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Napoli
Naissance de la police
moderne
2003
Présentation
La police est une institution ambiguë, caractérisée à la fois comme
une pratique gouvernementale et comme une fonction auxiliaire du
pouvoir judiciaire. La complexité de cette notion, qui surgit au
croisement des activités sociales, de la politique et du droit, sans
oublier l’imaginaire forgé par la littérature, a toujours gêné les juristes
et les historiens. Comment et dans quelles circonstances historiques
le modèle normatif de la police s’est-il structuré ? Quel genre de
techniques a-t-il mis en place ? Comment a-t-il évolué pendant la
période cruciale de la fin de l’Ancien Régime aux premières décennies
du XIXe siècle ? Et enfin, quel mode administratif a-t-il élaboré de sorte
qu’aujourd’hui encore, nous sommes en mesure d’en tirer quelque
profit pour comprendre l’actualité ?
Dans ce livre, fruit de longues années de recherches, Paolo Napoli
étudie comment la police moderne s’invente à cette période
charnière, la fin de l’Ancien Régime et la Révolution française. Il
restitue la diversité des mesures réglementaires et la richesse des
travaux théoriques, juridiques notamment, qui s’efforcent de penser
le modèle policier à la lumière des évolutions politiques, sociales et
culturelles fondamentales.
Paolo Napoli montre que le modèle policier, avec sa diligence et sa
minutie, reste absolument fondamental pour comprendre l’État-
providence. Ainsi, derrière le très contemporain « principe de
précaution » se cache une histoire longue de techniques policières,
de dispositifs préventifs affectant la vie matérielle et morale des
hommes. De même, si l’on s’interroge sur la manière dont la notion
de « sécurité » perd sa connotation exclusivement psychologique
pour acquérir une dimension objective, mesurable et donc gérable,
c’est toujours l’œuvre des dispositifs policiers qu’il faut regarder.
L’auteur
Historien du droit, Paolo Napoli est maître de conférences à
l’EHESS. Il a travaillé sur les questions de l’histoire, de la vérité et du
gouvernement dans l’œuvre de Michel Foucault. Sa recherche
actuelle porte sur une archéologie juridique de la rationalité
managériale.
Copyright
© Éditions La Découverte, Paris, 2003.
ISBN papier : 978-2-7071-4054-8
ISBN numérique : 978-2-7071-7181-8
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Table des matières
Introduction
Remerciements
1. Émergence et essor d’un concept sous l’Ancien Régime
Les origines médiévales
Premiers jalons
Les enjeux gouvernementaux de la souveraineté
Une théorie politique pour la police : la « raison d’État »
La police mercantiliste
Définir la police au XVIIIe siècle
2. La police au marché
L’économie
L’enjeu de la loi : Quesnay
La police de la disette : Turgot
Qu’est-ce que le marché ?
Une politique de moyens
La loi, la Couronne, le Parlement
Les avatars du gouvernement entre connaissance, ignorance et secret
Un abrégé de philosophie économique : l’édit de septembre 1774
L’aporie de la dérégulation
Necker ou de la législation variable
Condorcet ou de la précaution normale
3. La police et le travail
« Quelle police pouvait être plus douce que celle des jurandes ? »
Mutations du système de contrôle policier
Un « communautarisme » garanti par le sol et un nouvel ordre public du travail
4. L’opinion
Le contrôle de l’imprimé
Malesherbes ou le dosage complexe des précautions
Peuchet ou les inconvénients supportables de la licence
Les fonctions « censure » et « opinion publique »
5. Administration
L’administratio dans le droit romain
Le droit médiéval : iurisdictio et administratio
« Administration » dans le français moderne
L’administration à l’âge classique
L’administration au XVIIIe siècle : la recette et la dépense
L’administration au XVIIIe siècle : un nouveau rang institutionnel
L’administration comme procédure
Les incertitudes de la philosophie politique
L’administration à l’épreuve de la législation
L’administration dans la synthèse de l’Encyclopédie méthodique
6. La police révolutionnaire
Les États généraux de 1789 et le problème de la police
Après le 14 juillet
Qu’est-ce qu’une force publique ?
La police de sûreté
La police municipale et la police correctionnelle
La sûreté générale : naissance de la police politique
La police des jacobins
Après thermidor
La police est un ministère
L’aboutissement du travail révolutionnaire
Penser la police de l’avenir
7. L’autre modèle continental : la Policey
Esquisse historique
Philosophie de la Policey
Technique de la Policey
L’autonomie de la Policeywissenschaft
Police et Policey : deux modèles qui se confrontent
La personne vivante
Le droit de police
Conclusion
La continuité normative avec l’Ancien Régime
Police de la santé
Qu’est-ce que la mesure de la police ?
Index
À Flavio,
« La police n’a pas de mesure de soi. »
Karl MARX.
Introduction
Paris, milieu des années 1990, une soirée d’été torride dans le jardin
privatif d’une copropriété près de la place Clichy. La manifestation
d’une convivialité quelque peu exubérante d’un groupe d’amis finit
par attirer la curiosité de deux agents de police, qui avaient été
sollicités par le voisinage. L’atmosphère est décontractée au point que
les policiers, visiblement agacés de devoir se déplacer pour une telle
sottise, s’en tiennent à demander les papiers. Face à l’étonnement
général des présents, qui ne comprennent pas pourquoi les
plaignants s’adressent aussitôt à la police au lieu de parler d’abord
aux responsables de la gêne, un agent justifie l’irruption par les mots
suivants : « Vous comprenez, là, on fait du social. Toutefois, si demain
quelqu’un venait porter plainte alors on ne serait plus dans le social,
mais dans le pénal. » Avant de partir, le même policier ne se prive pas
d’une précision statistique supplémentaire : « À Paris, révèle-t-il
désenchanté, il arrive souvent que les habitants d’un même
immeuble fassent connaissance par la police. »
Témoin de ce banal épisode de tapage nocturne, nous devons
avouer que des paroles aussi sérieuses dans un contexte aussi
informel nous ont fait quelque peu sourire. Que la police soit l’artisan
de la communication entre les individus, cela peut paraître une
extravagance digne d’un État totalitaire. Pourtant, malgré leur teneur
solennelle et pédagogique, les mots de ce policier décrivent assez
fidèlement l’histoire et la réalité d’une institution, la police, qui se
soustrait à toute connaissance claire et définie. En effet, parler de
« police », c’est évoquer un concept équivoque qui décrit des
opérations à la fois administratives et auxiliaires de la justice. Dans ce
livre, il n’est question ni d’une histoire institutionnelle ni d’une
histoire sociale de la police française – histoires sur lesquelles nous
possédons déjà d’importantes études. Nous souhaitons plutôt
proposer une analyse conceptuelle d’une « manière de créer l’ordre »
qui, depuis des siècles, se montre rebelle à toute systématisation
juridique précise. Aucun raffinement méthodologique ne peut effacer
cette triviale vérité : la police s’accommode de l’hybride ; de nos jours
encore, l’ambiguïté constitutive de la fonction policière est loin
d’avoir été résolue, comme le montre, dans notre petit apologue,
cette oscillation de tâches et de sens.
Surgissant dans les interstices des savoirs et des pratiques, au
croisement des activités sociales, de la politique et du droit – sans
oublier l’imaginaire forgé par les arts –, la complexité de cette notion
a été relevée essentiellement par les juristes. Ils n’ont en effet cessé de
souligner la difficulté de réduire le rôle de la police à des
représentations univoques. Deux hommes de loi ont particulièrement
bien exprimé cette difficulté. Au début du XVIIIe siècle, le commissaire
parisien Delamare, auteur du monumental Traité de la police, avait
repéré trois significations du mot « police » : gouvernement général
des États (monarchie, aristocratie, démocratie) ; gouvernement de
chaque État en particulier (police civile, militaire, ecclésiastique) ; et
enfin, dans l’acception la plus restreinte et courante, l’ordre public de
chaque ville1. Un siècle plus tard, Vivien, administrateur et homme
politique de la monarchie de Juillet, définissait ainsi les pouvoirs de
la charge qu’il avait revêtue en 1831 : le préfet de police « participe
par le droit de rendre ordonnances au rôle du législateur, par le droit
de dénonciation aux fonctions de ministère public, par celui
d’arrestation et de recherche aux fonctions des magistrats
instructeurs2 ».
La polysémie du terme « police » aussi bien que la polyvalence de
la fonction policière posent depuis toujours problème. Pour les
historiens « purs », les normes de police, surtout pendant l’Ancien
Régime, représentent une sorte de miroir des pratiques sociales, et
donc une source pour accéder aux modes de vie quotidiens, bien plus
qu’un moyen de connaître les procédés d’action du pouvoir, élaborés
par les institutions. Cet aspect de la question a d’ailleurs le plus
souvent été accueilli, par eux, avec un scepticisme radical. Du côté
des juristes, le concept même de police contrarie les divisions les plus
ordinaires et mieux reçues du droit (civil, criminel, canonique). Les
historiens du droit peinent à le classer et lorsqu’ils tentent de s’en
approcher les difficultés jaillissent aussitôt. En premier lieu, il s’agit
de maîtriser un objet juridiquement « impur », qui a pris consistance
en dehors de la tradition savante du droit romain classique et
médiéval. Ensuite, l’ambiguïté intrinsèque du terme « police », en
dépit de son étymologie transparente, a déterminé un usage assez
diversifié de ce mot. Enfin, le rôle de la police a souvent été opposé à
celui de la justice, marque par excellence du pouvoir souverain dès le
Moyen Âge. De sorte que, face à la majestas du roi justicier, la
« police » est longtemps restée à l’arrière-plan, bien que, depuis le
XVIIe siècle, elle occupe une place toujours plus grande dans l’activité
des États allemands. C’est par rapport à ces derniers qu’il nous faut
plutôt évaluer les similitudes et les différences relatives au concept de
police et à l’extension de la pratique gouvernementale. Pour observer
la pratique juridique concernant les phénomènes de la police, le cas
français bénéficie d’un grand avantage : il ne souffre pas de
l’écrasante concurrence de l’appareil doctrinal mis en place par les
universités en Allemagne. Le fameux « État de police » (Polizeistaat) a
été surtout une construction téléologique de la science juridique
allemande du XIXe siècle pour décrire l’histoire en termes de
dichotomie entre un État insoumis au principe de légalité et un État
fondé au contraire sur ce principe. En France, en revanche, l’activité
normative a forgé avec une relative autonomie les bases conceptuelles
permettant de délimiter ce qu’est l’« objet » police. En outre, le
modèle français montre ici qu’il est possible, en l’absence de toute
médiation universitaire, de construire une institution juridique et
une technique politique en les rapportant en priorité au strict plan de
leur force instrumentale. Si le moment de la réflexion tend à aplanir
les exubérances de la réalité en les réduisant à une représentation
cohérente et plastique, le domaine de la pratique, auquel le droit
appartient fondamentalement, nous offre toute la variété des cas sans
lesquels on ne pourrait voir se structurer un concept.
L’absence d’une véritable science de police, à la différence des
doctrines camérales allemandes du XVIIIe siècle, nous oblige à
reconstruire les concepts par voie inductive, à partir de ces textes
souvent arides et inertes que sont les normes juridiques. Le discours
législatif, tellement hétérogène et dispersé, représente une sorte de
réservoir théorique pour mieux définir la mise en forme de l’ordre
public dans les villes et dans l’État. Et même si les textes de lois ne
sont pas une source explicative suffisante, ils représentent en tout cas
le point d’ancrage pour d’autres discours : les réflexions très
épisodiques que juristes, politiciens, économistes, moralistes, sans
oublier les interventions des administrateurs et des praticiens, ont
consacrées à ce sujet. Le concept de police a pu alors lentement se
construire par ce jeu de différentes interactions autour du langage
fondamental de la loi. Notre enquête consiste précisément à retrouver
de la « pensée », là où ses traces sont particulièrement faibles, dans
toute cette législation fourmillante qui suscite le mépris naturel du
juriste-savant. Il faut donc accepter de se plonger dans les « rebuts du
droit », ce qui par ailleurs permet de construire les instruments de
lecture directement sur l’objet à étudier, sans le conditionnement de
catégories juridiques préétablies : la matière est vierge et n’a subi
aucun traitement doctrinaire. Une histoire non dogmatique du droit
se révèle être encore envisageable.
En définitive, loin de tout souci systématique, l’intérêt de ce travail
ne porte pas sur la structure institutionnelle du pouvoir pas plus que
sur la réponse sociale, mais bien sur ce qui est en mesure de mettre en
relation ces deux termes. D’où l’attention privilégiée accordée à cet
espace moyen occupé par les dispositifs de police. Sa logique nous
paraît parfaitement déchiffrable sans avoir recours ni aux explications
idéologiques, ni aux intentions, ni aux finalités des actions
humaines. L’autonomie du « mode de faire » trouve dans la police sa
consécration la plus achevée. Délesté de tout fardeau métaphysique,
le droit de police s’impose grâce à sa force exclusivement
« physique » : il est surtout question de moyens orientés vers des buts
concrets. Il suffit de suivre le parcours de ces procédures et de ces
stratégies normatives pour gagner une nouvelle intelligibilité du
cadre historique. La rationalité instrumentale est le véritable papier
de tournesol pour mesurer la proximité et la distance des sujets dans
leurs rapports politiques et sociaux. Les questions économiques,
politiques, sociales et culturelles qui sont affrontées dans l’optique
policière perdent beaucoup de leur élan idéal et se manifestent dans
une dimension foncièrement stratégique. Une nouvelle vision
matérialiste de l’histoire apparaît alors possible.
La police ayant réduit le droit aux « modes de faire », une lecture
fonctionnaliste des processus normatifs se révèle particulièrement
instructive. En effet, pour atteindre un but, plusieurs options sont
alors possibles ; il n’y a plus aucun rapport rigide, de type moniste,
entre une cause et un effet. Du côté de l’histoire du droit, cela
favorise une perception beaucoup plus dynamique de la
réglementation sociale, car, contrairement à ce qu’on pense, l’ordre
agencé par la police se révèle être assez flexible, conditionné en
permanence par la relative multiplicité des moyens normatifs et par
la diversité des situations. Ce qui permet de renverser l’image assez
répandue – surtout pour ce qui concerne l’Allemagne – d’un ordre de
police comme construction parfaite, en soi complet. En réalité, c’est
plutôt l’idée de l’incomplétude, d’un ordre jamais accompli et toujours
provisoire, qui caractérise les dispositifs de police. L’instabilité
permanente de ces mesures, la poursuite interminable d’un réel dont
elles ne se saisissent jamais ne sont pas simplement le signe des
échecs de la police, comme l’observent d’habitude les historiens. Ces
défaillances systématiques sont plutôt la condition constitutive du
modus operandi propre à la police ; on pourrait dire que celle-ci
s’alimente de cette imperfection même. Autant le souligner ici : la
réalité historique de ces mesures ne peut s’évaluer seulement selon le
critère de la réussite et de l’échec. S’affranchissant des limites d’un
empirisme myope, on doit reconnaître que les normes de police
créent un cadre de référence, un agencement du réel à l’intérieur
duquel les acteurs prennent position, s’orientent dans l’action,
assument des décisions. Avant de préconiser des conduites futures,
ces règles posent leurs conditions de possibilité.
S’essayer à une histoire juridico-politique de la police, c’est un peu
faire l’expérience de cette incontournable multiplicité de typologies
normatives, c’est affronter l’impossibilité qu’il y a à figer dans une
définition unique ce qui relève d’un processus historique. Mais c’est
aussi expérimenter la force d’un concept dont la complexité même
offre un point de rencontre entre des savoirs sociaux et des savoirs
institutionnels, entre des mentalités et des normes. Si l’on veut
comprendre l’origine de la modernisation de la police vers la fin du
XVIIIe siècle, il nous faut considérer trois facteurs : 1) socio-matériel (la
pratique commerciale et le discours économique) ; 2) culturel
(l’opinion publique et la critique des formes de contrôle
traditionnelles sur les manifestations de la pensée) ; 3) juridique
(l’apparition de l’administration publique dans un sens technique).
Une fois explorés ces trois domaines où la police se forge une
nouvelle physionomie théorique et pratique, il nous faudra analyser
son contenu proprement gouvernemental.
Certes, une analyse de la « police » appréhendée comme
gouvernement ne peut prétendre à l’exhaustivité. Pour dégager d’une
manière vraiment complète toutes les facettes de ce concept, on
aurait dû s’arrêter aussi sur ce que l’on nomme, depuis la fin du XVIIIe
siècle, « police politique ». De même, il aurait été nécessaire de nous
montrer plus attentif au problème de la sécurité, qui devient de plus
en plus important à partir du XIXe siècle avec l’émergence de la
« masse » comme sujet historique. Mais ces approfondissements,
encore qu’essentiels pour s’orienter dans le domaine toujours flou de
l’activité policière, auraient déplacé l’épicentre de ce livre. C’est
pourquoi nous indiquerons dans les débats révolutionnaires le
moment où tous les développements de la rationalité policière sont
clairement perçus, chacun selon sa propre logique et selon son propre
champ d’application. Les différenciations fonctionnelles de la police
moderne sont déjà toutes là.
L’approche privilégiée est ici d’ordre essentiellement technico-
juridique : cet aspect du phénomène est celui qui est le moins
exploré. Nous ne pouvons donc manquer d’apporter quelques
précisions supplémentaires pour cadrer notre propos.
La période retenue dans ce travail est celle qui précède et recouvre
les événements révolutionnaires. À première vue, il pourrait sembler
naturel de revisiter les traits essentiels de la police d’Ancien Régime à
la lumière des changements apportés par l’idée de constitution à la
fin du XVIIIe siècle. La police, comme la plupart des pouvoirs publics,
subirait dans ce cas une redéfinition tout à la fois génétique et
opératoire qui en altérerait irréversiblement la physionomie
traditionnelle. La division entre autorité législative, exécutive et
judiciaire assigne à ce pouvoir sa place dans une zone circonscrite par
le droit public, où coexistent des restes de prérogatives
juridictionnelles et des fonctions réglementaires précises. Les libertés
individuelles sanctionnées par la « Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen » de 1789, unies au principe de légalité qui régit toute
activité d’État, sonneraient le glas de l’arbitraire et signaleraient
l’entrée de la police dans cette modernité qui nous est plus familière.
Ce type d’arguments reste plausible d’un certain point de vue.
Toutefois, c’est une erreur que de voir dans la police de l’âge libéral
un phénomène qui rompt nettement avec le passé. On peut
considérer comme dépassé le droit public d’Ancien Régime à
condition de le réduire aux modes d’organisation du pouvoir. Et
encore, cette matière reste très débattue parmi les historiens14. Mais
dès qu’on se place sur le terrain des moyens opératoires, alors
apparaît clairement la relative inertie de l’élément technique, à savoir
de l’outil réglementaire, par rapport aux valeurs philosophiques,
politiques et juridiques nouvelles. Certes, dans la perception des
juristes, philosophes et autres libellistes de la fin du siècle, la police
est sans doute le représentant le plus oppressif de l’Ancien Régime ;
en tant que telle elle mérite d’être remise en question. Mais les idées
ne correspondent pas nécessairement aux pratiques et ces dernières
traversent parfois indemnes les formules révolutionnaires. Comme
on l’a observé à juste titre, démoniser la police ne revient pas à
l’éliminer15. La destruction de la Bastille libère les prisonniers et
frappe l’imaginaire lié à l’exercice du pouvoir, mais on ne met pas
nécessairement et radicalement en question une rationalité technico-
instrumentale qui caractérise précisément la police.
Nous n’ignorons naturellement pas que la police décrite par Balzac
n’est plus celle de Delamare, pas plus que nous ne prétendons
comparer les lettres de cachet avec l’emprisonnement pour
contravention aux règlements de police, prévu par la loi
du 16 août 179016. Nous n’épousons pas ici une vision continuiste
des rapports entre Ancien Régime et Révolution. Notre problème est
tout au contraire de dépasser les paramètres de la mutation et de la
permanence, du progrès et de la tradition, parce que ces paramètres
partent du choix purement apodictique de la liberté individuelle et
collective comme critère permanent d’évaluation. Si l’on accepte, au
contraire, d’observer sous tous ses aspects le modus operandi d’une
technique, la rationalité de son emploi, les secteurs de la vie sur
lesquels elle a une incidence, les actions qu’elle façonne, si l’on tient
compte enfin du cadre complexe dans lequel se déploie un système à
plusieurs variables, alors l’autonomie des conduites individuelles
apparaîtra comme une mesure réductrice et même inadéquate pour
estimer les variations du phénomène dans les modalités d’action de
la police.
Mais, pourrait-on objecter à une telle démarche, ne risque-t-on pas
alors de sombrer dans l’apologie technocratique des raisons du
gouvernement et dans le rejet conservateur des droits de l’homme ?
Est-il légitime que l’objet de la recherche séduise celui qui l’étudie au
point d’apparaître irremplaçable et, par là, d’une certaine façon
désirable ? Une objection de ce type serait trop naïve et trop abstraite.
Elle suppose une vision des Lumières qui prête foi à l’existence d’une
nature prétechnique, alors qu’une telle nature est ou une chimère ou,
au mieux, une idée régulant la raison, comme l’aurait dit Kant. Il
serait assurément insensé de méconnaître le poids du discours des
droits de l’homme dans la réalité : il a été une arme de lutte politique
et culturelle, un instrument de garantie contre les abus du pouvoir
politique. Il entre aujourd’hui pour une grande part dans les
conditions de la reconnaissance internationale des États. Pourtant,
cela n’est pas inconciliable avec le fait que les droits de l’homme
soient aussi un instrument-diagnostic inadéquat pour comprendre un
phénomène complexe comme celui de la police. Le critère
d’évaluation des droits de l’homme étant foncièrement éthique et
idéologique, il porte déjà en lui une mesure normative universelle et
doit être au contraire apprécié dans les limites mêmes de la
rationalité policière. Il suffit de considérer un seul instant certains
noyaux problématiques du temps présent pour saisir la nécessité
d’une telle torsion analytique : comment ignorer aujourd’hui que
l’expérience de la police, avec sa diligence et sa minutie, reste
absolument fondamentale pour comprendre la réalité actuelle de
l’État-providence, alors que l’argument des droits de l’homme offre
beaucoup moins pour éclairer cette réalité ? Et encore, quand on
parle de « principe de précaution », comment ne pas saisir que,
derrière la généralisation sous la forme de principe, une longue
histoire des techniques policières se cache ? C’est exactement dans la
répétition obsessionnelle de dispositifs préventifs affectant la vie
matérielle et morale des hommes que la valeur de la précaution
s’impose. Et comment ne pas retrouver dans la panoplie policière le
berceau de ce concept juridiquement et sociologiquement amorphe
que sera, au XIXe siècle, le « danger » ? Si nous nous interrogeons sur
la manière dont la notion de « sécurité » perd sa connotation
exclusivement psychologique pour acquérir une dimension objective,
mesurable et donc gérable, c’est toujours du côté des dispositifs
policiers qu’il faut regarder.
En somme, à l’idée d’un monisme ontologique qui instaure un
rapport univoque entre l’objet et la critique de cet objet, on préférera
un regard fonctionnaliste qui permette d’évaluer, dans leur totalité
historique, les effets d’un phénomène. Il va de soi que ce geste de
« tolérance » méthodologique porte ses fruits, même lorsqu’il faut
prendre position par rapport aux configurations historiques du
phénomène observé. Le passage de la police d’Ancien Régime à la
police libérale ne saurait être simplement évalué en termes de plus
grande protection de l’autonomie subjective : il faut envisager aussi
les nouvelles formes d’investissement gouvernemental qui
l’accompagnent et appellent de nouveaux instruments de défense
individuelle et collective. En définitive, il nous faut prendre en
considération les prestations que, par rapport à la phase précédente,
ce pouvoir commence à offrir. Sur la base d’un scénario soustrait à
l’hégémonie d’un sens historique homogène, il sera possible de
prendre quelque distance critique à l’égard d’une interprétation
purement libérale de ces changements. À ce moment, on pourra
difficilement soutenir que le gouvernement de police se distingue par
une attitude essentiellement répressive. En effet, il ressortira que
l’œuvre de cette institution est avant tout constitutive, car elle tient
compte de la dimension vitale de l’existence en la plaçant au cœur de
la communauté politique. La police, comme réalité juridique,
politique et sociale, doit être insérée dans le cadre mobile d’une
rationalité stratégique dont les effets sont multiples et les critères
pour les juger tout aussi relatifs, et sans aucune hiérarchie entre eux.
Si on l’enferme dans la grille universelle du discours des droits de
l’homme – un discours dont la légitimité politique n’est pas mise en
cause ici –, on perd de vue la densité de la chose même et l’on se
retrouve paradoxalement plus désarmé pour en formuler une critique
avertie.
Remerciements
1 N. DELAMARE, Traité de la police, 4 vol. in folio (le quatrième par Le Cler du Brillet), Cot,
Paris, 1705-1738, I, p. 2.
2 A. F. A. VIVIEN, Le Préfet de police, Lottin, Paris, 1845, p. 22.
3 Cf. A. FARGE et J. REVEL, Logique de la foule : l’affaire des enlèvements d’enfants, Paris,
1750, Hachette, Paris, 1988.
4 Sur ce point, Y. THOMAS, Présentation à « Histoire et droit », Annales. Histoire et sciences
sociales, 6, 2002, p. 1425-1428.
5 Cf. par exemple PH. PAYEN, Les Arrêts de règlement du Parlement de Paris au XVIIIe siècle :
dimension et doctrine, PUF, Paris, 1997.
6 « Avec le concept, écrit Koselleck, signification et signifiant coïncident dans la mesure où
la diversité de la réalité historique s’investit dans la polysémie d’un mot, de telle sorte qu’elle
ne trouve son sens et n’est comprise que dans ce seul et unique mot. Un mot contient des
possibilités de classification, un concept réunit en lui un ensemble de significations. Un
concept peut en conséquence être parfaitement clair, mais doit être nécessairement
polysémique. » R. KOSELLECK, Le Futur passé : contribution à la sémantique des temps
historiques, Éd. de l’EHESS, Paris, 1990, p. 109.
