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Paolo

Napoli

Naissance de la police
moderne

Pouvoir, normes, société

2003
Présentation
La police est une institution ambiguë, caractérisée à la fois comme
une pratique gouvernementale et comme une fonction auxiliaire du
pouvoir judiciaire. La complexité de cette notion, qui surgit au
croisement des activités sociales, de la politique et du droit, sans
oublier l’imaginaire forgé par la littérature, a toujours gêné les juristes
et les historiens. Comment et dans quelles circonstances historiques
le modèle normatif de la police s’est-il structuré ? Quel genre de
techniques a-t-il mis en place ? Comment a-t-il évolué pendant la
période cruciale de la fin de l’Ancien Régime aux premières décennies
du XIXe siècle ? Et enfin, quel mode administratif a-t-il élaboré de sorte
qu’aujourd’hui encore, nous sommes en mesure d’en tirer quelque
profit pour comprendre l’actualité ?
Dans ce livre, fruit de longues années de recherches, Paolo Napoli
étudie comment la police moderne s’invente à cette période
charnière, la fin de l’Ancien Régime et la Révolution française. Il
restitue la diversité des mesures réglementaires et la richesse des
travaux théoriques, juridiques notamment, qui s’efforcent de penser
le modèle policier à la lumière des évolutions politiques, sociales et
culturelles fondamentales.
Paolo Napoli montre que le modèle policier, avec sa diligence et sa
minutie, reste absolument fondamental pour comprendre l’État-
providence. Ainsi, derrière le très contemporain « principe de
précaution » se cache une histoire longue de techniques policières,
de dispositifs préventifs affectant la vie matérielle et morale des
hommes. De même, si l’on s’interroge sur la manière dont la notion
de « sécurité » perd sa connotation exclusivement psychologique
pour acquérir une dimension objective, mesurable et donc gérable,
c’est toujours l’œuvre des dispositifs policiers qu’il faut regarder.
L’auteur
Historien du droit, Paolo Napoli est maître de conférences à
l’EHESS. Il a travaillé sur les questions de l’histoire, de la vérité et du
gouvernement dans l’œuvre de Michel Foucault. Sa recherche
actuelle porte sur une archéologie juridique de la rationalité
managériale.
Copyright
© Éditions La Découverte, Paris, 2003.
ISBN papier : 978-2-7071-4054-8
ISBN numérique : 978-2-7071-7181-8

Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre national du livre.


Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB le


04/06/2012 par Isako www.isako.com à partir de l'édition papier du
même ouvrage.

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Table des matières
Introduction
Remerciements
1. Émergence et essor d’un concept sous l’Ancien Régime
Les origines médiévales
Premiers jalons
Les enjeux gouvernementaux de la souveraineté
Une théorie politique pour la police : la « raison d’État »
La police mercantiliste
Définir la police au XVIIIe siècle

I. Les conditions de changement de la police classique

2. La police au marché
L’économie
L’enjeu de la loi : Quesnay
La police de la disette : Turgot
Qu’est-ce que le marché ?
Une politique de moyens
La loi, la Couronne, le Parlement
Les avatars du gouvernement entre connaissance, ignorance et secret
Un abrégé de philosophie économique : l’édit de septembre 1774
L’aporie de la dérégulation
Necker ou de la législation variable
Condorcet ou de la précaution normale
3. La police et le travail
« Quelle police pouvait être plus douce que celle des jurandes ? »
Mutations du système de contrôle policier
Un « communautarisme » garanti par le sol et un nouvel ordre public du travail

II. Les idées et l’administration

4. L’opinion
Le contrôle de l’imprimé
Malesherbes ou le dosage complexe des précautions
Peuchet ou les inconvénients supportables de la licence
Les fonctions « censure » et « opinion publique »
5. Administration
L’administratio dans le droit romain
Le droit médiéval : iurisdictio et administratio
« Administration » dans le français moderne
L’administration à l’âge classique
L’administration au XVIIIe siècle : la recette et la dépense
L’administration au XVIIIe siècle : un nouveau rang institutionnel
L’administration comme procédure
Les incertitudes de la philosophie politique
L’administration à l’épreuve de la législation
L’administration dans la synthèse de l’Encyclopédie méthodique

III. La police moderne

6. La police révolutionnaire
Les États généraux de 1789 et le problème de la police
Après le 14 juillet
Qu’est-ce qu’une force publique ?
La police de sûreté
La police municipale et la police correctionnelle
La sûreté générale : naissance de la police politique
La police des jacobins
Après thermidor
La police est un ministère
L’aboutissement du travail révolutionnaire
Penser la police de l’avenir
7. L’autre modèle continental : la Policey
Esquisse historique
Philosophie de la Policey
Technique de la Policey
L’autonomie de la Policeywissenschaft
Police et Policey : deux modèles qui se confrontent
La personne vivante
Le droit de police
Conclusion
La continuité normative avec l’Ancien Régime
Police de la santé
Qu’est-ce que la mesure de la police ?
Index

À Flavio,


« La police n’a pas de mesure de soi. »
Karl MARX.
Introduction

Paris, milieu des années 1990, une soirée d’été torride dans le jardin
privatif d’une copropriété près de la place Clichy. La manifestation
d’une convivialité quelque peu exubérante d’un groupe d’amis finit
par attirer la curiosité de deux agents de police, qui avaient été
sollicités par le voisinage. L’atmosphère est décontractée au point que
les policiers, visiblement agacés de devoir se déplacer pour une telle
sottise, s’en tiennent à demander les papiers. Face à l’étonnement
général des présents, qui ne comprennent pas pourquoi les
plaignants s’adressent aussitôt à la police au lieu de parler d’abord
aux responsables de la gêne, un agent justifie l’irruption par les mots
suivants : « Vous comprenez, là, on fait du social. Toutefois, si demain
quelqu’un venait porter plainte alors on ne serait plus dans le social,
mais dans le pénal. » Avant de partir, le même policier ne se prive pas
d’une précision statistique supplémentaire : « À Paris, révèle-t-il
désenchanté, il arrive souvent que les habitants d’un même
immeuble fassent connaissance par la police. »
Témoin de ce banal épisode de tapage nocturne, nous devons
avouer que des paroles aussi sérieuses dans un contexte aussi
informel nous ont fait quelque peu sourire. Que la police soit l’artisan
de la communication entre les individus, cela peut paraître une
extravagance digne d’un État totalitaire. Pourtant, malgré leur teneur
solennelle et pédagogique, les mots de ce policier décrivent assez
fidèlement l’histoire et la réalité d’une institution, la police, qui se
soustrait à toute connaissance claire et définie. En effet, parler de
« police », c’est évoquer un concept équivoque qui décrit des
opérations à la fois administratives et auxiliaires de la justice. Dans ce
livre, il n’est question ni d’une histoire institutionnelle ni d’une
histoire sociale de la police française – histoires sur lesquelles nous
possédons déjà d’importantes études. Nous souhaitons plutôt
proposer une analyse conceptuelle d’une « manière de créer l’ordre »
qui, depuis des siècles, se montre rebelle à toute systématisation
juridique précise. Aucun raffinement méthodologique ne peut effacer
cette triviale vérité : la police s’accommode de l’hybride ; de nos jours
encore, l’ambiguïté constitutive de la fonction policière est loin
d’avoir été résolue, comme le montre, dans notre petit apologue,
cette oscillation de tâches et de sens.
Surgissant dans les interstices des savoirs et des pratiques, au
croisement des activités sociales, de la politique et du droit – sans
oublier l’imaginaire forgé par les arts –, la complexité de cette notion
a été relevée essentiellement par les juristes. Ils n’ont en effet cessé de
souligner la difficulté de réduire le rôle de la police à des
représentations univoques. Deux hommes de loi ont particulièrement
bien exprimé cette difficulté. Au début du XVIIIe siècle, le commissaire
parisien Delamare, auteur du monumental Traité de la police, avait
repéré trois significations du mot « police » : gouvernement général
des États (monarchie, aristocratie, démocratie) ; gouvernement de
chaque État en particulier (police civile, militaire, ecclésiastique) ; et
enfin, dans l’acception la plus restreinte et courante, l’ordre public de
chaque ville1. Un siècle plus tard, Vivien, administrateur et homme
politique de la monarchie de Juillet, définissait ainsi les pouvoirs de
la charge qu’il avait revêtue en 1831 : le préfet de police « participe
par le droit de rendre ordonnances au rôle du législateur, par le droit
de dénonciation aux fonctions de ministère public, par celui
d’arrestation et de recherche aux fonctions des magistrats
instructeurs2 ».
La polysémie du terme « police » aussi bien que la polyvalence de
la fonction policière posent depuis toujours problème. Pour les
historiens « purs », les normes de police, surtout pendant l’Ancien
Régime, représentent une sorte de miroir des pratiques sociales, et
donc une source pour accéder aux modes de vie quotidiens, bien plus
qu’un moyen de connaître les procédés d’action du pouvoir, élaborés
par les institutions. Cet aspect de la question a d’ailleurs le plus
souvent été accueilli, par eux, avec un scepticisme radical. Du côté
des juristes, le concept même de police contrarie les divisions les plus
ordinaires et mieux reçues du droit (civil, criminel, canonique). Les
historiens du droit peinent à le classer et lorsqu’ils tentent de s’en
approcher les difficultés jaillissent aussitôt. En premier lieu, il s’agit
de maîtriser un objet juridiquement « impur », qui a pris consistance
en dehors de la tradition savante du droit romain classique et
médiéval. Ensuite, l’ambiguïté intrinsèque du terme « police », en
dépit de son étymologie transparente, a déterminé un usage assez
diversifié de ce mot. Enfin, le rôle de la police a souvent été opposé à
celui de la justice, marque par excellence du pouvoir souverain dès le
Moyen Âge. De sorte que, face à la majestas du roi justicier, la
« police » est longtemps restée à l’arrière-plan, bien que, depuis le
XVIIe siècle, elle occupe une place toujours plus grande dans l’activité

normative des pouvoirs publics.


La police représente incontestablement une certaine anomalie du
point de vue de la rationalité juridique. Il convient par conséquent de
rechercher comment s’est construite, dans l’histoire, cette singularité.
Toutefois, pour compliquer notre tâche, il n’est pas possible de saisir
cette singularité même dans un type d’événement précis, dont l’unité
apparaîtrait à première vue. Nous sommes plutôt face à un processus
très complexe, qui ne peut être reconstitué que par un effort de mise
en ordre des données et des notions qui lui sont adéquates.
L’histoire sociale, celle des institutions et du droit public se sont, le
plus souvent, bien gardées d’interroger la police de l’Ancien Régime
en termes de rationalité normative. La règle de police a souvent fourni
à l’histoire sociale le prétexte pour montrer la fracture existant entre
le monde des normes et le monde des comportements. Les ouvrages
des historiens de l’Ancien Régime concluent fréquemment dans le
même sens : la réalité des relations sociales ne correspond pas à
l’ordre établi par la police3. Le décalage entre le déroulement
ordinaire des pratiques et la force exemplaire des lois finit ainsi par
désarmer le discours du droit. Au mieux, s’agit-il de reconnaître que
le processus de réglementation relève toujours du compromis entre
l’injonction institutionnelle et le mouvement social, qu’il existe un
conditionnement réciproque entre ces deux forces. L’histoire sociale
a toujours trouvé dans les normes de police une source de
documentation sur la vie quotidienne plutôt que des exemples de
bon ordre.
Il faut rendre justice à l’histoire sociale : elle a contribué utilement
à égratigner l’image harmonieuse de l’État policé véhiculée par
l’eudémonisme du XVIIIe siècle. Toutefois, cette approche reste aux
marges de notre perspective qui concerne le domaine de la technique
indépendant de la volonté des hommes et des résultats effectifs. La
technique, en effet, se situe entre l’universalité d’un projet, révélée
par l’intention du législateur (intéressant une histoire des idées et des
doctrines politiques), l’efficacité matérielle des lois (relevant de la
sociologie juridique) et l’imagination populaire dans la
représentation de tels processus (recueillie par l’histoire des
mentalités). L’enjeu de ce travail consiste plutôt à dégager la mise en
place d’agencements réglementaires historiquement fondés4, et de
reconnaître ainsi à la police la capacité de constituer la réalité comme
objet d’une rationalité gouvernementale.
Nous aurions pu privilégier un parcours tout à fait différent,
laissant de côté le discours de la rue et des mouvements sociaux pour
tourner notre regard vers les centres du pouvoir public : les
parlements, les lieutenances, les commissariats, les préfectures, les
ministères, les tribunaux sont les protagonistes de l’histoire
institutionnelle axée sur les questions d’ordre public. Toutefois, cette
approche fait émerger des difficultés. Tout d’abord, relisant le passé à
la lumière de notre présent, l’histoire des institutions et du droit
public, à de rares exceptions près, se limite à constater que la police
représente le « précurseur » de l’administration moderne. Ensuite, la
police comme « technique de gouvernement » est difficilement
saisissable par le seul prisme de l’organisation des pouvoirs. Au-delà
d’une vision quelque peu esthétisante de ces structures, la principale
limite de l’histoire des institutions reste son incapacité à accorder une
véritable autonomie aux techniques réglementaires. L’existence de
celles-ci serait en quelque sorte l’expression directe de la structure et
du fonctionnement des appareils bureaucratiques. En d’autres termes,
les mesures de police se manifesteraient sous l’aspect de l’ordre
constitué plutôt que sous celui de la pratique constitutive. L’histoire
institutionnelle a toujours tendance à penser que c’est la manière
d’être de l’institution qui qualifie ses moyens réglementaires et non le
contraire5. Pourtant, à l’épreuve des faits, ces moyens se révèlent être
relativement affranchis des pouvoirs censés les gérer.
À côté de cette histoire des institutions, un autre type d’histoire
juridique pouvait être envisagé : l’histoire dogmatique, la
Dogmengeschichte d’origine allemande. Mais nous trouvons deux
difficultés majeures sur cette voie. La première est d’ordre général :
cette histoire emploie un outillage conceptuel rigoureusement codé,
plongeant ses racines dans le droit romain classique et médiéval,
réélaboré par les universitaires du XIXe siècle. Grâce à ces catégories
rigides, les juristes se comprennent certes entre eux, mais ce langage
autoréférentiel les éloigne du reste du monde. Dans la perspective de
l’histoire dogmatique, le droit subit un processus de décantage qui lui
fait perdre sa dimension primaire de façon de faire et le transforme
en objet abstrait et savant. Toutefois, l’obstacle majeur réside dans
l’objet même à étudier : la police, en effet, ne rentre pas dans la
tradition classique du droit, elle serait plutôt le produit de la
formation des États territoriaux depuis le XVIe siècle. Cet aspect
empêche, par conséquent, de l’aborder par le biais des notions
spécifiques au droit civil et criminel communément utilisées par les
juristes. Une analyse de la police en termes de rationalité normative
exige alors l’effort de construire les instruments de lecture
directement sur le « champ », sans l’aide des catégories
traditionnelles.
Devant ces difficultés manifestes, il est nécessaire pourtant
d’articuler au mieux approche juridique et spécificité de l’objet. En
effet, toute une série de questions reste en suspens : comment et en
présence de quelles circonstances historiques le modèle normatif de
la police s’est-il structuré ? Quel genre de techniques a-t-il mis en
place ? Comment a-t-il évolué pendant la période cruciale de la fin de
l’Ancien Régime au début du XIXe siècle ? Et enfin, quels modes
administratifs a-t-il élaborés de sorte qu’aujourd’hui encore, nous
sommes en mesure d’en tirer quelque profit pour comprendre
l’actualité ?
L’entreprise conceptualisante se révèle être la voie presque obligée
pour comprendre juridiquement un phénomène dont les oscillations
de sens le dérobent aux catégories traditionnelles du droit6. Ce type
d’approche utilise d’une manière presque naturelle des instruments
offerts par la sémantique historique. Celle-ci consiste à étudier le sens
des mots, tout en les mettant en rapport avec le style (au sens de Leo
Spitzer7) propre à certaines civilisations. À partir de là, on peut
s’interroger sur les contenus de signification qui proviennent
d’époques antérieures mais survivent dans l’usage actuel des mots. Il
est également important de comprendre pourquoi les significations
attachées à tel ou tel mot dans le passé ne correspondent plus à
aucune de nos catégories linguistiques ou dogmatiques et pourquoi,
dès lors, ces significations plus anciennes ne peuvent plus être
convenablement représentées aujourd’hui par le même terme. On
tentera toutefois d’éviter les pièges d’une analyse excessivement
savante, qui nous cantonnerait à une critique philologique. De
même, nous voulons nous efforcer de rester à bonne distance d’une
lecture réductrice par laquelle « le concept est l’effet ou la
représentation communicative du lexique8 », comme si le monde du
langage était la variable indépendante qui explique les formations
conceptuelles. Dans les deux cas, on risquerait ce que Paul Veyne
appelle le « chagrin de l’historien », autrement dit de « ne pouvoir
jamais mettre la main sur “le dur du mou”9 ».
Ces précautions méthodologiques valent a fortiori pour une histoire
des concepts juridiques, qui ne peuvent être seulement assimilés à de
purs phénomènes du langage. Pour le juriste, l’analyse sémantique
doit privilégier ces pistes qui permettent de comprendre des
problèmes concrets et toujours actuels. C’est pourquoi on a essayé de
récupérer cette signification de la police qui apparaît aujourd’hui
moins évidente. L’objectif est de déchiffrer toute la rationalité
pratique véhiculée par le terme de « police » pendant plusieurs
siècles, afin d’en retrouver les traces dans notre présent. Depuis le
XVIIe siècle, en effet, le rapport entre gouvernants et gouvernés agencé
par la police affecte encore notre subjectivité publique.
Le concept de police privilégié par notre étude est donc le résultat
de l’approfondissement d’une signification précise, à savoir le
gouvernement des hommes et des choses10. En revanche, on a
quelque peu laissé de côté un aspect de la police très répandu dans
notre perception contemporaine, la fonction de service de l’activité
judiciaire. Dans ce dernier cas, il ne s’agit nullement d’une rationalité
administrative, dont le but est de gérer la sécurité et le bien-être
physique et moral des hommes. Il s’agit davantage d’une rationalité
d’investigation, qui consiste à rechercher les preuves pour établir la
vérité dans un procès pénal. Cette précision suffit à faire comprendre
que c’est bien la diversité pragmatique qui fait la fortune
conceptuelle de la « police », et que c’est sur ce terrain qu’il faut
dégager les différences. Sinon, on se contente de conclure ce
qu’observait déjà Condorcet : « Le mot de police est un de ces mots
vagues qu’on s’accoutume à prononcer sans y attacher de sens
déterminé11. »
La question de fond est donc la suivante : quelle était la réalité
décrite par le terme « police » avant qu’il soit identifié au terme
« administration » vers la fin du XVIIIe siècle ? Pourquoi la police
restreint-elle son pouvoir gouvernemental et devient-elle ainsi
l’institution fondamentalement sécuritaire que nous connaissons
aujourd’hui ? Ces problèmes nécessitent une précision
méthodologique. L’historicité d’un concept exige « la non-
convertibilité de ce qui est articulé par le langage12 ». On ne peut pas
simplifier les choses par une pure mise à jour lexicale. Non seulement
les significations du même terme évoluent, mais ce que l’on entend
par « administration » au XIXe siècle ne coïncide pas avec la « police »
d’un siècle auparavant. Pour le droit, on le sait, les noms sont
particulièrement importants ; toutefois les contenus et les pratiques
sont aussi déterminants pour donner une forme aux concepts. Sinon
on en revient à l’histoire des idées et à ses abstractions
omnicompréhensives, qui supposent une identité immuable, capable
d’expliquer, par simple déduction, les événements particuliers, sans
attention aucune pour les contextes. C’est pourquoi on essaiera
toujours de saisir la « police » dans ses multiples manifestations
plutôt que de la réduire à un sens univoque. Une expression telle que
« État de police », par exemple, pourrait seulement être employée
comme un indicateur méthodologique conventionnel, tout en
restant dépourvue d’une signification réelle quelconque. Si le
syntagme « État de police » est une idée utile à l’écriture des manuels
de droit constitutionnel, il ne rend pas du tout compte de l’histoire.
Il tend à l’objectivation taxinomique, tout en perdant la vivacité des
événements subsumés. Entre « concept » et « idée » de police, il y a
alors le même écart qu’entre multitude et totalité : la multitude est la
source matérielle qui alimente en permanence le concept, celui-ci
étant une généralisation formelle mais dynamique des faits ; la
totalité représente un postulat universel dont les situations concrètes
ne seraient qu’une manifestation diversifiée.
En somme, pour aller encore plus avant, ce n’est pas tant la
reconstruction complète d’un terme-concept qui nous intéresse, que
son fonctionnement synchronique et diachronique. Sinon, nous
serions contraints d’établir l’inventaire de toutes les sources traitant
du sujet. Il est évident, en effet, qu’au même moment le terme
« police » ne recouvre pas la même réalité dans le Tableau de Paris de
L.S. Mercier, dans un code législatif ou encore dans un traité
politique abordant la même question. Une description des typologies
discursives peut toujours être intéressante ; l’étude de toutes les
significations attribuées à un mot, aussi bien que la recherche de tous
les mots décrivant le même concept peuvent être très utiles du point
de vue philologique. Mais, de telles analyses restent relativement
éloignées de l’intérêt du juriste. Il vaut mieux sélectionner les
quelques applications concrètes d’un concept, que de s’attarder à
répertorier toutes ses facettes linguistiques et implications
sémantiques. Et, surtout, il faut impérativement garder à l’esprit cette
question : si l’on découvre que le mot « police » désigne un ensemble
de pratiques normatives, en quoi la perception du monde
contemporain en est-elle affectée ? Indiscutablement l’objet de droit
impose un regard historique de très longue durée rapprochant le
passé du présent, car c’est la structure même des formes juridiques
qui relève d’une chronologie très vaste. C’est pourquoi il faut deviner
sous la surface linguistique du concept de police sa puissance
technique, c’est-à-dire un faisceau de moyens construisant la réalité
sociale. Les concepts ne sont pas des choses précisément parce qu’ils
s’inscrivent dans un mouvement qui est celui de la
conceptualisation ; on les saisit constamment in actu, jamais dans
une essence immobile. Nous acceptons l’« effort du concept » que
recommande Hegel, mais à condition d’en démolir la prétendue
ontologie. Nous voudrions insister, dans les pages qui suivent, sur
l’utilité pratique des concepts plutôt que sur leur capacité à
synthétiser l’expérience. L’histoire des concepts juridiques n’est pas
une histoire contemplative tournée vers des objets révolus13.
L’évolution de la police française s’apprécie plus nettement si elle
est comparée à d’autres modèles européens. Ainsi, nous évoquerons
occasionnellement la situation anglaise qui, bien qu’elle constitue
l’exemple idéal pour les premiers libéraux de la seconde moitié du
XVIIIe siècle, ne connaît pas la concentration administrative typique

des États allemands. C’est par rapport à ces derniers qu’il nous faut
plutôt évaluer les similitudes et les différences relatives au concept de
police et à l’extension de la pratique gouvernementale. Pour observer
la pratique juridique concernant les phénomènes de la police, le cas
français bénéficie d’un grand avantage : il ne souffre pas de
l’écrasante concurrence de l’appareil doctrinal mis en place par les
universités en Allemagne. Le fameux « État de police » (Polizeistaat) a
été surtout une construction téléologique de la science juridique
allemande du XIXe siècle pour décrire l’histoire en termes de
dichotomie entre un État insoumis au principe de légalité et un État
fondé au contraire sur ce principe. En France, en revanche, l’activité
normative a forgé avec une relative autonomie les bases conceptuelles
permettant de délimiter ce qu’est l’« objet » police. En outre, le
modèle français montre ici qu’il est possible, en l’absence de toute
médiation universitaire, de construire une institution juridique et
une technique politique en les rapportant en priorité au strict plan de
leur force instrumentale. Si le moment de la réflexion tend à aplanir
les exubérances de la réalité en les réduisant à une représentation
cohérente et plastique, le domaine de la pratique, auquel le droit
appartient fondamentalement, nous offre toute la variété des cas sans
lesquels on ne pourrait voir se structurer un concept.
L’absence d’une véritable science de police, à la différence des
doctrines camérales allemandes du XVIIIe siècle, nous oblige à
reconstruire les concepts par voie inductive, à partir de ces textes
souvent arides et inertes que sont les normes juridiques. Le discours
législatif, tellement hétérogène et dispersé, représente une sorte de
réservoir théorique pour mieux définir la mise en forme de l’ordre
public dans les villes et dans l’État. Et même si les textes de lois ne
sont pas une source explicative suffisante, ils représentent en tout cas
le point d’ancrage pour d’autres discours : les réflexions très
épisodiques que juristes, politiciens, économistes, moralistes, sans
oublier les interventions des administrateurs et des praticiens, ont
consacrées à ce sujet. Le concept de police a pu alors lentement se
construire par ce jeu de différentes interactions autour du langage
fondamental de la loi. Notre enquête consiste précisément à retrouver
de la « pensée », là où ses traces sont particulièrement faibles, dans
toute cette législation fourmillante qui suscite le mépris naturel du
juriste-savant. Il faut donc accepter de se plonger dans les « rebuts du
droit », ce qui par ailleurs permet de construire les instruments de
lecture directement sur l’objet à étudier, sans le conditionnement de
catégories juridiques préétablies : la matière est vierge et n’a subi
aucun traitement doctrinaire. Une histoire non dogmatique du droit
se révèle être encore envisageable.
En définitive, loin de tout souci systématique, l’intérêt de ce travail
ne porte pas sur la structure institutionnelle du pouvoir pas plus que
sur la réponse sociale, mais bien sur ce qui est en mesure de mettre en
relation ces deux termes. D’où l’attention privilégiée accordée à cet
espace moyen occupé par les dispositifs de police. Sa logique nous
paraît parfaitement déchiffrable sans avoir recours ni aux explications
idéologiques, ni aux intentions, ni aux finalités des actions
humaines. L’autonomie du « mode de faire » trouve dans la police sa
consécration la plus achevée. Délesté de tout fardeau métaphysique,
le droit de police s’impose grâce à sa force exclusivement
« physique » : il est surtout question de moyens orientés vers des buts
concrets. Il suffit de suivre le parcours de ces procédures et de ces
stratégies normatives pour gagner une nouvelle intelligibilité du
cadre historique. La rationalité instrumentale est le véritable papier
de tournesol pour mesurer la proximité et la distance des sujets dans
leurs rapports politiques et sociaux. Les questions économiques,
politiques, sociales et culturelles qui sont affrontées dans l’optique
policière perdent beaucoup de leur élan idéal et se manifestent dans
une dimension foncièrement stratégique. Une nouvelle vision
matérialiste de l’histoire apparaît alors possible.
La police ayant réduit le droit aux « modes de faire », une lecture
fonctionnaliste des processus normatifs se révèle particulièrement
instructive. En effet, pour atteindre un but, plusieurs options sont
alors possibles ; il n’y a plus aucun rapport rigide, de type moniste,
entre une cause et un effet. Du côté de l’histoire du droit, cela
favorise une perception beaucoup plus dynamique de la
réglementation sociale, car, contrairement à ce qu’on pense, l’ordre
agencé par la police se révèle être assez flexible, conditionné en
permanence par la relative multiplicité des moyens normatifs et par
la diversité des situations. Ce qui permet de renverser l’image assez
répandue – surtout pour ce qui concerne l’Allemagne – d’un ordre de
police comme construction parfaite, en soi complet. En réalité, c’est
plutôt l’idée de l’incomplétude, d’un ordre jamais accompli et toujours
provisoire, qui caractérise les dispositifs de police. L’instabilité
permanente de ces mesures, la poursuite interminable d’un réel dont
elles ne se saisissent jamais ne sont pas simplement le signe des
échecs de la police, comme l’observent d’habitude les historiens. Ces
défaillances systématiques sont plutôt la condition constitutive du
modus operandi propre à la police ; on pourrait dire que celle-ci
s’alimente de cette imperfection même. Autant le souligner ici : la
réalité historique de ces mesures ne peut s’évaluer seulement selon le
critère de la réussite et de l’échec. S’affranchissant des limites d’un
empirisme myope, on doit reconnaître que les normes de police
créent un cadre de référence, un agencement du réel à l’intérieur
duquel les acteurs prennent position, s’orientent dans l’action,
assument des décisions. Avant de préconiser des conduites futures,
ces règles posent leurs conditions de possibilité.

S’essayer à une histoire juridico-politique de la police, c’est un peu
faire l’expérience de cette incontournable multiplicité de typologies
normatives, c’est affronter l’impossibilité qu’il y a à figer dans une
définition unique ce qui relève d’un processus historique. Mais c’est
aussi expérimenter la force d’un concept dont la complexité même
offre un point de rencontre entre des savoirs sociaux et des savoirs
institutionnels, entre des mentalités et des normes. Si l’on veut
comprendre l’origine de la modernisation de la police vers la fin du
XVIIIe siècle, il nous faut considérer trois facteurs : 1) socio-matériel (la
pratique commerciale et le discours économique) ; 2) culturel
(l’opinion publique et la critique des formes de contrôle
traditionnelles sur les manifestations de la pensée) ; 3) juridique
(l’apparition de l’administration publique dans un sens technique).
Une fois explorés ces trois domaines où la police se forge une
nouvelle physionomie théorique et pratique, il nous faudra analyser
son contenu proprement gouvernemental.
Certes, une analyse de la « police » appréhendée comme
gouvernement ne peut prétendre à l’exhaustivité. Pour dégager d’une
manière vraiment complète toutes les facettes de ce concept, on
aurait dû s’arrêter aussi sur ce que l’on nomme, depuis la fin du XVIIIe
siècle, « police politique ». De même, il aurait été nécessaire de nous
montrer plus attentif au problème de la sécurité, qui devient de plus
en plus important à partir du XIXe siècle avec l’émergence de la
« masse » comme sujet historique. Mais ces approfondissements,
encore qu’essentiels pour s’orienter dans le domaine toujours flou de
l’activité policière, auraient déplacé l’épicentre de ce livre. C’est
pourquoi nous indiquerons dans les débats révolutionnaires le
moment où tous les développements de la rationalité policière sont
clairement perçus, chacun selon sa propre logique et selon son propre
champ d’application. Les différenciations fonctionnelles de la police
moderne sont déjà toutes là.
L’approche privilégiée est ici d’ordre essentiellement technico-
juridique : cet aspect du phénomène est celui qui est le moins
exploré. Nous ne pouvons donc manquer d’apporter quelques
précisions supplémentaires pour cadrer notre propos.
La période retenue dans ce travail est celle qui précède et recouvre
les événements révolutionnaires. À première vue, il pourrait sembler
naturel de revisiter les traits essentiels de la police d’Ancien Régime à
la lumière des changements apportés par l’idée de constitution à la
fin du XVIIIe siècle. La police, comme la plupart des pouvoirs publics,
subirait dans ce cas une redéfinition tout à la fois génétique et
opératoire qui en altérerait irréversiblement la physionomie
traditionnelle. La division entre autorité législative, exécutive et
judiciaire assigne à ce pouvoir sa place dans une zone circonscrite par
le droit public, où coexistent des restes de prérogatives
juridictionnelles et des fonctions réglementaires précises. Les libertés
individuelles sanctionnées par la « Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen » de 1789, unies au principe de légalité qui régit toute
activité d’État, sonneraient le glas de l’arbitraire et signaleraient
l’entrée de la police dans cette modernité qui nous est plus familière.
Ce type d’arguments reste plausible d’un certain point de vue.
Toutefois, c’est une erreur que de voir dans la police de l’âge libéral
un phénomène qui rompt nettement avec le passé. On peut
considérer comme dépassé le droit public d’Ancien Régime à
condition de le réduire aux modes d’organisation du pouvoir. Et
encore, cette matière reste très débattue parmi les historiens14. Mais
dès qu’on se place sur le terrain des moyens opératoires, alors
apparaît clairement la relative inertie de l’élément technique, à savoir
de l’outil réglementaire, par rapport aux valeurs philosophiques,
politiques et juridiques nouvelles. Certes, dans la perception des
juristes, philosophes et autres libellistes de la fin du siècle, la police
est sans doute le représentant le plus oppressif de l’Ancien Régime ;
en tant que telle elle mérite d’être remise en question. Mais les idées
ne correspondent pas nécessairement aux pratiques et ces dernières
traversent parfois indemnes les formules révolutionnaires. Comme
on l’a observé à juste titre, démoniser la police ne revient pas à
l’éliminer15. La destruction de la Bastille libère les prisonniers et
frappe l’imaginaire lié à l’exercice du pouvoir, mais on ne met pas
nécessairement et radicalement en question une rationalité technico-
instrumentale qui caractérise précisément la police.
Nous n’ignorons naturellement pas que la police décrite par Balzac
n’est plus celle de Delamare, pas plus que nous ne prétendons
comparer les lettres de cachet avec l’emprisonnement pour
contravention aux règlements de police, prévu par la loi
du 16 août 179016. Nous n’épousons pas ici une vision continuiste
des rapports entre Ancien Régime et Révolution. Notre problème est
tout au contraire de dépasser les paramètres de la mutation et de la
permanence, du progrès et de la tradition, parce que ces paramètres
partent du choix purement apodictique de la liberté individuelle et
collective comme critère permanent d’évaluation. Si l’on accepte, au
contraire, d’observer sous tous ses aspects le modus operandi d’une
technique, la rationalité de son emploi, les secteurs de la vie sur
lesquels elle a une incidence, les actions qu’elle façonne, si l’on tient
compte enfin du cadre complexe dans lequel se déploie un système à
plusieurs variables, alors l’autonomie des conduites individuelles
apparaîtra comme une mesure réductrice et même inadéquate pour
estimer les variations du phénomène dans les modalités d’action de
la police.
Mais, pourrait-on objecter à une telle démarche, ne risque-t-on pas
alors de sombrer dans l’apologie technocratique des raisons du
gouvernement et dans le rejet conservateur des droits de l’homme ?
Est-il légitime que l’objet de la recherche séduise celui qui l’étudie au
point d’apparaître irremplaçable et, par là, d’une certaine façon
désirable ? Une objection de ce type serait trop naïve et trop abstraite.
Elle suppose une vision des Lumières qui prête foi à l’existence d’une
nature prétechnique, alors qu’une telle nature est ou une chimère ou,
au mieux, une idée régulant la raison, comme l’aurait dit Kant. Il
serait assurément insensé de méconnaître le poids du discours des
droits de l’homme dans la réalité : il a été une arme de lutte politique
et culturelle, un instrument de garantie contre les abus du pouvoir
politique. Il entre aujourd’hui pour une grande part dans les
conditions de la reconnaissance internationale des États. Pourtant,
cela n’est pas inconciliable avec le fait que les droits de l’homme
soient aussi un instrument-diagnostic inadéquat pour comprendre un
phénomène complexe comme celui de la police. Le critère
d’évaluation des droits de l’homme étant foncièrement éthique et
idéologique, il porte déjà en lui une mesure normative universelle et
doit être au contraire apprécié dans les limites mêmes de la
rationalité policière. Il suffit de considérer un seul instant certains
noyaux problématiques du temps présent pour saisir la nécessité
d’une telle torsion analytique : comment ignorer aujourd’hui que
l’expérience de la police, avec sa diligence et sa minutie, reste
absolument fondamentale pour comprendre la réalité actuelle de
l’État-providence, alors que l’argument des droits de l’homme offre
beaucoup moins pour éclairer cette réalité ? Et encore, quand on
parle de « principe de précaution », comment ne pas saisir que,
derrière la généralisation sous la forme de principe, une longue
histoire des techniques policières se cache ? C’est exactement dans la
répétition obsessionnelle de dispositifs préventifs affectant la vie
matérielle et morale des hommes que la valeur de la précaution
s’impose. Et comment ne pas retrouver dans la panoplie policière le
berceau de ce concept juridiquement et sociologiquement amorphe
que sera, au XIXe siècle, le « danger » ? Si nous nous interrogeons sur
la manière dont la notion de « sécurité » perd sa connotation
exclusivement psychologique pour acquérir une dimension objective,
mesurable et donc gérable, c’est toujours du côté des dispositifs
policiers qu’il faut regarder.
En somme, à l’idée d’un monisme ontologique qui instaure un
rapport univoque entre l’objet et la critique de cet objet, on préférera
un regard fonctionnaliste qui permette d’évaluer, dans leur totalité
historique, les effets d’un phénomène. Il va de soi que ce geste de
« tolérance » méthodologique porte ses fruits, même lorsqu’il faut
prendre position par rapport aux configurations historiques du
phénomène observé. Le passage de la police d’Ancien Régime à la
police libérale ne saurait être simplement évalué en termes de plus
grande protection de l’autonomie subjective : il faut envisager aussi
les nouvelles formes d’investissement gouvernemental qui
l’accompagnent et appellent de nouveaux instruments de défense
individuelle et collective. En définitive, il nous faut prendre en
considération les prestations que, par rapport à la phase précédente,
ce pouvoir commence à offrir. Sur la base d’un scénario soustrait à
l’hégémonie d’un sens historique homogène, il sera possible de
prendre quelque distance critique à l’égard d’une interprétation
purement libérale de ces changements. À ce moment, on pourra
difficilement soutenir que le gouvernement de police se distingue par
une attitude essentiellement répressive. En effet, il ressortira que
l’œuvre de cette institution est avant tout constitutive, car elle tient
compte de la dimension vitale de l’existence en la plaçant au cœur de
la communauté politique. La police, comme réalité juridique,
politique et sociale, doit être insérée dans le cadre mobile d’une
rationalité stratégique dont les effets sont multiples et les critères
pour les juger tout aussi relatifs, et sans aucune hiérarchie entre eux.
Si on l’enferme dans la grille universelle du discours des droits de
l’homme – un discours dont la légitimité politique n’est pas mise en
cause ici –, on perd de vue la densité de la chose même et l’on se
retrouve paradoxalement plus désarmé pour en formuler une critique
avertie.

Remerciements

Je voudrais exprimer ma vive gratitude à Yan Thomas qui a suivi ce


travail depuis le début et m’a fait découvrir le monde passionnant des
artifices juridiques.
Toute ma reconnaissance à Michael Stolleis qui m’a accueilli
plusieurs fois au Max-Planck Institut für Europäische
Rechtsgeschichte de Francfort-sur-le-Main.
Je tiens également à remercier Alessandro Fontana avec lequel j’ai
discuté de mes recherches pendant des années. Plusieurs amis ont eu
la patience de relire le manuscrit : je les remercie tous vivement ;
Frédéric Audren et Gabrielle Kerleroux méritent une mention
particulière.

1 N. DELAMARE, Traité de la police, 4 vol. in folio (le quatrième par Le Cler du Brillet), Cot,
Paris, 1705-1738, I, p. 2.
2 A. F. A. VIVIEN, Le Préfet de police, Lottin, Paris, 1845, p. 22.
3 Cf. A. FARGE et J. REVEL, Logique de la foule : l’affaire des enlèvements d’enfants, Paris,
1750, Hachette, Paris, 1988.
4 Sur ce point, Y. THOMAS, Présentation à « Histoire et droit », Annales. Histoire et sciences
sociales, 6, 2002, p. 1425-1428.
5 Cf. par exemple PH. PAYEN, Les Arrêts de règlement du Parlement de Paris au XVIIIe siècle :
dimension et doctrine, PUF, Paris, 1997.
6 « Avec le concept, écrit Koselleck, signification et signifiant coïncident dans la mesure où
la diversité de la réalité historique s’investit dans la polysémie d’un mot, de telle sorte qu’elle
ne trouve son sens et n’est comprise que dans ce seul et unique mot. Un mot contient des
possibilités de classification, un concept réunit en lui un ensemble de significations. Un
concept peut en conséquence être parfaitement clair, mais doit être nécessairement
polysémique. » R. KOSELLECK, Le Futur passé : contribution à la sémantique des temps
historiques, Éd. de l’EHESS, Paris, 1990, p. 109.
7 Cf. Essays in Historical Semantics, Vanni, New York, 1948, p. 1-14.
8 J. POCOCK, « Concetti e discorsi politici », Filosofia politica, 3, 1997, p. 377.
9 P. VEYNE, « L’histoire conceptualisante », dans J. Le GOFF et P. NORA (dir.), Faire de
l’histoire, 3 vol., Gallimard, Paris, 1974, I, p. 64.
10 Cf. M. FOUCAULT, « La gouvernementalité », dans Dits et écrits, 4 vol., Gallimard, Paris,
1994, III, p. 635-657.
11 M.J.A. N. DE CARITAT M. de CONDORCET, « Essai sur la constitution et les fonctions
des Assemblées provinciales » (1788), dans Œuvres, 12 vol., éd. Arago, 1847-1849, réimpr.
Frommann, Stuttgart, 1968, VIII, p. 512.
12 R. KOSELLECK, « Una risposta ai commenti sui “Geschichtliche Grundbegriffe” », Filosofia
politica, 3, 1997, p. 386.
13 R. KOSELLECK, L’Expérience de l’histoire, Hautes Études, Gallimard-Seuil, Paris, 1997,
p. 174.
14 Sur ce débat, P. LEGENDRE, « La royauté de droit administratif. Recherches sur les
fondements traditionnels de l’État centraliste en France », Revue historique du droit français et
étranger, 1974, repris dans Trésor historique de l’État en France. L’Administration classique,
Fayard, Paris, 1992, p. 578-609.
15 S. L. KAPLAN, Bread, Politics and Political Economy in the Reign of Louis XV, Hijoff, La
Haye, 1976, I, p. 14, tr. fr. Le Pain, le peuple et le roi. La bataille du libéralisme sous Louis XV,
Perrin, Paris, 1986 (le passage concerné a été supprimé dans l’édition française).
16 Cf. J.-B. DUVERGIER, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements, avis du
Conseil d’État, 45 vol., Guyot et Scribe, Paris, 1834-1859, I, p. 332. Sur les lettres de cachet, A.
FARGE et M. FOUCAULT, Le Désordre des familles, Gallimard-Julliard, Paris, 1982.
1

Émergence et essor d’un concept sous l’Ancien


Régime

À la fin du XIXe siècle, le Dictionnaire des idées reçues rédigé par


Flaubert consignait par un jugement lapidaire le sentiment commun
à l’égard de la police : « Elle a toujours tort. » Flaubert écrivait à une
époque où l’institution était alors réduite à un appareil répressif pour
la gestion quotidienne de l’ordre public. Le terme police évoquait en
effet le théâtre de conflits, de violences, de torts, de chantages qui, au
nom de la sécurité, caractérisaient souvent le rapport entre la force
publique et le peuple. Cette image contribuait ainsi à obscurcir un
passé séculaire pendant lequel un bien autre éclat politique et
gouvernemental avait marqué l’institution. Il y a eu un temps où
« police » s’identifiait avec « civilisation ».

Les origines médiévales


La plupart des auteurs s’accordent à souligner le caractère ambigu
du mot « police », dont l’étymologie est évidemment la même que
celle de « politique », c’est-à-dire politia : règlement, gouvernement et
bon ordre d’une cité1. Mentionné jusqu’au XVe siècle avec les
variantes morphologiques de « policie », « pollicie », « politie »,
« policité », le terme police, à première vue, semble être synonyme de
politique, au moins dans certains textes. Nicolas Oresme, dans sa
traduction des Éthiques d’Aristote, parle de « gouverneur de la policie
du pays2 », et dans les Politiques du même philosophe, il emploie
« policie » pour désigner les différentes formes du régime politique3.
Une certaine cohérence dans l’usage distinct de ces deux mots ne
paraît pas facilement acquise : au XVIe siècle encore, Jean Bodin
reproche à Xénophon et à Aristote d’avoir « divisé l’œconomia de la
police », renvoyant ainsi toujours à Aristote comme référence
majeure. La même critique revient d’ailleurs au début du XVIIe siècle
chez Antoine de Montchrétien, avec une terminologie comparable4. Il
est difficile donc de repérer, dans la réflexion politico-philosophique,
une distinction satisfaisante et théoriquement fondée entre police et
politique. On ne peut que constater que cette symbiose de sens.
Dès lors que le critère de définition de la sphère de la police ne
procède pas d’une séparation précise de ce qui est désigné comme
politique, il faut s’en remettre à l’analyse du contenu même des
ordonnances royales. Mais, même dans ce cas, aucune rigueur ne
semble s’imposer dans l’usage du terme. Il a été remarqué5 que la
police à laquelle on a affaire dans les formules de la chancellerie à
partir du XVe siècle correspond à la politique telle qu’elle avait été
conçue par Jean Boutillier vers la fin du XIVe siècle : la plus noble
partie de la philosophie pratique qui « apprend l’homme à gouverner
le peuple en justice, savoir maintenir le peuple d’une ville ou région
en paix et en union. Et s’y enseigne et apprend comme les habitants
d’une ville doivent être maintenus et gardés chacun en ses termes,
c’est à savoir à mettre regard sur les ouvrages mécaniques, que fraude
n’y soit faite ; sur les marchandises qu’elles soient marchées et
enseignées de la ville et la cité6 ». Toutefois, cette ébauche de la
politique peut nous laisser l’impression qu’il existe entre politique et
police un certain décalage qui porte non pas sur la substance mais sur
la fonction. La politique reste surtout un art, une techne appliquée à
la société des hommes. C’est la raison pour laquelle elle relève
toujours de la philosophie, du savoir. Au contraire, dès les
ordonnances de la fin du Moyen Âge, une sorte de capacité
opérationnelle semble s’attacher au domaine de la police.
L’expression pro goubernatione et bono statu regni, qui apparaît dans
l’ordonnance sur la réformation du royaume édictée par Philippe le
Bel en 1302, équivaut au « bon gouvernement et état de la police »
dont parle l’ordonnance de 1388 sur l’entretien de la voirie à Paris7.
De même, dans une lettre de Charles VI en 1397, le prévôt est défini
comme le « commissaire et général sur le fait de la police,
gouvernement et métiers de Paris8 ». Dans ces cas, « police » figure à
côté de gouvernement pour désigner le domaine où celui-ci s’effectue
et met en place réellement tout ce qui constitue l’objet même du
savoir politique. Entre police et politique se dessine dès lors une sorte
d’écart fonctionnel. La politique reste une discipline savante, objet
d’apprentissage et de transmission. La police s’oriente au contraire
vers une rationalité du but à atteindre, qui détermine sa vocation
instrumentale et pratique. Ce constat est confirmé par la préférence
très nette que le langage législatif accorde au mot « police » par
rapport à celui de « politique ». Une telle nuance, malgré ce qu’elle a
d’apparemment banal, invite à tenter de repérer les éléments
constitutifs de la police comme traduction particulière et matérielle
de la politique9.
La mise en forme originaire de la question de la « police » nous
renvoie au Moyen Âge central, sous le règne de saint Louis.
Vers 1260 paraît le Livre des métiers rédigé par le prévôt de Paris
Étienne Boileau, l’un des tout premiers textes à recueillir un ensemble
de dispositions en matière de police. Dans sa préface, l’auteur
affirme : « Notre intention est à éclairer […] tous les métiers de Paris,
leurs ordonnances, la manière des entreprises de chacun métier, et
leur amendes. » Ce n’est pas une ordonnance royale qui est à
l’origine de ces règles, observées déjà comme coutumes. En sa qualité
de juge des gens des métiers, Boileau se consacra à la rédaction de ces
usages pour remédier au « moult de plaids et de contens par la dilloial
envie qui est mère de plaids et deffernée convoitise qui gaste soy-
meisme10 ». La deuxième partie du livre porte sur la voirie et les poids
et mesures ; la troisième, sur la juridiction. Le recueil du prévôt
constitue le modèle pour plusieurs répertoires connus sous le titre de
« livres des couleurs », où sont réunis les règlements sur le fait de la
police parisienne du XIIIe au XVIIe siècle11. Sur la base de ces
documents, on peut déjà dégager la genèse conceptuelle de la police
et les zones de l’existence humaine qui s’y rattachent : elles forment
la première couche d’une sédimentation à partir de laquelle un
modèle d’ordre public sera pensé et réalisé. Il s’agit des activités
matérielles qui intéressent les ouvriers, les marchands, les artisans,
des statuts des corporations, des voies de communication, du
transport des marchandises, des impôts : bref, de tout ce qui est
indispensable à l’approvisionnement de la ville et que Max Weber a
caractérisé comme une « économie politique urbaine », régie par un
aménagement des biens finalisé par l’échange et non plus par
l’accumulation, selon l’antique modèle de l’oikos12.
Dans l’ordonnance sur la police du Royaume de janvier 1350, la
réglementation de l’exercice des métiers et du commerce entraîne la
mise en place d’un ordre qui concerne la production et la distribution
des denrées, mais qui vise aussi tous ceux qui se soustraient à cette
forme essentielle du lien social : mendiants, oisifs et gens qui ne
pouvant faire certifier de leurs bonne vie et mœurs par personnes
dignes de foi sont appelés « sans aveu », pour lesquels sont prévus
l’emprisonnement, le pilori et le ban, suivant la gravité de la
récidive13. Mesures, limites, prescriptions, interdits concernant la
production et l’échange des biens nécessaires à la vie et à sa
sauvegarde. Tout cela englobe le plus ancien domaine de la police,
laquelle semble s’adapter à l’ordre naturel des choses d’où découlent
les combinaisons utiles à la vie. Plus tard, vers la fin du XVIIe siècle,
Domat saisira bien ce caractère primordial de l’institution. À propos
de la distinction entre choses naturelles, dont chacun peut jouir
librement (air, lumière) et choses produites par l’homme (nourriture,
vêtement, habitation), le juriste affirme que « c’est pour cet usage de
cette seconde espèce de choses que, comme elles [les naturelles] sont
toutes nécessaires dans la société des hommes et qu’ils ne peuvent les
avoir et les mettre en usage que par des voies qui demandent des
différentes liaisons et communications entre eux, non seulement
d’un lieu à un autre, mais de tout pays à tout autre, et entre les
nations les plus éloignées, Dieu a pourvu par l’ordre de la nature et
les hommes par la police à faciliter les communications14 ».
Au-delà du caractère quelque peu métaphysique de cette définition,
élaborée d’ailleurs à une époque où à la notion de police s’est
incorporée l’idée d’une extension indéfinie du gouvernement de la
toute-puissance publique, celle-ci continue de s’appuyer sur un sens
primordial qui sera déterminant pour l’histoire ultérieure de la
police : ce qu’elle saisit avant tout, c’est un ensemble de besoins
primaires indispensables à la vie d’une communauté. La notion de
police s’enracine à ce niveau matériel, se confondant ainsi avec les
objets qu’elle désigne. L’institution qui lui correspond revêt d’abord
la forme d’un concept subordonné à ses prédicats – un système de
règles qui ne réussit pas à se détacher des objets auxquels il
s’applique. Des expressions telles que « police des métiers » ou
« police de la voirie » se résolvent en pure tautologie, dans la mesure
où l’idée d’une stratégie gouvernementale douée de techniques
particulières reste relativement floue au Moyen Âge.
L’autre fonction évoquée par les ordonnances royales concerne la
garantie offerte à la sûreté et à la protection des habitants. Il s’agit en
effet d’une tâche qui trouve un modèle significatif dans des
institutions d’origine ecclésiastique, telles que la « Paix de Dieu » et la
« Trêve de Dieu ». Ce sont les conciles et les synodes réunis aux Xe et
XIe siècles qui établissent une protection particulière pour certains
biens (des églises, des paysans) et certaines personnes (clercs, femmes,
enfants) et imposent dans toutes les provinces de France la
suspension des hostilités pendant certaines périodes de l’année15.
C’est donc sur la trace de cette tradition que des directives
comparables émanent des autorités politiques. Dans une lettre du 1er
septembre 1408, Charles VI pose des mesures pour la sûreté et la
tranquillité de Paris : il s’agit d’une forme embryonnaire de contrôle
sur la population de la ville afin de la défendre des menaces à sa
« sûreté et bonne garde16 », que l’on trouve déjà explicitement mise
en relief dans toute une série de dispositions relatives à la garde de
Paris depuis saint Louis17. Les principes établis par l’ordonnance de
saint Louis en 1254 ont été renouvelés et étendus par une déclaration
de Charles VIII en 1491 puis par l’ordonnance de François Ier en
1539 : toutes imposent aux corporations de métiers le devoir de
protéger leurs propres activités. On voit ainsi comment la police
s’enrichit d’un secteur d’activité qui la marquera profondément
jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. L’instauration d’un ordre public
dans la ville est liée à l’exercice du commerce et aux formes de
vigilance que les représentants des corporations sont capables de
garantir. C’est ainsi que le réseau des pratiques qui constituent dès
l’origine la police favorise, à l’intérieur de son tout premier domaine,
un développement d’une certaine manière spontané : la production
et l’échange des biens conduisent à des activités de surveillance de la
communauté. D’ailleurs, cette extension de la sphère de la police
correspondait à des coutumes auparavant observées dans les villes.
La police comprend ainsi une pluralité hétérogène mais cohérente
de pratiques, lesquelles à leur tour provoquent l’intervention d’une
puissance monarchique dressée au-dessus de la dispersion des
pouvoirs féodaux. Cependant, bien qu’elle soit assez nettement
caractérisée d’un point de vue des activités matérielles, la police ne
s’inscrit pas véritablement encore dans un cadre politique où se
distinguent certaines compétences et où s’affirme clairement la
nature juridique des actes par lesquels elle s’effectue. La police relève
en même temps d’une fonction réglementaire et juridictionnelle et
sur le même fait le ressort des officiers royaux est souvent mis en
question par les prétentions rivales des seigneurs justiciers et des
Parlements, notamment celui de Paris. Encore à la fin du XVIe siècle,
d’après ce que nous en savons par un juriste comme Jean Bacquet,
« chacun haut ou moyen justicier connaît de la police au-dedans des
fins et limites de sa justice : et le juge royal en connaît par
prévention, même quand c’est en même ville18 ».
Pour comprendre les composantes sémantiques de la notion, il faut
recourir une fois de plus aux textes des ordonnances. Deux registres y
sont distingués : l’un, comme on l’a vu, est en continuité étroite avec
l’objectivité même des choses utiles à la vie sociale ; l’autre est moins
nettement ébauché et ne commence à se préciser qu’avec
l’ordonnance dite Cabochienne, rendue par Charles VI en 1413, à la
suite des grands désordres que la guerre avec l’Angleterre avait
provoqués dans le royaume19. Si l’on compare cette disposition de
police générale avec l’ordonnance de 1350, cette dernière reste encore
liée à un domaine particulier, celui des denrées. Dans la
Cabochienne, au contraire, l’expression « police générale » signale
que l’intervention du roi dans la chose publique est globale. Édictée à
la suite d’un « lit de justice », circonstance solennelle où, dans la
chambre du Parlement et en présence de tous les notables, étaient
enregistrées des mesures prises pour le « bien public de tout le
royaume », l’ordonnance fait apparaître un élément formel,
jusqu’alors occulté, de la notion de police. Celle-ci commence à
s’affranchir de son pur alignement sur les faits de la vie matérielle de
tous les jours et dévoile son contenu de potentialités
gouvernementales. Si l’on considère l’ampleur des secteurs désormais
investis par elle – domaine royal, monnaie, impôts, chambre des
comptes, parlements et magistrats justiciers, chancellerie, eaux et
forêts, gens d’armes – la « police générale » finit par recouvrir la
presque totalité du gouvernement politique ; elle équivaut à
l’établissement d’un ordre dans le pays en son entier. Sa proximité
avec les finalités de la politique est manifeste, même si l’on est encore
loin de l’idée, propre à l’Ancien Régime, selon laquelle la politique
trouve dans la police sa forme spécifique de mise en œuvre. Ainsi,
depuis l’ordonnance Cabochienne s’amorce un long processus de
consolidation du second axe autour duquel se construit la notion de
police : non plus seulement l’axe, purement matériel, des objets
auxquels elle s’applique, mais également celui, pleinement formel, de
l’action qui les modèle et qui relève, elle, de la souveraineté. C’est par
ce biais que la police, élevée au-dessus des secteurs de la vie urbaine
qui lui reviennent traditionnellement, finit par désigner la conduite
de la chose publique en son ensemble. Vue comme une capacité
d’établir les buts et les moyens du gouvernement politique, elle peut
être figurée comme étant à l’origine de la civilisation d’un peuple.
Une communauté policée est alors une communauté où règne une
bonne police, laquelle équivaut à une bonne « constitution »
politique de la ville et du royaume. Pour autant, la signification
originaire du concept n’est pas abolie et remplacée. Ce qu’atteste
l’analyse de l’usage du terme, c’est bien plutôt l’amorce d’un
cheminement parallèle et symétrique du premier.
Par ailleurs, on retrouve un processus analogue dans l’Empire
allemand, dont le langage législatif utilise le terme Policey, emprunté
à la chancellerie du royaume de Bourgogne, depuis la moitié du XVIe
siècle. Là aussi, la notion présente deux aspects sémantiques, l’un
objectif et matériel, l’autre actif et formel. Policey indique à la fois
l’état de bon ordre d’une communauté et la pratique normative
instituant cet ordre. Depuis son apparition dans les constitutions de
l’Empire et les actes législatifs des princes territoriaux, le concept est
façonné par deux éléments statique et dynamique : l’ordre comme
condition et l’ordre comme constitution d’une autorité – l’Erhaltung
guter Policey (le maintien d’une bonne police), dont parle le code du
Württemberg de 1610, et la Policey Aufrichtung (institution de la
police), à laquelle se réfère une ordonnance du Sternberg en 153720.
À un premier niveau, donc, la police se définit comme un ordre
objectif embrassant les hommes et les choses, comme semblent le
confirmer telle formule réitérée dans les ordonnances, « bon état de
la police », ou telle expression que l’on trouve chez Oresme « le
gouverneur de la police du pays ». Au demeurant, c’est bien à cette
signification primordiale que vont se tenir certaines définitions
fournies par les dictionnaires de la langue française de la fin du XVIIe
siècle. Le dictionnaire de Furetière aussi bien que celui de l’Académie
française séparent certes la police de l’État de celle des villes. Mais le
point décisif est qu’ils mettent d’emblée en évidence, dans les deux
cas, la dimension d’ordre et de dispositif de moyens nécessaires à
l’existence d’une communauté. Selon Furetière, la police équivaut à
« Lois, ordre et conduite à observer pour la subsistance et entretien
des États et des sociétés […]. Plus particulièrement, l’ordre qu’on
donne pour la netteté et sûreté d’une ville, pour la taxe des denrées,
pour l’observation des statuts des marchands et des artisans21 ». Selon
le Dictionnaire de l’Académie française, la police est chargée de
satisfaire les besoins physiologiques qui sont en quelque sorte
immanents au corps social. Elle renvoie moins à l’hétéronomie de
l’artifice qu’à la correspondance bienveillante avec les facultés
primaires des hommes : « Ordre, règlement qu’on observe dans un
État, dans une République, dans une ville. […] Plus particulièrement
ordre qui s’observe dans une ville à l’égard de la conduite des
habitants, de la vente des marchandises, des denrées22. » Certes, la
police apparaît bien comme un résultat de l’activité humaine ; mais
elle est commandée par les exigences naturelles de la vie avec les
autres et, en cela, elle apparaît aussi comme une fonction naturelle.
Sans qu’on puisse jamais la confondre avec une loi naturelle, parce
qu’elle adhère aux événements historiques, elle n’en apparaît pas
moins essentiellement et fondamentalement comme une condition
d’existence interne à la société.
Dans son acception la plus conventionnelle, cependant, c’est cette
émergence d’un profil subjectif, liée à l’impulsion directrice des
affaires étatiques, qui finit par s’imposer. Le concept de police peut
ainsi accéder à une certaine autonomie en même temps qu’à une
certaine neutralité et à une certaine généralité de contenu : il
n’implique rien d’autre qu’une capacité à envisager d’une manière
autonome les fins et les moyens nécessaires pour déterminer un ordre
adéquat à tous les domaines de la vie. Le Dictionnaire de l’Académie
française mentionne en dernier lieu cette acception extrêmement
large : « Ordre et règlement de quelque chose que ce soit. » « Police »
devient le processus transitif que désigne le verbe « policer »,
autrement dit gouverner ou régir. À la fin du XVIIe siècle, Domat
reconnaît à la police une toute-puissance ordonnatrice qui va jusqu’à
permettre de qualifier la totalité de tout pouvoir temporel en tant que
tel, c’est-à-dire distinct de l’autorité religieuse : « La police universelle
de la société […] règle chaque nation par deux sortes de lois qu’on
appelle les Lois de l’État, qui règlent les manières dont les Princes
souverains sont appelés au gouvernement, ou par succession, ou par
élection : celles qui règlent les distinctions et les fonctions des
charges publiques, pour l’administration de la justice, pour la milice,
pour la finance, et des charges qu’on appelle Municipale ; celles qui
regardent le droit du prince, son domaine, ses revenus ; la police des
Villes, et tous les autres règlements publics. La seconde est de ces Lois
qu’on appelle de droit privé, qui comprend les lois qui règlent entre
les particuliers, les conventions23. » Entre ce sommet d’emphase et
d’abstraction où Domat place la police et cette opacité tout empirique
des minuscules objets où son action se laisse traditionnellement voir,
apparaît un enjeu politique à partir du moment où la police devient
l’instrument privilégié du pouvoir monarchique.
Contre le schéma ainsi esquissé, on pourrait soulever une objection
assez simple en observant que, d’un point de vue matériel, la police
s’inscrit nécessairement dans une dimension municipale, tandis que
le niveau formel de sa notion se borne aux ordonnances relatives au
Royaume – de sorte qu’une telle distinction n’aiderait guère à
comprendre que la distance qui sépare le gouvernement d’un État de
celui d’une ville. Mais, si l’on peut s’étonner qu’un travail sur la
police fasse l’économie d’une description précise des réalités
particulières à telle ou telle ville, il faut préciser qu’il n’est pas
question ici de comparer les pratiques du gouvernement local avec
celles du gouvernement étatique. Il s’agit de prendre plutôt acte du
fait que, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, l’usage de plus en
plus fréquent d’ordonnances générales pour régir – ou pour prétendre
régir – la totalité des rapports publics rend une séparation entre
police du royaume et police des villes moins pertinente
méthodologiquement24. En outre, ce qui nous intéresse ici et fait
l’objet de notre travail, c’est la police en tant que rationalité
gouvernementale. La genèse de l’institution s’enracine certes dans la
ville, et c’est bien dans la ville qu’ont été d’abord façonnées les
techniques grâce auxquelles les autorités publiques cherchent à
maîtriser un territoire, à contrôler ses habitants et à organiser les
rapports qu’ils entretiennent entre eux ; mais cela n’empêche pas que
l’on choisisse de s’intéresser plutôt à la mise en œuvre du même
modèle au niveau étatique. Au lieu de tenir séparées la police des
villes et celle du royaume, il faut chercher à atteindre la fonction de
relais que les techniques gouvernementales parviennent ou non à
remplir. Il s’agit d’envisager l’un des soucis les plus pressants pour la
souveraineté à partir du XVIIe siècle : comment gouverner un État à
l’instar d’une ville (le modèle restant la police de Paris) ? Comment
un organisme qui s’est constitué en État peut-il traduire le principe
juridique de sa souveraineté dans une série d’actions efficaces sur les
hommes et les choses ? La souveraineté doit être saisie à la frontière
même de son discours, là où la puissance de la loi doit forcément se
prolonger dans tout un faisceau de règlements qui appartiennent à
l’action plus proprement administrative de l’État.

Premiers jalons
Pour suivre l’essor conceptuel de la police, ainsi que celui du
pouvoir gouvernemental dont l’idée se développe avec elle, il
convient de classer une fois de plus les lois royales, tout en étendant
l’analyse à la réflexion politique et juridique qui prend consistance à
partir du XVIe siècle. En repérant les contenus des ordonnances, nous
pourrons apprécier tout d’abord la portée de l’investissement de
certaines situations sociales par la police et tenter d’analyser ensuite
le dédoublement qui s’opère dans le statut rationnel de celle-ci. Au
cours du XVe siècle, le mot continue à revêtir une signification
ambivalente. Sans conduire à d’inextricables apories, les deux
registres cohabitent sans mal dans le langage solennel de la
chancellerie. Cette féconde ambiguïté s’aperçoit bien dans certaines
clauses de style. Il en est ainsi dans le Règlement édicté par Charles VI
en février 1415, où est abordé le problème classique de la distribution
des marchandises à Paris. Le préambule renvoie plusieurs fois au
« bien public » qu’il faut « maintenir et conserver en très bonne
police », ainsi qu’à la ville et à ses habitants, aux marchands et aux
marchandises qu’il faut garder « en bon régime et vrai police25 ». On
reconnaît aisément les deux plans de signification du terme : une
double dimension objective – l’ordre inhérent à
l’approvisionnement – et subjective – la capacité à créer une
discipline de la vie quotidienne. Il faut souligner de plus une certaine
proximité entre les deux notions de police et de régime : ce dernier
retient encore son héritage médiéval thomiste, mais il se confond
aussi avec le gouvernement politique de l’autorité suprême. « Police »
et « régime » peuvent ainsi désigner la conduite générale des affaires
publiques prise en elle-même, abstraction faite des modalités
particulières selon lesquelles cette action est accomplie. Au siècle
suivant, Baquet parle encore de ville « policée, régie & gouvernée »,
sans que ne soit déterminé ni spécifié le sens d’aucun de ces trois
mots26.
En ce qui concerne les matières de police, pour lesquelles un édit
du 20 octobre 1508 impose l’obligation de juger gratuitement27, une
remarquable ordonnance de Louis XII du 20 octobre 1498, réitérée
dix ans après, fixe les prix et la taxe des vivres sur tout le territoire du
royaume. Une intervention du roi était devenue nécessaire parce
qu’en l’absence de contrôle exercé sur les prix la pénurie des biens
avait généré l’insatisfaction chez tous ses sujets. Pour ces raisons, le
roi reconnaissait responsables ceux qui avaient eu « le gouvernement
de la justice et de la police de nos villes et pays28 ». Deux aspects de
cette disposition méritent d’être signalés. En premier lieu, on a affaire
aux premiers rudiments d’une réglementation économique
centralisée, ce qui allait représenter un terrain d’investissement
progressif pour la monarchie. Ensuite, l’exercice de la justice et celui
de la police apparaissent souvent mêlés dans un même office : c’est le
cas du prévôt, doté par l’ordonnance du 1415 d’un pouvoir
réglementaire et juridictionnel en matière de police. Au niveau
souverain, cependant, justice et police n’occupent pas un rang égal
dans les prérogatives de la couronne. C’est dire que la figure
carolingienne du roi justicier incarne encore par excellence l’action
de gouverner, bien mieux que les fonctions différentes. Une autre
ordonnance, rendue à Blois en mai 1498 par lit de justice, confirme
en fait que « la justice est la principale et plus nécessaire partie de
toutes monarchies, royaumes et principautés bien conduites et
ordonnées29 ». Pourtant, à coté de la justice, l’ordonnance veille à ce
que le titre appelle l’« utilité générale du royaume », formule qu’un
autre recueil de lois mentionne sous le nom de police générale30. Il
devient maintenant plus évident que la royauté n’imprime plus
seulement sa marque lorsqu’il lui faut défendre la paix sociale et
l’extension du domaine, mais aussi lorsqu’il s’agit de promouvoir
l’organisation de la vie sociale. Certes, l’idée d’une utilité du royaume
se ressent encore d’une vague conscience du lien qui doit unir la
royauté et le peuple – une dichotomie que d’ailleurs la théorie
juridico-politique du XVIe siècle s’attachera à renforcer plutôt qu’à
nuancer. Toutefois, cette considération pour l’utilité du royaume, qui
ne se borne plus à des formules protocolaires et se détache
maintenant comme une véritable fonction correspondant à la réalité,
révèle une tendance de la monarchie à « connaître » les affaires de la
communauté autrement que sous la forme traditionnelle de conflits à
résoudre par les juges.
La création d’un lieutenant de robe courte s’inscrit dans le cadre de
cet accroissement des compétences attribuées à la police. Il vient
s’ajouter à chaque siège juridictionnel où officiaient déjà les
lieutenants de robe longue (baillis, sénéchaux, prévôts),
administrateurs de la justice civile et criminelle. L’institution de cette
nouvelle charge remonte à François Ier en 1526, mais elle ne
deviendra effective qu’à partir de l’édit d’Henri II en 1554. Elle
répond à l’exigence de garantir la sûreté publique menacée par la
masse de gens sans aveu qui envahissait les villes, afin de « purger et
nettoyer notre royaume de tous crimes, délits, maléfices31 ». L’édit
définit des activités qui relèvent dans leur ensemble d’une autorité
juridictionnelle, car le lieutenant de robe courte est dans un état de
subordination par rapport aux juges. Au cours du XVIe siècle, en effet,
la localisation de la police dans un contexte où elle reste soumise à la
fonction générale de rendre la justice apparaît encore comme la règle
générale. Les collections législatives de l’époque en font
suffisamment preuve. Dans le répertoire rédigé par Fontanon32, le
critère de subdivision des matières réglées par les lois royales est assez
révélateur des difficultés qu’il semble y avoir encore à affranchir la
police de l’incontournable sphère de la justice pour lui faire jouer un
rôle plus en conformité avec l’exercice réel du pouvoir politique
royal. D’après Fontanon, la police n’est en fait identifiée que comme
matière du ressort des maréchaux, des juges mineurs et provinciaux
(baillis, sénéchaux, prévôts et châtelains), tandis que l’expression de
la prérogative la plus politique de la couronne se trouve encore dans
les cours souveraines (Parlement de Paris et des autres villes, Grand
Conseil, Maître des requêtes). Le pouvoir gouvernemental du roi sur
le territoire et les sujets s’impose à travers ces cours33. Si l’on s’en tient
aux objets assignés à la juridiction du Parlement de Paris par
l’ordonnance de Moutils-les-Tours sur la réformation de la justice
en 1453 – archétype du code français de procédure –, on voit quel
domaine de la puissance politique et gouvernementale est attaché
aux arrêts de la cour. Celle-ci s’occupe des causes relatives au
domaine royal, aux droits qui appartiennent à la royauté, aux pairs
de France, aux prélats, chapitres, comtes, barons, villes,
communautés, échevins34. Tels sont les objets à propos desquels se
déploie la puissance souveraine de la monarchie.
À une époque où la justiciabilité continue de définir la position des
sujets à l’égard de la puissance politique, la police est encore loin
d’avoir acquis les caractères institutionnels qui la situent au rang
souverain. C’est même comme limite à un usage absolu du pouvoir
royal qu’elle était conçue par le jurisconsulte savoyard Claude de
Seyssel, dans La Grande Monarchie de France parue en 1519. Avec la
religion et la justice, la police constitue un frein à l’arbitraire du roi
lorsqu’il s’agit de sa capacité à disposer des biens du royaume. C’est
pourquoi la police garde « la conservation du royaume en universel et
particulier35 » telle que l’avaient fixée les ordonnances dès les débuts
de la monarchie française. Voilà donc une idée de police qui s’appuie
sur la nécessité d’esquisser les traits d’une « chose publique »
caractérisée par l’éternité et la permanence. Le principe de
l’inaliénabilité du domaine royal, qui devait être fixé par l’édit de
Moulins vingt-cinq ans plus tard, est censé être la garantie de
« l’entretènement des sujets de tous États en bon accord et au
contentement de chacun36 ». Or c’est précisément là que se trouve le
but de la police, laquelle se définit comme un ordre séculaire visant à
la « conservation & augmentation du Royaume » (rem publicam
conservare et augere, disait le droit romain37). Il s’agit certes d’une
intuition assez vague, où l’expression « conservation & augmentation
du Royaume » doit être comprise sous l’angle juridique de
l’établissement du domaine plutôt que sous celui de la prospérité
économique. Pourtant, dans le discours de Seyssel, la notion de
police conserve la trace d’un certain ordre matériel préétatique qui,
tout en ratifiant la distance qui sépare la police proprement dite et le
pouvoir politique, conditionne en même temps l’espace auquel
s’applique la souveraineté.
Pour que la police commence à assumer une fonction plus précise
au sein de la monarchie, il faut attendre le début du XVIIe siècle,
lorsque apparaît le Traité des seigneuries par Charles Loyseau, premier
ouvrage, probablement, à envisager avec succès, selon une démarche
moderne et irréversible, les tâches différenciées du gouvernement. Ce
qui dans les ordonnances se contentait d’enregistrer la simple donnée
historique d’un intérêt croissant de la monarchie à l’égard des faits de
police, devient chez Loyseau l’objet d’une mise en ordre et d’un
traitement doctrinal cohérent. Il reconnaît d’abord dans la police une
branche spécifique du droit, distincte du droit civil, du droit criminel
et du droit procédural. C’est surtout par rapport à ce dernier qu’est
soulignée la diversité fonctionnelle de la police. L’intuition d’une
divergence de fond entre administration de la justice et police était
déjà apparue, d’une manière empirique, à l’occasion d’un édit
d’Henri II en 1547. En déclarant l’incompatibilité entre les charges
d’échevin et de prévôt et celle de membre d’une juridiction –
souveraine ou non –, cette disposition visait à réaliser l’utilité et le
bien-être des villes. Pour atteindre ce but, il fallait « laisser
l’administration aux bourgeois et notables marchands des villes qui
ont connaissance, soin et cure d’administration des deniers et qui ne
sont si ordinairement occupés et détenus en autres affaires, que nos
officiers et ministres de justice38 ». L’idée d’une diversification des
facultés gouvernementales est bien ici amorcée : rendre la justice et
procurer le bien-être de la communauté sont deux choses bien
distinctes. Soixante ans plus tard, Loyseau aborde ainsi cette même
question : le droit de police consiste à « pouvoir faire des règlements
particuliers pour tous les citoyens de son district & territoire : ce qui
excède la puissance d’un simple juge qui n’a pouvoir que de
prononcer entre le demandeur & défendeur : & non pas de faire des
règlements sans postulation d’aucun demandeur, ni audition d’aucun
défendeur, & qui concernent & lient tout un peuple, pouvoir qui
approche & participe davantage de la puissance du Prince que non
pas celui du Juge, attendu que ces règlements sont comme lois, &
ordonnances particuliers, qui aussi sont appelées proprement
Édits39 ». Cette définition limpide est un bon témoignage de la
mutation qui s’est produite au sein de la monarchie au cours du XVIe
siècle. Loyseau peut soutenir que la police relève de la puissance
souveraine, dans la mesure où la figure traditionnelle du roi
dispensateur de justice est désormais en concurrence avec une
vocation d’une autre nature – celle qu’exprime notamment la théorie
du roi législateur élaborée par le chancelier Michel de l’Hôpital, qui
s’efforce de la rattacher à la tradition ancienne du droit français. À
l’instar du greffier De Tillet, le dessein du chancelier était en
particulier de destituer le Parlement de Paris de toute prétention
législative, en lui reconnaissant la seule compétence judiciaire. En
revanche, le roi et son conseil étaient les dépositaires exclusifs de
l’action de donner la loi, c’est-à-dire du soin des intérêts généraux du
royaume. Dans cette répartition, les États généraux, ancienne
articulation du Parlement parisien, remplissaient un rôle consultatif
pour les matières de droit public lorsque le roi s’apprêtait à prendre
des édits dans ce domaine40. La mise en place politique de la théorie
de l’Hôpital s’annonce dans les ordonnances qui, de 1561 à 1579,
règlent la totalité des rapports de droit public. C’est d’abord
l’ordonnance rendue à Orléans en janvier 1561 sur les plaintes des
États généraux, et qui comprend des mesures sur le clergé, la justice,
la police et les seigneuries ; elle est suivie par celle de Moulins en
février 1566, qui réforme la justice et traite aussi de la police41. Mais
c’est surtout la vaste ordonnance sur la police du royaume rendue à
Blois en mai 157942, où se manifeste la tendance monarchique à
utiliser l’instrument législatif pour établir les structures
fondamentales d’un droit public national. Ce texte aborde une
grande variété de sujets, depuis l’organisation de la justice jusqu’aux
régimes des hôpitaux, en passant par les universités et les offices, la
discipline ecclésiastique et les faits de police, tout en assurant les
conditions d’un progrès de la puissance politique et législative du roi
(du moins en principe, compte tenu de la concurrence des statuts des
villes et des communautés d’habitants, des privilèges des
corporations, des droits féodaux, du droit canonique et surtout de
l’activité réglementaire des parlements).
La répartition des compétences que propose Loyseau relativement à
l’exercice du droit de police doit être considérée à la lumière de ces
nouvelles capacités du souverain par rapport aux autres institutions
du royaume. Contrairement à Bacquet, Loyseau n’hésite pas à
reconnaître aux barons de France le droit d’adopter des règlements de
police – un droit qui, en raison de son origine seigneuriale, ne
dépend de l’investiture de personne. Mais la reconnaissance de cette
légitimation originaire est aussitôt réintégrée au sein d’un pouvoir
public dont l’espace normatif reste délimité foncièrement par les
ordonnances royales : « Comme le seigneur souverain peut faire des
lois générales : aussi le seigneur suzerain & subalterne ayant l’entier
commandement, peut faire des règlements particuliers pour ses
justiciables. Mais aussi, comme le Seigneur subalterne doit lui-même
obéir aux lois de son souverain, aussi en premier lieu ses règlements
particuliers doivent être accordants, quoique ce soit non répugnants,
aux lois du prince. Secondement ils doivent être fondés sur quelque
considération, qui soit particulière, au lieu, où ils se font, parce
qu’autrement c’est au prince souverain de pourvoir par lois générales
aux nécessités communes de son État43. »
Dans l’édifice « constitutionnel » ainsi dessiné par le juriste, la
police comme matière est placée au sommet de la souveraineté et elle
devient l’objet d’ordonnances générales ; mais elle n’en concerne pas
moins en même temps le niveau local, puisqu’elle reste reliée aux
besoins les plus contingents. Il s’agit là d’une intuition extrêmement
féconde. À partir du XVIIe siècle, la puissance monarchique s’efforcera
précisément de concilier l’exercice d’une souveraineté s’imposant par
les instruments généraux de l’ordonnance (qui porte sur plusieurs
matières) et de l’édit (qui porte sur une seule matière) avec les
objectifs spécifiques et précis d’un gouvernement social censé gérer
l’utilité publique. Pour la souveraineté, la tâche stratégique décisive
consistera alors à adapter un instrument législatif à vocation
globalisante à des objets qui requièrent, eux, une attention
particulièrement minutieuse. En termes politiques, il s’agit d’assurer
la maîtrise du pouvoir royal sur un territoire et sur sa population de
manière que l’action de gouverner ne demeure plus tributaire de la
discontinuité dans laquelle s’accomplit la fonction de rendre justice.
Il s’agit d’établir entre le roi et les sujets un lien – Loyseau parle
précisément de « règlements qui lient tout un peuple » – tel que
l’obéissance des sujets répond moins à l’autorité du pouvoir qu’à
l’efficacité de ses actes.

Les enjeux gouvernementaux de la souveraineté


Les théoriciens du XVIe siècle avaient amorcé une réponse aux
problèmes nés de l’aménagement de l’État territorial en élaborant,
par une doctrine de la souveraineté, une légitimation essentiellement
juridique du pouvoir royal. Ils reprennent les instruments
conceptuels élaborés par les juristes médiévaux pour définir la
position de transcendance du souverain tant à l’égard des lois plus
anciennes qu’à propos de celles faites par lui-même : « Le prince ne
peut pas se lier les mains44. » Cette formule, d’abord élaborée par les
canonistes au profit du pape et généralisée par Bodin pour
caractériser la souveraineté comme pouvoir de dernière instance,
assoit la continuité de l’État sur la place symbolique qu’occupe le roi
plutôt que sur ses actes eux-mêmes.
À partir de cet arrière-plan conceptuel sur les fondements de l’État
souverain, l’action gouvernementale de la monarchie au XVIIe siècle se
trouve confrontée à un problème vital : comment investir cette
souveraineté, quel usage faire de sa force, comment combler la
distance entre l’instance souveraine et son domaine d’application ?
Depuis le XVIIe siècle, la puissance royale va se mesurer avec le défi
d’avoir à séculariser son éminence souveraine : ayant déjà atteint ce
résultat sur le plan juridique, il lui faut le traduire sur le terrain
politique. L’exercice du pouvoir de police commence à déployer une
activité importante vers la fin du XVIe siècle. Pourtant, il existe
toujours un hiatus entre la réalité législative et la réflexion savante à
propos de l’espace particulier que la police occupe au sein de la
souveraineté. Bien que Loyseau reconnaisse explicitement le droit
souverain à faire des règlements de police, cette compétence est
néanmoins ramenée au droit primaire de faire les lois. Ce droit
définit la constellation juridique où se répand la souveraineté, à côté
du pouvoir de « créer Officiers, arbitrer la paix et la guerre, avoir le
dernier ressort de la Justice & forger monnaie45 ». La souveraineté ne
laisse donc aucune place spécifique à l’action de police en tant que
marque autonome du pouvoir souverain.
En revanche, sur le versant des ordonnances royales, on peut
constater que l’évolution sémantique décrite plus haut est
pratiquement achevée. Les objets investis par la police gagnent en
consistance et extension. L’édit de Charles IX de
février 1567 confirme que les choses qui dépendent du fait de la
police sont « vivres, marchandises, œuvres et semblables46 ».
L’attention portée au commerce ne cesse de croître, comme le montre
l’édit de janvier 1572, qui interdit d’acheter à l’étranger des produits
dont les matières premières proviennent de France, ce qui vise à
établir un contrôle sur les prix ; ou bien encore la lettre patente de
novembre 1577, qui réitère cette forme de politique protectionniste47.
Une autre urgence presque endémique sollicite l’attention du
pouvoir royal en sa qualité de titulaire de l’action de police : c’est
l’entretien des pauvres. Il est bien connu que cette question avait été
régulièrement soulevée dès l’époque carolingienne48, mais c’est
surtout vers la moitié du XVIe siècle que le problème prend une
dimension tragique, à cause des guerres de religion. L’édit d’Henri II
en juillet 1547 concernant la situation à Paris distingue ceux qu’on
appellera les « pauvres honteux », malades et invalides à assister, et
les « pauvres mendiants », qu’il faut emprisonner ou bannir49.
L’ordonnance de Moulins de février 1566 et plus encore les
instructions du Parlement de Paris de la même année étendent à tout
le royaume des mesures d’abord envisagées pour Paris. Cette
extension porte notamment sur la fonction des hôpitaux et sur les
tâches attribuées à un réseau de commissaires aux pauvres désignés
dans chaque ville. Autour du traitement de la pauvreté50, une urgence
endémique pendant tout l’Ancien Régime, la police connaît une
phase décisive de son développement politique et social, en tant que
mode spécifique de gouvernement. Au cœur du dispositif mis en
place par l’autorité publique, on trouve la misère matérielle et morale
des populations, la production et l’échange des denrées. À cela
s’ajoutent les troubles politiques qui ébranlent le pays pendant la
seconde moitié du siècle. Face aux ravages des guerres de religion, les
dispositions de police s’imposent comme un instrument
indispensable pour rétablir dans la société un ordre élémentaire. En
butte aux coups portés par les factions religieuses et confrontée à la
menace d’un effondrement de l’ordre politique et social, la
monarchie commence à prendre conscience de ses propres moyens
gouvernementaux. Grâce au caractère radical des besoins auxquels
elle doit pourvoir, la police réussit à s’installer de fait au cœur de
l’enjeu politique de la fin du siècle. Parmi les guerriers de Dieu, le
pouvoir souverain peut se proclamer vainqueur parce qu’il instaure
un ordre matériel qui touche à l’essence humaine de ses sujets, tout
en dépassant leurs clivages confessionnels. L’édit de Nantes marque
certes l’essor d’une souveraineté qui, vue d’« en haut », se prévaut
d’une légitimité juridique correspondant à celle que formule le parti
des « politiques » ; mais en même temps, par l’attention pointilleuse
qu’elle porte aux faits de police, cette souveraineté trouve de
nouveaux moyens pour coaguler le corps social autour d’une raison
étatique. En refoulant les antagonismes hors du terrain
confessionnel, l’État territorial naissant s’organise autour de trois
objectifs : la tranquillité, la sécurité et l’ordre. Telle est du moins la
thèse formulée par Carl Schmitt, qui décrit ainsi l’avènement d’un
État au sein duquel « il n’y avait plus qu’une police, la politique en
était absente51 ».
La représentation de Schmitt est suggestive mais elle n’en est pas
moins sujette à caution. La conclusion du juriste allemand est de
toute évidence conditionnée par la distinction ami-ennemi qui
structure et fonde pour lui tout le domaine du politique. Lorsque
s’évanouit le conflit à l’intérieur grâce à la pacification imposée par
l’État, la dimension de la politique disparaît pour être remplacée par
la police, qui ne serait rien qu’administration de l’ordre public. La
politique supposerait ainsi une lutte à la fois actuelle et possible ; la
police, au contraire, supposerait une lutte toujours possible mais non
actuelle. Cette démarche apparemment cohérente, où l’essor de la
police semble être conditionné par l’absence de conflits proprement
politiques, est en réalité beaucoup trop schématique. La complexité
de la situation française de la seconde moitié du XVIe siècle ne se prête
pas à ce type de modélisation. Ce sont précisément les guerres de
religion qui ont déclenché une augmentation significative des
interventions royales en matière de police. Ce n’est pas par hasard si,
en avril et en mai 1597, Henri IV a promulgué deux ordonnances qui
touchent à des matières relevant traditionnellement de la police. La
première est l’« Édit de rétablissement du système général de maîtrise
et règlement sur la police des métiers » visant à réintroduire dans les
corporations professionnelles le bon ordre troublé par les guerres
civiles, depuis que, malgré l’ordonnance de 1581, « il aurait été omis
l’ordre et police qui doit se pratiquer en la négociation, vente et
distribution de toutes sortes de marchandises et perception des droits
réunis à la couronne52 ». L’imposition d’une taxe et les formalités
prévues pour l’octroi des maîtrises permettaient d’abord au roi
d’alimenter les finances épuisées de la couronne et de remplir ses
obligations économiques envers les soldats étrangers qui avaient
défendu la cause royale. Mais, en même temps, en exerçant un tel
pouvoir de police, la monarchie consolidait sa vocation souveraine et
son droit à se proclamer la source de tout ordre du royaume. La
seconde est l’ordonnance générale « sur les faits des eaux et des forêts
et l’entretien des chemins publics53 ». On se trouve ici en présence
d’une compétence encore plus étendue de la police générale du
royaume, un accroissement entraîné une fois de plus par la nécessité
de sauvegarder le territoire des destructions de la guerre civile.
L’histoire législative atteste donc que, contrairement à la vision
sommaire de Schmitt, l’essor du pouvoir policier est bien une réponse
aux troubles du XVIe siècle, événements « politiques » par excellence54.
L’instabilité sociale engendrée par les guerres civiles constitue bien
le présupposé historique et logique du développement de la police,
instrument décisif de la mise en forme de l’État français au début du
XVIIe siècle. Lors de ces événements sanglants, l’État monarchique
expérimente sa capacité à instaurer un lien avec les sujets.
Précisément à cause des guerres civiles, la construction d’un « ordre »
apparaît comme une nécessité aussi bien réelle que théorique55.
Situations idéologiques et confessionnelles d’un côté, mais aussi
réalité sociale de l’autre : ces deux aspects ne peuvent être séparés, car
c’est au milieu d’urgences menaçantes pour la couronne que la police
devient un outil de gouvernement privilégié pour la monarchie. Ce
qui n’implique pas, insistons sur ce point, un monopole royal dans ce
domaine : les seigneurs gardent encore une compétence assez vaste et
les parlements assurent, quant à eux, une intervention continue à
l’aide des arrêts de règlement56. Mais il n’en faut pas moins souligner
qu’en cette conjoncture les domaines de police contribuent avec
force à définir l’identité souveraine et l’action du gouvernement.
Nous avons tenté jusqu’ici de détecter le long processus
d’incubation que le concept de police a connu en France. Depuis le
Moyen Âge jusqu’au seuil du XVIIe siècle, la notion se consolide dans
deux sens : alors que la ville s’épanouit comme centre privilégié de la
vie sociale, le terme « police » désigne d’emblée la réalité matérielle
des nécessités quotidiennes, et s’épuise quasiment dans cet objet. À
côté de cette acception originaire, on a tâché de repérer le profil
formel du concept qui se dégage dans le langage législatif à partir du
XVe siècle. « Police » devient alors aussi synonyme de conduite et de

direction du royaume. D’un point de vue pragmatique les deux


éléments matériel et formel se sont progressivement liés, bien qu’ils
n’aient pas réussi à atteindre une autonomie et une force telles qu’on
puisse dès le XVIe siècle parler de la police comme d’une marque du
gouvernement souverain. À ce propos, on s’est aperçu que les
ordonnances royales ont contribué à élargir le champ d’action de la
police, dont l’importance pour l’individualisation de la puissance
monarchique est devenue évidente vers la fin des luttes religieuses.
En revanche, sur le versant des juristes, on a vu, avec Loyseau, une
première tentative de spécification fonctionnelle du pouvoir de
police par rapport à l’activité juridictionnelle, encore que ce dernier
pouvoir ait été compris dans la puissance de donner et casser la loi,
prérogative royale exclusive théorisée par Bodin.
On peut conclure de tout cela qu’à la fin du XVIe siècle le concept
de police est assez nettement défini. Il faut maintenant passer à la
question fondamentale : comment la souveraineté d’Ancien Régime
a-t-elle été gagnée par cet art spécifique de gouverner qu’est la
police ? La période que couvre la réponse à cette question s’étend de
l’âge classique à la Révolution. Nous tâcherons de comprendre la
manière dont la police, plus de facto, d’ailleurs, que de scientia, s’est
dégagée du cadre rigide de la souveraineté, au profit d’une pratique et
d’une rationalité de réglementation des hommes et des biens dans
lesquelles nous reconnaissons aujourd’hui les germes de notre
condition de sujets administrés.

Une théorie politique pour la police : la « raison d’État »


Le discours sur la police classique ne peut pas être séparé de
l’apparition de ce genre particulier de savoir et de pratique qu’on
appelle « raison d’État ». Avant de poursuivre notre démarche par le
corpus législatif d’origine royale, il nous faut dégager les traits
essentiels d’une rationalité prétendant former le critère de l’action
politique et dont les effets dépassent la simple réception des théories
machiavéliennes57. Les principes fondamentaux de cette doctrine
sont résumés par la célèbre maxime de l’Italien Botero, qui définit la
raison d’État comme « la connaissance ou science des moyens
propres à poser les fondements d’une Seigneurie, à la conserver et à
l’agrandir58 ». À partir de telles prémisses, la tâche de la politique
consiste à produire un savoir qui ne procède plus des canons
théoriques abstraits mais d’une évaluation concrète et casuistique de
ce qui peut être objectivement poursuivi comme le bien de l’État. Il
va de soi qu’un tel détournement de la réflexion politique n’était
pensable qu’après Machiavel, dans la mesure où la considération
pour la réalité effettuale l’emportait désormais sur l’obéissance
inconditionnée aux principes classiques. Néanmoins, il faut bien
admettre qu’en posant le problème en termes de prospérité de la
communauté politique, on s’écarte déjà de l’horizon mental de
Machiavel, qui ne s’occupait que de la bonne fortune du prince. En
revanche, la pensée de la raison d’État contribue à élargir le discours
de la souveraineté et à en rattacher le projet au bon gouvernement de
la chose publique. L’innovation du début du XVIIe siècle réside donc
dans le fait d’avoir nettement repéré le problème de l’« État » comme
domaine de la connaissance et de l’avoir isolé des autres sphères de la
raison pratique. Certes, les théoriciens qui s’attachent à élaborer ce
nouveau champ de réflexion cherchent à qualifier la raison d’État de
« bonne » et d’« honnête », et à rejeter comme accidentelle toute
divergence par rapport aux lois juridiques, en évitant de briser les
liaisons de la politique avec le droit divin et naturel. L’événement
décisif reste cependant la mise en place d’une rationalité
gouvernementale irréductible à tout autre critère déontologique.
La conscience nouvelle à l’égard de la « chose étatique » ne peut
que profiter d’apports féconds là où l’affermissement de l’État
territorial coïncide avec l’expérience de la monarchie comme
puissance absolue. En ce qui concerne la France, Meinecke a saisi le
« rejeton » de la raison d’État sous le nom de doctrine des intérêts des
États. À l’intérieur d’un processus de parcellisation et
d’individualisation des différentes fonctions et des différents savoirs,
la monarchie française jouissait du privilège d’être représentable
comme force d’homogénéisation de la communauté politique,
comme organisme unitaire sur lequel pouvait plus facilement
s’envisager un travail de modelage. Dans ce cadre, pour en venir à des
aspects qui ont une liaison plus tangible avec le développement de la
police, nous pourrions repérer la mise en ordre des principes de la
raison d’État selon les deux lignes directrices qui se dégagent pendant
la première moitié du XVIIe siècle.
D’abord, nous trouvons un point de vue selon lequel la condition
fondamentale du bonheur étatique réside dans la continuité de
l’activité gouvernementale. C’est bien sur cette base que Botero avait
envisagé la construction d’une science de l’État capable de repérer
objectivement les règles de la conduite politique. Or cette démarche
positiviste, qui fait dépendre la croissance de l’État des progrès
obtenus dans la connaissance de tous ses éléments, est la même que
celle qui guide aussi le raisonnement du Traicté de l’Œconomie
politique d’Antoine de Montchrétien, paru en 1615. Bien que
l’expression « œconomie politique » soit encore relativement
éloignée du sens qu’elle connaîtra au XVIIIe siècle, on y trouve
pourtant la conscience que l’État est régi par un principe ordonnateur
intrinsèque, dont les rouages sont accessibles à l’homme politique, de
même que le corps humain est connaissable par le médecin. Le
célèbre avertissement adressé par Montchrétien, « une chose seule te
manque, ô grand État, la connaissance de toi-même59 », signale qu’est
désormais acquise l’identité juridique de l’État – sa subjectivité
juridique, pourrait-on dire – et que le problème de sa légitimation est
déplacé sur un autre terrain que celui des normes transcendantes
auxquelles il est subordonné. Dans le même esprit de sécularisation,
Emmerich Crucé, un contemporain de Montchrétien, souligne que
« la grandeur et le profit des États dépendent d’eux totalement60 ».
Une fois qu’est atteinte la justification de jure, il reste à l’État
souverain à la confirmer de facto à travers la bonne « ménagerie
publique ». La raison d’État offre les instruments indispensables pour
réaliser cet objectif, car « en l’État aussi bien qu’en la famille c’est un
heur mêlé de grandissime profit de ménager bien les hommes selon
leur particulière et propre inclination61 ». Certes, Montchrétien doit
bien admettre que la raison d’État ne constitue pas un corpus de
normes immuable et qu’« à nouveaux maux, nouveaux remèdes ». La
nature empirique de ce savoir s’appuie surtout sur la considération
des besoins propres à l’organisme politique lui-même et relègue au
second plan la possibilité de solutions improvisées par lesquelles le
prince met en valeur son habileté. En fait, la question de la raison
d’État repose sur un examen intégral de la vie de l’organisation
politique, à partir de son unité élémentaire, à savoir le gouvernement
domestique, « patron et modèle du public ». Cette vision de la chose
étatique ne requiert pas seulement l’emploi de la force dont l’État
dispose. Elle requiert aussi et surtout une véritable capacité à la
maîtriser, c’est-à-dire à déployer tout un appareil de mesures
destinées à chaque membre de la société : progressivement, la raison
d’État se convertit en raison sur l’État.
Seulement quelques années après la rédaction du Traicté de
Montchrétien, dans une brochure anonyme adressée au lieutenant
civil de Paris, on peut trouver le résumé de cette raison économique
appliquée à l’État grâce à l’agencement policier. Les métaphores
corporelles et du nettoyage se greffent sur l’impératif de la prospérité
selon une visée qui survit encore dans certaines expressions de la
politique contemporaine. En traitant des mendiants comme
« immondices de l’État », l’auteur souligne qu’« il en faut purger
l’État, afin qu’ils ne le gastent par leur ordure : faisant comme le
proude oeconomiste, qui à son lever fait balayer son logis, & nettoyer
les chambres de toute saleté, pour le rendre sain & agréable : Ainsi
faut-il pour bien commencer l’Oeconomie Publique, la purger avant
tout œuvre de ses fainéants62 ». Le bonheur de la communauté relève
donc de l’assainissement comme acte fondateur de l’économie
publique comme de la politique qui doit la mettre en œuvre.
La seconde orientation perceptible au cours de la première moitié
du XVIIe siècle est bien représentée par Gabriel Naudé. Cet auteur
procède à un véritable retournement de la logique positiviste qui
soutenait les arguments de Montchrétien. La raison d’État, chez
Naudé, est inséparable d’une conscience très nette des limites propres
au droit. Si la démarche de Montchrétien s’appuyait sur le présupposé
implicite d’une normalité juridique indiscutable, pour Naudé, au
contraire, l’essence de la raison d’État tient proprement à
l’irréductibilité de la situation concrète, qui requiert des « actions
hardies et extraordinaires, auxquelles les princes sont contraints
d’avoir recours, dans les affaires difficiles et désespérées, contre le
Droit commun sans garder même aucun ordre, ni forme de justice,
hasardant l’intérêt du particulier pour le bien du public63 ». Naudé
repère trois moments typiques dont les coups d’État sont par
excellence la clef de voûte. Outre la naissance même des monarchies
et l’anéantissement des forces intérieures capables d’affaiblir la
puissance du prince, il considère l’hypothèse où la mise en œuvre de
ces « coups fourrés » vise au « rétablissement & à la restauration des
États & principautés, lorsque pour quelque malheur, ou pour la seule
longueur du temps, qui consomme toutes choses, ils penchent vers
leur ruine, & menacent d’une prochaine chute si bientôt l’on n’y
donne ordre64 ». Il est évident qu’il s’agit même ici d’assurer la
conservation et l’accroissement de l’État – visée qu’une longue
tradition juridique, du droit romain jusqu’à Seyssel, rattachait à la
police. Mais cette visée est maintenant poussée jusqu’à la possibilité
d’une dérogation systématique au droit.
Pour revenir à la métaphore médicale évoquée plus haut, signalons
cette analogie de fond entre les deux modèles : Naudé, qui conçoit les
coups d’État comme de véritables interventions chirurgicales65 ainsi
que Montchrétien, qui raisonnait en termes de maux et remèdes,
renversent l’image médiévale du corps souverain transcendant, ce
que Ernst Kantorowicz appelle le corpus reipublicae mysticum66. En
prêtant à l’abstraction de l’État les attributs d’un être vivant, ils
essaient d’analyser les instruments qui en favorisent une approche en
termes entièrement sécularisés. Toutefois, les modalités pour
atteindre cet objectif sont différentes dans leurs deux cas. Naudé
rejette explicitement la manière d’aborder la raison d’État selon des
règles inhérentes aux organismes politiques dans leur configuration
concrète, règles qui seraient susceptibles, en principe, d’épuiser le
problème du gouvernement politique. Tout au contraire, la raison
d’État repose sur le socle d’une action aussi improvisée qu’éphémère
et efficace – une action qui n’admet comme sa propre règle que le fait
même de son événement. La phrase célèbre selon laquelle dans les
coups d’État « l’exécution précède la sentence67 », dessine une
rationalité d’une autre nature que celle mise en œuvre par l’approche
positiviste de Botero et de Monchrétien, où toute bonne
administration est fondée sur des lois objectives, c’est-à-dire sur des
rapports de causalité bien définis.
Les deux orientations précédemment décrites sont certes à bien des
égards divergentes, mais elles n’en réussissent pas moins l’une et
l’autre à cerner un nouveau domaine de savoir et de pratique. Le but
qu’elles atteignent est le même : l’objectivation de l’identité étatique.
Lorsque plus tard la police se trouvera placée au cœur du dispositif
monarchique, elle conservera ce mode de rationalité, tout à la fois
hétéroclite dans ses tactiques et cohérente dans sa stratégie. D’un
côté, la police apparaîtra comme le canal privilégié par lequel la
souveraineté se répand dans l’organisme même qu’elle habite et se
donne les moyens de connaître sa propre force, selon le vœu de
Montchrétien : la mise en place d’un appareil de connaissances
étroitement liées aux mécanismes de contrôle et de réglementation
de la vie dans les villes puis, à partir de Colbert, dans l’ensemble du
Royaume, obéit bien à cette logique. D’un autre côté, la réalisation de
ce dessein exige une rationalité normative nouvelle : non pas celle de
la loi générale, mais celle de la mesure ponctuelle et spécifique,
toujours dictée par les circonstances. Dans la seconde moitié du XVIIIe
siècle, nous retrouvons cette vision « souple » de la raison d’État chez
un théoricien aussi important que Réal de Curban : « La Raison d’État
doit être employée non comme la règle de Polyclète qui demeure
toujours droite et inflexible ; mais comme la règle Lesbienne qui plie
facilement & qui s’accommode à toutes sortes d’ouvrages68. » On
pourrait ainsi considérer la police de l’époque classique comme une
pratique qui s’essaie à combler l’écart qui, d’un point de vue tactique,
affecte la doctrine de la raison d’État. Elle permet la jonction entre un
projet de gouvernement des hommes et des choses et une
multiplicité fort disparate d’instruments toujours conditionnés par le
cas concret. La police apparaîtra alors comme une stratégie
gouvernementale à double profil : aménagement capillaire de
l’emprise du pouvoir souverain sur une population et sur un
territoire ; mais aussi, capacité de répondre immédiatement aux
sollicitations d’une réalité qui déborde toute intention de maîtrise
préalable.
Pour achever cette esquisse sommaire de ce cadre théorique qui
accompagne l’essor de la police, il faut enfin s’arrêter sur un autre
versant de la pensée politique et morale du début su XVIIe siècle. Il
s’agit de cette approche de la politique à travers des catégories
morales, comme la prudentia civilis (Juste Lipse) ou la « sagesse »
(Charron)69. Influencé par le néostoïcisme du XVIe siècle, Lipse insiste
sur la capacité d’automaîtrise du sujet, qui le prédispose à se
soumettre docilement à l’autorité publique. Mais le passage de cette
dimension privée à une dimension publique de la prudence, qui
aboutira à la version sceptique de la raison d’État, fait ressortir le
concept moins pur de prudentia mixta. Ce dernier mode de la
prudence implique toutes les ruses (fraudes) qui doivent conduire à la
compréhension de l’utile dans la vie politique70. Dès lors, cette
notion de prudentia opère dans deux directions : elle régit la conduite
individuelle et contribue par là à forger le statut de sujet assujetti,
destinataire de la volonté normative de la puissance souveraine et
donc de son bras le mieux équipé, la police. Mais, au niveau de la
conduite politique, la prudentia perd la fonction instrumentale qui lui
était dévolue par rapport aux autres vertus morales, dans la tradition
d’Aristote : la prudence se situe désormais au cœur de la raison d’État
et constitue à elle seule un véritable art de gouverner71.
Ce détournement apparaît encore plus évident chez Charron, qui
élabore une théorie circonstancielle de la politique déjà esquissée par
certains auteurs sous Charles V (seconde moitié du XIVe siècle72).
Charron se livre à la recherche d’un compromis entre les principes
clairs et objectifs de la politique et les qualités personnelles qu’exige
la bonne conduite de l’État. En fait, la connaissance de l’État et la
vertu du souverain attentif au bien public sont les deux piliers du bon
gouvernement. Puisque, souligne Charron, la prudence politique est
une doctrine « vague, infinie, difficile & quasi impossible de ranger
en ordre, clore & prescrire en préceptes73 », il faut la doter d’un savoir
sur l’État, c’est-à-dire d’une connaissance du peuple et de la
souveraineté. Cette connaissance ne porte pas sur l’État en abstrait,
« mais en particulier [sur] celui que l’on a au main, sa forme, son
établissement, sa portée, c’est-à-dire s’il est vieil ou nouveau, escheu
par succession ou par élection, acquis par les lois ou par les armes, de
quelle étendue il est, quels voisins, moyens, puissance il a. Car selon
toutes ces circonstances & autres, il faut diversement manier le
sceptre, serrer ou lâcher les ruses de la domination74 ». Cependant, la
connaissance de l’État se réduirait à un outil acéphale sans l’éclairage
de cette vertu publique « qui chemine un peu autrement que celle des
privez ». En fait, pour le salut public, il faut se comporter « comme les
mères & médecins qui amusent & trompent les petits enfants & les
malades pour leur santé75 ».
La pensée de la raison d’État se nourrit donc de cette ambivalence
irrésolue : une représentation déployée des forces constitutives de
l’État d’un côté, une limite d’accessibilité aux arcana de l’action
politique, de l’autre76. Le développement de la police à l’âge classique
participe de cette double modulation. Elle fournit à la monarchie un
appareil d’investigation et un faisceau de données sur le territoire, sur
les habitants et sur tout ce qui affecte la circulation des hommes et
des biens dans le royaume. Et la pensée économique mercantiliste se
chargera précisément de donner consistance à cette idée de
circulation. En même temps, la police fait pénétrer l’autorité
politique dans la vie urbaine, tout en apportant une « mesure » au
problème que les situations singulières posent à la durée matérielle et
morale d’une communauté. On pourrait alors concevoir la police
comme un dispositif gouvernemental qui essaie d’opérer un raccord
entre les deux tendances fondamentales de la raison d’État : d’un
côté, prétention à comprendre et à maîtriser la « chose étatique » à
l’aide d’un savoir objectif ; de l’autre, échec latent et remise en
question indéfinie de cette même aspiration. La règle de police se
révèle, du point de vue du pouvoir politique, comme l’instrument le
plus souple pour s’adapter aux nécessités gouvernementales
contingentes. Face à un tissu normatif que les ordonnances royales
aussi bien que les arrêts des parlements assurent d’une manière stable
mais superficielle, la logique de la police apparaît là où le désordre
des choses mine l’agencement du droit. Tout comme le tonnerre qui
éclate sans avertir77, la mesure de police commence à s’imposer
comme un vecteur original de normativité.
Cet encadrement du thème de la police à l’intérieur de la
philosophie pratique nous introduit à une première compréhension
du phénomène en tant qu’il est lié à une perspective de
gouvernement général. Il reste maintenant à vérifier, à la lumière de
quelques documents législatifs, la nouvelle place qu’occupe le
dispositif policier. La politique mercantiliste constitue l’arrière plan
économique sans lequel ne peut se comprendre l’essor de cette
institution depuis la seconde moitié du XVIIe siècle. En supposant que
la richesse d’un pays réside dans une intervention étatique assidue et
capillaire, la recette mercantiliste fait appel à la police pour
« conduire l’homme à la plus parfaite félicité dont il puisse jouir en
cette vie78 ».
La police mercantiliste
À l’époque de Colbert, comme on le sait, la puissance monarchique
élabore une manœuvre de pénétration dans les rapports sociaux au
nom de l’ordre. La population et le territoire sont les axes de
déploiement de la stratégie mercantiliste, qui vise à concilier intérêts
privés et intérêts collectifs par une série d’interventions différenciées.
Dans la mise en place de ce dessein, le renforcement de l’appareil
policier dans l’organisation des villes est essentiel79. Habituellement,
on fait coïncider le tournant décisif de son histoire avec l’édit de
mars 1667, « portant création d’un lieutenant de police à Paris80 ».
Auparavant, la compétence dans ce secteur était morcelée en un
ensemble de tribunaux qui disputaient au prévôt la prérogative de
juger et de rendre des règlements. L’ancien bureau de police, qui
devait faire respecter les ordonnances et juger sur les contraventions
signalées par les agents, était un organisme trop lent81. La
réunification en 1630 des charges de lieutenant criminel et civil, au
profit de celui-ci, n’avait pas suffi à assurer l’essor d’un appareil où la
fonction de rendre la justice se mêlait à la fonction réglementaire.
Dès lors, on arrive à l’édit de mars 1667. Le texte de cette loi est un
abrégé de philosophie policière. Le rôle institutionnel du pouvoir de
police par rapport aux autres fonctions publiques, sa sphère
d’application, ses finalités politiques, son outillage technique
apparaissent bien définis.
D’abord, l’ordonnance justifie la création d’un lieutenant de police
à côté du lieutenant civil, pour séparer l’administration de la justice
contentieuse de l’activité de police proprement dite. Il s’agit en
substance de la prise en compte, sur un plan pragmatique, de ce que
Loyseau avait envisagé du point de vue théorique au début du siècle.
Et d’ailleurs, au XVIe siècle déjà, Bacquet avait compris que « le droit
de Justice ne contient en soi le droit de Police », bien qu’il n’eût pas
ultérieurement développé cette intuition82. En réalité, l’édit met
toujours au nom de la police un certain nombre d’activités
juridictionnelles et pas seulement réglementaires. Toutefois,
l’exclusion du champ du procès civil qui s’occupe des différends de la
vie privée et, par conséquent, le repérage d’un espace de relations
publiques entre l’individu et l’autorité gouvernementale, par le relais
de l’intérêt général, méritent d’être signalés. Il ne s’agit pas tant de
répartir les torts et le bon droit entre particuliers, mais de réaliser des
buts censés être conformes à un certain ordre social et politique. Pour
atteindre cet objectif, un arrêt juridictionnel convenait aussi bien
qu’une mesure réglementaire, d’autant plus que les deux actes
pouvaient se trouver réunis comme dans le cas des arrêts de
règlement des parlements. À ce propos, il faut noter le décalage entre
la pratique législative et la doctrine juridique. Cardin Le Bret, par
exemple, perçoit que le caractère propre à la justice, à savoir « d’être
ferme & constante en ses Ordonnances & ses Décrets », ne peut pas
s’adapter aux règlements de police « qui ne passent jamais en force de
chose jugée, mais qui se changent & se varient selon les diverses
rencontres des temps83 ». Toutefois, dans la perspective monarchique
du temps, une telle distinction ne revêt pas encore de signification
bien particulière. Le gouvernement royal est intégralement absolu et
donc insensible à certaines subtilités propres aux jurisconsultes, dont
les potentialités politiques, encore virtuelles, n’allaient être rendues
manifestes qu’au siècle suivant.
Quant aux domaines de réalité investis par le pouvoir de police,
l’édit de 1667 énonce d’une manière très minutieuse les compétences
du lieutenant. Ce sont, en substance, celles qui allaient figurer dans le
grand Traité de Delamare, lequel fut commissaire au Châtelet
de 1673 à 1710, d’abord sous la lieutenance de La Reynie, premier
magistrat chargé de la nouvelle tâche, puis sous d’Argenson84.
Toutefois, la donnée la plus remarquable concerne le repérage clair
des finalités attachées au gouvernement de police. Jusqu’alors, aucun
texte législatif n’avait proposé une vue aussi précise de l’essor propre
à cette institution. La police « consiste à assurer le repos public et des
particuliers, à purger la ville de ce qui peut causer des désordres, à
procurer l’abondance et à faire vivre chacun selon sa condition et son
devoir85 ». Ce qui dans le corpus normatif précédent n’apparaissait
encore que de façon partielle et contingente, l’édit de 1667 l’expose
comme de véritables axiomes de la rationalité gouvernementale. La
protection de la tranquillité publique et le soin de
l’approvisionnement de la communauté, qui étaient
traditionnellement les deux axes porteurs de la police, acquièrent une
dimension nouvelle à l’intérieur du projet globalisant de « faire vivre
chacun selon sa condition et son devoir ». Comme Turquet de
Mayerne l’avait déjà observé au début du siècle, la fonction de la
police est précisément « la bonne conduite & juste adresse des
occupations & vocations des hommes particuliers86 ». Bien que
l’exercice de la police ne soit pas une prérogative exclusive de la
monarchie, on voit s’amorcer ici l’idée que la souveraineté peut y
trouver les moyens propres à rendre sa position d’éminence à l’égard
de ses sujets plus efficace. Le caractère très général de cet énoncé
normatif correspond à l’étendue illimitée d’un pouvoir destiné à
maîtriser tous les ressorts de la vie sociale et à fournir à celle-ci ses
conditions d’existence.
Une ordonnance de décembre 1666, relative à la propreté et à la
sûreté des rues dans Paris et dans d’autres villes, laisse percevoir déjà
quelques prodromes de cette visée ordonnatrice. C’est le véritable
ressort de la logique policière que le préambule rappelle : « Nous
voulons bien descendre jusqu’aux moindres choses, lorsqu’il s’agit de
la commodité publique87. » Tel est le noyau politique fort de
l’institution : l’attention au détail, à la valeur marginale des choses,
comme s’il était toujours possible d’ajouter à la réalité une parcelle
d’ordre supplémentaire. Cette idée de perfectibilité infinie fait
apparaître, à côté du roi justicier, la figure du roi administrateur et
bienveillant, d’un roi pasteur de son troupeau, au sens même où
l’entend, dans la seconde moitié du siècle, la théocratie de Bossuet :
« Paître, dans la langue sainte, c’est gouverner, et le nom de pasteur
signifie le prince ; tant ces choses sont unies88. »

Gouverner une population


Dans la stratégie de contrôle social préconisé par la politique
mercantiliste, les ordonnances de police jouent un rôle décisif. Ce qui
frappe, tout d’abord, c’est la portée véritablement holiste de ces
dispositions : leur but est bien de gouverner les sujets sous tous les
aspects de leur vie. Cette caractéristique, d’ailleurs, ressortait déjà de
quelques ordonnances précédentes. En réagissant au désordre régnant
à Paris, en mars 1633, un règlement du lieutenant civil aborde un
éventail très vaste de questions, notamment les vagabonds et, avec
force détails, le commerce de tous les biens, y compris la diffusion des
imprimés89. À côté des besoins plus directement matériels, la police
va jusqu’à prendre en charge le versant moral de l’existence des
individus. On constate une telle visée pédagogique, caractéristique de
l’action policière, dans une lettre patente de mai 1639, qui institue la
compétence du prévôt et du tribunal du Châtelet dans les procès
pour vagabondage : outre la « sûreté et tranquillité publiques », ce
que la police cherche à obtenir, c’est « l’observation des lois et la
réformation des mœurs90 ».
L’ordre dans la rue et l’ordre dans les conduites ressortent d’une
manière symétrique : la dimension de l’ordre public ne se réduit pas à
la sauvegarde de la tranquillité de la communauté ; elle embrasse
aussi la qualité morale des individus. Il s’agit d’éduquer ces derniers à
la modération et à la réflexion dans tous leurs comportements91. À cet
égard, les affiches du lieutenant de police d’Argenson qui envahissent
Paris au début du XVIIIe siècle sont des documents très instructifs92.
C’est la raison pour laquelle la catégorie sociale du « débauché », qui
renferme presque tout l’éventail des comportements oisifs et dissolus,
représente, dès le Moyen Âge, une cible privilégiée des mesures de
police93. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, le problème des gens
sans aveu prend une importance cruciale pour l’élaboration d’une
stratégie gouvernementale inspirée par la recette mercantiliste. Dans
ce contexte on voit se développer une sensibilité particulière vis-à-vis
de la croissance et du bon état de la population, censée être la
richesse principale du royaume94. La fondation de l’Hôpital général
en 1656 s’inscrit dans le projet de thésauriser la valeur-travail de la
population et de corriger ses mauvaises inclinations, au-delà de tout
souci proprement médical. L’édit dispose l’enfermement des
mendiants « pour être employés aux ouvrages manufactures & autres
travaux, selon leur pouvoir ». Bien que le préambule précise le but
charitable de la mesure – « non par ordre de police » – sa
correspondance avec la protection du repos public est évidente.
Autrement, on ne pourrait pas expliquer l’énorme appareil d’officiers
chargés de réaliser une telle mission ni, surtout, le fait que l’Hôpital
général ait été une fondation royale, dont le souverain était
« conserveur & protecteur » et titulaire, au lieu du grand Bureau de la
ville de Paris, de « toute connaissance, police et juridiction95 ».
On voit ainsi la souveraineté s’insérer au cœur d’une question qui
relevait traditionnellement de la police des villes, et s’emparer d’un
important observatoire de la population. Le modèle policier véhicule
des techniques de gestion sociale qui dépassent le contexte urbain,
pour lequel elles avaient d’abord été envisagées et dans lequel elles
avaient trouvé leur première forme d’application. En particulier,
l’institution de l’Hôpital général combine une exigence morale
destinée à l’individu avec des intérêts économiques qui concernent la
population. Cette combinaison est assurée par la police, qui offre
ainsi un nouvel instrument pour concrétiser la souveraineté dans le
corps social. C’est par ce genre d’opérations que la monarchie peut se
représenter le sens qu’il y a à « régir » et « administrer » des masses de
sujets en leur procurant la subsistance, l’activité laborieuse et
l’aptitude sociale. Au plan de l’efficacité, certes, la création de
l’Hôpital général était loin de résoudre le problème des pauvres et des
vagabonds ; de plus, toutes les pratiques de coercition à l’égard des
mendiants avaient depuis toujours rencontré une vive résistance dans
le peuple96. Cependant, ce qui nous intéresse ici, est l’apprentissage
d’une rationalité politique nouvelle, médiatisant les multiples
rapports entre le pouvoir et l’ensemble des hommes considérés dans
leur vie concrète. Sans l’outillage technique de la police, le savoir
gouvernemental aurait été dépourvu de moyens pour s’appliquer aux
hommes. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, la police des pauvres
représente une étape d’expansion décisive pour une autorité
monarchique qui entreprend de gouverner la population. Le lien
étroit entre paix publique, enfermement des gens sans aveu et
sauvegarde des mœurs se manifeste dans un ensemble de lois
postérieures à la fondation de l’Hôpital général. Celle
du 20 avril 1684 met en place un dispositif très détaillé, précisément
pour « changer les mauvaises inclinations » des renfermés. La
Déclaration du 13 avril 1685 sur les ateliers de mendicité définit le
« bon ordre du royaume », en attirant l’attention sur le fait que « rien
ne peut être plus efficace, pour y entretenir une bonne police, que
d’occuper ainsi les fainéants97 ». Cette disposition ne s’applique pas
seulement à Paris, puisqu’elle vise à une meilleure répartition des
mendiants aptes au travail sur tout le territoire du royaume. En outre,
elle se propose un double objectif : fixer l’individu dans une activité
productive et le rendre sujet à contrôle. L’ordonnance du
10 mars 1720 va jusqu’à établir que « les officiers de police dressent
chaque mois un état signé des vagabonds et mendiants valides,
lesquels ils auront jugé devoir être transportés aux colonies98 ».
Dans cette législation très fournie, on arrive à dégager les enjeux
majeurs de la politique répressive : un observatoire des marginaux,
un encouragement à une existence laborieuse et une stratégie de
répartition sur le territoire, y compris sur le sol colonial. La police des
pauvres tient les fils de ce vaste plan de surveillance, dont l’envergure
est clairement perceptible dans la déclaration du 18 juillet 1724, qui
précise notamment que « ce qui avait pu empêcher le succès du
grand nombre de règlements ci-devant faits à ce sujet, est que
l’exécution n’avait pas été générale dans le Royaume99 ». Bien au-delà
de sa dimension locale, la police s’impose ainsi comme une instance
essentielle en ce qu’elle enveloppe tout l’espace de la politique. C’est
pourquoi une expression telle que « police générale du royaume », si
elle désigne bien une conduite générique de l’État à travers ses
institutions100, renvoie en même temps à une forme singulière de
pratique gouvernementale, qui emploie des méthodes nouvelles et
poursuit des propos inédits par rapport à un État simplement
« justicier ». De ce point de vue, l’édit du 3 août 1764 représente
l’ultime moment de cette manœuvre à l’égard des gens sans aveu, qui
marque probablement l’échec des principes mercantilistes à assurer
l’exploitation de la force de travail de ces masses101. L’option
stratégique pour le renfermement et l’exclusion apparaît comme la
seule mesure que la monarchie ait réussi à imposer, alors que
l’impératif du travail s’avère plus difficile à atteindre. Et pourtant,
lorsqu’on la situe dans la conjoncture politique de la fin de l’Ancien
Régime, cette solution prend un tout autre sens. L’édit de 1764, en
fait, concernait une frange extrêmement large de la population
inactive – « sont réputés vagabonds et gens sans aveu et condamnés
comme tels ceux qui, depuis six mois révolus, n’auront exercé ni
profession ni métier, et qui n’ayant aucun état ni aucun bien pour
subsister, ne pourront être avoués ou faire certifier de leurs bonne vie
et mœurs par personnes dignes de foi ». Or l’emprisonnement allait
se révéler ici providentiel, à un moment où le gouvernement
s’apprêtait à libéraliser le commerce des grains. D’une part, on
prévenait ainsi les possibles émeutes d’une populace qui aurait mal
toléré la montée des prix entraînée par la libéralisation du commerce.
De l’autre, la subsistance fournie aux vagabonds internés démentait
les accusations, suscitées par le laissez-faire proclamé en matière de
grains, d’un endurcissement de la royauté envers le peuple. Une fois
de plus, la police révèle ici son rôle de catalyseur dans l’aménagement
d’un système de gouvernement.
Jusqu’à la fin, les institutions d’Ancien Régime auront eu à faire
face à l’urgence des pauvres. C’est là un véritable enjeu politique, qui
se manifeste d’une manière plus significative encore au XVIIIe siècle, à
cause de l’essor démographique notable jusqu’en 1740, et grâce à
l’éclairage qu’apportent les progrès de la statistique depuis Vauban102.
À ce propos, quelques données confirment que la longue série
d’interventions royales est représentative du processus d’analyse de la
population déjà amorcé. D’abord, les enquêtes des intendants, qui
entre 1697 et 1700 ont produit des mémoires sur l’état du royaume
destinés au duc de Bourgogne. Gouverner requiert ainsi un examen
approfondi des conditions du pays. Selon l’abbé Fleury, précepteur du
dauphin, ces conditions concernent « la qualité des terres, le nombre
des hommes, les mœurs, les professions, les occupations103 ». Il s’agit
le plus souvent d’études préstatistiques, plus adaptées aux remarques
qualitatives que quantitatives. Toutefois ces enquêtes inaugurent une
démarche qui aboutira au XVIIIe siècle aux sondages quantitatifs du
Contrôle général, organe administratif central compétent en matière
de finances. L’enquête de Dodun en 1724, par exemple, vise aussi à
vérifier « si le prix des grains n’est point excessif dans les marchés et
quelle peut en être la cause, si les chaussées des grands chemins sont
bien entretenues ». En 1730, Orry promeut un sondage
essentiellement économique pour connaître « manufactures et
fabriques, […] matières, nombre des métiers […], prix des
marchandises ». En 1745, Orry, toujours, établit une autre enquête
sur « les facultés des peuples » dans toutes les généralités du pays,
tandis que Terray commande une statistique du mouvement de la
population en 1770104. L’emploi de l’enquête comme instrument
essentiel de la politique souveraine obéit à la prise en compte avisée
des objets à régler, et projette sur une échelle étatique le modèle
d’une gestion infinitésimale du réel propre à la police. Ce n’est pas un
hasard si la France est à l’avant-garde dans la pratique des
recensements, alors qu’elle est relativement en retard pour la
réflexion théorique en matière de statistique, de démographie ou
d’arithmétique politique105. Les enquêtes répondent à l’exigence de
connaître l’État comme un fait empirique quelconque ; la statistique
est la discipline qui va permettre d’expliquer les phénomènes, outre
le déterminisme rigide de la causalité naturelle, par la loi de la
probabilité, dont Condorcet soulignera les grandes potentialités
pratiques aussi bien que les limites : « L’arithmétique politique est,
dans un sens plus étendu, l’application du calcul aux sciences
politiques […] on peut la diviser en trois parties ; la première est l’art
de se procurer des faits précis & tels que le calcul puisse s’y appliquer,
& de réduire les faits particuliers qui ont été observés à des résultats
plus ou moins généraux ; la seconde a pour objet de tirer de ces faits
les conséquences auxquelles ils conduisent ; la troisième enfin doit
enseigner à déterminer la probabilité de ces faits & de ces
conséquences […] La plupart des questions d’Arithmétique politique
sont dans ce dernier cas106. »
Comme on peut le deviner à partir des formulaires d’enquête, la
police fournit un instrument de pouvoir permettant de produire un
savoir utile au souverain. D’ailleurs, comment pourrait-on prétendre
connaître les hommes, tant dans leurs aptitudes morales que
matérielles, sans le support d’une structure de contrôle permanent
sur le territoire, au moins pour ce qui a trait au territoire urbain ?
Parallèlement, le croisement de questions pratiques urgentes, dans
lesquelles la monarchie dépense une partie considérable de sa
crédibilité, trouve un modèle de solution dans des actions qui se
réduisent à des dispositifs de police. Mais, en même temps, on voit se
produire le processus inverse : ce n’est pas seulement la souveraineté
qui descend dans le monde concret grâce à la police : c’est cette
dernière aussi qui monte vers le haut à la conquête du pouvoir. La
politique est de plus en plus envahie par une rationalité liée à la
gestion infinitésimale des hommes et des choses, telle que
l’apprentissage empirique de l’expérience policière l’a produite. En
somme, le véritable enjeu politique au tournant du XVIIe siècle,
destiné à développer ses effets bien au-delà, peut être formulé ainsi :
comment reproduire au niveau général ce soin illimité, méticuleux et
omniprésent que la police exerce dans la ville ?

