui est interdit,
l’inceste germinal, l’inceste avec la terre. L’interdit de l’inceste lui-même ne
fait que susciter comme mère ou sœur la femme avec qui l’on couche. Avec
Foucault, l’interdit n’interdit rien puisque la famille comme telle est
incestueuse : l’interdit feint d’interdire pour maintenir la fiction de la loi dans
un dispositif qui lui est étranger. On voit tout de suite ce qui distingue les
deux points de vue. Deleuze demeure dans une logique de l’Interdit :
l’interdit de l’inceste, en faisant émerger les catégories familiales, éloigne
l’homme du bon inceste, celui qui est hors famille, qui ignore les personnes
discernables (mère, sœur, oncle…). Foucault, lui, balaie violemment toute
fonction de l’Interdit autre que fictive. L’analytique foucaldienne, froide et
ironique, se différencie du lyrisme de la cosmogonie deleuzienne qui se
poursuit sous des formes légendaires, avec le héros de l’Urstaat, l’homme
territorial de l’empire, l’Œdipe tyrannique, les grands monstres de l’histoire,
Caligula, Héliogabale, avec « l’initiateur rituel » vers qui toutes les alliances
exogamiques convergent afin que ce sujet incestueux, échappant à la Loi, les
74
surcode … Non seulement les périodisations foucaldiennes et deleuziennes,
les notions de codage, surcodage, décodage, sont aux extrêmes les unes des
autres, mais Deleuze demeure, comme on le voit dans cet « anti-Œdipe »,
profondément œdipien, et crispé jusqu’à l’extase dans un imaginaire de
l’inceste auquel Foucault n’est pas seulement étranger mais dont il fait
justement le mécanisme critique par lequel échapper au dispositif de
sexualité, le soulever pour en dévoiler les agencements constituants, pour le
banaliser aussi, pour en faire le quotidien de ce qu’il appelle prosaïquement
« la cellule familiale », support permanent et foyer d’incitation de la
« sexualité », et ainsi mettre en évidence l’insignifiance même de l’Interdit, et
là encore conduire au plus loin sa rupture avec les intellectuels contemporains
et à partir du mythe qui leur est le plus cher.

LES DEUX VERSANTS DE LA MODERNITÉ

La bourgeoisie, selon Foucault, est la classe médiatrice de l’émergence du


75
dispositif de sexualité . Son rôle est de camoufler cette « invention » du sexe
derrière une catégorie qui lui est en fait étrangère et anachronique, la loi,
grâce à laquelle, comme classe dominante, celle du bourgeois gentilhomme,
elle dissimule le nouveau dispositif, et peut satisfaire son souci de distinction
sociale, en prolongeant fictivement l’idéologie antérieure, celle du dispositif
76
d’alliance . Pour Foucault, la sexualité est ce qui échappe à la loi, mais le
pouvoir ne cesse de la recoder en termes de loi pour masquer la positivité et
la productivité du dispositif qui lui a donné naissance. En cela, parallèlement
à l’ethnologie mais dans une familiarité plus intime avec cette bourgeoisie, la
psychanalyse semble avoir été l’autre domestique de cette opération
d’épinglage du dispositif de sexualité sur la loi. Si, dans un premier temps,
l’aveu de sexualité semble s’opérer hors de la souveraineté familiale sur le
divan du cabinet freudien, cette sexualité est réintégrée dans un principe
d’intelligibilité propre à la loi, à l’alliance, au système de parenté, puisque ce
que retrouve la psychanalyse dans la parole apparemment libre du patient, ce
sont précisément « les jeux mêlés de l’épousaille et de la parenté,
77
l’inceste […], le rapport parents-enfants ». Foucault va jusqu’à identifier
historiquement l’émergence de la psychanalyse et celle du dispositif de
78
sexualité , à la stupéfaction scandalisée des intellectuels lacaniens qui, eux,
79
perçoivent la psychanalyse dans une fonction essentielle de coupure .
Mais Foucault est tout aussi féroce pour les tenants du gauchisme
antirépressif, dont le nom de Reich est donné comme repère majeur – et par
lequel il vise bien évidemment le discours de L’Anti-Œdipe –, qui se déploie,
selon lui, « dans le dispositif de sexualité, et non pas hors de lui ou
80
contre lui ». C’est un discours qui s’identifie, écrit-il moqueur, à une
81
théologie, à une prédication franciscaine . Les deux pôles de la Modernité
adhèrent à la représentation que le pouvoir se fait de lui-même et qu’il
82
impose. Vision toujours minimale, limitative et négative du pouvoir ,
définition du pouvoir comme « anti-énergie », dont le mode de domination se
83
ramènerait à « l’effet d’obéissance », etc. : apte seulement à interdire, le
pouvoir se caractériserait donc par ne rien pouvoir, « sinon faire que ce qu’il
84
soumet ne puisse rien à son tour ». Foucault, dès les premières pages de son
livre, affirme que la contestation fait partie du même réseau historique que le
85
pouvoir qu’elle dénonce, et qu’elle travestit en l’appelant « répression ».
Cette assimilation des deux versants de la Modernité en un seul opère à un
moment capital du livre où Foucault réfléchit sur sa propre méthode « anti-
théorique », et où l’identité profonde entre la promesse révolutionnaire d’une
libération du désir et la vision conservatrice d’une fatalité de l’interdit
86
s’enracine en fait « loin dans l’histoire de l’Occident ».
La Volonté de savoir donne à sa décision de rupture la portée d’une table
rase qui n’est pas encore visible lors de sa parution, notamment parce que les
noms des contemporains visés n’apparaissent pas, sauf avec le dernier
chapitre du livre, « Droit de mort et pouvoir sur la vie », dont Foucault avec
raison se plaignait qu’il n’ait pas été vraiment lu. Il ne s’agit pas des noms
réels, mais de deux noms qui les représentent tous, pour avoir été
emblématiques de toute une époque, « gages de “subversion” » : Sade et
87
Bataille . Deux noms qui donnent la véritable ampleur et les véritables
enjeux de « la volonté de savoir » qui, désormais, peut se passer d’eux.

1. En quatrième de couverture sont annoncés comme à paraître La Chair et le corps, La Croisade


des enfants, La femme, la mère et l’hystérique, Les Pervers, Population et races. Aucun de ces
volumes ne paraîtra jamais. La Volonté de savoir en fait le tour de manière synthétique, par
exemple pages 137 et sq. avec le thème de l’hystérisation du corps de la femme, la pédagogisation
du sexe de l’enfant, la socialisation des conduites procréatrices, et la psychiatrisation des plaisirs
pervers, repris aux pages 201-203. Le programme des livres à venir est aussi clairement annoncé
page 150. Ces questions, d’ailleurs, ont déjà été traitées (par exemple dans son cours de l’année
précédente – « Les anormaux » – ou par la suite – « Sécurité, territoire, population »…).
2. Michel Foucault (entretien avec), « Le jeu de Michel Foucault » [1977], in Dits et écrits [abrégé
en DE pour la suite], t. II : 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 298. De manière
plus étonnante encore, Foucault, dans le livre lui-même écrit, n’est pas certain de tenir son postulat
de départ jusqu’à la fin : « Mais le postulat de départ que je voudrais tenir le plus longtemps
possible, c’est que […] » (Michel Foucault, La Volonté de savoir [t. I d’Histoire de la sexualité],
Paris, Gallimard, 1976, p. 97).
3. Sur ce point, voir notre critique de Foucault : « Vita Nova contre Bios philosophikos. Roland
Barthes et Michel Foucault », in Marie Gil et Frédéric Worms (dir.), La Vita Nova, Paris,
Hermann, 2016. Les Aveux de la chair, inachevé et publié en 2018, est troublant par l’étrange
rapprochement que Foucault semble y faire avec la parole chrétienne.
4. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 59. C’est la fameuse phrase : « Le sodomite était un
relaps, l’homosexuel est maintenant une espèce. » Cette opposition a été critiquée par David
M. Halperin, Oublier Foucault, mode d’emploi (traduit de l’anglais par Isabelle Châtelet, Paris,
Epel, 2004, p. 29-68), qui, malgré son titre, n’est nullement polémique. Voir aussi sur ce point le
livre de John J. Winkler Désir et contraintes en Grèce ancienne (traduit de l’anglais par Sandra
Boehringer et Nadine Picard, Paris, Epel, 2005) au travers de la figure antique du kinaidos ou
cinaedus. Le problème se pose d’autant plus que la notion de personnage « sexuel » est plus tard,
e
dans La Volonté de savoir, associée au XVII siècle (p. 145-146). D’ailleurs, cette hypothèse est
contredite par Foucault lui-même dans « Usage des plaisirs et techniques de soi » où il apparaît que
cette figure de l’homosexuel comme « portrait-type » était déjà fortement dessinée dans la
littérature romaine de l’époque impériale » (in DE, t. II, p. 1369-1370) ; voir aussi sur ce point
Histoire de la sexualité, t. II : L’Usage des plaisirs [1984], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2009,
p. 27-30. Pourtant, Foucault ne tombe jamais dans l’absurde comme c’est le cas de Bourdieu
quand il situe par exemple l’avènement de l’opposition entre hétérosexualité et homosexualité
après la Seconde Guerre mondiale (Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998,
p. 117 note 5).
5. La catégorie d’« Occident », qui apparaît à de très nombreuses reprises, fait refluer le propos de
Foucault vers un discours proche de celui d’une histoire des mentalités (sur l’emploi de la notion
d’Occident, voir par exemple p. 102, 109…). Foucault justifie l’emploi de cette catégorie dans un
entretien de novembre 1977 (« Le pouvoir, une bête magnifique », in DE, t. II, p. 370), déjà
utilisée par lui jadis mais dans un tout autre sens à propos de Bataille (« Préface à la
transgression » [1963], in DE, t. I, p. 265), ou dans sa préface à Histoire de la folie (in DE, t. I,
p. 191).
6. Voir par exemple La Volonté de savoir, op. cit., p. 29.
7. Voir par exemple ibid., p. 187, ou plus tard dans « Sexualité et pouvoir » [1978], in DE, t. II,
p. 570.
8. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 118-119.
9. Tantôt l’Occident semble n’avoir jamais connu d’ars erotica (ibid., p. 77), tantôt au contraire il
a dû rompre avec elle pour construire une scientia sexualis (ibid., p. 90). Mais il ajoute plus loin
que l’ars erotica n’a pas complètement disparu « de la civilisation occidentale » (p. 94). Enfin, il
écrit que la scientia sexualis semble fonctionner comme une ars erotica (ibid., p. 95). La confusion
sera exacerbée quand, un peu plus tard, en 1983, Foucault confirmera l’option orientaliste en
affirmant que l’ars erotica n’existe tout simplement pas en Grèce ou à Rome : « L’un des
nombreux points où j’ai commis une erreur dans ce livre [La Volonté de savoir], c’est ce que j’ai
dit de cette ars erotica […] Les Grecs et les Romains n’avaient aucune ars erotica en comparaison
de l’ars erotica des Chinois (ou disons que ce n’était pas une chose très importante dans leur
culture) » (« À propos de la généalogie de l’éthique » [1983], in DE, t. II, p. 1209).
10. Freud était tantôt inclus dans le grand processus de médicalisation de la déraison dans le
champ de la folie enclenché par les Lumières, tantôt distingué de lui (voir notre Pourquoi le
e
XX siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, Paris, Seuil, 2011, p. 153, notamment la note 4).
11. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 149-150. Sur ce point, voir « Le jeu de Michel
Foucault » [1977], in DE, t. II, p. 315-319, et ce propos d’un entretien de 1978 : « Freud transféra
la confession de la rigide rhétorique baroque de l’Église au délassant divan du psychanalyste »
(in DE, t. II, p. 675).
12. « Elle [la psychanalyse] a repris le projet d’une technologie médicale propre à l’instinct
sexuel » (Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 155-157).
13. Ibid., p. 157. Cette thèse est réaffirmée p. 197-198. L’expression « a cherché à s’affranchir »
n’est guère rassurante sur la nature de cet affranchissement, d’autant que plus loin Foucault
restreint cette capacité qu’a eue la psychanalyse – « du moins ce qu’il a pu y avoir de plus cohérent
en elle », précise-t-il – à avoir été en opposition théorique et pratique avec le fascisme, à « une
conjoncture historique précise », et il ajoute alors que la référence freudienne à la loi –
qui l’empêche ainsi d’être cousine de l’eugénisme – n’est qu’un phénomène de « rétro-version
historique » (p. 198), c’est-à-dire n’est pas intrinsèque à la découverte freudienne.
14. Jacques Derrida, « Être juste avec Freud » [1991], in Résistances de la psychanalyse, Paris,
Galilée, 1996, p. 124.
15. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 30-32.
16. Ibid., p. 195-196.
17. Cette thèse est présentée tantôt comme un postulat (ibid., p. 97), tantôt comme la conséquence
des faiblesses de la thèse adverse, celle de l’hypothèse répressive (ibid., p. 18-19).
18. La rencontre de ces deux périodisations est notée par Foucault lui-même dans le chapitre
intitulé « Périodisation » (ibid., p. 152 et sq.).
19. Ibid., p. 140.
20. Ibid., p. 141. Voir aussi p. 145.
e
21. Ibid., p. 21. Voir aussi p. 91 (« Ce rite [l’aveu], depuis le XVI … »).
22. Ibid., p. 29.
23. Ibid., p. 153.
24. Ibid., p. 97.
25. Ibid., p. 31-32.
26. Ibid., p. 118.
27. Foucault, d’ailleurs, se sent obligé de préciser que son propos ne peut se confondre avec une
« histoire des mentalités » (ibid., p. 200).
28. Foucault, « La poussière et le nuage » [1980], in DE, t. II, p. 834.
29. À aucun moment Foucault ne nomme ni ne circonscrit les sociétés qui sont censées être le
théâtre des processus à l’œuvre. De quoi parle-t-il ? De la France, de l’Europe ? La seule référence
« géographique » proposée par Foucault est celle, comme on l’a vu, de l’Occident. Il est
particulièrement notable que Foucault, tout entier pris par l’idée d’une mise en discours globale du
e
sexe à partir du XVII siècle qui « en a fait une règle pour tous » (La Volonté de savoir, op. cit.,
p. 29), doit bien concéder que ce ne pouvait concerner qu’une « élite » (ibid.), mais il n’en tire
aucune conséquence, faisant de cette injonction « un point idéal » (ibid.) de cette nouvelle période.
30. Foucault, « Entretien » [1978], in DE, t. II, p. 864.
31. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » [1984], in DE, t. II, p. 1389. Foucault commente le
texte de Baudelaire « Le peintre de la vie moderne ».
32. Foucault, « Michel Foucault étudie la raison d’État », in DE, t. II, p. 805. Voir aussi ce qu’il
dit sur « le jeu de la vérité et de la fiction – ou, […] de la constatation et de la fabrication »
(« Entretien », in DE, t. II, p. 865).
33. Ibid.
34. Voir aussi ce propos de Foucault sur un de ses livres : « On le lit, donc, comme une expérience
qui change, qui empêche d’être toujours les mêmes, ou d’avoir avec les choses, avec les autres, le
même type de rapport que l’on avait avant la lecture » (Foucault, « Entretien », in DE, t. II, p. 866).
35. Voir Roland Barthes, « Le mythe aujourd’hui », dans Mythologies, in Œuvres complètes
[abrégé en OC pour la suite], t. I : 1942-1961, Paris, Seuil, 2002, p. 865-868.
36. Karl Marx, « Thèses sur Feuerbach » [1845], in Œuvres, t. III : Philosophie, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 1033, « Die Philosophen haben die Welt nur
verschieden interpretiert ; es kommt drauf an, sie zu verändern ».
37. Voir Gayle Rubin, « Sexual Traffic », Differences : A Journal of Feminist Cultural Studies,
1994, p. 88.
38. Voir par exemple quand Spivak caractérise le discours de Deleuze sur l’économie, dans
L’Anti-Œdipe, d’interprétation « brillante bien que poétique » de la théorie marxiste… Gayatri
Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? [1988], Paris, Éd. Amsterdam, 2009, p. 33, « on a
brilliant if “poetic” grasp of Marx’s theory » – traduction par Jérôme Vidal de « Can the Subaltern
Speak ? », in Cary Nelson et Lawrence Grossberg (dir.), Marxism and the Interpretation of
Culture, Urbana, Illinois of University Press, 1988, p. 74.
39. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 109.
40. Foucault, « L’extension sociale de la norme », in DE, t. II, p. 77.
41. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir [1969], in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 217-218.
42. Ibid., p. 215.
43. Foucault, « La fonction politique de l’intellectuel » [1976], in DE, t. II, p. 109-114.
44. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 13-14.
45. Cette hypothèse selon laquelle la « théorie », la pensée du philosophe, n’est qu’une alliée du
pouvoir est très violente mais pas si neuve. Elle est au cœur de L’Idéologie allemande de Marx, et
elle est même présente chez Lacan, par exemple dans les premières séances du séminaire
« L’envers de la psychanalyse » (1969-1970).
46. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 109.
47. Ibid., p. 113.
48. Ibid., p. 114. Dès le début du livre, Foucault a posé l’hypothèse que le discours critique à
l’égard du pouvoir fait partie du même réseau historique que ce qu’il dénonce (et sans doute
travestit) en l’appelant « répression » (ibid., p. 17).
49. Ibid., p. 113.
50. Ibid.
51. Ibid., p. 113.
52. Ibid., p. 113-114.
53. Ibid., p. 122.
54. Foucault, « Précisions sur le pouvoir » [1978], in DE, t. II, p. 630.
55. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » [1982], in DE, t. II, p. 1052.
56. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » [1984], in DE, t. II, p. 1393-1394 et 1395.
57. Nous retrouvons là les problèmes de périodisation et de chronologie déjà épinglés. D’ailleurs,
Foucault réfute l’idée d’un dispositif se substituant à l’autre mais prophétise l’idée d’un
remplacement (p. 141).
58. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 143-144.
59. Ibid. Entre les pages 139 et 151, le passage d’un dispositif à l’autre ne cesse de fluctuer et le
e e
siècle pivot est tour à tour le XVII et le XVIII siècle.
60. « Si pendant plus d’un siècle l’Occident s’est si fort intéressé à l’interdiction de l’inceste, si
d’un accord à peu près commun on y a vu un universel social et un des points de passage obligé à
la culture, c’est que peut-être… » (ibid., p. 144).
61. Ibid., p. 140-141.
62. Ibid., p. 143. Voir aussi ce que dit Foucault dans son cours de 1974-1975 sur
« Les anormaux » où il fait de l’attention parentale à la masturbation des enfants l’instrument
d’une intensification du thème de l’inceste dans la famille moderne (Les Anormaux. Cours au
Collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1999, p. 249-253).
63. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 144.
64. Ibid.
65. Ibid. Foucault ici intensifie de manière considérable ses propos antérieurs sur l’inceste de la
« famille moderne » à propos duquel il parle d’inceste « épistémophilique » car essentiellement lié
à la surveillance et à la connaissance de la sexualité de l’enfant (Les Anormaux, op. cit., p. 234).
66. Bourdieu, La Domination masculine, op. cit., p. 66-67.
67. Par exemple quand Foucault oppose Dumézil et Lévi-Strauss sur la question du mythe,
reprochant à ce dernier de ne la penser qu’en termes de langage (Foucault, « La vérité et les formes
juridiques » [1974], in DE, t. I, p. 1504), ou quand il lui reproche de ne penser le pouvoir qu’en
termes de négativité et de loi (Michel Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France,
1972-1973, Paris, Éd. de l’EHESS/Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2013, p. 3-7).
68. Dans une conférence de 1976 donnée à l’université de Bahia, Foucault donne deux noms pour
représenter ce qu’il nomme ici « l’ethnologie », ceux de Durkheim et de Lévi-Strauss (Foucault,
« Les mailles du pouvoir », in DE, t. II, p. 1001-1020).
69. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 145.
70. Foucault, « Choix sexuel, acte sexuel » [1982], in DE, t. II, p. 1154.
71. Foucault, « Sur la sellette » [1975], in DE, t. I, p. 1591. Je souligne.
72. Ibid.
73. La critique de l’ethnologie laisse la place à la venue d’une autre école dont la toute nouvelle
conception du pouvoir s’émancipe de celle que Foucault critique et qui est représentée par Pierre
Clastres (Foucault, « Les mailles du pouvoir », in DE, t. II, p. 1003). Pierre Clastres a fait paraître
en 1974 un livre très important, La Société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique
(Paris, Minuit), qui a eu grand retentissement.
74. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe (t. I de Capitalisme et schizophrénie), Paris,
Minuit, 1972, p. 237. C’est donc en effet une fresque mythique fascinante que Deleuze propose
alors dans cette deuxième partie du chapitre III de L’Anti-Œdipe, « Sauvages, barbares, civilisés »
(ibid., p. 236-324).
75. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 159-160. Par exemple : « La bourgeoisie a
commencé par considérer que c’était son propre sexe qui était chose importante, fragile trésor,
secret indispensable à connaître. Le personnage qui a été d’abord investi par le dispositif de
sexualité […], il ne faut pas oublier que ce fut la femme “oisive”, aux limites du “monde” où elle
devait toujours figurer comme valeur […]. » Voir aussi p. 168.
76. Ibid., p. 169-170. Par exemple : « Désormais la différenciation sociale s’affirmera non pas par
la qualité “sexuelle” du corps, mais par l’intensité de sa répression. » Je souligne.
77. Ibid., p. 148-149.
78. Ibid., p. 170-171.
79. Jacques-Alain Miller, lors d’un débat autour de La Volonté de savoir, accuse Foucault de
chercher des opérateurs permettant d’effacer la coupure « qu’on a placée à Freud » (« Le jeu de
Michel Foucault » [1977], in DE, t. II, p. 553-554).
80. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 173.
81. Ibid., p. 15. Il se moque du « grand prêche sexuel – qui a eu ses théologiens subtils et ses voix
populaires – [et qui] a parcouru nos sociétés depuis quelques dizaines d’années ».
82. L’identité des deux hypothèses, celle de la loi qui réprime le sexe et celle qui pose la loi
comme constitutive du désir, est affirmée page 112.
83. Ibid., p. 113.
84. Ibid.
85. Ibid., p. 18.
86. Ibid., p. 109.
87. Ibid., p. 198.
CHAPITRE TROIS

Mort et vie

LA MORT

En mettant un terme au paradigme de la Loi, du Symbolique et de la Mort,


Foucault dit adieu à Thanatos, à la Nuit, à la Déraison où s’abritait un Neutre
blanchotien, lieu d’un Dehors qui nous ouvrait précisément à l’envers de la
loi. Et c’est pour cela qu’il faut explorer minutieusement la grande opposition
Mort/Vie organisatrice de La Volonté de savoir. Pas seulement parce qu’elle
est la plus déterminante mais aussi parce qu’elle est la plus complexe.
Le pouvoir, explique Foucault, a cessé d’être celui qui donne la mort. Le
pouvoir est ce qui administre la vie, il est biopouvoir. Tout ce qui confère à la
mort un lien fondamental avec le pouvoir, la sexualité, le corps, opère donc
1
ce que Foucault appelle une retro-version historique , et convoque autour de
la sexualité l’ancien ordre du pouvoir, empêche de comprendre le
déploiement de ce pouvoir dans ses positivités modernes, et aboutit à le
maintenir dans les formes archaïques où il est fondamentalement réduit à sa
négativité.
La mort est le premier obstacle dont Foucault se débarrasse dans le
chapitre conclusif et programmatique de son livre comme si elle était
l’élément capital du dispositif moderne en tant qu’il est encore un
romantisme et une métaphysique. Il s’agit de démontrer qu’à partir de tel ou
e e
tel moment – XVII siècle ? XVIII ? avant ? après ? – le pouvoir cesse de se
fonder sur une souveraineté touchant à la mort, mais aussi de débarrasser
l’espace de pensée présent de ce vieux mythe qui n’a, comme le signale assez
le choix de ses deux noms emblématiques, ceux de Sade et Bataille, qu’une
portée strictement fantasmatique, et déjà passée.
Sade, plus encore que Bataille, est un enjeu fondamental. Il n’est pas
seulement celui qui a occupé tous les esprits dès la fin de la Seconde Guerre
mondiale, il est celui qui impose l’articulation fondamentale entre le sexe et
la mort dans l’espace moderne, mais, plus important, il est celui qui, depuis le
e
XVIII siècle, donne à cette articulation une dimension prophétique censée
e
parler directement à l’homme du XX siècle. Foucault, qui a été
passionnément sadien notamment dans son Histoire de la folie, se donne pour
tâche de renverser le diagnostic. Sade, selon lui, n’est nullement prophétique,
bien au contraire. Foucault reprend la lecture sartrienne – celle de Critique de
2
la raison dialectique – d’un Sade anachronique . Celui-ci recode le sexe,
selon Foucault, dans les mécanismes archaïques de « l’ancien pouvoir »,
fondé sur le sang et la mort. La « souveraineté unique et nue », où s’affirme
3
« le droit illimité de la monstruosité toute-puissante », n’est que le
témoignage d’un monde disparu, le reflux insignifiant d’un processus
obsolète.
Foucault reconnaît, certes, un peu plus tard dans le livre, que « le sexe
4
aujourd’hui est bien traversé par l’instinct de mort », mais un tel fait ne peut
être une donnée ontologique propre à la sexualité humaine, car il est
strictement « historique », et comme fait historique il est le symptôme de la
survivance d’une fascination antérieure, décalée par rapport au dispositif de
sexualité qui nous est contemporain, et dont la caractéristique fondamentale
5
est de « permettre aux techniques de pouvoir d’investir la vie ».

HISTORIALITÉ DE LA MORT

La nécessité théorique de placer Sade dans un passé définitivement forclos


s’est transformée ponctuellement en une urgence à neutraliser un apparent
retour du refoulé : fâcheuse coïncidence en effet que constitue, au moment où
Foucault écrit La Volonté de savoir, la sortie de Salò ou les 120 Journées de
Sodome de Pier Paolo Pasolini, mort, assassiné, le 2 novembre 1975. Urgence
que signale son intervention extrêmement hostile, rendue publique en
6
décembre 1975 , sur ce film qui ne sortira en France qu’au mois de mai 1976,
comme s’il fallait précipitamment colmater une brèche qui risque de devenir
problématique. Un an plus tard, en 1977, Foucault ira jusqu’à retirer à Sade le
7
droit d’appartenir à la prestigieuse cohorte « des hommes infâmes », lui qui
avait été dans Histoire de la folie le chef de file de la grande théorie des héros
de la déraison. Ce n’est pas seulement le prestige moderne de Sade qu’il faut
absolument neutraliser, mais une autre difficulté plus importante, celle du
nazisme qui, avec Salò, apparaît comme une actualisation de l’expérience
e
sadienne, comme une réaffirmation au XX siècle d’une dépendance du
dispositif sexuel à la mort et au sang.
La question du nazisme est évidemment évoquée dans La Volonté de
savoir tant elle semble contredire le diagnostic de Foucault d’une mutation
d’un pouvoir passé du droit à administrer la mort à celui, comme biopouvoir,
de gérer la vie. Bien d’autres contre-exemples semblent d’ailleurs réfuter cet
effacement de la mort du champ des pouvoirs comme l’émergence du
e
pouvoir destructeur de l’atome, spécifique du XX siècle, cette bombe
atomique dans laquelle, de Lacan à Heidegger, ses plus grands contemporains
ont vu précisément l’extension à un niveau historial et réellement
8
apocalyptique de la mort .
Foucault, lui, est totalement sourd à tout cela. La bombe atomique –
comme « pouvoir d’exposer une population à une mort générale » – n’est,
selon lui, que l’envers de pouvoir garantir à une autre son maintien dans
9
l’existence « biologique ». Il propose même un oxymore extrêmement
10
troublant en qualifiant les génocides modernes de « massacres vitaux ». Il
n’y a pour lui de gouvernementalité qu’un « gouvernement des vivants », titre
du cours donné par Foucault au Collège de France en 1979-1980. Biopouvoir
11
ou encore « somatocratie ».
Si Foucault, dans les années 1960, a pu être sensible à une perspective
historiale héritée de Heidegger, en décrivant dans Histoire de la folie la
catégorie moderne de « folie » comme processus d’oubli de l’idée de
« déraison » renvoyée dès lors à l’originaire, cette problématique n’a plus
cours désormais. À propos du nazisme et de son entreprise d’extermination, il
va parler d’« interférence » historique, et là encore, comme pour Sade, il va
penser cette interférence en termes d’anachronisme. C’est au travers de la
métaphore du fantôme que Foucault épingle la préoccupation du « sang » qui,
12
écrit-il, a hanté la gestion nazie de la sexualité , mais cette interférence
demeure superficielle, et le pouvoir nazi ne diffère pas du pouvoir moderne
dont Foucault propose l’analytique : c’est « un pouvoir disciplinaire »,
« d’extension et d’intensification des micro-pouvoirs, sous couvert d’une
13
étatisation illimitée ». Malgré l’interférence produite par « l’exaltation
14
onirique d’un sang supérieur », la séquence historique nazie ne contredit
pas l’hypothèse d’un pouvoir métamorphosé par rapport à ses anciennes
configurations. Si de vieilles configurations, celles de la loi et de l’ordre
e
symbolique, se maintiennent au XX siècle, ce n’est pas dans le réel historico-
politique de l’histoire, mais dans la lecture qui en est faite, comme celle par
15
exemple des héritiers de Freud, c’est-à-dire dans une interférence sans effet .
La survivance de la Loi et de l’ordre symbolique n’est alors que putative, et
Foucault, tout en montrant son caractère anachronique, se donne le plaisir
cruel de féliciter les psychanalystes, grâce à leur interprétation erronée de
cette séquence, de n’être pas tombés eux-mêmes dans le mythe du sang ou de
l’hérédité qu’ils croyaient voir à l’œuvre. Ils ont été en ce sens doublement
inoffensifs : par leur interprétation anachronique de la période et du fait de
leur réaction salutaire permise par cette interprétation. Sur un mode plus
désinvolte encore, Foucault soustrait le nazisme au prestige de la mort et du
sexe en prenant prétexte que Himmler était agronome et sa femme infirmière
et donc associés à l’hygiène et à l’élevage, c’est-à-dire des activités vitales,
indexables sur le biopouvoir : « Hôpital plus basse-cour : voilà le fantasme
16
qu’il y avait derrière les camps de concentration . » C’est d’une manière
plus profonde que Foucault, dans le cours au Collège de France en 1976,
associe racisme d’État et biopouvoir en l’articulant historiquement à la lutte
des races – sorte de contre-histoire de la lutte des classes. Celle-ci a changé
17
de terrain, passant de la loi à la norme, du juridique au biologique , mais
sans que les questions de la mort et de la politique de l’extermination
apparaissent autrement que sous la dépendance du Bios : le racisme est alors
défini comme ce qui introduit une coupure entre ce qui doit vivre et ce qui
18
doit mourir , et si Foucault est finalement contraint d’inclure cette question
de la mort, il s’en débarrasse en concluant que « la mort des autres » a alors
19
pour principe « le renforcement biologique de soi-même ». En concédant
pour finir la caractérisation de l’État nazi comme « État suicidaire », il limite
aussitôt cette apparente exception par le fait que le jeu entre le droit de tuer et
le biopouvoir est un jeu inscrit effectivement dans le fonctionnement de tous
20
les États .
On voit toute l’importance que Foucault accorde à cette mise au rebut de
la mort comme liée à la sexualité, au pouvoir, et à laquelle s’oppose ce qu’il
va appeler la « gouvernementalité ». Dans La Volonté de savoir, Foucault est
moins disert, et l’interférence entre l’ancien dispositif et le nouveau, de la
mort et la vie, relève de ce que Foucault qualifie de « la combinaison la plus
21
naïve et la plus rusée ». La victoire des apparences – le fait que la politique
hitlérienne du sexe soit restée dérisoire et qu’en revanche le « mythe du
sang » se soit traduit par un massacre qui n’avait rien de vital –, cette victoire
des apparences donc n’est pourtant pas expliquée. Elle semble renvoyée à
22
une fatalité énigmatique de l’histoire : « L’histoire a voulu que… »
Exit la pulsion de mort comme constitutive du désir et de l’histoire.