7 Cf. Essays in Historical Semantics, Vanni, New York, 1948, p. 1-14.
8 J. POCOCK, « Concetti e discorsi politici », Filosofia politica, 3, 1997, p. 377.
9 P. VEYNE, « L’histoire conceptualisante », dans J. Le GOFF et P. NORA (dir.), Faire de
l’histoire, 3 vol., Gallimard, Paris, 1974, I, p. 64.
10 Cf. M. FOUCAULT, « La gouvernementalité », dans Dits et écrits, 4 vol., Gallimard, Paris,
1994, III, p. 635-657.
11 M.J.A. N. DE CARITAT M. de CONDORCET, « Essai sur la constitution et les fonctions
des Assemblées provinciales » (1788), dans Œuvres, 12 vol., éd. Arago, 1847-1849, réimpr.
Frommann, Stuttgart, 1968, VIII, p. 512.
12 R. KOSELLECK, « Una risposta ai commenti sui “Geschichtliche Grundbegriffe” », Filosofia
politica, 3, 1997, p. 386.
13 R. KOSELLECK, L’Expérience de l’histoire, Hautes Études, Gallimard-Seuil, Paris, 1997,
p. 174.
14 Sur ce débat, P. LEGENDRE, « La royauté de droit administratif. Recherches sur les
fondements traditionnels de l’État centraliste en France », Revue historique du droit français et
étranger, 1974, repris dans Trésor historique de l’État en France. L’Administration classique,
Fayard, Paris, 1992, p. 578-609.
15 S. L. KAPLAN, Bread, Politics and Political Economy in the Reign of Louis XV, Hijoff, La
Haye, 1976, I, p. 14, tr. fr. Le Pain, le peuple et le roi. La bataille du libéralisme sous Louis XV,
Perrin, Paris, 1986 (le passage concerné a été supprimé dans l’édition française).
16 Cf. J.-B. DUVERGIER, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements, avis du
Conseil d’État, 45 vol., Guyot et Scribe, Paris, 1834-1859, I, p. 332. Sur les lettres de cachet, A.
FARGE et M. FOUCAULT, Le Désordre des familles, Gallimard-Julliard, Paris, 1982.
1
Premiers jalons
Pour suivre l’essor conceptuel de la police, ainsi que celui du
pouvoir gouvernemental dont l’idée se développe avec elle, il
convient de classer une fois de plus les lois royales, tout en étendant
l’analyse à la réflexion politique et juridique qui prend consistance à
partir du XVIe siècle. En repérant les contenus des ordonnances, nous
pourrons apprécier tout d’abord la portée de l’investissement de
certaines situations sociales par la police et tenter d’analyser ensuite
le dédoublement qui s’opère dans le statut rationnel de celle-ci. Au
cours du XVe siècle, le mot continue à revêtir une signification
ambivalente. Sans conduire à d’inextricables apories, les deux
registres cohabitent sans mal dans le langage solennel de la
chancellerie. Cette féconde ambiguïté s’aperçoit bien dans certaines
clauses de style. Il en est ainsi dans le Règlement édicté par Charles VI
en février 1415, où est abordé le problème classique de la distribution
des marchandises à Paris. Le préambule renvoie plusieurs fois au
« bien public » qu’il faut « maintenir et conserver en très bonne
police », ainsi qu’à la ville et à ses habitants, aux marchands et aux
marchandises qu’il faut garder « en bon régime et vrai police25 ». On
reconnaît aisément les deux plans de signification du terme : une
double dimension objective – l’ordre inhérent à
l’approvisionnement – et subjective – la capacité à créer une
discipline de la vie quotidienne. Il faut souligner de plus une certaine
proximité entre les deux notions de police et de régime : ce dernier
retient encore son héritage médiéval thomiste, mais il se confond
aussi avec le gouvernement politique de l’autorité suprême. « Police »
et « régime » peuvent ainsi désigner la conduite générale des affaires
publiques prise en elle-même, abstraction faite des modalités
particulières selon lesquelles cette action est accomplie. Au siècle
suivant, Baquet parle encore de ville « policée, régie & gouvernée »,
sans que ne soit déterminé ni spécifié le sens d’aucun de ces trois
mots26.
En ce qui concerne les matières de police, pour lesquelles un édit
du 20 octobre 1508 impose l’obligation de juger gratuitement27, une
remarquable ordonnance de Louis XII du 20 octobre 1498, réitérée
dix ans après, fixe les prix et la taxe des vivres sur tout le territoire du
royaume. Une intervention du roi était devenue nécessaire parce
qu’en l’absence de contrôle exercé sur les prix la pénurie des biens
avait généré l’insatisfaction chez tous ses sujets. Pour ces raisons, le
roi reconnaissait responsables ceux qui avaient eu « le gouvernement
de la justice et de la police de nos villes et pays28 ». Deux aspects de
cette disposition méritent d’être signalés. En premier lieu, on a affaire
aux premiers rudiments d’une réglementation économique
centralisée, ce qui allait représenter un terrain d’investissement
progressif pour la monarchie. Ensuite, l’exercice de la justice et celui
de la police apparaissent souvent mêlés dans un même office : c’est le
cas du prévôt, doté par l’ordonnance du 1415 d’un pouvoir
réglementaire et juridictionnel en matière de police. Au niveau
souverain, cependant, justice et police n’occupent pas un rang égal
dans les prérogatives de la couronne. C’est dire que la figure
carolingienne du roi justicier incarne encore par excellence l’action
de gouverner, bien mieux que les fonctions différentes. Une autre
ordonnance, rendue à Blois en mai 1498 par lit de justice, confirme
en fait que « la justice est la principale et plus nécessaire partie de
toutes monarchies, royaumes et principautés bien conduites et
ordonnées29 ». Pourtant, à coté de la justice, l’ordonnance veille à ce
que le titre appelle l’« utilité générale du royaume », formule qu’un
autre recueil de lois mentionne sous le nom de police générale30. Il
devient maintenant plus évident que la royauté n’imprime plus
seulement sa marque lorsqu’il lui faut défendre la paix sociale et
l’extension du domaine, mais aussi lorsqu’il s’agit de promouvoir
l’organisation de la vie sociale. Certes, l’idée d’une utilité du royaume
se ressent encore d’une vague conscience du lien qui doit unir la
royauté et le peuple – une dichotomie que d’ailleurs la théorie
juridico-politique du XVIe siècle s’attachera à renforcer plutôt qu’à
nuancer. Toutefois, cette considération pour l’utilité du royaume, qui
ne se borne plus à des formules protocolaires et se détache
maintenant comme une véritable fonction correspondant à la réalité,
révèle une tendance de la monarchie à « connaître » les affaires de la
communauté autrement que sous la forme traditionnelle de conflits à
résoudre par les juges.
La création d’un lieutenant de robe courte s’inscrit dans le cadre de
cet accroissement des compétences attribuées à la police. Il vient
s’ajouter à chaque siège juridictionnel où officiaient déjà les
lieutenants de robe longue (baillis, sénéchaux, prévôts),
administrateurs de la justice civile et criminelle. L’institution de cette
nouvelle charge remonte à François Ier en 1526, mais elle ne
deviendra effective qu’à partir de l’édit d’Henri II en 1554. Elle
répond à l’exigence de garantir la sûreté publique menacée par la
masse de gens sans aveu qui envahissait les villes, afin de « purger et
nettoyer notre royaume de tous crimes, délits, maléfices31 ». L’édit
définit des activités qui relèvent dans leur ensemble d’une autorité
juridictionnelle, car le lieutenant de robe courte est dans un état de
subordination par rapport aux juges. Au cours du XVIe siècle, en effet,
la localisation de la police dans un contexte où elle reste soumise à la
fonction générale de rendre la justice apparaît encore comme la règle
générale. Les collections législatives de l’époque en font
suffisamment preuve. Dans le répertoire rédigé par Fontanon32, le
critère de subdivision des matières réglées par les lois royales est assez
révélateur des difficultés qu’il semble y avoir encore à affranchir la
police de l’incontournable sphère de la justice pour lui faire jouer un
rôle plus en conformité avec l’exercice réel du pouvoir politique
royal. D’après Fontanon, la police n’est en fait identifiée que comme
matière du ressort des maréchaux, des juges mineurs et provinciaux
(baillis, sénéchaux, prévôts et châtelains), tandis que l’expression de
la prérogative la plus politique de la couronne se trouve encore dans
les cours souveraines (Parlement de Paris et des autres villes, Grand
Conseil, Maître des requêtes). Le pouvoir gouvernemental du roi sur
le territoire et les sujets s’impose à travers ces cours33. Si l’on s’en tient
aux objets assignés à la juridiction du Parlement de Paris par
l’ordonnance de Moutils-les-Tours sur la réformation de la justice
en 1453 – archétype du code français de procédure –, on voit quel
domaine de la puissance politique et gouvernementale est attaché
aux arrêts de la cour. Celle-ci s’occupe des causes relatives au
domaine royal, aux droits qui appartiennent à la royauté, aux pairs
de France, aux prélats, chapitres, comtes, barons, villes,
communautés, échevins34. Tels sont les objets à propos desquels se
déploie la puissance souveraine de la monarchie.
À une époque où la justiciabilité continue de définir la position des
sujets à l’égard de la puissance politique, la police est encore loin
d’avoir acquis les caractères institutionnels qui la situent au rang
souverain. C’est même comme limite à un usage absolu du pouvoir
royal qu’elle était conçue par le jurisconsulte savoyard Claude de
Seyssel, dans La Grande Monarchie de France parue en 1519. Avec la
religion et la justice, la police constitue un frein à l’arbitraire du roi
lorsqu’il s’agit de sa capacité à disposer des biens du royaume. C’est
pourquoi la police garde « la conservation du royaume en universel et
particulier35 » telle que l’avaient fixée les ordonnances dès les débuts
de la monarchie française. Voilà donc une idée de police qui s’appuie
sur la nécessité d’esquisser les traits d’une « chose publique »
caractérisée par l’éternité et la permanence. Le principe de
l’inaliénabilité du domaine royal, qui devait être fixé par l’édit de
Moulins vingt-cinq ans plus tard, est censé être la garantie de
« l’entretènement des sujets de tous États en bon accord et au
contentement de chacun36 ». Or c’est précisément là que se trouve le
but de la police, laquelle se définit comme un ordre séculaire visant à
la « conservation & augmentation du Royaume » (rem publicam
conservare et augere, disait le droit romain37). Il s’agit certes d’une
intuition assez vague, où l’expression « conservation & augmentation
du Royaume » doit être comprise sous l’angle juridique de
l’établissement du domaine plutôt que sous celui de la prospérité
économique. Pourtant, dans le discours de Seyssel, la notion de
police conserve la trace d’un certain ordre matériel préétatique qui,
tout en ratifiant la distance qui sépare la police proprement dite et le
pouvoir politique, conditionne en même temps l’espace auquel
s’applique la souveraineté.
Pour que la police commence à assumer une fonction plus précise
au sein de la monarchie, il faut attendre le début du XVIIe siècle,
lorsque apparaît le Traité des seigneuries par Charles Loyseau, premier
ouvrage, probablement, à envisager avec succès, selon une démarche
moderne et irréversible, les tâches différenciées du gouvernement. Ce
qui dans les ordonnances se contentait d’enregistrer la simple donnée
historique d’un intérêt croissant de la monarchie à l’égard des faits de
police, devient chez Loyseau l’objet d’une mise en ordre et d’un
traitement doctrinal cohérent. Il reconnaît d’abord dans la police une
branche spécifique du droit, distincte du droit civil, du droit criminel
et du droit procédural. C’est surtout par rapport à ce dernier qu’est
soulignée la diversité fonctionnelle de la police. L’intuition d’une
divergence de fond entre administration de la justice et police était
déjà apparue, d’une manière empirique, à l’occasion d’un édit
d’Henri II en 1547. En déclarant l’incompatibilité entre les charges
d’échevin et de prévôt et celle de membre d’une juridiction –
souveraine ou non –, cette disposition visait à réaliser l’utilité et le
bien-être des villes. Pour atteindre ce but, il fallait « laisser
l’administration aux bourgeois et notables marchands des villes qui
ont connaissance, soin et cure d’administration des deniers et qui ne
sont si ordinairement occupés et détenus en autres affaires, que nos
officiers et ministres de justice38 ». L’idée d’une diversification des
facultés gouvernementales est bien ici amorcée : rendre la justice et
procurer le bien-être de la communauté sont deux choses bien
distinctes. Soixante ans plus tard, Loyseau aborde ainsi cette même
question : le droit de police consiste à « pouvoir faire des règlements
particuliers pour tous les citoyens de son district & territoire : ce qui
excède la puissance d’un simple juge qui n’a pouvoir que de
prononcer entre le demandeur & défendeur : & non pas de faire des
règlements sans postulation d’aucun demandeur, ni audition d’aucun
défendeur, & qui concernent & lient tout un peuple, pouvoir qui
approche & participe davantage de la puissance du Prince que non
pas celui du Juge, attendu que ces règlements sont comme lois, &
ordonnances particuliers, qui aussi sont appelées proprement
Édits39 ». Cette définition limpide est un bon témoignage de la
mutation qui s’est produite au sein de la monarchie au cours du XVIe
siècle. Loyseau peut soutenir que la police relève de la puissance
souveraine, dans la mesure où la figure traditionnelle du roi
dispensateur de justice est désormais en concurrence avec une
vocation d’une autre nature – celle qu’exprime notamment la théorie
du roi législateur élaborée par le chancelier Michel de l’Hôpital, qui
s’efforce de la rattacher à la tradition ancienne du droit français. À
l’instar du greffier De Tillet, le dessein du chancelier était en
particulier de destituer le Parlement de Paris de toute prétention
législative, en lui reconnaissant la seule compétence judiciaire. En
revanche, le roi et son conseil étaient les dépositaires exclusifs de
l’action de donner la loi, c’est-à-dire du soin des intérêts généraux du
royaume. Dans cette répartition, les États généraux, ancienne
articulation du Parlement parisien, remplissaient un rôle consultatif
pour les matières de droit public lorsque le roi s’apprêtait à prendre
des édits dans ce domaine40. La mise en place politique de la théorie
de l’Hôpital s’annonce dans les ordonnances qui, de 1561 à 1579,
règlent la totalité des rapports de droit public. C’est d’abord
l’ordonnance rendue à Orléans en janvier 1561 sur les plaintes des
États généraux, et qui comprend des mesures sur le clergé, la justice,
la police et les seigneuries ; elle est suivie par celle de Moulins en
février 1566, qui réforme la justice et traite aussi de la police41. Mais
c’est surtout la vaste ordonnance sur la police du royaume rendue à
Blois en mai 157942, où se manifeste la tendance monarchique à
utiliser l’instrument législatif pour établir les structures
fondamentales d’un droit public national. Ce texte aborde une
grande variété de sujets, depuis l’organisation de la justice jusqu’aux
régimes des hôpitaux, en passant par les universités et les offices, la
discipline ecclésiastique et les faits de police, tout en assurant les
conditions d’un progrès de la puissance politique et législative du roi
(du moins en principe, compte tenu de la concurrence des statuts des
villes et des communautés d’habitants, des privilèges des
corporations, des droits féodaux, du droit canonique et surtout de
l’activité réglementaire des parlements).
La répartition des compétences que propose Loyseau relativement à
l’exercice du droit de police doit être considérée à la lumière de ces
nouvelles capacités du souverain par rapport aux autres institutions
du royaume. Contrairement à Bacquet, Loyseau n’hésite pas à
reconnaître aux barons de France le droit d’adopter des règlements de
police – un droit qui, en raison de son origine seigneuriale, ne
dépend de l’investiture de personne. Mais la reconnaissance de cette
légitimation originaire est aussitôt réintégrée au sein d’un pouvoir
public dont l’espace normatif reste délimité foncièrement par les
ordonnances royales : « Comme le seigneur souverain peut faire des
lois générales : aussi le seigneur suzerain & subalterne ayant l’entier
commandement, peut faire des règlements particuliers pour ses
justiciables. Mais aussi, comme le Seigneur subalterne doit lui-même
obéir aux lois de son souverain, aussi en premier lieu ses règlements
particuliers doivent être accordants, quoique ce soit non répugnants,
aux lois du prince. Secondement ils doivent être fondés sur quelque
considération, qui soit particulière, au lieu, où ils se font, parce
qu’autrement c’est au prince souverain de pourvoir par lois générales
aux nécessités communes de son État43. »
Dans l’édifice « constitutionnel » ainsi dessiné par le juriste, la
police comme matière est placée au sommet de la souveraineté et elle
devient l’objet d’ordonnances générales ; mais elle n’en concerne pas
moins en même temps le niveau local, puisqu’elle reste reliée aux
besoins les plus contingents. Il s’agit là d’une intuition extrêmement
féconde. À partir du XVIIe siècle, la puissance monarchique s’efforcera
précisément de concilier l’exercice d’une souveraineté s’imposant par
les instruments généraux de l’ordonnance (qui porte sur plusieurs
matières) et de l’édit (qui porte sur une seule matière) avec les
objectifs spécifiques et précis d’un gouvernement social censé gérer
l’utilité publique. Pour la souveraineté, la tâche stratégique décisive
consistera alors à adapter un instrument législatif à vocation
globalisante à des objets qui requièrent, eux, une attention
particulièrement minutieuse. En termes politiques, il s’agit d’assurer
la maîtrise du pouvoir royal sur un territoire et sur sa population de
manière que l’action de gouverner ne demeure plus tributaire de la
discontinuité dans laquelle s’accomplit la fonction de rendre justice.
Il s’agit d’établir entre le roi et les sujets un lien – Loyseau parle
précisément de « règlements qui lient tout un peuple » – tel que
l’obéissance des sujets répond moins à l’autorité du pouvoir qu’à
l’efficacité de ses actes.
Il n’y a presque aucune police dans toutes les villes du Languedoc, non plus que dans
celles des autres provinces où j’ai été, et je crois que c’est un mal général presque dans tout
le royaume, à la réserve de la seule ville de Paris. J’ay cru, Monsieur, vous en devoir
informer, ne doutant pas que ce point, qui est un des plus importants pour établir l’ordre
et la règle au-dedans de la France, ne mérite une partie des soins et de l’application que le
Roi donnera apparemment dans la paix à la réforme de son État. Et comme la difficulté en
ces matières n’est pas de faire des règlements, mais de trouver des moyens pour les faire
exécuter, on pourrait, si Sa Majesté n’a pas encore pris de résolution là-dessus, en chercher
dans toutes les provinces par vos ordres et vous rendre compte de ceux que l’on aurait
jugés les meilleurs107.
I.
total de la police, aussi bien sur le versant législatif que sur celui de la
littérature spécialisée, et la remise en question de son projet
gouvernemental totalisant.
Le Traité de Delamare a provoqué la multiplication de toute une
série de codes et dictionnaires, dont le but est de recueillir les
ordonnances édictées sur la matière, soit pour les intégrer à sa
compilation, soit pour offrir un instrument de consultation pratique.
Alors que Delamare avait essayé la démarche méthodique, la plupart
de ces textes adoptent la forme du dictionnaire, parce que, comme le
dit un de ces auteurs, « on doit toujours travailler pour le plus grand
nombre1 ».
Malgré cette littérature aussi riche que monotone, dès la moitié du
siècle la police classique commence à être mise en question. Elle est
une réalité qui pèse sur l’imaginaire social, mais plus encore sur le
débat politique, économique et juridique. Cette rationalité de
gouvernement qui, pendant au moins deux siècles, avait fourni le
modèle d’une cohésion possible entre souveraineté et sujets, se
démontre désormais incapable de se légitimer comme pivot de l’ordre
social et instrument de l’action politique. C’est sans aucun doute au
discours économique que revient le mérite d’avoir lancé une attaque
radicale contre l’ingérence artificielle que les dispositifs de police
comportent dans la production et l’échange de la richesse. Au nom
de la liberté de concurrence et du laisser-faire, les théories des
physiocrates dénoncent le caractère non naturel de normes qui,
particulièrement en matière frumentaire, ne correspondent pas au
nomos objectif inscrit dans le commerce du produit de la terre.
Mais les critiques sur le rôle envahissant du dispositif policier sont
également de nature politique et culturelle. La réforme introduite par
d’Argenson au début du siècle avait déterminé un nouveau régime de
visibilité de la police parisienne : par le biais de la création
d’inspecteurs mobiles sur le territoire, la présence de cette structure
devient toujours plus imperceptible ; l’odieuse figure du mouchard
étant le symbole le plus frappant d’un étouffant contrôle sur la vie
privée. En se déployant dans le quotidien, la police révèle sa nature
inquiète et suspicieuse, au point d’être davantage perçue comme
attentatoire à la liberté des individus que comme garante de leur
tranquillité. Toutefois, il existe un secteur crucial pour la
construction du consensus et la discipline du savoir, dans lequel le
contrôle policier traditionnel est de plus en plus miné par les
insubordinations de la société : celui de la librairie et de la presse. La
diffusion de la pensée revendique une autonomie qui se heurte au
cadre de mesures préventives et répressives appliquées apparemment
avec zèle par les magistrats de police.
À côté de ces deux aspects, il nous faut considérer la nouvelle
sensibilité mûrie dans le discours juridique de la seconde moitié du
XVIIIe siècle, qui contribue à libérer la police de l’emprise
1 A.-P. PERROT, Dictionnaire de voierie, Onfroy, Paris, 1782, p. VI. Parmi les principaux
répertoires de police, cf. N. DES ESSARTS, Dictionnaire universel de police, op. cit., le plus riche ;
E. DE LA POIX DE FRÉMINVILLE, Dictionnaire ou traité de police générale des villes, Paris, 1758,
réimpr. Praxis, Nîmes, 1989, le plus essentiel ; voir aussi DUCHESNE (lieutenant de police à
Vitry-le-François), Code de la police, 2 vol., Prault, Paris, 1768.
2 ISAMBERT, XXII, p. 400.
2
La police au marché
L’économie
Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’économie représente le
nouveau savoir sur lequel se greffe la lutte politique, car en elle se
reflètent les instabilités sociales exaspérées par le problème
endémique de la disette ; en elle se reflète aussi la discipline publique
du secteur confiée aux règlements de police. Nous partirons donc de
ce secteur afin de saisir les facteurs matériels et théoriques qui
commencent à éroder l’édifice de la police classique.
Dans diverses études, S.L. Kaplan s’est attaché à illustrer de quelle
manière la question des grains a accru le malaise social, en mettant
aussi en évidence l’incapacité politique de Louis XV1. Notre propos
n’est évidemment pas d’écouter la nation qui « se mit à raisonner sur
les blés », comme ironisait Voltaire2. Ni de nous attarder sur les
humeurs des foules ou le comportement des commerçants à l’égard
des magistrats de police. Nous nous limiterons à considérer les
événements sous l’angle législatif qui, en matière de commerce
frumentaire, présente une alternance de stratégies autoritaires et
libérales. La fonction de la police est entièrement impliquée dans ce
jeu de l’indécision politique qui touche un point névralgique pour la
garantie de l’ensemble de l’ordre public.
La période comprise entre 1763 et l’éclatement de la Révolution
voit se multiplier de manière frénétique les mesures normatives. Dans
son travail monumental, G. Weulersse a démontré l’impact du
programme physiocratique sur l’activité législative jusqu’à
l’éclatement de la Révolution3. Plus récemment, Kaplan a suggéré
qu’il faut inverser le rapport : ce sont les édits qui se trouvent à
l’origine du succès de la doctrine physiocratique4. Pour notre étude, il
s’agit de saisir les manifestations d’affaiblissement du paradigme
policier classique ressortant du discours normatif. Mais, avant de
mettre en évidence les points essentiels parmi la masse des
ordonnances, il sera opportun de condenser les principes
fondamentaux qui, dans la pensée physiocratique, impliquent une
critique radicale des dispositifs policiers.
L’aporie de la dérégulation
Le système discursif de Turgot, malgré sa cohésion interne, laisse
émerger l’aspect non résolu de la théorie économique sur la police
des grains, au-delà de son bien-fondé technique. Si l’on considère le
mémoire illustrant un projet d’édit qui sera adopté avec la déjà
nommée « Déclaration » du 5 février 177690, on est frappé par le
paradoxe qui entoure l’entière question de la connaissance des
règlements policiers. En plus de l’habituelle dénonciation des
mesures qui paralysent le commerce à Paris, Turgot souligne
l’impossibilité pratique de les appliquer, car « s’ils étaient exécutés, ils
réduiraient Paris à n’avoir de moyens de subsistance que pour onze
jours ». Toutefois, « malgré leur absurdité et malgré leur inexécution
habituelle, ils ont toujours été chers aux principaux magistrats et au
Parlement91 ». Sous le couvert de disputes économiques se cache sans
aucun doute un conflit d’intérêts avec certains pouvoirs
institutionnels et certains organes bureaucratiques. Il suffit de penser
aux luttes avec les magistrats locaux, après la libéralisation introduite
par l’édit de 1774. À La Rochelle, par exemple, les officiers de police
avaient disposé de contrôles dans les greniers sur des denrées
provenant de l’extérieur, et en avaient interdit la vente. En annulant
ces ordonnances, Turgot introduit une notion qui n’était pas
historiquement constitutive de la rationalité policière : celle de
limite. De tels agents, en fait, non seulement n’ont pas accepté la loi
qui libéralise le commerce des grains, mais « ont excédé le pouvoir
qui leur est confié92 ». La logique de l’illégalité s’invertit : il ne s’agit
plus des traditionnelles contraventions aux règlements de police,
mais du non-respect, de la part de cette dernière, des ordonnances
souveraines et des prérogatives qui lui sont attribuées.