Gouverner le territoire : l’expansion du modèle de la police de la ville à l’État

Il n’y a presque aucune police dans toutes les villes du Languedoc, non plus que dans
celles des autres provinces où j’ai été, et je crois que c’est un mal général presque dans tout
le royaume, à la réserve de la seule ville de Paris. J’ay cru, Monsieur, vous en devoir
informer, ne doutant pas que ce point, qui est un des plus importants pour établir l’ordre
et la règle au-dedans de la France, ne mérite une partie des soins et de l’application que le
Roi donnera apparemment dans la paix à la réforme de son État. Et comme la difficulté en
ces matières n’est pas de faire des règlements, mais de trouver des moyens pour les faire
exécuter, on pourrait, si Sa Majesté n’a pas encore pris de résolution là-dessus, en chercher
dans toutes les provinces par vos ordres et vous rendre compte de ceux que l’on aurait
jugés les meilleurs107.

D’après ce que Henri d’Aguesseau, intendant du Limousin et père


du futur chancelier, écrivait à Colbert en 1679, la police du royaume
restait un dessein encore loin de s’accomplir. Déjà Colbert lui-même,
dans un projet de réforme de la justice civile, criminelle et de police
du 15 mai 1665, avait exprimé des préoccupations analogues :
À l’égard de la police du royaume – écrivait-il –, comme c’est assurément la plus
importante partie de la vie civile, et qui produit plus de bien et d’avantages aux sujets, il
faut aussi prendre garde que tous ceux qui seront nommés pour cette matière aient plus de
force et de probité qu’aucuns, et leur ordonner de commencer par Paris, qui étant la
capitale du royaume, donne facilement le mouvement à toutes les autres ; et comme les
magistrats politiques ont pour maxime que la meilleure police est de n’en avoir pas du
tout, il ne faut pas s’étonner si elle est absolument perdue presque partout le royaume.
Outre la police particulière des villes, il est encore très nécessaire de prendre garde à ce
qui concerne la police générale, sur laquelle il sera bien nécessaire qu’ils observent de
rendre difficiles toutes les conditions des hommes qui tendent à se soustraire du travail qui
va au bien général de tout l’État108.

Tenons-nous-en à ce constat apparemment banal, qui indique la


difficulté à rendre les lois de police efficaces. Le problème est de
transposer l’expérience supposée fructueuse de la police parisienne au
niveau étatique : comment gouverner un pays à l’exemple de la
ville ? Telle est la question qui ressort implicitement de la lettre de
l’intendant et qui, d’une façon plus directe, est soulevée par un traité
d’urbanisme de la même époque109.
Faut-il croire totalement à la défaillance d’une police générale du
royaume ? Probablement oui, sur le terrain des faits. Toutefois, on l’a
vu, la mise en place des thèmes mercantilistes exigeait une
connaissance spécifique de la population ; cette entreprise, par
l’emploi de techniques de contrôle minutieux, commençait
précisément à offrir une application politique de l’esprit de détail
consacré par le modèle policier. À la fin du XVIIe siècle, par
conséquent, la police semble récupérer en rationalité politique
globale ce qui lui est nié au plan de la réalité quotidienne. Elle perd la
bataille dans la rue ; mais, plus subtilement, elle l’emporte dans le
domaine de la technique gouvernementale. L’apparition de la
statistique peut être considérée comme le fruit avancé de cette
progression silencieuse.
Le pouvoir de police n’exerçait pas par ailleurs ses dispositifs
seulement sur la population. Le territoire nécessitait aussi un
investissement politique, car, comme le rappellera encore le
Parlement de Paris dans une remontrance du 27 novembre 1755, « le
droit de police, soit inférieur, soit souverain, est essentiellement
territorial ; ainsi le territoire donne à ce droit des sujets et des objets
propres110 ». L’édit sur les eaux et forêts d’août 1669, lié à un projet
d’aménagement de l’ordre public dans tout le royaume, est ici le
point crucial de la politique de Colbert111. Cette disposition
réorganise les lois préexistantes et dessine une conception du sol
national qui ne se réduit plus à l’idée juridique de « domaine », lieu
d’occupation et d’extension de la souveraineté (au-delà de toutes les
disputes sur le sujet112). Il s’agit maintenant plutôt d’un espace de
régie susceptible d’être amélioré et de voir se développer ses
potentialités. À propos des eaux et forêts, l’édit parle de « noble et
précieuse partie de notre domaine » : « noble » semble renvoyer ici à
une sorte de généalogie juridique glorieuse, qui atteste l’éclat
croissant de la couronne en termes d’expansion géographique ;
« précieuse », en revanche, renvoie à l’impératif de multiplication de
ses ressources et d’exploitation économique plus rationnelle.
« Produire avec abondance au public tous les avantages qu’il en peut
espérer, soit pour la commodité de la vie privée, soit pour les
nécessités de la guerre, ou enfin pour l’ornement de la paix et
l’accroissement du commerce. » Tel est le programme d’une
ordonnance qui fixe un cadre réglementaire très circonstancié à
l’exploitation et la commercialisation des biens de la terre. Pour
« procurer l’abondance » dont parle l’édit de mars 1667, la police doit
inévitablement chercher à s’introduire dans la vie quotidienne, tout
en donnant naissance à une véritable science de l’économie
publique. Ici s’amorce la mutation de l’économie au tournant du
siècle : depuis le domaine domestique originaire, elle va s’installer au
cœur de l’État. L’économie devient ainsi le véritable enjeu politique
pour l’État du XVIIIe siècle, au sens où elle est le savoir indispensable à
l’art de gouverner.
Dans ce contexte il faut situer aussi la tendance de l’État à prendre
conscience, scientifiquement, de sa propre configuration matérielle.
Depuis 1663, Colbert demande aux intendants provinciaux des cartes
détaillées pour chaque province, avec, entre autres, la précision de
chaque unité juridictionnelle, fiscale et ecclésiastique. Il inaugure
ainsi le projet d’une cartographie générale de la France qui ne sera
achevé qu’en 1774. C’est là que démarre vers la fin du XVIIe siècle une
stratégie de connaissance du territoire qui aboutira à une
multiplication de projets cartographiques au XVIIIe siècle. Ceux-ci
témoignent des exigences d’une rationalité gouvernementale qui
réussit d’autant mieux à se déployer qu’elle possède une connaissance
articulée et précise des lieux à aménager113. La création, en 1716, du
corps des Ponts et Chaussées par le duc d’Orléans est un épisode
important dans la naissance d’une conscience géographique
nouvelle. À partir de ce moment la figure de l’ingénieur se démarque
de celle de l’architecte et se consacre à l’élaboration de projets
d’aménagement globaux. Il se forme ainsi une bureaucratie
spécialisée qui aboutira à la création de l’École des ponts et chaussées
en 1747 (instruction du contrôleur Machault du 11 décembre114).
La même logique inspire la réorganisation du mode d’action de la
police parisienne, destinée à une mainmise plus efficace sur l’espace
urbain. Il revient au successeur de la Reynie, M.R. de Voyer de
Paulmy d’Argenson, le mérite d’avoir institué un contrôle
systématique de la ville. Le plein essor de la police, en fait, requiert
un fonctionnement beaucoup plus capillaire, qui ne pouvait pas être
assuré par des magistrats statiques comme les commissaires. C’est
pourquoi l’édit de février 1708 crée 40 inspecteurs115, chargés d’une
surveillance omniprésente et permanente, en s’aidant même de tout
un réseau de « mouchards » qui a beaucoup inspiré l’imaginaire
policier. Dans son éloge de d’Argenson, Fontenelle souligne que
l’habilité du lieutenant consiste précisément à « être présent partout
sans être vu », et que « l’ordre d’une police ressemble par son
uniformité à celui des corps célestes, plus il est insensible, et par
conséquent il est toujours d’autant plus ignoré, qu’il est plus
parfait116 ». Mais, au-delà de l’aspect étouffant de cette vigilance
discrète – qui aboutira aussi à un conflit avec les magistrats du
Châtelet et du Parlement117 – il faut insister ici sur l’adaptation plus
souple des dispositifs policiers aux urgences sociales. Même si
l’institution des quarante offices d’inspecteur a été, dans les faits, un
moyen pour remédier à l’arbitraire du lieutenant dans le recrutement
et dans l’emploi des auxiliaires118, la stratégie du contrôle pratiqué par
d’Argenson est désormais acquise et largement répandue.
Au-delà des conflits entre pouvoirs institutionnels et sociaux qui se
déroulent dans les coulisses, c’est sur la mise en place d’une
rationalité technique qu’il convient d’insister. Cette extension de la
surveillance, cette sorte de camouflage, aussi réel que symbolique, à
l’intérieur même de la vie de la communauté, montrent aussi que la
police s’efforce d’accomplir sa mission gouvernementale : il s’agit
pour elle d’attacher la société au pouvoir, d’assurer dans la sphère de
la politique une certaine homogénéité entre la décision réglementaire
et la pratique réelle119. La police vise alors à s’identifier avec les sujets,
tout en se présentant comme un instrument qui renforce la
dimension communautaire, soit sous forme d’action directe dans les
cas d’urgence, soit par une réglementation préventive des
comportements. La transcendance du pouvoir souverain est donc
concrétisée par cette pratique de l’ordre, sans laquelle toute idée de
gouvernement devient irréalisable. L’explicitation de cette logique
apparaissait déjà très clairement dans deux édits presque
contemporains. En octobre 1699, Louis XIV institue, sur le modèle
parisien, des lieutenants de police dans toutes les villes où siègent des
Parlements120. On peut les considérer comme une réponse idéale aux
inquiétudes exprimées par Colbert et par l’intendant d’Aguesseau sur
l’action d’une police du royaume enfin efficace. La solution consiste à
couvrir le territoire d’organes policiers comparables à ceux de la
capitale. Le geste est sans équivoque : gouverner le royaume signifie
lui donner une police. La littérature postérieure au Traité de Delamare
scellera cette évidence, traduite désormais dans une pratique
législative ininterrompue. En fait, il suffit d’attendre un mois pour
trouver la confirmation de cet essor. L’édit de novembre 1699 ne se
contente pas de pourvoir les nouvelles lieutenances du personnel
nécessaire ; il établit en outre dans chacune d’elles un procureur du
roi « pour assister à toutes les audiences qui seront tenues sur les faits
de la police, prendre communication de toutes les affaires qui y
seront portées et y requérir tout ce qu’il jugera le plus
convenable121 ». Cette charge de procureur royal aux affaires de police
confirme toute la valeur politique que la monarchie attache à ce
domaine de l’activité publique. Ce qui est confirmé par le pouvoir
reconnu aux procureurs du roi de se substituer aux lieutenants
généraux, et plus encore par l’équivalence établie entre procureurs
aux affaires de police et procureurs royaux dans les bailliages et
sénéchaussées, lesquels sont des magistrats de droit commun. Ce
dernier point n’est pas négligeable, puisqu’il montre que la police
peut être considérée désormais comme un véritable interprète de la
fonction de souveraineté, aussi légitime que la justice elle-même.

À la fin du XVIIe siècle, l’évolution institutionnelle de la police tend
à se réaliser sur le plan de la politique concrète : la mémoire de ses
humbles origines matérielles s’intègre dans une forme singulière de
conduite étatique. La police atteint ainsi un degré de rationalité
pratique qui marquera le siècle suivant. L’art de gouverner se trouve
maintenant intégralement objectivé dans la panoplie policière : régir
les faits qui ressortissent à l’action de la police signifie régir l’État.

Définir la police au XVIIIe siècle


Entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, la police commence à faire l’objet de
quelques considérations conceptuelles. Tout d’abord, il faut préciser
qu’il ne s’agit pas de contributions systématiques dont se dégagerait
une véritable science policière, mais plutôt de réflexions épisodiques
formulées à l’intérieur de discours juridiques et politiques. L’État qui
se profile vers la fin du XVIIe siècle est caractérisé par l’élaboration
d’un cadre réglementaire qui vise à marquer tous les rapports sociaux
de son empreinte. Dans une telle perspective, la police devrait
idéalement réussir à adhérer à un tel point aux actions des individus
qu’on ne saurait concevoir de civilisation sans elle. Police « en
général est opposée à barbarie122 », en ce sens qu’elle constitue la loi
fondamentale des sociétés, qu’elle est un produit quasi physiologique
de l’existence rationnelle des hommes.
Mais la police est avant tout une notion pragmatique. Dans sa
démarche concrète, elle doit affronter une réalité qui échappe
pourtant à toute entreprise de mise en forme préalable. Dès lors, le
moment de la pratique est souvent destiné à fournir des solutions
éphémères, subordonnées aux cas que les rapports sociaux leur
dictent. Ce paradoxe fécond affecte le modus operandi de la police. Il
requiert qu’on s’y arrête pour en estimer la portée plus proprement
politique, et, surtout, pour comprendre les efforts des juristes à
l’égard d’une catégorie qui, dès Loyseau, se trouve dotée d’une nature
juridique tout à fait singulière.
Au niveau de la réflexion juridique, les définitions esquissées pour
rendre compte du fonctionnement particulier de la règle de police
présentent des traits intéressants. Nous discernons une conscience
assez nette du problème d’abord chez l’abbé Claude Fleury, juriste et
précepteur du dauphin, puis chez Montesquieu. Tous deux insistent
sur la singularité de l’intervention policière et achèvent le processus
d’identification déjà amorcé par Loyseau. Celui-ci se contentait
encore de distinguer les finalités propres au pouvoir de police à
l’intérieur d’un cadre institutionnel d’ensemble ; avec Fleury et
Montesquieu, en revanche, on perçoit mieux le fonctionnement de la
règle policière, c’est-à-dire la manière dont celle-ci cherche à mettre
en forme le réel. Fleury traite de ce sujet dans au moins deux textes.
Le premier, les Institutions du droit français, est le plus connu. Le
problème y est abordé d’une façon assez traditionnelle ; la police est
partie intégrante de la justice, qui constitue avec la guerre et les
finances l’un des trois chapitres du droit public français : « On
appelle police les règlements particuliers qui concernent les choses les
plus nécessaires à la vie et au commerce des hommes, qui, étant pour
la plupart différentes en chaque lieu, ne peuvent pas aisément être
comprises sous une loi générale123. » La dernière phrase mérite d’être
particulièrement soulignée : ce n’est pas de la loi générale que relève
le domaine de la police. Sur ce point, la réflexion de Fleury ne fait
qu’expliciter les intuitions de Loyseau. Dès lors, la première
considération porte sur le moyen technique par lequel s’exerce le
dispositif policier. Alors que le principe de la légalité souveraine
reposait sur le socle d’un lien direct entre volonté du prince et acte
normatif (avec les limites des lois divines et naturelles que Bodin lui-
même avait reconnues124), de sorte que ce lien suffisait à fonder la loi,
au contraire, avec le pouvoir de police, cette référence ne suffit plus et
il faut y ajouter l’opportunité et l’efficacité. Ce que les dispositions de
police impliquent n’est pas seulement la détermination d’une
volonté publique, que celle-ci émane du souverain ou des autres
magistrats compétents ; elles impliquent aussi et surtout que la
mesure prise soit conforme au but que l’on se propose d’atteindre. La
physionomie singulière du cas concret impose à l’autorité publique la
mesure de sa modulation opérationnelle. C’est par cette capacité
intrinsèque de performance que la règle de police se soustrait au
concept de loi. Le caractère primaire de cette dernière, en revanche,
renvoie à son origine volontariste, tandis que le moment de la
réalisation pratique de ses objectifs restait enveloppé dans des
formules scolastiques telles que salus populi suprema lex esto.
Fleury poursuit son discours sur les propriétés typiques de la règle
policière dans ses instructions au dauphin. Entre autres choses, la
police y est considérée comme la « partie plus essentielle du
Gouvernement », puisqu’elle est toujours attentive aux détails : « Les
détails qui paraissent petits sont plus utiles que discours généraux &
raffinements de Politiques125. » Ainsi s’explique le décalage entre loi
et règlement de police : celui-ci doit atteindre jusqu’aux plus infimes
nécessités de la vie des hommes, lorsque la loi est avant tout la
manifestation symbolique d’un imperium et n’est qu’en second lieu
un instrument pour modifier la réalité. La rationalité propre à la
norme de police ne recherche pas la fixité du modèle et le
rétablissement pur du principe d’autorité, mais plutôt un incessant
remodelage des rapports sociaux. Si dans le droit criminel le but de la
peine publique est à la fois la réaffirmation de l’autorité souveraine et
la pédagogie sociale126, avec le dispositif de police, la composante de
l’exemplarité tend à s’affaiblir, car l’objectif concret est l’affectation
positive des conduites127.
Esquissant la conduite politique du dauphin, Fleury s’était aperçu
de la densité d’expérience gouvernementale que contient la mesure
de police. Montesquieu réussira de son côté à en dégager avec
limpidité tous les attributs. Presque au hasard, dans un chapitre isolé
de l’Esprit des lois, il estime que
Dans l’exercice de la police, c’est plutôt le magistrat qui punit que la loi : dans les
jugements de crime, c’est plutôt la loi qui punit que le magistrat. Les matières de police
sont des choses de chaque instant, et où il ne s’agit ordinairement que de peu : il ne faut
donc guère de formalités. Les actions de la police sont promptes, et elles s’exercent sur des
choses qui reviennent tous les jours : les grandes punitions n’y sont donc pas propres. Elle
s’occupe perpétuellement de détails, les grands exemples ne sont donc pas faits pour elle.
Elle a plutôt des règlements que des lois, […] il ne faut pas confondre les grandes
violations des lois avec la violation de la simple police : ces choses sont d’un ordre
différent128.

On a ici tous les éléments pour apprécier la mise en place originelle


d’un pouvoir qui administre, outre le fait qu’il commande. Le
raisonnement de Montesquieu atteste toute la distance « intéressée »
que montrent les robins à l’égard d’une matière aussi médiocre que
cruciale. Dans une note à un arrêt de règlement du Parlement d’Aix
du 15 janvier 1683, un magistrat de la même cour parlait déjà un
langage assez proche de celui de Montesquieu :
Rien ne mérite tant l’attention des Juges que la Police ; comme elle intéresse le bon
ordre, la santé, & la sûreté des citoyens, on ne saurait trop y veiller, surtout les Parlements
qui doivent exciter le zèle de ceux qui en sont chargés, & faire eux-mêmes des Règlements
pour tout ce qui s’appelle haute-police, & qui requiert célérité, afin de prévenir les
inconvénients auxquels il faut remédier sur le champ, de crainte de n’y être pas à temps
[…] Il serait souvent inutile de chercher dans la loi les motifs qui les ont fait rendre, on les
trouve ordinairement dans l’arrêt même, & les abus qu’ils corrigent font assez connaître les
raisons qui ont engagé le tribunal à faire le Règlement ; on ne doit donc pas être surpris si
on ne motive pas les Arrêts qui ne regardent que la Police. Il n’est pas de la dignité du
Parlement de nommer ses Membres pour faire observer ces sortes de Règlements, dont
l’exécution doit être renvoyée aux Officiers de Police, à moins qu’il ne s’agisse de remédier
promptement à un abus préjudiciable au bien public, auquel cas il faut recourir au tribunal
supérieur ; mais aussitôt que tout est réglé & que le bon ordre est rétabli, la commission
doit cesser129.

Mais il n’est pas question ici de la manière dont les hauts


magistrats concevaient la police, ni de leur idéologie juridique. Une
fois de plus, tenons-nous en à la rationalité technique qui ressort de
tel discours. En premier lieu, le dispositif de police produit une sorte
de renversement symbolique : l’exemplarité de la loi est remplacée par
un critère d’adéquation empirique à la réalité mis en œuvre par le
magistrat. Face au dogmatisme sans compromis de la loi, qui
consacre l’écart entre la prescription souveraine et l’obéissance des
sujets, la police se charge de combler cette extériorité du pouvoir
politique par rapport aux gouvernés. Comme le relèvera Willebrandt,
le mystère de la police est précisément dans « cette façon d’agir, pour
régler les choses indépendamment des ordonnances130 ».
L’observation de la pratique confirme cette manière de régler les
choses. Dans un mémoire composé par ordre de Nicolas De Sartine,
lieutenant de police à Paris de 1759 à 1774, à la demande de la reine
Marie-Thérèse d’Autriche, le commissaire Lemaire constate que les
opérations de police « ne pouvant admettre que très difficilement des
formes juridiques […], se font de l’ordre du roi131 ». La police
s’acquitte de la fonction indispensable de faire descendre le pouvoir
politique, instance insaisissable et toujours perçue comme
transcendante, jusqu’aux sujets. Elle « est la science de gouverner les
hommes […] la manière de les rendre, autant qu’il est possible, ce
qu’ils doivent être pour l’intérêt général de la société132 ».
L’exclamation du peuple « voilà notre père », adressée à De Sartine
intervenu pour calmer des désordres133, fera certainement sourire les
historiens qui connaissent bien les sentiments réels des Parisiens à
l’égard des magistrats. Toutefois, il n’est pas question ici de la
dimension sociale de la police mais de sa rationalité
gouvernementale. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle la réaction
populaire qu’indique cette adresse est intéressante à plus d’un titre.
D’abord, elle retient la mémoire d’une tradition monarchique qui n’a
jamais cessé de proclamer son affection paternelle pour les sujets.
Mais aussi, elle reflète un modèle de conduite politique désormais
solidement établi. Henri IV avait l’habitude de s’adresser au
Parlement de Paris « familièrement, comme un père de famille à ses
infants ». « Je suis roi berger – ajoutait-il – qui ne veux répandre le
sang de mes brebis, mais les veux rassembler avec douceur134. »
Derrière le ton rhétorique traditionnel de telles affirmations, nous
pouvons déceler un mode de rationalité politique que la police s’est
chargée de mettre en œuvre durant deux siècles. Les hautes autorités
étatiques – le Roi et les Parlements – ont eu besoin de cet appareil de
connaissances et d’interventions ponctuelles pour que la fonction
paternelle et pastorale du pouvoir se traduisît concrètement.
Gouverner implique depuis le XVIIe siècle l’élargissement de la
politique jusqu’à ce que Montchrétien appelait « le règlement des
diverses vocations des hommes – car – venant à manquer ceste
certaine conduite & adresse des hommes, une république demeure
bien loin au-dessous de la perfection & grandeur qu’elle pourrait
atteindre135 ».
La définition dense de Montesquieu met en évidence un second
principe de rationalité, que l’on pourrait appeler principe de la
violation atténuée. Affirmer que les grandes punitions ne sont pas
typiques de la police, cela suppose qu’une transgression délibérée de
la norme, geste de négation de l’ordre politique, se conçoit moins à
l’encontre d’une initiative policière. Celle-ci comporte, avant tout, la
prise en charge et l’aménagement capillaire des différents moments
de la vie collective. La police, en fait, ne peut négliger l’existence des
faits sociaux qu’elle vise pourtant à modifier selon sa propre mesure.
Les besoins d’intervention qui s’y manifestent demandent une
discipline tendant au compromis et à l’ajustement plutôt qu’à la
sanction et à l’exclusion. Si le sujet, confronté à l’éminence de la loi,
n’échappe pas à l’alternative rigide d’une conduite conforme ou
contraire à la loi, l’écart devient plus nuancé lorsqu’il est en présence
de la règle de police. La négativité de l’interdit, qui délimite les
sphères de la liberté et de l’obéissance, se subordonne presque ici à
l’entreprise positive de prévoir et de corriger. « L’homme plus
entendu en fait de police – écrivait toujours Montchrétien – n’est pas
celui qui, par supplice rigoureux, extermine les brigands et les
voleurs, mais celui qui, par l’occupation qu’il donne à ceux qui sont
connus à son gouvernement, empêche qu’il n’en soit point136. » Vers
la moitié du siècle suivant, on rencontre des concepts analogues chez
Mirabeau, père du tribun : « La véritable Police, la Police digne d’un
grand Prince, d’un Père du peuple, de l’Oint du Seigneur, consiste
moins à punir les crimes qu’à sécher les germes des vices en
réchauffant & faisant éclore celui des vertus137. » Loin de se réduire au
rejet hautain et à la contrainte accablante, la police établit une sorte
de contiguïté entre centres gouvernementaux et destinataires du
pouvoir. Le conflit qu’engendre la désobéissance à la loi souveraine
mobilise l’opposition formelle du bon droit et du tort ; le dispositif
policier, lui, est tendu vers la réalisation de tel ou tel objectif
pratique. Le critère pour évaluer les actions des hommes est donc
établi selon l’efficacité fonctionnelle de leurs comportements ; et ce
qui est véritablement constitutif de la mesure de police, c’est son
exacte adéquation, à laquelle elle prétend, par rapport à ces
comportements mêmes.
Deux conséquences majeures découlent de ces conceptions.
D’abord, le réseau gouvernemental agencé par la police détermine
une sorte de convergence entre autorité politique et sujets (ce qui
n’implique pas une obéissance effective de ceux-ci), alors que la
théorie de la souveraineté postulait leur irréductible hétérogénéité. La
royauté atteint à l’objectivation de sa propre nature souveraine dans
la mesure où cette souveraineté se manifeste par l’offre de
« prestations publiques ». Du point de vue des individus, la police
agit comme voie d’intégration des identités singulières dans la
communauté politique, comme instrument d’une conciliation plus
ou moins artificielle entre intérêt étatique et raison des particuliers.
La deuxième conséquence concerne l’élargissement du statut logique
de la règle de droit. Si l’on voulait esquisser une histoire de la théorie
de la norme juridique, on devrait reconnaître sans doute, beaucoup
plus qu’on ne le fait ordinairement, un rôle décisif au déploiement
du pouvoir de police. C’est par le truchement de ce pouvoir, en effet,
que la teneur sémantique de la proposition normative,
traditionnellement liée au schéma de la prescription propre à une
théorie impérative du droit, s’enrichit de ses autres attributs. La règle
de police ne porte pas seulement l’injonction d’une volonté. Elle
prétend surtout opérer un classement des conduites et poser les
conditions du développement de l’individu comme membre
responsable du corps politique. La coercition n’est qu’un aspect
relativement secondaire de cette modalité du pouvoir : la police opère
avant tout pour produire une réalité nouvelle, pour donner une
vocation sociale à des masses de sujets qui, autrement, resteraient
« institutionnellement » isolés les uns des autres. Le modèle
spécifique de la mesure de police relève des genres organisateur,
classificateur, attributif des états personnels, c’est-à-dire d’une
conception constitutive de la réalité sociale. C’est précisément à la
suite de cette pénétration à l’intérieur de la vie ordinaire des
hommes, que le débat politico-juridique majeur, dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle, portera sur l’administration comme forme
particulière de pouvoir.

Jusqu’ici, nous avons proposé une exploration très rapide de la
naissance et de la maturation d’un modèle gouvernemental pendant
l’Ancien Régime. Il fallait défricher le terrain pour mieux aborder la
question suivante : comment la rationalité classique de la police est-
elle entrée dans sa phase critique, et quels facteurs ont amorcé ce
processus ?

1 Cf. M. BOULET-SAUTEL, « Police et administration en France à la fin de l’Ancien


Régime », dans W. PARAVICINI et K. F. WERNER (dir.), Histoire comparée de l’administration
(IVe-XVIIIe siècles), Artemis, Zürich-Munich, 1980, p. 47 et sq. ; J.-L. MESTRE, Introduction
historique au droit administratif français, PUF, Paris, 1985, p. 161 et sq. Voir également P.
NAPOLI, « Police : la conceptualisation d’un modèle juridico-politique sous l’Ancien
Régime », Droits, 20, 1994, p. 183-196, et 21, 1995, p. 151-160 ; A. RIGAUDIÈRE, « Les
ordonnances de police en France à la fin du Moyen Âge », dans M. STOLLEISS (dir.), Policey
im Europa der frühen Neuzeit, Klostermann, Francfort/M., 1996, p. 97-161 ; B. DURAND, La
Notion de police en France du XVIe au XVIIIe siècle, ibid., p. 163-211.
2 F. GODEFROY, Dictionnaire de l’ancienne langue française du IXe au XVe siècle, 1880,
réimpr. Kraus, Nendeln, 1969, VI, v. « Policie », p. 263.
3 ARISTOTE, La Politique et les Économiques, trad. par N. Oresme, Vérard, Paris, 1489.
4 J. BODIN, Les Six Livres de la République, Du Puys, Paris, 1576, liv. I, chap. 2. Sur la
signification de « police » chez Bodin, D. MAROCCO STUARDI, « Police e pubblica
amministrazione nella “République” de Jean Bodin », Filosofia politica, 1, 1988, p. 15-35 ; A.
DE MONTCHRÉTIEN, Traicté de l’œconomie politique, éd. par Th. Funck-Brentano, Plon, Paris,
1889, p. 31.
5 J.-L. MESTRE, Introduction historique au droit administratif français, op. cit., p. 162.
6 J. BOUTILLIER, La Somme rural (1479), éd. par Le Caron, Rigaud, Lyon, 1621, p. 2-3.
7 Cf. ISAMBERT (et autres), Recueil général des anciennes lois françaises, 30 vol., Belin-
Leprieur, Paris, 1825-1830, II, p. 759 et VI, p. 663.
8 Ibid., VI, p. 829.
9 Cf. C. SCHMITT, Der Begriff des Politischen (1928), tr. fr. La Notion du politique,
Flammarion, Paris, 1992, p. 186.
10 ISAMBERT, I, p. 291. Le Livre des mestiers a été édité par G.B. Depping, Crapelet, Paris,
1837.
11 Sur l’histoire de ces compilations, J. PEUCHET, Collection des lois, ordonnances et
règlements de police depuis le XIIIe siècle jusqu’à l’année 1818, 8 vol., Lottin, Paris, 1818-1819, I,
p. LXXI et sq.
12 M. WEBER, La Ville, Aubier, Paris, 1982, p. 28. Sur les pouvoirs de police exercés par les
magistrats dans les villes médiévales, cf. A. RIGAUDIÈRE, Gouverner la ville au Moyen Âge,
Anthropos, Paris, 1993, p. 132 et sq.
13 ISAMBERT, IV, p. 574.
14 J. DOMAT, Le Droit public, op. cit., suite des Loix civiles dans leur ordre naturel, 5 vol.,
Coignard, Paris, 1697, IV, liv. I, tit. VIII, p. 224-225.
15 Cf. D. BARTHÉLEMY, La Mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ?, Fayard, Paris, 1997,
p. 297 et sq.
16 ISAMBERT, VII, p. 170.
17 Cf. G. DETEIX, Les Arrêts de règlement du Parlement de Paris, LGDJ, Paris, 1930, p. 49-50.
18 J. BACQUET, Traité des droits de justice, éd. Duplain, Lyon, 1744, p. 416.
19 ISAMBERT, VII, p. 283.
20 Sur le double sens de Policey, F.-L. KNEMEYER, « Polizei », in O. BRUNNER, W. CONZE,
R. KOSELLECK (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe, Cotta, Stuttgart, 1978, IV, p. 877 et sq. Sur
le rapport entre police et Polizei, voir infra chap. 7.
21 A. FURETIÈRE, Dictionnaire universel, 3 vol. (1690), réimpr. Le Robert, Paris, 1978, III, v.
« Police ».
22 Dictionnaire de l’Académie française, 2 vol. (1694), réimpr. Lille, 1901, II, v. « police ».
Dans un autre répertoire de l’époque, P. RICHELET, Dictionnaire françois, Ritter, Genève,
1693, en revanche, on repère difficilement la dimension archéologique de la police lorsque
celle-ci consiste à faire « divers règlements pour la commodité d’une ville », restant oublié le
préalable objectif de cette forme d’ordre dont on vient de parler.
23 « Traité des loix, » dans Les loix civiles dans leur ordre naturel, cit., I, ch. 11, § XL-XLI.
24 Comme l’a justement écrit D. RICHET : « La police, c’est-à-dire le bon ordre
administratif, semblait obéir à des règlements plus homogènes [contrairement au cadre
juridique marqué par le partage entre pays de droit écrit et de droit coutumier]. Les édits et
les ordonnances définissaient une sorte de droit public commun s’étendant à tous les
domaines où était reconnue la souveraineté du roi de France. » De la Réforme à la Révolution,
Aubier, Paris, 1991, p. 349.
25 ISAMBERT, VIII, p. 428.
26 J. BACQUET, Traité des droits de justice, op. cit., p. 416.
27 ISAMBERT, XI, p. 525.
28 Ibid., p. 379.
29 Ibid., p. 323. Sur la figure du roi justicier dans la tradition juridique savante à l’époque
médiévale, E. KANTOROWICZ, Les Deux Corps du roi (1957), Gallimard, Paris, 1989, chap.
IV ; pour le cas français, J. KRYNEN, L’Empire du roi. Idées et croyances politiques en France XIIIe-
XVe siècles, Gallimard, Paris, 1993, p. 252 et sq.
30 J.-M. PARDESSUS, Ordonnances des rois de France de la troisième race, 21 vol., Impr.
royale, Paris, 1723-1847, XXI, p. 177.
31 ISAMBERT, XIII, p. 441.
32 A. FONTANON, Les Édits et ordonnances des rois de France (1580), 3 vol., Du Puys, Paris,
1611.
33 Sur les cours comme expression de la souveraineté aux XVIe et XVIIe siècles, M.-F.
RENOUX-ZAGAMÉ, « “Royaume de la loi” : équité et rigueur du droit selon la doctrine des
parlements de la monarchie », Histoire de la justice, 11, 1998, p. 35-60.
34 ISAMBERT, IX, p. 205.
35 C. DE SEYSSEL, La Monarchie de France, éd. par J. Poujol, D’Argences, Paris, 1961, I, 11,
p. 119.
36 Ibid., II, 17, p. 154. L’ouvrage classique qui traite le sujet du domaine est celui du
membre de la Ligue R. CHOPPIN, De domanio Franciae libri tres, Parisiis, apud Martinum
Juvenem, 1574, tr. fr. Trois Livres du domaine de la couronne de France, Pariisis, apud M.
Sonnium, 1613. Sur cette question cf. R. DESCIMON, « L’union au domaine royal et le
principe d’inaliénabilité. La construction d’une loi fondamentale au XVIe et XVIIe siècle »,
Droits, 22, 1995, p. 79-90.
37 Sur la notion d’« accroissement de l’État », selon l’expression employée par CH.
LOYSEAU (Traité des Seigneuries, L’Angelier, Paris, 1608, chap. II, § 92), P. LEGENDRE,
« Histoire de la pensée administrative française », dans Traité de science administrative,
Mouton, Paris, La Haye, 1966, p. 10 et sq.
38 ISAMBERT, XIII, p. 34-35.
39 Ibid., chap. IX, § 3. Sur la notion de police chez Loyseau, B. BASDEVANT GAUDEMET,
Charles Loyseau (1564-1627), théoricien de la puissance publique, Economica, Paris, 1976,
p. 222 et sq. Sur la figure sociale de ce juriste, R. DESCIMON, « Les paradoxes d’un juge
seigneurial. Charles Loyseau (1564-1627) », Cahiers du CRH, 27, 2001, p. 153-176.
40 Pour une exposition des conflits qui ont engendré le droit public français moderne, et
sq. HANLEY, Les Lits de justice des rois de France : l’idéologie constitutionnelle dans la légende, le
rituel et le discours, Aubier, Paris, 1991.
41 ISAMBERT, XIV, p. 63 et 189.
42 Ibid., p. 380.
43 Traité des seigneuries, op. cit., chap. IX, § 7. Sur l’origine seigneuriale des techniques
administratives modernes, J.-L. MESTRE, « Les racines seigneuriales du droit administratif
français », Annuaire européen d’administration publique, 4, 1981, p. 783-799.
44 J. BODIN, Les Six Livres de la République, op. cit., I, 8. Sur le thème de la souveraineté des
origines médiévales jusqu’à l’époque moderne la bibliographie est monumentale. Entre
autres, cf. W. ULLMANN, Medieval Papalism. The Political Theories of Medieval Canonists,
Methuen, Londres, 1949 ; E. KANTOROWICZ, Les Deux Corps du roi, op. cit. ; G. POST, Studies
in Medieval Legal Thought. Public Law and the State, 1100-1322, Princeton University Press,
Princeton, 1964 ; H. QUARITSCH, Souveränität. Entstehung und Entwicklung des Begriffs in
Frankreich und Deutschland vom 13. Jahrhundert bis 1806, Duncker & Humblot, Berlin, 1986 ;
O. BEAUD, La Puissance de l’État, PUF, Paris, 1994.
45 CH. LOYSEAU, Traité des seigneuries, op. cit., chap. III, § 5-6. Il y ajoute aussi, avec
quelques doutes, la levée des impôts.
46 FONTANON, Les Edicts, cit., I, p. 805.
47 ISAMBERT, XIV, p. 241 et 341.
48 Cf. par exemple, un capitulaire de 805 qui consacre un titre à « De oppressione
pauperum », dans MGH, Capitularia regnum francorum, 2 vol., éd. par A. Boretius et V. Krauss,
Hahn, Hanovre, 1883-1897, I, p. 125, 10.
49 ISAMBERT, XIII, p. 23.
50 V. B. GEREMEK, Truands et misérables dans l’Europe moderne (1350-1600), Gallimard,
Paris, 1980. Pour une approche quantitative de la question, cf. G. DÉSERT (dir.), Marginalité,
déviance, pauvreté en France, XIVe-XIXe siècles, Annales de Normandie, Caen, 1981.
51 La Notion du politique, op. cit., p. 43 ; cf. aussi « La formation de l’esprit français par les
légistes », dans C. SCHMITT, Du politique, Pardès, Puiseux, 1990, p. 201-202.
52 ISAMBERT, XV, p. 136.
53 Ibid., p. 141. Après l’ordonnance de Moulins (1565), qui avait introduit la distinction
entre chemins privés et chemins susceptibles d’aucune appropriation, un droit de voirie
s’affirme : le souverain peut régler la matière des voies qui sont désormais publiques. Sully,
nommé précisément grand voyer de France, sera l’artisan de la réparation de tous les
ouvrages utiles détruits par les guerres de religion. Cf. L. BLANCO, Stato e funzionari nella
Francia del Settecento : gli ingénieurs ès Ponts et Chaussées, Il Mulino, Bologne, 1991, p. 89 et sq.
54 Cf. D. CROUZET, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers
1525-vers 1610), I, Champ Vallon, Seyssel, 1990.
55 Sur l’idée d’un ordre maniériste qui s’impose pendant la première moitié du XVIIe
siècle, R. SCHNUR, Individualism und Absolutism. Zur politische Theorie vor Thomas Hobbes
(1600-1640), Duncker & Humblot, Berlin. 1963, p. 56 et sq. ; cf. également H. MÉCHOULAN
(dir.), L’État baroque : regards sur la pensée politique de la France du premier XVIIe siècle, Vrin,
Paris, 1985. Sur la construction de l’État monarchique N. BULST, R. DESCIMON, A. GUERY
(dir.), L’État ou le roi : les fondations de la modernité monarchique en France, XIVe-XVIIe siècles,
Maison des sciences de l’homme, Paris, 1996.
56 Sur les compétences des parlements en matière de police générale, PH. PAYEN, Les
Arrêts de règlement…, op. cit., p. 174-200.
57 Cf. les ouvrages de référence de F. MEINECKE, L’Idée de la raison d’État dans l’histoire
moderne, Droz, Genève, 1973 (éd. orig. allemande 1924) et de R. DE MATTEI, Il problema della
« Ragion di Stato » nell’età della Controriforma, Ricciardi, Milan-Naples, 1979. Dans les
dernières années, le sujet a connu un énorme regain d’intérêt ; entre autres cf. les deux
volumes Le Pouvoir ➛ ➛ de la raison d’État et La Raison d’État : politique et rationalité, Ch.
LAZZERI et D. REYNIE (dir.), PUF, Paris, 1992, ainsi que G. BORRELLI (dir.), Prudenza civile,
bene comune, guerra giusta. Percorsi della ragion di Stato tra Seicento e Settecento, Actes du
colloque de Naples (22-24 mai 1996) Archivio della Ragion di Stato, Adarte, Naples, 1999.
58 G. BOTERO, Della ragion di stato libri dieci, Ferrari, Venetia, 1589, liv. I, tr. fr. Raison et
gouvernement d’estat en dix livres, Chaudière, Paris, 1599. À Botero on doit aussi les Relazioni
universali, Comin Ventura, Bergame, 1596, un véritable manuel géopolitique que les plus
importantes cours souveraines d’Europe ont consulté pendant un siècle.
59 A. DE MONTCHRÉTIEN, Traicté de l’œconomie politique, op. cit., p. 34.
60 Cité par J.-C. PERROT, Une histoire intellectuelle de l’économie politique XVIIe-XVIIIesiècle,
Éditions de l’EHESS, Paris, 1992, p. 146.
61 A. DE MONTCHRÉTIEN, Traicté de l’œconomie politique, op. cit., p. 31.
62 La Grande et Nécessaire Police. À Monsieur Lieutenant Civil, Alexandre, Paris, 1619,
p. 12.
63 G. NAUDÉ, Considérations politiques sur les coups d’État, Bouchard, Rome, 1639, p. 65.
64 Ibid., p. 93-94. Sur l’utilité publique du coup d’État au XVIIe siècle, J. FREUND, « La
situation exceptionnelle comme justification de la raison d’État chez Gabriel Naudé », dans
R. SCHNUR (dir.), Staatsräson, Duncker & Humblot, Berlin, 1975, p. 144 et sq.
65 « Il faut procéder… en Médecin & non pas en Bourreau », écrit-il ; et encore, « il faut
imiter les bon chirurgiens », G. NAUDÉ, Considérations…, op. cit., p. 80. L’analogie entre l’art
de gouverner ➛ ➛ et l’art de guérir et, plus généralement, l’emploi de métaphores médicales
dans le domaine juridico-politique remontent bien sûr aux auteurs classiques. Cf. D. PEIL,
Untersuchungen zur Staats und Herrschaftsmetaphorik in literarischen Zeugnissen von der Antike
bis zur Gegenwart, Fink, Munich, 1983, p. 430-480.
66 E. KANTOROWICZ, Les Deux Corps du roi, op. cit., p. 155 et sq.
67 G. NAUDÉ, Considérations…, op. cit., p. 66.
68 G. RÉAL DE CURBAN, La Science du gouvernement, 8 vol., Arkstee et Merkus, Aix-la-
Chapelle, 1761-1764 : Traité de la politique, VI, p. 8.
69 Sur le rapport entre police et prudentia, G. OESTREICH, Strukturprobleme der frühen
Neuzeit, Duncker & Humblot, Berlin, 1980, p. 367-379. Sur le rapport Lipsius-Charron-
Naudé, outre R. PINTARD, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle (1943),
réimpr. Slatkine, Genève, 1983, cf. V. DINI et G. STABILE, Saggezza e prudenza, Liguori,
Naples 1983 ; CH. LAZZERI, « Intérêt privé et intérêt public au XVIIe siècle. Une critique de la
raison d’État », dans G. BORRELLI (dir.), Prudenza civile, bene comune, guerra giusta, op. cit.,
p. 146-176. Sur le monarque prudent et sage, J. KRYNEN, L’Empire du roi, op. cit., p. 204-224.
70 J. LIPSIUS, Politicorum seu civilis doctrina libri sex, Lugduni, Raphelengium, 1589, IV, 13,
14.
71 La formule regnativa prudentia est typique de cette littérature, à l’instar de THOMAS
D’AQUIN, « La prudence », dans Somme Théologique, tr. de Th. Deman, Desclée, Bruges, 1949,
2a-2ae, qu. 47-56. Sur la phrônesis aristotélicienne, P. AUBENQUE, La Prudence chez Aristote,
PUF, Paris, 1986 et M. SENELLART, Les Arts de gouverner, Seuil, Paris, 1995, p. 176 et sq.
72 Cf. J. BARBEY, « Charles V ou le modèle du roi », Mémoire, 3, 1985, p. 3-18.
73 P. CHARRON, De la Sagesse (1601), Douceur, Paris, 1604, liv. III, p. 483.
74 Ibid., p. 485.
75 Ibid., p. 490.
76 Sur la question des arcana imperii ou mystères d’État, qui depuis TACITE (Annales 1, 2)
arrivent jusqu’à A. CLAPMAR (De arcanis rerumpublicarum libri VI, Wessel, Brema, 1605), la
littérature est très riche. Cf. entre autres E. KANTOROWICZ, « Mystères de l’État. Un concept
absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen Âge) », dans Mourir pour la patrie, PUF,
Paris, 1984, p. 75-103.
77 C’est la métaphore bien connue de Naudé pour exprimer l’efficacité des coups d’État.
G. NAUDÉ, Considérations…, op. cit., p. 66.
78 N. DELAMARE, Traité de la police, op. cit., préface. Sur l’eudémonisme typique du siècle,
R. MAUZI, L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle (1960),
réimpr. Slatkine, Genève, 1979.
79 Cf. P. PIASENZA, Polizia e città. Strategie d’ordine, conflitti e rivolte a Parigi tra Sei e
Settecento, Il Mulino, Bologne, 1990.
80 ISAMBERT, XVIII, p. 100. La police est divisée en cinq départements : police générale,
police contentieuse, affaires étrangères et secrètes, finance, commerce et manufactures,
sûreté et étrangers. Cf. P. BONNAISSIEUX, « Notes sur l’ancienne police de Paris », Bulletin de
la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, 21, 1894, p. 187-192.
81 Il était composé de « l’un des présidents et de l’un des conseillers au Parlement, d’un
maître de requêtes, du lieutenant civil ou du lieutenant criminel, du prévôt des marchands
ou de l’un des échevins, de quatre notables bourgeois, du membre de ceux qui ne font pas
commerce et des procureurs du roi au Châtelet et à l’Hôtel de Ville ». J. PEUCHET, Collection
des lois…, op. cit., I, p. LXXXII.
82 J. BACQUET, Traité des droits de justice, op. cit., p. 416.
83 C. LE BRET, De la souveraineté du roi, Quesnel, Paris, 1632, p. 696.
84 Voici ce sur quoi se déploie l’action du lieutenant telle qu’elle est décrite dans l’édit :
« Sûreté de la ville, port d’armes, nettoiement des rues et places publiques, incendie ou
inondation, provisions nécessaires à la subsistance de la ville, amas et magasins, taux et prix,
visite des halles, foires et marchés, des hôtelleries, auberges, maisons garnies, brelans, tabac
et lieux mal famés ; connaissance des assemblées illicites, tumultes, séditions et désordres ;
manufactures, élection des maîtres et gardes des corps des marchands, brevet
d’apprentissage. » ISAMBERT, XVIII, p. 100.
85 Ibid.
86 L. TURQUET DE MAYERNE, La Monarchie aristodémocratique, Berjon, Paris, 1611, p. 153.
87 ISAMBERT, XVIII, p. 94.
88 J.-B. BOSSUET, Politique tirée des propres paroles de l’écriture sainte, Paris 1709 (posthume),
éd. par J. Le Brun, Droz, Genève 1967, p. 74. Pour une généalogie du modèle pastoral comme
archétype de l’État administratif, M. FOUCAULT, « Omnes et singulatim : vers une critique de
la raison politique », dans Dits et écrits, op. cit., IV, p. 154-155. Cf. également son cours au
Collège de France de 1978 intitulé Sécurité, territoire, population (leçons de 8, 15, 22 février),
prochainement publié par M. Senellart. Sur le pastorat comme métaphore, D. PEIL,
Untersuchungen…, op. cit., p. 29-165.
89 ISAMBERT, XVI, p. 424.
90 Ibid., p. 509.
91 À cet égard, les très nombreuses lois somptuaires sont aussi bien un instrument
politique pour contrôler l’aristocratie qu’une occasion de définir un modèle de moralité
collective. Déjà, plusieurs dispositions, de Charles VIII (1485) à Henri IV (1606), avaient
estimé l’interdiction de l’or et des vêtements précieux « chose nécessaire & convenable pour
l’utilité publique ». L’édit du 24 novembre 1639 juge l’excès dans l’habillement comme un
« moyen infaillible pour porter les sujets à leur ruine », avec grand préjugé pour l’État et
avantage pour ses ennemis (ISAMBERT, XVI, p. 516). Au XVIIIe siècle, la question du luxe
traversera la réflexion politique, économique et morale, tout en donnant à la police le rôle
de catalyseur des instances conflictuelles qui se déchaînent à ce sujet. Cf. U.-C. PALLACH,
Materielle, Kultur und Mentalitäten im 18. Jahrhundert : wirtschaftliche Entwicklung und politisch-
sozialer Funktionswandel des Luxus in Frankreich und im Alten Reich am Ende des Ancien Régime,
Oldenbourg, Munich, 1987.
92 Cf. P. PIASENZA, Polizia…, op. cit., p. 101 et sq.
93 Cf. l’ordonnance de 1350 sur la police du royaume qui d’abord s’occupe des
« mendiants, des oisifs et des fainéants » ; voir aussi l’ordonnance de 1354 « qui prescrit des
peines contre le vagabondage » (ISAMBERT, IV, p. 700), la déclaration de 1526 qui traite des
« vagabonds, oisifs, mal vivants, gens sans aveu, blasphémateurs, ruffians, mendiants » (ibid.,
XII, p. 269) et encore les dispositions sur les Bohémiens : en 1539 (ibid., XII, p. 566),
en 1560 (ibid., XIV, p. 89), en 1682 (ibid., XIX, p. 394). Sur la notion de débauche, M.
DELON, « Débauche, libertinage, libertin », dans R. REICHARDT et E. SCHMITT (dir.),
Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe in Frankreich 1680-1820, Oldenbourg, Munich,
1992 (Heft 13), p. 7-45.
94 Cette sensibilité se traduit par des mesures relatives à l’assistance aux enfants démunis,
au travail obligatoire des nécessiteux, à la protection des familles, à l’appel aux étrangers
qualifiés, à la migration aux colonies, à l’imposition fiscale systématique, à la préférence
accordée aux produits du sol national, à la croissance des métaux précieux. Cf. J.-C. PERROT,
Une histoire intellectuelle…, op. cit., p. 146.
95 ISAMBERT, XVII, p. 326. Cf. aussi N. DES ESSARTS, Dictionnaire universel de police, 7 vol.
(inachevé), Moutard, Paris, 1786-1789, IV, v. « Hôpital », p. 520 et sq. Sur la signification
politique et culturelle du grand renfermement, M. FOUCAULT, Histoire de la folie à l’âge
classique, Gallimard, Paris, 1972, p. 75.
96 P. PIASENZA, Polizia…, op. cit., p. 273.
97 ISAMBERT, XIX, p. 441 et 504.
98 J. PEUCHET, Collections des lois…, op. cit., III, p. 36-37.
99 ISAMBERT, XXI, p. 272.
100 Sous la dénomination « Police générale du Royaume », D. JOUSSE, Traité de
l’administration de la justice, 2 vol., Debure, Paris, 1771, comprend « 1o l’état des personnes ;
2o la marine ; 3o le commerce ; 4o les règlements généraux de police ; 5o la voirie ; 6o les
postes & messageries » (I, p. 116). Sur les frontières peu nettes entre police générale du
Parlement de Paris et police d’État exercée par le roi, PH. PAYEN, Les Arrêts de règlement…, op.
cit., p. 188 et sq.
101 ISAMBERT, XXII, p. 404.
102 Cf. J. DUPÂQUIER, B. LEPETIT, « Le peuplement », dans J. DUPÂQUIER (dir.), Histoire
de la population française, 3 vol., PUF, Paris, 1988, II, p. 51-65 ; J.-C. PERROT, Une histoire
intellectuelle…, op. cit., p. 172 et sq.
103 Cité par L. TRÉNARD, Les Mémoires des intendants pour l’instruction du Duc de Bourgogne
(1698), Bibliothèque nationale, Paris, 1975, p. 11.
104 B. GILLE, Les Sources statistiques de l’histoire de France, Droz, Genève-Paris, 1964, p. 23-
99.
105 L’essor d’un savoir pratique auxiliaire à l’art de gouverner caractérise d’autres nations.
En Allemagne, d’abord grâce à H. Conring, fondateur dans la seconde moitié du XVIIe siècle
de la Staatenkunde, et ensuite à G. Achenwall, inventeur du terme Statistik, c’est la tendance
d’une statistique descriptive qui s’impose. En Angleterre, en revanche, les analyses de la
population sont au cœur d’une discipline nouvelle, l’arithmétique politique, née surtout des
exigences liées aux banques et aux assurances. Après les premières analyses de J. Graunt dans
la seconde moitié du XVIIe siècle, c’est W. Petty qui emploie ce terme pour une approche
entièrement quantitative du domaine de la politique. Dans l’ouvrage Political Arithmetick
paru en 1690, il annonce une méthode s’exprimant seulement en termes de « nombres,
poids et mesures », alors que tout argument rationnel est banni. Pour un aperçu général, J. et
M. DUPÂQUIER, Histoire de la démographie, Perrin, Paris, 1985, p. 129-198.
106 « Arithmétique politique », article pour l’Encyclopédie méthodique. Classe
« Mathématiques », Panckoucke, Paris, 1784-1789, I, p. 135-136. Condorcet était par ailleurs
conscient des risques entraînés par une application approximative des calculs à la politique.
Cf. le compte rendu critique des Recherches et considérations sur la population de la France
(1778) de J.-B. Moheau paru dans le Mercure de France du 5 juillet 1778, dans CONDORCET,
Arithmétique politique. Textes rares ou inédits (1767-1789), éd. par B. Bru et P. Crépel, INED,
PUF, Paris, 1994, p. 134. Sur le même sujet, voir aussi l’article de DIDEROT, « Arithmétique
politique » pour l’Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, éd.
par Diderot et d’Alembert, 35 vol., Briasson, Paris, 1751-1780, réimpr. Fromamn, Stuttgart,
1967, I, p. 678. Sur l’application politique du calcul des probabilités, I. HACKING, The
Emergence of Probability, Cambridge University Press, Londres, 1975 ; É. BRIAN, La Mesure de
l’État. Administrateurs et géomètres au XVIIIe siècle, A. Michel, Paris, 1994, p. 230 et sq.
107 Cf. Lettres, instructions et mémoires de Colbert, 10 vol., publiés par P. Clément,
Imprimerie impériale, Paris, 1869, VI, p. 29-30.
108 Ibid., p. 10. Cf. M. BOULET-SAUTEL, « Colbert et la législation », dans R. MOUSNIER
(dir.), Un nouveau Colbert, Sedes, Paris, 1985, p. 119-132.
109 Il s’agit d’A. LE MAÎTRE, La Metropolitée, Boekholt, Amsterdam, 1682, p. 10.
110 Remontrances du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, 3 vol., éd. par J. Flammermont,
Imprimerie nationale, Paris, 1888-1898, II, p. 42. Sur la manière dont la police s’implante
dans les villes, C. DENYS, « La territorialisation policière dans les villes au XVIIIe siècle »,
RHMC, 50-1, 2003, p. 13-26.
111 ISAMBERT, XVIII, p. 219.
112 Cf. R. DESCIMON, « L’union au domaine royal… », art. cit.
113 Cf. J. E. KONVITZ, Cartography in France, 1660-1848, University of Chicago Press,
Chicago-Londres, 1987.
114 Cf. A. PICON, Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, Parenthèse, Marseille,
1988, p. 97 ; L. BLANCO, Stato e funzionari, op. cit., p. 119 et sq. et 147 et sq.
115 ISAMBERT, XX, p. 228.
116 Dans Choix d’éloges français les plus estimés, 5 vol., Hautel, Paris, 1812, III, p. 191-192.
Sur l’activité des observateurs qui se « faufilent » où circule le monde, A. FARGE, Dire et mal
dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Seuil, Paris, 1992, p. 37 et sq.
117 P. PIASENZA, Polizia…, op. cit., p. 171 et sq.
118 Ibid., p. 186 et sq. Sur ces questions, V. MILLOT, « Saisir l’espace urbain : mobilité des
commissaires et contrôle des quartiers de police à Paris au XVIIIe siècle », RHMC, 50-1, 2003,
p. 54-80.
119 À ce sujet on a parlé d’« utopie » policière. Cf. A. FARGE et J. REVEL, Logique de la
foule, op. cit., p. 55 ; voir également A. FARGE, La Vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à
Paris au XVIIIe siècle, Hachette, Paris, 1986, p. 274.
120 ISAMBERT, XX, p. 346.
121 J. PEUCHET, Collections des lois…, op. cit., II, p. 97.
122 A. FURETIÈRE, Dictionnaire universel, op. cit. Sur l’identification entre « police » et
« civilisation » aux XVIIe et XVIIIe siècles, E. BENVENISTE, « “Civilisation”. Contribution à
l’histoire du mot », dans Hommage à Lucien Febvre, 2 vol., Colin, Paris 1953, I, p. 47-54 ; N.
ELIAS, La Civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, Paris, 1973. Pour un aperçu historique de ce
concept, P. MICHEL, « Barbarie, civilisation, vandalisme », dans R. REICHARDT et E.
SCHMITT (dir.), Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe, op. cit., Heft 8 (1988), p. 7-49. Cf.
aussi dans le même ouvrage R. CHARTIER, « Civilité », Heft 4 (1986), p. 7-50.
123 C. FLEURY, Institutions au droit français, 2 vol., Paris, 1692. Nous citons de l’éd.
Durand, Paris, 1858, I, p. 91. Voir aussi son Droit public de France, 2 vol., Pierres, Paris,
1769 (posthume), I, p. 135 et sq., où il dit que la police est « la meilleure partie de nos Loix,
la plus approchante des Loix antiques, la moins mêlée d’intérêts particuliers, la plus fondée
sur l’expérience et la raison ».
124 J. BODIN, Les Six Livres de la République, op. cit., I, 8 ; III, 4.
125 « Avis au Duc de Bourgogne », dans Opuscules, 5 vol., Beaume, Nîmes, 1780-1783, III,
p. 278. Sur le rapport entre la police et le détail, M. FOUCAULT, Surveiller et punir, Gallimard,
Paris, 1975, p. 215.
126 Ibid., p. 9 et sq. et 36 et sq.
127 Le droit romain connaissait déjà ces deux modes de sanctionner les comportements
contraires à la loi : dans certains cas, la sanction « se présente comme une défense générale
et abstraite d’enfreindre les injonctions légales en tant qu’elles sont des injonctions » ; dans
d’autres, par contre, « l’éventualité du délit est en quelque sorte intégrée par la loi, qui
accepte de composer avec lui ». Y. THOMAS, « Sainteté des lois », Droits, 18, 1993, p. 136. Les
sanctions des violations pénales s’inscrivent donc dans la première typologie, les sanctions
des contraventions de police dans la seconde.
128 CH. L. DE S. B. DE MONTESQUIEU, L’Esprit des loix (1748), liv. XXVI, chap. 24, dans
Œuvres complètes, 2 vol., Gallimard, Paris, 1949-1951, II, p. 775-776.
129 Arrêts de règlement, rendus par le Parlement de Provence, avec des notes, par un Président au
Mortier du même Parlement, David, Aix, 1744, p. 150.
130 J. P. WILLEBRANDT, Abrégé de police, accompagné de réflexions sur l’accroissement des
villes, Estienne, Hambourg, 1765, p. 117.
131 J.-B. LEMAIRE, La Police de Paris en 1770, éd. par A. Gazier, Daupelay, Paris, 1879,
p. 36.
132 Ibid., p. 27.
133 Rappelé par A. F. PROST DE ROYER, Dictionnaire de jurisprudence, ou nouvelle édition du
Dictionnaire des arrêts et jurisprudence universelle, 7 vol. (inachevé), La Roche, Lyon, 1781-
1788, I, préface, p. LXIII.
134 Ibid., II, « Administration », p. 837.
135 A. DE MONTCHRÉTIEN, Traicté de l’œconomie politique, op. cit., p. 15-16.
136 Ibid., p. 27.
137 Cf. DE RIQUETI DE MIRABEAU, L’Ami des hommes, ou Traité de la population, 2 vol.,
Hérissant, Avignon, 1757, II, p. 127-128.

I.

Les conditions de changement de la


police classique

Le XVIIIe siècle nous présente deux phénomènes conflictuels : l’essor

total de la police, aussi bien sur le versant législatif que sur celui de la
littérature spécialisée, et la remise en question de son projet
gouvernemental totalisant.
Le Traité de Delamare a provoqué la multiplication de toute une
série de codes et dictionnaires, dont le but est de recueillir les
ordonnances édictées sur la matière, soit pour les intégrer à sa
compilation, soit pour offrir un instrument de consultation pratique.
Alors que Delamare avait essayé la démarche méthodique, la plupart
de ces textes adoptent la forme du dictionnaire, parce que, comme le
dit un de ces auteurs, « on doit toujours travailler pour le plus grand
nombre1 ».
Malgré cette littérature aussi riche que monotone, dès la moitié du
siècle la police classique commence à être mise en question. Elle est
une réalité qui pèse sur l’imaginaire social, mais plus encore sur le
débat politique, économique et juridique. Cette rationalité de
gouvernement qui, pendant au moins deux siècles, avait fourni le
modèle d’une cohésion possible entre souveraineté et sujets, se
démontre désormais incapable de se légitimer comme pivot de l’ordre
social et instrument de l’action politique. C’est sans aucun doute au
discours économique que revient le mérite d’avoir lancé une attaque
radicale contre l’ingérence artificielle que les dispositifs de police
comportent dans la production et l’échange de la richesse. Au nom
de la liberté de concurrence et du laisser-faire, les théories des
physiocrates dénoncent le caractère non naturel de normes qui,
particulièrement en matière frumentaire, ne correspondent pas au
nomos objectif inscrit dans le commerce du produit de la terre.
Mais les critiques sur le rôle envahissant du dispositif policier sont
également de nature politique et culturelle. La réforme introduite par
d’Argenson au début du siècle avait déterminé un nouveau régime de
visibilité de la police parisienne : par le biais de la création
d’inspecteurs mobiles sur le territoire, la présence de cette structure
devient toujours plus imperceptible ; l’odieuse figure du mouchard
étant le symbole le plus frappant d’un étouffant contrôle sur la vie
privée. En se déployant dans le quotidien, la police révèle sa nature
inquiète et suspicieuse, au point d’être davantage perçue comme
attentatoire à la liberté des individus que comme garante de leur
tranquillité. Toutefois, il existe un secteur crucial pour la
construction du consensus et la discipline du savoir, dans lequel le
contrôle policier traditionnel est de plus en plus miné par les
insubordinations de la société : celui de la librairie et de la presse. La
diffusion de la pensée revendique une autonomie qui se heurte au
cadre de mesures préventives et répressives appliquées apparemment
avec zèle par les magistrats de police.
À côté de ces deux aspects, il nous faut considérer la nouvelle
sensibilité mûrie dans le discours juridique de la seconde moitié du
XVIIIe siècle, qui contribue à libérer la police de l’emprise

gouvernementale renforcée pendant tout l’Ancien Régime. Le


concept d’administration tendra à occuper l’espace d’intervention
policière dans la société, d’un côté en réduisant le concept de police à
une fonction subsidiaire de l’activité juridictionnelle, et de l’autre, en
détournant ce qui reste de ses pouvoirs gouvernementaux dans des
cadres bien délimités par la vie sociale.
La « Déclaration » du 27 mars 1764 par laquelle Louis XV interdit
la publication d’écrits sur l’administration des finances a le mérite de
souligner le lien inextricable entre les facteurs qui déterminent le
changement du paradigme policier classique : économie, censure et
administration qui forment un bloc homogène2. C’est pourquoi il ne
nous a pas semblé arbitraire de focaliser notre attention sur ce point
de convergence qui décrit mieux l’assise gouvernementale de la
police dans sa phase de transformation. Au cadre délimité par les
trois discours, économique, politico-culturel et institutionnel, la rue
ajoute tantôt son grondement, tantôt sa clameur. C’est là que se pose
la question de la police comme pratique. Une pratique qui se nourrit
avant tout d’actes législatifs et de décisions judiciaires, à savoir les
processus où l’on réussit peut-être mieux à cerner la consolidation et
la transformation d’un concept historiquement hybride et
polymorphe. L’analyse du matériel normatif et judiciaire au travers
duquel filtre la notion de police à la fin du XVIIIe siècle ne permet pas
à elle seule de comprendre ce que ce terme recouvre pour un
contemporain de Mirabeau (fils), Fouché ou Colbert. Il ne s’agit pas,
en substance, de se proposer comme objectif l’étude sémantique ou
pragmatique d’un nom à travers les énoncés légaux. L’herméneutique
juridique est plutôt une étape, une approche, afin de comprendre
comment fonctionne une rationalité politique qui s’est incarnée
pendant des siècles dans la police, et semble vouloir maintenant s’en
distancer.

1 A.-P. PERROT, Dictionnaire de voierie, Onfroy, Paris, 1782, p. VI. Parmi les principaux
répertoires de police, cf. N. DES ESSARTS, Dictionnaire universel de police, op. cit., le plus riche ;
E. DE LA POIX DE FRÉMINVILLE, Dictionnaire ou traité de police générale des villes, Paris, 1758,
réimpr. Praxis, Nîmes, 1989, le plus essentiel ; voir aussi DUCHESNE (lieutenant de police à
Vitry-le-François), Code de la police, 2 vol., Prault, Paris, 1768.
2 ISAMBERT, XXII, p. 400.
2

La police au marché

L’économie
Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’économie représente le
nouveau savoir sur lequel se greffe la lutte politique, car en elle se
reflètent les instabilités sociales exaspérées par le problème
endémique de la disette ; en elle se reflète aussi la discipline publique
du secteur confiée aux règlements de police. Nous partirons donc de
ce secteur afin de saisir les facteurs matériels et théoriques qui
commencent à éroder l’édifice de la police classique.
Dans diverses études, S.L. Kaplan s’est attaché à illustrer de quelle
manière la question des grains a accru le malaise social, en mettant
aussi en évidence l’incapacité politique de Louis XV1. Notre propos
n’est évidemment pas d’écouter la nation qui « se mit à raisonner sur
les blés », comme ironisait Voltaire2. Ni de nous attarder sur les
humeurs des foules ou le comportement des commerçants à l’égard
des magistrats de police. Nous nous limiterons à considérer les
événements sous l’angle législatif qui, en matière de commerce
frumentaire, présente une alternance de stratégies autoritaires et
libérales. La fonction de la police est entièrement impliquée dans ce
jeu de l’indécision politique qui touche un point névralgique pour la
garantie de l’ensemble de l’ordre public.
La période comprise entre 1763 et l’éclatement de la Révolution
voit se multiplier de manière frénétique les mesures normatives. Dans
son travail monumental, G. Weulersse a démontré l’impact du
programme physiocratique sur l’activité législative jusqu’à
l’éclatement de la Révolution3. Plus récemment, Kaplan a suggéré
qu’il faut inverser le rapport : ce sont les édits qui se trouvent à
l’origine du succès de la doctrine physiocratique4. Pour notre étude, il
s’agit de saisir les manifestations d’affaiblissement du paradigme
policier classique ressortant du discours normatif. Mais, avant de
mettre en évidence les points essentiels parmi la masse des
ordonnances, il sera opportun de condenser les principes
fondamentaux qui, dans la pensée physiocratique, impliquent une
critique radicale des dispositifs policiers.

L’enjeu de la loi : Quesnay


On pourrait considérer une affirmation de Morellet
de 1764 comme représentative du débat politique de la seconde
moitié du XVIIIe siècle, débat dans lequel s’implante le nouvel ordre
discursif auquel participe le mouvement physiocratique : « Il me
semble que les questions de l’économie politique sont presque toutes
des questions de droit, et non pas des questions de fait5. » L’abbé
avait bien saisi le véritable enjeu politique de l’époque, mais restait
fidèle à une approche du problème en termes de justice, du moment
que les questions de droit concernaient « les droits inaliénables et
imprescriptibles de la propriété et de la liberté ». Quel que soit l’objet
sur lequel elle doit s’appliquer, la règle, pour qu’elle en soit une, ne
peut qu’avoir des caractères juridiques. Entre le fait et le droit, ce qui
prévaut est de toute façon le dispositif juridique : la matière
économique possède, certes, ses vérités, mais elles doivent être
incorporées à l’exigence de justice.
C’est cette prétendue universalité du droit qui est au contraire mise
en question par Quesnay (1694-1774), le fondateur du mouvement
physiocratique : « L’étude de la jurisprudence humaine ne suffit pas
pour former les hommes d’État ; il est nécessaire que ceux qui se
destinent aux emplois de l’administration soient assujettis à l’étude
de l’ordre naturel le plus avantageux aux hommes réunis en société.
Il est encore nécessaire que les connaissances pratiques et lumineuses
que la nation acquiert par l’expérience et la réflexion, se réunissent à
la science générale du gouvernement, afin que l’autorité souveraine,
toujours éclairée par l’évidence, institue les meilleures lois et les fasse
observer exactement pour la sûreté de tous et pour parvenir à la plus
grande prospérité possible de la société6. » Le raisonnement de
Quesnay entend affirmer l’autonomie de l’idée de gouvernement à
l’égard du droit. La règle des choses ne dérive pas de la volonté
humaine, elle est déjà inscrite dans la nature qui tend spontanément
à l’équilibre, selon un postulat économique introduit tout d’abord
par Boisguilbert dans les années 17107. Gouverner consiste à capturer
l’ordre intrinsèque de la réalité sans le violer. Il était pour cette raison
inévitable que de tels principes trouvent leur application dans le
domaine de la police des grains, où les frottements entre discipline
juridique et régularité naturelle étaient les plus forts. À ce sujet,
Quesnay observe que « la police du commerce intérieur et extérieur la
plus sûre, la plus exacte, la plus profitable à la nation et à l’État,
consiste dans la pleine liberté de la concurrence8 ».
Le modèle d’une police frugale et sobre semble être théorisé dans
un cadre conceptuel hygiénico-organiciste – Quesnay était médecin
de profession. À l’instar d’un pharmakon qui empoisonne avant tout
et guérit difficilement, la police est perçue comme un facteur de
dérangement, surtout dans le domaine des échanges. Dans ce sens,
Quesnay parle de « police arbitraire » qui fait obstacle au commerce
entre les provinces. L’arbitraire consiste en un traitement étranger à
la physiologie de certaines activités disposant pourtant des ressources
pour s’autorégler9. Le mal, pour Quesnay, ayant une connotation
avant tout physique, « il faut bien se garder d’attribuer aux lois
physiques les maux qui sont la juste et inévitable punition de la
violation de l’ordre même des lois physiques, instituées pour opérer
le bien10 ». À l’origine de chaque manifestation d’impatience sociale,
il y a une transgression de l’ordre naturel : telle est la thèse
programmatique de l’idée de droit sur laquelle est fondée la légitimité
de la critique économico-politique. Une critique, soulignons-le, aussi
virulente lorsqu’il s’agit des choix productifs (la terre plutôt que les
manufactures) et du niveau des prix sur le marché, qu’elle est
pacificatrice et conciliante à l’égard du pouvoir souverain. La loi
naturelle n’introduit aucune fracture entre monarque et sujets ; elle
reflète plutôt l’harmonie organique d’intérêts entre gouvernants et
gouvernés11. Pour ne pas troubler ce jeu spéculaire, il suffit que les
lois positives respectent l’évidence de la loi naturelle dans laquelle
cohabitent la loi physique et la loi morale ; et comme la première
consiste en un « cours réglé de tout événement physique
évidemment le plus avantageux au genre humain », tandis que la
seconde se définit comme « la règle de toute action humaine de
l’ordre moral conforme à l’ordre physique évidemment le plus
avantageux au genre humain », il en résulte que le « cours » de la
physis constitue le véritable fondement du droit positif12.
Le syllogisme linéaire de Quesnay repose sur deux notions
cardinales : celle d’« évidence » et celle de « cours ». À la première, il a
consacré un célèbre article de l’Encyclopédie : est évidente « une
certitude à laquelle il nous est aussi impossible de nous refuser, qu’il
nous est impossible de refuser nos sensations actuelles13 ». Parler
d’événement ou d’ordre physique « évidemment le plus avantageux
au genre humain » signifie donc reconnaître quelque chose qui ne
peut être démenti, ou mieux, qui ne peut être théoriquement falsifié,
parce que fondé sur les sensations et sur la mémoire que l’on en a. De
cette manière, le discours de Quesnay obéit à un régime de la vérité
anti-historiciste, essentiellement apodiptique, car il attribue toute
connaissance aux sensations affectives et représentatives, et en fait
dépendre en dernier lieu la règle de l’action et sa validité.
Lorsque l’ordre de la nature est perçu par cet être sensible qu’est
l’homme, alors il doit être imité par l’action morale, qui ne dispose
pas d’autres critères de conduite. Si cela ne se produit pas, c’est parce
que quelque défaut corporel vient gêner la faculté qu’a la mémoire de
discipliner les sensations. C’est ainsi que vient à manquer cette
« correspondance certaine entre les corps et les sensations », qui
permet la connaissance et légitime, en plus, les choix pratiques. Le
physicisme de Quesnay s’accomplit ici entièrement et laisse déjà
envisager ses conséquences également sur le plan économique et
politique. La délégitimation de l’activité policière est déjà contenue
dans cet extrait qui, sous une argumentation spéculative apparente,
est pleine d’implications politiques :
Il y a entre les sensations et les objets, et entre les sensations elles-mêmes, des rapports
certains et constants, qui nous instruisent sûrement de rapports que les objets ont entre
eux, et des rapports qu’il y a entre ces objets et nous. […] En sorte qu’il y a une
correspondance certaine entre les corps et les sensations qu’ils nous procurent, entre nos
sensations et les divers effets que les corps peuvent opérer les uns sur les autres, et entre les
sensations présentes et les sensations qui peuvent naître en nous par tous les différents
mouvements et les différents effets des corps : d’où résulte une évidence ou une certitude
de la connaissance à laquelle nous ne pouvons nous refuser, et par laquelle nous sommes
continuellement instruits des sensations agréables que nous pouvons nous procurer, et des
sensations désagréables que nous voulons éviter. C’est dans cette correspondance que
consistent, dans l’ordre naturel, les règles de notre conduite, nos intérêts, notre science,
notre bonheur, notre malheur, et les motifs qui forment et dirigent nos volontés14.

Pour ce qui est de l’idée de « cours », qui soutient avec celle


d’évidence le raisonnement de Quesnay sur la loi naturelle, elle
renvoie à cette exigence de circulation et de mouvement qui
appartient aux choses de la nature. La nature obéit à des processus
dynamiques qui concernent la production des fruits de la terre, la
principale richesse du pays, et le commerce ; en d’autres termes, les
deux mamelles dont se nourrit la population. On comprendra
combien cette logique de la fluidité peut s’appliquer au domaine
naturaliste et politico-économique. Du reste, le parallélisme entre la
circulation de la marchandise et plus généralement celle des idées,
entre les produits matériaux et les produits culturels, apparaît avec
suffisamment de clarté dans la conscience de l’époque15. Et il n’est
peut-être pas hasardeux de considérer que l’autonomie structurelle de
la circulation est l’un des phénomènes modernes capables de rendre
compte de la rationalité économique, mais aussi de la
phénoménologie historique de la police. La circulation se présente en
effet comme une sorte de transcendantal historique qui, avant même
de se moduler en termes de liberté ou de restriction – une circulation
plus ou moins fluide – constitue la base d’intelligibilité d’une
technique politique. Si l’on s’en tient à la simple définition que
donnera un dictionnaire économique du XIXe siècle, selon lequel la
circulation est avant tout « la disposition au mouvement16 », et pour
cette raison la condition réelle qui autorise le lien social, le
gouvernement de la police apparaît bien comme une expression
directe de cette logique. Et ce n’est pas un hasard, en effet, si le livre
VI du Traité de Delamare, dans sa définition préliminaire de l’objet de
la voirie, offre une représentation assez vaste de la fonction
circulatoire pour faire émerger sa relative autonomie sémantique17.
Sans prétendre englober les choses de police dans des catégories
abstraites, il faut reconnaître que l’idée de circulation, avec ses
contours peu rigoureux et définis, sinon vraiment utopiques, est
souvent complémentaire de celle de gouvernement. Et cette idée sert
à conférer une unité de contenu à la grande diversité des
manifestations concrètes que l’Ancien Régime rassemble
empiriquement sous le nom de police. Et, toujours à travers les deux
grilles de lecture du gouvernement et de la circulation, les
transformations que le concept subit à la fin du XVIIIe siècle émergent
avec davantage de netteté.
Ce qui nous intéresse, pour le moment, est de vérifier l’efficacité du
concept de circulation dans le domaine économique. Le discours
économique s’approprie cette fonction d’origine physiologique et lui
confère un rôle de premier plan, grâce à l’idée de valeur. Au-delà de
l’abstraction générique sous laquelle la recouvre l’eudémonisme du
XVIIIe siècle, la notion possède une signification technique, même
dans les sciences sociales. Sous l’étiquette hybride de Droit politique,
un répertoire de 1788 définit la circulation comme le « mouvement
de l’argent qui passe d’une main à l’autre, et qui le fait rouler dans le
commerce18 ». De manière plus précise, J.B. Say la définira comme
« le passage que fait une chose évaluable, une valeur, lorsqu’elle va
d’une main dans une autre19 ». À travers l’économie, la circulation
entre dans l’histoire politique et sociale des hommes, après en avoir
animé les corps : qu’il s’agisse de grain ou, comme nous le verrons, de
livres, le cadre conceptuel où se situent ces phénomènes est
inchangé, l’acte de circuler reste l’invariante explicative
fondamentale. Aussi bien la production que l’échange des biens
reflètent cet ordre des choses : la sphère de la circulation, comme
l’appellera Marx, semble être déjà dotée d’une autonomie propre ;
c’est autour de son schéma général que s’organisent les processus
sociaux. Dans ce sens, on pourrait percevoir dans la circulation un
phénomène qui s’implique lui-même, puisque, avant de s’appliquer
aux objets, il se mesure en fonction de son propre mouvement. Pour
correspondre à son essence, la circulation doit circuler ; le processus
dynamique devient la loi des choses, qu’elles soient de type matériel
ou intellectuel, dès lors qu’il a expérimenté la force transitive qui le
caractérise, c’est-à-dire dès lors qu’il s’est mis en marche. En raison de
cette même impulsion première, on peut dire que le pain et le livre
obéissent à la même logique de la circulation. Il ne faut toutefois pas
confondre la circulation avec le commerce, qui n’est qu’une de ses
possibles manifestations. C’est précisément dans la différence entre la
circulation, comme condition d’existence de la vie sociale, et le
commerce, qui n’est qu’une des formes historiques de cette nécessité,
que s’inscrit la crise de la police classique.
C’est dans ce contexte général que nous devons comprendre le
raisonnement de Quesnay lorsqu’il soutient que « les progrès du
commerce et de l’agriculture marchent ensemble ; et l’exportation
n’enlève jamais qu’un superflu qui n’existerait pas sans elle, et qui
entretient toujours l’abondance et augmente les revenus du
royaume20 ». D’où la nécessité de dénoncer les agents artificiels qui
altèrent la régularité interne de la nature, « les prohibitions et les
empêchements21 » qui ne correspondent pas à l’évidence de son flux
circulatoire. Et comme au-delà du pragmatique, la police est aussi
d’un point de vue étymologique le résultat de « polir », un verbe qui
indique l’intervention correctrice sur l’objet afin d’en reformer la
nature et d’en atténuer la grossièreté primitive22, on voit se profiler
une nouvelle façon de concevoir l’ordre politique.

La police de la disette : Turgot


Les principes fondamentaux de la doctrine physiocratique, dans
leurs aspects politico-juridiques, trouvent en Turgot (1727-1781)
l’interprète le plus pertinent. Le contrôleur général des finances
(1774-1776) utilise sa charge pour tenter de démanteler la régie,
rigide structure gouvernementale créée par son prédécesseur Terray.
Contre la prétention de contrôler le cours du grain, depuis la récolte
jusqu’à la bouche des gens, Turgot théorise la liberté du commerce
céréalier, en attaquant de front le rôle de la police. Déjà, comme chez
Quesnay, le système d’argumentation s’articule à partir d’une
distinction de fond : l’appareil juridique, mis en œuvre par les
règlements de police, opposé à l’autonomie des lois géographiques et
naturelles. Le modèle de pensée de Turgot se ressent lui aussi de cette
idée-force qu’est celle de circulation, véritable moteur de l’histoire.
Selon les données biographiques fournies par G. Schelle, éditeur
critique de son œuvre, le futur intendant de Limoges projetait, aux
alentours de 1750, d’écrire un Traité de la circulation aux visées
ambitieuses : « Il aurait parlé des banques, du système de Law, du
crédit, du change et du commerce, enfin du luxe, c’est-à-dire de
presque toute l’économie politique telle qu’on l’entendait alors23. »
Bien que ce texte n’ait jamais vu le jour, son projet reste une
confirmation significative de la portée globalisante que la circulation
revêt dans la totalité des rapports économiques.
Dans les Fragments et pensées détachés pour servir à l’ouvrage sur la
géographie politique, Turgot entend souligner la valeur de vérité que
détient ce savoir, surtout pour caractériser la force d’un État. Sa
tentative consiste à soustraire l’idée et la constitution de la force
étatique à la domination du droit et, par conséquent, à l’énorme zone
d’ombre que la police y a projetée. En accord avec les présupposés
naturalistes d’où part sa philosophie politique et économique, Turgot
emprunte une vieille allégorie dendrologique afin de définir les
limites d’un État : « La maxime qu’il faut retrancher des provinces
aux États, comme des branches aux arbres, pour les fortifier, sera
encore longtemps dans les livres avant d’être dans les conseils des
princes. C’est un des grands objets de la géographie politique de
déterminer quelle province il est avantageux à un État de
conserver24. » La description laisse cependant la place à une
argumentation critique qui vise à reléguer au deuxième plan le droit
comme instrument de gouvernement. On soulignera à ce propos le
singulier mélange de concepts philosophiques (marqués par
l’aristotélisme) et de références territoriales pour atteindre ce résultat :
« Dans le langage de l’Europe politique, on doit distinguer une
puissance d’un état. Le roi de Prusse a une puissance, le roi de France
un état […]. Une puissance redevient un état lorsqu’elle se réduit aux
bornes que sa nature lui a assignées. La géographie politique a tracé
les limites des états ; le droit public forme les puissances ; mais à la
longue, la géographie politique l’emporte sur le droit public, parce
que en tout genre la nature l’emporte à la longue sur les lois25. »
Dans ce texte qui ne manque pas d’ambiguïté, Turgot semble
renverser la vision canonique d’un droit public comme charpente de
l’État et comme forme nécessaire à son intelligibilité. Les critères de
rationalité et le fondement de la cohésion d’une formation politique
territoriale sont en revanche fournis par la géographie politique qui
possède quant à elle le caractère concret des lois empiriques. Les lois
juridiques, au contraire, n’ont qu’une valeur potentielle ; elles
expriment les contours changeants d’une force qui n’a pas encore
trouvé la vérité précise que la physis lui assigne. D’où l’image d’un
droit essentiellement provisoire, étranger à la réalité et destiné à être
réabsorbé dans la permanence de la nature. Ce discrédit a également
des motivations théoriques, et pas seulement pratiques : le droit
s’avère inefficace parce qu’il est défectueux avant tout sur le plan
cognitif de la réalité ; ses canons sont des formulations abstraites qu’il
faut toujours circonscrire, appliquer à l’objet. La faiblesse des
dispositifs juridiques et leur côté péremptoire qui en est la
conséquence proviennent précisément de cette présomption non
cognitiviste, du fait de ne considérer la vérité qu’à travers le filtre de
schémas fictifs et non naturels. Le primat « politique » de la
géographie, en revanche, se fonde avant tout sur sa capacité de
produire une connaissance qui adhère aux choses. L’opposition entre
une logique hétéronome et artificielle d’un côté, et une normalité
incarnée et déjà accomplie de l’autre, apparaît évidente : deux façons
de penser l’ordre se différencient.
La position de Turgot se confirme également dans le domaine du
commerce des grains. La Circulaire aux officiers de police des villes
de 1766 est un document significatif car on y voit confrontés la
conception classique de la police et un modèle libéral qui a assimilé
l’expérience anglo-saxonne. Dans ses instructions, Turgot invite les
magistrats citadins à lire l’œuvre d’un autre représentant de la
physiocratie, G.F. Le Trosne, auteur de La Liberté du commerce des
grains toujours utile et jamais nuisible. Il y est expliqué comment la
garantie de l’abondance des grains et la relative satisfaction des
besoins de la population ne sont pas en contradiction avec la liberté
du commerce. La situation devient critique, en revanche, lorsque les
commerçants qui font des réserves de type frumentaire sont attaqués
par le peuple, et lorsque les magistrats de police contrôlent les prix de
manière indiscrète en ne permettant pas aux commerçants de
pouvoir compter sur un profit assuré. Dans cette situation, le spectre
de la disette, « la grande destructrice de toutes les lois et de toutes les
autorités », comme le rappelleront encore avec une certaine
inquiétude les Conventionnels26, se matérialise avec des effets
dévastateurs : « C’est aussi ce qu’on a vu trop souvent arriver
– souligne Turgot – dans les temps où toutes les entraves que la police
avait mises au commerce de grains subsistaient27. »

Qu’est-ce que le marché ?


À cette conclusion assez prévisible qui se fait l’écho de la vision
commune à tout le mouvement physiocratique, Turgot ajoute une
touche philosophique éclairante sur la phénoménologie historique de
la police et sur le fond socioculturel qui l’a légitimée : « Que prétend
le peuple dans son aveugle emportement ? Qu’on oblige les
marchands à vendre à bas prix ? Qu’on les force à perdre ? En ce cas,
qui voudrait lui apporter du grain ? Les pavés des villes n’en
produisent pas28. » Dans la dernière phrase, on perçoit l’opposition
entre la dimension de la vie urbaine, organisée par les lois de police
et la vie agraire gouvernée par la nature. Les pavés des villes ne
produisent pas de grain : la métonymie du pavé pour caractériser la
ville rend tangible l’alternative au modèle rural, mais laisse entrevoir
aussi l’idée et la fonction de ce lieu où les conflits par excellence se
manifestent : le marché.
En définitive, qu’est-ce que le marché ? C’est un signe matériel de
la vie citadine, essentielle à la subsistance de la communauté ; un
espace où se concentrent les besoins des hommes et, de ce fait, digne
d’attention de l’autorité politique. Le marché est par tradition le lieu
de la visibilité immédiate, un espace où se forme l’interdépendance
sociale à travers l’échange. Dans sa forme originelle, le marché est
donc une évidence empirique : c’est la surface où se localise une
combinaison entre hommes et choses. Le droit public a saisi cette
réalité par la formule claire de Domat : « On appelle Marché, un
concours de toutes personnes, sans distinction, permis par le Prince à
des certains jours de chaque semaine, en de certains lieux, pour y
vendre, acheter ou échanger ce qu’on veut y porter de denrées & des
marchandises, mais principalement des grains & des vivres29. » La
police veille à ce type de marché, en l’insérant organiquement dans le
paysage habité comme portion de territoire à administrer. Aucune
signification ultérieure ne lui est reconnue : le fait d’être visible est ce
qui le caractérise totalement. Comme l’observe Braudel, le marché,
« c’est faire surface30 ». Le Parlement parisien a su interpréter avec une
vraie sensibilité géopolitique le rôle du marché. Confrontée aux
réformes libérales, la cour de justice trace une ébauche précise de la
signification de cette institution et de ses règlements. Dans ses
remontrances de mars 1776, est rappelé avant tout le fondement de
la constitution matérielle d’une ville : « Sur quoi repose l’existence
des grandes villes ? Sur deux bases également nécessaires : la sûreté et
le calme ; la sûreté qui appartient à chaque individu, le calme qui
appartient à l’ordre général31. » Le marché, comme élément de la
configuration urbaine, doit contribuer à satisfaire ces conditions
d’existence. D’où le rôle central de « faire surface » : circonscrire de
manière intégrale une expérience de vie communautaire, en lui
dictant les coordonnées spatio-temporelles qui l’accueillent et en
établissant la mesure des conduites. La justice est une fonction
dérivée de cette organisation fondamentale de l’espace : « Pourquoi
les règlements assignaient-ils des lieux marqués pour la vente des
grains ? C’était afin que chaque citoyen pût être sûr d’y trouver sa
subsistance. Pourquoi indiquaient-ils des heures ? C’est qu’ils
voulaient que toutes les opérations d’un commerce si important
pussent être sans cesse éclairées et que le pauvre qui achète pour vivre
eût la préférence sur le marchand qui n’achète que pour vendre32. »
Le marché se réalise ici pleinement comme valeur matérielle :
division du territoire, de la journée, des actions, des choses, de
l’argent. Dans cette micro-politique de la répartition, le marché crée
un milieu, il localise et divise, il se fait « nomos de la terre », pour
reprendre les mots de Carl Schmitt33 ; la police devient son pouvoir
constituant, parce qu’elle préside à celle qui a été définie
« l’invention des fonctions urbaines34 ». Un exemple significatif de
cette force en action a déjà été offert, quelques années auparavant,
par le premier président du Parlement de Paris dans certaines
représentations adressées au roi à propos du monopole dans le
commerce des grains. Son discours fait apparaître entre police et
marché une dérivation commune, que démontre la tradition et que
fondent des arguments pragmatiques et fonctionnels. Le magistrat
rappelle au souverain combien le marché est avant tout une évidence
empirique, à observer de près, à surveiller en détail, à gérer in loco par
ceux qui connaissent les clients, les habitudes sociales, les
disponibilités matérielles. C’est seulement de cette manière que l’on
réussira à prendre en flagrant délit les monopolistes coupables de
violer la régularité des échanges et d’altérer ce justum pretium que la
scolastique médiévale avait fixé comme modèle idéal des
transactions, à partir du Livre V de l’Éthique à Nicomaque35. En outre,
aux yeux du Parlement, la rapidité avec laquelle les monopoles
pourront être condamnés par une autorité qui préside de manière
stable ces lieux doit être instructive pour tout le monde. Voici les
conséquences auxquelles aboutit le discours du magistrat :
D’après ces vérités de faits qui sont d’une pratique journalière, il est évident, Sire, qu’il
serait impossible de remplir que V.M. manifeste par ses lettres, si on s’en tenait aux
moyens qui y sont indiqués, quelque zèle et quelque activité que pût apporter à leur
exécution le procureur général de V.M. Comment, éloigné de vingt, de trente, de
cinquante et de quatre-vingts lieues des marchés et autres endroits où se commettent les
monopoles ; comment, dépourvu des connaissances locales sur la quantité de blés
rassemblés dans l’étendue d’un bâillage éloigné soit par les productions plus ou moins
fertiles, soit par la voie du commerce ; comment, ignorant les noms, qualités et demeures
des marchands de blés que le juge des lieux lui-même ne peut aujourd’hui connaître que
par la recherche la plus exacte et la plus assidue, comment le procureur de V.M. pourrait-il
agir avec le fruit ? Quelle lenteur inévitable dans ses démarches, dans la circulation soit des
dénonciations qu’on lui ferait parvenir, soit des instructions particulières et plus
circonstanciées qu’il serait souvent dans le cas de demander, soit enfin des ordres définitifs
qu’il aurait à donner ! Comment au milieu de tant de longueurs nécessaires, éviter le
dépérissement des preuves ; comment acquérir la connaissance de mille faits particuliers
qu’indiquent la réunion et le jeu de plusieurs circonstances, qu’on ne peut saisir que par
une inspection personnelle et que les seules lumières de l’esprit ne peuvent faire
soupçonner ; comment, enfin, ce magistrat pourrait-il se flatter de réussir dans cette foule
d’affaires particulières où la seule promptitude de l’exécution assure le succès36 ?

On n’aura aucune difficulté à reconnaître dans ce texte les motifs


typiques du gouvernement policier. Ses qualités techniques requises
sont toutes énoncées : avant tout, les vérités de faits d’ordre
quotidien, que seule une institution, telle que la police, au contact du
territoire et de la population est capable d’administrer. La référence
aux lumières de l’esprit est aussi symptomatique, parce qu’elle affiche
une certaine méfiance envers tout apparat doctrinaire, éloigné de la
réalité à laquelle seul un savoir empirique comme celui de la police,
peut directement adhérer. C’est de là, également, que vient la
préférence pour les solutions rapides, informelles, adaptées au cas
concret que nous avons vu être un modèle particulier d’intervention
des pouvoirs de police.
Cette vision organique et compacte du marché, cette immédiate
reconnaissance des nécessités urbaines, éthiques et sociales qui
s’impose dans le discours du Parlement, disparaît de celui de Turgot.
La référence polémique au pavé des villes contient la critique du sol
dénaturé de la ville et, par conséquent, de ses « produits ». Parmi
ceux-ci, le marché est cette construction matérielle qui, par
excellence, s’enracine dans l’espace urbain et qui peut être vue. Mais
être vue ne signifie pas être comprise. Le marché, comme lieu dans la
ville, comme périmètre surveillé par la police, n’est pas en soi un
concept détachable de la réalité qu’il désigne ; il n’est donc pas
représentable en termes formels, selon un critère distinct du critère
urbain. Dans l’observation de Turgot s’annoncent au contraire les
signes d’une conception différente du marché ou, pour être plus
précis, du marché comme modèle explicatif unificateur, et pas
seulement comme forme sensible de la vie quotidienne. Ceci
comporte avant tout la pluralité des marchés, car le déroulement de
la fonction est fondamental, alors que les lieux restent des structures
contingentes : « Il est très indifférent en soi que le grain se vende
dans le marché ou hors du marché, pourvu que la même quantité soit
vendue […]. Il est à croire que le peuple se défera peu à peu de cette
habitude de compter uniquement sur la fourniture des marchés ; que
l’expérience lui fera envisager, dans la multiplication des magasins et
la vente libre dans tous les greniers, une ressource bien plus assurée,
et qu’il verra faire librement le commerce de grains sous ses yeux sans
en concevoir aucun ombrage37. »
La fragmentation du marché comme unité urbaine comporte un
déplacement ultérieur : le marché passe de l’ordre de la pratique à
celui d’un savoir ; l’observation sur place sert à élaborer un schéma
formel. Par cette prise de distance avec le substrat matériel, le marché
se prête à des analyses conceptuelles, alors que les ordonnances de
police l’avaient prioritairement traité comme une aire de surveillance
et comme objet d’intervention concrète. Il n’est plus un simple cadre
de vie, mais devient un indicateur économique ; d’objet de contrôle,
il se transforme en instrument d’intelligibilité. À la scène sur laquelle
s’expose la marchandise se superpose le cadre dans lequel il faut
déchiffrer les besoins et réaliser les intérêts. En somme, il y a une
façon d’accéder au marché qui n’emprunte pas les parcours
obligatoires des voies citadines, mais qui se fie plutôt au déchiffrage
et à l’interprétation des courbes de l’offre et de la demande. La
première ne peut se passer d’un rapport immédiat avec un lieu
déterminé, la seconde suppose un espace indéterminé. Elle est
apatride, car elle obéit à un ordre symbolique. Dans cette mesure, on
peut dire que le marché est réabsorbé dans la sphère de la circulation,
laquelle, se référant au mouvement de la valeur plus qu’à celui des
choses, défait la liaison matérielle entre la marchandise et l’espace à
l’intérieur duquel elle circule. C’est tout cela que le discours de
Turgot semble déceler38.
Dans le passage d’une exigence de contrôle à une exigence de
vérification, le marché n’est pas seulement le théâtre principal de la
distribution, mais il devient un mécanisme de vérité. Enjeu
traditionnel du pouvoir policier, le marché se transforme dans une
catégorie de l’économie politique : non plus lieu de justice mais
espace de véridiction, comme il a été remarqué par Michel Foucault39.
Dans le modèle policier, le marché reste un lieu dans lequel se mêlent
des actions qui ne produiront rien qui n’ait été déjà connu et prévu
par l’autorité : exposition, transactions, échange entre marchandise
et paiement représentent les moments d’une procédure qui ne tolère
pas de variables ou d’aléas par rapport à un ordre préétabli. Pour le
lieutenant de police, à la fin des transactions, aucune condition de
départ – et avant tout le prix de la marchandise – ne doit avoir été
altérée. Certes, de cette façon le marché fait surface, mais il ne
produit aucune histoire car la dimension de l’imprévisibilité y est
absente. La surveillance d’un ordre des comportements conforme à
certaines valeurs quantitatives et qualitatives déjà définies : c’est dans
cet esprit fermé à l’avenir que la police administre le marché.
Dans le modèle de l’économie politique, en revanche, le marché
n’est pas le lieu d’une confirmation, mais l’occasion de se distancier
d’indices déjà fixés. Il est surtout une situation d’où peut découler un
nouvel ordre des valeurs. Cette créativité immédiate du marché, cette
tendance à introduire l’imprévisible s’exprime dans le rapport entre
quantités à vendre et détermination des prix. Dans son traité Le
Commerce et le gouvernement, Condillac expose avec des arguments
apparemment élémentaires les attentes que le marché est appelé à
satisfaire, et qui ne se trouvent pas déjà inscrites dans le schéma
obligé des transactions préconisé par la police : « Les prix ne peuvent
se régler que dans les Marchés, parce que c’est là seulement que les
Citoyens rassemblés peuvent, en comparant l’intérêt qu’ils ont à faire
des échanges, juger de la valeur des choses relativement à leurs
besoins. Ils ne le peuvent que là, parce que ce n’est que dans les
Marchés qu’on peut juger du rapport d’abondance ou de rareté
qu’elles ont les unes avec les autres ; rapport qui en détermine le prix
respectif. C’est ainsi que les prix se régleront constamment, dans le
cas où chacun aurait la liberté d’apporter au Marché ce qu’il veut, et
la quantité qu’il veut40. » Le marché part d’une inconnue qui ne se
révèle qu’au moment où l’échange advient. Dans le modèle
économique, quantité et prix émergent dans le marché et à partir de
lui, alors que, dans le système de police, ces deux facteurs sont déjà
en place et régulent d’avance le marché. Le marché déplace
l’organisation gouvernementale classique de la police, incapable de
gérer un ordre du commerce qui renonce au point essentiel de
grandeurs et de mesures fixes. Il faut passer d’une fonction
déclarative à une fonction constitutive, de la légitimation de ce qui
est connu à l’ouverture sur ce qui pourra l’être. En d’autres termes,
une normalité de l’identique entre en compétition avec une
régularité de la variance.
Tout ceci fait comprendre que si, pour reprendre les catégories de
Kaplan, le market principle prévaut sur le market place41, le statut
historique et rationnel de la police est sérieusement menacé. En
considérant précisément la nouvelle vocation apatride du marché, sa
tendance « transcitadine », il est inévitable qu’une institution
toujours étroitement liée à son origine urbaine, aussi bien dans son
étymologie que dans sa pratique, soit arrachée à l’espace de la polis.
Ce « dépaysement » subi de la police, résultat d’un schéma des
relations humaines qui revendique sa propre autonomie vis-à-vis de
toute référence topologique, contribue à affaiblir un paradigme
politique et juridique. Sans confondre cette transformation dans
l’ordre des savoirs avec le cours réel des choses, il faut de toute façon
souligner les facteurs qui ont pu agir sur l’histoire de la police en tant
que modèle de gouvernement. Si la distinction est le leitmotiv de
toute approche conceptualisante, précisément à cause de l’ambiguïté
qui caractérise chaque concept, le compromis est au contraire la règle
dans les faits sociaux. Pour autant, on peut être d’accord avec Kaplan
lorsqu’il soutient qu’« en théorie – peut-être conviendrait-il plutôt de
dire : en rhétorique –, le marché et le principe de marché étaient aux
antipodes l’un de l’autre. Dans les faits cette opposition perdait
beaucoup de sa rigueur et de son intensité. […] En quelque sorte, le
marché et le principe de marché s’ajustaient l’un à l’autre,
s’accommodaient l’un de l’autre42 ».

Sur la base de cette reconstruction se précise graduellement une
méthode d’analyse qui nous conduit à bien maintenir distincts le
plan des comportements sociaux, celui des représentations et celui
des concepts : ces derniers ne sont pas le produit immédiat des actes
quotidiens, d’une manière commune de sentir ou de la confrontation
entre opinions. Le processus de leur sédimentation est bien plus
élaboré, il ne dépend que partiellement des mentalités. Les facteurs
décisifs appartiennent en effet à des techniques et à des savoirs qui
possèdent un degré plus développé de formalisation, capables de
circonscrire de manière plus « sérieuse » la multiplicité de
l’expérience, ce « tout mêlé qu’est d’abord le spectacle du devenir43 ».
Les sélections auxquelles procèdent les concepts dans l’expérience
aboutissent à construire un événement autrement inintelligible.
Cette différenciation fonctionnelle produit elle-même de l’histoire,
une histoire non moins présente qu’une autre, dont il faut reprendre
le fil pour la déchiffrer. Il est évident que, de cette manière, il ne
s’agit pas de distinguer le vrai du faux ni de parvenir à un degré de
vérité plus convaincant et plus explicatif, mais simplement de
faciliter la compréhension à plusieurs niveaux non réductibles à la
chimère unitaire du « ce qui s’est réellement passé ». À moins que
l’on ne convienne, comme nous pensons qu’il soit juste de le faire,
que la réalité de l’événement policier se saisit tout à la fois dans les
mouvements du peuple contre les spéculations des commerçants,
dans la naissance d’un modèle gouvernemental, dans l’élan spontané
de la rue, tout comme dans l’accomplissement laborieux d’une
technique. Si l’imaginaire populaire, avec ses fantaisies et ses mythes,
nous renvoie à une vision « dé-technicisée » de la police et du droit44,
il faut tenir compte aussi des discours capables de formaliser
l’exercice du pouvoir.