LA VIE, LE BIOPOUVOIR

C’est de cette substitution du paradigme de la vie à celui de la mort que va


émerger le concept de biopouvoir qui fait son apparition en 1976 avec
23
La Volonté de savoir et dans le cours de cette même année au Collège de
France sous le titre extrêmement ambigu de « Il faut défendre la société » où
24
apparaissent les notions de biopouvoir, de biopolitique, de biorégulation .
Notion de biopouvoir qui prend le relais de ce qu’il a nommé jusque-là le
pouvoir disciplinaire, notion nouvelle à partir de laquelle celle de norme va
prendre sa véritable dimension conceptuelle : vie et norme étant
intrinsèquement liées selon la formule de Canguilhem pour qui la norme est
bel et bien une nouvelle forme de vie.
Si cette catégorie de la « vie » n’est pas si facile à établir contre la culture
contemporaine de la mort, c’est qu’elle n’est apparemment pas si neuve. Or,
il ne s’agit pas pour Foucault de se prêter à une énième résurrection du
vitalisme européen qui court les esprits depuis le conatus spinoziste jusqu’à
la notion d’élan vital de Bergson en passant par la volonté de puissance
nietzschéenne. L’émergence de la catégorie de vie a une visée plus complexe,
et d’abord une fonction de déplacement. Déplacement interne à la réflexion
foucaldienne. Il s’agit d’abord pour Foucault de donner à la notion de norme,
déjà utilisée dans sa dimension juridique, une assise épistémologique
suffisamment puissante pour qu’elle ne soit pas un simple doublon de celle
de loi, une assise qui la rende capable de remplacer la notion de loi sans lui
ressembler, et qu’elle autorise cette ontologie positive du pouvoir que
programme la rupture inaugurée par La Volonté de savoir. S’il y a un
« vitalisme » foucaldien, il ne relève pas de l’élan, de la poussée ou de la
puissance vitale mais de cette spécificité des phénomènes vitaux à se plier
aux irrégularités, à l’instabilité, aux variations, à l’inventivité, à une
25
normativité en constante évolution comme l’établit Canguilhem .
Il est difficile de penser précisément la norme foucaldienne dans sa
microhistoire. Sans doute est-ce là la rançon de la nouveauté essentielle
qu’elle porte. Le mot « norme » n’est pas inconnu des contemporains mais il
ne joue aucun rôle crucial dans leur champ théorique. Il apparaît le plus
souvent comme synonyme de règle contraignante ou d’étalon, et dans un sens
négatif, par exemple chez Lacan dans sa critique de la psychanalyse
américaine en tant qu’elle vise à adapter le patient aux normes de la
26
société . Le concept de norme n’apparaît chez Barthes qu’au pluriel –
« les normes » – et toujours lié à un qualificatif qui en restreint la portée
(« normes vestimentaires », « normes petites-bourgeoises »…). Chez
Foucault, la norme a déjà été promue comme une catégorie clef, au singulier,
et dotée d’une majuscule comme on l’a vu à propos de Surveiller et punir. La
Norme visait déjà à se substituer à la loi, sans pour autant être son double. La
Norme n’était pas décrite comme « la Nouvelle Loi de la société moderne »,
elle opérait autrement : par des technologies, des standardisations, des
27
régulations, par des degrés de normalité, par des mesures … Mais elle
ressemblait malgré tout à la loi parce qu’elle reposait sur des éléments
négatifs, sur les notions d’exclusion, d’interdit, de discipline, de contrainte,
28
de dressage, de surveillance, constituant « l’archipel carcéral » émanant du
pouvoir disciplinaire. La grande rupture, reconnue par Foucault lui-même,
est donc l’émergence d’une nouvelle lecture de la norme comme l’instrument
29
d’une analytique « positive » de la société . Et la difficulté réside dans le
statut de cette positivité qui ne doit en aucun cas être le simple envers
idéologique de la négativité, et Foucault est conscient d’être attendu de ce
côté-là, lui qui, dit-il, a été associé « à une conception un peu boy-scout de la
30
lutte contre toute forme de répression quelle qu’elle soit », et qui désormais
se moque de la « doxa gauchiste » par où on est du bon côté, celui de
31
« la folie, des enfants, de la délinquance, du sexe ». Tout est là pour rendre
illisible la nature réelle de la positivité des normes. La positivité au sens de
Foucault est tout autre chose qu’un qualificatif élogieux, et dans cette
positivité, nul conservatisme, nulle régression réactionnaire, bien au
contraire.
Mais pour déplacer le sens du terme de positivité et lui donner un contenu
indifférent aux catégories communes du bien, du bon, du satisfaisant, il faut
l’extraire du champ de savoir de la culture des Modernes, et l’asseoir à la
table de la vie comme bios, la vie telle que la biologie la conçoit, et qu’a su
introduire dans le champ du discours philosophique un allié plus qu’un
32
maître, Georges Canguilhem . Il ne s’agit pas seulement d’écarter la norme
de son acception juridique, il s’agit avec le Bios d’évacuer tout qui pourrait
incliner la norme vers le moins, vers la restriction, vers le manque, vers le
négatif. La vie, c’est ce qui ne connaît pas le non. En ce sens, si Hegel
écartait avec mépris la vie naturelle de sa phénoménologie du fait qu’aucune
dialectique ne pouvait l’entamer, Foucault, pour les mêmes raisons, adopte
une position inverse : c’est dans la mesure même de l’indifférence de la vie à
toute négativité qu’elle est l’outil par lequel une analytique des dispositifs
historiques peut alors se substituer à toute phénoménologie de l’esprit.
La vie, dont il sera question, est à mille lieues de celle que Foucault, dans
Les Mots et les choses, plaçait à côté du travail et du langage, et qui se
révélait jumelle non seulement de la mort mais du meurtre au point que
Cuvier, qui en était le « découvreur », devenait l’ombre portée de Sade, et
Les 120 Journées de Sodome « l’envers merveilleux » des Leçons d’anatomie
33
comparée . À l’inverse, Foucault, dans La Volonté de savoir, pose en effet
l’hypothèse d’une tout autre rupture historique – rupture toujours aussi
34
ambiguë dans sa datation, dans sa localisation, dans sa nature –, dépassant
tout déterminisme classique, et qu’il définit comme « entrée de la vie dans
35
l’histoire » – définition qui nécessite cet ajout capital : certes la question de
la vie est une très vieille question humaine, mais elle était jusque-là placée
36
« sous le signe de la mort » ; désormais, « la mort commence à ne plus
37
harceler la vie ».
Grâce à cette exhumation d’un Bios qui tient toute sa puissance de lui-
même, il est possible de mettre au jour une pensée de la norme fondée sur
une épistémè extrêmement singulière, celle des positivités. Séparer la mort et
la vie, c’est opérer un déplacement majeur par où la norme va pouvoir
émerger, indépendamment de la loi, dans une définition qui lui soit propre, et
accéder à cette positivité dont nous avons vu qu’elle était tout à la fois
capitale et difficile à établir. C’est ce que fait Foucault dans le cinquième
chapitre de La Volonté de savoir.
La première des positivités de la norme – et qui sera peut-être la seule –,
c’est de nous débarrasser de la « Loi ». Le rôle de la « vie » est de donner à la
norme ce pouvoir inouï.

CANGUILHEM

Parmi tous les textes parallèles à La Volonté de savoir, l’un des plus
importants est l’introduction qu’il rédige en 1978 à la traduction en anglais
du grand livre de Georges Canguilhem – Le Normal et le pathologique –, et
dont il reprendra l’essentiel dans un de ses derniers textes, « La vie :
l’expérience et la science », qui paraîtra de manière posthume. Canguilhem
s’avère la médiation essentielle pour asseoir une nouvelle sémantique de la
norme qui permette à Foucault de s’affranchir de la pression extrême que le
discours politique fait peser sur ce terme. L’enjeu est simple : donner à ce
terme faible dans le champ de la théorie contemporaine une pleine et entière
autonomie, c’est-à-dire une positivité conceptuelle qui autorise pleinement
alors le basculement si fondamental pour Foucault de la loi vers la norme.
La première leçon sémantique que Foucault extrait de Canguilhem est
celle par laquelle la norme cesse d’être perçue comme une règle rigide et
bornée, mais est conçue de manière exclusivement dynamique. La norme est
un processus épisodique, un terme essentiellement provisoire. La norme est
ainsi repensée, à l’envers de la doxa moderne, comme l’instabilité, et, dans la
logique du même paradoxe, est assimilée à la vie en tant qu’elle est ce
processus de régulation vitale – unité de référence mouvante et immanente –,
d’autorégulation et d’autoconservation qui constitue la spécificité du vivant.
Le deuxième déplacement qu’autorise la biologie, le discours de la vie,
c’est que la norme est présente au cœur même du pathologique au point qu’il
y a paradoxalement identité entre le normal et le pathologique, « aux
variations quantitatives près ». Dans ce chiasme entre le normal et le
pathologique, Foucault trouve ce qui permet de considérer la pensée de la
normativité – telle que le vivant nous en fournit le modèle – comme pensée
38
de la modification généralisée . La norme est alors le paradigme même
d’une adaptabilité permanente qui éloigne et anéantit le paradigme contraire,
celui de la loi, de la structure, du symbolique. Et c’est parce que la norme est
pouvoir de modification, que sa dénonciation dans le champ politique ou
qu’un activisme critique ciblant les normes ne sont en aucune manière
incompatibles avec la mise au jour de cette positivité infinie. Aux yeux de
Foucault, c’est même cette positivité de la norme qui autorise sa perpétuelle
remise en cause.
La troisième rupture introduite par le Bios est celle qui permet de placer
« la vérité » dans son champ propre qui n’est que celui d’un régime de
discours. En conclusion des deux grands textes de Foucault on retrouve cette
définition de la vie, du Bios, définition de dérégulation extrême et
d’autorégulation de la norme, selon laquelle « la vie est ce qui est capable
39
d’erreur . » Et si l’erreur est intrinsèque à la vie – la vie comme
transmission, comme perpétuation de l’espèce, comme héritage dévié en
permanence –, alors la vérité apparaît « sur le calendrier de la vie » comme sa
40
« plus récente erreur ». C’est pourquoi Foucault défend, contre une pensée
du sens et du sujet, une analytique de l’erreur et du vivant.
Foucault projette dans le discours de la vie une pensée en rupture avec les
principales données philosophiques dominant alors le champ intellectuel, une
pensée d’un immanentisme radical dont le seul écho se trouve dans le dernier
matérialisme d’Althusser, qui lui est contemporain, celui du matérialisme
aléatoire, le matérialisme de la rencontre ou de la contingence, mais dont les
enjeux sont presque opposés puisque le matérialisme althussérien, voulant
rester fidèle à un marxisme mythique, demeure assujetti au passé, tandis que
Foucault, en ce sens plus cohérent qu’Althusser, s’inscrit dans le principe
actif d’un présent exclusivement actuel.
Reprenant les hypothèses de Canguilhem, quelques années plus tard,
Foucault opère un pas supplémentaire en ouvrant ce « matérialisme
aléatoire » articulé à la vie à un constructivisme où l’homme n’est plus
seulement sujet-objet du mouvement de la norme mais où il se modifie en
41
tant qu’être vivant parce qu’il est sujet rationnel . La « mort de l’homme »
alors prend une nouvelle dimension. L’homme ne fait pas que disparaître,
comme sujet cartésien ou phénoménologique, comme ego transcendantal et
comme dépositaire du sens. Dans cette nouvelle étape, Foucault répète certes
le deuil déjà accompli dans Les Mots et les choses d’une identité perdue, mais
se propose et propose « d’aller vers quelque chose qui est tout autre » :
« Nous avons à produire quelque chose qui n’existe pas encore et dont nous
42
ne pouvons savoir ce qu’il sera . »
La « mort de l’homme » prend une nouvelle dimension, elle est ce qui met
« un terme à tout ce qui veut fixer une règle de production de l’homme par
43
l’homme ». Le constructivisme foucaldien ouvre alors à deux perspectives.
L’une, critique, que la philosophie néolibérale est en mesure d’éclairer,
l’autre plus heuristique que la pensée du transhumain contemporaine
accomplit, et dont la théorie du genre est le chaînon essentiel.

CONTRE L’ORDRE SYMBOLIQUE


D’un côté la loi, située du côté de l’ordre symbolique, comme ce qui opère
sous la régence de la mort, d’un autre côté la norme, prise dans un processus
de désymbolisation généralisé, qui distribue le vivant dans un domaine de
valeur et d’utilité, et qui opère à partir de mécanismes régulateurs et
44
correctifs .
Foucault, par instants, semble minorer l’opposition en expliquant que
« la loi » ne disparaît pas. Elle fonctionne simplement « toujours davantage
comme une norme », mais c’est alors une loi qui n’a plus de valeur de loi.
C’est pourquoi il faut souligner, parallèlement à la mise en place de la
nouvelle analytique historique, l’offensive foucaldienne contre l’idée
d’« ordre symbolique ». L’ordre symbolique, c’est la Loi primordiale en tant
qu’elle institue des noyaux irréductibles et constitutifs du sujet humain, tels la
différence sexuelle, les interdits fondamentaux, le désir articulé au manque.
L’idée de loi est impensable hors d’un ordre symbolique qui lui assure une
universalité, une fonction fondatrice et structurante pour le sujet humain
comme être parlant. C’est de tout cela que Foucault veut se débarrasser au
travers de l’hypothèse d’une obsolescence des sociétés « à fonctionnement
symbolique ».
Or, quel est le lieu de cette désymbolisation ? Quels sont ses espaces
opératoires ? Eh bien, c’est la vie – le Bios – tout simplement, la vitalité, la
prolifération de cette vie comme renforcement de l’espèce, de sa vigueur, de
45
sa capacité à dominer , etc. La vie – comme Bios – se distingue de la mort
en tant qu’elle échappe à la symbolisation, à l’ordre symbolique. Elle
échappe à ce reste de théologie que l’hypothèse d’un univers symbolique
perpétue au sein de la pensée moderne. La vie est l’immanence pure :
prolifération, vitalité, mouvement, jeu, entrée dans un nouvel espace où la
société, en tant qu’elle fonctionne, se reproduit, se régule, à la manière d’un
organisme. Si la « Loi » est primordiale, originaire, constitutive, la norme est
contingente, infiniment variable, réversible, prise dans un jeu d’équilibre
permanent au sein du corps social. Et si la norme s’avère être le mécanisme
essentiel du fonctionnement social et le moyen de le décrire, la loi, la notion
même de loi, tombe en poussière à la manière d’une très vieille légende.
Foucault donne l’âge classique comme prémisse à ce passage d’une
société articulée au symbolique à une société désymbolisée, et propose
e
comme période de sa mise en œuvre le XIX siècle, hypothèse à laquelle
souscrirait volontiers un Balzac, qui n’est pas seulement l’un des grands
penseurs du concept de « société » au sens moderne du mot, mais qui, comme
l’a remarqué Walter Benjamin, a été extraordinairement sensible à
l’extension sans limites de la norme comme nouvel ordre humain qui va de la
numérotation des rues, des horaires du portage des lettres, des horaires des
46
fiacres, à l’extension de l’hygiène, à un système de contrôle général . Cette
« chronologie » dépasse pourtant tout point de vue historique pour construire
un paradigme final où, point par point, l’héritage théorique moderne est
annulé. Ce qui est « du côté de la loi, de la transgression, du symbolique »
laisse place à ce qui est « du côté de la norme, du savoir, de la vie, du sens,
47
des disciplines et des régulations ». Foucault est celui qui réfute l’idée que
l’ordre symbolique soit spécifiquement constitutif de l’humanité, réfutation
qui écarte toute ressemblance entre la loi et la norme. La norme semble sans
autre contenu que le processus de normalisation lui-même, dans une
extension en perpétuel mouvement, infiniment modifiable puisque la
modification, l’extension, lui sont intrinsèques : positivité de la norme qui
tient essentiellement à son pouvoir de modification et qui n’a d’autre origine
que la vie, le Bios, et permet dès lors de faire de la pensée de la « norme »
48
une pensée de la modification généralisée .
De sorte que, pour Foucault, critiquer les normes, c’est au fond leur rendre
hommage, c’est rendre hommage à leur pouvoir de se modifier selon un
principe immanent ; et réciproquement alors peut naître de ce constat une
extraordinaire inventivité dans la critique concrète, sociale, active de telle ou
telle norme, dans cette logique d’un possible permanent, localisé, graduel,
efficace, étranger à tout manichéisme politique global. Logique qui, on l’a
compris, sera essentielle à la théorie butlérienne du genre.
D’une certaine manière, le concept de vie est un « Neutre ». Mais il nous
dégage de la loi, non plus sous les formes de la transgression dont le sujet
pervers était le héros, mais par un abandon total de toute référence à la loi. Ce
Neutre est pourtant ambigu car la question qui peut se poser est celle de
comprendre où se situe le désir de Foucault dans son analyse. Question déjà
en filigrane dans les interrogations de Barthes ou de Deleuze, et qui trouve sa
pleine formulation dans la bouche d’un psychanalyste. Le psychanalyste –
qui est aussi un philosophe – qui aura l’audace de la poser avec une certaine
49
violence, sera Jean Laplanche , en profitant d’une table ronde sur la peine de
mort avec Foucault et Robert Badinter, en mai 1977.
Selon Laplanche, Foucault ne fait pas que décrire une évolution de la
« Loi » vers la norme. En réalité, il soutient cette évolution et la désire : il la
50
« pousse », dit Laplanche . Pour lui, les contestations de la norme par
Foucault – normes judiciaires, normes sociétales, normes culturelles – sont
moins essentielles, moins fondamentales que son soutien à cette évolution de
51
la loi vers la norme, et son désir qu’elle s’accomplisse pleinement . L’enjeu
est pour la première fois établi et de manière extrêmement impressionnante
par la précocité du diagnostic. Foucault, ici, devient le patient du docteur
Laplanche, tant ce dernier va bien au-delà du discours manifeste de cette
table ronde pour mettre au jour philosophiquement le discours latent de
La Volonté de savoir. Laplanche perçoit clairement le caractère actif, et non
descriptif, du diagnostic foucaldien. Foucault fait de ce passage de la loi à la
norme un processus qu’il ne convient pas seulement de mettre au jour mais
d’intensifier. En second lieu, Laplanche comprend que ce qui est visé dans la
mise au rebut de la loi c’est bien l’ordre symbolique dans sa fonction
52
constitutive du sujet . C’est donc aussi politiquement que Laplanche agresse
Foucault en posant que cette logique de substitution est dangereuse et conduit
à un conformisme bien pire que celui qu’apparemment imposent les grands
interdits de l’ordre symbolique : « La loi dont Foucault annonce la mort est
remplacée de façon insidieuse par la manipulation de l’homme, au nom d’une
53
norme prétendue rationnelle », pour ajouter aussitôt : « Et la norme, elle, il
ne s’en défera pas aussi facilement : c’est le chiendent qui repousse sans
cesse sur le terrain “libéré” de la loi. »
Que cette confrontation ait lieu autour de la question de la peine de mort
n’est pas indifférent, car elle rassemble en elle bien des données du problème.
À la pensée utilitariste à laquelle Foucault est identifié, Laplanche oppose
l’ordre symbolique de la « Loi » en tant que la « Loi » est toujours rendue
« au nom de… », c’est-à-dire inclut, suivant en cela la doctrine lacanienne, la
place de l’Autre, comme lieu de l’Interdit : la peine ne peut être, comme le
pense l’utilitarisme, jugée sur son efficacité, elle n’a de sens, dit Laplanche
54
citant Hegel, que si elle abolit symboliquement le crime , et, s’adressant
directement à Foucault, Laplanche assène la maxime lacanienne dont il a très
bien compris qu’elle est sans aucun doute pour lui l’objet à détruire : « Nous
sommes des animaux voués aux symboles, et le crime est adhérent à notre
55
peau comme la loi . » C’est pourquoi, selon Laplanche, la loi n’a pas de
fonction répressive mais une fonction strictement symbolique d’énoncer
l’interdit. Ainsi, le crime lui-même ne gît pas « dans la violence matérielle »
56
qu’il inflige : le crime n’existe que dans et par la loi .

LE POLITIQUE

De cette confrontation demeure ainsi le soupçon que l’activisme


antinormatif de Foucault (autour des prisons, de la psychiatrie, de l’école…)
est bien moins essentiel que son adhésion à l’hypothèse d’une société de la
norme au détriment d’une société de la loi. Bref, le soupçon d’un Foucault
néolibéral.
De fait, la violence antinormative à laquelle l’image de Foucault reste
encore attachée en 1976 est largement nuancée dès La Volonté de savoir, cela
en raison de l’importance du concept de norme mais surtout par la remise en
57
cause du topos traditionnel de la gauche sur le pouvoir comme répression .
Ainsi, la perversion perd tout prestige en ce qu’elle n’est plus la marque
d’une résistance sociale, d’une pathologie contestatrice, mais l’émanation
banale d’une société incitative, productrice, initiatrice, « implantatrice » de
58
perversions . Dans la société de contrôle moderne, la prolifération des
sexualités « perverses » est l’effet d’un processus équivoque : d’une part un
contrôle plus fort et d’autre part un desserrement de la règle, où se mêlent
ainsi la sévérité de la surveillance et l’indulgence des sanctions. Le « vice »
n’est donc plus tant, pour la société, l’ennemi à éradiquer que le support d’un
59
discours proliférant , et cela dans un processus de complicité entre plaisir et
pouvoir sous la forme d’un jeu que Foucault appelle « les spirales
60
perpétuelles du pouvoir et du plaisir » : « spirales », c’est-à-dire la figure
antidialectique par excellence, « perpétuelles », c’est-à-dire dans le « sans
61
commencement ni fin » du jeu où l’espace de norme est bien cet espace
vivant mû par un processus qu’aucune structure symbolique ne domine. La
perversion ne se caractérise nullement par le fait d’être clandestine et
obscure, mais provient d’une politique d’implantation – « l’implantation
62
perverse », « une implantation multiple des “perversions” » – émanant du
pouvoir de la norme qui ne peut s’empêcher, au contraire de la loi, de diffuser
63
ce sur quoi il s’exerce .
Tout se renverse : les procédés de surveillance sont simultanément des
procédés d’intensification et d’intégration, et cette réversibilité occasionne
chez Foucault une fascination amphibologique : si les plaisirs sont
64
« poursuivis », il faut entendre « désirés et pourchassés ». Tel est le
biopouvoir. L’exemple le plus simple utilisé par Foucault pour déployer une
logique réversible de la norme est celui de l’homosexualité dont on attendrait
qu’elle apparaisse comme une catégorie stigmatisante. Il n’en est rien. Selon
Foucault, la catégorisation discursive de l’homosexualité a certes permis
« une très forte avancée des contrôles sociaux », mais, réciproquement, dans
cette spirale entre normes et pratiques humaines, « l’homosexualité s’est
mise à parler d’elle-même, à revendiquer sa légitimité ou sa “naturalité” et
souvent, dans le vocabulaire, avec les catégories par lesquelles elle était
65
médicalement disqualifiée ». La répression contre les homosexuels sera
66
systématiquement minimisée par Foucault qui relativise la nocivité de la
classification normative de Magnus Hirschfeld en expliquant que, bien que
pathologisantes, ce furent aussi des « catégories de défense au nom
67
desquelles on pouvait revendiquer des droits ».
La norme est bien double, voire triple, elle est – et surtout a été – instance
de contrôle, mais elle est – et est surtout devenue – de plus en plus instance
68
de régulation , et enfin plus encore instance d’incitation, au point qu’il
arrive à Foucault de faire du pouvoir moderne un tableau inattendu : « Et si le
pouvoir n’avait pas pour fonction essentielle de dire non, d’interdire et de
censurer, mais de lier selon une spirale indéfinie la coercition, le plaisir et la
69
vérité ? » Analyse provocatrice où la figure de la spirale qui revient
confirme bien la perspective antidialectique déjà repérée.
Foucault substitue ainsi, aux notions communes de lutte et d’opposition,
celles de spirale, de jeu, de réversibilité, où la relation se substitue aux
70 71
partenaires de cette relation . La relation est « action sur des actions » –
interaction – où le multiple prend la place du binaire, où les déplacements,
les agencements se substituent au tableau classique du combat politique.
Discours qui reprend à la pragmatique son vocabulaire et ses concepts,
comme celui par exemple de conduite : « La “conduite” est à la fois l’acte de
“mener” les autres […] et la manière de se comporter dans un champ plus ou
moins ouvert de possibilités. L’exercice du pouvoir consiste à “conduire des
72
conduites” et à aménager la probabilité . » Concept qui sera repris, comme
on l’a vu, dans la même référence pragmatique, par Butler, notamment dans
73
Le Pouvoir des mots .
Parmi toutes les distinctions proposées par Foucault, celle entre pouvoir et
violence est la plus déterminante. Le pouvoir de la norme en tant qu’il est
interaction n’est jamais une relation de violence. La violence est ce qui place
l’objet en position de passivité et le détruit dès lors qu’il y a résistance.
À l’inverse, les relations normatives de pouvoir ouvrent tout un champ de
réponses possibles. Certes, la relation de pouvoir peut inclure de la violence
ou du consentement, mais ceux-ci n’en sont pas le principe. Ainsi, pour
Foucault, l’esclavage, comme violence, ne relève pas d’une relation de
74
pouvoir mais d’un rapport physique de contrainte . Il s’agit pour Foucault de
dés-essentialiser et de dé-substantialiser le concept de pouvoir, de l’atomiser,
et au fond peut-être de le détruire comme concept. À l’extension infinie de la
norme – que Jean Laplanche comparait à celle du chiendent – correspond une
75
atomisation du pouvoir dont la détermination essentielle est la réciprocité .
C’est jusque dans l’amoindrissement du rôle de l’État, auquel la société se
substitue comme espace réel de domination, que la spirale indémêlable entre
sujets et pouvoir se déploie dans des exercices permanents et positifs dont la
76
norme est la véritable articulation : l’État – foyer absolu de tout le
manichéisme révolutionnaire – ne peut fonctionner, explique Foucault, que
sur la base de relations de pouvoir préexistantes, il n’est donc que
77
« superstructurel », et lorsque Foucault parle de norme, ce n’est pas l’État
comme tel qui s’y voit circonscrit, mais la société, la « société de
78
normalisation », de sorte que le pouvoir, la norme, sont des concepts
toujours particularisés, immanents aux domaines où ils s’exercent dans une
économie extraordinairement complexe où les interdits côtoient les
incitations et se confondent avec elles dans des procédures toujours
79
pleinement positives .
Cette perspective ne peut déboucher que sur une refondation du politique,
voire sur la prophétie d’une fin du politique : « Nous vivons peut-être la fin
80
de la politique ». C’est précisément en raison de cette extension du domaine
du pouvoir à la totalité des relations humaines, perçues comme relations
sociales, que cette société postpolitique est aussi une société de résistance,
81
d’agitation perpétuelle et illimitée , puisque le pouvoir est coextensif au
corps social, tout à la fois conditionné et conditionnant. Réciproquement, le
pouvoir de la norme, s’il s’étend de manière illimitée, est aussi un pouvoir
pluriel, constitué de procédures dispersées, hétéromorphes, locales,
spécifiques qui autorisent des interstices, décalages de toutes sortes,
réversibilités qui se substituent aisément à la catégorie reine du politique, à
savoir la contradiction, jugée par Foucault comme relevant d’une logique
82
pauvre et anachronique .