Toutefois, au-delà des tensions institutionnelles et d’un début
d’attention à la conformité légale des actes administratifs, il nous faut
ici considérer un autre aspect sur lequel Turgot revient de manière
significative en conclusion de son discours. Il considère comme
instructive la dénonciation publique des règlements de police, car
c’est une manière de solliciter le consensus populaire autour de la
libéralisation : « Il est absolument nécessaire de mettre sous les yeux
du public le détail des règlements qu’on supprime et qu’il en
connaisse l’absurdité. Tant que ces règlements resteraient dans leur
obscurité, l’on ne manquerait pas de crier, comme on l’a fait dans
maints réquisitoires, que ces règlements sont le fruit de la sagesse de
nos pères éclairés par l’expérience93. » L’indulgence trahit cette fois le
contrôleur : il semblerait qu’en définitive la mauvaise connaissance
des normes, de la part de la population, soit à l’origine de tous les
problèmes d’approvisionnement. Effectivement, selon ce
raisonnement assez confus, si de tels règlements étaient exposés de
manière appropriée à l’attention générale, ils seraient immédiatement
rejetés ; tout le monde comprendrait leur inutilité et leur nocivité.
Mais la contradiction du discours est évidente : alors que d’un côté
on soutient l’ignorance des règlements, et donc leur non-application,
on attribue d’un autre côté à ces mêmes normes, qui devraient rester
virtuelles, la responsabilité d’un marché bloqué, incapable de garantir
la subsistance de la population. L’issue extrême de cette très
laborieuse circulation des denrées, la disette, serait ainsi à imputer à
la présence inefficace, mais non moins funeste, des règlements de
police : « Ce n’est qu’à l’inexécution de ces lois que Paris a dû sa
subsistance. Mais l’inexécution de telles lois ne suffit pas pour
rassurer le commerce que leur existence menace encore », souligne
significativement le texte de la « Déclaration » royale
du 5 février 177694. En somme, le tort de la police consiste
paradoxalement dans son incapacité à causer de véritables préjudices.
Ses insuccès pratiques inquiètent plus ses adversaires que les
autorités. Turgot prétend dévoiler quelque chose qui n’est resté que
dans la lettre des édits, en retenant toutefois, par un argument
hypothétique rétroactif, que là est la cause du mal et que, une fois
éliminée l’une, l’autre disparaîtrait aussi. Du point de vue logique, le
raisonnement de l’avocat général Joly de Fleury apparaît plus
cohérent. Comme on l’a vu, en effet, il se limitait à constater
l’application très lâche des règlements policiers, et donc la mauvaise
foi des attaques des économistes contre le système.
En définitive, Turgot se heurte ici à la difficulté typique qu’il y a à
harmoniser la validité de la loi avec son efficacité. Par une pirouette
intellectuelle, il résout la difficulté en présupposant une force
constitutive des mesures normatives qui, ne pouvant se réaliser sur le
plan des comportements et donc de l’adhésion sociale, se concrétise
toutefois comme danger, comme facteur potentiel de dérangement.
Le déterminisme boiteux de Turgot – expliquer un état de fait à
travers la présence formelle et non substantielle d’une cause – s’en
remet à la catégorie de possibilité plus qu’à celle de réalité. Si dans
l’explication des faits, le raisonnement n’est pas évidemment bien
fondé, il ne reste qu’à en admettre la signification politique et
culturelle plus vaste : le projet de démanteler les résistances du
Parlement et la réaction à la menace présente dans l’attitude
« tutélaire » de l’État ; en bref, une opposition au mécanisme même
de pouvoir-savoir plutôt qu’à ses résultats effectifs.
Le Mémoire de 1776 dans lequel Turgot présente au roi l’édit qui
libéralisera la circulation des grains à Paris, sert aussi de point de
départ à la reprise de quelques considérations méthodologiques
antérieurement ébauchées. Nous sommes en présence d’un cas
exemplaire dans lequel le modèle de l’Öffentlichkeit, de cette sphère
dans laquelle se forme l’opinion publique, sur la base de données
généralement partageables ou critiquables, ne parvient pas à
expliquer de façon satisfaisante le phénomène de la police au
moment de sa crise historique. Il ne s’agit pas ici d’un processus
d’« éclaircissement » cognitif qui transite du petit au plus grand
nombre, en jetant les bases d’un sens critique diffus, que résume la
grande fiction de la fin du siècle : le tribunal de l’opinion publique.
Une plus grande conscience ne suffit pas à déplacer les données de la
réalité, puisque, dans les intentions de Turgot, la connaissance des
règles est une condition nécessaire à leur non-application. Mais ce
résultat était déjà dans les faits, sans qu’il soit besoin d’un consensus
généralisé et conscient. La prise de conscience critique ne modifie
pas, dans ce cas, la pratique ; elle peut au plus la confirmer sous
forme de principe, en admettant en même temps son propre retard
comme critique, et donc une certaine inconséquence réformatrice. Si
la critique vise à corriger la réalité en attaquant les dispositifs de
police, en l’occurrence, en plus de manquer l’objectif, elle est
inoffensive dès sa naissance, car elle aspire à instaurer une situation
qui existe déjà. L’issue circulaire du raisonnement de Turgot est
symptomatique de ce qu’est la mise en jeu principale de ce très
houleux débat autour de la police des grains. Ce qui apparaît
important n’est pas tant la cohérence des arguments et la capacité
rationnelle des discours de mobiliser un mouvement polémique à
l’égard de la police. La nouveauté de l’événement, il convient de le
rappeler, se manifeste plutôt par la transformation d’un modèle
gouvernemental, par le changement des codes qui structurent une
rationalité juridico-politique. Au fond, il semble bien que les
physiocrates combattent un fantasme, une présence imaginaire et
fictive : « Notre système de la Police des grains qu’on croit si propre à
prévenir la famine n’est autre chose que pure chimère », décrète un
précurseur du mouvement95. Si tout ceci débarrasse le domaine de
toute équivoque possible sur l’efficacité de la discipline sociale mise
en œuvre par la police, il ne faut pas pour autant considérer la
littérature des économistes comme un doctrinarisme creux. Le
corrélat pratique plus que le référent objectif de ce discours – un
corrélat réel et non utopique – est toujours l’exercice d’une technique
réglementaire, c’est-à-dire une manière de modifier la réalité.
1 En plus du déjà cité Le Pain, le peuple et le roi, on verra Les Ventres de Paris. Pouvoir et
approvisionnement dans la France d’Ancien Régime, Fayard, Paris, 1988. Pour une
problématisation générale de l’économie depuis Montchrétien jusqu’à la Révolution, J.-C.
PERROT, Une histoire intellectuelle…, op. cit., p. 63-95.
2 Rappelé par C. LARRÈRE, L’Invention de l’économie au XVIIIe siècle, PUF, Paris, 1992,
p. 221.
3 G. WEULERSSE, Le Mouvement physiocratique en France (de 1756 à 1770), Alcan, Paris,
1910 ; La Physiocratie à la fin du règne de Louis XV (1770-1774), PUF, Paris, 1959 ; La
Physiocratie sous le ministère de Turgot et de Necker (1774-1781), Imprimerie du Poitou, Poitiers,
1925 (nouv. éd. PUF, Paris, 1950) ; La Physiocratie à l’aube de la Révolution (1781-1792), Éd. de
l’EHESS, Paris, 1985.
4 S. L. KAPLAN, Le Pain, op. cit., p. 92. Sur la physiocratie on lira en outre E. FOX-
GENOVESE, The Origins of Physiocracy, Cornell University Press, Ithaca, Londres, 1976.
5 A. MORELLET, Réflexions sur les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières
de l’administration, Estienne, Londres-Paris, 1775, p. 51.
6 F. QUESNAY, « Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume
agricole », dans Œuvres économiques et philosophiques, Baer, Francfort/Main, 1888, p. 331.
7 Cf. et sq. MEYSSONNIER, La Balance et l’Horloge. La genèse de la pensée libérale en France au
XVIIIesiècle, Éd. de la Passion, Paris, 1989, p. 35 et sq.
8 F. QUESNAY, « Maximes… », art. cit., p. 336.
9 Ibid., p. 343. Sur la métaphore médicale appliquée à l’État, voir supra ch. 1, § 4.
10 F. QUESNAY, « Le droit naturel » (1765), dans François Quesnay et la physiocratie, 2 vol.,
INED, Paris, 1958, II, p. 734.
11 Ibid., p. 741.
12 Ibid., p. 740.
13 F. QUESNAY, « Évidence » (1756), dans François Quesnay et la physiocratie, op. cit., II,
p. 398.
14 Ibid., p. 405.
15 A. MORELLET, Réflexions sur les avantages de la liberté…, op. cit. Sur le parallélisme entre
pain et librairie, R. CHARTIER, Les Origines culturelles de la Révolution française, Seuil, Paris,
1990, p. 58 et sq. Sur la circulation comme forme de l’ordre policier, H. L’HEUILLET, Basse
politique, haute police, Fayard, Paris, 2001, p. 161.
16 Ch. COQUELIN et GUILLAUMIN (dir.), Dictionnaire de l’économie politique, Librairie de
Guillaumin, Paris, 1864, I, p. 365.
17 « Elle a pour objet propre et immédiat le logement, la régularité des édifices ; l’étendue,
l’alignement, la liberté et la commodité des rues, des places publiques et des grands
chemins ; et pour objet plus éloigné, mais bien plus considérable, la facilité du commerce et
la correspondance des Citoyens entre eux et leurs Voisins, et avec les Étrangers ; la Religion
en ce qui regarde les Temples et les Églises consacrées au culte divin ; la santé, l’abondance
des provisions nécessaires pour le soutien, et pour les agréments de la vie ; la commodité et
la diligence des Postes, des Voitures publiques, et de la marche des Armées », Traité de la
police, op. cit., IV, p. 1.
18 F. B. DE FELICE, Code de l’humanité, ou la législation universelle, naturelle, civile et
politique, Yverdon, De Felice, 1788, III, « Circulation », p. 35-36. Selon l’Encyclopédie (III,
p. 467 et sq.), en revanche, la circulation, qui est « tout mouvement périodique ou non, qui
ne se fait point en ligne droite », désigne seulement un processus physiologique et chimique,
non économique.
19 J. B. SAY, Epitome, « Circulation », dans Ch. COQUELIN etV.-G. GUILLAUMIN (dir.),
Dictionnaire de l’économie politique, op. cit., I, p. 364.
20 F. QUESNAY, « Grains », article pour l’Encyclopédie (1757), dans François Quesnay et la
physiocratie, op. cit., II, p. 504.
21 Ibid., p. 503.
22 En latin la même opération est définie par une expression qui rappelle le lien
sémantique entre police et polis : ad urbanitatem informare. Cf. J. F. BARON de BIELFELD,
Institutions politiques (1759-1762), Bassompierre, Leide, 1767, I, p. 69. Ce n’est pas là sa seule
signification : la nature polysémique du terme est démontrée par les différents groupes
sémantiques où un dictionnaire du XVIIIe siècle place ses synonymes : « unir, égaler,
raboter – civiliser, policer – former à la politesse – corriger, limer, rendre exact ». Dictionnaire
de synonymes françois, Saillant, Paris, 1767, p. 404.
23 Cf. G. SCHELLE, « Vie de Turgot », dans Œuvres de Turgot et documents le concernant,
5 vol., éd. par G. Schelle, Alcan, Paris, 1913, I, p. 29. À ce sujet, F. BRAUDEL, Civilisation
matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles, 2 vol., II : Les jeux de l’échange, A. Colin,
Paris, 1979, p. 11.
24 TURGOT, Œuvres de Turgot et documents le concernant, op. cit., I, p. 327.
25 Ibid., p. 328.
26 Cf. l’intervention de Barbaroux lors de la séance du 8 décembre an I (1792) consacrée
au problème des subsistances, Le Moniteur universel, 1789-1799, 31 vol., réimpr. Plon, Paris,
1840-1845, XIV, p. 695.
27 TURGOT, Œuvres…, op. cit., II, p. 471.
28 Ibid. Sur l’urbanisme de Turgot intendant du Limousin, J.-L. HAROUEL, « L’œuvre
urbanistique de Turgot », dans C. BORDES et J. MORANGES (dir.), Turgot économiste et
administrateur, PUF, Limoges, 1982, p. 251-262.
29 J. DOMAT, Le Droit public, op. cit., IV, liv. I, tit. VII, sect. III, § 2.
30 F. BRAUDEL, Les Jeux de l’échange, op. cit., p. 12. Sur la « crise de la visibilité » des
marchés, cf. C. LARRÈRE, L’Invention de l’économie au XVIIIe siècle, op. cit., p. 228.
31 « Remontrance sur l’édit supprimant les jurandes et les communautés d’arts et métiers
et sur divers autres projets de loi », 2-4 mars 1776, dans Remontrances du Parlement de Paris au
XVIIIe siècle, op. cit., III, p. 300.
32 Ibid., p. 306.
33 Dans le sens de division du sol et des biens, selon deux des significations rattachées au
terme nomos. C. SCHMITT, Le Nomos de la terre, PUF, Paris, 2001, p. 70-83 et « Nehmen,
Teilen, Weiden », dans Verfassungsrechtliche Aufsätze aus den Jahren 1924-1954, Duncker &
Humblot, Berlin, 1958, p. 489-504.
34 J.-C. PERROT, Genèse d’une ville moderne. Caen au XVIIIe siècle, 2 vol., Mouton et EHESS,
La Haye et Paris, 1975, I, p. 12.
35 Sur la notion de justum pretium, J. W. BALDWIN, The Medieval Theories of the Just Price.
Romanists, Canonists and Theologians in the Twelfth and Thirteenth Centuries, American
Philosophical Society, Philadelphie, 1959.
36 Remontrances…, op. cit., III, p. 8.
37 TURGOT, Circulaire, op. cit., p. 475.
38 C’est le double passage des marchés isolés à une économie de marché et des marchés
régulés au marché autorégulateur décrit par K. POLANYI, La Grande Transformation,
Gallimard, Paris, 1983, p. 87 et sq.
39 M. FOUCAULT, Naissance de la biopolitique, cours au Collège de France
du 17 janvier 1979, prochainement publié par M. Senellart.
40 Jombert, Amsterdam-Paris, 1776, p. 37-38.
41 S. L. KAPLAN, Les Ventres de Paris, op. cit., p. 16 et sq.
42 Ibid., p. 23.
43 P. VEYNE, « L’histoire conceptualisante », art. cit., p. 62.
44 Dans cette perspective, M. DINGES, « Michel Foucault, Justizphantasien und die
Macht », dans A. BLAUERT et G. SCHWERHOFF (dir.), Mit den Waffen der Justiz. Zur
Kriminalitätgeschischte des späten Mittelalters und der Frühen Neuzeit, Fischer, Francfort/Main,
1993, p. 189-212. Cf. également A. FARGE, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Gallimard,
Paris, 1992, p. 194 et sq. ; D. ROCHE, Le Peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au XVIIIe
siècle, Fayard, Paris, 1998, p. 369-377.
45 N. DES ESSARTS, Tableau de la police de la ville de Londres, Desessarts, Paris, an IX (1801),
p. 11-12.
46 Circulaire aux officiers, op. cit., II, p. 473.
47 Fragments, op. cit., I, p. 330. Comme on le sait, l’attaque contre les prétentions
totalisantes des législateurs est un motif récurrent chez Rousseau. Cf. J.-J. ROUSSEAU, « Des
lois », Fragments politiques, dans Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1964, III, p. 493.
48 Pour ce qui est de la suppression des corvées, prestations de travail forcé gratuites ou
rémunérées pour la construction et l’entretien des routes, dans le projet d’édit de
février 1766, Turgot entend les remplacer par une contribution en argent, à la charge des
propriétaires terriens, y compris le clergé. Les objectifs de la réforme, dont le marché aurait
tiré bénéfice, étaient de restituer les cultivateurs à leur fonction productive, en favorisant
ainsi de meilleures récoltes, et de perfectionner en même temps le système de transport de la
marchandise dans tout le royaume. Cf. Œuvres, op. cit., V, p. 147-154 ; pour l’édit, ISAMBERT,
XXIII, p. 358 et sq. La taille, en revanche, était à l’origine une imposition par laquelle le roi
finançait des milices, dispensant les nobles et leurs vassaux du service militaire. À partir du
XVIIe siècle, on rétablit l’obligation du service, qui pesa presque exclusivement sur les
paysans. Cette situation vexatoire alimenta les stratagèmes afin d’éviter le service, et l’on
parvint au paradoxe de récompenser ceux qui étaient les plus aisés.
49 Circulaire, op. cit., p. 474.
50 Le paternalisme de Turgot est très subtil car il ne cède pas à la tentation démagogique :
« Lors même qu’on croit devoir quelques ménagements aux préjugés du peuple, il ne faut
jamais lui donner lieu d’imaginer qu’on les adopte, et encore moins qu’on y cède par un
motif de crainte ou de faiblesse », ibid., p. 475.
51 Cf. J. BENTHAM, « Vue générale d’un corps complet de législation », dans Œuvres, éd.
par É. Dumont, 3 vol., Hauman, Bruxelles, 1829-1830, I, p. 321-322 ; voir également
« Traités de législation civile et pénale. Principes du code pénal », ibid., I, p. 127.
52 C. J. HERBERT, Essai sur la police générale des grains, Berlin, 1755, p. 8.
53 Ibid., p. 20-21.
54 L’histoire des interventions législatives dans ce domaine est des plus mouvementées. Le
régime restrictif en vigueur jusqu’à la déclaration de 1763, avant d’être à nouveau supprimé
par Turgot en 1774 (voir infra), fut réintroduit par un arrêt du 23 décembre 1770. Le contrôle
gouvernemental fut particulièrement tenace sous la Terreur (loi du 4 mai 1793,
9 et 17 août 1793, 10 septembre 1793), il s’assouplit après Thermidor pour arriver à la loi
du 21 Prairial an V (9 juin 1798) qui rétablit la liberté. Après quelques dérogations
momentanées en 1812 (4 et 8 mai), aucune ingérence publique ne s’est vérifiée dans le
secteur.
55 Cf. la « Déclaration portant permission de faire circuler les grains » du 25 mai 1763 et
l’« Édit concernant la liberté de la sortie et de l’entrée des grains dans le royaume » du
juillet 1764. J. PEUCHET, Collections…, op. cit., VII, p. 222 et 319.
56 Cf. S. L. KAPLAN, Le Pain, op. cit., p. 127 et sq.
57 Remontrances…, op. cit., III, p. 5.
58 Ibid., p. 13.
59 Ibid., p. 14.
60 Ibid., p. 36.
61 Cf. J.-C. PERROT, Une histoire intellectuelle…, op. cit., p. 333-354.
62 S. CLIQUOT DE BLERVACHE, Mémoire sur les corps de métiers, La Haye, 1758, p. 61-62.
63 « Déclaration portant suppression de tous droits établis à Paris sur les blés, farine, pois,
riz, etc. », ISAMBERT, XXIII, p. 323.
64 Foucault observe à cet égard : « Comme Kant dit à l’homme qu’il ne peut pas connaître
la totalité du monde, l’économie politique avait dit au souverain qu’il ne peut pas connaître
la totalité du processus économique. Il n’y a pas de souverain économique. » Cf. Naissance de
la biopolitique, op. cit., cours du 28 mars 1979.
65 La première édition du Tableau de Quesnay date de 1758 (Versailles, manuscrit), la
Table de Dupont paraît en revanche à Karlsruhe en 1775.
66 Sur ces points, cf. D. FIOROT, La Filosofia politica dei fisiocrati, Cedam, Padue, 1954,
p. 101 et sq.
67 Gournay et son groupe (Bûtel-Dumont, Cliquot de Blervache, Danguel, Forbonnais et
Turgot lui-même) s’occupèrent surtout de commerce, en identifiant à ce terme l’essence de
l’économie. Sur leur conception équilibrée entre industrie et agriculture, laisser-faire et
interventionnisme, cf. A. MURPHY, « Le développement des idées économiques en France
(1750-1756) », RHMC, XXXIII, oct.-déc. 1986, p. 521-541.
68 Lettre à Dupont du 25 mars 1774, Œuvres, op. cit., IV, p. 663.
69 Voir en particulier un ouvrage comme L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques,
Londres-Paris, 1767 de MERCIER DE LA RIVIÈRE, dans lequel on conteste fermement toute
hypothèse d’égalité naturelle, démentie par la célèbre loi de l’évidence, d’où l’on tirait aussi
l’inégalité du droit de propriété et l’unicité du pouvoir politique. Voir à ce sujet, F. DIAZ,
Filosofia e politica nel Settecento francese, Einaudi, Turin, 1962, p. 30.
70 N. BAUDEAU, Première Introduction à la philosophie économique, Didot, Paris, 1771, p. 30.
71 Ibid., p. 424.
72 B. DE BIELFELD, Institutions politiques, op. cit., I, p. 68.
73 Sur le rapport entre le secret et la science de la police à l’époque libérale, A. DEWERPE,
Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Gallimard, Paris, 1994,
p. 84 et sq. Sur les différentes formes de représentation policière pendant les XIXe et XXe
siècles, J.-M. BERLIER, « Images de policiers : deux siècles de fantasmes ? », Jahrbuch für
Europäische Verwaltungsgeschichte (JEV), 6, 1994, p. 125-148.
74 Sur le concept de problématisation, M. FOUCAULT, L’Usage des plaisirs, Gallimard,
Paris, 1984, p. 17-18.
75 J. MICHELET, Histoire de France, 19 vol., Bonnot, Paris, 1979, XIX, p. 188.
76 Cf. le témoignage de Véri dans le journal du 15 septembre 1774, dans Journal de l’abbé
de Véri, par J. de Witte, 2 vol., Tallandier, Paris, 1928-1930, I, p. 201.
77 ISAMBERT, XXIII, p. 31. Cf. aussi TURGOT, Œuvres, op. cit., IV, p. 201 et sq.
78 F. GALIANI, Dialogues sur le commerce de blés, Londres, 1770, réimpr. Fayard, Paris,
1984, p. 20.
79 Cf. S. L. KAPLAN, Le Pain, op. cit., p. 128.
80 La guerre des farines se réfère à des émeutes qui, à la suite de la hausse du prix du pain,
durant tout le mois de mai et une bonne partie de juin 1775, ont perturbé surtout Paris et
Versailles, avec des pillages répétés dans les marchés et des attaques le long des routes. Sur
cet événement, R. DARNTON, « Le lieutenant de police J.-P. Lenoir, la guerre des farines et
l’approvisionnement de Paris à la veille de la Révolution », RHMC, t. XVI, 1969, p. 611-624.
81 Rapporté dans TURGOT, Œuvres, op. cit., IV, p. 451.
82 Cf. le jugement exprimé sur l’ouvrage de Mercier de La Rivière, L’Intérêt général de l’État,
dans lequel on reproche à l’auteur « trop de facilités à convenir avec le commissaire Lamare
de la réalité des prétendues disettes factices produites par l’accord des marchands ». Lettre à
Dupont ➛ du 20 février 1770, dans Œuvres, III, p. 379. Sur le caractère factice de la disette
de 1660 à 1662, ➛ attribuée par Delamare aux manœuvres des accapareurs, P. CLÉMENT, La
Police sous Louis XIV, Paris 1866, réimpr. Mégariotis, Genève, 1978, p. 249. Sur la disette
comme instrument de lutte politique, et sq. L. KAPLAN, Le Complot de famine : histoire d’une
rumeur au XVIIIe siècle, A. Colin, Paris, 1982, p. 13 et sq.
83 ISAMBERT, XXIII, p. 31-32.
84 A. F. PROST DE ROYER, Dictionnaire de jurisprudence et des arrêts, op. cit., I, v.
« Abondance », p. 157.
85 « Lettre à l’abbé… sur la liberté du commerce des grains », dans Œuvres, IV, p. 225.
86 TURGOT, « Circulaire notifiant l’Arrêt du Conseil aux Intendants », 19 septembre 1774,
dans Œuvres, op. cit., IV, p. 212. Turgot rappelle qu’en cas de hausse des prix, le roi pourvoira
aux besoins des pauvres « par toute autre voie que par celle des approvisionnements faits en
son nom et pour son compte », c’est-à-dire en favorisant la capacité de gain de la population
et en récompensant ces commerçants qui auraient vendu le grain importé même dans les
lieux les plus périphériques (ibid., p. 214). Sur le même sujet, v. le « Mémoire » au Roi sur les
ateliers de charité à ouvrir à Paris datant du 27 avril 1775 (ibid., p. 500-503) ainsi que les
lettres à l’Intendant de Caen de novembre et décembre 1775 (ibid., p. 519).
87 Institutions politiques, op. cit., I, p. 244.
88 À ce sujet, M. FONTIUS, B. HENSCHEL, « Turgots Konzeption eines
Aufklärungskatechismus. Zu einer vergessenen Korrespondenz mit demAbbé Millot, 1761-
1773 », dans Beiträge zur romanischen Philologie, 21, 1982, p. 205-232.
89 ISAMBERT, XXIII, p. 32.
90 Ibid., p. 318.
91 Œuvres, V, p. 154 et 155. Le thème de la réelle efficacité de ces règlements et, plus
généralement, de l’énorme quantité d’ordonnances de police émises dans les États modernes,
est au centre du débat historiographique sur ce qu’on appelle, à l’instar de G. Oestreich, la
Sozialdisziplinierung. Pour une mise au point générale de la controverse, M. STOLLEIS, « Was
bedeutet‚ Normdurchsetzung’bei Policeyordnungen der frühen Neuzeit ? », dans R.
HELMHOLTZ (dir.), Grundlagen des Rechts, Schöningh, Paderborn, 2000, p. 739-757.
92 « Arrêt du Conseil cassant les ordonnances des officiers de police de La Rochelle »,
7 avril 1775. Œuvres, op. cit., IV, p. 398.