Une politique de moyens


Si le marché est un élément qui catalyse et fait exploser les conflits
entre police et gouvernement de l’économie, l’attaque de Turgot se
fait plus mordante lorsqu’elle s’adresse aux « moyens » à travers
lesquels la stratégie policière se met en œuvre. L’idée de
« précaution », en particulier, est l’objet d’une polémique incessante
qui implique entièrement une certaine manière de considérer les
agissements de l’autorité publique et, en définitive, le droit lui-même.
L’anglophilie du siècle se manifeste sans équivoque, pas seulement
dans l’évocation d’une donnée statistique acquise par tous : grâce à la
liberté commerciale, la disette est une catastrophe beaucoup plus rare
en Angleterre (elle advient tous les quatre-vingts ans), qu’en France
(tous les dix ans). Cette anglophilie se manifeste surtout dans la
préférence accordée à un modèle policier qui respecte l’autonomie
des individus et en sanctionne ex post les conduites illégales (stratégie
répressive), alors que le modèle français prétend tout régler au départ
(stratégie préventive), en réduisant ainsi les espaces de liberté45. Dans
le discours de Turgot se fait jour cette dichotomie déjà envisagée dans
la réflexion sur la raison d’État entre le XVIe et le XVIIe siècle, d’où
étaient issues deux lignes de technique politique ; l’une visant à
investir les individus de manière déterminante, grâce à un ordre posé
d’avance par la volonté souveraine ; l’autre qui attend plutôt l’arrivée
des événements avant de concevoir le remède de l’autorité. La règle
de police s’est alimentée pendant tout l’Ancien Régime de ces deux
modèles. La force de son dispositif s’appuyait sur ces deux
représentations. Selon Turgot, le moment est arrivé pour la police de
renoncer à toute attention préventive. La thérapie doit intervenir
éventuellement ex post et se limiter à rétablir les conditions générales
de possibilité du système des échanges lorsque des facteurs matériels
ou psychologiques le rendent difficile : « Les fausses idées qu’on avait
autrefois sur le commerce des grains avaient donné naissance à une
foule de précautions mal entendues, de règlements, de statuts de
police. […] Les officiers de police allaient quelquefois jusqu’à faire des
recherches chez ceux qui avaient des grains en réserve, […] partout le
commerce des grains était resserré et avili par une foule de
précautions. […] Il ne faut pas s’étonner que le peuple, accoutumé à
voir ses idées adoptées par l’administration, réclame à la moindre
augmentation dans le prix des grains, le renouvellement des
anciennes précautions46. »
La référence aux « précautions », comme on le voit, n’est pas un
hasard, mais elle revient avec une intensité polémique qui témoigne
du scepticisme le plus radical envers toute planification législative.
Les législateurs appartiennent à une espèce d’hommes qui, malgré les
ambitions systématiques par lesquelles ils se laissent guider,
démontrent pour cette même raison leur profonde ignorance. Le fait
de penser en termes de discipline organique, comme si les lois
embrassaient la totalité des manifestations sociales et
institutionnelles, est une illusion hégémonique propre au droit :
« Pour être législateur systématique, il faut pouvoir se flatter d’avoir
tout prévu », énonce ironiquement Turgot47. Et comme on ne peut
tout prévoir, c’est-à-dire gouverner l’ensemble dans les détails, selon
le modèle préconisé pendant longtemps par la police, il faut penser la
fonction de gouvernement en des termes beaucoup plus prudents. Et
cette fois, la prudence ne se réfère pas au calcul des agissements que
le souverain devra accomplir afin de garantir la force de son pouvoir
et de son état. Elle consiste plutôt à considérer que l’ordre est déjà
inscrit dans la dynamique de certains processus sociaux, qui exigent
surtout d’être observés et préservés des troubles extérieurs. C’est dans
cet esprit de docte inaction que Turgot semble concevoir la prudence
du pouvoir civil, et c’est toujours sur fond d’inaction de principe que
ses éventuelles interventions peuvent se justifier. La prudence n’est
plus une vertu qui dirige la conduite politique, mais l’art de doser
l’efficacité du gouvernement, c’est-à-dire d’en mesurer étroitement les
limites. Mais dans quels moments critiques le recours à cette mesure
de l’action se démontre-t-il approprié ? C’est, bien entendu, lorsque
le peuple commence à donner des signes d’impatience face à la
pénurie de pain, lorsque les conditions extérieures au bon
déroulement du commerce s’altèrent. La prudence indique alors le
degré de réaction du magistrat civil face au changement de certains
facteurs qui ne sont de toute façon pas impliqués dans le processus
pris en considération.
Si telle était la nouvelle attitude du gouvernement de la réalité,
quelle était en revanche la logique de la police classique ? Celle-ci
intervenait là où se manifestaient les effets, elle encadrait
disciplinairement les actions qui se déroulaient dans le marché,
considérant celui-ci comme le seul espace d’importance sur lequel
intervenir afin de garantir l’approvisionnement. C’était une thérapie
symptomatique. Dans cette optique, la répression des désordres
populaires était conçue comme un effet subsidiaire des difficultés de
subsistance, et certainement pas comme le facteur qui aurait pu
favoriser l’abondance de la marchandise à la satisfaction de tous.
Dans la vision de Turgot, en revanche, le marché est placé dans un
contexte à plusieurs variables, ce qui rompt le rapport unilatéral
cause-effet. Ainsi, il n’est plus nécessaire d’agir directement sur l’objet
que l’on entend protéger, en imposant par exemple un régime
unique de prix. La stratégie efficace consiste au contraire à prendre en
compte certains facteurs et comportements latéraux, mais de nature à
influer sur le phénomène que l’on entend réellement modifier. Le
contrôle des rébellions populaires, ainsi, ne représente pas seulement
un épisode normal du rétablissement de l’ordre public. Il s’agit aussi
d’une manière de protéger le bon fonctionnement du marché – en
assurant l’abondance et des prix modérés – sans le soumettre à un
contrôle permanent. De la même façon, la réforme du système des
corvées des chemins et de l’imposition de la taille envisagée par
Turgot48, vise indirectement à favoriser le marché, sans avoir recours
à un indice des prix imposés par décret.
Dans cette logique tendant à délocaliser les prestations par rapport
à l’objectif, la prudence du gouvernement à l’égard de l’économie
consiste à se rapprocher d’elle tangentiellement, en diversifiant les
points d’intervention. Du remède symptomatique par le moyen de la
police, on passe à une thérapie systématique. C’est ce qui transparaît
du discours de Turgot : « Si l’alarme se répand dans le peuple, si les
esprits commencent à fermenter, le magistrat ne doit rester ni dans
l’indifférence ni dans l’inaction ; il doit employer tous les moyens
qu’une prudence éclairée suggère pour calmer l’émotion ou plutôt
pour l’empêcher de naître. L’attention à découvrir ceux qui donnent
l’exemple du murmure et qui ameutent les autres, la fermeté à
dissiper ces pelotons qui sont ordinairement le prélude des émeutes,
quelques exemples de sévérité placés à propos, contre les chefs et les
orateurs de ces petits conciliabules, suffiront dans les
commencements pour prévenir de plus grands maux49 ». On trouve
ici le thème de la prévention, mais selon une vision plus restreinte
qui ne concerne que la sécurité publique, autrement dit le bon
déroulement du commerce. En ce sens, on ne sera pas surpris par
l’attitude paternaliste de celui qui conçoit la police comme un
instrument servant à contrôler la populace. Si, d’un côté, ces moyens
de prévention s’accordent avec les intérêts de sa classe – Turgot
insiste beaucoup sur la « prudence éclairée » dans le choix de
« mesures douces » à administrer au peuple50– de l’autre côté, ils
n’appliquent pas la philosophie de ces précautions honnies, vouées à
planifier l’activité économique. Ils se bornent à gérer le cadre de
l’action humaine. C’est seulement sous cette forme qu’ils peuvent
aller « au-devant du mal », comme l’avait compris à l’époque même
un positiviste acharné comme Bentham. Celui-ci, par un
raisonnement qui rejoignait les mêmes conclusions que celles de
Turgot, sentait bien qu’il devait mitiger son propre élan vers une
codification juridique complète, dans une matière qui semblait
échapper au domaine législatif : « La police est en général un système
de précautions, soit pour prévenir les crimes, soit pour prévenir les
calamités. Elle est destinée à prévoir les maux et à pourvoir aux
besoins. Les actes qui contrarient la police, ou qui vont contre les
précautions qu’elle a instituées, forment autant de genres de délits
qu’il y a de genres de précautions ; mais leur nature est si variée, si
différente selon les temps et les lieux, qu’il est comme impossible de
les énumérer51 ». En d’autres termes, toute prédétermination
normative des conduites est vaine : la précaution, au moment où elle
semble être célébrée, est en réalité affaiblie, sinon complètement
neutralisée.
Il faut toutefois garder à l’esprit que le rôle des mesures préventives
restait controversé à l’intérieur même du discours des économistes. La
circonspection affichée par Turgot pour ce qui est de la gestion
différenciée des précautions révèle un problème déjà apparu dans
l’une des premières manifestations du libéralisme commercial, l’Essai
sur la police générale des grains de Herbert. Ce dernier part de la
constatation historique que les mesures de police en matière
frumentaire revêtent toutes un caractère d’urgence : « Il est rare que
l’on songe à se précautionner contre les besoins quand on se trouve
dans l’abondance ; et en effet toutes nos Ordonnances concernant la
Police des grains, n’ont été rendues que dans des temps de
calamité52. » Mais après avoir stigmatisé le peu de prévoyance des
autorités contraintes à réparer les dommages, Herbert, fidèle au
raisonnement classique des économistes, montre du doigt justement
les précautions. À la lumière de certaines ordonnances (la
« Déclaration » du 31 août 1699 et du 9 avril 1723), il arrive en effet à
cette conclusion : « On ne peut pas douter, après la lecture de ces
Règlements, qu’il ne règne en France une prévention générale contre
ceux qui se mêlent de la marchandise des grains. La voix des Lois
s’élève contre eux avec celle du peuple ; et la crainte du monopole a
enfanté ces Ordonnances rigoureuses qui n’annoncent que des
formalités, des restrictions et des peines. Cette crainte est-elle
fondée ? Et n’est-ce pas plutôt de la contrainte et des entraves que
nous donnons à ce commerce, que naissent les désordres qui nous
alarment avec raison53 ? » La précaution joue dans ce discours un rôle
ambivalent, comme c’est du reste le propre de toute technique. D’une
part elle apparaît comme l’approche la plus indiquée pour assurer
l’ordre dans le commerce : mieux vaut quelques dispositions peu
nombreuses, opportunes et précises qu’une foule de mesures qui, au
lieu de corriger l’urgence, l’aggravent. Mais en même temps, la
précaution est l’instrument de l’ingérence, du soupçon méthodique
vis-à-vis des commerçants, de l’arrogance prescriptive qui ignore
toute autodétermination sociale de l’ordre.
Il est alors possible de tirer au moins deux conclusions. Avant tout,
la représentation d’une pensée « économique » qui rejette de manière
programmatique une discipline ex ante apparaît inconsistante et
inspirée par un laisser-faire de pure forme. Il ne s’agit pas seulement
d’appliquer le projet résumé dans la maxime du marquis d’Argenson,
« pour gouverner mieux, il faut gouverner moins ». Il est plus
essentiel encore de réarticuler et redistribuer les techniques de
gouvernement, comme le comprendra si bien Turgot. En second lieu,
semble se confirmer l’hypothèse théorique que nous entendons
mettre continuellement à l’épreuve au cours de ce travail : chaque
modèle systématique de l’action pratique, au-delà des objectifs qu’il
se propose et des principes d’où il part, subit la « séduction » des
moyens. En d’autres termes, il est conditionné par la domination des
techniques qu’il met en œuvre, véritable invariant de toute vie
sociale.

La loi, la Couronne, le Parlement


Si l’on s’en tient à la séquence des ordonnances qui, à partir
de 1763, conduisent à une politique libérale dans le commerce
frumentaire, on remarque une alternance rapprochée de mesures
restrictives et tolérantes54. L’édit de juillet 1764, promu par le
contrôleur général Laverdy, établit la liberté de commerce
frumentaire même avec les pays étrangers, étendant ainsi un régime
que, l’année précédente, l’autre contrôleur, Bertin, avait limité au
marché interne55. Mais les deux dispositions ne s’appliquent pas à
Paris. C’est en effet dans la capitale que les résistances à la
libéralisation du commerce et aux théories des économistes sont les
plus fortes. Le Parlement est l’interprète le plus connu de la tradition
dirigiste et protectionniste, surtout en la personne de l’avocat général
Joly de Fleury. Dans un discours tenu le 5 juillet 1763, celui-ci
dénonce avec la plus grande fermeté le caractère aventureux de
réformes qui menacent avant tout la survie du peuple et facilitent la
création de monopoles. Par ailleurs, selon l’avocat général, il fallait
démasquer un préjugé diffus, agité de façon démagogique dans les
milieux physiocratiques : le préjugé d’une excessive rigidité des
dispositifs policiers. Ceux-ci, en fait, restaient souvent lettre morte,
puisque, en cas d’urgence, ils étaient supprimés, alors qu’en temps
normaux les autorités les faisaient exécuter de manière assez souple.
Ce n’est qu’en de rares occasions qu’on a pu vérifier des cas
d’application littérale des ordonnances56.
La lutte entre le Conseil d’État, qui plaide en faveur du laisser-faire,
et la Cour du Parlement de Paris, convaincue de la nécessité d’un
encadrement policier pour prévenir les déséquilibres et donc la
disette, se poursuit jusqu’à la veille de la Révolution avec le deuxième
ministère Necker. Les remontrances du Parlement à l’automne 1768,
ayant abouti lors de l’assemblée de la police générale du
28 novembre, affrontent les questions soulevées par les mesures
de 1763, mais placent par ricochet le rôle de la police au centre du
débat politique. Dans les représentations sur la cherté du blé et du
pain découlant de la libéralisation, la Chambre des vacations du
Parlement dénonce les défauts des nouvelles normes enclines à
favoriser ce monopole que « l’inspection d’une police attentive avait
seule, jusqu’à présent, été capable d’écarter d’un genre de trafic où
l’appât d’un gain sûr et considérable a invité, de tout temps et chez
toutes nations, à pratiquer des fraudes et des manœuvres qui
enrichissent l’opulence avide aux dépens des indigents57 ». L’allusion
aux exigences de justice commutative, mais aussi sociale, dont le
marché est par tradition le garant, ne doit pas tromper sur les intérêts
de classe qu’à travers le contrôle du commerce, la noblesse
parlementaire entend préserver contre une bourgeoisie qui cherche à
s’imposer. Et il est évident que le problème de la police apparaît en
filigrane dans ce discours, entraîné par l’urgence sociale du moment –
la subsistance de la ville – et plus encore par une préoccupation de
pouvoir. Mais le fait que la police soit une conséquence non
intentionnelle des positions exprimées par un organe institutionnel
aussi important que le Parlement de Paris reste secondaire. Elle est
impliquée de facto.
L’assemblée de la police générale qui se déroule
le 28 novembre 1768 met l’accent, au cas où ce serait encore
nécessaire, sur cette réalité. Il suffit de faire un rapide examen des
orientations les plus significatives qui se dégagent dans un contexte
réunissant les plus hautes charges juridictionnelles et administratives
de l’État. L’avocat général du Parlement de Paris Séguier, introduisant
le débat, lance une violente attaque contre les partisans de la
nouvelle secte qui, s’érigeant en pédagogues universels, ont provoqué
la métamorphose de la nation : les sciences, les arts, le commerce et
l’agriculture ont été secoués par la vague d’idées libérales : « Les
anciens règlements ont paru une entrave. […] La plus grande liberté
dans le commerce des grains est devenue le vœu général. On a
provoqué la révocation des règlements qui avaient été faits pour
l’intérêt du cultivateur et pour celui du consommateur58. » Ainsi
pensait-on favoriser l’abondance et décourager le monopole. La
situation d’urgence continue démontre en revanche, selon l’avocat
général, la nécessité de modifier les édits de 1763 et 1764, en
obligeant tous ceux qui font commerce de grain à se fournir auprès
des marchés publics, à déclarer aux autorités les quantités acquises,
l’usage qu’ils en feront et les disponibilités dans les magasins. En
définitive, le système des contrôles, si typique de la police, reste la
seule garantie. Il est significatif, par ailleurs, que l’argumentation de
Séguier ne se limite pas aux aspects économiques que l’actualité
impose, mais qu’elle s’étende également à des considérations ethno-
culturelles, en utilisant l’exemple le plus admiré du siècle, celui de
l’Angleterre. Avec un argument conservateur et historiciste auquel
Burke n’aurait pas hésité à souscrire, l’avocat soutient que « la liberté
la plus grande doit être avantageuse au peuple anglais, parce que, s’il
en abuse, il saura lui-même la réprimer ; il est dangereux au contraire
de l’établir en France, parce qu’elle ne peut pas produire les mêmes
effets et que chaque particulier sera toujours tenté d’en abuser, sans
que le gouvernement puisse apporter assez tôt le remède
convenable59 ». La France ne peut renoncer aux règlements de police,
parce qu’ils renferment l’ethos de son peuple, ce qui rassemble les
individus dans la forme communautaire. Tel est là le sens profond du
discours prononcé par le magistrat du Parlement parisien.
À cette même assemblée du 28 novembre participe également le
lieutenant général de police de Sartine, qui oscille entre son
admiration pour les mesures de libéralisation qui ont revitalisé une
économie léthargique et, sur un autre plan, la reconnaissance de ce
que, après les récoltes médiocres des années précédentes, il est
nécessaire d’interdire le commerce en dehors des lieux affectés au
marché. Mais globalement, l’ordre public de la capitale ne lui
semblait pas menacé, et l’on constatait l’abondance de denrées dans
tous les dépôts. Les déclarations du procureur du Roi reflétaient la
même appréciation : la situation, du point de vue criminel, restait
apaisée, et il n’y avait pas de motif pour s’alarmer, comme le faisait le
lieutenant criminel au Châtelet selon lequel la vie dans la capitale
était devenue fortement risquée, à cause de la misère due à la liberté
d’exportation du grain et à la hausse des prix qui en résultait.
En général, les intervenants à l’assemblée se prononcèrent, avec
plus ou moins de conviction, soit sur l’application des nouvelles
mesures, soit sur la réintroduction du contrôle public. Le Parlement
de Paris, lors de l’assemblée du 2 décembre 1768, opta pour une
position restrictive, et invita le monarque à révoquer les édits
de 1763-1764 et à suspendre la liberté d’exportation. Devant le refus
du roi, la confrontation devint encore plus tendue lorsque le
Parlement, le 20 janvier 1769, décida de faire publier et appliquer par
le procureur général du roi un arrêt contenant les modifications que
le souverain persistait à ne pas vouloir accueillir. Cet arrêt, qui aurait
abrogé la liberté commerciale, fut immédiatement annulé par le roi.
Le conflit se poursuivit avec les nouvelles représentations du
Parlement qui prétendait à l’exécution de son arrêt dans toutes les
cours de justice. Dans l’ultime appel adressé au souverain
le 22 mars 1769, le premier président du Parlement insiste
significativement sur le fait que les formalités auxquelles les
commerçants doivent se soumettre n’ont rien de vexatoire ni
d’onéreux. Mais surtout, dans l’esprit positiviste d’une rationalité de
police qui planifie méticuleusement la vie sociale, ces formalités
seraient contraires « à la vérité, contraires à ce secret, à ce mystère
dont le commerçant est, en général, si jaloux », car elles tiennent
compte du fait que « dans une pareille matière, tout doit être
nécessairement subordonné à la différence des circonstances du sol,
de la position, du génie ou des facultés des habitants60 ». Avec le
réalisme dicté par l’expérience, il faut savoir affronter des intérêts
différenciés selon les lieux et les circonstances : c’est là la prudence
politique dont le Parlement se fait encore l’interprète.

Les avatars du gouvernement entre connaissance, ignorance et


secret
Il faut toutefois nous attarder encore sur un autre aspect de cette
position. La référence à la question du secret n’est pas anodine : huit
ans après le discours du magistrat, Adam Smith devait se lancer dans
l’éloge de cette part d’inconnu et de mystère qui doit régner dans
l’activité économique, en recourant à la fameuse main invisible qui
recompose les égoïsmes individuels dans l’intérêt de tous61. À la
volonté de connaître et de planifier qui caractérise le modèle
réglementaire policier, convaincu que tout élément soustrait à la
connaissance est un danger potentiel, se superpose une rationalité
qui, de l’impossibilité de « tout savoir », fait son point fort. Comme
on peut le lire dans un texte de 1758, qui cerne bien le thème de
l’inviolable et salutaire mystère de l’économie, « le commerce doit
être envisagé comme un tout, composé de correspondances
particulières qui appartiennent à l’industrie de chaque individu qui
les entretient ; c’est un sanctuaire impénétrable, il ne faut jamais
lever le voile respectable qui le recouvre62 ». Un concept repris dans la
« Déclaration » du 5 février 1776, dans laquelle Turgot rappelle que
l’intérêt du commerce « exige surtout la bonne foi, le secret et la
célérité des expéditions63 ». L’ambition de planifier l’activité
commerciale, de la connaître et de l’orienter par anticipation est à
l’origine des insuccès dans le gouvernement de l’économie.
Paradoxalement, le primat de la nouvelle science consiste dans le fait
de savoir prévoir ses propres limites, de déclarer une finitude
constituée par elle-même comme son versant obscur, impossible à
sonder et soustrait en tant que tel à toute ambition cognitive. Ceci la
met dans une position privilégiée par rapport à la rationalité de la
police qui n’avait jamais dû se confronter à l’extension de son propre
pouvoir, sauf, précisément, lorsqu’une nouvelle rationalité, de
l’extérieur, lui prescrivait une limite. Ce qui, en apparence, constitue
la faiblesse théorique de l’économie, se révèle en fait comme la
ressource principale de sa vitalité. Au contraire, le modèle
« boulimique » de la police, dénué d’un « régime » autonome,
incapable de prévoir ses propres limites, finit par subir la concurrence
d’un autre ordre normatif. En intégrant ses propres limites comme
constitutives d’elle-même, l’économie sauvegarde sa propre
autonomie. Pour s’être affirmée comme rationalité totale, la police
découvre brusquement sa propre perméabilité64.
Sur le rapport entre savoir, pouvoir et économie, il faut éclaircir la
position de l’école physiocratique. Le principe du laisser-faire n’était
pas incompatible avec l’exigence d’un calcul qui prendrait la forme
évidente d’un cadre synoptique (le célèbre Tableau économique de
Quesnay ou la Table raisonnée des principes d’économie politique de
Dupont de Nemours65), avec tous les éléments explicatifs. La liberté
dans le commerce des grains était vue comme une dérivation du droit
originel de la propriété foncière à disposer d’elle-même ; propriété
foncière qui était à la base de tout le processus économique,
analytiquement expliqué par le fondateur de l’école. Le Tableau était,
en substance, le livre de bord que le souverain aurait dû consulter
afin de piloter l’économie : tout ce qui devait être pensé et appliqué
dans la matière coïncidait avec ce qu’il y avait à savoir. Mais piloter
ne signifiait pas pénétrer dans la production et la distribution des
biens de la terre, puisque le droit de propriété de tout citoyen était
antérieur à l’institution politique. Le gouvernement aurait dû
simplement prendre acte que les principes de l’économie étaient tous
révélés, et que leurs lumières auraient dû favoriser l’accroissement de
la classe des propriétaires dont dépendait la richesse de la nation. Le
despotisme patrimonial dont les physiocrates se réclamaient n’était
rien d’autre que l’extension de ce droit individuel à un souverain
copropriétaire, qui pouvait ainsi exercer l’autorité tutélaire en vertu
de l’imposition que tout propriétaire était tenu à verser66. Pour
confirmer les limites dénoncées par cette doctrine, Turgot, qui
fréquenta le groupe de Gournay entre 1754 et 1755, et ne voulut
jamais se confondre avec les dogmes « fonciers » de l’école
physiocratique67, reprocha à son ami Dupont la référence
inopportune à l’autorité « tutélaire », adjectif à remplacer par
« publique », plus neutre : « Les mots tutélaire et protectrice sont
impropres, tendent à hérésie, offensifs aux oreilles libres qui ne
veulent ni tuteurs ni protecteurs, mais bien des gens d’affaires :
receveurs, garde-bois, baillis, procureurs fiscaux, etc. ; qui dit tuteur
dit mineur, qui dit protecteur dit protégé, ce qui fait deux corrélatifs
distincts, dont l’un est subordonné à l’autre, comme l’inférieur au
supérieur, comme le troupeau au berger, au lieu que le vrai rapport
est celui du mandat au mandataire, ou au fondé de procuration, qu’il
a choisi parce que cela lui convenait. Donc il faut proscrire ce mot
tutélaire, cachet de la secte économistique, en tant qu’elle est secte,
c’est-à-dire en tant qu’elle a tort, car on ne fait jamais secte par ce
qu’on dit de vrai, mais par ce qu’on dit de faux68. »
Au-delà de la position singulière de Turgot, les physiocrates
considèrent comme évidents tant l’exercice du despotisme tutélaire
que la conviction de pouvoir connaître le processus économique. La
campagne contre l’omniprésence des règlements policiers, si
insistante fût-elle, s’en tenait à un niveau superficiel. Elle réagissait
plus que tout aux signes d’un pouvoir non éduqué, pour ainsi dire, à
la nouvelle science. Mais l’extension de la souveraineté restait intacte,
comme l’attestent certaines formulations extrêmes du despotisme
légal chez les physiocrates69. Le caractère constitutif des liens que la
police a minutieusement tissés entre les différentes parties de la
société, leur nécessité pour donner forme à la communauté politique,
ne sont pas bouleversés. On songe par exemple à la notion
d’administration générale dont parle Baudeau, riche d’attributs
gouvernementaux. L’administration générale s’acquitte de la tâche
essentielle d’être un lieu entre l’analyse économique et le
gouvernement politique, ce qui n’est certes pas un programme
minimal d’intervention souveraine : l’administration générale
désigne en fait la capacité du gouvernement à gérer un territoire pour
« entretenir un nombre prodigieux d’hommes dans l’abondance et la
prospérité70 ». Et cet objectif s’inscrit dans une concentration de
pouvoir totalement pyramidale, même si la figure du souverain
copropriétaire tend à assouplir le caractère de transcendance propre à
une représentation classique, qui creuse l’écart entre le gouvernement
et les sujets. Mais pour le reste, dans le discours de Baudeau, la
souveraineté montre qu’elle a mis à profit l’expérience séculaire de la
police : les « dépositaires de l’Autorité suprême – écrit l’abbé –
doivent être disposés de telle manière dans un État policé, que tout
se rapporte à un centre commun, à une intelligence, une volonté
première, qui rassemble tous les moyens et qui en dirige l’emploi vers
le but général de l’instruction, de la protection, de l’administration
universelle. C’est cette unité qui caractérise proprement un État, une
société policée ; c’est ce qu’on appelle Souveraineté71 ».
Il est évident qu’on ne pouvait pas facilement évacuer un problème
de conduite dont la vocation prioritaire avait toujours été d’aménager
positivement l’ordre public, et non de simplement châtier la
transgression des interdits. Dès lors, si l’on peut généraliser, il faut
considérer la réaction physiocratique essentiellement comme une
contestation politique de certains choix relatifs à la gestion centrale
de l’économie. Avec de tels présupposés, cette doctrine n’était pas
assez radicale pour remettre en cause le paradigme de savoir-pouvoir
sur lequel s’appuyait la police, elle en aurait au mieux allégé le carcan
disciplinaire et contenu l’expansion dans certaines limites. La
préférence pour un modèle de type tutélaire démontrait en effet que
l’on était loin d’abandonner cette posture gouvernementale
spécifique que la police avait incarnée. Cela vient du développement
historique très particulier que la police a connu en France depuis son
origine médiévale. L’érosion de ses tendances les plus contraires aux
libertés naturelles de l’individu (la propriété et son libre usage) n’était
concevable que dans les limites de telle ou telle conjoncture
historique précise. L’absence d’une véritable théorie de la police
empêchait d’ailleurs de transférer sur un plan doctrinal le conflit
entre la raison d’État et les intérêts individuels. La police a toujours
été l’objet d’une pratique. Elle n’a pas réussi à franchir le seuil d’une
construction scientifique autonome, détachée de son application
ordinaire. Quand la friction entre dressage policier et liberté attribuée
à la nature humaine devient plus aiguë, en raison de facteurs
historiques précis (croissance de la population et insuffisance des
subsistances), alors se produit une sorte de court-circuit entre
l’aspiration d’une « nation polie », celle où « les besoins sont fort
multipliés72 », grâce précisément à la mise en forme artificieuse
opérée par la police, et le niveau des libertés considérées comme
naturelles et indépendantes de tout conditionnement extérieur.
L’efficacité du mouvement physiocratique a consisté à attirer
l’attention sur l’ambiguïté propre à la notion de police, sur
l’hétéronomie de l’acte même de policer, qui désigne une
transformation originaire des choses auxquelles on reconnaît
pourtant un taux de naturalité variable selon certains facteurs
objectifs. La physiocratie n’a pas su aller au-delà d’une attaque contre
l’hypertrophie des dispositifs policiers classiques. Elle se maintenait
en fait dans les lignes d’une rationalité politique proto-providentielle
de l’État en train d’émerger.
Plus profonde, en revanche, est la critique qui tentait de miner le
lien entre action et savoir des dispositifs policiers : la docte ignorance
de l’économie politique, qui suspend toute connaissance à la
détermination de l’intérêt général, est l’alternative à la vorace
attention réservée par la police à chaque phase et chaque détail des
processus de production et d’échange. On comprend alors combien
est ambivalent le rapport de la police avec le thème du secret, et
combien est partielle l’image répandue au XVIIIe siècle d’une police
trouble, enveloppée dans l’opacité de ses opérations contraires à la
transparente évidence de la liberté commerciale73.
À ce qui a été dit, nous pouvons ajouter une considération
ultérieure plus vaste. Il est significatif qu’autour des questions
économiques, les stratégies argumentatives s’échangent avec une
relative désinvolture : de fait, dans la confrontation entre parti
économique et Parlement, c’est la cour de justice qui, gardienne
traditionnelle des règlements de police, épouse la cause de la
flexibilité, en condamnant le dogmatisme des axiomes libéraux,
substantiellement agnostiques et mal adaptés à la gestion de la nature
différente des situations. Ceci montre combien le jeu de la pratique
altère la physionomie des doctrines, lesquelles, loin de maîtriser les
moyens selon une ligne cohérente entre principes et finalités, sont
inévitablement prises dans cette dimension stratégique. Les
dispositifs de police, dans l’opinion des économistes, avaient
représenté une sorte de camisole de force de la société, parce qu’ils
bloquaient les énergies naturelles qui y étaient latentes. Dans le
discours parlementaire, en revanche, la perspective s’inverse : c’est la
règle de police qui est douée de cette versatilité lui permettant
d’adhérer aux cas concrets, là où le verbe libéral sonne comme un
précepte didactique, incapable de seconder ce primat de la réalité sur
le droit malgré ses prétentions initiales. Tout ceci confirme que le
véritable événement, ce qui, en effet, ressort du « tout mêlé du
devenir » est la forme de la problématisation74, la manière par
laquelle on est parvenu à produire un objet culturel qui n’existait pas
auparavant. Par rapport à un tel processus, les solutions proposées au
fur et à mesure ont une importance secondaire. Elles sont pertinentes
pour une histoire des idées économiques, mais ne suffisent pas à faire
comprendre autour de quel changement elles s’affirment.
Que le centre de l’événement réside dans la confrontation plus que
dans la supériorité d’un parti théorique sur l’autre est prouvé par
l’épilogue du conflit. À l’énième tentative du Parlement de persuader
la couronne de réintroduire la législation coercitive, le monarque
finira par ne pas répondre. Face à de telles hésitations, le Parlement
décidera à son tour de ne pas réitérer la remontrance, car, entre-
temps, les récoltes s’annoncent bonnes et les prix ont par conséquent
baissé. Tant de bruit pour rien ? Il n’en est certes pas ainsi, car rien
que sur le plan des équilibres politiques généraux se révèle la tension
jamais apaisée entre les divers centres du pouvoir de l’État. Surtout, le
paradigme gouvernemental que la police a interprété est remis en
discussion. Cet effet immatériel appartient à l’histoire d’une
technique juridico-politique. C’est là un fait qui a autant de réalité
que ce qui se passe dans une boulangerie, aux halles ou à l’intérieur
d’un commissariat de police. Entre les sacs de farine et le ventre du
peuple, le récitatif du conceptuel laisse sa trace, subtile mais nette.

Un abrégé de philosophie économique : l’édit de septembre 1774


La polémique sur les grains constitue en soi un événement
significatif à cause du rythme rapproché avec lequel les péripéties se
succèdent. Une étape cruciale qui marque le point culminant du
programme libéral est l’« Arrêt du conseil sur la liberté du commerce
des grains dans le royaume » du 13 septembre 1774, la « Marseillaise
du blé », comme l’appellera Michelet75. L’artisan en est Turgot,
devenu entre-temps contrôleur général. Le long préambule est un
concentré de philosophie antipolicière, particulièrement virulente
après qu’un arrêt du 23 décembre 1770 avait réintroduit les vieilles
entraves procédurières abolies par la Déclaration du 25 mai 1763,
mais également plus modérée dans les contenus normatifs par
rapport au projet originel qui incluait la liberté d’exportation.
Comme confirmation de l’importance politique de la mesure, pour la
première fois dans l’histoire législative en matière frumentaire, un
édit est ainsi pleinement motivé, sans toutefois nuire à cette « vérité
triviale » que Turgot lui-même voulait rendre visible à tous76. Le
contrôleur commence avec une constatation empirique avant
d’énoncer les maximes de la rationalité économique : les mesures
adoptées pour garantir les besoins céréaliers et prévenir la disette ont
échoué77. L’expérience est ici invoquée pour venir au secours de la
nature, mais aussi pour éviter toute approche idéologique
préconstituée. Évidemment, Turgot est bien conscient que la plus
grande méfiance envers les théories physiocratiques provenait de la
perte de pouvoir que Parlement et magistrats auraient subi sous les
coups d’une législation libérale, mais aussi du fait que ces théories
exagéraient une situation idéale : la convergence spontanée d’intérêts
entre producteurs et consommateurs, qui ne pouvait appartenir qu’à
la logique hypothétique du marché, et non à la logique effective des
transactions quotidiennes. L’abbé Galiani, dans ses célèbres Dialogues
sur le commerce des blés, avait insisté en ce sens : l’expérience était une
alternative à la raison, surtout l’expérience spécifique de l’actualité.
Un tel critère, en effet, exclut la possibilité, tant d’une extension
spatiale de solutions à un problème d’un État à un autre, que d’une
reprise diachronique de mesures adoptées par le passé dans le même
pays : « En fait d’économie politique un seul changement fait une
différence immense », rappelle le chevalier de Zenobi au marquis de
Roquemaure78. La dimension normative de la réalité actuelle et ces
détails de la vie auxquels la police avait depuis toujours accordé ses
infatigables attentions échappent en substance à l’esprit systématique
des recettes physiocratiques. Le verbe économique, qui précisément
au nom d’une plus grande adhésion à la réalité des choses, avait
attaqué le caractère artificiel et inadéquat des normes de police,
risquait d’être démenti sur le même terrain, avec des argumentations
analogues. Dans le discours de l’avocat général Joly de Fleury, par
exemple, c’était la conviction du conflit d’intérêts objectif entre
producteurs et consommateurs qui légitimait l’intervention du
gouvernement comme protecteur des plus mal défendus (les
consommateurs79). La dimension du conflit, harmonieusement
maîtrisée par le discours physiocratique, était une évidence qui ne
pouvait être ignorée. Lorsqu’au printemps 1775 éclate la guerre des
farines80, Galiani souhaite que « cet événement aura appris à M.
Turgot et à l’abbé Morellet à connaître les hommes et le monde qui
n’est pas celui des ouvrages des économistes81 ». Si pour Turgot, la
thèse traditionnelle de Delamare82, qui voyait dans les disettes une
situation créée de toutes pièces par l’accord des commerçants, était
inadmissible, il fallait de toute façon prendre acte d’une tension
effective entre intérêts, et sur cette base, introduire les réformes
libérales. Selon le parti « protectionniste », en revanche, au nom de
certains axiomes élaborés en dépit d’une histoire pluriséculaire, il
apparaissait difficile de concevoir la cohésion sociale sous l’enseigne
irénique de l’universalité du besoin. Entre le jeu libéral du désir et la
satisfaction des besoins existait un cadre de variables hétérogènes à
gouverner politiquement.
Pour Turgot, au contraire, l’espace de l’inconnue qu’un système
peut se permettre de tolérer est représenté avant tout par la nature,
qui ne favorise pas toujours des récoltes adéquates à l’impatience des
expectatives humaines : « La variété des saisons et la diversité des
terrains occasionnent une très grande inégalité dans la quantité des
productions d’un canton à l’autre, et d’une année à l’autre dans le
même canton […] le transport et la garde des grains sont, après la
production, les seuls moyens de prévenir la disette des subsistances,
parce que ce sont les seuls moyens de communication qui fassent du
superflu la ressource du besoin83 ». La donnée de départ est alors la
variabilité des résultats de la terre, non des lois économiques qui
s’appliqueraient à cause de leur permanente validité, selon une
logique endogène mise en œuvre par un facteur initial incontrôlable.
L’intérêt général est garanti si l’on se limite à évaluer à l’avance
seulement cette variable, moins dangereuse, au demeurant, que les
intrusions bureaucratiques. Comme le rappelle le lieutenant de police
de Lyon (1772), auteur d’un important répertoire juridique, « la
nature a des révolutions périodiques qui avertissent les propriétaires,
les consommateurs et les administrateurs. Ce que peuvent si bien les
particuliers, les pères de famille, est la chose du monde la plus
difficile pour une grande administration84 ». Celle-ci, du reste, ne
parviendra jamais à éviter que le prix des grains n’augmente lorsque
les récoltes sont rares. À ce stade, c’est précisément l’intervention de
la police qui alimente l’inquiétude du peuple, lequel, à la lumière de
tous ces contrôles et formalités, soupçonne injustement la conduite
des commerçants. Le désordre et la mortification de l’activité
commerciale sont les résultats de la mainmise gouvernementale, qui
est contraire à la réalité ainsi qu’à la logique : « Si je suivais les vœux
indiscrets du peuple – écrit Turgot à un abbé resté anonyme – je ferais
un grand mal. Faire venir des blés aux frais du gouvernement ne se
pourrait que par un impôt. Tout impôt porte sur beaucoup de gens
très pauvres85. » La seule solution est alors la liberté de
communication sur tout le territoire du royaume : elle permet l’afflux
de grain dans ces provinces dépourvues des ressources adéquates et,
en même temps, permet à d’autres propriétaires de tirer de la vente
de leurs surplus le nécessaire à utiliser dans d’autres cultures. D’où la
nécessité de la libre circulation des hommes et des choses afin de
mieux réaliser le libre échange et d’atteindre le difficile point
d’équilibre entre le superflu et le nécessaire.
Si la disette devait se vérifier, alors la meilleure recette ne
consisterait pas dans l’attaque du système du commerce, mais bien
dans le fait d’offrir l’assistance aux plus nécessiteux, par
l’intermédiaire des ateliers de charité86. Encore une fois, comme nous
l’avions déjà noté, prévaut la logique qui consiste à concentrer les
prestations publiques dans un milieu social différent de celui que l’on
entend réellement sauvegarder. La manière traditionnelle d’opérer de
la police consistait en revanche à frapper directement le domaine où
le problème se manifestait, à le combattre avec des moyens qui
pourraient être définis comme une sorte de thérapie homéopathique :
les prix augmentaient-ils parce que les denrées disponibles sur le
marché étaient insuffisantes ? Alors l’antidote naturel était une liste
des prix établie par la loi et la mise en commerce du grain acquis par
le gouvernement. On ne pensait pas à des incitations parallèles ou à
des mesures alternatives. De Harlay, premier président du Parlement
de Paris, adressait cette recommandation à d’Argenson au moment de
l’investir de la charge de lieutenant général de police : « Le Roi,
Monsieur, vous demande sûreté, netteté, bon marché. » Comme le
rappelle le baron de Bielfeld, précepteur du prince Auguste-
Ferdinand, frère de Frédéric II de Prusse, et bon connaisseur de la
réalité française, « la politique ne demande à la Police que de
procurer toutes les marchandises et denrées qui sont indispensables
pour la subsistance des hommes, à un prix proportionné aux moyens
que les habitants de chaque Ville ont de gagner87 ».
Derrière cette forme de stratégie législative, il faut probablement
voir une rationalité politique qui commence à être mise en question
par un nouveau mode d’exercice du pouvoir. Si, pour la police, le
contrôle sur les trafics s’apparente à celui sur la population pauvre,
selon une pure logique sommaire de domination, pour laquelle on ne
se pose pas le problème d’un critère d’intervention diversifié, dans le
modèle économique de Turgot prévaut l’exigence de répartir le poids
de l’autorité politique de manière plus complexe. Autour du
mécanisme de l’approvisionnement, on crée ainsi une sorte de
cordon sanitaire. L’attention gouvernementale se focalise ailleurs. Il
s’agit précisément de promouvoir un certain secteur de la vie sociale
sans l’investir directement par un appareil normatif. Face à cette
différentiation accrue du pouvoir, avec ses équilibres plus raffinés et
ses dosages plus subtils, la traditionnelle stratégie de la police, vouée
à accumuler plus qu’à diversifier, se révèle inadéquate. Le Traité de
Delamare avait défini la police comme une « présence » qui structure
la société, au point que cette présence dans la vie des hommes
pouvait se légitimer d’elle-même, sans aucune limite extérieure à son
exercice puisque son propre domaine coïncidait avec celui de la
société. La croissance de la société ne faisait qu’une avec la capacité
d’expansion de la police ; rien ne restait en dehors de cette dernière.
Le syntagme « société policée », qui au XVIIIe siècle se glisse dans tous
les types de textes, est le point d’arrivée linguistique de ce parcours.
L’économie politique, à travers la question des grains qui lui sert de
locomotive, introduit en revanche une dissonance entre police et
société, et entame l’évidence d’un mode de normativité. Ici s’ouvre
une faille qui affaiblit la logique globale du pouvoir policier, et qui
implique des effets plus profonds que la perte de quelque unité
géographique dans son rayon d’application.
Dans le préambule de l’édit de 1774, Turgot s’avance encore
davantage dans l’évaluation du rôle historique de la nouvelle science
et de ses corollaires pratiques. Entre ceux-ci, la liberté commerciale
est considérée comme non seulement nécessaire, sur la base de
l’observation empirique, mais aussi salutaire et juste. Le
raisonnement devient ici doctrinaire, il privilégie ce ton catéchistique
qui est typique, comme on le sait, des Lumières88. La question passe
du plan ontologique de la réalité au plan déontologique des valeurs.
Alors que dans ces mêmes années, Hume attachait son nom à une
théorie de la loi qui excluait la déduction du devoir être à partir de
l’être, toute morale à partir de la connaissance, Turgot épouse sans
atermoiement une vision globalisante et holiste : le système de
l’économie est le pivot fixe, non seulement du bien-être matériel,
mais aussi de ce que nous appellerions aujourd’hui une éthique
publique. La liberté de communication est « salutaire pour tous,
puisque ceux qui, dans un moment, se refuseraient à partager ce
qu’ils ont avec ceux qui n’ont pas, se priveraient du droit d’exiger les
mêmes secours, lorsqu’à leur tour ils éprouveraient les mêmes
besoins, et que, dans les alternatives de l’abondance et de la disette,
tous seraient exposés tour à tour au dernier degré de misère, qu’ils
seraient assurés d’éviter tous en s’aidant mutuellement. Enfin elle est
juste, puisqu’elle est et doit être réciproque, puisque le droit de se
procurer, par son travail et par l’usage légitime de ses propriétés, les
moyens de subsistance préparés par la Providence à tous les hommes,
ne peut être, sans injustice, ôté à personne89 ». L’économie, liée à
l’intérêt personnel de développer librement ses propres affaires,
fonctionne comme catégorie générale de la connaissance et de la
conduite.

L’aporie de la dérégulation
Le système discursif de Turgot, malgré sa cohésion interne, laisse
émerger l’aspect non résolu de la théorie économique sur la police
des grains, au-delà de son bien-fondé technique. Si l’on considère le
mémoire illustrant un projet d’édit qui sera adopté avec la déjà
nommée « Déclaration » du 5 février 177690, on est frappé par le
paradoxe qui entoure l’entière question de la connaissance des
règlements policiers. En plus de l’habituelle dénonciation des
mesures qui paralysent le commerce à Paris, Turgot souligne
l’impossibilité pratique de les appliquer, car « s’ils étaient exécutés, ils
réduiraient Paris à n’avoir de moyens de subsistance que pour onze
jours ». Toutefois, « malgré leur absurdité et malgré leur inexécution
habituelle, ils ont toujours été chers aux principaux magistrats et au
Parlement91 ». Sous le couvert de disputes économiques se cache sans
aucun doute un conflit d’intérêts avec certains pouvoirs
institutionnels et certains organes bureaucratiques. Il suffit de penser
aux luttes avec les magistrats locaux, après la libéralisation introduite
par l’édit de 1774. À La Rochelle, par exemple, les officiers de police
avaient disposé de contrôles dans les greniers sur des denrées
provenant de l’extérieur, et en avaient interdit la vente. En annulant
ces ordonnances, Turgot introduit une notion qui n’était pas
historiquement constitutive de la rationalité policière : celle de
limite. De tels agents, en fait, non seulement n’ont pas accepté la loi
qui libéralise le commerce des grains, mais « ont excédé le pouvoir
qui leur est confié92 ». La logique de l’illégalité s’invertit : il ne s’agit
plus des traditionnelles contraventions aux règlements de police,
mais du non-respect, de la part de cette dernière, des ordonnances
souveraines et des prérogatives qui lui sont attribuées.
Toutefois, au-delà des tensions institutionnelles et d’un début
d’attention à la conformité légale des actes administratifs, il nous faut
ici considérer un autre aspect sur lequel Turgot revient de manière
significative en conclusion de son discours. Il considère comme
instructive la dénonciation publique des règlements de police, car
c’est une manière de solliciter le consensus populaire autour de la
libéralisation : « Il est absolument nécessaire de mettre sous les yeux
du public le détail des règlements qu’on supprime et qu’il en
connaisse l’absurdité. Tant que ces règlements resteraient dans leur
obscurité, l’on ne manquerait pas de crier, comme on l’a fait dans
maints réquisitoires, que ces règlements sont le fruit de la sagesse de
nos pères éclairés par l’expérience93. » L’indulgence trahit cette fois le
contrôleur : il semblerait qu’en définitive la mauvaise connaissance
des normes, de la part de la population, soit à l’origine de tous les
problèmes d’approvisionnement. Effectivement, selon ce
raisonnement assez confus, si de tels règlements étaient exposés de
manière appropriée à l’attention générale, ils seraient immédiatement
rejetés ; tout le monde comprendrait leur inutilité et leur nocivité.
Mais la contradiction du discours est évidente : alors que d’un côté
on soutient l’ignorance des règlements, et donc leur non-application,
on attribue d’un autre côté à ces mêmes normes, qui devraient rester
virtuelles, la responsabilité d’un marché bloqué, incapable de garantir
la subsistance de la population. L’issue extrême de cette très
laborieuse circulation des denrées, la disette, serait ainsi à imputer à
la présence inefficace, mais non moins funeste, des règlements de
police : « Ce n’est qu’à l’inexécution de ces lois que Paris a dû sa
subsistance. Mais l’inexécution de telles lois ne suffit pas pour
rassurer le commerce que leur existence menace encore », souligne
significativement le texte de la « Déclaration » royale
du 5 février 177694. En somme, le tort de la police consiste
paradoxalement dans son incapacité à causer de véritables préjudices.
Ses insuccès pratiques inquiètent plus ses adversaires que les
autorités. Turgot prétend dévoiler quelque chose qui n’est resté que
dans la lettre des édits, en retenant toutefois, par un argument
hypothétique rétroactif, que là est la cause du mal et que, une fois
éliminée l’une, l’autre disparaîtrait aussi. Du point de vue logique, le
raisonnement de l’avocat général Joly de Fleury apparaît plus
cohérent. Comme on l’a vu, en effet, il se limitait à constater
l’application très lâche des règlements policiers, et donc la mauvaise
foi des attaques des économistes contre le système.
En définitive, Turgot se heurte ici à la difficulté typique qu’il y a à
harmoniser la validité de la loi avec son efficacité. Par une pirouette
intellectuelle, il résout la difficulté en présupposant une force
constitutive des mesures normatives qui, ne pouvant se réaliser sur le
plan des comportements et donc de l’adhésion sociale, se concrétise
toutefois comme danger, comme facteur potentiel de dérangement.
Le déterminisme boiteux de Turgot – expliquer un état de fait à
travers la présence formelle et non substantielle d’une cause – s’en
remet à la catégorie de possibilité plus qu’à celle de réalité. Si dans
l’explication des faits, le raisonnement n’est pas évidemment bien
fondé, il ne reste qu’à en admettre la signification politique et
culturelle plus vaste : le projet de démanteler les résistances du
Parlement et la réaction à la menace présente dans l’attitude
« tutélaire » de l’État ; en bref, une opposition au mécanisme même
de pouvoir-savoir plutôt qu’à ses résultats effectifs.

Le Mémoire de 1776 dans lequel Turgot présente au roi l’édit qui
libéralisera la circulation des grains à Paris, sert aussi de point de
départ à la reprise de quelques considérations méthodologiques
antérieurement ébauchées. Nous sommes en présence d’un cas
exemplaire dans lequel le modèle de l’Öffentlichkeit, de cette sphère
dans laquelle se forme l’opinion publique, sur la base de données
généralement partageables ou critiquables, ne parvient pas à
expliquer de façon satisfaisante le phénomène de la police au
moment de sa crise historique. Il ne s’agit pas ici d’un processus
d’« éclaircissement » cognitif qui transite du petit au plus grand
nombre, en jetant les bases d’un sens critique diffus, que résume la
grande fiction de la fin du siècle : le tribunal de l’opinion publique.
Une plus grande conscience ne suffit pas à déplacer les données de la
réalité, puisque, dans les intentions de Turgot, la connaissance des
règles est une condition nécessaire à leur non-application. Mais ce
résultat était déjà dans les faits, sans qu’il soit besoin d’un consensus
généralisé et conscient. La prise de conscience critique ne modifie
pas, dans ce cas, la pratique ; elle peut au plus la confirmer sous
forme de principe, en admettant en même temps son propre retard
comme critique, et donc une certaine inconséquence réformatrice. Si
la critique vise à corriger la réalité en attaquant les dispositifs de
police, en l’occurrence, en plus de manquer l’objectif, elle est
inoffensive dès sa naissance, car elle aspire à instaurer une situation
qui existe déjà. L’issue circulaire du raisonnement de Turgot est
symptomatique de ce qu’est la mise en jeu principale de ce très
houleux débat autour de la police des grains. Ce qui apparaît
important n’est pas tant la cohérence des arguments et la capacité
rationnelle des discours de mobiliser un mouvement polémique à
l’égard de la police. La nouveauté de l’événement, il convient de le
rappeler, se manifeste plutôt par la transformation d’un modèle
gouvernemental, par le changement des codes qui structurent une
rationalité juridico-politique. Au fond, il semble bien que les
physiocrates combattent un fantasme, une présence imaginaire et
fictive : « Notre système de la Police des grains qu’on croit si propre à
prévenir la famine n’est autre chose que pure chimère », décrète un
précurseur du mouvement95. Si tout ceci débarrasse le domaine de
toute équivoque possible sur l’efficacité de la discipline sociale mise
en œuvre par la police, il ne faut pas pour autant considérer la
littérature des économistes comme un doctrinarisme creux. Le
corrélat pratique plus que le référent objectif de ce discours – un
corrélat réel et non utopique – est toujours l’exercice d’une technique
réglementaire, c’est-à-dire une manière de modifier la réalité.

Necker ou de la législation variable


Le conflit né des besoins en grain se présente dans l’œuvre de
Turgot avec toutes les caractéristiques nécessaires à l’évaluation de
l’impact des événements sur le rôle de la police. L’œuvre de Necker
(1732-1804), le banquier genevois qui fut d’abord directeur des
finances (1779-1781) et ensuite ministre d’État de 1788 jusqu’à la
Révolution, emprunte alors des chemins déjà tracés en ce domaine.
Théoricien convaincu de l’intervention publique, dans la pratique,
Necker opta pour des mesures de compromis qui ne lui retirèrent ni
les faveurs du peuple ni celles des propriétaires. Signe d’une telle
attitude est la position occupée à l’égard des commissaires départis
dans les provinces relativement aux fonctions de police. Dans un
Mémoire adressé au roi, le thème du commerce, parmi d’autres choses,
apparaît dans un projet qui, avec une extrême prudence, prévoit la
décentralisation administrative parallèlement à une forme
d’autoréglementation de l’activité commerciale. La distinction entre
une police ordinaire et une police économique exprime la difficile
tentative de réaliser un équilibre entre divers intérêts, mais laisse
substantiellement inchangé l’état de la question sur liberté et
gouvernement : « Il est sans doute des parties d’administration qui,
tenant uniquement à la police, à l’ordre public, à l’exécution des
volontés de V.M. ne peuvent jamais être partagées et doivent
constamment reposer sur un Intendant seul ; mais il en est aussi,
telles que la répartition de la levée des impositions, l’entretien et la
construction des chemins, les choix des encouragements favorables
au commerce, au travail en général et aux débouchés de la province
en particulier qui, soumises à une marche plus lente et plus
constante, peuvent être confiées préférablement à une commission
composée de propriétaires, en réservant au Commissaire départi
l’importante fonction d’éclairer le gouvernement sur différents
règlements qui seraient proposés96. »
Comme il ressort de cet extrait, Necker n’apporte pas d’éléments
nouveaux à l’état du savoir et des pratiques relatives à la police
économique. Il est le témoin du caractère indicible d’un problème,
mais il nous confirme en même temps que sous la surface du discours
des réformes – fil de lecture trop téléologique suivi par une certaine
historiographie97 – la question la plus subtile est celle de l’exercice
d’une rationalité de pouvoir et celle de la mise en œuvre de
techniques précises. À ce sujet, il convient de toujours rappeler les
aspects qui nous semblent les plus significatifs de toute l’affaire. S’il
peut être facile, et même édifiant, de lire dans l’histoire de la police la
confrontation entre deux instances universelles, les raisons de la
liberté contre celles du gouvernement, il est tout aussi exact qu’une
analyse différente est en mesure de montrer comment les moyens
réglementaires traversent longitudinalement cette opposition
simplificatrice. Il vaut mieux alors saisir les instruments pratiques
élaborés par le moyen de discours, les éléments qui perdurent et qui
circulent, au-delà des identifications doctrinales. De ce point de vue,
il nous paraît très instructif de confronter trois textes qui semblent
faire parler les instruments techniques, et beaucoup moins les
principes. Il s’agit d’un extrait du même Necker, tiré de Sur la
législation et le commerce des grains, datant de 1775, et deux textes de
Condorcet intitulés Sur la liberté de la circulation des substances, paru
en 1792, et le long Essai sur la Constitution et les Fonctions des
Assemblées provinciales daté de 1788.
Dans un chapitre au titre significatif, « Avantages et inconvénients
d’une Loi sur le Commerce des grains renouvelée tous les ans »,
Necker, après avoir affirmé le danger d’une loi permanente dans ce
domaine, examine la possibilité d’une législation variable. Il trace
d’abord le profil du gouverneur idéal, toujours prêt à évaluer les
circonstances, jamais inspiré par des projets théoriques globaux, avisé
dans l’emploi des moyens, sensible à tous les intérêts sociaux,
connaisseur des passions humaines ; en bref, la figure du médiateur
averti célébrée par la littérature de la prudence politique post-
machiavélienne. À cet homme politique, « la Société pourrait dire
avec prudence : Nous préférons la constance de vos lumières à la
permanence de la loi ; suivez nos besoins et nos récoltes ; examinez
au-dedans et au-dehors ce qui peut nous convenir ; permettez,
défendez, modifiez l’exportation de nos grains, selon l’abondance de
l’année, selon les lois des autres Nations, selon la situation de la
politique, selon notre caractère ; regardez avec soin, prononcez avec
sagesse ; et puisqu’il est hors du pouvoir des hommes de fixer des
circonstances que la Nature a rendues mobiles ; que la Loi qui
émanera de vos conseils soit renouvelée tous les ans, afin qu’elle soit
toujours conforme à notre plus grand bonheur. Alors un tel
Administrateur, tantôt permettrait, tantôt défendrait absolument
l’exportation des grains ; plus souvent peut-être il la modifierait de
différentes manières, en limitant les lieux, les temps, les
circonstances, et les quantités98 ».
Plus que la politique du juste moyen, comme on pourrait qualifier
la conduite de Necker, c’est le moyen qui dicte ici sa propre politique.
Interventionnisme et libéralisme apparaissent de ce point de vue
comme des catégories inadéquates ; des enjeux moins évidents sont
mis au jour, qui ne concernent pas des projets théoriques
fondamentaux, mais ce « comment faire » souvent marginal et peu
réfléchi qui vient secourir tout dessein idéal de grande envergure.
Pour saisir cet autre aspect du discours de Necker, il suffit de penser à
l’argument essentiel opposé par Turgot aux dispositifs de police : la
société ne peut tolérer ces précautions qui prétendent dicter à
l’avance la vérité au marché, et discipliner les actions humaines sur la
base d’un critère déjà assuré. Donc, si l’on considère les deux
positions, le panorama des alliances et des rivalités idéologiques
apparaît profondément modifié. Car c’est paradoxalement celui qui
avait envoyé son ouvrage au contrôleur général et reçu en réponse la
confirmation irritée de leur divergence d’opinions en matière
économique99, à savoir Necker – traditionnellement considéré comme
un anti-Turgot – qui finit par réfléchir avec les mêmes termes de
pratique gouvernementale : il faut éviter la stratégie préventive des
règles de police – car c’est d’elles qu’il s’agit, même si elles ne sont pas
expressément évoquées –, stratégie qui garantit la continuité
normative dans le commerce. Le critique de la police économique
(Turgot) et le restaurateur d’un dirigisme pondéré (Necker) se
solidarisent dans le souverain anonymat de la technique. Les
motivations et les finalités peuvent diverger, mais, si l’on observe le
processus sous l’angle de son fonctionnement, ceci apparaît
insignifiant : ce qui compte, c’est l’analogie dans la conception des
modalités constitutives de l’ordre. Les écoles de pensée politico-
économique qui semblent s’opposer convergent d’une manière
surprenante dans leur manière de faire. La pensée, en définitive, n’est
pas seulement le produit de la théorie, mais elle est inscrite depuis
l’origine dans la pratique, comme le rappelle une célèbre thèse,
aujourd’hui passée de mode100.

Condorcet ou de la précaution normale


Que la technique soit une précieuse monnaie d’échange,
Condorcet (1743-1794) en témoigne, lui qui est un véritable partisan
des idées libérales et de la politique de Turgot. L’adhésion aux valeurs
de la « dérégulation » se développe toutefois selon un processus
différent, en allant jusqu’à recourir à une logique gouvernementale
opposée à celle mise en place par l’insolite alliance Turgot-Necker.
Lorsqu’il considère les vertus du libre commerce, Condorcet souligne
sa capacité de garantir les besoins céréaliers sur tout le territoire
national. Et il précise en outre une différence fondamentale : « Le
commerce libre a un autre avantage non moins important : c’est qu’il
n’attend point, pour agir, le moment du besoin, qu’il se prépare
d’avance, qu’il est déjà prêt lorsque le besoin se déclare. L’expérience
a prouvé qu’aucune mesure administrative ne peut remplacer, ne
peut agir avec la même activité, la même économie, la même
sûreté101. »
Au-delà de l’option en faveur de la liberté de l’individu, le
problème abordé par Condorcet concerne le caractère intempestif de
l’intervention normative, son retard chronique sur les événements,
son incapacité à les gérer en permanence, sinon sous la forme
intermittente du palliatif. Naturellement, pour Condorcet, cette
capacité préventive de régulation est propre à la mesure économique,
qui ne dérive pas d’une prescription juridique extérieure au processus
de production et d’échange. Toutefois, ce qui est décisif, c’est la
critique d’une intervention a posteriori de type anglo-saxon,
traditionnellement appréciée par la pensée libérale et par Turgot in
primis, qui voyait en elle des garanties supérieures pour la liberté
individuelle et le bonheur de l’économie à celles permises par la
minutieuse discipline préventive de la police française.
Curieusement, dans le discours du libéral Condorcet, on trouve au
contraire l’éloge de la précaution, c’est-à-dire d’une attitude
réglementaire qui, étant moins confiante dans les capacités naturelles
de l’homme de gagner le bien-être, vise à en guider la conduite du
départ avant qu’il soit trop tard pour atteindre les buts envisagés. Du
reste, Condorcet lui-même est très précis et explicite à l’égard des
précautions de police. Comme principe général, il admet que la
police consiste en « précautions nécessaires pour que le
rapprochement des hommes ne nuise pas à leur sûreté commune ».
Deux types de mesures préventives sont alors indispensables :
Des précautions de vigilance, qui se bornent à conserver une force publique, toujours
prête à prévenir les délits, à secourir celui qui reçoit un tort, à s’assurer de celui qui en est
l’auteur, pour le forcer à réparer sa faute, ou pour le punir. Les autres sont des prohibitions
que l’on croit propres à prévenir les dangers, à assurer la tranquillité. Ces prohibitions ne
sont justes qu’autant que leur utilité est bien prouvée, et il serait peut-être difficile de
trouver des exemples où elles fussent justes, soit dans toutes les circonstances, soit même
seulement dans l’ordre commun de la société ; mais il y en a beaucoup qui le deviennent
dans des circonstances particulières, comme les consignes à la porte des places menacées
d’un siège, les règles établies pour faciliter l’entrée ou la sortie des lieux où l’on prévoit
qu’il y aura une grande affluence, etc. On voit donc à la fois que les lois de police sont
nécessaires, et que, tendant à gêner la liberté naturelle, il faut que la nécessité en soit bien
prouvée, bien évidente, pour qu’elles puissent être justes102.
À la lumière de cet éclaircissement, il paraît difficile d’interpréter le
texte sur la circulation des substances comme incitant la politique à
abandonner les choses à leur cours, à renoncer à les gouverner. Il y a
en réalité quelque chose de plus subtil qu’un désengagement
gouvernemental à l’égard d’une stratégie normative tendant à
endiguer préventivement les situations de crise. Durant des siècles, la
mesure administrative de police avait assumé cette tâche à travers des
disciplines globales qui, ponctuellement, se révélaient inefficaces et
nécessitaient de continuelles dispositions réparatrices. Pour
Condorcet, il y a une autre façon de programmer la gestion de la
réalité, différente de ce domaine normatif mis en place autour de la
police. Celle-ci, en effet, se révélait précaire parce que ses dispositifs
étaient extérieurs aux événements. Le conflit entre un schéma d’ordre
et son propre objet était donc inévitable et structurel. Loin de
ressusciter un naturalisme naïf, le discours de Condorcet pose le
problème du dépassement de cet écart entre norme et fait : quel genre
de mesure, en effet, est capable de prévenir l’altérité par rapport à son
propre dispositif, de manière, comme le pensait Rousseau, à
substituer « insensiblement la force de l’habitude à celle de
l’autorité » ? Si dans ce cas spécifique la réponse immédiate est le
recours à la libre concurrence économique, d’une manière plus
profonde et plus générale, l’enjeu est de nature purement
instrumentale, et il investit le fonctionnement des mécanismes de
gouvernement.

Les différents protagonistes de ce débat autour de la police des
grains finissent par toucher un point essentiel, une zone de purs
moyens réglementaires qui restent insoumis à un projet théorique et
politique précis. Esclaves sans maître, ces dispositifs sont dotés d’une
vie relativement autonome par rapport aux sujets qui y ont recours.
On peut toujours faire l’histoire de la police en cultivant l’illusion
que l’enjeu réside dans l’opposition entre pouvoir et liberté. Mais, dès
qu’on se déplace du sommet des principes théoriques à la périphérie
des modalités techniques, le cadre se trouble et l’interprétation
libérale de l’histoire affiche toute son inadéquation critique.

1 En plus du déjà cité Le Pain, le peuple et le roi, on verra Les Ventres de Paris. Pouvoir et
approvisionnement dans la France d’Ancien Régime, Fayard, Paris, 1988. Pour une
problématisation générale de l’économie depuis Montchrétien jusqu’à la Révolution, J.-C.
PERROT, Une histoire intellectuelle…, op. cit., p. 63-95.
2 Rappelé par C. LARRÈRE, L’Invention de l’économie au XVIIIe siècle, PUF, Paris, 1992,
p. 221.
3 G. WEULERSSE, Le Mouvement physiocratique en France (de 1756 à 1770), Alcan, Paris,
1910 ; La Physiocratie à la fin du règne de Louis XV (1770-1774), PUF, Paris, 1959 ; La
Physiocratie sous le ministère de Turgot et de Necker (1774-1781), Imprimerie du Poitou, Poitiers,
1925 (nouv. éd. PUF, Paris, 1950) ; La Physiocratie à l’aube de la Révolution (1781-1792), Éd. de
l’EHESS, Paris, 1985.
4 S. L. KAPLAN, Le Pain, op. cit., p. 92. Sur la physiocratie on lira en outre E. FOX-
GENOVESE, The Origins of Physiocracy, Cornell University Press, Ithaca, Londres, 1976.
5 A. MORELLET, Réflexions sur les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières
de l’administration, Estienne, Londres-Paris, 1775, p. 51.
6 F. QUESNAY, « Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume
agricole », dans Œuvres économiques et philosophiques, Baer, Francfort/Main, 1888, p. 331.
7 Cf. et sq. MEYSSONNIER, La Balance et l’Horloge. La genèse de la pensée libérale en France au
XVIIIesiècle, Éd. de la Passion, Paris, 1989, p. 35 et sq.
8 F. QUESNAY, « Maximes… », art. cit., p. 336.
9 Ibid., p. 343. Sur la métaphore médicale appliquée à l’État, voir supra ch. 1, § 4.
10 F. QUESNAY, « Le droit naturel » (1765), dans François Quesnay et la physiocratie, 2 vol.,
INED, Paris, 1958, II, p. 734.
11 Ibid., p. 741.
12 Ibid., p. 740.
13 F. QUESNAY, « Évidence » (1756), dans François Quesnay et la physiocratie, op. cit., II,
p. 398.
14 Ibid., p. 405.
15 A. MORELLET, Réflexions sur les avantages de la liberté…, op. cit. Sur le parallélisme entre
pain et librairie, R. CHARTIER, Les Origines culturelles de la Révolution française, Seuil, Paris,
1990, p. 58 et sq. Sur la circulation comme forme de l’ordre policier, H. L’HEUILLET, Basse
politique, haute police, Fayard, Paris, 2001, p. 161.
16 Ch. COQUELIN et GUILLAUMIN (dir.), Dictionnaire de l’économie politique, Librairie de
Guillaumin, Paris, 1864, I, p. 365.
17 « Elle a pour objet propre et immédiat le logement, la régularité des édifices ; l’étendue,
l’alignement, la liberté et la commodité des rues, des places publiques et des grands
chemins ; et pour objet plus éloigné, mais bien plus considérable, la facilité du commerce et
la correspondance des Citoyens entre eux et leurs Voisins, et avec les Étrangers ; la Religion
en ce qui regarde les Temples et les Églises consacrées au culte divin ; la santé, l’abondance
des provisions nécessaires pour le soutien, et pour les agréments de la vie ; la commodité et
la diligence des Postes, des Voitures publiques, et de la marche des Armées », Traité de la
police, op. cit., IV, p. 1.
18 F. B. DE FELICE, Code de l’humanité, ou la législation universelle, naturelle, civile et
politique, Yverdon, De Felice, 1788, III, « Circulation », p. 35-36. Selon l’Encyclopédie (III,
p. 467 et sq.), en revanche, la circulation, qui est « tout mouvement périodique ou non, qui
ne se fait point en ligne droite », désigne seulement un processus physiologique et chimique,
non économique.
19 J. B. SAY, Epitome, « Circulation », dans Ch. COQUELIN etV.-G. GUILLAUMIN (dir.),
Dictionnaire de l’économie politique, op. cit., I, p. 364.
20 F. QUESNAY, « Grains », article pour l’Encyclopédie (1757), dans François Quesnay et la
physiocratie, op. cit., II, p. 504.
21 Ibid., p. 503.
22 En latin la même opération est définie par une expression qui rappelle le lien
sémantique entre police et polis : ad urbanitatem informare. Cf. J. F. BARON de BIELFELD,
Institutions politiques (1759-1762), Bassompierre, Leide, 1767, I, p. 69. Ce n’est pas là sa seule
signification : la nature polysémique du terme est démontrée par les différents groupes
sémantiques où un dictionnaire du XVIIIe siècle place ses synonymes : « unir, égaler,
raboter – civiliser, policer – former à la politesse – corriger, limer, rendre exact ». Dictionnaire
de synonymes françois, Saillant, Paris, 1767, p. 404.
23 Cf. G. SCHELLE, « Vie de Turgot », dans Œuvres de Turgot et documents le concernant,
5 vol., éd. par G. Schelle, Alcan, Paris, 1913, I, p. 29. À ce sujet, F. BRAUDEL, Civilisation
matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles, 2 vol., II : Les jeux de l’échange, A. Colin,
Paris, 1979, p. 11.
24 TURGOT, Œuvres de Turgot et documents le concernant, op. cit., I, p. 327.
25 Ibid., p. 328.
26 Cf. l’intervention de Barbaroux lors de la séance du 8 décembre an I (1792) consacrée
au problème des subsistances, Le Moniteur universel, 1789-1799, 31 vol., réimpr. Plon, Paris,
1840-1845, XIV, p. 695.
27 TURGOT, Œuvres…, op. cit., II, p. 471.
28 Ibid. Sur l’urbanisme de Turgot intendant du Limousin, J.-L. HAROUEL, « L’œuvre
urbanistique de Turgot », dans C. BORDES et J. MORANGES (dir.), Turgot économiste et
administrateur, PUF, Limoges, 1982, p. 251-262.
29 J. DOMAT, Le Droit public, op. cit., IV, liv. I, tit. VII, sect. III, § 2.
30 F. BRAUDEL, Les Jeux de l’échange, op. cit., p. 12. Sur la « crise de la visibilité » des
marchés, cf. C. LARRÈRE, L’Invention de l’économie au XVIIIe siècle, op. cit., p. 228.
31 « Remontrance sur l’édit supprimant les jurandes et les communautés d’arts et métiers
et sur divers autres projets de loi », 2-4 mars 1776, dans Remontrances du Parlement de Paris au
XVIIIe siècle, op. cit., III, p. 300.
32 Ibid., p. 306.
33 Dans le sens de division du sol et des biens, selon deux des significations rattachées au
terme nomos. C. SCHMITT, Le Nomos de la terre, PUF, Paris, 2001, p. 70-83 et « Nehmen,
Teilen, Weiden », dans Verfassungsrechtliche Aufsätze aus den Jahren 1924-1954, Duncker &
Humblot, Berlin, 1958, p. 489-504.
34 J.-C. PERROT, Genèse d’une ville moderne. Caen au XVIIIe siècle, 2 vol., Mouton et EHESS,
La Haye et Paris, 1975, I, p. 12.
35 Sur la notion de justum pretium, J. W. BALDWIN, The Medieval Theories of the Just Price.
Romanists, Canonists and Theologians in the Twelfth and Thirteenth Centuries, American
Philosophical Society, Philadelphie, 1959.
36 Remontrances…, op. cit., III, p. 8.
37 TURGOT, Circulaire, op. cit., p. 475.
38 C’est le double passage des marchés isolés à une économie de marché et des marchés
régulés au marché autorégulateur décrit par K. POLANYI, La Grande Transformation,
Gallimard, Paris, 1983, p. 87 et sq.
39 M. FOUCAULT, Naissance de la biopolitique, cours au Collège de France
du 17 janvier 1979, prochainement publié par M. Senellart.
40 Jombert, Amsterdam-Paris, 1776, p. 37-38.
41 S. L. KAPLAN, Les Ventres de Paris, op. cit., p. 16 et sq.
42 Ibid., p. 23.
43 P. VEYNE, « L’histoire conceptualisante », art. cit., p. 62.
44 Dans cette perspective, M. DINGES, « Michel Foucault, Justizphantasien und die
Macht », dans A. BLAUERT et G. SCHWERHOFF (dir.), Mit den Waffen der Justiz. Zur
Kriminalitätgeschischte des späten Mittelalters und der Frühen Neuzeit, Fischer, Francfort/Main,
1993, p. 189-212. Cf. également A. FARGE, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Gallimard,
Paris, 1992, p. 194 et sq. ; D. ROCHE, Le Peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au XVIIIe
siècle, Fayard, Paris, 1998, p. 369-377.
45 N. DES ESSARTS, Tableau de la police de la ville de Londres, Desessarts, Paris, an IX (1801),
p. 11-12.
46 Circulaire aux officiers, op. cit., II, p. 473.
47 Fragments, op. cit., I, p. 330. Comme on le sait, l’attaque contre les prétentions
totalisantes des législateurs est un motif récurrent chez Rousseau. Cf. J.-J. ROUSSEAU, « Des
lois », Fragments politiques, dans Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1964, III, p. 493.
48 Pour ce qui est de la suppression des corvées, prestations de travail forcé gratuites ou
rémunérées pour la construction et l’entretien des routes, dans le projet d’édit de
février 1766, Turgot entend les remplacer par une contribution en argent, à la charge des
propriétaires terriens, y compris le clergé. Les objectifs de la réforme, dont le marché aurait
tiré bénéfice, étaient de restituer les cultivateurs à leur fonction productive, en favorisant
ainsi de meilleures récoltes, et de perfectionner en même temps le système de transport de la
marchandise dans tout le royaume. Cf. Œuvres, op. cit., V, p. 147-154 ; pour l’édit, ISAMBERT,
XXIII, p. 358 et sq. La taille, en revanche, était à l’origine une imposition par laquelle le roi
finançait des milices, dispensant les nobles et leurs vassaux du service militaire. À partir du
XVIIe siècle, on rétablit l’obligation du service, qui pesa presque exclusivement sur les
paysans. Cette situation vexatoire alimenta les stratagèmes afin d’éviter le service, et l’on
parvint au paradoxe de récompenser ceux qui étaient les plus aisés.
49 Circulaire, op. cit., p. 474.
50 Le paternalisme de Turgot est très subtil car il ne cède pas à la tentation démagogique :
« Lors même qu’on croit devoir quelques ménagements aux préjugés du peuple, il ne faut
jamais lui donner lieu d’imaginer qu’on les adopte, et encore moins qu’on y cède par un
motif de crainte ou de faiblesse », ibid., p. 475.
51 Cf. J. BENTHAM, « Vue générale d’un corps complet de législation », dans Œuvres, éd.
par É. Dumont, 3 vol., Hauman, Bruxelles, 1829-1830, I, p. 321-322 ; voir également
« Traités de législation civile et pénale. Principes du code pénal », ibid., I, p. 127.
52 C. J. HERBERT, Essai sur la police générale des grains, Berlin, 1755, p. 8.
53 Ibid., p. 20-21.
54 L’histoire des interventions législatives dans ce domaine est des plus mouvementées. Le
régime restrictif en vigueur jusqu’à la déclaration de 1763, avant d’être à nouveau supprimé
par Turgot en 1774 (voir infra), fut réintroduit par un arrêt du 23 décembre 1770. Le contrôle
gouvernemental fut particulièrement tenace sous la Terreur (loi du 4 mai 1793,
9 et 17 août 1793, 10 septembre 1793), il s’assouplit après Thermidor pour arriver à la loi
du 21 Prairial an V (9 juin 1798) qui rétablit la liberté. Après quelques dérogations
momentanées en 1812 (4 et 8 mai), aucune ingérence publique ne s’est vérifiée dans le
secteur.
55 Cf. la « Déclaration portant permission de faire circuler les grains » du 25 mai 1763 et
l’« Édit concernant la liberté de la sortie et de l’entrée des grains dans le royaume » du
juillet 1764. J. PEUCHET, Collections…, op. cit., VII, p. 222 et 319.
56 Cf. S. L. KAPLAN, Le Pain, op. cit., p. 127 et sq.
57 Remontrances…, op. cit., III, p. 5.
58 Ibid., p. 13.
59 Ibid., p. 14.
60 Ibid., p. 36.
61 Cf. J.-C. PERROT, Une histoire intellectuelle…, op. cit., p. 333-354.
62 S. CLIQUOT DE BLERVACHE, Mémoire sur les corps de métiers, La Haye, 1758, p. 61-62.
63 « Déclaration portant suppression de tous droits établis à Paris sur les blés, farine, pois,
riz, etc. », ISAMBERT, XXIII, p. 323.
64 Foucault observe à cet égard : « Comme Kant dit à l’homme qu’il ne peut pas connaître
la totalité du monde, l’économie politique avait dit au souverain qu’il ne peut pas connaître
la totalité du processus économique. Il n’y a pas de souverain économique. » Cf. Naissance de
la biopolitique, op. cit., cours du 28 mars 1979.
65 La première édition du Tableau de Quesnay date de 1758 (Versailles, manuscrit), la
Table de Dupont paraît en revanche à Karlsruhe en 1775.
66 Sur ces points, cf. D. FIOROT, La Filosofia politica dei fisiocrati, Cedam, Padue, 1954,
p. 101 et sq.
67 Gournay et son groupe (Bûtel-Dumont, Cliquot de Blervache, Danguel, Forbonnais et
Turgot lui-même) s’occupèrent surtout de commerce, en identifiant à ce terme l’essence de
l’économie. Sur leur conception équilibrée entre industrie et agriculture, laisser-faire et
interventionnisme, cf. A. MURPHY, « Le développement des idées économiques en France
(1750-1756) », RHMC, XXXIII, oct.-déc. 1986, p. 521-541.
68 Lettre à Dupont du 25 mars 1774, Œuvres, op. cit., IV, p. 663.
69 Voir en particulier un ouvrage comme L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques,
Londres-Paris, 1767 de MERCIER DE LA RIVIÈRE, dans lequel on conteste fermement toute
hypothèse d’égalité naturelle, démentie par la célèbre loi de l’évidence, d’où l’on tirait aussi
l’inégalité du droit de propriété et l’unicité du pouvoir politique. Voir à ce sujet, F. DIAZ,
Filosofia e politica nel Settecento francese, Einaudi, Turin, 1962, p. 30.
70 N. BAUDEAU, Première Introduction à la philosophie économique, Didot, Paris, 1771, p. 30.
71 Ibid., p. 424.
72 B. DE BIELFELD, Institutions politiques, op. cit., I, p. 68.
73 Sur le rapport entre le secret et la science de la police à l’époque libérale, A. DEWERPE,
Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Gallimard, Paris, 1994,
p. 84 et sq. Sur les différentes formes de représentation policière pendant les XIXe et XXe
siècles, J.-M. BERLIER, « Images de policiers : deux siècles de fantasmes ? », Jahrbuch für
Europäische Verwaltungsgeschichte (JEV), 6, 1994, p. 125-148.
74 Sur le concept de problématisation, M. FOUCAULT, L’Usage des plaisirs, Gallimard,
Paris, 1984, p. 17-18.
75 J. MICHELET, Histoire de France, 19 vol., Bonnot, Paris, 1979, XIX, p. 188.
76 Cf. le témoignage de Véri dans le journal du 15 septembre 1774, dans Journal de l’abbé
de Véri, par J. de Witte, 2 vol., Tallandier, Paris, 1928-1930, I, p. 201.
77 ISAMBERT, XXIII, p. 31. Cf. aussi TURGOT, Œuvres, op. cit., IV, p. 201 et sq.
78 F. GALIANI, Dialogues sur le commerce de blés, Londres, 1770, réimpr. Fayard, Paris,
1984, p. 20.
79 Cf. S. L. KAPLAN, Le Pain, op. cit., p. 128.
80 La guerre des farines se réfère à des émeutes qui, à la suite de la hausse du prix du pain,
durant tout le mois de mai et une bonne partie de juin 1775, ont perturbé surtout Paris et
Versailles, avec des pillages répétés dans les marchés et des attaques le long des routes. Sur
cet événement, R. DARNTON, « Le lieutenant de police J.-P. Lenoir, la guerre des farines et
l’approvisionnement de Paris à la veille de la Révolution », RHMC, t. XVI, 1969, p. 611-624.
81 Rapporté dans TURGOT, Œuvres, op. cit., IV, p. 451.
82 Cf. le jugement exprimé sur l’ouvrage de Mercier de La Rivière, L’Intérêt général de l’État,
dans lequel on reproche à l’auteur « trop de facilités à convenir avec le commissaire Lamare
de la réalité des prétendues disettes factices produites par l’accord des marchands ». Lettre à
Dupont ➛ du 20 février 1770, dans Œuvres, III, p. 379. Sur le caractère factice de la disette
de 1660 à 1662, ➛ attribuée par Delamare aux manœuvres des accapareurs, P. CLÉMENT, La
Police sous Louis XIV, Paris 1866, réimpr. Mégariotis, Genève, 1978, p. 249. Sur la disette
comme instrument de lutte politique, et sq. L. KAPLAN, Le Complot de famine : histoire d’une
rumeur au XVIIIe siècle, A. Colin, Paris, 1982, p. 13 et sq.
83 ISAMBERT, XXIII, p. 31-32.
84 A. F. PROST DE ROYER, Dictionnaire de jurisprudence et des arrêts, op. cit., I, v.
« Abondance », p. 157.
85 « Lettre à l’abbé… sur la liberté du commerce des grains », dans Œuvres, IV, p. 225.
86 TURGOT, « Circulaire notifiant l’Arrêt du Conseil aux Intendants », 19 septembre 1774,
dans Œuvres, op. cit., IV, p. 212. Turgot rappelle qu’en cas de hausse des prix, le roi pourvoira
aux besoins des pauvres « par toute autre voie que par celle des approvisionnements faits en
son nom et pour son compte », c’est-à-dire en favorisant la capacité de gain de la population
et en récompensant ces commerçants qui auraient vendu le grain importé même dans les
lieux les plus périphériques (ibid., p. 214). Sur le même sujet, v. le « Mémoire » au Roi sur les
ateliers de charité à ouvrir à Paris datant du 27 avril 1775 (ibid., p. 500-503) ainsi que les
lettres à l’Intendant de Caen de novembre et décembre 1775 (ibid., p. 519).
87 Institutions politiques, op. cit., I, p. 244.
88 À ce sujet, M. FONTIUS, B. HENSCHEL, « Turgots Konzeption eines
Aufklärungskatechismus. Zu einer vergessenen Korrespondenz mit demAbbé Millot, 1761-
1773 », dans Beiträge zur romanischen Philologie, 21, 1982, p. 205-232.
89 ISAMBERT, XXIII, p. 32.
90 Ibid., p. 318.
91 Œuvres, V, p. 154 et 155. Le thème de la réelle efficacité de ces règlements et, plus
généralement, de l’énorme quantité d’ordonnances de police émises dans les États modernes,
est au centre du débat historiographique sur ce qu’on appelle, à l’instar de G. Oestreich, la
Sozialdisziplinierung. Pour une mise au point générale de la controverse, M. STOLLEIS, « Was
bedeutet‚ Normdurchsetzung’bei Policeyordnungen der frühen Neuzeit ? », dans R.
HELMHOLTZ (dir.), Grundlagen des Rechts, Schöningh, Paderborn, 2000, p. 739-757.
92 « Arrêt du Conseil cassant les ordonnances des officiers de police de La Rochelle »,
7 avril 1775. Œuvres, op. cit., IV, p. 398.
93 Ibid., V, p. 157.
94 Op. cit., p. 324-325.
95 A. GOUDAR, Les Intérêts de la France mal entendus dans les branches de l’agriculture, de la
population, des finances, 3 vol., Cœur, Amsterdam, 1756, II, p. 337. Cf. aussi L. P. ABEILLE,
Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, Marseille, 1763, qui reprend le motif
de la chimère à propos de la disette, une invention elle aussi produite par la police (p. 4). Là-
dessus M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population, cours au Collège de France
du 18 janvier 1978, prochainement publié par M. Senellart.
96 Mémoire de M. Necker au roi sur l’établissement des administrations provinciales, et sq. l.,
1785, p. 5-6. Cf. J. EGRET, Necker ministre de Louis XVI 1776-1790, Champion, Paris, 1975,
p. 129.
97 C’est le cas de F. VENTURI, Settecento riformatore, 7 vol., Einaudi, Turin, 1969-1990, IV*,
p. 342-343.
98 J. NECKER, Sur la législation et le commerce des grains, 2 vol., Pissot, Paris, 1775, II, p. 68-
69.
99 Cf. TURGOT, Œuvres, op. cit., IV, p. 412.
100 K. MARX, « Ad Feuerbach », première thèse, dans Œuvres, III (Philosophie), Gallimard,
Paris, 1982, p. 1029.
101 « Sur la liberté de la circulation des substances », dans Œuvres, op. cit., X, p. 362.
102 « Essai sur la Constitution et les Fonctions des Assemblées provinciales », dans Œuvres,
op. cit., VIII, p. 512 et 514.
3

La police et le travail

Les mesures promues par Turgot sur la libéralisation totale du


commerce des grains dans le royaume font pendant à celles qui
entendent abolir les corporations et les jurandes, autrement dit les
groupements économiques de droit semi-public qui, avec la
permission du Roi, soumettaient leurs membres à une discipline
collective pour l’exercice de leur profession1. L’édit qui supprime les
jurandes (février 1776) inaugure une politique dans le domaine
associatif qui sera complétée par la loi Le Chapelier du 14 juin 1791.
La matière constitue probablement le noyau le plus ancien de la
police, si l’on pense à un document médiéval comme Le Livre des
métiers du prévôt de Paris, Boileau. Il suffit de considérer le grand
nombre de sentences émises par la juridiction du lieutenant parisien
en matière de communautés pour comprendre l’importance cruciale
du secteur. Voici comment, de la description d’un manuel de
procédure de l’époque, ressort la convergence de pouvoir entre police
et corps :
Dans toutes les Communautés d’Arts et Métiers de Paris, les Maîtres, Gardes, Syndics et
Jurés desdites Communautés, qui savent quelques contraventions de la part des
Particuliers, aux Statuts de ladite Communauté, peuvent se transporter, avec un Huissier et
un Commissaire, chez les Particuliers en contravention et saisir les effets et marchandises
de la profession qui se trouve dans le cas de la contravention ; mais il faut préalablement
présenter Requête à Monsieur le Lieutenant général de Police, pour avoir permission de se
transporter, avec un Commissaire, chez les Chambrelans, Ouvriers sans qualité ou autres
contrevenants aux Statuts et Règlements de la Profession ou Communauté de ce dont il
s’agit, à l’effet de saisir lesdits contrevenants et gens sans qualité, ou les marchandises
prohibées, etc. Quand cette saisie est faite, l’Huissier assigne le Particulier qu’on a saisi en
contravention, à la Chambre de Monsieur le Procureur du Roi, pour voir déclarer la saisie
valable. […] Trois jours francs après cette assignation, si le Défenseur ne met pas Procureur,
on prend un avis par défaut à la Chambre de Monsieur le Procureur du Roi, où on dresse la
minute, que l’on donne au Greffier. […] S’il y a procureur en cause, on signifie un avenir,
et on plaide contradictoirement. […] Ensuite de ce, on lève l’avis que l’on signifie à la
Police. […] Le défenseur fournit des défenses telles qu’il convient, et forme sa demande
incidente ou contraire, à ce que l’avis soit infirmé, et en conséquence que main levée pure
et simple lui soit faite des choses saisies, avec dépens, dommages et intérêts. Quand les
parties ont instruit l’affaire, on communique de la cause à un de Messieurs les Gens du Roi
qui se trouve de mois à la Police ; on charge un Avocat de la cause ; et sur les conclusions
de Messieurs les Gens du Roi, Monsieur le Lieutenant de Police confirme ou infirme l’avis2.

Toucher aux corporations signifie alors affaiblir un autre rouage du


dispositif policier classique.

« Quelle police pouvait être plus douce que celle des jurandes3 ? »
Dans l’Ancien Régime les professions étaient divisées en trois
classes : 1) les communautés autorisées par lettres patentes
enregistrées dans les cours et qui formaient les corps de jurande ; 2)
les communautés dont les statuts et règlements émanaient des juges
de police ou des seigneurs – celles-ci étaient soumises à toutes les
formalités de l’apprentissage et de la maîtrise, sans avoir cependant
aucune existence légale, faute de lettre patente ou de statut dûment
homologué ; 3) un nombre très limité de professions libres, sans
aucun titre d’établissement ou statut, et qui s’exerçaient sans
apprentissage ni maîtrise. Leur légitimité découlait en général d’une
sentence de police. Par l’édit de mars 16734, toutefois, ce régime
s’unifie : toute activité commerciale est codifiée en jurande, aucune
dérogation de fait (c’était surtout le cas de Paris) n’est tolérée. Dans la
pratique, toutefois, Colbert a laissé subsister nombre de lieux
privilégiés, dans lesquels tant la surveillance du lieutenant de police
que les visites des jurés restaient assez hypothétiques5. Mais c’est une
autre histoire.
En incitant le roi à intervenir dans ce domaine, Turgot démontrait
encore une fois combien ses vues économiques étaient plus larges et
organiques que celles des physiocrates, peu sensibles aux raisons des
commerçants. Afin de permettre à ceux-ci de se développer dans un
régime de libre concurrence, il était nécessaire de casser ce bloc de
pouvoir intermédiaire représenté par les corporations des métiers qui,
agissant dans un cadre de monopole total, conditionnaient le régime
des prix ne correspondant souvent pas à la véritable valeur de la
marchandise6. Le lien avec la question des grains est évident, tout
comme est très claire la coïncidence d’intérêts entre le pouvoir
policier et celui des jurandes, tous deux enclins à gérer l’activité
industrielle et artisanale de la manière la plus stable possible7. Il faut
pour cette raison nourrir quelques réserves sur la volonté véritable de
la police de réprimer toute concentration monopoliste. Bien que le
Droit public de Domat ait placé les « monopoles » au premier rang des
contraventions aux règlements de police8, conférant ainsi une place
exemplaire à cette infraction à l’ordre public, dans la pratique, le
principe était en partie démenti par la complicité des policiers avec
les exigences des corporations, dont chacune était naturellement
portée à imposer le prix de son bien de vente. Si la pratique altère
souvent les schémas d’identification énoncés par le discours savant, il
n’en reste pas moins que le mécanisme infradisciplinaire des
corporations constituait pour la police un exercice délégué de
contrôle, dans la certitude rassurante que des organismes si rigoureux
et puissants détiennent cette connaissance capillaire du marché sur
laquelle se basait la planification publique. Avec la manie du détail
qui caractérise la police, la corporation était un instrument adéquat,
en principe, au contrôle de l’activité productive, mais aussi à la
surveillance des individus, comme garantie d’une stratification qui,
depuis le sommet souverain, descend jusqu’à la base de la pyramide
sociale. Le Parlement parisien décrit parfaitement cette alliance
gouvernementale, lorsqu’il perçoit le danger de son éventuel
démantèlement dans une remontrance du 2-4 mars 1776 : « La police
n’a que deux moyens entre les mains : la force dont elle ne peut user
que quand elle est nécessaire, la terreur qu’imprime sa vigilance, et
c’est par elle qu’elle règne, sans qu’on le sente. Noyée dans les détails
d’une ville aussi vaste que Paris, elle se repose sur l’autorité
intermédiaire d’une multitude de répondants domestiques dont le
pouvoir est plus étendu que le sien, parce qu’ils surveillent
immédiatement et qu’ils commandent par l’exemple9. »
Les motivations de la cour, comme on le voit, correspondent à une
vision organique de la société, pour laquelle chaque partie contribue
à garantir la permanence inamovible de l’institution monarchique,
dont l’une des lois fondamentales, du reste, est ce droit de
remontrance qui appartient aux parlements10. Dans ce sens, le
Parlement pouvait soutenir une thèse antigénéalogique afin de
définir les corporations en les soustrayant au danger de
relativisation : « On a cherché les corporations dans leur origine,
quand il fallait les chercher dans la nature11. » Les jurandes n’ont pas
une histoire qui leur est propre, intelligible en tant que telle, mais
elles sont les maillons d’un ordre déjà donné qui se différencie en des
niveaux hiérarchiques internes. Chaque organisme intermédiaire
reproduit la loi fondamentale de l’ensemble12. C’est ainsi que se
légitimaient les corporations, avec les mêmes arguments que ceux
employés à cette époque pour dire que l’on ne pouvait renoncer à
l’esclavage13.
Il est certain, toutefois, qu’au-delà des explications théoriques
générales, un élément pratique était surtout à la base de la
consolidation des communautés de métier : celles-ci représentaient
une source de rentrée financière pour la monarchie qui, au moment
où elle légalisait leur constitution, imposait des tributs pour ce
privilège. À partir de l’édit d’Henri III de décembre 1581 et de celui
d’Henri IV d’avril 1597, afin de justifier ces profits, on avait entretenu
l’illusion que les corporations étaient réellement utiles. Mais
lorsqu’une mesure de mars 1767 confirma la validité des précédents
édits et, en même temps qu’un arrêt du conseil du 30 octobre,
imposa aux professions non constituées en jurandes, une taxe pour la
délivrance des brevets de maîtrise14, le Parlement de Paris opposa ses
remontrances. Sous le prétexte de soumettre à l’inspection policière
des professions jusqu’alors exemptées, la cour dénonça le but
uniquement fiscal de l’opération : « La taxe n’a aucun rapport avec la
police ; elle n’est point nécessaire pour soumettre les sujets exerçant
ces professions à l’inspection des magistrats, et on ne pourrait
étendre à une taxe qui n’a été ni annoncée, ni indiquée dans la loi un
enregistrement ordonné sur un autre motif et pour un autre objet
nommément exprimés15. » L’argumentation de droit strict distinguait
le régime fiscal de celui de la police et, dans la condamnation de
l’arbitraire de l’un, on se gardait bien d’associer le pouvoir de l’autre.
Néanmoins, il était inévitable qu’en substance, la logique du contrôle
sur les professions fût remise en discussion. Et dans l’affirmation de la
nécessité de protéger la liberté de l’industrie, le Parlement finit par
admettre non seulement le caractère insupportable des taxes, mais
aussi l’inutilité des procédures formelles qui alourdissaient les tâches
de cette même police : « Les précautions prescrites par les anciennes
lois, sont depuis longtemps reconnues inutiles pour la police et
nuisibles pour le bien public. La réception du serment par les juges de
police n’est pas nécessaire pour les mettre en état de porter leur
inspection sur la conduite des sujets exerçant des professions
libres16. »
C’est pourquoi, au moment où le Parlement réaffirmait la nécessité
que dans ce domaine existât la surveillance policière, il préconisait
tout autant un interventionnisme plus modéré, assurément pas aussi
intransigeant que dans le cas des grains. Ceci n’empêche pas que les
remontrances parlementaires découlant de la suppression des
jurandes réemploient une argumentation déjà amplement utilisée
dans la défense des institutions anciennes : il faut craindre que la
confusion l’emporte sur le bon ordre des lois sages et anciennes, et
qu’« à une police vigilante et active » se substitue « une police
imparfaite dans son ensemble et impuissante dans ses moyens17 ».
Ceci prouve à nouveau combien, en matière d’économie, les
positions assumées par les différents agents institutionnels et sociaux
sont souvent mobiles, tactiquement changeantes. Si l’attitude du
Parlement s’est, par tradition, identifiée à la défense d’une politique
dirigiste, et a été principalement traitée par l’historiographie sous cet
angle, il ne faut pas négliger ces épisodes concrets, non moins
significatifs, lors desquels émergent des orientations différentes. Le
schéma de lecture qui répartit les positions selon l’adhésion à des
valeurs générales – liberté contre dirigisme, économie contre droit,
propriété foncière contre activité manufacturière, etc. – ignore
l’autonomie du cas spécifique. Chaque cas est susceptible d’entrer
dans une trame discursive plus vaste, formée par des contributions
hétérogènes. Et comme nous préférons analyser ici, à travers le
discours, des opérations concrètes plutôt que des unités d’ordre
doctrinal, des actions plutôt que des intentions, il nous faut
constater, dans certaines circonstances, une véritable complicité entre
les remontrances parlementaires et le mouvement critique qui
s’interroge à plusieurs égards sur la fonction du pouvoir policier.
C’est-à-dire, entre des discours manifestement opposés18.
Deux enjeux essentiels ressortent de l’énième heurt entre
Couronne et Parlement. D’abord, la prétention de celui-ci à garder le
monopole juridictionnel et politique sur l’ordre corporatif. Le
procureur général Joly de Fleury, dans une lettre du 23 juillet au
contrôleur général Boullongne, revendique ce droit sans aucune
forme de compromis : « Les communautés forment des corps dans
l’État, elles ne peuvent être érigées dans le Royaume sans Lettres
patentes registrées au Parlement, mais dès qu’elles sont une fois
établies, la connaissance de tout ce qui concerne la Police générale
des Communautés appartient au Parlement. Elles sont sous l’autorité
du Parlement, c’est à lui à veiller à leur conservation et à prévenir
tout ce qui tend à leur destruction19. »
L’autre question de fond concerne la manière de concevoir le
travail. « La faculté d’exercer leur métier appartient déjà à ces
artisans – stigmatisait la cour de justice parisienne en 1768 – et
cependant on veut la leur faire acheter20. » L’édit de 1767 réaffirme
en effet que le droit de travailler dérive de l’autonomie souveraine, et
n’adhère pas naturellement à la faculté de l’homme. Turgot,
admirateur convaincu de Locke, doit nécessairement rejeter cette
« concession » de la politique à l’individu, et il s’aligne sur la vision
exprimée quelques années auparavant par le Parlement. Le
préambule de l’édit « portant suppression des jurandes et
communautés de commerce, arts et métiers » (février 1776) ne
manque pas de souligner, avec l’habituel esprit pédagogique, que
« Dieu en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire
la ressource du travail, a fait, du droit de travailler, la propriété de
tout homme ; et cette propriété est la première, la plus sacrée et la
plus imprescriptible de toutes21 ». Chaque élément de médiation
entre faculté et usage, entre puissance et acte apparaît pour cette
raison illégitime. Le travail, pour être pris en compte, ne nécessite pas
l’action d’un « tiers » (la police) qui l’inscrit dans des références
communes, qui le socialise. Il est en revanche la condition unique et
nécessaire dont chacun dispose pour se réaliser comme sujet, comme
propriétaire et comme auteur. Sur la base de tels principes, ceux qui
agitent l’argument du contrôle rigide sur les professions comme
garantie de la qualité du travail retombent, selon Turgot, dans la
démagogie. En effet, dans ce secteur également, l’action de la police
est « illusoire » car elle ne parvient pas à protéger le citoyen de
contrefaçons pour lesquelles aucun maître ou artisan, soutenu par la
solidarité corporative, n’est jamais responsable. Il est donc
compréhensible que les plus grandes résistances au démantèlement
des communautés viennent précisément du milieu des juristes qui
tire d’importants profits du contentieux judiciaire auquel s’expose
souvent l’activité des associations de métier. Une fois encore, en
définitive, l’innocent devenir des choses a l’avantage sur l’ordre
virtuel de la police.

Mutations du système de contrôle policier


Pour cet ensemble de raisons générales, et pour une raison plus
conjoncturelle – faciliter l’accès de la main-d’œuvre anglaise, privée
du débouché colonial américain – Turgot invite le monarque à
supprimer les jurandes et cet arsenal de statuts injustement devenus
une sorte de droit commun22. Le rôle de la police est inévitablement
impliqué dans cette réforme. Il existe, en effet, des professions « dont
l’exercice peut donner lieu à des abus, qui intéressent ou la foi
publique, ou la police générale de l’État, ou même la sûreté et la vie
des hommes : ces professions exigent une surveillance et des
précautions particulières de la part de l’autorité publique. Telles sont
les professions de la pharmacie, de l’orfèvrerie, de l’imprimerie ».
Dans ces secteurs particuliers à divers titres, le contrôle corporatif ne
peut être éliminé, sinon après une réglementation alternative qui
assure l’intérêt général. C’est pourquoi avec l’opportune distinction
entre les choses qui, dans le libéralisme averti de Turgot, ne peuvent
être toutes rassemblées sous l’étiquette neutre de « marchandises », se
dessine un modèle de police gardienne plus que souveraine : « En
assurant au commerce et à l’industrie l’entière liberté et la pleine
concurrence dont ils doivent jouir, nous prendrons les mesures que la
conservation de l’ordre public exige, afin que ceux qui pratiquent les
différents négoces, arts et métiers, soient connus, et constitués en
même temps sous la protection et la discipline de la police23. » De
cette manière, Turgot prend ses distances avec les réformateurs les
plus radicaux, non disposés à tolérer, à travers le système corporatif,
les inspections publiques contre les fraudes commerciales introduites
par Colbert24. Pour Cliquot de Blervache, inspecteur général des
manufactures et du commerce, les règlements qui suspectent a priori
la mauvaise foi du commerçant, ignorent ce régime de la libre
concurrence qui prend en compte un tel danger : en effet, aucun
producteur et commerçant n’a intérêt à fournir de marchandise de
mauvaise qualité. Pour cette raison, une intervention normative
n’apparaît pas nécessaire : « Il faut qu’on ait conçu une bien fausse
idée des ressorts qui soutiennent le Commerce, si on n’est pas
persuadé que la bonne foi en est l’âme, la base et l’agent le plus
actif25. » La préoccupation de Turgot, en revanche, n’est pas de
garantir l’intangibilité d’un principe qui ne distingue pas d’objet et
de situations, mais de retranscrire les agencements gouvernementaux
sur des bases concrètes. D’autre part, les exceptions prévues dans le
démantèlement corporatif ne tranquillisent pas les communautés
concernées : même les représentants de ces activités importantes pour
l’ordre public, pour lesquels a été confirmée l’exigence du contrôle,
refusent comme hypothèse pratique le rapport immédiat police-
individu : « Que pourrait-on substituer à la vigilance des Jurés ? L’œil
perçant de la Police ? – se demandent les maîtres graveurs parisiens
face au spectre d’une libre concurrence – où la Police trouvera-t-elle
assez d’yeux pour éclairer les travaux de tous ces ateliers ?26. »
Tout ceci démontre le caractère composite des prétentions qui
finissent par impliquer la fonction même de la police : après avoir été
complice dans la gestion d’un pouvoir économique et social,
l’institution se voit maintenant reconnaître des prérogatives moins
étendues, mais exclusives. C’est dans une telle direction que la
réforme est souhaitée par le président des requêtes au parlement de
Rouen, un « abolitionniste » fervent mais averti qui, un an avant
l’édit de Turgot, considère la police comme la seule autorité habilitée
à contrôler l’activité du commerce et de l’industrie. Ainsi, « les
communautés sont réduites à des simples associations formées sous
les yeux de la Police. Elles demeurent donc immédiatement soumises
à l’inspection de la loi27 ». En insistant sur la compétition entre police
et corps, l’objectif de l’auteur est de détruire le pouvoir fondé au
contraire sur l’implication réciproque. Vigilance sur la qualité de sa
marchandise et garantie de liberté pour le travail : c’est ceci que
demande le commerce à une police enfin affranchie de complicité
d’intérêt avec les sujets économiques.

Un « communautarisme » garanti par le sol et un nouvel ordre


public du travail
Un détail logistique significatif, introduit par l’édit de février 1776,
mérite d’être signalé : les commerçants et les artisans sont tenus de se
déclarer au lieutenant de police, lequel devra seulement se limiter à
les enregistrer et à les classer par quartier, et non par profession. Il en
résulte que dans le domaine de la production et de la distribution des
biens, la police devra en priorité exercer un contrôle sur la forme
plutôt que sur les contenus de l’action. D’où la nécessité de déplacer
l’attention sur les individus en tant que tels, et non plus en tant que
membres d’organisations collectives, lesquelles masquent la relation
de responsabilité entre individus et autorités politiques, telle que la
préconise Turgot28. L’inscription territoriale n’est donc plus
seulement un instrument de l’administration de police, comme elle
l’avait été au début du XVIIIe siècle sous l’impulsion de la statistique
naissante. Maintenant, la légitimité du contrôle policier sur les
acteurs économiques tient seulement à cette procédure d’assignation
d’une activité à un lieu ; la police n’a pas de titres pour déterminer
l’objet et les méthodes du travail. Grâce à ce geste relevant plutôt de
l’encadrement administratif que de la mainmise dans les règles de
l’industrie, la police est acceptable. Chaque travailleur est souverain
de son propre travail, de sorte que la police ne doit plus protéger les
privilèges intermédiaires des corporations professionnelles qui
s’opposent au rapport direct loi-individu : « La source du mal –
énonce l’édit – est dans la faculté même, accordée aux artisans d’un
même métier, de s’assembler, et de se réunir en un corps29. » L’Homo
œconomicus retrouve ainsi son essence communautaire comme
porteur d’intérêts individuels à satisfaire socialement dans le marché.
La police se limite à gérer l’état civil du travail – qui l’exerce et où –
mais ne peut plus intervenir sur l’objet et les procédures. La
dimension publique de chaque travailleur ne relève plus de
l’appartenance corporative mais de son inscription strictement
topologique à une unité du territoire urbain.
La signification politique d’une unification réalisée sur une base
purement territoriale est parfaitement saisie par le Parlement lui-
même. Derrière la dénonciation des possibles privilèges que le
système des inscriptions dans les registres de police peut alimenter, le
vrai danger est représenté par la dissolution des liens sociaux
traditionnels que la nouvelle pratique administrative menace
d’engendrer. Le locus ne suffit pas à constituer une association ; il
n’est qu’une contingence individuelle qui s’ajoute aux autres, d’une
manière simplement arithmétique : « Ces arrondissements formés,
quelle harmonie attend-on d’une multitude désunie d’intérêts,
n’ayant d’autre affinité que d’être rassemblée dans un même
quartier30 ? » Tout un modèle de « sociabilité politique31 » est remis
en cause.
Il est aussi significatif que l’édit supprimant les jurandes se soit
préoccupé de définir les pouvoirs d’intervention policière. Les
exceptions prévues par la loi sont tout autant significatives de la
réforme, car elles qualifient de manière indirecte le champ de l’action
administrative. La prudence des distinguos mérite d’être soulignée
dans la lettre du législateur. Même lorsque la liberté est reconnue,
sont introduites des mesures protectrices de l’intérêt public. Il est
nécessaire, donc, que les commerçants dont dépend la subsistance de
la ville « ne puissent quitter leurs professions qu’un an après la
déclaration qu’ils seront tenus de faire devant le lieutenant de
police » ; que les drogues et produits dangereux soient vendus « par
les maîtres apothicaires, ou par les marchands qui en auront obtenu
la permission spéciale et par écrit du lieutenant de police » ; et
qu’enfin, en termes plus généraux, « ceux des arts et métiers dont les
travaux peuvent occasionner des dangers ou des incommodités
notables, soit au public, soit aux particuliers, continueront d’être
assujettis aux règlements de police faits, ou à faire pour prévenir ces
dangers et ces incommodités32 ». Que reste-t-il de la vie
communautaire à gérer en termes de police, une fois que l’économie
revendique sa propre fonction à partir du principe de
l’autoréglementation du marché ? Sur quel terrain et au prix de
quelles transformations la police doit-elle reconvertir sa force
gouvernementale et sa capacité à faire du social ? L’enjeu consiste
précisément à définir un espace dans lequel se retrouve l’intérêt de
tous. Mais cette stratégie ne peut plus être solidaire de la croissance
du pouvoir souverain comme deux siècles auparavant. La police
continue à faire du social, mais selon une modalité différente de celle du
passé : non plus en organisant les conditions de possibilité et les normes de
l’action collective, mais en protégeant de manière résiduelle, bien que
toujours aussi importante, la base d’existence d’un ordre constitué avant
tout par les forces internes de la société. Cela signifie qu’il faut garantir
certaines conditions fondamentales afin qu’un tel processus se
déroule sans obstacle : comme le dira Portalis dans le discours de
présentation du projet de loi pour le titre préliminaire du Code civil
prononcé le 4 Ventôse, an II, « il est des lois sans lesquelles un État ne
pourrait subsister. Ces lois sont toutes celles qui maintiennent la
police de l’État, et qui veillent à sa sûreté33 ». Lorsque l’édit sur les
jurandes fait référence à la foi publique, à la police générale de l’État
et à la sûreté et la vie des hommes, il circonscrit un espace dans
lequel tout le monde doit se reconnaître au-delà de l’intérêt
individuel, et qui, pour cette raison, doit être traité en termes de
police.
La notion de foi publique dérive du tronc originel de la bona fides
romaine, un principe fondamental qui valait dans le domaine du
procès et, par la suite, avec le droit de Justinien, dans les contrats
entre particuliers. La lex mercatoria médiévale et moderne – c’est-à-
dire ce système international de principes et usages qui disciplinaient
les transactions commerciales – s’inspirera du critère selon lequel la
bona fides est la cause et l’esprit du commerce (primum mobile ac
spiritus vivificans commercii34), en le considérant comme un élément
fondamental au déroulement des affaires et à la sécurité du
commerce juridique. Le code Napoléon sanctionnera le premier sous
forme d’axiome ce principe dans le domaine d’effets des obligations
(art. 1134 et 1135), en influençant les autres codifications
européennes35.
En tant que valeur générale de correction et de loyauté dans le
comportement, la bonne foi s’oppose à l’acte frauduleux, et plus
généralement à toute œuvre de falsification. D’où son importance,
même dans le domaine pénal. La foi publique à laquelle se réfère
l’édit sur les jurandes s’oppose donc à tout ce qui offense la fiabilité
des conduites et la confiance qui en découle : la catégorie des délits et
des contraventions à la foi publique rentre dans cette figure plus
vaste et indéterminée qu’est le faux, distingué pour la première fois
dans le Code pénal de 1810 (art. 132 et sq.). Contre le danger
représenté par le manque de vérité dans les rapports de la vie en
commun, et en particulier dans les trafics, il faut une surveillance
spéciale confiée à la police. On reconnaît ici, à l’état embryonnaire et
indistinct, le noyau commun aux deux formes de police qui, au siècle
suivant, auront un parcours autonome, même s’il est
complémentaire : d’un côté, la traditionnelle police de contrôle sur la
fiabilité des trafics commerciaux, attentive à la qualité des biens
échangés et aux instruments techniques grâce auxquels advient la
transaction (les anciens poids et mesures, la légalité du cours de
l’argent) ; l’exigence de la vérité et la sûreté du marché, avec des
répercussions non négligeables sur les aspects hygiénico-sanitaires,
sont à la base de cette forme de police. D’un autre côté, mais toujours
comme diffusion de ce concept juridiquement indifférencié qu’est la
foi publique, apparaîtra la police scientifique : sa tâche sera celle de
reconstruire, avec l’aide d’instruments techniques, les éléments qui
permettront de vérifier la vérité sur des personnes et des faits
pénalement importants. Cette police doit aussi établir l’authenticité
des écritures et des preuves documentaires, dans lesquelles se
reflètent l’intention des individus et le besoin de certitude dans les
rapports intersubjectifs. À partir de là se développe un savoir de
l’investigation qui obéit à une volonté de vérité et à un paradigme
indiciaire36 ; en même temps se réalisent les attentes de fiabilité et
d’automatisme dans les comportements sociaux que tout acte de
falsification est en mesure de menacer. De Monsieur Lecocq de
Gaboriau et Sherlock Holmes de Conan Doyle, aux consultations
médico-légales de Lacassagne et de Locard, en passant par l’idée
d’une mesure universelle de Quetelet qui inspirera les célèbres
portraits de Bertillon, la police sur la foi publique célébrera ses
triomphes positivistes et ses moins nobles ruses anthropométriques.
La deuxième notion évoquée par l’édit qui supprime les jurandes
est celle de police générale de l’État. Elle est par définition
l’instrument qui assure l’ordre politique établi. À la fin du XVIIIe siècle,
un des aspects les plus importants de cette forme de police, la censure
sur la production intellectuelle, sera remis en question. En revanche,
un autre aspect de cette police générale de l’État, la police politique,
prendra de plus en plus d’importance, ce qui prouve la permanence
d’une démarche, mise en œuvre par la réforme de 1667, poursuivie
au XVIIIe siècle et qui donnera ses plus beaux résultats, d’abord avec la
Terreur, puis avec Fouché, et enfin avec les préfets des périodes
mouvementées entre 1830 et 184837.
La sûreté et la vie des hommes, la troisième notion, rappellent
enfin qu’aucune liberté ne peut faire abstraction de la protection de
l’intégrité individuelle et que l’autorité publique en particulier aura
pour tâche de traiter les individus comme êtres vivants, comme sujets
qui partagent une essence biologique. De ce point de vue, une police
de la santé et de la salubrité s’acquitte d’une mission qui reste plutôt
à l’abri de la critique politique et sociale, dans la mesure où elle
affecte moins la liberté individuelle que l’intégrité physique de la
population.

La réforme de Turgot n’était pas destinée à durer longtemps. Les
résistances à l’abolition des anciens ordres se concrétisent tout de
suite après la chute du contrôleur général, avec l’édit d’août 1776 qui
rétablit l’édifice corporatif ; la mesure ne concernait en effet que
Paris, le seul endroit où la réforme avait été appliquée. Les professions
libres se distinguaient des professions organisées en associations :
pour les premières, sur les traces de l’édit de Turgot, il suffisait d’une
déclaration à la police, pour les autres, les formalités subsistaient qui,
de l’apprentissage, mèneraient à la maîtrise38. Mais pour en revenir
aux conséquences sur la fonction de police, les épisodes législatifs qui
se succèdent jusqu’à la Révolution ne revêtent pas une importance
décisive. Les efforts des Six Corps de marchands reconstitués par
l’édit d’août, destinés à garantir les anciens privilèges et à obtenir une
représentation spéciale aux États Généraux de 1789, s’épuisent à la
fin de l’année avec la cessation des Registres des Six Corps, le journal
officiel de l’organisation. Le débat au sein des ordres sur l’utilité des
jurandes voit la noblesse de préférence orientée vers leur abolition, là
où les cahiers du Tiers présentent des positions opposées.
L’Assemblée Constituante, toutefois, ne résout pas la question par le
vote de la célèbre nuit du 4 août, et il faut attendre presque deux ans
le décret d’Allarde du 2 mars 1791 « portant suppression de tous les
droits d’aides, de toutes les maîtrises et jurandes, et établissement de
patentes », dont l’article 7 établit qu’« il sera libre à toute personne de
faire tel négoce, ou d’exercer telle profession art ou métier qu’elle
trouvera bon ; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d’une
patente, d’en acquitter le prix…, et de se conformer aux règlements
de police qui sont ou pourront être faits39 ». Par la loi Le Chapellier
du 14 juin 179140, enfin, on frappe de manière permanente le
dispositif d’alliance entre volonté agrégative des individus et pouvoir
de police qui garantit et utilise en même temps le contrôle
institutionnalisé par de tels corps. Dans ce domaine, liberté et
autorité s’étaient trouvées pendant des siècles réciproquement
impliquées, démontrant ultérieurement combien il était superficiel de
considérer les problèmes de police dans les termes d’une opposition
schématique entre pouvoir et autonomie. La loi de 1791 finit par
affirmer un principe de liberté individuelle qui se heurte au principe
traditionnel de type corporatif41. La transformation que subit la
capacité gouvernementale de la police dans un tel domaine est lente
mais claire : ses organes sont désormais appelés à avoir une fonction
« notariale », ils prennent acte d’une réalité dont ils ne déterminent
plus les conditions d’existence. Le décret du 2 mars 1791, lorsqu’il
établit un rapport direct entre individu et police, prescrit aux organes
publics une fonction subsidiaire qui rompt avec le passé. C’est là que
prendra son origine le nouveau rapport entre police et associations de
travailleurs qui caractérisera le siècle suivant toujours plus conflictuel,
détruisant le souvenir des anciennes complicités.