FOUCAULT, NÉOLIBÉRAL

Les années 1978-1980 ont été propices à la réémergence de la question


néolibérale. Période où tout – tout ce qui constituait la séquence moderne
1950-1980 – craque, mais où pourtant tout demeure dans l’attente d’un deuil
qu’on n’ose pas tout à fait prendre, et dont la traduction politique – celle du
compromis – sera la victoire de François Mitterrand en 1981, et l’échec qui
s’ensuivit presque aussitôt. Peu avant la parution de La Volonté de savoir,
une telle attraction néolibérale avait aimanté certaines pages de L’Anti-Œdipe
83
qui seront sévèrement jugées : l’association du schizo et du capitalisme
comme espace de déterritorialisation intégrant le champ des énergies
schizoïdes, la transformation des richesses surcodées des Empires en plus-
values de flux où l’ordre symbolique fait faillite, la banque qui, par le
mouvement de crédit immatériel, implique les créatures les plus défavorisées
dans le jeu du « Désir », tout cela compromet Deleuze et Guattari avec les
formes contemporaines du néolibéralisme, au point qu’ils envisagent
l’hypothèse d’un salut dans « le marché », dans « encore plus de marché » :
« car peut-être les flux ne sont pas encore assez déterritorialisés, pas assez
décodés, du point de vue d’une théorie et d’une pratique des flux à haute
84
teneur schizophrénique ». Mais c’est un « néolibéralisme » différent de
celui dont va s’inspirer Foucault parce que Deleuze et Guattari pointent
prudemment certaines limites au décodage des flux de l’ère capitaliste. Ces
limites impliquent la survie d’anciens codes persistant dans ce que Deleuze
appellera plus tard la société de contrôle, qui reprend des bribes du discours
foucaldien mais en inverse le propos en rétablissant le poncif manichéen :
« Contrôle, c’est le nom que Burroughs propose pour désigner le nouveau
85
monstre », c’est-à-dire un nouveau Léviathan qui diffère à peine de celui
imaginé par Hobbes. De sorte que la négativité fait retour. Et l’on peut
s’étonner alors que Judith Butler, qui aurait pu aussi s’inspirer de certains
fragments de L’Anti-Œdipe, ait finalement rejeté Deleuze en soupçonnant son
travail de n’être qu’une « défense maniaque contre la négativité [a maniac
86
defense against negativity] ». L’intérêt de Foucault pour la question
néolibérale est, lui aussi, lié à une crise de la Modernité, crise dont on peut
retrouver certains symptômes dans le mixte d’agressivité et d’admiration du
retentissant Oublier Foucault de Jean Baudrillard paru en 1977.
Il fallait en tout cas une certaine audace pour faire du néolibéralisme une
expérience de pensée comme cela est le cas avec le cours que Foucault donne
au Collège de France en 1979, « Naissance de la biopolitique », où la
question de la biopolitique n’occupera que quelques séances. La dernière fois
qu’un philosophe s’était chargé de cette question, ça avait été Raymond Aron
dans les années 1960, et on sait avec quel insuccès pour l’histoire de la
pensée française. On se doute bien qu’il ne s’agit nullement pour Foucault de
répéter la même expérience. La pensée néolibérale telle que Foucault va
l’aborder demeure de part en part foucaldienne, et l’on s’étonne du peu de
87
commentaires importants qu’elle a suscités .
La pensée de la norme ne peut être réfléchie sous l’unique forme de
l’épistémologie inspirée par Canguilhem, et la contrainte où se trouve
Foucault de penser un réel sans loi dont la sphère soit une sphère de socialité
est ce qui l’amène à comprendre que le néolibéralisme est le cadre dans
88
lequel la question de la biopolitique peut être pensée . À ce titre, le
déplacement géographique pour Foucault est aussi essentiel que le
déplacement idéologique. Avec le néolibéralisme, nous quittons le continent
européen – le néolibéralisme allemand n’y a pas force de rupture – pour le
continent américain, qui n’est pas seulement le sol néolibéral, qui ne sera pas
seulement le sol des gender ou de la pensée queer, mais qui sera le sol
destiné à ensevelir à jamais la pensée européenne. Cette séquence ouverte par
les années 1978-1979 sera pour Foucault, et jusqu’à sa mort, une période
d’américanisation, au rebours de l’anti-américanisme qui est l’un des éthos de
la pensée française, avec Lacan et l’identification entre la pensée américaine
89
et l’idéologie de la libre entreprise , avec Baudrillard qui ne cesse de s’y
90
rendre pour en ramener le spectacle du néant , et même avec Derrida qui, de
l’Amérique, semble n’apprécier vraiment que sa côte Est, et qui fut accueilli
en tant qu’Européen, Juif européen, par Judith Butler. Sans doute ce qui
distingue Foucault de ses contemporains, c’est, comme nous le verrons, qu’il
possède une médiation essentielle pour habiter cette autre culture : la
sexualité.
S’intéresser au néolibéralisme, c’est d’abord pour Foucault s’arracher à
l’Europe. Et ce nouvel espace que Foucault invente en même temps qu’il
l’expérimente suppose d’abord une dévaluation des héritages. L’événement
crucial dont il se débarrasse, c’est la Révolution française. Pour Foucault, la
Révolution n’introduit pas de discontinuité essentielle dans la généalogie du
pouvoir : la critique de l’Institution monarchique par les Lumières opère à
91
partir d’instruments théoriques établis par la monarchie elle-même . Michel
Foucault, effaçant la Révolution comme possible césure historique, se fait
provocateur dans La Volonté de savoir en expliquant que, du point de vue de
92
la pensée politique, la Révolution n’a « pas coupé la tête du roi ». Le
processus révolutionnaire de 1789 comme tous les autres non seulement
n’interrompent rien mais reconduisent la fiction d’un pouvoir soutenu par
93
la loi – ce que Foucault appelle une « image du pouvoir-loi ». L’idée
révolutionnaire entretient le leurre qui dissimule le réel du pouvoir, elle est
94 95
une théologie , et un conservatisme . Et il est logique que cette démarche
aboutisse parfois à des effets politiques discordants, qui vont du soutien à la
96
CFDT et à son réformisme , d’une forme d’indulgence pour celui de Giscard
97 98
d’Estaing , d’une mise en cause des effets pervers de la Sécurité sociale ,
jusqu’à un activisme aux apparences d’ultragauche à propos des prisons, des
immigrés, de l’asile…
Tout cela n’est pourtant pas essentiel. Le « néolibéralisme » de Foucault a
une tout autre ambition. Ambition philosophique extrême : dévoiler le réel du
pouvoir en tant que ce réel est un réel sans loi. Ce réel sans loi du pouvoir
e e
prend précisément la forme du biopouvoir à partir du XVII ou du XVIII siècle,
et c’est la pensée néolibérale – et non la pensée révolutionnaire – qui est en
mesure d’en rendre compte : les mécanismes de pouvoir qui ont été créés
alors sont impénétrables au discours de la loi qui est le droit, mais aussi à
99
celui des révolutionnaires .
Il faut sortir de la grande configuration Loi-État-Symbolique-Mort,
constitutive du sujet en tant que sujet de la loi, c’est-à-dire du sujet assujetti
selon la leçon fondamentale du cours qu’il donne l’année de la parution de
100
La Volonté de savoir . Sortir de ce dispositif passe par un détour par la
pensée néolibérale qui offre les outils extraordinairement efficaces de
l’économie : toute souveraineté s’y dissout dans un réel totalement
polymorphe, hétérogène, désordonné, immanent, décentré, instable,
disséminé, aléatoire, dont le marché est le pivot. Le marché est le test d’un
type de pouvoir émancipé de la loi, et le néolibéralisme est « l’instrument
101
critique » mettant au jour ce réel fondamental . Le néolibéralisme américain
non seulement fait du marché le cadre optimal de la prospérité économique,
mais il étend la rationalité du marché à des domaines non économiques,
102
notamment ceux de la biopolitique même et de la politique pénale : deux
domaines susceptibles de concevoir cette extension sociale de la norme qui
est le modèle de pouvoir hors la loi, autorisant donc l’hypothèse de véritables
insoumissions, autrement dit le foucaldisme.
Si la pensée révolutionnaire n’est pas en mesure de contester le pouvoir
réel dans sa dimension disciplinaire parce qu’elle finit toujours par avoir
103
recours à une pensée de la souveraineté , le néolibéralisme, lui, va être
perçu comme une instance de critique radicale des fondements mêmes de ce
104
pouvoir disciplinaire . Nous retrouvons à l’œuvre, notamment via la pensée
utilitariste, l’hypothèse cynique – le mot est présent dans le cours de Foucault
105
sur la biopolitique comme dans La Volonté de savoir – qui sera, on le sait,
la dernière passion philosophique de Foucault lors de son ultime cours au
106
Collège de France, « Le courage de la vérité ». Ainsi, sur la question
pénale, les schémas utilitaristes néolibéraux, substituant la question du crime
à celle du criminel – à l’écart de toute problématique psychologique,
anthropologique, et même qualitative –, définissent le crime comme risque –
risque d’être condamné –, et donc comme calcul. Le crime n’est nullement
perçu comme acte d’exception par rapport à une loi de l’humanité mais au
contraire s’inscrit dans les compétences humaines. Cette perception suspend
107
et gomme alors « la vision anthropologique du crime », et ouvre à des
ruptures fondamentales dans les procédures de normalisation. Le crime cesse
d’être suspendu à la notion de sujet et de loi du sujet. Toutes les catégories de
108
criminels-nés, de pervers, de récidivistes sont effacées . Mais il y a plus. Si
le crime est calculable comme risque et comme coût, s’il n’est plus exception,
il est alors parfaitement intégrable à la société qui peut admettre un certain
109
taux d’illégalisme comme inhérent à son fonctionnement . Thèse
qu’illustrent, par exemple, la prise en compte par les grands magasins d’un
110
taux de vol minimal , ou la perception néolibérale de la consommation de
111
drogue . On comprend que la norme a cessé d’être disciplinaire, comme
112
Foucault l’envisageait auparavant, pour devenir strictement régulatrice .
Dès ce moment-là, Foucault pense que la « société disciplinaire » est en crise
et qu’il y a « de plus en plus de catégories de gens qui ne sont pas astreints à
113
la discipline ». Les notions de « discipline » ou de pratiques disciplinaires
perdent leurs connotations autoritaires en ce qu’elles n’induisent plus
114
maintenant que la simple rationalité du contrôle et de la régulation .
Nous nous orientons vers deux espaces nouveaux, essentiels aux gender.
D’une part le pouvoir et l’action du pouvoir s’inscrivent dans une théorie du
115
jeu et dans une théorie du pouvoir « environnementale » de type
comportementaliste à partir desquelles la notion pragmatique de pouvoir
comme empowerment peut être construite, d’autre part l’action du pouvoir
s’inscrit dans une société où les systèmes de différences et les minorités sont
116
optimisés . L’opposition entre l’État et le marché redéfinit, dans la logique
néolibérale, l’homme économique comme « entreprise de soi-même »,
comme agency, selon le terme employé abondamment par Judith Butler.
Mais il est fondamental que ce détour par le néolibéralisme – qui n’est à nos
yeux qu’un détour – ait pour truchement chez Foucault – comme principe de
vérification – le crime. C’est bien par le truchement du crime que Foucault
peut établir, contre la loi, l’hypothèse d’un pouvoir qui se définit comme un
117
réel sans loi . L’opération par où la loi est annulée doit, pour satisfaire à la
rupture envisagée par Foucault, trouver une inscription dans le réel, et non
demeurer un fantasme philosophique. Le crime est ce concret-de-pensée qui
permet de déconstituer la loi, et penser la norme dans des processus
oscillatoires, aléatoires, relevant du jeu ou du marché, ou du Bios, puisque
c’est au fond la même chose.

LE RÉEL SANS LOI

Dès lors que la norme devient plus régulatrice que disciplinaire, celle-ci
prend des formes de plus en plus souples. Loin de construire des liens
d’assujettissement, elle est le support social d’un système de relations où le
jeu définit alors le réel sans loi que Foucault ne cesse d’explorer. Foucault
envisage même la possibilité « d’une espèce de consensus éthique » pour que
l’individu puisse se reconnaître dans les décisions prises et dans les valeurs
118
qui les ont inspirées, et qu’il définit comme un « nuage de décisions ».
L’intervention la plus novatrice à ce propos, et qui date de 1982, s’intitule
« Le sujet et le pouvoir ». On en a déjà extrait quelques éléments, par
exemple sur la nécessité de désubstantialiser la notion de pouvoir qui doit
être perçue comme relation, comme action sur une action, interaction,
comme dissociable de la violence, comme impropre par exemple à définir
119
l’esclavagisme . Foucault y dissocie la notion de pouvoir de celle
d’obéissance, pour paradoxalement la situer comme symétrique de celle de
120
résistance, voire synonyme de cette dernière , ce dont Butler s’inspirera
pour établir l’analogie des performativités des normes et de leur
resignification.
C’est alors une suite de renversements paradoxaux. Le pouvoir n’est pas
ce qui s’oppose à la liberté mais ce qui naît de la liberté, et possède la liberté
comme son préalable et le support permanent de son exercice « puisqu’il faut
121
qu’il y ait de la liberté pour que le pouvoir s’exerce ». C’est aussi la
substitution du concept d’agonisme au paradigme de l’antagonisme : ce
concept est défini comme « rapport qui est à la fois d’incitation réciproque et
de lutte », et rapport « moins d’une opposition terme à terme qui les bloque
122
l’un en face de l’autre que d’une provocation permanente ». Il y a chez
Foucault l’impératif de dissocier de manière radicale le concept de pouvoir et
celui de domination. À l’évidence, si le pouvoir est « agonisme », alors il
cesse d’être synonyme de domination. L’agonisme est bien ce qui efface
l’antagonisme, pivot des vieilles pensées manichéennes. Substitution dans
laquelle Chantal Mouffe, sans d’ailleurs citer Foucault, voit comme une
123
caractéristique de la pensée néolibérale .
Cette positivité du pouvoir se confond avec une impuissance quasi
ontologique du pouvoir qui semble toujours échouer à s’exercer : « Comme il
ne saurait y avoir de relations de pouvoir sans points d’insoumission qui par
définition lui échappent, toute intensification, toute extension des rapports de
pouvoir pour les soumettre ne peuvent que conduire aux limites de l’exercice
124
du pouvoir . » Pour Foucault – grand paradoxe pour ceux qui en ont fait un
125
philosophe du pouvoir –, « le pouvoir ça n’existe pas ». À entendre, bien
sûr, cum grano salis. Une variante de cet axiome antimanichéen peut se
formuler ainsi : « Le pouvoir n’est pas le mal. Le pouvoir, c’est des jeux
126
stratégiques . »
C’est à partir de cette hypothèse de l’agonisme qu’une théorie du jeu alors
permet d’appréhender les rapports de pouvoir. Foucault reprend, parfois mot
pour mot, certaines hypothèses développées quatre ans auparavant dans
« La philosophie analytique de la politique » où, déjà, il convoquait une
théorie du jeu pour circonscrire la gouvernementalité des relations humaines
– individus ou groupes –, via donc la philosophie analytique.
Tout comme la philosophe analytique a combattu les ontologies du
langage par le recours au langage ordinaire – en tant que le langage y est
« jeu » –, il s’agit pour Foucault de vider le pouvoir de tout ce qui le constitue
en artefact métaphysique. Comme le langage pour la philosophie analytique,
127
« les relations de pouvoir, également, cela se joue ». Et Foucault ajoute :
« ce sont des jeux de pouvoir qu’il faudrait étudier en termes de tactique et de
128
stratégie, en termes de règle et de hasard, en termes d’enjeu et d’objectif ».
Cette notion de jeu est fondamentale, pas seulement par sa positivité. Elle
n’est pas entièrement nouvelle, et était déjà dérivée du concept de
129
« technologies de pouvoir », mais, à la suite de La Volonté de savoir, elle
130
apparaît de plus en plus centrale, associée à la vérité comme « jeu »,
131
associée à l’identité également , et, comme on le verra, à la sexualité.
Foucault retient l’indétermination en dernière instance du jeu par laquelle
toute négativité, toute dimension légiférante, voire rationnelle du pouvoir,
132
sont défaites .
Si le « réel sans loi » opérant au cœur de l’extension sociale de la norme
pouvait être pensé – grâce à la pensée néolibérale – à partir du crime, le jeu,
en tant qu’il associe les relations de pouvoir à une instabilité sans fin, est
pensable, lui, au travers de la sexualité, et cela notamment à partir des années
1978-1979.

1. Michel Foucault, La Volonté de savoir (t. I d’Histoire de la sexualité), Paris, Gallimard, 1976,
p. 198.
2. Sartre définit l’expérience de Sade comme celle d’un noble au ban de sa classe qui emprunte les
concepts de la classe montante en les défigurant pour défendre ses propres intérêts. Le sadisme
n’est qu’une tentative aveugle pour réaffirmer ses droits de guerrier, en les fondant sur la qualité
subjective de sa personne (Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, Paris,
Gallimard, 1960, p. 91-93).
3. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 196.
4. Ibid., p. 206.
5. Ibid., p. 206-207.
o
6. Michel Foucault, « Sade, sergent du sexe » (Cinématographe, n 16, décembre 1975-janvier
1976), in Dits et écrits [abrégé en DE pour la suite], t. I : 1954-1975, Paris, Gallimard, coll. «
Quarto », 2001, p. 1686 et sq.
7. Foucault, « La vie des hommes infâmes » [1977], in DE, t. II, p. 243.
e
8. Voir notre Pourquoi le XX siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, Paris, Seuil, 2011, p. 217-235.
9. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 180.
10. « Les massacres sont devenus vitaux. C’est comme gestionnaire de la vie et de la survie, des
corps et de la race que tant de régimes ont pu mener tant de guerres, en faisant tuer tant
d’hommes » (ibid.).
11. Terme employé par Foucault en 1976 dans une intervention intitulée « Crise de la médecine
ou de l’antimédecine ? » (in DE, t. II : 1976-1988, p. 43).
12. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 196.
13. Ibid., p. 197. Je souligne.
14. Ibid.
15. Ibid., p. 197-198.
16. Foucault, « Sade, sergent du sexe » [décembre 1975], in DE, t. I, p. 1668-1669.
17. Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976),
Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1997, p. 71.
18. Ibid., p. 227.
19. Ibid., p. 230.
20. Ibid., p. 232.
21. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 197.
22. Ibid.
23. Voir par exemple p. 183. Cette notion apparaît en cours de rédaction du livre puisque nous
apprenons par les éditeurs des Œuvres de Foucault dans la Pléiade que cette notion n’apparaissait
pas dans le premier manuscrit (Michel Foucault, La Volonté de savoir, in Œuvres, t. II, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 1502).
24. « Il faut défendre la société », cours de Michel Foucault au Collège de France (1975-1976).
Ces notions apparaissent lors de la séance du 17 mars 1976.
25. Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie [1965], Paris, Vrin, 2009, p. 200-201.
26. L’un des rares usages conceptuels de la notion de norme apparaît dans un propos sibyllin lors
d’un entretien à France Culture en 1973 sur le désir et le manque, où il dit : « L’être se mesure au
manque propre à la norme. Il y a des normes sociales faute de toute norme sexuelle » (reproduit
os
dans la revue Le Coq-Héron, n 46-47, 1974, p. 6). On peut constater alors que l’articulation du
désir et du manque qui fait loi ne produit pas de normes mais, selon Lacan dans le même entretien,
un stéréotype – un certain mode du Jouir – « qui est le stéréotype de chacun ».
27. Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 462-463.
28. Ibid., p. 602.
29. Foucault note en 1976, dans « Il faut défendre la société » (op. cit, p. 225), l’insuffisance de
ses analyses antérieures.
30. Cité par Didier Éribon dans Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999, p. 417.
Antérieurement à La Volonté de savoir, il arrive à Foucault d’être extrêmement véhément à propos
de la norme, par exemple de la norme médicale qualifiée de « diabolique » (Foucault, « Crise de la
médecine ou de l’antimédecine ? » [1974], in DE, t. II, p. 51).
31. Foucault, « Non au sexe roi » [1977], in DE, t. II, p. 265.
32. Georges Canguilhem (1904-1995) est le grand penseur du vivant et de la vie, le grand
épistémologue des « idéologies scientifiques », il est l’auteur du livre majeur Le Normal et le
pathologique (1966).
33. Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 290.
e e e
34. Plusieurs points de départ sont proposés (XVII , milieu du XVIII , XIX siècle, p. 182-183),
aucune géographie de l’événement ne nous est proposée sinon celle de « certains pays
d’Occident » (p. 186), enfin il parle tantôt de rupture, tantôt de chevauchements ou d’interférences,
comme on l’a vu précédemment.
35. Michel Foucault, La Volonté de savoir (t. I d’Histoire de la sexualité), Paris, Gallimard, 1976,
p. 186.
36. Ibid., p. 186-187.
37. Ibid., p. 187.
38. Guillaume Le Blanc, Canguilhem et la vie humaine, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2010,
p. 361.
39. Foucault, DE, t. II, p. 441 et 1593.
40. Ibid.
41. Foucault, « Entretien » [fin 1978], in DE, t. II, p. 875-876.
42. Ibid., p. 893.
43. Ibid., p. 894.
44. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 189-190.
45. Ibid., p. 194.
46. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris,
Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1974, p. 73-74.
47. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 195.
48. Le Blanc, Canguilhem et la vie humaine, op. cit., p. 361-362.
49. Jean Laplanche (1924-2012) a été un élève de Lacan qui, dès le début des années 1960, s’en
est séparé pour suivre une voie personnelle néanmoins très marquée par l’expérience lacanienne.
Son Vocabulaire de la psychanalyse (Paris, PUF, 1967), rédigé avec J.-B. Pontalis, reste un
ouvrage essentiel. Et Foucault a écrit un compte rendu très élogieux de son Hölderlin et la question
du père, « Le “non” du père », en 1962.
50. Foucault (entretien avec Robert Badinter et Jean Laplanche), « L’angoisse de juger » [1977],
in DE, t. II, p. 288.
51. Ibid.
52. « Supprimez la loi, vous n’aurez même pas de sujet », rétorque Foucault à un moment
essentiel du débat (ibid., p. 293).
53. Ibid., p. 288.
54. Ibid., p. 289.
55. Ibid.
56. Ibid.
57. Notons, car c’est significatif, comment Foucault se défausse dès son premier cours de 1976 de
tout lien avec cette catégorie : « Je crois, sans trop me vanter, m’être tout de même méfié depuis
assez longtemps de cette notion de “répression” » (« Il faut défendre la société », op. cit., p. 18).
e
58. « Le XIX siècle et le nôtre ont été plutôt l’âge de la multiplication : une dispersion des
sexualités, un renforcement de leurs formes disparates, une implantation multiple des
“perversions”. Notre époque a été génératrice d’hétérogénéités sexuelles » (Foucault, La Volonté
de savoir, op. cit., p. 51).
59. Ibid., p. 56-58.
60. Ibid., p. 62.
61. La notion de jeu lié à la norme apparaît p. 121-124.
62. Ibid., p. 51.
63. Ibid., p. 57.
64. Ibid., p. 62-63.
65. Ibid., p. 134. Foucault confirmera cette analyse plusieurs années plus tard, voir par exemple
« Sexe, pouvoir et la politique de l’identité » [1982], in DE, t. II, p. 1560.
66. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1131.
67. Foucault, « Entretien » [1982], in DE, t. II, p. 1113. Magnus Hirschfeld (1868-1935) médecin
allemand qui fut l’un des premiers à proposer une classification scientifique de la sexualité
humaine.
68. Foucault, « Les mailles du pouvoir » [1976], in DE, t. II, p. 1010-1013. Ce qui relève du
e e
contrôle et de la discipline est situé par Foucault surtout au XVII -XVIII , ce qui relève de la
e e
régulation surtout à partir de la seconde moitié du XVIII et au XIX siècle. Voir aussi Foucault,
« Crise de la médecine ou de l’antimédecine ? » [1974], in DE, t. II, p. 53.
69. Foucault, « L’Occident et la vérité du sexe » [1976], in DE, t. II, p. 103.
70. Foucault, « Il faut défendre la société » [1976], in DE, t. II, 124-125.
71. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » [1982], in DE, t. II, p. 1055.
72. Ibid., p. 1056.
73. Voir notre première partie, chapitre II, section « Forclusion et censure ».
74. Ibid., p. 1056-1057.
75. Ibid., p. 1054-1057.
76. Voir par exemple Foucault, « Sorcellerie et folie » [1976], in DE, t. II, p. 91-92.
77. Foucault, « Entretien » [1976], in DE, t. II, p. 151.
78. Foucault, « Cours du 14 janvier 1976 », in DE, t. II, p. 188.
79. Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » [1977], in DE, t. II, p.
230-231, et « Non au sexe roi », in DE, t. II, p. 258-259.
80. Ibid., p. 267. Cette idée d’une fin du politique, sans doute jugée trop banale, est rectifiée par
Foucault par l’hypothèse d’une « autre politique » (Foucault, DE, t. II, p. 1058).
81. Foucault, « Pouvoir et savoir » [1977], in DE, t. II, p. 407.
82. Foucault, « Pouvoirs et stratégies » [1977], in DE, t. II, p. 425-427.
83. Voir Jean-Claude Michéa, La Double Pensée. Retour sur la question libérale, Paris,
Flammarion, coll. « Champs Essais », 2008 ; ou Michel Clouscard, Critique du libéralisme
libertaire. Généalogie de la contre-révolution, Paris, Éd. Delga, 1985 ; plus récemment, Dany-
Robert Dufour, L’Individu qui vient… après le libéralisme, Paris, Denoël, coll. « Folio Essais »,
2015 ; ou encore Gaspard Koenig, Leçons sur la philosophie de Gilles Deleuze, Paris, Ellipses,
2013. La critique du deleuzisme parcourt les interventions d’Alain Badiou des années 1970, qu’il
situe dans les « molécules cancéreuses », voir Alain Badiou, « Répondre – au sphinx – exige du
sujet de n’avoir pas à en répondre – du sphinx » (4 décembre 1977), in Théorie du sujet, Paris,
Seuil, 1982, p. 217-223 ; voir aussi, de Badiou, « Le fascisme de la pomme de terre », Cahiers
o
Yenan, n 4, 1977.
84. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe (t. I de Capitalisme et schizophrénie), Paris,
Minuit, 1972, p. 285.
o
85. Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L’Autre Journal, n 1,
mai 1990, repris dans Pourparlers (1972-1990), Paris, Minuit, 1990-2003, p. 241. Foucault
s’emploiera à dégonfler les assimilations trop rapides entre la société de contrôle et le fascisme
(Foucault, « La sécurité et l’État », in DE, t. II, p. 387).
86. Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Éd. Amsterdam, 2016, p. 276 – traduction par Maxime
Cervulle d’Undoing Gender, New York, Routledge, 2004, p. 198.
87. À l’exception que constitue le livre de Geoffroy de Lagasnerie, La Dernière Leçon de Michel
Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique, Paris, Fayard, coll. « À venir », 2012.
88. Foucault, « Naissance de la biopolitique », in DE, t. II, p. 818.
89. Voir à ce titre, dans l’index raisonné des concepts majeurs établi par Jacques-Alain Miller
pour les Écrits, ce qu’il en est du portrait opéré par Lacan de la culture américaine (Jacques Lacan,
Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 902).
90. Voir par exemple Jean Baudrillard, Amérique, Paris, Grasset, 1986.
91. Foucault, « Les mailles du pouvoir » [1976], in DE, t. II, p. 1005.
92. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 117.
93. Ibid., p. 118.
94. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 15.
95. Foucault, « Pour une morale de l’inconfort » [1979], in DE, t. II, p. 786.
96. Voir le très long entretien avec Edmond Maire, leader alors de la CFDT, « La Pologne, et
après ? » [1983] (in DE, t. II, p. 1315-1341). Sur le réformisme, quand Foucault écrit en 1984 qu’il
préfère les modifications même partielles qui se sont produites depuis « vingt ans » (incluant donc
la présidence de Giscard d’Estaing) aux promesses de « l’homme nouveau » (« Qu’est-ce que les
Lumières ? » [1984], in DE, t. II, p. 1394).
97. Foucault, « Sexualité et politique » [1978], in DE, t. II, p. 528-529.
98. Foucault, « Un système fini face à une demande infinie » [1983], in DE, t. II, p. 1187.
99. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 117.
100. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 24-39. Nous avons déjà montré l’emprunt
que fait Foucault à Althusser sur ce point.
101. Foucault, « Naissance de la biopolitique » [1979], in DE, t. II, p. 821.
102. Sur le lien entre néolibéralisme et biopolitique, voir Michel Foucault, Naissance de la
biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979) (Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes
études », 2004), p. 333, sa phrase se terminant par « étudier le libéralisme comme cadre général de
la biopolitique ».
103. Foucault, « Cours du 14 janvier 1976 », in DE, t. II, p. 189.
104. Voir notamment Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 245-270, et Lagasnerie,
La Dernière Leçon de Michel Foucault, op. cit., p. 170.
105. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 252, et La Volonté de savoir, op. cit.,
p. 113.
106. Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France (1983-1984), Paris,
Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2009.
107. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 264.
108. Ibid.
109. Ibid., p. 261.
110. Ibid., p. 260.
111. Ibid., p. 262-264.
112. Ibid., p. 261.
113. Foucault, « La société disciplinaire en crise » [1978], in DE, t. II, p. 533. C’est cette idée que
Deleuze reprend pour produire la notion de société de contrôle mais qui, comme on l’a vu, est loin
de Foucault (Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers, op. cit.,
p. 240-241).
114. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in DE, t. II, p. 1054.
115. Foucault emploie l’expression de « technologie environnementale » pour définir la
gouvernementalité néolibérale. Il s’agit d’une intervention « qui ne serait pas du type de
l’assujettissement interne des individus, mais une intervention de type environnemental »
(Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 265).
116. Ibid., p. 265.
117. Sur le lien entre le crime et le néolibéralisme chez Foucault, voir ce qu’en dit Jean-Claude
Michéa dans La Double Pensée. Retour sur la question libérale, op. cit., p. 88-89.
118. Foucault, « Un système fini face à une demande infinie » [1983], in DE, t. II, p. 1199.
119. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » [1982], in DE, t. II, p. 1056-1057.
120. « S’il n’y avait pas de résistance, il n’y aurait pas de rapports de pouvoir. Parce que tout
serait simplement une question d’obéissance » (Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de
l’identité » [1982], in DE, t. II, p. 1559).
121. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » [1982], in DE, t. II, p. 1057.
122. Ibid.
o
123. Chantal Mouffe, « Politique et agonisme », Rue Descartes, vol. 67, n 1, 2010.
124. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » [1982], in DE, t. II, p. 1061.
125. Ibid., p. 1051. Voir aussi la même formule dans « Le jeu de Michel Foucault » [1977], in DE,
t. II, p. 302.
126. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » [1984], in DE, t. II,
p. 1546.
127. Foucault, « La philosophie analytique de la politique » [1978], in DE, t. II, p. 542.
128. Ibid.
129. Foucault, « Cours du 14 janvier 1976 », in DE, t. II, p. 181.
130. Foucault, « Usage des plaisirs et techniques de soi » [1983], in DE, t. II, p. 1360-1361.
Aussi : « Quand je dis “jeu”, je dis un ensemble de règles de production de la vérité » (Foucault,
« L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » [1984], in DE, t. II, p. 1546).
131. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité » [1982], in DE, t. II, p. 1558.
132. Dans La Volonté de savoir, Foucault affirme déjà : « Il faut admettre un jeu complexe et
instable où le discours peut être à la fois instrument et effet de pouvoir, mais aussi obstacle, butée,
point de résistance et départ pour une stratégie opposée » (op. cit., p. 133).
CHAPITRE QUATRE

La question sexuelle

LES AVEUX DE LA CHAIR

Si la sexualité était en 1976 l’objet de La Volonté de savoir, rien des


pratiques propres à Foucault, rien de son orientation sexuelle, n’y
transparaissait. Il faut donc prendre au sérieux, à partir de 1978, les propos de
plus en plus nombreux impliquant ce que nous appelons conventionnellement
« la vie privée », éclairant les dernières pages de La Volonté de savoir, qui,
sortant de « l’historicisme » qui colore le livre – publié dans la collection
« Bibliothèque des histoires » –, programmaient en quelque sorte « une autre
1
économie des corps et des plaisirs ».
L’une des premières interviews de Foucault ouvrant à cette parole plus
personnelle est donnée à la revue Playmen en octobre 1978. Il y aura d’autres
interventions de ce type, par exemple dans le premier numéro du magazine
Le Gai Pied, en 1979, puis dans la revue Masques, ou encore l’entretien qu’il
a avec le cinéaste Werner Schroeter en 1982, ou cette même année celui dans
la revue américaine Christopher Street qui tient son titre de la rue de New
York où eurent lieu en 1969 de violentes manifestations contre la répression
antihomosexuelle et considérées généralement comme le premier exemple
d’une lutte LGBT. Le terme « gay » lui-même apparaît dès le début des
2
années 1980 . Cette période est marquée par une profonde imprégnation du
mode de vie ou de la stylistique de la vie, mais aussi de la « subculture »
américaine dont le terme « gay » lui-même peut apparaître comme un des
signifiants majeurs. Parmi les « médiations », la culture lesbienne, cellule
primitive de la pensée du genre, apparaît comme une référence immédiate, au
début des années 1980, que ce soit au travers des travaux de Lillian Faderman
3
ou bien dans les écrits de celle qu’il appelle « notre amie Gayle Rubin ».
Tout comme pour le néolibéralisme, cette imprégnation culturelle est
vraiment une médiation, c’est-à-dire une opération de pensée qui ne saurait se
réduire à une simple influence. Si Foucault intègre si spontanément des
4
signifiants comme gay ou coming out , c’est comme déterminés
rétrospectivement par sa pensée antérieure dans une logique de l’après-coup.
Ainsi, quand il réfléchit à haute voix sur ce qui devrait rendre possible
« une culture homosexuelle », c’est-à-dire, ajoute-t-il, « des relations
5
polymorphes, variées, individuellement modulées », il met en garde contre
l’idée d’un programme auquel il veut substituer ce qui est déjà au centre de
sa propre pensée, le jeu : « Faire un vrai défi incontournable de la question : à
6
quoi peut-on jouer, et comment inventer un jeu ? »
Cette question devenue centrale – le jeu – trouve des réponses multiples,
fragmentaires, dispersées dans plusieurs interventions, parmi lesquelles
l’entretien de 1982 « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité » destiné
originellement à la revue canadienne anglophone The Body Politic. Des
thèmes propres à une pensée du genre y apparaissent, par exemple l’idée que
l’orientation sexuelle est un choix, le fruit d’une construction ou d’une
7
création, d’un « devenir », d’une « vie créatrice », ou encore l’idée d’une
plasticité des identités sexuelles, mais surtout cette pensée qui éclaire en
profondeur le sens du coming out selon laquelle la « sexualité » doit cesser de
relever du secret de la vie, et qu’elle est non seulement un mode de vie, mais
le truchement susceptible de « créer une nouvelle vie culturelle » en tant que
« force créatrice ». Thèmes qui sont centraux chez Butler, par exemple dans
ses réflexions sur l’agency ou, inversement, sur la mélancolie du sujet
« genré », incapable de ce fait d’accéder à cette extension des pratiques, des
jeux créateurs d’une sexualité qui a cessé de se corréler étroitement à un
genre, une identité, etc.
Foucault se prémunit également contre une régression vers l’idéal d’une
culture homosexuelle prise dans une acception traditionnelle. Il réfute par
exemple l’idée qu’il existe une peinture ou une musique gay, ces œuvres
manifestant surtout des stéréotypes esthétiques. Plus important est le
déplacement qu’il introduit dans le concept de culture par l’extension de la
culture à des pratiques sexuelles novatrices, « les innovations » spécifiques
aux pratiques et à la « sous-culture » S/M, dans lesquelles il voit « une sorte
8
de création », une « entreprise créatrice », « nouvel art de la pratique
9
sexuelle », « laboratoire d’expérimentation ». La distance prise avec la
« littérature » dans les années 1970 trouve alors une nouvelle dimension au
travers d’une dissolution extrême du concept de culture qui désormais touche
aux relations, aux modes d’existence, aux types d’échanges entre individus,
10
et même, pour éviter un monopole sexuel, aux « drogues », et par laquelle
11
cette notion de culture, dans son acception européenne et élitiste, disparaît .
Le concept de « culture gay » n’a de sens qu’à modifier totalement celui de
« culture » comme espace d’invention de modes d’existence, de types de
12
valeurs, de formes d’échanges .