93 Ibid., V, p. 157.
94 Op. cit., p. 324-325.
95 A. GOUDAR, Les Intérêts de la France mal entendus dans les branches de l’agriculture, de la
population, des finances, 3 vol., Cœur, Amsterdam, 1756, II, p. 337. Cf. aussi L. P. ABEILLE,
Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, Marseille, 1763, qui reprend le motif
de la chimère à propos de la disette, une invention elle aussi produite par la police (p. 4). Là-
dessus M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population, cours au Collège de France
du 18 janvier 1978, prochainement publié par M. Senellart.
96 Mémoire de M. Necker au roi sur l’établissement des administrations provinciales, et sq. l.,
1785, p. 5-6. Cf. J. EGRET, Necker ministre de Louis XVI 1776-1790, Champion, Paris, 1975,
p. 129.
97 C’est le cas de F. VENTURI, Settecento riformatore, 7 vol., Einaudi, Turin, 1969-1990, IV*,
p. 342-343.
98 J. NECKER, Sur la législation et le commerce des grains, 2 vol., Pissot, Paris, 1775, II, p. 68-
69.
99 Cf. TURGOT, Œuvres, op. cit., IV, p. 412.
100 K. MARX, « Ad Feuerbach », première thèse, dans Œuvres, III (Philosophie), Gallimard,
Paris, 1982, p. 1029.
101 « Sur la liberté de la circulation des substances », dans Œuvres, op. cit., X, p. 362.
102 « Essai sur la Constitution et les Fonctions des Assemblées provinciales », dans Œuvres,
op. cit., VIII, p. 512 et 514.
3
La police et le travail
« Quelle police pouvait être plus douce que celle des jurandes3 ? »
Dans l’Ancien Régime les professions étaient divisées en trois
classes : 1) les communautés autorisées par lettres patentes
enregistrées dans les cours et qui formaient les corps de jurande ; 2)
les communautés dont les statuts et règlements émanaient des juges
de police ou des seigneurs – celles-ci étaient soumises à toutes les
formalités de l’apprentissage et de la maîtrise, sans avoir cependant
aucune existence légale, faute de lettre patente ou de statut dûment
homologué ; 3) un nombre très limité de professions libres, sans
aucun titre d’établissement ou statut, et qui s’exerçaient sans
apprentissage ni maîtrise. Leur légitimité découlait en général d’une
sentence de police. Par l’édit de mars 16734, toutefois, ce régime
s’unifie : toute activité commerciale est codifiée en jurande, aucune
dérogation de fait (c’était surtout le cas de Paris) n’est tolérée. Dans la
pratique, toutefois, Colbert a laissé subsister nombre de lieux
privilégiés, dans lesquels tant la surveillance du lieutenant de police
que les visites des jurés restaient assez hypothétiques5. Mais c’est une
autre histoire.
En incitant le roi à intervenir dans ce domaine, Turgot démontrait
encore une fois combien ses vues économiques étaient plus larges et
organiques que celles des physiocrates, peu sensibles aux raisons des
commerçants. Afin de permettre à ceux-ci de se développer dans un
régime de libre concurrence, il était nécessaire de casser ce bloc de
pouvoir intermédiaire représenté par les corporations des métiers qui,
agissant dans un cadre de monopole total, conditionnaient le régime
des prix ne correspondant souvent pas à la véritable valeur de la
marchandise6. Le lien avec la question des grains est évident, tout
comme est très claire la coïncidence d’intérêts entre le pouvoir
policier et celui des jurandes, tous deux enclins à gérer l’activité
industrielle et artisanale de la manière la plus stable possible7. Il faut
pour cette raison nourrir quelques réserves sur la volonté véritable de
la police de réprimer toute concentration monopoliste. Bien que le
Droit public de Domat ait placé les « monopoles » au premier rang des
contraventions aux règlements de police8, conférant ainsi une place
exemplaire à cette infraction à l’ordre public, dans la pratique, le
principe était en partie démenti par la complicité des policiers avec
les exigences des corporations, dont chacune était naturellement
portée à imposer le prix de son bien de vente. Si la pratique altère
souvent les schémas d’identification énoncés par le discours savant, il
n’en reste pas moins que le mécanisme infradisciplinaire des
corporations constituait pour la police un exercice délégué de
contrôle, dans la certitude rassurante que des organismes si rigoureux
et puissants détiennent cette connaissance capillaire du marché sur
laquelle se basait la planification publique. Avec la manie du détail
qui caractérise la police, la corporation était un instrument adéquat,
en principe, au contrôle de l’activité productive, mais aussi à la
surveillance des individus, comme garantie d’une stratification qui,
depuis le sommet souverain, descend jusqu’à la base de la pyramide
sociale. Le Parlement parisien décrit parfaitement cette alliance
gouvernementale, lorsqu’il perçoit le danger de son éventuel
démantèlement dans une remontrance du 2-4 mars 1776 : « La police
n’a que deux moyens entre les mains : la force dont elle ne peut user
que quand elle est nécessaire, la terreur qu’imprime sa vigilance, et
c’est par elle qu’elle règne, sans qu’on le sente. Noyée dans les détails
d’une ville aussi vaste que Paris, elle se repose sur l’autorité
intermédiaire d’une multitude de répondants domestiques dont le
pouvoir est plus étendu que le sien, parce qu’ils surveillent
immédiatement et qu’ils commandent par l’exemple9. »
Les motivations de la cour, comme on le voit, correspondent à une
vision organique de la société, pour laquelle chaque partie contribue
à garantir la permanence inamovible de l’institution monarchique,
dont l’une des lois fondamentales, du reste, est ce droit de
remontrance qui appartient aux parlements10. Dans ce sens, le
Parlement pouvait soutenir une thèse antigénéalogique afin de
définir les corporations en les soustrayant au danger de
relativisation : « On a cherché les corporations dans leur origine,
quand il fallait les chercher dans la nature11. » Les jurandes n’ont pas
une histoire qui leur est propre, intelligible en tant que telle, mais
elles sont les maillons d’un ordre déjà donné qui se différencie en des
niveaux hiérarchiques internes. Chaque organisme intermédiaire
reproduit la loi fondamentale de l’ensemble12. C’est ainsi que se
légitimaient les corporations, avec les mêmes arguments que ceux
employés à cette époque pour dire que l’on ne pouvait renoncer à
l’esclavage13.
Il est certain, toutefois, qu’au-delà des explications théoriques
générales, un élément pratique était surtout à la base de la
consolidation des communautés de métier : celles-ci représentaient
une source de rentrée financière pour la monarchie qui, au moment
où elle légalisait leur constitution, imposait des tributs pour ce
privilège. À partir de l’édit d’Henri III de décembre 1581 et de celui
d’Henri IV d’avril 1597, afin de justifier ces profits, on avait entretenu
l’illusion que les corporations étaient réellement utiles. Mais
lorsqu’une mesure de mars 1767 confirma la validité des précédents
édits et, en même temps qu’un arrêt du conseil du 30 octobre,
imposa aux professions non constituées en jurandes, une taxe pour la
délivrance des brevets de maîtrise14, le Parlement de Paris opposa ses
remontrances. Sous le prétexte de soumettre à l’inspection policière
des professions jusqu’alors exemptées, la cour dénonça le but
uniquement fiscal de l’opération : « La taxe n’a aucun rapport avec la
police ; elle n’est point nécessaire pour soumettre les sujets exerçant
ces professions à l’inspection des magistrats, et on ne pourrait
étendre à une taxe qui n’a été ni annoncée, ni indiquée dans la loi un
enregistrement ordonné sur un autre motif et pour un autre objet
nommément exprimés15. » L’argumentation de droit strict distinguait
le régime fiscal de celui de la police et, dans la condamnation de
l’arbitraire de l’un, on se gardait bien d’associer le pouvoir de l’autre.
Néanmoins, il était inévitable qu’en substance, la logique du contrôle
sur les professions fût remise en discussion. Et dans l’affirmation de la
nécessité de protéger la liberté de l’industrie, le Parlement finit par
admettre non seulement le caractère insupportable des taxes, mais
aussi l’inutilité des procédures formelles qui alourdissaient les tâches
de cette même police : « Les précautions prescrites par les anciennes
lois, sont depuis longtemps reconnues inutiles pour la police et
nuisibles pour le bien public. La réception du serment par les juges de
police n’est pas nécessaire pour les mettre en état de porter leur
inspection sur la conduite des sujets exerçant des professions
libres16. »
C’est pourquoi, au moment où le Parlement réaffirmait la nécessité
que dans ce domaine existât la surveillance policière, il préconisait
tout autant un interventionnisme plus modéré, assurément pas aussi
intransigeant que dans le cas des grains. Ceci n’empêche pas que les
remontrances parlementaires découlant de la suppression des
jurandes réemploient une argumentation déjà amplement utilisée
dans la défense des institutions anciennes : il faut craindre que la
confusion l’emporte sur le bon ordre des lois sages et anciennes, et
qu’« à une police vigilante et active » se substitue « une police
imparfaite dans son ensemble et impuissante dans ses moyens17 ».
Ceci prouve à nouveau combien, en matière d’économie, les
positions assumées par les différents agents institutionnels et sociaux
sont souvent mobiles, tactiquement changeantes. Si l’attitude du
Parlement s’est, par tradition, identifiée à la défense d’une politique
dirigiste, et a été principalement traitée par l’historiographie sous cet
angle, il ne faut pas négliger ces épisodes concrets, non moins
significatifs, lors desquels émergent des orientations différentes. Le
schéma de lecture qui répartit les positions selon l’adhésion à des
valeurs générales – liberté contre dirigisme, économie contre droit,
propriété foncière contre activité manufacturière, etc. – ignore
l’autonomie du cas spécifique. Chaque cas est susceptible d’entrer
dans une trame discursive plus vaste, formée par des contributions
hétérogènes. Et comme nous préférons analyser ici, à travers le
discours, des opérations concrètes plutôt que des unités d’ordre
doctrinal, des actions plutôt que des intentions, il nous faut
constater, dans certaines circonstances, une véritable complicité entre
les remontrances parlementaires et le mouvement critique qui
s’interroge à plusieurs égards sur la fonction du pouvoir policier.
C’est-à-dire, entre des discours manifestement opposés18.
Deux enjeux essentiels ressortent de l’énième heurt entre
Couronne et Parlement. D’abord, la prétention de celui-ci à garder le
monopole juridictionnel et politique sur l’ordre corporatif. Le
procureur général Joly de Fleury, dans une lettre du 23 juillet au
contrôleur général Boullongne, revendique ce droit sans aucune
forme de compromis : « Les communautés forment des corps dans
l’État, elles ne peuvent être érigées dans le Royaume sans Lettres
patentes registrées au Parlement, mais dès qu’elles sont une fois
établies, la connaissance de tout ce qui concerne la Police générale
des Communautés appartient au Parlement. Elles sont sous l’autorité
du Parlement, c’est à lui à veiller à leur conservation et à prévenir
tout ce qui tend à leur destruction19. »
L’autre question de fond concerne la manière de concevoir le
travail. « La faculté d’exercer leur métier appartient déjà à ces
artisans – stigmatisait la cour de justice parisienne en 1768 – et
cependant on veut la leur faire acheter20. » L’édit de 1767 réaffirme
en effet que le droit de travailler dérive de l’autonomie souveraine, et
n’adhère pas naturellement à la faculté de l’homme. Turgot,
admirateur convaincu de Locke, doit nécessairement rejeter cette
« concession » de la politique à l’individu, et il s’aligne sur la vision
exprimée quelques années auparavant par le Parlement. Le
préambule de l’édit « portant suppression des jurandes et
communautés de commerce, arts et métiers » (février 1776) ne
manque pas de souligner, avec l’habituel esprit pédagogique, que
« Dieu en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire
la ressource du travail, a fait, du droit de travailler, la propriété de
tout homme ; et cette propriété est la première, la plus sacrée et la
plus imprescriptible de toutes21 ». Chaque élément de médiation
entre faculté et usage, entre puissance et acte apparaît pour cette
raison illégitime. Le travail, pour être pris en compte, ne nécessite pas
l’action d’un « tiers » (la police) qui l’inscrit dans des références
communes, qui le socialise. Il est en revanche la condition unique et
nécessaire dont chacun dispose pour se réaliser comme sujet, comme
propriétaire et comme auteur. Sur la base de tels principes, ceux qui
agitent l’argument du contrôle rigide sur les professions comme
garantie de la qualité du travail retombent, selon Turgot, dans la
démagogie. En effet, dans ce secteur également, l’action de la police
est « illusoire » car elle ne parvient pas à protéger le citoyen de
contrefaçons pour lesquelles aucun maître ou artisan, soutenu par la
solidarité corporative, n’est jamais responsable. Il est donc
compréhensible que les plus grandes résistances au démantèlement
des communautés viennent précisément du milieu des juristes qui
tire d’importants profits du contentieux judiciaire auquel s’expose
souvent l’activité des associations de métier. Une fois encore, en
définitive, l’innocent devenir des choses a l’avantage sur l’ordre
virtuel de la police.
1 E. COORNAERT, Les Corporations en France avant 1789, Gallimard, Paris, 1941, p. 31. Sur
l’histoire des jurandes, cf. aussi E. MARTIN SAINT-LÉON, Histoire des corporations de métiers
depuis leurs origines jusqu’à leur suppression en 1791, Paris, 1922, réimpr. Slatkine, Genève,
1976 ; S. L. KAPLAN, « Réflexions sur la police du monde du travail, 1700-1815 », Revue
historique, 529, 1979, p. 17-77 ; W. H. SEWELL, Gens de métiers et révolutions. Le langage du
travail de l’Ancien Régime à 1848, Aubier, Paris, 1983 ; le dossier « Corps et communautés
d’Ancien Régime », présenté par J. Revel, Annales ESC, 2, 1988, p. 295-426.
2 CH. DESMARQUETS, Nouveau Style du Châtelet de Paris, et de toutes les Jurisdictions
ordinaires du Royaume, tant en matière civile, criminelle, que de police, Despilly, Paris, 1771,
partie II, p. 16-18. Sur l’activité juridictionnelle de la police parisienne en la matière, A.
THILLAY, « La liberté du travail au faubourg Saint-Antoine à l’époque des saisies des jurandes
parisiennes » (1642-1788), RHMC, t. 44-4, octobre-décembre 1997, p. 634-649.
3 « Remontrances sur l’édit supprimant les jurandes », 2-4 mars 1776, dans Remontrances
du Parlement de Paris, op. cit., III, p. 310.
4 « Édit portant que ceux qui font profession de commerce, denrées ou arts qui ne sont
d’aucune communauté, seront établis en corps, communautés et jurandes, et qu’il leur sera
accordé des statuts », ISAMBERT, XIX, p. 91.
5 Cf. J.-L. BOURGEON, « Colbert et les corporations : l’exemple de Paris », dans Un nouveau
Colbert, op. cit., p. 251-252. Il serait toutefois exagéré de renverser l’idée reçue et de
considérer Colbert presque comme un précurseur du laisser-faire. Exemplaire, à cet égard, une
lettre du 1er avril 1680 adressée au lieutenant de police La Reynie, qui est sollicité à réduire le
nombre des merciers privilégiés de la capitale. Cf. Lettres, op. cit., VI, p. 62-63.
6 Pour une analyse du fonctionnement économique de ces organisations, J.-C. PERROT,
Genèse d’une ville moderne. Caen au XVIIIe siècle, op. cit., I, p. 320 et sq.
7 Sur l’étroite communication entre ordonnances de police et statuts des métiers, F.
OLIVIER-MARTIN, L’Organisation corporative de la France d’Ancien Régime, Sirey, Paris, 1938,
p. 213 et sq. Sur la construction juridique des corporations dans le monde germanique, O.
VON GIERKE, Deutsche Genossenschaftsrecht, 4 vol., Weidmann, Berlin, 1868-1913.
8 « Il est défendu aux marchands d’avoir entre eux des intelligences contre l’intérêt public,
et de s’accorder pour ne vendre les marchandises que sur un certain pied. » J. DOMAT, Le
Droit public, op. cit., t. II, suppl. au liv. III (éd. 1777), tit. XII, par. 1, p. 219.
9 Remontrances, op. cit., III, p. 309.
10 À ce sujet, A. LEMAIRE, Les Lois fondamentales de la monarchie française, Fontemoing,
Paris, 1907, p. 302 et sq. Sur la signification macrosociale des corporations, J. REVEL, « Les
corps et communautés », dans K. M. BAKER (dir.), The Political Culture of the Old Regime,
Oxford, Pergamon Press, 1987, p. 225 et sq.
11 Remontrances, op. cit., III, p. 309.
12 Sur l’idéologie politique du modèle corporatif, A. BLACK, Guilds and Civil Society in
European Political Thought from the Twelfth Century to the Present, Methuen, Londres, 1984.
13 C’est le cas de S.N. H. LINGUET qui, dans la Théorie des loix civiles ou principes
fondamentaux de la société, 2 vol., Londres, 1767, I, réaffirme la nécessité d’un « ordre
invariable qui contient chaque membre dans sa place » (p. 186), faisant écho à l’ordonnance
sur le lieutenant parisien de 1667 qui attribuait à la police la tâche de « faire vivre chacun
selon sa condition et son devoir ».
14 « Édit concernant les arts et métiers », ISAMBERT, XXII, p. 468 ; « Arrêt du conseil
concernant les professions de commerce, arts et métiers qui ne sont pas établis en jurande »,
ibid., p. 469.
15 « Remontrances sur les brevets de maîtrise », 27-28 février 1768, dans Remontrances, op.
cit., II, p. 831.
16 Ibid.
17 Ibid., III, p. 318.
18 En confirmation de ses propres hésitations sur le sujet, le Parlement, dans sa
remontrance de mars 1776, avec des arguments cette fois historicistes, justifiait son
opposition originaire lors de l’établissement des jurandes en 1581 : « Une boursalité odieuse
qui convertissait en un droit domanial le droit d’exercer une partie quelconque de commerce
ou des arts, et une extension injuste qui portait ces établissements jusque dans les moindres
villes du Royaume », ibid., p. 308.
19 Bibliothèque nationale, coll. Joly de Flaury, ms. 378, fol. 218, rappelé par PH. PAYEN,
Les Arrêts de règlement…, op. cit., p. 190.
20 Remontrances, cit., II, p. 834.
21 ISAMBERT, XXIII, p. 375.
22 Cf. Œuvres, op. cit., V, p. 158-161.
23 ISAMBERT, XXIII, p. 379.
24 Pour les inspecteurs des manufactures, cf. Recueil des réglemens généraux et particuliers
concernant les manufactures et fabriques du Royaume, 7 vol., Impr. royale, Paris, 1730-1750, I,
p. 64-156. Cf. PH. MINARD, La Fortune du Colbertisme. État et industrie dans la France des
Lumières, Fayard, Paris, 1998, p. 294 et sq.
25 CLIQUOT DE BLERVACHE, Mémoire sur les corps de métiers, op. cit., p. 40. De cet auteur
cf. également les Considérations sur le commerce, Amsterdam, 1758, ce que Kaplan appelle le
« texte séminal » de la liberté et de la concurrence. et sq. L. KAPLAN, La Fin des corporations,
Fayard, Paris, 2001, p. 29 et sq.
26 LEROY DE MONTÉCLY, Observations présentées par les Maîtres composant la Communauté
des Graveurs, Ciseleurs de la Ville et Faubourg de Paris, De Lormel, Paris, 1776, p. 9 et 10.
27 BIGOT DE SAINTE-CROIX, Essai sur la liberté du commerce et de l’industrie, Lacombe,
Amsterdam-Paris, 1775, p. 150-151. Sur cet auteur proche de Quesnay, et sq. L. KAPLAN, La
Fin des corporations, op. cit., p. 38 et sq.
28 Que les communautés soient sujets de droit, c’était en effet une donnée acceptée par la
doctrine. Le juriste le plus lié au modèle de Colbert, Domat, observe à ce sujet que « les
Communautés légitimement établies tiennent lieu de personnes, et leur union qui rend
communs à tous ceux qui les composent, leurs intérêts, leur droits et leurs privilèges fait
qu’on les considère comme un seul tout. Et comme chaque particulier exerce ses droits, traite
de ses affaires, et agit en Justice, il en est de même des Communautés ». Le Droit public, op.
cit., I, tit. XV, sect. II, § 2.
29 ISAMBERT, XXIII, p. 372.
30 Remontrances…, 2-4 mars 1776, op. cit., p. 310.
31 Cf. J. REVEL, Présentation à Corps et communautés d’Ancien Régime, op. cit., p. 298.
32 ISAMBERT, XXIII, p. 381.
33 Le discours de Portalis introduit la publication du liv. I, « Des personnes », du Code civil
de la République française, an III, p. 15.
34 G.L. M. CASAREGIS, Discursus legales de commercio et de avariis, Genua, 1707, p. 144,
o
n 10. Cf. R. MEYER, Bona fides und Lex mercatoria in der europäischen Rechtstradition,
Wallstein, Göttingen, 1994, p. 15.
35 À ce sujet, D. CORRADINI, Il criterio della buona fede e la scienza del diritto privato,
Giuffrè, Milan, 1970, p. 26 et sq.
36 C. GINZBURG, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Flammarion, Paris, 1989,
p. 139-180.
37 A. DEWERPE, Espion, op. cit., p. 86 et sq.
38 ISAMBERT, XXIV, p. 74 et sq.
39 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., II, p. 282. Sur ces événements, E. MARTIN
SAINT-LÉON, Histoire des corporations, op. cit., p. 585-634 ; sur la nuit du 4 août et sa suite, et
sq. L. KAPLAN, La Fin des corporations, op. cit., p. 422 et sq.
40 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 25-26. Sur ce sujet, A. PLESSISSOUS (dir.),
Naissance des libertés économiques. Liberté du travail et liberté d’entreprendre : le décret d’Allarde et
la loi Le Chapelier, Paris, Institut d’histoire de l’industrie, 1993.
41 Bien que dans la pratique de l’Ancien Régime le travail « réglé » était une exception
dans l’univers du travail libre. V. BOURGEON, Colbert et les corporations, op. cit., p. 241 et sq.
Encore faut-il éviter de tomber dans le piège d’une approche invariablement vouée à dire que
les choses se sont déroulées en dessous des institutions juridiques et politiques. Le problème
ici est celui de comprendre les mutations des techniques normatives plutôt que de vérifier
leur efficacité dans la vie quotidienne.
II.
1 « Remontrance sur l’édit supprimant les jurandes et les communautés d’arts et métiers et
sur divers autres projets de loi », 2-4 mars 1776, op. cit., p. 301.
2 Sur ces aspects R. CHARTIER, Les Origines culturelles de la Révolution française, op. cit.,
p. 32-115.
3 Voir, entre autres, M. OZOUF, L’Homme régénéré, Gallimard, Paris, 1989 ; J. CENSER,
« Die Presse des Ancien Régime im Übergang – eine Skizze », dans R. KOSELLECK et R.
REICHARDT (dir.), Die Französische Revolution als Bruch des gesellschaftlichen Bewußtseins,
Oldenbourg, Munich, 1988, p. 127-152 ; K. M. BAKER, Au tribunal de l’opinion. Essais sur
l’imaginaire politique au XVIIIe siècle, Payot, Paris, 1993. Sur le passage d’une acception sociale
à une politique de la signification d’opinion publique en France durant la seconde moitié du
XVIIIe siècle, K. M. BAKER, Inventing the French Revolution, Cambridge University Press,
Cambridge, 1990, p. 187 et sq.
4 Cf. M. FOUCAULT, « Qu’est-ce que la critique ? [Critique et Aufklärung] », Bulletin de la
Société française de philosophie, 2, 1990, p. 35-63.
5 Sur la tradition artificialiste de la science juridique occidentale depuis ses origines
romaines, voir les travaux de Y. THOMAS, en particulier « Fictio legis. L’empire de la fiction
romaine et ses limites médiévales », Droits, 21, 1995, p. 17-63 ; Le Sujet de droit, la personne et
la nature, cit., p. 85-107. La question a aussi été affrontée d’un point de vue sociologique par
P. BOURDIEU, « La force du droit. Éléments pour une théorie du champ judiciaire », Actes de
la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 3-19.
4
L’opinion
Le contrôle de l’imprimé
La publication et le commerce des livres imprimés étaient
fondamentalement régulés par le code de la librairie
du 28 février 1723, étendu de Paris à tout le royaume par un arrêt du
conseil du 24 mars 1744, et ultérieurement durci par la
« Déclaration » du 16 avril 17572. Le contrôle exercé par les organes
publics avait relevé jusqu’alors de la sécurité d’État : le Traité de
Delamare, soulignant combien la librairie et l’imprimerie touchaient
de près la religion, l’État, les mœurs et souvent le repos des familles,
avait prévu d’aborder le sujet dans son septième livre consacré à la
tranquillité publique, avec une attention particulière portée aux
libelles, et plus généralement à la presse périodique au contenu
diffamatoire. Dans le huitième livre, en revanche, il aurait traité de
l’art de l’imprimerie3. Le répertoire du commissaire parisien s’arrête
toutefois au sixième livre, de sorte qu’il n’offre pas cette
systématisation de l’objet que seul le texte de 1723 réalise, en
reprenant les précédentes dispositions dont la plus importante était
l’édit d’août 16864. Le code de la librairie vise à réorganiser l’exercice
de la profession de libraire et d’imprimeur selon les canons
minutieux de l’organisation corporative mise en place en 1618 par
une mesure qui avait abandonné l’idée du libre exercice d’un métier,
5
ouvert à tous, établie par François Ier . La police intervient de manière
directe ou elle délègue, comme c’est le cas avec toutes les
communautés de métier. C’est la reconnaissance publique d’intérêts
privés sous la forme du privilège monarchique6. Du reste, un homme
de terrain comme Delamare, s’était parfaitement rendu compte que,
dans les métiers du livre comme dans les autres domaines
professionnels, la confrérie exerçait une telle surveillance sur ses
propres membres qu’elle dénonçait aux autorités publiques la
moindre infraction aux règlements7. La protection économique de ce
secteur du commerce s’inscrit dans l’objectif traditionnel de prévenir
la sédition politique sous l’impulsion de dangereuses idées religieuses
et philosophiques. Autant de sujets sur lesquels avait veillé, jusqu’à
l’ordonnance de Moulins de 1566 (art. 788), la faculté de théologie de
la Sorbonne.