1 E. COORNAERT, Les Corporations en France avant 1789, Gallimard, Paris, 1941, p. 31. Sur
l’histoire des jurandes, cf. aussi E. MARTIN SAINT-LÉON, Histoire des corporations de métiers
depuis leurs origines jusqu’à leur suppression en 1791, Paris, 1922, réimpr. Slatkine, Genève,
1976 ; S. L. KAPLAN, « Réflexions sur la police du monde du travail, 1700-1815 », Revue
historique, 529, 1979, p. 17-77 ; W. H. SEWELL, Gens de métiers et révolutions. Le langage du
travail de l’Ancien Régime à 1848, Aubier, Paris, 1983 ; le dossier « Corps et communautés
d’Ancien Régime », présenté par J. Revel, Annales ESC, 2, 1988, p. 295-426.
2 CH. DESMARQUETS, Nouveau Style du Châtelet de Paris, et de toutes les Jurisdictions
ordinaires du Royaume, tant en matière civile, criminelle, que de police, Despilly, Paris, 1771,
partie II, p. 16-18. Sur l’activité juridictionnelle de la police parisienne en la matière, A.
THILLAY, « La liberté du travail au faubourg Saint-Antoine à l’époque des saisies des jurandes
parisiennes » (1642-1788), RHMC, t. 44-4, octobre-décembre 1997, p. 634-649.
3 « Remontrances sur l’édit supprimant les jurandes », 2-4 mars 1776, dans Remontrances
du Parlement de Paris, op. cit., III, p. 310.
4 « Édit portant que ceux qui font profession de commerce, denrées ou arts qui ne sont
d’aucune communauté, seront établis en corps, communautés et jurandes, et qu’il leur sera
accordé des statuts », ISAMBERT, XIX, p. 91.
5 Cf. J.-L. BOURGEON, « Colbert et les corporations : l’exemple de Paris », dans Un nouveau
Colbert, op. cit., p. 251-252. Il serait toutefois exagéré de renverser l’idée reçue et de
considérer Colbert presque comme un précurseur du laisser-faire. Exemplaire, à cet égard, une
lettre du 1er avril 1680 adressée au lieutenant de police La Reynie, qui est sollicité à réduire le
nombre des merciers privilégiés de la capitale. Cf. Lettres, op. cit., VI, p. 62-63.
6 Pour une analyse du fonctionnement économique de ces organisations, J.-C. PERROT,
Genèse d’une ville moderne. Caen au XVIIIe siècle, op. cit., I, p. 320 et sq.
7 Sur l’étroite communication entre ordonnances de police et statuts des métiers, F.
OLIVIER-MARTIN, L’Organisation corporative de la France d’Ancien Régime, Sirey, Paris, 1938,
p. 213 et sq. Sur la construction juridique des corporations dans le monde germanique, O.
VON GIERKE, Deutsche Genossenschaftsrecht, 4 vol., Weidmann, Berlin, 1868-1913.
8 « Il est défendu aux marchands d’avoir entre eux des intelligences contre l’intérêt public,
et de s’accorder pour ne vendre les marchandises que sur un certain pied. » J. DOMAT, Le
Droit public, op. cit., t. II, suppl. au liv. III (éd. 1777), tit. XII, par. 1, p. 219.
9 Remontrances, op. cit., III, p. 309.
10 À ce sujet, A. LEMAIRE, Les Lois fondamentales de la monarchie française, Fontemoing,
Paris, 1907, p. 302 et sq. Sur la signification macrosociale des corporations, J. REVEL, « Les
corps et communautés », dans K. M. BAKER (dir.), The Political Culture of the Old Regime,
Oxford, Pergamon Press, 1987, p. 225 et sq.
11 Remontrances, op. cit., III, p. 309.
12 Sur l’idéologie politique du modèle corporatif, A. BLACK, Guilds and Civil Society in
European Political Thought from the Twelfth Century to the Present, Methuen, Londres, 1984.
13 C’est le cas de S.N. H. LINGUET qui, dans la Théorie des loix civiles ou principes
fondamentaux de la société, 2 vol., Londres, 1767, I, réaffirme la nécessité d’un « ordre
invariable qui contient chaque membre dans sa place » (p. 186), faisant écho à l’ordonnance
sur le lieutenant parisien de 1667 qui attribuait à la police la tâche de « faire vivre chacun
selon sa condition et son devoir ».
14 « Édit concernant les arts et métiers », ISAMBERT, XXII, p. 468 ; « Arrêt du conseil
concernant les professions de commerce, arts et métiers qui ne sont pas établis en jurande »,
ibid., p. 469.
15 « Remontrances sur les brevets de maîtrise », 27-28 février 1768, dans Remontrances, op.
cit., II, p. 831.
16 Ibid.
17 Ibid., III, p. 318.
18 En confirmation de ses propres hésitations sur le sujet, le Parlement, dans sa
remontrance de mars 1776, avec des arguments cette fois historicistes, justifiait son
opposition originaire lors de l’établissement des jurandes en 1581 : « Une boursalité odieuse
qui convertissait en un droit domanial le droit d’exercer une partie quelconque de commerce
ou des arts, et une extension injuste qui portait ces établissements jusque dans les moindres
villes du Royaume », ibid., p. 308.
19 Bibliothèque nationale, coll. Joly de Flaury, ms. 378, fol. 218, rappelé par PH. PAYEN,
Les Arrêts de règlement…, op. cit., p. 190.
20 Remontrances, cit., II, p. 834.
21 ISAMBERT, XXIII, p. 375.
22 Cf. Œuvres, op. cit., V, p. 158-161.
23 ISAMBERT, XXIII, p. 379.
24 Pour les inspecteurs des manufactures, cf. Recueil des réglemens généraux et particuliers
concernant les manufactures et fabriques du Royaume, 7 vol., Impr. royale, Paris, 1730-1750, I,
p. 64-156. Cf. PH. MINARD, La Fortune du Colbertisme. État et industrie dans la France des
Lumières, Fayard, Paris, 1998, p. 294 et sq.
25 CLIQUOT DE BLERVACHE, Mémoire sur les corps de métiers, op. cit., p. 40. De cet auteur
cf. également les Considérations sur le commerce, Amsterdam, 1758, ce que Kaplan appelle le
« texte séminal » de la liberté et de la concurrence. et sq. L. KAPLAN, La Fin des corporations,
Fayard, Paris, 2001, p. 29 et sq.
26 LEROY DE MONTÉCLY, Observations présentées par les Maîtres composant la Communauté
des Graveurs, Ciseleurs de la Ville et Faubourg de Paris, De Lormel, Paris, 1776, p. 9 et 10.
27 BIGOT DE SAINTE-CROIX, Essai sur la liberté du commerce et de l’industrie, Lacombe,
Amsterdam-Paris, 1775, p. 150-151. Sur cet auteur proche de Quesnay, et sq. L. KAPLAN, La
Fin des corporations, op. cit., p. 38 et sq.
28 Que les communautés soient sujets de droit, c’était en effet une donnée acceptée par la
doctrine. Le juriste le plus lié au modèle de Colbert, Domat, observe à ce sujet que « les
Communautés légitimement établies tiennent lieu de personnes, et leur union qui rend
communs à tous ceux qui les composent, leurs intérêts, leur droits et leurs privilèges fait
qu’on les considère comme un seul tout. Et comme chaque particulier exerce ses droits, traite
de ses affaires, et agit en Justice, il en est de même des Communautés ». Le Droit public, op.
cit., I, tit. XV, sect. II, § 2.
29 ISAMBERT, XXIII, p. 372.
30 Remontrances…, 2-4 mars 1776, op. cit., p. 310.
31 Cf. J. REVEL, Présentation à Corps et communautés d’Ancien Régime, op. cit., p. 298.
32 ISAMBERT, XXIII, p. 381.
33 Le discours de Portalis introduit la publication du liv. I, « Des personnes », du Code civil
de la République française, an III, p. 15.
34 G.L. M. CASAREGIS, Discursus legales de commercio et de avariis, Genua, 1707, p. 144,
o
n 10. Cf. R. MEYER, Bona fides und Lex mercatoria in der europäischen Rechtstradition,
Wallstein, Göttingen, 1994, p. 15.
35 À ce sujet, D. CORRADINI, Il criterio della buona fede e la scienza del diritto privato,
Giuffrè, Milan, 1970, p. 26 et sq.
36 C. GINZBURG, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Flammarion, Paris, 1989,
p. 139-180.
37 A. DEWERPE, Espion, op. cit., p. 86 et sq.
38 ISAMBERT, XXIV, p. 74 et sq.
39 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., II, p. 282. Sur ces événements, E. MARTIN
SAINT-LÉON, Histoire des corporations, op. cit., p. 585-634 ; sur la nuit du 4 août et sa suite, et
sq. L. KAPLAN, La Fin des corporations, op. cit., p. 422 et sq.
40 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 25-26. Sur ce sujet, A. PLESSISSOUS (dir.),
Naissance des libertés économiques. Liberté du travail et liberté d’entreprendre : le décret d’Allarde et
la loi Le Chapelier, Paris, Institut d’histoire de l’industrie, 1993.
41 Bien que dans la pratique de l’Ancien Régime le travail « réglé » était une exception
dans l’univers du travail libre. V. BOURGEON, Colbert et les corporations, op. cit., p. 241 et sq.
Encore faut-il éviter de tomber dans le piège d’une approche invariablement vouée à dire que
les choses se sont déroulées en dessous des institutions juridiques et politiques. Le problème
ici est celui de comprendre les mutations des techniques normatives plutôt que de vérifier
leur efficacité dans la vie quotidienne.

II.

Les idées et l’administration



« Le besoin est réel ou il n’existe que dans l’opinion et, dans ces deux
cas également funestes dans ses conséquences, il plonge dans le
désespoir ou tient le peuple dans l’inquiétude ; on ne raisonne point
sur les besoins parce qu’ils tiennent à l’existence1. » Ainsi le président
du Parlement de Paris réservait-il le même traitement à deux choses
distinctes, les soustrayant à cette libre circulation qui était devenue
une idée régulatrice générale : le grain et les idées, le pain et les livres,
le besoin et l’opinion. Pour l’inaltérable réalisme du magistrat face à
l’évidence de la faim, la doxa n’a pas d’armes pour combattre, c’est un
artifice de la raison qui confond la vérité. Son erreur théorique est
encore plus dangereuse car elle trouble les esprits, agite les
consciences qui se sentent autorisées à raisonner sur des objets
concernant l’immédiateté de la vie, par nature non discutables. Pour
cette raison, l’opinion, comme le grain, n’a pas droit à une libre
circulation ; elle doit être suivie dès ses premières manifestations afin
qu’on l’empêche de se transformer en sédition, la « disette » de la
politique. Il est alors inévitable que le pain, comme le livre, sera du
ressort de la police.
La position du Parlement parisien laisse deviner la convergence de
deux réalités distinctes mais unies dans le dénominateur commun de
la police. Le livre aussi risque d’être attiré dans le circuit commercial,
dont les exigences, comme on l’a vu, sont souvent en contradiction
avec celles du contrôle administratif2. La tension entre les deux
rationalités se déplace dans ce domaine où la prolifération des
ouvrages imprimés, aux alentours de la moitié du XVIIIe siècle, ravive
le problème du contrôle policier. Nous devrons donc considérer
brièvement le rapport entre la police et la librairie, car c’est le lieu
d’un enjeu gouvernemental important pour comprendre la
transformation qu’affronte le pouvoir de censure, une prérogative
stratégique des lieutenants de police d’Ancien Régime. Comme le
phénomène de la naissance de l’opinion publique a été, au cours des
dernières années, un topos de l’analyse sociale et politique, nous
renvoyons aux multiples ouvrages qui ont traité ce sujet3. Nous nous
contenterons de signaler ici les épisodes normatifs et institutionnels
qui, dans ce secteur, favorisent l’évolution conceptuelle de la police.
Si la critique est avant tout une forme de vie qui s’est développée
depuis le XVIe siècle et ensuite, avec Kant, une forme particulière de la
connaissance, nous pouvons considérer comme une composante
importante de l’action policière l’ensemble des instruments capables
de faire face à cette attitude critique et de la gouverner4. Il semble
donc peu pertinent de polariser la confrontation entre les raisons de
la liberté et celles du despotisme, entre la force de la contestation
populaire et la réaction de l’ordre public, entre l’autonomie de l’esprit
et l’hétéronomie de la norme, entre les éruptions du social et la
discipline de l’autorité. En effet, il faut éviter la représentation
unilatérale d’un mouvement social qui infléchit les pratiques
juridiques, car ce sont aussi ces dernières qui donnent une forme aux
événements et, ainsi faisant, les constituent comme réels et vrais5.
À cet égard, il serait difficile de négliger la fonction constitutive du
social qui revient à l’administration, à cette figure de plus en plus
monopolisatrice du pouvoir public. Depuis la seconde moitié du XVIIIe
siècle, l’administration s’affirme à la fois comme structure du travail
bureaucratique et comme puissance gouvernementale soumise à des
règles financières, c’est-à-dire à l’évidence d’un bilan comptable. Le
soin du bilan acquiert alors un rôle stratégique pour le
fonctionnement général du système étatique. Le modèle d’une
traduction mathématique de la matière politique, grâce à une science
qui réduit la chose étatique au langage artificiel des chiffres –
mouvement déjà initié au début du siècle avec la statistique et
l’arithmétique politique –, devient ainsi une alternative à la vieille
tradition des arcana qui plongeait le politique dans l’invérifiable et,
par conséquent, dans l’irresponsabilité de facto du pouvoir souverain.
Dans le lexique du droit public, « administration » aura le mérite de
dévoiler la vérité du gouvernement et de mesurer la validité de ses
actes.

1 « Remontrance sur l’édit supprimant les jurandes et les communautés d’arts et métiers et
sur divers autres projets de loi », 2-4 mars 1776, op. cit., p. 301.
2 Sur ces aspects R. CHARTIER, Les Origines culturelles de la Révolution française, op. cit.,
p. 32-115.
3 Voir, entre autres, M. OZOUF, L’Homme régénéré, Gallimard, Paris, 1989 ; J. CENSER,
« Die Presse des Ancien Régime im Übergang – eine Skizze », dans R. KOSELLECK et R.
REICHARDT (dir.), Die Französische Revolution als Bruch des gesellschaftlichen Bewußtseins,
Oldenbourg, Munich, 1988, p. 127-152 ; K. M. BAKER, Au tribunal de l’opinion. Essais sur
l’imaginaire politique au XVIIIe siècle, Payot, Paris, 1993. Sur le passage d’une acception sociale
à une politique de la signification d’opinion publique en France durant la seconde moitié du
XVIIIe siècle, K. M. BAKER, Inventing the French Revolution, Cambridge University Press,
Cambridge, 1990, p. 187 et sq.
4 Cf. M. FOUCAULT, « Qu’est-ce que la critique ? [Critique et Aufklärung] », Bulletin de la
Société française de philosophie, 2, 1990, p. 35-63.
5 Sur la tradition artificialiste de la science juridique occidentale depuis ses origines
romaines, voir les travaux de Y. THOMAS, en particulier « Fictio legis. L’empire de la fiction
romaine et ses limites médiévales », Droits, 21, 1995, p. 17-63 ; Le Sujet de droit, la personne et
la nature, cit., p. 85-107. La question a aussi été affrontée d’un point de vue sociologique par
P. BOURDIEU, « La force du droit. Éléments pour une théorie du champ judiciaire », Actes de
la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 3-19.
4

L’opinion

Le gouvernement de la pensée a depuis toujours représenté une


occasion formidable pour l’exercice du pouvoir ainsi qu’une
tentation irrésistible même pour les esprits les plus éclairés. Goethe,
par exemple, souhaita, en 1816, l’intervention de la police pour
empêcher la publication de la revue Isis, bien que la censure dans le
Grand-duché de Saxe-Weimar-Eisenach eût été déjà abolie1.
L’interdiction de la censure était donc perçue comme une menace à
l’ordre social et à l’institution qui en était le garant, la police. Dans la
France des Lumières, une préoccupation majeure mobilise les
administrateurs sur cette question : comment concilier le rôle des
institutions et la manifestation libre de l’esprit ?

Le contrôle de l’imprimé
La publication et le commerce des livres imprimés étaient
fondamentalement régulés par le code de la librairie
du 28 février 1723, étendu de Paris à tout le royaume par un arrêt du
conseil du 24 mars 1744, et ultérieurement durci par la
« Déclaration » du 16 avril 17572. Le contrôle exercé par les organes
publics avait relevé jusqu’alors de la sécurité d’État : le Traité de
Delamare, soulignant combien la librairie et l’imprimerie touchaient
de près la religion, l’État, les mœurs et souvent le repos des familles,
avait prévu d’aborder le sujet dans son septième livre consacré à la
tranquillité publique, avec une attention particulière portée aux
libelles, et plus généralement à la presse périodique au contenu
diffamatoire. Dans le huitième livre, en revanche, il aurait traité de
l’art de l’imprimerie3. Le répertoire du commissaire parisien s’arrête
toutefois au sixième livre, de sorte qu’il n’offre pas cette
systématisation de l’objet que seul le texte de 1723 réalise, en
reprenant les précédentes dispositions dont la plus importante était
l’édit d’août 16864. Le code de la librairie vise à réorganiser l’exercice
de la profession de libraire et d’imprimeur selon les canons
minutieux de l’organisation corporative mise en place en 1618 par
une mesure qui avait abandonné l’idée du libre exercice d’un métier,
5
ouvert à tous, établie par François Ier . La police intervient de manière
directe ou elle délègue, comme c’est le cas avec toutes les
communautés de métier. C’est la reconnaissance publique d’intérêts
privés sous la forme du privilège monarchique6. Du reste, un homme
de terrain comme Delamare, s’était parfaitement rendu compte que,
dans les métiers du livre comme dans les autres domaines
professionnels, la confrérie exerçait une telle surveillance sur ses
propres membres qu’elle dénonçait aux autorités publiques la
moindre infraction aux règlements7. La protection économique de ce
secteur du commerce s’inscrit dans l’objectif traditionnel de prévenir
la sédition politique sous l’impulsion de dangereuses idées religieuses
et philosophiques. Autant de sujets sur lesquels avait veillé, jusqu’à
l’ordonnance de Moulins de 1566 (art. 788), la faculté de théologie de
la Sorbonne.
La presse et la circulation des livres et journaux ne pouvaient donc
exister en dehors de ce circuit institutionnel. Les magistrats de police,
de concert avec les syndics des communautés, avaient le devoir de
garantir le respect d’une telle procédure. L’admission officielle dans la
communauté, au terme de l’apprentissage, était scellée par le serment
prêté devant le lieutenant de police, un acte fortement symbolique,
symptomatique du rôle attribué aux magistrats dans le gouvernement
de la pensée et de la parole écrite. D’ailleurs, même la chasse aux
rumeurs par les mouchards a été une préoccupation constante de la
lieutenance durant tout le XVIIIe siècle9. Enfin, il faut rappeler qu’en
plus des syndics des corporations et du lieutenant de police, une
troisième personne surveillait le secteur, le directeur général de la
librairie. Cette autorité, créée en 1737, entrait souvent en
concurrence avec celle du lieutenant, au point que le lieutenant Le
Noir tentera de bien les distinguer10.
En ce qui concerne le contenu des publications, l’article 99 du code
de 1723 met en place une série d’interdictions laissées le plus souvent
à l’entière discrétion du magistrat de police. Elles concernent la
religion, le service du roi, le bien de l’État, la pureté des mœurs,
l’honneur et la réputation des familles et des particuliers, ce dont fait
foi la « mauvaise littérature » circulant sous le manteau. En ce sens, il
est significatif qu’un contrôle soit exercé sur la presse périodique
privée, feuilles volantes et nouvelles à la main, non conformes aux
versions des journaux officiels. Une note de police de 1724 définit
bien le pouvoir de censure : « Les particuliers qui veulent donner des
nouvelles au public sont obligés d’en apporter deux exemplaires au
lieutenant général de police qui en prend lecture, y retranche ce qu’il
juge à propos ; après quoi, il en délivre au particulier un exemplaire
approuvé de lui et en garde un de son côté pour le confronter sur les
copies qu’on délivre au public11. » Parmi les cibles les plus célèbres de
la censure, les deux premiers volumes de l’Encyclopédie qu’un arrêt du
Conseil d’État du 7 février 1752 entend séquestrer parce qu’ils
contiennent des « maximes tendant à détruire l’autorité royale, à
établir l’esprit d’indépendance et de révolte, et, sous des noms
obscurs et équivoques, à élever les fondements de l’erreur, de la
corruption des mœurs, de la religion et de l’incrédulité12 ». La seule
règle à respecter est donc l’ancienne loi du silence, qu’une disposition
du 8 octobre 1754, en matière de disputes théologiques définit
comme « le moyen le plus efficace pour arrêter le cours d’un mal
aussi dangereux, et le plus capable de rétablir et maintenir l’ordre et
la tranquillité publique13 ».
Mais on s’en doute, le système de l’interdit encourage le commerce
clandestin, actif dès l’époque de la Ligue (seconde moitié du XVIe
siècle) et accru en termes de diffusion et de danger politique, surtout
vers la fin de l’Ancien Régime. L’historiographie a désormais
démontré que l’appareil de contrôle mis en place surtout par Colbert
et La Reynie entre 1660 et 1680, est souvent resté théorique14.
L’imprimé, à l’instar du blé, a trouvé les voies qui le soustraient au
regard de l’autorité publique. De même que pour la question des
grains, on rencontre là quelques personnages qui ont réussi à dégager
la dimension conceptuelle de ces enjeux. Malesherbes (1721-1794),
directeur de la Librairie de 1750 à 1763, en grand commis qui a à
cœur le destin de tout ordre politique, a compris qu’une discipline
normative lourde dans un tel secteur risquait de demeurer virtuelle.
Peuchet (1758-1830), en administrateur chevronné et homme de
terrain en tire les conséquences à propos des limites et des
prérogatives de la police.

Malesherbes ou le dosage complexe des précautions


Dans ses célèbres Mémoires sur la librairie écrits en 1759, le futur
secrétaire dans le gouvernement de Turgot (1775) ainsi que ministre
de Louis XVI (1787-88) s’interroge sur les limites de l’administration
et sur les compétences de la justice en la matière : le Parlement a-t-il
le droit d’ignorer l’existence d’un acte administratif comme
l’autorisation du censeur et d’imposer l’interdiction à la circulation
d’une œuvre dotée de privilège ? Un cas classique de conflit
institutionnel entre conseil du roi et autorité juridictionnelle : la
manifestation publique des idées, dont l’enjeu est pourtant crucial,
est-elle avant tout une affaire de police ou plutôt de justice ? Pour
Malesherbes, les actes du Conseil ne sont pas incompatibles avec le
fait que le Parlement applique la loi lorsqu’elle a été violée.
L’autorisation de publier accordée par un organe administratif
n’exclut pas la possibilité qu’une interdiction juridictionnelle
ultérieure vienne sanctionner l’abus non révélé par le censeur. La
responsabilité de l’auteur demeure intacte, car nul n’est censé ignorer
la loi qui interdit les écrits scandaleux. Les imprimeurs et les libraires,
en revanche, peuvent se limiter à constater qu’il y a permission du
censeur, seule condition à laquelle est soumise la publication. La ratio
legis devrait donc être la suivante : défendre « d’imprimer, vendre ou
distribuer des ouvrages non permis ; et quant à ceux qui sont revêtus
de permission, conserver l’action du ministère public et celle des
particuliers contre les auteurs, sans néanmoins qu’on puisse inquiéter
les libraires qui se sont mis en règle15 ».
Ainsi résolu le conflit institutionnel, le vrai problème, pour
Malesherbes, est ailleurs. D’un côté, il consiste à définir une nouvelle
discipline de la matière en évitant des mesures trop sévères qui,
lorsqu’elles ne sont pas appliquées, n’entravent pas la disparition des
écrits calomnieux et déstabilisants mais encouragent la pratique de
l’anonymat et de l’impression clandestine. D’un autre côté, il faut
prévenir l’ambition du Parlement de réglementer en fait la librairie,
ce qui dépasse ses compétences d’organe juridictionnel. Si le
deuxième point nous intéresse moins ici, il nous faut nous arrêter sur
le premier.
L’argument de Malesherbes se rattache aux thèmes classiques des
économistes : des règlements peu nombreux et essentiels qui fixent
des principes généraux durables et sûrs, les seuls à pouvoir être
réellement respectés puisque la fraude est une variable directement
proportionnelle au nombre des lois. Ainsi, établir par décret le
nombre maximum des imprimeries contredit les raisons du
commerce, duquel « le législateur ne sait jamais au juste l’étendue16 ».
Sur le plan du contrôle de police, une telle mesure peut fonctionner
si les imprimeries sont concentrées dans les grandes villes parce que
c’est là le milieu naturel où la police met en place tous ses
agencements. Le raisonnement du grand commis conjugue intérêt
individuel et utilité gouvernementale au nom d’une gestion
équilibrée et avisée de l’illégalité. Pondérer les inconvénients et opter
pour les mesures restrictives lorsque le remède semble possible et
nécessaire, voici la recette en matière de librairie. Plus qu’elle ne
manifeste la reconnaissance d’une valeur éthique abstraite, la
tolérance préconisée par Malesherbes apparaît comme la dernière
solution pratique lorsque toutes les autres stratégies se révèlent
inefficaces : « Tout mon système d’administration est fondé sur ce
qu’il faut tolérer beaucoup de petits abus pour empêcher les
grands17. » À Paris, « où la police est aussi exacte qu’elle puisse
être18 », la contrebande est une pratique courante parce que la
sévérité de la censure ne laisse pas d’alternative aux libraires. Une
conviction destinée à se renforcer avec l’expérience lorsque, trente
ans après environ, devenu ministre de Louis XVI, Malesherbes
rédigera son Mémoire sur la liberté de la presse : « La loi défendant les
livres dont le public ne peut se passer, il a bien fallu que le commerce
de la librairie se fît en fraude de la loi19. » Une police bienveillante et
une censure légère sont donc les seuls instruments pour faire
respecter l’ordre public et la légalité en général. Une discipline plus
souple, moins encline à l’interdiction, exige toutefois que les
infractions aux règles fondamentales soient sanctionnées avec la plus
grande rigueur. Tel est, dans ses grandes lignes, le plan de
Malesherbes : la censure doit se limiter à des écrits concernant la
religion, les mœurs et l’obéissance à l’autorité souveraine. Dans tous
les autres domaines, l’auteur assume seul le risque de publier, tandis
que le gouvernement se réserve la possibilité de fournir aux censeurs,
sous la forme la plus sobre possible, des critères précis d’intervention
sur certains sujets20. Le modèle d’une inquisition universelle, d’une police
qui prétend tout prévoir, se réduit considérablement : la validité de la
censure comme principe dépend de son application concrète. Sans la mesure
de l’objet spécifique, le principe est inefficace et ne reste qu’une abstraite
idée régulatrice de la société ignorant la pratique courante.
Ce domaine est par ailleurs pour Malesherbes le point de départ de
considérations plus générales sur la différence entre justice et police.
Ce qui attire surtout l’intérêt, c’est la forme du dynamisme qui
caractérise d’une façon différente les deux pratiques :
Dans l’ordre judiciaire du royaume, tel qu’il est établi, la justice peut se rendre bien
partout, mais la police ne peut jamais être faite avec soin que dans les villes où il y a des
intendants, parce que la police demande une vigilance et une sévérité qu’on ne peut pas
attendre d’un juge qui n’a rien à craindre ni à espérer du gouvernement, et pour qui au
contraire il est très important de ne pas se faire de querelles avec ses compatriotes, de qui il
attend tout l’agrément de sa vie et toute sa considération. De plus, la police demande aussi
des vues supérieures et générales qu’on n’a jamais sans être en relation directe avec le
ministère, et une autorité pour la promptitude de l’exécution, qui n’est confiée qu’aux
intendants21.

La fonction judiciaire peut être généralisée sans limite aucune. Elle


s’appuie sur un raisonnement linéaire : d’abord l’établissement des
faits et ensuite l’application des normes correspondantes22. Il n’y a
qu’une justice dans tout le royaume et un unique schème logique sert
à la réaliser. C’est pourquoi Malesherbes insiste sur l’absence de liens
entre juge et milieu extérieur, qu’il s’agisse du gouvernement ou d’un
quelconque citoyen privé. Plus que la neutralité de la justice incarnée
dans la figure d’un « tiers », ce qui semble décisif est un principe
d’indifférence envers le réel. L’universalité de la justice repose avant
tout sur la présomption qu’elle ne dispose d’aucune connaissance a
priori, en dehors de la connaissance de la loi. Sa fonction peut devenir
générale grâce à cette ignorance de départ. C’est seulement dans un
deuxième temps qu’elle prend connaissance des données spécifiques
du cas23.
La police, en revanche, n’a pas pour objectif des principes, mais des
hommes et des choses. Elle opère donc sur le plan des faits et non sur
celui des significations. D’où la difficulté à en concevoir une
application diffuse et immédiate, car la situation concrète ne
correspond pas à un schéma de conversion universelle, toujours
valide a priori, indépendamment des lieux, des personnes et des
objets. Le cas particulier ne se transforme pas ici en espèce : d’épisode
de la vie il ne devient pas fait constitutif d’une situation juridique,
reconnaissable en tant que telle par tous et valable pour tous. La
police se réalise par un processus additionnel, somme des
nombreuses polices exercées dans des lieux différents, irréductibles
les unes aux autres. Elle n’est en rien une pratique obéissant à un
schéma préétabli, valide inconditionnellement. Elle ne relève pas
d’une logique autosuffisante qui s’appliquerait à toutes les situations
sans que soit modifiée son identité. À l’extérieur des dispositifs qui
sont les siens, elle se réalise dans l’histoire des objets sur lesquels elle
s’exerce ; dans l’optique policière les faits relèvent moins de l’espèce
que de l’exemple. C’est ce que Malesherbes laisse entendre lorsqu’il
parle de « promptitude de l’exécution » : la police est cette poursuite
interminable d’un réel dont elle se saisit pour en recueillir des fragments et
les recomposer en un tout qui n’est par hypothèse jamais fini. Et puisque la
vérité de la police ne se trouve pas en elle, mais dans les objets qui
l’entourent, ce conditionnement factuel fait sans fin varier sa forme. En
bref, ce sont les circonstances qui décident de la configuration du pouvoir
policier.
Il en va autrement avec la décision judiciaire qui s’impose à la
réalité. La justice n’est pas déterminée par le monde extérieur, car elle
contient déjà en elle la mesure rationnelle qui la rend valide selon un
mécanisme d’inférence, à savoir le processus logique qui subsume le
fait dans les mots, le particulier dans le général, abstraction faite des
circonstances dans lesquelles l’opération a lieu. La démarche de la
police, en revanche, procède seulement par applications partielles qui
peuvent tendre au général, sans toutefois l’atteindre jamais.
Tout système autoritaire rêve de combler la partialité des
inductions propres à la rationalité policière, grâce à une inférence
systématique comparable à celle accomplie par le juge. Rien de plus
trompeur que ce lieu commun qui considère tout régime
antidémocratique comme une défaite de la justice remplacée par un
État policier. En réalité, un tel modèle réussira d’autant plus à se
réaliser que sa police parviendra à l’automatisme logique de
l’opération judiciaire qui se résout dans le seul jugement de
correspondance entre prévision normative et fait24. Au fond, lorsqu’à
la fin du XVIIe siècle l’intendant d’Aguesseau se posait la question
d’une police qui étendrait le modèle parisien sur la totalité du
territoire de l’État25, ce n’était pas seulement l’utopie d’un
panoptisme souverain qu’il caressait. Il affrontait surtout le problème
concret de comment rendre la décision gouvernementale la plus
efficace possible.

Nous avons vu que si, d’une part, les questions de la censure et de
la diffusion imprimée de la pensée poussent Malesherbes à souhaiter
un affaiblissement du paradigme policier classique, d’autre part, elles
lui offrent l’occasion de faire le point sur les caractères intrinsèques
de ce dispositif. Conscience institutionnelle et réflexion pratique
s’imbriquent dans son discours qui envisage aussi un système de
surveillance des imprimeries clandestines. À cet égard, le magistrat
redécouvre la tâche irremplaçable des précautions de police. Mais de
quel type de précautions s’agit-il dans ce cas ? Sont-ce les mêmes
mesures adoptées pour régler la circulation des grains et que les
économistes redoutaient tellement ? En effet, les précautions
envisagées par Malesherbes selon une stratégie législative déjà
suggérée par Turgot concernaient des éléments périphériques qui
sont presque accessoires pour l’activité que l’on veut réellement
protéger. Dans ce domaine, la prévention des abus – qui sous-tend
l’idée de précaution – doit éviter d’entraver la liberté commerciale et,
de manière relativement analogue, celle de la pensée.
Tendanciellement, donc, la logique de l’inspection de police
concerne moins le contenu du choix fait par les individus –
commercial pour les imprimeurs et libraires, intellectuel pour les
auteurs – que les procédures précédant l’exercice de ce choix. La
mesure de légitimité des discours et des comportements prend peu à
peu ses distances vis-à-vis du critère de l’orthodoxie afin de se
conformer à celui de l’orthologie. La première, en effet, conçoit une
vérité substantielle et basée sur l’autorité d’après laquelle on qualifie
connaissances et valeurs. La seconde dilue les contenus de vérité déjà
donnés dans les procédures qui permettent de formuler des
jugements et de prendre des décisions. Dans le discours de
Malesherbes, même les précautions de police semblent refléter ce
changement dans le contrôle du savoir et de l’action : il y a un
déplacement d’attention de plus en plus prononcé qui, dans
l’évaluation des contenus des livres et des idées, vise au respect des
procédures formelles légitimant les contenus produits par cette
activité. Ainsi, le danger principal pour les fraudes dans l’imprimerie
ne touche pas directement le sujet des publications mais la nature
clandestine des activités. Le bien juridique à protéger est la
transparence du système, qui se prête aussi au contrôle de l’autorité.
D’où l’insistance pour les règles procédurales qui ne doivent toutefois
pas entraver le commerce et la liberté de pensée comme cela était le
cas dans la stratégie policière classique. Leur fonction est plutôt celle
de délimiter une régularité des conduites, un périmètre de légalité
qui, pour le gouvernement, passe par une connaissance sûre des
marchands et des auteurs. Pour ces derniers, cela signifie
respectivement une relative garantie quant à la possibilité de gain et
quant à la liberté d’expression. C’est la raison pour laquelle la
réforme de Malesherbes vouée à débusquer les activités clandestines
se concentre sur deux points : tout d’abord, rétablir les inspecteurs de
la librairie dans les grandes villes privées d’intendants, en soumettant
ces charges à une discipline précise, étant donné que « leurs fonctions
et leur autorité n’ont jamais été déterminées26 ». En l’occurrence, une
réglementation juridique confère un éclat institutionnel majeur à
l’office, tout en délimitant aussi ses pouvoirs. On en vient ainsi à
restreindre la sphère de l’arbitraire policier, libre par ailleurs
d’occuper le vide législatif. Le deuxième point concerne les petites
villes dans lesquelles se réfugie souvent l’activité clandestine et
frauduleuse, et où la police doit s’organiser diversement en obligeant
les imprimeurs à toute une série d’enregistrements qui, d’un côté,
augmentent les pratiques bureaucratiques et, de l’autre, ne
compriment pas outre mesure la liberté du commerce et de la
diffusion de la pensée.
En définitive, dans le projet de Malesherbes, les précautions de
police sur la librairie montrent un renforcement de la volonté de
savoir de l’administration sur les modes de fonctionnement et
d’organisation, et une attention réduite portée aux contenus des
décisions. Connaître l’identité des imprimeurs et libraires, leur siège
commercial, leur nombre et celui des employés de chaque atelier ;
contrôler les déplacements de main-d’œuvre par des vérifications
régulières du personnel. En somme cette vigilance technique, par
ailleurs compatible avec l’organisation corporative, devient
progressivement le pivot du dispositif policier27. On voit en revanche
s’affaiblir graduellement la critique des contenus, tant de l’initiative
commerciale, que de la liberté de l’esprit. Par conséquent, les
manières d’imprimer et de diffuser un livre acquièrent leur
autonomie par rapport à la « chose » imprimée et vendue.
Le schéma général du contrôle policier sur la librairie pourrait alors
se résumer de la manière suivante : renforcer les formalités et les
mesures qui permettent l’accès à l’impression et à la diffusion des
ouvrages, et placer ainsi très haut la barre du seuil d’entrée par une
inspection minutieuse des personnes et des actes. Tout ceci apparaît
très clairement dans le projet de règlement sur le débit des livres
proposé par les Mémoires. Loin d’attaquer frontalement un système
administratif et judiciaire culturellement lié à la censure (« La loi qui
défend d’imprimer sans une permission et approbation écrite est une
loi très sage, pourvu qu’on n’en use que pour un petit nombre
d’objets28 »), la réforme insiste plutôt sur des mécanismes
d’autorisation préventive, en essayant de laisser l’expression de la
pensée à l’écart des interventions répressives. Sous cet angle, tout en
conservant la continuité avec les dispositions de 1723 pour ce qui est
de l’interdiction de faire commerce de livres sans en avoir la qualité,
le projet tend à uniformiser le marché en intégrant les libraires de
province dans la communauté parisienne, mais à un certain nombre
de conditions : « On n’y sera reçu libraire que par ordonnance du
lieutenant de police, et avec approbation de l’intendant ; ce qui
n’aura lieu qu’après s’être informé des mœurs, de l’état et de la
fortune du sujet qui se présente, et après lui avoir fait subir examen
sur les articles des règlements de librairie29. » Les colporteurs, pour
pouvoir vendre indifféremment tous les livres dans les maisons,
devront recevoir une autorisation chaque année du lieutenant de
police qui procédera lui-même à des inspections régulières des
magasins.
Une fois que l’intervention de la police s’est concentrée dans cette
phase préliminaire du processus, et qu’ainsi a été fixé le coût de
l’entrée sur le marché, l’exemption ultérieure du magistrat peut
relativement libérer l’offre et assouplir la demande. Le mouvement de
production et d’échange des textes a dès lors ainsi moins à subir
d’ingérences de la part de l’autorité publique. Un signe de cette
ouverture se trouve dans la disposition du projet Malesherbes qui
autorise les auteurs à « vendre leurs ouvrages quand ils y auront mis
leur nom ; et, dans le cas où leur nom n’y sera pas, leur permettre
encore de les vendre, en déclarant à la chambre syndicale qu’ils en
sont auteurs30 ». Mais c’est surtout l’attitude relative aux permissions
tacites qui démontre exemplairement le réalisme propre à l’homme
d’expérience. L’autorisation imprimée sur les livres est devenue
impraticable et inutile depuis que se sont multipliés les sujets sur
lesquels on publie. Certaines situations ont mis en difficulté la
censure, au point qu’« il s’est trouvé des circonstances où on n’a pas
osé autoriser publiquement un livre, et où cependant on a senti qu’il
ne serait pas possible de le défendre31 ». Comment officialiser cette
réalité qui, avec la complicité de la police, médiatrice plus ou moins
secrète des intentions souveraines, a favorisé un système clandestin
de permissions tacites32 ? Afin d’empêcher que l’ouvrage ne soit
bloqué à sa naissance, Malesherbes recourt à l’argument le plus
apodictique pour un législateur, la nécessité, en l’associant toutefois
au moins apodictique, la présomption : « Vu la nécessité où on est
quelquefois de commencer l’impression des ouvrages avant
l’expédition du privilège ou de la permission scellée, on déclare que
les permissions particulières données à ce sujet n’auront lieu
qu’autant que les imprimeurs auront un exemplaire manuscrit du
livre ou des feuilles d’épreuve paraphées par celui qui sera préposé à
cet effet par M. le Chancelier ». La tactique consiste donc à
contourner l’interdit d’imprimer sans permission scellée. Il faut
considérer comme autorisés les ouvrages « pour lesquels on doit
donner une permission de sceau, qui n’est pas encore expédiée33 ». La
condition suspensive, naturellement, était difficilement respectée
dans la pratique, de sorte que le contrôle public était virtuel. Bien que
le projet de Malesherbes soit resté sur le papier, il n’en représente pas
moins un modèle subtil de discipline, capable d’harmoniser des
exigences de gouvernement et des raisons objectives, comme le
montrent les permissions tacites, en augmentation constante
jusqu’en 178934.
En définitive, en considérant de manière minutieuse et
systématique la question de la librairie, Malesherbes conçoit le dosage
des interventions normatives selon une logique complexe : la force
de la police se distribue de manière différenciée, en tenant compte
d’exigences multiples. Le contenu global de sa réforme, que nous
n’avons considérée que sous certains de ses aspects significatifs,
reflète une volonté de penser l’objet sous des angles fonctionnels
variés. Indirectement, l’action de la police est impliquée dans cette
manière plus simplifiée – pour le rapport entre censure et liberté –
mais en même temps plus articulée – pour la stratégie diversifiée des
interventions – qui s’annonce dans le gouvernement des opinions. Ce
que nous définissons quelque peu emphatiquement comme tolérance à
l’égard de la différence des opinions n’est en fait que le résultat d’un art
prosaïque et sagace des contrepoids réglementaires. La police gère ce jeu
d’équilibres, en faisant miroiter l’illusion de la liberté derrière la vérité plus
sèche du gouvernement.

Le premier acte officiel qui débloque le mécanisme de l’autorisation
préventive, en remettant en question l’idée même de censure, est
l’« Arrêt du Conseil d’État concernant la convocation des États
généraux du royaume » du 5 juillet 1788. L’article 8 annonce le
virage décisif : « Sa Majesté invite tous les savants et personnes
instruites de son royaume, et particulièrement ceux qui composent
l’Académie des inscriptions et belles lettres de sa bonne ville de Paris,
à adresser à M. le Garde des sceaux tous les renseignements et
mémoires sur les objets contenus au présent arrêt35. » La nouveauté
est importante, si l’on considère la « Déclaration » du
28 mars 1764 qui avait établi l’interdiction de publier des écrits au
sujet de l’administration financière de l’État, en la motivant par des
arguments exactement opposés à ceux employés vingt-quatre ans
plus tard : ce qui, à la veille de la convocation des États généraux,
apparaîtra comme le recours extrême afin de conjurer la rupture de
tout l’ordre politique, est alors perçu comme dangereux. « Les écrits
qui paraissent dans le public sur ces matières ne peuvent que
répandre des alarmes dans les esprits, nuire au recouvrement
indispensable de nos deniers, exciter des préventions capables
d’empêcher le bien même que nous pourrions opérer, avec le secours
des mémoires dictés par le zèle éclairé des magistrats, et porter le plus
grand préjudice au bien de notre État et à celui de nos sujets36. »
Face à cette conduite qui, par un inévitable effet retour, devait
provoquer des réactions critiques au sein du public mais aussi dans le
monde de la justice37, l’arrêt de 1788 reconnaît l’opinion publique
comme nouveau moteur du discours social. Une opinion publique
qui ne produit toutefois pas de vérités partielles et trompeuses, mais
qui se légitime avant tout comme processus de formation d’un savoir
que l’autorité politique est impuissante à monopoliser. Face à une
urgence croissante, l’État semble se dégager de l’intermédiaire
autrefois providentiel du pouvoir de police. Le travail de filtrage de la
pensée apparaît à présent contreproductif pour la sauvegarde de la
structure institutionnelle et pour la garantie de l’ordre public général.
Le fondement de vérité des énoncés est soumis à des critères internes
à la communauté savante, qui décide elle-même de la validité de ses
discours. Dans le Mémoire sur la liberté de la presse qui lui a été
commandé environ six mois après la convocation des États généraux,
Malesherbes reprend cet argument en le posant comme irrévocable :
« Je crois que tout le monde conviendra aujourd’hui qu’il est
nécessaire que la discussion de tous les objets qui seront traités dans
cette grande assemblée, soit faite avec une liberté entière, puisqu’il
n’y a que cette liberté qui, sur chaque question, fasse connaître la
vérité38. »
En novembre 1789, Manuel, un administrateur de police qui
critiquait violemment les méthodes d’Ancien Régime, rédige un
règlement pour définir les nouvelles tâches du contrôle public. À
propos des colporteurs et des afficheurs, il est établi que l’évaluation
des textes ne concerne pas leur contenu, mais bien la possibilité de
l’attribuer à quelqu’un. On ne distribuera donc, et n’affichera, que
des œuvres et placards « garantis par le nom de l’auteur ou par celui
de l’imprimeur ; en conséquence tous écrits dont se trouveront
chargés lesdits colporteurs seront soumis non à la censure, mais à
l’inspection des patrouilles et des corps de garde, pour être saisis par
eux, lorsqu’ils ne seront pas munis d’une signature39 ». En exigeant
que soit reconnue la paternité des œuvres imprimées, la police se
contente de vérifier la condition qui permet d’engager la
responsabilité, alors que tout contrôle de contenu apparaît arbitraire.
La mention du nom débloque préventivement un système autrement
condamné à la clandestinité. Par ailleurs, l’indication de l’auteur
exempte la police de tout jugement critique et lui demande
seulement de certifier, d’accomplir un simple geste notarial. Peu à
peu, le rôle de la police devient secondaire par rapport à une
éventuelle décision sur la substance qui, elle, incombe à l’autorité
juridictionnelle. Ce qui ne signifie pas que l’autonomie de la police
soit entièrement niée : selon ce règlement, en effet, les contrevenants
doivent être conduits auprès des comités des districts, qui veillent à
les interner, sauf paiement d’une amende. Mais il est évident que la
police ne dispose plus ici des mêmes pouvoirs dans un secteur crucial
pour les rapports entre institutions et citoyens et, plus généralement,
pour les formes de circulation du savoir dans la société.

Peuchet ou les inconvénients supportables de la licence


Si Malesherbes énonce clairement les raisons techniques et
politiques restreignant la censure, Jacques Peuchet, administrateur de
la police parisienne qui transitera indemne de l’Ancien Régime à la
Restauration, témoigne de l’évolution complète du pouvoir policier
dans ce domaine. Son expérience dans l’administration couvre toute
la période révolutionnaire jusqu’en 1830, ce qui rend son discours
particulièrement significatif40. Les définitions « censeur », « liberté »
et « livre » de l’Encyclopédie méthodique, rédigées entre 1789 et 1791,
sont le concentré d’une philosophie modérée d’empreinte libérale,
attentive à concilier le droit de chacun à exprimer sa propre pensée
avec le devoir de l’État d’empêcher les manifestations contraires à
l’ordre public. Partant d’une définition générale de la liberté comme
absence d’obstacle dans la jouissance d’un droit ou dans la
disponibilité d’un bien, Peuchet, à propos de la liberté de la presse,
semble craindre à première vue le manque de contrôle. La réalité
agitée du moment, certes, doit lui faire percevoir les possibles excès
d’une activité par ailleurs protégée par la « Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen » du 26 août 1789 (art. X et XI) : « La liberté
de la presse surtout peut devenir un terrible instrument de troubles et
d’anarchie lorsque la force publique et les tribunaux n’existent pas
pour en réprimer les excès ; elle est particulièrement un fléau
lorsqu’elle sert à répandre les erreurs ou les mensonges d’un parti
dominant. Alors la calomnie, les injures les plus grossières
deviennent le partage de ceux qui ne sont point de l’opinion des
écrivains41. »
La liberté des opinions est présentée dans la sombre perspective
d’une guerre potentielle, depuis un observatoire qui n’est pas celui de
la société civile mais celui des institutions, où par ailleurs évolue
professionnellement cet auteur. Il serait toutefois hâtif de considérer
que la perspective adoptée reflète le dogme d’un technocrate, à savoir
l’affection dominante pour la raison d’État. En fait, la démarche de
Peuchet prend en compte tous les enjeux de la liberté d’expression en
insistant surtout sur ses limites. Le problème consiste en effet à savoir
mesurer la fonction d’une pratique à travers ses dysfonctionnements,
et vice versa. La tâche qui est attribuée progressivement à la police,
dans un discours modéré de ce type, relève d’une vision globalisante,
qui n’isole pas un phénomène relativement à un seul effet, mais le
situe sur un échiquier où plusieurs issues sont possibles. Pour cette
raison, la liberté de la presse, conquête de la civilisation, est envisagée
dans ses conséquences négatives. Mais, lorsqu’elle devient objet des
interdictions du censeur défini par l’Encyclopédie méthodique, elle
réapparaît dans toute sa force combative comme une arme de la
« liberté civile et moyen de communiquer librement avec la société,
qu’on ne peut sans injustice interdire à tout citoyen qui veut en faire
usage ». Les raisons du gouvernement s’estompent dans ces
circonstances. Peuchet ne perçoit alors aucun danger pour l’ordre
constitué : « La puissance légitime et souveraine n’a rien à craindre de
la liberté de la presse ; elle doit plutôt la considérer comme un des
principes constitutifs d’un gouvernement sage et éclairé42. »
Selon la même logique compensatoire, le livre licencieux, objet
offensif par définition, est considéré avec indulgence comme un
inconvénient nécessaire de la liberté d’expression, comme un
dysfonctionnement inévitable de cette dernière, et non comme un
abus à corriger à tout prix. Ce thème est abordé dans l’article « livre »,
où la révision du contrôle de police sur la production de la pensée
apparaît sans équivoque. En quelques lignes, Peuchet offre un abrégé
de la nouvelle philosophie (ou peut-être vaudrait-il mieux dire
économie) gouvernementale, qui doit inspirer le fonctionnement de
l’institution. Après avoir spécifié que les seuls genres de publications
interdits sont les libelles et les textes licencieux, et que les lois sur la
liberté de la presse s’occupent des premiers, Peuchet considère les
seconds. La police a le pouvoir d’en empêcher l’exposition publique,
et même de les séquestrer ; toutefois, précise-t-il,
il faut, à cet égard, beaucoup de retenue ; car j’aimerais encore mieux supporter
l’inconvénient d’une licence de cette espèce, même outrée, que de livrer le commerce et
les individus qui le font à une police vexatoire et bêtement rigoriste. Aujourd’hui la
suppression des mouchards ou espions de police pour les objets de cette espèce, a donné
aux actes individuels une liberté qui va jusqu’à la licence ; mais ce n’est point pour une
surveillance d’espions, qu’il faut la réprimer : le remède serait pire que le mal. Il faut se
borner à punir le flagrant délit public, et à n’exercer d’action sur les individus que par les
formes ordonnées par la loi43.

Le thème de la liberté de la presse est l’occasion ici pour rappeler la


différence entre deux manières de traiter le désordre : d’un côté la
présomption policière, de l’autre la vérification judiciaire. Mais le
discours de Peuchet est intéressant car il ne se limite pas à énoncer
une bataille de principes. Il veille toujours au fonctionnement des
dispositifs policiers, à leur autonomie en tant que moyens
techniques, à leur degré de stabilité par rapport aux sujets qui y ont
recours. Il est significatif, à propos de la liberté de la presse, que
l’auteur emploie l’image de l’arme, un instrument à la portée de tous
qui équilibre les forces au départ, mais contribue à les modifier sans
toutefois changer en rien cette liberté : « Cette arme est d’autant plus
naturelle qu’elle ne change de mesure pour personne, et que celui qui
se sent frappé par elle, peut également s’en servir pour repousser les
coups qu’on lui porte44. » Il est nécessaire qu’un mécanisme
garantisse le développement des écrits : une régulation qui favorise la
multiplication des discours et le déplacement de la vérité. Plus
circonstancielle qu’essentielle apparaît donc l’importance des
contenus du savoir, toujours substituables les uns par les autres dans
la mesure, bien entendu, où la possibilité de cet échange est garantie
par certaines conditions. La police doit, dans une certaine mesure,
s’adapter à ce changement dans le régime d’une vérité qui se
constitue librement. Elle doit assumer une fonction de sauvegarde de
la procédure contre des distorsions ou des anomalies, mais cela
implique aussi une attention décroissante vis-à-vis des objets du
savoir.

Les fonctions « censure » et « opinion publique »


Dans cette optique, il faut probablement aussi reconsidérer
l’essence même de la censure, puisqu’il serait naïf d’imaginer que les
formes de contrôle sur l’expression de la pensée disparaissent. Malgré
l’abondante littérature qui, durant la seconde moitié du siècle, met
en accusation ce symbole du despotisme, il est plus pertinent de
parler d’une transformation que d’une disparition, au-delà du
principe de la liberté d’expression consacrée par la « Déclaration »
de 1789. On pourra donc tenter de reformuler la signification du
concept de censure, en évitant de le réduire à une acception aussi
partagée qu’inévitablement téléologique, l’opposant à l’avènement
socioculturel de l’opinion publique. Par « censure », il ne faut pas
seulement entendre le refus impératif qui exclut des textes non
conformes à certains principes, ou, plus souvent, aux convenances
politiques du moment. Indépendamment de la catégorie réductrice
de l’interdit, toujours liée à la volonté décisoire, on pourrait
concevoir la censure sous un angle strictement fonctionnaliste : elle
opère moins comme l’instance du déni personnifiée par un agent
administratif que comme le mécanisme de sélection discursive visant
à faire apparaître certains énoncés plutôt que d’autres. Selon cette
perspective, la censure ne s’épuisant pas dans un modèle répressif,
dans la simple logique binaire inclusion-exclusion, le phénomène de
l’opinion publique peut être vu de la même manière : un moyen pour
faire fonctionner à l’intérieur du discours une forme de discipline.
Dans ce sens, la censure n’est pas la pratique qui entrave la
spontanéité des idées, mais plutôt leur norme assimilée. Par
conséquent, l’opinion publique est le déguisement grâce auquel, à la
fin du XVIIIe siècle, la censure devient présentable ; c’est la forme
limite de la pensée pour rendre acceptables les discours et la validité
de leur vérité. En tant que mécanisme « déclarateur du jugement
public », comme dit Rousseau, la censure devient une expression de
ce dernier, une de ses manières de s’objectiver. Elle représente une
frontière mobile qui règle l’extension des contenus politiques,
économiques, juridiques, moraux que la société veut rendre
communs au plus grand nombre d’individus. L’opinion publique,
ajoute Rousseau, « est l’espèce de loi dont le Censeur est le
Ministre45 ». Au lieu de les considérer comme les antagonistes dans la
lutte pour la liberté, il conviendrait de décrire l’opinion publique et la
censure comme les deux facettes d’un même dispositif : ensemble
elles forment un code qui opère sans un contrôleur identifié
politiquement et hiérarchiquement, tout en produisant un système
pour sélectionner le discours « public ». Ceci explique qu’un des
principaux défis qui se présentèrent aux gouvernements libéraux fut
justement de maîtriser cette nouvelle puissance, de la rendre
fonctionnelle et compatible avec l’exercice du pouvoir politique.
Un tel problème, du reste, apparaissait clairement dans les
Réflexions sur les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer sur les
matières de l’Administration de Morellet, un texte dont on a déjà
signalé le rôle charnière dans les questions décisives pour le destin de
la police : liberté du commerce, de la pensée et rôle de
l’administration. L’admonestation de l’abbé est claire : « Toutes les
grandes opérations en matière d’administration ont besoin d’être
aidées de l’opinion publique ou du moins ne peuvent réussir si elles
ont l’opinion publique contre elles. Or il n’y a point de moyen plus
prompt pour diriger cette opinion que la voie de l’impression, surtout
lorsqu’on ne veut montrer aux hommes que la vérité, et qu’on ne
cherche que le bonheur46. » On aura beau raisonner, la prise du
pouvoir politique utilisera comme prétexte le nouveau régime de
circulation de la parole : la caractéristique immédiate de l’opinion
publique est, pour Morellet, son efficacité pour l’exercice du
gouvernement, appelé précisément à la diriger, à l’assujettir. Une
conviction déjà affichée, en fait, par le même Rousseau qui, dans sa
Lettre à d’Alembert de 1758, n’hésite pas à parler d’« instruments
propres à diriger l’opinion publique47 ». L’enjeu stratégique et la
qualité la plus captivante de celle-ci consistent en ceci : elle offre une
possibilité discursive que l’autorité doit savoir transformer en
consensus. Cette donnée de base reste inchangée, même lorsque
Morellet considère l’autre aspect du phénomène ; le rôle de
légitimation à l’égard du pouvoir administratif. Il ne s’agit pas tant
d’affirmer un droit de critique propre à la société qui juge et
conditionne l’œuvre des ministres que de rassurer les gouvernants sur
l’opportunité d’impliquer l’opinion publique comme coresponsable
de l’action politique. Dans cette perspective, l’opinion publique est
presque neutralisée en tant que pouvoir de contrôle, tandis que
l’administration est dédouanée sur le plan de la responsabilité. L’abbé
n’a aucun scrupule à avouer l’escamotage, le plus perfide des arcana
dominationis : « Non seulement l’opinion publique est un secours
pour le Ministre dans ses opérations les plus difficiles et les plus
délicates, elle est encore une justification pour lui, lorsque ces
opérations n’ont pas tout le succès qu’il en attendait. Si des obstacles
imprévus, si des vices qu’on n’avait pas soupçonnés se découvrent
dans la pratique, l’homme d’État qui s’est conduit d’après les
lumières de son siècle, n’a point de reproche à essuyer48. »
L’opinion publique peut fonctionner comme catégorie
gouvernementale, et en tant que telle, elle est en rapport avec le
thème de la censure. À cet égard, Peuchet fait de nouveau certaines
observations intéressantes. Pour lui, la ligne de solidarité qui unit
censure et opinion publique est très claire : « On punit les crimes, on
maintient les mœurs ; c’est la loi qui fait l’un par les tribunaux, c’est
la censure qui fait l’autre par l’opinion49. » Il n’existe donc pas d’état-
major de l’inspection qui surveille les paroles et contrôle les mœurs
de la nation, comme le tribunal préside à l’application du droit. La
censure est déjà incluse dans l’opinion ; loin de se réduire à un sujet
arbitre de la pensée d’autrui, la censure se révèle être plutôt une
fonction diffuse dans une série indéterminée de sujets. Le modèle
habermasien de la sphère publique accuse ici ses vues courtes : il n’est
pas question de la dialectique héroïque entre le pouvoir et la liberté,
entre l’obligation de responsabilité et le droit de critique. Ce que
Habermas définit un peu pompeusement comme la sphère de la
communication n’est que le produit de l’intériorisation de la censure
de la part de la société. Nous avons affaire à la reconversion d’un déni
institutionnel en une voix générale et sans sujet, qui agit partout de
manière lente et invisible, et qui est le produit de la civilisation.
Ainsi, Peuchet peut-il considérer l’opinion publique comme « une
censure naturelle et impartiale qui flétrit également tous ceux qui
portent atteinte, par leur conduite scandaleuse, aux mœurs et à
l’honnêteté publique50. » Il y a renversement de la perspective
adoptée par Diderot qui, en 1775, s’adressant à Necker, retraçait
l’histoire du phénomène en ces termes : « L’opinion, ce mobile dont
vous connaissez toute la force pour le bien et pour le mal, n’est à son
origine que l’effet d’un petit nombre d’hommes qui parlent après
avoir pensé, et qui forment sans cesse, en différents points de la
société, des centres d’instruction d’où les erreurs et les vérités
raisonnées gagnent de proche en proche jusqu’aux derniers confins
de la cité, où elles s’établissent comme des articles de foi51. » Au
contraire, dans le discours de Peuchet, comme dans celui de Morellet,
l’opinion publique apparaît d’abord comme une catégorie de la
mesure de gouvernement et ensuite comme l’expression de la liberté
individuelle et collective. Elle représente un indicateur de ce qu’il y a
à savoir et de ce que l’on doit faire pour correspondre de manière
adéquate au degré de civilisation d’une nation. C’est en définitive
une façon de codifier les événements, qu’ils soient d’ordre cognitif ou
pratique, dans un processus communicatif, en différenciant les
informations de ce qui reste informel, non articulé dans un sens
commun. On comprend alors qu’il vaut mieux rectifier la portée de
l’abusive allégorie de la fin du XVIIIe siècle, celle du tribunal de
l’opinion publique. Malgré les suggestions qu’elle peut exercer sur un
ministre aussi exposé que Necker (« Je crois que le relâchement d’un
grand nombre d’administrations, est dû à l’obscurité dont elles
s’enveloppent si facilement : tout se fût ranimé, si elles avaient eu à
comparaître devant le tribunal de l’opinion52 »), et malgré le rôle de
fiction nécessaire que lui assigne Bentham53, cette allégorie assimile
de manière impropre au modèle juridique de jugement un
phénomène relevant plutôt d’une rationalité gestionnaire, d’une
administration des discours. Un observateur peu attentif au
fonctionnement des pratiques considérera la réduction de l’opinion
publique à l’idée modernisée de censure comme une arrogance
minimaliste. Mais en réalité l’opinion nous apparaît, en dernière
analyse, comme un critère permettant de distinguer entre les
conditions de la communication et son contenu54.

1 Cf. W. OGRIS, « Verbietet mir keine Zensur ! Goethe und die Pressefreiheit », dans V.D.
Wilkes (dir.), Festschrift zum 125 jährigen Bestehen der Juristischen Gesellschaft zu Berlin, De
Gruyter, Berlin et New York, 1984, p. 509-527.
2 Cf. « Règlement du Conseil pour la librairie et imprimerie à Paris », ISAMBERT, XXI,
p. 216-251 ; voir aussi l’édition commentée par C. M. SAUGRAIN, Code de la librairie et
imprimerie de Paris, De Quillau, Paris, 1744, qui rassemble les anciennes lois en la matière.
Pour l’« Arrêt du Conseil » de 1744, un extrait en est donné dans l’Encyclopédie méthodique.
Classe « Jurisprudence », op. cit., X, « Imprimerie », p. 292. Voir enfin la « Déclaration
portant défense à toutes personnes de quelque état et condition qu’elles soient, de composer
ni faire composer, imprimer et distribuer aucuns écrits contre la règle des ordonnances »
du 16 avril 1757, ISAMBERT, XX, p. 272-274.
3 Op. cit., préface.
4 Cf. « Édit contenant règlement sur les imprimeurs et libraires de Paris », ISAMBERT, XX,
p. 6 et sq.
5 Cf. « Lettres-patentes sur les nouveaux statuts des librairies, imprimeurs et relieurs de la
ville et université de Paris », ISAMBERT, XVI, p. 117 et sq. Pour ce qui est du libre régime sous
François Ier, cf. la « Lettre de privilège » du 4 mars 1516, ISAMBERT, XII, p. 103 et sq.
6 Cf. « Règlement » de 1723, op. cit., en particulier articles 45, 47, 79, 85. Sur la fonction
du privilège, c’est-à-dire du droit exclusif accordé temporairement à quelqu’un pour
imprimer et diffuser un ouvrage, cf. H.-J. MARTIN, Livre, pouvoirs et sociétés à Paris au XVIIe
siècle (1598-1701), Droz, Genève, 1969, I, p. 440 et sq.
7 Cité par H.-J. MARTIN, ibid., II, p. 697. Voir également M. MARION, Dictionnaire des
institutions de la France (1923), Picard, Paris, 1968, « Censure », p. 76-78.
8 Cf. « Ordonnance sur la réforme de la justice » de février 1566, ISAMBERT, XIV, p. 210-
211.
9 Cf. A. FARGE, Dire et mal dire, op. cit., p. 25 et sq.
10 Sur le partage des fonctions entre ces trois autorités, P. MANUEL, La Police de Paris
dévoilée, 2 vol., Garnery, Paris, an II, I, p. 30-32. Voir également A. VERMOREL, Les Mystères
de la police, 3 vol., Librairie centrale, Paris, 1864, I, p. 279 et sq.
11 Cité par Cf. A. FARGE, Dire et mal dire, op. cit., p. 50-51. Voir aussi H.-J. MARTIN,
Livre…, op. cit., II, p. 690-691. Pour les contrôles tentés par la police sur les livres dangereux
en dehors de Paris et de la France, A. WILLIAMS, The Police of Paris 1718-1789, Louisiane
State University Press, Bâton Rouge-Londres, 1979, p. 214-215.
12 ISAMBERT, XXII, p. 250.
13 « Déclaration renouvelant les lois du silence et défendant de s’occuper de matières
religieuses », ISAMBERT, XXII, p. 260. Un arrêt du Parlement du 6 mai 1775 reprenait le sujet
en intimant à la faculté de théologie « de se contenter de lire des écrits scholastiques sans
pénétrer jusqu’aux sources des choses », J. PEUCHET, Collections des lois, op. cit., VI, p. 199.
14 D. ROCHE, Les Républicains des lettres, Fayard, Paris, 1988, p. 29-46. Sur la riche
correspondance entre Colbert et La Reynie au sujet des poursuites contre les libellistes et,
plus en général, contre l’importation de l’étranger des livres défendus, cf. Lettres, instructions
et mémoires de Colbert, op. cit., t. VI, p. 2-29. Sur le système créé par Colbert et La Reynie, voir
P. CLÉMENT, La Police sous Louis XIV, op. cit., p. 72-79 ; J. SAINT-GERMAIN, La Reynie et la
police au Grand Siècle, Hachette, Paris, 1962, p. 157-163 ; H.-J. MARTIN, Livre…, op. cit., II,
p. 695-698.
15 CH.-G. DE LAMOIGNON DE MALESHERBES, Mémoires sur la librairie. Mémoire sur la
liberté de la presse, Imprimerie nationale, Paris, 1994, p. 78.
16 Ibid., p. 134.
17 Ibid., p. 89.
18 Ibid., p. 83.
19 Ibid., p. 250.
20 Ibid., p. 119.
21 Ibid., p. 134-135.
22 Bien sûr l’application concrète ne peut présenter de tels automatismes, à commencer
par le repérage précis des faits matériels et des problèmes d’interprétation qui en découlent
pour le juge. Toutefois, il s’agit de signaler ici le mécanisme syllogistique qui différencie, en
dernière analyse, l’opération judiciaire d’autres activités réglementaires.
23 Cette présomption d’ignorance ne correspond pas à l’image du « voile d’ignorance »
formulée par J. RAWLS (Théorie de la justice, Seuil, Paris, 1987, p. 38.), comme une condition
nécessaire pour éviter que le choix des principes fondamentaux concernant la justice ne se
ressente des inégalités entre les parties. C’est la justice entendue comme pratique
juridictionnelle et non comme univers idéal et moral, qui se fonde sur cette prétérition
originelle des situations concrètes.
24 Ce n’est pas un hasard si le plus grand effort spéculatif dans ce sens aura été produit par
Hegel. Théorisant le Polizeistaat expérimenté dans les territoires allemands, Hegel saisit la
nécessité de fondre les deux pratiques dans le pouvoir gouvernemental : « Cette
subsomption des affaires particulières sous l’universel est la tâche propre du pouvoir
gouvernemental, dans lequel sont également compris le pouvoir judiciaire et le pouvoir de
police, qui se rapportent immédiatement à l’élément particulier de la société civile et qui
font prévaloir l’intérêt général dans ces buts particuliers. » G.W. F. HEGEL, Principes de la
philosophie du droit ou Droit naturel et science de l’État en abrégé, Vrin, Paris, 1975, par. 287,
p. 299. Cf. L. FERRAJOLI, Diritto e ragione. Teoria del garantismo penale, Laterza, Rome-Bari,
1989, p. 800 et sq.
25 V. supra p. 53.
26 Mémoires, op. cit., p. 136.
27 Ibid., p. 137-140. Sur le contenu et le sens des réformes proposées par Malesherbes, voir
la présentation de R. CHARTIER aux Mémoires, notamment p. 25. Voir aussi R. BIRN,
« Malesherbes and the Call for free Press », dans R. DARNTON et D. ROCHE (dir.), Revolution
in Print. The Press in France 1775-1800, University of California Press, Berkeley-Londres, 1989,
p. 50-66.
28 Mémoires, op. cit., p. 204. Trente ans plus tard, son jugement sur l’arbitraire des
principes de la censure sera beaucoup plus net. Voir Mémoire sur la liberté de la presse, op. cit.,
p. 261 et sq.
29 Ibid., p. 164.
30 Ibid., p. 165.
31 Ibid., p. 205.
32 Dans le Mémoire sur la liberté de la presse, Malesherbes donnera des exemples de
publications tacitement autorisées par le lieutenant de police, qui garantissait l’impunité du
libraire grâce aux rapports confidentiels entretenus avec le souverain auquel souvent ne
déplaisait pas la parution de tels textes. Voir p. 254 et sq.
33 Ibid., p. 208 et 209.
34 Cf. R. CHARTIER, Présentation, op. cit., p. 27.
35 ISAMBERT, XXVIII, p. 604.
36 « Déclaration qui fait défense d’imprimer, débiter ou colporter aucuns écrits, ouvrages
ou projets concernant la réforme ou administration des finances », ISAMBERT, XXII, p. 400.
37 Cf. A. MORELLET, Réflexions sur les avantages…, op. cit. ; voir aussi Très humbles et très
respectueuses remontrances du Parlement séant à Dijon au roi, au sujet de la Déclaration du
28 mars 1764, et sq. n.
38 MALESHERBES, Mémoire sur la liberté de la presse, op. cit., p. 234-235.
39 Cf. « Jurisprudence », Encyclopédie méthodique, op. cit., et « Imprimerie », X, p. 294.
40 Sur Peuchet, observateur critique de la société française, on lira le bref portrait de K.
MARX, « Peuchet : Du suicide » (1846), dans Œuvres, III (Philosophie), op. cit., p. 1456-1462.
41 Ibid., « Liberté », p. 384-385.
42 Ibid., vol. IX, « Censeur », p. 492.
43 Ibid., vol. X, p. 391.
44 Encyclopédie méthodique, op. cit., IX, p. 492. L’ancienne métaphore de l’arme afin
d’indiquer le danger du mot apparaît dans toute la période des Lumières, et en particulier
chez Voltaire. Sur l’emploi politique des métaphores belliqueuses, cf. F. RIGOTTI, Il potere e le
sue metafore, Feltrinelli, Milan, 1992, p. 45-76.
45 J.-J. ROUSSEAU, « Du contrat social », l. IV, ch. VII, dans Œuvres complètes, op. cit., III,
p. 458. À la fin du l. II, en revanche, l’opinion est vue comme un agent autonome, une
véritable loi « qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l’airain, mais dans le cœur des citoyens ;
qui fait la véritable constitution de l’État ; qui prend tous les jours des nouvelles forces ; qui
lorsque les autres lois vieillissent ou s’éteignent, les ranime ou les supplée, conserve un
peuple dans l’esprit de son institution, et substitue insensiblement la force de l’habitude à
celle de l’autorité ». Toutefois, en confirmant le rôle ambivalent de l’opinion, Rousseau se
hâte de préciser qu’elle est « partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le
succès de toutes les autres : partie dont le grand Législateur s’occupe en secret ». Ibid., p. 394.
46 A. MORELLET, Réflexions sur les avantages…, op. cit., p. 31.
47 J.-J. ROUSSEAU, Œuvres complètes, op. cit., V, p. 62. En l’occurrence, Rousseau ne pense
pas à l’instrument législatif, mais à une institution comme le tribunal des maréchaux de
France qui, par exemple, devrait « changer l’opinion publique sur le duel ».
48 A. MORELLET, Réflexions sur les avantages…, op. cit., p. 36. Avec la même connotation
« servile », l’opinion publique apparaît à J. NECKER comme le « conseiller le plus éclairé, le
plus impartial, et le plus intègre », De l’administration des finances de la France, 3 vol., 1784, II,
p. 279.
49 Encyclopédie méthodique, « Jurisprudence », cf. « Censeurs », op. cit., IX, p. 494.
50 Ibid., p. 496.
51 D. DIDEROT, « Lettre à Necker du 10 juin 1775 », dans G. ROTH et J. VARLOOT (éd.),
Correspondance, Minuit, Paris, 1968, XIV, p. 144.
52 De l’administration des finances, op. cit., II, p. 281.
53 Cf. « Constitutional Code », dans The Works of Jeremy Bentham, Thoemmes, Bristol,
1995 (réimpr. de l’édition Tait, Edinburgh 1848), IX, p. 41 et sq. et p. 157 et sq. Plus en
général, J. BENTHAM, Théorie des fictions, Association freudienne internationale, Paris, 1996.
Cf. CH. LAVAL, Jeremy Bentham. Le pouvoir des fictions, PUF, Paris, 1994, p. 103 et sq.
54 Sur cette distinction, N. LUHMANN, Soziale Systeme. Grundriss einer allgemeinen Theorie,
Suhrkamp, Francfort/Main, 1984, p. 191 et sq.
5

Administration

Le discours physiocratique ainsi que la critique au système de


circulation de la pensée jettent donc les bases pour une mise en
question du modèle policier classique. Il nous faut maintenant nous
occuper d’un troisième facteur dont l’émergence ne se laisse pas
repérer dans un fait précisément circonstancié. Depuis la seconde
moitié du XVIIIe siècle, on assiste à l’entrée sur scène d’un sujet public
relativement inédit : l’administration. C’est un événement aux
contours à la fois flous et envahissants qui appelle d’abord un effort
de définition sémantique. « Le sens du mot administration n’a jamais
été bien fixé et l’incertitude d’une dénomination jette souvent de
l’obscurité dans des objets qu’il faut éclaircir1. » Cette observation de
Malesherbes représente bien le travail institutionnel qui s’accomplit à
la fin de l’Ancien Régime : les mots se requalifient et, en se
requalifiant, désignent de nouvelles choses. Le terme
« administration » commence à acquérir la connotation technique et
moderne d’« administration publique », après avoir été forgé par le
droit civil et canonique et dans l’économie. Procédons par une
esquisse historico-juridique.

L’administratio dans le droit romain


Dans sa signification la plus générique, le mot parcourt les siècles
comme synonyme de conduite politique, de « régie » de l’État, et c’est
probablement cet usage commun qui voile la spécificité sémantique
qui est pourtant la sienne. En latin, administratio signifie
littéralement ad manus venire, locution, nous pouvons d’ores et déjà
le dire, que le français des ordonnances royales reproduira
continuellement lorsqu’il parle d’officiers obligés à « tenir la main » à
quelque chose. Le droit romain emploie le terme afin de désigner la
fonction générale des magistrats dans le gouvernement de la
république. On trouve une caractérisation plus spécifique dans des
expressions récurrentes chez Cicéron et César telles que administrare
rem bellicam ou administrare bellum, qui lient le terme d’une manière
constante jusqu’à l’époque d’Ulpien, à l’administrare exercitum, à la
conduite des opérations militaires2.
Au début du Principat (27 avant J.C.), s’atteste un virage qui donne
au mot une plus ample gamme de significations. À l’occasion d’une
disette, Auguste se reconnaît comme celui qui s’était chargé de
l’administration de l’approvisionnement3. Le devoir de pourvoir à
l’approvisionnement de la communauté donne au concept
d’administrare tant un profil formel au contenu variable – la simple
position d’exercice d’un pouvoir – que la traduction concrète et
particulière d’une telle prérogative : mettre en place des instruments,
disposer des hommes, des choses et des lieux de manière à atteindre
un objectif pratique spécifique. L’activité de l’administratio ne se
limite pas ainsi à la garantie de ce qui existe, à l’invariabilité de l’état
de fait, mais vise aussi à la multiplication des objets sur lesquels elle
se déploie, et à améliorer leur affectation. Administrer implique donc
une conservation qui favorise le développement de la réalité
considérée. Naturellement, dans le contexte que l’on vient de
mentionner, l’administrare est la prérogative du curator, une figure à
multiples facettes auquel le droit civil classique attribue diverses
tâches selon le contexte (les institutions d’origine sont le soin du
dément – cura furiosi – et le soin du prodigue – cura prodigi). À
l’époque postclassique (IVe-VIe siècles après J.-C.), la cura se consolidera
autour des mineurs. Le curator avait entre autres fonctions – la
question est débattue dans la doctrine – l’administratio des biens du
mineur, autrement dit la gestion de ses affaires, centrée sur la
composante patrimoniale de la cura prodigi. La gestion des affaires
dans l’intérêt de quelqu’un, étendue à la communauté, devient la
procuratio rei publicae mentionnée par Cicéron dans son De Officiis (1,
85) : l’exercice du gouvernement en représentation du peuple aux
fins de l’utilité collective4.
Voilà donc deux importantes déclinaisons sémantiques de
l’administratio. L’une, vaste et indifférenciée, dans laquelle n’est
exprimée que la potentialité propre à celui qui a une charge publique.
On retrouve cette typologie dans l’expression d’Auguste et dans une
phrase comme administrare tutelam rapportée par Digeste (27.3.13).
C’est l’aspect de la prestation d’un service qui, de prime abord,
structure le fait d’administrare. À côté de cet emploi générique,
l’administratio indique aussi une façon particulière d’exercer sa
disponibilité sur des personnes et des choses et de leur pratiquer ses
soins, comme cela est suggéré par le même passage d’Auguste, mais
aussi par des expressions telles que administrare rem familiarem
(Quintilien) ou le patrimonium (Cicéron). La procuratio rei publicae
représente en ce sens la projection à l’échelle politique de la cura-
administratio expérimentée dans un contexte restreint. Cet
élargissement est par exemple attesté dans une expression heureuse
du même Cicéron qui parle des obligations attachées aux soins (cura)
dus à l’État et à la charge (procuratio) de celui qui les assure5.

Le droit médiéval : iurisdictio et administratio


Le droit commun atteste des enrichissements ultérieurs de
l’administratio héritée du droit romain6. L’idée d’un service rendu afin
de s’occuper de quelque chose ou de quelqu’un est faite déjà sienne
par le droit canonique du haut Moyen Âge. Lorsque le siège d’un
diocèse était vacant, l’évêque voisin, dit visitator, l’occupait
provisoirement. C’était là une pratique remontant à l’Antiquité
tardive, que le concile de Riez, tenu en 439, avait instituée pour
assurer la continuité administrative (curam gerere7). La curam gerere du
visitator correspond en tout point à la fonction que Boniface VIII
reconnaîtra à l’administrateur apostolique, le délégué à un diocèse
nommé par le pape lui-même. Le Sexte (1298), le sixième livre des
Decretales, précise la portée de l’administratio en relation avec la
capacité des dispositions sur les biens que nous avions déjà
rencontrée avec la cura du droit romain8 (c. 42, X VI, 1). En
définitive, l’administratio admet une série illimitée de prestations, du
moment qu’elles ne portent pas préjudice au patrimoine.
L’administratio semble aussi appartenir à la sphère de l’officium,
comme on peut le tirer d’une glose sur le Sexte de Jean d’André
(ca 1304) : l’office implique l’administration des choses
ecclésiastiques mais non leur juridiction9. Il est intéressant de noter
que dans ce texte, comme dans un autre écrit plus tard par Petrus de
Ancharano (1333-1416) commentant lui aussi le sixième livre des
Decretales, l’administratio est distincte de la iurisdictio10, ce qui
constitue un défi conceptuel que lancera le discours juridique jusqu’à
la fin du XVIIIe siècle. Mais il faut être vigilant. Le langage
prémoderne, comme on le sait, assigne au fait de juger un éventail de
significations plus vaste que celui d’une décision prise par le juge. La
iurisdictio constitue le moment total du pouvoir médiéval, comme
l’explique l’énoncé fondateur d’Irnerius : « La Iurisdictio est le pouvoir
d’établir l’équité avec l’obligation de rendre justice11. » Le Decretum de
Gratien, atteste également de la large acception de iurisdictio : droit de
pouvoir et de gouverner12. Toutefois, ces témoignages, ainsi que les
autres des doctores qui les reproduiront par la suite, se prêtent à une
lecture plus complexe. L’acte de juger implique l’existence d’un
déséquilibre entre autorité et subalterne, il indique autant le rapport
de pouvoir que la position de domination en action. Des historiens
du droit ont parfaitement établi le double registre où se déploie la
pensée médiévale de la iurisdictio. Dans un sens juridico-politique, la
iurisdictio désigne la pure forme de la relation du pouvoir. Dans un
sens plus proprement technico-judiciaire, elle indique l’activité
concrète exercée par une autorité juridictionnelle dotée de moyens
coercitifs13. Ainsi donc, lorsque les textes des XIIe, XIIIe et XIVe siècles
placent côte à côte iurisdictio et administratio en les distinguant, ils
n’opposent pas deux concepts irréductibles, mais ils mettent en
évidence une sorte de dédoublement interne selon lequel
l’administratio rend effective la potentialité de la iurisdictio. Un
passage de la Summa de Rufin (écrite entre 1157 et 1159), par
exemple, souligne la subordination du ius administrationis au pouvoir
de l’auctoritas épiscopale, doué de cet imperium qui, en revanche, fait
défaut à l’administratio, reléguée pour cette raison à un niveau
exécutif proche des ménages14. Ce sens est explicité ultérieurement
dans d’autres textes, sans malentendus possibles : Étienne de Tournai
(Stephanus Tornacensis), qui écrit entre 1166 et 1169, observe que si
l’empereur attribue à quelqu’un un pouvoir de juridiction sans en
même temps lui assigner une province ou un peuple à juger, alors il
possède le titre sans l’administration15. Peut donc être habilité à la
iurisdictio celui qui reste privé d’une base réelle pour la mettre en
œuvre, c’est-à-dire pour l’administrer. Henri de Souse (Hostiensis),
autour de 1270, définit comme administratio la iurisdictio ordinaria,
autrement dit celle qui est exercée concrètement sur certains lieux et
sur certaines personnes, sur un territoire de compétence déterminé16.
Les juges auxquels le souverain, empereur ou pontife, reconnaît un
pouvoir de juridiction (potestas audiendi causam) abstrait, sans
toutefois le référer à un contexte particulier, ont un pouvoir sans
administratio. Celle-ci, en définitive, est une manière de mettre dans
une perspective historique concrète ce qui, autrement, resterait une
fonction abstraite de pouvoir. C’est pourquoi on appelait
administratores civitatum les gouverneurs des villes italiennes au XIIe
siècle, qui à la fin de leur charge étaient obligés de rendre compte des
engagements pris au moment de l’élection17.

« Administration » dans le français moderne


Le dualisme entre justice et police, si récurrent depuis le début du
XVIIe siècle, renouvelle la confrontation initiale entre iurisdictio et
administratio. On ne peut toutefois considérer qu’à partir de l’époque
moderne, « police » correspond exactement à « administration », et
qu’une telle équivalence s’impose abstraitement, presque hors de tout
type de contexte syntagmatique. En effet, l’« administration »
s’octroie sous une forme moins éclatante sa propre autonomie dans la
langue française. Jusqu’au Moyen Âge tardif, selon le Dictionnaire de
Godefroy, le substantif n’est pas employé alors que reviennent
fréquemment le verbe « amenestrer » et le sujet « amenestreor », dans
leurs variations morphologiques. Les nombreux documents qui
attestent les deux lexèmes, même avec quelques nuances
sémantiques, confirment une unité conceptuelle prédominante :
l’activité de l’amenestreor (mais aussi de l’amenistreresse) consiste
dans la gestion et le gouvernement des choses, des patrimoines, des
lieux, des institutions. C’est pourquoi l’on retrouve souvent des
expressions du type de « amenestreur de l’eglize », « amenestrour des
biens de l’empire », « administreurs de la ville », « amenistreres dudit
hopital18 ». Par ailleurs, le verbe « admenestrer » est largement utilisé
comme synonyme de « fournir », dans le sens de procurer quelque
chose à quelqu’un : dans un passage des Éthiques d’Oresme, on trouve
par exemple l’expression « selon les circonstances et la qualité des
choses que fortune lui administrera », dans le sens de rendre un
service, qu’il relève du hasard ou de la volonté humaine19. En bref,
« admenestrer » désigne autant le fait de s’occuper de personnes et
d’objets que la prestation même qui résulte de cette activité concrète.
Si au début était l’action plutôt que la chose, il faut attendre
l’époque moderne pour voir s’amorcer ce processus de
substantivation. Au XVIe siècle, le terme fait son apparition comme
dérivé d’« administrer », et indique donc l’action de donner, de
fournir : à propos de la Loi qui renforce l’idée du péché, Calvin
affirme « qu’elle est administration de mort20 ». Un jurisconsulte de
droit coutumier tel que Coquille, qui écrit dans la seconde moitié du
siècle, va encore plus loin : il évoque l’institution classique de
« l’administration légitime » du mineur pour signifier l’ensemble des
pouvoirs qui reviennent au père qui les tient en sa puissance. Lorsque
l’enfant est émancipé, alors, l’administratio se transforme en tutelle
légitime. Bien qu’elles se confondent dans la pratique, les deux
figures doivent conceptuellement être distinguées, ne serait-ce qu’à
cause d’une importante conséquence : étant privée de la potestas, la
mère ne peut avoir l’administration mais seulement la tutelle
légitime. L’administration en tant que telle n’est donc pas une
prérogative sexuée, mais elle est reconductible à l’exercice de rôles
déterminés, dont la potestas21. Et comme avoir l’administration
légitime de son propre enfant implique une gestion des biens
accessoires sous forme d’usufruit, on voit que dans le concept
d’administration convergent le pouvoir et le patrimoine, la forme et
le contenu.
Au-delà du droit civil, l’« administration » commence à se signaler
également dans les traités politiques. Au début du XVIIe siècle, Turquet
de Mayerne récupère une distinction déjà assimilée par les
canonistes, et trace le profil de la fonction « administration », une
modalité de l’action ex autorictate – l’auteur parle significativement de
« voie » – séparée mais complémentaire de la juridiction : « Il est du
tout nécessaire qu’il y ait en premier lieu des hommes ordonnés pour
avoir soin continuel de conserver cet ordre dans son entier, lesquels
puissent promptement donner remède aux excès ou défauts,
ramenant d’office les pièces qui font semblant de se forjeter en leur
place, avec une douce gravité et sans violence, tant que faire se peut :
la quelle voie nous appellerons Administration. Et si après l’on voit
que le mal s’obstine et menasse de faire progrès, ceux-ci devront
ajuster la sévérité et rigueur […] il est ce moyen poignant par nous
appelé Juridiction22. » Après avoir isolé l’objet sous le profil d’une
structure mise en place d’une manière stable pour mener à bien des
tâches déterminées, Turquet en spécifie le contenu opératoire. Il
souligne que l’administration « est la nourriture ordinaire,
entretetient de la République en son bon point23 ». La métaphore
alimentaire révèle significativement combien le vocable s’enrichit
d’une valence sémantique bien définie, autour de l’idée de service, de
l’acte de former et d’élever, autant de prérogatives typiques
d’institutions classiques comme la tutelle et la curatelle. Dans le
discours de Turquet commencent ainsi à se préciser les contours
conceptuels de l’administration telle que nous l’entendons
aujourd’hui : le mot se met à désigner aussi bien un corps de
personnes qu’une manière de faire dans le domaine des affaires
publiques. Certes, au début du XVIIe siècle comme presque durant tout
le siècle suivant, le terme se confond continuellement avec celui de
« police » pour indiquer l’unité compacte d’un pouvoir de
gouvernement exercé au nom du roi, mais en dehors des pouvoirs
juridictionnels, fiscaux et militaires. Et si l’on exclut l’acception
limitée au gouvernement de la ville qui connote souvent la
signification restreinte de « police », le fondement pratique qui rend
les deux termes réciproquement fongibles est identique.
Si les textes théoriques des XVIIe et XVIIIe siècles fournissent
difficilement des critères distinctifs pour les deux notions, les
dictionnaires de langue française, à la fin du XVIIe siècle, parviennent
progressivement à ce résultat. En confrontant les définitions des deux
plus importants répertoires, il ressort immédiatement que
l’administration incarne le gouvernement, et la police, l’ordre24. Il
semblerait que les deux mots représentent une même réalité prise à
des stades différents : l’administration, à travers le gouvernement,
constitue une sorte d’entéléchie de l’État, comme disait
Montchrétien25, le principe moteur, l’être en action de l’organisation
politique. La police, en revanche, cristallise dans l’idée d’ordre la
dynamique que l’administration transmet ; elle consolide la forme
fluide du pouvoir souverain dans un organisme défini et structuré.
Si le concept d’administration ébauche une timide prise de distance
vis-à-vis de l’état de symbiose avec la police, il n’en demeure pas
moins relégué dans une zone d’indifférence, dépourvu d’attributs
qualifiants sur le plan du droit public. Ce n’est pas un hasard si le
dictionnaire de l’Académie définissait aussi l’administration au sens
aristotélicien comme « exercice de la justice distributive »,
démontrant ainsi combien était encore prédominant le modèle
traditionnel de la iurisdictio, dont les contours flous empêchaient une
configuration juridique claire du mot. Le verbe « administrer »
apporte quelques éléments plus précis : le contenu d’abord
économique sur lequel porte l’action de gouverner, puisqu’on
administre les affaires et les biens d’une personne, mais aussi les
finances et les revenus de l’État26. Ces confrontations permettent
d’entrevoir une aire de signification permanente : l’élément
comptable est au cœur de l’administration et du fait de gouverner.

L’administration à l’âge classique


Si la pensée médiévale polarise l’essence du pouvoir dans la
catégorie du jugement, comme le montre la prédominance de la
iurisdictio, avec l’administration se met en place un processus qui
décompose l’exhaustivité de cette image : gouverner signifie certes
juger, mais aussi calculer, gérer. Cette mutation prend forme à la fin
du XVIIe siècle, au moment où se développent les grands appareils
bureaucratiques, qui soumettent à l’exigence des moyens d’action et
des objectifs de gouvernement, les prérogatives souveraines fixées par
les juristes du siècle précédent. Le processus est également marqué
par l’ascension de trois figures parmi le personnel gouvernemental :
le « commissaire », qui existait bien avant, puis le « commis » et, dans
la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’« ingénieur » de l’État formé à
l’École des ponts et chaussées, porteurs d’un savoir-faire
immédiatement applicable selon la volonté souveraine. Ces trois
figures entrent en concurrence avec l’ancienne charge de l’« officier »,
tributaire en revanche d’un modèle juridictionnel de la puissance
publique27. Par ailleurs, la langue savante continue d’ignorer le terme
d’administration lorsqu’il s’agit de définir l’exercice du pouvoir
étatique à l’égard des sujets et des choses. Dans la seconde moitié du
XVIIIe siècle, on se rendra compte du caractère quelque peu secondaire
de la notion sous l’Ancien Régime. Selon un dictionnaire juridique
qui a joué un rôle important dans la reconnaissance de la fonction
administrative moderne, « depuis Richelieu le mot même
d’administration a été remplacé par celui de gouvernement, comme
si la France n’existait que par son action extérieure. S’il subsistait
encore dans les remontrances, c’était pour exprimer qu’on s’écartait
du cours ordinaire de la justice, et que sous prétexte d’administration
on livrait la décision au funeste arbitraire28 ». Si dans l’édit de Saint-
Germain de février 1641, le cardinal parle sans distinguo de matières
concernant « l’état, l’administration et le gouvernement29 », le Droit
public de Domat, écrit environ quarante ans après, confirme sa
prédilection pour le terme très courant de « gouvernement », afin de
qualifier autant le type de régime politique que, dans sa totalité,
l’action de la souveraineté ; en somme, l’action publique. Lorsqu’il
parle d’administration, le juriste de Louis XIV le fait selon l’habituelle
manière prédicative, en accolant le mot à des axes d’action
spécifiques inscrits dans un contenant indéterminé. L’expression la
plus fréquente est « administration de la justice ». On comprend par
ailleurs qu’à partir du moment où l’on considère la puissance
souveraine, le syntagme « droit du gouvernement » accentue l’idée
d’un état d’obéissance des sujets, tandis qu’« administration de la
justice » affaiblit au contraire cette idée d’un commandement direct
et de l’état de sujétion qu’il suppose. Ainsi, pour Domat,
l’administration de la justice est une sorte de droit du gouvernement
propre à la puissance souveraine, dont elle représente une des
modalités internes, la plus importante ; mais cette expression
« administration de la justice » souligne avant tout la discipline d’une
fonction monarchique et indirectement la discipline de la
collectivité. De fait, son objet n’est pas matériel mais juridique,
s’agissant d’une articulation du pouvoir souverain : « Cette
administration renferme le droit de faire les lois et les règlements
nécessaires pour le bien public, et de les faire observer et exécuter […]
de donner à toutes leur vigueur et leur juste effet, et de régler les
difficultés qui peuvent survenir dans l’interprétation des lois et des
règlements30 ». L’objet de l’administration n’est donc pas le bien
immédiat de l’État, mais une activité qui correspond à l’exercice d’un
droit. Le terme apparaît, mais il est coextensif à la fonction de justice.
Et là où il pourrait se placer d’une manière qui semblerait presque
naturelle, il est alors délogé par la notion de « conseil », une structure
qui réunit un ensemble de fonctions gouvernementales (les affaires
du Prince, de l’État et des particuliers qui intéressent le Prince),
directement attachées au pouvoir propre du souverain.
Mais quand ce mot cesse-t-il d’avoir une connotation auxiliaire et
de rester dans l’ombre d’autres fonctions jouissant d’une signification
supérieure ? Quand l’« administration » prend-elle tout son sens
comme administration « publique », sans plus venir en renfort de
quelque chose d’autre, comme la justice dans le cas de Domat ?
Quand l’« administration » devient-elle une fonction détachée de sa
mise en œuvre pratique ? Si la langue française n’enregistre
officiellement cette modernisation sémantique du terme
« administration » qu’à la sixième édition du Dictionnaire de
l’Académie française31 (1835), il semble difficile de repérer, comme
certains l’ont avancé, un moment précis où l’administration s’oppose
clairement à d’autres pouvoirs gouvernementaux, en premier lieu
celui de police32. Il est rare aussi de trouver des textes, tant de la
doctrine que de la pratique, qui, d’un point de vue juridico-politique,
distinguent clairement entre les champs sémantiques de
l’administration et de la police. Le relief acquis par chacun des deux
est probablement le fruit d’un processus plus laborieux que ce qu’une
coupure nette laisserait imaginer. Certes, dans la seconde moitié du
XVIIIe siècle, l’équivalence entre les deux termes n’est plus aussi
évidente qu’auparavant, et chacun d’eux jouit d’un traitement séparé
dans les encyclopédies et les dictionnaires juridiques. Mais il est aussi
vrai que ces textes accomplissent difficilement un effort de
confrontation critique entre administration et police, ce qui, de nos
jours, semble presque incontournable. Juristes, philosophes,
économistes, hauts fonctionnaires, hommes de terrain sont en effet
rassemblés par un langage qui, indépendamment des contextes, a
longtemps reconnu à la « police » un emploi très vaste et un large
champ de significations. Il suffit de penser à cet acte de sublimation
lexicale qui s’annonce dans l’équation civilisation = société policée
ou État policé et qui se glisse dans tout genre de littérature à l’époque
des Lumières.

L’administration au XVIIIe siècle : la recette et la dépense

Le principe que certaines matières ne doivent être régies que par administration est la
maxime favorite de bien des hommes d’État, et il est certain qu’à beaucoup d’égards elle
est vraie, et qu’elle a un grand nombre d’applications. Mais il faut convenir aussi qu’il est
dangereux d’en abuser, parce qu’elle tend à tout remettre au pouvoir arbitraire. Ce pouvoir
arbitraire contre lequel les parlements déclament avec tant de véhémence, doit
nécessairement être réuni à l’autorité souveraine, sans quoi chaque corps ou chaque
particulier puissant voudrait interpréter les lois à son avantage, et on tomberait dans
l’anarchie. Mais en même temps je crois que, pour le bonheur et la tranquillité des
peuples, il faut en borner l’exercice, autant qu’on le peut, dans les administrations
subordonnées, et qu’il est toujours avantageux de donner des lois fixes quand la matière
en est susceptible33.

En quelques lignes, Malesherbes résume les enjeux de l’essor de


l’administration depuis la moitié du XVIIIe siècle. Afin d’illustrer ce
processus de technicisation progressive du concept, il convient de
suivre deux parcours : l’un est celui qui montre l’accentuation de
l’aspect technico-financier du mot, influencé par l’apparition de
l’économie politique. L’autre concerne en revanche les mutations
institutionnelles que le discours juridico-politique introduit dans la
conception des pouvoirs étatiques. Considérons le premier aspect.
La composante « gestionnaire » propre à la notion est aussi
ancienne que valorisée, surtout dans les rapports privés : dans la
tutelle, dans la curatelle, tout comme dans la direction des corps et
des communautés, il faut pourvoir à la consistance des biens
appartenant aux sujets, particulièrement aux collectifs, en calculant
dans les détails les entrées et les sorties, en rédigeant les écritures qui
documentent chaque variation patrimoniale. Domat décrit les tâches
que doivent accomplir les « administrateurs des hôpitaux en ce qui
regarde la discipline domestique » : en plus de faire observer les
règlements, de se tenir informée sur l’état des enfermés et
d’accomplir toutes « les fonctions de cette administration » –
autrement dit, prendre les initiatives qui, généralement, incombent à
celui qui dirige – l’administration est avant tout et surtout
caractérisée par le soin des biens et des affaires : « pour ce qui regarde
l’économie, administration des biens, le soin des affaires, la
conservation des privilèges ; ceux qui sont chargés de ces fonctions
doivent avoir les inventaires des biens, les mémoires des affaires et
des procès, s’il y en a, et les instructions de tout ce qui regarde cette
économie et cette administration34 ».
Nous voici avec deux manières proches d’entendre
l’administration : la première indifférenciée, où le mot est équivalent
à « régie » ou à n’importe quel autre terme qui puisse indiquer l’acte
de diriger. La seconde, en revanche, caractérisée par un sens
économique, plus précisément comptable. Par la suite, en effet, on
fait référence à ceux qui sont « chargés de la recette des revenus et des
aumônes et d’autres fonds destinés pour la subsistance des pauvres »
en indiquant ainsi dans la gestion des ressources, le caractère le plus
significatif du fait d’administrer.
Les principes valides pour une saine économie domestique – par
« domestique », on n’entend pas l’habituelle cellule familiale, mais
un modèle large de conduction des affaires véhiculé par certains
traités de la première époque moderne35 – se transforment en
d’astreignants objectifs de gouvernement public vers la moitié du
XVIIIe siècle. Et s’il est vrai que l’article « économie politique » écrit par

Rousseau pour l’Encyclopédie en 1755 récupère Aristote pour attaquer


l’idée de continuité entre économie domestique et économie
publique – le Traité de Montchrétien, comme on l’a vu, procédait
encore de cette représentation organique –, il est tout autant évident
que la critique touche surtout aux fondements de la société
politique : « Comme le premier devoir du législateur est de conformer
les lois à la volonté générale, la première règle de l’économie
publique est que l’administration soit conforme aux lois36. » Ceci ne
concerne pas en revanche les moyens technico-financiers en quoi
consiste l’administration, moyens élaborés précédemment par des
sociétés non politiques, mais adaptables aussi à des organisations
différentes grâce à leur propre nature instrumentale. N’oublions pas,
en effet, que la monarchie française, déjà au XVIe siècle, par un édit de
François Ier du 15 janvier 1545, puis par un autre de Charles IX
d’avril 1561, avait pensé à établir des règles sur la reddition de
compte des administrateurs opérant dans des institutions d’assistance
aux pauvres telles que des hôpitaux. Entre les deux dispositions, le
principe général sur les obligations de reddition avait été posé par le
chancelier l’Hôpital dans la célèbre ordonnance générale de
janvier 1560 rendue à Orléans : l’article 140 établissait que « tous
officiers comptables rendront dorénavant leurs comptes à leurs
dépens, et seront les comptes écrits en bon et en grand papier, et non
en parchemin37 ». Ceci témoigne de la vieille alliance entre
« administration » et pratique comptable38 qui, deux siècles après,
deviendra la ressource la plus précieuse du gouvernement politique.
Sur les traces du discours introduit par l’économie politique qui
met au premier plan les exigences de la propriété et du commerce,
émerge toujours plus nettement le caractère administratif de l’État :
soit comme sujet encombrant qui fait obstacle au libre déroulement
de la production et de la distribution, selon les vues des économistes ;
soit comme entité juridique qui tourne structurellement autour de
l’administration comme pivot de l’activité publique, selon l’angle
privilégié par la réflexion politico-juridique. Si l’on considère à
nouveau, par exemple, les remontrances du Parlement de Paris contre
la suppression des jurandes de mars 1776, le discours du président
attribue à plusieurs reprises au terme d’« administration » une
signification presque anthropomorphique, comme s’il s’agissait d’une
entité artificielle dotée de vie et d’exigences bien précises. En somme,
un centre autonome d’imputation d’actes et d’intérêts qui, si ce n’est
encore de droit, lui appartiennent déjà de fait. C’est pourquoi dans le
même texte où les règlements sur les professions étaient définis
« police vigilante et active », on rencontre des expressions du type :
« le bénéfice que l’administration peut en retirer », « une
considération qui est échappée à l’administration », « les besoins
multiples de l’administration », « crises de l’administration39 », qui
évoquent un organisme totalisant qui englobe la notion même de
police et qui, surtout, médiatise tous types de rapports entre le
souverain et la population. La question que le haut magistrat adresse
au roi, presque au terme de son réquisitoire, amplifie cette image et
comporte une menace voilée : « Sire, votre parlement n’a présenté
encore à V.M. que des motifs d’administration publique ; combien en
pourrait-il présenter d’intéressants pour son cœur40 ? »
L’administration, qualifiée ici à dessein de « publique », est
désormais une figure tellement reconnaissable dans sa spécificité
qu’elle peut séparer ses propres raisons de celles du monarque : qu’y-
a-t-il en effet de plus privé que le cœur d’une personne, fût-elle un
roi, par rapport au monde extérieur, public, qui est devenu la
demeure exclusive de l’administration ? Le souverain n’incorpore
plus cette dernière dans une identité. Le parlement lui renvoie
l’évidence de ce divorce, en l’invitant, pour ainsi dire, à s’adapter aux
requêtes de l’autre partie. L’administration est un organisme
désormais émancipé, avec un régime propre de vérité que la
couronne ne peut éviter de prendre en considération. C’est une
variable du système évidente et progressivement indépendante.
Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, la force persuasive de la
notion d’administration, au-delà de toute position critique, apparaît
toutefois indéniable. La langue française témoigne, dans un laps de
temps de quelques années seulement, d’atermoiements très
significatifs. Si l’on consulte la définition d’« administration » dans
un anonyme dictionnaire des synonymes de 1767, on retrouve
encore toute une gamme d’équivalents génériques qui n’introduisent
aucune innovation conceptuelle : « maniement, charge, direction,
conduite ». Seize ans plus tard, le répertoire de l’abbé Girard ouvre de
nouveaux horizons : « L’administration a des objets d’une plus
grande conséquence, tels que la justice ou les finances d’un État ; elle
suppose une prééminence d’emploi qui donne du pouvoir, du crédit
et une sorte de liberté dans le département dont on est chargé41. » De
nombreux textes nous offrent ce degré de maturation technico-
financière du concept, dont l’autonomie était inconnue jusqu’à peu
d’années auparavant. Le discours de la pratique est souvent plus
éloquent et ponctuel que d’abstraites réflexions doctrinaires. Ainsi,
déjà dans un édit d’août 1764 qui régit le gouvernement des
communautés locales, on parle des « principes généraux qui doivent
diriger leur administration42 », où par administration on entend le
recouvrement des impôts et la gestion de l’argent par les officiers
municipaux, contraints de présenter un compte rendu annuel de la
recette et de la dépense. En ceci, comme dans d’autres mesures de la
même période, l’administration envahit le texte législatif en
s’imposant avec une signification univoque : gestion patrimoniale et
financière des biens et revenus appartenant à des organismes publics.
Il est significatif que revienne souvent sous forme d’hendiadys le
syntagme « régie et administration », afin de souligner l’identification
du second terme avec cette activité qui, toujours selon l’abbé Girard,
« regarde uniquement des biens temporels confiés aux soins de
quelqu’un pour les faire valoir au profit d’un autre à qui ils
appartiennent, et desquels on doit rendre compte de Clerc à
Maître43 ».
Mais le document le plus important à ce sujet, ne serait-ce que par
son impact en Europe, paraîtra quelques années plus tard : c’est le
Compte rendu de Necker, publié en 178144. Il s’agit d’une exposition
détaillée de l’administration des finances adressée à Louis XVI, dans
l’intention immédiate de favoriser le crédit public, de soutenir ainsi
les dépenses pour la guerre contre l’Angleterre, et plus généralement
de faire connaître les résultats du travail accompli, en plus des
programmes à mettre en action. L’auteur prévoyait une publication
tous les cinq ans. Divisé en deux parties, le document présente une
liste des réformes à laquelle il joint en appendice la traduction
analytique du bilan : de telles réformes concernent « l’état actuel des
finances et toutes les opérations relatives au Trésor royal et au crédit
public […] les opérations qui avaient réuni des économies
importantes à des avantages d’administration […] les mesures qui
n’avaient pour but que le plus grand bonheur de ses peuples et la
prospérité de l’État45 ». L’initiative a une double signification :
d’abord elle consacre sous une forme solennelle le lien entre
l’administration et la comptabilité, comme en témoignent les lois sur
la comptabilité préconisées par l’ambitieux trésorier : « J’ai proposé à
V.M. une première Loi sur cette matière, qui procurera la manière de
connaître, avec facilité, dans tous les temps, quels étaient les revenus
et les dépenses ordinaires ou extraordinaires de l’État dans chaque
année ; arrangement essentiel qui n’avait jamais existé, à cause des
divisions établies dans la comptabilité, et faute d’avoir fait du Trésor
royal un centre commun où tous les rayons se rapportent46. » Par
ailleurs, le compte rendu montre que l’administration est le domaine
où par excellence la politique se laisse comprendre publiquement,
puisqu’elle est ramenée à un savoir objectif et communicable. Dix
ans après la présentation du document, Necker, désormais en marge
de la vie politique, insistera sur l’importance socio-politique de cet
acte : « il [le Roi] fondait de cette manière la confiance sur la base la
plus solide, il appelait la Nation à la connaissance et à l’examen de
l’administration publique, et il faisait ainsi, pour la première fois, des
affaires de l’État une chose commune47. »
La même année où Necker présente son bilan, le Dictionnaire de
jurisprudence de Prost de Royer souligne la force révélatrice de
l’administration. Ainsi, comme dans les propos de certains écrivains
libéraux48, on retrouve le mépris de la politique qui rend étranger et
l’exaltation de l’intérêt économique qui rassemble. Prost, observateur
averti de l’institution, reprend la distinction entre la politique, lieu de
l’obscurité et du mystère49, et l’administration, considérée comme
transparente et visible. Ce témoignage est particulièrement
intéressant car l’auteur a été lieutenant général de police à Lyon. Il
insiste sur les aspects troubles et inavouables de la police :
« J’énoncerai avec une ténébreuse réserve les Lois de la Police, sans
développer son esprit, sans découvrir les ressorts par lesquels j’ai vu
comment elle se meut50. » L’administration était éclairée par
l’économie politique qui, elle, ne s’identifiait pas aux dogmes
incontournables des physiocrates, mais à des principes arithmétiques
beaucoup plus élémentaires, comme on le voit dans cette
remontrance du Parlement de Paris de mars 1780 : « L’économie est
un fonds riche et inépuisable. L’économie seule peut rétablir entre la
recette et la dépense cette sage proposition, qui fait le fondement de
toute bonne administration51. »
Le premier objectif de l’administration est de pouvoir élaborer son
propre système de valeurs afin de techniciser et de dépolitiser l’action
gouvernementale. Ainsi, elle n’aura pas besoin de paramètres
extérieurs justifiant ses actes, elle sera indépendante d’intérêts
particuliers qui pourraient l’attirer dans le jeu politique et
représentera avant tout l’État au travail. C’est pour cette raison que
Prost de Royer peut soutenir que « toute administration se doit
compte à elle-même […] car en administration tout se réduit au
calcul ; et en politique même, l’art le plus sûr consiste à balancer les
efforts avec les moyens, le produit avec les avances, et la gloire
mensongère avec le bonheur public52 ». On reconnaît ainsi une
double finalité au pouvoir des chiffres : d’abord ils identifient
l’administration comme un sujet public dont l’activité s’extériorise
d’une manière nouvelle ; ensuite ils posent les conditions discursives
pour qu’un jugement critique fondé sur des données certaines se
forme. Le Compte rendu de Necker est donc d’autant plus significatif
qu’il entend concilier dans le domaine de l’administration l’exigence
de règles claires pour la politique et les conditions d’une
reconnaissance publique, au-delà de l’accord sur les points
spécifiques. En témoigne la campagne enflammée de libelles et de
brochures qui eut lieu après la parution du tableau présenté par le
ministre : la véracité des chiffres sur les recettes et les dépenses était
durement contestée, et l’on accusait l’auteur d’avoir comparé pour
une seule année financière des importations différentes, de manière à
gonfler les recettes et à diminuer les sorties53. Mais ces réactions
violentes ne démentent en rien la force neutralisante que la
rationalité administrative introduit dans le rapport entre souveraineté
et société. Elles confirment tout au plus qu’apparaît un nouvel espace
conflictuel gérable par le pouvoir.
Le fonctionnement traditionnel du pouvoir politique et
administratif est à un tournant. La question qui s’impose à la
souveraineté ne se borne plus à la formule « que faut-il faire ou ne
pas faire » pour assurer une population et un territoire à l’emprise
gouvernementale. Il s’agit maintenant de s’interroger sur « ce qu’on
peut et doit faire savoir », afin de parvenir à cet objectif avec le moins
de tensions possible. Ce passage fondamental peut aussi être compris
sous l’angle de l’argumentation normative. Ce que les préambules des
ordonnances de police justifient sous les dessous d’une philosophie
de l’assistance, surtout exaltée par les appels au bonheur du peuple
récurrents sous Louis XVI, le Compte rendu le restitue maintenant
dans l’écriture d’une arithmétique gouvernementale. Le bon ordre de
la société tient à l’agencement matériel et moral mis en œuvre par la
police. Le bon ordre de la politique tient à la possibilité de
représenter formellement, dans un langage numérique, l’activité
administrative. La portée et le but de la prestation publique se
réévaluent. Par l’exposition analytique des ressources de l’État et de
leur emploi, l’exercice de la souveraineté prend exemple sur
l’impersonnalité technique de l’administration. Comparée aux
interventions policières visant à discipliner la vie quotidienne, la
publication du bilan de l’État est-elle aussi une intervention
gouvernementale mais de nature différente. On a affaire maintenant
à une sorte de « macro-énoncé », qui décrit ce que l’administration
fait et, en même temps, dégage un espace de confrontation et de
médiation entre le niveau des décisions politiques et le mouvement
de la critique sociale. Ici réside la valeur ajoutée du Compte rendu. La
divulgation des comptes administratifs déplace donc le barycentre de
l’enjeu gouvernemental. On passe du plan munificent d’une
intervention visible et constante incarnée par l’ubiquité policière à ce
qu’inaugure une nouvelle tangibilité de l’acte souverain, plus discret
du point de vue des contenus, et doté pour cette raison d’un impact
différent sur la société. Celle-ci, « invitée » à reconnaître ceux qui la
gouvernent dans le cadre analytique des fortunes publiques, est
moins exposée à des pulsions conflictuelles, et plus impliquée dans le
processus de légitimation du pouvoir54. Le conseiller d’État Auget de
Montyon comprend fort bien l’utilité gouvernementale de la
surveillance exercée par le public :
Je ne sais pourquoi on jette un voile sur la plupart des opérations d’administration, et on
les traite avec le mystère de la politique ; si la partie du crédit peut exiger le secret, les
autres parties peuvent sans danger être mises à découvert, et si quelques fois leurs motifs
ne doivent point être connus, au moins leurs effets doivent être publiés ; cette publicité est
une récompense pour tout administrateur honnête, une peine contre celui qui abuse, c’est
une voie de procurer des instructions au gouvernement, enfin c’est le seul moyen de faire
cesser la défiance du peuple, et le public, assez mauvais juge de ce qui tient aux principes,
peut très bien juger des effets parce qu’ils sont sous ses yeux, parce que ce jugement exige
plus d’équité que de lumière, et que, s’il est rare qu’une grande masse d’hommes soit fort
éclairée, il est rare qu’elle soit fort corrompue55.

D’un autre point de vue, ne négligeons pas la portée instrumentale


du compte rendu financier qui acquiert aussi une vraie signification
politique et symbolique pour une monarchie dont le pouvoir
légitime avait été remis en discussion dès le début dans le camp de la
noblesse puis également par le Tiers État, (une vaste polémique
alimentée entre autres par Boulainvilliers, Sieyès, en passant par
Montesquieu). En représentant sa puissance dans un texte comptable,
la monarchie opte pour une stratégie jusque-là inédite du consensus.
Si l’auteur anonyme du Discours historique à Monseigneur le Dauphin
pouvait encore écrire en 1736 : « Le secret qui est l’âme des grandes
affaires est surtout nécessaire dans les finances. Plus les forces de
l’État sont ignorées, plus elles sont respectables56 », or le modèle des
arcana tend à être dépassé. Les raisons de l’action politique ne
doivent plus être impénétrables. Le pouvoir monarchique vise à se
déployer entièrement dans cette administration qui le dévoile à
l’œuvre et relègue ainsi à l’arrière-plan l’épineux problème de sa
légitimité à représenter la nation. Le gouvernement de
l’administration, avec ses indiscutables données techniques, est la
ressource extrême à laquelle le monarque doit faire appel s’il veut
démontrer la congruité entre instruments et objectifs et prédisposer
un terrain de vérification pour sa propre activité. Mais il est clair que
la décision d’exhiber le bilan des entrées et des sorties ouvre la
question du jugement qui met directement en relation les deux
limites extrêmes de l’espace où opère l’administration, à savoir sa
légitimité à agir et la responsabilité vis-à-vis de ce qu’il accomplit. « Il
n’y a point d’administration à qui, sur les dénonciations, des
réquisitoires, les parlements ne puissent demander compte. Il faut
être en état de la rendre. Or, comment le faire sur le champ ?
Comment n’être pas compromis ; si dans les délibérations, les
registres, les comptes, il n’y a l’ordre le plus exact, le plus clair, le plus
simple57 ? » Virage décisif, qui sur le terrain financier anticipe le
processus qui s’imposera quelques années plus tard sur le terrain
politique et constitutionnel : le principe de légalité sanctionnera en
effet la conformité des actes administratifs à la volonté générale, en
complétant sous forme juridique le lien légitimation-responsabilité
mis en œuvre, sur un plan strictement pragmatique, par la décision
de publier la comptabilité de l’État. La définition de l’administration
publique donnée par Prost de Royer retient en fait cette double
articulation : « Une procuration, une commission, un mandat par où
l’on est chargé de maintenir, d’augmenter les droits, la sûreté, la
tranquillité, le bien-être des individus composant un corps, un
hôpital, une ville, une province, un État entier. Ce n’est plus qu’une
famille dont l’administrateur devient le père58. » Le moment de
l’attribution du pouvoir, mis en lumière par des actes soulignant la
délégation (procuration, commission, mandat), et donc la
légitimation à administrer s’accordent avec la nécessité de mesurer les
résultats, avec l’efficacité de la gestion, comme cela ressort de la
référence économique – même s’il s’agit naturellement désormais
d’une économie nationale – au père de famille. Le droit d’un côté et
l’économie de l’autre s’apprêtent à devenir les deux voies par
lesquelles le domaine spécifique de l’administration est circonscrit et
autour desquelles est appelée à se cimenter la critique publique.
Indépendamment des circonstances politiques et des motivations
tactiques auxquelles répond le Compte rendu, une administration
arithmétiquement documentée représente un événement d’une
importance décisive. Il ne constitue pas par ailleurs un épisode isolé
dans le panorama européen, car d’autres États comprennent la
nécessité de recourir à cette nouvelle forme de communication
politique. Outre l’Angleterre qui restait le modèle précurseur dans ce
domaine également, le cas le plus significatif est celui de la Toscane
de Léopold II de Habsbourg, qui avait introduit la pratique de la
documentation publique avant même 1781. Avant de promouvoir
une série de réformes dans le secteur agricole et commercial, qui
devaient susciter l’enthousiasme des physiocrates français, le
souverain rédigea le bilan de presque vingt-cinq ans de travaux
(1765-1789). Ici aussi apparaît en filigrane la nouvelle logique
gouvernementale préconisée par Necker : objectiver globalement la
politique, la soustraire aux indéchiffrables décisions des chancelleries
et des conseils afin de la rendre tangible par des preuves claires et
donc critiquables telles que les comptes de l’administration. Dans le
bilan officiel du gouvernement de Léopold II on peut ainsi lire que
« sa Majesté est intimement persuadée que le moyen le plus efficace
pour consolider toujours plus la confiance et la confidence des
Peuples envers n’importe quel Gouvernement est de soumettre à la
compréhension de chaque individu les divers objectifs et raisons qui
ont servi de fondement aux Ordinations et Mesures prescrites selon
l’exigence et l’opportunité des circonstances, et de manifester sans
réserves et avec la possible clarté l’affectation des produits des
contributions Publiques. Et elle n’ignore pas non plus que
l’occultation et le mystère des opérations de Gouvernement, tout en
donnant prise à la mauvaise foi et au soupçon, font aussi du tort aux
plausibles et droits sentiments du Souverain lui-même, non moins
qu’à la conduite des Ministres choisis pour le maniement des affaires
Publiques59 ».
À la fin du XVIIIe siècle l’empire de l’administration s’affirme sous le
signe hégémonique des finances, les autres ressources
gouvernementales, de la politique à la police, semblant être presque
dérivées de cette impulsion première. L’Encyclopédie méthodique, un
répertoire qui témoigne fidèlement des changements en cours, décrit
ainsi ce processus dans la classe de matières « Finances » :
Dans la constitution actuelle des sociétés, c’est à l’administration des finances que se
rapportent toutes les parties du gouvernement. C’est elle qui doit indiquer à la marine, à la
guerre, la portion de richesse qu’on peut consacrer à la force ; c’est elle qui doit enseigner à
la politique le langage de la puissance ; c’est enfin, l’administrateur des finances qui
enveloppe dans ses soins l’intérêt de tout un peuple ; car c’est par une juste mesure & une
intelligente application des impôts, qu’ils accompagnent l’industrie, sans la combattre, &
que le travail s’unit au bonheur ; c’est par une sage distribution des dépenses, que le tribut
des citoyens remplit sa destination, & retourne en accroissement de sûreté, d’ordre et de
tranquillité60.