LE S/M, LE QUEER

Le discours de Foucault sur le S/M est à l’opposé de celui de Gilles


Deleuze autour de Sacher-Masoch. Le S/M foucaldien n’est associé à aucun
personnage conceptuel, ni à aucun modèle. Foucault dissocie le S/M de toute
référence littéraire comme Rousseau par exemple. Rien non plus chez
Foucault d’une articulation du S/M à la castration, à l’instinct de mort, au
phallus, et rien de la dimension initiatique, ésotérique, romantique que
Deleuze a conçue à partir de La Vénus à la fourrure. Le S/M, appelé ainsi par
Foucault qui reprend significativement tout un code acronymique du discours
queer, contredit l’idée deleuzienne d’une séparation hermétique entre
masochisme et sadisme. La barre qui sépare le S du M est comme le slash du
S/Z de Barthes : barre oblique du jeu, la barre infiniment franchissable,
poreuse et réversible, celle des tourniquets, des mécanismes d’interface. Et ce
n’est pas par hasard qu’à cette occasion, sans jamais citer Deleuze, Foucault
13
réactive l’opposition polémique désir/plaisir si essentielle . Cette divergence
trouve désormais son explication dans le fait qu’avec Sacher-Masoch nous
étions dans un espace profondément hétérosexuel en dépit des jeux par
lesquels la femme est phallicisée et l’homme déphallicisé, alors qu’avec
Foucault il s’agit exclusivement d’un espace gay, lesbien et, comme on va le
voir, monosexuel.
Mais ce qu’il faut comprendre d’emblée, c’est le lien essentiel qui associe
le paradigme S/M et l’analytique du pouvoir développée précédemment par
Foucault. Lien décisif et complexe. On fera l’hypothèse que le S/M
foucaldien est le modèle même du pouvoir social analysé par Foucault. Mais,
pour être ce modèle, il doit évidemment se distinguer de ce qu’il éclaire. Le
S/M doit être distinct des pratiques ordinaires du pouvoir pour être révélateur
de leur régime de fonctionnement : la notion de modèle ne suppose pas ici
une homogénéité entre le modèle et ce qu’il éclaire mais obéit à un dispositif
déviant où la marge sert à expliquer la norme et l’exception, la vérité de la
règle. Ainsi, la « folie » a pu être un biais pour éclairer le discours de la
raison, et le fou a été le détour nécessaire de la société pour concevoir
l’homme normal.
Le concept de « jeu » est ce qui fait lien entre les deux sphères, mais il
prend sa véritable mesure et sa fonction pleinement explicative à partir de
l’expérience S/M, tout comme l’hypothèse d’une productivité du pouvoir
trouve son sens à partir des renversements que dévoilent les pratiques S/M :
« le jeu S/M », pourrait-on dire, se constitue comme le réel du pouvoir qui est
aussi sa face inenvisagée. Nous retrouvons dans les deux cas – pouvoir social
et relations érotiques – les caractéristiques positives propres au jeu, à savoir
14
la fluidité, l’instabilité, l’interactivité, et bien sûr la réversibilité des places ,
le « switch » dans le lexique BDSM. Le lien entre le S/M et le pouvoir social
apparaît alors aussi simple que paradoxal : il suffit d’éclairer les relations
sociales par la fluidité, la réversibilité, l’instabilité des pratiques S/M pour
dévoiler la positivité profonde du pouvoir que Foucault, depuis La Volonté de
savoir, ne cesse de vouloir mettre au jour. Le jeu S/M est alors l’outil par
lequel la nature paradoxale de cette positivité peut être démontrée.
Alors que le poncif sadien veut que le sadomasochisme soit le modèle
obscur et terrible des relations de pouvoir, sociales, politiques, économiques,
15
familiales, comme monstruosité ou perversion , avec Foucault le S/M en est
le modèle lumineux.
Les raisons pour lesquelles Foucault se refuse à penser le pouvoir en
termes de violence, de soumission et d’interdits trouvent ainsi leur
explication paradoxale dans le modèle qu’il lui donne, le S/M, que tout le
monde pourtant crédite d’être violence, soumission et obéissance. Tout le
monde se trompe : les pratiques S/M offrent au contraire la possibilité de
comprendre que ces relations physiques interindividuelles pourtant extrêmes
ne sont ni des relations de violence, ni des relations de domination, et pas
davantage d’agression : « L’idée que le S/M est lié à une violence profonde,
que sa pratique est un moyen de libérer cette violence, de donner libre cours à
16
l’agression est une idée stupide . » Foucault ajoute : « Nous savons très bien
17
que ce que ces gens font n’est pas agressif . » Le paradoxe va plus loin
encore : l’idée que l’esclavage soit exclu de toute analytique du pouvoir parce
18
que c’est une relation hors pouvoir a pour corollaire l’idée tout aussi
paradoxale que le S/M ne recouvre pas une relation de type maître-esclave.
Les relations de « maître » à « esclave », dans la pratique S/M, échappent,
selon Foucault, à la loi de la domination, à la violence, à la soumission, et y
substituent le jeu, le défi, un mixte de règles et d’ouverture qui se
19
caractérisent par « la nouveauté, la tension et l’incertitude perpétuelles »,
permettant dans l’exercice sexuel du pouvoir sur l’autre « une espèce de jeu
20
stratégique ouvert » où les choses pourront se renverser . Non seulement les
places de « maître » et d’« esclave » sont perpétuellement réversibles, mais
même « lorsque les rôles sont stables » le jeu demeure ce qui régule la
relation comme interaction, et interdit donc d’identifier les relations de
21
pouvoir et celles traditionnelles de domination . Et sans doute la
dénonciation fréquente du concept de Maître, notion déclarée
« inconsistante » par Foucault, tant dans sa version lacanienne qu’hégélienne
22
– celle de la dialectique avec l’esclave –, n’est pas étrangère non plus à
« l’épistémè » permise par le S/M. La pratique S/M est le meilleur terrain
expérimental pour vérifier que cette notion de Maître – au centre du discours
de la Modernité – est un concept creux, trop homogène pour être opératoire,
23
concept marqué par un conservatisme pessimiste . Par cette élimination des
notions de maître et d’esclave, Foucault ne remet pas seulement en cause
Hegel et Lacan, il se distingue aussi de Deleuze qui, de son Sacher-Masoch
jusqu’à Mille plateaux, insiste sur la séparation des places entre l’esclave et la
24
Maîtresse .
Ce que la vision nouvelle du pouvoir social et des pratiques S/M ont en
commun, c’est qu’elles suspendent l’omniprésence de la Loi comme clef et
25
source du pouvoir . Parce qu’elle est une pratique très codée, prise dans un
champ d’actions et d’interactions facilement modélisables, la pratique S/M
porte en elle une épistémè dont on peut étendre les traits à d’autres pratiques
sociales : elles ne se ressemblent pas, mais elles ont en commun de pouvoir
nous faire envisager l’hypothèse d’un pouvoir comme réel sans loi,
n’obéissant ni à la négativité, ni à l’Interdit, ni à la domination comme
violence. Elles ont surtout en commun d’être l’objet d’images dévalorisantes,
à l’inverse de ce qu’elles sont. Ainsi la catégorie de pouvoir et le S/M,
26
comme pratiques, sont mutuellement « innocentés » : ils ne sont pas le mal ;
ce qui peut leur rendre justice, c’est donc le jeu – qui comprend aussi des
27
« jeux de vérité » – échappant aux pratiques coercitives . Le concept de jeu
permet par moments à Foucault de naviguer indifféremment d’un univers à
l’autre : de l’univers sexuel à d’autres formes de « gouvernementalité », par
exemple l’une des plus honnies par le discours contestataire traditionnel,
28
l’école , jusqu’à s’étendre à toute forme de gouvernementalité. Les relations
de pouvoir se distinguent des états de domination comme « jeux stratégiques
29
entre des libertés », et se pensent au travers du vocabulaire de la pensée
30
néolibérale et de la philosophie pragmatique, interactionnalité, conduite …
31
Le « pouvoir » n’existe donc pas comme être global, il n’existe qu’en acte
(pragma), et la relation S/M, comme les relations de pouvoir, sont une action
sur une action, ouvrant tout un champ de réponses, réactions, interactions,
32
effets, inventions possibles . La violence – elle – n’a pas d’autre pôle que la
passivité. D’ailleurs, la relation S/M n’est-elle pas ce qui délivre la relation
homosexuelle de la malédiction de la passivité, la retourne, modifie sa
33
signification commune, ou du moins la rend moins aiguë ?
Mais le rôle de modèle de la pratique S/M ne se limite pas à la
pragmatique des places, des interactions, du jeu, elle permet de redéfinir un
mot qu’on associe rarement à Foucault, celui de liberté. Cette redéfinition est
conjointe au rapprochement des relations de pouvoir et des
relations S/M. Elle est la résultante pragmatique d’une relation
34
interactionnelle, c’est-à-dire non « saturée » comme l’est la relation de
violence telle celle de l’esclavage qui est sans interstices : par liberté, il faut
entendre des sujets qui ont devant eux un champ de possibilités ou de
35
conduites , écrit Foucault à propos des relations de pouvoir comme à propos
des relations permises par la relation S/M qui est, elle aussi, un « droit d’être
36
libre » et une possibilité de l’être . Parallélisme des deux analytiques qui
aboutit aux mêmes refus, non seulement celui de la dialectique du maître et
de l’esclave, puisqu’il n’y a ni maître ni esclave dans les relations de pouvoir
comme dans les relations S/M, mais refus aussi du concept, venu de
La Boétie et alors très en vogue dans l’héritage de Lacan, de la « servitude
37
volontaire ». Ce va-et-vient entre les deux univers explique que ce soit à
partir des relations sociales de pouvoir que Foucault formule le plus
clairement l’axiome éthique qui anime sa pensée depuis toujours, quand il
définit ainsi l’ennemi à combattre : « tout ce qui lie l’individu à lui-même et
38
assure ainsi sa soumission aux autres », instrument fatal de toutes les
instances de domination. C’est la raison pour laquelle il faut récuser toute
philosophie du sujet en tant qu’elle est assujettissement. L’impératif
catégorique éthique est alors non plus de « découvrir ce que nous sommes »
39
mais le « refuser » : refuser ce que nous sommes .
Pourtant, le modèle de la relation S/M, forgé alors par Foucault, ne peut se
limiter à une fonction herméneutique, car, comme modèle déviant, il porte
une fonction critique voire destructrice de ce qu’il modélise. Introduire la
notion de jeu, de modification permanente, dans l’analytique du pouvoir,
c’est aussi le promettre à une forme d’errance, c’est lui retirer le prestige de
la loi, de la souveraineté et de la domination. D’ailleurs, si le S/M est le
« modèle » des relations ordinaires de pouvoir, et non l’inverse, c’est que le
pouvoir (social, économique, politique, familial…) n’applique
qu’imparfaitement l’idéal relationnel S/M qui est, lui, l’érotisation des
« rapports stratégiques ». Alors que, dans le « pouvoir social », la dynamique
des relations et des actions est progressivement neutralisée, voire solidifiée
par la stabilisation institutionnelle qui apparaît tôt ou tard, à l’inverse dans la
relation S/M la « loi », comme expression de cette rigidité ou stabilité, n’est
40
jamais opératoire : « Le jeu S/M est toujours fluide . » L’impératif du
41
devenir émane de la sphère du « devenir gay », et si ce type de « devenir »
trouve sa source dans la relation S/M, c’est que, dans la relation
hétérosexuelle, les jeux stratégiques précèdent le plaisir et sont utilisés en vue
de l’obtenir, telle est leur limite. Alors que, dans le S/M, les rapports
42
stratégiques font partie du sexe .

LA COMMUNAUTÉ MONOSEXUELLE

Définir l’univers homosexuel, pour Foucault, revient à répondre à cette


question : « Comment est-il possible pour des hommes d’être ensemble ? De
vivre ensemble, de partager leur temps, leurs repas, leur chambre, leurs
43
loisirs, leurs chagrins, leur savoir, leurs confidences ? » À cette question,
Foucault ne répondra pas par l’idée convenue de communauté homosexuelle,
mais par celle de société monosexuelle. Ce qui change tout.
Mais il faut d’abord remarquer que le premier modèle de société
44
monosexuelle qu’utilise Foucault, c’est celui des communautés féminines
où la possibilité d’une vie essentiellement organisée autour du même sexe
relève bien de ce réel sans loi si fondamental à mettre au jour. Réel sans loi
au sens où la loi y est suspendue dans sa dimension la plus fondamentale : la
différence sexuelle. La société monosexuelle est une société qui n’inclut pas
l’altérité de l’autre sexe comme la loi de son fonctionnement. L’une des
premières apparitions du terme « monosexuel » a pour contexte le couvent de
45
nonnes qui sera le refuge et le paradis de l’hermaphrodite Herculine Barbin .
Cette inscription du féminin n’est pas indifférente parce qu’elle a tout
d’abord pour source d’information le champ culturel lesbien, mais aussi parce
que ce premier modèle de société monosexuelle est qu’il est plutôt bien
intégré socialement. Le « hors-la-loi » ne va pas contre la loi et ce modèle
montre que la société tolère très bien des espaces sociaux où la loi ne s’exerce
pas : double évidence où la théorie du pouvoir foucaldienne et sa
minimisation de la fonction de la loi dans l’organisation des rapports humains
46
se voient vérifiées . La séparation sur quoi repose l’édifice monosexuel
relève de la vie ordinaire, et les sociétés autonomes de femmes constituent
des interstices qui défont silencieusement la différence sexuelle sans
introduire pour autant de transgression. Cette sécularité de l’univers
monosexuel est confirmée par d’autres exemples comme les camps de
47
prisonniers ou la vie entre soldats . Mais le modèle féminin est capital en ce
qu’il déjoue tous les stéréotypes d’une fantasmatique sexuelle dont on
48
pourrait créditer Foucault . C’est pourquoi la thématique de l’amitié, à partir
des années 1980, accompagne l’émergence du monosexuel. Foucault établit
lui-même la corrélation entre d’un côté l’amitié et la communauté
monosexuelle et de l’autre la sexualité, en montrant que la dislocation des
e
sociétés monosexuelles date du XVIII siècle, moment de césure où la société
occidentale impose la sexualité comme dispositif, et intensifie la différence
sexuelle en ordonnant la relation homme/femme comme le pivot autour
duquel les vies désormais doivent tourner, introduisant le dépérissement de
49
l’amitié comme socialité .
Le « concept » de monosexualité découvre sa fonction qui est de
problématiser la catégorie de l’homosexualité trop surdéterminée par les
dispositifs dominants. Foucault cherche à dissocier « l’homosexualité » du
dispositif de « sexualité » inventé par la société occidentale : « Faire échapper
le plaisir de la relation sexuelle au champ normatif de la sexualité et à ses
catégories, faire par là même du plaisir le point de cristallisation d’une
50
nouvelle culture – c’est, je crois, une approche intéressante . » Et si Foucault
adopte si précocement le mot « gay », c’est précisément parce que dans sa
morphologie il se soustrait à tout déterminant sexuel : « Il ne faut pas être
51
homosexuel mais s’acharner à être gay . » Or, c’est le déplacement permis
par la notion de société monosexuelle qui est en mesure de dissocier le monde
gay du dispositif de sexualité.
La déconstruction du terme « homosexuel » passe par son historicisation,
mais c’est la catégorie de « société monosexuelle » qui permet d’évaluer
généalogiquement les homosexualités selon qu’elles sont en mesure, ou non,
52
de rendre possibles des sociétés monosexuelles , c’est-à-dire de se rendre
plus ou moins autonomes du dispositif de sexualité. La notion de relation
« monosexuelle » prend alors une dimension centrale. D’autant plus que
Foucault est persuadé que son travail accompagne une période de rupture, la
provoque ou l’accentue par ce travail : « la ligne d’innovation » sur laquelle
se situe Foucault n’implique pas seulement de rendre obsolète la question de
la répression sexuelle, mais de comprendre que l’essentiel doit se concentrer
sur la visée monosexuelle qui est le but refoulé par la société mais aussi par
53
les homosexuels eux-mêmes . Le propos de Foucault prend une nouvelle
54
dimension : à l’exaltation de la vie séparée des sexes s’ajoute le rejet de
cette « promesse » selon laquelle l’homosexuel, une fois « libéré » des
55
condamnations sociales, pourrait se réconcilier avec les femmes . Il y a une
exigence de séparation qui justifie de dénoncer le stéréotype de l’homosexuel
56
qui a « de bons rapports avec les femmes » comme « une utopie
57
dangereuse » car il compromet la relation monosexuelle . Cette « utopie »
est l’une des traces de la résistance de la culture européenne à l’égard de la
58
culture américaine , confirmant la dimension civilisationnelle de la rupture
qu’il conçoit. Le parfait symptôme en est l’éloge du stéréotype queer du
clone homosexuel en cuir et à moustaches – ceux qu’ailleurs Foucault
59
nomme les « clones moustachus » – et ayant donc comme partenaire un
double : « Cela consiste à dire “Eh oui, nous passons notre temps entre
hommes, nous avons des moustaches et nous nous embrassons”, sans qu’un
60
des deux ait à jouer le rôle de l’éphèbe ou du garçon efféminé, fragile . » La
stéréotypie, la gémellité construite, déploient un univers où en effet la
masculinité par le mode même sur lequel elle s’affiche, dans une indifférence
absolue à toute différence, et comme pur artefact, est ce qui suspend jusqu’au
risque d’une réintroduction de la moindre différence sexuelle au sein de la
pratique gay. Cette figure du clone offre, de manière pour le coup
hyperbolique, à voir une image absolument réalisée de la relation
monosexuelle.
Le monde grec a pu être parfois présenté comme un « âge d’or » de la
61
monosexualité , mais assez rapidement Foucault a relativisé cette séquence
qui n’apparaît vraiment favorable que dans la relation pédérastique entre
62
l’homme et le garçon, sans place pour l’amour de deux hommes adultes . Il
est significatif que Foucault ignore, à la différence de Barthes, l’opposition
que Freud a établie chez les Grecs entre une sexualité à objet et une sexualité
à tendance, où précisément l’objet est indifférent, vidant donc la sexualité
d’un dispositif de places et d’objets sexuels, et dans laquelle Barthes croit
63
voir la possibilité d’une sexualité du Neutre . Lacan met en valeur
l’opposition freudienne qui s’établit entre ce stade « archaïque » et la
64
sexualité socialisée . Cette relative indifférence tient à ce qu’on pourrait
appeler le « présentisme » du concept, et si Foucault cesse bientôt de
rechercher cette société monosexuelle chez les Grecs, c’est parce qu’elle est
là, sous ses yeux, parfaitement contemporaine aux États-Unis. La relation
monosexuelle telle que la culture américaine l’incarne dans sa dimension S/M
est ce qui requalifie le monosexuel, et apparaît comme l’absolument
65
nouveau . Ce qui est donc visé c’est ce qui est offert, le « genre de vie » ou
« les styles de vie » pratiqués aux États-Unis qui inspirent à Foucault la
66
construction de ces espaces communautaires privilégiés .
Cette monosexualité ne s’oppose pas seulement aux sociétés
systématiquement mixtes, mais vise aussi à séparer les sociétés
homosexuelles et la société hétérosexuelle dans la logique des pratiques
minoritaires. Il ne s’agit pas d’introduire « l’homosexualité » dans la
normalité générale des relations sociales mais au contraire de la prémunir du
type de relations proposé par la société. C’est à partir de cette séparation que
« des gens non homosexuels pourront enrichir leur vie en modifiant leur
67
propre schéma de relations ». La fonction de « modèle » constituée par les
pratiques gays ou plus encore S/M peut se déployer sous cette condition
comme modèle général de vie : « On a une preuve objective que
l’homosexualité est plus intéressante que l’hétérosexualité, c’est qu’on
connaît un nombre considérable d’hétérosexuels qui voudraient devenir
homosexuels, alors qu’on connaît très peu d’homosexuels qui aient
68
réellement envie de devenir hétérosexuels . » On retrouve alors la
thématique de la pandémie qu’on a pu repérer avec la Divine de Genet ou la
Zambinella de Barthes, mais il ne s’agit pas alors d’une modification de
genre ou d’orientation, mais de modification de vie : « le mode de vie
69
homosexuel beaucoup plus que l’acte sexuel ». Car c’est cela qui est aussi
en jeu dans ce dernier Foucault, l’exploration d’une stylistique de la vie.

LA DÉSEXUALISATION CONTRE LES MODERNES

Le terme même de désexualisation – à savoir le processus par lequel le


sexe cesse d’être le centre et la vérité du sujet – s’impose chez Foucault au
début des années 1980, au moment où il introduit dans son propos la pratique
de ses plaisirs, les siens propres, notamment le S/M ou la prise de drogue. Ce
terme, il le revendique comme sien ainsi qu’en témoigne un entretien donné
70
en juin 1982 à Toronto : « ce que j’appelle la désexualisation du plaisir ».
Mais, dès l’année 1976, l’idée de désexualisation était apparue, en conclusion
de La Volonté de savoir, comme un programme associé à un adieu au
e 71
XX siècle . L’idée de désexualisation avait une fonction métahistorique :
e
enterrer ce XX siècle qui s’est soumis au mythe du sexe, au mythe de sa
répression, au mythe de sa libération. Foucault, lui, se plaçait dans un
« après », dans un futur à partir duquel il prenait le siècle à partie : « Peut-être
72
un jour s’étonnera-t-on … » ; « Et nous devons songer qu’un jour, peut-
73
être … » ; ce jour est un aujourd’hui car c’est dès aujourd’hui « que la
74
mythologie du sexe mériterait de nous étonner et d’être détruite ».
La désexualisation opère sur plusieurs axes. Celui de l’enquête historique,
celui de la polémique avec les contemporains proches qu’il s’agit aussi
d’enterrer avec le siècle, celui d’une prophétie finale qui est une forme de
subjectivation de soi. L’enquête historique est au point de départ de l’analyse.
Le sexe, contre les évidences du sens commun, n’est pas la source de la
sexualité mais est à l’inverse la résultante du dispositif de sexualité. Le
biopouvoir est ce qui investit les corps de manière toujours profonde en
construisant la sexualité dont le sexe est le point ultime. Le dispositif de
sexualité, c’est ce qui s’adresse toujours directement au sexe qu’il détermine
de plus en plus comme le centre du sujet. Le sexe n’est nullement premier,
75
mais il est un élément mythique – un « point imaginaire » – fixé, inventé, et
rendu nécessaire à l’intérieur du dispositif de sexualité et par lui. Le sexe –
comme la folie dans Histoire de la folie – est une fausse évidence, une
production historique, culturelle, sociale, discursive. Plusieurs étapes du
processus de construction du sexe sont évoquées, parmi lesquelles
l’hystérisation de la femme (l’invention de l’hystérique) ou l’invention de la
76
perversion . Mais l’enquête historique dissimule une violente remise en
cause de deux contemporains capitaux, Jacques Lacan et Gilles Deleuze, le
tenant de la « Loi » et le tenant du sexe.
À quoi bon reconstituer historiquement l’invention de la femme
hystérique alors que l’abstract théorique est parfaitement scénarisé avec la
77
Dora de Freud , l’hystérique exemplaire, qui contribue, mieux que Flaubert
avec Madame Bovary, et toutes les archives départementales de la Seine-
e
Inférieure du XIX siècle, à en détailler le portrait ? À quoi bon écrire la
« mythologie » de l’hystérique, alors que celle-ci a été minutieusement
façonnée par Lacan ? Sans doute, à confondre toutes ces hystériques en un
artefact, Foucault manque-t-il quelque chose. Il ne veut pas voir que Lacan
est celui qui a fait passer l’hystérique du statut de malade à celui de « bouche
d’or », celle qui, dans le quadrilatère du savoir où se tiennent le Maître,
l’Universitaire et l’Analyste, tient un discours, en ne cessant de montrer du
doigt la castration, en demandant par ce geste à l’homme de lui donner ce
qu’il n’a pas, et, en pointant ainsi la castration, à en faire un lieu de la
78
vérité ; l’hystérique prend, chez Lacan, une place grandiose, celle d’Œdipe,
comme immémorial logos de ce que le mythe de Sophocle ne peut dévoiler, à
79
savoir que le père, dès l’origine, est castré . Foucault semble se moquer du
détail que recèlent ces figures sexuelles, et solde sans trop de remords la mise
au rebut des cinq volumes programmés en 1976 qui devaient raconter cette
80
histoire .
Désexualiser les plaisirs a une signification précise : s’opposer aux
théories contemporaines, montrer l’envers de leur histoire, et faire la preuve
qu’elles ne sont que le dernier mot de l’idéologie du dispositif de sexualité
qu’elles ont prétendu subvertir. Ainsi, la doctrine lacanienne du Phallus
apparaît comme la théorisation, et donc la légitimation, de l’idéologie du sexe
de l’Occident. L’invention du sexe en Occident par le dispositif de sexualité a
bien des points communs avec le phallus du freudo-lacanisme. Le dispositif
81
de la sexualité est ce qui constitue le sexe comme « l’autre du corps »,
comme causalité secrète du sujet et de ses attitudes, comme expression de la
loi et du manque, comme présent dès l’enfance et déterminant plus tard le
sujet adulte, comme expression du principe de plaisir et du principe de
82
réalité : par le vocabulaire très hétérogène avec lequel Foucault décrit la
généalogie du sexe, qui a partie liée avec la biologie, la médecine, les
e e
manuels d’éducation ou la psychiatrie des XVIII et XIX siècles (on a même
une date, 1877, pour le fétichisme), celui-ci croise le lexique de Lacan, le
contemporain.
Selon Foucault, l’épistémè freudo-lacanienne ne constitue pas de rupture
dans la représentation occidentale de la sexualité mais la renforce, comme,
déjà, dans Les Mots et les choses, Marx n’introduisait nulle coupure dans
l’épistémè économique bourgeoise :

Au niveau profond du savoir occidental, le marxisme n’a introduit


aucune coupure réelle ; il s’est logé sans difficulté, comme une
figure pleine, tranquille, confortable, et ma foi, satisfaisante pour un
temps (le sien), à l’intérieur d’une disposition épistémologique qui
l’a accueilli avec faveur […] et qu’il n’avait en retour ni le propos
de troubler, ni surtout le pouvoir d’altérer, ne fût-ce que d’un
83
pouce, puisqu’il reposait tout entier sur elle .

Ainsi, cette opération sur le lacanisme, Foucault l’avait déjà administrée,


vingt ans auparavant, sur le marxisme contre toute l’intelligentsia française
d’alors qui pariait, avec Althusser, sur l’hypothèse inverse, et sur la foi
moderne dans la puissance de la Théorie à produire précisément des
coupures.
L’épinglage du lacanisme sur les schémas du dispositif occidental obéit à
un mécanisme imparable : la construction idéologique, culturelle,
épistémologique du sexe a conduit son invention dans une grande confusion
sous des formes très hétérogènes et impensées se constituant dans un
désordre général. Or, l’invention du sexe n’est décisive que lorsque cet
ensemble confus, approximatif, étalé dans le temps, accède au statut de
84
« signifiant », de « signifiant unique » : le sexe . Ainsi, ce qui pourrait être
une coupure épistémologique, à savoir le passage du « sexe » de sa phase
mythique d’instrument naturel à une fonction strictement symbolique, est
interprété par Foucault comme le renforcement d’un processus historique
global. Tous les pseudo-savoirs reposant sur des disciplines étrangères les
unes aux autres deviennent « théorie générale du sexe », soutien du dispositif
de sexualité, dès lors que la fonction de signifiant – Foucault insiste :
« signifiant unique » – constitue le sexe dans une unité jusque-là incertaine.
La fonction de signifiant stabilise cette invention avec une efficacité dont tous
les discours précédents ont été incapables, et qui permet de regrouper en un
item indivisible « des éléments anatomiques, des fonctions biologiques, des
85
conduites, des sensations, des plaisirs ». L’utilisation par Foucault du terme
de « signifiant » désigne assez clairement, en l’absence des noms de Freud ou
de Lacan, à quel champ épistémologique celui-ci se réfère. Le signifiant qui
confère au sexe son unité, son unicité, sa souveraineté, c’est le phallus dans
86
la doctrine lacanienne, et cela d’autant plus que son « signifié universel »
87
est celui de la vulgate lacanienne, « la loi et l’interdit ». L’ordre symbolique
est ce qui transforme l’ensemble hétéroclite des savoirs antérieurs en un
universel (la loi) que soutient la souveraineté d’un signifiant unique. Foucault
relie alors l’invention du « sexe » au dispositif de pouvoir sur le modèle de la
négativité et de la répression par lequel les positivités sont dissimulées. Ainsi,
la « coupure » freudienne ou lacanienne est en réalité une suture, suture
terminale qui, en déployant la « découverte » psychanalytique sur le
dispositif sexuel inventé peu à peu par l’Occident, a conduit le sexe à cette
88
position de monarque, lieu de souveraineté et de vérité . Tout le livre n’a
89
cessé d’établir cette suture sous des formes allusives , ou quand Freud – non
nommé – apparaît aux côtés de Charcot au cœur même de l’invention de
« la chose génitale », à propos de laquelle Foucault commet d’ailleurs une
90
étrange bévue puisqu’il l’appelle « causes génitales ». La psychanalyse
n’offre pas seulement à l’Occident la toute-puissance d’un signifiant despote
– le phallus –, elle n’offre pas seulement un signifié universel – celui de la loi
et de l’interdit –, mais, aux contes de bonnes femmes, aux manuels de
confesseurs, aux discours hésitants de la science, elle substitue une doctrine
d’une puissance conceptuelle inégalée dont la fonction est de conforter
l’idéologie du dispositif de sexualité. La Loi – au sens de Lacan – se révèle
alors comme le concept le plus efficace sur lequel asseoir conjointement le
sexe et le pouvoir en une mythologie conjointe, la plus fondamentale de
l’Occident : « Sous le thème général que le pouvoir réprime le sexe, comme
sous l’idée de la loi constitutive du désir, on retrouve la même mécanique
91
supposée du pouvoir . » Foucault identifie ainsi la notion classique de
répression du sexe et la définition lacanienne du désir comme soumis à la loi,
92
et où l’interdit détermine celui-ci . Aux yeux de Foucault, le dispositif de
sexualité, tel qu’il s’est développé « depuis l’âge classique », peut valoir
comme « archéologie » de la psychanalyse, et, réciproquement, la
psychanalyse parachève l’histoire de la sexualité en lui donnant la doctrine
finale qui manquait : une théorie du désir qui est une théorie de la loi, version
presque parfaite par laquelle le mensonge social entre dans un régime de
vérité. Toutes ces pages de La Volonté de savoir ne cessent de démontrer que
la psychanalyse ne peut « se dissocier de la généralisation du dispositif de
93
sexualité ». Et si la psychanalyse semble parfois s’opposer à l’idéologie
ambiante, comme lorsque Freud permet à l’hystérique (Dora) de dire son
désir incestueux par rapport au père, Foucault en fait un privilège de classe
offert par la psychanalyse à la bourgeoisie puisque, parallèlement, la société
pourchasse l’inceste comme conduite criminelle dans les couches
94
populaires .
Foucault répète l’opération menée à l’égard de la psychanalyse avec
Deleuze, comme s’il était impératif de ne laisser aucun interstice à ses
contemporains. Deleuze, pas plus que Lacan, n’est nommé dans ces pages de
La Volonté de savoir, sauf de manière retorse au travers de l’auteur fétiche de
L’Anti-Œdipe, D.H. Lawrence, et par deux citations dont Foucault fait un
usage ambigu.
La première citation résume à peu près tout ce contre quoi s’insurge
La Volonté de savoir : « Tout est sexe, disait Kate, dans Le Serpent à plumes,
tout est sexe. Comme le sexe peut être beau quand l’homme le garde puissant
et sacré et qu’il emplit le monde. Il est comme le soleil qui vous inonde, vous
95
pénètre de sa lumière . » Kate, l’héroïne du Serpent à plumes, prend tout à
l’envers : son chant exalté du sexe lui confère une sorte de puissance
originaire, réelle, pleine, et, sans prendre la peine de le commenter, Foucault
se contente dédaigneusement d’y juxtaposer le scénario contraire : le sexe
n’est qu’un avatar construit par le dispositif de sexualité dont il faut
s’affranchir. Kate est un double enfantin de Deleuze, que ces lignes hostiles,
se terminant par une opposition entre le « sexe-désir » deleuzien et
96
« les corps et les plaisirs » foucaldiens, mettent en évidence .
La seconde citation de D.H. Lawrence, extraite de la préface de L’Amant
de Lady Chatterley, reproduit le même procédé, jouant même d’un écho entre
un propos de L’Anti-Œdipe sur le panthéisme des flux et une phrase parallèle
97
de Freud sur le pansexualisme . La leçon de Foucault est d’une grande
violence : la bêtise du siècle n’aura pas été du côté des puritains mais aura été
de croire qu’il y avait dans l’apparent débordement des flux libidinaux une
libération du sexe, alors qu’il ne s’agissait que de l’accomplissement du
programme ouvert par l’âge classique et par ses plus prestigieux directeurs de
98
conscience .
99
Dès lors, loin de l’« austère monarchie » du sexe, Foucault peut proposer
une alternative fondamentale : la désexualisation. Alternative qui s’accorde
avec la positivité du pouvoir, son ambivalence, la capacité humaine au jeu, au
jeu qui est le vrai pivot de son exercice :