La presse et la circulation des livres et journaux ne pouvaient donc
exister en dehors de ce circuit institutionnel. Les magistrats de police,
de concert avec les syndics des communautés, avaient le devoir de
garantir le respect d’une telle procédure. L’admission officielle dans la
communauté, au terme de l’apprentissage, était scellée par le serment
prêté devant le lieutenant de police, un acte fortement symbolique,
symptomatique du rôle attribué aux magistrats dans le gouvernement
de la pensée et de la parole écrite. D’ailleurs, même la chasse aux
rumeurs par les mouchards a été une préoccupation constante de la
lieutenance durant tout le XVIIIe siècle9. Enfin, il faut rappeler qu’en
plus des syndics des corporations et du lieutenant de police, une
troisième personne surveillait le secteur, le directeur général de la
librairie. Cette autorité, créée en 1737, entrait souvent en
concurrence avec celle du lieutenant, au point que le lieutenant Le
Noir tentera de bien les distinguer10.
En ce qui concerne le contenu des publications, l’article 99 du code
de 1723 met en place une série d’interdictions laissées le plus souvent
à l’entière discrétion du magistrat de police. Elles concernent la
religion, le service du roi, le bien de l’État, la pureté des mœurs,
l’honneur et la réputation des familles et des particuliers, ce dont fait
foi la « mauvaise littérature » circulant sous le manteau. En ce sens, il
est significatif qu’un contrôle soit exercé sur la presse périodique
privée, feuilles volantes et nouvelles à la main, non conformes aux
versions des journaux officiels. Une note de police de 1724 définit
bien le pouvoir de censure : « Les particuliers qui veulent donner des
nouvelles au public sont obligés d’en apporter deux exemplaires au
lieutenant général de police qui en prend lecture, y retranche ce qu’il
juge à propos ; après quoi, il en délivre au particulier un exemplaire
approuvé de lui et en garde un de son côté pour le confronter sur les
copies qu’on délivre au public11. » Parmi les cibles les plus célèbres de
la censure, les deux premiers volumes de l’Encyclopédie qu’un arrêt du
Conseil d’État du 7 février 1752 entend séquestrer parce qu’ils
contiennent des « maximes tendant à détruire l’autorité royale, à
établir l’esprit d’indépendance et de révolte, et, sous des noms
obscurs et équivoques, à élever les fondements de l’erreur, de la
corruption des mœurs, de la religion et de l’incrédulité12 ». La seule
règle à respecter est donc l’ancienne loi du silence, qu’une disposition
du 8 octobre 1754, en matière de disputes théologiques définit
comme « le moyen le plus efficace pour arrêter le cours d’un mal
aussi dangereux, et le plus capable de rétablir et maintenir l’ordre et
la tranquillité publique13 ».
Mais on s’en doute, le système de l’interdit encourage le commerce
clandestin, actif dès l’époque de la Ligue (seconde moitié du XVIe
siècle) et accru en termes de diffusion et de danger politique, surtout
vers la fin de l’Ancien Régime. L’historiographie a désormais
démontré que l’appareil de contrôle mis en place surtout par Colbert
et La Reynie entre 1660 et 1680, est souvent resté théorique14.
L’imprimé, à l’instar du blé, a trouvé les voies qui le soustraient au
regard de l’autorité publique. De même que pour la question des
grains, on rencontre là quelques personnages qui ont réussi à dégager
la dimension conceptuelle de ces enjeux. Malesherbes (1721-1794),
directeur de la Librairie de 1750 à 1763, en grand commis qui a à
cœur le destin de tout ordre politique, a compris qu’une discipline
normative lourde dans un tel secteur risquait de demeurer virtuelle.
Peuchet (1758-1830), en administrateur chevronné et homme de
terrain en tire les conséquences à propos des limites et des
prérogatives de la police.
1 Cf. W. OGRIS, « Verbietet mir keine Zensur ! Goethe und die Pressefreiheit », dans V.D.
Wilkes (dir.), Festschrift zum 125 jährigen Bestehen der Juristischen Gesellschaft zu Berlin, De
Gruyter, Berlin et New York, 1984, p. 509-527.
2 Cf. « Règlement du Conseil pour la librairie et imprimerie à Paris », ISAMBERT, XXI,
p. 216-251 ; voir aussi l’édition commentée par C. M. SAUGRAIN, Code de la librairie et
imprimerie de Paris, De Quillau, Paris, 1744, qui rassemble les anciennes lois en la matière.
Pour l’« Arrêt du Conseil » de 1744, un extrait en est donné dans l’Encyclopédie méthodique.
Classe « Jurisprudence », op. cit., X, « Imprimerie », p. 292. Voir enfin la « Déclaration
portant défense à toutes personnes de quelque état et condition qu’elles soient, de composer
ni faire composer, imprimer et distribuer aucuns écrits contre la règle des ordonnances »
du 16 avril 1757, ISAMBERT, XX, p. 272-274.
3 Op. cit., préface.
4 Cf. « Édit contenant règlement sur les imprimeurs et libraires de Paris », ISAMBERT, XX,
p. 6 et sq.
5 Cf. « Lettres-patentes sur les nouveaux statuts des librairies, imprimeurs et relieurs de la
ville et université de Paris », ISAMBERT, XVI, p. 117 et sq. Pour ce qui est du libre régime sous
François Ier, cf. la « Lettre de privilège » du 4 mars 1516, ISAMBERT, XII, p. 103 et sq.
6 Cf. « Règlement » de 1723, op. cit., en particulier articles 45, 47, 79, 85. Sur la fonction
du privilège, c’est-à-dire du droit exclusif accordé temporairement à quelqu’un pour
imprimer et diffuser un ouvrage, cf. H.-J. MARTIN, Livre, pouvoirs et sociétés à Paris au XVIIe
siècle (1598-1701), Droz, Genève, 1969, I, p. 440 et sq.
7 Cité par H.-J. MARTIN, ibid., II, p. 697. Voir également M. MARION, Dictionnaire des
institutions de la France (1923), Picard, Paris, 1968, « Censure », p. 76-78.
8 Cf. « Ordonnance sur la réforme de la justice » de février 1566, ISAMBERT, XIV, p. 210-
211.
9 Cf. A. FARGE, Dire et mal dire, op. cit., p. 25 et sq.
10 Sur le partage des fonctions entre ces trois autorités, P. MANUEL, La Police de Paris
dévoilée, 2 vol., Garnery, Paris, an II, I, p. 30-32. Voir également A. VERMOREL, Les Mystères
de la police, 3 vol., Librairie centrale, Paris, 1864, I, p. 279 et sq.
11 Cité par Cf. A. FARGE, Dire et mal dire, op. cit., p. 50-51. Voir aussi H.-J. MARTIN,
Livre…, op. cit., II, p. 690-691. Pour les contrôles tentés par la police sur les livres dangereux
en dehors de Paris et de la France, A. WILLIAMS, The Police of Paris 1718-1789, Louisiane
State University Press, Bâton Rouge-Londres, 1979, p. 214-215.
12 ISAMBERT, XXII, p. 250.
13 « Déclaration renouvelant les lois du silence et défendant de s’occuper de matières
religieuses », ISAMBERT, XXII, p. 260. Un arrêt du Parlement du 6 mai 1775 reprenait le sujet
en intimant à la faculté de théologie « de se contenter de lire des écrits scholastiques sans
pénétrer jusqu’aux sources des choses », J. PEUCHET, Collections des lois, op. cit., VI, p. 199.
14 D. ROCHE, Les Républicains des lettres, Fayard, Paris, 1988, p. 29-46. Sur la riche
correspondance entre Colbert et La Reynie au sujet des poursuites contre les libellistes et,
plus en général, contre l’importation de l’étranger des livres défendus, cf. Lettres, instructions
et mémoires de Colbert, op. cit., t. VI, p. 2-29. Sur le système créé par Colbert et La Reynie, voir
P. CLÉMENT, La Police sous Louis XIV, op. cit., p. 72-79 ; J. SAINT-GERMAIN, La Reynie et la
police au Grand Siècle, Hachette, Paris, 1962, p. 157-163 ; H.-J. MARTIN, Livre…, op. cit., II,
p. 695-698.
15 CH.-G. DE LAMOIGNON DE MALESHERBES, Mémoires sur la librairie. Mémoire sur la
liberté de la presse, Imprimerie nationale, Paris, 1994, p. 78.
16 Ibid., p. 134.
17 Ibid., p. 89.
18 Ibid., p. 83.
19 Ibid., p. 250.
20 Ibid., p. 119.
21 Ibid., p. 134-135.
22 Bien sûr l’application concrète ne peut présenter de tels automatismes, à commencer
par le repérage précis des faits matériels et des problèmes d’interprétation qui en découlent
pour le juge. Toutefois, il s’agit de signaler ici le mécanisme syllogistique qui différencie, en
dernière analyse, l’opération judiciaire d’autres activités réglementaires.
23 Cette présomption d’ignorance ne correspond pas à l’image du « voile d’ignorance »
formulée par J. RAWLS (Théorie de la justice, Seuil, Paris, 1987, p. 38.), comme une condition
nécessaire pour éviter que le choix des principes fondamentaux concernant la justice ne se
ressente des inégalités entre les parties. C’est la justice entendue comme pratique
juridictionnelle et non comme univers idéal et moral, qui se fonde sur cette prétérition
originelle des situations concrètes.
24 Ce n’est pas un hasard si le plus grand effort spéculatif dans ce sens aura été produit par
Hegel. Théorisant le Polizeistaat expérimenté dans les territoires allemands, Hegel saisit la
nécessité de fondre les deux pratiques dans le pouvoir gouvernemental : « Cette
subsomption des affaires particulières sous l’universel est la tâche propre du pouvoir
gouvernemental, dans lequel sont également compris le pouvoir judiciaire et le pouvoir de
police, qui se rapportent immédiatement à l’élément particulier de la société civile et qui
font prévaloir l’intérêt général dans ces buts particuliers. » G.W. F. HEGEL, Principes de la
philosophie du droit ou Droit naturel et science de l’État en abrégé, Vrin, Paris, 1975, par. 287,
p. 299. Cf. L. FERRAJOLI, Diritto e ragione. Teoria del garantismo penale, Laterza, Rome-Bari,
1989, p. 800 et sq.
25 V. supra p. 53.
26 Mémoires, op. cit., p. 136.
27 Ibid., p. 137-140. Sur le contenu et le sens des réformes proposées par Malesherbes, voir
la présentation de R. CHARTIER aux Mémoires, notamment p. 25. Voir aussi R. BIRN,
« Malesherbes and the Call for free Press », dans R. DARNTON et D. ROCHE (dir.), Revolution
in Print. The Press in France 1775-1800, University of California Press, Berkeley-Londres, 1989,
p. 50-66.
28 Mémoires, op. cit., p. 204. Trente ans plus tard, son jugement sur l’arbitraire des
principes de la censure sera beaucoup plus net. Voir Mémoire sur la liberté de la presse, op. cit.,
p. 261 et sq.
29 Ibid., p. 164.
30 Ibid., p. 165.
31 Ibid., p. 205.
32 Dans le Mémoire sur la liberté de la presse, Malesherbes donnera des exemples de
publications tacitement autorisées par le lieutenant de police, qui garantissait l’impunité du
libraire grâce aux rapports confidentiels entretenus avec le souverain auquel souvent ne
déplaisait pas la parution de tels textes. Voir p. 254 et sq.
33 Ibid., p. 208 et 209.
34 Cf. R. CHARTIER, Présentation, op. cit., p. 27.
35 ISAMBERT, XXVIII, p. 604.
36 « Déclaration qui fait défense d’imprimer, débiter ou colporter aucuns écrits, ouvrages
ou projets concernant la réforme ou administration des finances », ISAMBERT, XXII, p. 400.
37 Cf. A. MORELLET, Réflexions sur les avantages…, op. cit. ; voir aussi Très humbles et très
respectueuses remontrances du Parlement séant à Dijon au roi, au sujet de la Déclaration du
28 mars 1764, et sq. n.
38 MALESHERBES, Mémoire sur la liberté de la presse, op. cit., p. 234-235.
39 Cf. « Jurisprudence », Encyclopédie méthodique, op. cit., et « Imprimerie », X, p. 294.
40 Sur Peuchet, observateur critique de la société française, on lira le bref portrait de K.
MARX, « Peuchet : Du suicide » (1846), dans Œuvres, III (Philosophie), op. cit., p. 1456-1462.
41 Ibid., « Liberté », p. 384-385.
42 Ibid., vol. IX, « Censeur », p. 492.
43 Ibid., vol. X, p. 391.
44 Encyclopédie méthodique, op. cit., IX, p. 492. L’ancienne métaphore de l’arme afin
d’indiquer le danger du mot apparaît dans toute la période des Lumières, et en particulier
chez Voltaire. Sur l’emploi politique des métaphores belliqueuses, cf. F. RIGOTTI, Il potere e le
sue metafore, Feltrinelli, Milan, 1992, p. 45-76.
45 J.-J. ROUSSEAU, « Du contrat social », l. IV, ch. VII, dans Œuvres complètes, op. cit., III,
p. 458. À la fin du l. II, en revanche, l’opinion est vue comme un agent autonome, une
véritable loi « qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l’airain, mais dans le cœur des citoyens ;
qui fait la véritable constitution de l’État ; qui prend tous les jours des nouvelles forces ; qui
lorsque les autres lois vieillissent ou s’éteignent, les ranime ou les supplée, conserve un
peuple dans l’esprit de son institution, et substitue insensiblement la force de l’habitude à
celle de l’autorité ». Toutefois, en confirmant le rôle ambivalent de l’opinion, Rousseau se
hâte de préciser qu’elle est « partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le
succès de toutes les autres : partie dont le grand Législateur s’occupe en secret ». Ibid., p. 394.
46 A. MORELLET, Réflexions sur les avantages…, op. cit., p. 31.
47 J.-J. ROUSSEAU, Œuvres complètes, op. cit., V, p. 62. En l’occurrence, Rousseau ne pense
pas à l’instrument législatif, mais à une institution comme le tribunal des maréchaux de
France qui, par exemple, devrait « changer l’opinion publique sur le duel ».
48 A. MORELLET, Réflexions sur les avantages…, op. cit., p. 36. Avec la même connotation
« servile », l’opinion publique apparaît à J. NECKER comme le « conseiller le plus éclairé, le
plus impartial, et le plus intègre », De l’administration des finances de la France, 3 vol., 1784, II,
p. 279.
49 Encyclopédie méthodique, « Jurisprudence », cf. « Censeurs », op. cit., IX, p. 494.
50 Ibid., p. 496.
51 D. DIDEROT, « Lettre à Necker du 10 juin 1775 », dans G. ROTH et J. VARLOOT (éd.),
Correspondance, Minuit, Paris, 1968, XIV, p. 144.
52 De l’administration des finances, op. cit., II, p. 281.
53 Cf. « Constitutional Code », dans The Works of Jeremy Bentham, Thoemmes, Bristol,
1995 (réimpr. de l’édition Tait, Edinburgh 1848), IX, p. 41 et sq. et p. 157 et sq. Plus en
général, J. BENTHAM, Théorie des fictions, Association freudienne internationale, Paris, 1996.
Cf. CH. LAVAL, Jeremy Bentham. Le pouvoir des fictions, PUF, Paris, 1994, p. 103 et sq.
54 Sur cette distinction, N. LUHMANN, Soziale Systeme. Grundriss einer allgemeinen Theorie,
Suhrkamp, Francfort/Main, 1984, p. 191 et sq.
5
Administration
Le principe que certaines matières ne doivent être régies que par administration est la
maxime favorite de bien des hommes d’État, et il est certain qu’à beaucoup d’égards elle
est vraie, et qu’elle a un grand nombre d’applications. Mais il faut convenir aussi qu’il est
dangereux d’en abuser, parce qu’elle tend à tout remettre au pouvoir arbitraire. Ce pouvoir
arbitraire contre lequel les parlements déclament avec tant de véhémence, doit
nécessairement être réuni à l’autorité souveraine, sans quoi chaque corps ou chaque
particulier puissant voudrait interpréter les lois à son avantage, et on tomberait dans
l’anarchie. Mais en même temps je crois que, pour le bonheur et la tranquillité des
peuples, il faut en borner l’exercice, autant qu’on le peut, dans les administrations
subordonnées, et qu’il est toujours avantageux de donner des lois fixes quand la matière
en est susceptible33.
III.
La police moderne
La police révolutionnaire
Après le 14 juillet
Les problèmes de la police sur lesquels se concentrent les débats
révolutionnaires concernent surtout la sûreté, car les conséquences
sur la liberté personnelle sont ici plus directes et tangibles et le besoin
d’abandonner les anciennes habitudes s’y fait plus urgent. On peut
ainsi expliquer la tendance dominante à intégrer les fonctions de
police dans la sphère judiciaire plutôt que dans la sphère politico-
administrative13. Par rapport aux facteurs qui, à la fin de l’Ancien
Régime, avaient justifié un usage « administratif » de la police, les
mutations pratiques et conceptuelles sont maintenant plus visibles
dans la sphère du droit pénal. Nous considérerons donc cet aspect du
débat dans une assemblée constituante dont la fonction est avant
tout de définir les règles selon lesquelles on doit contrôler, prévenir et
réprimer ce mal appelé délit.
La confusion institutionnelle résultant des événements
révolutionnaires a entravé pendant un temps la reconstitution d’une
police d’État14. Toutefois, il semble que, sur le papier, la police
parisienne soit parvenue à se doter d’une organisation dans des délais
suffisamment brefs. Après la disparition du lieutenant général de
police, les électeurs établirent un Comité permanent présidé par le
prévôt des marchands et composé des autres membres du bureau de
la ville. L’organisme, chargé de la sûreté, de la tranquillité et des
subsistances de la ville, fonctionna jusqu’à la fin du mois de
septembre. Avec la « Lettre patente sur la police provisoire de Paris »
du 6 novembre, l’Assemblée nationale répond aux nouvelles
exigences de légalité présentées par le maire Bailly : « Dans ce
moment de trouble et d’orage, la police a paru d’abord mériter de
fixer la principale attention du Conseil de Ville, parce que l’ordre
public, la sûreté générale et celle des individus tiennent plus
particulièrement à l’exercice de cette branche importante de
l’administration municipale. Sans l’attribution qu’ils attendent de
votre sagesse, les membres du Conseil chargés de ce Département ne
se croiraient pas suffisamment fondés à exercer les pouvoirs
d’administration qui leur sont nécessaires, encore moins ceux de
juridiction, qu’ils ne peuvent tenir que de la loi. La responsabilité à
laquelle ils se sont soumis exige impérieusement une règle, puisqu’il
est impossible de répondre de l’usage d’un pouvoir indéfini et
arbitraire15. » Sur proposition de Talleyrand, l’évêque d’Autun alors
président du comité pour la constitution d’un règlement provisoire
de police à Paris, l’Assemblée nationale adopte un règlement sur
l’activité judiciaire de la police : l’arrestation des personnes,
l’interrogatoire des prisonniers, la possibilité de prononcer des
condamnations et tout ce qui concerne la répression des délits16.
Toutefois, c’est le décret du 14 décembre 1789 qui établit les bases
de l’organisation administrative municipale selon un découpage du
territoire national. À l’intérieur de chaque commune, sont définies
des compétences de police spécifiques : l’article 50 établit, parmi les
fonctions exercées par chaque pouvoir municipal en tant que tel et
non comme exécutant de l’administration générale, celle de « faire
jouir les habitants des avantages d’une bonne police, notamment de
la propreté, de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité des rues,
lieux et édifices publics17 ». À la lumière du cadre d’organisation
établi par cette loi, le « décret relatif à l’organisation de la
municipalité de Paris » du 27 juin 1790 abolit la municipalité
provisoire et redessine le plan de la ville en l’organisant selon de
nouvelles unités administratives. Les fonctions de police
correspondent à celles qui ont été établies pour toutes les autres
municipalités. L’article 18, titre III, subdivise le bureau de la ville en
cinq départements et, confirmant ainsi le divorce croissant entre
économie et police, distingue le département des subsistances de
celui de la police (en dehors des domaines et finances, des
établissements publics et des travaux publics). Mais un autre élément
mérite d’être signalé : le rôle joué par la division territoriale de la
commune en 48 sections. Chacune d’elles, en effet, doit choisir les
électeurs qui, à leur tour, doivent nommer les représentants pour
l’administration du département de Paris et pour l’Assemblée
nationale. L’article 9, fidèle à un principe général déjà fixé par le
décret du 14 décembre (art. 7), neutralise toute définition de la
représentation politique qui ne soit celle, purement extrinsèque et
contingente, du lien avec une partie de l’espace communal : « Les
citoyens actifs ne pourront se rassembler par métiers, professions ou
corporations […] ils se réuniront sans aucune distinction, et ne
pourront donner leur voix que dans la section dont ils feront partie à
l’époque des élections18. »
Le sens de la norme est clair : une mutation de la base
communautaire des individus commence à se dessiner. L’œuvre de
réaménagement administratif de l’espace citadin ne se limite pas
seulement à l’organisation mais exprime quelque chose de plus
radical : le territoire urbain n’est pas simplement une aire de contrôle
des actions sociales, mais aussi l’élément qualifiant de citoyens les
individus par un critère contingent comme celui de la résidence en
un lieu. Ce facteur extrinsèque est la condition de l’exercice de
prérogatives publiques. L’abolition des jurandes préconisée par
Turgot n’exigeait déjà de l’autorité publique qu’un contrôle des lieux
où se déroulait l’activité industrielle et ne s’intéressait pas à l’activité
en tant que telle. De manière analogue, la loi de 1790 fait de l’espace
un critère d’appartenance suffisant pour les individus vis-à-vis des
institutions politiques19. De telles mesures ne visent apparemment à
introduire des innovations que sur le plan institutionnel, mais leurs
effets sont importants : elles fondent un modèle de communauté non
médiatisée par la police. Lorsqu’on établit que l’appartenance
physique à un lieu suffit à rendre chacun un citoyen, c’est-à-dire un
sujet égal aux autres, alors l’organisation policière n’apparaît plus
comme le seul moyen de réaliser le lien social. Ce qui unit les
individus ne relève pas du partage d’une série de valeurs – religieuses,
ethniques, familiales, économiques, morales, coutumières, juridiques,
etc. – traditionnellement véhiculées par le dispositif policier. À côté
de cette manière traditionnelle de faire du social, qui touche au
contenu des conduites, émerge un système de réglementation
s’adressant aux formes de ces mêmes conduites. C’est dire qu’on
exige moins l’adéquation des sujets à des valeurs préétablies
(orthodoxie) que le respect des certaines procédures administratives
(« orthologie »). La procédure n’est pas seulement un passage
instrumental pour atteindre une fin ; tout en devenant une valeur en
soi, elle légitime à part entière les citoyens qui l’observent. Le choix
sur l’orientation des conduites individuelles échappe ainsi au
contrôle d’autorité, chacun étant souverain dans ce domaine.
Parmi les premières mesures législatives qui, après les
bouleversements révolutionnaires, reconsidèrent organiquement le
rôle de la police, on trouve le « Décret pour l’organisation judiciaire »
du 16 août 1790, dont le titre IX concerne précisément les juges en
matière de police. S’agissant d’une loi qui réglemente la procédure
pénale sur tout le territoire national, il est significatif que
l’article 1 du titre XI parte d’un fait acquis. Lorsqu’il est question de
police, on est aux prises avec les corps municipaux et non avec l’État.
Le rapport avec la réalité locale caractérise de manière presque
exclusive l’activité réglementaire et contentieuse de l’institution.
Le texte définit six domaines typiques de la compétence de police :
1) les situations « de la rue », c’est-à-dire la sûreté et la commodité du
passage, l’éclairage, le nettoyage, l’entretien des bâtiments ; 2) les
situations délictuelles contre la tranquillité publique telles que rixes,
tumultes, tapages nocturnes, etc. ; 3) les situations dans lesquelles,
pour plusieurs raisons, se créent des rassemblements d’individus dans
des lieux publics ; 4) les situations où il faut protéger la bonne foi
dans le commerce et la salubrité des aliments ; 5) la prévention des
épidémies, incendies, etc. ; 6) la répression des incidents provoqués
par des gestes de folie ou par des animaux. Signalons que dans les
deux dernières classes, le décret puise dans la phraséologie classique
définissant la double rationalité de la mesure policière : on parle en
effet de « soin de prévenir par les précautions convenables… » et de
« soin d’obvier ou de remédier20 », confirmant ainsi une stratégie
normative qui reste l’héritage le plus précieux et le plus durable de la
pratique de police. L’article 5 définit les peines qui pourront être
infligées par le tribunal de police pour contravention aux règlements.
En plus de l’amende, on prévoit l’emprisonnement correctionnel
pour un maximum de huit jours. Enfin, dans la lignée de la tradition
d’Ancien Régime, comme nous l’avons déjà souligné à propos des
doléances du tiers état de Brest, l’article 6 opte pour une procédure
rapide qui protège peu l’accusé, en ordonnant que les condamnations
seront immédiatement exécutoires, abstraction faite du jugement
d’appel devant le tribunal du district.