L’administration au XVIIIe siècle : un nouveau rang institutionnel


L’autre processus qui met sous les feux de la rampe l’autonomie
conceptuelle de l’administration en assombrissant, du coup, l’éclat
traditionnel de la police est de nature juridique. Pendant encore une
bonne partie de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le mot n’appartient
pas précisément au droit public. En 1764, par exemple, une
remontrance du Parlement de Dijon faisant suite à cette interdiction
d’écrire ou d’imprimer au sujet de l’administration qui avait aussi
mobilisé Morellet, prend acte de cette carence : « Le mot
administration est un terme générique qu’il y a peu de matières que
l’on puisse traiter, sans qu’il s’y mêle des choses que l’on pourrait
prétendre avoir trait à l’administration61. » Cette reconnaissance
atteste au moins que l’objet ne reste plus inobservé, qu’il se détache
de l’accumulation indistincte d’actes publics émis à divers titres. On
perçoit donc l’exigence de trouver un statut juridique systématique à
une infinité d’interventions typiques du pouvoir central mais aussi
des communautés locales. Le signal lancé par le Parlement de Dijon
ne semble pas rencontrer d’écho dans divers répertoires juridiques de
l’époque. Celui de Ferrière (1762) se contente de mentionner l’origine
civiliste, en rapprochant le terme du soin patrimonial des individus
ou communautés et de l’exercice de la tutelle. L’Encyclopédie n’est pas
beaucoup plus pertinente, qui sous la plume de Toussaint, ne décèle
pas un apparat technique détaché du souverain, mais insiste au
contraire sur la confusion des deux rôles. Ainsi, « l’administration »
qui figure dans les acceptions habituelles de gestion des affaires et des
biens dans le domaine civil et ecclésiastique, tombe dans le domaine
public à un rang subalterne : « Les Princes indolents confient
l’administration des affaires publiques à leurs ministres », stigmatise
l’auteur, qui se souvient par ailleurs que « les guerres civiles ont
ordinairement pour prétexte la mauvaise administration, ou les abus
commis dans l’exercice de la Justice62 », en réduisant probablement le
sens de l’administration à la question fiscale, motif traditionnel de
conflits.
Les réflexions isolées de la doctrine juridique ne connaissent pas de
sort plus enviable. Au mieux, on rencontre parfois la tentative de
comprimer la visibilité interne de l’administration, de l’isoler
conceptuellement, mais dans le but de la faire sortir du rôle le plus
représentatif de la puissance publique et de la reléguer au domaine
des relations extérieures avec les autres états. Les Maximes du droit
public français (1772) de C. Mey, par exemple, n’abordent
qu’incidemment le thème de l’administration, à propos de cet
instrument de l’arbitraire gouvernemental que sont les lettres de
cachet. Dans la dénonciation des abus de cette pratique, l’auteur doit
à un certain moment rendre compte du rôle plus général de
l’administration :
L’administration fait sans doute partie de l’exercice de la Puissance Publique, elle en est
une branche ; elle est donc subordonnée à la fin essentielle du Gouvernement. […] Le
Gouvernement est un établissement civil qui ne détruit pas les droits de la nature ; si le
Sujet renonce à sa liberté comme Citoyen, il la conserve comme homme. […]
L’administration a tous les ressorts dont elle a besoin, sans intéresser la liberté des Sujets ;
sauf les restrictions que l’Ordre Public commande, et qui sont déterminées par les Lois ;
sauf encore quelques cas fort rares où l’Ordre Légal peut être trop lent et trop difficile.
Entendrait-on par Administration cette portion du Gouvernement, qui par sa nature est
dispensée de toute forme, sur laquelle personne n’a d’inspection, qui dépend absolument
de la nue volonté du Prince ? Mais les droits du Citoyen sont étrangers à la sphère de cette
Administration ; elle ne concerne que les relations de l’État avec les États voisins ou
quelques autres objets indépendants de la liberté des Peuples. Dans ce qui constitue
proprement le gouvernement intérieur, tout est réglé par les Lois63.

L’administration apparaît donc plus comme une devise


diplomatique de l’État que comme l’agent unificateur de sa force
interne. Ce qui importe ici, c’est surtout l’intuition, plus que
l’explication, d’une administration comme « forme », car elle déplace
l’identité de l’État de la personne physique du souverain à un agrégat
impersonnel d’hommes et de choses, donc à une construction
artificielle. Toutefois, cette forme administrative est politiquement
perçue comme une menace pour les droits des citoyens, et en tant
que telle, elle ne peut jouer un rôle prééminent de gouvernement sur
la collectivité. Sa reconnaissance coïncide donc avec sa relégation.
Dans le Répertoire de Guyot, on perçoit en revanche les signes d’une
conscience plus organique du problème. L’auteur ne se limite pas à
rappeler les caractères traditionnels de l’activité, mais il cerne sa
destination territoriale en évoquant les administrations municipales
et provinciales. Ces dernières, en particulier, consistent en deux
organes, l’un délibératif et l’autre exécutif. Le premier est une
assemblée formée de représentants de tous les ordres, nommés par le
roi, dont la tâche est de « répartir les impositions, en faire faire la
levée, diriger la confection des grands chemins, et s’occuper des
autres objets que sa majesté juge à propos de lui confier », selon ce
que prévoit l’article 1 d’un arrêt du conseil du
12 juillet 1778 instituant dans le Berri la première administration
provinciale64. À côté de cette assemblée qui se réunit tous les deux
ans, opère un « bureau d’Administration » permanent appelé à en
appliquer les décisions et à rendre compte de son propre travail. Ainsi
se fait jour l’idée d’une structure bureaucratique qui pourvoit de
façon stable aux besoins collectifs dans un rapport de responsabilité
envers une autorité délibérante. Comme l’explique Necker, artisan de
la réforme qui s’étendra aussi à d’autres généralités, le but des
administrations provinciales est de rendre plus efficace l’imposition
fiscale à travers une connaissance directe des contribuables et des
exigences locales. Un problème, en fait, qui avait déjà été affronté
quelques années auparavant (1775) par le Mémoire sur les municipalités
conçu par Turgot et rédigé par Dupont de Nemours65. Mais tandis
que, dans cette œuvre, l’administration est observée en action, sur le
terrain empirique de son application spécifique, elle n’est pas un
objet de réflexion plus général, malgré le projet d’un nouveau régime
représentatif des communautés locales afin de donner une
Constitution à la nation. Le Mémoire reste au fond un petit traité de
science des finances. Avec Necker, l’occasion est bonne pour faire
ressortir les traits spécifiques de toute l’administration publique. Ceci
semble ne pas échapper au répertoire de Guyot qui durcit le ton en
insérant un extrait du Compte rendu où le sujet est clairement
affronté. Selon Necker, contrairement à la solution pyramidale et
personnifiée proposée par Toussaint dans l’Encyclopédie, l’efficacité
d’une structure collective prévaut sur les pouvoirs d’un seul homme.
À la vertu individuelle, excellente mais occasionnelle, est préférable
une mediocritas diffuse, anonyme mais organisée. Comme il l’observe
dans son œuvre la plus importante publiée trois ans après le Compte
rendu, l’esprit pratique est la clé du gouvernement. Les théories
« n’ont jamais mis en mouvement une des plus petites roues de
l’administration : les institutions sages n’ont besoin que des hommes
ordinaires, pour devenir la source des avantages les plus intéressants
dans l’ordre public66 ». La cible contingente du ministre est la gestion
arbitraire des commissaires départis dans les provinces, mais la portée
de son discours va bien au-delà de cette polémique : « Ce n’est point
avec des hommes supérieurs, mais avec le plus grand nombre de ceux
que l’on connaît ou qu’on a connus, qu’il est juste de comparer une
Administration provinciale […] : établie d’une manière stable, elle a
le temps d’apercevoir, d’examiner, d’éprouver et de poursuivre. La
réunion des connaissances, la succession des idées donnent à la
médiocrité même une consistance ; le concours de l’intérêt général
vient augmenter la somme des lumières ; la publicité des
délibérations force à l’honnêteté67. » Necker décompose en quatre
phases la séquence de l’opération administrative : les deux premières
sont d’ordre cognitif, et consistent en le repérage et l’analyse de
l’objet à réguler par une mesure publique. Les autres concernent
l’expérimentation pratique de la mesure finalisée à un certain
objectif. On en vient ainsi à délimiter un ensemble d’évaluations, de
décisions et d’instruments réalisant l’activité impersonnelle d’un
appareil et lui conférant la nécessaire autonomie technique. Avec le
mérite ultérieur selon lequel « lorsque cette Administration est
collective, les motifs particuliers ont d’autant plus d’obstacles à
vaincre pour se développer68 ».

L’administration comme procédure


Par ailleurs, on commence à voir se profiler la notion de procédure,
nouvel événement de la pratique aux importants développements sur
le plan de la rationalité gouvernementale comme sur celui de la
future science du droit administratif et de la théorie de la justice à
l’heure actuelle69. Lorsque Necker parle de la « consistance » que
gagne aussi la médiocrité de la combinaison d’idées et de
connaissances, il finit par attribuer une valeur de substance à ce qui
par nature est un accident : la manière d’agir, cette forme de l’action
se manifestant dans le choix d’instruments variables selon les
contextes historiques et donc liés à la diversité de l’objectif, et non à
l’universalité des valeurs, comme le dit Max Weber. Le primat absolu
du « service », que nous avions déjà vu caractériser à ses débuts le
concept d’administration, se manifeste donc. Mais avec Necker, ce
n’est pas la prestation objective incluse dans ce concept qui est mise
au premier plan, mais l’auteur de cette prestation, le sujet
« administration publique » (qu’elle soit municipale, provinciale ou
étatique, peu importe). On comprend alors la genèse complexe de
cette figure : l’administration publique se détermine à travers les
procédures. En suivant Necker jusqu’au fond, on peut dire que ce sont
les procédures qui font l’administration ; elles sont le moyen qui qualifie
celui qui l’emploie. Il est logique que ce soit surtout dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle que s’intensifie la polémique sur l’activité
juridictionnelle des intendants et du Conseil du roi en matière
d’actes administratifs. Après le projet de Maupeou qui proposait au
sein du Conseil un tribunal compétent en matière administrative et
la proposition de Turgot de doter d’une procédure précise l’activité
juridictionnelle des intendants des finances, Necker intervient sur le
sujet. Il abolit les intendants et institue un comité contentieux afin
de soulager le contrôleur général de la tâche de résoudre les
nombreuses controverses à propos des impôts. Composé de trois
personnes, le comité « servira particulièrement à assurer l’observation
des règles et des formes […] une pareille institution devenue
permanente, sera infiniment propre à maintenir et à perpétuer les
principes ; et nous ne doutons pas que des administrateurs
véritablement animés de l’amour du bien public, n’envisagent cet
établissement comme un moyen de se garantir de la surprise et de
l’erreur, et de répondre plus dignement à notre confiance70 ».
Au-delà des solutions pensées ou adoptées, ce qui nous intéresse est
toujours le problème qui les a requis. Le contentieux administratif et
les conflits relatifs de compétence entre juges royaux et cours
souveraines attirent l’attention sur la spécificité juridique des
procédures publiques et, par conséquent, celle de l’appareil qui les a
émises. La fonction du moyen révèle ici aussi une impulsion primaire
à partir de laquelle on remonte aux auteurs. Qu’est-ce, en effet, que le
« moyen » sinon la capacité d’un objet à se prêter pour une fin
déterminée sans jamais disparaître dans l’accomplissement de cette
fin, en continuant à sauvegarder sa propre autonomie ?
L’administration publique peut être ainsi considérée comme l’œuvre finale
d’un ensemble de moyens desquels, à son tour, elle régularise la mobilité,
l’anarchie potentielle. La découverte du fait que les procédures ont une
vie propre annonce ainsi une rationalité politique nouvelle, destinée
à englober dans sa forme l’immense éventail des pratiques matérielles
réunies sous l’ancien sceau policier. Le « mode administratif »,
comme l’appellera Saint-Simon, est en train d’apparaître, et avec lui
une nouvelle subjectivité publique.
Le répertoire de Guyot isole d’abord le concept, en le séparant
d’une administration municipale et provinciale. Il l’éclaire aussi à
l’aide des importantes observations de Necker sur la vertu de la
mediocritas, et offre une combinaison importante d’énoncés pour
définir les contours institutionnels de l’administration. À ces
éléments, il faut ajouter les considérations systématiques sur l’objet
élaborées en premier lieu par Prost de Royer, qui réussit à dégager les
principes fonctionnels généraux de toute administration à l’aide de
quatre formes distinctes selon la cooptation et le degré de mobilité du
personnel. L’attention se déplace ainsi vers l’idée d’une structure
permanente assurée par un corps de fonctionnaires qui, en tant que
tels, sont appelés à accomplir les tâches propres à l’institution en
mettant leurs capacités subjectives au service de cette fin. L’autre
possibilité pour isoler le sujet administration, en dehors des
procédures, consiste à classer la périodicité du rapport entre individus
et charges publiques, à opérer une division verticale entre temps
humain et temps de l’institution. Ainsi se profile ce que nous
appellerions aujourd’hui gestion des ressources humaines, insérées
dans une organisation rationnelle dont le modus operandi est
indépendant des qualités des individus et se trouve lié, en revanche, à
la diversité des contextes à administrer. Le profil abstrait et
dépersonnalisé de la structure s’impose presque logiquement, car tout
le raisonnement du Dictionnaire tend à éviter la confusion entre plan
technique de l’institution et situation des hommes qui l’occupent,
malgré la conscience des implications qui unissent depuis toujours
les deux composantes. Il faut citer ici une bonne partie du passage où
Prost de Royer s’efforce de réduire l’hétérogénéité des pratiques à
certains « principes généraux qui paraissent appartenir plus ou moins
à toute espèce d’administration » :
Il y a quatre espèces d’administrations particulières, la mobile, la perpétuelle, la
tournante & la mixte. Je supplie de bien saisir ces distinctions. Elles ne m’appartiennent
pas ; elles existent dans le fait : vous les trouvez confusément dans tous nos publicistes ;
l’on reconnaîtra facilement leur justesse, si l’on considère sans préjugé les administrations
subsistantes, & les effets qui résultent de leur diversité.
L’administration mobile est celle dans laquelle l’autorité place, maintient & déplace à
son gré. Tel fut, dans tous les lieux & dans tous les temps, ce qu’on appelle ministère. […]
En France les ministres, les sous-ministres, les gouverneurs, les commandants, les
généraux, les intendants & leur subdélégués, tous ceux qui n’existent que par commission,
sont sujets à être révoqués, sans que l’autorité soit tenue à motiver son changement. Plus
le pouvoir est grand, plus il faut qu’il puisse être ravi aussi promptement qu’il a été donné,
sans aucune forme & par la seule volonté souveraine. Mais tout est perdu, lorsque la
consistance de l’administrateur dépend du caprice, de l’intrigue, de la délation, de
l’injustice. Alors on emploie à se soutenir un temps qui appartient à la chose publique.
L’inquiétude personnelle énerve les facultés du génie. La crainte de n’être plus absorbe,
corrompt, anéantit ; & souvent on a des ministres sans administration. Le grand art est de
conserver tant que le bien se fait, de changer aussitôt qu’il cesse par incapacité ou par
mauvaise volonté ; & ce système bien connu, établissant une confiance générale, rend
l’administration mobile, la meilleure de toutes. […]
L’administration perpétuelle est celle à laquelle une ou plusieurs personnes sont
attachées légalement toute leur vie, & dont elles ne peuvent être déplacées que par un
jugement rendu sur de justes causes & par des juges compétents. Telle est en France
l’administration de la justice. […] La perpétuité produit l’attachement, le savoir ou la
routine : mais l’habitude emmène l’ennui, le dégoût, l’insouciance. À force de voir les
mêmes choses, on devient nécessairement froid, indifférent, apathique. Tel est le caractère
de l’homme qui met moins d’intérêt à ce qu’il fait tous les jours, qu’à ce qui est rare ou
extraordinaire : telle est la faiblesse, qu’il mettra toujours plus de zèle à ce qu’il ne fera
qu’un certain temps, qu’à ce qu’il doit faire toujours. La perpétuité peut donc convenir à
tout ce qui n’exige que l’assiduité, l’exactitude & une opinion saine, comme dans
l’administration de la justice. La perpétuité ne va point à ces administrations qui exigent
de la vigueur dans le génie, de la fraîcheur dans les idées, de la hardiesse dans
l’imagination, & du courage dans l’exécution…
L’administration tournante est celle qui est confiée pour un certain temps à quelques
personnes, remplacées successivement par d’autres. […] Vous trouvez ce régime dans
l’administration de nos provinces, de nos villes, de nos paroisses, de nos hôpitaux, & de la
plupart des corps politiques. Vous le trouverez même en plusieurs provinces pour
l’administration de la police, & là il a des désavantages bien connus. Quand vous ne voyez
dans le magistrat de police que le jugeur de quelques affaires minutieuses, le dernier
homme est bon. Mais quand vous considérez tout ce que la police demande de lumières,
de savoir, d’activité, d’expérience, de constance, pour maintenir l’ordre, la paix,
l’approvisionnement & la sûreté, vous convenez aisément que cette administration ne
saurait être bien exercée par des hommes nouveaux, & se renouvelant sans cesse ; elle ne
peut l’être par le nombre, & il faut un seul homme, qui veille, agisse, & ordonne comme
dans la capitale. […] Le Roi ne pouvant suffire à tout, semble ne pouvoir faire mieux que
d’appeler tour à tour les citoyens à s’occuper du bien public. Si le mal se fait, c’est la faute
du public représenté par ses délégués ; ce n’est plus celle du souverain ; il a confié à ses
sujets le soin de leur bonheur : s’ils le négligent, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-
mêmes. […]
L’administration mixte, est celle qui est exercée, en partie par des administrateurs
tournants ou amovibles, & en partie par des administrateurs perpétuels. […] Vous trouvez
un mélange de perpétuité dans l’administration de nos états provinciaux, où les trésoriers
ou greffiers se regardent comme perpétuels : vous le trouvez enfin dans les municipalités
où le maire, le procureur du roi, le receveur & le greffier sont à vie. Cette administration
mixte, qui réunit les avantages des trois autres, n’a pas leurs désavantages, quand les
perpétuels sont éclairés & vertueux ; & sous cet aspect sans doute c’est le meilleur des
régimes connus. […] Mais si le perpétuel est incapable ou corrompu, il entraînera tout par
le crédit qu’acquiert sur des hommes inhabiles & passagers l’opinion du savoir, la crainte
d’errer, la complaisance, la faiblesse, le désir de ne pas déplaire à celui que l’on craint de
trouver en son chemin, lorsque rentré dans la foule, on pourra avoir à traiter avec
l’administration qu’il dirige : que s’il trouvait quelque résistance, il attendrait, pour
remplir son projet, le moment où l’administration se renouvellant, il pourrait par toute
sorte de moyens faire adopter son plan par des hommes nouveaux. Ainsi dans plusieurs
administration se sont introduits des abus utiles aux perpétuels, & auxquels tous les
administrateurs passagers se défendent d’avoir eu part. Dans ces administrations mixtes, si
vous ne pouvez pas déplacer le perpétuel sans lui faire son procès ; comme les moyens
d’accusation sont très difficiles à saisir & à prouver ; comme les passagers ne veulent pas se
compromettre, & soupirent bientôt après la retraite ; il peut se faire insensiblement
beaucoup de mal, qui ne peut se réparer que par une grande révolution. Cette perpétuité
est donc dangereuse ; & il semble qu’il conviendrait mieux au bien de l’administration, de
rendre ces places amovibles ; en sorte néanmoins que le pourvu soit assuré de les conserver
tant qu’il fera le bien, & menacé de les perdre aussitôt qu’il en sera incapable par son âge,
ses qualités, sa conduite, ses crimes, ses torts, ses erreurs & sa négligence même. Car là, s’il
se fait un mal réel, c’est incontestablement au perpétuel qu’il faut s’en prendre ; il doit
avoir tout ce qu’il faut pour le prévenir ; & dans un gouvernement tel que la France, il
peut l’empêcher par le recours à la grande administration, dont les particuliers ne sont que
les branches ; & aux cours souveraines qui en ont la grande police71.

Sans entrer dans les détails de ce texte, nous voudrions souligner


qu’en donnant corps à quatre formes administratives, Prost de Royer
confère à la catégorie de l’administration une visibilité et une
autonomie comparables à celles que Montesquieu avait fixées pour
les trois espèces de gouvernement. Chacune de ces dernières, on le
sait, possède une nature et un principe présents dans ses propres lois.
Celles-ci, à leur tour, doivent correspondre aux caractéristiques
anthropologiques des peuples, déterminées par des facteurs matériels
de base (climat, nature du sol, mœurs de la nation, etc.). De la même
manière, l’administration représente la forme du pouvoir qui se
modèle sur des critères différents selon les objets auxquels elle
s’applique. C’est pourquoi quiconque occupe une charge publique
obéit à la fonction, plutôt que l’inverse. Ainsi, de même qu’il existe
des espèces de gouvernement historiquement et géographiquement
diversifiés, il n’y a pas d’unique mode d’agir de l’administration mais
des situations qui, par nature, exigent d’être gouvernées selon des
modalités différentes. Il est intéressant de remarquer que, dans une
telle perspective, la police appartient à l’un des régimes administratifs
(le « tournant ») recensés par le juriste, ce qui témoigne du fait
qu’entre ces deux réalités au départ distinctes se met lentement en
place un rapport de genre à espèce, qui sera un point de non-retour
pour la science juridique du siècle suivant. C’est ce que Necker
observe au passage, à propos du gouvernement provincial, lorsqu’il
soutient qu’« il est sans doute des parties d’administration qui, tenant
uniquement à la police, à l’ordre public, à l’exécution des volontés de
V . M., ne peuvent jamais être partagées et doivent constamment
reposer sur un intendant seul72 ». Clairement, l’écart entre les deux
concepts ne fait que s’accroître, avec la conséquence que même une
expression telle qu’« administration de police » tend à acquérir un
sens propre et à se détacher de la connotation générique d’un
pouvoir. Prost l’emploie pour critiquer l’inefficacité du système
« tournant » qui, basé sur le rapprochement périodique dans les
bureaux de province, ne satisfait pas l’exigence de connaissance
stable sur des lieux, des personnes et des comportements, essentielle à
la tutelle de l’ordre public.
Mais, au-delà de la question du modèle administratif plus adapté à
l’exercice de la police, un processus plus subtil est en train de
s’accomplir : la police, en tant que pratique, est annexée par
l’administration, forme de gestion à la typologie pourtant variable.
Tel est le changement de statut conceptuel que la prééminence de
l’administration produit aux frais de l’ancienne figure dévorante
décrite par Delamare. Avec ce changement varie également l’ordre
des antagonismes entre les institutions de l’Ancien Régime. Depuis le
début du XVIIe siècle, le dualisme entre justice et police sur un plan
strictement pratique s’était développé – le lieutenant de police dérive
en effet du vieil office de lieutenant civil, précisément parce qu’on
réalisait que tout n’était pas gouvernable de manière
juridictionnelle – avec une administration qui reste en retrait, floue,
mais soumise à ses compléments. Nous avons maintenant affaire à
une nouvelle confrontation. Police et administration ne sont plus
opposables en tant que façons de faire, comme instruments
concurrents de gouvernement du royaume, comme l’étaient la justice
et la police. Plus que d’une compétition entre deux techniques de
pouvoir, nous devons parler maintenant d’incorporation d’une
pratique matérielle dans une forme de domination publique toujours
plus totalisante, et qui ne laisse que très peu de domaines en dehors
de son emprise. Sous l’Ancien Régime, des expressions telles que
« policer la justice » ou « juridictionner la police » étaient
conceptuellement et linguistiquement impensables, précisément
parce que les deux notions étaient alternatives : aucune ne pouvait
être le corrélat de l’autre. Or tout est désormais administrable au sens
public, la justice comme la police, les finances comme l’armée, les
provinces comme les communes. Le syntagme « administration de la
police » n’est pas un simple doublet nominal ; cette expression décrit
une superposition, le dédoublement de la forme virtuelle du pouvoir
avec son exercice concret : l’administration unifie dans l’universalité de
la forme la multiplicité des expériences que la police avait recueillies dans
sa pratique pluriséculaire. La référence de Prost à la révolution comme
solution inévitable aux dysfonctionnements de l’administration
perpétuelle confirme par ailleurs l’enjeu politique que ce pouvoir est
appelé à gérer. L’administration publique est désormais perçue dans
son autonomie : elle se révèle être l’épicentre d’un possible
bouleversement politique et social. En peu de temps l’administration
est devenue le pivot du système institutionnel dans son ensemble.

Les incertitudes de la philosophie politique


Bien que le discours du Dictionnaire de jurisprudence se présente
comme la première tentative pour conférer une cohérence
fonctionnelle à l’administration, le rapport entre cette nouvelle figure
et les autres pouvoirs de l’État n’émerge pas encore clairement. Et
surtout, son rôle par rapport à la traditionnelle omniprésence de la
police s’annonce sans être encore franchement thématisé.
La philosophie politique, quant à elle, ne parvient pas non plus à
des résultats particulièrement significatifs. Le modèle d’une
administration publique dont le gouvernement se sert pour
poursuivre les buts établis par la loi est un principe dérivé de
Rousseau et plus ou moins explicitement repris par les textes dans les
deux dernières décennies du siècle. Un répertoire qui rassemble les
définitions tirées de l’Encyclopédie et de l’ouvrage de l’abbé Girard
reflète ainsi le nouveau champ sémantique de la notion : elle
« signifie littéralement exécution. Le gouvernement ordonne, le
régime règle, l’administration exécute », de sorte qu’y sont compris
« tous les objets dont les principes sont établis et dont il ne reste que
faire l’application73 ». Curieuse autosuffisance que celle de
l’administration publique : au moment où elle s’émancipe de notions
voisines, le pouvoir que lui donne sa « prééminence d’emploi »,
comme le dit l’abbé Girard, l’inscrit immédiatement dans un rapport
d’hétéronomie et la qualifie comme « devoir exécuter », plutôt que
comme « savoir vouloir ». Il s’agit d’ailleurs plus d’une double
subordination car, si l’on s’en tient au schéma que Rousseau propose
dans le Contrat social (1762), le gouvernement dont l’administration
applique les ordres doit respecter l’expression de la volonté générale :
« Il faut donc à la force publique un agent propre qui la réunisse et la
mette en œuvre selon les directions de la volonté générale, qui serve
à la communication de l’État et du Souverain. […] Qu’est-ce que donc
que le Gouvernement ? Un corps intermédiaire établi entre les sujets
et le Souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de
l’exécution des lois, et du maintien de la liberté, tant civile que
politique. […] J’appelle donc Gouvernement ou suprême
administration l’exercice légitime de la puissance exécutive74. »
Cet essai théorique extrait du IIIe livre du Contrat social est parsemé
d’analogies mathématico-quantitatives. D’une part « gouvernement »
et « suprême administration » sont présentés comme équivalents.
Mais, d’autre part, le contexte argumentatif montre qu’il s’agit de
donner une forme symbolique à ce qui se présente avant tout sous un
jour matériel : la force, problème crucial de la pensée politique
moderne, à partir de Machiavel. Et donc, bien qu’elle soit indistincte
du gouvernement, l’administration peut être interprétée comme une
structure pratico-bureaucratique qui opère comme agent collectif de
la force publique sous les ordres du gouvernement. Ce rôle de
l’administration centré sur l’idée de force semble bien entrer en
concurrence avec la traditionnelle vocation dominante, presque
exclusive, de la police à assurer la mise en mouvement de la
souveraineté, à lui conférer cette force étrangère au modèle
« statique » du roi justicier.
Dans la réflexion philosophico-politique, Rousseau reste une
référence obligatoire pour avoir établi le principe de l’exercice
légitime de l’action gouvernementale. Cependant, dans l’ensemble de
son œuvre, le concept d’administration publique, quoique
fréquemment employé, est évoqué sans être approfondi. Il est
presque occulté par le concept bien plus significatif de
gouvernement, comme le montre le dernier extrait cité. Du reste,
c’est l’importance de la loi qui limite l’autonomie des structures
bureaucratiques et réduit le rôle du gouvernement à celui d’une
courroie de transmission de la volonté générale. Ce peu de
considération envers l’activité gouvernementale interne se trouvait
déjà chez Montesquieu, qui avait traité la puissance exécutrice de
« constitutionnaliste », pour rechercher un équilibre entre les
fonctions souveraines et puis en établir le rayon d’intervention. Mais
tout ce qui concernait le déroulement interne d’une telle puissance,
son organisation et sa pratique, restait indéfini. D’où l’absence de
toute référence à l’administration dans l’Esprit des lois qui, comme on
le sait, conçoit de manière ambiguë la puissance exécutrice, divisée
entre la matière du droit des gens, d’un côté, et, de l’autre, celle du
droit civil75. Même un ouvrage aussi vaste et prétentieux que la
Science du gouvernement de Réal de Curban se révèle incapable d’isoler
l’administration en tant que telle76. On n’y saisit en effet dans leur
unité que le pouvoir législatif et judiciaire. Toutes les autres
compétences internes et externes de l’État y sont fragmentées dans
une série de pouvoirs qui mettent en évidence le rapport entre
souverain et ministre sans jamais dégager l’existence d’un appareil
administratif autonome.
En général, au-delà de la contribution de Rousseau, importante
mais limitée, il semble que la philosophie politique des Lumières ait
manqué de s’interroger sur l’émergence du nouveau phénomène et
sur le rapport avec les institutions préexistantes. En revanche, la
pratique normative semble mieux signaler les transformations en
cours.

L’administration à l’épreuve de la législation


De précieuses indications sont disséminées dans le matériel
législatif qui ne peut cependant prétendre aux condensés conceptuels
généreusement prodigués par les classiques ordonnances de police. À
présent, il s’agit plus que tout de repérer les déplacements
sémantiques à l’œuvre dans certains énoncés ainsi que les
« attaques » presque imperceptibles que l’administration lance contre
les institutions concurrentes, avant tout la police, qu’elle assimile à
son propre dispositif. Tel est le cas d’un arrêt du conseil
du 13 juillet 1775, qui annule une décision antérieure du Parlement
de Paris qui se reconnaissait la qualité d’organe juridictionnel y
compris en matière de voirie, violant ainsi la compétence exclusive
des bureaux des finances. Sur le fond d’un conflit entre juridiction
civile et juridiction administrative, l’arrêt du conseil revendiquait le
droit des organes de gouvernement, en soulignant que « la police des
routes et chemins royaux […] forme une branche de
l’administration77 ». C’est ainsi qu’un traditionnel bastion de la
police classique – cette voirie à laquelle Delamare consacre une
importante partie du Traité, et que quatre ans auparavant le Traité de
l’administration de la justice de D. Jousse considérait comme l’un des
six objets composant la « Police générale du royaume78 » – tombe
dans l’orbite de l’administration, laquelle apparaît désormais à la
lumière moderne d’une structure unitaire englobant des applications
différenciées. Une autre ordonnance semble aller plus loin, et
présente une articulation plus circonstanciée entre administration et
police. Il s’agit d’un long « règlement » du 24 mars 1776 qui
discipline les corps militaires. Le premier titre concerne justement
l’administration régie par un conseil établi dans chaque régiment
« pour veiller au bon ordre, à l’économie, à toutes les fournitures
nécessaires au corps, pour ordonner, vérifier, approuver les marchés
et les dépenses, et pour juger de la conduite de ceux qu’il aura chargé
de quelque détail79 ». Garantie de fonctionnement général et, en
particulier, des aspects de trésorerie qui tournent autour de ce
moderne bréviaire de gouvernement qu’est le registre de recettes et
dépenses : c’est en cela que consiste le fait d’administrer. Le titre VI
du même règlement concerne en revanche la « police intérieure des
corps », dénomination qui indique l’obligation de faire respecter la
religion à tous les subordonnés, de bannir les manifestations de luxe,
de réprimer les jeux de hasard, de surveiller les mœurs, le danger de
sédition, la santé des soldats et « tous les détails relatifs au bon
ordre80 ». Contrôle et application concrète des mesures disciplinaires :
la police subit désormais le pouvoir de l’administration dont elle tire
sa force. Ainsi, en termes généraux, il est possible de décrire un
processus où l’administration présente un double visage : vis-à-vis des
autres pouvoirs souverains, l’administration apparaît comme une
structure insérée dans le cadre « constitutionnel » de l’État afin de
mettre en œuvre la volonté politique. D’un point de vue interne,
l’administration impartit au dispositif de police une compétence
essentiellement exécutive.
L’expansion de cette nouvelle manière d’exercer et de représenter le
pouvoir public apparaît de manière accidentelle dans les
ordonnances. Il est rare qu’un document normatif thématise
spécifiquement un objet dont la réalité est pratiquement
insaisissable, en termes matériels et plus encore formels. Et l’on peut
tenter d’en comprendre la raison : en l’occurrence l’administration
est en train de devenir une forme de l’action de gouverner ; elle
adhère à cette action gouvernementale avec fluidité, sans y introduire
aucun contenu symbolique qui renverrait à quelque chose d’extérieur
à sa propre pratique. L’administration n’est pas en soi une majestas,
une potestas, une auctoritas, une iurisdictio. Elle ne se réclame
d’aucune de ces figures chargées de significations politiques
travaillées séculairement pendant des siècles par le droit romain
classique puis par la pensée juridico-théologique médiévale et
moderne. Elle neutralise cet énorme héritage du passé, suspend toutes
ses qualifications afin d’embrasser l’idée d’une forme délestée de tout
contenu spécifique. C’est pourquoi le discours des ordonnances ne
parvient pas à objectiver clairement la notion d’administration
(comme cela arrive avec la police lors de l’édit de mars 1667), laquelle
exprime la morphologie même de l’action d’État, et se présente au
législateur comme une évidence qui n’a rien de problématique,
comme un mot à employer plus qu’à interroger. Pour le pouvoir
monarchique de la fin de l’Ancien Régime, en fait, poser la question
de l’administration aurait impliqué une sorte de déprise de sa propre
façon d’être, une sortie hors des modalités qui étaient en train de
devenir les siennes. Une réflexion sur cet objet, par ailleurs, aurait
dégagé tout d’un coup une figure nouvelle du pouvoir : un pouvoir
autonome et dépersonnalisé, redoutable pour le souverain lui-même.
Un souverain qui, comme cela ressort des remontrances du Parlement
de Paris, aurait été obligé de se découvrir un concurrent technique (et
non plus seulement historique comme dans le cas de la noblesse et
des Parlements) qui l’aurait privé de son monopole de représentation
symbolique et d’exercice réel du pouvoir. D’où le double profil d’une
administration qui se caractérise soit comme une structure massive,
reconnaissable voire étouffante, soit comme une action purement
mimétique, comme une entité inconsistante, capable d’adhérer à
n’importe quelle contingence pour en épuiser la forme et l’histoire.

L’administration dans la synthèse de l’Encyclopédie méthodique


La maturation définitive des prérogatives et des limites juridiques
propres à l’administration, nous la trouvons dans l’Encyclopédie
méthodique, en particulier grâce à Peuchet. Son effort consiste à opérer
une distinction entre administration et police lorsque désormais les
deux concepts ne se situent pas précisément l’un par rapport à
l’autre. Comme les matières de la jurisprudence insérées dans
l’Encyclopédie méthodique ont été rédigées pendant neuf ans (1782-
1791), on peut mesurer dans cette période cruciale, l’évolution du
concept. Pour compléter le tableau, il faut considérer le volume, paru
en 1792, que l’Encyclopédie méthodique consacre à l’Assemblée
nationale constituante, où l’on précise définitivement le sens
moderne du mot administration. Suivons ce changement dans sa
séquence chronologique.
Dans le premier volume (1782), sous la plume d’un avocat nommé
Henri, les caractéristiques de l’administration sont encore
relativement floues. Divisée en trois branches (droit public, civil et
canonique), la notion revêt, dans le domaine public, certes un rôle
moteur de la chose étatique, mais elle manque d’autonomie par
rapport à la figure du souverain. Après avoir souligné ce lien
identitaire par une rapide allusion (« l’administration et le
gouvernement appartiennent essentiellement au souverain ; quoique
soumis aux lois, son pouvoir est néanmoins indépendant des
ministres de la loi, qui, par eux-mêmes, n’ont de pouvoir que celui
qui leur est confié »), l’auteur s’occupe seulement de cette « partie
bien essentielle de l’ordre public » qu’est « l’administration de la
justice81 ». Il s’agit d’anciennes liaisons et rien de véritablement
nouveau.
Mais si l’on regarde la définition d’« administration » du neuvième
volume paru en 1789 et entièrement consacré, avec le dixième, aux
objets de police, le tableau apparaît déjà bien transformé. L’auteur en
est cette fois Peuchet, qui insère dans l’article toute son expérience
d’homme de terrain, mais aussi la leçon de Rousseau. La définition de
l’administration « nue » saisit en premier lieu l’aspect technico-
instrumental de la chose : « C’est un ensemble de moyens et d’agents
destinés à maintenir un certain ordre de choses de droits ou de
propriétés, soit publiques soit particuliers dans la société82. » Il est
significatif que Peuchet introduise la notion sans faire référence ni à
l’exercice d’un pouvoir ni à la situation de celui qui le détient : ce qui
compte avant tout est le moyen, véritable moteur de l’agir politico-
juridique, sujet effectif de l’État. Certes, le contact avec la pratique
aiguise le regard de l’auteur qui isole la nouvelle créature à partir de
ce qui lui appartient le plus, à savoir la capacité de mettre en place
des instruments et de se structurer en conséquence comme appareil
adaptable. L’article « Burocratie » (sic) paru dans le même volume
amplifie cette vision avec des accents polémiques. Ici, Peuchet s’en
prend aux procédures administratives qui se glissent partout et
déterminent toutes les actions humaines. Il saisit bien le cœur du
problème lié au dysfonctionnement administratif : l’autonomie des
opérations publiques, cette hégémonie du « moyen » érigée en
système, que le néologisme « burocratie » accuse tout en le
sanctionnant :
Gouvernement, administration commandement par bureaux ; car ce mot signifie tout
cela, et cet abus s’offre tous les jours sous ces différentes formes, à quiconque observe
attentivement. Elle est gouvernement, lorsque par un abus aussi bizarre qu’incroyable des
bureaux faits pour jouer un rôle subalterne, elle s’érige en magistrat, exempte tel ou tel de
la soumission aux lois, ou assujettit les citoyens à des obligations qu’ils désavouent ; elle
est administration, lorsque des commis stupides ou corrompus s’érigent en ministres, font
de la fortune publique, l’objet de leurs spéculations particulières, changent, réforment,
altèrent les meilleurs règlements, suspendent ou arrêtent d’utiles établissements, etc. Elle
est commandement, lorsque surtout les agents du pouvoir souverain vont prendre l’ordre
d’hommes incompétents pour les donner, soit par rapport aux opérations militaires ou à
l’exécution d’ordres arbitraires. Ce dernier genre d’abus règne depuis les premiers bureaux
de l’état, jusque dans ceux de la police, qui sont le résumé, et pour ainsi dire, l’âme du
système despotique qui nous gouverne depuis longtemps.
Je ne crois pas en effet un état où l’influence du système burocratique soit aussi sensible,
aussi absurde, aussi étendue qu’en France. […]
Tout se fait par bureau et dans les bureaux. S’agit-il de former un établissement
considérable ? C’est un bureau qui est chargé de son administration. Veut-on travailler au
bien public par une réforme salutaire ? On commence par monter un étalage de bureaux,
qui porte le désordre au milieu de la réforme même.
On dira : mais les noms n’y font rien, et nous nommons bureaux, faute d’une autre
expression, ces réunions d’administrateurs, de chefs, de commis, de copistes, sans qu’il y
ait pour cela le moindre abus dans la chose.
Entendons-nous : le nom fait quelque chose quoi qu’on en dise. Mais n’examinons ici
que la chose en elle-même, et vous allez voir que la burocratie est vraiment une forme
d’administration abusive, une espèce de gouvernement, connu seul en France, de la
manière qu’elle y existe83.

De cette première approche combinée entre les définitions


d’« administration » et de « burocratie », il est désormais clair qu’à cet
agrégat d’instruments réunis sous l’étiquette collective
d’administration est reconnue une indépendance qui, au-delà de tout
changement constitutionnel et social, lui vaudra le rôle de véritable
constante du système politique. Dans ce sens, l’article
« administration » pour la classe « Économie politique et
diplomatique » de la même Encyclopédie méthodique rédigé par
Démeunier et paru en 1784 souhaite précisément que la continuité
de la politique soit garantie par l’administration : « Heureux l’état
dont le régime est assez sagement établi, pour que les ministres se
succèdent sans que l’administration change84. » Avec la Restauration,
la permanence et l’immanence de cette notion apparaîtront toujours
plus fondamentales, comme le reconnaîtra entre autres l’historien
Augustin Thierry pour lequel « la Monarchie en France, quand elle
cesserait d’être absolue, devrait rester administrative85 ».
Toutefois, l’objet ne peut être réduit aux seuls aspects matériels, et
pour cette raison, Peuchet rectifie le tir. La définition innovatrice
technique est en effet insérée dans un contexte de pouvoirs publics
où est affirmé le rôle subalterne de l’administration à l’égard des
directives du gouvernement et, indirectement, du souverain.
Autonomie instrumentale et dépendance juridique se
contrebalancent en modelant une manière d’exercice du pouvoir.
Peuchet ne doit en effet pas ignorer le « danger » de l’arme qu’il est
en train de manier : c’est précisément parce que ce complexe de
moyens techniques n’est pas une force inerte, mais un dispositif
continuellement en action qu’il faut en délimiter l’énergie matérielle
dans un système de principes et de règles de droit. Le problème est
donc le suivant : comment gérer une force dont la frontière est
toujours fluctuante entre une puissance et ses actes ? Il ne s’agit pas
tant de gouverner le processus d’application concrète d’un appareil
technique que d’imaginer la possibilité de passer d’une force virtuelle
à son emploi effectif. Comment éviter les effets dangereux d’une
rationalité objective qui conditionne et risque de neutraliser le primat
de la volonté souveraine introduit par la politique moderne ? Cette
question sur l’ontologie du « moyen » et l’autonomie de la tecnique,
que la philosophie moderne de Hegel à Heidegger, en passant par
Nietzsche, Weber et l’école de Francfort, allait constamment
travailler, est ce qu’un obscur praticien de la fin du XVIIIe siècle essaie
de découvrir dans l’administration. D’où l’exigence de penser un
système décisionnel qui place l’administration à l’extrémité
périphérique de la règle juridique, qui la réduise à un simple
mécanisme servant à traduire dans les faits la volonté incorporée
dans la loi. La meilleure façon de réaliser cet objectif est d’établir une
série de distinctions hiérarchiques qui accompagnent le trajet
progressif de la loi au fait. C’est pourquoi Peuchet s’inquiète avant
tout de sauvegarder la stratification de l’édifice, en percevant la
première différence dans le point où l’exercice de pouvoir est le plus
mélangé et opaque : « L’administration diffère essentiellement du
gouvernement, quoique les écrivains s’obstinent à se servir
indistinctement de ces deux mots pour désigner la même chose ; il en
résulte une confusion d’idées, d’où naissent ensuite un désordre et un
abus de principes aussi absurdes que dangereux. » Pour préciser cet
important passage dont l’enjeu excède de loin le langage, Peuchet
observe qu’« on ne dit point le gouvernement de Sully, de Colbert, de
M. Necker ; on dit l’administration de […], parce que ces
administrateurs, quoique auteurs de changements considérables dans
l’état, n’ont fait qu’exécuter les ordres du gouvernement, mais ils
n’ont point gouverné. À la rigueur même le roi n’est
qu’administrateur puisqu’il ne fait que surveiller l’exécution des lois
nationales, et l’emploi de la fortune publique86 ».
Remarquons combien la définition initiale, en ce qu’elle était
dénuée de tout préjugé, est rapidement en train de changer : cette
administration qui s’impose grâce à sa neutralisation politique de
l’appareil d’État (comme Saint-Simon le célèbrera), cette
administration qui ne se range aux côtés de personne parce qu’elle se
suffit à elle-même, au point de se légitimer comme simple moyen
souverain indépendant des hommes et des buts, doit être maintenant
domptée par l’ordre juridique. Les anciennes ressources
« prudentielles » qui avaient prêté au prince un art de gouverner le
plus souvent extra-juridique, ne servent plus. Toutefois, le projet est
ardu, surtout si on l’observe du point de vue de la pratique. Les
situations concrètes lancent un défi continuel aux axiomes de la loi,
et c’est précisément dans cette zone grise, non qualifiée, sinon
comme théâtre des forces, que l’administration revendique
l’autonomie de ses propres dispositifs. C’est pourquoi Peuchet, à la
fin, doit rechercher une solution de compromis qui réussisse à tolérer
l’ambivalence fonctionnelle d’un pouvoir divisé entre « service » et
« autonomie ». Et si, au début, il avait donné de l’importance à la
priorité des moyens, il en souligne à présent le caractère éventuel et
accessoire, au point que les formes d’administration peuvent être
variées. On comprend donc que ce qui peut apparaître comme une
incohérence de l’auteur reflète plutôt la complexité de l’objet, rendue
évidente comme elle ne l’avait jamais été. Désormais, c’est avec cette
nouvelle figure qu’il faut se confronter :
L’administration doit compte au gouvernement qui l’emploie, et le gouvernement n’en
doit qu’au souverain ; l’administration peut recevoir différentes formes sans changer la
constitution d’un État, et le gouvernement, au contraire, entraîne avec lui des
changements dans les droits d’un peuple, lorsqu’il en éprouve lui-même. L’administration
n’a pas des lois constitutionnelles qui l’établissent telle ou telle, c’est le besoin, le moment,
la convenance qui la prescrivent. Le gouvernement ne doit avoir pour guide que les statuts
nationaux, le code public. Le gouvernement est le souverain, en tout qu’il s’occupe des
moyens de se conserver ou de s’étendre, et l’administration consiste dans les personnes et
les choses qu’il emploie pour cela87.

Et comment se situe la police par rapport à l’administration ? À ce


sujet on voit émerger les limites du praticien, parfaitement à même
de saisir le sens des procédures, mais peut-être moins apte à en
expliquer les articulations conceptuelles. La confrontation entre les
deux notions n’est jamais proposée de manière explicite. Il est tout de
même possible de la percevoir par l’interprétation. L’article « police »,
comme celui sur l’administration, présente diverses facettes. La
définition de départ tend à confondre ces notions plus qu’à les
distinguer, car la police apparaît dotée des mêmes caractéristiques
que l’administration : « La partie du gouvernement de l’état, qui a
pour objet d’y maintenir l’ordre, la tranquillité et l’usage libre des
choses publiques. » Et peu après, pour confirmer le rapport spéculaire
entre les deux termes, on précise que « la police de l’état n’est autre
chose que la partie exécutive du gouvernement88 ». Toutefois, le
contenu général du discours et certains passages en particulier
suppléent au manque d’une claire distinction théorique. La
différence entre les deux concepts doit alors être perçue dans une
marge de sens qui semble dépasser la lettre étroite du texte :
En envisageant en effet la police comme la pratique de tous les moyens d’ordre et de
sûreté publique, on voit qu’elle peut être divisée en autant de branches que le
gouvernement emploie d’agents pour atteindre ce but ; alors la police se partagerait en
civile, militaire, religieuse, économique ; et sous ces quatre titres viendraient se ranger
toutes les institutions que la société a formées pour le maintien de l’ordre, et qu’on
désigne ordinairement par chacune de ces dénomination : l’on aurait ainsi un système de
gouvernement89.

Allons au-delà de la signification littérale des mots. Pour que le


cadre argumentatif général de l’Encyclopédie méthodique soit cohérent,
ce dernier mot, « gouvernement », doit être lu, en fait,
« administration ». De cet extrait ressortent dès lors deux plans
distincts : celui de la pratique et celui du système. Le premier
appartient à la police, dont le devoir est la mise en place empirique
de tout ce qui est formulé par un énoncé normatif. Elle gère la
rencontre entre l’ordre symbolique d’une déclaration de volonté
d’une part, et les comportements humains et les états de chose qui
constituent la réalité du sensible, de l’autre. Dans le second plan
rentre l’administration, structure unificatrice des pratiques
minutieuses dans lesquelles est engagée la police. Selon la définition
de d’Alembert, qui reprend le Traité des systèmes de Condillac,
« système n’est autre chose que la disposition des différentes parties
d’un art ou d’une science dans un État où elles se soutiennent toutes
mutuellement90 ». L’administration en tant que système désigne
conceptuellement la possibilité d’une coordination stable des actions
qui procèdent de la fonction générale de gouvernement.
On trouve dans l’article « burocratie » de Peuchet, déjà cité,
d’ultérieurs indices sur la nouvelle carte conceptuelle qui est en train
de se profiler. Ici, Peuchet parle de « burocratie de la police » afin de
souligner la différence entre la chose et les formes qui en structurent
la mise en place, tout en signalant le danger de celles-ci :
De toutes les espèces de burocraties établies en France, il n’en est pas de plus odieuse, de
plus destructive de tout bien, que celle de la police de Paris. […]
C’est l’abus que nous blâmons et non la chose. Nous sommes bien loin de regarder la
police, prise en globo, comme destructive de tout bien ; nous ne sommes pas assez
aveuglés sur des matières dont nous avons fait une étude particulière, pour croire qu’on
puisse conduire et administrer une grande ville, un grand peuple sans police, sans agents
qui l’exercent. C’est la forme odieuse qu’on lui a donnée que nous attaquons, c’est l’abus
qu’on en a fait, ce sont les attributions dont on l’a enflée, que nous regardons comme des
atteintes portées aux droits de tous et à la tranquillité de chacun. Elle a substitué le calme
de l’esclavage, de la servitude, de la crainte, à celui qui naît de la confiance dans les lois, de
l’habitude de les respecter, de l’estime des magistrats et de la liberté publique. Cette
odieuse forme de gouvernement a dressé le parisien à ne connaître point de milieu entre
une obéissance aveugle, une crainte servile, et une révolte, une insurrection dont sa
faiblesse, sa douceur le rendent infailliblement la victime.
C’est la burocratie de la police qui alimente ce désordre social. Il ronge, il mine, il sape
lentement, mais continuellement, la confiance qui unit les citoyens, la liberté qui les
améliore, l’honneur qui les élève, le repos qui les enrichit. Ils se regardent comme dans
une position gênante, ils cherchent quelquefois à se mettre sur la vraie base de leurs droits
et de leurs devoirs, la résistance qu’ils éprouvent les fait tomber dans le découragement ; la
haine, la méfiance, n’en subsistent pas moins, et ces matières combustibles concentrées,
doivent produire tôt ou tard une explosion, que la force des choses amènera et qu’aucune
puissance ne sera capable d’arrêter91.

Laissons de côté le problème de l’excès de pouvoir administratif


que Peuchet veut dénoncer ici et considérons en revanche le
glissement du statut conceptuel des notions. Comme cela ressortait
déjà du Dictionnaire de Prost de Royer, l’administration n’est plus
seulement action mais ordre représentatif de l’action (c’est-à-dire
activité), figure de la théorie et non instrument de la pratique. Le
rapport de l’administration avec la police sera donc celui qui
entretient un tout structuré sous la forme juridique de l’institution,
autrement dit sous la forme d’un ordre méthodique indépendant de
l’ordre naturel, avec une manière d’application concrète ; un rapport
entre l’artifice d’un organisme formé de personnes et de choses
réunies dans une unité tout à la fois symbolique et réelle en même
temps et le fonctionnement contingent de ce complexe dans
l’expérience concrète. Cette conceptualité empirique que le modèle
français de la police avait depuis toujours envisagée, contrairement
au modèle spéculatif élaboré dans les universités allemandes, reste
substantiellement inchangée. La nouvelle donnée est l’affirmation
d’une catégorie pure, l’administration, qui synthétise a priori, dans un
protocole de travail, les diverses prestations de la puissance publique.
Il ne s’agit pas encore d’une architecture, du type de celle que Kant
définit « art du système », par lequel il désigne la réflexion
scientifique appliquée à un ensemble d’éléments que l’administration
organise, comme dans le cas dont nous nous occupons. Il faudra
attendre les années 1820 pour voir naître une science administrative
qui observe cette totalité et qui, à partir d’elle, inaugure une nouvelle
dogmatique juridique. Toutefois, l’apparition du processus de
différenciation se manifeste déjà dans l’Encyclopédie méthodique, dont
le raisonnement confirme une impression déjà vérifiée : un
« système » de police au sens restreint est étranger à la France
d’Ancien Régime. Sa contiguïté avec les exigences sociales de
l’immédiat et sa dimension locale et citadine ont empêché que la
police ne devienne une catégorie fondatrice de la politique et du
droit et qu’elle soit donc pensée comme unité ordonnée d’un savoir
pratique. Cette visée est en revanche à la portée de l’administration.
À la fin du XVIIIe siècle, l’administration rationalise et unifie des pratiques
de police jusqu’alors dispersées, favorisant ainsi le déplacement de la
rationalité juridique d’un modèle casuistique à un régime classificatoire, de
la solution des problèmes à l’étude de principes, du récit des besoins à la
géométrie des schémas.
En 1792, Peuchet publie un volume de l’Encyclopédie méthodique
consacré à l’Assemblée nationale constituante : la définition
« administration » a entériné le processus qui vient d’être décrit.
Ainsi, comme les répertoires du XVIIIe siècle distinguent deux
acceptions large et restreinte de la police, de même pour le terme
administration, malgré sa jeune fortune, émerge une classification du
même ordre : « Ce mot est employé pour désigner d’une manière
générale l’exercice de l’autorité publique dans la manutention
économique et l’exécution des lois de l’état. Par précision, il est
restreint à désigner la hiérarchie des pouvoirs chargés du soin de la
fortune nationale et du maintien de l’ordre par l’emploi de la force et
le droit de surveillance publique92. » La distinction n’est plus entre un
concept historique et non technique, d’un côté, et un concept étroit,
scientifique, moderne, de l’autre. Cette définition coordonne les deux
significations, comme si la deuxième s’articulait à la première, sur un
plan métadescriptif. Il s’agit d’un processus analogue à celui que nous
avions observé à propos du commerce frumentaire et du rôle du
marché. Le discours économique de Turgot, on s’en souvient, avait
introduit un déplacement dans l’approche du phénomène : après
avoir été traité par la police comme un théâtre de la visibilité
matérielle des échanges, le marché était devenu, chez Turgot, un
cadre d’interprétation formelle capable de produire un certain
nombre de vérités. De la normativité d’une pratique, le marché se
déplaçait du côté de la régularité de l’intelligible. Une évolution
comparable se décèle à travers le concept d’administration. D’une
manière assez improvisée, on y voit l’héritage naturel légué par la
police, dont l’organisation est purement pratique, subsumé sous un
ordre d’une tout autre nature, puisqu’il s’agit maintenant d’une
organisation formelle. L’administration donne forme et unité à une
combinaison d’éléments gestionnaires (personnes, choses,
instruments) et produit un régime de vérité de l’ordre public différent
de l’action policière, tout en fournissant les conditions de cette
dernière. C’est pourquoi la représentation diffuse d’une « filiation
naturelle93 » entre police et administration doit être rectifiée. Derrière
la permanence de quelques archétypes anthropologiques dont une
certaine histoire du droit abuse un peu trop facilement94, c’est en
réalité un régime spécifique de l’ordre public que l’administration
introduit. À côté d’une harmonie des comportements dictée par les
mesures de police, on affirme désormais une coordination
systématique des structures et du cadre général à l’intérieur desquels
l’ordre des comportements devient pensable. L’unité étatique et la
multiplicité policière (au sens des tâches particulières mais aussi des
différentes réalités urbaines où la police opère) se fondent dans l’idée
d’administration, véritable agent de cohésion qui englobe et qualifie
tout : « Dans le système actuel – notait déjà Malesherbes en 1759 –
puisque tout est d’administration, chacun est fondé à porter ses
plaintes à l’administrateur et de l’administrateur95. » Le résultat de ce
processus est de dégager un nouvel espace symbolique des relations,
« d’arranger (dans le nouveau style de la vraisemblance) le lieu
logique de la toute-puissance [et] de l’omniscience », comme il a été
écrit cette fois à raison96. Si l’administration est bien un rejeton de la
police, elle en reste cependant la fille indomptée : elle s’est
émancipée de ce creuset qu’est le « social » pour lui substituer la
froide rationalité d’une « grille d’intelligibilité » qui s’empare de tout
son espace. Et si, par conséquent, pour ce qui est du XVIIIe siècle,
parler de droit et d’une science de la police n’a de sens que dans des
contextes non français, en revanche, un droit et une science de
l’administration viendront combler ce vide avec le siècle nouveau,
anoblissant par là, tout en le méconnaissant, l’humble travail de
Delamare.

1 Ch. MALESHERBES, Mémoires sur la librairie, op. cit., p. 67.


2 Cf. et sq. A. FUSCO, « Verwaltung » (Rom), dans Geschichtliche Grundbegriffe, op. cit., VII
(1992), p. 16-17.
3 Curationem annonae… administravi [t]. Voir Res gestae divi Augusti 5, 2 (éd. J. GAGÉ, Les
Belles Lettres, Paris, 1977, p. 80). Chez Cicéron (Ad Atticum, 4.1.), on trouve une expression
très proche : vocare aliquem ad procurationem annonae.
4 Sur l’institution de la cura, S. SOLAZZI, Scritti di diritto romano, Jovene, Naples, 1957, II,
p. 1-80.
5 Cf. Academici, 1, 3, éd. Plasberg, Leipzig, Teubner, 1922, p. 5.
6 Cf. A. M. HESPANHA, « Représentation dogmatique et projets de pouvoir. Les outils
conceptuels des juristes du ius commune dans le domaine de l’administration », dans E. V.
HEYEN (dir.), Wissenschaft und Recht der Verwaltung seit dem Ancien Régime. Europäische
Ansichten, Klostermann, Francfort/Main, 1984, p. 3-28.
7 Cf. E. MAGNIN, « Administrateurs apostoliques », dans Dictionnaire de droit canonique, op.
cit., I, p. 183. Sur les pouvoirs de l’évêque dans l’Église ancienne et du haut Moyen Âge, O.
CONDORELLI, Ordinare-iudicare, Il Cigno Galilei, Rome, 1997.
8 Cf. E. MAGNIN, « Administrateurs apostoliques », art. cit.
9 Cf. U. WOLTER, « Verwaltung » (Mittelalter), dans Geschichtliche Grundbegriffe, op. cit.,
p. 30-31.
10 Ibid. Voir aussi U. WOLTER, « L’Officium en droit ecclésiastique médiéval : un prototype
de l’administration moderne », dans A. PADOA-SCHIOPPA (dir.), Justice et législation, PUF,
Paris, 2000, p. 37-58.
11 Potestas cum necessitate iuris reddendi equitatis statuendae. Glossa ad Digestum Vetus, De
Iurisdictione (2.1 ad rubr.), éd. par E. BESTA, L’opera di Irnerio. Contributo alla storia del diritto
italiano, Loescher, Turin, 1896, II, p. 20. Cf. F. CALASSO, « “Iurisdictio” nel diritto comune
classico », Annali di storia del diritto, no 9, 1965, p. 91-110.
12 Cf., par exemple, le canon 9 du concile d’Antioche (341), dans lequel l’acte de
gouverner et l’acte de juger sont réunis d’une manière indifférenciée dans la personne de
l’évêque. Corpus iuris canonici, éd. Friedberg, C. 9 q. 3 c. 2. Pour d’autres références, cf. P.
LEGENDRE, La Pénétration du droit romain dans le droit canonique classique de Gratien à
Innocent IV (1140-1254), Jouve, Paris, 1964, p. 120.
13 P. COSTA, Jurisdictio. Semantica del potere politico nella pubblicistica medievale, Giuffrè,
Milan, 1969, p. 108 et sq.
14 RUFIN, Summa Decretorum, D. XXII, c. I, éd. H. Singer, Schöningh, Paderborn, 1902,
p. 47. Cf. E. KANTOROWICZ, Les Deux Corps du roi, op. cit., p. 235-237. Sur le rapport entre
iurisdictio et imperium, L. MANNORI, « Per una “preistoria” della funzione amministrativa.
Cultura giuridica e attività dei pubblici apparati nell’età del tardo diritto comune », Quaderni
fiorentini per la storia del pensiero giuridico, 19, 1990, p. 349 et sq. ; J. VALLEJO, Ruda equidad,
ley consumada. Concepcion de la potestad normativa (1250-1350), Centro de estudios
constitucionales, Madrid, 1992, p. 71 et sq.
15 Étienne de TOURNAI, Summa au Decretum de Gratien, C. XVI, q. I, éd. J.F. Schulte,
Giessen, Roth, 1891, réimpr. 1965, p. 222.
16 Henri de SOUSE, In primum Decretalium librum commentaria, Venise, 1581 (réimpr.
Bottega d’Erasmo, Turin, 1965), ad rubr. De in integrum restitutione, cap. 9 (Causa
restitutionis), 5, fol. 202. Cf. P. COSTA, Jurisdictio, op. cit., p. 123.
17 Cf. S. MOCHI ONORY, Fonti canonistiche dell’idea moderna dello Stato, Vita e Pensiero,
Milan, 1951, p. 256.
18 Cf. F. GODEFROY, Dictionnaire de l’ancienne langue française, op. cit. I, p. 257-258. Pour
un aperçu général des fonctions administratives des autorités municipales au Moyen Âge, cf.
J.-L. MESTRE, Introduction historique au droit administratif français, op. cit., p. 55 et sq.
19 Cf. F. GODEFROY, Dictionnaire de l’ancienne langue française…, op. cit.
20 Cf. E. HUGUET, Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Champion, Paris,
1925, I, p. 69. Le même processus de substantivation de la forme verbale « verwalten », déjà
attestée au XIIe siècle, se produit en allemand avec « Verwaltung » qui apparaît dans la
seconde moitié du XVe siècle, afin d’indiquer une activité organisée dans le but d’atteindre
des objectifs déterminés. Cf. H. E. BÖDEKER, « “Verwaltung”, “Regierung” und “Polizei” in
deutschen Wörterbüchern und Lexika des 18. Jahrhunderts », Jahrbuch für Europäische
Verwaltungsgeschischte (JEV) 1, 1989, p. 18. Voir également W. DAMKOWSKI, Die Entstehung
des Verwaltungsbegriffes, Heymanns, Cologne, 1969, p. 19 et sq.
21 G. COQUILLE, La Coustume de Nivernois, dans Œuvres, De Cay, Paris 1646, p. 312.
22 L. TURQUET DE MAYERNE, La Monarchie aristodémocratique, op. cit., p. 155.
23 Ibid., p. 161.
24 « Gouvernement des affaires – Régie et gouvernement de la personne et des biens d’un
mineur, d’un furieux, d’un interdit », selon A. FURETIÈRE, Dictionnaire universel, op. cit., voir
« Administration » ; « Gouvernement, direction, conduite (des finances, des affaires) » pour
le Dictionnaire de l’Académie française, op. cit. Pour les définitions de « police », voir supra
chap. 1. Voir aussi A. CREMER, « L’administration dans les encyclopédies et dictionnaires
français du XVIIe et du XVIIIe siècle », Jahrbuch für Europäische Verwaltungsgeschichte (JEV), 1,
1989, p. 1-13.
25 A. DE MONTCHRÉTIEN, Traicté de l’œconomie politique, op. cit., p. 25. Mais l’auteur, à
l’instar de Turquet dont il était contemporain, considérait l’administration dans l’optique de
l’ordre constitué que les dictionnaires de la fin du siècle semblent retrouver dans l’idée de
police : « La bonne administration politique est une santé universelle de tout le corps de
l’État, et pour conséquent une entière disposition de chaque membre particulier. » Ibid.,
p. 18.
26 Cf. les dictionnaires de Furetière et de l’Académie.
27 Selon J. BODIN (Les Six Livres de la République, op. cit., liv. III, chap. 2), « l’officier est la
personne publique qui a charge ordinaire limitée par édit. Commissaire est la personne
publique qui a charge extraordinaire limitée par simple Commission. » Sur l’importance du
commissaire pour le développement futur du sujet-Administration, O. HINTZE, « Der
Commissarius und seine Bedeutung in der allgemeinen Verwaltungsgeschichte », dans
Gesammelte Abhandlungen, I : Staat und Verfassung, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen,
1970 (3e éd.), p. 242-274. Les commis et les ingénieurs, au contraire, nommés et révocables,
constituent la nouvelle élite bureaucratique recrutée parmi un nombre restreint de familles
nobles, s’installent stablement au service de l’État. Cf. F. BURDEAU, Histoire de
l’administration française du XVIIIe au XXe siècle, Montchrestien, Paris, 1994 (2e éd.), p. 20 et
sq.
28 A. F. PROST DE ROYER, Dictionnaire de jurisprudence et des arrêts, op. cit., II, v.
« Administration », p. 818.
29 ISAMBERT, XVI, p. 529.
30 J. DOMAT, Le Droit public, op. cit., liv. I, tit. II, sec. II, § III. À côté d’« administration de
la justice », Domat parle aussi d’« administration et conservation des biens, des droits et des
privilèges des Universités, des Collèges, des Académies » (I, XVII, II, 2), ou bien
d’« administration des hôpitaux » (I, XVIII, II, 2), ce qui toutefois n’apporte pas
d’innovations significatives dans le registre classique « patrimonial » du droit privé.
31 Cf. A. CREMER, « L’administration dans les encyclopédies et dictionnaires français du
XVIIe et du XVIIIe siècle », art. cit., p. 7.
32 Selon R. MOUSNIER, à partir de 1756, le terme « administration » est employé par les
cours souveraines et les organes de gouvernement, sans complément, pour signifier la
« satisfaction des besoins quotidiens du public ». Elle remplacerait ainsi le terme de « police »
« qui sans perdre complètement son acception ancienne, a pris davantage le sens restrictif de
maintien de l’ordre pour la poursuite et l’arrestation des délinquants et des criminels ». R.
MOUSNIER, Les Institutions de la France sous la monarchie absolue, 2 vol., PUF, Paris, 1974, II,
p. 34. Mousnier ne dit pas toutefois de quels événements et documents il tire cette
conviction.
33 Ch. G. MALESHERBES, Mémoire sur la librairie…, op. cit., p. 59.
34 Droit public, op. cit., I, XVIII, II, 1 et 2.
35 Cf. O. BRUNNER, « Das “ganze Haus” und die alteuropäische “Ökonomik” », dans Neue
Wege der Verfassungs- und Sozialgeschichte, Vandenhoeck und Ruprecht, Göttingen, 1968 (2e
éd.), p. 103-127.
36 J.-J. ROUSSEAU, « Sur l’économie politique », Œuvres complètes, op. cit., III, p. 250. Par
ailleurs, Rousseau ne cache pas son scepticisme envers la pratique comptable, instrument de
tromperie plus que de clarté (p. 265-266). Cette critique confirme implicitement le fait que
l’administration tend à rallier sa propre signification à la comptabilité étatique, tendance que
Rousseau n’est pas disposé à accepter.
37 Cf. « Édit ordonnant que tous administrateurs d’hôpitaux seront tenus de rendre
compte aux prochains juges des lieux du revenu et de l’administration desdits hôpitaux »,
ISAMBERT, XII, p. 897, et « Édit sur l’administration des hôpitaux sur l’entretien des
pauvres », ibid., XIV, p. 105. Pour l’« Ordonnance générale rendue sur les plaintes, doléances
et remontrances des états assemblés à Orléans », ibid., XIV, p. 96.
38 Sur les méthodes de comptabilité adoptées par les différentes autorités publiques en
France au Moyen Âge (bailliages, sénéchaussées, hôtel royal, corps municipaux), cf. L.-L.
BORRELLI DE SERRES, Recherches sur divers services publics du XIIIe au XVIIe siècle, 3 vol.,
Picard, Paris, 1895, I, p. 1-183 et II, p. 1-497.
39 Remontrances du Parlement de Paris, op. cit., III, p. 308, 318, 319.
40 Ibid., p. 321.
41 Cf. Dictionnaire de synonymes français, op. cit., p. 11, et G. GIRARD, « Administration »,
Synonymes français, Dumesnil, Rouen, 1783.
42 Cf. « Édit contenant règlement pour l’administration des villes et principaux bourgs du
royaume », ISAMBERT, XXII, p. 405. Voir aussi « Lettres patentes contenant règlement pour
l’administration de la ville de Lyon » du 31 août 1764, ibid., p. 417.
43 G. GIRARD, « Régie », Synonymes français, op. cit.
44 Compte rendu au roi, par M. Necker, directeur général des Finances, au mois de
janvier 1781, Imprimerie royale, Paris, 1781.
45 Ibid., p. 4-5. C’est la publication qui est un événement, et non le fait d’écrire un bilan
pour le monarque : Philippe Auguste, en effet, fit déjà rédiger un compte général des recettes
et des dépenses pour l’année financière 1202-1203. Voir F. LOT et R. FAWTIER, Le Premier
Budget de la monarchie française, Champion, Paris, 1932.
46 Compte rendu au roi, op. cit., p. 22. Un contrôle plus rigoureux sur la gestion des caisses
de la part des trésoriers fut introduit avec un « Arrêt du conseil portant établissement d’un
nouvel ordre pour les caisses de dépenses » du 18 octobre 1778, ISAMBERT, XXV, p. 439,
tandis qu’une « Déclaration concernant la comptabilité et le trésor royal »
du 17 octobre 1779 établit des règles ultérieures sur la classification des entrées et des
dépenses, ISAMBERT, XXVI, p. 185.
47 Sur l’administration de M. Necker, par lui-même, Hôtel de Thou, Paris, 1791, p. 16.
48 Cf. par exemple N. BAUDEAU, Première Introduction à la philosophie économique, op. cit.,
p. 466.
49 Sur les arcana de la politique, cf. supra p. 38.
50 A. F. PROST DE ROYER, Dictionnaire de jurisprudence, op. cit., I, p. XIX. Sur cet ouvrage,
cf. M. BOULET-SAUTEL, « Un traité de science administrative à la fin de l’Ancien Régime »,
dans Hommage à Robert Besnier, Société d’histoire du droit, Paris, 1980, p. 57-66 ; PH. PAYEN,
Les Arrêts de règlement…, op. cit., p. 195-199.
51 Ibid., II, « Administration », p. 851 et 853.
52 Ibid., p. 836.
53 J. EGRET, Necker ministre de Louis XVI 1776-1790, Champion, Paris, 1975, p. 169 et sq.
Les accusations venaient surtout de Calonne, le prédécesseur de Necker.
54 F. MONNIER, « Les débuts de l’administration éclairée », Nouvelles de la République des
lettres, 2, 1985, p. 104 et sq.
55 Cité par G. THUILLIER, « Comment le conseiller d’État Montyon voyait
l’administration sous Louis XVI », Revue administrative, 249, 1989, p. 318. Il s’agit d’un Traité
de l’administration, rédigé entre les années 1770 et 1780, dont les manuscrits sont conservés à
la Bibliothèque de l’Assistance publique (ms 101, carton 8). À ce sujet, voir aussi le
raisonnement de Morellet sur l’opinion publique, supra, p. 140.
56 Cité par É. BRIAN, La Mesure de l’État. Administrateurs et géomètres au XVIIIe siècle, op. cit.,
p. 155.
57 A. F. PROST DE ROYER, « Administration », Dictionnaire de jurisprudence, op. cit., II,
p. 834.
58 Ibid., p. 809.
59 Governo della Toscana sotto il regno di sua maestà il re Leopoldo II, Cambiagi, Florence,
1790, p. 1. Sur le sens du terme « amministrazione » dans la législation et la doctrine
italiennes des XVIIe et XVIIIe siècles, L. MANNORI, Uno Stato per Romagnosi. II La scoperta del
diritto amministrativo, Giuffrè, Milan, 1987, p. 44-45, n 11 et 12.
60 Encyclopédie méthodique, « Finances », 4 vol., voir « Administrateur », Panckouke, Paris,
1784, I, p. 14. Sur l’importance de l’Encyclopédie méthodique, cf. infra p. 174.
61 Très humbles et très respectueuses remontrances du Parlement séant à Dijon, op. cit., p. 5.
62 Cf. C. J. DE FERRIÈRE, « Administration », Dictionnaire de droit et de pratique contenant
l’explication des termes de droit, d’ordonnances, de Coutumes et de Pratique, avec les jurisdictions de
France, Demonneville, Paris, 1762, I, p. 53-54 ; « Administration », Encyclopédie, op. cit., I,
p. 140. Voir aussi une autre œuvre systématique de l’époque, le Code de l’humanité, op. cit., I,
v. « Administration », p. 102, qui reproduit littéralement la définition de l’Encyclopédie.
63 C. MEY, Les Maximes du droit public français (1772), Rey, Amsterdam, 1775, II, p. 163-
164.
64 P.J.-J. G. GUYOT, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, canonique et
bénéficiale, Visse, Paris, 1784, I, voir « Administration », p. 177 et sq. Pour l’arrêt, ISAMBERT,
XXV, p. 354-356.
65 Cf. Œuvres de Turgot, op. cit., IV, p. 568 et sq.
66 J. NECKER, De l’administration des finances de la France, op. cit., II, p. 275. Le bon
administrateur doit être médiocre, selon un topos qui sera repris par la pensée républicaine :
« Le principal mérite de l’administrateur en chef doit consister dans l’ordre, et c’est un grand
avantage de n’avoir pas besoin du génie dont la nature fut et sera toujours avare. » A. P.
MONTESQUIOU, Du gouvernement des finances de France, d’après les lois constitutionnelles et
d’après les principes d’un gouvernement libre et représentatif, Imprimerie du journal d’économie
publique, Paris, 1797, p. 9.
67 P.J.-J. G. GUYOT, Répertoire…, op. cit., p. 183. Pour le Compte rendu, op. cit., p. 71 et sq.
68 Ibid., p. 184. Le Mémoire de M. Necker au roi sur l’établissement des administrations
provinciales de 1781, et sq.l. 1785, dès l’ouverture, pose significativement au centre de l’intérêt
le problème de l’administration : « À peine… peut-on donner le nom de l’administration à
cette volonté arbitraire d’un seul homme » (p. 1), qui donc doit être réabsorbé par une
structure technique collective. Cf. J. EGRET, Necker ministre de Louis XVI 1776-1790, op. cit.,
p. 128 et sq.
69 Cf. P. RICŒUR, Le Juste, Esprit, Paris, 1995.
70 Cf. « Édit portant suppression de six officiers d’intendant des finances, et formation
d’un comité des finances », 5 juin 1777, ISAMBERT, XXV, p. 52. Voir aussi le Compte rendu,
op. cit., p. 58-60. Sur l’évolution de la juridiction administrative, dont la distinction de la
justice ordinaire est censée remonter à l’édit de Saint-Germain de février 1641 (ISAMBERT,
XVI, p. 529), cf. J.-L. MESTRE, Introduction historique au droit administratif français, op. cit.,
p. 189-219.
71 Dictionnaire de jurisprudence, cit., II, v. « Administration », p. 820-823.
72 Mémoire sur l’établissement des administrations provinciales, cit., p. 7.
73 Dictionnaire universel des synonymes de la langue française, 2 vol., éd. par B. Morin,
Garnery, Paris, 1818, v. « Administration ».
74 Du contrat social, cit., l. III, ch. I, p. 396.
75 Cf. le l. XI, ch. 6.
76 Cf. le t. IV consacré au « Droit public », Burle, Paris, 1765.
77 ISAMBERT, XXIII, p. 195.
78 Debure, Paris, 1771, I, par. I, t. II, ch. XVI, p. 120. « Police générale du royaume », en
fait, a déjà pour l’époque une consonance décadente, si l’on considère que le Dictionnaire de
l’Académie française, dans sa troisième édition de 1740, restreignait la notion à l’ordre de la
ville. V. A. CREMER, L’Administration dans les encyclopédies et dictionnaires, cit., p. 6.
79 ISAMBERT, XXIII, p. 452.
80 Ibid., p. 474.
81 Encyclopédie méthodique, « Jurisprudence », cit., I, p. 171.
82 Ibid., IX, p. 152.
83 Encyclopédie méthodique, « Jurisprudence », cit., v. « Burocratie », IX, p. 458.
84 Encyclopédie méthodique, « Économie politique et diplomatique », Panckoucke,
Paris 1784, I, p. 38.
85 Cité par P. Legendre, Trésor, cit., p. 62.
86 Encyclopédie méthodique, « Jurisprudence », IX, p. 152.
87 Ibid., p. 15.
88 Ibid., X, p. 637.
89 Ibid.
90 Encyclopédie, cit., XV, v. « Système », p. 777. Sur la critique de l’esprit de système chez les
Idéologues, M. G. LOSANO, Sistema e struttura nel diritto, 3 vol., Giuffrè, Milan, 2002, I,
p. 151 et sq. Ce n’est pas un hasard si, durant ces années, dans l’aire allemande, la doctrine
juridique élabore la notion de « système étatique » afin de rendre compte du même
processus. Cf. H. G. SCHEIDEMANTEL, Das Staatsrecht nach der Vernunft und den Sitten der
vornehmsten Völker betrachtet, Croecker, Jena, 1770, p. 78. Là-dessus M. RIEDEL, « Systeme »,
dans Geschichtliche Grundbegriffe, cit., VI, p. 292 et sq.
91 Encyclopédie méthodique, « Jurisprudence », IX, p. 459.
92 Encyclopédie méthodique. « Assemblée nationale constituante », par J. Peuchet,
Panckoucke, Paris, 1792, II, p. 208.
93 L’expression est de G. J. GUGLIELMI, La Notion d’administration publique dans la théorie
juridique française de la Révolution à l’arrêt Cadot, LGDJ, Paris, 1991, p. 193. S’il s’agit de
retracer sa généalogie, alors l’ancêtre de l’administration française, de son esprit
centralisateur, est probablement le droit canonique, comme cela a été suggéré par G. LE
BRAS (« Les origines canoniques du Droit administratif français », dans L’Évolution du droit
administratif. Études en l’honneur d’Achille Mestre, Sirey, Paris 1956, p. 395-412) et ensuite par
J.-L. MESTRE, « La contribution des droits romain et canonique à l’élaboration du droit
administratif », Annuaire européen d’administration publique, 5, 1982, p. 925-943, et par P.
LEGENDRE, Le Désir politique de Dieu. Études sur les montages de l’État et du Droit, Fayard,
Paris, 1988.
94 Selon l’interprétation en termes de psychologie sociale menée par Legendre,
« l’Administration représente, dans la mentalité française, la présence diffuse de l’instance
paternelle, laquelle contient en soi la figure du gendarme », considérée à tort comme le
modèle explicatif. Voir Trésor, op. cit., p. 66 et 191 et sq. Toutefois, l’opération consistant à
retrouver dans le droit la permanence de tels socles anthropologiques peut exposer à des
simplifications continuistes éloignées de la vérité. Ainsi, considérer Delamare comme l’un
des « premiers théoriciens du droit administratif moderne » (P. LEGENDRE, Jouir du pouvoir.
Traité de la bureaucratie patriote, Minuit, Paris, 1976, p. 133) signifie nier à la police française
son originalité tenant au fait d’avoir mûri entièrement sur le terrain de la pratique. Ce n’est
pas par hasard que le Traité de la police est l’œuvre d’un commissaire.
95 MALESHERBES, Mémoires sur la librairie, op. cit., p. 60.
96 P. LEGENDRE, L’Amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Seuil, Paris, 1974, p. 212.

III.

La police moderne

Le problème de la police est à l’ordre du jour des débats


parlementaires au cours de la Révolution. Dans une situation
d’urgence politique, le contrôle de l’ordre public interne est
fondamental pour le succès du processus en cours. Toutefois, les
questions qui impliquent le rôle de la police sont plus vastes ; elles ne
se limitent pas à la sphère de la tranquillité dans la rue mais
embrassent des thèmes de nature économique, politique,
institutionnelle, morale. Si, durant l’Ancien Régime, le concept s’était
étendu au point de phagocyter une bonne partie de la vie publique et
intime des hommes, il était naturel qu’avec la secousse de 1789 on en
remette en cause les différentes composantes gouvernementales.
Jusqu’ici, nous avons illustré les principaux facteurs sociaux et
institutionnels qui, à la fin du XVIIIe siècle, ont favorisé la crise de la
police classique. Lorsqu’éclate la Révolution, il est nécessaire de
redéfinir l’état de cette institution, aussi bien dans les mesures
adoptées par les municipalités, particulièrement celle de Paris, que
dans les débats des Assemblées constituante et législative. De symbole
intolérable du despotisme, la police devait redevenir garant de l’ordre
public sur des bases nouvelles. Les discours politique et juridique
énoncent les principes affirmés par tout pouvoir public dans le
respect prioritaire des droits de l’individu. Toutefois, il serait
superficiel et dépassé de chercher à comprendre les transformations
d’une pratique et d’un concept à la lumière de l’opposition entre
libertés individuelles et autorité politique. La notion de « limite » à
l’exercice d’un pouvoir s’impose avec une indiscutable évidence,
grâce à l’acte normatif fondateur, la « Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen » de 1789, qui introduit des paramètres
juridiques inédits, tant pour les détenteurs des pouvoirs publics que
pour les citoyens. Mais ce processus ne peut pas seulement être décrit
comme un renoncement progressif de la police à gouverner, face à
une autonomie croissante de la société. Ce modèle de lecture,
typiquement libéral, a eu du succès au XIXe siècle. Il est suivi
aujourd’hui encore par ceux qui, devant la complexité des faits, ne
disposent d’autres ressources idéologiques et interprétatives que de
réaffirmer l’indépendance de la société civile vis-à-vis de l’État ;
autrement dit, les vertus de la première et les iniquités du second.
Toutefois, de telles interprétations ne saisissent pas le caractère incisif
de l’expérience de la police, indépendamment des principes généraux
qui la remettent en question. Au-delà des valeurs introduites par
l’État de droit, on retrouve les traces d’une raison administrative
forgée par la pratique législative et judiciaire d’Ancien Régime. Ces
traces sont indissociables du patrimoine gouvernemental de l’État.
Toute modification de la nature de la police après l’organisation
constitutionnelle des pouvoirs publics s’intègre dans la ligne « dure »
d’une attitude administrative relativement imperméable aux
questions des libertés subjectives et au principe de légalité des actes
politiques. Il faut alors dissocier la force instrumentale et
pragmatique de la police, qui affecte d’une manière stable la capacité
gouvernementale de l’État moderne, et les fondements juridico-
philosophiques de son pouvoir, qui ont changé dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle. Une fois de plus, il ne faut pas confondre
l’aspect technique propre à la pratique policière avec la réflexion
abstraite du discours savant. La validité théorique du second n’a
aucun effet sur l’enracinement matériel de la première, de même que
l’irrésistible force des moyens dépasse les idéologies politico-
juridiques renfermées dans la dichotomie « État de police » et « État
de droit ».
Afin de donner plus de relief à la composante instrumentale du
concept, nous nous attacherons avant tout à l’activité législative
révolutionnaire, sans cesse confrontée au problème de la police. Si
l’on est convaincu de la difficulté à expliquer les transformations de
la police par le seul biais des généralisations doctrinaires, il n’en reste
pas moins que l’entreprise d’explication doit se confronter aussi à ce
type de discours. L’effort d’élaboration issu des débats à l’Assemblée
constituante et législative – dans la lignée des questions déjà
soulevées par les cahiers des États généraux en mai 1789 – est
d’autant plus significatif qu’apparaît un véritable travail de modelage
du concept. Là encore, la mise en forme juridique du phénomène
donne lieu à un processus peu linéaire : l’obstacle majeur découle de
la nature hybride de la police, qui rend difficile la tentative de la
situer dans le nouveau droit public de la fin du XVIIIe siècle.
6

La police révolutionnaire

Les États généraux de 1789 et le problème de la police


Dans les cahiers de doléances présentés par les trois ordres pour les
États généraux de mai 1789, les questions de police suscitent des
attentes réformatrices dans presque toutes les sénéchaussées. Les
pressions les plus importantes proviennent certes du tiers état, mais
le clergé, pour ce qui est de la discipline des paroisses, l’instruction et
l’assistance aux pauvres1, ainsi que la noblesse, favorable à
l’extension des maréchaussées2, se montrent sensibles aux problèmes
impliquant la liberté, la sécurité et l’ordre public. Sans qu’elles
parviennent pratiquement jamais à des réflexions organiques sur
l’essence et les fonctions de la police, les propositions des ordres
reviennent sur des thèmes constants. Justice et police, par exemple,
apparaissent souvent liées, car à la nécessité toujours plus évidente
d’uniformiser le droit avec une codification des matières civiles et
criminelles correspond, dans le même esprit de certitude, l’exigence
d’harmoniser certaines pratiques de la vie quotidienne régies depuis
toujours par la police. D’où la volonté insistante d’uniformiser poids
et mesures dans tout le royaume. Mais d’autres cas reviennent
également : la demande d’abolir l’odieux instrument des lettres de
cachet afin de respecter la liberté mais aussi l’unité familiale, est un
motif dominant. La liberté de la presse est réclamée contre toute
censure, à la condition que l’on signe le manuscrit et que l’on soit
connu du typographe. Du point de vue de l’institution et de
l’organisation, on considère majoritairement comme acquis le
caractère essentiellement municipal de la police, la nécessité que ses
corps soient élus : « La police tient tellement à l’origine des
municipalités qu’elle n’a pu en être séparée sans inconvénient. Des
officiers, assurés de la confiance des peuples soumis à leur juridiction,
avaient plus de facilité à maintenir le bon ordre, assurer la
tranquillité publique et à faire respecter l’autorité », soutiennent les
députés du tiers état d’Angoulême3.
Cependant, si le désir de reformer la police s’exprime avant tout de
manière dispersée et occasionnelle, s’il est commandé par les
circonstances locales plus que par une vision organique du problème,
il faut signaler quelques tentatives critiques de plus ample portée. Les
doléances du tiers état de Brest sont probablement les seules à fournir
quelques réflexions fondamentales sur la police. On y propose avant
tout une distinction entre police contentieuse et police active, ce qui
anticipe sur l’opposition bientôt canonique entre police judiciaire et
administrative. Laissant de côté la seconde dont il précise les titulaires
mais pas les fonctions, le document s’attarde surtout sur la première,
en exprimant cette exigence de protection des libertés qui
réapparaîtra quelques mois plus tard dans la « Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen » : « L’autorité arbitraire tant immédiate
que supérieure, sera interdite dans tous les cas qui concernent
l’homme, les propriétés, la liberté, l’état et la vie des citoyens de
toutes les classes. Les ministres et autres chefs, de tel rang et
conditions qu’ils soient, qui auront porté atteinte à l’un ou à l’autre
de ces points essentiellement constitutifs du bonheur de la société,
seront avec leurs complices, fauteurs et adhérents, poursuivis
extraordinairement et condamnés à telles réparations que le cas
exigera, en conformité des lois qui seront sanctionnées aux États
généraux4. » On notera déjà le qualificatif d’« arbitraire » employé à
propos de l’action de l’autorité administrative dans un sens ni
critique ni péjoratif mais descriptif, dénotatif plus que connotatif. On
reconnaît que la base de l’action gouvernementale est
discrétionnaire, mais pas illimitée : l’arbitraire public est accepté,
mais il est soumis à des exceptions lorsque certaines conduites sont
en cause. C’est dans ce cadre de légitimité préalable de l’action
gouvernementale que doit être développé un discours critique sur la
police, et non le contraire. On part du principe de la « normalité »
d’une administration dotée de moyens et d’objectifs étendus, pour, à
partir de là, préciser une sphère individuelle relativement protégée. Il
n’existe pas de critères positifs orientant le pouvoir gouvernemental :
l’arbitraire indique une zone de décisions indéterminée où peuvent se
produire des abus, mais qui, considérée en soi, est un pur domaine de
potentialité.
Pour ce qui est de l’activité d’investigation judiciaire, en particulier,
le cahier entend reléguer en dehors du droit et exclure de la pratique
judiciaire les expédients inquisitoriaux dont la police s’était
traditionnellement servie pour la recherche des coupables et de la
vérité : « Les plaintes et rapports verbaux seront, en fait de police,
regardés comme des délations odieuses et répréhensibles et, dans le
cas de réclamations écrites, il ne pourra être statué contre l’inculpé
qu’il ne lui ait été donné connaissance des griefs et fourni les moyens
convenables de défense5. » La « justice » de police – pour employer
une antiphrase que le texte nuance habituellement en « police
contentieuse » – doit garantir le même degré de protection que le
procès pénal. Et c’est justement pour éviter toute confusion entre
l’action de police et le jugement que le texte précise : « Les
particuliers qui auront été arrêtés par les gardes et patrouilles, seront
de suite renvoyés à leurs juges naturels. Aux dits juges appartiendra la
police des spectacles, tant dans l’intérieur que dans l’extérieur des
salles, et il sera expressément défendu à tous militaires sous quelque
prétexte que ce soit, de s’en immiscer directement ni indirectement,
autrement que pour fournir les gardes qui seront requises par lesdits
juges, pour le maintien de l’ordre6. »
Ces mesures protectrices sont l’enjeu décisif d’une proposition sans
doute en phase avec les courants réformistes du droit pénal de la
seconde moitié du siècle, mais difficilement applicable à une sphère
juridique aussi floue que celle de la police. Du reste, dans le même
cahier, le besoin de garantie contre l’abus des pouvoirs policiers n’est
pas toujours aussi cohérent. Dans certains domaines, la procédure
reste largement imprégnée d’une logique hostile à la position de
l’accusé. C’est évident dans la préférence accordée au rite bref et
informel qui, sous l’Ancien Régime, distingue les affaires de police
des affaires pénales et civiles. Cet aspect avait été souligné par
Loyseau en 1610 dans son ouvrage sur les offices : « Les actes que
font les Échevins étant actes de gouvernement et non de justice,
doivent être expédiés sommairement & en forme militaire, sans qu’il
soit besoin de les verbaliser au long, & y garder les procédures &
formalités de la justice contentieuse. Et s’ensuit aussi que de ces actes
il ne doit point y avoir d’appel, parce que l’appel n’a lieu
proprement, qu’aux actes de justice contentieuse7. » Aussi l’édit qui
en mars 1667 institue la charge de lieutenant de police reconnaît au
magistrat la possibilité de juger seul et sommairement les flagrants
délits. Un mois plus tard, la grande ordonnance de Saint-Germain-en-
Laye sur la réforme de la justice civile, au titre XVII, article 12,
rappelle qu’« en fait de police les jugements définitifs ou provisoires à
quelque somme qu’ils puissent monter, seront exécutés nonobstant
oppositions ou appellations8 ». Le jugement de telles contraventions
ne vise pas tant à rendre la justice, c’est-à-dire à établir une
responsabilité pour appliquer une sanction, qu’à assurer la continuité
du règlement transgressé. D’où un effet immédiat de la sentence de
première instance. Sommairement, par une sanction plus
pédagogique qu’afflictive, la décision entend reconstruire l’ordre
transgressé9. Dans ce cas, la constatation de la transgression et
l’attribution de la peine ne représentent pas l’événement où le droit
se réalise, mais une entrave imprévue au bon déroulement du
commandement émis par l’autorité administrative. C’est pourquoi
ces cas doivent être réglés en peu de temps, pour assurer le plus
rapidement possible la bonne marche de la vie sociale. Il ne s’agit pas
de retrancher les hommes de la société mais de les obliger à vivre
selon ses règles. Ainsi, comme pour la juridiction consulaire en
matière commerciale, la rapidité du processus protégeait les
revendications des individus, mais surtout la fluidité des affaires10.
Pour la police aussi, le point juridique prioritaire est le bon ordre des
choses plutôt que les situations subjectives. D’une part, comme le
disait Montesquieu, cette exigence d’efficacité qui prévaut sur les
procédures indique que les violations de police sont des choses « de
chaque instant », d’une gravité non exceptionnelle, et par
conséquent d’un traitement rapide. D’autre part, une procédure
contentieuse aussi sommaire démontre la permanence de l’ancestrale
ambiguïté juridique de l’activité policière11, dont la vocation première
réglementaire se reflète dans un rite judiciaire totalement atypique,
plus apte à faire valoir l’efficacité des mesures transgressées qu’à
établir le bon droit et le tort. Ce sacrifice de la protection individuelle
au bénéfice des raisons propres à la matière n’est pas mis en
discussion dans les doléances du tiers état de Brest. On peut ainsi
lire : « Seront attribuées au tribunal de police toutes les plaintes pour
cause de rixe ou d’injures verbales qui seront dénuées de
circonstances aggravantes, pour y être jugées sommairement sans
frais et sans appel, et les parties pourront s’y défendre sans ministère
de procureur12. » Et si le « Décret pour l’organisation judiciaire »
du 16 août 1790, comme nous le verrons bientôt, confirme lui aussi
la procédure sommaire en matière de police, cela est dû certes à une
habitude inquisitoriale et autoritaire inscrite au cours des siècles dans
la mentalité des législateurs et des juristes, mais aussi à la nature de
l’objet en soi, à l’ambiguïté juridique constitutive de ses pratiques.

Après le 14 juillet
Les problèmes de la police sur lesquels se concentrent les débats
révolutionnaires concernent surtout la sûreté, car les conséquences
sur la liberté personnelle sont ici plus directes et tangibles et le besoin
d’abandonner les anciennes habitudes s’y fait plus urgent. On peut
ainsi expliquer la tendance dominante à intégrer les fonctions de
police dans la sphère judiciaire plutôt que dans la sphère politico-
administrative13. Par rapport aux facteurs qui, à la fin de l’Ancien
Régime, avaient justifié un usage « administratif » de la police, les
mutations pratiques et conceptuelles sont maintenant plus visibles
dans la sphère du droit pénal. Nous considérerons donc cet aspect du
débat dans une assemblée constituante dont la fonction est avant
tout de définir les règles selon lesquelles on doit contrôler, prévenir et
réprimer ce mal appelé délit.
La confusion institutionnelle résultant des événements
révolutionnaires a entravé pendant un temps la reconstitution d’une
police d’État14. Toutefois, il semble que, sur le papier, la police
parisienne soit parvenue à se doter d’une organisation dans des délais
suffisamment brefs. Après la disparition du lieutenant général de
police, les électeurs établirent un Comité permanent présidé par le
prévôt des marchands et composé des autres membres du bureau de
la ville. L’organisme, chargé de la sûreté, de la tranquillité et des
subsistances de la ville, fonctionna jusqu’à la fin du mois de
septembre. Avec la « Lettre patente sur la police provisoire de Paris »
du 6 novembre, l’Assemblée nationale répond aux nouvelles
exigences de légalité présentées par le maire Bailly : « Dans ce
moment de trouble et d’orage, la police a paru d’abord mériter de
fixer la principale attention du Conseil de Ville, parce que l’ordre
public, la sûreté générale et celle des individus tiennent plus
particulièrement à l’exercice de cette branche importante de
l’administration municipale. Sans l’attribution qu’ils attendent de
votre sagesse, les membres du Conseil chargés de ce Département ne
se croiraient pas suffisamment fondés à exercer les pouvoirs
d’administration qui leur sont nécessaires, encore moins ceux de
juridiction, qu’ils ne peuvent tenir que de la loi. La responsabilité à
laquelle ils se sont soumis exige impérieusement une règle, puisqu’il
est impossible de répondre de l’usage d’un pouvoir indéfini et
arbitraire15. » Sur proposition de Talleyrand, l’évêque d’Autun alors
président du comité pour la constitution d’un règlement provisoire
de police à Paris, l’Assemblée nationale adopte un règlement sur
l’activité judiciaire de la police : l’arrestation des personnes,
l’interrogatoire des prisonniers, la possibilité de prononcer des
condamnations et tout ce qui concerne la répression des délits16.
Toutefois, c’est le décret du 14 décembre 1789 qui établit les bases
de l’organisation administrative municipale selon un découpage du
territoire national. À l’intérieur de chaque commune, sont définies
des compétences de police spécifiques : l’article 50 établit, parmi les
fonctions exercées par chaque pouvoir municipal en tant que tel et
non comme exécutant de l’administration générale, celle de « faire
jouir les habitants des avantages d’une bonne police, notamment de
la propreté, de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité des rues,
lieux et édifices publics17 ». À la lumière du cadre d’organisation
établi par cette loi, le « décret relatif à l’organisation de la
municipalité de Paris » du 27 juin 1790 abolit la municipalité
provisoire et redessine le plan de la ville en l’organisant selon de
nouvelles unités administratives. Les fonctions de police
correspondent à celles qui ont été établies pour toutes les autres
municipalités. L’article 18, titre III, subdivise le bureau de la ville en
cinq départements et, confirmant ainsi le divorce croissant entre
économie et police, distingue le département des subsistances de
celui de la police (en dehors des domaines et finances, des
établissements publics et des travaux publics). Mais un autre élément
mérite d’être signalé : le rôle joué par la division territoriale de la
commune en 48 sections. Chacune d’elles, en effet, doit choisir les
électeurs qui, à leur tour, doivent nommer les représentants pour
l’administration du département de Paris et pour l’Assemblée
nationale. L’article 9, fidèle à un principe général déjà fixé par le
décret du 14 décembre (art. 7), neutralise toute définition de la
représentation politique qui ne soit celle, purement extrinsèque et
contingente, du lien avec une partie de l’espace communal : « Les
citoyens actifs ne pourront se rassembler par métiers, professions ou
corporations […] ils se réuniront sans aucune distinction, et ne
pourront donner leur voix que dans la section dont ils feront partie à
l’époque des élections18. »
Le sens de la norme est clair : une mutation de la base
communautaire des individus commence à se dessiner. L’œuvre de
réaménagement administratif de l’espace citadin ne se limite pas
seulement à l’organisation mais exprime quelque chose de plus
radical : le territoire urbain n’est pas simplement une aire de contrôle
des actions sociales, mais aussi l’élément qualifiant de citoyens les
individus par un critère contingent comme celui de la résidence en
un lieu. Ce facteur extrinsèque est la condition de l’exercice de
prérogatives publiques. L’abolition des jurandes préconisée par
Turgot n’exigeait déjà de l’autorité publique qu’un contrôle des lieux
où se déroulait l’activité industrielle et ne s’intéressait pas à l’activité
en tant que telle. De manière analogue, la loi de 1790 fait de l’espace
un critère d’appartenance suffisant pour les individus vis-à-vis des
institutions politiques19. De telles mesures ne visent apparemment à
introduire des innovations que sur le plan institutionnel, mais leurs
effets sont importants : elles fondent un modèle de communauté non
médiatisée par la police. Lorsqu’on établit que l’appartenance
physique à un lieu suffit à rendre chacun un citoyen, c’est-à-dire un
sujet égal aux autres, alors l’organisation policière n’apparaît plus
comme le seul moyen de réaliser le lien social. Ce qui unit les
individus ne relève pas du partage d’une série de valeurs – religieuses,
ethniques, familiales, économiques, morales, coutumières, juridiques,
etc. – traditionnellement véhiculées par le dispositif policier. À côté
de cette manière traditionnelle de faire du social, qui touche au
contenu des conduites, émerge un système de réglementation
s’adressant aux formes de ces mêmes conduites. C’est dire qu’on
exige moins l’adéquation des sujets à des valeurs préétablies
(orthodoxie) que le respect des certaines procédures administratives
(« orthologie »). La procédure n’est pas seulement un passage
instrumental pour atteindre une fin ; tout en devenant une valeur en
soi, elle légitime à part entière les citoyens qui l’observent. Le choix
sur l’orientation des conduites individuelles échappe ainsi au
contrôle d’autorité, chacun étant souverain dans ce domaine.
Parmi les premières mesures législatives qui, après les
bouleversements révolutionnaires, reconsidèrent organiquement le
rôle de la police, on trouve le « Décret pour l’organisation judiciaire »
du 16 août 1790, dont le titre IX concerne précisément les juges en
matière de police. S’agissant d’une loi qui réglemente la procédure
pénale sur tout le territoire national, il est significatif que
l’article 1 du titre XI parte d’un fait acquis. Lorsqu’il est question de
police, on est aux prises avec les corps municipaux et non avec l’État.
Le rapport avec la réalité locale caractérise de manière presque
exclusive l’activité réglementaire et contentieuse de l’institution.
Le texte définit six domaines typiques de la compétence de police :
1) les situations « de la rue », c’est-à-dire la sûreté et la commodité du
passage, l’éclairage, le nettoyage, l’entretien des bâtiments ; 2) les
situations délictuelles contre la tranquillité publique telles que rixes,
tumultes, tapages nocturnes, etc. ; 3) les situations dans lesquelles,
pour plusieurs raisons, se créent des rassemblements d’individus dans
des lieux publics ; 4) les situations où il faut protéger la bonne foi
dans le commerce et la salubrité des aliments ; 5) la prévention des
épidémies, incendies, etc. ; 6) la répression des incidents provoqués
par des gestes de folie ou par des animaux. Signalons que dans les
deux dernières classes, le décret puise dans la phraséologie classique
définissant la double rationalité de la mesure policière : on parle en
effet de « soin de prévenir par les précautions convenables… » et de
« soin d’obvier ou de remédier20 », confirmant ainsi une stratégie
normative qui reste l’héritage le plus précieux et le plus durable de la
pratique de police. L’article 5 définit les peines qui pourront être
infligées par le tribunal de police pour contravention aux règlements.
En plus de l’amende, on prévoit l’emprisonnement correctionnel
pour un maximum de huit jours. Enfin, dans la lignée de la tradition
d’Ancien Régime, comme nous l’avons déjà souligné à propos des
doléances du tiers état de Brest, l’article 6 opte pour une procédure
rapide qui protège peu l’accusé, en ordonnant que les condamnations
seront immédiatement exécutoires, abstraction faite du jugement
d’appel devant le tribunal du district.
D’une part, la réorganisation législative de la police met toujours
davantage au premier plan le rôle des municipalités ; d’autre part, se
pose de manière urgente la question sur sa manière d’opérer, sur ses
instruments d’intervention, et plus généralement sur son rapport
avec les individus et la société dans son ensemble. On assiste ainsi à
deux scénarios parallèles : celui de la pratique normative où les
pétitions de principe sont souvent affaiblies par les besoins de la
réalité, et celui des débats parlementaires d’où ressort une grande
variété de positions, révélatrice de l’importance cruciale de la police à
ce moment. Parmi les premiers à dénoncer ce décalage préoccupant
entre les nouvelles lois qui proclament les libertés et une pratique
moins inspirée de tels principes, on trouve Jacques Peuchet. Tout en
étant conscient du caractère exceptionnel de l’événement
révolutionnaire lors duquel les catégories d’« ennemi » et du
« soupçon » acquièrent une ubiquité incontrôlable, l’expert
administrateur perçoit de manière précoce le danger potentiel. Face à
des projets qui favoriseraient un retour à l’arbitraire policier d’antan,
sa réflexion saisit la substance des futurs débats parlementaires et,
plus généralement, repropose implicitement la confrontation entre le
modèle « répressif » de police à l’anglo-saxonne et le modèle
« préventif » de type continental. La question s’était déjà présentée
lors de la discussion sur le règlement provisoire de police pour Paris
en novembre 1789. Lorsque Talleyrand présente un projet qui
reconnaît au lieutenant du maire la faculté de condamner à huit
jours de prison, Mirabeau en exige immédiatement l’amendement à
vingt-quatre heures : les lois du royaume autorisent cette mesure
seulement à titre conservatoire et non à titre de peine. Entre ces deux
propositions, on opte pour celle de Démeunier, qui considère la
détention durant trois jours comme adéquate, « eu égard aux
circonstances actuelles et dans une ville comme Paris, la police a un
plus grand besoin d’une force réprimante21 ».
Sur la base de ces indications succinctes et de l’allusion précise de
Démeunier, on comprend que la police s’insère dans une
problématique plus vaste : la création d’une force publique. Nous
partirons de l’analyse de cette notion qui embrasse la puissance
physique globale d’un État et offre un cadre pour comprendre les
questions qui nous intéressent.

Qu’est-ce qu’une force publique ?


Discuter de force publique en période de calme à l’intérieur et de
paix à l’extérieur ne passionne ni les politiciens ni les juristes. Mais
cela devient une exigence impérieuse et un sujet de réflexion
stimulant lorsqu’il s’agit d’une lutte civile. On confie alors aux
garants de l’ordre public interne une mission fondamentale : créer
une structure d’intervention matérielle non conditionnée par le statu
quo, capable de protéger contre les adversaires et de mener à son
accomplissement le processus révolutionnaire, tout en veillant à la
gestion ordinaire de la tranquillité publique. Un expert de tactique tel
que Guibert indiquait dans l’opinion publique, dans les lumières et
dans les mœurs les trois forces morales qui, avec la force publique
formée par la police municipale, les maréchaussées, les troupes
réglées et la milice nationale rendent possible « la consommation de
la Révolution22 ». Le « politique » et le « pénal » requièrent tous deux
un appareil qui fasse exécuter concrètement la volonté politique et
les normes, en assurant les conditions d’exercice du pouvoir
constituant. Il est naturel que la police rentre dans cette nouvelle
économie de la force étatique. Comme le souligne le député Thouret
lors de la séance du 30 décembre 1790, « la police est la seule garantie
solide du succès de nos importants travaux ; car s’ils ne mettent pas
la tranquillité générale, les personnes et les biens des particuliers à
l’abri des attentats des méchants, non seulement nous n’aurons pas
fait une véritable Constitution, mais nous ne verrons même pas
l’établissement éphémère de celle que nous aurions rêvée23 ».
Une affirmation surprenante, mais peut-être seulement si l’on
s’obstine à observer les faits sous l’angle d’un libéralisme naïf : loin
d’être réduite par le discours des droits de l’homme, la police apparaît au
contraire comme un pivot de la Constitution à venir, et même comme la
condition pratique de sa naissance. Cela prouve, une fois de plus,
combien il est ardu et même risqué de prétendre neutraliser
l’autonomie des moyens opérationnels au bénéfice d’une vision
téléologique où les intentions, les moyens et les objectifs seraient
unifiés d’une manière cohérente. Le fonctionnement de la pratique
fait comprendre, au moins en ce qui concerne la police, l’incidence
mineure des valeurs universelles même lorsque le projet dans lequel
elles veulent se réaliser a la force d’un principe comme celui de la
souveraineté de la loi. Entre l’article 12 de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen (« La garantie des droits de l’homme et du
citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée
pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux
auxquels elle est confiée ») et la Constitution
du 3 septembre 1791 qui consacre le titre IV à ce sujet, deux ans de
débats ont eu lieu. De l’automne 1790 jusqu’au « Décret sur
l’organisation des gardes nationales » du 28 juillet 1791, ils portent
surtout sur la question de la force publique.
« Il faut distinguer la force et son organisation. Quand on parle de
la machine, on ne parle pas du moteur. Tout, dans ces dispositions, a
rapport à la force matérielle24. » Avec ces mots simples et lapidaires
prononcés lors de la séance du 5 décembre 1790, Rabaut de Saint-
Étienne résume efficacement un concept fondamental de la politique
moderne depuis Machiavel : un être souverain ne peut exister sans un
appareil qui monopolise en son nom l’usage de la force, surtout après
une prise de pouvoir violente, où la nécessité vitale d’une milice doit
se mesurer à un état d’exception quasi permanent. La conjoncture
particulière impose une prise directe et totale sur une actualité lourde
de temps « à présent » (Jetztzeit), comme le perçoit W. Benjamin dans
l’attitude du révolutionnaire (Robespierre) envers l’histoire25. Il n’y a
plus alors de place que pour des mesures d’opportunité, adressées au
présent pour le présent ou, au mieux, en tant qu’il est une base de
l’avenir. Dans un débat ultérieur sur la garde nationale, Robespierre
explicite en une phrase ce rapport entre droit et temps propre à la
période révolutionnaire : « Je veux proposer une mesure et non pas
entrer dans le fond de la question26. » Deux ans plus tard, Condorcet,
s’interrogeant à son tour sur le sens du terme « révolutionnaire »,
observera qu’« une loi révolutionnaire est une loi qui a pour objet de
maintenir cette révolution, et d’en accélérer ou régler la marche. Une
mesure révolutionnaire est celle qui peut en assurer le succès27 ». Pour
insister sur la composante pragmatique de la notion, il explique un
peu plus loin : « On dit, en général : il faut faire une loi révolutionnaire,
il faut prendre des mesures révolutionnaires. Entend-on des lois, des
mesures utiles à la révolution ? On n’a rien dit. Entend-on des
mesures qui ne conviennent qu’à cette époque ? On dit une chose
fausse ; car, si une mesure était bonne à la fois, et pour l’état de
calme, et pour celui de révolution, elle n’en serait que meilleure.
Entend-on une mesure violente, extraordinaire, contraire aux règles
de l’ordre commun, aux principes généraux de justice ? Ce n’est pas
une raison suffisante de l’adopter ; il faut de plus prouver qu’elle est
utile, et que les circonstances l’exigent et la justifient28. »
La contingence et la nécessité suscitent les propositions des
constituants dont la volonté fondatrice aurait une faible portée sans
la condition primordiale qu’est la certitude, garantie par une force
matérielle organisée et fidèle, de pouvoir continuer le processus
révolutionnaire. La force publique doit gérer l’ordre dans toutes les
circonstances de temps et de lieu. Il va de soi que, dans une telle
situation, la discussion sur le fondement de l’ordre public implique
un débat sur la fonction policière ; et par « ordre public » on entend à
la fois l’extraordinaire et l’ordinaire, les phases de rupture violente et
la continuité normale des choses29.
Le rapport de Rabaut lors de la séance du 21 novembre 1790, au
nom des « comités réunis militaires et de Constitution sur
l’organisation de la force publique », définit le concept de force
commune comme la « résistance de tous contre les entreprises d’un
seul ». La force publique est entendue, parallèlement, comme force
répressive qui appartient « à la société tout entière », donc
« nationale ». La conscription obligatoire est le corollaire de cette
définition : « Tous les citoyens actifs doivent remplir au besoin les
fonctions de gardes nationales, parce que tous sont obligés de veiller
à maintenir la société30. » Mais la garde nationale préconisée ici ne
peut être affectée à la police habituelle, pour la tranquillité de chaque
jour : l’exécution normale des lois ne doit pas soustraire les citoyens à
leurs activités quotidiennes. Pour cela, il faut un « corps toujours actif
[…] soldé », composé d’un nombre d’hommes « exactement
proportionné aux besoins de la société, et calculé en raison des
désordres possibles31 », afin de ne pas attenter à la liberté de la
nation. Les maréchaussées, accrues de manière adéquate,
représentent dans le projet exposé par Rabaut la solution la plus
satisfaisante pour cette exigence : elles sont une force déjà maîtrisée,
suffisamment respectée, qui ne se plie qu’aux exigences de la loi.
L’instrument est là, il suffit de savoir le convertir à la cause nouvelle :
« Vous lui ôterez tout ce que lui avait donné la volonté arbitraire, et
qui contrasterait avec l’ordre judiciaire que vous avez établi, vous lui
conserverez tout ce qui, dans ses précédentes fonctions, lui
fournissait les moyens de suivre les traces du délit, et de le constater
juridiquement, tout ce qui peut lui attirer la confiance des peuples :
vous l’attacherez à votre régime ; et cet instrument de la loi,
commandé par le despotisme, deviendra celui de la loi établie par la
liberté32. »
Selon le projet de réforme présenté par le comité de Constitution et
le comité militaire, la maréchaussée sera restructurée dans ses rôles
hiérarchiques et dans ses compagnies, organisée en divisions
commandées par un colonel dont dépendra un lieutenant-colonel
compétent par département, qui à son tour aura sous ses ordres un
maréchal chef de brigade. Cette nouvelle force, appelée
« Gendarmerie nationale », continuera à faire partie de l’armée. Les
troupes de gendarmerie sont surtout vouées à la sécurité des
campagnes mais, le cas échéant, elles rejoignent la police citadine. À
pied et à cheval, elles ont des tâches assez étendues : patrouiller dans
les arrondissements, enquêter sur les délits, arrêter les délinquants,
défaire les révoltes, appliquer contre les mendiants des mesures
prévues par les veilles ordonnances, rédiger des procès-verbaux
déposés ensuite auprès du tribunal sur l’état des cadavres et les délits
en général, interpeller des personnes à leur domicile sur mandat de
justice ou sur mandat d’arrêt décerné par l’officier de police ou de
maréchaussée. Toutes ces fonctions devront être accomplies selon
l’« esprit de la Constitution française » qui veut garantir la paix
publique dans le respect de la liberté civile. Le projet sera adopté
le 16 janvier 179133.
Mais entre-temps le débat s’enflamme. Une fois que le moyen a été
organisé et soumis à la domination de la loi, comment doit-on s’en
servir sans attenter à la liberté ? La loi constitue une limite formelle –
et non matérielle – à l’expansion de la force. Ici intervient le rôle de
la discipline, unique manière de gouverner l’application d’une
puissance physique faite d’hommes et d’armes. L’hétéronymie est la
condition nécessaire pour qu’une telle force ne se transforme pas en
un instrument d’oppression arbitraire et acéphale. Le rapport de
Rabaut le souligne par une métaphore cinétique : « D’abord, elle [la
force publique] ne doit pas se mouvoir elle-même […]. Les exécuteurs
de la force publique ne doivent pas même délibérer sur les ordres
qu’ils reçoivent. Délibérer, hésiter, refuser sont des crimes. Obéir,
voilà, dans un seul mot, tous leurs devoirs. Instrument aveugle et
purement passif, la force publique n’a ni âme, ni pensée, ni volonté.
C’est une arme qui reste suspendue au temple de la Liberté, jusqu’au
moment où la société qui l’a créée, en demande l’usage34. » Mais pour
écarter le danger d’un usage despotique de la force par le monarque,
le seul pouvoir appelé à la diriger est le corps législatif.
C’est sur ces bases que se présente le projet de décret sur
l’organisation de la force publique, précédé de quelques principes
constitutionnels qui en fondent le nouvel esprit juridique. Rappelons
les plus significatifs qui seront débattus dans les séances suivantes.
Avant tout, la définition générale de force publique, entendue
comme « la réunion des forces de tous les citoyens ». À partir de ce
concept général, on précise les applications particulières : une « force
habituelle » contre les ennemis extérieurs qui constitue l’armée au
sens propre, et une « force habituelle » de corps armés qui opèrent, à
l’intérieur, contre les « perturbateurs de l’ordre et de la paix ».
L’article 4 établit un principe important : « La nation ne forme point
un corps militaire ; mais les citoyens seront obligés de s’armer
aussitôt que l’ordre public troublé, la patrie attaquée ou la liberté en
péril demanderont l’emploi de la force publique. » L’article 5 entend
par « citoyens actifs » les futurs membres de la garde nationale35.
La discussion du 5 décembre 1790 voit s’opposer l’orientation
loyaliste de Montlosier et de Malouet à l’orientation souhaitée par la
majorité, fidèle à la Nation. La première entend réaffirmer l’autorité
du roi sur une force publique que le projet de loi avancé par le comité
considère comme formée uniquement de « tous les citoyens », sans
que soient en rien précisés les liens avec le sommet du pouvoir
exécutif36. Compte tenu de la présence encombrante du monarque,
on tend à identifier la force publique à un corps de citoyens
responsables seulement devant la Nation et donc, en dernière
analyse, devant elle-même : « Vous n’êtes pas des hommes séparés de
la nation pour la défendre et la protéger ; vous êtes la nation elle-
même », avait rappelé Rabaut lors de la séance du
21 novembre 179037. L’institution de la garde nationale naît de cette
idée de nation en armes.
L’intervention de Robespierre a le mérite de clarifier les enjeux
cruciaux : le nouveau type de force publique doit prévenir et réprimer
les conspirations politiques et les mouvements séditieux qui se
développent à l’intérieur du pays. En répondant à la volonté générale
et non aux ordres du roi auquel revient, en revanche, le
commandement des troupes contre les ennemis extérieurs, la garde
nationale, composée de citoyens en armes, assure la fidélité à la
Nation et aux principes de la Constitution. Le nouveau problème est
de savoir si cette même garde doit avoir aussi des attributions de
police ordinaire et si elle est donc auxiliaire de la justice, dans la
répression courante des délits. À ce sujet, deux positions se font jour.
Certains considèrent la maréchaussée existante comme la seule
autorité capable d’assumer un tel rôle parce qu’elle est plus experte,
dans le contact quotidien avec les malfaiteurs, que n’importe quel
corps constitué de citoyens. D’autres, au contraire, voient dans la
maréchaussée le danger d’une militarisation excessive des fonctions
de police confiées à une institution traditionnellement prévaricatrice,
peu sensible aux raisons de la liberté individuelle ; ils y voient surtout
une émanation directe de la volonté monarchique. Une organisation
formée de citoyens-soldats serait préférable, qui réussirait mieux à
harmoniser l’exigence de sécurité avec celle de justice. Robespierre
part de cet axiome de droit naturel selon lequel n’importe quel
citoyen a le droit de s’armer pour défendre son intégrité et celle des
autres. Il découle de ce principe que « tout citoyen armé est maître de
qui ne l’est pas38 ». Partant de là, Robespierre opte pour un système
qui satisfait deux conditions. L’une est l’exercice de la force dans le
respect des droits, que seule la garde nationale peut garantir ; l’autre
est de surmonter les inévitables surcoûts et difficultés matérielles que
devraient supporter les citoyens appelés à accomplir une telle
fonction. La proposition qui suit est une sorte d’œuf de Colomb :
création dans chaque chef-lieu de district d’une « compagnie soldée,
consacrée aux fonctions qu’a exercées la maréchaussée, mais soumise
aux mêmes chefs et à la même autorité que les gardes nationales39 ».
Toutefois, l’idée d’une force publique identifiée à la totalité des
citoyens en armes n’est pas acceptée sans problème. Montlosier, par
exemple, lors de la séance du 20 avril 1791, estime que la force
publique ne représente pas le corps de la nation mais seulement un
organe au service de l’individu : « J’entends par force publique cette
puissance qui est capable de contenir les passions d’un grand nombre
pour assurer la propriété d’un seul. Il n’y a donc point de force dans
un état où tout est fort. […] Dès que tout le monde est armé,
personne ne l’est40. » Puisqu’elle n’est pas la totalité des citoyens, la
force publique finit par former un corps autonome, ce que
Robespierre dénonce précisément comme danger majeur. Lors de la
séance du 27 avril, il attire l’attention sur l’antagonisme qui se
manifeste entre la volonté générale et celle propre à une force
publique constituée en corps. Si ce dernier est militaire, il est amené
par nature à imposer la mentalité du soldat à la raison du citoyen. En
revanche, dans la garde nationale, l’objectif est de « confondre la
qualité de soldat dans celle de citoyen », en réduisant l’ascendant des
chefs et l’exhibition de la supériorité hiérarchique, et surtout, en
attribuant au peuple souverain l’élection de ses officiers41. Après de
longues discussions, le « Décret sur l’organisation des gardes
nationales » est adopté le 28 juillet 179142 et établit un principe
fondamental : chaque citoyen actif, sauf s’il est un ecclésiastique ou
un fonctionnaire public doté du pouvoir de requérir la force
publique, devra s’inscrire sur les listes de la garde nationale de sa
commune, condition sans laquelle il ne peut exercer ses droits de
citoyen. La garde nationale a pour fonction essentielle d’assurer
l’ordre public et l’exécution des lois dans les villes. En cas d’extrême
nécessité, elle peut être secondée par l’armée, tandis qu’elle peut
prêter main forte à la gendarmerie dans les campagnes.
La composition d’une nouvelle force publique se dessine d’une
façon inévitablement fragmentaire, ce qu’accentue encore l’héritage
des veilles institutions et la superposition de programmes qui, bien
que portant sur le même projet, l’affrontent parallèlement. Le débat
parlementaire du 26 juillet 1791 semble tendre vers une vision plus
exhaustive du problème, lorsqu’on discute le projet de « décret sur la
réquisition et l’action de la force publique à l’intérieur du royaume »
adopté le jour suivant. On voit bien la tentative d’extraire la notion
de force publique d’un ensemble de corps anciens comme la police,
ou plus récents comme la garde nationale et la gendarmerie.
Démeunier expose un plan coordonnant ces différentes organisations
afin de réprimer les délits communs, et plus généralement tous les
actes séditieux.
L’aspect logistique le plus important concerne la mobilité des corps
d’une commune à l’autre si nécessaire et après réquisition. Tous les
citoyens ont le devoir de donner force à la loi, en participant aux
opérations de la gendarmerie et de la garde nationale, surtout lorsque
la liberté et la sûreté publique sont en danger. Dans ces situations
exceptionnelles, toutefois, le problème est de savoir qui doit assumer
les décisions pour rétablir l’ordre. Dans la rédaction originelle du
projet, la compétence revient au corps législatif, mais durant le débat,
une orientation favorable à l’exécutif, c’est-à-dire au monarque,
s’impose. Le monarque reste « souverain » en tous points, à savoir
dépositaire du jugement sur le cas d’exception, pour reprendre la
terminologie de Carl Schmitt43. Ainsi, les articles 28 et 29 établissent
qu’en cas de troubles, le roi, par l’intermédiaire du ministre de
l’Intérieur, prend les mesures nécessaires pour faire appliquer les lois
et rétablir l’ordre, après en avoir informé le corps législatif. Le recours
à la loi martiale comme remède extrême au danger requiert que les
émeutes populaires et les attroupements séditieux se succèdent
fréquemment, que la situation exceptionnelle se stabilise. Dans ce
cas, une mesure spécifique ne suffit plus. Il faut introduire un régime
normatif différent qui suspende celui en vigueur (art. 30). Dans ce
climat de mobilisation générale, chaque individu est appelé à exercer
une vigilance permanente. D’où la responsabilité de ces dépositaires
de la force publique qui, ne répondant pas à l’appel des communes
limitrophes, doivent dédommager les personnes lésées pour le cas où
leur intervention aurait pu éviter ces dommages.
Le projet laisse aux autorités une considérable marge de manœuvre.
Si le recours aux armes, en cas de sédition et de trouble public, est
réglementé de manière rigoureuse, l’article 33, en revanche, prévoit
une compétence générique des corps municipaux, des directoires de
district et de départements à « prendre toutes les mesures de police et
de prudence les plus capables de prévenir et calmer les désordres44 ».
En langage législatif, l’expression « mesure de police et de prudence »
est inhabituelle. Mais, d’un point de vue conceptuel, elle renvoie à
une signification politico-juridique ancienne : le rapprochement
entre l’instrument (mesure), l’organe (police) et la manière d’exercer
(prudence) indique la ténacité d’une certaine rationalité
gouvernementale qui réussit à se fondre dans des systèmes
idéologiques différents. L’approche fonctionnaliste décrit mieux la
réalité des processus que tout discours portant sur les principes et les
finalités générales. Il est significatif, par ailleurs, que le texte ne
détermine pas de manière péremptoire les points de départ et les
contenus de telles mesures, prouvant ainsi que la police est un
vecteur de normativité relativement autonome à l’égard de la loi, y
compris à l’égard du pouvoir de qualification, mais non moins
essentiel pour définir juridiquement les faits. La nature provisoire de
ces interventions ne dépend pas de l’inadéquation de leurs
dispositifs, mais de leur bonne adaptation aux cas et aux
circonstances. Par conséquent, seule une décision souple et déliée de
toute attache au monde des valeurs devient regnativa prudentia,
comme le disaient les théoriciens de la raison d’État.