C’est de l’instance du sexe qu’il faut s’affranchir si, par un


retournement tactique des divers mécanismes de la sexualité, on
veut faire valoir contre les prises du pouvoir, les corps, les plaisirs,
les savoirs, dans leur multiplicité et leur possibilité de résistance.
Contre le dispositif de sexualité, le point d’appui de la contre-
attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les
100
plaisirs .
LA DÉSEXUALISATION ET LE NEUTRE

Mais si Foucault s’était trompé ? Si la désexualisation qu’il a fait sienne


avait été de tout temps l’obsession des Modernes, désexualisation dont le
préfixe « dé » d’ailleurs est si typique de la pensée du Neutre ?
Et n’y a-t-il pas dans les griefs qu’il adresse à ses contemporains une sorte
de méconnaissance, et pas seulement due au caractère hâtif de l’écriture de
La Volonté de savoir ? Stupéfiante méconnaissance de Michel Foucault
concernant par exemple Lacan, et touchant à la question de la
désexualisation. C’est en 1977, en plein triomphe du lacanisme, que
Foucault, dans un étrange goût du risque, a accepté d’être mis à la question
par la jeune génération théoriciste du lacanisme – Jacques-Alain Miller et ses
amis –, comme pour y éprouver la rupture dont La Volonté de savoir, objet de
la rencontre, est l’instrument. Il ne sera pas déçu, et les lacaniens, en effet,
vont contredire longuement Foucault sur son diagnostic négatif touchant à la
prétention de rupture du discours psychanalytique. À un moment de la
controverse où Foucault avance ses thèses critiques autour de l’idée du
« secret sexuel » qui serait derrière les névroses ou les psychoses, Jacques-
Alain Miller intervient et ajoute : « C’est très lacanien, ça, d’opposer la
sexualité et l’inconscient. Et c’est d’ailleurs l’un des axiomes de cette logique
101
qu’il n’y a pas de rapport sexuel . » La réponse de Foucault est alors
102
stupéfiante : « Je ne savais pas qu’il y avait cet axiome . »
Comment Foucault, en 1977, peut-il ne pas avoir, sinon lu, du moins
entendu ne serait-ce qu’une fois l’un des adages les plus répétés du
lacanisme ? Maxime qui est le leitmotiv du célèbre séminaire de Lacan,
Encore (1972-1973), publié en 1975. Cette maxime, que Jacques-Alain
Miller appelle un axiome – Il n’y a pas de rapport sexuel –, est alors aussi
commentée dans l’intelligentsia parisienne que certaines paroles du Christ le
er
furent dans l’Église primitive du I siècle. Il est vrai qu’ici ou là Foucault a
103
pu confier, de façon ambiguë, sa méconnaissance de Lacan , et sa manière
de réduire Freud à la pratique de l’aveu de la pastorale chrétienne peut laisser
104
rêveur . Mais l’axiome lacanien devrait le concerner au premier chef
puisqu’il commande un mouvement historique de fond dont la
désexualisation foucaldienne pourrait bien n’être qu’un épiphénomène. Le
« Il n’y a pas de rapport sexuel » propose la formule la plus limpide d’une
mise à l’écart du dispositif de sexualité, et ce n’est pas qu’une formule, c’est,
par-delà son apparence provocatrice, toute la doctrine de Lacan qui s’y tient.
Lacan, en effet, ne cesse d’énoncer la discontinuité qui sépare « la sexualité »
105
et « ce que Freud énonce des relations que l’inconscient révèle ». Lacan lui
aussi a ironisé sur le chant pansexuel dont se moque Foucault à propos de la
Kate du Serpent à plumes, par exemple dans « La logique du fantasme » où il
explique que « les objets partiels témoignent que l’inconscient ne parle pas la
sexualité, non plus qu’il ne la chante ». Quant aux Bijoux indiscrets de
Diderot, qui chez Foucault illustrent l’intarissable volubilité de l’Occident en
106
matière de sexe , Lacan, lui, les utilise – ces bijoux – pour pointer comment
la fonction phallique est bien détachée du sexe, puisqu’elle circule et
s’échange en permanence comme ces bijoux, dont la femme est le support,
107
l’attestent : c’est l’occasion pour Lacan de jouer avec beaucoup d’avance
sur les gender avec les catégories de genre, par le « he-man », le « wo-man »
et le « she-man », et c’est aussi celle d’ironiser sur « l’idéologie sexuelle »
dont c’est l’objet de la psychanalyse de la démonter. Si la psychanalyse a si
peu contribué à la connaissance du sexe, explique-t-il, c’est que la sexualité
108
« n’est pas son terrain » et qu’elle se distingue de « la charlatanerie
109
thérapeutique ». Cette « désexualisation » chez Lacan n’est-elle pas ce qui
l’amène à situer sa pensée hors des stéréotypes où l’assignent aujourd’hui les
gender ? « Dans le psychisme, il n’y a rien par quoi le sujet puisse se situer
110
comme être de mâle ou être de femelle . »
La désexualisation n’est pas seulement un trait de l’enseignement de
Lacan, on a déjà commenté, avec le travesti oriental de L’Empire des signes
ou le castrat de S/Z, l’entreprise très sophistiquée de désexualisation chez
Barthes, mais comment ne pas lire dans un fragment du Roland Barthes par
Roland Barthes intitulé « Fin heureuse de la sexualité ? », et paru un an avant
La Volonté de savoir, une remise en cause du dispositif de sexualité plus
explicite encore ?

Et j’imagine alors (mais ce n’est qu’une imagination) que la


sexualité, telle que nous la parlons, et en tant que nous la parlons,
est un produit de l’oppression sociale, de la mauvaise histoire des
hommes : un effet de civilisation, en somme. Dès lors il se pourrait
que la sexualité, notre sexualité, fût exemptée, périmée, annulée,
111
sans refoulement, par la libération sociale : évanoui le Phallus !

Et puis, Barthes, avec une redéfinition du Neutre, hors du paradigme


sexuel, et comme jouant sur les catégories de l’animé et de l’inanimé, ne
précède-t-il pas – avec le castrat – la reconfiguration par Foucault de la
112
question sexuelle autour de la question de la vie ?
Le terme même de « désexualisation » était également, dès 1967, au cœur
du masochisme deleuzien défini comme désexualisation d’Éros, et dont le
113
héros était baptisé comme « l’homme nouveau sans sexualité ». On peut
même dire que la désexualisation est un des grands topos modernes si l’on
songe en outre au commentaire de Blanchot sur La Maladie de la mort de
Duras où la sexualité est suspendue dans un « non-rapport », qu’il nomme
114
désœuvrement . Quant à Derrida, non seulement la déconstruction du
phallogocentrisme fait de lui le champion de la désexualisation, mais il
détecte avant Foucault, par exemple dans « Le facteur de la vérité », paru en
1975, dans la figure symbolique du Phallus, une promotion du sexe que son
statut de signifiant élève à une place de transcendance, dans un statut
d’indivisibilité, d’indestructibilité que le pénis de la tradition médicale aurait
bien du mal à tenir, devançant donc la généalogie foucaldienne de La Volonté
115
de savoir .

SEXE ET ÉCRITURE

Apparemment donc rien de neuf avec Foucault. Chacun de ses


contemporains a modulé, avec des variantes plus ou moins sensibles, la
thématique de la désexualisation qui suppose de leur part une position
commune où l’impossibilité, le report, la mise entre parenthèses, la
suspension du rapport sexuel trouve son « lieu et sa formule » : cette position
commune, c’est l’écriture, comme geste, comme pratique, comme logique du
sujet. L’écriture est ce par quoi l’impossibilité du rapport sexuel trouve son
véritable espace de signification. Lacan, dans la troisième séance de son
séminaire « Encore », intitulée « La fonction de l’écrit », ne donne-t-il pas
116
l’écriture comme l’unique support à son axiome ? Nous ne sommes pas
dans une leçon de sciences naturelles, et le « Il n’y a pas de rapport sexuel »
n’est pas à entendre comme le résumé prosaïque de nos défaillances
quotidiennes. Mais, comme tout axiome philosophique, par exemple le cogito
cartésien selon Derrida, il ne trouve son véritable site que dans l’acte de
l’énoncer, tant sa formule même porte d’excès de sens : excès de sens sur la
117
réalité empirique . L’écriture est le lieu de cet excès.
C’est elle qui autorise chez les Modernes l’extrême singularité de cette
désexualisation qui ne prend son sens – excessif – que de ce « point zéro »
118
qui est sa ressource . Point zéro du rapport sexuel.
L’hypothèse de l’écriture comme site où se clarifie l’expérience même de
la désexualisation nous est fournie par Barthes qui, lui, a défini le verbe
écrire comme verbe intransitif, c’est-à-dire comme se passant de tout
119
complément, de tout objet, de tout « rapport ». Mais, dès
De la grammatologie (1967), au travers de Jean-Jacques Rousseau, Jacques
Derrida avait identifié dans le « dangereux supplément » – l’onanisme –
un paradigme intransitif susceptible de soutenir l’écriture comme
l’expérience originaire, où ni l’un ni l’autre – onanisme et écriture – n’est le
substitut pour le premier du rapport sexuel, pour le second de la
communication humaine, mais le supplément, ou la différance.
L’écriture est le lieu où la désexualisation est rendue possible comme
expérience de vérité. La photographie – celle du suspens masochiste, celle de
Lewis Carroll où, avec Deleuze, tout exprimable se fige – est un exemple de
cette écriture, de cette différance, de ce supplément, tout comme le
photogramme de « la jeune automate » de Fellini en est un pour Barthes :
moments extatiques du Neutre. L’écriture est bien le lieu de la
désexualisation, lieu du non-rapport. Lieu de compréhension de ce non-
rapport, mais lieu opératoire aussi.
Ainsi, dans un « Journal » posthume de Barthes, « Soirées de Paris », cette
scène purement allégorique qui fait précisément le récit du non-rapport
sexuel, et où l’apparente insignifiance de l’apologue offre au Neutre, qui en
est le point d’orgue, un matériau qui devient lieu même du sens : faute de
chambre libre à l’hôtel, Barthes a donné à l’avance l’argent de la passe à un
gigolo avec la promesse de ce dernier de revenir un peu plus tard, ce qu’il ne
fait pas, bien sûr. Épilogue :

Je me suis demandé si j’avais eu vraiment tort (tout le monde


s’exclamerait : donner à l’avance de l’argent à un gigolo !), et je me
suis dit que, puisque au fond je n’avais pas tellement envie de lui
(ni même de coucher), le résultat était le même : couché ou non, à
120
huit heures je me serais retrouvé au même point de ma vie .

Ironie sceptique, fatalisme oriental, agir du non-agir zen, sagesse


stoïcienne, acte saugrenu à l’encontre du sens commun (« tout le monde
s’exclamerait… »), tous les registres classiques du Neutre sont présents. Le
non-rapport sexuel ne relève pas d’un fiasco, comme celui, célèbre, de
121
Rousseau avec la prostituée de Venise , mais de ce que Deleuze appelle un
« phantasme-événement ». Barthes poursuit : « le résultat était le même :
couché ou non, à huit heures je me serais retrouvé au même point de ma vie ;
et comme le simple contact des yeux, de la parole, m’érotise, c’est cette
122
jouissance que j’ai payée ». Phantasme-événement dont Deleuze donne
une définition qui ouvre le sens de cet épisode de vie : « Splendeur
incorporelle de l’événement comme entité qui s’adresse à la pensée, et que
123
seule elle peut investir, Extra-être . »
Ainsi, le « sans rapport » n’est pas une privation de jouissance, il est au
contraire sa possibilité. C’est cette jouissance que j’ai payée. La véritable
jouissance est bien cette « énergie neutre » de l’écriture par laquelle la
jouissance trouve à s’inscrire et demeurer. La scène devient l’événement qui
ne s’adresse qu’à la pensée, où l’in-signifiant trouve cette possibilité de faire
sens. Sens en excès du réel.
Si Deleuze graphie le mot « fantasme » à la grecque : « phantasme »,
124
comme il arrive d’ailleurs à Barthes de le faire , c’est pour le distinguer du
fantasme purement « psychologique » qui est celui du névrosé ; le névrosé ne
peut jamais qu’effectuer les termes de son roman, alors qu’au contraire
l’énergie de l’écriture est ce qui extrait la « part ineffectuable » de
125
l’événement : ici le rapport sexuel. « Rien n’aura eu lieu que le lieu », pour
reprendre la formule mallarméenne du Neutre, la chambre vide d’hôtel de la
passe prostitutionnelle rejoint alors l’infinité des chambres inoccupées que la
littérature déploie.
De la défection du réel dans le réel – le prostitué n’est pas au rendez-
vous –, il s’agit pour l’écriture de dégager l’événement, d’accéder au Neutre
de la désexualisation qui apparaît alors comme vérité du désir : désir que le
rapport sexuel n’ait pas lieu – « et comme le simple contact des yeux, de la
parole, m’érotise, c’est cette jouissance que j’ai payée ». L’ineffectuable qui,
« parce qu’il est de la pensée, ne peut être accompli que par elle et ne
126
s’accomplit qu’en elle », ou encore ce que Sartre a appelé à propos de
127
Genet « une signification irréalisable », ou enfin ce que Barthes ou Derrida
appellent donc l’écriture sous le signe du point zéro dans une perspective
sémiotique. Ce que Derrida appelle le jeu, là où le degré zéro déséquilibre
tout le système du langage, en proportion de sa force structurale, dans le
manque et dans l’excès. Il s’agit d’« écarter tous les faits », et d’avoir affaire
128
à « la spécificité essentielle d’une structure » sous la forme de l’événement
dans l’interruption de l’enchaînement des causes et des effets. Barthes a parié
sur la venue du prostitué tout en sachant qu’il ne viendrait pas, en désirant
qu’il ne vienne pas, et payant pour cela. Tel est le jeu. Le jeu devient alors la
loi au sens nouveau qu’elle a pris, comme espace vide, « jeu sans règle », où
l’écriture trouve sa meilleure définition. « L’écriture, c’est ce neutre, ce
composite, cet oblique où fuit le sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre
129
toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit . »
Si l’écriture est désexualisation, si elle est le lieu que les Modernes
occupent pour y déployer l’entreprise du Neutre, c’est sans doute que
l’écriture est le point de résistance le plus extrême à la sexualité. L’écriture
est le site où le sujet est en mesure de résister au rapport sexuel.
N’est-ce pas d’ailleurs ce que Foucault, contre toute attente, permet de
penser dans un texte extrêmement brillant qui date du tout début des années
1970, à un moment où Sade est à ses yeux encore essentiel ? Sade, objet
d’une lecture d’une profondeur impressionnante et qui laisse dubitatif sur son
rejet violent et sans nuance quelques années plus tard, sous la figure du
« sergent du sexe ». Pour le Foucault de 1970 lors de conférences données
aux États-Unis, l’écriture s’inscrit pleinement dans cette entreprise si
singulière de désexualisation où il rejoint Blanchot, Deleuze, Derrida et
Barthes, en nous en offrant une très belle définition qui est une variante de
cette perspective d’époque : « L’écriture est ce qui tient lieu de principe de
130
réalité et ce qui absout l’imagination de ne jamais atteindre la réalité . »
Foucault développe la plupart des thèmes de la Modernité : opposition
entre d’un côté l’écriture et son lien à la vérité et de l’autre la rhétorique
131
littéraire dans son lien au vraisemblable , hypothèse (sadienne) d’un lien
132
entre l’écriture et l’inceste, l’écriture comme activité incestueuse dont on a
vu combien elle est au cœur de la pensée du Neutre… Si l’écriture est ce
point de résistance à la sexualité, c’est que l’écriture est désir. Il précise : non
pas que l’écriture ait pour objet le désir (cela est secondaire), mais elle est
133
activité de désir, elle est elle-même désir . Foucault, qui quelques années
plus tard fera de la perversion un fait social ordinaire, un simple avatar du
dispositif de sexualité, définit ici la perversion comme une catégorie
corrélative de l’écriture dans les termes conceptuels de la Modernité, car
134
l’écriture est ce qui dérègle le rapport à la castration, elle est décastration ,
instituant, à l’intérieur de « toute la philosophie occidentale », cette place
135
« absolument perverse et destructrice ». Mais il y a plus. Ce qui fascine
Foucault chez Sade, c’est que, contrairement aux libertins rationalistes qui
visent à anéantir l’idée de Dieu, Sade, lui, comme Barthes avec le prostitué,
suscite par son écriture ce que parallèlement il dénie. L’écriture perverse
contribue activement à susciter ce Dieu méchant que, réciproquement, elle
136
frappe alors d’inexistence à cause de cette méchanceté même :
« L’inexistence de Dieu s’accomplit à chaque instant dans le discours et dans
137
le désir . » Ce lien entre écriture et désir, c’est celui du tourniquet sartrien
138
par quoi se produit un sens irréalisable : court-circuit entre être et non-être ,
invagination de l’espace sensible, différance, Extra-être, selon le terme de
139
Deleuze bien repéré par Foucault …
La relation entre vérité et désir n’est pas un rapport de subordination où le
discours aurait pour fonction de dire la vérité sur le désir, mais une relation
en spirale : il s’agit « de restaurer la fonction désirante de la vérité et de
140
restituer la fonction de vérité au désir ».
Le désir comme l’écriture n’ont plus d’autre objet que leur propre
perpétuation : voilà pourquoi l’écriture est bien le point de résistance le plus
extrême à la sexualité, au rapport sexuel. Il est ce désir qui résiste au rapport
sexuel en tant que le rapport sexuel est évanescence du désir, sa fatale
dissipation, son anéantissement. En ce sens, le rapport sexuel, comme Sartre
141
l’a bien montré, n’est pas l’accomplissement du désir, mais son échec . Le
désir résiste à la sexualité parce qu’il connaît quelque chose de mieux que la
sexualité : l’écriture. Désir demeuré désir, selon la formule d’un des rares
écrivains auxquels Foucault est resté absolument fidèle, René Char.
L’exaltation du non-rapport sexuel n’est pas celle dont s’est moqué Sartre
en voyant dans les petits jeux pervers de Leconte de Lisle, Baudelaire,
Flaubert ou Mallarmé le signe que « ces bourgeois raffinés et pervers ont été
142
de fort petites natures ». Si Barthes, Derrida, Deleuze, Lacan ont peut-être
été aussi « de fort petites natures », ils en ont fait autre chose, et s’ils
ressemblent à leurs prédécesseurs, ce n’est pas parce que, comme le croit
Butler, ils sont des romantiques au sens américain du mot, mais parce qu’ils
ont lu les romantiques en modernes : l’inceste avec la sœur dont
Chateaubriand construit le modèle en écho à Rousseau qui inspire tant
Derrida ou Deleuze, l’asexualité mallarméenne, le lesbianisme de Baudelaire,
le fétichisme de Poe, l’inceste, le fétichisme, le sadisme, l’impuissance, la
frigidité, le masochisme, ils les retrouvent partout où il y a écriture.
Ainsi retrouve-t-on dans la désexualisation foucaldienne une aspiration
très proche de celle de ses contemporains à écarter la génitalité, comme par
exemple dans sa lecture des premiers écrits d’Hervé Guibert qui, au même
143
moment, entretient avec Barthes une relation fondée sur le non-rapport . De
même que, évoquant la « société des homosexuels » californiens, il constate
144
le privilège donné aux « plaisirs qui ne sont pas d’ordre sexuel ». La
secondarisation de la génitalité s’affirme aussi dans l’importance donnée à
chaque partie du corps qui peut ainsi détrôner le pénis/phallus comme centre
145
du dispositif de sexualité . Se déploient des positions inventives en matière
146
de plaisir qui correspondent à ce qu’il appelle « la désexualisation du
147
plaisir ». Il s’agit de faire en sorte que le sexe ne soit plus « le code du
148
plaisir ».
Mais c’est aussi dans La Volonté de savoir que la désexualisation semble
coïncider avec l’imaginaire des contemporains, par exemple avec
l’opposition entre la scientia sexualis occidentale et l’ars erotica prise dans
une mythologie orientale, initiatique, ésotérique, où cheminent maître et
disciple sans aucun assujettissement à l’alternative du permis et du
149
défendu . L’articulation entre ars erotica et désexualisation est réaffirmée
ailleurs : « Dans les sociétés dotées d’un art érotique, c’est l’intensification
150
du plaisir qui tend à désexualiser le corps . » Jeu avec l’Orient qui aurait pu
révéler un Foucault, lecteur de L’Empire des signes, sujet d’un « Non-
Vouloir-Saisir ».
« Aurait pu », car il est frappant de voir combien la désexualisation
foucaldienne est (volontairement) pauvre en images par opposition à la
profusion inouïe des scènes, des situations, des scénarios fantasmatiques qui
habitent les penseurs du Neutre, y compris quand ces scènes ou scénarios
semblent se réduire à si peu comme le sourire léonardien de Barthes. C’est
toujours, avec le Blanchot de L’Arrêt de mort, avec le Barthes de
La Chambre claire, avec le Derrida de La Dissémination ou de La Carte
postale, avec Deleuze-Guattari, l’éternel chant d’Orphée auquel même Mille
151
plateaux fait écho . Cette pauvreté en images, cette absence d’événements
fantasmatiques associés au processus de désexualisation sont le signe d’une
divergence fondamentale. Chez les Modernes, la désexualisation a pour
fonction de sauver le désir, à le promouvoir comme valeur absolue, dans une
logique qui associe désir et sujet, sauver le sujet, le sujet artiste, maître des
152
signes : « l’homme de désir », comme l’appelle ironiquement Foucault.
L’hostilité où celui-ci se situe par rapport à la notion de « désir », à laquelle il
a sacrifié une dernière fois avec Sade à Buffalo en 1970, l’insistance qu’il
met à se distinguer de cette catégorie unanimement célébrée par ses
contemporains, et à laquelle il oppose celle de plaisir, va dans le sens de cet
oubli d’un sujet quel qu’il soit, oubli de toute forme de souveraineté, y
153
compris celle de « l’anarchiste couronné » deleuzien .
Le plaisir foucaldien, au contraire du désir promu par les Modernes,
éloigne tout aristocratisme, tout dandysme, tout tragique, tout pathos, tout
héroïsme. Cette désexualisation est celle du « positiviste heureux » que
revendique d’être Foucault contre ses contemporains, et avec toutes les
nuances que nous avons notées, dans une positivité idéale sur laquelle
Foucault ne cesse d’insister comme sur un repère essentiel où toute
dialectique subjective est abolie. Ce que nous avons appelé un réel sans loi,
pure immanence sans dehors ni transcendance, d’où seul peut naître autre
chose que la vieillerie moderne, à savoir cette pensée posteuropéenne dont
Foucault a voulu être l’inventeur et le médiateur.