D’une part, la réorganisation législative de la police met toujours
davantage au premier plan le rôle des municipalités ; d’autre part, se
pose de manière urgente la question sur sa manière d’opérer, sur ses
instruments d’intervention, et plus généralement sur son rapport
avec les individus et la société dans son ensemble. On assiste ainsi à
deux scénarios parallèles : celui de la pratique normative où les
pétitions de principe sont souvent affaiblies par les besoins de la
réalité, et celui des débats parlementaires d’où ressort une grande
variété de positions, révélatrice de l’importance cruciale de la police à
ce moment. Parmi les premiers à dénoncer ce décalage préoccupant
entre les nouvelles lois qui proclament les libertés et une pratique
moins inspirée de tels principes, on trouve Jacques Peuchet. Tout en
étant conscient du caractère exceptionnel de l’événement
révolutionnaire lors duquel les catégories d’« ennemi » et du
« soupçon » acquièrent une ubiquité incontrôlable, l’expert
administrateur perçoit de manière précoce le danger potentiel. Face à
des projets qui favoriseraient un retour à l’arbitraire policier d’antan,
sa réflexion saisit la substance des futurs débats parlementaires et,
plus généralement, repropose implicitement la confrontation entre le
modèle « répressif » de police à l’anglo-saxonne et le modèle
« préventif » de type continental. La question s’était déjà présentée
lors de la discussion sur le règlement provisoire de police pour Paris
en novembre 1789. Lorsque Talleyrand présente un projet qui
reconnaît au lieutenant du maire la faculté de condamner à huit
jours de prison, Mirabeau en exige immédiatement l’amendement à
vingt-quatre heures : les lois du royaume autorisent cette mesure
seulement à titre conservatoire et non à titre de peine. Entre ces deux
propositions, on opte pour celle de Démeunier, qui considère la
détention durant trois jours comme adéquate, « eu égard aux
circonstances actuelles et dans une ville comme Paris, la police a un
plus grand besoin d’une force réprimante21 ».
Sur la base de ces indications succinctes et de l’allusion précise de
Démeunier, on comprend que la police s’insère dans une
problématique plus vaste : la création d’une force publique. Nous
partirons de l’analyse de cette notion qui embrasse la puissance
physique globale d’un État et offre un cadre pour comprendre les
questions qui nous intéressent.
La police de sûreté
Le débat parlementaire sur la police se développe dans le cadre
conceptuel et matériel déjà occupé par le thème de la force publique.
Dès la fin de 1789, Duport, député de Paris, présente, au nom du
comité de constitution, un texte de 38 articles contenant les
principes fondamentaux sur lesquels reposent le droit et la procédure
criminels des systèmes démocratiques45. En 1788, Condorcet avait
déjà tracé la différence entre justice et police sur des bases
fondamentalement instrumentales : en défendant les droits naturels
des citoyens, « les lois de justice considèrent ceux de ces droits qui
dérivent de la nature même de l’homme ; les lois de police
considèrent au contraire ceux qui n’existeraient pas sans les
circonstances particulières que l’état de société a fait naître. Les unes
assurent l’exercice des droits primitifs, les autres l’assujettissent à des
règles46 ». Pour Duport aussi, justice et police, à divers titres,
préservent les droits naturels et civils de chaque individu : vie,
honneur, liberté, sûreté, propriété (art. 1 et 2). De quelle manière ?
Malgré l’apparente cohérence argumentative, cette partie du
document révèle une tension – plus qu’une contradiction – non
résolue, et donc instructive. L’article 16 souligne avec emphase les
valeurs sur lesquelles se fondent les deux institutions : « Police
exacte, sans inquisition, justice humaine et publique, peines douces
mais inévitables ; voilà le système des pays libres47. » Toutefois, si l’on
considère l’article 18, l’universalité métaphysique de ces définitions
disparaît : la concurrence séculaire entre les deux activités et la
particularité de chacune sont expliquées en des termes purement
techniques, confirmant que les grandes pétitions de principe et les
définitions dogmatiques se dissolvent lorsqu’il s’agit d’assurer
l’autonomie de la pratique : « Tout ce qui concerne les moyens de
prévenir les délits, de rétablir l’ordre d’une manière prompte, de saisir
et d’arrêter ceux qui l’ont troublé, appartient à la police. Tout ce qui
concerne les moyens de vérifier les faits qui donnent lieu à la
poursuite et d’y appliquer la loi, appartient essentiellement à la
justice48. » Il est symptomatique que ni la police ni la justice ne soient
définies ici comme de véritables concepts, indépendants de certaines
conditions concrètes ; et même, selon une approche nominaliste, leur
unité se fragmente en une pluralité d’applications. La locution « tout
ce qui concerne… » regroupe le multiple en une synthèse qui n’existe
pas au plan empirique. L’idée de justice comme celle de police
semblent disparaître pour se démultiplier dans la casuistique. Sur le
terrain de la pratique, on précise la distinction fondamentale entre
une stratégie préventive destinée à anticiper l’événement, et l’autre,
constative, vouée à le sanctionner. Ce n’est pas par hasard si l’article
suivant précise le décalage fonctionnel entre procédé judiciaire et
procédé policier : « Il est nécessaire d’observer exactement cette
distinction, parce que chacune de ces institutions a un caractère
différent et une marche presque opposée. La justice doit procéder
avec beaucoup de réflexion, et avec des formes très sévères ; elle ne
doit être déterminée que par le plus haut degré de certitude possible.
La police, au contraire, est forcée d’agir d’une manière plus
expéditive, elle doit déterminer souvent sur des indices. »
Presque un an après, lors de la séance du 27 novembre 1790,
Duport revient sur la définition des deux fonctions en qualité de
rapporteur des comités de Constitution et de jurisprudence criminelle
pour une « loi sur la police de sûreté, la justice criminelle et
l’institution des jurés ». Entre-temps, Sieyès avait publié un texte sur
l’organisation de la police et de la justice rédigé en septembre 178949.
Dans ce projet de décret visant à dresser la charpente
constitutionnelle des deux activités, l’abbé précise entre autres que les
fonctions de police sont fondamentalement trois : « 1) Prévenir,
autant que possible, les délits et les contestations ; 2) rechercher les
auteurs des délits ; 3) les livrer à la justice. » Ce sont là trois fonctions
ante-judiciaires formant la police au sens strict, ou police générale,
qu’il ne faut pas confondre « d’une part avec les polices
administratives confiées aux municipalités et aux autres corps
administratifs, et de l’autre avec le secteur de la police qu’on ne peut
pas séparer de l’autorité judiciaire ». Afin de distinguer ces types
différents de police et leurs compétences respectives, Sieyès préconise
la rédaction d’un code de police générale. Ce même vœu, cependant,
témoigne suffisamment du statut polyvalent de la police et de la
difficulté à la réduire dans un domaine constitutionnel sûr. Par
tradition historique et vocation pratique, la police est destinée à
déborder toute définition conceptuelle. La rationalisation
institutionnelle visée par les 176 articles du projet de Sieyès ne réussit
pas à modifier cette vérité de fond.
Sieyès raisonne en politiste et constitutionnaliste qui est avant tout
sensible à la bonne organisation des pouvoirs publics et à la division
claire des compétences dans le système judiciaire et ante-judiciaire. Le
projet de Duport, qui se ressent certes des suggestions de l’abbé, nous
intéresse ici davantage parce qu’il se penche plutôt sur le mode de
l’action qui caractérise différemment les institutions policière et
judiciaire. Raisonnant essentiellement en pénaliste attentif aux
enjeux du procès, Duport s’aperçoit qu’il y a, entre police et justice, le
même décalage que celui qui sépare la probabilité de la certitude. Si la
règle fondamentale impose que la condamnation à une peine se
fonde sur des preuves irréfutables et exhaustives, il faut éviter aussi
que dans la période nécessaire à l’établissement de la vérité, le
prévenu n’échappe à la justice : « Il faut donc de toute nécessité
qu’un individu puisse être arrêté avant la preuve complète, c’est-à-
dire lorsqu’il n’existe encore contre lui que des simples, mais fortes
présomptions. » D’où l’intervention « active et prompte », même
provisoire, de la police, afin d’éviter que celle de la justice, « passive
et réfléchie » avant même d’être « définitive », devienne impossible50.
Alors que la police présume la culpabilité sur la base d’une
connaissance approximative des faits, la justice doit rééquilibrer cet
inévitable arbitraire, en assurant une plus grande certitude des
preuves. Comme il arrive souvent au sein des tendances réformistes
du droit pénal de la fin du siècle, un mécanisme général de vases
communicants est mis en place51 : la police interprète le besoin
collectif de se protéger contre les individus (elle « représente l’action
de la société sur chaque individu »), alors que la justice accomplit le
travail inverse (elle « renferme surtout les droits des individus contre
la société »). Institutions symétriques mais non concurrentes comme
sous l’Ancien Régime, la police et la justice gèrent l’équilibre entre les
deux forces contraires animant l’État : l’individu et la société. Ces
nouveaux sujets, émancipés du cadre globalisant de la souveraineté,
expriment des intérêts parfois convergents, parfois irréductibles, mais
qui ne dérivent ni de la volonté politique ni de l’ordre des classes. La
différenciation toujours plus nette entre police et justice signale alors
un mouvement social et politique qui génère de nouveaux centres
d’imputation de droits, de nouveaux sujets qui les revendiquent.
Si le caractère distinctif de la police est la célérité de son
intervention, l’organisation de ses opérations devra être dotée de la
même qualité. Dans l’enchaînement des événements quotidiens,
comment assurer ces sursauts d’énergie que la justice, plus laborieuse,
ne parvient pas à produire ? Un bureau collégial, devant décider après
consultation, n’assure pas l’immédiateté de décisions que seul un
pouvoir monocratique peut offrir. Dans le plan exposé par Duport,
les juges de paix institués sur une base cantonale ainsi que les
officiers publics sont appelés à garantir la sûreté des citoyens et à
résoudre ces controverses de police qui grèveraient sinon le travail
des tribunaux ordinaires. Ils sont secondés par l’ancienne et noble
institution des maréchaussées – qui sera transformée peu après en
Gendarmerie – dont les fonctions ne sont plus judiciaires mais
uniquement de vigilance active, de véritable police. Ces deux
autorités, juges de paix et maréchaussées (gendarmerie), seules
compétentes pour veiller à l’ordre public dans une « concurrence qui
excite leur émulation52 », occupent une série de fonctions que le
rapport répertorie ainsi : « conservateurs de la paix partout où elle est
fortement troublée par des excès ou violences, ils se transportent,
dressent des procès-verbaux, saisissent les coupables, ou donnent
ordre qu’ils soient saisis ; vengeurs officiels des attentats contre la
société, ils tiennent d’elle la mission de poursuivre les auteurs des
meurtres contre lesquels il n’y a point de poursuite privée, ainsi que
les crimes qui intéressent le public ; enfin, chargés de favoriser les
poursuites des particuliers, ils reçoivent leurs plaintes, leurs
dénonciations mêmes, les portent devant le juré d’accusation après
s’être assurés du prévenu, si les circonstances l’exigent53 ». Le projet
de loi qui suit le rapport recense les activités confiées aux officiers de
police en matière de sûreté : la faculté de décréter des mandats
d’amener et d’arrêt à l’encontre de l’inculpé est un point essentiel54.
On ne peut pas dire qu’un projet de ce genre réduit la police à
n’être qu’un bras exécutant du pouvoir judiciaire, car son action
garde toujours une certaine autonomie55. Mais la séparation des
pouvoirs est évidente, surtout si l’on considère cette disposition du
projet qui, en termes de justice, attribue à l’accusateur public la
surveillance des officiers de police, le pouvoir de les réprimander en
cas de négligence, et surtout le droit de les poursuivre pour
prévarication dans l’exercice de leurs fonctions56 (titre IV, art. 4 et 5).
De manière plus générale, n’oublions pas que la signification d’un
projet si organique en matière criminelle ne dépend qu’en partie de
son application. La typologie conceptuelle de la police ébauchée ici
est aussi importante, de même que le contexte dans lequel elle
s’insère. Dans ce cadre, une rationalité juridique se forme : même si
elle ne se traduit pas en dispositions normatives, elle vaut comme
instrument d’observation critique. Le processus de transformation
conceptuelle de la police, parfois brutal mais plus souvent laborieux
et lent, est perceptible dans ces longues péripéties d’un art oratoire
parlementaire qui joue un même rôle pédagogique comparable aux
préambules des anciennes ordonnances. De ce point de vue, le
document présenté par Duport reprend un thème amplifié ou décliné
par toute une série d’interventions vouées à distinguer la logique de
l’instruction de celle du juge. Pendant la séance
du 26 décembre 1790, par exemple, Robespierre insiste pour que l’on
exclue du projet la compétence des maréchaussées à juger à côté des
juges de paix. D’autres, comme Baco de la Chapelle, se préoccupent
des limites que ces mêmes juges de paix trouveront dans l’ensemble
des témoignages, au détriment de la nation qui requiert « protection
pour la propriété et sûreté pour les individus », mais au détriment
aussi de l’accusé, qui exige une prompte justice57.
La majorité des interventions à propos du pouvoir des officiers de
police pose le problème de leur rôle dans la phase initiale de
recherche des preuves : sur la base de quelles présomptions le juge de
paix peut-il délivrer un mandat d’amener, et donc violer la liberté des
citoyens ? Une justice criminelle, « violente et prompte », comme
celle que le projet confère à la police, laisse une grande discrétion aux
officiers qui, sur la base d’un témoignage unique, peuvent décider
l’emprisonnement d’un suspect. Le problème est important, puisqu’il
concerne la façon dont se forme le procédé qui aboutit à la décision
judiciaire et les divers sujets qui y participent. C’est la
phénoménologie matérielle de la décision qui est ici en jeu. Le juge
n’intervient qu’au terme d’une procédure décomposée en degrés
successifs d’évaluation : l’arrestation provisoire de l’accusé, l’examen
du bien-fondé de la précédente décision, la décision d’entreprendre
un procès s’il y a suffisamment d’éléments, l’expression de
convictions sur les faits, et enfin, l’application de la peine. La police
est à l’origine de cette chaîne d’évaluations, et sa volonté peut donc
n’être qu’en partie guidée par la loi. D’où les soucis et les doutes qui
agitent les députés, malgré la confiance qu’ils affichent à l’égard de la
loi. Ne sera-t-il pas illusoire de parvenir à séparer en concret le
pouvoir qui décide de celui qui exécute ? Et l’action policière ne
comble-t-elle pas un vide de pouvoir que le droit ne réussit pas à
occuper ? Ou bien encore, la « mesure » matérielle de police ne sert-
elle pas au fonctionnement du droit, tout en en révélant la limite ? La
« violence » de l’intervention policière est-elle une éventualité
fâcheuse, toujours provisoire, que le droit a les moyens de neutraliser,
ou n’est-elle pas plutôt une donnée nécessaire, qui conditionne et
fonde les pouvoirs du juge ? « La police de sûreté est antéjudiciaire »,
proclame Thouret avec une conviction qui s’apparente plutôt à un
souhait. Mais l’insistance avec laquelle la question est posée signale
que les choses ne sont plus aussi simples. Dans la célébration de la loi
comme limite de la force, on découvre incidemment le contraire, à
savoir que la force est une limite de la loi. Le droit doit alors maîtriser
à la fois la force que la police exerce et la force à laquelle elle
s’oppose. Mais dans la pratique cette tâche est loin de s’accomplir, le
pouvoir de police se situant toujours à la frontière entre la loi et le
fait, ce qui finit par conditionner l’autonomie des procédures
juridiques. L’enjeu devient alors crucial : comment la démarche
préalable de la police dans la prévention du crime (ante factum) et
dans l’établissement de la vérité (post factum) affecte-t-elle l’activité
juridictionnelle qui suit ? Celle-ci semble plutôt redevable à
l’intervention policière d’une toute première mise en ordre des faits,
faute de quoi le droit se révèle impuissant58.
Il s’agit alors de prendre en compte l’autonomie réglementaire de la
police qui ne se contente pas d’être un auxiliaire du pouvoir
judiciaire. Cette question épineuse et souvent inavouable
conditionne le discours pénal moderne sans pour autant être
entièrement résolue. Ainsi, Prugnon, Senetz, Rey, Fréteau, Duport,
Robespierre, Thouret s’interrogent sur un projet de loi qui mettrait au
premier plan le cœur d’une institution policière et sa manière de
s’appliquer. Entre les pétitions de principe et les amendements aux
articles du projet, on voit apparaître l’embarrassante vérité du
problème. Beaumetz, par exemple, au cours de la séance
du 28 décembre consacrée à la recherche de preuves en cas de
meurtres, constate : « On demande quel degré de preuves est
nécessaire pour qu’un citoyen soit regardé comme prévenu d’un
meurtre ; on nous réduit à l’impossibilité de faire une loi sur la
police ; car c’est impossible de prévoir tous ces cas ; et si l’officier de
police ne peut faire saisir un prévenu que dans les cas prévus, la
police ne peut exister. Cependant, lorsqu’il s’élève contre un citoyen
des soupçons qui donnent occasion d’examiner s’il y a lieu à
accusation contre lui, il importe à ce citoyen même et à la sûreté de la
société qu’il puisse être sur-le-champ saisi et entendu ; autrement il
faut supprimer la police ; elle finit au moment où il y a des preuves et
des présomptions légales à donner à la justice. Mettez de la sagesse
dans le choix de l’officier de police et laissez-lui la latitude sans
laquelle ses fonctions sont nulles59. »
Pour Beaumetz, la police risque de se dissoudre si elle ne dispose
pas d’un large pouvoir discrétionnaire. Mais en fait, le
fonctionnement même de la procédure judiciaire est mis en danger :
le droit devient inefficace sans une police en contact direct avec les
réalités. La police gère donc l’enjeu essentiel de chaque ordre
juridique : être le truchement entre le caractère impératif de la loi et
l’irréductible multiplicité des actions et les faits. Ainsi se construit un
espace que les catégories du droit laissent vacant, à cause de leur
limite constitutive. En se plaçant aux marges du droit – de l’Ancien
Régime comme de l’époque moderne – la mesure de police manifeste
une nature ambivalente. D’un côté, la règle de police est la mesure de
la force étatique et représente la justesse de la loi. Grâce à elle, on
peut envisager le contrôle maximal et précis du gouvernement sur les
actions et les choses. De l’autre côté, elle est la mesure de la force
sociale, dont elle tolère ou sanctionne les expressions. Elle est le
baromètre du désordre, autrement dit elle signale le degré de force
non disciplinée juridiquement qu’un système peut tolérer. Qu’on la
considère du point de vue « interne » d’une hiérarchie normative ou qu’on
l’observe du point de vue « externe » comme mesure objective de la force
sociale, la police reste une source autonome de normativité. Étant moins la
violence non maîtrisée par le droit que son a priori factuel, la police
représente plutôt la force constitutive qui se soustrait par hypothèse à
tout jugement de valeur. Juste après la Première Guerre mondiale,
Walter Benjamin résumera parfaitement le problème qui passionne
les députés français en 1790 :
Il est faux d’affirmer que les buts de la police seraient toujours
identiques à ceux du reste du droit, ou simplement qu’ils auraient
un lien avec eux. Au fond le droit de la police indique plutôt le
point où l’État, soit par impuissance, soit en vertu de la logique
interne de tout ordre juridique, ne peut plus garantir par les
moyens de cet ordre les buts empiriques qu’il désire obtenir à tout
prix. Ainsi, « pour garantir la sécurité », la police intervient dans
des cas innombrables où la situation juridique n’est pas claire, sans
parler de ceux où, sans aucune référence à des buts légaux, elle
accompagne le citoyen, comme une brutale contrainte, au long
d’une vie réglée par des ordonnances, ou simplement les surveille.
À l’opposé du droit, qui, dans la « décision », fixée selon le lieu et le
temps, reconnaît une catégorie métaphysique, par laquelle il émet
prétention à critique, l’institution policière ne considère rien qui
touche à l’essence des choses. Sa violence est aussi dénuée de
structure que son apparition fantomatique, insaisissable et
omniprésente dans la vie des États civilisés60.
L’État de droit peut et doit cultiver l’illusion nécessaire de racheter
cette force, avec la conscience, néanmoins, que tout ordre légal ne
saurait invalider le fondement matériel qui le soutient.
Après thermidor
On peut lire dans une missive des représentants de l’Ain, de l’Isère,
de la Loire, du Rhône et de la Saône-et-Loire au Comité de salut
public et de sûreté générale du 24 fructidor an III
(10 septembre 1795) :
Il est aisé de se former une idée de la difficulté que présente le maintien d’une police
exacte dans une ville aussi peuplée que l’est celle de Lyon, lorsque l’exercice en est confié à
des militaires qui ne peuvent avoir acquis une connaissance aussi parfaite des localités que
celles qu’ont des citoyens habitant depuis longtemps la commune. Nous y avons pourvu, à
la vérité, en adjoignant à l’état-major des officiers civils chargés de lui procurer sur la
police les renseignements nécessaires ; mais malgré l’activité de ceux qui sont chargés de
cette partie, il n’est pas possible qu’ils mettent dans leurs opérations l’ensemble qui fait la
seule force de cette administration importante.
D’un autre côté, la municipalité provisoire que nous avons établie ne délibère que sur les
cas d’urgence, et range très peu d’objets dans cette classe, en sorte que l’exercice de
l’administration municipale est presque entièrement suspendu. […]
Enfin, citoyens collègues, tout se réunit pour nous faire désirer que tous les corps
administratifs soient rendus à leurs fonctions après avoir été épurés. Cette mesure…
établira cette responsabilité si nécessaire pour retenir les fonctionnaires publics dans les
bornes de leurs devoirs.
[…] Nous allons, en attendant que vous ayez fait prononcer par la Convention la
réorganisation des autorités constituées, augmenter le nombre des officiers municipaux
provisoires, et leur prescrire l’obligation de délibérer dans tous les cas étrangers à la
police53.
Philosophie de la Policey
Wolff situe la police dans l’édifice rationnel et systématique du
droit naturel. Grâce à lui, la notion acquiert cette dignité juridique
qui ne lui avait jamais été vraiment accordée, étant donné son
origine empirique liée aux besoins concrets des communautés, à
l’écart des institutions, des concepts et des catégories du droit romain
classique et médiéval. Le principe général qui légitime de plein droit
la police est clair : la loi de nature nous oblige à accomplir les actions
visant à la perfection de l’homme et de son status, et à omettre celles
qui tendent à son imperfection15. Face à cette obligation originale de
chacun, la politique doit offrir les prestations nécessaires pour que
tous soient mis en condition de satisfaire la loi de nature16. Les fins de
l’État se définissent ainsi : la vitae sufficientia, c’est-à-dire l’abondance
de tout ce qui satisfait la nécessité, la commodité et la félicité de la
vie ; la tranquillitas, qui correspond à l’absence de crainte des
offenses ; et la securitas, autrement dit l’absence de crainte de
l’extérieur. De cette œuvre de promotion directe de la part du
gouvernement, qui pour Wolff est aussi naturelle et indiscutable que
le devoir de chacun de pourvoir à son bonheur, on peut tirer, dans
un sens négatif, le concept de salus civitatis, qui consiste dans
l’absence d’obstacles à la jouissance du bien-être, de la tranquillité et
de la sécurité17. La tendance de l’État à prendre soin des individus est
un postulat non problématique ; c’est un élément fondamental de la
salus qui s’identifie avec la synthèse naturelle entre l’obligation du
particulier et celle de la communauté.
Si Wolff a mis en place les bases d’une organisation systématique
du droit à partir desquelles la police se déduit de façon axiomatique,
ce sont surtout les œuvres de ses élèves Darjes et Nettelbladt qui ont
consolidé la place prise par cette notion. Pour Nettelbladt, par
exemple, la salus publica doit atteindre cinq objectifs : la securitas
publica externa, qui protège l’État des menaces d’autres États ; la
securitas publica interna, qui évite et prévient les dommages causés par
les hommes de cette même communauté ; la publica vitae sufficientia,
qui garantit la nécessité et la commodité de l’existence ; la publica
bonorum sufficientia, qui s’étend au-delà et recherche aussi ce luxe
indispensable au bonheur ; la publica iustitia administratio, système
qui assure à chacun son droit. Vu l’importance de ces objectifs, il est
évident que si la salus publica diverge de la salus privata, c’est la
première qui l’emporte. D’où le rôle fondamental de la police, qui est
la vraie force constitutive de l’État18. On doit étudier et enseigner la
police non seulement dans ses contenus réglementaires mais aussi
comme une rationalité juridique spécifique. Son originalité vient de
ce que la « constitution » de l’État y est pensée comme étant liée à ses
objectifs, et donc à la pratique. Du moment qu’elle entre dans le
cadre spéculatif du droit naturel, la police perd toute empreinte
métaphysique, comme si son concept était inséparable de ses
applications contingentes. La forme de l’État, dans l’optique
policière, est une forme plastique, qui ne peut être pensée qu’en
action. Face à la Justiz, notion métaphysique par excellence, la Policey
ne semble souffrir d’aucune marque d’infériorité. Le rapport entre les
deux sphères ne se pose pas en termes de hiérarchie – la justice
comme finalité, la police comme moyen – mais bien au contraire sur
le plan homogène des buts. Il s’agit là de deux applications d’une
même philosophie pratique. La justice, ainsi que l’observe Darjes, a
un objectif précis : garantir à chacun ses droits ; la police en a un
autre : promouvoir la richesse et empêcher la pauvreté19.
Ce raisonnement laisse percevoir la division classique entre justice
commutative et justice distributive. Mais si Polizei et Justiz sont unies
dans leur essence, elles sont distinctes dans les tâches qui leur sont
respectivement prescrites par la doctrine des fins de l’État.
Cependant, cette diversité n’est pas du tout intrinsèque, mais
contingente, à tel point que Darjes finit par proposer cette vision
synthétique entre justice et police dont Hegel sera le plus grand
partisan20. La synthèse entre police et justice constitue le point
culminant de la réflexion juridico-philosophique sur cette matière.
Elle pose les bases d’un dualisme conceptuel sur lequel les juristes du
nouveau siècle ne cesseront d’intervenir. Mais il ne s’agit sûrement
pas de disputes savantes. Cette manière de comprendre le rapport
entre ces deux fonctions engage en effet toute une vision des rapports
politiques et sociaux.