La police de sûreté
Le débat parlementaire sur la police se développe dans le cadre
conceptuel et matériel déjà occupé par le thème de la force publique.
Dès la fin de 1789, Duport, député de Paris, présente, au nom du
comité de constitution, un texte de 38 articles contenant les
principes fondamentaux sur lesquels reposent le droit et la procédure
criminels des systèmes démocratiques45. En 1788, Condorcet avait
déjà tracé la différence entre justice et police sur des bases
fondamentalement instrumentales : en défendant les droits naturels
des citoyens, « les lois de justice considèrent ceux de ces droits qui
dérivent de la nature même de l’homme ; les lois de police
considèrent au contraire ceux qui n’existeraient pas sans les
circonstances particulières que l’état de société a fait naître. Les unes
assurent l’exercice des droits primitifs, les autres l’assujettissent à des
règles46 ». Pour Duport aussi, justice et police, à divers titres,
préservent les droits naturels et civils de chaque individu : vie,
honneur, liberté, sûreté, propriété (art. 1 et 2). De quelle manière ?
Malgré l’apparente cohérence argumentative, cette partie du
document révèle une tension – plus qu’une contradiction – non
résolue, et donc instructive. L’article 16 souligne avec emphase les
valeurs sur lesquelles se fondent les deux institutions : « Police
exacte, sans inquisition, justice humaine et publique, peines douces
mais inévitables ; voilà le système des pays libres47. » Toutefois, si l’on
considère l’article 18, l’universalité métaphysique de ces définitions
disparaît : la concurrence séculaire entre les deux activités et la
particularité de chacune sont expliquées en des termes purement
techniques, confirmant que les grandes pétitions de principe et les
définitions dogmatiques se dissolvent lorsqu’il s’agit d’assurer
l’autonomie de la pratique : « Tout ce qui concerne les moyens de
prévenir les délits, de rétablir l’ordre d’une manière prompte, de saisir
et d’arrêter ceux qui l’ont troublé, appartient à la police. Tout ce qui
concerne les moyens de vérifier les faits qui donnent lieu à la
poursuite et d’y appliquer la loi, appartient essentiellement à la
justice48. » Il est symptomatique que ni la police ni la justice ne soient
définies ici comme de véritables concepts, indépendants de certaines
conditions concrètes ; et même, selon une approche nominaliste, leur
unité se fragmente en une pluralité d’applications. La locution « tout
ce qui concerne… » regroupe le multiple en une synthèse qui n’existe
pas au plan empirique. L’idée de justice comme celle de police
semblent disparaître pour se démultiplier dans la casuistique. Sur le
terrain de la pratique, on précise la distinction fondamentale entre
une stratégie préventive destinée à anticiper l’événement, et l’autre,
constative, vouée à le sanctionner. Ce n’est pas par hasard si l’article
suivant précise le décalage fonctionnel entre procédé judiciaire et
procédé policier : « Il est nécessaire d’observer exactement cette
distinction, parce que chacune de ces institutions a un caractère
différent et une marche presque opposée. La justice doit procéder
avec beaucoup de réflexion, et avec des formes très sévères ; elle ne
doit être déterminée que par le plus haut degré de certitude possible.
La police, au contraire, est forcée d’agir d’une manière plus
expéditive, elle doit déterminer souvent sur des indices. »
Presque un an après, lors de la séance du 27 novembre 1790,
Duport revient sur la définition des deux fonctions en qualité de
rapporteur des comités de Constitution et de jurisprudence criminelle
pour une « loi sur la police de sûreté, la justice criminelle et
l’institution des jurés ». Entre-temps, Sieyès avait publié un texte sur
l’organisation de la police et de la justice rédigé en septembre 178949.
Dans ce projet de décret visant à dresser la charpente
constitutionnelle des deux activités, l’abbé précise entre autres que les
fonctions de police sont fondamentalement trois : « 1) Prévenir,
autant que possible, les délits et les contestations ; 2) rechercher les
auteurs des délits ; 3) les livrer à la justice. » Ce sont là trois fonctions
ante-judiciaires formant la police au sens strict, ou police générale,
qu’il ne faut pas confondre « d’une part avec les polices
administratives confiées aux municipalités et aux autres corps
administratifs, et de l’autre avec le secteur de la police qu’on ne peut
pas séparer de l’autorité judiciaire ». Afin de distinguer ces types
différents de police et leurs compétences respectives, Sieyès préconise
la rédaction d’un code de police générale. Ce même vœu, cependant,
témoigne suffisamment du statut polyvalent de la police et de la
difficulté à la réduire dans un domaine constitutionnel sûr. Par
tradition historique et vocation pratique, la police est destinée à
déborder toute définition conceptuelle. La rationalisation
institutionnelle visée par les 176 articles du projet de Sieyès ne réussit
pas à modifier cette vérité de fond.
Sieyès raisonne en politiste et constitutionnaliste qui est avant tout
sensible à la bonne organisation des pouvoirs publics et à la division
claire des compétences dans le système judiciaire et ante-judiciaire. Le
projet de Duport, qui se ressent certes des suggestions de l’abbé, nous
intéresse ici davantage parce qu’il se penche plutôt sur le mode de
l’action qui caractérise différemment les institutions policière et
judiciaire. Raisonnant essentiellement en pénaliste attentif aux
enjeux du procès, Duport s’aperçoit qu’il y a, entre police et justice, le
même décalage que celui qui sépare la probabilité de la certitude. Si la
règle fondamentale impose que la condamnation à une peine se
fonde sur des preuves irréfutables et exhaustives, il faut éviter aussi
que dans la période nécessaire à l’établissement de la vérité, le
prévenu n’échappe à la justice : « Il faut donc de toute nécessité
qu’un individu puisse être arrêté avant la preuve complète, c’est-à-
dire lorsqu’il n’existe encore contre lui que des simples, mais fortes
présomptions. » D’où l’intervention « active et prompte », même
provisoire, de la police, afin d’éviter que celle de la justice, « passive
et réfléchie » avant même d’être « définitive », devienne impossible50.
Alors que la police présume la culpabilité sur la base d’une
connaissance approximative des faits, la justice doit rééquilibrer cet
inévitable arbitraire, en assurant une plus grande certitude des
preuves. Comme il arrive souvent au sein des tendances réformistes
du droit pénal de la fin du siècle, un mécanisme général de vases
communicants est mis en place51 : la police interprète le besoin
collectif de se protéger contre les individus (elle « représente l’action
de la société sur chaque individu »), alors que la justice accomplit le
travail inverse (elle « renferme surtout les droits des individus contre
la société »). Institutions symétriques mais non concurrentes comme
sous l’Ancien Régime, la police et la justice gèrent l’équilibre entre les
deux forces contraires animant l’État : l’individu et la société. Ces
nouveaux sujets, émancipés du cadre globalisant de la souveraineté,
expriment des intérêts parfois convergents, parfois irréductibles, mais
qui ne dérivent ni de la volonté politique ni de l’ordre des classes. La
différenciation toujours plus nette entre police et justice signale alors
un mouvement social et politique qui génère de nouveaux centres
d’imputation de droits, de nouveaux sujets qui les revendiquent.
Si le caractère distinctif de la police est la célérité de son
intervention, l’organisation de ses opérations devra être dotée de la
même qualité. Dans l’enchaînement des événements quotidiens,
comment assurer ces sursauts d’énergie que la justice, plus laborieuse,
ne parvient pas à produire ? Un bureau collégial, devant décider après
consultation, n’assure pas l’immédiateté de décisions que seul un
pouvoir monocratique peut offrir. Dans le plan exposé par Duport,
les juges de paix institués sur une base cantonale ainsi que les
officiers publics sont appelés à garantir la sûreté des citoyens et à
résoudre ces controverses de police qui grèveraient sinon le travail
des tribunaux ordinaires. Ils sont secondés par l’ancienne et noble
institution des maréchaussées – qui sera transformée peu après en
Gendarmerie – dont les fonctions ne sont plus judiciaires mais
uniquement de vigilance active, de véritable police. Ces deux
autorités, juges de paix et maréchaussées (gendarmerie), seules
compétentes pour veiller à l’ordre public dans une « concurrence qui
excite leur émulation52 », occupent une série de fonctions que le
rapport répertorie ainsi : « conservateurs de la paix partout où elle est
fortement troublée par des excès ou violences, ils se transportent,
dressent des procès-verbaux, saisissent les coupables, ou donnent
ordre qu’ils soient saisis ; vengeurs officiels des attentats contre la
société, ils tiennent d’elle la mission de poursuivre les auteurs des
meurtres contre lesquels il n’y a point de poursuite privée, ainsi que
les crimes qui intéressent le public ; enfin, chargés de favoriser les
poursuites des particuliers, ils reçoivent leurs plaintes, leurs
dénonciations mêmes, les portent devant le juré d’accusation après
s’être assurés du prévenu, si les circonstances l’exigent53 ». Le projet
de loi qui suit le rapport recense les activités confiées aux officiers de
police en matière de sûreté : la faculté de décréter des mandats
d’amener et d’arrêt à l’encontre de l’inculpé est un point essentiel54.
On ne peut pas dire qu’un projet de ce genre réduit la police à
n’être qu’un bras exécutant du pouvoir judiciaire, car son action
garde toujours une certaine autonomie55. Mais la séparation des
pouvoirs est évidente, surtout si l’on considère cette disposition du
projet qui, en termes de justice, attribue à l’accusateur public la
surveillance des officiers de police, le pouvoir de les réprimander en
cas de négligence, et surtout le droit de les poursuivre pour
prévarication dans l’exercice de leurs fonctions56 (titre IV, art. 4 et 5).
De manière plus générale, n’oublions pas que la signification d’un
projet si organique en matière criminelle ne dépend qu’en partie de
son application. La typologie conceptuelle de la police ébauchée ici
est aussi importante, de même que le contexte dans lequel elle
s’insère. Dans ce cadre, une rationalité juridique se forme : même si
elle ne se traduit pas en dispositions normatives, elle vaut comme
instrument d’observation critique. Le processus de transformation
conceptuelle de la police, parfois brutal mais plus souvent laborieux
et lent, est perceptible dans ces longues péripéties d’un art oratoire
parlementaire qui joue un même rôle pédagogique comparable aux
préambules des anciennes ordonnances. De ce point de vue, le
document présenté par Duport reprend un thème amplifié ou décliné
par toute une série d’interventions vouées à distinguer la logique de
l’instruction de celle du juge. Pendant la séance
du 26 décembre 1790, par exemple, Robespierre insiste pour que l’on
exclue du projet la compétence des maréchaussées à juger à côté des
juges de paix. D’autres, comme Baco de la Chapelle, se préoccupent
des limites que ces mêmes juges de paix trouveront dans l’ensemble
des témoignages, au détriment de la nation qui requiert « protection
pour la propriété et sûreté pour les individus », mais au détriment
aussi de l’accusé, qui exige une prompte justice57.
La majorité des interventions à propos du pouvoir des officiers de
police pose le problème de leur rôle dans la phase initiale de
recherche des preuves : sur la base de quelles présomptions le juge de
paix peut-il délivrer un mandat d’amener, et donc violer la liberté des
citoyens ? Une justice criminelle, « violente et prompte », comme
celle que le projet confère à la police, laisse une grande discrétion aux
officiers qui, sur la base d’un témoignage unique, peuvent décider
l’emprisonnement d’un suspect. Le problème est important, puisqu’il
concerne la façon dont se forme le procédé qui aboutit à la décision
judiciaire et les divers sujets qui y participent. C’est la
phénoménologie matérielle de la décision qui est ici en jeu. Le juge
n’intervient qu’au terme d’une procédure décomposée en degrés
successifs d’évaluation : l’arrestation provisoire de l’accusé, l’examen
du bien-fondé de la précédente décision, la décision d’entreprendre
un procès s’il y a suffisamment d’éléments, l’expression de
convictions sur les faits, et enfin, l’application de la peine. La police
est à l’origine de cette chaîne d’évaluations, et sa volonté peut donc
n’être qu’en partie guidée par la loi. D’où les soucis et les doutes qui
agitent les députés, malgré la confiance qu’ils affichent à l’égard de la
loi. Ne sera-t-il pas illusoire de parvenir à séparer en concret le
pouvoir qui décide de celui qui exécute ? Et l’action policière ne
comble-t-elle pas un vide de pouvoir que le droit ne réussit pas à
occuper ? Ou bien encore, la « mesure » matérielle de police ne sert-
elle pas au fonctionnement du droit, tout en en révélant la limite ? La
« violence » de l’intervention policière est-elle une éventualité
fâcheuse, toujours provisoire, que le droit a les moyens de neutraliser,
ou n’est-elle pas plutôt une donnée nécessaire, qui conditionne et
fonde les pouvoirs du juge ? « La police de sûreté est antéjudiciaire »,
proclame Thouret avec une conviction qui s’apparente plutôt à un
souhait. Mais l’insistance avec laquelle la question est posée signale
que les choses ne sont plus aussi simples. Dans la célébration de la loi
comme limite de la force, on découvre incidemment le contraire, à
savoir que la force est une limite de la loi. Le droit doit alors maîtriser
à la fois la force que la police exerce et la force à laquelle elle
s’oppose. Mais dans la pratique cette tâche est loin de s’accomplir, le
pouvoir de police se situant toujours à la frontière entre la loi et le
fait, ce qui finit par conditionner l’autonomie des procédures
juridiques. L’enjeu devient alors crucial : comment la démarche
préalable de la police dans la prévention du crime (ante factum) et
dans l’établissement de la vérité (post factum) affecte-t-elle l’activité
juridictionnelle qui suit ? Celle-ci semble plutôt redevable à
l’intervention policière d’une toute première mise en ordre des faits,
faute de quoi le droit se révèle impuissant58.
Il s’agit alors de prendre en compte l’autonomie réglementaire de la
police qui ne se contente pas d’être un auxiliaire du pouvoir
judiciaire. Cette question épineuse et souvent inavouable
conditionne le discours pénal moderne sans pour autant être
entièrement résolue. Ainsi, Prugnon, Senetz, Rey, Fréteau, Duport,
Robespierre, Thouret s’interrogent sur un projet de loi qui mettrait au
premier plan le cœur d’une institution policière et sa manière de
s’appliquer. Entre les pétitions de principe et les amendements aux
articles du projet, on voit apparaître l’embarrassante vérité du
problème. Beaumetz, par exemple, au cours de la séance
du 28 décembre consacrée à la recherche de preuves en cas de
meurtres, constate : « On demande quel degré de preuves est
nécessaire pour qu’un citoyen soit regardé comme prévenu d’un
meurtre ; on nous réduit à l’impossibilité de faire une loi sur la
police ; car c’est impossible de prévoir tous ces cas ; et si l’officier de
police ne peut faire saisir un prévenu que dans les cas prévus, la
police ne peut exister. Cependant, lorsqu’il s’élève contre un citoyen
des soupçons qui donnent occasion d’examiner s’il y a lieu à
accusation contre lui, il importe à ce citoyen même et à la sûreté de la
société qu’il puisse être sur-le-champ saisi et entendu ; autrement il
faut supprimer la police ; elle finit au moment où il y a des preuves et
des présomptions légales à donner à la justice. Mettez de la sagesse
dans le choix de l’officier de police et laissez-lui la latitude sans
laquelle ses fonctions sont nulles59. »
Pour Beaumetz, la police risque de se dissoudre si elle ne dispose
pas d’un large pouvoir discrétionnaire. Mais en fait, le
fonctionnement même de la procédure judiciaire est mis en danger :
le droit devient inefficace sans une police en contact direct avec les
réalités. La police gère donc l’enjeu essentiel de chaque ordre
juridique : être le truchement entre le caractère impératif de la loi et
l’irréductible multiplicité des actions et les faits. Ainsi se construit un
espace que les catégories du droit laissent vacant, à cause de leur
limite constitutive. En se plaçant aux marges du droit – de l’Ancien
Régime comme de l’époque moderne – la mesure de police manifeste
une nature ambivalente. D’un côté, la règle de police est la mesure de
la force étatique et représente la justesse de la loi. Grâce à elle, on
peut envisager le contrôle maximal et précis du gouvernement sur les
actions et les choses. De l’autre côté, elle est la mesure de la force
sociale, dont elle tolère ou sanctionne les expressions. Elle est le
baromètre du désordre, autrement dit elle signale le degré de force
non disciplinée juridiquement qu’un système peut tolérer. Qu’on la
considère du point de vue « interne » d’une hiérarchie normative ou qu’on
l’observe du point de vue « externe » comme mesure objective de la force
sociale, la police reste une source autonome de normativité. Étant moins la
violence non maîtrisée par le droit que son a priori factuel, la police
représente plutôt la force constitutive qui se soustrait par hypothèse à
tout jugement de valeur. Juste après la Première Guerre mondiale,
Walter Benjamin résumera parfaitement le problème qui passionne
les députés français en 1790 :

Il est faux d’affirmer que les buts de la police seraient toujours
identiques à ceux du reste du droit, ou simplement qu’ils auraient
un lien avec eux. Au fond le droit de la police indique plutôt le
point où l’État, soit par impuissance, soit en vertu de la logique
interne de tout ordre juridique, ne peut plus garantir par les
moyens de cet ordre les buts empiriques qu’il désire obtenir à tout
prix. Ainsi, « pour garantir la sécurité », la police intervient dans
des cas innombrables où la situation juridique n’est pas claire, sans
parler de ceux où, sans aucune référence à des buts légaux, elle
accompagne le citoyen, comme une brutale contrainte, au long
d’une vie réglée par des ordonnances, ou simplement les surveille.
À l’opposé du droit, qui, dans la « décision », fixée selon le lieu et le
temps, reconnaît une catégorie métaphysique, par laquelle il émet
prétention à critique, l’institution policière ne considère rien qui
touche à l’essence des choses. Sa violence est aussi dénuée de
structure que son apparition fantomatique, insaisissable et
omniprésente dans la vie des États civilisés60.

L’État de droit peut et doit cultiver l’illusion nécessaire de racheter
cette force, avec la conscience, néanmoins, que tout ordre légal ne
saurait invalider le fondement matériel qui le soutient.

De l’ordre policier à la sociabilité régie par la loi


Au cours des débats, une nouvelle question se pose à propos de la
collaboration entre police et citoyens. L’article 4 (titre IV) du projet
prévoit la possibilité pour quiconque d’amener devant l’officier de
police la personne soupçonnée d’un délit déjà dénoncé. Face aux
critiques sur les éventuels excès de la justice privée qu’une telle
mesure risque de favoriser, Duport défend au contraire la nouvelle
solidarité ainsi promue : « En général, le défaut de l’ancienne police
était d’ôter aux citoyens le droit de concourir au maintien de la
tranquillité publique ; son principe était d’isoler les citoyens. Il faut
aujourd’hui établir entre eux le plus de rapports possible ; il faut
établir la communauté des citoyens61. » Le problème est évidemment
de légitimer à nouveau le recours à des « observateurs » de police qui,
sous l’Ancien Régime, s’étaient disqualifiés en encourageant un
système de délation diffuse, dont les effets auraient été dévastateurs
sur la cohésion sociale. La responsabilité de chaque citoyen de
dénoncer un suspect à la justice est un bon exemple de civisme, et
contribue à la transparence de la procédure policière qui, jusqu’ici,
reposait sur le secret et les mouchards.
La situation se distingue clairement de celle du passé. À l’époque de
Delamare, la police trouvait sa principale légitimation dans son
administration en théorie munificente. Elle fournissait un très grand
nombre de prestations sans lesquelles aucune communauté n’était
jugée possible. Sur le plan de la sûreté, en revanche, elle révélait un
visage vexatoire qui, au lieu d’apaiser la situation, finissait souvent
par alimenter la tension et les conflits sociaux. Dans l’esprit des
membres de l’Assemblée constituante, la police doit maintenant se
requalifier comme garante effective de la tranquillité publique, et
promouvoir sur ce terrain la vie sociale. Le lien entre les citoyens ne
doit plus seulement être recherché dans la satisfaction des besoins,
mais aussi dans la confiance en une instance supérieure qui est celle
du droit et de la justice. Le concentré théorique de cette tendance se
trouve dans la position exprimée par Peuchet. L’article paru dans le
« Moniteur universel » du 17 mai 1790, entre les deux rapports de
Duport à l’Assemblée constituante, résume la nouvelle attitude
critique à l’égard de la police de sûreté. Le raisonnement reprend les
enjeux les plus importants en la matière, à propos du principe
fondamental de légalité. Le texte présenté par Duport quelques mois
auparavant avait réaffirmé ce principe, tant de manière générale (« la
loi et les formes qu’elle prescrit sont, en matière criminelle surtout, la
plus précieuse des propriétés publiques », art. 30), qu’en des termes
plus circonstanciés : « Un homme est injustement puni : 1o lorsque
l’action qu’il a commise n’est pas défendue par une loi précise ; 2o
lorsque la peine qu’on lui inflige n’est pas exactement déterminée ; 3o
lorsque la société n’a pas pris les moyens de lui faire connaître ces
deux lois62 (art. 10). » Pour Peuchet, il s’agit maintenant de défendre
la suprématie de la loi, non seulement pour des raisons de principe
mais surtout pour limiter l’action policière qui s’est depuis toujours
développée entre les faits et la norme. Peuchet est bien conscient de
cette zone d’indifférence occupée par la police. Il radicalise la
distinction entre loi et police en percevant dans l’action de celle-ci
l’étroite complicité entre norme et pure force : « Le législateur ne
peut pas établir deux modes de société opposés et contradictoires ; il
ne peut pas dire : vous n’obéirez qu’à la loi, vous ne devez de compte
qu’à la loi, vous ne serez puni que par la loi, enfin la loi seule existera
pour vous protéger, vous conduire, vous éclairer ; et cependant dire :
on pourra préjuger le vœu de la loi, devancer son action, la modifier,
faire plus ou moins qu’elle, faire autrement qu’elle et vous surveiller
par quelque chose qui n’est pas elle, vous entourer de quelque chose
qui n’est pas elle et qui peut par conséquent détruire ou rendre
illusoire votre droit à la protection que vous attendez d’elle63. »
Une caractérisation aussi rigide empêche tout compromis : dans un
état de droit, pour reprendre une distinction récente, le pouvoir est
en même temps sub lege et per leges, soumis aux lois et exercé par le
moyen des lois64. De sorte que la police ne peut dépasser les objectifs
que la loi lui assigne. Lorsque le maire de Paris, Bailly, s’adressera à
l’Assemblée nationale lors de la séance du 18 novembre 1790, afin de
susciter une prise de conscience sur les problèmes urgents d’ordre
public dans la capitale, il demandera précisément un mandat légal,
« une loi de police qui nous autorise à agir avec justice et sûreté65 ».
La fonction de la loi consiste à restreindre la place de l’arbitraire et
elle peut alors empêcher que l’on adopte les mesures les plus
adéquates aux circonstances. Avec de telles mesures, en effet, on
risque de sacrifier la connaissance de ce qui s’est réellement passé au
profit de l’éventualité du possible, la certitude des comportements à
l’hypothèse des intentions. En de telles circonstances, met en garde
Peuchet, « on établit le gouvernement des convenances : la propriété,
la liberté, la sainteté du domicile disparaissent devant la prétendue
nécessité d’empêcher un délit qui n’arrivera peut-être pas, et dont on
ne peut soupçonner quelqu’un que par un jugement anticipé qui
devient un crime, dès-là qu’il est méconnu de la loi66 ».
Ainsi, de même que la pensée économique avait réclamé le
démantèlement de l’arsenal policier planifiant le commerce, Peuchet
remet maintenant en question une certaine idéologie de la
« prévention ». Mieux vaut supporter quelque infortune de la vertu
que les atteintes à la liberté infligées par des précautions de police
méthodiques, tout comme les Anglais auxquels Peuchet se réfère
ouvertement lorsqu’il parle d’« un peuple aussi moral que nous au
moins et qui a prudemment préféré quelques abus de licence à la
corruptrice police des espions, à ces moyens de prévenir les délits
autrement que par des peines commandées par la loi67 ».
L’administrateur aborde ici un argument décisif pour la théorie
moderne des garanties personnelles en matière pénale : la façon
légitime de prévenir les délits est de les réprimer. Les peines prévues
par la loi pour des situations formellement établies sont la seule force
de dissuasion. Tout autre instrument préventif offense la liberté. Il est
inévitable que, dans un tel cadre, les pouvoirs de la police classique
soient remis en discussion, ce qui n’empêchera pas, plus tard, que
soient élaborées des stratégies de sécurité sociale plus raffinées et aussi
plus perverses, sous le masque rassurant de l’État de droit68.
La « loi sur la police de sûreté, la justice criminelle et l’institution
des jurés » voit enfin le jour le 16 septembre 1791. Ce n’est que le
premier pas vers une révision globale des pouvoirs de l’institution qui
investit aussi d’autres domaines de son activité.

1 Le « cahier de l’ordre du clergé du Bourdonnais » est un texte représentatif de la position


du clergé en la matière. Cf. J. MAVIDAL et E. LAURENT (dir.), Cahiers des états généraux
(clergé, noblesse, tiers-état), 2 vol., Dupont, Paris, 1868, II, p. 443.
2 Cf. par exemple les « Instructions et pouvoirs donnés par MM. les gentilshommes des
cinq sénéchaussées d’Angers à leurs députés aux états libres et généraux du royaume
convoqués à Versailles le 27 avril 1789 », ibid., II, p. 35.
3 Ibid., II, p. 16.
4 Ibid., p. 473.
5 Ibid.
6 Ibid., II, p. 474.
7 Cinq livres sur le droit des offices, L’Angelier, Paris, 1613, liv. V, chap. 7, no 51.
8 ISAMBERT, XVIII, p. 131-132. Sur l’exécution par provision en matière de police, PH.
PAYEN, Les Arrêts de règlement…, op. cit., p. 102 et sq.
9 Sous l’Ancien Régime, dans plusieurs États européens, la procédure en matière de police
présentait d’analogues carences de garantie. Sur la justice expéditive des commissaires de
police à Paris, A. FARGE, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, op. cit., p. 221-224 ; cf. aussi
B. DURAND, La Notion de police en France du XVIe au XVIIIe siècle, op. cit., p. 183 et sq.
10 « Les juges et consuls dans les matières de leur compétence, pourront juger nonobstant
tout déclinatoire, appel d’incompétence, prose à partie, renvoi requis et signifié, même en
vertu de nos lettres de Committimus aux requêtes de notre hôtel ou du palais, le privilège des
universités, des lettres de garde-gardienne, et tous autres. » Ainsi l’ordonnance du commerce
de mars 1673, titre XII, article 13 (ISAMBERT, XIX, p. 106) entendait accélérer le plus
possible le moment de la décision. Cf. J. HOOCK, « Zur Entwicklung der französischen
Handelsgerichtsbarkeit zwischen dem 16. und dem 18. Jahrhundert », dans N. BULST et J.-
Ph. GENET (dir.), La Ville, la bourgeoisie et la genèse de l’État moderne (XIIe-XVIIIe siècles), CNRS,
Paris, 1988, p. 229-242.
11 Cf. à ce sujet les analyses toujours actuelles de J. GOLDSCHMIDT, Das
Verwaltungsstrafrecht. Eine Untersuchung der Grenzegebiete zwischen Strafrecht und Verwaltung,
1902 (réimpr., Scientia, Aalen, 1969), p. 98 et sq.
12 Cahiers des états généraux, op. cit., II, p. 474.
13 Pour un aperçu général de ces questions, P. COLOMBO, Governo e costituzione. La
trasformazione del regime politico nelle teorie dell’età rivoluzionaria francese, Giuffrè, Milan, 1993,
p. 62-76. Pour une analyse plus vaste des transformations du langage et des pratiques
administratifs, L. MANNORI, B. SORDI, Storia del diritto amministrativo, Laterza, Rome-Bari,
2001, p. 182 et sq.
14 E. A. ARNOLD., Fouché, Napoléon, and the General Police, University Press of America,
Washington, 1979, p. 20.
15 Actes de la Commune de Paris pendant la Révolution publiés et annotés par Sigismond
Lacroix, 7 vol., Cerf, Noblet, Quantin, Paris, 1894 (1ère série), II, p. 483.
16 Cf. J. MAVIDAL et E. LAURENT (dir.), Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil
complet des débats législatifs et politiques des chambres françaises, (1ère série) 47 vol., Dupont,
Paris, 1867-1896, IX, p. 695-696. Dorénavant AP.
17 Cf. J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., I, p. 66.
18 Ibid., p. 179.
19 Ce critère concernait la seule forme juridique du lien entre pouvoir politique et sujets ;
en revanche, il fallait encore inventer les contenus pour réaliser ce que Turgot appelle « une
bonne constitution de la société », à savoir la compénétration d’intérêts entre individus,
familles et État sur laquelle repose l’ethos social. Le Mémoire sur les municipalités cultivait en
effet l’ambitieux projet de retrouver les bases du « commun » au moment même où s’affirme
la nécessité de dépasser toute fracture entre autorité publique et individu, au moins dans
l’exercice de la liberté du travail.
20 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., I, p. 332.
21 AP, IX, p. 691.
22 A.-H. GUIBERT, De la force publique considérée dans tous ses rapports, Paris, 1790, p. 180.
23 AP, XXI, p. 715.
24 Ibid., p. 237.
25 W. BENJAMIN, « Thèses sur la philosophie de l’histoire », dans L’Homme, le langage et la
culture, Denoël, Saint-Lubin-des-Joncherets, 1971, p. 193.
26 Séance du 28 avril 1791, AP, XXV, p. 394.
27 « Sur le sens du mot Révolutionnaire », Journal d’instruction sociale, 1er juin 1793, dans
Œuvres, op. cit., XII, p. 615-616.
28 Ibid., p. 617-618 (en italique dans le texte). Cf. A. REY, « Révolution ». Histoire d’un mot,
Gallimard, Paris, 1989, p. 125-126.
29 Sur la notion d’ordre pendant la Révolution, M. SCOTTI-ROSIN, « Ordre-Désordre »,
dans Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe in Frankreich 1680-1820, op. cit.,
Heft 14/15 (1993), p. 80 et sq.
30 AP, XX, p. 593.
31 Ibid., p. 594.
32 Ibid. Sur l’organisation et les fonctions de la maréchaussée en France et en Flandres aux
XVIIe et XVIIIe siècles, cf. J. LORGNIER, Les Juges bottés, L’Harmattan, Paris, 1994 ; Quand le
gendarme ➛ ➛ juge, L’Harmattan, Paris, 1994 ; L. LARRIEU, Histoire de la maréchaussée et de la
gendarmerie : des origines à la IVe République, Service historique de la gendarmerie nationale,
Maison Alfort, 2000.
33 AP, XX, p. 568 et sq. ; J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 191 et sq.
34 Ibid., p. 594.
35 Ibid., p. 598.
36 Ibid., XXI, p. 235-237. F. D. MONTLOSIER dans son Essai sur l’art de constituer les
peuples, ou Examen des opérations constitutionnelles, Paris, 1790, explicite mieux sa position
favorable au pouvoir exécutif. Cf. p. 207.
37 AP, XX, p. 593.
38 Ibid., XXI, p. 236.
39 Ibid., p. 245.
40 Ibid., XXV, p. 222.
41 Ibid., p. 369-370.
42 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 168 et sq.
43 Cf. Politische Theologie (1922), tr. fr. Théologie politique, Gallimard, Paris, 1988.
44 AP, XXVIII, p. 659. Sur l’emploi des mesures de circonstance et d’exception, P.
GUENIFFEY, La Politique de la terreur. Essai sur la violence révolutionnaire 1789-1794, Fayard,
Paris, 2000, p. 149-196 et 244.
45 Cf. P. PONCELA, « Adrien Duport, fondateur du droit pénal moderne », Droits, 17,
1993, p. 139-147. Pour une analyse de ces principes, L. FERRAJOLI, Diritto e ragione. Teoria del
garantismo penale, op. cit., p. 69 et sq.
46 Essai sur la Constitution et les Fonctions des Assemblées provinciales, cit., p. 512-513.
47 Séance du 22 décembre 1789, AP, IX, p. 745.
48 AP, X, p. 745.
49 J.-E. SIEYÈS, Aperçu d’une nouvelle organisation de la justice et de la police en France,
Imprimerie nationale, Paris, 1790.
50 AP, XXI, p. 45.
51 Cas exemplaire : la réforme du droit pénal introduite dans le grand-duché de Toscane
par la loi du 30 novembre 1786 (le code « léopoldien »). Comme contrepoids à
l’assouplissement des peines, on prévoyait l’intensification de la vigilance policière.
52 Intervention de Duport, lors de la séance du 28 décembre 1790, AP, XXI, p. 692.
53 Ibid., p. 47.
54 Ibid., p. 62-63.
55 Sur ce point le projet de Sieyès était sans doute plus rigoureux lorsqu’il stipulait que
« toute contestation comportant une demande en justice sort de la compétence de la police
et doit être soumise au juge de paix ». Aperçu, op. cit., art. 9. vérif. origin.
56 AP, XXI, p. 66.
57 Ibid., p. 670 et sq.
58 Ibid., p. 688 et sq.
59 AP, XXI, p. 694.
60 W. BENJAMIN, « Pour une critique de la violence », dans L’Homme, le langage et la
culture, op. cit., p. 36-37.
61 AP, XXI, p. 707.
62 Ibid., X, p. 746 et 745.
63 J. PEUCHET, « Réflexions sur l’institution des lieutenants de police avec faculté de
prévenir les délits et d’en rechercher les auteurs », Le Moniteur universel, IV, p. 380.
Dorénavant MU.
64 N. BOBBIO, Il futuro della democrazia, Einaudi, Turin, 1984, p. 154 et sq.
65 AP, XX, p. 522.
66 J. PEUCHET, « Réflexions sur l’institution des lieutenants… », art. cit., p. 380.
67 Ibid. À propos du modèle anglais et, en particulier de la police de Londres, le mythe a
souvent prévalu sur la réalité. Si Mirabeau fils n’hésitait pas à manifester son engouement
pour l’habeas corpus, une institution rendant « la propriété personnelle du plus faible
individu de la société, aussi sacrée & peut-être plus sûre que celle du frère du roi, n’a pas
produit des si grands désordres » (G.-H. DE RIQUETI COMTE DE MIRABEAU, Des Lettres de
cachet et des prisons d’État, et sq.é., Hambourg, 1782, p. 233), il ne faut pas oublier le système
odieux du blood-money. De grandes sommes d’argent étaient destinées à des informateurs de
profession qui, sous William III et pendant tout le XVIIIe siècle, devinrent un formidable
instrument de pouvoir pour les autorités. V. CH. REITH, The Police Idea. Its History and
Evolution in England in the Eighteenth Century and After, Oxford University Press, Londres, New
York, Toronto, 1938, p. 18-19. Pour une rapide étude comparée de la police française et
anglaise, C. EMSLEY, Policing and its Context. 1750-1870, Macmillan, Londres, 1983. Cf. aussi
H. DIPPEL, « Sicherheit des Staates oder Sicherheit des Bürgers ? Die Entstehung der
modernen Polizei in Paris und London in der ersten Hälfte des 19. Jahrhunderts », Jahrbuch
für Europäische Verwaltungsgeschichte (JEV), 8, 1996, p. 255-284.
68 Il suffit de penser, à ce sujet, à l’action préventive de grande ampleur reconnue à la
police par la « Scuola positiva » italienne de la seconde moitié du XIXe siècle. L. FERRAJOLI,
Diritto e ragione. Teoria del garantismo penale, op. cit., p. 797 et sq.
La police municipale et la police correctionnelle
La discussion sur les fonctions de la police revient fréquemment au
cours des débats de l’Assemblée nationale. À côté de la police de
sûreté apparaissent deux autres typologies qui, sous l’Ancien Régime,
avaient été appliquées mais non pensées : la police municipale et la
police correctionnelle. À la première incombe le maintien de l’ordre
public habituel ; à la seconde la répression des délits qui n’impliquent
pas une peine afflictive ou infamante, mais n’en sont pas moins
révélateurs d’une tendance à l’illégalité. Le projet de décret sur la
police municipale et correctionnelle présenté par le comité de
Constitution le 4 juillet 1791 possède tous les caractères essentiels des
ordonnances de police d’Ancien Régime : classification des individus,
des choses, des actions, contrôle de la population résidente et
étrangère, inspection des biens du commerce, de la salubrité des
lieux, de la propreté des rues1. En ce qui concerne le statut des
citoyens à inscrire sur les registres municipaux, en dehors des
« réguliers » pourvus d’un domicile et d’un métier, le projet prévoit
trois catégories de populations marginales. On y trouve la figure
classique des gens sans aveu, dépourvus de moyens de subsistance ou
sans personne pour veiller à leur conduite ; mais le projet définit en
outre deux classes d’irréguliers, jusque-là inédites : les gens suspects,
autrement dit ceux qui refusent de s’inscrire sur les registres
communaux, et les gens mal intentionnés qui ont fait de fausses
déclarations. Les ressortissants de ces trois classes s’exposent à des
peines correctionnelles s’ils ont participé à des rixes ou à des actes
séditieux. Quant aux officiers de police, ils ne peuvent accéder aux
domiciles privés que pour vérifier les états personnels et pour
contrôler l’exécution des lois fiscales. Toute autre visite étrangère à
ces motifs constitue un abus sanctionné par le tribunal et entraîne
une obligation de dédommagement.
L’autre élément ressortant du projet atteste un fait déjà connu : la
pratique de police est hybride juridiquement, par sa double vocation
administrative et juridictionnelle qui la met à distance de toute
systématisation. Lorsque l’on parle de « Délits de police municipale et
peines qui seront prononcées », le problème saute immédiatement
aux yeux : comment encadrer les compétences d’une organisation
vouée à la fois à émettre des règlements et à infliger des peines ? Il
s’agit probablement d’un héritage lointain que l’État légal ne réussira
pas complètement à dissoudre, car c’est la limite intrinsèque de la loi
qui empêche que le mode policier de régir la réalité ne soit soumis au
monopole d’une instance juridique supérieure. Lorsque le contact
avec les individus et les choses devient plus étroit, la prévision de la
loi laisse survivre une zone opaque de décision occupée de manière
relativement autonome par la mesure de police. L’acharnement avec
lequel les débats parlementaires tenteront de rationaliser le « droit » de la
police démontre que toute tentative de conceptualiser a la vie dure face à
une pratique très indocile.
Le projet en question représente par ailleurs un premier effort
concret dans la définition d’un nœud de compétences souvent
inextricable. L’article 35 prévoit que les contraventions aux
règlements de police dans les matières énoncées ci-dessus seront
jugées par un tribunal composé d’officiers municipaux, sur requête
du procureur auprès de la commune ou sur plainte privée. On n’a
plus le rite sommaire encore revendiqué par le procureur-syndic face
à l’Assemblée des représentants de la ville de Paris le 11 mai 1790. En
matière de police, confirmait ce magistrat, « les affaires sont
multipliées, mais elles se jugent sans procédure. Tout le monde est
admis à y porter la parole et à s’y défendre, sans ministère d’avocat et
de procureur2 ». À présent, en revanche, les garanties pour la défense,
l’audition des témoins, la motivation de la sentence, l’appel en
dernier ressort offrent, en principe, des garanties plus solides à
l’accusé. L’article 46 contribue aussi à la distinction fonctionnelle
selon laquelle le « tribunal de police ne pourra faire aucun
règlement3 ». Toutefois, il s’agit encore d’une répartition de
compétences interne entre des bureaux d’une même organisation
qui, dans son ensemble, reste dépositaire de prérogatives aussi bien
juridictionnelles qu’administratives.
La tentative de canaliser la police en aires juridiques plus sûres est
en fait déjà contenue dans la distinction entre polices municipale et
correctionnelle. La première, on l’a vu, s’attache à l’ordre public de
base de la communauté, répond aux attentes minimales de
tranquillité quotidienne, gère les mécanismes fondamentaux pour
gouverner une population sur un territoire. La police correctionnelle,
en revanche, sanctionne des épisodes criminels qui, sans être d’une
extrême gravité, déstabilisent la société et perturbent les citoyens.
Alors que la police municipale accompagne le déroulement régulier
des choses en déplaçant les obstacles à la vie ordinaire, la police
correctionnelle décèle surtout les anomalies et les réprime. En termes
médicaux, on pourrait dire que la première traite les affections
physiologiques des conduites sociales, et la seconde les affections
pathologiques ou du moins pathogènes. Les comportements qui
intéressent la police correctionnelle se résument à cinq catégories de
délits : « 1o Les délits contre les mœurs ; 2o les troubles apportés
publiquement à l’exercice d’un culte religieux quelconque ; 3o les
insultes et les violences graves envers les personnes ; 4o les troubles
apportés à l’ordre social et à la tranquillité publique par la mendicité,
par les tumultes, par les attroupements ou la provocation des
émeutes ; 5o les atteintes portées à la propriété des citoyens par
dégâts, larcins ou simples vols, escroqueries, ouverture de maison de
jeu où le public est admis4. » Les peines infligées par un tribunal de
police correctionnelle sont l’amende, la confiscation,
l’emprisonnement et la déportation à vie. La détention en maison de
correction avec obligation de travail est prévue pour les jeunes âgés
de moins de vingt et un ans, mais aussi pour les condamnés par voie
correctionnelle.
Les faits particuliers recensés dans les cinq catégories constituent,
dans leur totalité, un archipel d’illégalités qui n’ont pas encore
franchi le seuil du code pénal. Ce texte est approuvé par les
constituants le 6 octobre 1791, et dessine avec les lois sur la police de
trois mois plus tôt la géographie d’ensemble de l’ordre public5. Le
code pénal mesure le degré extrême de gravité d’une conduite : ainsi,
une agression, selon les circonstances, peut représenter une violation
plus atténuée, et rentrera dans les attributions de la police ; ou bien
elle violera de manière plus grave le code pénal, et alors elle relèvera
du tribunal criminel. La sphère de la police dépend donc d’une
évaluation conventionnelle du législateur. Si les irrégularités
concernant la police municipale peuvent relever de la catégorie des
délits administratifs, celles qui relèvent de la police correctionnelle se
situent aux confins des irrégularités administratives et pénales, dans
une zone qui représente mieux l’ambivalence juridique propre au
phénomène6. Il apparaît donc possible de transformer un fait illicite
pénal en un fait illicite administratif, en passant par le purgatoire du
« quasi-délit » de la police correctionnelle, ou de procéder dans le
sens contraire, en aggravant la qualification de certaines conduites.
Dans tous les cas, cela devient une pure question de calcul législatif,
comme l’aurait dit Bentham.
Police municipale, police correctionnelle, juge criminel : telle est la
gradation du fait au droit, ou si l’on préfère, le contrôle articulé des
illégalités. Ceci signifie que l’objet justiciable connaît plusieurs
degrés : la police correctionnelle représente une sorte de soupape
d’échange, un commutateur de valeur juridique entre conduites qui
procurent un désordre punissable mais presque physiologique, et des
actes qui procurent un désordre de toute façon intolérable. Le cas de
la prostitution est exemplaire à cet égard, car il montre l’ambivalence
juridique d’une transgression à mi-chemin entre l’irrégularité que la
société est à même de métaboliser et le délit passible de mesure
correctionnelle. Voici ce que réplique le rapporteur Démeunier, lors
de la séance du 5 juillet, à la proposition de punir tous les actes de
racolage camouflé qui se produisent quotidiennement devant le
Palais Royal : « La proposition du préopinant me paraît juste, mais
elle demande quelque soin dans la rédaction : ce serait dans le Code
de la police correctionnelle que nous pourrions placer cet article. […]
Il nous a paru que l’ordre public était intéressé à une surveillance
particulière de ces maisons [de débauche] ; que si la loi ne pouvait pas
ni l’autoriser ni le tolérer, il était convenable d’assurer des moyens
pour prévenir […] les désordres qui pouvaient y avoir lieu. Ce sont
ces motifs qui nous ont déterminés, conformément à toutes les
ordonnances, mêmes à celles de saint Louis, à en parler dans le code
de la police municipale7. »
La prostitution n’est pas du reste le seul épisode qui se prête à être
qualifié selon des critères variables. Les infractions dans le domaine
des poids et mesures peuvent aussi appartenir à des zones en dehors
de la transgression et retomber, selon les cas, dans le droit de police
ou dans le droit criminel8. Et, plus généralement, presque toutes les
irrégularités prévues par le projet sont évaluées de manière
mouvante. La récidive, par exemple, détermine le passage d’un même
fait de la compétence de la police municipale à celle de la police
correctionnelle. Mais au-delà du fait que l’on peut cristalliser le
jugement du législateur sur les faits spécifiques, il est désormais
évident qu’un nouveau paysage de l’ordre public est en train de se
dessiner. L’anatomie de la pratique policière est mise en œuvre. On
veut établir définitivement la nature de son rôle et de ses actes, on
doit mettre au grand jour ses innombrables dispositifs. Le désir de
fournir un cadre juridique univoque à cette panoplie de mesures
coercitives, d’organisation, attributives de status personnels,
permissives, etc. anime plus que jamais le travail des constituants.
Le décret sur la police municipale et correctionnelle est approuvé le
19 juillet 17919. Quelques mois plus tard (séance
du 21 septembre 1791), la loi est complétée par la mesure qui, sur
décision du corps législatif, après consultation de l’administration
départementale, institue les commissaires de police dans les villes les
plus nécessiteuses. Leur tâche consiste à appliquer les lois de police
municipale et correctionnelle, à dresser les procès-verbaux des délits
et à accomplir toutes les fonctions établies par chaque municipalité10.
Pour Paris, on prévoit une discipline à part, en raison des dimensions
et de la population de la ville. Duport soulève le problème des
moyens pour obtenir une police active et efficace dans la capitale :
l’armée est une force exclusivement martiale, et elle est donc
inefficace pour garantir la sûreté dont la ville a besoin. La garde
nationale a remarquablement fait son office durant la Révolution,
mais ne peut être une force permanente. Le système des espions
rappelle le despotisme liberticide. On crée donc vingt-quatre officiers
de paix chargés de veiller à la tranquillité publique, d’arrêter les
délinquants et de les conduire devant le juge de paix11.
Paris, par ailleurs, prouve combien la distinction entre police
municipale et correctionnelle établie par le décret du 19 juillet ne
correspond pas à la réalité. La pratique, en effet, confond les
principes que le discours législatif entend définir a priori. Ainsi, on
devine dans une lettre du maire de la capitale, Pétion, l’impasse dans
laquelle débouchent deux compétences policières qui ne sont pas
harmonisées et qui mettent dans l’embarras l’administrateur,
contraint d’avouer son impuissance : « On croit mon pouvoir bien
plus grand qu’il ne l’est en effet ; je veille avec zèle, mais la police
municipale et la police correctionnelle se contrarient trop souvent, et
la police d’observation, autrefois si active, ne subsiste plus, car je n’ai
pas de fonds pour y pourvoir12. » C’est une tâche ardue, donc, que de
traiter l’action de police à travers des catégories claires et distinctes.
Dans ce domaine, la pratique matérielle est destinée à remettre en
cause toute qualification générale au sens juridique. Une formule
telle que « police d’observation », du reste, tout en étant assimilable à
la fonction de vigilance, n’est pas le fruit d’une élaboration
doctrinale, mais provient d’une remarque occasionnelle en cours du
débat législatif, qui ne se fixe pas dans une signification durable. La
police se situe toujours au cœur de la dialectique entre le droit et le fait,
entre ce qui est technique et ce qui n’est pas qualifié. La police rappelle
constamment au droit les limites de ses dispositifs. L’ambition d’un
positivisme juridique abstrait et naïf qui prétend tout soumettre à la loi, est
démentie ici, non pas sur la base des principes de droit naturel, mais sur la
base des contraintes matérielles. On a donc affaire à un conflit qui se
déroule entièrement sur un plan d’immanence entre forces
pratiques ; il n’y a pas de décalage entre le niveau historique et le
niveau méta-historique, entre le réel et l’idéal, comme c’est le cas
dans le rapport entre la loi positive et la loi de nature. Droit et police
relèvent tous les deux de la technique orientée vers des buts concrets
et historiques.

La sûreté générale : naissance de la police politique


Ce que nous pouvons définir comme la police de droit commun se
précise peu à peu autour des trois catégories de base de la police
municipale, correctionnelle et de sûreté. Le domaine de cette dernière
finit inévitablement par se dilater durant une révolution, au point de
faire naître une notion spéciale, de plus en plus envahissante : la
police de sûreté générale. Nous l’avons vu, la discipline fondamentale
de la police de sûreté avait été introduite par la loi du 16 mai 1791.
Confié simultanément aux juges de paix de chaque municipalité et à
la gendarmerie nationale, ce genre de police avait pour tâche
essentielle de réprimer les délits communs, en garantissant ainsi
l’ordre public habituel de la communauté. Les événements
révolutionnaires, toutefois, rendent toujours plus impérieuse la
nécessité d’une police qui préserve la sûreté générale des complots
contre-révolutionnaires qui s’organisent à l’intérieur et à l’extérieur
du pays. Le problème est soulevé par Gensonné lors de la séance
du 30 mai 1792. L’occasion est bonne pour revenir sur l’éternel
dilemme sur la place institutionnelle de la police. Le député part de
convictions très claires. Mais, dans la suite de son discours, ses
convictions se font incertaines et c’est la nature ambiguë de ce
pouvoir qui finit par l’emporter : la police veille, juge et gouverne ; le
judiciaire et l’administratif sont imbriqués dans ses règlements.
On part d’une distinction fondamentale qui est désormais un point
de non-retour : « D’après la base de notre législation nouvelle, la
répression des délits qui troublent la société exige le concours de
deux pouvoirs parfaitement distincts et séparés : celui de la police et
celui de la justice. L’action de la police considérée en elle-même est
indépendante des fonctions judiciaires ; elle doit précéder l’action de
la justice. Elle a pour but de constater la trace des délits, d’en
rechercher des preuves. La vigilance est son principal caractère ; son
action doit être assez sûre pour que les coupables ne puissent lui
échapper. L’exercice de cette police peut, il est vrai, quelquefois gêner
la liberté individuelle, mais dans tout État policé, la liberté
individuelle est toujours subordonnée aux sages précautions à
prendre pour veiller à la sûreté générale, pour conserver la liberté de
tous13. » Si ce sont là les bases conceptuelles générales de la police,
Gensonné constate qu’à une vigilance à l’égard des délits ordinaires
ne correspond pas un souci analogue pour les délits de haute trahison
qui relèvent directement du corps législatif et plus précisément de la
Haute Cour nationale pour le jugement14. Et comme l’Assemblée
nationale, pour d’évidentes raisons pratiques, ne peut accomplir un
tel travail (« tout ce qui constitue essentiellement la police de sûreté
semble lui être interdit15 »), compte tenu également du fait que les
juges de paix doivent assumer de nombreuses tâches judiciaires, il ne
reste plus qu’à confier la prévention des conspirations politiques aux
mêmes corps administratifs. Ceux-ci auront donc en leur pouvoir la
police de sûreté ordinaire et la police pour haute trahison, et seront
coordonnés par un comité de police de sûreté générale. Le projet
apparaît si séduisant au député qu’il se met à rêver à un système de
contrôle presque illimité : « Le plan que je propose est un système
complet de surveillance dont les rameaux embrassant toutes les
parties du royaume viendront un jour aboutir à un point central
établi dans le sein de l’Assemblée nationale16. »
Pour rendre son projet plus convaincant, Gensonné propose
l’adoption de ce qu’il définit comme une « mesure de police
purement administrative » : un contrôle préventif à exercer non plus
sur les destinataires classiques du soupçon policier, les vagabonds,
mais sur la nouvelle frange de suspects dangereux, ceux qui attentent
à la Constitution. Dans tous les cas, la rationalité de la mesure de
police reste pour lui ancrée dans les critères proverbiaux de la
« prudence et de la discrétion », avec les limites insurmontables
marquées par la loi qui, toutefois, s’applique toujours en raison « des
localités et des circonstances qui ne sont pas partout les mêmes et qui
peuvent varier à chaque instant17 ». En quelques mots, Gensonné
résume les stratégies gouvernementales de la police, dès ses premières
manifestations. On retrouve la prudence typique qui guide le
jugement et la décision, la règle de la discrétion qui gère la frontière
mouvante entre la légalité et l’abus, mais aussi l’instrument de la loi
comme limite à l’exercice de la discrétion, instrument à son tour
dénué de valeur générale car soumis à la contingence des
circonstances et des lieux. De toute évidence, malgré la référence à un
état de droit dont les principes sont évoqués à plusieurs reprises, il est
difficile de renoncer à l’agencement gouvernemental et aux
instruments techniques mis en place par la police. On défend la
Révolution, mais avec des moyens et des catégories politico-
juridiques d’empreinte classique. Le dernier mot revient aux outils
réglementaires, à ces véritables esclaves sans maître. C’est dire que la
vérité et la rationalité de l’instrument normatif tiennent d’abord à
son attitude servile et ensuite au sujet qui l’emploie18.
Le projet de loi présenté par Gensonné trouve un interlocuteur
important en la personne de Brissot de Warville, lors de la séance
du 25 juillet 1792. Prenant acte du fait que les conspirateurs contre la
sécurité générale de l’État sont très actifs, le juriste suggère de confier
aux municipalités la tâche de rechercher les preuves et de réprimer les
actes séditieux. L’Assemblée nationale n’est pas apte à assumer une
fonction qui requiert des interventions rapides et coordonnées,
comme seul un corps restreint peut le faire. Les besoins essentiels
sont « secret, diligence, constance et un nombre d’officiers qui ne soit
pas trop considérable19 ». D’où la nécessité de déléguer les activités et
donc la fonction d’officier de sûreté, l’assemblée pouvant se réserver
la compétence de juré d’accusation. Mais à qui déléguer ? Les juges de
paix ne sont pas les organes les plus indiqués pour exercer une
mission aussi vitale. Pour l’expliquer, Brissot recourt à une
argumentation socio-psychologique qui n’est pas sans intérêt :
« L’expérience prouve que le nom de juge, l’image de ses fonctions
sévères, la crainte d’un procès repoussent de sa maison ceux qui
iraient volontiers à la municipalité, dont les fonctions ont je ne sais
quoi de plus fraternel et de moins effrayant20. » Il est curieux, au
moment où tous les discours insistent sur la valeur symbolique et pas
seulement politique de la loi, que Brissot tende à dépouiller la
fonction judiciaire d’un tel mérite. La figure du juge peut
impressionner l’imaginaire collectif, explique le jurisconsulte, dans
un souci professionnel.
Toutefois, il ne faut pas exagérer l’importance d’un facteur comme
la perception sociale, qui est marginal et ne saurait être la cause d’un
art de gouverner qui repose sur de toutes autres bases. Entre la force
universelle de la loi et le pouvoir de rendre la justice, il existe une
manière plus prosaïque d’ordonner les choses, qui ne renvoie à
d’autre signification que celle de l’efficacité. Le savoir-faire
administratif dépouille le droit de toute sacralité et le ramène au
niveau d’une simple technique d’organisation. Il est peu pertinent
d’opposer aux trames des conspirateurs la pédagogie morale de la
fonction judiciaire, là où il faut intervenir avec des instruments
empiriques et capillaires plutôt que par des décisions symboliques et
discontinues : « Sans cette unité de centre, on ne parviendra jamais
dans des villes comme Paris, Lyon ou Marseille, Bordeaux, Nantes, à
découvrir aucun complot. Les dénonciations se dissémineront entre
les divers juges, tous les faits resteront isolés, tandis que s’il n’y avait
qu’un seul registre, qu’un seul centre d’information, tous les faits se
réunissant, se prêteraient mutuellement de l’appui, conduiraient à la
découverte du complot entier21. »
La sûreté générale de l’État nécessite donc la création d’une police
politique afin de combattre les crimes qui « affectent en masse la
société ». Cette expression de Brissot n’est pas le fruit du hasard, mais
elle est destinée à réapparaître dans l’article 17 du Code des Délits et
des Peines du 3 brumaire, an IV (le 25 octobre 1795) selon lequel « la
société considérée en masse est l’objet de la sollicitude » policière22. Si
les délits sont d’ordre politique, ils ne pourront pas relever de la
compétence de magistratures ordinaires telles que les juges de paix,
mais de celle d’un organe politique tel que l’Assemblée nationale
dont les mandataires, à savoir, les municipalités, agiront avant la
justice en tant que telle. Il est évident, dès lors, que se dessinent deux
types de police de sûreté publique, destinés à protéger des intérêts qui
ne coïncident pas nécessairement. La première concerne les
individus ; elle est administrée par les juges de paix compétents pour
les délits privés. La seconde garantit la collectivité et elle est confiée à
des institutions politico-administratives. La division, toutefois, est
loin d’être définie d’un point de vue fonctionnel, et l’on devine les
possibles conflits entre les intérêts de l’individu et ceux de la société.
En outre, Brissot ne parvient pas à résoudre la nature du pouvoir de
police, car selon lui il n’y a aucun risque de confusion entre la police
et l’activité judiciaire : on ne peut guère parler que d’une « union des
fonctions similaires23 », puisque la police relève entièrement de
l’ordre administratif. Le juriste n’explique pas, toutefois, le statut
ambivalent d’une figure comme celle du juge de paix, organe doté de
pouvoirs judiciaires mais inscrit en même temps dans la structure
administrative municipale. Son objectif est de tranquilliser ceux qui,
dans le projet Gensonné, redoutent un nouveau despotisme, celui des
corps administratifs : « S’il est des fonctionnaires qui abusent de leurs
pouvoirs […] la presse est là pour les démasquer, le peuple est là pour
rejeter leurs normes de l’urne de l’élection, la loi est là pour les
punir24. »
Pourtant, l’autorité des arguments de Brissot ne suffit pas à
convaincre tout le monde. Becquey, lors de la séance
du 27 juillet 1792, craint la dictature que le comité de police prévu
par le projet finirait par exercer au sein de l’Assemblée nationale,
brisant ainsi l’unité du corps législatif. D’un point de vue général,
ensuite, le député voit bien que la matrice du pouvoir de police n’est
pas acquise pacifiquement à la sphère administrative comme le
prétendent Gensonné et Brissot. Bien entendu, ses observations
portent sur les fonctions des juges de paix : le pouvoir d’arrêter les
suspects revient de plein droit aux organes judiciaires. Dans ces
conditions, la police continue à être un facteur de trouble plutôt que
d’éclaircissement dans l’exacte définition des diverses activités de
l’État. Mais tel mélange est dangereux surtout pour les libertés
individuelles, qui se trouveraient alors exposées aux caprices de corps
administratifs subordonnés à un pouvoir exécutif capable de les
conditionner en annulant leurs actes et en en suspendant les auteurs.
Becquey considère donc l’introduction d’une police spéciale pour la
sûreté générale distincte de la police ordinaire comme une
dangereuse anomalie du point de vue des principes de la
Constitution, car « l’alliance fatale de l’Administration et de la police
judiciaire » deviendrait un terrible instrument d’oppression25.
Hérault de Séchelles intervient au cours de la même séance. Ses
soupçons initiaux sur la constitutionnalité du projet de Gensonné
ont disparu : non seulement la réforme proposée ne viole pas les
libertés individuelles, mais elle est aussi la plus adéquate pour
affronter le moment critique que l’on traverse. L’approche du
problème est particulièrement heureuse, puisque Hérault présente les
enjeux à la fois juridique et stratégique de la fonction de police. Les
biens juridiques à protéger n’appartiennent pas seulement au
domaine privé des individus, mais aussi à l’intérêt de l’État : il existe
une police judiciaire ou privée et une police politique ou générale,
une police du citoyen et une police de l’État. La première est une
police de l’illégalité ordinaire, la seconde intervient dans l’urgence
générale, lorsque toute la construction de l’ordre est menacée. Les
instruments dont bénéficie la première sont de nature judiciaire,
tandis que la seconde utilise de préférence les mesures
administratives, plus efficaces pour réprimer des actes d’hostilité
organisée et diffuse, comme les conspirations. À la police privée
correspond la violation des normes, à la police politique, la remise en
cause d’un ordre global. Le problème est d’harmoniser les deux types
de police et d’éviter ainsi que la situation exceptionnelle n’impose
des mesures avilissantes pour le système de garanties judiciaires et
donc pour les libertés individuelles26.
Une fois de plus, le pouvoir de police est l’épicentre d’un difficile
équilibre entre exigences juridiques souvent concurrentes. Mais il est
aussi un terrain où s’expérimentent les limites du droit, non
seulement sous la forme de l’illégalité, de la conduite contra legem,
mais surtout sous celle de la non-juridicité de fait, de la conduite
praeter legem. Comme le constatera quelques années plus tard
Limodin, « en Police il faut, si l’on peut s’exprimer ainsi, friser
l’arbitraire27 ». L’arbitraire ne consiste pas ici à nier la loi, mais à
appliquer une mesure « conservatoire ». Une telle intervention doit
assurer une base de moralité publique et de pédagogie sociale dans
toutes ces situations que la loi ne règle pas entièrement, ou qui
laissent à un pouvoir de fait des marges indéfinies. Dans ce domaine,
la police se déploie comme manière « juridique » pour ordonner les
choses. Dans le « Décret en forme d’instruction pour la procédure
criminelle » du 16 octobre 1791 qui sera repris dans le contenu
fondamental du Code des délits et des peines du 18 brumaire an IV
(9 novembre 1795), on avait déjà perçu ce lieu d’indifférence
insaisissable où se meut la police et la flexibilité de son action : « Les
fonctions de police sont délicates. Si les principes en sont constants,
leur application du moins est modifiée par mille circonstances qui
échappent à la prévoyance des lois, et ces fonctions ont besoin, pour
s’exercer, d’une sorte de latitude de confiance qui ne se peut reposer
que sur des mandataires infiniment purs28. » Les mandataires
infiniment purs sont ici les juges de paix et la gendarmerie nationale
qui ont des tâches respectives bien définies. On comprendra que la
police ne s’arroge pas le domaine de ce qui est permis de manière
négative, en se limitant à accomplir ce qui n’est pas interdit. En
revanche, ce qui lui est permis de faire correspond directement à ce
qu’elle fait. En donnant de la valeur à la réalité sur laquelle elle
intervient, la police s’autolégitime. La limite qu’elle rencontre est
plutôt extérieure à son activité, une fois accomplie sa mission de
rétablir l’ordre : « Lorsqu’il a été pourvu par la police aux premiers
besoins de sûreté que la société réclame, la marche de la justice doit
commencer : alors le règne des présomptions et des suspicions doit
faire place à celui de la certitude et de la conviction ; et si la police a
dû consulter avant tout la sûreté publique, la justice doit placer avant
toute autre considération, le respect et la précaution qui sont dues à
l’innocence en péril29. »
Lorsque Hérault intervient, ces problèmes circulaient déjà
largement dans le débat de l’assemblée. Toutefois, il leur ajoute une
remarque intéressante : « La police recueille, ramasse tout, et, après le
plus court délai, elle remet les indications et les personnes entre les
mains de la justice. C’est alors que se fait la séparation, le triage, si je
peux m’exprimer ainsi ; et remarquez que, jusque-là, il n’est point
permis à l’officier de police de distinguer si le délit est privé ou
public ; il suffit qu’une sûreté quelconque se trouve compromise, ce
n’est pas à lui de juger au-delà30. » Là où il semble minimiser le
pouvoir de la police, le discours de Hérault, en fait, en dévoile une
capacité fondamentale. Ce n’est pas à la police d’évaluer si un certain
type de conduite est un délit ordinaire ou un délit contre l’État. Mais
il lui revient d’opérer le triage, de séparer entre ce qui est important
pour le droit et ce qui ne l’est pas, et c’est ce qui fait sa force
constitutive première. S’il est vrai qu’en principe la police ne décide
pas sur le fond juridique, il est tout aussi vrai que sa faculté de juger
est encore plus radicale, puisque c’est elle qui pose les conditions
pour que d’autres pouvoirs qualifient juridiquement le réel. Sans ce
point de départ matériel, qui capture, dans le tout mêlé du devenir,
un épisode potentiellement « de droit », il n’y aurait pas de faits
juridiques, à savoir de faits justiciables. Toutes les distinctions
ultérieures que la police ne peut opérer – depuis celle entre délit privé
et délit politique – dérivent de cette impulsion initiale : « La police
antejudiciaire consiste donc à préparer, dans quelque genre que ce
soit, le cours de la justice », admet Hérault avec une suffisance
hâtive31. « Préparer le cours » ne signifie pas simplement accomplir
une fonction auxiliaire de la justice, mais en déterminer les
conditions d’existence, en cristallisant une situation que le juge
évaluera. La police ne règle pas le passage de la virtualité à l’application de
la norme, mais extrait de l’histoire des fragments de sens afin de les rendre
intelligibles à l’observation du droit. L’importance de sa mission
consiste précisément en cela : gérer la potentialité d’une hypothèse
juridique, en fournissant la condition pour que s’applique une forme
normative aux actions humaines. Comment expliquer autrement
l’impatience de Hérault, comme celle d’autres orateurs, à liquider en
quelques mots cette phase antéjudiciaire confiée à la police, sinon par
la conscience troublée du doute que le fondement de la justice est
moins noble et moins éclatant que celui que la loi voudrait célébrer ?
Pourtant, la phase antéjudiciaire entame une série non négligeable
d’opérations : « Recevoir les dénonciations […], arrêter lorsqu’il faut,
surveiller du moins le prévenu, de peur qu’il n’échappe, s’il est
coupable, et le renvoyer aussitôt, lui et les pièces au tribunal du
district32. » Comment ne pas percevoir l’embarras d’un orateur qui
comprend l’origine peu noble d’une procédure criminelle sur laquelle
il convient d’étendre immédiatement le voile rassurant du droit ? La
transmission immédiate des actes à l’autorité judiciaire, la
responsabilité de l’officier de police en cas de négligence ou de
prévarication, tels sont les expédients du discours législatif pour
mettre en mouvement, dans une zone presque indéfinissable,
l’intervention fondatrice de la police.
En ce qui concerne la police générale, l’intérêt de la liberté exige
que l’on n’attribue pas seulement aux juges de paix mais aussi aux
organismes administratifs le mandat d’amener et le mandat d’arrêt.
C’est seulement ainsi que l’Assemblée nationale peut exercer
efficacement la haute surveillance « de la totalité de l’Empire sous le
rapport de sa sûreté nationale et constitutionnelle33 ». Autrement, la
surveillance n’existerait que sur le papier et serait le plus souvent
privée de ses objectifs. La cohérence de la mesure requiert
éventuellement que les municipalités de plus de 20 000 habitants
soient autorisées à restreindre la liberté des individus, comme le
réclame le projet de Gensonné, mais aussi que les organes
administratifs des villes les plus petites disposent des instruments
nécessaires pour garantir la liberté générale.
Pastoret est chargé de l’exposition organique des enjeux
concernant la police, lors de la séance du 28 juillet. Le sujet est
subdivisé en quatre points. Le premier, endémique par excellence,
porte sur la question de savoir si la police appartient à l’ordre
administratif ou judiciaire. Les arguments développés ici témoignent
clairement du lourd héritage du passé, confirmant ainsi que le
processus de transformation de la police est plutôt tortueux et loin
d’être acquis à l’égide de l’État de droit. Pastoret s’attache à démentir
l’opinion de ceux qui attribuent à l’administration un pouvoir sur les
choses, tandis que les personnes seraient du ressort des tribunaux.
Grâce à cette division, les autorités administratives ne pourraient pas
adopter de mesures restrictives de la liberté personnelle ; autrement
dit, la police ne pourrait pas juger :
La première erreur de ce système est dans l’opinion que les choses sont le seul domaine
des administrateurs. Les hôpitaux, les collèges, les prisons, les ateliers publics ne
présentent-ils pas des citoyens à surveiller, à gouverner, à conduire ? N’est-ce pas aux corps
municipaux et administratifs à réprimer les mendiants et les vagabonds ? N’est-ce pas à
eux que sont confiés l’emploi de la force publique, la surveillance et la direction de la
garde nationale […] ? La seconde erreur est de penser que les tribunaux ont sur toutes les
matières le droit exclusif de prononcer un jugement. Je conçois l’adoption de ce principe
là où le monarque exerce un despotisme absolu. […] Là, vous chercheriez en vain des
tribunaux domestiques et des jurés. […] Mais dans les pays soustraits à l’esclavage, l’ordre
judiciaire se resserre au lieu de s’étendre. Pour les objets civils, avant que le procès
s’engage, la conciliation et l’arbitrage sont présentés par la loi ; pour les délits, on distingue
avec soin les fautes des erreurs, et les erreurs des crimes ; presque toujours on corrige avant
de punir. […] Ces principes furent ceux de l’Assemblée constituante ; elle établit, avant
d’arriver au temple de la justice, là des bureaux de paix et de conciliation, ici une police
vigilante et répressive. […] On insiste. Quoi ! il existera des condamnations qui
n’émaneront pas d’un juge ! mais la police municipale ne condamne-t-elle pas à des
amendes, à des réparations pécuniaires, à des emprisonnements ? […] Il y a plus : le décret
qui l’a organisé organise aussi un tribunal d’appel… Prononcer sur une contestation
n’appartient donc pas nécessairement aux tribunaux ordinaires34.

La police a donc le droit de juger dans la mesure où chacune de ses


opérations implique déjà une telle faculté. Il est impossible
d’imaginer une structure de pure exécution, inerte et dépourvue de la
moindre capacité à distinguer et à décider. Et bien qu’en matière de
sûreté Pastoret situe la police dans le domaine administratif, elle
occupe un espace infra-judiciaire dans lequel les évaluations et les
décisions ont une force avant tout factuelle et accessoirement
juridique, avec les limites que cela implique : « Je veux aussi une
inspection suprême, mais comme je place la police dans l’ordre
administratif, et non dans l’ordre judiciaire, les procureurs généraux
syndics […] auraient […] le droit de décerner un mandat d’amener
contre l’officier suspect de prévarications35. »
Quant à l’opportunité d’une police spéciale aux côtés d’une police
ordinaire, Pastoret dénonce la multiplication de types et de
distinctions trahissant la nature encore fuyante d’un ensemble de
pratiques floues. La division n’est pas synonyme de clarté. Dans la
législation, une casuistique abondante est symptôme de confusion
plus que de certitude. Si l’on se perd dans les classifications des
fonctions de police, on perd de vue la nécessaire cohérence de la
notion et l’on encourage les conflits entre organes : « On a déjà trop
distingué la police municipale et la police correctionnelle, la police
administrative et la police contentieuse. Trop souvent elles se
touchent et quelquefois se confondent. Ces distinctions multipliées
ne servent qu’à embarrasser les justiciables et les juges ; elles
retardent la marche de l’action des lois ; elles font consumer un
temps utile en débats scandaleux sur une compétence incertaine36. »
La volonté de rationaliser un domaine qui s’est longtemps développé
comme pure pratique peut se révéler paradoxale : plutôt que
d’harmoniser la multiplicité à la lumière de quelques rares principes
incontestables, un tel acharnement discursif risque de paralyser le
système. Ainsi, de même que l’intention du code pénal – et il en sera
de même pour le code civil – est de réunir la multiplicité des
conditions individuelles sous la figure générale du sujet de droit, de
même la police doit être une fonction unique et générale. Elle ne se
qualifie pas en raison des objets sur lesquels elle s’exerce, mais de par
sa propre et inchangeable manière d’être.
Au cours de la séance du 4 août 1792, plusieurs orateurs dénoncent
le caractère anticonstitutionnel du projet Gensonné, en ce qu’il
autorise l’Assemblée législative à déléguer aux municipalités la police
de sûreté générale. En fait, selon Thorillon, il n’y a rien à déléguer,
puisque le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire doivent
respectivement découvrir les coupables et les juger, tandis que le
législatif décrète la mise en état d’accusation37. En accord avec
Thorillon, Gohier insiste sur le caractère inviolable du principe de la
division des pouvoirs et donc sur la nette distinction entre police et
justice. L’une a pour objet le respect des règles existantes, l’autre
punit celui qui les viole. Les deux activités n’empiètent pas l’une sur
l’autre parce que celle de la police finit avec l’arrestation des inculpés,
là où commence celle de la justice. Fervent défenseur de l’autonomie
de la police vis-à-vis de la justice, Gohier considère que le pouvoir de
limiter la liberté personnelle est l’essence même de la première. Les
corps municipaux sont voués à accomplir une telle tâche parce que
l’article 9 du titre II de la Constitution prévoit la délégation aux
autorités locales de quelques fonctions relatives à l’intérêt général de
l’État. La police incarne par excellence le modèle « cynégétique » de
la recherche et de l’arrestation, mais elle n’a pas à décider ce qu’il faut
faire de la proie. L’important est qu’elle ait les mains libres
immédiatement, qu’elle puisse appliquer directement sa force
d’action sur le corps même du coupable ou du suspect, comme cela
est par ailleurs prévu par la Constitution (art. 10 du chap. V). Une
telle autonomie doit être sauvegardée, a fortiori lorsque la survie de
l’État est en jeu. Soumettre ce pouvoir à des mesures bureaucratiques
et judiciaires ultérieures – le projet Gensonné prévoit que vingt-
quatre heures séparent l’avis du directoire du district et la
confirmation définitive du directoire du département avec envoi des
actes à l’Assemblée nationale – signifie l’enfermer dans une forme qui
l’éloigne de son but fondamental : agir matériellement contre les
modifications présentes et à venir de la vie juridiquement ordonnée :
« L’acte d’arrestation est un acte constant de police : c’est la
séparation du citoyen suspect de celui qui ne l’est pas ; et à quel
fonctionnaire peut mieux convenir une telle opération qu’à celui qui
est chargé du maintien de l’ordre public ? La recherche même qu’elle
exige ne caractérise-t-elle pas plutôt l’officier de surveillance que
l’officier de justice38 ? »
L’Assemblée nationale, une fois décrétée l’urgence, adopte le projet
Gensonné lors de la séance du 11 août 179239.

La police des jacobins


La loi du 12 août 1792 sur la police de sûreté générale est un texte
que l’État jacobin est disposé à accueillir favorablement. Il n’est pas
difficile d’y repérer les principes fondamentaux d’une police politique
qui serait devenue une prérogative prépondérante du Comité de salut
public et de son organe opérationnel le plus efficace, le Bureau de
police générale. Du reste, lors des débats, les interventions dénonçant
les possibles dysfonctionnements despotiques du projet Gensonné
n’avaient pas manqué.
Pendant près d’un an et demi, les questions de police soumises à la
Convention concernent surtout les rapports des administrateurs sur
le nombre des détenus dans les prisons parisiennes. La Constitution
montagnarde du 24 juin 1793 ne parle que génériquement de la force
publique qui intervient pour garantir la paix intérieure sur réquisition
écrite des autorités constituées (art. 112). Mais le texte définitif de
l’article 54 ne contient aucune réserve de loi concernant la police
ordinaire, bien que l’avant-projet présenté par Hérault de Séchelles ait
prévu la nécessité d’une telle loi au premier paragraphe, à côté de la
législation civile et criminelle. De fait, l’opinion générale selon
laquelle la « police ordinaire » est un objet « suffisamment compris »
dans les autres deux grandes branches du droit obtenait un large
consensus40. Cela confirme d’abord une attitude moins passionnée à
l’égard d’un sujet qui avait enflammé les débats pendant les
premières années de la Révolution. Mais cela rappelait aussi les
difficultés qu’il y avait à concevoir un droit de police comme branche
autonome du droit, le travail de la tradition savante faisant défaut
dans ce domaine. Il est significatif que l’article 55 se préoccupe à
nouveau du problème, en l’intégrant dans « les mesures de sûreté et
de tranquillité générale », matière réservée à un décret et non à la loi.
On limitait ainsi la notion de police proprement dite au domaine de
la sécurité publique41. On relèvera, à cet égard, la curieuse précision
lexicale qui apparaît dans le texte définitif : alors que le rapporteur
avait prévu le terme « précautions » de sûreté et de tranquillité
générale, un autre conventionnel suggère de le remplacer par celui de
« mesures42 ». Même si nous ignorons les raisons de cette proposition,
nous pouvons en deviner une possible explication.
Dans le domaine législatif, le mot « précaution » n’a pas une
signification suffisamment abstraite pour définir, de manière
technique, une classe d’actes normatifs dotés de certaines
caractéristiques. En général, la « précaution » indique une attitude
vis-à-vis du monde, une façon d’être dans un rapport temporel entre
l’action et l’événement. Toutefois, dans le français d’Ancien Régime,
ce mot a une signification plus précise. Il renvoie à la discipline
préventive classique élaborée par la police et semble donc devoir se
prendre dans un sens politico-idéologique. C’est pourquoi le mot
« mesure » – même s’il n’a pas dans le domaine du droit public un
sens aussi précis que « loi », « décret » ou « règlement » – peut être
préféré par le langage législatif. En effet, d’un point de vue
sémantique, le mot indique seulement un schéma d’intervention
général, neutre dans ses contenus et ses stratégies, dépourvu aussi de
cette détermination temporelle qui, dans le cas de la « précaution »,
contenait déjà une évidente connotation tactique et une certaine
vision du rapport entre État et société. La « mesure », donc, n’est pas
une alternative à la « précaution ». Elle est un concept plus vaste, qui
correspond à l’un des possibles instruments d’ordre public. Que la
notion de « mesure » doive à la police son application dans le
domaine juridique n’est pas surprenant : les deux notions, l’une sur
le plan de la rationalité de l’acte normatif (la mesure), l’autre sur celui
de la rationalité gouvernementale (la police) sont aux confins du
domaine classique du droit. Leur histoire, qu’elle soit connue comme
celle de la police ou infiniment plus discrète, pour ne pas dire ignorée
comme celle de la mesure, montre que leur statut juridique est
douteux et qu’elles sont vues avec suspicion. La raison en est claire :
le compromis avec les événements est nécessairement plus trouble, et
par conséquent, la valeur absolue du « devoir être » que le droit
véhicule n’y apparaît pas clairement. Dans ce cas, la mesure de police
ne peut pas être vue seulement comme une tentative pour réadapter
le « non-droit » – tant contra que praeter legem – à l’impératif de la
règle. Ce n’est pas une façon d’accommoder le réel du rationnel,
comme par une sorte d’orthopédie sociale. La « mesure de police »
sort des limites de cette représentation dialectique qui la voit sur le
point de réintégrer le droit violé. Il faut plutôt admettre que la
« marginalité » de la mesure de police du point de vue du droit la met
à la limite du droit, plutôt qu’en dehors de lui. Alors que la norme
pénale circonscrit le domaine de la négation, de ce qui est condamné
à rester l’Autre de la loi, la mesure de police est une frontière entre
fait et droit et de cette manière elle unit autant qu’elle distingue. À la
fois interne et extérieure au droit, la « mesure de police » sert de truchement
entre la possibilité d’un ordre et l’autonomie du devenir historique. On peut
sans doute écrire l’histoire des faits et l’histoire des normes. Mais une telle
histoire manquerait son but si elle ne s’interrogeait aussi sur ce qui met en
rapport ces deux termes.
C’est seulement avec le décret du 18 nivôse an II (7 janvier 1794)
que l’on a finalement la première mesure organique en la matière. À
côté des municipalités qui avaient un rôle central dans la découverte
des complots contre l’existence de l’État, on aura maintenant les
comités de surveillance ou révolutionnaires pour la défense du
nouveau régime républicain43. Mais en dehors de cette loi qui se
limite à intégrer les dispositions et l’esprit de fond du texte de 1792,
il est difficile de trouver d’autres moments législatifs importants. Ceci
s’explique aussi par le type d’activité normative que les organes
institutionnels pouvaient avoir dans une telle conjoncture. La
révolution permanente décrétée par la Convention le 19 vendémiaire
de l’an II (10 octobre 1793) – « le Gouvernement sera révolutionnaire
jusqu’à la paix44 » – ne peut que se concrétiser en des mesures de
gouvernement, rapides et efficaces, plus qu’en de laborieuses
décisions collégiales telles que les procédures législatives. Cette
démarche, rappelons-le, ne correspond pas à l’article 65 de la plus
virtuelle constitution montagnarde du 24 juin 1793, selon laquelle le
conseil exécutif ne peut agir qu’« en exécution des lois et des décrets
du corps législatif45 ». Comme l’affirme toujours le décret
du 19 vendémiaire, « les lois révolutionnaires doivent être exécutées
rapidement. Le Gouvernement correspondra immédiatement avec les
districts dans les mesures de salut public46 ». Avant même d’être
conçue, la loi doit déjà être appliquée. On ne peut admettre
d’intervalle chronologique et moins encore logique entre la prévision
générale et les dispositions de détail. Volonté et action sont les deux
faces d’un unique pouvoir normatif : toute médiation entre ces deux
prérogatives serait une mise en cause de l’efficacité de la règle de
droit. C’est là que réside l’essence révolutionnaire du gouvernement,
une notion qui exprime particulièrement bien ici une catégorie de
base de la philosophie pratique, une manière d’agir et pas seulement
un point de vue institutionnel.
Selon le « Décret sur le mode de gouvernement provisoire et
révolutionnaire » du 14 frimaire an II (4 décembre 1793), les organes
centraux de la police sont le Comité de sûreté générale, créé
le 2 octobre 1792 dans la continuation du Comité de surveillance de
l’Assemblée législative, et le Comité de salut public47. Les divergences
entre les deux organismes ne tardèrent pas à se manifester, jusqu’à ce
que le Comité de salut public prenne résolument le dessus à partir de
septembre 1793, avant les derniers règlements de comptes avec la
faction du Comité de sûreté générale des journées de thermidor48.
Saint-Just, dans une intervention à la Convention du 26 germinal de
l’an II (15 avril 1794), explique l’essence de la police révolutionnaire.
La fonction politique absorbe toute autre tâche administrative et
judiciaire : l’ennemi de la révolution devient la catégorie personnelle
et matérielle qui menace l’ordre public : « Purgez la patrie de ses
ennemis déclarés », ordonne le tribun, reprenant une phraséologie et
une rationalité politiques qui appartiennent à l’acte fondateur même
de la police classique, l’édit qui instituait le lieutenant de police à
Paris en mars 166749. L’action de police est l’instrument qui couvre la
totalité du domaine de la politique – du moins de la police interne –
car la politique n’est autre que l’élimination de l’ennemi, sous toutes
ses formes. Qu’il s’agisse de l’inévitable disette, fruit d’un complot
ourdi par Necker et les Orléanistes, de l’idée fédéraliste vouée à
diviser les forces des citoyens, ou encore de la personne suspecte50,
véritable type idéal de la contre-révolution, la police est une machine
de guerre habilitée à affronter toutes les urgences. En mêlant
notations psychologiques et observations politico-gouvernementales,
Saint-Just analyse ainsi les avatars de la police : « La police a reposé
sur des faux principes ; on a cru qu’elle était un métier de sbire ; non
point ; rien n’est plus loin de la sévérité que la rudesse ; rien n’est
plus près de la frayeur que la colère. La police a marché entre ces
deux écueils. Elle devait discerner les ennemis du peuple, ne le point
ménager, ne le point craindre ; il arriva souvent le contraire. Au lieu
de se conduire avec fermeté et dignité, elle agissait avec faiblesse et
imprudence, et compromettait la garantie sociale par la violence ou
l’impunité. […] Il faut s’attacher à former une conscience publique ;
voilà la meilleure police51. »
Comme on le devine dans ce passage, et plus généralement dans
tout le discours de Saint-Just, il semble que se présente de manière
évidente l’ancienne identité entre police et politique, qui avait été
remise en cause à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le même
projet de décret sur la « Police générale de la République », rédigé par
Saint-Just et Couthon et approuvé par la Convention lors de la séance
du 27 germinal an II (16 avril 1794), est un texte qui condense
en 26 articles l’idée de gouvernement autour de celle de contrôle :
contrôle sur les autorités publiques, sur les conspirateurs, sur les
anciens nobles, sur les étrangers, sur les généraux de l’armée. À côté
de la quasi-totalité des articles qui prescrivent une alerte permanente
à l’égard des ennemis les plus dangereux, la seule disposition
outrepassant la stricte logique de la surveillance concerne la
promotion du commerce et de l’industrie. En un seul article, d’une
manière très générale, est offert un abrégé des programmes dirigistes
traditionnels mis en place par la police d’Ancien Régime : « Le comité
de salut public encouragera par des indemnités et des récompenses,
les fabriques, les exploitations de mines, les manufactures, le
dessèchement des marais. Il protègera l’industrie, la confiance entre
ceux qui commercent ; il fera des avances aux négociants patriotes
qui offriront des approvisionnements au maximum. Il donnera des
ordres de garantie à ceux qui amèneront des marchandises à Paris,
pour que les transports ne soient pas inquiétés ; il protégera la
circulation des rouliers dans l’intérieur, et ne souffrira pas qu’il soit
porté atteinte à la bonne foi publique52. » Contrôle et
approvisionnements, les deux axes traditionnels du pouvoir de
police, recouvrent donc intégralement cette idée beaucoup plus vaste
de « police générale », qui désigne l’activité globale de gouvernement.
En reproposant à échelle réduite la même opération que celle du
mercantilisme le plus classique, la vision jacobine assimile le
domaine de la politique à celui de la police. Dans le cas présent, le
renouveau d’idées anciennes apparaît particulièrement ironique, car
le principe constitutif de la Révolution, c’est-à-dire la rupture radicale
avec le passé, est ouvertement démenti sur le terrain des moyens
dont l’existence s’avère indéniablement autonome par rapport aux
fins. Du reste, l’idée que la police doive former une conscience
publique, comme le souhaite Saint-Just, place bien la question
démocratique, absolument inédite sous cette forme, au centre de la
politique. Mais cette idée réactive également le rôle fondamental de
la police dans la constitution de l’homme comme membre de la
collectivité. En définitive, c’est à la police que revient la mission de
promouvoir la reconnaissance civique des sujets, qui ne disposent pas
de ressources propres pour affirmer cette liberté. Qui plus est,
l’exercice « induit » de cette liberté est le seul moyen pour créer un
lien social profond parce qu’il n’est pas ancré dans un intérêt
particulier.

Après thermidor
On peut lire dans une missive des représentants de l’Ain, de l’Isère,
de la Loire, du Rhône et de la Saône-et-Loire au Comité de salut
public et de sûreté générale du 24 fructidor an III
(10 septembre 1795) :
Il est aisé de se former une idée de la difficulté que présente le maintien d’une police
exacte dans une ville aussi peuplée que l’est celle de Lyon, lorsque l’exercice en est confié à
des militaires qui ne peuvent avoir acquis une connaissance aussi parfaite des localités que
celles qu’ont des citoyens habitant depuis longtemps la commune. Nous y avons pourvu, à
la vérité, en adjoignant à l’état-major des officiers civils chargés de lui procurer sur la
police les renseignements nécessaires ; mais malgré l’activité de ceux qui sont chargés de
cette partie, il n’est pas possible qu’ils mettent dans leurs opérations l’ensemble qui fait la
seule force de cette administration importante.
D’un autre côté, la municipalité provisoire que nous avons établie ne délibère que sur les
cas d’urgence, et range très peu d’objets dans cette classe, en sorte que l’exercice de
l’administration municipale est presque entièrement suspendu. […]
Enfin, citoyens collègues, tout se réunit pour nous faire désirer que tous les corps
administratifs soient rendus à leurs fonctions après avoir été épurés. Cette mesure…
établira cette responsabilité si nécessaire pour retenir les fonctionnaires publics dans les
bornes de leurs devoirs.
[…] Nous allons, en attendant que vous ayez fait prononcer par la Convention la
réorganisation des autorités constituées, augmenter le nombre des officiers municipaux
provisoires, et leur prescrire l’obligation de délibérer dans tous les cas étrangers à la
police53.

Tradition et nouveauté se mêlent dans cette correspondance. Il


existe avant tout un type de savoir et une manière d’agir qui
n’appartiennent qu’à la police, en tant qu’institution capable de
constituer l’ordre dans un territoire déterminé. De ce point de vue, la
continuité d’une certaine rationalité gouvernementale est affirmée.
D’un autre côté se fait jour une nouvelle tendance : la police se
distingue de l’idée d’administration, au cœur de laquelle elle trouve
pourtant sa place. Puisqu’il n’y a pas d’identité entre les deux
institutions, la police peut suppléer provisoirement, dans les
situations extraordinaires, à la suspension de l’activité
gouvernementale régulière ; mais, dans tous les cas, elle devra
assumer sa fonction fondamentale de vigilance et de répression. Cet
objectif, toutefois, ne peut être partagé avec les corps militaires,
inadaptés par nature au contrôle de la population. En fin de compte,
les représentants demandent que soient réaffirmées la plénitude de
l’activité administrative et la régularité de son organisation après la
confusion institutionnelle provoquée par la phase extrême de la
Terreur, lorsque gouverner avait signifié « faire la guerre », à
l’intérieur comme à l’extérieur. D’où la nécessité de faire la lumière
sur les divers secteurs de l’organisation institutionnelle, et d’accroître
la gamme des prestations de gouvernement, au-delà d’une politique
entendue comme pure logique conflictuelle.
La loi de grande police présentée à la Convention quelques mois
avant par Sieyès le 1er germinal an III (22 mars 1795) portait encore la
trace de cette logique. Pendant le processus révolutionnaire, le sujet
du combat prévaut toujours sur celui de la pacification, même après
les excès sanguinaires du Comité de salut public. Pour sauvegarder la
représentation nationale contre les menaces ennemies, à savoir les
royalistes d’un côté et les criminels de droit commun de l’autre, il
faudrait une « bonne loi » qui rétablisse une gestion centralisée de
l’ordre public, afin que la police ne reste pas une question laissée aux
citoyens et aux factions. Mais cette loi ne sera pas liberticide comme
les lois proclamées sous la Terreur, qui avaient élargi démesurément
la typologie du « suspect ». La loi à laquelle pense Sieyès établira une
police qui, « toujours présente, toujours prête à frapper, sera, malgré
lui et pour lui, ce qu’est pour l’homme de bien sa seule
conscience54 ».
On voit réapparaître ici le lien entre police et conscience de
l’homme, tel que l’avait déjà préconisé Saint-Just. C’est pourquoi,
malgré ses intentions, le projet suscite les protestations de divers
conventionnels qui y perçoivent une continuité de fond avec l’esprit
martial d’avant thermidor. Chasles élucidait clairement le problème
classique de l’équilibre que la police doit savoir administrer, entre
protection de la Convention et protection des citoyens. Pour
contrecarrer la proposition de loi qui penche plus du côté des
gouvernants que de celui des gouvernés, il perçoit plutôt l’urgence à
élaborer une « théorie générale de la garantie55 ». En fait, le projet de
Sieyès est plus complexe. Avant tout, il pose au centre de l’attention
les trois valeurs fondamentales pour l’Homo novus de l’État bourgeois
et libéral : la police « ne compromettra en rien la sûreté du citoyen
paisible ; au contraire, elle est protectrice de sa propriété, de sa
liberté56 ». En tant que système qui garantit ces prérogatives
individuelles, la police s’insère dans la nouvelle économie du droit
qui renonce à son pouvoir d’un côté et l’intensifie de l’autre. De fait,
en répudiant les solutions sommaires, la loi de police « ne frappera
pas indistinctement, […] elle ne généralisera point l’injuste
application des peines quelconques à des classes entières ; elle
n’attachera le fatal soupçon à l’état d’aucun citoyen ». Mais une fois
repéré le « mauvais citoyen », la police devra le frapper avec une
rigueur méthodique « dès le premier acte par lequel il manifesterait
des intentions criminelles ; elle étouffera son premier murmure de
révolte et de provocation ou désordre, […] elle suivra pas à pas,
accompagnée de la peine, l’homme dépravé57 ». L’ambivalence de la
proposition de Sieyès perdure. D’une part, elle est vouée à exiger une
prudence accrue dans l’application indifférenciée de mesures de
police ; d’autre part, il lui faut mettre au point des dispositifs sur les
inclinations et les comportements individuels. Et c’est ce second
aspect qui inquiétait certains membres de la Convention.
En second lieu, le dessein de Sieyès se confronte une fois de plus à
une nécessité endémique de la Révolution, apparue quelques années
auparavant avec la même force : la police est appelée avant tout à
protéger l’activité des organes institutionnels. À cette époque, il
s’agissait du pouvoir constituant58 ; maintenant, il s’agit de ses fruits :
la représentation nationale, l’autorité constituée. Une norme de la loi
est particulièrement significative à cet égard. Au cas où « les ennemis
du peuple » réussiraient à « entamer, opprimer ou dissoudre la
représentation nationale », menaçant ainsi la survie de la République,
est prévu un nuancier de « mesures comme lois fondamentales de
salut public59 » (art. 18). Le danger d’un coup d’État suggère au
législateur, en l’occurrence à Sieyès, une antinomie audacieuse : en
qualifiant des mesures de police de lois fondamentales, on arrive à
concevoir que l’extraordinaire puisse devenir essentiel, que l’urgence
puisse opérer comme source de normalité, que l’événement
constitutif du droit puisse se retourner lui-même en raison
constituée. En définitive, grâce au dispositif de police, le cas
d’urgence acquiert une durée permanente. En unifiant règle de police
et fondement constitutionnel, cet article associe la décision sur la
situation exceptionnelle à l’exercice de la souveraineté, selon un
modèle antilégaliste que Carl Schmitt avait relevé parmi les
révolutionnaires60.
Par ailleurs, dans ce cas, une loi de grande police fonctionne aussi
comme une loi de police générale qui, dans la discipline d’un secteur,
sauvegarde aussi l’existence même de l’organisation politique. Son
but, face au danger de la dissolution, se confond entièrement avec les
mesures qui en assurent simplement la survie. Surveillance et
politique sont ici indissociables : elles vont au-delà de cette harmonie
dans la séparation, qu’avait souhaitée Hérault de Séchelles dans le
débat de 1792 sur le projet Gensonné61. Toutefois, l’analogie entre
« police générale » et « grande police » n’est que contingente. En
général, promulguer une loi de grande police signifie en effet projeter
sur une échelle globale, autrement dit sur la totalité de l’appareil
institutionnel, l’esprit de vigilance, de répression et d’épuration qui
caractérise l’activité habituelle de police dans ses différents contextes
territoriaux. Les mesures que prévoit l’article 18 au titre des lois
fondamentales de salut public traduisent pleinement cet esprit.
Considérons les deux premières dispositions. La première établit que
« ceux des représentants que n’aura point atteint le poignard
parricide, ceux qui sont en mission dans le département, ceux qui
sont en congé et les suppléants, se réuniront au plus tôt à Châlons-
sur-Marne ; mais les circonstances les obligent-elles à se rassembler
ailleurs, quelque part que la majorité délibère, là est la représentation
nationale, avec toute l’autorité qu’elle tient du peuple français ». La
deuxième précise que « ceux des membres de la Convention qui
seraient restés dans la commune où la représentation a été violée
seront incapables d’y exercer leur mission ni aucune fonction
publique62 ». Bien qu’il s’agisse ici de la légitimité de l’institution qui
représente le peuple, et donc d’un problème vital pour un État
constitutionnel, les deux mesures, derrière le pathos de façade,
affrontent le problème avec une indifférence bureaucratique, comme
s’il s’agissait de la plus banale opération de police. On y trouve en
effet l’approche logistique qui caractérise une normale intervention
d’ordre public. L’esprit géométrique et stratégique est identique à
celui requis pour gouverner une quelconque partie du territoire et de
la population. Déplacement d’un lieu à l’autre d’un certain nombre
d’individus, fermeture de leur lieu de réunion habituel, autorisation
d’en ouvrir un autre, sanction pour ceux qui restent dans leur siège
d’origine. La sauvegarde d’un État peut aussi être conçue d’une
manière strictement pragmatique : derrière l’apparente gravité du
moment, règne, en réalité, la plus prosaïque logique policière.
Du point de vue de la police, la Convention est avant tout une
entité physique, une réunion d’individus. Elle n’est qu’en second lieu
le pivot politique et constituant de la République. Au strict niveau de
la pratique, indépendamment des significations ultérieures, que peut-
on tirer de ces mesures ? S’agissant de propositions normatives, elles
ne peuvent qu’exprimer des concepts déontiques : une interdiction de
réunion dans certains lieux, une prescription à le faire dans d’autres et
la reconnaissance juridique qui en résulte. Ce sont là trois séquences
juridiques qui, dans le cas présent, concernent la réalité de la
représentation nationale et ont donc une forte charge symbolique.
Toutefois, ils restent trois façons de faire où se manifeste le pouvoir
de la police le plus classique. Certes, les précédents ne manquent pas.
Il suffit de rappeler, à titre d’exemple, cette combinaison de référence
spatiale et de valeur juridique qu’offrait le « lieu-marché » constitué
par le quadrillage policier. Le schéma de l’interdiction, de la
prescription et de la reconnaissance de validité, que nous voyons
appliqué maintenant dans les mesures de grande police, s’adaptait
parfaitement aussi à cette situation. Ses destinataires, toutefois, ne
sont pas ici des citoyens privés, même s’ils sont encadrés dans des
corporations professionnelles, mais des membres de la représentation
nationale. Même une persona ficta comme la Convention, peut
devenir l’objet d’une technique policière, à l’égal de n’importe quelle
personne réelle. Une loi de grande police, d’un point de vue
fonctionnel, est à même de réglementer les institutions
fondamentales d’un État selon des critères matériels comparables à
ceux qui sont employés pour un objet d’une autre nature, comme le
marché d’une ville. Il est significatif que le troisième alinéa s’adresse
directement au peuple français, l’invitant « dans cette crise
passagère » à rester « calme et tranquille ». La versatilité de la
rationalité policière se confirme ainsi capable de modeler aussi bien
les hommes et les choses que les organismes artificiels. Certes, les
opérations où se concrétise la rationalité gouvernementale ont une
valeur symbolique supérieure quand elles concernent des entités
nominales et collectives, les institutions publiques. Mais elles n’en
demeurent pas moins essentiellement des mécanismes pratiques, des
modus operandi qui, indépendamment des contextes et de leur valeur
symbolique, appliquent la même logique normative de « police ».

La police est un ministère


À l’époque révolutionnaire, si les points institutionnels les plus
importants tournent autour des projets de constitution qui se
succèdent de 1789 à l’an VIII, il est évident que la police est un
catalyseur parallèle du débat politique. Nous avons plusieurs fois
signalé combien le caractère exceptionnel des événements fournit
toujours un deuxième souffle à la question de l’ordre public, au point
de générer une véritable inflation législative pendant la période qui
va de la fin de 1789 au virage thermidorien. La préoccupation
récurrente de garantir les conquêtes révolutionnaires contre les
attaques séditieuses de toute nature pousse le Directoire exécutif sur
une voie qu’il n’avait jamais consciemment empruntée. Puisque la
constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) avait institué six
ministères sur un total de huit, le Directoire invite le corps législatif à
en créer un septième, de police générale, uniquement pour le
département de la Seine, en déplaçant certaines compétences du
ministère de l’Intérieur, trop lourdement chargé de fonctions. Même
si elle se fond dans l’appareil administratif, la police réacquiert une
visibilité institutionnelle alors qu’en fait elle semblait désormais
vouée à jouer le rôle certes stratégique, mais instrumental, de bras
exécutif de la force intérieure de l’État. Dans la vision du Directoire,
la police pourrait aller jusqu’à revivre sa période faste, étant donné les
tâches qui devaient revenir au nouveau ministère : mœurs des
citoyens, salubrité de l’air, sûreté et tranquillité des habitants,
propreté des communes, telles sont les matières nécessaires
auxquelles l’exécutif ajoute, avec une nostalgie que dissimule mal son
apparente indifférence : « Vous pèserez dans votre sagesse s’il ne
convient pas d’y comprendre la garde nationale sédentaire, les
gendarmerie et légion de police, les prisons, maisons d’arrêt, de
justice et de réclusion, les hôpitaux civils, les établissements et
ateliers de charité, la répression de la mendicité et du vagabondage,
les secours civils, les établissements destinés aux sourds-muets et aux
aveugles, les spectacles, les lieux publics, les cafés, les maisons de jeu,
les maisons garnies, les logeurs, les poids et mesures, et la répression
du scandale qu’offre le débordement des mœurs et de la morale63. »
On ne sait si le président Rewbell, avant de se prononcer ainsi,
avait relu Delamare. Son exhortation est symptomatique de la
vivacité et de la clarté de l’alternative entre une police limitée à la
sécurité publique et une police élargie à tout ce qui la caractérisait
sous l’Ancien Régime. Le débat parlementaire qui suit met en
évidence cet écart et prend en compte l’inévitable héritage du passé.
Selon Delaunay, la proposition du directoire doit être acceptée avec
conviction, et l’action du nouveau ministère mérite même d’être
étendue à toute la république, et pas seulement au département de la
Seine. Pour parer les coups des factions portés à l’ordre républicain, il
n’y a pas d’autre moyen qu’une police « active et dirigée par un
ministre austère et ferme dans les principes républicains », comme il
le soutient lors de la séance du 9 nivôse an IV64 (30 décembre 1795).
À ceux qui, comme Dumolard et Madier, voient réapparaître derrière
ce nouveau ministre l’inquiétante figure du lieutenant de police
parisien, et plus généralement les institutions monarchiques,
Génissieux rétorque : « Le bureau de police n’aura que la surveillance,
et n’aura jamais l’action immédiate65. » Dans le même esprit
Thibaudeau précise que « l’administration est le but, la police le
moyen66 ». Ces déclarations semblent signer la mort d’un certain type
de police, au moment où celle-ci est élevée au rang de ministère, mais
où elle est en fait privée d’un rôle actif, d’un rôle de gouvernement.
C’est désormais l’appareil administratif dans sa totalité qui est
titulaire de l’« action immédiate ». De ce qu’était la mesure de police
au double sens de l’organe et de la fonction, il ne reste que la
fonction, pas l’organe. De fait, comme le dit la loi du 3 brumaire an
IV (25 octobre 1795) qui institue le Code des délits et des peines, « les
lois qui la concernent [la police] font partie du code des
administrations civiles67 ».
Face à une telle révolution conceptuelle, ces premières phases du
débat montrent l’incubation d’un phénomène non moins important.
La perspective d’étendre le nouveau ministère à tout le territoire de
l’État laisse entrevoir la prochaine affirmation de cette police
politique déjà rodée avec un indiscutable succès sous la Terreur. Paris
offre certes toujours le modèle policier à exporter dans les autres
parties de l’État, mais non plus selon ce critère d’extension
analogique que, à la fin du XVIIe siècle, comme on l’a vu, sollicitait
l’intendant D’Aguesseau68. À présent, il s’agit de faire de la capitale le
centre de coordination d’une vigilance nationale, car « on ne peut
exercer une bonne police à Paris qu’autant qu’on aura l’œil ouvert
sur tous les départements », selon un argument de Génissieux au
cours de la même séance du 9 nivôse. On pourra plus facilement
éliminer les attentats contre le pouvoir constitué si l’on applique à
l’échelle nationale le réseau des contrôles en les reconduisant à un
centre directif. La police politique de Fouché tirera sans doute parti
de cette intuition.
Mais la discussion présente des bases plus intéressantes avec
l’intervention de Messan, qui constate l’inefficacité du bureau central
de police prévu par la Constitution de l’an III et souhaite pour Paris
un « régime particulier », où la police ne serait pas traitée comme un
quelconque objet d’administration. Les hésitations entre le passé et
quelque chose qui tente difficilement de se définir accompagnent
encore la façon de représenter un objet dont il n’est pas facile de
préciser les contours. Même si elle est subordonnée à l’ordre
administratif, la police conserve un statut spécial, comme si la
fluidité des paramètres dont s’inspire son action la rendait rétive à
toute réduction dans un cadre juridique clair. Il semble en effet
difficile d’encadrer juridiquement une institution dans laquelle les
critères objectifs d’une action rationnelle se confondent, d’une
manière inextricable, avec les qualités subjectives de celui qui
l’exerce. Les mots de Messan témoignent de cette difficulté : « La
police en elle-même, dans une aussi grande cité que Paris, ne peut pas
être considérée comme un objet de simple administration ; elle exige
un régime particulier, un chef et des hommes qui soient réellement
propres à cette partie intéressante de l’ordre public. Il faut pour
l’exercer un pouvoir qui s’étende presque jusqu’à l’arbitraire ; et la
responsabilité de ce chef ne peut être attaquée que d’après la
perversité démontrée de son intention. Il doit exercer des fonctions
éternelles et initiatives de l’ordre judiciaire ; les moyens les plus
puissants doivent être sans cesse dans ses mains ; il ne doit jamais
avoir besoin de recourir à une autre autorité que la sienne ; il doit
rendre compte de ses actions, mais n’avoir jamais besoin de puissance
étrangère pour les diriger ; enfin, il doit rendre compte de ses
intentions, les justifier ; mais rien ne doit l’empêcher d’agir69. »
Pourvue de telles caractéristiques, la police confirme sa position de
frontière entre ordre légal prévisible et pratique concrète
indéterminée. Toujours située entre régularité et arbitraire, elle jouit
d’un vaste domaine discrétionnaire qu’elle gère de façon pleinement
souveraine. Son action, en effet, ne connaît pas de limites objectives.
Elle n’est pas contrôlable en tant que telle, mais seulement d’une
manière indirecte, par la mauvaise intention de celui qui l’exerce. En
principe, selon le raisonnement de Messan, tout lui est permis, sauf
ce qui est accompli de mauvaise foi. Mais tant qu’une telle
éventualité n’est pas avérée, aucun obstacle ne l’arrête. On comprend
qu’avec le viatique d’une aussi vaste présomption de régularité,
l’activité policière frôle l’arbitraire : elle fonde une normativité
parallèle à celle du droit. On comprend aussi combien il est ardu de
démontrer cette volonté maligne qui seule pourrait en invalider
l’action. En somme, si l’immunité du nouveau ministère de la Police
semble avoir une telle portée – au terme de son intervention, Messan
parle significativement de « formes » qui ne doivent pas faire obstacle
à l’exécution de ses tâches –, les soupçons de ceux qui y perçoivent
les signes d’une tradition difficilement réductible sont plus que
légitimes.
Si dans la position de Messan, les thèmes politiques et fonctionnels
sont une fois de plus mis au service de la création d’un ministère
adéquat de la Police, dans celle de Thibaudeau, en revanche,
s’exprime une très mûre conscience des difficultés inhérentes à un tel
choix. Séparer la police du ministère de l’Intérieur est un geste
contradictoire qui bouleverse la logique du pouvoir public, dans
lequel la police est un moyen de l’administration. En faisant de
l’instrument-police une fin, le ministère de l’Intérieur, ne pouvant
disposer selon sa volonté de cette force exécutive, se trouve
davantage limité par un pouvoir concurrentiel. Tout ceci finirait
inévitablement par entraver les opérations d’ordre public. Les
observations de Thibaudeau sont importantes parce que, au-delà de la
décision prise par le corps législatif, elles posent lucidement le
problème de l’autonomie technique des pratiques ordonnatrices de la
société. Sous le signe de la rationalité gouvernementale, le débat
parlementaire connaît ici l’un de ses moments les plus significatifs. La
laborieuse évolution du concept de police, orientée vers une fusion
dans l’administration, révèle dans cette phase un enjeu radical de son
histoire séculaire : la possibilité que les dispositifs où se concrétise
cette force perdent leur caractère purement instrumental et
acquièrent les traits d’une institution autonome. D’instrument, la
police se transforme ainsi en valeur, de moyen au service d’une fin, elle se
stabilise dans la fin même. Irréductible au rôle subalterne d’organe
opératoire, la police s’affirme comme sujet souverain à part entière.
Un sujet qui, à ce moment, ne rassemble pas seulement un complexe
de personnes et de ressources matérielles, comme le font les autres
ministères. La particularité de la nouvelle institution est qu’elle
confère une importance primaire et immédiate à la pratique de la
force. De service prêté à la cause de l’État, la force devient un centre de
volonté autonome, une institution au même titre que les autres divisions
administratives. En somme, avec la création du ministère de Police, on
affronte un problème théorique capital : est-il possible de reconnaître
aux « moyens » une rationalité et une capacité de décision autosuffisantes,
qui seraient indépendantes de l’éclairage d’un contrôle supérieur ? La
logique du « moyen » se réduit-elle à réunir l’intention aux buts, ou bien si
on lui attribue une autonomie propre, ne risque-t-on pas de créer une force
acéphale et incontrôlable ?
Parmi les craintes d’un retour au passé et la recherche d’un système
de surveillance réellement efficace, les solutions proposées tour à tour
recouvrent souvent des figures déjà connues, qu’on s’efforce
d’adapter à un contexte en voie de transformation. Dans ce sens, on
ne s’étonnera pas que le même Thibaudeau, après avoir constaté sous
l’angle constitutionnel l’avènement d’un ministère de la Police,
rappelle grossièrement l’esprit de l’Ancien Régime, en souhaitant la
réintroduction des lieutenants de police. Ces magistrats, selon lui,
étaient efficaces parce qu’ils se concentraient sur les villes, alors qu’ils
l’auraient été beaucoup moins s’ils avaient dû avoir le contrôle de
l’État tout entier. De même, une intervention comme celle de Hardy
jette sur le sujet plus de confusion que de clarté. En effet, celui-ci
distingue la surveillance qui « prévient » de la police qui « punit »,
comme si le Code des délits et des peines promulgué deux mois avant
n’avait pas établi, dans son article 19 que la « police administrative
tend principalement à prévenir les délits70 ». Et que dire encore de
Doulcet qui semble avoir à l’esprit l’éloge du lieutenant D’Argenson
par Fontenelle, lorsqu’il imagine le « nouveau » ministère avec les
caractéristiques suivantes : « Organisez-vous un ministère chargé
d’établir à Paris une police active et vigoureuse ; avec elle, on peut
tout savoir, tout prévoir, tout prévenir : répandue avec art dans les
lieux publics, elle doit y reconnaître les agitateurs, et surprendre le
mot d’ordre de la sédition qu’on prépare ; […] l’adage de cette police
doit être, comme autrefois, sûreté, propreté, clarté71. »
Il est donc difficile de retrouver une cohérence qui imprime à la
police une forte originalité par rapport au passé, qui la fasse sentir
indubitablement moderne. Après tout, ce n’est pas là l’aspect le plus
intéressant, car il résulterait moins de la constatation de la réalité que
d’une projection rétrospective. Si on analyse les faits sur un autre
mode que celui de la continuité-rupture, surgit alors une question
objective, pratique et théorique, que l’on peut résumer ainsi : qu’est-
ce que cette rationalité de la force qui revendique d’être pleinement
reconnue comme telle sous le signe de la police ? Toute la prose
parlementaire, au-delà des divisions sur la décision à adopter, se
nourrit de ce feu problématique. La vérité historique de ces débats ne
réside pas tant dans le degré de modernité ou de tradition qu’exprime
l’intervention de chaque orateur ; ni même dans le fait qu’une
position, selon qu’elle conçoit la police à l’échelle urbaine ou
nationale, se révèle plus efficace et réaliste que l’autre, plus apte à
affronter les urgences de la situation. Au fond de ces vérités
superficielles, amplifiées par la théâtralité de la polémique, gît la
vérité tenace du problème que pose la police comme rationalité
pratique. C’est là le cœur du discours commun à tous les
interlocuteurs, avertis seulement par moments de la partie – moins
éloquente mais par certains aspects plus importante – qui est en train
de se jouer.
Dans la masse des orateurs et des commentateurs qui se renvoient
confusément les arguments, se détache l’opinion de Jean Marie
Portalis, le futur père du code civil. Dans son discours du 12 nivôse
an IV (2 janvier 1796), le subtil jurisconsulte pose la question avec la
rigueur et la clarté qui le caractérisent. Bien que le 10 nivôse, le
Conseil des Cinq-Cents eût déjà approuvé la création du ministère de
la Police générale de la République selon le dessein originel présenté
par le Directoire, Portalis a recours à l’argument historique et au
raisonnement logique pour démontrer au Conseil des Anciens
l’inopportunité de l’initiative. Son désaccord porte sur plusieurs
points. Tout d’abord, une généalogie de l’institution montre déjà la
difficulté technique d’une police généralisée :
Qu’est-ce que la police ? J’en conçois deux sortes. Le mot de police générale peut
signifier le maintien de l’ordre, de la sûreté de la République entière ; et cette surveillance
est déléguée par la constitution au directoire lui-même.
Si nous attachons au mot police l’acception que l’usage de tous les peuples lui donne,
nous entendrons la surveillance des mœurs, des approvisionnements généraux des cités, la
propreté et l’assainissement des lieux publics ; en un mot, tout ce qui comprend la sûreté
et les commodités de la vie. La police n’est pas l’ordre public de l’État, mais l’ordre public
de chaque cité, de là il suit qu’elle doit être locale, parce que les besoins d’une ville ne sont
pas ceux d’une autre. Si la police est inhérente à chaque cité, si elle est essentiellement
locale, on ne peut pas créer un ministère de la police générale de la république, qui,
n’étant point dans chaque localité, ne pourra point donner à la police toute l’activité et la
célérité qui font sa force, et constituent son plus grand degré d’utilité.
Loin de former un ministère particulier, la police doit être l’œil de tous les ministères,
[…] elle est au-dessous de toutes les autorités constituées, elle n’a aucun pouvoir à exercer.
Si vous en faites un ministère, vous lui ôtez sa nature de surveillance pour en faire une
autorité qui jalousera toutes les autres, et qui en sera jalousée à son tour, parce qu’elle les
gênera sans cesse : vous en faites une autorité à laquelle vous ne pouvez pas assigner de
limites, une autorité qui envahira les autres ministères, car l’action de la police s’étend sur
tout72.