1. Michel Foucault, La Volonté de savoir (t. I d’Histoire de la sexualité), Paris, Gallimard, 1976,
p. 211.
2. Par exemple dans Michel Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel » [octobre 1981],
in Dits et écrits [abrégé en DE pour la suite], t. II : 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto »,
2001, p. 1131.
3. Voir la référence au livre de Lillian Faderman Surpassing the Love of Men, qui vient tout juste
de paraître, dans l’entretien que Foucault donne dans Le Gai Pied en avril 1981 (in DE, t. II,
p. 985) et sa réitération dans « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité » (in DE, t. II, p. 1561) ;
pour Gayle Rubin, voir la référence à « The Leather Menace : Comments on Politics and S/M »
[1981], in DE, t. II, p. 1556 (non répertoriée dans l’index de l’édition « Quarto »).
4. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », in DE, t. II, p. 986.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Foucault, « Sex, Power and the Politics of Identity », in DE, t. II, p. 1554.
8. Ibid., p. 1156.
9. Foucault, « Choix sexuel, acte sexuel », in DE, t. II, p. 1150.
10. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », in DE, t. II, p. 1557.
11. Voir aussi à ce titre les propos de Foucault sur l’usage du « concept de gay » par l’historien
John Boswell, auteur de Christianity, Social Tolerance and Homosexuality : Gay People in
Western Europe from the Beginning of the Christian Era to the Fourteenth Century, dans « Choix
sexuel, acte sexuel », in DE, t. II, p. 1139.
12. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1130.
13. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », in DE, t. II, p. 1557.
14. Ibid. p. 1561-1562.
o
15. Voir notre article « Sade, néolibéralisme et perversion », Cités, n 79, automne 2019.
16. Ibid., p. 1556.
17. Ibid., p. 1556-1557.
18. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in DE, t. II, p. 1056-1057. Voir notre quatrième partie,
chapitre III, section « Le politique », p. 000.
19. Foucault, « Choix sexuel, acte sexuel » [1982], in DE, t. II, p. 1150.
20. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » [1984], in DE, t. II,
p. 1546.
21. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », in DE, t. II, p. 1562.
22. Foucault, « Pouvoirs et stratégies » [1977], in DE, t. II, p. 422-423. Foucault vise alors Pierre
Legendre, psychanalyste alors d’obédience lacanienne.
23. Ibid.
24. Voir par exemple encore en 1972 cette inscription du « masochiste » dans la mythologie de la
« Maîtresse » toute-puissante (introduction de Gilles Deleuze à l’article de Pierre Bénichou
o
« Sainte Jackie, comédienne et bourreau », Les Temps modernes, n 316, novembre 1972, p. 855).
25. Foucault, « Les mailles du pouvoir », in DE, t. II, p. 1002.
26. « Le pouvoir n’est pas le mal » (Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la
liberté », in DE, t. II, p. 1547).
27. Ibid., p. 1528-1529.
28. Ibid.
29. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in DE, t. II, p. 1060-1061.
30. Ibid., p. 1054-1062.
31. Ibid., p. 1054-1057.
32. Ibid., p. 1055, et « Sexe, pouvoir et politique de l’identité », in DE, t. II, p. 1554-1558 et 1561-
1562.
33. Foucault, « Choix sexuel, acte sexuel », in DE, t. II, p. 1151.
34. « Là où les déterminations sont saturées, il n’y a pas de relation de pouvoir » (Foucault,
« Le sujet et le pouvoir », in DE, t. II, p. 1056).
35. Ibid., p. 1056-1057.
36. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », in DE, t. II, p. 1558-1559.
37. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in DE, t. II, p. 1057.
38. Ibid., p. 1046.
39. Ibid., p. 1051.
40. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », in DE, t. II, p. 1561.
41. Ibid., p. 1555.
42. Ibid., p. 1562.
43. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie » [1981], in DE, t. II, p. 983.
44. Ce modèle lui vient sans doute du livre de l’historienne lesbienne Lillian Faderman
Surpassing the Love of Men, paru en 1980 (Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », in DE,
t. II, p. 985).
45. Foucault, « Le vrai sexe » [1980], in DE, t. II, p. 939.
46. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », in DE, t. II, p. 985. Il est notable à ce titre que
Foucault ne partage pas l’idée d’une opposition radicale entre homosexuels et lesbiennes
(Foucault, « Choix sexuel, acte sexuel », in DE, t. II, p. 1143).
47. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », in DE, t. II, p. 986.
48. Foucault y reviendra dans son entretien avec Werner Schroeter la même année (in DE, t. II,
p. 1073-1074).
49. Foucault, « Entretien » [1982], in DE, t. II, p. 1107.
50. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1131. Voir aussi le
scepticisme de Foucault sur la catégorie même d’homosexualité jugée « inadéquate » (Foucault,
« Choix sexuel, acte sexuel », in DE, t. II, p. 1144). Cela dit, Foucault entretient une relation
ambivalente à « l’homosexualité », refusant dans la même conversation de répondre à la question
de savoir si l’homosexualité est innée ou acquise, et laissant entendre peut-être par ce refus qu’il
penche pour la première hypothèse (ibid., p. 1140).
51. Foucault, « Entretien », in DE, t. II, p. 1114.
52. Ibid., p. 1112.
53. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel » [1981], in DE, t. II, p. 1132.
54. « Alors apparaît toute une culture de la monosexualité féminine, de la vie entre femmes qui est
passionnante » (Foucault, « Entretien » [1982], in DE, t. II, p. 1108).
55. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1132.
56. Ibid.
57. Ibid. Cette idée est déjà présente dans « De l’amitié comme mode de vie » (in DE, t. II,
p. 985).
58. Ibid.
59. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie » DE, t. II, p. 985.
60. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1132.
61. Foucault, « Entretien », in DE, t. II, p. 1112.
62. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1133. Foucault ira plus loin,
en 1983, dans sa distance à l’égard des Grecs : « La morale grecque du plaisir est liée à une société
virile, à l’idée de dissymétrie, à l’exclusion de l’autre, à l’obsession de la pénétration, à cette
menace d’être privé de son énergie… Tout cela est franchement répugnant » (Foucault, « À propos
de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », in DE, t. II, p. 1207).
63. Roland Barthes, La Préparation du roman, Paris, Seuil, 2015, p. 262-263. Voir Sigmund
Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Éd. Points, coll. « Points Essais », 2012,
p. 77.
64. Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse. Le Séminaire (1959-1960), livre VII, texte établi
par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1986, p. 117.
65. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1133.
66. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie » [1981], in DE, t. II, p. 984, et « Entretien », in
DE, t. II, p. 1107-1108.
67. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in DE, t. II, p. 1130.
68. Foucault, « Conversation avec Werner Schroeter » [1982], in DE, t. II, p. 1073-1074.
69. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », in DE, t. II, p. 983.
70. Foucault, « Sexe, pouvoir et politique de l’identité » [1982], in DE, t. II, p. 1557. Je souligne.
71. Et le mot lui-même est employé par Foucault dans son dialogue avec les lacaniens en 1977 et
justifié comme « déplacement par rapport à la centration sexuelle » (in DE, t. II, p. 321), ou avec
Lucette Finas (in DE, t. II, p. 234-235).
72. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 208.
73. Ibid., p. 211.
74. Ibid.
75. Ibid., p. 205.
76. Le programme est donné p. 150 et détaillé p. 200-204.
77. Le personnage de Dora, patiente de Freud, apparaît comme le premier cas évoqué par Freud
dans Cinq psychanalyses, sous le titre « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) ». Il en est
rapidement question dans Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 172.
78. Voir par exemple Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant. Le Séminaire
(1971), livre XVIII, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien »,
2006, p. 145-161.
79. Jacques Lacan, L’Envers de la psychanalyse. Le Séminaire (1969-1970), livre XVII, texte
établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1991. Dans cette séance
très importante de son séminaire, Lacan fait le reproche à Freud d’avoir substitué au savoir de
l’hystérique le faux savoir d’Œdipe (« Le Maître châtré », p. 112-115). Le terme de « bouche
d’or » comme qualifiant l’hystérique apparaît page 113 de ce séminaire.
80. « Les enquêtes détaillées » qu’il a projetées semblent condamnées (Foucault, La Volonté de
savoir, op. cit., p. 107).
81. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 201. Le propos de Foucault est un peu imprécis ;
tout d’abord désigné comme « foyer », le sexe est finalement désigné dans cette position d’être
« autre » que le corps par les lois et les propriétés particulières qui le caractérisent.
82. Ibid., p. 201-203.
83. Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 274.
84. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 204.
85. Ibid.
86. Ibid.
87. Ibid., p. 205.
88. Ibid., p. 206.
89. Le fameux Acheronta movebo de L’Énéide qui sert d’épigraphe à L’Interprétation des rêves
où Virgile et Freud sont conjoints, et que souligne le commentaire : « vieille décision » (ibid.,
p. 103).
90. Ibid., p. 148-149. C’est la célèbre anecdote où Freud entend Charcot parler comme en secret
de « la chose génitale », et non « des causes génitales » comme le transcrit Foucault par erreur
(Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot »,
1989, p. 78).
91. Ibid., p. 112.
92. Ibid., p. 108-109.
93. Ibid., p. 170-171.
94. Ibid., p. 171-172.
95. Ibid., p. 207.
96. Ibid., p. 208.
97. « Qu’on ne se moque pas trop vite du panthéisme des flux présent dans de pareils textes »
(Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 421). « On se moquera du reproche de
pansexualisme qui fut un moment objecté à Freud et à la psychanalyse » (Foucault, La Volonté de
savoir, op. cit., p. 209).
98. Ibid., p. 210.
99. Ibid., p. 211.
100. Ibid., p. 208.
101. Foucault (entretien avec), « Le jeu de Michel Foucault » [1977], in DE, t. II, p. 315.
102. Ibid.
103. Par exemple dans une interview datant de 1981, in DE, t. II, p. 1485.
104. Voir l’ironie de J.-A. Miller dans la controverse de 1977, in DE, t. II, p. 313 : « Est-ce que tu
crois vraiment que tu vas réussir à effacer la coupure entre Tertullien et Freud ? », ou encore
p. 323, à la question de J.-A. Miller sur le fait de savoir si l’instinct de mort freudien est déjà dans
les théories de l’instinct apparues selon Foucault dans les années 1844, ce dernier dit : « Pour te
répondre, il faudrait que je relise tout Freud… »
105. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 30.
106. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 101.
107. Jacques Lacan, séminaire « La logique du fantasme » (1966-1967), livre XIV (inédit), séance
du 12 avril 1967.
108. Jacques Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Séminaire (1964),
livre XI, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1973,
p. 239. Dans le même séminaire, Lacan pose, dans une tout autre perspective, que « la réalité
sexuelle » est « la réalité de l’inconscient » (p. 137-140), pour établir une sorte d’analogie entre la
combinatoire chromosomique que la génétique met au jour et le jeu du signifiant, faisant donc de
la sexualité, en tant que reproduction de l’espèce, un processus relevant du « logique pur » comme
l’inconscient. En revanche, il confirme son rejet d’une représentation de l’inconscient comme
reflet imaginaire de la réalité sexuelle, représentation qu’il renvoie à Jung (p. 140). En réalité, de la
« sexualité », le sujet du désir n’a affaire qu’à ce qui passe dans les réseaux du signifiant, et ne la
réalise qu’au travers des pulsions partielles, non grâce au « sexe » (p. 161).
109. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 30.
110. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 186.
111. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, in Œuvres complètes [abrégé en OC pour la
suite], t. IV : 1972-1976, Paris, Seuil, 2002, p. 738.
112. Voir notre troisième partie, chapitre premier, section « Le Neutre, la mort : Barthes », p. 299-
302.
113. Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1967, p. 31.
114. Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 93.
o
115. Jacques Derrida, « Le facteur de la vérité », paru d’abord dans Poétique, n 21, 1975, repris
dans La Carte postale, Paris, Flammarion, 1980, p. 469 et 496-498.
116. Jacques Lacan, Encore. Le Séminaire (1972-1973), livre XX, texte établi par Jacques-Alain
Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1975, p. 36.
117. Jacques Derrida, « Cogito et Histoire de la folie », in L’Écriture et la différence, Paris, Seuil,
1967, p. 86-88.
118. Nous reprenons ce terme barthésien à Derrida, qui l’emploie à propos de Descartes pour
définir la place du cogito (ibid., p. 86).
119. Barthes, « Écrire, verbe intransitif ? », in OC, t. IV, p. 617-626.
120. Barthes, « Soirées de Paris », in OC, t. V : 1977-1980, p. 983.
121. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, livre VII, in Œuvres complètes, t. I, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 322.
122. Barthes, « Soirées de Paris », in OC, t. V, p. 983.
123. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 257.
124. Par exemple, à propos du Soulier de satin de Claudel, « [Prouhèze] n’a pas en face d’elle des
individus mais des phantasmes » (Barthes, OC, t. I : 1942-1961, p. 981). Deleuze utilise cette
orthographe depuis Présentation de Sacher-Masoch, qu’il associe alors à la logique spéculative de
la dénégation, au fétiche, et à l’Idéal de l’imagination pure (op. cit., p. 23-32), et qu’il abandonne
avec L’Anti-Œdipe où le terme « fantasme » est renvoyé à la critique du névrosé.
125. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 277-278.
126. Ibid., p. 255-256.
127. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 2006, p. 560.
128. Derrida, « La structure, le signe, le jeu », in L’Écriture et la différence, op. cit., p. 424-428.
129. Barthes, « La mort de l’auteur » [1968], in OC, t. III : 1968-1971, p. 40.
130. Michel Foucault, « Conférences sur Sade » [mars 1970], in La Grande Étrangère, Paris, Éd.
de l’EHESS, 2013, p. 164.
131. Ibid., p. 151-153.
132. Ibid., p. 160.
133. Ibid., p. 174-177. Sans doute Foucault pense-t-il à l’un des rares écrivains qui échapperont au
jeu de massacre antilittéraire qui va suivre, René Char, dont on connaît la définition du poème
comme « amour réalisé du désir demeuré désir ».
134. Ibid., p. 183-184.
135. Ibid., p. 201.
136. Ibid., p. 202-203.
137. Ibid., p. 204.
138. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 559-601. Si la notion de tourniquet
apparaît pour la première fois dans le Saint Genet, elle est longuement développée à propos de
Flaubert dans L’Idiot de la famille.
139. Foucault, « Theatrum philosophicum », in DE, t. I : 1954-1975, p. 947.
140. Foucault, « Conférences sur Sade », in La Grande Étrangère, op. cit., p. 215.
141. Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard,
coll. « Tel », 2016, p. 434-435 et sq.
142. Jean-Paul Sartre, Mallarmé, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1986, p. 75-76.
143. Voir les échanges entre Barthes et Guibert reproduits dans Roland Barthes, Album. Inédits,
correspondances et varia, Paris, Seuil, 2015, p. 359-368, et « Fragments pour H. », in OC, t. V,
p. 1005-1006.
144. Foucault, « Entretien » [1982], in DE, t. II, p. 1108.
145. Foucault, « Choix sexuel, acte sexuel » [1982], in DE, t. II, p. 1150-1151.
146. Foucault (entretien avec), « Le jeu de Michel Foucault » [1977], in DE, t. II, p. 321.
147. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité » [1982], in DE, t. II, p. 1556-1557.
148. Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » [1977], in DE, t. II,
p. 234.
149. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 77.
150. Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » [1977], in DE, t. II,
p. 234.
151. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux (t. II de Capitalisme et schizophrénie), Paris,
Minuit, 1980, p. 382.
152. Voir Foucault, « Usage des plaisirs et techniques de soi », in DE, t. II, p. 1359.
153. Cette figure apparaît chez Deleuze dans Différence et répétition et dans L’Anti-Œdipe, elle
est reprise d’Antonin Artaud, principalement de son livre Héliogabale ou l’Anarchiste couronné
(1934).
Épilogue

Le vrai sexe

L’HERMAPHRODITE
En remarquant, dans l’introduction à notre deuxième partie, le mutisme de
Foucault sur le corps travesti, nous avions noté que ce silence n’était ni
fortuit, ni complet. Et nous avions vu se profiler l’ombre d’une figure plus
radicale, ne reposant pas sur la feinte, voire sur la feinte de la feinte ou le
simulacre : l’hermaphrodite, qui est la seule figure corporelle sexuée sur
laquelle il a écrit. Manière de trancher dans le paradigme qui l’associe avec sa
figure jumelle, l’androgyne. Ainsi, pour Deleuze, l’hermaphrodite est du côté
1
du masochisme et l’androgynie du côté du sadisme ; pour Barthes, par
opposition à l’androgyne léonardien, l’hermaphrodite se situe dans
2
l’ésotérisme inquiétant de sa double génitalité . Foucault, lui, n’inscrira à
3
aucun moment l’hermaphrodite dans l’espace de la dualité . Il s’agit d’un
corps fini, et dont la finitude est essentielle à son usage philosophique,
politique, généalogique.
Il y a deux grandes interventions de Foucault sur l’hermaphrodite. La
première, lors de son cours intitulé Les Anormaux ; la seconde, c’est la
publication des Mémoires d’Herculine Barbin en 1978, puis l’introduction à
l’édition américaine de 1980 des souvenirs de la « French Hermaphrodite »,
parue en français sous le titre « Le vrai sexe » dans la revue d’orientation
4
« homophile » Arcadie .
Dans la première intervention, l’hermaphrodite apparaît inséré dans une
vaste étude sur le passage du « monstre » à l’anormal. Elle s’appuie sur deux
e
procès d’hermaphrodites, le premier au début du XVII siècle, le second au
e 5
milieu du XVIII qui fait voler en éclats la notion même d’hermaphrodite , et à
laquelle on substitue celle de comportement criminel. Ce n’est plus la
6
monstruosité qui est criminelle, c’est la criminalité qui est monstrueuse , et
ce renversement s’explique par une transformation du système punitif
qu’accentuera la Révolution française. Le mythe du monstre moral –
incestueux, anthropophage, homosexuel… – émane du discours des
révolutionnaires : « Tous les monstres humains sont des descendants de
7
Louis XVI », écrit Foucault. Mais si l’épisode révolutionnaire programme
e
les taxinomies de l’anormalité du XIX siècle, il reflète également la
description générique du monstre, avec l’animalisation des monarques et leur
8
transgression du pacte social, que Foucault a posée en préalable . Tout
comme dans Naissance de la clinique, l’histoire des transformations
9
discursives s’accompagne d’une phénoménologie qui essentialise . On peut
ainsi définir comme phénoménologique l’énoncé par lequel Foucault
introduit son cours du 22 janvier 1975 : « Disons que le monstre est ce qui
10
combine l’impossible et l’interdit . » C’est cette définition essentielle qui
soutient l’approche de la spécificité des hermaphrodites proposée dans
11
La Volonté de savoir : « leur être même » embrouille la loi . L’usage du mot
« loi », détaché de toute inscription précise (sociale, médicale, juridique),
détermine une ontologie propre à l’hermaphrodite que le cours sur les
« anormaux » exalte : « Il est la limite, il est le point de retournement de
12
la loi . » On retrouve l’éthos d’Histoire de la folie, de « La pensée du
dehors », de la période sadienne, que les trois termes utilisés ici réactivent :
13
« limite », « retournement », « loi ». Le monstre est bien un phénomène ,
redevable d’une phénoménologie, d’un questionnement de son sens :
l’histoire du monstre est la réponse sociale à ce phénomène sensible mais
observable seulement dans « son signalement d’évadé », c’est-à-dire dans les
archives policières ou psychiatriques, comme c’était le cas de la folie en
14
1961 . Cette brève phénoménologie permet de comprendre pourquoi
Foucault succombera à la silhouette hermaphrodite d’Herculine Barbin :
moment de subjectivation où se jouera la question du vrai sexe.
15
Le monstre, qui est « en soi inintelligible », constitue en même temps un
« principe d’intelligibilité » des « déviances » qui vont justifier la naissance
e 16
du discours normatif du XIX siècle . Non seulement l’hermaphrodite
17
« embrouille » la loi, mais il la laisse « sans voix ». La loi est impuissante à
18
répondre à cette attaque « que représente l’existence du monstre ». C’est de
cette aporie que naissent la norme et le discours normatif.
Nous sommes là au nœud même de la pensée de Foucault qui éclaire la
grande rupture des années 1970. Si, phénoménologiquement, l’hermaphrodite
embrouille la loi, ce n’est pas pour en triompher comme s’en illusionne le
pervers. Le monstre, en réfutant la loi, fait la démonstration qu’elle n’existe
pas, mais il fait également la démonstration qu’il en est de même pour lui.
C’est pourquoi la phénoménologie qui le décrit est provisoire et joue le rôle
d’une fiction. Le fou, le pervers, le monstre, tout cela n’existe que dans les
discours qui en rendent compte, et, sur ce point, il n’y a de discours que les
discours du pouvoir. La norme, alors, peut se déployer, débarrasser le
monstre de sa monstruosité, et nous débarrasser du monstre lui-même, de
cette illusion d’un « arrière-monde », illusions qui sont toutes des avatars de
la loi. Il n’y a pas d’énigme : « le rôle de la philosophie n’est pas de
découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible ce qui précisément est
19
visible », écrit Foucault en 1978, l’année même de la publication des
souvenirs de l’« hermaphrodite » Herculine Barbin, dite Alexina B. Ainsi,
même l’« hermaphrodite » échappera finalement chez Foucault au discours
du fantasme.

HERCULINE, A LEXINA, A BEL ET JUDITH


Avec « Le vrai sexe », publié en 1980 à l’occasion de la traduction
américaine des Mémoires d’Herculine Barbin, Foucault, en s’emparant d’un
e
texte du XIX siècle, en le publiant et en le commentant, répète le geste
éditorial qu’avaient accompli Deleuze avec La Vénus à la fourrure et Barthes
avec Sarrasine. Certains considèrent cette préface comme une préhistoire de
la théorie du genre, alors qu’elle est au contraire l’objet d’une longue et
scrupuleuse réfutation de la part de Judith Butler dans la troisième partie de
Trouble dans le genre.
Herculine Barbin (1838-1868), examiné(e) en 1860 par un médecin à
cause de douleurs dans le ventre vraisemblablement liées à la non-descente
des testicules, fut médicalement diagnostiqué(e) pseudo-hermaphrodite
masculin, terme qu’on emploierait encore aujourd’hui, en y ajoutant « par
déficit en 5-alpha-réductase de type 2 », l’hormone indispensable à la
différenciation masculine des organes génitaux ; la description de 1860 de
l’appareil génital d’Herculine est la suivante : un reliquat vaginal (« vagin en
cul-de-sac ») et un micropénis, qui a l’apparence d’un énorme clitoris, et non
celle d’un « imperforate penis » selon la reprise totalement erronée par Butler
de la traduction anglaise de ce dossier médical dans son commentaire de
20
Gender Trouble , bévue conservée dans la traduction française avec un
21
catastrophique « pénis perforé ». Elle/il est rangé(e) dans la case
« Intersexe » dans la nomenclature des gender : corps intersexuel (intersexed
22
body) selon la formule de Butler .
Herculine Barbin sera réassigné(e) « homme » sous le prénom d’Abel en
1860, et se suicidera par le gaz en 1868 après avoir écrit des Mémoires
intitulés Mes souvenirs, édités en 1874 par le docteur Tardieu, et que
Foucault découvrit à l’occasion des recherches qu’il menait pour son Histoire
23
de la sexualité où la question de l’hermaphrodite devait prendre place .
Jusqu’à ce moment de 1860, Herculine, appelé(e) communément Alexina, a
vécu, selon la lecture que propose Foucault, dans une forme de bonheur, et
c’est de cela que traite « Le vrai sexe », et presque que de cela, comme si
Foucault rechignait à reprendre la question de l’hermaphrodisme elle-même.
Il résume à la va-vite sa thèse historique sur le regard tolérant porté sur le
e
« mélange anatomique des sexes » jusqu’au XVII siècle, puis centré, à partir
e
du XVIII siècle, sur l’impératif de déterminer le « seul vrai sexe », dont la
24
psychanalyse est pour lui l’héritière .
« Le vrai sexe » se termine par une présentation d’une nouvelle d’Oskar
Panizza (1853-1921) – « Un scandale au couvent » – inspirée de la vie
d’Herculine, et que Foucault a cru bon d’ajouter aux Mémoires de
l’hermaphrodite pour l’édition américaine. D’autres s’empareront
d’Herculine bien longtemps après. Hervé Guibert écrira un scénario intitulé
25
Alexina 1980 , et Jeffrey Eugenides, avant d’écrire The Marriage Plot
(2011) inspiré par la lecture de Fragments d’un discours amoureux de
Barthes, publiera, lui, Middlesex (2002) qui est une sorte de réécriture des
Mémoires d’Herculine Barbin. On y retrouve des échos déformés du discours
LGBT au travers d’un médecin, le docteur Luce, alias John Money, qui,
comme on l’a vu au tout début de ce livre, fut l’un des premiers, dans les
années 1950, à introduire le concept de genre (gender) à propos du sexe
26
humain, le premier à parler de gender role, de sexual orientation …
Trois pages qui établissent donc le portrait subjectif par Foucault
d’Herculine, où l’archive n’émane pas du discours psychiatrique mais du
sujet hermaphrodite lui-même : les confidences d’Herculine plutôt que le
dossier médical qui lui offre pourtant le point de départ conceptuel de son
27
propos, « le vrai sexe », le sexe véritable . Ces Mémoires sont certes aussi
une « archive », mais Foucault les appréhende comme une parole, car
quoique écrits après sa réassignation masculine, ils laissent entendre encore la
voix du sujet « sans identité » qu’elle/il a été. Voix d’ailleurs que Foucault
parfois s’approprie en nous dévoilant ses pensées intérieures. Avec Herculine
Barbin, quelque chose se modifie dans les habitudes méthodologiques
foucaldiennes. C’est à partir de ce registre très particulier utilisé par Foucault
que Judith Butler prend le texte en tenailles pour le démolir avec soin et
méthode.
La réfutation est planifiée en trois temps. Premier temps, c’est l’accusation
de « romantisme » ; deuxième temps, c’est une confrontation entre Foucault
et le foucaldisme (sa lecture des Mémoires d’Herculine contredit les thèses de
La Volonté de savoir) ; troisième temps, celui de la mise à mort : si Foucault,
face à ces Mémoires, semble perdre tous ses moyens, c’est parce que lui-
même a commis le péché originel de « s’être toujours refusé à se confesser
dans son propre travail [has always resisted the confessional moment in his
28
own work] ». Imputation tout simplement fausse puisque, comme on l’a vu,
Foucault parle très librement du S/M gay, mais, il est vrai, sans jamais que
ses propos prennent la forme de l’aveu, du confessional moment.
Le titre de la collection « Les Vies parallèles », où ont été publiés les
Mémoires, devient alors la clef de la défaillance : « Est-ce une confession
“par procuration” qui suppose une continuité ou un parallèle entre sa vie et
celle d’Herculine ? [Is this a displaced confession that presumes a continuity
29
or parallel between his life and hers ?] » : au moment de porter le coup
fatal, Butler, au lieu d’utiliser la forme inclusive habituelle dont elle use pour
Herculine, emploie ici le seul féminin : hers à la place de h/ers (his/hers).
Plus tard, en 2005, dans Le Récit de soi (Giving an Account of Oneself), elle
se réjouira du fait que le tout dernier Foucault – celui des Aveux de la
30
chair – ait vu dans la confession non plus « une extraction forcée de la
31
vérité sexuelle [a forcible extraction of sexual truth] », mais au contraire
une manifestation positive de soi, où « le soi parle lui-même, mais en parlant
32
devient ce qu’il est » : Foucault est devenu un parfait petit butlérien
puisque, alors, la confession se révèle être pour le sujet « une production
33
performative de lui-même [a performative production of the subject] ».
Toujours et encore ce performatif soumis au strict pragmatisme d’Austin
puisqu’il opère « dans le cadre des conventions publiques établies
34
[established public conventions] ». La formule « Devenir ce que
35
l’on est », aujourd’hui slogan des ouvrages de développement personnel
(agency, empowerment…), que Butler reprend ici pour l’attribuer au dernier
Foucault, résonne mal avec celui pour qui le principe de l’éthique n’est pas
36
de découvrir « mais de refuser ce que nous sommes ».
Réfuter Foucault, c’est avant tout, pour Butler, construire un Foucault
susceptible de devenir le tremplin philosophique adapté à la réussite de son
propre discours pour ce premier livre – Trouble dans le genre – qui a une
ambition fondatrice évidente. L’accusation de romantisme, qui revient au
37
moins cinq fois en quelques pages , avait déjà été utilisée à l’encontre de
38
Lacan comme « idéalisation de l’échec [idealization of failure] ». Pour
Foucault, c’est une idéalisation inverse, celle d’une subjectivité heureuse. Et,
en effet, la conséquence première du choix opéré par Foucault de délaisser le
discours du biopouvoir au profit de la parole du sujet, c’est l’empathie non
seulement pour la personne d’Herculine mais pour ce qu’elle/il écrit, et dont
39
pourtant Foucault décode parfaitement la rhétorique .
Butler tire aussitôt du crédit que Foucault prête à la parole d’Herculine la
conclusion – centrale dans son entreprise (« read Foucault against
40
himself ») – qu’il y contredit les thèses de La Volonté de savoir sur le sexe
comme construction sociale. Le romantisme de Foucault – « plein
41
d’indulgence sentimentale pour le discours [d’Herculine] » – le rend
complice du pouvoir en ne voyant pas que la parole d’Herculine est, jusque
dans ses velléités d’émancipation, l’émanation des stratégies régulatrices de
la catégorisation sexuelle. Il est significatif alors de voir Butler appliquer à
Foucault le verdict qu’ont subi tant de figures de la French Theory –
à commencer par Jacques Derrida –, celui de croire à l’existence d’un sujet
42
« avant la loi [before the law] ».
Et c’est Lacan et la fonction du « Phallus » qui achèvent de réfuter
Foucault : si Herculine rencontre une faille dans son rapport à la loi, c’est –
pour résumer le propos très embrouillé de Butler – faute d’accéder à la
fonction phallique, faute « de se naturaliser dans les structures symboliques
43
de l’anatomie ». Lorsque Butler impute à Foucault l’erreur, par rapport à sa
propre doctrine, d’envisager dans les plaisirs d’Herculine « une sexualité
44
avant la loi [a sexuality before the law] », elle atteste qu’elle n’a pas pris la
mesure de la rupture opérée par La Volonté de savoir, sa mise à l’écart de la
catégorie de la loi au profit de la norme. Foucault n’est pas devenu, comme le
soupçonne Butler, un thuriféraire de la « multiplicité sexuelle primaire »
qu’on trouve chez Marcuse (et dans L’Anti-Œdipe), symptôme selon elle du
45
reniement des grandes thèses de La Volonté de savoir .
FOUCAULT ET LE MONOSEXUEL

Foucault a en fait un tout autre projet que celui que lui attribue Butler. Il
n’a jamais fait de la norme la source d’une nouvelle métaphysique. Il n’y a
pas pour lui une disposition humaine qui rendrait les individus aptes et
destinés à être construits socialement comme cela semble être l’arrière-
pensée constante de Butler, sorte de naturalisme social où le caractère
« construit » des sujets est une seconde nature. Ce déterminisme, qui obéit
aux règles les plus simplificatrices du pragmatisme social ou du
behaviourisme, est totalement éloigné du foucaldisme. Ainsi, Butler s’étonne
qu’Herculine puisse connaître les plaisirs de la chair (baisers, caresses,
contacts furtifs) sans que son corps soit soumis à la norme comme
incorporation sociale du sexe génital, marqueur de la différence sexuelle.
Pourtant, rien de surprenant à cela, le système de savoir-pouvoir, déployé par
le dispositif de sexualité, s’exerce sur des périodisations multiples, et s’il
donne au sexe une place centrale, ce ne peut être sous la forme performative
qu’imagine Butler comme un conditionnement généralisé relevant de ce
46
qu’elle appelle elle-même le psychosocial . Les processus normatifs qui
investissent la sexualité s’inscrivent dans des instances toujours spécifiées
47
que Foucault appelle des « “foyers locaux” de pouvoir-savoir » –
le confessionnal, le berceau de l’enfant, le médecin, la prison –, dispositifs le
plus souvent hétérogènes les uns par rapport aux autres, et que réunissent,
non un donneur d’ordre, mais des événements, eux aussi pleinement
historiques – le contrôle malthusien des naissances ou les incitations
48
populationnistes –, qui peuvent se succéder, se superposer et se contredire .
Ce n’est pas par « romantisme » mais par rigueur analytique que Foucault
distingue d’un côté le régime de vérité propre au discours médico-légal des
années 1860-1870 qui impose « le dur jeu de la vérité » à l’anatomie
incertaine d’Herculine Barbin et de l’autre ce qu’il appelle le régime de
« discrétion » propre aux communautés féminines fermées au sein desquelles
Herculine a pu échapper provisoirement à cette chasse à l’identité. Distinguer
les pratiques régulatrices issues des institutions médico-légales, et les
pratiques désuètes, peu verbalisées, des sociétés monosexuelles fermées, ce
n’est pas de la part de Foucault contredire La Volonté de savoir, c’est au
contraire en prolonger les enseignements. Ainsi, la vie d’Herculine au
pensionnat décrite par Foucault ne relève pas d’un état d’avant la loi qu’il
aurait idéalisé, mais s’explique par le déploiement hétérogène des processus
d’extension des normes. Foucault a lui-même établi le hiatus historique entre
le dispositif de sexualité moderne et les communautés monosexuelles dont le
e
dépérissement commence au XVIII siècle, moment de césure où s’impose le
dispositif de sexualité ordonnançant la relation homme/femme autour de
49
laquelle désormais les vies doivent tourner . Ainsi demeure-t-il en effet,
e
dans la société française provinciale du XIX siècle, des survivances des
séquences historiques précédentes qui sont partiellement soustraites aux
régulations, aux incitations du biopouvoir, et où les plaisirs, les affects
échappent au corps sexuel normé qui tend, selon Foucault, à s’imposer au
même moment dans l’ensemble de la société.
Si Herculine peut d’ailleurs expérimenter des plaisirs – contacts, caresses,
baisers – en échappant partiellement aux normes du dispositif de la sexualité
qui lui est contemporain, c’est donc pour des raisons historiques, et non du
fait de son mythique hermaphrodisme. Contrairement à ce que Butler veut lui
faire dire, Herculine n’est pas pour Foucault une créature d’avant la loi
(before the law), d’avant la loi de la différence sexuelle. Foucault n’est pas
dupe de ce mythe. D’ailleurs, à la différence de Butler qui ne cesse
d’ausculter l’hermaphrodisme d’Herculine, d’interroger sa morphologie
sexuelle, Foucault ne s’y intéresse guère : est absent de son propos ce que
50
Butler appelle « sa double nature biologique [h/er biological doubleness] ».
C’est en cela aussi que « Le vrai sexe » ne préfigure en rien les propositions
des gender, et il n’est pas sûr que la catégorie d’intersexe aurait pu lui
convenir puisque précisément ce que Foucault recueille de plus précieux des
51
Mémoires d’Herculine ce sont les marques d’une « non-identité ». Ce
monde sans sexe que Foucault restitue par une métaphore que Butler néglige,
et dont la version française de son texte nous prive étrangement – « It was a
52
world in which grins hung about without the cat » –, cet univers de
« sourires sans le chat » est essentiellement relié à un type historique de
structure singulière : la communauté monosexuelle, le pensionnat de jeunes
filles, le couvent.
Mais l’incompréhension par Butler du rôle du monosexuel est également
conceptuelle puisque, à ses yeux, il y a une contradiction logique entre la
« similarité des corps » (le monosexuel) et le fait que ces mêmes corps
puissent relever d’une « non-identité sexuelle » : « formulation difficile à
accepter à la fois logiquement et historiquement [a difficult formulation to
53
accept both logically and historically] », ajoute Butler qui ne conçoit pas
comment l’espace monosexuel a permis la « non-identité sexuelle ». Pour
elle, le semblable ne peut produire que de l’identité. C’est pourtant là que
réside l’avancée la plus audacieuse de Foucault pour penser la question du
genre, et le paradoxe logique sur lequel elle repose montre combien le
questionnement théorique du genre peut ouvrir à des réponses opposées.
Le paradoxe logique sur lequel Butler bute, c’est donc, selon ses propres
termes, que si « l’homosexualité produit de la non-identité sexuelle, alors elle
54
ne dépend plus d’identités semblables ». Sauf si l’on admet une autre
axiomatique, celle de la logique structurale. C’est en effet l’une des lois
fondamentales du structuralisme, issue notamment de la phonologie, que
l’identité naît de la différence, tout comme la non-identité naît de la
55
ressemblance : il n’y a d’identité que distinctive . On peut résumer la rupture
majeure de la pensée structuraliste à l’égard de toute la tradition
philosophique antérieure, devenue le sens commun, sous le signe de cette
56
disjonction entre identité et ressemblance : il n’y a d’identité que
différentielle, tandis que le semblable suscite la non-identité. Cet axiome
alimente toute la pensée moderne, à commencer par la notion de différance
derridienne qui est son illustration la plus éclatante. Foucault, lui, le met en
lumière à partir du pôle opposé, en investissant la ressemblance, le semblable
comme ce qui permet la non-identité. Le monosexuel, en neutralisant la
différence sexuelle, construit la non-identité du semblable. Comme on l’a vu
avec ces clones à moustaches dont Foucault a fait l’éloge : la non-identité des
clones gays est le gage de leur ressemblance et réciproquement. En ce sens
d’ailleurs, l’aventure monosexuelle d’Herculine, comme celle des clones à
moustaches, est borgésienne, du Borges dont Foucault faisait l’exégèse dans
57
« Le langage à l’infini » en 1963, à propos de La Bibliothèque de Babel
avec les figures dédoublées du Même, où naît la littérature moderne et où
l’identité – du texte comme de l’auteur – fait naufrage, le Borges qui, en
ouverture des Mots et les choses, est désigné comme celui qui fait vaciller
58
pour longtemps « notre pratique millénaire du Même et de l’Autre ».
En ce sens, le monosexuel est ce qui ignore le sexe en tant que le sexe est
par définition l’effet de la différence sexuelle. Cette neutralisation du sexe par
le semblable du monosexuel est d’ailleurs si puissante qu’elle rend la
communauté féminine du pensionnat aveugle à l’exigence de vérité que le
regard de l’institution médicale extrait inversement du corps d’Herculine et
pose impitoyablement sur lui. Dans le monosexuel, nous sommes dans
l’univers où flottent des sourires sans chat, comme chez Lewis Carroll, ce
sourire du Neutre, où l’absence du chat, comme le sourire léonardien de
Barthes, neutralise la pulsion de savoir, de classer, d’identifier, et rend donc
la catégorie d’hermaphrodite inopérante. C’est pourquoi Foucault ne
l’emploie pas. La description du corps d’Herculine par Foucault se soustrait
soigneusement au lexique sexué que Butler utilise. Il n’est jamais question
chez lui de small penis, d’enlarged clitoris, de vagina one finds a cul-de-sac,
de female breasts, de biological doubleness, de chromosomal structures ou
d’imperforate penis (sic !)… Foucault utilise la langue la plus ordinaire qui
soit : « anatomie incertaine, corps dégingandé, malgracieux, présence
étrange, clair-obscur… » Pas plus, d’ailleurs, qu’il n’emploie le mot
59
« homosexuel » que pourtant Butler lui attribue quand elle le paraphrase .
Herculine n’est identifié(e) qu’au travers de ses deux prénoms, celui
d’Alexina, qui est son prénom d’usage, et Herculine, celui de sa naissance –
dans lequel Butler croit d’ailleurs voir « son prénom d’adoption en tant
qu’homme » : bévue d’autant plus incroyable que, ce faisant, elle s’étonne
60
qu’il ait un « suffixe curieusement féminin ». L’unique terme savant utilisé
par Foucault ne concerne que le mode communautaire dans lequel elle/il a
vécu : « la monosexualité », terme que Butler ne reprend à aucun moment.
Cette divergence de point de vue permet d’imaginer une autre théorie du
genre possible : non plus centrée sur les personnes, source de l’incroyable
prolifération taxinomique des LGBTQ (trans, cis, genderfluid, agender,
neutral, pansexual…), qui semble plus relever d’ailleurs d’un stéréotype
culturel américain que d’un désir de penser, mais sur des structures, des
pratiques, des lieux ou des non-lieux, des stylistiques, des communautés
anonymes.
Il y a enfin un point essentiel par lequel Foucault ouvre une autre voie,
point sensible et problématique pour les gender : la figure du trans. Foucault
n’évite pas seulement les termes d’hermaphrodite, d’homosexuel et même
d’androgyne, il tient à préciser également en quoi la non-identité sexuelle
61
d’Herculine, qui « s’égare au milieu de tous ces corps semblables », ne doit
pas être confondue avec la transsexualité. « L’intense monosexualité » propre
à l’institution religieuse satisfait une autre position qui n’est pas celle où naît
le désir « de passer de l’autre côté », du côté du sexe désiré. Ainsi, dans ce
texte bref, et dont l’objet apparent est l’hermaphrodisme, Foucault semble
rejoindre la pensée du Neutre, son goût pour le silence du genre plus que pour
les proliférations bavardes, et reprend sa forme la plus littérale quand,
imaginant Herculine face à l’alternative de l’un ou l’autre sexe, il écrit
62
qu’Herculine « ne voulait ni l’un ni l’autre » : ni l’un ni l’autre, en latin
neuter, l’étymologie du Neutre.