La réflexion spéculative sur la police n’épuise pas la compréhension
de la matière. Celle-ci trouve sa lecture de loin la plus adéquate dans
le caméralisme, qui a constitué une importante branche académique
de l’âge de l’Aufklärung.
Technique de la Policey
Lorsqu’en 1727 l’empereur Frédéric Guillaume I répond aux
sollicitations de Thomasius et institue à Halle la première chaire
d’Œconomie, Policey und Cammersachen, le processus d’émancipation
d’un savoir administratif élaboré en dehors de la triade
aristotélicienne de l’éthique, de la politique et de l’économie est déjà
en œuvre. Au terme de la guerre de Trente Ans, les fonctions
militaires et civiles des nouveaux États territoriaux exigeaient la
présence d’un personnel bureaucratique de plus en plus spécialisé,
formé non plus sur le modèle du cavalier, de l’homme de cour et
d’armes, mais sur celui de l’administrateur, expert dans les choses
pratiques comme le commerce, l’industrie, la manufacture et les
finances. C’est surtout dans le domaine fiscal que s’affirmait la
rivalité entre les princes et les États. Ces derniers, en tant que
détenteurs des anciens privilèges garantis par la constitution
impériale, avaient le droit d’approuver dans les diètes tout tribut
réclamé par le souverain territorial. L’augmentation des impôts pour
financer une armée permanente trouve sa place dans une politique
qui tend à anéantir le pouvoir des États et à construire des systèmes
bureaucratiques de plus en plus articulés aux ordres du prince21. Tel
est le contexte dans lequel se développent des compétences
administratives qui comprennent, en plus de la fiscalité, le maintien
de l’ordre public dans un sens plus large. D’où la création de bureaux
spécialisés. Il en résultait une pratique administrative représentant un
débouché essentiel pour les étudiants en droit, à la différence de la
France, où la formation conduisait naturellement à la profession
d’avocat22. Parallèlement à la diversification des structures, se
développe l’attention envers le personnel, auquel on demande des
qualités morales et professionnelles adaptées au service à rendre.
L’éthique du fonctionnaire exige un profil humain précis, qui
correspond à des critères spécifiques, exposés dans un catalogue de
vertus jugées indispensables pour le travail de chancellerie et de
conseil : origine territoriale, extraction sociale élevée, formation
historique et rhétorico-juridique, sens du dévouement, réputation
impeccable, fiabilité, discrétion, capacité d’autodiscipline pour tenir
son rôle public23.
La doctrine caméraliste est née du souci de donner une
systématisation conceptuelle à ces professions techniques essentielles
à la croissance de l’État et au renforcement du pouvoir des princes. Le
terme « chambre » désignait au Moyen Âge le lieu où étaient gardées
les recettes du prince ; le Cameralwesen renvoyait donc à toutes les
mesures relatives à la gestion de son économie. Le caméralisme, à son
tour, est la science qui découvre le moyen rationnel pour obtenir,
augmenter et administrer les recettes annuelles d’un prince24. Elle
réunit avec une cohérence purement pragmatique plusieurs
disciplines, au nom d’un art gouvernemental inspiré du programme
mercantiliste de « l’amélioration du territoire et de la population »,
selon l’expression d’un économiste contemporain de Montchrétien,
Obrecht. Le point de départ en est l’harmonie d’intérêts entre
souverains et sujets. De là dérive la nécessité d’étudier et d’enseigner,
dans leurs fondements comme dans leurs applications concrètes, ce
que sont l’ordre et le bien-être d’une communauté politique. Le
concept traditionnel d’économie se détache de sa dimension
domestique première pour s’étendre à la société tout entière : depuis
les auteurs autrichiens de la fin du XVIIe siècle jusqu’aux derniers
caméralistes de la moitié du XVIIIe, comme Zincke et Darjes, il est clair
que l’économie comprend aussi les ressources du territoire et toutes
les activités productives qui garantissent un niveau de vie satisfaisant
à tous25. Dans ce contexte, le luxe n’est plus le symptôme d’une
morale relâchée, mais un moyen d’améliorer les conditions générales
des sujets et donc de favoriser la force de l’État. En reproduisant la
longue querelle française sur ce thème, les caméralistes saisissent
aussi un enjeu gouvernemental décisif, auquel la police ne peut
échapper. Selon Justi, par exemple, le luxe représente aussi bien un
motif de scandale qu’un sujet de conflit pour la rationalité policière26.
L’économie au sens traditionnel se transforme ainsi en totale
Wirtschaft, mais avec un impératif dominant, celui de nourrir la
population. Les paroles de Zincke deviennent un refrain entonné
indéfiniment dans des dizaines de textes du même genre : « L’épreuve
d’une bonne économie réside dans le niveau alimentaire de plus en
plus élevé du pays27. »
La science économique, qui s’occupe de ces problèmes, est appuyée
par la doctrine sur la technique gouvernementale, cette
Policeywissenschaft qui étudie les mesures concrètes pour réaliser le
bien-être de la communauté. Darjes distingue huit secteurs
fondamentaux de la doctrine et donc de la pratique législative :
population, écoles et universités, culte religieux, travail, santé,
aménagement du territoire, sécurité, assistance aux pauvres. Enfin la
troisième discipline est la Cameralwissenschaft au sens strict,
précurseur de la science moderne des finances, matière qui traite des
recettes fiscales et de leur utilisation pour augmenter la force de l’État
et améliorer la vie des sujets. Les trois disciplines forment donc un
dispositif cohérent, fruit de cette convergence entre le droit et les
savoirs gouvernementaux qui composent les sciences politiques
(Staatswissenschaften).
Essayons maintenant de comprendre les aspects essentiels du
caméralisme, en nous appuyant sur l’œuvre de celui qui en est
considéré comme le représentant le plus systématique, Zincke. On ne
décèle probablement pas des aspects très originaux chez cet auteur,
qui écrit à une époque tardive du caméralisme et reprend donc des
arguments et des concepts déjà largement envisagés avant lui. Mais
comme ce qui nous intéresse est de simplement sonder quelques
échantillons du modèle plutôt que de le traiter dans son intégralité,
mieux vaut se fier à celui qui fait la synthèse et systématise au mieux
la matière. Zincke élucide la philosophie de la nouvelle discipline
académique dans une longue introduction qui précède sa Bibliothek.
Le « bonheur mondain » est cette condition spirituelle et matérielle
qui peut être rejointe par des moyens opportuns : les sciences
camérales étudient les instruments pour obtenir les biens de
subsistance, mais aussi ceux qui améliorent la qualité de la vie de
notre corps28. D’où la nécessité d’administrer le patrimoine matériel
d’un État – dont les sources de revenus sont les biens fonciers et les
biens du capital – à travers des normes et des institutions qui sachent
en favoriser la croissance. C’est uniquement à partir de ce flux
vertueux dirigé vers les caisses de l’État qu’il est possible de garantir le
bien-être du prince et de ses sujets.
Vu ces objectifs, un souverain a besoin de spécialistes doués dans
les trois sciences. Ceux-ci ne constituent pas une catégorie de second
ordre par rapport aux juristes à proprement parler, si l’on considère la
mission importante à laquelle on les appelle : instruire le bureaucrate
à l’utilisation des moyens fondamentaux et secondaires qui procurent
une vie heureuse à la population29. Seule une transformation
adéquate de la pratique administrative en un savoir systématique
pourra relâcher le complexe d’infériorité dont souffre l’administrateur
envers le juriste. La polémique des nouvelles disciplines académiques
avec la Juristerey30 indique le besoin d’émancipation vers une
« science théorique et pratique », comme dit Zincke. En tant que
connaissance savante, la doctrine camérale doit démontrer certaines
vérités en les tirant de principes fondamentaux. De telles
connaissances seront un patrimoine indispensable pour la formation
du personnel administratif, qui pourra suivre des règles valables parce
qu’élaborées scientifiquement et non pas appliquées de façon
empirique. La polémique avec les « empiriques purs » est
particulièrement soutenue, autant que sont discrédités la méthode
des statistiques et le recours à l’analogie. L’approximation et
l’imprévu, qui se fient au remède d’urgence plus qu’à la règle stable,
doivent être exclus. La conception rationaliste de Wolff qui,
continuant la doctrine de Leibniz, avait élaboré une méthode
générale pour toutes les sciences fondée sur le développement logico-
déductif, s’impose ici d’une manière évidente. Après avoir fixé les
principes généraux de chaque discipline, il devenait possible d’en
tirer les règles pour toutes les situations spécifiques. Zincke préconise
la doctrine camérale selon l’ordre systématique de postulats et
axiomes (en partie dérivés des autres sciences, en partie élaborés à
partir de leur propre champ d’application) capables de guider une
action qui se fixe des objectifs concrets. L’activité administrative, qui
se professionnalise progressivement, consiste à faire régner la norme
objective à la place de la ressource individuelle, fruit d’une
imagination exubérante et d’un narcissisme désordonné31.
La nouvelle science n’est pas seulement un système abstrait. Elle
suggère également les directives pour la formation de l’habitus du
praticien. D’où l’appréciation des qualités essentielles de l’expert en
matière camérale, comme la sagesse (Weisheit), l’intelligence
(Klugheit), la technique (Kunst), surtout associées à la capacité
d’apprécier les circonstances. Le critère de l’expérience, qui avait été
discrédité comme instrument de connaissance est réhabilité non pas
comme expédient empirique, fruit de la sensibilité et de la mémoire
de l’individu, mais comme faculté pratique orientée par des principes
rationnels. Après avoir appris les fondements, les situations
individuelles sont capables d’étendre et de perfectionner une science,
elles lui fournissent des preuves et des explications contextuelles. De
cette manière, toute science, et donc aussi la doctrine camérale, se
compose d’éléments généraux, de situations spéciales et de cas
particuliers.
Pour confirmer cet objectif pédagogique présent dans son œuvre,
Zincke résume une importante quantité de textes sur les trois
disciplines divisées par thème. Dans cette littérature, le futur
administrateur pourra trouver les renseignements utiles à son service.
L’enseignement caméral est une science surtout formative, qui
transmet les connaissances spécifiques des trois doctrines dans le
cadre d’une « histoire pragmatique », basée sur des explications
causales qui démontrent comment l’état réel d’un pays s’est
déterminé32. Outre la transmission de règles et de connaissances, elle
exige aussi la découverte directe de la réalité à travers le voyage :
« l’homme politique doit voyager », l’étude des livres est inséparable
de l’école du monde. Le Bildungsreise n’est pas seulement une
expérience fondamentale de l’éducation littéraire, mais aussi une
qualité pour savoir gouverner. Après l’apprentissage intellectuel, ces
« Wilhelm Meister » de chancellerie doivent suivre les Wanderjahre
non pas dans l’Italie classique, pays en retard dans le domaine
industriel et commercial, mais plutôt en Angleterre, en France et en
Hollande33.
Tels sont grosso modo les contenus et les objectifs de la science
camérale. Les trois matières qui la constituent s’articulent de la
manière suivante. Primum vivere : le savoir de base est l’économie, en
tant que doctrine qui s’occupe du soutien matériel d’une population.
Mais ce que l’auteur définit à plusieurs reprises comme la « nature et
la qualité de l’approvisionnement » resterait une matière inerte sans
la mise en forme des règles et des institutions de police. La
Policeywissenschaft est une science de la législation, parce qu’elle doit
apprendre à créer les normes les plus adéquates à ce but et à
améliorer l’application de celles qui existent. En poursuivant un tel
objectif, la police rencontre quotidiennement des notions comme le
nécessaire (Nothdurft), l’aisance (Bequemlichkeit), la richesse
(Reichtum), la pauvreté (Armut), l’indigence (Dürftigkeit). La science a
pour tâche de fixer conceptuellement ces différents états de la
condition sociale, de façon à programmer l’intervention
administrative. À ce propos on voit émerger ce que Zincke définit le
plus ultra de la police, le trait original de sa logique
gouvernementale : le principe fondamental en est de poursuivre avec
opiniâtreté, sans limites, la réalisation d’une harmonie entre besoin,
commodité et richesse. La recherche de la perfection
(Vollkommenheit), qui s’atteint à travers ces trois objectifs, réalise la
innere Schönheit34, la beauté interne. Celle-ci n’est pas vraiment la
synthèse de formes et de qualités, mais un canon de perception
matérielle appliqué à l’État.
La référence à la beauté n’est pas simplement le fruit d’une
représentation esthétique, au contraire. La police est l’artisan
principal de cette beauté interne et de ses équilibres pourvu qu’elle ne
s’identifie pas à un corpus normatif accompli. La Policeywissenschaft
peut être qualifiée de science au regard des buts qu’elle se propose
d’atteindre plutôt que des résultats qu’elle obtient. Des trois matières
camérales, elle est la seule à ne jamais quantifier – contrairement à
l’économie et la finance – parce qu’elle se projette sur le devenir
historique et non pas sur un objet précis dont elle trace le bilan. La
police est purement instrumentale, elle obéit avant tout à une fin
interne et poursuit conjoncturellement des objectifs spécifiques ; en
principe, elle ne fait jamais « état », elle est constamment obligée de
se dépasser. La condition implicite de l’action policière est que
l’imperfection de la réalité dépend toujours des limites des dispositifs
gouvernementaux, corrigibles à l’infini. La machine policière ne
reproduit pas un ordre mécanique. Constamment mobile, elle se
projette virtuellement au-delà de ses propres capacités.
Si la loi du plus ultra est le témoin éloquent de l’idéologie
paternaliste et de la tendance d’un État disposé à faire « de plus en
plus », il est important de considérer de nouveau la caractéristique
technico-normative de la rationalité policière parce qu’elle fournit les
bases d’une construction politique, idéologique, philosophique.
L’inépuisable poursuite de la réalité qui caractérise l’action de la
police dément, en toute logique, l’idéal de la Vollkommenheit, de la
perfection du pouvoir absolu, qui est un topos dans la représentation
de la Prusse de Frédéric le Grand35. À vrai dire, la perfection, au sens
d’achèvement d’un processus, est une modalité de l’action,
approximative et jamais acquise : comme le rappelle Zincke, qui fut
un des intellectuels les plus organiques de la cour de Berlin, « la règle
principale consiste à acquérir un état parfait d’une manière constante
et à observer un raisonnable plus ultra36 ». Autrement, cette perfection
devient une utopie négative, plus qu’un idéal. Si la police pensait que
l’ordre est un bien objectif et définissable, un but disponible, elle
agirait contre nature et compromettrait l’idée d’amélioration illimitée
qui représente au contraire la loi profonde de sa fonction37. L’ordre
statique, tourné vers la tradition, n’est pas ce à quoi tend
rationnellement la police, qui poursuit au contraire le dépassement
continu de l’état de fait. Ce qui n’implique pas automatiquement un
facteur d’innovation ou même de progrès : il ne faut pas oublier que
les dispositifs de police sont avant tout fonctionnels et relatifs à
l’intérêt du prince, de ses recettes et de la conservation morale et
sociale. Cependant, en vertu d’une caractéristique à laquelle on ne
peut pas renoncer, l’action policière ne se cristallise jamais, sa
dynamique est indépendante des valeurs qui la guident et des
objectifs qu’elle poursuit. En bref c’est une institution qui produit
plus qu’elle ne gère, ce que Zincke fait bien comprendre lorsqu’il
montre qu’il ne croit pas trop à ce qu’il définit, et non pas par hasard,
« l’image de la perfection » et à « l’état de calme » notions très vagues
et imprégnées d’imprécision métaphysique38.
Enfin, la dernière partie de la doctrine caméraliste concerne la
science camérale au sens strict, la gestion du patrimoine qui
appartient au prince, les droits et obligations qui lui reviennent. Il
s’agit des règles et des maximes qui le guident dans l’utilisation de ses
ressources, non pas comme administrateur domestique, mais comme
chef d’État. Le caméraliste « scientifique » est celui qui explique à
l’homme politique pourquoi et comment l’intérêt du souverain est
inséparable de celui de l’État et de ses sujets : la croissance des
recettes, leur utilisation sage et prudemment munificente est la
meilleure méthode pour favoriser la convergence naturelle entre
gouvernants et gouvernés.
Un État « beau et bien nourri » : voilà ce que l’on peut lire en
filigrane dans le manuel du bon caméraliste dont la rationalité
continue, dans un certain sens, à imiter celle du père de famille et du
bon pasteur. Ces austères pédagogues universitaires, cependant, pour
insister autant sur un idéal de « trophisme » esthétique et politique,
devaient bien avoir quelque raison objective, en premier lieu le fléau
de la misère qui à cette époque touchait durement de très larges
parties de la population. Il reste de plus la physionomie d’une
réflexion ancrée dans la sphère des besoins matériels, privée de tout
élan idéal, prosaïque, qui ne pouvait certainement pas enivrer les
esprits des futurs fonctionnaires.
Le résultat de l’implication étroite entre économie et police est une
confirmation de cette attention obsessionnelle pour la subsistance
primaire, à tel point que Zincke fonde les deux notions en une seule
doctrine, la « science de la police économique39 ». L’auteur ne
propose pas de rectifier l’architecture tripartite du système, mais
plutôt une méthode de comparaison pour chaque thème selon deux
perspectives distinctes. On fait minutieusement l’inventaire des
facteurs qui produisent la richesse et développent la commodité de la
vie : les fruits naturels de la terre, l’agriculture, l’horticulture, la
culture des prés, des forêts, mais aussi les travaux d’exploitation du
territoire pour la production de bois, de minéraux, etc., la chasse,
pour finir avec l’économie urbaine, l’activité manufacturière et
commerciale. Les thèmes sont les mêmes que ceux des dictionnaires
de police français de l’époque – même si l’attention vers le monde
rural est dominante par rapport à l’industrie et au commerce40 – mais
la différence tient à la façon de les présenter : le point de vue
économique précède distinctement le point de vue policier, dans une
vision qui reste cependant conciliante, étrangère à ce conflit entre
deux rationalités de gouvernement qui éclate en France dans la
seconde moitié du siècle. Vers 1750, la science camérale incarne
totalement la pensée mercantiliste qui identifie l’intérêt du souverain
à celui de ses sujets par l’intermédiaire d’une activité économique
disciplinée au détail près. Et comme l’objet principal de l’économie
concerne les activités qui assurent la nourriture de la population et
donc son niveau de vie, il n’est même pas concevable que cette
sphère se développe en dehors de l’administration de l’État, dont elle
est la « fille naturelle ». C’est pourquoi observer un objet selon la
double perspective économique et policière ne signifie pas opposer
deux logiques et deux stratégies, mais simplement décrire une chose
où la matière correspond parfaitement à la forme, la physis au nomos.
Si l’on prend en considération, comme le remarque Zincke, le fait que
chaque village naît là où il est possible de tirer les fruits de la terre et
de les échanger, et que sans ces fruits aucune communauté ne peut
prospérer, il devient alors évident combien ce processus est redevable
à l’activité de police41. C’est de façon significative que l’on décrit le
processus intégral qui, à travers la production et l’échange des biens
culturels, culmine dans le bien-être de la communauté, comme une
chaîne, pour souligner une succession cohérente de passages guidés
par la main très visible de la police.
On comprend dès lors l’influence limitée de la nouvelle pensée
économique française sur le système politique et institutionnel. La
diffusion des idées physiocrates en Allemagne a surtout eu lieu
entre 1770 et 1780, pendant la phase descendante du mouvement.
Elle coïncide aussi avec l’expérience du margrave de Baden, Karl
Friedrich, qui, de 1768 à 1776, d’abord sous les directives de
Schlettwein puis sous celle de Dupont de Nemours en personne,
introduit les principes de liberté économique professés par la
doctrine42. En général, le caméralisme reste indifférent aux idées
nouvelles, qui ne trouvèrent un écho favorable ou critique que chez
ses représentants mineurs43, et qui passeront bientôt de mode à cause
de la concurrence « interne » de l’œuvre d’Adam Smith, mais plus
encore à cause de la résistance, toujours présente au XIXe siècle, des
visions interventionnistes traditionnelles44. La façon radicalement
différente de concevoir l’obtention du bien-être est d’ailleurs très
claire : pour la science camérale il s’agit nécessairement du résultat
d’une administration économique globale, qui embrasse l’ensemble
des activités, et aucune d’entre elles ne jouit de privilèges par rapport
aux autres. Les caméralistes ne font pas de différence qualitative entre
les ressources, contrairement aux physiocrates pour qui la richesse
dérive uniquement de l’activité agricole, tandis que l’industrie et le
commerce sont considérés comme stériles.
À partir de ces prémisses, on voit émerger le différent degré
d’exposition stratégique de la police dans les deux contextes. Au
moment où ils exaltent l’agriculture comme source de richesse, les
physiocrates doivent condamner, avec une intensité aussi forte,
l’institution qui bloque cette ressource. La cible se découpe ainsi de
manière claire et définie, selon un mécanisme causal élémentaire : on
peut atteindre la police en tant que responsable direct d’une
agriculture peu productive, et donc de l’économie qui repose
intégralement sur l’exploitation de la terre. C’est pourquoi la critique
des physiocrates possède cette force abrasive qu’on ne retrouve pas
dans la réalité allemande. Ici, la pénétration de leurs arguments
n’érafle pas la stabilité du pouvoir de police, parce que le caméralisme
offre une lecture beaucoup plus homogène du phénomène
économique, considéré comme une connexion organique entre tous
les facteurs, maintenus ensemble par l’amalgame physiologique
policier. Une réforme touchant à la fiscalité ou au commerce céréalier
pouvait être absorbée sans conséquences traumatisantes par les
pouvoirs institutionnels, en particulier par une police enracinée dans
la représentation politique et dans le système gouvernemental de
cette époque. La police des grains en Allemagne n’aurait jamais pu
représenter le même enjeu politique que la police des grains en
France, parce qu’elle n’avait pas ce rôle prééminent pour la
réalisation du bien-être général que lui attribuaient les physiocrates.
Leur doctrine, en France, réussit à développer une polémique
virulente également favorisée par l’absence d’un discours antagoniste
aussi compétent que la science camérale, capable de créer cette
cohésion entre politique et économie à l’enseigne d’une philosophie
systématique pratique de l’État (les Staatswissenschaften), absent
partout ailleurs45. La physiocratie s’insère donc dans ce vide
théorique, en rendant visible une contradiction de fond entre police
et réalité sociale, dont les rébellions dans les rues et la transgression
systématique des règlements n’étaient que les signes les plus
apparents. La doctrine camérale n’a en revanche pas permis que cette
contradiction entre mesures de police et réponse quotidienne –
commune à tous les pays de l’Ancien Régime – se déplace sur le plan
d’un débat théorique et amorce ainsi les germes d’une crise
éventuelle. En Allemagne, jusqu’à l’entrée en vigueur de l’Allgemeines
Landrecht (1794), la continuité entre politique et économie, entre
autorité et bien-être n’a jamais été radicalement mise en question,
parce que la police a représenté une sorte de prothèse spontanée et
qu’on ne pouvait pas en percevoir l’action gênante. Il suffit de penser
que même son représentant théorique le plus important, Justi,
réussira à intégrer dans le système les exigences d’autorégulation
provenant de la société, sans pourtant bouleverser le système policier
de son État46. Sans parler d’une figure comme Ch. W. Dohm, qui,
sensible aux enseignements physiocratiques, n’abandonna sûrement
pas sa vision éclectique et pragmatique de l’économie, dans laquelle
cohabitent l’organisation mercantiliste et les principes libéraux47.
C’est pourquoi, en tant que forme constitutive de l’État, la Policey
peut assimiler des réformes qui accroissent l’autonomie de la société,
tout en se maintenant comme un cadre d’intelligibilité de la
politique interne et pas seulement comme un instrument orienté vers
certains objectifs précis. Dans son système, la réalité et le symbole
restent inextricablement liés, alors que, dans la police française, dès la
moitié du siècle, la solidarité entre ces deux composantes
fondamentales du pouvoir se perd.
L’autonomie de la Policeywissenschaft
Politique économique, politique fiscale, politique administrative :
telle est la composition d’une matière académique où la police joue
un rôle ambivalent. D’une part, c’est une méthode générale de
gouvernement, un programme d’intervention totale sur la
population et le territoire à travers des règles qui traduisent des
exigences caractéristiques de l’économie et de la finance. D’autre
part, c’est une discipline positive, avec des objets normatifs
spécifiques qui concernent la vie sûre et prospère, la Sicherheit et la
Wohlfahrt, le zen et l’eu zen aristotéliciens. Forme et contenu
s’interpénètrent dans une notion dont la complexité est également
perçue dans les termes officiels de l’organisation académique du
savoir. La façon de faire et ce qu’il faut faire trouvent dans la police
une unité indistincte ; l’ubiquité vertigineuse que ce pouvoir acquiert
dans la représentation du XVIIIe siècle dérive justement de l’autonomie
de son statut politique, de la combinaison entre « architectonique »
et discipline concrète, entre pars constitutiva et pars administrativa. Ce
processus s’accentue à partir de la moitié du siècle, quand la Policey
s’émancipe du tronc commun des sciences camérales pour s’imposer
comme doctrine totale de l’administration, système général de la
raison pratique. La réflexion savante sur cet argument rejoint son
apogée dans les œuvres de J.H.G. von Justi.
Les textes de cet auteur nous intéressent particulièrement pour leur
contenu mais aussi parce que ses Grundsätze der Policey-Wissenschaft
furent partiellement – et mal – traduits en français. Les
commentateurs ont l’habitude de postuler une évolution du rôle de
la police dans sa pensée : des Grundsätze, qui renferment les leçons
tenues à Vienne dans les années 1750-1753, aux Grundfeste zu der
Macht und Glückseligkeit der Staaten composés à Berlin en 1760-1761,
la police serait passée du statut d’instrument pour la promotion
générique de la « félicité collective » à celui d’institution qui
harmonise le bien-être de chaque famille avec celui de la
communauté politique entière48. Elle aurait promu le bien-être non
plus dans l’intérêt du prince, mais pour satisfaire un droit des
citoyens. En ce sens, la police de Justi se détacherait de la tradition
caméraliste, dont l’ultime souci restait le renforcement de l’État, aussi
bien que du modèle rigidement absolu et paternaliste du fameux
juriste autrichien J. von Sonnenfels49.