Portalis fixe ici quelques repères conceptuels du modèle français de


police, qui illustrent le passé d’une institution qui ne pourra jamais
plus être ce qu’elle a été. Que cessent les équivoques d’une police
d’État propres au discours mercantiliste qui conçoit l’espace national
comme une totalité homogène. Il existe autant de polices qu’il y a
d’unités urbaines, non réductibles à l’hégémonie d’un centre. L’ordre
public est une notion polymorphe. Il se conforme à la particularité
des cas et ne peut être figé dans un schéma valide a priori. La police
poursuit des finalités décidées par d’autres autorités. Si ses dispositifs
se posent au service d’eux-mêmes, ils se transforment en projet
politique et deviennent ainsi une menace permanente pour chaque
constitution. Voilà pourquoi la police doit rester pure technique,
force qui ne se consolide pas dans la référence à un ministère qui lui
serait propre. Ce n’est qu’ainsi qu’elle préservera son autonomie de
moyen en s’offrant à tous les centres de pouvoir et à aucun en
particulier. Avec réalisme, Portalis, à la fin de son raisonnement, saisit
parfaitement la nature historique du phénomène, en rappelant que
l’action de police « s’étend sur tout ». Dans cette expression, on
perçoit moins le ressentiment critique d’un esprit libéral que
l’observateur fonctionnaliste désenchanté. Il est évident que la force
envahissante de la police appartient aux techniques qu’elle emploie
pour réguler la réalité. Il serait vraiment dangereux que la dispersion
objective de ces instruments, au service de plusieurs maîtres, par
nature, trouve un régime imprévoyant de cohérence grâce à l’unité
autosuffisante d’un ministère. Le signal d’alarme lancé par Portalis
n’a pas pour objet la qualité des moyens de police : les moyens sont
ce qu’ils sont, ni bons ni mauvais, tout dépend de l’économie
générale dans laquelle ils s’inscrivent. C’est précisément parce que les
techniques de police, du fait de leur caractère inaltérable, s’insinuent
partout, qu’il faudra plutôt valoriser ce nomadisme, afin d’éviter
qu’elles se concentrent dans une seule instance de pouvoir. Tant
qu’ils serviront autrui, ces moyens ne pourront gouverner en leur
nom propre ; il vaut mieux dilués socialement qu’ils ne soient
politiquement et juridiquement cohérents. Telle est la subtile
admonestation que propose, au fond, le raisonnement de Portalis.
Toutefois, puisque l’orientation du corps législatif tend à confirmer
la création du nouveau ministère, Portalis écarte les arguments de
caractère institutionnel valables en principe, et affronte
pragmatiquement la situation qui pourrait ainsi se déterminer. Le
premier problème est le conflit de compétence avec les ministères
déjà existants, en particulier celui de l’Intérieur, source d’inévitables
retards dans l’action administrative. Pour cette raison, il est préférable
de créer un véritable magistrat dans toutes les grandes villes. Un
magistrat que Portalis ne considère pas comme un « fonctionnaire »,
comme un agent de l’administration, qui bientôt allait être doté d’un
statut spécifique de droit public grâce à Napoléon. Cette figure doit
être seulement l’« œil du fonctionnaire », selon la métaphore
traditionnelle appliquée à la personne de l’espion. Mais il est surtout
évident que le magistrat de police « n’entrerait point dans la
constitution ; il serait un des agents principaux du directoire, que
l’on chargerait d’observer tout ce qui tendrait à troubler la
tranquillité publique, et d’en faire part au ministre de la Justice,
duquel les autres ministres recevraient les avertissements qui les
concerneraient73 ». Ainsi, la police ne mérite donc pas une
reconnaissance constitutionnelle. Surtout, elle semble être destinée à
occuper un espace intermédiaire où s’opère la soudure entre le
ministère de l’Intérieur et celui de la Justice.

L’aboutissement du travail révolutionnaire


La création du ministère de la Police générale de la République,
également approuvée par le Conseil des Anciens le 12 nivôse an
IV74 (2 janvier 1796), représente seulement le point culminant d’un
débat qui, depuis l’éclatement de la Révolution, n’a cessé de
problématiser la nature et la fonction du pouvoir policier. Les
épisodes législatifs qui rythment cette période trouvent dans le Code
des délits et des peines du 3 brumaire an IV (25 octobre 1796) la
consécration la plus significative.
Il est déjà significatif qu’après les dispositions préliminaires, le
premier livre du code commence précisément avec la police. Si le but
d’un code est d’exposer de manière cohérente les règles générales et
particulières qui structurent un certain domaine du droit, commencer
par la police équivaut à tenter de diminuer l’écart entre le monde des
faits et celui de leur qualification criminelle. Le système a sa logique,
parfois non irréprochable, mais toujours déchiffrable. Le fait que la
police introduise la procédure criminelle a une évidente signification.
Elle est entendue comme le truchement entre deux aspects de la vie
dont elle marque la différence et dénonce également la confusion : la
normalité et le délit, l’innocence et la faute. Le triage fondamental
dont parlait Hérault de Séchelles trouve sa confirmation dans
l’architecture d’un code qui situe la police dans un certain rapport
avec les conduites humaines d’un côté, et avec les institutions
judiciaires de l’autre. La police se situe au seuil du parcours qui rend
manifeste à tout le monde l’existence de ce mal appelé délit. Sans
l’entrée en jeu de la police, ce mal peut exister comme fait historique,
ou bien être vécu comme faute morale, mais il risque de rester
juridiquement insignifiant. Au terme des dispositions préliminaires,
l’article 15 scelle la priorité de la tâche accomplie par la police : « La
répression des délits exige l’action de deux autorités distinctes et
incompatibles, celle de la police et celle de la justice. L’action de la
police précède essentiellement celle de la justice75. » Les articles qui
suivent résument les résultats acquis des débats à l’Assemblée
constituante et législative au cours des années précédentes. L’essence
de la police moderne est définie en des formulations claires et
lapidaires. D’abord, le but de l’institution : « Maintenir l’ordre public,
la liberté, la propriété, la sûreté individuelle » (art. 16). En second
lieu, la nature de l’activité : « son caractère principal est la
vigilance » ; et l’objet sur lequel elle s’exerce : « la société considérée
en masse » (art. 17). On peut voir à travers ces dispositions le profil
de l’État bourgeois et libéral à sa naissance : la protection de la liberté,
de la propriété et de la sûreté individuelle circonscrit, implicitement,
cette notion d’ordre public que le code laisse apparaître comme un
objectif distinct. L’idée de vigilance exalte la prérogative « oculaire »
de la police, qui a une tradition métaphorique bien établie. Toutefois,
le rappel de cette image veut surtout indiquer en l’occurrence
l’alternative au modèle politique d’une police active et
interventionniste. Comme l’avait déjà souligné le juriste Servan, le
magistrat chargé de l’ordre public « observe plus qu’il n’agit ; et plus
il observe, moins il a besoin d’agir76 ». Être vigilant ne signifie pas
imposer une discipline capillaire, mais assurer l’inviolabilité de
certains principes. Enfin, apparaît le nouvel interlocuteur de l’État,
cette société prise comme un « tout » qui revendique l’autonomie de
sujet unitaire et recompose ainsi en un même ensemble les
destinataires traditionnels de la police. La potentialité de ce que
Lorenz von Stein définira comme « mouvement social77 », est
perceptible déjà dans cette référence à la « société considérée en
masse », selon une expression déjà employée par Brissot. À cette
époque, la masse était certes une notion purement numérique, qui ne
désignait qu’une union indifférenciée de singularités : elle n’est pas
encore un sujet autonome irréductible aux parties qui le constituent,
comme ce sera le cas à partir de la moitié du siècle suivant.
Cependant, on retiendra le témoignage d’un langage législatif qui,
pour la première fois, recourt à cette expression pour qualifier
synthétiquement l’objet auquel s’applique la police.
Après avoir défini la structure de la chose, le code établit la
fonction en recourant à la division fondamentale entre police
administrative et judiciaire. La première « a pour objet le maintien
habituel de l’ordre public dans chaque lieu et dans chaque partie de
l’administration générale. Elle tend principalement à prévenir les
délits. Les lois qui la concernent font partie du code des
administrations civiles » (art. 19). La police judiciaire, en revanche,
« recherche les délits que la police administrative n’a pas pu
empêcher de commettre, en rassemble les preuves, et en livre les
auteurs aux tribunaux » (art. 20). Gouverner et exercer la vigilance :
les activités historiques de la police trouvent à présent une
systématisation dans des catégories juridiques qui appartiennent
toujours à notre vocabulaire. Pour la première fois, une loi tente
d’officialiser, mais non de résoudre, le dilemme ancestral d’une police
divisée entre les deux fonctions réglementaire et judiciaire. Déjà, le
« Décret sur l’organisation judiciaire » du 16 août 1790 (titre II, art.
13) avait indiqué le principe directeur en établissant que « les
fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées
des fonctions administratives78 ». La ligne de démarcation entre le
pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire n’excluait pas, toutefois, que
la même institution, en se dédoublant, puisse exercer les deux
fonctions, comme cela avait été le cas depuis toujours avec la police.
Le principe de la division des pouvoirs, fruit d’une construction
politico-juridique, se révélait inefficace pour accorder l’activité
policière avec un schéma constitutionnel abstrait. La loi
du 3 brumaire an IV prend acte de cette difficulté : il est impossible
de prescrire à la police le choix d’un domaine précis, les résistances
d’une histoire séculaire empêchant une adaptation automatique aux
nouveaux principes. Dès lors, il vaut mieux établir une fois pour
toutes, que la police est une exception à la règle : non pas parce
qu’elle comporte intrinsèquement un conflit entre deux fonctions
qui devraient rester distinctes, mais parce que, contrairement à tous
les autres pouvoirs publics, elle agit aussi bien à titre administratif
qu’à titre judiciaire. Plutôt que d’assainir cette anomalie
constitutionnelle, le Code des délits et des peines compte en faire,
d’une certaine manière, une qualité. D’où la figure dédoublée du juge
de paix, qui est autant un officier de police (art. 48 et sq.) qu’un
magistrat doté d’un pouvoir de juger (art. 151 et sq.), même si ce
pouvoir est limité à des infractions légères. On comprend dès lors le
désarroi de certains contemporains devant une contradiction aussi
patente et un langage aussi peu précis79. Mais, on ne saurait réduire
l’histoire du droit – et notamment celle de la police – à des principes
logiques généraux, car les apories cachent souvent la richesse même
de l’expérience. Comment s’expliquer autrement les difficultés de la
science juridique à trouver aujourd’hui encore une position claire à
ce pouvoir mal défini, à cette notion fuyante « qui nous empêche
d’accéder à une conception unitaire de la police80 » ? Pour cette
raison, il nous semble finalement plus juste de souligner le réalisme
pertinent des législateurs de l’an IV, plutôt que de nous attarder sur
les insuffisances de leur rigueur logique. Non pas à cause d’une
quelconque bienveillance historiciste qui pousserait à comprendre les
choses telles qu’elles se sont effectivement passées, mais pour une
raison de fond : la complexité des rationalités pratiques est
irréductible à des principes formels.
Il est difficile d’imaginer une matière plus sujette à l’inflation
législative que celle de la police. L’ordre juridique en voie
d’édification, tout en abolissant certaines institutions fondamentales
qui agençaient les rapports économiques et sociaux d’Ancien Régime,
ne pouvait pas abroger techniquement, par une remise en ordre des
normes, les très nombreuses ordonnances de police. La plus grande
partie de celles-ci obéissaient à des nécessités contingentes, sans
énoncer aucun principe général qui aurait facilité une éventuelle
refonte du système. Pour cette raison, le droit de police finit par
représenter un réservoir normatif permanent, qui sans être
formellement aboli et refondé, survit comme un patrimoine
historique. Très souvent, il fournit de précieux instruments que le
droit nouveau ne peut éviter de reconnaître. Mais tout aussi souvent,
il pose de difficiles problèmes d’harmonisation avec les normes
inspirées de principes constitutionnels. À cet égard, la tentative du
Dictionnaire de Guichard, répertoire qui s’insère dans un genre
littéraire typique de l’Ancien Régime, est significative. Ce
dictionnaire paraît en l’an IV, ce qui n’est pas un hasard. Après
l’entrée en vigueur du Code des délits et des peines et la création du
ministère de la Police, il est temps de dresser un bilan partiel du
processus révolutionnaire dans ce domaine. L’auteur s’en prend à une
législation chaotique et sédimentaire, source non seulement
d’incohérences, mais aussi de lacunes. Le même code du 3 brumaire,
en effet, avait réglementé uniquement la procédure, sans toucher aux
aspects substantiels, autrement dit aux délits, pour lesquels il
renvoyait aux lois de 1791 (17 juillet sur la police municipale et
correctionnelle ; 28 septembre sur la police rurale), et même à
l’Ordonnance de 1669 sur les eaux et forêts. Le système de la police
devait donc être forgé en intégrant le nouveau à l’ancien, afin de
rendre certaine la connaissance et l’application de la loi81.

Penser la police de l’avenir


L’effort de la pratique législative, aussi fondamental pour la
définition des activités policières, nécessitait pourtant d’une
rationalisation systématique capable de dégager nettement les lignes
de force de la police de l’avenir. Cette tâche est admirablement
accomplie par un article de Jacques Lenoir Laroche paru dans le
Moniteur du 18 germinal an IV (7 avril 1796) et par un projet de loi
présenté par Portalis quelques années après (frimaire an IX,
novembre 1800).
Lenoir Laroche affirme l’exigence de dépasser l’incohérence de la
matière. Si le Dictionnaire de Guichard se proposait d’affronter le
problème des normes positives, Lenoir recherche l’unité des
principes. Ce qui saute aux yeux de cet ancien avocat du Parlement
de Paris, c’est d’abord la confusion des règles, au point qu’il est
impossible de distinguer entre les comportements autorisés et ceux
qui sont interdits. Pour cette raison, « il ne faudrait pas balancer à
brûler cet édifice obscur et compliqué, pour le reconstruire sur un
plan plus simple et mieux ordonné82 ». En raisonnant davantage en
essayiste politique qu’en juriste, Lenoir Laroche énonce les critères
généraux à l’aide desquels on peut constituer une police nouvelle.
Dans son discours, le terme de « police » est souvent employé comme
prédicat du terme « art », comme si, en cette matière, le côté
« subjectif » de l’action conservait un rôle important, plus décisif
parfois que celui des normes objectives. Bien qu’il soit un défenseur
convaincu de la constitution et des lois qui s’en inspirent, Lenoir
Laroche laisse toujours la porte ouverte à l’invention, ce qui ne
subordonne pas strictement la police au droit positif. La
considération de la situation contingente reste toujours le critère
fondamental de ses arguments.
Le dépassement d’un processus révolutionnaire exténuant passe
aussi par l’œuvre pacificatrice de la police. Comme deux siècles plus
tôt, à la fin des guerres de religion, il est question de désamorcer les
passions politiques qui déchirent le peuple. Mais, tandis que la police
en tant que politique gouvernementale en était alors encore à ses
« incunables », elle est appelée maintenant à remplir les mêmes
fonctions avec un rôle mieux défini dans l’État et à l’égard de la
société. À l’égard de l’État, elle joue un rôle exclusivement technique,
parce que la légitimité de l’État vient de ce qu’il est une organisation
juridique au-dessus des parties : « C’est dans la jouissance du bien
présent ; c’est dans l’assurance d’une amélioration à venir, que se
puise l’oubli du passé, et que vont s’éteindre toutes les haines, tous
les partis. » En ce sens, la police « ne doit voir l’État qu’en lui-
même », autrement dit comme sujet idéologiquement neutre,
fondamentalement dépolitisé parce qu’il accueille en lui le libre jeu
des opinions. À l’égard des citoyens, en revanche, la police change de
stratégie : ceux-ci ne doivent pas être considérés comme des sujets en
soi, à la manière de l’État, mais seulement « dans leurs actions83 ». On
remet ainsi en discussion cette vocation de la police à connaître les
hommes, à les encadrer dans des typologies, à considérer ce qu’ils
font pour comprendre ce qu’ils sont. La constitution des subjectivités
individuelles appartient à la liberté de chacun, à sa sphère purement
intérieure. Aucun dispositif policier ne peut prétendre pénétrer dans
cette zone, il doit s’arrêter aux manifestations extérieures, aux
actions. En se limitant aux comportements réels, la police doit
renoncer ainsi à utiliser l’instrument du suspect comme moyen de
surveillance généralisée. Et elle doit abandonner ce circuit pervers
qui, à partir des qualités subjectives, retrouve des indices de
dangerosité sur la base desquels appliquer des mesures préventives.
Les conduites potentielles ne doivent pas intéresser la police d’un
État constitutionnel, au risque que soit entamée la crédibilité de cet
État : « Rien ne prouverait plus la faiblesse d’un gouvernement que
cet esprit de défiance et de contrainte, et ce développement habituel
de grands moyens pour de petites choses84 ».
Mais au-delà de ces principes généraux d’empreinte libérale et
modérée qui trouvent sûrement chez Peuchet un interprète plus versé
dans la matière, Lenoir Laroche affronte aussi une question épineuse
pour l’histoire de la police : le secret. Lorsqu’on discute de l’intérêt
général, comme c’est le cas dans les procédures législatives, la plus
grande publicité est nécessaire : mais elle ne l’est pas dans l’activité
du gouvernement qui se borne à exécuter les lois. En matière de
police, enfin, la transparence est à bannir, parce qu’« ici le succès est
presque tout dans le secret85 ». Prudence et mimétisme semblent
devoir inspirer l’action du magistrat de police. En fait, la continuité
n’est qu’apparente avec un certain type de représentation de l’Ancien
Régime. Bien au contraire, Lenoir Laroche annonce une inversion de
l’ordre de visibilité policière par rapport à l’époque classique. Il ajoute
en fait que « son action vigilante et coercitive [de la police] se montre
à chaque instant, et le bien qu’elle fait est invisible86 ». Il ne s’agit là
pas d’une impression personnelle et isolée. Quelques années plus tard
on retrouve la même philosophie de la discrétion et de l’adresse chez
le préfet de police parisien Vivien. À ses yeux, la police est « d’autant
plus efficace qu’elle se fait moins apercevoir et se borne à laisser à
l’intérêt privé tout son ressort, en l’arrêtant seulement dans ses
écarts87 ». Il est clair, dès lors, que l’attention est déplacée du résultat
aux modes employés pour l’atteindre. Sous l’Ancien Régime, à
l’inverse, la fonction opérationnelle de la police restait entourée de
mystère – on se souvient de ce que Fontenelle disait à propos du
lieutenant de police d’Argenson : « être présent partout sans être
vu88 » – alors même que le résultat final éclatait dans la félicité
publique célébrée dans le monumental recueil normatif de Delamare.
Maintenant, on demande que la règle de police soit plus discrète,
qu’elle se camoufle dans les comportements sociaux au lieu
d’apparaître comme leur irréductible contre-modèle. Il suffit que
l’autorité veille et que cette présence soit somme toute sensible : plus
d’exaltation des normes policières, il s’agit en revanche de focaliser
l’attention sur le fait que les agents sont là, bien visibles, leur pouvoir
étant en définitive plus tangible mais aussi plus souple que n’importe
quel code de règles. La police moderne requiert moins de
prescriptions et plus de savoir-faire ; elle vise au compromis plutôt
qu’à l’injonction, ce qui finit par affaiblir la ligne de démarcation
entre l’autorité et le corps social. Il faut souligner, à cet égard,
l’emploi du verbe « favoriser » pour exprimer la contiguïté plus que le
clivage entre normes et conduites : « L’art d’une bonne police est de
favoriser la disposition des esprits au repos89. » Telle est la véritable
astuce de la police. Elle n’est pas seulement le symbole de l’instance
souveraine. Bien davantage, elle est un savoir-faire qui est en même
temps un cadre d’organisation : condition de possibilité, et pas
simplement règle des actions sociales. Le mérite de Lenoir Laroche est
d’avoir rendu manifeste cet enjeu plus radical : « Occuper tous les
jours un peuple des ordres que l’on donne et des moyens que l’on
prend pour maintenir la tranquillité publique, c’est l’avertir qu’elle
est trop souvent menacée. Le grand artifice de la police est de faire
jouir les citoyens du bienfait de l’ordre, en leur dérobant les ressorts
qui le leur procurent90. » Une nette évolution se produit dans
l’économie du secret policier : les mots de Lenoir ne reconnaissent
pas tant le vieux thème d’un contenu indicible de l’action publique,
qu’ils montrent que ce secret, loin de demeurer dans le coffre d’un
savoir – les arcanes de la politique –, relève de l’artifice de la pratique.
Le secret de la police ne se cache pas en tant que tel, selon un schème
dialectique où le « non-être » serait rattrapé par l’assertion de son
existence. Il reste insaisissable parce que malgré tout, l’ordre possède
une forme fluide, indéfinissable a priori, toujours soumise aux
nécessités de la contingence.
Lenoir met à nu quelques mécaniques de base de la police, mais
c’est Portalis, une fois de plus, qui la rationalise en ses termes
juridiques définitifs, par une synthèse claire entre solution législative
et approfondissement doctrinal. Dans un projet de loi de frimaire an
IX (novembre 1800), d’abord approuvé puis annulé par Napoléon, la
rationalité policière se manifeste dans tous ses aspects juridiques et
dans toutes ses modalités d’action. Sans revenir au vieux thème de la
nature administrative ou judiciaire de l’institution, Portalis aborde la
question de la police sous l’angle des contraventions punies par les
tribunaux de police. L’approche relève plus de la procédure que du
droit substantiel : dans les questions de police, il ne s’agit pas
seulement du rapport entre citoyens d’une part et pouvoirs publics de
l’autre ; il s’agit aussi d’un contentieux qui implique inévitablement
des situations où sont en jeu des intérêts privés, régis en tant que tels
par le droit civil. L’importance de l’intervention de Portalis vient de
ce qu’il a compris avant tous les autres que le droit de police recoupe
bien d’autres domaines juridiques, et qu’à la nécessité de la cohérence
normative s’en ajoute une autre encore plus moderne : celle de
résoudre, dans les cas concrets, les conflits entre les intérêts et entre
les différentes formes de garantie judiciaire. La police devient
l’occasion d’expérimenter la rencontre entre le droit civil et des
revendications qui ne rentrent pas immédiatement dans ses schémas
classiques. Avec le siècle nouveau, les problèmes liés à
l’industrialisation feront apparaître que la dichotomie entre public et
privé est avant tout une hypothèse d’école, démentie par les
situations concrètes où la police sert souvent de catalyseur de normes
soit complémentaires, soit concurrentes, soit conflictuelles. C’est
pourquoi une approche judiciaire comme celle de Portalis réussit à
faire émerger la complexité des cas et à éclairer le contentieux
toujours plus complexe que doit affronter la police.
Le projet de loi distingue deux types de police, la police « simple »
et celle de sûreté : « La police simple juge les négligences et les fautes ;
la police de sûreté recherche, poursuit les délits et les crimes, mais ne
les juge pas. La première est une sorte de tribunal destiné à corriger,
par des peines modérées, les légers manquements du citoyen ; la
seconde se place entre le citoyen et les tribunaux pour que les
grandes violations ne demeurent pas impunies. L’une est un pouvoir,
l’autre n’est qu’un ministère91. » Au sujet des tâches juridictionnelles
de la police simple, Portalis regroupe en onze cas de figure les
contraventions les plus banales et les plus courantes de la vie
quotidienne : nettoyage des rues, encombrements, voiries,
comestibles gâtés, injures verbales, rixes légères. La réparation du
dommage civil peut être accordée à la demande de l’intéressé ou sur
action publique, le commissaire de police étant chargé de la poursuite
et le maire de l’énoncé de la peine. Fidèle à une procédure sommaire,
Portalis expose la double voie judiciaire ouverte dans ces cas : « Si
avant que l’action publique ait été suivie d’un jugement, la partie
lésée intervient, l’affaire est sur le champ renvoyée aux juges de
paix92. »
Ainsi, la contravention de police a des effets juridiques variés : la
peine et la réparation civile du dommage satisfont la société d’un
côté et les individus de l’autre. Plus généralement, on comprend la
diversité de fronts sur lesquels l’action de police est impliquée, le
délicat équilibre entre illégalité et illégitimité des conduites qu’elle est
appelée à affronter. Des situations les plus simples à celles où
l’évaluation des intérêts en jeu est plus complexe, émerge un
problème de fond auquel Portalis consacre la partie la plus
intéressante du discours. Son raisonnement dessine les contours
d’une autonomie de la contravention de police et en évalue l’impact,
en particulier sur le droit de propriété, pierre angulaire du futur code
civil, dont l’éminent jurisconsulte sera l’un des principaux artisans :
L’infraction de police, considérée en elle-même, et abstraction faite de tout préjudice
porté à des tiers, n’offre jamais qu’une question de fait dont l’examen et la décision ne
peuvent devenir inquiétants pour le justiciable ; mais le particulier lésé par la plus petite
infraction de police a souvent à demander la réparation d’un grand dommage. Un animal
qui s’échappe par l’imprudence du propriétaire peut ravager le domaine d’un voisin ou
même compromettre sa personne. […] Tout avait été indistinctement attribué par
l’Assemblée constituante aux officiers municipaux.
Il arrivait qu’une juridiction qui, par sa nature, doit être soumise à peu de formalités,
parce qu’elle roule sur des choses qui sont de tous les jours et de tous les instants,
prononçait sans une instruction suffisante sur des questions majeures de propriété.
L’attribution ayant été faite à tous les officiers municipaux, sans exception, il arrivait
encore que, dans les petites communes où il est si difficile de rencontrer des magistrats
capables, et où le magistrat, presque confondu avec tous les justiciables, est si exposé à
partager toutes leurs passions, l’impéritie, la prévention ou la haine décidaient souvent des
intérêts les plus chers ou les plus importants du citoyen. Ainsi, au danger de la chose se
joignait l’abus de l’homme.
On ne fit que déplacer le mal sans y remédier, lorsqu’on dépouilla les officiers
municipaux pour investir les juges de paix. Les inconvénients attachés à la nature de la
juridiction et à la qualité de ceux qui étaient appelés à l’exercer continuèrent à se faire
sentir. On les aggrava même, en ôtant la ressource de l’appel aux justiciables […].
On ne peut se dissimuler que la propreté des rues, le soin de la santé publique, les objets
de la petite voirie, la tranquillité publique, doivent, dans chaque cité, fixer la sollicitude
des administrations locales, puisque la plupart de ces objets sont presque l’unique source
des impositions et des dépenses municipales. Il est donc naturel de laisser aux officiers
municipaux le droit de protéger, par une surveillance active, des choses dont la
conservation est à leur charge. Il est donc dans l’essence même des choses que la police en
appartienne aux officiers municipaux.
Mais on a cru devoir distinguer les cas où il ne s’agit que de prononcer sur une pure
infraction de police, d’avec ceux où il y a des réparations demandées par quelque tiers lésé.
Dans le premier cas seulement, on a pensé que la juridiction devait être attribuée aux
maires et à leurs adjoints, attendu qu’il ne s’agit alors que d’un objet de police séparé de
tout intérêt civil ; mais les juges de paix reprennent tous leurs droits quand, l’infraction de
police se trouvant liée à des actions civiles en dommages et intérêts, l’affaire rentre dans le
cercle des matières contentieuses ordinaires93.

Portalis semble ici ne se préoccuper que de la répartition des


compétences juridictionnelles, faisant en sorte que les situations de
droit civil échappent aux autorités administratives. Mais au-delà
d’une hiérarchie juridique invétérée que son discours confirme – le
droit civil ne saurait être affecté par les questions prosaïques de la
police –, les faits de police occupent une place centrale dans
l’économie générale des rapports juridiques. L’action civile représente
certes le moment où le droit exhibe ses quartiers de noblesse et son
essence véritable. Pourtant, le problème que posent les normes et les
jugements de police ne concerne pas seulement la qualité des intérêts
en jeu – supérieurs si le droit de propriété est menacé, mineurs s’il ne
s’agit que de la propreté des rues. En d’autres termes, la question ne
peut être appréhendée uniquement d’un point de vue moral, mais
requiert une fois de plus une perspective fonctionnaliste. Les choses
de police sont certes quotidiennes et banales, et Portalis, qui reprend
Montesquieu sans le citer, se plaît à les minimiser. Mais leur présence
n’en offre pas moins l’occasion de différencier divers degrés de
demande juridique. Est ainsi délimité un domaine stratégique à
plusieurs variables, ce qui remet en cause les divisions classiques du
droit objectif et redonne son importance à la police, injustement
négligée par le discours savant. Au-delà de ses intentions, Portalis
pose les premiers éléments d’un cadre juridique complexe. Il le fait
par un biais procédural, comme la distinction entre les compétences
juridictionnelles. En réalité, un nouveau concept d’ordre public est
en train de voir le jour. La police ne gouverne plus la vie sociale de
manière indifférenciée, mais permet que sur certains points se
rencontrent les normes, les revendications particulières et les intérêts
généraux.
Quant à la police de sûreté, définie significativement comme un
« ministère » et non comme un simple pouvoir, Portalis en clarifie la
fonction purement instrumentale. Puisque cette police raccorde le
monde des faits et les décisions de droit, elle peut être confiée aux
juges de paix, magistrats de conciliation et donc incompétents pour
rechercher et arrêter les coupables, ou pour réunir les preuves
nécessaires au jugement :
La douce habitude que contracte un juge de paix de rapprocher les parties, de les
déterminer à des sacrifices, de peser leurs droits avec l’humanité, de jeter un voile sur la
rigueur du droit, pour se livrer à des vues d’équité, le rend peu propre à cet autre ministère
qui ne doit connaître que les lois, et qui ne transige jamais. […] L’officier chargé de la
police de sûreté doit plutôt considérer la société que les particuliers ; un officier de paix
doit plutôt considérer les particuliers que la société ; la sévérité est le partage de l’un, et la
douceur celui de l’autre ; celui-ci étudie les intérêts des hommes, celui-là ne pèse que leurs
actions, il ne consulte d’autres intérêts que celui de la loi. […] Les officiers de la police ne
sont pas juges, mais seulement parties publiques, […] ils ne sont que des ministres
intermédiaires entre l’homme et le juge. […] Le droit d’arrêter un coupable n’est point une
fonction judiciaire94.

Les individus et le tout sont les objets auxquels s’applique le


pouvoir de police ; le jugement dans le premier cas, la recherche des
coupables dans le second, sont deux techniques par lesquelles
s’infléchit une rationalité pratique qui ne peut renoncer à son
ambivalence. Chaque projet de réforme finit toujours par confirmer
cette inaltérable vérité.
Le processus de transformation de la police de la seconde moitié du
XVIIIe siècle tient à des facteurs sociaux et culturels, qui ont trouvé
dans les débats révolutionnaires un moment de complète synthèse
autour des thèmes de la force publique et de la sûreté générale. En
tant qu’appareil gouvernemental, instrument de répression du crime
et activité d’instruction au service de la vérité judiciaire, la police est
une institution qui est considérée dans toutes ses prérogatives : à des
mesures concrètes qui reprennent les expériences de l’Ancien Régime
s’ajoutent des principes normatifs en nette rupture avec le passé. Les
enjeux gouvernementaux peuvent varier, mais la rationalité
instrumentale conserve une certaine autonomie. En produisant des
« moyens », la police participe à l’esprit de l’État de droit, tout en
gardant cette imperméabilité face aux valeurs, qui est propre à l’agir
instrumental. En définitive, on a affaire à un pouvoir irréductible au
cadre général et abstrait de la norme juridique.
Le travail révolutionnaire a abouti néanmoins à une définition plus
précise de la police autour de trois typologies institutionnelles : 1) la
police municipale, qui veille sur la tranquillité publique et le respect
des règlements de base d’une communauté (dénombrement des
habitants, propreté, salubrité, maisons publiques, hôpitaux, collèges,
jeux de hasard, sociétés ou clubs, denrées, poids et mesures, etc. ; 2)
la police correctionnelle, qui juge des infractions dangereuses pour la
société, mais dont la gravité ne mérite pas qu’elles figurent dans le
code pénal ; 3) la police de sûreté, chargée des fonctions de
l’investigation et de l’instruction des délits relevant des tribunaux de
police correctionnelle et des tribunaux criminels. Telle est l’évolution
de la police française au stade où elle commence à devenir moderne.
Mais un autre modèle policier rivalise avec le modèle français dans
l’Europe des Lumières : la Polizei allemande et autrichienne. Il s’agit
d’une expérience pratique et théorique originale, qui connaît un
parcours historique différent et pour cela capable, en retour, de faire
mieux percevoir la spécificité du phénomène français. Police et Polizei
sont deux façons de concevoir l’ordre public. Au cours du XVIIIe siècle,
l’une et l’autre se sont mesurées à distance, comme si elles étaient
orgueilleuses d’affirmer leur irréductible diversité plutôt que de
comprendre réciproquement leurs pratiques et discours.

1 AP, XXVII, p. 720 et sq.


2 Actes de la Commune de Paris, op. cit., V, p. 321.
3 AP, XXVII, p. 723.
4 Ibid., p. 724.
5 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 403 et sq. Sur ce point, P. LASCOUMES, P.
PONCELA, « Classer et punir autrement : les incriminations sous l’Ancien Régime et sous la
Constituante », dans R. Badinter (dir.), Une autre justice. Contributions à l’histoire de la justice
sous la Révolution française, Fayard, Paris, 1989, p. 94 et sq.
6 À ce sujet, J. GOLDSCHMIDT, Das Strafsverwaltungsrecht, op. cit., p. 16 et sq., 54 et sq.,
97 et sq.
7 AP, XXVII, p. 747.
8 Ibid., XXVIII, p. 7.
9 Ibid., p. 433.
10 Ibid., XXXI, p. 133.
11 Ibid., p. 135 ; J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 379.
12 Séance du 3 mai 1792, AP, XLII, p. 716.
13 Ibid., XLIV, p. 352.
14 Cf. la Constitution du 3 septembre 1791, tit. III, chap. V, article 23.
15 AP, XLIV, p. 353.
16 Ibid., p. 354.
17 Ibid., p. 355.
18 Comme le décrira Hegel dans la figure Maîtrise/Servitude. Cf. G.W. F. HEGEL,
Phénoménologie de l’esprit, 1, Aubier, Paris, 1991, p. 117-130.
19 Ibid., XLVII, p. 136.
20 Ibid.
21 Ibid.
22 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., VIII, p. 471.
23 AP, XLVII, p. 137.
24 Ibid., p. 138.
25 Ibid., p. 193 et sq.
26 Sur le rôle central de la police « politique » dans le discours de Hérault, P. COLOMBO,
Governo e costituzione, op. cit., p. 69.
27 CH. L. LIMODIN, Réflexions générales sur la police, et sq.e., et sq.l., an V, p. 13 (en italique
dans le texte). En avouant sa nostalgie de la vieille police et de l’esprit d’amélioration sociale
qu’elle incarnait, Limodin argumente ainsi : « On ne peut arrêter un homme que lorsqu’il a
commis un délit contraire à l’ordre et aux intérêts de la société. Mais n’est-ce pas un délit
social, un crime de lèse-société, par exemple, que de n’exercer aucune profession, si l’on ne
peut justifier d’un revenu capable de fournir aux besoins de la vie ? Cet homme doit être
nécessairement ou un voleur ou un escroc ? […] Cependant la Police ne peut atteindre ces
hommes, dont Paris est empoisonné. Les lois étant restées muettes. C’est là ce que j’entends
et appelle friser l’arbitraire » (p. 14).
28 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 478.
29 Ibid., p. 484.
30 AP, XLVII, p. 197.
31 Ibid.
32 Ibid.
33 Ibid., p. 198.
34 Ibid., p. 230.
35 Ibid.
36 Ibid., p. 231.
37 Ibid., p. 464.
38 Ibid., p. 466.
39 Ibid., XLVIII, p. 41.
40 AP, LXVI, p. 544.
41 Sur la différence entre loi et décret, M. VERPEAUX, La Naissance du pouvoir réglementaire
1789-1799, PUF, Paris, 1991, p. 164 et sq.
42 AP, LXVI, p. 547.
43 AP, LXXXIII, p. 93.
44 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., VI, p. 271.
45 Sur ces aspects, M. VERPEAUX, La Naissance du pouvoir réglementaire 1789-1799, op. cit.,
p. 160 et sq.
46 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., VI, p. 271.
47 Ibid., p. 392.
48 V. A. ORDING, Le Bureau de police du comité de salut public, Dybwad, Oslo, 1930. Cf.
aussi E. A. ARNOLD, Fouché, Napoléon, and the General Police, op. cit., p. 22.
49 « Rapport au nom du comité de salut public, sur la police générale », AP, LXXXVIII,
p. 617.
50 Cf. le « Décret relatif aux gens suspects » du 17 septembre 1793, J.-B. DUVERGIER,
Collection…, op. cit., VI, p. 213.
51 AP, LXXXVIII, p. 615-616.
52 « Décret concernant la répression des conspirateurs, l’éloignement des nobles, et la
police générale ». Ibid., p. 650. J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., VII, p. 172-173.
53 Recueil des actes du comité de salut public avec la correspondance officielle des représentants
en mission et le registre du conseil exécutif provisoire, 28 vol., pub. par F.-A. Aulard, Imprimerie
nationale, Paris, 1909-1955, XXVII, p. 310-312.
54 MU, XXIV, p. 35.
55 Ibid., p. 36.
56 Ibid., p. 35. Nous soulignons.
57 Ibid.
58 Cf. supra la déclaration de Thouret lors de la séance du 30 décembre 1790.
59 MU, XXIV, p. 39.
60 Cf. Carl SCHMITT, Die Diktatur (1921), tr. fr. La Dictature, Seuil, Paris, 2000, chap. 5.
61 Cf. supra, § 6.
62 MU, XXIV, p. 39-40.
63 Délibération du 5 nivôse an IV (26 décembre 1795), MU, XXVII, p. 84.
64 Ibid., p. 96.
65 Ibid.
66 Ibid., p. 102.
67 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., VIII, p. 471.
68 Cf. supra chap. 1.
69 MU, XXVII, p. 101.
70 MU, XXVII, p. 103 ; pour le code, J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., VIII, p. 471.
71 Ibid.
72 Ibid., p. 132-133.
73 MU, XXVII, p. 133.
74 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., IX, p. 32.
75 Ibid., VIII, p. 471.
76 J.M. A. SERVAN, Discours sur l’administration de la justice criminelle, Barbier, Genève,
1767, p. 17.
77 L. VON STEIN, Geschichte der socialen Bewegung in Frankreich von 1789 bis auf unsere
Tage, 3 vol., Wiegand, Leipzig, 1850, I, p. XXXVIII et sq.
78 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., I, p. 312.
79 « Peut-être est-ce une expression impropre que celle de police judiciaire, pour désigner
une autorité qui ne juge rien ; l’épithète judiciaire ne convient qu’à quelque chose qui tient
à la justice, à l’action de juger […]. Tout au contraire, police judiciaire […] veut dire une
autorité dont la fonction est de ne rien juger, mais seulement de précéder la justice. Il
semble, d’après cela, que la qualification de police antéjudiciaire, est celle qui lui aurait le
mieux convenu […]. D’une part, on définit la police comme une autorité qui ne juge pas, qui
est même incompatible avec la fonction de juger ; et, d’autre part, on donne le nom de
tribunal de police à l’une des autorités chargées de juger les délits. » A. C. GUICHARD,
« Police », Dictionnaire de police administrative et judiciaire et de la justice correctionnelle, chez
l’auteur, Paris, an IV (1796), p. 322-323.
80 É. PICARD, La Notion de police administrative, 2 vol., LGDJ, Paris, 1984, II, p. 456.
81 A. C. GUICHARD, Dictionnaire de police administrative et judiciaire et de la justice
correctionnelle, op. cit., p. 9.
82 J. LENOIR LAROCHE, « Quelques principes sur la police », MU, 18 germinal, an IV
(7 avril 1796), XXVIII, p. 141.
83 Ibid., p. 142 (l’italique est dans le texte).
84 Ibid.
85 Ibid.
86 Ibid., p. 141.
87 A.F. A. VIVIEN, Le Préfet de police, op. cit., p. 51.
88 Cf. supra chap. 1.
89 J. LENOIR LAROCHE, « Quelques principes sur la police », art. cit., p. 142.
90 Ibid.
91 Archives parlementaires. Recueil complet des débats législatifs et politiques des chambres
françaises de 1800 à 1860 (2e série), Dupont, Paris, 1863, I, p. 700.
92 Ibid., p. 699.
93 Ibid., p. 700-701.
94 Ibid., p. 702.
7

L’autre modèle continental : la Policey

La formation historiquement différente de la Polizei, notion dotée


d’une physionomie théorique propre depuis le XVIe siècle, est décisive
pour le développement d’une institution gouvernementale qui, au
XVIIIe siècle, devient un objet d’enseignement universitaire. Grâce à
une production normative constamment assurée par les autorités
locales d’une part, et l’affinement doctrinal que lui a conféré la
réflexion académique d’autre part, la police allemande se présente à
la fin du siècle avec un solide fondement pratique et scientifique.
Dans cette réalité policière fragmentée dans différents États, mais
foncièrement unitaire comme logique gouvernementale, s’insère
en 1794 l’Allgemeines Landrecht für preussischen Staaten, première
codification juridique dans la zone germanique, qui établit certains
principes fondamentaux en matière de police. Bien qu’il ne concerne
que les territoires prussiens, le texte remplace le droit commun alors
en vigueur et fournit un modèle d’harmonisation pour les droits
particuliers des provinces. De là provient l’exemplarité de sa
rationalité juridique et son importance historique dans l’évolution
prussienne et allemande en général1.
Pour comprendre comment se présente la Polizei d’un point de vue
comparatif, il faut commencer par définir à grands traits l’abondante
littérature à laquelle elle a donné lieu pendant la seconde moitié du
XVIIIe siècle. Celle-ci traduit une perception spécifique du phénomène

de la part de la doctrine allemande, mais aussi la présence de la police


comme institution dans la société, avec des valeurs culturelles
propres. Le rapport entre police et justice obéit, en effet, à des
orientations nationales distinctes, conditionnées dans une large
mesure par le type de réflexion dont la police a été l’objet pendant la
période des Lumières. Là où la construction théorique homogène l’a
emporté, grâce au rôle déterminant des universités, comme c’est le
cas des sciences camérales allemandes, la police a conservé un rôle
systématique de première importance même à l’intérieur de l’État de
droit ; elle a continué à détenir, pendant une grande partie du XIXe
siècle, un prestige identique à celui de la justice, si ce n’est même une
utilité supérieure2. Là où, comme c’est le cas en France, il n’existait
pas sur le sujet d’élaboration intellectuelle adéquate – juridique ou
politico-administrative –, la police perd la visibilité qu’elle s’était
conquise dans la littérature inaugurée par le Traité de Delamare, en se
subordonnant graduellement à l’activité judiciaire d’abord, puis à
l’administration publique. En France, la question du rapport entre
police et justice n’est pas aussi cruciale qu’en Allemagne et aucun
spécialiste de la science administrative naissante n’aurait considéré
un policier plus nécessaire qu’un juge.
Si l’on veut traiter, même de façon sommaire, de la police dans les
territoires germaniques, on se trouve aussitôt submergé par une
recherche imposante3, qui n’accorde cependant pas une place
suffisante à la comparaison. Mentionnée, sauf rares exceptions, par
déontologie académique mais sans véritable approfondissement,
l’expérience française reste pour les chercheurs allemands
contemporains une référence générale, dominée presque
exclusivement par l’imposant répertoire de Delamare. Cette attention
limitée reste par ailleurs supérieure à celle que les Français ont réservé
à la Polizei, presque complètement absente de la réflexion historique,
juridique et politique4. Nous tenterons donc d’avancer sur un terrain
plutôt inexploité, en considérant parallèlement certains thèmes
propres aux deux modèles de police.
Esquisse historique
La réflexion sur la Gute Policey (bonne police, bon régime politique)
prend racine au XVIe siècle, au cours duquel différents genres
littéraires s’affirment5. Les textes classiques les plus cités sont
l’Œconomia et la Politica d’Aristote, référence indispensable pour
penser l’ordre et son gouvernement dans les communautés
domestiques et territoriale. La figure du père de famille est au centre
d’un riche ensemble de traités qui s’occupe de préceptes moraux, de
cures sanitaires, de règles dans les comptes, d’agriculture, de
techniques pour apprendre des métiers, de conseils pédagogiques et
de nombreux autres détails de la vie familiale6. C’est ainsi que se
définit un art d’administrer la maison, premier degré d’une prudence
civile plus largement tournée vers le bien-être de la collectivité
politique7.
Le courant pédagogique s’affirme à côté de ces écrits, qui était déjà
présent à l’époque médiévale sous le nom de Fürstenspiegel (miroir du
prince, speculum principis). À la lumière du processus de
« confessionalisation » qui fait suite à la Réforme, le futur souverain
doit être éduqué selon les principes religieux en vigueur dans l’État
qu’il doit guider. Une grande partie de sa formation est orientée
cependant vers les aspects pratiques et les connaissances concernant
le territoire ; d’où l’importance d’un groupe de conseillers appelés
auprès de lui pour lui offrir la Landeskunde (connaissance du pays),
mais aussi pour lui transmettre le savoir-faire indispensable à tout
bon souverain. Un texte comme le De educandis erudiendisque
principum liberis de Conrad Heresbach de 1570 correspond à un genre
très répandu en France, avec les diverses « instructions » du Dauphin
par La Mothe le Vayer, par Fénelon, par Boulainvilliers etc., et dont
l’objectif est de faire « un examen de conscience sur les devoirs de la
Royauté8 ». Ensuite, la connaissance de l’État deviendra une vraie
discipline grâce à l’œuvre d’un esprit éclectique comme Herman
Conring9.
La fonction de la police émerge surtout dans les situations
pratiques, ainsi que le démontre l’activité normative croissante par
laquelle les princes territoriaux affirment leur indépendance vis-à-vis
de l’empereur, hostile à toute médiation politique dans le rapport
avec les États (Stände). Ce trait caractérise l’histoire allemande de la
police et explique l’expansion de son rôle, indépendamment du fait
que les normes adoptées par les princes s’inspiraient des ordonnances
impériales sur la matière – notamment le droit pénal –, mesures en
général non appliquées faute d’un appareil exécutif général10. Cette
particularité est incontestable, mais il est sans doute excessif de voir
dans les matières de la Policey un instrument au service de la lutte des
princes, par opposition avec la police française, qui servirait plutôt à
la « défense » de la sécurité et de la commodité du souverain et de ses
sujets11. D’abord, parce qu’en France aussi le contrôle judiciaire de
l’ordre public est une source de conflits, non pas entre empereur et
États d’un côté et princes de l’autre, mais entre le monarque et les
seigneurs et les parlements, en particulier celui de Paris. Ensuite,
parce que définir la police comme un instrument de défense du
souverain signifie négliger l’aptitude constitutive de ses dispositifs,
au-delà de leur efficacité : la production d’un modèle normatif de vie
sociale. De plus, sur le terrain législatif concret les analogies sont
évidentes : comme dans la France de l’Ancien Régime, les ordres
promulgués par les autorités allemandes s’étendent sans distinction
de classe à chaque détail de la vie privée et publique ; ils mettent en
place un système de connaissances et d’intervention sur le territoire
et la population qui, en abusant de la terminologie de Weber et selon
une philosophie de l’histoire trop optimiste, sont souvent vus comme
des facteurs de « modernisation12 ».
À la fin du XVIIe siècle, l’idée de gouvernement comme activité
administrative a désormais circonscrit son propre domaine dans la
pratique et la réflexion politique. La « bonne police » perd
progressivement sa signification générale de « régime politique », qui
appartient aussi à l’histoire sémantique française, pour devenir un
pouvoir de concentration administrative et de différenciation
fonctionnelle des tâches de l’État. Dès le début du XVIIIe siècle, le
binôme « police et ordre », qui était la formule la plus utilisée dans
les documents officiels, commence à disparaître. L’expression
« matières de police » devient plus courante et indique que la police a
acquis son autonomie essentiellement grâce à une activité législative
qui n’est plus dépendante du droit traditionnel fondé sur le « bon
ordre ancien ». L’action de la police ne vise pas simplement à
combler les carences de l’ordre ancien, mais à déterminer les
conditions pour réaliser l’utilité générale13. Ce processus amène la
notion à s’identifier de plus en plus à l’idée d’administration interne,
la Verwaltung. Celle-ci, cependant, ne doit pas être comprise comme
un appareil exécutif de la volonté gouvernementale – c’est un sens
qu’elle gagnera seulement au XIXe siècle. Il faut l’entendre selon la
racine étymologique du verbe walten, qui indique l’acte de diriger,
aussi bien que l’accomplissement concret d’une puissance, selon le
lien sémantique avec le latin valere14. Voilà pourquoi il faut
considérer la Polizei (ou Policey, selon la graphie courante jusqu’à la
fin du XVIIIe siècle) des Lumières comme la force souveraine en acte,
l’expression d’un sujet politique qui opère, davantage que comme la
partie d’une architecture institutionnelle.
Une notion aussi essentielle et omniprésente ne pouvait échapper à
la doctrine juridico-politique, qui l’élabore avec l’objectif de lui
conférer les caractères de cohérence et d’organisation systématique
propres à une science. Cette accession de la police au rang de science
constitue un élément d’originalité absolue par rapport à l’expérience
française de la même époque. On peut distinguer ici deux parcours :
le juridico-philosophique et le technico-administratif. La réflexion
spéculative sur la Policey atteint son degré de cohérence
philosophique le plus élevé dans l’œuvre de Christian Wolff et de ses
élèves. L’analyse de son application concrète est au contraire l’objet
d’une très vaste littérature, qui reprendra des principes, des règles et
des classements avec une monotonie comparable à celle des épigones
de Delamare en France.

Philosophie de la Policey
Wolff situe la police dans l’édifice rationnel et systématique du
droit naturel. Grâce à lui, la notion acquiert cette dignité juridique
qui ne lui avait jamais été vraiment accordée, étant donné son
origine empirique liée aux besoins concrets des communautés, à
l’écart des institutions, des concepts et des catégories du droit romain
classique et médiéval. Le principe général qui légitime de plein droit
la police est clair : la loi de nature nous oblige à accomplir les actions
visant à la perfection de l’homme et de son status, et à omettre celles
qui tendent à son imperfection15. Face à cette obligation originale de
chacun, la politique doit offrir les prestations nécessaires pour que
tous soient mis en condition de satisfaire la loi de nature16. Les fins de
l’État se définissent ainsi : la vitae sufficientia, c’est-à-dire l’abondance
de tout ce qui satisfait la nécessité, la commodité et la félicité de la
vie ; la tranquillitas, qui correspond à l’absence de crainte des
offenses ; et la securitas, autrement dit l’absence de crainte de
l’extérieur. De cette œuvre de promotion directe de la part du
gouvernement, qui pour Wolff est aussi naturelle et indiscutable que
le devoir de chacun de pourvoir à son bonheur, on peut tirer, dans
un sens négatif, le concept de salus civitatis, qui consiste dans
l’absence d’obstacles à la jouissance du bien-être, de la tranquillité et
de la sécurité17. La tendance de l’État à prendre soin des individus est
un postulat non problématique ; c’est un élément fondamental de la
salus qui s’identifie avec la synthèse naturelle entre l’obligation du
particulier et celle de la communauté.
Si Wolff a mis en place les bases d’une organisation systématique
du droit à partir desquelles la police se déduit de façon axiomatique,
ce sont surtout les œuvres de ses élèves Darjes et Nettelbladt qui ont
consolidé la place prise par cette notion. Pour Nettelbladt, par
exemple, la salus publica doit atteindre cinq objectifs : la securitas
publica externa, qui protège l’État des menaces d’autres États ; la
securitas publica interna, qui évite et prévient les dommages causés par
les hommes de cette même communauté ; la publica vitae sufficientia,
qui garantit la nécessité et la commodité de l’existence ; la publica
bonorum sufficientia, qui s’étend au-delà et recherche aussi ce luxe
indispensable au bonheur ; la publica iustitia administratio, système
qui assure à chacun son droit. Vu l’importance de ces objectifs, il est
évident que si la salus publica diverge de la salus privata, c’est la
première qui l’emporte. D’où le rôle fondamental de la police, qui est
la vraie force constitutive de l’État18. On doit étudier et enseigner la
police non seulement dans ses contenus réglementaires mais aussi
comme une rationalité juridique spécifique. Son originalité vient de
ce que la « constitution » de l’État y est pensée comme étant liée à ses
objectifs, et donc à la pratique. Du moment qu’elle entre dans le
cadre spéculatif du droit naturel, la police perd toute empreinte
métaphysique, comme si son concept était inséparable de ses
applications contingentes. La forme de l’État, dans l’optique
policière, est une forme plastique, qui ne peut être pensée qu’en
action. Face à la Justiz, notion métaphysique par excellence, la Policey
ne semble souffrir d’aucune marque d’infériorité. Le rapport entre les
deux sphères ne se pose pas en termes de hiérarchie – la justice
comme finalité, la police comme moyen – mais bien au contraire sur
le plan homogène des buts. Il s’agit là de deux applications d’une
même philosophie pratique. La justice, ainsi que l’observe Darjes, a
un objectif précis : garantir à chacun ses droits ; la police en a un
autre : promouvoir la richesse et empêcher la pauvreté19.
Ce raisonnement laisse percevoir la division classique entre justice
commutative et justice distributive. Mais si Polizei et Justiz sont unies
dans leur essence, elles sont distinctes dans les tâches qui leur sont
respectivement prescrites par la doctrine des fins de l’État.
Cependant, cette diversité n’est pas du tout intrinsèque, mais
contingente, à tel point que Darjes finit par proposer cette vision
synthétique entre justice et police dont Hegel sera le plus grand
partisan20. La synthèse entre police et justice constitue le point
culminant de la réflexion juridico-philosophique sur cette matière.
Elle pose les bases d’un dualisme conceptuel sur lequel les juristes du
nouveau siècle ne cesseront d’intervenir. Mais il ne s’agit sûrement
pas de disputes savantes. Cette manière de comprendre le rapport
entre ces deux fonctions engage en effet toute une vision des rapports
politiques et sociaux.
La réflexion spéculative sur la police n’épuise pas la compréhension
de la matière. Celle-ci trouve sa lecture de loin la plus adéquate dans
le caméralisme, qui a constitué une importante branche académique
de l’âge de l’Aufklärung.

Technique de la Policey
Lorsqu’en 1727 l’empereur Frédéric Guillaume I répond aux
sollicitations de Thomasius et institue à Halle la première chaire
d’Œconomie, Policey und Cammersachen, le processus d’émancipation
d’un savoir administratif élaboré en dehors de la triade
aristotélicienne de l’éthique, de la politique et de l’économie est déjà
en œuvre. Au terme de la guerre de Trente Ans, les fonctions
militaires et civiles des nouveaux États territoriaux exigeaient la
présence d’un personnel bureaucratique de plus en plus spécialisé,
formé non plus sur le modèle du cavalier, de l’homme de cour et
d’armes, mais sur celui de l’administrateur, expert dans les choses
pratiques comme le commerce, l’industrie, la manufacture et les
finances. C’est surtout dans le domaine fiscal que s’affirmait la
rivalité entre les princes et les États. Ces derniers, en tant que
détenteurs des anciens privilèges garantis par la constitution
impériale, avaient le droit d’approuver dans les diètes tout tribut
réclamé par le souverain territorial. L’augmentation des impôts pour
financer une armée permanente trouve sa place dans une politique
qui tend à anéantir le pouvoir des États et à construire des systèmes
bureaucratiques de plus en plus articulés aux ordres du prince21. Tel
est le contexte dans lequel se développent des compétences
administratives qui comprennent, en plus de la fiscalité, le maintien
de l’ordre public dans un sens plus large. D’où la création de bureaux
spécialisés. Il en résultait une pratique administrative représentant un
débouché essentiel pour les étudiants en droit, à la différence de la
France, où la formation conduisait naturellement à la profession
d’avocat22. Parallèlement à la diversification des structures, se
développe l’attention envers le personnel, auquel on demande des
qualités morales et professionnelles adaptées au service à rendre.
L’éthique du fonctionnaire exige un profil humain précis, qui
correspond à des critères spécifiques, exposés dans un catalogue de
vertus jugées indispensables pour le travail de chancellerie et de
conseil : origine territoriale, extraction sociale élevée, formation
historique et rhétorico-juridique, sens du dévouement, réputation
impeccable, fiabilité, discrétion, capacité d’autodiscipline pour tenir
son rôle public23.
La doctrine caméraliste est née du souci de donner une
systématisation conceptuelle à ces professions techniques essentielles
à la croissance de l’État et au renforcement du pouvoir des princes. Le
terme « chambre » désignait au Moyen Âge le lieu où étaient gardées
les recettes du prince ; le Cameralwesen renvoyait donc à toutes les
mesures relatives à la gestion de son économie. Le caméralisme, à son
tour, est la science qui découvre le moyen rationnel pour obtenir,
augmenter et administrer les recettes annuelles d’un prince24. Elle
réunit avec une cohérence purement pragmatique plusieurs
disciplines, au nom d’un art gouvernemental inspiré du programme
mercantiliste de « l’amélioration du territoire et de la population »,
selon l’expression d’un économiste contemporain de Montchrétien,
Obrecht. Le point de départ en est l’harmonie d’intérêts entre
souverains et sujets. De là dérive la nécessité d’étudier et d’enseigner,
dans leurs fondements comme dans leurs applications concrètes, ce
que sont l’ordre et le bien-être d’une communauté politique. Le
concept traditionnel d’économie se détache de sa dimension
domestique première pour s’étendre à la société tout entière : depuis
les auteurs autrichiens de la fin du XVIIe siècle jusqu’aux derniers
caméralistes de la moitié du XVIIIe, comme Zincke et Darjes, il est clair
que l’économie comprend aussi les ressources du territoire et toutes
les activités productives qui garantissent un niveau de vie satisfaisant
à tous25. Dans ce contexte, le luxe n’est plus le symptôme d’une
morale relâchée, mais un moyen d’améliorer les conditions générales
des sujets et donc de favoriser la force de l’État. En reproduisant la
longue querelle française sur ce thème, les caméralistes saisissent
aussi un enjeu gouvernemental décisif, auquel la police ne peut
échapper. Selon Justi, par exemple, le luxe représente aussi bien un
motif de scandale qu’un sujet de conflit pour la rationalité policière26.
L’économie au sens traditionnel se transforme ainsi en totale
Wirtschaft, mais avec un impératif dominant, celui de nourrir la
population. Les paroles de Zincke deviennent un refrain entonné
indéfiniment dans des dizaines de textes du même genre : « L’épreuve
d’une bonne économie réside dans le niveau alimentaire de plus en
plus élevé du pays27. »
La science économique, qui s’occupe de ces problèmes, est appuyée
par la doctrine sur la technique gouvernementale, cette
Policeywissenschaft qui étudie les mesures concrètes pour réaliser le
bien-être de la communauté. Darjes distingue huit secteurs
fondamentaux de la doctrine et donc de la pratique législative :
population, écoles et universités, culte religieux, travail, santé,
aménagement du territoire, sécurité, assistance aux pauvres. Enfin la
troisième discipline est la Cameralwissenschaft au sens strict,
précurseur de la science moderne des finances, matière qui traite des
recettes fiscales et de leur utilisation pour augmenter la force de l’État
et améliorer la vie des sujets. Les trois disciplines forment donc un
dispositif cohérent, fruit de cette convergence entre le droit et les
savoirs gouvernementaux qui composent les sciences politiques
(Staatswissenschaften).
Essayons maintenant de comprendre les aspects essentiels du
caméralisme, en nous appuyant sur l’œuvre de celui qui en est
considéré comme le représentant le plus systématique, Zincke. On ne
décèle probablement pas des aspects très originaux chez cet auteur,
qui écrit à une époque tardive du caméralisme et reprend donc des
arguments et des concepts déjà largement envisagés avant lui. Mais
comme ce qui nous intéresse est de simplement sonder quelques
échantillons du modèle plutôt que de le traiter dans son intégralité,
mieux vaut se fier à celui qui fait la synthèse et systématise au mieux
la matière. Zincke élucide la philosophie de la nouvelle discipline
académique dans une longue introduction qui précède sa Bibliothek.
Le « bonheur mondain » est cette condition spirituelle et matérielle
qui peut être rejointe par des moyens opportuns : les sciences
camérales étudient les instruments pour obtenir les biens de
subsistance, mais aussi ceux qui améliorent la qualité de la vie de
notre corps28. D’où la nécessité d’administrer le patrimoine matériel
d’un État – dont les sources de revenus sont les biens fonciers et les
biens du capital – à travers des normes et des institutions qui sachent
en favoriser la croissance. C’est uniquement à partir de ce flux
vertueux dirigé vers les caisses de l’État qu’il est possible de garantir le
bien-être du prince et de ses sujets.
Vu ces objectifs, un souverain a besoin de spécialistes doués dans
les trois sciences. Ceux-ci ne constituent pas une catégorie de second
ordre par rapport aux juristes à proprement parler, si l’on considère la
mission importante à laquelle on les appelle : instruire le bureaucrate
à l’utilisation des moyens fondamentaux et secondaires qui procurent
une vie heureuse à la population29. Seule une transformation
adéquate de la pratique administrative en un savoir systématique
pourra relâcher le complexe d’infériorité dont souffre l’administrateur
envers le juriste. La polémique des nouvelles disciplines académiques
avec la Juristerey30 indique le besoin d’émancipation vers une
« science théorique et pratique », comme dit Zincke. En tant que
connaissance savante, la doctrine camérale doit démontrer certaines
vérités en les tirant de principes fondamentaux. De telles
connaissances seront un patrimoine indispensable pour la formation
du personnel administratif, qui pourra suivre des règles valables parce
qu’élaborées scientifiquement et non pas appliquées de façon
empirique. La polémique avec les « empiriques purs » est
particulièrement soutenue, autant que sont discrédités la méthode
des statistiques et le recours à l’analogie. L’approximation et
l’imprévu, qui se fient au remède d’urgence plus qu’à la règle stable,
doivent être exclus. La conception rationaliste de Wolff qui,
continuant la doctrine de Leibniz, avait élaboré une méthode
générale pour toutes les sciences fondée sur le développement logico-
déductif, s’impose ici d’une manière évidente. Après avoir fixé les
principes généraux de chaque discipline, il devenait possible d’en
tirer les règles pour toutes les situations spécifiques. Zincke préconise
la doctrine camérale selon l’ordre systématique de postulats et
axiomes (en partie dérivés des autres sciences, en partie élaborés à
partir de leur propre champ d’application) capables de guider une
action qui se fixe des objectifs concrets. L’activité administrative, qui
se professionnalise progressivement, consiste à faire régner la norme
objective à la place de la ressource individuelle, fruit d’une
imagination exubérante et d’un narcissisme désordonné31.
La nouvelle science n’est pas seulement un système abstrait. Elle
suggère également les directives pour la formation de l’habitus du
praticien. D’où l’appréciation des qualités essentielles de l’expert en
matière camérale, comme la sagesse (Weisheit), l’intelligence
(Klugheit), la technique (Kunst), surtout associées à la capacité
d’apprécier les circonstances. Le critère de l’expérience, qui avait été
discrédité comme instrument de connaissance est réhabilité non pas
comme expédient empirique, fruit de la sensibilité et de la mémoire
de l’individu, mais comme faculté pratique orientée par des principes
rationnels. Après avoir appris les fondements, les situations
individuelles sont capables d’étendre et de perfectionner une science,
elles lui fournissent des preuves et des explications contextuelles. De
cette manière, toute science, et donc aussi la doctrine camérale, se
compose d’éléments généraux, de situations spéciales et de cas
particuliers.
Pour confirmer cet objectif pédagogique présent dans son œuvre,
Zincke résume une importante quantité de textes sur les trois
disciplines divisées par thème. Dans cette littérature, le futur
administrateur pourra trouver les renseignements utiles à son service.
L’enseignement caméral est une science surtout formative, qui
transmet les connaissances spécifiques des trois doctrines dans le
cadre d’une « histoire pragmatique », basée sur des explications
causales qui démontrent comment l’état réel d’un pays s’est
déterminé32. Outre la transmission de règles et de connaissances, elle
exige aussi la découverte directe de la réalité à travers le voyage :
« l’homme politique doit voyager », l’étude des livres est inséparable
de l’école du monde. Le Bildungsreise n’est pas seulement une
expérience fondamentale de l’éducation littéraire, mais aussi une
qualité pour savoir gouverner. Après l’apprentissage intellectuel, ces
« Wilhelm Meister » de chancellerie doivent suivre les Wanderjahre
non pas dans l’Italie classique, pays en retard dans le domaine
industriel et commercial, mais plutôt en Angleterre, en France et en
Hollande33.
Tels sont grosso modo les contenus et les objectifs de la science
camérale. Les trois matières qui la constituent s’articulent de la
manière suivante. Primum vivere : le savoir de base est l’économie, en
tant que doctrine qui s’occupe du soutien matériel d’une population.
Mais ce que l’auteur définit à plusieurs reprises comme la « nature et
la qualité de l’approvisionnement » resterait une matière inerte sans
la mise en forme des règles et des institutions de police. La
Policeywissenschaft est une science de la législation, parce qu’elle doit
apprendre à créer les normes les plus adéquates à ce but et à
améliorer l’application de celles qui existent. En poursuivant un tel
objectif, la police rencontre quotidiennement des notions comme le
nécessaire (Nothdurft), l’aisance (Bequemlichkeit), la richesse
(Reichtum), la pauvreté (Armut), l’indigence (Dürftigkeit). La science a
pour tâche de fixer conceptuellement ces différents états de la
condition sociale, de façon à programmer l’intervention
administrative. À ce propos on voit émerger ce que Zincke définit le
plus ultra de la police, le trait original de sa logique
gouvernementale : le principe fondamental en est de poursuivre avec
opiniâtreté, sans limites, la réalisation d’une harmonie entre besoin,
commodité et richesse. La recherche de la perfection
(Vollkommenheit), qui s’atteint à travers ces trois objectifs, réalise la
innere Schönheit34, la beauté interne. Celle-ci n’est pas vraiment la
synthèse de formes et de qualités, mais un canon de perception
matérielle appliqué à l’État.
La référence à la beauté n’est pas simplement le fruit d’une
représentation esthétique, au contraire. La police est l’artisan
principal de cette beauté interne et de ses équilibres pourvu qu’elle ne
s’identifie pas à un corpus normatif accompli. La Policeywissenschaft
peut être qualifiée de science au regard des buts qu’elle se propose
d’atteindre plutôt que des résultats qu’elle obtient. Des trois matières
camérales, elle est la seule à ne jamais quantifier – contrairement à
l’économie et la finance – parce qu’elle se projette sur le devenir
historique et non pas sur un objet précis dont elle trace le bilan. La
police est purement instrumentale, elle obéit avant tout à une fin
interne et poursuit conjoncturellement des objectifs spécifiques ; en
principe, elle ne fait jamais « état », elle est constamment obligée de
se dépasser. La condition implicite de l’action policière est que
l’imperfection de la réalité dépend toujours des limites des dispositifs
gouvernementaux, corrigibles à l’infini. La machine policière ne
reproduit pas un ordre mécanique. Constamment mobile, elle se
projette virtuellement au-delà de ses propres capacités.
Si la loi du plus ultra est le témoin éloquent de l’idéologie
paternaliste et de la tendance d’un État disposé à faire « de plus en
plus », il est important de considérer de nouveau la caractéristique
technico-normative de la rationalité policière parce qu’elle fournit les
bases d’une construction politique, idéologique, philosophique.
L’inépuisable poursuite de la réalité qui caractérise l’action de la
police dément, en toute logique, l’idéal de la Vollkommenheit, de la
perfection du pouvoir absolu, qui est un topos dans la représentation
de la Prusse de Frédéric le Grand35. À vrai dire, la perfection, au sens
d’achèvement d’un processus, est une modalité de l’action,
approximative et jamais acquise : comme le rappelle Zincke, qui fut
un des intellectuels les plus organiques de la cour de Berlin, « la règle
principale consiste à acquérir un état parfait d’une manière constante
et à observer un raisonnable plus ultra36 ». Autrement, cette perfection
devient une utopie négative, plus qu’un idéal. Si la police pensait que
l’ordre est un bien objectif et définissable, un but disponible, elle
agirait contre nature et compromettrait l’idée d’amélioration illimitée
qui représente au contraire la loi profonde de sa fonction37. L’ordre
statique, tourné vers la tradition, n’est pas ce à quoi tend
rationnellement la police, qui poursuit au contraire le dépassement
continu de l’état de fait. Ce qui n’implique pas automatiquement un
facteur d’innovation ou même de progrès : il ne faut pas oublier que
les dispositifs de police sont avant tout fonctionnels et relatifs à
l’intérêt du prince, de ses recettes et de la conservation morale et
sociale. Cependant, en vertu d’une caractéristique à laquelle on ne
peut pas renoncer, l’action policière ne se cristallise jamais, sa
dynamique est indépendante des valeurs qui la guident et des
objectifs qu’elle poursuit. En bref c’est une institution qui produit
plus qu’elle ne gère, ce que Zincke fait bien comprendre lorsqu’il
montre qu’il ne croit pas trop à ce qu’il définit, et non pas par hasard,
« l’image de la perfection » et à « l’état de calme » notions très vagues
et imprégnées d’imprécision métaphysique38.
Enfin, la dernière partie de la doctrine caméraliste concerne la
science camérale au sens strict, la gestion du patrimoine qui
appartient au prince, les droits et obligations qui lui reviennent. Il
s’agit des règles et des maximes qui le guident dans l’utilisation de ses
ressources, non pas comme administrateur domestique, mais comme
chef d’État. Le caméraliste « scientifique » est celui qui explique à
l’homme politique pourquoi et comment l’intérêt du souverain est
inséparable de celui de l’État et de ses sujets : la croissance des
recettes, leur utilisation sage et prudemment munificente est la
meilleure méthode pour favoriser la convergence naturelle entre
gouvernants et gouvernés.

Un État « beau et bien nourri » : voilà ce que l’on peut lire en
filigrane dans le manuel du bon caméraliste dont la rationalité
continue, dans un certain sens, à imiter celle du père de famille et du
bon pasteur. Ces austères pédagogues universitaires, cependant, pour
insister autant sur un idéal de « trophisme » esthétique et politique,
devaient bien avoir quelque raison objective, en premier lieu le fléau
de la misère qui à cette époque touchait durement de très larges
parties de la population. Il reste de plus la physionomie d’une
réflexion ancrée dans la sphère des besoins matériels, privée de tout
élan idéal, prosaïque, qui ne pouvait certainement pas enivrer les
esprits des futurs fonctionnaires.
Le résultat de l’implication étroite entre économie et police est une
confirmation de cette attention obsessionnelle pour la subsistance
primaire, à tel point que Zincke fonde les deux notions en une seule
doctrine, la « science de la police économique39 ». L’auteur ne
propose pas de rectifier l’architecture tripartite du système, mais
plutôt une méthode de comparaison pour chaque thème selon deux
perspectives distinctes. On fait minutieusement l’inventaire des
facteurs qui produisent la richesse et développent la commodité de la
vie : les fruits naturels de la terre, l’agriculture, l’horticulture, la
culture des prés, des forêts, mais aussi les travaux d’exploitation du
territoire pour la production de bois, de minéraux, etc., la chasse,
pour finir avec l’économie urbaine, l’activité manufacturière et
commerciale. Les thèmes sont les mêmes que ceux des dictionnaires
de police français de l’époque – même si l’attention vers le monde
rural est dominante par rapport à l’industrie et au commerce40 – mais
la différence tient à la façon de les présenter : le point de vue
économique précède distinctement le point de vue policier, dans une
vision qui reste cependant conciliante, étrangère à ce conflit entre
deux rationalités de gouvernement qui éclate en France dans la
seconde moitié du siècle. Vers 1750, la science camérale incarne
totalement la pensée mercantiliste qui identifie l’intérêt du souverain
à celui de ses sujets par l’intermédiaire d’une activité économique
disciplinée au détail près. Et comme l’objet principal de l’économie
concerne les activités qui assurent la nourriture de la population et
donc son niveau de vie, il n’est même pas concevable que cette
sphère se développe en dehors de l’administration de l’État, dont elle
est la « fille naturelle ». C’est pourquoi observer un objet selon la
double perspective économique et policière ne signifie pas opposer
deux logiques et deux stratégies, mais simplement décrire une chose
où la matière correspond parfaitement à la forme, la physis au nomos.
Si l’on prend en considération, comme le remarque Zincke, le fait que
chaque village naît là où il est possible de tirer les fruits de la terre et
de les échanger, et que sans ces fruits aucune communauté ne peut
prospérer, il devient alors évident combien ce processus est redevable
à l’activité de police41. C’est de façon significative que l’on décrit le
processus intégral qui, à travers la production et l’échange des biens
culturels, culmine dans le bien-être de la communauté, comme une
chaîne, pour souligner une succession cohérente de passages guidés
par la main très visible de la police.
On comprend dès lors l’influence limitée de la nouvelle pensée
économique française sur le système politique et institutionnel. La
diffusion des idées physiocrates en Allemagne a surtout eu lieu
entre 1770 et 1780, pendant la phase descendante du mouvement.
Elle coïncide aussi avec l’expérience du margrave de Baden, Karl
Friedrich, qui, de 1768 à 1776, d’abord sous les directives de
Schlettwein puis sous celle de Dupont de Nemours en personne,
introduit les principes de liberté économique professés par la
doctrine42. En général, le caméralisme reste indifférent aux idées
nouvelles, qui ne trouvèrent un écho favorable ou critique que chez
ses représentants mineurs43, et qui passeront bientôt de mode à cause
de la concurrence « interne » de l’œuvre d’Adam Smith, mais plus
encore à cause de la résistance, toujours présente au XIXe siècle, des
visions interventionnistes traditionnelles44. La façon radicalement
différente de concevoir l’obtention du bien-être est d’ailleurs très
claire : pour la science camérale il s’agit nécessairement du résultat
d’une administration économique globale, qui embrasse l’ensemble
des activités, et aucune d’entre elles ne jouit de privilèges par rapport
aux autres. Les caméralistes ne font pas de différence qualitative entre
les ressources, contrairement aux physiocrates pour qui la richesse
dérive uniquement de l’activité agricole, tandis que l’industrie et le
commerce sont considérés comme stériles.
À partir de ces prémisses, on voit émerger le différent degré
d’exposition stratégique de la police dans les deux contextes. Au
moment où ils exaltent l’agriculture comme source de richesse, les
physiocrates doivent condamner, avec une intensité aussi forte,
l’institution qui bloque cette ressource. La cible se découpe ainsi de
manière claire et définie, selon un mécanisme causal élémentaire : on
peut atteindre la police en tant que responsable direct d’une
agriculture peu productive, et donc de l’économie qui repose
intégralement sur l’exploitation de la terre. C’est pourquoi la critique
des physiocrates possède cette force abrasive qu’on ne retrouve pas
dans la réalité allemande. Ici, la pénétration de leurs arguments
n’érafle pas la stabilité du pouvoir de police, parce que le caméralisme
offre une lecture beaucoup plus homogène du phénomène
économique, considéré comme une connexion organique entre tous
les facteurs, maintenus ensemble par l’amalgame physiologique
policier. Une réforme touchant à la fiscalité ou au commerce céréalier
pouvait être absorbée sans conséquences traumatisantes par les
pouvoirs institutionnels, en particulier par une police enracinée dans
la représentation politique et dans le système gouvernemental de
cette époque. La police des grains en Allemagne n’aurait jamais pu
représenter le même enjeu politique que la police des grains en
France, parce qu’elle n’avait pas ce rôle prééminent pour la
réalisation du bien-être général que lui attribuaient les physiocrates.
Leur doctrine, en France, réussit à développer une polémique
virulente également favorisée par l’absence d’un discours antagoniste
aussi compétent que la science camérale, capable de créer cette
cohésion entre politique et économie à l’enseigne d’une philosophie
systématique pratique de l’État (les Staatswissenschaften), absent
partout ailleurs45. La physiocratie s’insère donc dans ce vide
théorique, en rendant visible une contradiction de fond entre police
et réalité sociale, dont les rébellions dans les rues et la transgression
systématique des règlements n’étaient que les signes les plus
apparents. La doctrine camérale n’a en revanche pas permis que cette
contradiction entre mesures de police et réponse quotidienne –
commune à tous les pays de l’Ancien Régime – se déplace sur le plan
d’un débat théorique et amorce ainsi les germes d’une crise
éventuelle. En Allemagne, jusqu’à l’entrée en vigueur de l’Allgemeines
Landrecht (1794), la continuité entre politique et économie, entre
autorité et bien-être n’a jamais été radicalement mise en question,
parce que la police a représenté une sorte de prothèse spontanée et
qu’on ne pouvait pas en percevoir l’action gênante. Il suffit de penser
que même son représentant théorique le plus important, Justi,
réussira à intégrer dans le système les exigences d’autorégulation
provenant de la société, sans pourtant bouleverser le système policier
de son État46. Sans parler d’une figure comme Ch. W. Dohm, qui,
sensible aux enseignements physiocratiques, n’abandonna sûrement
pas sa vision éclectique et pragmatique de l’économie, dans laquelle
cohabitent l’organisation mercantiliste et les principes libéraux47.
C’est pourquoi, en tant que forme constitutive de l’État, la Policey
peut assimiler des réformes qui accroissent l’autonomie de la société,
tout en se maintenant comme un cadre d’intelligibilité de la
politique interne et pas seulement comme un instrument orienté vers
certains objectifs précis. Dans son système, la réalité et le symbole
restent inextricablement liés, alors que, dans la police française, dès la
moitié du siècle, la solidarité entre ces deux composantes
fondamentales du pouvoir se perd.

L’autonomie de la Policeywissenschaft
Politique économique, politique fiscale, politique administrative :
telle est la composition d’une matière académique où la police joue
un rôle ambivalent. D’une part, c’est une méthode générale de
gouvernement, un programme d’intervention totale sur la
population et le territoire à travers des règles qui traduisent des
exigences caractéristiques de l’économie et de la finance. D’autre
part, c’est une discipline positive, avec des objets normatifs
spécifiques qui concernent la vie sûre et prospère, la Sicherheit et la
Wohlfahrt, le zen et l’eu zen aristotéliciens. Forme et contenu
s’interpénètrent dans une notion dont la complexité est également
perçue dans les termes officiels de l’organisation académique du
savoir. La façon de faire et ce qu’il faut faire trouvent dans la police
une unité indistincte ; l’ubiquité vertigineuse que ce pouvoir acquiert
dans la représentation du XVIIIe siècle dérive justement de l’autonomie
de son statut politique, de la combinaison entre « architectonique »
et discipline concrète, entre pars constitutiva et pars administrativa. Ce
processus s’accentue à partir de la moitié du siècle, quand la Policey
s’émancipe du tronc commun des sciences camérales pour s’imposer
comme doctrine totale de l’administration, système général de la
raison pratique. La réflexion savante sur cet argument rejoint son
apogée dans les œuvres de J.H.G. von Justi.
Les textes de cet auteur nous intéressent particulièrement pour leur
contenu mais aussi parce que ses Grundsätze der Policey-Wissenschaft
furent partiellement – et mal – traduits en français. Les
commentateurs ont l’habitude de postuler une évolution du rôle de
la police dans sa pensée : des Grundsätze, qui renferment les leçons
tenues à Vienne dans les années 1750-1753, aux Grundfeste zu der
Macht und Glückseligkeit der Staaten composés à Berlin en 1760-1761,
la police serait passée du statut d’instrument pour la promotion
générique de la « félicité collective » à celui d’institution qui
harmonise le bien-être de chaque famille avec celui de la
communauté politique entière48. Elle aurait promu le bien-être non
plus dans l’intérêt du prince, mais pour satisfaire un droit des
citoyens. En ce sens, la police de Justi se détacherait de la tradition
caméraliste, dont l’ultime souci restait le renforcement de l’État, aussi
bien que du modèle rigidement absolu et paternaliste du fameux
juriste autrichien J. von Sonnenfels49.
Mais ce qui nous intéresse ici n’est pas tant de comprendre les
déplacements idéologiques et doctrinaux de l’auteur, de savoir s’il
interprète déjà dans un sens libéral la fonction de la police, que de
dégager les éléments qui font de sa Policey une notion si différente de
sa jumelle française. Justi fait la synthèse de l’expérience des
Staatswissenschaften dans leur ensemble ; la prééminence qu’il
attribue à la police est donc le fruit d’un examen approfondi de
toutes les différences entre les disciplines. Les Grundsätze et les
Grundfesten présentent une structure différente. Les premiers
subdivisent la matière en quatre livres, selon un critère encore
approximatif : culture externe et interne du territoire (ressources
productives et population), règles qui le rendent florissant, coutumes
des sujets, application normative des principes de la police. La
tripartition des Grundfesten est plus logique : biens mobiliers,
immobiliers, qualité morale des sujets.
Le traitement particulier des arguments est introduit par certains
axiomes généraux qui expliquent les nombreux détails sur lesquels
Justi s’étend. La distinction théorique entre politique et police
encadre déjà tout le système : la politique est le rapport de force d’un
État avec les autres ; la police est le rapport de force d’un État avec
lui-même50. La police incarne la constitution interne (innerliche
Verfassung) d’un État, et il faut comprendre ce terme comme la
composition matérielle de toutes ses parties. Dans l’optique policière,
la constitution d’un pays ne désigne pas un niveau normatif
supérieur, la Konstitution codifiée formellement sur une charte, selon
l’acception libérale du XIXe siècle. La Verfassung ne possède pas ici de
connotation juridique. Elle renvoie à l’ensemble des facteurs sociaux
et institutionnels qui forment la structure et l’histoire concrète d’une
organisation politique. Comme le précise Fischer, professeur de droit
public à Halle dans les années 1780, la science de police doit étudier
les institutions civiles et celles de l’État afin qu’elles soient conformes
à la constitution authentique de l’État51. En ce sens elle n’est pas
l’expression d’un État qui la prédétermine ; bien au contraire, elle est
son organisation fondamentale, la combinaison des possibilités qui
en permettent l’existence non pas idéale mais concrète. La
constitution est l’esprit de l’État tel qu’il est et non pas le contenu de
l’État tel qu’il doit être52. Le dictionnaire de Zedler, vers la moitié du
siècle, explique parfaitement la substance commune de la
constitution et de l’État quand il définit ce dernier « la forme de
gouvernement qui embrasse l’autorité et les sujets d’un pays53 ». La
qualité de la police consiste à réussir à embrasser – selon le sens du
verbe verfassen – tous les éléments qui font la puissance d’une unité
politique et à les diriger vers le but final de la puissance (Stärke) et de
la félicité (Glückseligkeit). L’ordre du bon gouvernement ne peut pas
être confié au bon plaisir de celui qui le gère, mais à un assemblage
méticuleux d’instruments et de circonstances. C’est à la police que
revient le droit de rendre le plus physiologique possible la rencontre
entre les finalités de chaque partie et la finalité du tout. La
métaphysique de l’unité organique ne pourrait être plus claire :
« Chaque partie du corps étatique, chaque institution, chaque
articulation relève du corps entier ; de même toutes les parties
doivent se coordonner de la manière la plus précise54. » Les règles de
la police doivent donc être constamment adaptées en fonction de la
vie de l’État, sans perdre de vue les effets sur la totalité55. Le
particulier et la totalité, le moment et la durée : grâce à son regard
unifiant, l’expert de police doit tendre à l’harmonie entre ces
contraires ; mais il n’est possible de définir la police comme la
constitution de l’État que pour autant qu’elle ne le cristallise pas dans
une unité définie. En revanche, la police doit interpréter de l’intérieur
le développement dynamique de l’État, en intégrant le particulier au
général, les faits divers dans l’histoire56.
Mais la caractéristique que Justi veut exalter est surtout l’élasticité
de la règle : la police est « situationniste », non seulement dans ses
interventions minimes au quotidien, mais aussi dans la stratégie
générale du gouvernement. Au moment où quelque chose change
dans le rapport entre chaque famille et le bien commun, les
institutions de police doivent s’adapter elles aussi aux circonstances
nouvelles. Voilà pourquoi le signe distinctif par excellence d’une
bonne police consiste dans la souplesse de sa forme, dans l’essence
« invertébrée » de son pouvoir, plus que dans l’implacabilité de ses
dispositifs. La police n’est pas une constitution rigide, une loi des
lois, mais la façon d’être et d’agir d’une organisation politique :
Aucun autre type de norme n’est susceptible de changer autant que les normes de
police : et cela n’est pas un défaut de la police, mais plutôt un signe de sa qualité, si les
changements ne sont pas provoqués par sa négligence et mauvaise évaluation. Ce serait
tout de même une erreur si elle refusait de changer ses normes dans plusieurs cas. Dès que
l’intention de la norme se réalise, alors celle-ci doit disparaître. Autrement, cela
engendrerait des effets inutiles, qui n’auraient aucun rapport avec l’ensemble, voire lui
nuiraient ; tout comme un arc, qui après le tir ne doit plus rester tendu, s’il ne veut pas
perdre sa force57.

La métaphore de l’arc, loin de déplacer la signification de la réalité


policière, en interprète la nature la plus intime. La règle de la police
n’établit pas de principes symboliques valables en permanence,
indépendamment de toute comparaison avec l’histoire ; mais de la
même façon que la corde de l’arc accompagne le geste pour le rendre
efficace, la règle de police suit de près la réalité sur laquelle elle
s’applique. Ainsi revient un thème récurrent : la capacité plastique de
la police à s’adapter à la réalité, au risque de renier ses propres
précédents normatifs, même les plus récents, si la situation concrète
montre qu’elle peut s’en passer. La loi de la police se consomme dans
les choses qu’elle règle et il n’est plus du tout nécessaire de la
maintenir en vie après qu’elle a réalisé son objectif.
Toutefois Justi sait que la vertu du législateur, même en matière de
police, réside dans la « modération » dont parle le préambule du livre
XXIX de l’Esprit des lois de Montesquieu58 : si la police a une capacité
indéfinie de régler, parce qu’elle doit réagir aux changements de la
réalité – sous peine de rompre l’équilibre parfait entre le bien-être des
familles et de l’État – alors il faut éviter que cette ouverture sur
l’histoire se transforme en une manie législative effrénée. La tendance
à accueillir la nouveauté doit quand même préserver quelques valeurs
intangibles. Une de celles-ci est la forme légale qui, comme catégorie
universelle, vaut pour tous les contenus et s’impose grâce à sa force
abstraite : la durée de la norme en devient dans ce sens une
caractéristique fondamentale. Voilà pourquoi l’exigence de la
flexibilité ne peut pas être séparée d’une certaine adresse dans
l’assimilation du changement, selon un canon général de prudence
législative :
Les sources et les principes des lois de police sont fixes et constantes, et il ne faut jamais
introduire des changements sans raisons importantes pour le bien commun. Dans de
nombreux États, on voit de plus en plus de normes de police qui sont soit révoquées, soit
tombées en désuétude. […] Même pour les règles de police c’est donc un bon signe si elles
sont longtemps efficaces et utiles59.

Le caractère normatif fluctuant est le signe de l’astuce stratégique


policière, la proportion par rapport aux choses est la preuve de sa
pondération. Une discipline redondante alimente uniquement la
confusion des règles ; une loi de police doit être éliminée quand elle
ne peut plus être efficace. Telle est la conclusion de Justi qui avait
probablement à l’esprit le problème endémique des ordres de police,
l’inobservance, qui n’était pas tant due à une incorrigible anomie
sociale qu’à une connaissance insuffisante des lois. C’est justement
parce qu’elles sont arbitraires et variables que les règles de police
exigent plus qu’aucune autre norme un système de publicité
adéquat60. S’il s’avère qu’une de ces dispositions ne s’accorde plus
avec le bien-être commun, mieux vaut l’abroger plutôt que de la
laisser tomber en désuétude, comme cela arrive en général ; on
évitera ainsi des conflits avec les nouvelles normes dont est facilitée
l’observance61. En définitive, Justi annonce une solution utilitariste :
seules doivent exister les lois indispensables pour réaliser dans le
temps la synthèse entre le bonheur des familles et le bien commun.
Quant à la rationalité intrinsèque de la norme, c’est avec une certaine
habilité que l’auteur déplace l’attention du contenu de l’action
policière, traditionnellement lié à la prescription et à l’interdiction, à
la forme de ses dispositifs, dont il souligne la souplesse plus que
l’ordre contraignant. Une opération idéologique, pensera-t-on, utile
pour affiner le mécanisme d’un pouvoir absolu qui veut être plus
pénétrant et se montrer bienveillant envers la société dont il
recherche l’approbation. Il est préférable, cependant, de mettre de
nouveau l’accent sur l’autonomie du discours « technique » sans
l’assujettir à un projet politique particulier ou à une vision
idéologique.
Ce n’est pas un hasard si deux autres caractéristiques de l’action
normative de la police sont indiquées, qui concernent toujours le
plan instrumental et ne renvoient pas à des formulations doctrinales
abstraites. D’abord, la police n’a pas à s’occuper de grandes enquêtes
et procès, qui finiraient par la distraire du contact vivant et immédiat
avec la réalité. Le contrôle de la sécurité exige des interventions
rapides et limitées, qui laissent ensuite à la justice le devoir de
l’approfondissement et de la détermination d’une vérité de procès.
Comme on l’a vu, les débats à l’Assemblée nationale durant la
révolution affrontent longuement ce thème, confirmant que lorsque
la rationalité instrumentale est en jeu, l’incidence du contexte
politique, idéologique et culturel est secondaire. Dans la « République
des lettres » transnationale, de plus, des modèles et des techniques
gouvernementaux circulent aisément parmi les savants, comme le
démontre l’influence de Montesquieu sur les arguments de Justi à
propos d’une seconde caractéristique de l’action policière : la
sanction. Selon l’auteur allemand, la police ne doit jamais prescrire
de peines lourdes. Non seulement parce que ces dernières découlent
nécessairement d’une connaissance approfondie des faits que la
police ne peut par nature se permettre, mais surtout parce que
chaque punition doit être correctement proportionnée à la violation
d’une norme. Et comme les infractions que la police juge ne sont pas
les plus graves, puisqu’elles concernent le rapport entre la conduite
des citoyens et le bien-être commun, des peines très sévères ne sont
pas nécessaires : « Les juges criminels punissent ; la police, par contre,
se sert d’admonestations et de corrections paternelles62. » La
répression policière ne saurait être dure, car, par hypothèse, chaque
transgression est aussi le fruit d’une vigilance et d’une prévention
insuffisantes de la part des autorités.

Police et Policey : deux modèles qui se confrontent


L’Esprit des lois est une référence constante pour Justi63, qui
cependant, précisément sur le thème de police, traité par
Montesquieu dans des passages éclairants mais fugaces, entend
souligner la diversité de sa conception. Il est évident que police et
Policey, vers la moitié du XVIIIe siècle, n’expriment pas la même chose,
comme on peut s’en apercevoir à partir des définitions du Lexicon de
Zedler et de l’Encyclopédie. D’après celle-ci, la police est simplement
« l’art de procurer aux habitants d’une ville une vie commode et
tranquille », alors que le répertoire allemand souligne le lien entre la
« prospérité d’un État » et la « tranquillité et paix » des sujets64. Une
plus stricte acception française s’oppose à l’extension sémantique
allemande. Pour Justi en effet il y a trois façons d’interpréter le
concept : 1) au sens large, « police » indique « les lois et institutions
d’un État qui ont le but d’augmenter les biens et la puissance
interne ». C’est la Landespolicey qui dirige l’économie générale du
pays ; 2) au sens strict, « police » correspond aux « lois et règlements
employés par le gouvernement pour assurer l’ordre et la discipline de
la vie civile ainsi qu’un niveau élevé de subsistance et la cohésion
d’intérêts entre chaque famille et la communauté tout entière ». C’est
la police au sens propre, qui n’a pas besoin d’autres compléments ; 3)
dans une acception encore plus étroite, le mot indique « la propreté,
le décor et l’ordre de la ville, la surveillance sur les métiers, les vivres,
les poids et mesures, la prévention des accidents65 ». C’est la police
citadine, la seule à être prise en considération par Montesquieu et les
autres spécialistes français dont le majeur réalisme n’arrive pas à
concevoir la police comme forme généralisée de pouvoir.
À partir de ces rapides parallèles franco-allemands, apparaît une
diversité de modèles nationaux, qui s’exprime avec une grande clarté
précisément dans le compte rendu anonyme de la traduction
française des Grundsätze de Justi, apparue sur les Éphémérides du
citoyen en 1769. Avant tout, il faut rappeler que pour les caméralistes
allemands la littérature française sur le sujet est une référence claire
mais circonscrite. Parmi les textes cités par Zincke dans sa Bibliothek,
par exemple, dans la partie générale sur la police figure le Testament
politique de Richelieu, considéré même « le livre majeur66 ». On voit
paraître aussi le Traité de Delamare, ouvrage pour lequel l’auteur
nourrit une grande admiration – « un ouvrage de valeur » – parce
qu’il instruit sur l’histoire et le fonctionnement même des
institutions de police, et en particulier sur le lieutenant d’Argenson67.
En exaltant ces aspects du répertoire de Delamare, Zincke, sans s’en
rendre compte, en révèle la limite. Une limite qui en revanche avait
été dénoncée par Justi, qui revendique la supériorité de ses Grundsätze
sur les littératures anglaise et française, lesquelles sont dépourvues de
cette construction doctrinale cohérente et ordonnée que la matière
de police exige68. Il ne manque pas cependant de textes qui ont
approfondi l’argument, comme l’incontournable Traité de Delamare,
où il trouve certes beaucoup d’éléments utiles et excellents, mais
aucune trace de connexion systématique fondée sur la « nature de
l’objet69 ». C’est-à-dire : la synthèse que le commissaire parisien n’a
pas été capable d’effectuer revient à la capacité conceptuelle des
Allemands.
Cette dernière observation n’est finalement pas si originale, parce
que dans le tome IV de la compilation du commissaire parisien, Le
Cler du Brillet énonce déjà en des termes comparables la méthode de
l’œuvre : empirique et inductive, contrairement à la méthode
axiomatique et déductive des Allemands : « Il est impossible de bien
entendre les Lois qui ont été faites pour perfectionner & pour
maintenir cette Police, si l’on ignore les circonstances qui leur ont
donné lieu ; les temps où elles ont été rendues publiques & les
changements qui sont survenus : la méthode la plus simple nous
conduit à cette connaissance utile ; c’est l’histoire, prouvée par les
ordonnances ; & les ordonnances expliquées par l’histoire70. » Justi
lui aussi, comme nous le savons, attribue un poids important à
l’histoire, à la situation présente de l’État, et donc à la pluralité des
circonstances. Mais cette attention empirique n’atténue en rien sa
méthode, parce qu’un rapport de verticalité entre les principes
généraux et les manifestations historiques n’en est pas moins
rigoureusement maintenu. En conflit avec le scepticisme des
« empiriques », sa « science pratique » peut être qualifiée ainsi parce
qu’elle ne capitule pas devant le caractère hétéroclite des cas. Certes,
Montesquieu a appris à prendre en considération la constitution de
l’État ainsi que la condition du peuple et la qualité du pays, autant de
facteurs qui minent toute construction théorique unitaire. Il ne faut
pas pourtant imputer à la réalité des choses les limites de celui qui est
incapable de reconduire la multiplicité des événements à l’unité
générale du concept71. Pour Justi, la science de police ne peut pas se
réduire au rang d’une analyse descriptive, au contraire de ce qui est
préconisé dans le Traité de Delamare. Autant ce dernier accueille
l’objet de police dans sa valeur autonome, en l’encadrant
uniquement à l’intérieur d’un classement par matières, autant la
Policeywissenschaft l’inscrit dans un ordre spéculatif et systématique.
La science de police allemande est aussi bien un faisceau de moyens
pratiques pour réaliser le bien-être de la communauté, qu’un
ensemble de préceptes doctrinaux qui définissent une véritable
science de l’État. En revanche, la littérature française ne projette pas
la police au-delà de sa dimension événementielle ; elle s’arrête au
déploiement érudit de son histoire, dans laquelle on doit « puiser les
règles de prudence et de conduite pour l’avenir72 ». Alors qu’en Prusse
et en Autriche on dessine un modèle d’administration d’État sur la
base de principes techniques intrinsèques à l’objet policier, les
répertoires français gardent une allure pour ainsi dire rétrospective,
soucieuse de montrer que la police est avant tout un fait historique et
un exemple pédagogique. Le discours français se limite à être la
mémoire de l’ethos d’un peuple, qui retrouve son esprit
communautaire dans les lois de police. Pour s’affirmer comme savoir,
la police n’a d’autre moyen que de raconter sa longue histoire : elle se
légitime à travers la glorieuse évocation de sa rencontre quotidienne
avec les besoins des hommes. Le style de son discours est narratif ; il
évite tout élan normatif et tout projet : c’est un langage qui
« enregistre » le passé et le présent de la vie des hommes, alors qu’il
préconise beaucoup moins des critères de conduite administrative. Le
discours juridique sur la police se limite ainsi à constater le contenu
des normes et ne s’efforce pas de prescrire des modèles alternatifs73.
D’où un savoir qui relève davantage de la connaissance de la société
que de la politique ; les concepts produits par la police « à la
française » ne s’affranchissent pas vraiment des faits sociaux.
Mais la circonstance où la comparaison entre police et Policey
devient directe et pressante est le compte rendu anonyme de la
traduction française des Grundsätze de Justi (Éléments généraux de
police74), paru dans les Éphémérides du citoyen en 1769. L’auteur de la
traduction est un collaborateur de l’Encyclopédie, Eidous, qui même
en cette circonstance ne dément pas sa réputation de mauvais
traducteur. Cela montre, par ailleurs, la connaissance très
approximative qu’on possédait à l’époque de ces théoriciens, dès lors
que leurs ouvrages n’étaient plus rédigés en latin. La médiocre qualité
de la version française n’échappe pas au critique, probablement
Dupont de Nemours lui-même, version à laquelle il impute, en
définitive, les nombreuses obscurités du texte75. Mais il s’agit là d’une
trouvaille rhétorique, qui sert à sortir d’embarras un commentateur
qui, en réalité, n’avait pas épargné les jugements assez cinglants sur le
contenu même de l’ouvrage de Justi. La première critique concerne la
signification trop large que l’auteur attribue au terme police et
propose de nouveau l’écart d’interprétation déjà évident chez
Montesquieu. Comme Justi part du lien entre police et ville,
on croirait qu’il en va conclure que la Police consiste principalement dans
l’Administration intérieure des Villes, […] et que le nom Police ne peut s’appliquer, dans la
plus grande extension, qu’aux soins de propreté, de commodité et de sûreté, de même
genre de ce qu’exige l’intérieur des Villes, appliqué à tout le territoire de l’État. Mais, loin
de se borner à un cercle ainsi étroit, « la Science de la Police – dit-il au § 7 – consiste à
régler toute chose relativement à l’état présent de la Société, à l’affermir, à l’améliorer & à
faire en sorte que tout concoure au bonheur des membres qui la composent ». Cette
définition nous paraît bien vague et terriblement étendue. Elle embrasse l’Administration
totale de la Société, & certainement cependant la Police n’est qu’une branche de cette
Administration76.

Pour les Français le concept est enraciné dans la dimension urbaine


et il s’étend à l’État par analogie ; il ne se développe donc pas de
façon inhérente à ce dernier, à la manière d’une constitution
dynamique inséparable de sa forme politique concrète. La notion a
une valeur administrative plus que théorico-politique. Pour Justi c’est
bien l’inverse, parce que la Policey incarne l’État au travail, dans sa
puissance créative. Il est clair pour le critique qu’entre police et
administration le rapport est de la partie au tout : le dédoublement
des deux concepts apparaît acquis. Cette différenciation, au contraire,
est étrangère au système de pensée des théoriciens de l’État
allemands, qui ne l’adopteront qu’à partir de la moitié du XIXe siècle
avec Lorenz von Stein77.
Le compte rendu va ensuite au cœur des arguments. Il conteste
avant tout la primauté que Justi donne aux villes par rapport aux
campagnes, dont la culture, selon l’auteur allemand, serait inutile
sans les implantations urbaines. La critique est bien connue, et elle
n’implique pas un conflit national, mais seulement théorique : la
productivité rurale contre la stérilité du « pavé des villes » est un
topos de la rhétorique physiocratique78. Police et ville sont deux
entités conceptuelles inséparables et on comprend, observe l’auteur,
que Justi pense en « citoyen », parce que c’est dans l’espace urbain
que la police est historiquement enracinée. Toutefois, « la culture
peut nourrir et nourrir nécessairement dans les champs un nombre
infini de familles innocentes, actives, vertueuses, paisibles, et qui
jouiront du plus haut degré de félicité auquel l’espèce humaine puisse
atteindre, s’il n’y avait pas dans les Villes des hommes à préjugés, qui
s’imaginent d’avoir le droit, et qui malheureusement ont quelquefois
le pouvoir de réglementer leurs frères79 ». La polémique reprend les
arguments libéraux typiques contre un contrôle rigide de la vie
sociale : il est impensable que la police règle le divertissement de la
population et prenne soin de l’entretien et de l’embellissement des
villes ; sa prétention à promulguer des mesures qui interdisent les
suicides est grotesque. Le point de conflit porte surtout sur le contrôle
du prix des denrées, considéré « une injustice manifeste ».
Vers la fin du compte rendu, la comparaison entre les deux
modèles de police revient, lorsque l’auteur déclare explicitement son
désaccord avec la méthode des savants allemands. La première
attaque est portée sur le point fort traditionnel de leurs traités, la
rigueur logico-systématique :
Quand un Auteur, qui écrit sur la Police, ou sur l’Administration, a une fois oublié de
prendre pour règle les Lois de la justice par essence, le respect religieux qui est dû à la
propriété, et la nécessité de multiplier les productions, à la consommation desquelles
l’existence et le bonheur du genre humain sont attachés, et qu’ainsi dénué de principes il
se laisse entraîner à toutes les apparences d’utilités particulières qui peuvent les séduire
successivement, il est impossible qu’il ne tombe pas quelquefois dans de grandes
contradictions. C’est ce qui est arrivé à M. de Justi80.

Justi affirme d’abord la nécessité d’attirer les étrangers grâce à des


facilités refusées aux citoyens ; il veut interdire d’autre part que ces
mêmes étrangers introduisent dans le pays des types de marchandises
déjà existantes. En voulant rentrer dans les détails on finit par égarer
les principes et par tomber dans des contradictions évidentes : c’est le
cas, encore, de la religion, considérée comme une affaire privée de
conscience, mais qui n’en doit pas moins solliciter la vigilance
minutieuse du prince.
L’autre critique se concentre justement sur l’esprit géométrique
comme méthode d’analyse et sur ses prétentions à caractère
scientifique. Le jugement est cinglant :
L’Auteur y a suivi la méthode qu’on appelle scientifique, qui est très familière aux
Écrivains Allemands. Cette méthode consiste à poser une infinité de paragraphes, qui sont,
ou sont censés être des propositions évidentes, ou évidemment dérivées les unes des
autres ; de sorte que lorsqu’on présente successivement chaque conséquence, on en est
quitte pour renvoyer aux paragraphes qui en renferment les prémisses. Rien ne convient
mieux sans doute aux Géomètres que cette manière d’écrire, parce qu’en effet les vérités
géométriques sont incontestables, et s’appuient solidement l’une sur les autres. Elle ne
pourrait en Morale et en Politique être employée avec succès, que par un fort petit nombre
d’Auteurs très instruits et par conséquent très clairs, lesquels sauraient effectivement
présenter les vérités qui servent de base à ces deux Sciences importantes, avec la même
évidence qui accompagne les vérités géométriques bien exposées. Mais quand les divers
paragraphes qu’on entasse ne renferment que des assertions, ou fausses, ou
contradictoires, ou inintelligibles, comme cela est arrivé à beaucoup d’Écrivains qui ont
abusé de cette forme, dont ils ne pouvaient pas user, il ne reste rien de scientifique à cette
manière de couper son discours, et l’on n’y trouve plus qu’un grand étalage de prétentions
ennuyeusement monotones. On nous ferait une extrême injustice, si l’on croyait que ce
que nous disons ici soit pour décrire les lumières et le génie des Allemands. Il n’est aucune
Nation qui soit plus capable d’avoir des succès éclatants dans la Science de l’économie
politique. […] Mais cette Nation sensible, sage et studieuse, n’a pas encore tourné ses vues
principales du côté des matières économiques. […] Les éloges et les honneurs que
l’Allemagne a répandu à pleins mains sur MM. de Pufendorf et de Wolff, dont les
Ouvrages, si volumineux et si pesants, sont encore si incomplets, pour ne rien dire de
plus ; les Thèses sur le droit naturel, que soutiennent avec tant de gloire leurs Altesses
Impériales les Archiducs, et dont les propositions nombreuses & multipliées prouvent
qu’on n’a pas encore saisi la simplicité des principes véritables, et des conséquences
nécessaires de cette Science sublime ; font voir cependant que la Nation Allemande en
conçoit toute l’importance, et montrent combien elle est disposée à accueillir et à favoriser
les Auteurs qui traiteront plus brièvement, plus clairement, plus philosophiquement, plus
justement, et d’une manière plus applicable à la pratique, des vérités Morales et Politiques
qui doivent assurer le bonheur des humains81.

Quand il parle de « Science de l’économie politique » où


l’Allemagne excelle, le compte rendu fait allusion aux doctrines
camérales, à la vision organique du bien-être social qu’elles
interprètent. Au contraire, dans les « matières économiques », les
Allemands n’ont pas encore développé une réflexion sur cet objet,
qu’on doit traiter selon ses propres lois, qui ne dérivent pas de l’ordre
supérieur de l’État. Au positivisme intégral de la Policeywissenschaft,
pour laquelle chaque détail fait le bonheur du tout, on oppose une
méthode fondée sur un petit nombre de règles générales mais
suffisantes. D’une part, on voit s’affirmer la cohérence absolue entre
analyse et synthèse propre à l’esprit systématique, d’autre part la
confiance dans l’accord naturel entre principes et expérience propre à
l’esprit pratique.
La personne vivante
Malgré d’inévitables incongruités, l’œuvre de Justi réussit à définir
les enjeux décisifs qui concernent non seulement la capacité
gouvernementale de la police, mais aussi son rapport avec les statuts
des sujets d’un côté, et avec la justice de l’autre. Les Grundfeste
touchent ici deux points cruciaux, qui constituent l’originalité de
l’institution et, en un certain sens, révèlent son impulsion
modernisatrice.
Avant tout, les normes de police sont pour la plupart insensibles
aux différences sociales. Elles s’adressent à l’unité neutre de la
population parce que n’importe qui peut être jugé par les tribunaux
concernés. Aucun privilège juridictionnel n’est valable pour telle
classe plutôt que pour telle autre lorsqu’il s’agit des affaires de police.
À une époque de pluralisme juridictionnel, le pouvoir de police
homogénéise la société et met en route un processus qui culminera
dans l’unification du sujet de droit de la fin du siècle. Naturellement,
ce résultat extrême ne vient pas du discours de Justi, qui cependant
met en relief ce facteur d’égalité sans la moindre allusion populiste.
Son raisonnement part d’une considération pratique pour arriver à
un principe général, pour démontrer que même la méthode
axiomatique doit parfois se plier à la force inductive des procédures
concrètes. Pourquoi les infractions de police ne sont-elles pas à portée
du juge ordinaire ? Parce qu’elles peuvent être décidées sur la base
d’une connaissance spéciale des fondements de police ou des
problèmes techniques tels ceux des arts et métiers ou de
l’approvisionnement en vivres, autant de connaissances que les
tribunaux de justice possèdent rarement82. La culture particulière du
magistrat de police, qui semble constituer un autre élément
d’exception dans le panorama déjà composite des juridictions, est au
contraire une condition nécessaire pour que chaque personne puisse
être soumise d’une façon indistincte à son jugement. Un jugement
spécial qui, grâce à la nature des objets dont il est expert, doit
inévitablement exécuter sa fonction erga omnes. Chaque individu
« vivant », sans aucune autre connotation juridique, politique,
sociale, statutaire, etc., rentre dans les compétences du tribunal de
police. Justi, sans aucun ton démagogique, énonce cette vérité
fondamentale, dérivée de la pratique plus que d’une philosophie,
d’une idéologie politique ou d’une quelconque vision du monde :
La juridiction de police s’étend à toutes les personnes vivantes (lebende Personen) dans
une ville, quel que soit leur état, dignité et fonction. La nature et le but de la police sont de
procurer et de garantir au mieux pour chaque habitant ordre, discipline, propreté, sécurité,
protection contre les incendies, prix raisonnables des vivres ; c’est pourquoi son attention
doit concerner tout le monde. Autrement ses mesures trouveraient des milliers d’obstacles
qui voueraient sa mission à l’échec. Il est de la nature de la police de traiter toutes les
personnes sans différence de juridiction83.