BUTLER ET LES GENDER

On peut dès lors être étonné que des commentateurs de Foucault


établissent avec beaucoup d’assurance que Judith Butler complète Foucault et
63
cela dans une vision très schématique de l’histoire des idées . Du point de
vue de l’histoire des idées réelle, l’affaire Herculine Barbin ne se limite pas
au discrédit qu’en subit Foucault au bénéfice de la promotion d’un
foucaldisme désormais butlérisé, mais elle laisse surtout un caillou dans la
chaussure de la théorie du genre avec l’opposition finale, elle non résolue,
entre l’hypothèse d’une non-identité sexuelle et la figure du transsexuel.
Question réellement problématique à laquelle Butler sera elle-même
confrontée dans Défaire le genre (Undoing Gender, 2004), considéré par
beaucoup comme l’anti-Trouble dans le genre, voire comme le livre du
reniement de la révolution théorique introduite dans les années 1990,
64
naissance de « la seconde Butler ». Question visible aujourd’hui dans la
promotion du trans par les LGBT+ comme figure indépassable des radicalités
minoritaires.
On retrouve dans Défaire le genre un personnage déjà rencontré, John
Money, qui a conceptualisé dès les années 1950 la notion de genre (gender),
65
de gender role, de sexual orientation (par opposition à préférence sexuelle ),
et qui, à l’université Johns Hopkins, a accédé, au travers de son Institut
(Gender Identity Clinic), à une expertise, à une expérimentation réelle du
genre. Il est la parfaite illustration du fait que la déstabilisation des genres a
e
trouvé au XX siècle une inflexion nouvelle dans la relativisation des organes
sexuels externes (pénis/vagin) par rapport aux sexes chromosomiques,
hormonaux, etc., et dont la conséquence est l’extraordinaire plasticité,
66
variabilité, pluralité des identifications possibles . C’est du fait de cette
relativisation de l’apparence naturelle, liée au décalage entre le génotype
sexuel et le phénotype, que la bipolarité sexuelle a pu sembler en soi
« impossible à énoncer », comme l’écrit, bien en avance sur les gender,
67
Lacan . On peut en rester à ce constat, ou y ajouter un concept alternatif.
Lacan, on l’a vu, a fait de la loi de la castration la nouvelle logique d’une
différence inassignable à des identités naturelles, et qui renvoie les places
sexuées – homme/femme – à la comédie du semblant dont l’objet, le phallus,
se vole, s’échange, se pleure et se perd. John Money, lui, a proposé le premier
le concept de genre qui renvoie les processus identificatoires à l’éducation,
aux normes sociales, culturelles (social assignment, legal determination…)
par lesquelles un sujet est assigné à tel ou tel genre. Money était donc une
voie possible pour l’émergence d’une théorie du genre, précédant de peu
l’usage parallèle du concept par le psychiatre américain Stoller associant le
trouble au déficit de la figure paternelle : on a vu comment Lacan l’avait lu,
68
et de cette lecture en avait manqué le repérage du signifiant genre .
Si Butler est obligée de s’intéresser à John Money, c’est à cause de ce
conflit irrésolu de la non-identité et du transsexuel où Foucault nous a laissés,
et qu’elle retrouve dans un cas contemporain et problématique. L’hypothèse
du genre comme construction sociale ne conduit pas nécessairement à sa
déconstruction. Ainsi, pour John Money, l’identité de genre construite par
l’éducation peut mener au contraire à surconstruire le genre, et c’est
pourquoi, s’occupant de transsexuels, il pousse à opérer, à opérer sans cesse,
et à développer dans son Institut le sex reassignment surgery. Un bébé XY –
David Reimer, né en 1966 – mal opéré d’un phimosis est pris en charge par
Money, qui prescrit de lui ôter ses testicules, de préparer une future
vaginoplastie, et de l’éduquer comme une fille : David s’appellera Brenda. Il
69
sera suivi quotidiennement au sein de la Gender Identity Clinic où Money
le soumet à toutes sortes de contrôles, à une adaptation des conduites, et en
fait un cas exemplaire de la théorie du genre et du succès de la réassignation
de sexe, jusqu’à l’échec retentissant : vers quatorze ans, David obtient des
injections de testostérone, l’ablation des seins, et la reconstruction d’un pénis.
Puis, finalement, tout comme Herculine, il se suicide en 2004, l’année même
où Butler publie Undoing Gender. L’émergence sociétale au même moment
du phénomène trans conduit alors Butler à buter sur cette question qui se
révèle pour les gender à la fois cruciale et obscure : cruciale, parce que c’est
une nouvelle étape d’un trouble dans le genre plus profond que les autres
(gay, lesbienne, bi…) et qu’accentuent conjoncturellement en cette fin de
e
XX siècle le développement de l’offre médicale, la libéralisation des lois et la
dépathologisation du transsexualisme. Mais c’est une étape problématique car
la notion de trans crée une dissonance conceptuelle dans l’espace LGBTIQ,
dissonance déjà signalée au début de ce livre : alors que les trois premières
lettres renvoient aux orientations sexuelles (lesbian, gay, bi), le trans renvoie
à une identité, mais dissonance aussi avec la cinquième lettre, le « I » de
intersex, puisque le trans est dans un désir d’assignation qu’on lui refuse,
alors que l’intersex est dans un refus d’assignation qu’on lui impose. Retour
de la question du vrai sexe posée par Foucault avec Herculine Barbin.
Butler publie Défaire le genre en 2004 dans le contexte des New Gender
Politics qui, écrit-elle, « ont émergé ces dernières années » : une combinaison
de mouvements concernés par le transgenre, la transsexualité, l’intersexualité
70
et leurs relations complexes au féminisme et à la théorie queer . Elle est
d’autant plus consciente de l’importance du phénomène trans et de la tension
qu’il introduit que la catégorie trans est étroitement dépendante du discours
le plus normatif qui soit, puisque l’opération et le traitement conduisant à la
métamorphose sont prescrits par un diagnostic psychiatrique qui détermine le
71
« trouble de l’identité sexuelle du DSM-IV », la « dysphorie sexuelle »,
72
comme « désir de vivre dans un autre “sexe” » : le vrai sexe. Le conflit est
là : la « réassignation sexuelle » satisfait un trouble dans le genre en
renforçant la norme du genre.
Butler évacue la question par un activisme consensuel qui, dans sa logique
de toujours, renvoie l’agency individuel ou communautaire (minority
73
agencies) aux normes sociales performatives . Elle atténue les fortes
tensions entre la revendication trans et le mouvement queer en définissant
cette « poursuite d’identité » trans comme « exercice transformateur » où le
désir porte sur la « transformation elle-même [a desire for transformation
74
itself] ».
Mais il peut sembler que la recherche d’un consensus soit de pure façade.
En réalité, le concept de genre a explosé. L’affaire Money/David est
l’occasion pour Butler de se dissocier du soutien apporté par des féministes
75
radicales ou des théoriciennes du genre à John Money . Elle reprend, cette
76
fois-ci favorablement, la critique foucaldienne du « vrai sexe », et
77
s’inquiète de la corrélation entre réassignation de sexe et normalisation , du
statut des « théories du genre dans cette terrible histoire [the basis for so
78
much gender theorizing] », et elle en perd l’usage de l’écriture
79
inclusive … C’est en fait l’occasion pour Butler de sortir de la
problématique du genre, et de se livrer à cette forme d’« indulgence
sentimentale » – dont elle se moquait chez Foucault – en prêtant attention à la
demande d’amour de David, demande d’amour qui vise elle aussi une non-
80
identité sexuelle : un Je désexualisé.
Que signifie, pour Butler, sortir de la problématique du genre ? Deux
voies contradictoires se sont offertes, toutes deux idéologiques. La première,
c’est celle de la minoration de la question du genre au bénéfice d’une
intersectionnalité qui globalise tous les combats minoritaires (races,
subalternes, religieux, trans…) et sur laquelle nous allons revenir. La
seconde, tout à l’inverse de la première – avec laquelle elle cohabite
pourtant –, est une sorte de cryptohumanisme. Butler laisse momentanément
le discours social des normes au profit d’un témoignage subjectif qui engage
une personne dans une opération de « désassujettissement
81
[desubjugation] ». Ce qui vient déjouer l’injonction au vrai sexe, c’est
l’humanité de la personne au moment où elle dit Je : « And we cannot
precisely give content to this person [David] at the very moment that he
speaks his worth, which means that it is precisely the ways in which he is not
fully recognizable, fully disposable, fully categorizable, that his humanness
82
emerges . »
Nous sommes en plein humanisme où l’humanité excède les discours de
domination, où l’individu accède à un « dehors [outside] », à une
inintelligilité (intelligibility) qui échappe aux conditions habituelles de la
compréhension, établissant « la possibilité de l’amour au-delà de l’emprise de
83
la norme ». Bien sûr, cela contredit l’implacable sociologisme auquel Butler
nous a habitués, mais, malgré certaines tergiversations, cet humanisme est
finalement affirmé avec assez de netteté pour apparaître comme
programmatique : « il [David] est un humain dans son anonymat, ce que nous
84
ne savons pas encore nommer », et Butler redécouvre le potentiel en
devenir de la catégorie de l’humain qui « n’est pas fixée une fois pour
toutes », et dont la réarticulation forme en partie au moins « un agenda
85
politique pour le futur ». L’humain a une étendue sémantique suffisamment
ouverte pour donner congé sans le dire au gender, et cela par un dernier
86
concept qui a valeur de synthèse : le vivant, « la vie dans sa viabilité ».
Thématique qui se développera au gré des discours, et qu’on retrouvera par
exemple en 2012 dans son Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, dont la conclusion
lénifiante est : « Si je dois vivre une vie bonne, ce sera une vie bonne vécue
87
avec les autres, une vie qui ne serait pas une vie sans ces autres . » Ou
encore, dans Le Récit de soi où le malheureux Adorno devient, à son corps
88
défendant, la référence d’un Devenir humain . Ou dans Humain, inhumain,
où le postmarxisme d’Ernesto Laclau, qu’on a déjà croisé, réconcilie Butler
avec l’universel et l’amène à prendre en considération la question des « droits
89
humains », par exemple des gays et des lesbiennes . Le vivant est devenu la
base d’un nouvel humanisme qui ouvre à une pensée nouvelle de la vie
humaine, la vie est ce réseau biologique qui excède le domaine de l’animal
90
humain . La question des identités de genre, quoique maintenue dans sa
rhétorique antérieure, perd de son importance à l’égard de cette autre
91
appréhension de l’humanité qu’elle appelle l’existence créaturelle .
LA RACE

L’autre voie possible est donc celle de l’intersectionnalité, terme créé par
Kimberle Crenshaw en 1989 dans une série d’interventions visant à
92
« démarginaliser » l’intersection de la race et du genre , c’est-à-dire à faire
peser sur le concept de genre un concept supérieur, celui de race, et, sur les
discriminations de genre, des discriminations supérieures, les discriminations
raciales. 1989 : l’intersectionnalité naît un an avant la parution de Gender
Trouble, et, dès son deuxième livre, Bodies That Matter (1993), Butler,
comme on l’a vu, s’y rallie en remettant en cause la centralité du concept de
genre. Elle y critique le fait d’avoir fait du gender « un site d’identification
prioritaire aux dépens de la race, de la sexualité, de la classe ou du
93
positionnement/déplacement géopolitique » ou au détriment des
« subalternes », nouvelle catégorie alternative créée par Gayatri Spivak.
La relativisation très rapide (1993) du concept de genre par celle qui l’a
imposé quasi universellement comme un signifiant indépassable pose
évidemment problème. Est-ce le fait d’avoir restreint l’opposition sexe/genre
à un sociologisme qui conduit la question du genre à se fondre dans les
généralités sociales ? On pourrait alors appliquer à Butler la sévère analyse
qu’Adorno rapporte en 1946 de son exil aux États-Unis sur l’adaptation de la
94
pensée freudienne à la moulinette de l’idéologie américaine . Adorno pointe
dans la sociologisation américaine de l’inconscient et la substitution de
facteurs sociaux et culturels aux processus psychiques les raisons de la
défiguration du freudisme. Il repère la minoration des grands phénomènes
structuraux (comme l’Œdipe) au profit de « processus répétés de traumas
95
sociaux », et, tout comme on a décelé la présence sous-jacente de
l’idéologie néolibérale dans la valorisation butlérienne de l’agency et de
l’empowerment, Adorno décrypte le mythe capitaliste du « plein emploi »
dans l’aspiration de cette psychanalyse révisée à optimiser une position de
96
l’individu où « toutes les aptitudes sont pleinement utilisables ». Ainsi,
lorsque Butler défend cette notion d’agency contre le soupçon typiquement
européen que cette « puissance d’agir ne soit qu’un simulacre », elle rejoint
les mécanismes dépeints par Adorno : là où les conditionnements sociaux
97
« sont les conditions mêmes de la puissance d’agir ». Est-ce un hasard si
Butler défend le fétiche idéologique de cette psychanalyse, l’idée du self-
98
making, de la construction de soi qui est le pendant du jeu social ? Butler
semble avoir repris un chemin identique à celui de l’américanisation du
freudisme : donner aux éléments structuraux de la psychanalyse une
interprétation sociale qui métamorphose ce qu’ils peuvent contenir de
tragique en un processus d’adaptabilité où seule la logique behaviouriste de
99
l’itération ouvre à la possibilité d’une transformation sociale : ce que Lacan,
tout aussi rétif qu’Adorno à l’American way of life, a appelé le human
100
engeneering . La violence anti-américaine d’Adorno porte pourtant une
ambivalence, comme si sa nausée était aussi le symptôme de son attachement
au vieux continent, à la déchirure individuelle que porte l’intellectuel
européen qui lui fait finalement préférer le pessimisme de Hobbes, de Sade
101
ou de Freud aux promesses de l’agency des thérapies américaines . Les
grands penseurs français, Barthes, Derrida, Deleuze ou Sartre, à l’exception
de Foucault, sont dans cette position, derniers artistes de la pensée. Et Lacan,
plus prophète de malheur encore qu’Adorno, énonce comment « l’ordre de
fer du social » est en train de prendre « la prévalence de nœud » dans la
constitution des existences, se substituant au rôle jusque-là dévolu au nom-
du-père, le patriarcat : moment de « dégénérescence catastrophique », selon
lui, où, à la perte de ce qui supporte « la dimension de l’amour », s’ajoute
l’imposition de nouvelles assignations bien plus féroces que celles,
anciennes, de l’ordre patriarcal, et qu’il appelle énigmatiquement le
« nommer à », le nommer sans l’Autre : où l’on est nommé à quelque
102
chose . Laplanche envisageait de la même manière le monde des normes
sans loi promu par Foucault comme un monde inhumain.
Si le concept de gender semble avoir achevé sa mission déconstructrice si
rapidement, c’est que, plutôt que de l’inscrire dans l’aventure libidinale,
érotique, perverse, fantasmatique que chaque sujet engage dès sa naissance
avec le sexe, il s’est agi pour Butler d’une dé-subjectivation radicale de cet
événement inouï, primitif, vital et énigmatique qu’est la sexualité. Et cela au
profit d’une psychosociologie qui joue autant des implacables déterminismes
que des interactions sociales, autorisant à la performativité de genre de
donner naissance à des formes aléatoires d’agencies – individuelles,
103
communautaires, minoritaires –, et dont elle espère qu’elles aboutiront un
jour au droit pour « une personne transgenre » d’entrer librement dans un
104
MacDo , c’est-à-dire, pour un intellectuel européen old fashioned, en
enfer…
Le sociologisme de Butler place le concept de genre dans une position
faible par rapport à ses rivaux dans l’espace intersectionnel. La question
raciale n’est pas seulement un complément aux discriminations de genre où le
fait d’être précaire et noir est une discrimination supérieure au marasme des
housewives de Beverly Hills. L’intersectionnalité va au-delà d’une défense du
mouvement Black Lives Matter (BLM) dont Butler se réclame
105
parallèlement . L’intersectionnalité engage des choix plus graves par
l’irruption d’un nouveau signifiant, celui de race à qui il est accordé une
fonction paradigmatique, et que Butler intègre également très tôt à son
discours. La « différence raciale [racial difference] » conteste désormais la
primauté de la différence sexuelle comme constitutive de l’histoire des
106
sociétés humaines . L’hypothèse que « la différence sexuelle » soit plus
primitive ou plus fondamentale (more primary or more fundamental) que les
107
autres est remise en cause . Butler adhère presque immédiatement après la
publication de Gender Trouble à cette nouvelle logique qui parachève en fait
son entreprise initiale en lui en révélant les conséquences : si la sexualité est
une construction sociale, alors, en effet, la question sexuelle ne peut être en
aucun cas originaire. Les dégâts sur le concept de genre sont spectaculaires. Il
apparaît ainsi que le privilège donné à la différence sexuelle par l’Occident a
été le moyen pour le pouvoir blanc de secondariser la différence raciale, et
108
donc, selon Butler, d’exercer sa domination . La théorie se révèle comme
l’idéologie du pouvoir, et le féminisme comme le véritable complice et l’alibi
de la domination blanche. C’est le sens même des discours qu’on appelle
aujourd’hui décoloniaux et des déplacements considérables qu’ils infligent à
la pensée contestatrice. La défense du voile, de l’excision, de la polygamie,
des mesures d’infériorisation des femmes dans les cultures non occidentales
ne relève pas d’un relativisme culturel né d’un respect pour l’altérité, mais
bien d’un choix fondamental qui établit la race comme le paradigme central
de la pensée que résume ce propos de Maboula Soumahoro, selon lequel
109
« la question raciale structure tout ». L’intersectionnalité porte une
ambiguïté fondamentale car elle véhicule des intérêts violemment
contradictoires : les thèmes jusque-là émancipateurs issus de la « blanchité »
se révèlent coloniaux, notamment ceux qui concernent les droits des femmes,
soupçonnés de prolonger la domination blanche.
Si Butler profite du paradigme de la race pour s’éloigner des gender, il
semble pourtant que son engagement intersectionnel n’aille pas beaucoup
plus loin que la défense du port du voile pour les femmes musulmanes et la
110
critique des « féministes françaises » comme colonialisme culturel par
111
rapport aux cultures locales (local cultures) du tiers-monde . Elle poursuit
également son entreprise de liquidation du mouvement queer dans ce qu’il
portait de dandysme et d’élitisme jusqu’à, par exemple, s’associer au
112
mouvement Palestinian Queers qui ne se bat évidemment pas pour les
droits LGBTQI à Gaza, mais définit l’existence d’Israël comme hetero-
conquest, et son propre combat antisioniste comme « decolonial
113
queering ». Butler demeure également dans la logique intersectionnelle en
reprenant l’hypothèse de Gayatri Spivak du caractère eurocentrique du
concept de sujet, impropre à appréhender la vie appauvrie des « colonisés » et
114
rendant illisibles leurs agencies . La conclusion, qu’elle nuance un peu par
115
la possibilité d’un réemploi des concepts de la Modernité , est simple mais
parfaitement cohérente : « la tâche de la traductrice postcoloniale est de
116
mettre en relief la non-convergence des discours ».
Butler a eu au moins le mérite d’enregistrer l’irruption violente du concept
de race dans l’espace de la pensée, de nous obliger à y faire face. Mais elle
reste dans une perspective militante, loin des folles explorations deleuziennes
des races dans L’Anti-Œdipe, où le « délire racial » est exalté à l’écart de tout
117
racisme , loin aussi de la généalogie foucaldienne qui établit la guerre des
races comme le modèle refoulé de toutes les autres guerres (et principalement
celui de la guerre des classes), en ce qu’elle se dissocie du discours de la loi,
et – comme la folie jadis – du discours de la rationalité des Lumières
européennes : guerre des races qui parle à partir de l’ombre, de l’obscurité et
118
du silence .

LE TRANS

Le concept de genre n’est pas contesté seulement de l’extérieur par le


signifiant race, mais il est donc aussi miné de l’intérieur par un autre
signifiant, celui de trans, qui est plus problématique encore dans sa genèse
comme dans sa réception.
Jean Genet trouvait le mot transsexuel « horrible » et l’associait à un
vertige suicidaire interminable qui fait du sexe ancien une fleur éternellement
119
fanée . Lacan, lui, a ajouté, au diagnostic du transsexualisme comme
120
psychose par la forclusion du nom-du-père , l’hypothèse que le
« transsexualiste » pâtit en fait de l’illusion commune de croire au sexe
comme « organe », et, de ce fait, paie cher son aspiration à accéder à « l’autre
sexe ». En grossissant cette toute petite différence morphologique de
l’homme à la femme, « qui passe trompeusement au réel par l’intermédiaire
121
de l’organe », le transsexuel serait ainsi le dernier à croire à une identité
sexuée du genre, à croire au vrai sexe. Enfin, on a vu la réticence de Michel
Foucault dans les dernières lignes du « Vrai sexe » à l’égard du
transsexualisme. Pourtant, l’émergence du phénomène trans vise un type
nouveau de trouble qui ne relève pas seulement du transsexualisme, et qui
renvoie même celui-ci à une forme de préhistoire.
C’est au milieu des années 1990 que quelque chose bouge. Le terme de
transgenre circulait déjà depuis longtemps, comme en témoigne Christine
Jorgensen, née George, opérée en 1952, figure mythique du mouvement
trans, « one of the first publicized sex-change ops », et dont on cite sans cesse
sa préférence déclarée dès la fin des années 1970 pour le terme de transgenre
122
au détriment de transsexuel . Mais on peut se demander si le transgenre,
appelé à remplacer le terme transsexuel considéré comme pathologisant,
n’était pas à ce moment-là encore un leurre. Les propos de Christine
Jorgensen font davantage songer aux traditionnels discours des drag, et,
quoique opérée, elle se définit elle-même dans sa profession de chanteuse
comme impersonator, accomplissant des « impersonations of Mae West,
123
Marlene Dietrich … » : terme (imitation, jeu de rôle…) que nous avons
rencontré avec les analyses d’Esther Newton reprises par Butler sur les jeux
de rôle des drag. Le cas est lui-même controversé car il apparaît en fait que
l’opération et le traitement médical avaient été conçus dans le but de
124
permettre à George Jorgensen de vivre plus facilement son homosexualité .
Le premier problème que pose le transgenre, c’est ce que le désir
transsexuel peut comporter d’homophobie dissimulée : l’homophobie comme
haine de soi du sujet gay qui le contraint à se faire femme pour vivre son
désir, mais aussi homophobie émanant du monde hétérosexuel. À ce titre, les
bouleversants témoignages venus de l’Association nationale des travestis,
transsexuels et transgenres au Brésil (Antra) montrent que bon nombre
d’adolescents, le plus souvent pauvres et noirs, ont été contraints de se faire
125
opérer à cause de l’homophobie ambiante . Comme si, au fond, le
transsexualisme pouvait non seulement être le prix à payer pour pouvoir
vivre son homosexualité, mais aussi le prix que la société pouvait faire payer
pour permettre aux hétérosexuels de vivre un désir homosexuel dans le déni :
on se rappelle l’hypothèse de Butler – fausse factuellement mais vraie en
principe – selon laquelle le travesti Venus Extravaganza avait été tué par un
client qui avait découvert ce qu’elle appelait ses « organes restants
126
[remaining organs] ». Là se noue une autre tension à l’intérieur de
l’univers LGBT, rivalité entre le T et le G, où le monde gay peut percevoir le
courant trans comme homophobe. L’hypothèse de Genet selon laquelle le
« sexe artificiel » féminin du transsexuel ne servira à aucun homme,
témoigne de cette résistance à l’idée d’un passage vers une hétérosexualité
127
standard . Ce qui est alors refusé dans le transsexualisme, c’est qu’il est le
moyen pour certaines sociétés d’obtenir pour le désir masculin des objets
sexuels socialement acceptables où le travesti désormais châtré ne met plus
128
en danger la différence sexuelle, et soutient la dichotomie M/F .
L’orientation sexuelle se soumet au genre, la lesbienne butch devient trans
FtM, le gay bottom devient trans MtF : la révolution butlérienne est inversée
et annulée.
129
Le bannissement du terme transsexuel, enregistré par l’OMS , a permis
l’émergence de celui de transgenre (transgenderness, transgenderism), qui
s’est constitué, non pas comme l’équivalent démédicalisé de transsexuel,
mais comme un terme beaucoup plus vaste, dont les limites sont devenues si
floues qu’il n’a pour seule alternative que le cisgenre regroupant les
personnes qui ne ressentent aucun « trouble du genre » : le terme de
transgenre n’est pas un mot quelconque puisqu’il est producteur d’un
paradigme (transgenre/cisgenre) aspirant à dominer tout le champ sémantique
du genre. Cet élargissement du sens est tel qu’on peut être un transgenre post-
130
op, pre-op, non-op , où le transitioning – le processus de transition lui-
même – se substitue au résultat : s’il peut impliquer un traitement hormonal,
une préparation aux opérations (seins, larynx, vaginoplastie, phalloplastie,
reassignment therapy)…, il peut aussi s’en passer. La transition –
le passing – devient à elle-même son propre but, comme c’est le cas de ceux
131
qui se déclarent « trans in between non-op ». Nous sommes passés cette
fois-ci du transgenre au trans : le préfixe est devenu le concept.
Trans est un simple préfixe, comme bi, mais qui a vocation à faire
sécession de tout radical qu’il serait censé modifier : trans-vesti, trans-sexuel,
et aussi finalement trans-genre, trans-identitaire, pour accéder à une forme
extrêmement troublante d’indétermination : un préfixe précédant un silence.
La vocation du « T » est peut-être de dissoudre toutes les déterminations
sémantiques de l’ensemble LGBTQI, de neutraliser leur sens (celui de gay,
de lesbienne, de bisexuel, d’intersexe…) en les renvoyant à une forme de
passé déjà révolu parce que encore soumis en fait à la loi du genre. Dissoudre
toutes les déterminations en devenant la lettre unique qui les efface toutes, et
leur demande allégeance. Pulsion d’hégémonie dans le domaine du genre. Le
« + » qui suit le sigle LGBT+ renvoie la suite (Q, I…) à un silence courtois,
et la position finale du T lui donne une résonance qui vaut pour une coda
déterminante.
Mais ce concept peut être lui aussi illusoire car l’aspiration à une identité
en perpétuel devenir est contredite par la demande insistante de
reconnaissance d’un sexe, et d’un seul. On exige un prénom de l’autre sexe,
on absorbe des doses importantes et toxiques de testostérone ou à l’inverse
d’œstrogènes, on sculpte son corps, on travaille son visage jusqu’à une
stylisation plastique parfaite. On exige de la loi et de la norme médicale
l’enregistrement de cette demande qui contraint à un examen de masculinité
ou de féminité. Pourtant, on feint de maintenir l’idéal du in between dans un
jeu de dénégation qui est sans doute essentiel dans l’aspiration à une forme
d’hégémonie sur le genre.
L’entre-deux est une très belle image, et il y a dans cette aventure quelque
chose qui s’apparente aux performances de l’art contemporain, voisine en
cela du body art d’Orlan ou du mimikry dress art d’Holgerson sur la géniale
132
Veruschka . Jeux photographiques d’images qui instruisent moins le procès
de la culture « patriarcale-coloniale-binaire » qu’ils ne déploient de très
beaux autoportraits in progress, sorte de self-portraits sériels à la Warhol,
133
baudelairiens, du Baudelaire de « Mademoiselle Bistouri » dont l’épilogue
parle de nous tous individuellement. Le trans contemporain en ce sens illustre
de manière exemplaire l’hypothèse posée par Michel Foucault à partir de sa
lecture de Canguilhem selon laquelle la position du sujet, plutôt que d’aspirer
à une vérité du monde, une vérité accordée par la société, devrait s’enraciner
134
dans les « erreurs » de la vie (Bios) . Mais le trans l’illustre négativement en
choisissant la première option. Malgré le report de l’opération irrévocable, le
trans accompagne sa transition d’un telos, d’un but, trans man / trans
woman, et renonce à l’hypertélisme d’un devenir sans fin, du fait de son souci
135
idéologique de visibilité, et de l’importance accordée au jeu social .
Le problème le plus troublant concerne la « femme », et le rapport
mimétique extrêmement complexe que le trans entretient avec l’autre sexe.
Le trans MtF qui aspire à être une femme introduit une tension spécifique à
l’intérieur du genre du fait d’une réception souvent irritée du côté féminin.
Comme si les femmes, contrairement à la légende des gender, incarnaient le
seul sexe souverain, et le seul à accorder un prix inestimable à cette
souveraineté. N’a-t-on pas vu, avec Lacan et le privilège métaphysique de la
position féminine, et avec Barthes, que cette prétention n’avait rien
d’arbitraire, au moins dans le monde occidental qui a constitué le féminin
comme ce qui échappe au Neutre, comme ce qui a le privilège d’être le lieu
de la différence sexuelle, et qui explique que l’inanimé – le castrat,
l’automate fellinien – usurpe son apparence pour faire image et pour séduire ?
Le phénomène trans (MtF) met alors cette souveraineté féminine à la
souffrance, et a fait naître par contrecoup une catégorie nouvelle qui révèle
cette violence : les Womyn-born Womyn (les WbW), les « femmes nées
136
femmes ». Tout un courant féministe ou postféministe a développé assez
tôt, face à l’importance du phénomène trans, une politique de séparation
(cisgender women-only policy), séparation physique par exemple dans
l’usage des toilettes, de certains bars, notamment lesbiens, ou dans la pratique
des compétitions sportives, mais aussi séparation générique, et cela moins du
fait des transsexuelles opérées qu’à cause de ce nouvel espace trans,
tellement incertain, où la simple identification à la « femme » autorise le
« trans » à pénétrer le monde féminin, à l’infiltrer, et à prétendre y
appartenir : intrusion du XY dans ce monde XX, sous des formes
dissimulées, spectrales, rivales. Faisant naître aussi en français un mot
nouveau, gynophobie – hostilité envers les femmes nées femmes –, appelé
137
sans doute à se répandre . On a l’impression alors qu’en réalité le trouble
dans le genre n’a toujours eu qu’une cible, la femme, comme sexe souverain,
comme ce qui fondamentalement gouverne la différence sexuelle.
Ce mouvement de résistance féminin au colonialisme trans est tout à la
fois problématique et déterminant historiquement par son extrême diversité
réunissant tout aussi bien les lesbiennes les plus radicales qui reprochent aux
trans de valider les pires stéréotypes sur les femmes, que les cisgenres
réactionnaires qui font le reproche contraire, celui de nier une essence
naturelle du féminin, mais toutes assimilées par le courant LGBT+ le plus
actif à la transphobie et stigmatisées au travers d’un nouveau sigle très
répandu dans le monde anglo-saxon, TERF, pour trans-exclusionary radical
feminist (féministe radicale transphobe). Le maintien le plus timide d’une
différence entre les WbW et les trans est alors l’objet d’une mise à l’index
mondiale comme en a fait l’expérience J.K. Rowling, l’auteure de Harry
Potter, pour avoir défendu l’hypothèse d’une spécificité « des personnes qui
ont leurs règles » et dont elle feignait de ne plus trouver le nom, soulignant
138
par là que le phénomène trans vise à invisibiliser les « femmes ». À cette
occasion, on a pu voir le racialisme intersectionnel profiter de ce lynchage
pour investir la question trans, comme en témoigne ce tweet extrêmement
violent signé « Black Trans Lives Matter » qui lui fut adressé : « This cult of
transphobic white women in Britain is just another branch of white
139
supremacy . »
Le trans MtF porte, du point de vue féminin, une pulsion mimétique qui
déploie un autre type de simulation (mimicry, pour reprendre le terme anglais
140
de Caillois ) que celui du travesti. Le travesti, porteur d’un phallus-piège,
est un simple provocateur. Il provoque la femme et il provoque l’homme. Il
provoque la femme en la parodiant, perversement quand il veut lui révéler un
manque phallique fantasmatique, il provoque l’homme en lui promettant,
comme les sirènes avec leurs chants, de lui révéler un secret, celui de la
jouissance féminine, ce secret que la femme tient, dit-on, derrière le voile de
sa beauté.
Le trans assume une simulation bien plus complexe et indémêlable,
notamment du fait de l’incertitude morphologique dans laquelle il se tient,
appariée au caractère univoque de sa revendication de genre. La femme est
visée mais la réponse de celle-ci ne peut être qu’une naïve protestation de
vérité : « C’est moi la femme. »
C’est du mouvement lesbien que la résistance à la pression trans a pu
prendre une forme plus agressive en mesure de pointer le véritable enjeu,
celui de la présence phallique. C’est ce qu’a mis en évidence une activiste
lesbienne butch, Amy Dyess, de manière très claire. Si les lesbiennes
peuvent, malgré leur soutien à la cause trans, être accusées de transphobie,
c’est, écrit-elle, parce que leur orientation sexuelle contient « une frontière
141
innée [an innate boundary] », qui est l’attraction pour d’autres « femmes
142
femelles adultes ». Et elle ajoute : « Les lesbiennes sont la seule orientation
sexuelle à exclure le pénis », que résume un tweet parfaitement explicite :
143
« Lesbian is not penis inclusive . » Il est frappant à ce titre de voir qu’une
activiste lesbienne comme Alice Coffin s’affirme butch – « une femme à
l’apparence masculine » – contre la tentation trans d’une identité masculine
qui l’aurait transformée en un « André », tentation qu’elle renvoie à ce
144
qu’elle appelle l’androbsession .
Voilà le lieu de la différence WbW/trans désigné du doigt. Par le
lesbianisme. Au sein des LGBT, le conflit cette fois-ci est entre la lettre L et
la lettre T.

CONCLURE AVEC ET SANS BUTLER

L’embarras de Butler à l’égard du phénomène trans est sans équivoque. Il


est significatif que, dans Trouble dans le genre (Gender Trouble, 1990), qui
aspirait à fonder le concept de genre en système critique total, Butler n’ait pas
été en mesure d’y donner une place au trans, et qu’au lieu d’utiliser le terme
145
transgenre elle n’y ait employé que celui de « transsexuel [transsexual] ».
Le terme transgenre est également absent de Ces corps qui comptent (Bodies
That Matter, 1993), et elle y ajoute une confusion entre travestissement et
transsexualisme avec un troisième terme, très étonnant, celui de
146
transsubstantiation , que nous avons commenté à propos de deux créatures
du film Paris Is Burning, Venus Extravaganza et Octavia Saint Laurent.
Enfin, dans Le Pouvoir des mots (Excitable Speech, 1997), qui aurait été
l’occasion rêvée de penser la question trans à l’épreuve de la performativité
austinienne, la réflexion porte sur les termes homosexuel, gay, lesbienne et
queer. Il faut donc attendre Défaire le genre (Undoing Gender, 2004) pour
que Butler prenne conscience du tournant historique qui s’est opéré sans elle
et sans qu’elle s’en aperçoive. Tout en étant très consciente des tensions
introduites chez les gender par ce courant, elle s’y rallie néanmoins, et admet
comme relevant du processus trans « tous ceux qui, avec ou sans le recours à
la chirurgie ou aux hormones, s’identifient comme trans, homme trans ou
147
femme trans », mais cela dans une perspective assez floue qui semble
relever d’un affect compassionnel très américain : « Chacune de ces pratiques
148
sociales [trans] porte avec elle son fardeau, ses peines, ses promesses »,
149
qu’elle élargit à d’autres causes comme celle des handicapés (disability
movements), dans la thématique cryptohumaniste sur « la vie vivable ou
150
insupportable [unbearable life] ».
Dans son texte le plus important sur le phénomène trans, « Le transgenre
et les “attitudes de révolte” », revient la même idée à laquelle semble se
réduire pour elle la spécificité trans : « une fantastique demande
151
relationnelle », c’est-à-dire une psychologisation empathique autour de la
souffrance mais qui ne peut tout à fait éviter les réserves autour de ce qu’elle
s’obstine à appeler les « transsexuels », et notamment du fait d’un « fuck you
152
Judith Butler » qu’elle eut à affronter un jour de la part d’une trans . Ce
fuck you est important car, au-delà du stéréotype de l’insulte, il affichait,
contre la théorie du genre, un clair désir de fixité : un besoin de « noms
capables de représenter sans équivoque le genre auquel ils renvoient », un
153
besoin de souscrire catégoriquement donc au « système de genre binaire »
– établissant ainsi les données du conflit. Mais, à cette demande de
stéréotypie de genre exprimée par cette trans FtM, Butler ne peut répondre
qu’en renvoyant le trans à la position du sujet mélancolique. La perte dont
souffrent les personnes transgenres est alors selon elle la perte d’« un nom,
154
un site de reconnaissance ». N’y a-t-il pas là meilleur moyen d’envoyer
une fin de non-recevoir au fuck you des trans adressé aux gender ?
Le seul soutien sans réserve que Butler apporte à la cause trans, c’est la
récusation d’une « propriété naturelle » de la féminité à l’« humain femelle »,
155
les fameuses WbW , dans la logique de toujours d’une volonté
d’effacement de « la femme ». Sensible à la pression du mouvement trans,
Judith Butler en est de ce fait arrivée à expliquer que la gêne des femmes de
voir un trans MtF, porteur d’un pénis, entrer dans un vestiaire féminin, n’est
qu’un fantasme de peur qui ne correspond à aucune réalité sociale (social
156
reality) . On retrouve le pragmatisme social butlérien, et cette logique
implacable et flegmatique d’une nécessaire homogénéité sociale du monde :
157
tout comme, avec le phallus lesbien , elle maintenait la notion de phallus
sur un plan conceptuel contre toute autre alternative théorique possible, de
même ici, comble du paradoxe, elle soutient la possibilité d’une intrusion
illimitée du pénis dans l’espace féminin, puisque cette possibilité relève, à ses
yeux, du fait social trans, et que le refuser serait d’une part une attitude
d’exclusion et d’autre part une prétention à une position de souveraineté
subjective illégitime. Pas de place pour une subjectivité féminine dans
l’univers totalisant du constructionnisme social : le pénis est donc
socialement correct.

*
Le mouvement LGBTQI est devenu depuis quelques années un espace
conflictuel extraordinairement violent, lieu d’une guerre permanente selon le
processus d’une rivalité mimétique sans fin dont le concept de genre a été à la
fois le détonateur, l’aliment et la victime. Le succès actuel et fragile du
courant trans tient à l’extrême radicalité de sa rhétorique et à un engagement
personnel impressionnant des activistes de cette cause : dans une sorte de
nominalisme extrême, et de fuite en avant, consécutifs aussi aux terribles
discriminations dont ils sont l’objet. Il suffit de se baptiser femme pour l’être,
pour utiliser les toilettes féminines, exiger, si l’on est FtM, de faire effacer
des étuis de serviettes hygiéniques le symbole du sexe féminin pour ne pas
158
blesser sa toute nouvelle masculinité , exiger la même chose si l’on est MtF
puisque le trans devenu « femme » peut éprouver la plupart des symptômes
périodiques féminins, jouer au foot dans une équipe de femmes, draguer une
lesbienne puisqu’on est femme, etc.
Se formulant comme une demande de reconnaissance permanente, aiguë,
parfois borderline – et de ce point de vue Butler voit juste –, cette demande
réintroduit le genre sous la forme d’une sur-construction du genre que nous
avons déjà identifiée avec John Money, Mister Bistouri. Le genre, parce qu’il
est le fruit d’une exigence individuelle, d’une volonté de genre, et non de la
contingence, du hasard, de l’erreur, est ce qui restaure le sexe comme un
artefact, un hyperartefact, détruisant ce que la « théorie » du genre avait cru
édifier sur un mode critique, où le sexe semblait voué à ne plus être qu’un
fossile de notre préhistoire. Le gender trouble ou la muscle woman, qui par
l’exercice de ses muscles vaginaux, parvenait à reproduire le va-et-vient de la
pénétration masculine, exemple du rêve américain (American dream) ou de la
nouvelle frontière (new border), appartiennent au monde d’avant, celui d’un
159
fantasme d’autoréférentialité du genre . L’hypernominalisme du
phénomène trans, cette revendication effrénée du nom (du nom
femme/homme), nous propose une perspective inverse, avec le risque d’être
récupéré à son tour par un plus vaste processus, celui du transhumain, ce
e
grand projet ultralibéral du XXI siècle et d’y disparaître : corps cyborg, corps
soumis aux milieux de vie chimiques, cybernétiques, technologiques,
devenus coextensifs à nos vies, comme accomplissement d’un biopouvoir
déjà présent en chacun de nous.
Et qui nous attend, loin du genre. Quel qu’il soit.

1. Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1967, p. 60.


2. Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil, coll.
« Traces écrites », 2002, p. 239-240. La seule figure d’hermaphrodite qu’il cite est celle du
Satyricon de Fellini (ibid., p. 239).
3. Foucault fait brièvement allusion à cette dualité dans un entretien, « Le mystérieux
hermaphrodite » [1978], à propos du thème du « couple primordial » mystique apparu au
e
XIX siècle (in Dits et écrits [abrégé en DE pour la suite], t. II : 1976-1988, Paris, Gallimard, coll.
« Quarto », 2001, p. 625).
4. Michel Foucault, « Introduction », in Herculine Barbin : Being the Recently Discovered
Memoirs of a Nineteenth-Century French Hermaphrodite, New York, Pantheon Books, 1980, et
o
« Le vrai sexe », Arcadie, vol. 27, n 323, novembre 1980, repris dans Dits et écrits.
5. Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975), Paris,
Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1999, p. 67.
6. Ibid., p. 69-70.
7. Ibid., p. 87.
8. Foucault s’appuie notamment sur les propos de Saint-Just (ibid., p. 88-89).
9. Michel Foucault, Naissance de la clinique [1963], in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 890.
10. Foucault, Les Anormaux, op. cit., p. 51.
11. Michel Foucault, La Volonté de savoir (t. I d’Histoire de la sexualité), Paris, Gallimard, 1976,
p. 53. Je souligne.
12. Foucault, Les Anormaux, op. cit., p. 51.
13. « Un phénomène à la fois extrême et extrêmement rare » (ibid.).
14. Michel Foucault, « Préface » [1961] à la première édition d’Histoire de la folie (in DE, t. I :
1954-1975, p. 192). Foucault paraphrasait alors le poème « Suzerain » de René Char.
15. Foucault, Les Anormaux, op. cit., p. 51.
16. Ibid., p. 52.
17. Ibid.
18. Ibid.
19. Foucault, « La philosophie analytique de la politique » [1978], in DE, t. II, p. 540.
20. Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York,
Routledge, 1999, p. 126. En réalité, ce n’est pas le « penis » qui est imperforate comme l’écrit
Butler mais le prépuce. Le prépuce imperforé se manifeste par l’ouverture de l’urètre sur la face
inférieure du pénis au lieu de son extrémité qui est « imperforée ». Le rapport français parle d’un
« corps péniforme, long de 4 à 5 centimètres de son point d’insertion à son extrémité libre, laquelle
a la forme d’un gland recouvert d’un prépuce légèrement aplati en dessous et imperforé »
(Herculine Barbin, dite Alexina B., présenté par Michel Foucault, Paris, Gallimard, 2014, p. 148).
« A penial body, four to five centimeters long from its point of insertion to its free extremity, which
has the form of a glans covered with a prepuce, slightly flat underneath and imperforate. This little
member, which because of its dimensions is as far removed from the clitoris as it is from the penis
in its normal state… » (Herculine Barbin : Being the Recently Discovered Memoirs of a
Nineteenth-Century French Hermaphrodite, Introduction by Michel Foucault, Vintage, 2010,
p. 123).
21. Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006, p. 206 – traduction par
Cynthia Kraus de Gender Trouble (op. cit.).
22. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 202, et Gender Trouble, op. cit., p. 122.
23. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 50-67.
24. Foucault, « Le vrai sexe », in DE, t. II, p. 937.
25. Ce scénario d’une centaine de pages est conservé dans le fonds Hervé Guibert à l’IMEC.
Isabelle Adjani devait incarner Herculine devenu(e) Abel, et son frère, Herculine encore Alexina.
26. Ce personnage apparaît notamment au début du livre IV dans le chapitre intitulé « La vulve
oraculaire ». John Money (1921-2006) introduisit le concept de genre dans sa thèse soutenue à
Harvard en 1952 sur l’hermaphrodisme. (Voir le chapitre premier de notre première partie, p. 25.)
27. « Rapports », in Herculine Barbin, dite Alexina B., présenté par Michel Foucault, op. cit., p.
145-146.
28. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 209, et Gender Trouble, op. cit., p. 129. Nous avons
déjà commenté cette phrase dans la première partie du livre à propos du coming out.
29. Ibid.
30. Les Aveux de la chair est le quatrième tome, posthume, d’Histoire de la sexualité, qui traite de
l’herméneutique du désir dans le premier christianisme, dont Butler connaît les thèses par les
conférences que Foucault fit à Dartmouth College en 1980 sous le titre générique de About the
Beginning of the Hermeneutics of the Self, publié aux États-Unis en 1999 (L’Origine de
l’herméneutique de soi, Paris, Vrin, 2013).
31. Judith Butler, Le Récit de soi, Paris, PUF, 2007, p. 114 – traduction par Bruno Ambroise et
Valérie Aucouturier de Giving an Account of Oneself, New York, Fordham University Press, 2005,
p. 112. Ce n’est évidemment pas le cas puisque, dans La Volonté de savoir, Foucault contredit
l’hypothèse répressive.
32. Ibid., et Giving an Account of Oneself, op. cit., p. 113, « it speaks itself, but in the speaking it
becomes what it is ».
33. Ibid.
34. Ibid.
35. L’expression « Comment on devient ce que l’on est » est le sous-titre de l’Ecce homo de
e
Nietzsche et a pour origine un vers de Pindare dans la II Pythique.
36. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in DE, t. II, p. 1051.
37. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 200, 202, 205…
38. Ibid., p. 145, et Gender Trouble, op. cit., p. 72.
39. Foucault parle de « ce style élégant, apprêté, allusif, un peu emphatique et désuet » qui fait que
le « récit échappe à toutes les prises possibles de l’identification » (« Le vrai sexe », in DE, t. II,
p. 838).
40. Butler, Gender Trouble, op. cit., p. 124.
41. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 202, et Gender Trouble, op. cit., p. 123, « Foucault’s
sentimental indulgence ».
42. Ibid. Pour Derrida, voir le chapitre II de notre troisième partie à propos de Kafka, p. 352-354.
43. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 215, et Gender Trouble, op. cit., p. 135. La
majuscule au mot Phallus est dans le texte de Butler.
44. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 203, et Gender Trouble, op. cit., p. 124.
45. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 202-203. Elle va jusqu’à inventer que Foucault, à
propos d’Herculine, « invoque le trope d’une multiplicité libidinale prédiscursive qui suppose en
effet une sexualité “d’avant la loi” » (ibid., p. 203), [Foucault invokes a trope of prediscursive
libidinal multiplicity, that effectively presupposes a sexuality before the law].
46. Judith Butler, « L’imposition psychosociale et la lente inculcation des normes », in
Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Paris, Fayard, 2016, p. 41 – traduction par
Christophe Jaquet de Notes Toward a Performative Theory of Assembly, Cambridge (Mass.),
Harvard University Press, 2015.
47. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 130.
48. Ibid., p. 132.
49. Foucault, « Entretien » [1982], in DE, t. II, p. 1107.
50. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 206, et Gender Trouble, op. cit., p. 126.
51. Foucault, « Le vrai sexe », in DE, t. II, p. 940.
52. Foucault, « Introduction », in Herculine Barbin : Being the Recently Discovered Memoirs of a
Nineteenth-Century French Hermaphrodite, op. cit., p. VIII, « C’était un monde où flottaient des
sourires sans le chat », allusion au chat du Cheshire d’Alice au pays des merveilles. Cette phrase
très importante est mystérieusement absente du texte français.
53. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 207, et Gender Trouble, op. cit., p. 128.
54. Ibid., p. 209, et Gender Trouble, op. cit., p. 129, « if homosexuality produces sexual
nonidentity, then homosexuality itself no longer relies on identities being like one another ».
55. Jean-Claude Milner, Le Périple structural, Paris, Seuil, 2002, p. 34-39.
56. Ibid., p. 38.
57. Foucault, « Le langage à l’infini », in DE, t. I, p. 278-289.
58. Michel Foucault, Les Mots et les choses [1966], in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 1035-1038.
59. « Si l’homosexualité produit de la non-identité sexuelle, alors elle ne dépend plus d’identités
semblables » (Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 209) – « If homosexuality produces sexual
nonidentity, then homosexuality itself no longer relies on identities being like one another »
(Gender Trouble, op. cit., p. 129).
60. Butler, Trouble dans le genre, op. cit. p. 210, et Gender Trouble, op. cit., p. 130, « Herculine,
the adopted male name (though with a curiously feminine ending) ». Le prénom masculin
qu’Herculine Barbin sera forcé(e) d’adopter est Abel.
61. Foucault, « Le vrai sexe », in DE, t. II, p. 940.
62. Ibid.
63. La plus exemplaire de ces lectures est celle de Guillaume Le Blanc, La Pensée Foucault
(Paris, Ellipses, coll. « Ellipses poche », 2014, notamment le chapitre III, p. 77-100), mais il n’est
nullement une exception.
64. Voir Sam (M.-H.) Bourcier, « Théorie queer de la première vague et politiques du
disempowerment : la seconde Butler », in Queer Zones 3. Identités, cultures et politiques, Paris,
Éd. Amsterdam, 2011, p. 293-331.
65. La notion de gender apparaît dans un de ses articles, « An Examination of Some Basic Sexual
Concepts : The Evidence of Human Hermaphroditism » (octobre 1955), reprise dans sa thèse sur
l’hermaphrodisme soutenue à Harvard en 1952 et dans son livre de vulgarisation Man & Woman,
Boy & Girl (1972).
66. Anne Fausto-Sterling, biologiste et théoricienne du genre, ne fera que reprendre ces avancées
scientifiques (Myths of Gender : Biological Theories about Women and Men, New York, Basic
Books, 1992).
67. Jacques Lacan, « … ou pire ». Le Séminaire (1971-1972), livre XIX, texte établi par Jacques-
Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 2011, p. 42-43.
68. Voir le chapitre premier de notre première partie, p. 24.
69. Il semble que Butler fasse erreur en parlant d’un « Gender Identity Institute » (Défaire le
genre, Paris, Éd. Amsterdam, 2016, p. 90, et Undoing Gender, New York, Routledge, 2004, p. 60).
70. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 14-15.
71. Ibid., p. 15. Le DSM-IV est la quatrième version du Diagnostic and Statistic Manual of Mental
Disorders, le manuel de référence de l’American Psychiatric Association.
72. Ibid., p. 16, et Undoing Gender, op. cit., p. 5, « a desire to live as another gender ».
73. Ibid., p. 19, et Undoing Gender, op. cit., p. 7, « One only determines “one’s own” sense of
gender to the extent that social norms exist that support and enable that act of claiming gender for
oneself. One is dependent on this “outside” to lay claim to what is one’s own ».
74. Ibid., p. 20, et Undoing Gender, op. cit., p. 8.
75. Il s’agit notamment de Kate Millett et de Suzanne Kessler qui, selon Butler, a « co-écrit avec
Money des textes en faveur de la construction sociale du genre » (p. 92).
76. Ibid., p. 87-88 ou p. 100.
77. Ibid., p. 98.
78. Ibid., p. 101, et Undoing Gender, op. cit., p. 68.
79. Ibid., p. 102, et Undoing Gender, op. cit., p. 69-70 [matters are becoming changeable].
80. Ibid., p. 105.
81. Ibid., p. 107, et Undoing Gender, op. cit., p. 74.
82. Butler, Undoing Gender, op. cit., p. 73, je souligne. « Et le fait que nous ne pouvons pas
identifier cette personne [David] au moment où elle fait état de ce qu’elle vaut, signifie que son
humanité apparaît précisément dans la mesure où la personne n’est pas pleinement identifiable,
disponible, catégorisable » (notre traduction, car celle des Éditions Amsterdam est peu
compréhensible, voir p. 106).
83. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 107.
84. Ibid., p. 108, je souligne.
85. Ibid., p. 27.
86. Ibid., p. 25-27.
87. Judith Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, Paris, Payot & Rivages, 2014 – traduction par
Martin Rueff de Can One Lead a Good Life in a Bad Life ?
88. Butler, Le Récit de soi, op. cit., p. 103-112.
89. Judith Butler (entretiens avec), Humain, inhumain. Le travail critique des normes, Paris,
Éd. Amsterdam, 2005, p. 114-115.
90. Butler, Rassemblement, op. cit., p. 57-59.
91. Ibid., p. 49. Ce concept d’origine théologique est désormais passé dans le lexique de l’écologie
radicale.
92. Kimberle Crenshaw, Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist
Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics, Chicago,
University of Chicago Legal Forum, 1989.
93. Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe »,
Paris, Éd. Amsterdam, 2009, p. 125, et Bodies That Matter : On the Discursive Limits of « Sex »,
New York, Routledge, 1993, p. 116, « [I] have problematically prioritized gender as the
identificatory site ».
94. Theodor W. Adorno, La Psychanalyse révisée, Paris, Éd. de l’Olivier, 2007 – traduction par
Jacques Le Rider de Die revidierte Psychoanalyse (texte d’une conférence faite en 1946).
95. Ibid., p. 23. Voir Judith Butler, Ernesto Laclau et Slavoj Žižek, Après l’émancipation. Trois
voix pour penser la gauche, Paris, Seuil, 2017, p. 189 (et les pages qui précèdent) – traduction par
Philippe Sabot de Contingency, Hegemony, Universality : Contemporary Dialogues on the Left,
New York, Verso, 2000.
96. Adorno, La Psychanalyse révisée, op. cit., p. 31.
97. Butler, Humain, inhumain, op. cit., p. 106. Cette option est nettement confirmée par Butler
dans son dialogue avec Žižek, in Après l’émancipation, op. cit., p. 50-51.
98. Butler, Humain, inhumain, op. cit., p. 102-106. L’expression self-making apparaît p. 103.
99. Ibid., p. 105.
100. Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, Paris, Seuil, 1966,
p. 245-246.
101. Adorno, La Psychanalyse révisée, op. cit., p. 38-46.
102. Jacques Lacan, séminaire « Les non-dupes errent » (1973-1974), livre XXI (inédit), séance
du 19 mars 1974.
103. Butler, Rassemblement, op. cit., p. 43-44.
104. Ibid., p. 67-68.
105. Ibid., p. 64.
106. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 186, et Bodies That Matter, op. cit., p. 181.
107. Ibid. Sur cette question, voir aussi Après l’émancipation (op. cit., p. 182-188) où Butler
conteste le rôle quasi transcendantal que, selon elle, Lacan donne à la différence sexuelle.
108. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 186.
109. Voir notamment le livre de Maboula Soumahoro, Le Triangle et l’hexagone. Réflexions sur
une identité noire, Paris, La Découverte, 2020, et son entretien avec Warda Mohamed, Ehko,
29 mars 2020.
110. Butler, Rassemblement, op. cit., p. 65-66.
111. Butler, in Après l’émancipation, op. cit., p. 59, et Contingency, Hegemony, Universality,
op. cit., p. 35.
112. Butler, Rassemblement, op. cit., p. 72.
113. Walaa Alqaisiya, « Palestine and the Will to Theorise Decolonial Queering », Middle East
o
Critique, vol. 29, n 1, 2020.
114. Butler, in Après l’émancipation, op. cit., p. 59, et Contingency, Hegemony, Universality,
op. cit., p. 36, « In Spivak’s term, we have yet to think that form of impoverished life which cannot
be articulated by the Eurocentric category of the subject ». Voir Gayatri Spivak, Les subalternes
peuvent-elles parler ? [1988], Paris, Éd. Amsterdam, 2009.
115. Butler, in Après l’émancipation, op. cit., p. 65.
116. Ibid., p. 61 (je souligne), et Contingency, Hegemony, Universality, op. cit., p. 37, « the task of
the postcolonial translator is to bring into relief the non-convergence of discourses ». Voir aussi
Après l’émancipation, op. cit., p. 223-224.
117. Par exemple, Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe (t. I de Capitalisme et
schizophrénie), Paris, Minuit, 1972, p. 100-126.
118. Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976),
Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1997 ; voir notamment le cours du 28 janvier 1976,
p. 57-73.
119. Jean Genet aborde à deux reprises la thématique du transsexuel au sein du monde arabe dans
Un captif amoureux [1986], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 91-93 et 249-250.
120. Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant. Le Séminaire (1971),
livre XVIII, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 2006,
p. 30-31.
121. Lacan, « … ou pire », op. cit., p. 16-17.
122. « If you understand transgenders, then you understand that gender doesn’t have to do with
bed partners » (Christine Jorgensen, au Winnipeg Free Press, 18 octobre 1979).
123. Ibid.
124. Voir l’article Wikipédia « Christine Jorgensen ».
125. Raphaëlle Rérolle, « Au Brésil, la détresse des homosexuels et des trans », Le Monde,
6 novembre 2018.
126. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 138-139, et Bodies That Matter, op. cit., p. 131.
Voir notre deuxième partie, chapitre III, section « Le travesti lesbien » note 19.
127. « Le transsexuel sera donc un monstre et un héros, un ange aussi car je ne sais si quelque
homme se servira une seule fois de ce sexe artificiel » (Genet, Un captif amoureux, op. cit., p. 91).
128. Severo Sarduy, La Doublure, Paris, Flammarion, 1981, p. 81.
129. C’est en 2018 que l’OMS retire le terme de transsexualisme et lui substitue l’expression
d’incongruence de genre ou de dysphorie de genre. Le DSM-V (Diagnostic and Statistic Manual of
Mental Disorders) a, dès 2013, remis en cause les concepts médicaux de transsexualisme.
130. « Op » est l’abréviation de « operative ».
131. En anglais, « an in between » signifie un entre-deux, non-op, non-opéré. Voir Pat Califia,
Le Mouvement transgenre. Changer de sexe, Paris, Epel, 2003 – traduction par Patrick Ythier de
Sex Changes : The Politics of Transgenderism, San Francisco, Cleis Press, 1997.
132. Voir « Peint sur le corps », in Sarduy, La Doublure, op. cit., p. 67-72.
133. Charles Baudelaire, « Mademoiselle Bistouri », in Petits poèmes en prose (1869).
134. Foucault, « La vie : l’expérience et la science », in DE, t. II, p. 1595.
135. L’hypertélisme correspond au fait d’aller au-delà de son but (« Pour un art hypertélique », in
Sarduy, La Doublure, op. cit.).
136. Ibid. L’usage du terme womyn à la place de women correspond au désir de casser le couplage
man/woman, men/women.
137. Lisa Azuelos, réalisatrice, est l’une des initiatrices de ce terme, considérant à juste titre la
faiblesse du terme de misogynie.
138. « Les fans de Harry Potter secoués par les propos jugés transphobes de J.K. Rowling »,
Le Monde, 16 juin 2020.
139. « Le culte de la transphobie des femmes blanches en Grande-Bretagne n’est qu’une autre
branche de la suprématie blanche », @MunroeBergdorf, 7 juin 2020.
140. Roger Caillois, Méduse et Cie, Paris, Gallimard, 1960, p. 31.
141. « Le mot TERF est une appellation haineuse et il est temps de s’en débarrasser » (Tradfem,
29 juillet 2019), « TERF is hate speech and it’s time to condemn it » (Medium, 25 octobre 2018).
L’univers du Web ne cesse d’informer qu’Amy Dyess regrette ses propos.
142. Ibid., « same-sex attraction for other adult human females ».
143. Ibid.
144. Alice Coffin, Le Génie lesbien, Paris, Grasset, 2020, p. 9-11. Le prénom André, choisi par
Alice Coffin très jeune, par son étymologie témoigne symboliquement de cette androbsession
surmontée.
145. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 166, et Gender Trouble, op. cit., p. 90,
« transsexuals often claims… ».
146. Il y est question d’une « recherche fantasmatique collective d’une transsubstantiation à
travers les formes diverses du travestissement, du transsexualisme » (Butler, Ces corps qui
comptent, op. cit., p. 139).
147. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 17.
148. Ibid.
149. Ibid., p. 25.
150. Ibid., p. 20-21, et Undoing gender, op. cit., p. 8.
151. Judith Butler, « Le transgenre et les “attitudes de révolte” », in Monique David-Ménard,
Sexualités, genres et mélancolie. S’entretenir avec Judith Butler, Paris, Campagne première, 2009,
par exemple p. 15 et 24.
152. Ibid., p. 17.
153. Ibid.
154. Ibid., p. 31.
155. Ibid., p. 14.
156. Voir son interview dans The States Man, rapporté dans Pink News (23 septembre 2020). Une
personne qui défend ce point de vue « assumes that the penis is the threat, or that any person who
has a penis who identifies as a woman is engaging in a base, deceitful, and harmful form of
disguise. This is a rich fantasy, and one that comes from powerful fears, but it does not describe a
social reality [présume que le pénis est une menace ou que tout individu porteur d’un pénis et qui
s’identifie à une femme se livre à une forme d’imposture rudimentaire, dangereuse et trompeuse.
C’est un fantasme intéressant et qui émane de peurs puissantes mais qui ne rend compte d’aucune
réalité sociale] ».
157. Voir notre deuxième partie, chapitre III, section « Complexité du phallus lesbien ».
158. C’est à cette revendication qu’a par exemple obéi la marque internationale Always
(Procter & Gamble) pour permettre aux trans FtM qui continuent d’avoir leurs règles de ne pas
vivre une dysphorie de genre.
159. Voir Jean Baudrillard, Amérique, Paris, Grasset, 1986.
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