Comme cela avait déjà eu lieu à certaines phases cruciales de


l’histoire française – à la fin des guerres de religion et durant la
Révolution même – la vertu pacificatrice de la police consiste à
neutraliser les différences de la vie « civilement » qualifiée pour
s’appuyer sur l’élément minimal de la vie biologique elle-même, de la
lebende Person, comme Justi l’appelle, ce qui n’est pas un hasard et
vient illustrer la pertinence du concept de « vie nue » proposé par G.
Agamben84. Bien que l’édit instituant le lieutenant parisien
de 1667 affirme que la tâche de la police est de « faire vivre chacun
selon sa condition et son devoir », et bien que le pouvoir de ce
magistrat soit solidaire des systèmes particuliers comme celui des
corporations, la logique profonde de la police tend à homologuer selon le
critère de l’unité du « vivant » plutôt qu’à diversifier selon les particularités
de l’existence « civile ». L’idée de bien-être promu par la police est
« général », non seulement en termes quantitatifs, parce qu’il
concerne tout le monde, mais surtout en termes ontologiques, parce
que c’est le bien de tous et de chacun, de l’homme comme entité
générique exempt de tout autre attribut. « Les lois de police – dira
l’article 3 du Code Napoléon – obligent tous ceux qui habitent le
territoire » : le fait de se trouver là, sur un sol, est la condition
suffisante pour constituer une homogénéité juridique. Grâce à cette
indifférence de principe aux hiérarchisations sociales, les dispositifs
policiers remplissent une tâche paradoxale : ils favorisent autant
l’égalitarisme de la « Déclaration universelle » de 1789 que la bio-
politique de la population85. Il serait évidemment naïf de penser que
dans la pratique il n’existe aucun traitement particulier et que chaque
membre de la société n’est pas considéré de façon distincte. Les
influences, les complicités, les corruptions et les clientèles étaient
largement en vigueur à l’intérieur d’une magistrature qui, comme
celle des tribunaux de police, était liée à un territoire et à ses
habitants ; et il est assez facile d’imaginer quelle force
« contractuelle » les classes les plus aisées réussissaient à exercer
lorsqu’on les jugeait, contournant ainsi l’interdiction de lettre de
committimus qui était en vigueur en matière de police. D’ailleurs, le
caractère plus négociable que véritablement autoritaire des ordres de
police a été illustré par l’histoire sociale de manière convaincante86.
Toutefois, la question n’est pas là. Dans une situation générale de
particularité judiciaire qui dispense des franchises aux nobles, en
créant des cours sur mesure, il est important que le discours
théorique impose l’exigence juridique de parité sociale face au
magistrat de police. Bien qu’il ait été pondéré de façon empirique, à
la lumière du caractère propre des choses de police, le principe
d’égalité en cette matière commence à être normal de la même façon
que celui de disparité et de juridiction spéciale continue au contraire
à être de règle dans la justice civile et criminelle. Conclure que le droit
d’égalité face à la loi est une conquête à laquelle le pouvoir de police a
fourni une contribution décisive constituerait certes une provocation
extravagante. Mais l’histoire d’un idéal est souvent liée aux événements qui
lui sont les plus extérieurs, ou qui représentent sa négation. raison pour
laquelle il faut éviter les lectures consolatrices et romantiques,
enclines à célébrer la force réformatrice de la société, alors qu’une
approche fonctionnaliste démystifie cette représentation unilatérale
et fait surtout comprendre que les conditions requises pour qu’un
droit soit déclaré sont loin d’être naturelles et évidentes.
L’autre élément important qui ressort du discours de Justi est la
différence des tâches d’investigation par rapport à celles de la justice.
Le thème est au centre des débats parlementaires durant la
Révolution française, mais Justi l’affronte à sa façon, c’est-à-dire dans
une perspective résolument pragmatique. C’est à cause d’une
surcharge de travail, et non pas pour une raison de justice, que les
tribunaux de police ne peuvent pas juger tous les délits découverts
durant l’activité de vigilance habituelle. Ils finiraient par être étouffés
par un trop grand nombre de procès. Donc, après avoir mené les
enquêtes et vérifié que le fait en question est de nature criminelle, le
tribunal de police doit transmettre le procès-verbal d’enquête au juge
pénal compétent. En effet, les mesures judiciaires de police dépassent
difficilement les peines pécuniaires et les réclusions brèves, quand
elles ne consistent pas dans l’internement dans des maisons de
correction, dans le pilori ou dans le conseil de quitter le pays adressé
aux indésirables87. Il s’agit de punitions mineures, décidées au terme
d’un rite sommaire, bref et informel, plus attentif aux exigences de
sécurité et de gouvernement qu’aux garanties de l’accusé. En effet
l’objectif est d’achever rapidement l’enquête et le contentieux sans
trop avoir les « mains liées », comme le dit expressément Justi88.
L’appel serait en ce sens un obstacle injustifiable à la performance de
l’institution, qui évalue les cas individuels uniquement pour rétablir
l’ordre général. L’intervention policière est de type correctif plutôt
qu’elle ne vise à la sanction, elle s’occupe des épisodes singuliers mais
songe à la condition générale de la communauté. Tel est le vrai bien
juridique cher à la police : dans son optique, les situations des
particuliers, plus que des « cas » judiciaires, sont des « incidents » de
gouvernement. Du moment qu’elle évalue une transgression, la
police juge indirectement elle-même.

Le droit de police
Au cours du XVIIIe siècle, l’élaboration juridique de la Policey se
perfectionne avec la naissance d’un ensemble de droits et
d’obligations liés à l’activité policière. Il s’agit, comme le dira Berg, du
« droit du gouvernement au sens le plus strict89 ». C’est un
phénomène lui aussi original, qui ne trouve pas d’équivalent en
France, à moins de reconnaître aux purs recueils normatifs
postérieurs à Delamare la valeur systématique de droit qui y est
objectivement absente. Les répertoires de Duchesne, de La Poix de
Fréminville, de Des Essarts, servent à la consultation pratique, aux
administrateurs municipaux, mais ne prétendent pas fonder une
nouvelle branche du droit. À vrai dire, ils ne se posent même pas le
problème, parce que toutes ces règles apparaissent à ces compilateurs
comme dotées de validité et de bon sens par nature, simplement
parce qu’elles se perpétuent et se renouvellent dans une longue
tradition historique. Ce sont des critères de conduite et
d’organisation qui se rattachent spontanément à l’existence des
hommes et des communautés. Ils valent parce qu’ils existent,
indépendamment de toute autre considération. Dans la police, en
effet, il y a un tel rapport de continuité entre règle et vie que le
problème d’un droit de police, c’est-à-dire d’un système déontique
distinct d’un pur ordre objectif, apparaît comme anodin.
Le problème pouvait être soulevé uniquement dans un milieu qui,
après la pratique législative, avait développé une réflexion doctrinaire
adéquate. Il faut d’abord souligner la croissance du nombre des
matières de police, un phénomène qui, à la fin du XVIIIe siècle,
détermine la naissance des organes de justice administrative
correspondants. Ceux-ci retirent des compétences aux tribunaux
ordinaires dans tous les cas où il s’agit de juger la position et les
prestations des fonctionnaires, là où précisément l’intérêt public est
en jeu. Inversement, là où sont violés les droits des particuliers, les
juridictions ordinaires restent compétentes90. À côté de ces
transformations dictées par des nécessités pratiques, le travail des
caméralistes avait profondément préparé le terrain, en facilitant
l’insertion de la police dans le système du droit public. Cette
insertion était de plus le fruit d’une distinction préliminaire –
signalée rapidement et presque par hasard par Delamare lui-même :
« cette portion importante de notre droit public consiste beaucoup
plus en Gouvernement qu’en Juridiction contentieuse91 » – entre
police et justice. Mais ce qui, pour le commissaire parisien, est une
constatation accidentelle devient chez les Allemands matière à
dissertation universitaire. Plusieurs auteurs s’entretiennent sur la
différence entre Iustitia ou Iurisprudentia et Politia92, mais c’est Darjes
qui fournit l’explication la plus claire. Les deux notions se
distinguent par cinq points : 1) la justice poursuit le principe
classique de droit naturel : « ne pas porter atteinte à autrui, rendre à
chacun son dû », et doit garantir que ce fondement de la société ne
disparaîtra jamais. Son action est donc préservatrice. La police, au
contraire, ne se limite pas à conserver les biens de l’État, elle vise à les
augmenter ; son objectif n’est pas seulement le respect de la justice
naturelle, mais aussi la promotion d’autres vertus. Son action est
donc constitutive. 2) Pour réaliser le principe de justice il suffit de
disposer de moyens coercitifs, alors que pour réaliser celui de police
on a besoin d’autres instruments : comment peut-on, en effet,
accroître le nombre de la population, en encourager l’activité,
déterminer l’abondance des marchandises et des produits
manufacturés, garantir un niveau élevé de subsistance avec des
mesures exclusivement contraignantes ? 3) Les punitions prescrites
pendant les procès exigent une « action », une conduite positive, les
peines qui sont appropriées à la police impliquent une « non-
action », une conduite d’omission. 4) Il existe des actions que les lois
conseillent pour réaliser la justice et qui au contraire, du point de vue
des objectifs de la police, n’apparaissent pas toujours comme
prudentes. C’est la distinction classique entre principes et buts sur
laquelle la littérature de la raison d’État de la première moitié du XVIIe
siècle s’est longuement arrêtée : administrer est une vertu de prince
plus que de législateur. 5) Les lois qui poursuivent la justice doivent
toujours déclarer les raisons pour lesquelles elles sont promulguées ;
celles de police, au contraire, dont dépend le bonheur de l’État,
doivent rester préférablement dans la dimension de l’arcane, vu qu’il
n’y a aucune nécessité de dévoiler les secrets de la force93. Darjes
dédie au thème du secret de police des passages intéressants même
dans Erste Gründe der Cameral-Wissenschaften, où un principe de
parcimonie législative s’établit : dans les affaires de police il vaut
toujours mieux réduire au minimum l’utilisation des lois, l’activité
informelle doit constituer la règle. Police et justice, de plus, utilisent
des méthodes distinctes pour obtenir l’obéissance aux lois : celles de
police doivent montrer l’avantage qu’on obtient en les suivant, celles
de justice, au contraire, puisent leur force dans la menace de la peine
qu’on encourt en les violant94.
À la suite de ces différences préliminaires entre justice et police, la
fonction du droit de police devient matière à réflexion scientifique :
« La police emploie les remèdes qui préparent les citoyens à s’adapter
aux freins de la loi, réprime les atteintes arbitraires, déjoue les
fraudes, mitige la sévérité du droit, incite à la vertu. La police fournit
donc à la loi civile les bases et les outils pédagogiques qui en assurent
l’autorité95. » C’est ainsi que se définit un ordre entre les domaines du
droit, qui ne se fonde pourtant pas sur des différences qualitatives – le
droit authentique et original situé à un niveau hiérarchiquement plus
élevé ; le droit hybride et succédané aux marches inférieures – mais
seulement sur un critère pragmatique et fonctionnel. La
caractéristique juridique propre aux dispositifs de police consiste dans
la capacité de moduler l’application des lois ; non seulement ils
comblent ce qui échappe à la règle, en la positionnant du général au
particulier, mais créent aussi le cadre disciplinaire indispensable à
l’existence effective d’un système juridique dans son ensemble. D’où
leur utilité préliminaire : préparer les hommes à la nécessité du droit.
Il en ressort aussi leur valeur exemplaire et éducative : les instruire à
une conduite droite, ainsi que leur rôle subsidiaire : là où la volonté
du souverain échoue, la mesure de police doit prendre le relais.
Chez Pütter, le plus important professeur de droit public allemand
du XVIIIe siècle, nous trouvons clairement défini le passage d’une
théorie de la norme à une théorie du droit. Ses Elementa iuris publici
germanici (1754) situent entre les droits de la majesté le droit
d’inspection supérieur et de police, et assignent à la règle de police la
tâche principale de promouvoir la felicitas civitatis96. Dans les
Institutiones iuris publici germanici (1770), la police n’est plus associée
au droit d’inspection, mais avec la puissance juridictionnelle et
criminelle elle fait partie des droits de l’empereur et du prince sur les
choses essentielles ; parmi lesquelles cependant ne figure pas la
promotion du bien-être, mais la prévention de tous les
empêchements à la sécurité et au bien-être internes, c’est-à-dire du
danger97. Le droit de police se concrétise dans des mesures négatives
de protection plutôt que dans des actes positifs d’organisation. La
« sécurité » prévaut sur la « providence », de la même façon que la
stratégie de la « prévention » tend à remplacer celle de la
« promotion », selon le modèle bien connu de l’État « gardien
nocturne » qui sera mis au point à la fin du siècle et dont Wilhelm
von Humboldt sera le premier à parler98.
Cette transformation graduelle du rôle de la police aux yeux des
juristes est perceptible également dans le document législatif le plus
important de la fin du siècle, le code général prussien, l’Allgemeines
Landrecht für preussischen Staaten (ALR) de 1794. Grâce à ce dernier, la
police entre définitivement dans le domaine du droit, sans le fardeau
traditionnel de la félicité, vouée essentiellement à la gestion du
danger. Avec ce texte prussien, c’est l’ouvrage monumental de Berg,
au début du siècle, qui embrasse le droit de police selon de nouveaux
principes posés par Pütter et reçus par l’ALR. Toutefois, les nettes
dichotomies théoriques peuvent sembler suggestives, mais elles ne
correspondent pas forcément à une institution qui, compte tenu de
son histoire, aurait difficilement changé de nature par décret.
D’ailleurs, la science de police n’est même pas disposée à incorporer
les idées libérales de Kant99 sans en avoir soupesé complètement les
conséquences. Voilà pourquoi à la fin du XVIIIe siècle les innovations
législatives et les réflexions doctrinaires ne produisent pas ces
fractures qui arrangent si bien l’histoire des idées. De ces épisodes
pourtant significatifs ne se dégage pas brusquement le visage
« moderne » de la police, mais une problématisation lente en ressort,
controversée, et où les pétitions de principe sont fatalement étouffées
par une pratique gouvernementale qui, à de nombreux égards,
continue à s’identifier aux dispositifs traditionnels. Cette longue
phase de passage laisse ses traces avant tout dans l’ALR, dont l’esprit
libéral ne trouvera une application effective que dans les
années 1880, après que la science administrative avait graduellement
décanté l’antique hypothèque eudémoniste.
L’énoncé de l’alinéa 10, partie II, titre 17 de l’ALR est d’une
extrême clarté lorsqu’il définit les devoirs « de protection » de la
police. Le code exclut en fait formellement l’institution du soin du
bien-être de la population et s’en tient à la tâche de vigilance sur la
tranquillité publique : « L’office de la police consiste à employer tous
les dispositifs nécessaires au maintien de la tranquillité publique, de
la sécurité et de l’ordre ainsi qu’à la prévention du danger imminent
pour l’ensemble des citoyens (Publikum) comme pour l’individu100. »
Le partage entre les deux fonctions « négative » et « positive » en
termes de principes généraux est fixé au titre 13, qui, à propos des
droits et des devoirs de l’État, considère le maintien de la tranquillité
et de la sûreté d’un côté (§ 2) et, de l’autre, le soin (Sorge) de procurer
aux habitants les moyens et les opportunités de développer leur force
et capacité à atteindre le bien-être (Wohlstand101) (§ 3). Et pourtant,
une ordonnance de 1808 sur les autorités provinciales survient pour
démentir le sens strict, non équivoque, du titre 17 : ses instructions
pour le gouvernement déclarent expressément qu’en matière de
police les diverses administrations ne doivent pas se limiter à la
prévention du danger, mais doivent s’occuper aussi de la « promotion
du bien-être général102 ». On comprend aussitôt combien il est ardu
d’extirper une vision étendue et détaillée de la police de la pratique
des bureaucraties. Par ailleurs, l’ALR ne fournit aucune définition
générale de la police, mais une explication contextuelle de ses
fonctions en rapport à l’activité des particuliers pour lesquels est
conçu le code103. Dans le texte prussien, la police est une institution
qui se confond dans les différentes situations juridiques, et affiche
intégralement sa vocation instrumentale. C’est uniquement dans
cette perspective que son rôle apparaît comme limité, sans que cela
préjuge en rien de la portée bien plus vaste qu’on peut lui reconnaître
par ailleurs. En effet, à partir d’une reconstruction systématique de
plusieurs cas où l’action de police est sollicitée, un pouvoir ressort,
qui ne renonce pas du tout à sa vocation paternaliste, et survit avec
ces caractéristiques anciennes pendant une bonne partie du XIXe
siècle. Les trois mots clés « tranquillité », « sécurité », « ordre »
laissaient en définitive à la police une considérable marge
d’intervention à la fois répressive et préventive, de sorte qu’avec le
processus d’urbanisation et d’industrialisation la poursuite du bien-
être des hommes continuait à être confiée à l’autorité qui l’avait gérée
depuis toujours104.
Sécurité (Sicherheit) et bien-être (Wohlfahrt) sont donc les deux
grands axes conceptuels à l’intérieur desquels se définit la police
allemande de la fin du XVIIIe siècle. Le code prussien offre le terrain à
une mise à jour interprétative continue des rapports entre police,
Publikum et particuliers. Le Publikum, par ailleurs, ne possède aucune
valeur sociale et politique, il n’incarne pas l’autonomie d’une société
distincte de l’État et des individus. La notion est encore
essentiellement quantitative, une pure expression numérique des
différentes unités de la population105. De plus, il faut souligner l’écart
entre les positions de la science juridique, déjà orientées dans un sens
plus libéral durant les années 1830, et la jurisprudence, qui réussira à
s’adapter au modèle de police préconisé par l’ALR uniquement dans
les années 1880. C’est alors que la Polizei achève son parcours de
modernisation. Elle abandonne les propos envahissants liés à la
promotion du bien-être et s’affirme définitivement comme
l’institution qui monopolise la force interne de la souveraineté
politique. D’autres établissements que la police se chargeront
d’assurer l’appareil scientifique et professionnel grâce auquel l’État
agira dans le domaine social106. L’arrêt du Tribunal administratif
supérieur de la Prusse du 14 juin 1882, connu sous le nom de
« Kreuzberg-Urteil », sanctionne ce tournant : un citoyen berlinois se
sent lésé dans son droit de propriété par une disposition de police qui
l’empêche de construire près d’un monument national107. Selon le
tribunal, les normes de l’ALR qui établissent l’interdiction de
construire ou de modifier le paysage urbain si cela est contraire à
l’intérêt commun, doivent être interprétées à la lumière des fonctions
policières définies par le § 10 II 17. En vertu de la règle générale mise
en place par cette norme, le pouvoir policier de limiter le droit de
propriété en sort redéfini ; il ne reste valable que pour ces cas où
l’exigence du bien-être commun émerge de façon claire et non
équivoque. L’idéologie juridique dominante à l’époque dans le droit
civil tend à exalter l’autonomie de la volonté individuelle et pèse
certainement dans la décision de la cour. Les instances de droit civil
affleurent en effet dans la mise au point de l’arrêt du tribunal
prussien qui exclut la possibilité de réintroduire ce rôle vaste de la
police déjà préconisé par l’ordonnance de 1808108. La sécurité et son
corollaire négatif, le danger, façonnent désormais les traits d’une
institution qui a profondément marqué la nature de la politique et du
droit allemands.

Dans la préface à sa Théorie du droit administratif français parue
en 1886, le juriste Otto Mayer s’interrogeait sur les causes qui
pouvaient limiter la compréhension de l’expérience administrative
française aux juristes allemands. Il arrivait à la conclusion que,
malgré le niveau très développé de la science administrative française,
celle-ci demeurait réticente à admettre les présupposés juridiques qui
la soutenaient ; l’erreur essentielle de cette science était d’esquiver
l’énoncé de principes généraux reconnaissables même par les experts
de formation étrangère109. Nous savons maintenant que le désarroi
avoué par un savant comme Mayer vient de ce que le concept de
police a été travaillé et intégré selon des procédés divergents dans les
pratiques et dans les représentations propres à ces deux pays.

1 Sur la force unificatrice de ce code, R. KOSELLECK, Preussen zwischen Reform und


Revolution. Allgemeines Landrecht, Verwaltung und soziale Bewegung von 1791 bis 1848, Klett,
Stuttgart, 1967, chap. 1.
2 « On peut vivre tranquillement toute la vie sans l’aide immédiate de la justice, mais on
ne peut pas vivre une seule heure sans l’action tangible d’une bonne police. » Ainsi
s’exprimait le juriste libéral R. VON MOHL dans les années 1840. Cf. Die Polizei-Wissenschaft
nach den Grundsätzen des Rechtsstaates (1832-1833), 2 vol., Laupp, Tübingen, 1844-1845, I,
p. 14.
3 Parmi les ouvrages le plus importants, H. MAIER, Die ältere deutsche Staats- und
Verwaltungslehre (Polizeiwissenschaft), Luchterhand, Neuwied und Berlin, 1966 ; P. SCHIERA,
Il Cameralismo e l’Assolutismo tedesco. Dall’arte di governo alle scienze dello Stato, Giuffrè, Milan,
1968 ; R. SCHULZE, Polizei und Gesetzgebungslehre im 18. Jahrhundert, Duncker & Humblot,
Berlin, 1982 ; P. PREU, Polizeibegriff und Staatszwecklehre, Schwartz, Göttingen, 1983 ; M.
STOLLEIS, Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland. I (1988), tr. fr. Histoire du droit
public en Allemagne. Droit public impérial et science de la police. 1600-1800, PUF, Paris, 1998.
4 Quelques exceptions : M. SENELLART, « Census et censura chez Bodin et Obrecht », Il
pensiero politico, 2, 1997, p. 250-266 ; « Raison d’intérêt et gouvernement du bien-être dans le
Teutscher Fürstenstaat (1656) de Seckendorf », dans Prudenza civile, bene comune, guerra
giusta, op. cit., p. 221-234 ; P. LABORIER, « La “bonne police”. Sciences camérales et pouvoirs
absolutistes dans les États allemands », Politix, 48, 1999, p. 7-35.
5 Nous pouvons trouver les premières ébauches d’une science de bon gouvernement dans
des écrits comme le Von Rathschlagen de Johannes Oldendorp, le Politisches Testament de
Melchior von Osse (1555), le Secreta politica de Georg Obrecht (1606), dont les thèmes seront
repris et systématisés un siècle plus tard dans le premier manuel académique, le Teutscher
Fürstenstaat (1656) de Veit Ludwig von Seckendorf. Cf. M. STOLLEIS, Histoire du droit public,
op. cit., p. 509 et sq.
6 Sur la litérature du « bon père de famille », O. BRUNNER, « Das “ganze Haus” und die
alteuropäische “Ökonomik” », art. cit.
7 Sur ces auteurs H. MAIER, Die ältere deutsche Staats- und Verwaltungslehre
(Polizeiwissenschaft), op. cit., p. 130-184.
8 Cf. F. DE SALIGNAC DE LA MOTHE FÉNELON, Directions pour la conscience d’un roi,
composé pour l’instruction de Louis de France, duc de Bourgogne, Neaulme, La Haye,
1747 (posthume), p. 2.
9 Cf. A. SEIFERT, « Conring und die Begründung der Staatenkunde », dans M. STOLLEIS
(dir.), Hermann Conring (1606-1681). Beiträge zu Leben und Werk, Duncker & Humblot, Berlin,
1983, p. 201-214. Sur le genre de la parénétique royale, M. SENELLART, Les Arts de gouverner,
op. cit., p. 47 et sq.
10 Les Reichspolizeiordnungen de 1530, de 1548 et de 1577 étaient très connues. Cf. H.
MAIER, Die ältere deutsche Staats- und Verwaltungslehre (Polizeiwissenschaft), op. cit., p. 101-
111. Pour une réévaluation du rôle des ordonnances impériales de police, K. HÄRTER,
« Entwicklung und Funktion der Policeygesetzgebung des Heiligen Römischen Reiches
Deutscher Nation im 16. Jahrhundert », Ius Commune, 20, 1993, p. 61-141.
11 P. SCHIERA, « Zwischen Polizeiwissenschaft und Rechtsstaatlichkeit. Lorenz von Stein
und der deutsche Konservatismus », dans R. SCHNUR (dir.), Staat und Gesellschaft. Studien
über Lorenz von Stein, Duncker & Humblot, Berlin, 1978, p. 214.
12 Sur les limites de cette catégorie historique, M. STOLLEIS, Histoire du droit public, op. cit.,
p. 561 ; R. SCHULZE, « La “Policey” in Germania », Filosofia politica, 1, 1988, p. 96-100.
13 Cf. R. SCHULZE, Die Polizeigesetzgebung zur Wirtschafts- und Arbeitsordnung der Mark
Brandenburg in der frühen Neuzeit, Scientia, Aalen, 1978, p. 136 et sq.
14 Cf. G. MIGLIO, « Le origini della scienza dell’amministrazione », dans Atti del I convegno
di studi di scienza dell’amministrazione, Giuffrè, Milan, 1957, p. 15 ; H. E. BÖDEKER,
« “Verwaltung”, “Regierung” und “Polizei” im deutschen Wörterbüchern und Lexika des 18.
Jahrhunderts », op. cit., p. 18 et sq.
15 C. WOLFF, « Institutiones iuris naturae et gentium » (1750), dans Gesammelte Werke,
éd. par M. Thomann, Olms, Hildesheim, 1969, II/XXVI, § 43.
16 C. WOLFF, « Vernünftige Gedanken von der gesellschaftlichen Leben der Menschen
und Insonderheit dem gemeinen Wesen » (1716), dans ibid., I/V, § 474. Cf. P. SCHIERA, Il
Cameralismo e l’Assolutismo tedesco, op. cit., p. 241 et sq.
17 C. WOLFF, Jus Naturae, pars octava « De imperio publico seu jure civitatis » (1748),
dans ibid., II/XXIV, §§ 10-13, 17.
18 D. NETTELBLADT, Systema elementare universae jurisprudentiae naturalis in usum
praelationum academicarum adornatum, 1785, réimpr. Olms, Hildesheim, 1997, II, § 1123,
p. 464-465.
19 J. G. DARJES, Erste Gründe der Cameral-Wissenschaften (1756), Leipzig 1768, § 1, p. 363.
20 Ibid., p. 364. Pour la référence à Hegel, v. supra p. 131.
21 Sur ces thèmes la bibliographie est évidemment infinie. Nous nous limitons à O.
HINTZE, « Staatsverfassung und Heeresverfassung », dans Gesammelte Abhandlungen. I : Staat
und Verfassung, op. cit. ; F. HARTUNG, Deutsche Verfassungsgeschichte vom 15. Jahrhundert bis
zur Gegenwart, Koehler, Stuttgart, 1964 ; D. WILLOWEIT, Deutsche Verfassungsgeschichte,
Beck, Munich, 1997.
22 Cf. D. JULIA, J. REVEL, « Les étudiants et leurs études dans la France moderne », dans D.
JULIA et J. REVEL (dir.), Histoire sociale des populations étudiantes. 2 : France, Éd. de l’EHESS,
Paris, 1989, p. 128-140. Sur la formation du fonctionnariat administratif (Beamtentum) en
Allemagne, O. HINTZE, « Der Beamtenstand », dans Soziologie und Geschichte, Vandenhoeck
und Ruprecht, Göttingen, 1964, p. 89 et sq. ; H. HATTENHAUER, Geschichte des Beamtentums,
Heymanns, Cologne, 1980.
23 Cf. M. STOLLEIS, « Grundzüge der Beamtenethik 1550-1650 », dans R. SCHNUR (dir.),
Die Rolle der Juristen bei der Entstehung der modernen Staates, Duncker & Humblot, Berlin,
1986, p. 273-302.
24 Cf. J. G. DARJES, Erste Gründe, op. cit., § 21, p. 17.
25 Le Neues Policey- und Cameral-Magazin de J.H. L. BERGIUS, 6 vol., Weideman, Leipzig,
1775-1779, un manuel conçu selon la forme dictionnaire assez rare dans la littérature
allemande de l’époque, peut être considéré comme une sorte de « somme » de l’économie
industrielle caméraliste.
26 J.H. G. VON JUSTI, Die Grundfeste zu der Macht und Glückseelichkeit der Staaten, oder
ausführliche Vorstellung der gesamten Policey-Wissenschaft, 2 vol., Hartung, Königsberg und
Leipzig, 1760-1761, II, § 254. Au contraire de Justi, qui accepte le luxe pour des raisons de
gouvernabilité générale, le célèbre médecin J. P. FRANK le critique du point de vue sanitaire.
Cf. System einer vollständigen medicinischen Polizey, 4 vol., Schwann, Mannheim 1779-1788, I,
p. 31. Sur cette question, M. STOLLEIS, Pecunia Nervus Rerum. Zur Staatsfinanzierung in der
frühen Neuzeit, Klostermann, Francfort/Main, 1983, p. 9-61.
27 G. H. ZINCKE, Cameralisten Bibliothek, 4 vol., Jacobi, Leipzig, 1751-1752, I, p. 32.
28 Ibid., I, p. 19.
29 Ibid., p. 37 et sq. et 75 et sq.
30 Forme péjorative pour indiquer la science juridique.
31 G. H. ZINCKE, Cameralisten Bibliothek, op. cit., I, p. 48-49.
32 Ibid., p. 82-83.
33 Ibid., p. 92 et 94-95. Cf. également le tome IV de la Bibliothek.
34 Ibid., p. 63.
35 Cf. B. STOLLBERG-RILINGER, Der Staat als Maschine. Zur politischen Metaphorik des
absoluten Fürstenstaats, Duncker & Humblot, Berlin, 1986, p. 124 et sq.
36 G. H. ZINCKE, Cameralisten Bibliothek, op. cit., I, p. 62.
37 Ibid., p. 63.
38 Ibid.
39 Cf. aussi deux autres ouvrages : Grund-Riß einer Einleitung zu denen Cameral-
Wissenschaften, 2 vol., Fuchs, Leipzig ; 1742-1743 ; et surtout Anfangsgründe der Cameral-
Wissenschaft, 2 vol., Jacobi, Leipzig, 1755, I, p. 18.
40 Cf. par exemple, G. H. ZINCKE, Allgemeines oeconomisches Lexicon… in Hause, Küche und
Keller vorzukommen pfleget, und was zum Policey- und Cammerwesen von der Oeconomie…, 2 vol.,
Gleditsch, Leipzig, 1744. En revanche, le grand répertoire de J.H. L. BERGIUS, Neues Policey,
op. cit., qui paraît trente ans plus tard, est surtout consacré aux manufactures selon l’esprit
mercantiliste le plus classique.
41 Anfangsgründe, op. cit., I, p. 462-463.
42 Sur ce thème U. MUHLACK, « Physiocratie und Absolutismus in Frankreich und
Deutschland », Zeitschrift für historische Forschung, 9, 1982, p. 15 ; D. KLIPPEL, « Der Einfluß
der Physiokraten auf die Entwicklung der liberalen politischen Theorie in Deutschland », Der
Staat, 23, 1984, p. 205-26 ; B. P. PRIDDAT, « Bibliographie der Physiokratischen Debatte in
Deutschland 1759-1799 », Das achtzehnten Jahrhundert, J.-G. 9, Ht. 2, 1985 e J.-G. 11, Ht. 1,
1987 ; K. TRIBE, « The Reception of Physiocratic Argument in the German States », dans B.
DELMAS, T. DEMALS, Ph. STEINER (dir.), La diffusion internationale de la physiocratie (XVIIIe-
XIXe), PUG, Grenoble, 1995, p. 331-334.
43 Cf. F. K. FÜRSTENAU, Versuch einer Apologie des Physiokratischen Systems, Kassel, 1779 ; J.
F. PFEIFFER, Der Antiphysiokrat, Francfort/Main, 1780.
44 Cf. D. KLIPPEL, « Der Einfluß der Physiokraten… », art. cit., p. 225-226.
45 Les textes français sélectionnés par Zincke pour la bibliothèque de police sont
symptomatiques. Parmi les ouvrages généraux il insère le Testament politique de Colbert, en
prenant soin cependant de préciser qu’en réalité cet écrit appartient plus au genre de la
prudence politique (Staatsklugheit). Il s’agit plutôt d’un art du prince que d’une doctrine de
l’État. Le même discours vaut pour le Testament politique de Richelieu, qui contient quelques
notes en matière de police. G. H. ZINCKE, Cameralisten Bibliothek, op. cit., II, p. 447.
46 Cf. M. STOLLEIS, Histoire du droit public, op. cit., p. 574.
47 Cf. R. VIERHAUS, Deutschland im 18. Jahrhundert. Politische Verfassung, soziales Gefüge,
geistige Bewegungen, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1987, p. 150 et sq.
48 J.H. G. VON JUSTI, Die Grundfeste…, op. cit., I, § 8. Cf. H. MAIER, Die ältere deutsche
Staatsund Verwaltungslehre (Polizeiwissenschaft), op. cit., p. 220 et sq. ; P. SCHIERA, Il
Cameralismo e l’Assolutismo tedesco. Dall’arte di governo alle scienze dello Stato, op. cit., p. 440 ;
M. STOLLEIS, Histoire du droit public, op. cit., p. 576-577.
49 Cf. J. VON SONNENFELS, Grundsätze der Polizey, Handlung und Finanz, Kurzbek, Vienne,
1786.
50 Grundsätze der Policey-Wissenschaft, Van den Hoeck, Göttingen, 1756, § 4.
51 F.C. J. FISCHER, Lehrbegrif sämtlicher Kameral-und Polizeirechte, 3 vol., Strauß, Francfort
et sq. l’O., 1785, I, p. 26.
52 C’est la notion « absolue » de constitution dont parle C. SCHMITT, Verfassungslehre
(1928), tr. fr. Théorie de la constitution, PUF, Paris, 1993, p. 132. : « mode d’existence concret,
donné de soi avec toute unité politique existante ». Pour l’utilisation de cette signification de
constitution comme catégorie historiographique, E. W. BÖCKENFÖRDE, Die deutsche
verfassungsgeschichtliche Forschung im 19. Jahrhundert, Duncker & Humblot, Berlin, 1961.
53 J. H. ZEDLER, Grosses vollständiges Universal-Lexicon aller Wissenschaften und Künste,
Halle und Leipzig, 1733-1750, XXXIX, v. « Staat », p. 639. Cf. aussi J. C. ADELUNG, Versuch
eines vollständigen grammatisch-kritischen Wörterbuchs der hochdeutschen Mundart, Brün,
Traßler, 1788, IV, v. « Verfassung », p. 1416. Cf. H. MOHNHAUPT, « Von den “leges
fundamentales” zur modernen Verfassung in Europa. Zum begriffs- und
dogmengeschichtlichen Befund (16. -18. Jahrhundert) », Ius Commune, 25, 1998, p. 121-158.
54 J.H. G. VON JUSTI, Der Grundriß einer guten Regierung, Garbe, Francfort et Leipzig, 1759,
p. 325. Sur la métaphore mécanico-corporelle chez Justi, B. STOLLBERG-RILINGER, Der Staat
als Machine…, op. cit., p. 105-116.
55 Cf. J.H. G. VON JUSTI, Grundsätze der Policey-Wissenschaft, op. cit., § 22.
56 Nous trouvons ici une autre signification de constitution au sens absolu envisagée par
C. SCHMITT, Théorie de constitution, op. cit., p. 134 : « Le principe du devenir dynamique de
l’unité politique, du processus de formation et d’origination toujours renouvelées de cette
unité à partir d’une force ou énergie qui la fonde ou agit dans son fondement. »
57 J.H. G. VON JUSTI, Natur und Wesen der Staaten, als die Quelle aller
Regierungswissenschaften und Gesetzen (1760), Steidel, Mitau, 1771, § 267.
58 J.H. G. VON JUSTI, Die Grundfeste…, op. cit., II, § 411.
59 J. VON SONNENFELS, Grundsätze der Polizey, op. cit., § 396.
60 Ibid., § 412.
61 Ibid., § 410.
62 J.H. G. VON JUSTI, Natur und Wesen, op. cit., § 268.
63 Sur l’influence de Montesquieu enAllemagne, R. VIERHAUS, Deutschland im 18.
Jahrhundert…, op. cit., p. 9-32. Sur la réception par Justi, p. 23-24. Sur l’influence de la théorie
politique française en Allemagne, K. MALETTKE, Frankreich, Deutschland und Europa im 17.
und 18. Jahrhundert, Hitzeroth, Marburg, 1994, p. 373 et sq. Le modèle français (Delamare et
Montesquieu) a été un point de référence précis et constant pour les caméralistes allemands
du XVIIIe siècle. En revanche, ceux-ci ne jouissaient pas d’une telle considération en France.
L’attention ne deviendra réciproque qu’après la Restauration et, surtout, pendant la
monarchie de Juillet. Cf. T. R. OSBORNE, « The “German Model” in France : French Liberals
and the Staatswissenschaften, 1815-1848 », Jahrbuch für Europäische Verwaltungsgeschichte
(JEV), 1, 1989, p. 123.
64 « Police », Encyclopédie, op. cit., XII, p. 905 ; J. H. ZEDLER, Universal-Lexicon, op. cit.,
XXVIII, voir « Policey Gesetze », p. 1503.
65 J.H. G. VON JUSTI, Natur und Wesen, op. cit., § 261.
66 G. H. ZINCKE, Cameralisten Bibliothek, op. cit., II, p. 448.
67 Ibid., p. 448-449. Il faut tout de même rappeler la crédibilité limitée de certains
jugements, souvent de seconde main, comme c’est le cas de Zincke, dont la source est l’Essai
sur le commerce de Melon.
68 Cf. J.H. G. VON JUSTI, Grundsätze der Policey-Wissenschaft, op. cit. « Vorrede ».
69 Ibid.
70 Traité de la police, op. cit., IV, p. 2.
71 Cf. J.H. G. VON JUSTI, Die Grundfeste…, op. cit., II, § 370, p. 445.
72 Traité de la police, op. cit., I, préface. L’auteur français qui se rapproche plus d’un modèle
théorique à l’allemande est peut-être G. DE RÉAL DE CURBAN, La Science du gouvernement,
op. cit.
73 Là-dessus P. LEGENDRE, « Politique tirée du juriste. Remarques sur le champ d’une
histoire de la science du droit et de l’administration », dans Wissenschaft und Recht der
Verwaltung seit dem Ancien Régime, op. cit., p. 382.
74 Rozet, Paris, 1769.
75 Éphémérides du citoyen, 2, 1769, p. 115.
76 Ibid., p. 99-100.
77 Cf. M. STOLLEIS, Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland. II. Staatsrechtlehre und
Verwaltungswissenschaft 1800-1914, Beck, Munich, 1992, p. 258 et sq.
78 Cf. supra p. 77 à propos de Turgot. Dupont accentue la polémique sur ce point pour des
raisons politiques, mais déforme la réalité d’un caméralisme qui, comme nous l’avons déjà
mentionné, embrasse la matière économique dans son intégralité. Il n’y a pas d’opposition
entre l’économie de la ville et l’économie de la campagne. Cf. par exemple J. G. DARJES,
Erste Gründe, op. cit., § 305, p. 209.
79 Éphémérides, op. cit., p. 101.
80 Ibid., p. 106-107.
81 Ibid., p. 110-113.
82 J.H. G. VON JUSTI, Die Grundfeste…, op. cit., II, § 506.
83 Ibid., § 510. Que la police doive ignorer les différences dérive de nombreux textes
doctrinaux et normatifs de l’Ancien Régime. L’Encyclopédie méthodique, dans le vol. VI de la
classe « Jurisprudence » apparu en 1786, exclut expressément la possibilité de franchises
juridictionnelles (voir « Police », p. 588). Dans la législation toscane et piémontaise on
trouve aussi des prescriptions analogues : cf. C. MANGIO, La polizia toscana. Organizzazione e
criteri d’intervento 1765-1808, Giuffrè, Milan, 1988, p. 232 ; G. B. BORRELLI, Editti antichi e
nuovi dei Sovrani principi della Real Casa di Savoia, Zappata, Turin, 1681, p. 924.
84 Cf. Homo sacer : I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1997.
85 Sur la bio-politique de la population, M. FOUCAULT, La Volonté de savoir, Gallimard,
Paris, 1976.
86 À cet égard, cf. les travaux déjà mentionnés d’A. Farge.
87 J.H. G. VON JUSTI, Die Grundfeste…, op. cit., II, § 514.
88 Ibid., § 512.
89 G. H. VON BERG, Handbuch des Teutschen Policeyrechts, 7 vol., Hannover, 1799-1809, 2e
éd., Hahn, Hannover, 1802, I, p. 14.
90 Sur le développement de la justice administrative dans les États allemands, C.
TOMMASI, « Il regime della giustizia amministrativa in Germania. Il caso della Prussia e
l’opera di Rudolf von Gneist », Annali dell’Istituto storico italo-germanico in Trento, X, 1984,
p. 45-95.
91 Traité de la police, op. cit., I, préface.
92 V. C. RECHENBERG, De politiae et iurisdictionis limitibus programma, P.P.A.R.S., Lipsiae,
1739 ; G. C. SCHREIBER, De causarum politiae et earum quae iustitiae dicuntur conflictu et
differentia dissertatio, Bossigel, Gottingae, 1762.
93 I. G. DARJES, De differentiis iurisprudentiae atque politiae, Winter, Francofurti ad
Viadrum, 1763, p. 6-9.
94 Cf. § 17 et 18.
95 I. HEUMANN, Initia Politiae Germanorum, I.G. Lochneri, Norimbergae, 1757, p. 6.
96 J. S. PÜTTER, Elementa iuris publici germanici, Bossigel, Goettingae, 1754, § 530.
97 J. S. PÜTTER, Institutiones iuris publici germanici, Vandenhoeck, Goettingae, 1782, § 331.
98 Ideen zu einem Versuch, die Grenzen der Wirksamkeit des Staates zu bestimmen (1792, éd.
complète 1851), tr. fr. Essai sur les limites de l’action d’État, Baillière, Paris, 1867.
99 « La qualité de la fin visée par les lois civiles – écrit Kant dans un projet de lettre au
caméraliste H. Jung-Stilling du 1er mars 1789 – n’est pas le bonheur, mais la liberté pour
chacun de s’assurer soi-même son bonheur, quel que soit l’objet dans lequel on le place, à la
seule condition qu’il ne porte atteinte à la liberté des autres, qui est tout aussi légitime. » I.
KANT, Correspondance, Gallimard, Paris, 1991, p. 338. Cf. aussi la Métaphysique des mœurs.
Doctrine du droit, Vrin, Paris 1993, § 49, qui prend position contre le gouvernement
paternaliste (p. 199) et attribue à la police les fonctions de la sécurité, de la commodité
(Gemächlichkeit) et de la décence (Anständigkeit) publiques (p. 207).
100 Allgemeines Landrecht für Preussischen Staaten von 1794, Metzner, Francfort/Main, 1970,
p. 620. Pour une histoire de cette norme et de ses interprétations, P. PREU, Polizeibegriff…,
op. cit., p. 274 et sq.
101 ALR, op. cit., p. 589.
102 V.F.-L. KNEMEYER, « Polizei », dans Geschichtliche Grundbegriffe, op. cit., IV, p. 891.
103 Cf. P. PREU, Polizeibegriff…, op. cit., p. 281 et sq.
104 Cf. G-C. VON UNRUH, « Polizei, Polizeiwissenschaft und Kameralistik », dans Deutsche
Verwaltungsgeschichte, 6 vol., K.G. A. JESERICH et al. (dir.), Deutsche Verlags-Anstalt,
Stuttgart, 1982-1988, I, p. 425.
105 Cf. P. PREU, Polizeibegriff…, op. cit., p. 310-312.
106 Sur le divorce entre la police et la gestion du bien-être, R. JESSEN, « Polizei, Wohlfahrt,
und die Anfänge des modernen Sozialstaats in Preußen », Geschichte und Gesellschaft, 2, 1994,
p. 157-180. Sur l’essor de la question sociale à l’intérieur des sciences de l’État pendant la
seconde moitié du XIXe siècle, P. SCHIERA, Il laboratorio borghese, Il Mulino, Bologne, 1987,
p. 117 et sq.
107 Cf. Entscheidungen des Königlichen Oberverwaltungsgerichts, éd. par A.W. Jebens et W. v.
Meyeren, Heyman, Berlin, 1887, IX, p. 353-389.
108 P. PREU, Polizeibegriff…, op. cit., p. 326-328. La tendance à borner le rôle
gouvernemental de la Polizei est témoignée aussi par la loi prussienne sur l’administration
générale du 30 juillet 1883, un an après le « Kreuzberg-Urteil » : l’article 136 établit que les
autorités centrales ne peuvent édicter des mesures de police que sur autorisation de la loi qui
les en a chargées pour des objets déterminés. Cf. H. ROSIN, Das Polizeiverordnungsrecht in
Preussen verwaltungsrechtlich entwickelt und dargestellt, Koebner, Berlin, 1895, p. 185 et sq.
109 O. MAYER, Theorie des französischen Verwaltungsrechts, Trübner, Strasbourg, 1886, p.
VII.
Conclusion

Les débats révolutionnaires ont envisagé le problème de la police


sous tous ses aspects. L’enjeu fondamental pourrait être résumé ainsi :
comment donner une forme juridique à l’ensemble d’activités
matérielles menées sous l’enseigne globalisante et souvent
insaisissable de « police » ? Ce travail préalable a été décisif pour un
contrôle plus rationnel de l’objet. D’un côté, il a préparé le terrain
pour ce qui allait devenir le droit administratif ; de l’autre, il a permis
de délimiter les domaines sur lesquels la police du siècle nouveau
exercerait ses prérogatives traditionnelles de gouvernement. Dans
l’État de droit, la police ne renonce certes pas à ses réserves de
pouvoir : elle connaît plutôt une nouvelle phase de redistribution de
ses compétences et de ses objectifs stratégiques. Le fait que la
production et l’échange de biens soient deux secteurs de moins en
moins contrôlés1 ne signifie pas que l’héritage de Delamare ne soit
pas reçu, voire perfectionné dans d’autres domaines. La question de
la salubrité, par exemple, compte parmi les enjeux cruciaux d’une
police appelée à se confronter aux effets dérivant du processus
d’industrialisation en cours. Pour la gestion d’un territoire urbain que
la multiplication des fabriques modifie considérablement et pour le
contrôle des conditions hygiéniques et sanitaires de toute la
population (en particulier de la population ouvrière), la police utilise
d’anciens dispositifs mais expérimente aussi de nouvelles techniques.
Elle tend de plus en plus à constituer comme objet de son
intervention cette « société en masse » dont parle le Code des délits et
des peines (3 brumaire, an IV), avec le projet de l’immuniser à la
manière d’un corps vivant.

La continuité normative avec l’Ancien Régime


Au début du XIXe siècle, l’organisation de la police est au centre
d’une importante réforme. Le législateur a d’abord dégagé la structure
de la police citadine autour de la figure du préfet de police, créé pour
Paris par l’arrêté consulaire du 12 messidor an VIII2 (1er juillet 1800).
Ce fonctionnaire a sous ses ordres douze commissaires, institués par
la loi du 28 pluviôse an VIII (12 février 1800) – dans les villes autres
que Paris, ils dépendent directement du maire. Répartis dans chaque
municipalité de la ville, les commissaires exercent des fonctions de
police administrative et de police judiciaire. Le texte du 12 messidor
est empreint de son contexte historique et affiche une évidente
nostalgie de la panoplie policière de l’Ancien Régime : il attribue aux
nouveaux préfets des pouvoirs analogues à ceux détenus par les
anciens lieutenants. L’article 2 les autorise à publier de nouveau les
règlements du passé. La loi leur reconnaît en outre un pouvoir de
contrôle capillaire, en établissant une distinction entre deux aires de
compétences : celle de la police générale (toutes les mesures relevant
de la sécurité de l’État : passeports, permis de séjour, mendicité,
prisons, maisons publiques, librairies, émigrés, cultes, armes) et celle
de la police municipale (le bien-être de la vie commune : tranquillité
publique, approvisionnements, salubrité, surveillance des lieux
publics, bourse, bonne foi dans les transactions commerciales). Le
commerce est un domaine cependant où l’intervention du préfet
n’est pas sans limites. Celui-ci continue certes à inspecter les marchés
« comme pour le passé » (art. 33) ; mais il est également tenu
d’assurer « la libre circulation des subsistances, suivant les lois » (art.
29). Pour reprendre le mot d’un historien de la première moitié du
XIXe siècle, le préfet de police avait d’une certaine manière pour
mission de « paraphraser la pensée gouvernementale3 ».
Si tel est bien le sens de la discipline qui délimite la forme moderne
d’organisation de la police, bien plus complexe est le discours qui
porte sur les contenus de son activité réglementaire. Les catégories du
droit sont suffisamment souples pour supporter sans aucune
dénaturation les retournements politiques et les innovations
législatives. Cette vérité vaut encore davantage pour le droit de
police, qui est peu caractérisé d’un point de vue idéologique, tant il
est lié aux besoins primaires de chaque communauté. C’est
précisément parce qu’elles sont intimement liées aux nécessités de la vie que
les règles de police conservent cette neutralité qui les fait s’adapter aux
contextes les plus divers. Elles garantissent une continuité essentielle
dans le devenir des institutions et des idées. D’où leur ambivalence de
normes calibrées d’après une situation contingente, normes dotées
toutefois d’une utilité permanente, puisqu’elles assurent l’ordre de
base de la société. On ne sera donc pas surpris si les gouvernements
révolutionnaires et postrévolutionnaires expriment la nécessité de ne
pas interrompre le rapport avec les ordonnances de police d’Ancien
Régime, qui demeurent en définitive le réservoir normatif principal
dans lequel on continue à puiser4. De même que le code Napoléon a
reformulé tous les rapports antérieurement élaborés tout en
accueillant quelques dispositions prérévolutionnaires dans le droit
civil, en matière de police de même la loi du 19 juillet 1791 a établi
que le corps municipal avait le droit de « publier de nouveau les lois
et règlements de police, ou de rappeler les citoyens à leur
observation5 ».
Ensuite, aussi bien le Code pénal de 1810 que le Code d’instruction
criminelle stipulent le principe général selon lequel les anciens
règlements, à l’exception de ceux réformés ou abrogés par le Code
pénal, pouvaient toujours être appliqués par les tribunaux. De son
côté la Cour de cassation, par un arrêt du 27 juin 1815, confirmait
que les anciens arrêts et règlements de police restaient encore en
vigueur, à condition qu’aucune loi postérieure à 1789 n’avait statué
sur les mêmes objets6.

Police de la santé
La récupération de l’expérience d’Ancien Régime s’accentue
particulièrement à certains moments : le Premier Empire et la
Monarchie de Juillet, par exemple, ne cachent pas leur dette envers
les anciennes ordonnances. Le contexte napoléonien favorise le
retour au modèle de Delamare, repris parfois sans le moindre esprit
critique7. Comme le remarque toujours en 1835 un praticien qui a
longtemps travaillé à la préfecture de police de Paris, « il s’agit bien
moins d’innover, que de mettre en œuvre, de créer des règlements
nouveaux, que de découvrir dans ceux du passé, les dispositions et les
principes qui peuvent convenir au nôtre8 ». Mais au-delà de la
situation politique qui pousse les gouvernements de la première
moitié du siècle à se réclamer plus ou moins du passé, il est certain
que la continuité avec la police classique avait encore plus de raison
d’être dans le domaine de la santé, du fait de sa relative autonomie à
l’égard des revendications politiques et idéologiques du temps.
Nombre de règlements anciens sont réitérés, notamment à propos
d’un thème qui va se révéler d’une importance cruciale : celui de la
salubrité des villes menacées par le processus d’industrialisation9. La
santé publique retient de plus en plus régulièrement l’attention des
organismes administratifs. La police est de nouveau appelée à
affronter un problème qui concerne immédiatement l’existence
biologique des individus et peut ainsi déployer, sur une base qui
revendique ouvertement sa « scientificité », tout son dispositif de
gouvernement. Voici les termes dans lesquels, vers la moitié du siècle,
sera évoqué ce programme à proprement parler bio-politique : « Ce
qu’on appelle droit commun en matière de salubrité, c’est le droit
inviolable de chacun à la jouissance entière et parfaite des conditions
de la vie ; ce qu’on nomme insalubrité, c’est l’altération de ces
conditions, lorsqu’elle est portée au point de nuire à cet exercice
libre, régulier et facile des fonctions de l’organisme humain qu’on
nomme la santé10. » La Cour de cassation a également apporté sa
précieuse contribution lorsqu’il a fallu définir plus précisément cette
tâche de conservation de la société, que le Code des délits de l’an IV
avait confié à la police. Un arrêt du 24 août 1821 précise ainsi « qu’il
est de l’essence des règlements de police de s’étendre à une
universalité ou à une certaine classe de citoyens ; que les dispositions
particulières qui peuvent y avoir été insérées concernant les individus
considérés privativement, ne sauraient participer à l’autorité et aux
effets que la loi accorde à ces règlements11 ». Les premiers théoriciens
du droit administratif confirment cette orientation : depuis les
premières et acerbes remarques de Portiez de l’Oise, pour lequel « tout
doit concourir au maintien et à la conservation de la société », en
passant par Macarel et jusqu’aux réflexions plus abouties de Firmin
Laferrière, la société apparaît comme un patrimoine que le pouvoir
public doit défendre. Or un tel projet a d’abord des conséquences
pénales et, plus en général, de sécurité sociale. Mais il a aussi une
application plus nettement administrative, qui intéresse l’utilisation
des choses ayant une incidence négative sur la santé quotidienne des
hommes. Par conséquent, toute la matière s’intègre au régime plus
vaste de la « Police d’État ou de la défense sociale considérée dans ses
moyens préventifs et répressifs », comme le rappelle Laferrière :
La société, dans l’intérêt de sa conservation, doit se défendre des dangers qui peuvent
venir des choses et des hommes ; elle s’en défend par la voie préventive et par la voie
répressive selon la nature des objets ou des droits dont l’usage ou l’abus peut lui être
préjudiciable. Elle doit aussi, par des mesures de prévoyance et d’assistance publique, venir
au secours des personnes nécessiteuses, et garantir la société des dangers que peuvent faire
naître ou développer les suggestions de la misère. La défense sociale par les moyens
préventifs, c’est la police de l’État, prise au point de vue le plus élevé12.
La police administre un « corps » social qu’il faut immuniser contre
tout attentat à sa santé.

Environ deux années après l’arrêt consulaire qui crée le préfet de
police à Paris, le problème de la salubrité commence à prendre une
place dominante parmi les devoirs du nouveau magistrat. Un arrêté
du 18 messidor an X (6 juillet 1802) du préfet Dubois institue un
organe adéquat : le conseil de salubrité, qui rassemble des médecins,
des chimistes et des administrateurs. Déjà au temps du lieutenant de
police Le Noir, on avait demandé à deux éminents savants, Piat et
Cadet de Gassicourt, de concevoir un système de secours pour les
personnes en danger de mort. Il ne s’agissait encore que d’un aspect
d’un projet beaucoup plus général d’intervention dans le domaine de
la salubrité, qui ne devait porter ses fruits qu’après la Révolution, avec
la création du conseil de salubrité, due à l’initiative de Cadet.
Initialement institué pour rédiger des rapports sur les boissons, sur les
épizooties, sur les manufactures, ce bureau voit très tôt ses
attributions s’étendre progressivement. Elles sont fixées par un arrêté
préfectoral du 26 octobre 1807. Ses sept membres se réunissaient
deux fois par mois pour délibérer sur tout ce qui touchait à la
conservation de l’intégrité physique de la population13. Réorganisé
par un arrêté du préfet du 24 décembre 1832, ce corps interne à la
police devient bientôt indispensable, comme le montre la création,
par décret du 18 décembre 1848, d’un Conseil d’hygiène publique et
de salubrité dans tous les arrondissements du territoire, véritable
projection à grande échelle du bureau parisien14. Ces organes
nouveaux ont à répondre aux questions qui leur sont transmises par
les préfets et sous-préfets, afin de préparer un cadre topographique et
statistique de la salubrité publique, où apparaisse le relevé des indices
de mortalité de la population. La qualité générale de la vie est
introduite comme facteur explicatif des décès, qui ne sont plus
recensés pour des causes exclusivement organiques15. La protection
de l’enfance devient dès lors un devoir prioritaire. Sur le modèle de
procédures déjà adoptées sous l’Ancien Régime à travers le contrôle
des nourrices16, sont créées des Maisons de sevrage, où l’on doit sevrer
les nouveau-nés après l’allaitement. Les autorités de police sont ainsi
chargées de prédéterminer les conditions d’un mode de vie sain :
« L’extrême influence que l’air, le soleil, l’habitation, l’exercice, les
soins de propreté et la nourriture exercent sur l’économie dans le
premier âge, et les dispositions organiques qui en résultent pour le
reste de la vie, prouvent suffisamment combien il est important que
l’administration s’occupe enfin de cet objet17. » La police récupère en
ce domaine la partie la plus « noble » de la volonté de connaître la
société – un projet qui, au début du XVIIIe siècle, l’avait mise au cœur
du dispositif des toutes premières enquêtes statistiques18.
L’importance des conseils de salubrité publique ne pouvait pas
enfin échapper à la nouvelle science du droit administratif. Macarel
en souligne ainsi le rôle majeur dans la bureaucratie départementale :
« Quoi que en apparence cette institution ait un caractère municipal,
je crois devoir la ranger parmi les institutions départementales et les
conseils placés près des préfets, parce que, en effet, partout où ils
existent, ces conseils sont consultés, comme celui de Paris, sur tout ce
qui intéresse l’hygiène, la salubrité et la santé publiques, non pas
seulement du chef-lieu où ils sont établis, mais encore de tout le
département ; et je citerais comme exemple ce qui se passe toujours, à
cet égard, en matière de permission pour établir les ateliers
dangereux, insalubres et incommodes de toute l’étendue de la
circonscription départementale19. » En se référant aux ateliers
insalubres et à leur emplacement urbain, Macarel touche à un
problème qui suscite constamment l’intervention du législateur et de
la jurisprudence. En cette matière, le principe général est établi par
un arrêt du Conseil d’État du 8 août 1821 : en rejetant l’autorisation
d’élever un établissement insalubre ou incommode faute de
précautions suffisantes, la cour rappelle qu’« il est d’une bonne police
d’éloigner, autant que possible, des habitations les établissements à
odeur incommode ou insalubre20 ».
La question ne saurait être pourtant résolue seulement par cette
règle élémentaire, puisque les intérêts en jeu sont très variés : les
impératifs de la production industrielle, le droit des particuliers à ne
pas souffrir des dommages causés par les exhalations malsaines,
enfin, le bien public, qui consiste ici dans la condition sanitaire de
toute une population dont le pouvoir administratif est le garant. On
comprend donc parfaitement que « les trois intérêts qui sont en
présence dans les grandes villes, la salubrité, la propriété et
l’industrie, ne vivent pas toujours en bonne intelligence21 ». D’où les
risques de nombreux conflits judiciaires dans un domaine qui, selon
la nature de l’enjeu, relève des organes civils, des organes
administratifs, ou des deux22. En 1805, à la suite de nombreuses
plaintes déposées par des habitants contre les fabriques de produits
chimiques, le ministre de l’Intérieur interpelle la classe des Sciences
physiques et mathématiques de l’Institut. Il s’agit de dégager des
critères objectifs d’après lesquels les autorités administratives puissent
évaluer le bien-fondé de telles inquiétudes et réglementer, par
conséquent, les activités industrielles nuisibles. Pour atteindre ce
résultat, l’action de la police doit assimiler les sciences de la nature.
Mais la classe de Physique et Mathématique ne se limite pas à donner
un avis technique sur la question ; avant de dresser un tableau des
établissements dangereux, elle fournit aussi une réponse politique au
problème :
Tant que le sort des fabriques ne sera pas assuré ; tant qu’une législation purement
arbitraire aura le droit d’interrompre, de suspendre, de gêner le cours d’une fabrication ; en
un mot tant qu’un simple magistrat de police tiendra dans ses mains la fortune ou la ruine
du manufacturier, comment concevoir qu’il puisse porter l’imprudence jusqu’à se livrer à
des entreprises de cette nature ? Cet état d’incertitude, cette lutte continuelle entre le
fabricant et ses voisins, cette indécision éternelle sur le sort d’un établissement, paralysent,
rétrécissent les efforts du manufacturier, et éteignent peu à peu son courage et ses facultés.
Il est donc de première nécessité, pour la prospérité des arts, qu’on pose enfin des limites
qui ne laissent plus rien à l’arbitraire du magistrat, qui tracent au manufacturier le cercle
dans lequel il peut exercer son industrie librement et sûrement, et qui garantissent au
propriétaire voisin qu’il n’y a danger ni pour sa santé, ni pour le produit de son sol23.

Ce programme politique ébauché par un corps scientifique met


clairement en lumière les perspectives gouvernementales de la police,
mais aussi ses limites. Les lacunes législatives (les règlements anciens
étaient ici inadaptés à la rapidité du développement industriel)
avaient depuis toujours favorisé le pouvoir discrétionnaire de
l’institution. Dans ce nouveau secteur d’action comme dans les
autres, il faut donc soumettre la police au principe de légalité.
Exposée avec peut-être trop de passion par un comité de physiciens et
de mathématiciens visiblement sensibles aux instances de l’industrie,
cette exigence s’accompagne toutefois de la reconnaissance d’une
police « souveraine » en matière de santé collective. La préfecture de
police devra certes se conformer aux prescriptions de la loi, mais ces
restrictions ne doivent pas l’empêcher de rester l’organe de gestion
dans un domaine aussi fondamental pour le bien-être social. C’est
pourquoi l’autorité administrative devra se montrer capable de
concilier des revendications hétérogènes, mais aussi de distinguer,
d’évaluer et de hiérarchiser divers ordres d’inconvénients : ce qui est
incommode ou désagréable ne peut être confondu avec ce qui est
dangereux et nuisible. La prévention du mal, comme tâche
fondamentale de la police, ne constitue pas un but générique : elle
implique une prise en compte de ces catégories diverses du malheur,
qui réclament un traitement différencié24.
Après le premier rapport technique élaboré par les physiciens et les
mathématiciens, la consultation de la section de chimie de l’Institut
fournit en 1809 les vérités scientifiques décisives qui seront retenues
par le décret du 15 octobre 1810. Sur la base du rapport rédigé par
Guyton-Morveau, Chaptal et Cuvier, la loi établit que la construction
des manufactures qui répandent une odeur mauvaise et insalubre
doit être soumise à l’autorisation de l’autorité administrative. Le
décret divise ces établissements en trois classes. Il s’agit d’abord de
ceux qui doivent être éloignés des habitations, car ils sont les plus
dangereux. Le Conseil d’État délivre une autorisation et a le pouvoir
de les supprimer en cas de « graves inconvénients à la salubrité
publique, la culture, ou l’intérêt général […] après avoir entendu la
police locale, les préfets et la défense des fabricants ». Il s’agit ensuite
des établissements dont la construction, autorisée par le préfet du
département, est subordonnée à la preuve que leur activité ne risque
de causer aucun dommage aux propriétés alentour ni au voisinage. Il
s’agit enfin de ceux qui, dans l’agglomération urbaine, sont laissés
sous surveillance de la police : ils doivent être autorisés par le maire
et, à Paris, par le préfet de police25. Comme garantie pour la
population mais aussi pour les industriels, le décret prévoit une série
de formalités qui doivent précéder ces autorisations : notamment,
une enquête de commodo et incommodo, conduite par le maire ou par
un commissaire de police, pour établir sous quelles conditions
peuvent être construits des ateliers réputés insalubres.
L’expertise d’un conseil technique peut certes éclairer les décisions
de la police et pose assurément un frein à l’arbitraire dont l’autorité
avait toujours bénéficié dans ce domaine. Mais en même temps, elle
confère aux mesures de police un contenu de vérité qui accroît ici le
prestige et l’influence de l’institution. L’emphase avec laquelle les
auteurs dépeignent la nouvelle complicité qui se noue entre science
et police doit bien sûr inviter à la prudence : le processus est amplifié
à des fins de propagande, avec l’intention évidente de gagner
l’assentiment de l’opinion publique en faveur des institutions. Le
succès des nouveaux dispositifs était d’ailleurs loin d’apparaître
évident26. Mais ce problème n’est pas ce qui retient ici notre
attention. Ce qu’il faut plutôt souligner, c’est la façon dont la rationalité
policière se régénère sur un sujet qui, même s’il avait été important par le
passé, devient à présent stratégiquement décisif : celui de la gestion
combinée et indivisible de la santé et de l’industrie. En effet, même
lorsqu’il s’agit des ateliers des première et seconde catégories, le
décret reconnaît dans la police l’indispensable structure consultative
qui, au contact des situations locales, fournit les éléments nécessaires
aux décisions des autorités compétentes. C’est toujours de la police
que relève la toute première mise en forme du réel : c’est au préfet de
police qu’il revient de dresser le tableau des manufactures soumises à
sa surveillance27. En somme, sans le travail préalable de la police,
aucun jugement technique sur la matière serait possible. Même le
rapport de la commission de chimie, repris par le décret de 1810, n’a
pu être rendu que sur la base des données fournies par le contrôle
policier. L’ordonnance du 14 janvier 1815 confirmera ce rôle
fondamental, en attribuant au directeur général de police du
département de la Seine les mêmes pouvoirs d’autorisation que la loi
de 1810 reconnaissait aux préfets et aux sous-préfets28. Et s’il n’est pas
habilité comme autorité « sanitaire », le préfet de police n’en
demeure pas moins gardien de la sûreté publique : à ce titre, il peut
prendre des mesures provisoires en matière de salubrité29.
La même logique hygiéniste autorise la police à intervenir dans un
autre domaine lié à l’industrialisation : celui des conditions de
logement des catégories les plus pauvres, de la classe ouvrière en
particulier. L’urbanisme sanitaire devient une source de conflit que
l’autorité administrative est appelée à gérer au nom de la
conservation du bon état physique de la population. L’objectif est de
« soumettre les constructions des habitations à des règlements
sanitaires, qui soient plus en rapport avec les connaissances acquises
sur l’influence que les habitations exercent sur la santé et la vie des
citoyens, et avec les besoins qui ressortent d’une grande
population30 ». Depuis le Moyen Âge, la police détenait le droit de
réglementer la façon de construire les habitations. Dans la droite
ligne de cette prérogative ancienne, les conseils de salubrité invitent
le législateur à prendre en charge la dimension non pas seulement
publique, mais également privée, de la salubrité. Les conditions de
logement de la population ouvrière exigent une réponse urgente et
adéquate. « Pourquoi – se demande le Conseil général de salubrité du
département du Nord en 1849 – les lois sont-elles impuissantes pour
défendre à un propriétaire de louer un lieu sombre, infect, où les
malheureux vont puiser, eux et leurs générations, les germes de
maladies qui les rendent plus malheureux encore ? » En 1848 encore,
le conseil parisien souhaite que l’Assemblée nationale décide « dans
quelles limites il conviendrait d’utiliser l’administration communale
pour intervenir dans la distribution intérieure des maisons31 ».
L’autorité administrative devrait donc être habilitée à pénétrer chez
les particuliers pour deux bonnes raisons : pour protéger l’intérêt
public qui, comme avec les ateliers, souffre de tout voisinage
insalubre ; et pour garantir l’intérêt privé du locataire à vivre dans
une maison suffisamment saine. Ce n’est pas seulement la règle du
précédent historique qui justifie l’immixtion de la police dans l’usage
des propriétés privées. Comme le rappelait déjà Domat, il existe aussi
un principe fondamental du droit civil, selon lequel le propriétaire
est tenu de ne pas nuire à autrui, aussi bien par sa propre action que
par l’usage des biens qui lui appartiennent, logements compris32. La
loi sur les logements insalubres est approuvée le 13 avril 1850 : une
commission instituée dans chaque commune devra adopter les
mesures nécessaires pour assainir les logements donnés en location,
et dont les conditions vont jusqu’à « porter atteinte à la vie et à la
santé de leurs habitants ». L’article 7 de la loi appelle l’intervention
de la police dans ce domaine crucial où l’intérêt social recouvre
l’intérêt privé. Le règlement des conflits éventuels entre propriétaires
et locataires n’est pas confié ici à l’autorité judiciaire mais à l’action
de la police, à cause de sa plus grande capacité de médiation : « En
vertu de la décision du conseil municipal ou de celle du conseil de
préfecture, en cas de recours, s’il a été reconnu que les causes
d’insalubrité sont dépendantes du fait du propriétaire ou de
l’usufruitier, l’autorité municipale lui enjoindra, par mesure d’ordre et
de police, d’exécuter les travaux jugés nécessaires33. »
La Commission des logements insalubres à Paris, dirigée par Mêlier
entre 1815 et 1859, publie une série de rapports qui donnent aux
conflits civils une solution conçue selon cette rationalité de police
introduite par l’article 7 de la loi de 1850. Avant l’entrée en vigueur
de cette loi, en effet, tout conflit opposant propriétaire et locataire sur
l’état de l’habitation ne pouvait être résolu qu’à l’aide de
l’article 1720 du Code civil, qui oblige le propriétaire à un entretien
adéquat des locaux pendant tout le temps de la location. Or la
Commission est intervenue plusieurs fois, sur la base de l’article 7 de
la nouvelle loi, en enjoignant au propriétaire d’éliminer les causes
d’insalubrité, épargnant ainsi au locataire un onéreux recours
juridique, seul moyen régulier d’obtenir du propriétaire qu’il
remplisse ses obligations civiles. En dehors des fins humanitaires et
d’une politique philanthropique en faveur des classes travailleuses34,
il faut souligner la parfaite logique policière selon laquelle intervient
ici la commission. Cette dernière est en effet l’organe compétent pour
adopter ces « mesures d’ordre et de police » que préconise la loi afin
d’assurer aux conflits, sans intervention du juge, un règlement
pragmatique, ce qui permet aussi de combler le vide normatif inscrit
dans les relations sociales. L’impact de la façon d’agir policière sur la
construction des rapports sociaux et sur la mise en place des intérêts
matériels est évident. Cette action recoupe ici les formes
traditionnelles de la garantie judiciaire (dans l’espèce prévue par l’art.
1720 du Code civil) tout en assumant un programme de
gouvernement centré sur la sauvegarde de la santé et de la vie.

Qu’est-ce que la mesure de la police ?


Le texte de loi de 1850 sur les logements insalubres contient un
syntagme dont l’emploi séculier nous le rend presque anodin :
« mesure de police ». Mais en quoi consiste finalement cette mesure
de la police qu’on a évoquée à plusieurs reprises tout au long de ce
livre ?
Le rapport de proximité entre « police » et « mesure » a depuis
longtemps suscité l’intérêt des juristes. La théorie allemande du droit
public s’est interrogée sur ce problème dès la fin du XIXe siècle35. La
sociologie juridique contemporaine se penche elle aussi volontiers sur
cette question36. En effet, la rationalité des méthodes policières se
traduit en typologies distinctes d’interventions normatives, en raison
des objets à réglementer. L’idée de mesure, on l’a vu, revient sans
cesse lorsqu’on envisage la capacité de la police à réduire la distance
entre l’ordre juridique d’une part, et les choses, les personnes et les
actions, de l’autre. La notion moderne de loi juridique issue de la
Révolution considère le « devoir-être » de manière générale et
abstraite. Selon Hans Kelsen, l’État n’est qu’une construction de
normes, c’est-à-dire un ensemble de prévisions hypothétiques de faits
et de comportements, dont l’avènement entraîne certaines
conséquences obligatoires. Le concept de droit est ainsi soumis à
l’hégémonie de l’idée de norme.
L’histoire moderne de la mesure de police s’est précisée par rapport
à ces deux événements capitaux du droit postrévolutionnaire :
l’absence de contenus prédéterminés dans le schéma normatif et la
réduction du droit au modèle de la norme. Sur le premier point, la
mesure de police a offert un instrument pour régler les situations
particulières correspondant à la prévision abstraite de la loi. Qu’elle
intervienne sur délégation expresse et détaillée du pouvoir législatif
ou qu’elle procède en toute autonomie à l’intérieur de compétences
légalement reconnues, la mesure de police prolonge la loi dans le
social et reste toujours en conformité avec l’ordre juridique en
vigueur. En ce sens, elle s’intègre dans la théorie du règlement
comme source secondaire de droit, puisque son but est de réaliser la
plus grande adhésion des normes à leurs objets. Comme le rappelle
Hauriou, « la loi dispose toujours par voie de mesures très générales ;
cela tient à ce qu’elle est faite pour un grand territoire et pour une
longue durée ; il faut que la règle qu’elle pose soit, autant que
possible, indépendante des circonstances de lieu et de temps. Mais
alors, pour un lieu donné et une époque donnée, il est nécessaire de
la compléter par des mesures de détail, qui par rapport à elle seront
transitoires37 ».
Quant au second événement – l’interprétation du droit selon le
modèle de la norme –, la mesure de police a été l’expression d’un
droit révolutionnaire en action, comme ce fut le cas pendant la
Convention jacobine. Face à l’imprévisibilité de l’urgence et de l’état
de nécessité, la mesure est l’antidote ponctuel qui annule l’idée
même de durée du droit. Même un esprit aussi libertaire que
Mirabeau est prêt à reconnaître alors la vertu des mesures de police :
« Je soutiendrai toujours qu’il est insensé de croire que notre police &
notre lettres de cachet soient essentiellement nécessaires à la société.
Pour ce qui est des circonstances subites & heureusement si rares, où
il faut se mettre au-dessus des formes, afin de remédier à un très
grand mal, ou d’en éviter les suites, personne ne doute qu’elles ne
forment une exception. Quand la chose publique est menacée de
destruction, il s’agit de sauver l’état, & non pas l’autorité des lois qui
périraient avec lui. On doit mettre volontiers à l’écart, en faveur de la
liberté, des maximes qui n’ont été établies que pour la conserver,
lorsqu’elles se trouvent insuffisantes. […] Lorsque la nécessité est
réelle, elle est par cela même évidente & anéantit toute autre
considération38. »
Du modèle de la dictature dans la Rome républicaine jusqu’au
deuxième alinéa de l’article 48 de la constitution de Weimar (1919),
la « mesure » a toujours été l’instrument d’une juridicité autre, sans
aucune correspondance avec les prévisions générales et imposé par la
contrainte des circonstances. La mesure de police est ici l’exception
qui constitue le droit en période de crise mais au nom de l’intérêt
général. La conclusion de Latournerie, commissaire du gouvernement
au Conseil d’État en 1931, exprime fort bien ce concept : « S’il est de
règle que, dans le cas d’urgence ou de nécessité, les pouvoirs de police
reçoivent plus d’extension, il faut admettre aussi que, dans les mêmes
cas, les devoirs des autorités de police, ainsi que leurs responsabilités,
s’accroissent dans la même mesure39. » Le juriste Carl Schmitt a été le
grand théoricien de la mesure comme instrument de l’État
d’exception. D’après lui, la mesure est un critère normatif opposé à la
régularité de la loi. Elle fonde la juridicité précisément parce qu’elle
instaure l’exception imposée par l’urgence de la situation40. Le droit
de police s’exprimant par mesures (Maßnahmen), il est donc
entièrement conditionné par le mouvement de l’histoire. Marx lui-
même, par ailleurs, se référant à la censure de la presse comme à la
règle de police par excellence, avait déjà saisi sa particularité dans le
fait qu’elle « n’a pas de mesure en soi41 », mais la trouve toujours en
dehors de son dispositif même. La mesure de police ne saurait être
alors une fin en soi, car elle n’est pas fondée a priori sur un principe
raisonnable. Sa caractéristique saillante réside précisément dans
l’autonomie de tout ordre préétabli, sa force juridique étant
originairement constitutive.
En plus de ces deux lectures classiques de la mesure de police, l’une
intégrée au système juridique existant, l’autre, au contraire, extérieure
et en rupture radicale avec ce système, un troisième type se dégage.
Ce dernier modèle ne se réduit pas à l’opposition du légal et de
l’illégal et se situe précisément sur cette frontière irréductible aux
critères de la norme et de l’exception, de la conformité et de la
suspension de l’ordre en vigueur. Dans cette zone que ne qualifient ni
l’énoncé positif de la loi, ni le fait négatif de l’exception, la mesure de police
exprime probablement sa caractéristique juridique la plus intéressante. Elle
crée un droit qui lui appartient entièrement en tant que fruit d’une synthèse
conjoncturelle entre une situation donnée et sa modification possible. La
médiation entre fait et règle exige en effet un lien artificiel, à savoir
une opération relativement discrétionnaire qui prescrit ou interdit
quelque chose. Dans ce lieu non défini qu’est le point de rencontre
entre la souveraineté de la loi et le désordre des choses, la mesure de
police s’impose comme un vecteur autonome de régularité. Là où
s’arrête l’imagination des juristes – presque toujours obligée de
reconnaître que le pouvoir de police échappe à la domination
complète de la loi –, se manifeste l’« anomalie » de cette mesure, avec
sa capacité à mettre en forme l’expérience de la vie quotidienne. En
ce sens, le droit de police a un caractère initial.
La matière de la salubrité nous offre toujours l’occasion d’apprécier
une application significative de la « mesure » policière, qui devient
une source autonome de normativité sans nier les postulats généraux
de la loi et sans s’inscrire non plus entièrement dans sa logique.
Prenons l’exemple des Conseils de salubrité : comme émanation des
structures policières, il en reproduit aussi les logiques d’intervention.
Le médecin et légiste Tardieu décrit ainsi le double registre où se
déploie l’activité de ces établissements : « D’une part, ils sont saisis
près de l’administration près de laquelle ils sont placés de questions
spéciales et urgentes qui réclament une prompte solution, et qui
forment en quelque sorte les affaires courantes ; d’une autre part ils
ont pour le fait même de leur constitution à s’occuper d’une manière
continue de certains travaux déterminés ; d’un intérêt plus général
qu’ils doivent poursuivre sans relâche42. » Parmi les matières
d’intervention du Conseil de salubrité, la référence à la situation
d’urgence causée le plus souvent par les épidémies de choléra (1832,
1849 et 1854) est un motif constant dans la législation ainsi que dans
la littérature médico-légale. Au XVIIIe siècle la même situation
d’instabilité éclatait à l’occasion des disettes, de sorte qu’on peut
constater une espèce d’imprévisibilité méthodique que l’action
policière doit affronter. En d’autres termes, la contingence historique
relève en même temps de l’exception et de la normalité et permet la
modulation des stratégies gouvernementales du pouvoir public. On
voit alors se confirmer une constante historique de la police : sa
capacité d’adaptation réactive aux urgences de la réalité, selon la
technique typiquement médicale de l’antidote, du remède contre
l’état de morbidité (aussi bien concret que figuré).
Mais, en retour, se profile aussi la possibilité pour cette pratique de
dégager un nouveau domaine d’investissement grâce à des
techniques réglementaires. Celles-ci, au-delà du cas spécifique,
deviennent les formes habituelles de gestion de l’existant, la pratique
normalisée vis-à-vis des événements. La loi du 13 avril 1850 sur les
logements insalubres offre un exemple de ce modus operandi, lorsque
la mesure de police est évoquée comme instrument de composition
entre les intérêts différents : d’un côté, la propriété privée et la
faiblesse économique comme raisons des particuliers ; de l’autre, la
protection de la vie et de la santé comme enjeux publics. À partir de
cette mesure par laquelle l’autorité municipale enjoint aux
propriétaires l’assainissement des logements, on voit apparaître une
autre dimension de l’intervention policière. Il ne s’agit pas là d’un
simple mécanisme de délégation de pouvoir transféré par la loi aux
règlements administratifs. On voit s’élaborer plutôt, à travers ce relais
conjoncturel qu’assure le dispositif de police, un genre différent de
normativité. Tout en comblant les intermittences du droit, la police
« mesure » la réalité d’une manière qui n’est pas simplement
constative mais constitutive. Grâce à cette intervention, une création
nouvelle a lieu, selon des critères totalement intrinsèques à la
rationalité policière : le pouvoir constituant de cette mesure échappe
en fait à la cohérence d’une architecture juridique pyramidale selon
le modèle conçu par Hans Kelsen43, tout en se démarquant aussi de
l’idée de rupture envisagée par Schmitt. Sous l’égide de la mesure de
police se manifeste alors une certaine perméabilité du droit à
l’imprévisibilité des faits, ce qui implique une réarticulation du social
sur le juridique dans une zone qui ne relève d’aucun de ces deux
domaines. C’est précisément dans cet espace non qualifié que se
produit une synthèse normative inédite. Contrairement à sa
réputation de moyen d’interdiction, la mesure de police contribue
alors à décaler les frontières de clôture du droit, de sorte que la
perception même du « normal » devient plus floue. Cette
imperceptibilité du normal tient à la spécificité de la mesure
policière, c’est-à-dire à son principe d’indétermination historique et
par conséquent à sa grande capacité d’adaptation à la réalité. Comme
la « règle lesbienne44 » d’Aristote, qui ne reste pas rigide mais prend la
forme de la pierre à laquelle elle s’applique, la mesure de police est le
signe somme toute redoutable de l’art de gouverner ainsi que
l’ancêtre inavouable de ce droit « souple » qui caractérise notre
présent.

1 Cf. L.-A. MACAREL, Cours de droit administratif, 4 vol., Thorel, Paris, 1844-1846. L’auteur
consacre le quatrième volume à la redéfinition du rapport entre administration et industrie
agricole, manufacturière et commerciale, selon les principes de la liberté du travail et de la
garantie des produits.
2 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., XII, p. 250 et sq.
3 H. RAISSON, Histoire de la police, Lavasseur, Paris, 1844, p. 212. Pour une histoire des
préfets parisiens, J. TULARD, La Préfecture de police sous la monarchie de juillet, Imprimerie
municipale, Paris, 1964 ; J. RIGOTARD, La Police de Napoléon. La préfecture de police,
Tallandier, Paris, 1990.
4 Cf. A. FRITOT, Science du publiciste, ou traité des principes élémentaires du droit considéré
dans ses principales divisions, 11 vol., Bossange, Paris, 1820-1823, IX, p. 281 ; J. M. DE
GÉRANDO, Instituts du droit administratif français, 5 vol., Nèves, Paris, 1829-1836, I, p. 46 et
sq.
5 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 120.
6 Recueil général des lois et des arrêts, en matière civile, criminelle, commerciale et de droit public,
par Sirey et De Villeneuve, Cour de Harlay, Paris, 1817, XXVI, 1, p. 117.
7 Cf. par exemple A.-G. DAUBANTON, Principes, objets et motifs généraux de la police extraits
des ordonnances et règlements, et des meilleurs auteurs qui en ont écrit, Testu, Paris, an XIII
(1805).
8 A. TRÉBUCHET, article introductif au Bulletin administratif et judiciaire de la préfecture de
police et de la ville de Paris, 1er janvier 1835, p. 2.
9 Cf. la loi du 21 septembre 1791, J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 343.
10 J. B. MONFALCON, A. P. I. DE POLINIÈRE, Traité de la salubrité dans les grandes villes,
Baillière, Paris, 1846, p. 20.
11 Recueil général des lois et des arrêts, cit., XXII, 1, p. 50.
12 F. LAFERRIÈRE, Cours de droit public et administratif (1839), Joubert, Paris, 1841-1846,
p. 293.
13 Cf. Nouveau Dictionnaire de police, 2 vol., éd. par Élouin, Trébuchet et Labat, Bechet,
Paris, 1835, I, p. CXXIX.
14 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., XLVIII, p. 703.
15 Sur l’identification typiquement capitaliste entre qualité de la vie et capacité
productive, L. J. JORDANOVA, « Policing Public Health in France 1780-1815 », dans T.
Ogawa (dir.), Public Health, Saikon, Tokio, 1981, p. 26-28.
16 Cf. les déclarations du 1er mars 1727 et du 24 juillet 1769, J. PEUCHET, Collection des
lois…, op. cit., III, p. 390 et VIII, p. 230.
17 Rapports généraux sur la salubrité publique rédigés par les conseils ou les administrations,
publiés par V. de Moléon, Bureau du recueil industriel, Paris, 1843, II, p. 42 (rapport n.
26 pour l’année 1827).
18 Cf. supra p 51. Sur les analyses topographiques et statistiques qui doivent être dressées
par les nouveaux conseils, A. TARDIEU, Dictionnaire d’hygiène publique et de salubrité (1852-
1854), 4 vol., Baillière, Paris, 1862, voir « Conseil d’hygiène publique et de salubrité », I,
p. 604.
19 L.-A. MACAREL, Cours de droit administratif, op. cit., II, p. 263.
20 Affaire Sylvand rappelé par L. A. MACAREL, Recueil des arrêts du Conseil ou ordonnances
royales…, Bavoux, Paris, 1821, p. 219.
21 J. B. MONFALCON, A. P. I. DE POLINIÈRE, Traité de la salubrité, op. cit., p. 21.
22 À ce sujet, voir la casuistique rassemblée par L.-A. MACAREL, Législation et jurisprudence
des ateliers dangereux, insalubres et incommodes, Roret, Paris, 1828, p. 77 et sq.
23 Extrait des registres de la classe des Sciences physiques et mathématiques de l’Institut,
26 frimaire an XII (18 décembre 1803). L.-A. MACAREL, Législation et jurisprudence, op. cit.,
p. 9.
24 Ibid., p. 16.
25 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., XVII, p. 179 et sq.
26 Cf. B. P. LÉCUYER, « L’hygiène en France avant Pasteur 1750-1850 », dans C.
SALOMON-BAYET, Pasteur et la révolution pastorienne, Payot, Paris, 1986, p. 90.
27 L.-A. MACAREL, Législation et jurisprudence, op. cit., p. 22.
28 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., XIX, p. 316. Le problème acquiert une
importance croissante dans l’optique du gouvernement étatique. Cela est prouvé par un arrêt
de la Cour de cassation du 1er juin 1855 qui confirmera que la police des établissements
insalubres n’incombe pas aux organes municipaux, mais aux autorités administratives
supérieures, à savoir les préfets (voir affaire Coquelle, dans Dalloz, Jurisprudence générale,
recueil périodique et critique de jurisprudence, de législation et de doctrine…, Bureau de la
jurisprudence générale, Paris, 1855, p. 300).
29 V.L. M. DE CORMENIN, Droit administratif, Thorel & Pagnerre, Paris, 1840, p. 257, n 3.
30 Rapports généraux sur la salubrité publique, cit., II, p. 48. Sur le danger médical représenté
par la population urbaine au XIXe siècle, M. FOUCAULT, « La naissance de la médecine
sociale », dans Dits et écrits, op. cit., III, p. 223 et sq.
31 A. TARDIEU, Dictionnaire d’hygiène et de salubrité publique, op. cit., voir « Habitations »,
II, p. 398.
32 Ibid., p. 396-397.
33 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., D, p. 131. Nous soulignons.
34 Selon J.-M. DE GÉRANDO, Traité de la bienfaisance publique, Renouard, Paris, 1839, II,
p. 337, « il est bien que l’homme du travail au milieu de ses fatigues goûte quelque sérénité
d’esprit et cette disposition dépend beaucoup de l’aspect que lui offre son habitation et les
impressions qu’il en reçoit ». Pour comprendre comment le thème de l’hygiène unit les
questions des établissements insalubres, des maladies professionnelles et des sociétés de
secours mutuel, cf. PARENT-DUCHATELET et D’ARCET, « Mémoire sur les véritables
influences que le tabac peut avoir sur la santé des ouvriers occupés aux différentes
préparations qu’on lui fait subir », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1, 1829,
p. 169-227.
35 Cf. W. JELLINEK, Gesetz, Gesetzanwendung und Zweckmässigkeiterwägung, Mohr,
Tübingen, 1913, p. 201 et sq. ; C. SCHMITT, La Dictature, op. cit. ; K. HUBER, Maßnahmegesetz
und Rechtsgesetz. Eine Studie zum rechtsstaatlichen Gesetzesbegriff, Duncker & Humblot, Berlin,
1963.
36 Cf. M. WINTER, « Die Polizei – autonomerAkteur oder Herrschaftsinstrument ? »,
Zeitschrift für Rechtssoziologie, 2, 1998, p. 163-186.
37 M. HAURIOU, Précis de droit administratif, Larose, Paris, 1893, p. 63.
38 G. H. DE RIQUETI c. de MIRABEAU, Des lettres de cachet et des prisons d’État (1778),
Hambourg, 1782 (posthume), p. 236-237.
39 Rappelé par P-L. FRIER, L’Urgence, LGDJ, Paris, 1987, p. 15.
40 Cf. C. SCHMITT, « Die Diktatur des Reichspraesidenten nach Artikel 48 der Weimarer
Verfassung », dans Die Diktatur, op. cit., p. 248. Sur cette question, G. AGAMBEN, État
d’exception, Seuil, Paris, 2003.
41 K. MARX, « Die Verhandlungen des 6. rheinischen Landtags », dans K. MARX, F.
ENGELS, Werke, Dietz, Berlin, 1988, I, p. 59 et 60. La version française traduit Maß par
« norme », tout en négligeant cette idée de mesure qui s’oppose précisément à la rationalité
de la loi. Cf. « Les délibérations de la sixième Diète Rhénane », dans Œuvres, III (Philosophie),
Gallimard, Paris, 1982, p. 176.
42 A. TARDIEU, Dictionnaire d’hygiène et de salubrité publique, op. cit., I, p. 605.
43 Cf. Reine Rechtslehre (1934, 2e éd. 1960), tr. fr. Théorie pure du droit, LGDJ, Paris, 1999.
44 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, 1137b, 30.
Index

ABEILLE Louis Paul, 102


ACHENWALL Gottfried, 52
ADELUNG Johann C., 268
AGAMBEN Giorgio, 279, 299
AGUESSEAU Henri d’, 53, 57, 131, 235
ALLARDE Pierre-Gilbert Le Roi baron d’, 119, 120
ARGENSON Marc René de Voyer de Paulmy d’, 46, 48, 55, 67, 98, 237,
245, 272
ARGENSON René-Louis de Voyer, marquis d’, 87
ARISTOTE, 21, 43, 154, 253, 301
ARNOLD Eric A. Jr., 191, 227
AUBENQUE Pierre, 43
AUDREN Frédéric, 19
AUGUSTE César Octavien, 144
AUGUSTE-FERDINAND (prince de Prusse), 98
AULARD François-Alphonse, 230
BACO DE LA CHAPELLE René Gaston, 206
BACQUET Jean, 24, 29, 33, 46
BADINTER Robert, 213
BAILLY Jean Sylvain, 191, 210
BAKER Keith Michael, 111, 124
BALDWIN John W., 79
BALZAC Honoré de, 17
BARBAROUX Charles, 77
BARBEY Jean, 43
BARTHÉLEMY Dominique, 24
BASDEVANT GAUDEMET Brigitte, 32
BAUDEAU Nicolas, 93, 157
BEAUD Olivier, 34
BEAUMETZ Bon-Albert Briois de, 207
BECQUEY François-Louis, 219
BENJAMIN Walter, 196, 208
BENTHAM Jeremy, 86, 142, 213
BENVENISTE Émile, 58
BERG Georg Heinrich von, 280, 283
BERGIUS Johann Heinrich Ludwig, 258, 264
BERLIER Jean-Marc, 94
BERTIN Henri Leonard Jean-Baptiste, 88
BESNIER Robert, 157
BESTA Enrico, 146
BIELFELD Jacob Friedrich baron de, 75, 94, 98
BIGOT DE SAINTE-CROIX Louis-Claude, 115
BIRN Raymond, 133
BLACK Antony, 111
BLANCO Luigi, 37, 55
BLAUERT Andreas, 83
BOBBIO Norberto, 210
BÖCKENFÖRDE Ernst-Wolfgang, 268
BÖDEKER Hans Erich, 148, 255
BODIN Jean, 21, 34, 38, 59, 150, 252
BOILEAU Étienne, 22, 108
BOISGUILBERT Pierre le Pesant de, 71
BONIFACE VIII (pape), 145
BONNAISSIEUX P., 45
BORDES Christian, 77
BORETIUS Alfred, 35
BORRELLI Gianfranco, 38, 43, 154, 278
BORRELLI Giovan Battista, 38, 43, 154, 278
BORRELLI DE SERRES Léon Louis, 154
BOSSUET Jacques Bénigne, 47
BOTERO Giovanni, 39, 40, 42
BOULAINVILLIERS Henri comte de, 160, 253
BOULET-SAUTEL Marguerite, 20, 54, 157
BOULLONGNE Jean de, 113
BOURDIEU Pierre, 124
BOURGEON Jean-Louis, 110, 120
BOUTILLIER Jean, 21
BRAUDEL Ferdinand, 75, 78
BRIAN Eric, 52, 160
BRISSOT DE WARVILLE Jacques-Pierre, 217
BRU Bernard, 52
BRUNNER Otto, 26, 154, 253
BULST Neithard, 37, 190
BURDEAU François, 150
BURKE Edmund, 89
BÛTEL-DUMONT Georges Marie, 92
CADET de Gassicourt Charles-Louis, 291
CALONNE Charles-Alexandre de, 158
CALVIN Jean, 148
CASAREGIS Giuseppe Maria Lorenzo, 118
CENSER Jack Richard, 124
CÉSAR Jules, 144
CHAPTAL Jean-Antoine, 294
CHARLES IX (roi de France), 35, 154
CHARLES V (roi de France), 22, 24, 25, 28, 43, 48
CHARLES VI (roi de France), 22, 24, 25, 28, 48
CHARLES VIII (roi de France), 24, 48
CHARRON Pierre, 43, 44
CHARTIER Roger, 58, 73, 123, 133, 135
CHASLES Pierre-Jacques-Michel, 230
CHOPPIN René, 31
CICÉRON, 144, 145
CLAPMAR Arnold, 44
CLÉMENT Pierre, 53, 96, 128
CLIQUOT DE BLERVACHE Simone, 91, 92, 114, 115
COLBERT Jean-Baptiste, 42, 45, 53, 54, 55, 57, 68, 110, 114, 116, 120,
128, 177, 265
COLOMBO Paolo, 191, 220
CONAN DOYLE Arthur, 118
CONDILLAC Étienne Bonnot de, 81, 179
CONDORCET Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat marquis de, 12, 52,
104, 105, 106, 107, 196, 202, 312
CONDORELLI Orazio, 145
CONRING Herman, 52, 253
CONZE Werner, 26
COORNAERT Émile, 108
COQUELIN Charles, 73, 74
COQUILLE Guy, 148
CORMENIN Louis-Marie de, 295
CORRADINI Domenico, 118
COSTA Pietro, 146, 147
COUTHON Georges, 228
CREMER Albert, 149, 152, 173
CRÉPEL Pierre, 52
CROUZET Denis, 37
CRUCÉ Emmerich, 40
CUVIER Georges, 294
DAMKOWSKI Wulf, 148
DANGUEL Plumard de, 92
DARJES Joachim Georg, 256, 257, 258, 259, 275, 281, 282
DARNTON Robert, 96, 133
DAUBANTON Antoine-Grégoire, 289
DE FELICE Francesco Placido Bartolomeo, 74
DELAMARE Nicolas, 8, 17, 45, 46, 57, 67, 73, 96, 99, 126, 170, 173, 182,
209, 234, 245, 252, 255, 271, 272, 273, 280, 281, 287, 289
DELAUNAY Joseph, 234
DELMAS Bernard, 264
DELON Michel, 48
DEMALS Thierry, 264
DEMAN Thomas, 43
DÉMEUNIER Jean Nicolas, 176, 194, 195, 201, 214
DENYS Catherine, 54
DEPPING George Bernard, 22
DESCIMON Robert, 31, 32, 37, 55
DÉSERT Gabriel, 35
DESMARQUETS Charles, 109
DETEIX Geneviève, 24
DEWERPE Alain, 94, 119
DIAZ Furio, 92
DIDEROT Denis, 52, 141, 142
DINGES Martin, 83
DINI Vittorio, 43
DIPPEL Horst, 210
DODUN Charles-Gaspard, 51
DOHM Christian Wilhelm, 266
DOMAT Jean, 23, 27, 77, 78, 110, 116, 151, 152, 153, 296
DOULCET Gustave, 237
DUBOIS Louis-Nicolas-Pierre-Joseph, 291
DUCHESNE (lieutenant de police de Vitry le François), 67, 281
DUMOLARD Joseph Vincent, 234
DUPÂQUIER Jacques, 51, 52
DUPONT DE NEMOURS Pierre Samuel, 91, 164, 264, 274
DUPORT Adrien, 202, 203, 204, 205, 206, 207, 208, 209, 215
DURAND Bertrand, 20, 58, 190
EGRET Jean, 103, 158, 165
EIDOUS Marc-Antoine, 274
ELIAS Norbert, 58
ÉLOUIN, 291
EMSLEY Clive, 210
ENGELS Friedrich, 299
FARGE Arlette, 9, 17, 56, 83, 127, 190, 279
FAWTIER Robert, 156
FENELON François de Salignac de la Mothe, 253
FERRAJOLI Luigi, 131, 202, 211
FERRIÈRE Claude Joseph de, 162
FIOROT Dino, 92
FISCHER Friedrich Christoph Jonathan, 83, 268
FLAMMERMONT JULES, 54
FLAUBERT Gustave, 20
FLEURY Claude de, 51, 58, 59
FONTENELLE Le Bouyer Bernard de, 56, 237, 245
FONTANON Antoine de, 30, 35
FONTIUS Martin, 99
FORBONNAIS François-Louis Véron de, 92
FOUCAULT Michel, 11, 17, 47, 49, 59, 81, 83, 91, 95, 102, 124, 279, 295
FOUCHÉ Joseph, 68, 119, 191, 227, 235
FRANÇOIS Ier (roi de France), 24, 30, 126, 154
FRANK Johannes Peter, 259
FRÉDÉRIC II ou FRÉDÉRIC LE GRAND (roi de Prusse), 98
FRÉTEAU DE SAINT-JUST Emmanuel-Marie-Michel-Philippe, 207
FREUND Julien, 41
FRIEDRICH Karl, (margrave de Baden), 264
FRIER Pierre-Laurent, 299
FRITOT Albert, 289
FUNCK-BRENTANO Théophile, 21
FURETIÈRE Antoine, 26, 58, 149, 150
FÜRSTENAU Karl Gottfried, 264
FUSCO Sandro Angelo, 144
GABORIAU Émile, 118
GAGÉ Jean, 144
GALIANI Ferdinando, 96
GAZIER Augustin, 61
GENET Jean-Philippe, 190
GÉNISSIEUX Jean-Joseph-Victor, 234, 235
GENSONNÉ Armand, 216, 217, 219, 222, 224, 225, 232
GÉRANDO Joseph Marie baron de, 289, 296
GEREMEK Bronislaw, 35
GIERKE Otto von, 110
GILLE Bertrand, 52
GINZBURG Carlo, 118
GIRARD Gabriel, 155, 156, 171
GNEIST Rudolf von, 281
GODEFROY Frédéric, 21, 147, 148
GOETHE Johannes Wolfgang, 125
GOHIER Louis-Jérôme, 224
GOLDSCHMIDT James, 190, 213
GOUDAR Ange, 102
GOURNAY Vincent de, 92
GRATIEN, 146, 147
GRAUNT John, 52
GUENIFFEY Patrice, 201
GUERY Alain, 37
GUGLIELMI Gilles J., 181
GUIBERT Jacques Antoine Hippolyte, 195
GUICHARD Auguste-Charles, 242, 243
GUILLAUMIN Urbain Gilbert, 73, 74
GUYOT Pierre Jean-Jacques Guillaume, 17, 163, 164, 165, 166
GUYTON DE MORVEAU Louis-Bernard, 294
HABERMAS Jürgen, 141
HACKING Ian, 52
HANLEY Sarah, 32
HARDY Antoine-François, 237
HARLAY Achille de, 98
HAROUEL Jean-Louis, 77
HÄRTER Karl, 254
HARTUNG Fritz, 257, 259
HATTENHAUER Hans, 258
HAURIOU Maurice, 298
HEGEL Georg Friedrich Wilhelm, 13, 131, 177, 217, 257
HEIDEGGER Martin, 177
HELMHOLZ Richard, 100
HENRI DE SOUSE (HOSTIENSIS), 147
HENRI II (roi de France), 30, 32, 35, 111
HENRI III (roi de France), 111
HENRI IV (roi de France), 36, 48, 61, 111
HENSCHEL Bernhard, 99
HÉRAULT DE SÉCHELLES Marie-Jean, 219, 225, 232, 240
HERBERT J. Claude Jacques, 86, 87
HERESBACH Conrad, 253
HESPANHA Antonio Manuel, 145
HEUMANN Johann, 282
HINTZE Otto, 150, 257, 258
HOOCK Jochen, 190
HÔPITAL Michel de l’, 32, 49, 154
HUBER Konrad, 297
HUGUET Edmond, 148
HUMBOLDT Wilhelm von, 283
HUME David, 99
ISAMBERT François-André, 21, 22, 23, 24, 25, 28, 29, 30, 32, 33, 35, 36,
45, 47, 48, 49, 50, 54, 56, 68, 85, 91, 96, 97, 100, 109, 111, 113, 114,
116, 117, 119, 125, 126, 127, 135, 151, 154, 156, 157, 164, 166, 173,
189, 190
JEAN D’ANDRÉ, 145
JEBENS A.W., 285
JELLINEK Walter, 297
JOLY DE FLEURY Jean-Omer, 88, 96, 101, 113
JORDANOVA Ludmilla J., 291
Jousse, 50, 173
JOUSSE Daniel, 50, 173
JULIA Dominique, 258
JUNG-STILLING Johann Heinrich, 283
JUSTI Joachim Heinrich Gottlob von, 259, 266, 267, 268, 269, 270,
271, 272, 273, 274, 275, 276, 277, 278, 279, 280
JUSTINIEN, 117
KANT Immanuel, 17, 91, 124, 180, 283
KANTOROWICZ Ernst, 29, 34, 42, 44, 146
KAPLAN Steven Laurence, 17, 69, 70, 82, 88, 96, 108, 115, 120
KELSEN Hans, 297, 300
KERLEROUX Gabrielle, 19
KLIPPEL Diethelm, 264, 265
KNEMEYER Franz Ludwig, 26, 284
KONVITZ Josef E., 55
KOSELLECK Reinhart, 11, 12, 13, 26, 124, 251
KRAUSS Victor, 35
KRYNEN Jacques, 29, 43
LA MOTHE LE VAYER François, 253
LA POIX DE FRÉMINVILLE Edme de, 67, 281
LA REYNIE Nicolas de, 46, 110, 128
LABAT Eugène, 291
LABORIER Pascale, 252
LACASSAGNE Alexandre, 118
LACROIX Sigismond, 192
LAFERRIÈRE Firmin, 290
LARRÈRE Catherine, 69, 78
LARRIEU Louis, 197
LASCOUMES Pierre, 213
LATOURNERIE Jean, 298
LAURENT Émile, 187, 192
LAVAL Christian, 142
LAVERDY Clément François de, 88
LAW John, 34, 75
LAZZERI Christian, 38, 43
LE BRAS Gabriel, 181
LE BRET Cardin, 46
LE BRUN Jacques, 47
LE CHAPELIER Isaac-René Guy, 108, 120
LE CLER DU BRILLET, 8, 273
LE GOFF Jacques, 11
LE MAÎTRE Alexandre, 54
LE TROSNE Guillaume François, 76
LÉCUYER Bernard-Pierre, 294
LEGENDRE Pierre, 16, 31, 146, 176, 181, 182, 274
LEIBNIZ Gottfried Wilhelm, 260
LEMAIRE André, 61, 111
LEMAIRE Jean-Baptiste, 61, 111
LENOIR Jean Charles Pierre, 96, 243, 244, 245, 246
LÉOPOLD II DE HABSBOURG (grand-duc deToscane), 161
LEPETIT Bernard, 51
LEROY DE MONTÉCLY, 115
L’HEUILLET Hélène, 73
LIMODIN Charles Louis, 220
LINGUET Simon Henri Nicolas, 111
LIPSE Juste, 43
LOCARD Edmond, 118
LOCKE John, 113
LORGNIER Jacques, 197
LOSANO Mario G., 179
LOT Ferdinand, 156
LOUIS XII (roi de France), 29
LOUIS XIV (roi de France), 56, 96, 128, 151
LOUIS XV (roi de France), 17, 68, 69, 70, 103, 128, 129, 156, 158, 159,
165
LOUIS XVI (roi de France), 103, 128, 129, 156, 158, 159, 165
LOYSEAU Charles, 31, 32, 33, 34, 35, 38, 46, 58, 189
LUHMANN Niklas, 142
MACAREL Louis-Antoine., 287, 290, 292, 293, 295
MACHAULT D’ARNOUVILLE Jean-Baptiste, 55
MACHIAVEL Niccolò, 39, 171, 196
MADIER H. DE MONTJAU Noël-Joseph, 234
MAGNIN Étienne, 145
MAIER Hans, 252, 253, 254, 267
MALESHERBES Charles Guillaume de Lamoignon de, 128, 129, 130, 131,
132, 133, 134, 135, 136, 137, 143, 153, 182, 312
MALETTKE Klaus, 271
MALOUET Pierre Victor, 199
MANGIO Carlo, 278
MANNORI Luca, 190
MANUEL Pierre, 127, 136
MARION Marcel, 126
MAROCCO STUARDI Donatella, 21
MARTIN Henri-Jean, 108, 120, 126, 127, 128
MARTIN SAINT-LÉON Étienne, 108, 120
MARX Karl, 4, 74, 105, 137, 299
MAUPEOU René Nicolas de, 166
MAUZI Robert, 45
MAVIDAL Jules, 187, 192
MÉCHOULAN Henri, 37
MEINECKE Friedrich, 38, 39
MÊLIER François, 296
MELON Jean-François, 272
MERCIER DE LA RIVIÈRE Pierre Paul François Joachim Henri, 92, 96
MERCIER Louis-Sébastien, 13, 92, 96
MESSAN (membre du Conseil des Cinq Cents), 235, 236
MESTRE Achille, 181
MESTRE Jean-Louis, 20, 21, 33, 147, 166, 181
MEY Claude, 163
MEYER Otto, 118
MEYER Rudolf, 118
MEYEREN Wilhelm von, 285
MEYSSONNIER Simone, 71
MICHEL Pierre, 32, 52, 58, 81, 83
MICHELET Jules, 95
MIGLIO Gianfranco, 255
MILLOT Claude-François-Xavier, 56, 99
MILLOT Vincent, 56, 99
MINARD Philippe, 114
MIRABEAU Honoré Gabriel de Riqueti comte de, 68, 194, 210, 298
MIRABEAU Victor de Riqueti de, 62
MOCHI ONORY Sergio, 147
MOHEAU Jean-Baptiste, 52
MOHL Robert von, 252
MOHNHAUPT Heinz, 268
MOLÉON Jean-Gabriel-Victor de, 292
MONFALCON Jean-Baptiste, 290, 292
MONTCHRÉTIEN Antoine de, 21, 40, 41, 42, 61, 62, 69, 149, 154, 258
MONTESQUIEU Charles Louis de Secondant baron de, 58, 59, 60, 61,
160, 169, 172, 190, 248, 270, 271, 273, 274
MONTESQUIOU Anne-Pierre, 164
MONTLOSIER François-Dominique, 199, 200
MONTYON Auget de, 159
MORELLET André, 70, 73, 96, 136, 140, 141, 142, 159, 162
MOUSNIER Roland, 54, 152
MUHLACK Ulrich, 264
MURPHY Antoine, 92
NAPOLI Paolo, 20
NAUDÉ Gabriel, 41, 42, 45
NECKER Jacques, 70, 88, 103, 104, 141, 142, 156, 157, 158, 161, 164,
165, 166, 169, 177, 228, 312
NETTELBLADT Daniel, 256
NIETZSCHE Friedrich, 177
NORA Pierre, 11
OBRECHT Georg, 252, 253, 258
OESTREICH Gerhard, 43, 100
OGAWA Teizo, 291
OGRIS Werner, 125
OLDENDORP Johannes, 253
OLIVIER-MARTIN François, 110
ORDING Arne, 227
ORESME Nicolas, 21, 26, 148
ORRY Philibert, 51
OSBORNE Thomas R, 271
OSSE Melchior von, 253
OZOUF Mona, 124
PADOA-SCHIOPPA Antonio, 145
PALLACH Ulrich-Christian, 48
PARAVICINI Werner, 20
PARDESSUS Jean Marie, 29
PARENT-DUCHATELET Alexandre Jean-Baptiste, 296
PASTORET Emmanuel, 222, 223
PAYEN Philippe, 10, 37, 50, 113, 157, 189
PEIL Dietmar, 41, 47
PERROT Auguste Pierre, 40, 49, 51, 67, 69, 78, 90, 110
PERROT Jean-Claude, 40, 49, 51, 67, 69, 78, 90, 110
PETION Jérôme, 215
PETRUS DE ANCHARANO, 145
PETTY William, 52
PEUCHET Jacques, 22, 45, 50, 57, 88, 127, 128, 137, 138, 141, 174, 175,
176, 178, 179, 180, 181, 194, 209, 210, 245, 291, 313
PFEIFFER Johann Friedrich, 264
PHILIPPE AUGUSTE (roi de France), 156
PHILIPPE LE BEL (roi de France), 21
PIASENZA Paolo, 45, 48, 49, 56
PIAT P.N., 291
PICARD Étienne, 126, 154, 242
PICON Antoine, 55
POCOCK John, 11
POLANYI KARL, 81
POLINIÈRE Auguste Pierre Isidore, 290, 292
PONCELA Pierrette, 202, 213
PORTALIS Jean Marie, 117, 238, 239, 243, 246, 247, 248, 249
POST Gaines, 34
POUJOL Jacques, 31
PREU Peter, 252, 284, 285, 286
PRIDDAT Birger P., 264
PROST DE ROYER Antoine François, 61, 97, 151, 157, 158, 160, 166, 169,
180
PRUGNON Louis-Pierre-Joseph, 207
PUFENDORF Samuel, 277
PÜTTER Johann Stephan, 283
QUARITSCH Helmut, 34
QUESNAY François, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 91, 115, 311
QUETELET Adolphe, 119
QUINTILIEN, 145
RABAUT DE SAINT-ÉTIENNE Jean-Paul, 196
RAISSON Horace, 288
RAWLS John, 130
RÉAL DE CURBAN Gaspard de, 42, 172, 273
RECHENBERG Carl, 281
REICHARDT Rolf, 48, 58, 124
REITH Charles, 210
RENOUX-ZAGAMÉ Marie-France, 30
REVEL Jacques, 9, 56, 108, 111, 116, 258
REWBELL Jean-François, 234
REY Alain, 197
REY François Joseph, 207
RICHELET Pierre, 26
RICHELIEU Armand Jean du Plessis, 151, 265, 272
RICHET Denis, 27
RIEDEL Manfred, 179
RIGAUDIÈRE Albert, 20, 22
RIGOTARD Jean, 288
RIGOTTI Francesca, 139
ROBESPIERRE Maximilien, 196, 199, 200, 206, 207
ROCHE Daniel, 61, 83, 128, 133
ROSIN Heinrich, 286
ROTH Georges, 142, 147
ROUSSEAU Jean-Jacques, 84, 107, 140, 154, 171, 172, 175
RUFIN, 146
SAINT JUST Louis Antoine de, 227, 230
SAINT LOUIS (roi de France), 22, 24, 214
SAINT SIMON Claude Henri de, 177
SAINT-GERMAIN Jacques, 128, 151, 166
SALOMON-BAYET Claire, 294
SARTINE Gabriel de, 61, 89
SAY Jean-Baptiste, 74
SCHEIDEMANTEL Heinrich Gottfried, 179
SCHELLE Gustave, 75
SCHIERA Pierangelo, 252, 254, 256, 267, 285
SCHLETTWEIN Johann August, 264
SCHMITT Carl, 22, 36, 78, 201, 232, 268, 269, 297, 299, 300
SCHMITT Eberhard, 48, 58,
SCHNUR Roman, 37, 41, 254, 258
SCHREIBER Georg Christoph, 281
SCHULTE Johann Friedrich von, 147
SCHULZE Reiner, 252, 254, 255
SCHWERHOFF Gerd, 83
SCOTTI-ROSIN Michael, 197
SECKENDORF Veit Ludwig von, 252, 253
SÉGUIER Antoine-Louis, 89
SEIFERT Arno, 253
SENELLART Michel, 43, 47, 81, 102, 252, 253
SENETZ Blaise-Thérèse 207
SERVAN Joseph-Michel-Antoine, 241
SEWELL William H., 108
SEYSSEL Claude de, 31, 37, 41
SIEYÈS Emmanuel-Joseph, 160, 203, 204, 205, 230, 231
SINGER Heinrich, 146
SMITH Adam, 90, 265
SOLAZZI Siro, 144
SONNENFELS Joseph von, 267, 268, 270, 272
SORDI Bernardo, 191
SPITZER Leo, 11
STABILE Giampiero, 43
STEIN Lorenz von, 241, 254, 275
STEINER Philippe, 264
S TOLLBERG- RILINGER Barbara, 262, 268
STOLLEIS Michael, 19, 100, 252, 253, 254, 258, 259, 266, 267, 275
SULLY Maximilien de Béthune duc de, 37, 177
TALLEYRAND Charles-Maurice de, 192, 194
TARDIEU Ambroise-Auguste, 292, 296, 300
TERRAY Joseph-Marie, 52, 75
THIBAUDEAU Antoine Claire, 234, 236, 237
THIERRY Augustin, 176
THILLAY Alain, 109
THOMANN Marcel, 255
THOMAS Yan, 9, 19, 37, 43, 59, 124
THOMASIUS Christian, 257
THORILLON Antoine-Joseph, 224
THOURET Jacques Guillaume, 195, 206, 207, 231
THUILLIER Guy, 159
TILLET Jean du, 32
TOMMASI Claudio, 281
TOUSSAINT François-Vincent 162, 164
TRÉBUCHET Adolphe, 289, 291
TRÉNARD Louis, 51
TRIBE Keith, 264
TULARD Jean, 288
TURGOT Anne Robert Jacques, 70, 75, 76, 77, 80, 81, 83, 84, 85, 86, 87,
91, 92, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 105, 106, 108, 110, 113,
114, 115, 116, 119, 128, 132, 164, 166, 181, 193, 275, 311
TURQUET DE MAYERNE Louis, 47, 148, 149
ULLMANN Walter, 34
ULPIEN, 144
VALLEJO Jesus, 146
VARLOOT Jean, 142
VAUBAN Sébastien Le Prestre marquis de, 51
VENTURI Franco, 103
VÉRI Joseph Alphonse de, 95
VERMOREL Auguste, 127
VERPEAUX Michel, 225, 227
VEYNE Paul, 11, 82
VIERHAUS Rudolf, 266, 271
VIVIEN Alexandre François Auguste, 8, 245
VOLTAIRE François Marie Arouet dit, 69, 139
WEBER Max, 22, 165, 177, 254
WERNER Karl Ferdinand, 20
WEULERSSE Georges, 70
WILLEBRANDT Johann Peter, 61
WILLIAM III (roi d’Angleterre), 210
WILLIAMS Alan, 127
WILLOWEIT Dietmar, 257
WINTER Manfred, 282, 297
WITTE Jean de, 95
WOLFF Christian, 255, 256, 260
WOLTER UDO, 145
XÉNOPHON, 21
ZEDLER Johannes Heinrich, 268, 272
ZINCKE Georg Heinrich, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 272

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