Mais ce qui nous intéresse ici n’est pas tant de comprendre les
déplacements idéologiques et doctrinaux de l’auteur, de savoir s’il
interprète déjà dans un sens libéral la fonction de la police, que de
dégager les éléments qui font de sa Policey une notion si différente de
sa jumelle française. Justi fait la synthèse de l’expérience des
Staatswissenschaften dans leur ensemble ; la prééminence qu’il
attribue à la police est donc le fruit d’un examen approfondi de
toutes les différences entre les disciplines. Les Grundsätze et les
Grundfesten présentent une structure différente. Les premiers
subdivisent la matière en quatre livres, selon un critère encore
approximatif : culture externe et interne du territoire (ressources
productives et population), règles qui le rendent florissant, coutumes
des sujets, application normative des principes de la police. La
tripartition des Grundfesten est plus logique : biens mobiliers,
immobiliers, qualité morale des sujets.
Le traitement particulier des arguments est introduit par certains
axiomes généraux qui expliquent les nombreux détails sur lesquels
Justi s’étend. La distinction théorique entre politique et police
encadre déjà tout le système : la politique est le rapport de force d’un
État avec les autres ; la police est le rapport de force d’un État avec
lui-même50. La police incarne la constitution interne (innerliche
Verfassung) d’un État, et il faut comprendre ce terme comme la
composition matérielle de toutes ses parties. Dans l’optique policière,
la constitution d’un pays ne désigne pas un niveau normatif
supérieur, la Konstitution codifiée formellement sur une charte, selon
l’acception libérale du XIXe siècle. La Verfassung ne possède pas ici de
connotation juridique. Elle renvoie à l’ensemble des facteurs sociaux
et institutionnels qui forment la structure et l’histoire concrète d’une
organisation politique. Comme le précise Fischer, professeur de droit
public à Halle dans les années 1780, la science de police doit étudier
les institutions civiles et celles de l’État afin qu’elles soient conformes
à la constitution authentique de l’État51. En ce sens elle n’est pas
l’expression d’un État qui la prédétermine ; bien au contraire, elle est
son organisation fondamentale, la combinaison des possibilités qui
en permettent l’existence non pas idéale mais concrète. La
constitution est l’esprit de l’État tel qu’il est et non pas le contenu de
l’État tel qu’il doit être52. Le dictionnaire de Zedler, vers la moitié du
siècle, explique parfaitement la substance commune de la
constitution et de l’État quand il définit ce dernier « la forme de
gouvernement qui embrasse l’autorité et les sujets d’un pays53 ». La
qualité de la police consiste à réussir à embrasser – selon le sens du
verbe verfassen – tous les éléments qui font la puissance d’une unité
politique et à les diriger vers le but final de la puissance (Stärke) et de
la félicité (Glückseligkeit). L’ordre du bon gouvernement ne peut pas
être confié au bon plaisir de celui qui le gère, mais à un assemblage
méticuleux d’instruments et de circonstances. C’est à la police que
revient le droit de rendre le plus physiologique possible la rencontre
entre les finalités de chaque partie et la finalité du tout. La
métaphysique de l’unité organique ne pourrait être plus claire :
« Chaque partie du corps étatique, chaque institution, chaque
articulation relève du corps entier ; de même toutes les parties
doivent se coordonner de la manière la plus précise54. » Les règles de
la police doivent donc être constamment adaptées en fonction de la
vie de l’État, sans perdre de vue les effets sur la totalité55. Le
particulier et la totalité, le moment et la durée : grâce à son regard
unifiant, l’expert de police doit tendre à l’harmonie entre ces
contraires ; mais il n’est possible de définir la police comme la
constitution de l’État que pour autant qu’elle ne le cristallise pas dans
une unité définie. En revanche, la police doit interpréter de l’intérieur
le développement dynamique de l’État, en intégrant le particulier au
général, les faits divers dans l’histoire56.
Mais la caractéristique que Justi veut exalter est surtout l’élasticité
de la règle : la police est « situationniste », non seulement dans ses
interventions minimes au quotidien, mais aussi dans la stratégie
générale du gouvernement. Au moment où quelque chose change
dans le rapport entre chaque famille et le bien commun, les
institutions de police doivent s’adapter elles aussi aux circonstances
nouvelles. Voilà pourquoi le signe distinctif par excellence d’une
bonne police consiste dans la souplesse de sa forme, dans l’essence
« invertébrée » de son pouvoir, plus que dans l’implacabilité de ses
dispositifs. La police n’est pas une constitution rigide, une loi des
lois, mais la façon d’être et d’agir d’une organisation politique :
Aucun autre type de norme n’est susceptible de changer autant que les normes de
police : et cela n’est pas un défaut de la police, mais plutôt un signe de sa qualité, si les
changements ne sont pas provoqués par sa négligence et mauvaise évaluation. Ce serait
tout de même une erreur si elle refusait de changer ses normes dans plusieurs cas. Dès que
l’intention de la norme se réalise, alors celle-ci doit disparaître. Autrement, cela
engendrerait des effets inutiles, qui n’auraient aucun rapport avec l’ensemble, voire lui
nuiraient ; tout comme un arc, qui après le tir ne doit plus rester tendu, s’il ne veut pas
perdre sa force57.
Le droit de police
Au cours du XVIIIe siècle, l’élaboration juridique de la Policey se
perfectionne avec la naissance d’un ensemble de droits et
d’obligations liés à l’activité policière. Il s’agit, comme le dira Berg, du
« droit du gouvernement au sens le plus strict89 ». C’est un
phénomène lui aussi original, qui ne trouve pas d’équivalent en
France, à moins de reconnaître aux purs recueils normatifs
postérieurs à Delamare la valeur systématique de droit qui y est
objectivement absente. Les répertoires de Duchesne, de La Poix de
Fréminville, de Des Essarts, servent à la consultation pratique, aux
administrateurs municipaux, mais ne prétendent pas fonder une
nouvelle branche du droit. À vrai dire, ils ne se posent même pas le
problème, parce que toutes ces règles apparaissent à ces compilateurs
comme dotées de validité et de bon sens par nature, simplement
parce qu’elles se perpétuent et se renouvellent dans une longue
tradition historique. Ce sont des critères de conduite et
d’organisation qui se rattachent spontanément à l’existence des
hommes et des communautés. Ils valent parce qu’ils existent,
indépendamment de toute autre considération. Dans la police, en
effet, il y a un tel rapport de continuité entre règle et vie que le
problème d’un droit de police, c’est-à-dire d’un système déontique
distinct d’un pur ordre objectif, apparaît comme anodin.
Le problème pouvait être soulevé uniquement dans un milieu qui,
après la pratique législative, avait développé une réflexion doctrinaire
adéquate. Il faut d’abord souligner la croissance du nombre des
matières de police, un phénomène qui, à la fin du XVIIIe siècle,
détermine la naissance des organes de justice administrative
correspondants. Ceux-ci retirent des compétences aux tribunaux
ordinaires dans tous les cas où il s’agit de juger la position et les
prestations des fonctionnaires, là où précisément l’intérêt public est
en jeu. Inversement, là où sont violés les droits des particuliers, les
juridictions ordinaires restent compétentes90. À côté de ces
transformations dictées par des nécessités pratiques, le travail des
caméralistes avait profondément préparé le terrain, en facilitant
l’insertion de la police dans le système du droit public. Cette
insertion était de plus le fruit d’une distinction préliminaire –
signalée rapidement et presque par hasard par Delamare lui-même :
« cette portion importante de notre droit public consiste beaucoup
plus en Gouvernement qu’en Juridiction contentieuse91 » – entre
police et justice. Mais ce qui, pour le commissaire parisien, est une
constatation accidentelle devient chez les Allemands matière à
dissertation universitaire. Plusieurs auteurs s’entretiennent sur la
différence entre Iustitia ou Iurisprudentia et Politia92, mais c’est Darjes
qui fournit l’explication la plus claire. Les deux notions se
distinguent par cinq points : 1) la justice poursuit le principe
classique de droit naturel : « ne pas porter atteinte à autrui, rendre à
chacun son dû », et doit garantir que ce fondement de la société ne
disparaîtra jamais. Son action est donc préservatrice. La police, au
contraire, ne se limite pas à conserver les biens de l’État, elle vise à les
augmenter ; son objectif n’est pas seulement le respect de la justice
naturelle, mais aussi la promotion d’autres vertus. Son action est
donc constitutive. 2) Pour réaliser le principe de justice il suffit de
disposer de moyens coercitifs, alors que pour réaliser celui de police
on a besoin d’autres instruments : comment peut-on, en effet,
accroître le nombre de la population, en encourager l’activité,
déterminer l’abondance des marchandises et des produits
manufacturés, garantir un niveau élevé de subsistance avec des
mesures exclusivement contraignantes ? 3) Les punitions prescrites
pendant les procès exigent une « action », une conduite positive, les
peines qui sont appropriées à la police impliquent une « non-
action », une conduite d’omission. 4) Il existe des actions que les lois
conseillent pour réaliser la justice et qui au contraire, du point de vue
des objectifs de la police, n’apparaissent pas toujours comme
prudentes. C’est la distinction classique entre principes et buts sur
laquelle la littérature de la raison d’État de la première moitié du XVIIe
siècle s’est longuement arrêtée : administrer est une vertu de prince
plus que de législateur. 5) Les lois qui poursuivent la justice doivent
toujours déclarer les raisons pour lesquelles elles sont promulguées ;
celles de police, au contraire, dont dépend le bonheur de l’État,
doivent rester préférablement dans la dimension de l’arcane, vu qu’il
n’y a aucune nécessité de dévoiler les secrets de la force93. Darjes
dédie au thème du secret de police des passages intéressants même
dans Erste Gründe der Cameral-Wissenschaften, où un principe de
parcimonie législative s’établit : dans les affaires de police il vaut
toujours mieux réduire au minimum l’utilisation des lois, l’activité
informelle doit constituer la règle. Police et justice, de plus, utilisent
des méthodes distinctes pour obtenir l’obéissance aux lois : celles de
police doivent montrer l’avantage qu’on obtient en les suivant, celles
de justice, au contraire, puisent leur force dans la menace de la peine
qu’on encourt en les violant94.
À la suite de ces différences préliminaires entre justice et police, la
fonction du droit de police devient matière à réflexion scientifique :
« La police emploie les remèdes qui préparent les citoyens à s’adapter
aux freins de la loi, réprime les atteintes arbitraires, déjoue les
fraudes, mitige la sévérité du droit, incite à la vertu. La police fournit
donc à la loi civile les bases et les outils pédagogiques qui en assurent
l’autorité95. » C’est ainsi que se définit un ordre entre les domaines du
droit, qui ne se fonde pourtant pas sur des différences qualitatives – le
droit authentique et original situé à un niveau hiérarchiquement plus
élevé ; le droit hybride et succédané aux marches inférieures – mais
seulement sur un critère pragmatique et fonctionnel. La
caractéristique juridique propre aux dispositifs de police consiste dans
la capacité de moduler l’application des lois ; non seulement ils
comblent ce qui échappe à la règle, en la positionnant du général au
particulier, mais créent aussi le cadre disciplinaire indispensable à
l’existence effective d’un système juridique dans son ensemble. D’où
leur utilité préliminaire : préparer les hommes à la nécessité du droit.
Il en ressort aussi leur valeur exemplaire et éducative : les instruire à
une conduite droite, ainsi que leur rôle subsidiaire : là où la volonté
du souverain échoue, la mesure de police doit prendre le relais.
Chez Pütter, le plus important professeur de droit public allemand
du XVIIIe siècle, nous trouvons clairement défini le passage d’une
théorie de la norme à une théorie du droit. Ses Elementa iuris publici
germanici (1754) situent entre les droits de la majesté le droit
d’inspection supérieur et de police, et assignent à la règle de police la
tâche principale de promouvoir la felicitas civitatis96. Dans les
Institutiones iuris publici germanici (1770), la police n’est plus associée
au droit d’inspection, mais avec la puissance juridictionnelle et
criminelle elle fait partie des droits de l’empereur et du prince sur les
choses essentielles ; parmi lesquelles cependant ne figure pas la
promotion du bien-être, mais la prévention de tous les
empêchements à la sécurité et au bien-être internes, c’est-à-dire du
danger97. Le droit de police se concrétise dans des mesures négatives
de protection plutôt que dans des actes positifs d’organisation. La
« sécurité » prévaut sur la « providence », de la même façon que la
stratégie de la « prévention » tend à remplacer celle de la
« promotion », selon le modèle bien connu de l’État « gardien
nocturne » qui sera mis au point à la fin du siècle et dont Wilhelm
von Humboldt sera le premier à parler98.
Cette transformation graduelle du rôle de la police aux yeux des
juristes est perceptible également dans le document législatif le plus
important de la fin du siècle, le code général prussien, l’Allgemeines
Landrecht für preussischen Staaten (ALR) de 1794. Grâce à ce dernier, la
police entre définitivement dans le domaine du droit, sans le fardeau
traditionnel de la félicité, vouée essentiellement à la gestion du
danger. Avec ce texte prussien, c’est l’ouvrage monumental de Berg,
au début du siècle, qui embrasse le droit de police selon de nouveaux
principes posés par Pütter et reçus par l’ALR. Toutefois, les nettes
dichotomies théoriques peuvent sembler suggestives, mais elles ne
correspondent pas forcément à une institution qui, compte tenu de
son histoire, aurait difficilement changé de nature par décret.
D’ailleurs, la science de police n’est même pas disposée à incorporer
les idées libérales de Kant99 sans en avoir soupesé complètement les
conséquences. Voilà pourquoi à la fin du XVIIIe siècle les innovations
législatives et les réflexions doctrinaires ne produisent pas ces
fractures qui arrangent si bien l’histoire des idées. De ces épisodes
pourtant significatifs ne se dégage pas brusquement le visage
« moderne » de la police, mais une problématisation lente en ressort,
controversée, et où les pétitions de principe sont fatalement étouffées
par une pratique gouvernementale qui, à de nombreux égards,
continue à s’identifier aux dispositifs traditionnels. Cette longue
phase de passage laisse ses traces avant tout dans l’ALR, dont l’esprit
libéral ne trouvera une application effective que dans les
années 1880, après que la science administrative avait graduellement
décanté l’antique hypothèque eudémoniste.
L’énoncé de l’alinéa 10, partie II, titre 17 de l’ALR est d’une
extrême clarté lorsqu’il définit les devoirs « de protection » de la
police. Le code exclut en fait formellement l’institution du soin du
bien-être de la population et s’en tient à la tâche de vigilance sur la
tranquillité publique : « L’office de la police consiste à employer tous
les dispositifs nécessaires au maintien de la tranquillité publique, de
la sécurité et de l’ordre ainsi qu’à la prévention du danger imminent
pour l’ensemble des citoyens (Publikum) comme pour l’individu100. »
Le partage entre les deux fonctions « négative » et « positive » en
termes de principes généraux est fixé au titre 13, qui, à propos des
droits et des devoirs de l’État, considère le maintien de la tranquillité
et de la sûreté d’un côté (§ 2) et, de l’autre, le soin (Sorge) de procurer
aux habitants les moyens et les opportunités de développer leur force
et capacité à atteindre le bien-être (Wohlstand101) (§ 3). Et pourtant,
une ordonnance de 1808 sur les autorités provinciales survient pour
démentir le sens strict, non équivoque, du titre 17 : ses instructions
pour le gouvernement déclarent expressément qu’en matière de
police les diverses administrations ne doivent pas se limiter à la
prévention du danger, mais doivent s’occuper aussi de la « promotion
du bien-être général102 ». On comprend aussitôt combien il est ardu
d’extirper une vision étendue et détaillée de la police de la pratique
des bureaucraties. Par ailleurs, l’ALR ne fournit aucune définition
générale de la police, mais une explication contextuelle de ses
fonctions en rapport à l’activité des particuliers pour lesquels est
conçu le code103. Dans le texte prussien, la police est une institution
qui se confond dans les différentes situations juridiques, et affiche
intégralement sa vocation instrumentale. C’est uniquement dans
cette perspective que son rôle apparaît comme limité, sans que cela
préjuge en rien de la portée bien plus vaste qu’on peut lui reconnaître
par ailleurs. En effet, à partir d’une reconstruction systématique de
plusieurs cas où l’action de police est sollicitée, un pouvoir ressort,
qui ne renonce pas du tout à sa vocation paternaliste, et survit avec
ces caractéristiques anciennes pendant une bonne partie du XIXe
siècle. Les trois mots clés « tranquillité », « sécurité », « ordre »
laissaient en définitive à la police une considérable marge
d’intervention à la fois répressive et préventive, de sorte qu’avec le
processus d’urbanisation et d’industrialisation la poursuite du bien-
être des hommes continuait à être confiée à l’autorité qui l’avait gérée
depuis toujours104.
Sécurité (Sicherheit) et bien-être (Wohlfahrt) sont donc les deux
grands axes conceptuels à l’intérieur desquels se définit la police
allemande de la fin du XVIIIe siècle. Le code prussien offre le terrain à
une mise à jour interprétative continue des rapports entre police,
Publikum et particuliers. Le Publikum, par ailleurs, ne possède aucune
valeur sociale et politique, il n’incarne pas l’autonomie d’une société
distincte de l’État et des individus. La notion est encore
essentiellement quantitative, une pure expression numérique des
différentes unités de la population105. De plus, il faut souligner l’écart
entre les positions de la science juridique, déjà orientées dans un sens
plus libéral durant les années 1830, et la jurisprudence, qui réussira à
s’adapter au modèle de police préconisé par l’ALR uniquement dans
les années 1880. C’est alors que la Polizei achève son parcours de
modernisation. Elle abandonne les propos envahissants liés à la
promotion du bien-être et s’affirme définitivement comme
l’institution qui monopolise la force interne de la souveraineté
politique. D’autres établissements que la police se chargeront
d’assurer l’appareil scientifique et professionnel grâce auquel l’État
agira dans le domaine social106. L’arrêt du Tribunal administratif
supérieur de la Prusse du 14 juin 1882, connu sous le nom de
« Kreuzberg-Urteil », sanctionne ce tournant : un citoyen berlinois se
sent lésé dans son droit de propriété par une disposition de police qui
l’empêche de construire près d’un monument national107. Selon le
tribunal, les normes de l’ALR qui établissent l’interdiction de
construire ou de modifier le paysage urbain si cela est contraire à
l’intérêt commun, doivent être interprétées à la lumière des fonctions
policières définies par le § 10 II 17. En vertu de la règle générale mise
en place par cette norme, le pouvoir policier de limiter le droit de
propriété en sort redéfini ; il ne reste valable que pour ces cas où
l’exigence du bien-être commun émerge de façon claire et non
équivoque. L’idéologie juridique dominante à l’époque dans le droit
civil tend à exalter l’autonomie de la volonté individuelle et pèse
certainement dans la décision de la cour. Les instances de droit civil
affleurent en effet dans la mise au point de l’arrêt du tribunal
prussien qui exclut la possibilité de réintroduire ce rôle vaste de la
police déjà préconisé par l’ordonnance de 1808108. La sécurité et son
corollaire négatif, le danger, façonnent désormais les traits d’une
institution qui a profondément marqué la nature de la politique et du
droit allemands.
Dans la préface à sa Théorie du droit administratif français parue
en 1886, le juriste Otto Mayer s’interrogeait sur les causes qui
pouvaient limiter la compréhension de l’expérience administrative
française aux juristes allemands. Il arrivait à la conclusion que,
malgré le niveau très développé de la science administrative française,
celle-ci demeurait réticente à admettre les présupposés juridiques qui
la soutenaient ; l’erreur essentielle de cette science était d’esquiver
l’énoncé de principes généraux reconnaissables même par les experts
de formation étrangère109. Nous savons maintenant que le désarroi
avoué par un savant comme Mayer vient de ce que le concept de
police a été travaillé et intégré selon des procédés divergents dans les
pratiques et dans les représentations propres à ces deux pays.
Police de la santé
La récupération de l’expérience d’Ancien Régime s’accentue
particulièrement à certains moments : le Premier Empire et la
Monarchie de Juillet, par exemple, ne cachent pas leur dette envers
les anciennes ordonnances. Le contexte napoléonien favorise le
retour au modèle de Delamare, repris parfois sans le moindre esprit
critique7. Comme le remarque toujours en 1835 un praticien qui a
longtemps travaillé à la préfecture de police de Paris, « il s’agit bien
moins d’innover, que de mettre en œuvre, de créer des règlements
nouveaux, que de découvrir dans ceux du passé, les dispositions et les
principes qui peuvent convenir au nôtre8 ». Mais au-delà de la
situation politique qui pousse les gouvernements de la première
moitié du siècle à se réclamer plus ou moins du passé, il est certain
que la continuité avec la police classique avait encore plus de raison
d’être dans le domaine de la santé, du fait de sa relative autonomie à
l’égard des revendications politiques et idéologiques du temps.
Nombre de règlements anciens sont réitérés, notamment à propos
d’un thème qui va se révéler d’une importance cruciale : celui de la
salubrité des villes menacées par le processus d’industrialisation9. La
santé publique retient de plus en plus régulièrement l’attention des
organismes administratifs. La police est de nouveau appelée à
affronter un problème qui concerne immédiatement l’existence
biologique des individus et peut ainsi déployer, sur une base qui
revendique ouvertement sa « scientificité », tout son dispositif de
gouvernement. Voici les termes dans lesquels, vers la moitié du siècle,
sera évoqué ce programme à proprement parler bio-politique : « Ce
qu’on appelle droit commun en matière de salubrité, c’est le droit
inviolable de chacun à la jouissance entière et parfaite des conditions
de la vie ; ce qu’on nomme insalubrité, c’est l’altération de ces
conditions, lorsqu’elle est portée au point de nuire à cet exercice
libre, régulier et facile des fonctions de l’organisme humain qu’on
nomme la santé10. » La Cour de cassation a également apporté sa
précieuse contribution lorsqu’il a fallu définir plus précisément cette
tâche de conservation de la société, que le Code des délits de l’an IV
avait confié à la police. Un arrêt du 24 août 1821 précise ainsi « qu’il
est de l’essence des règlements de police de s’étendre à une
universalité ou à une certaine classe de citoyens ; que les dispositions
particulières qui peuvent y avoir été insérées concernant les individus
considérés privativement, ne sauraient participer à l’autorité et aux
effets que la loi accorde à ces règlements11 ». Les premiers théoriciens
du droit administratif confirment cette orientation : depuis les
premières et acerbes remarques de Portiez de l’Oise, pour lequel « tout
doit concourir au maintien et à la conservation de la société », en
passant par Macarel et jusqu’aux réflexions plus abouties de Firmin
Laferrière, la société apparaît comme un patrimoine que le pouvoir
public doit défendre. Or un tel projet a d’abord des conséquences
pénales et, plus en général, de sécurité sociale. Mais il a aussi une
application plus nettement administrative, qui intéresse l’utilisation
des choses ayant une incidence négative sur la santé quotidienne des
hommes. Par conséquent, toute la matière s’intègre au régime plus
vaste de la « Police d’État ou de la défense sociale considérée dans ses
moyens préventifs et répressifs », comme le rappelle Laferrière :
La société, dans l’intérêt de sa conservation, doit se défendre des dangers qui peuvent
venir des choses et des hommes ; elle s’en défend par la voie préventive et par la voie
répressive selon la nature des objets ou des droits dont l’usage ou l’abus peut lui être
préjudiciable. Elle doit aussi, par des mesures de prévoyance et d’assistance publique, venir
au secours des personnes nécessiteuses, et garantir la société des dangers que peuvent faire
naître ou développer les suggestions de la misère. La défense sociale par les moyens
préventifs, c’est la police de l’État, prise au point de vue le plus élevé12.
La police administre un « corps » social qu’il faut immuniser contre
tout attentat à sa santé.
Environ deux années après l’arrêt consulaire qui crée le préfet de
police à Paris, le problème de la salubrité commence à prendre une
place dominante parmi les devoirs du nouveau magistrat. Un arrêté
du 18 messidor an X (6 juillet 1802) du préfet Dubois institue un
organe adéquat : le conseil de salubrité, qui rassemble des médecins,
des chimistes et des administrateurs. Déjà au temps du lieutenant de
police Le Noir, on avait demandé à deux éminents savants, Piat et
Cadet de Gassicourt, de concevoir un système de secours pour les
personnes en danger de mort. Il ne s’agissait encore que d’un aspect
d’un projet beaucoup plus général d’intervention dans le domaine de
la salubrité, qui ne devait porter ses fruits qu’après la Révolution, avec
la création du conseil de salubrité, due à l’initiative de Cadet.
Initialement institué pour rédiger des rapports sur les boissons, sur les
épizooties, sur les manufactures, ce bureau voit très tôt ses
attributions s’étendre progressivement. Elles sont fixées par un arrêté
préfectoral du 26 octobre 1807. Ses sept membres se réunissaient
deux fois par mois pour délibérer sur tout ce qui touchait à la
conservation de l’intégrité physique de la population13. Réorganisé
par un arrêté du préfet du 24 décembre 1832, ce corps interne à la
police devient bientôt indispensable, comme le montre la création,
par décret du 18 décembre 1848, d’un Conseil d’hygiène publique et
de salubrité dans tous les arrondissements du territoire, véritable
projection à grande échelle du bureau parisien14. Ces organes
nouveaux ont à répondre aux questions qui leur sont transmises par
les préfets et sous-préfets, afin de préparer un cadre topographique et
statistique de la salubrité publique, où apparaisse le relevé des indices
de mortalité de la population. La qualité générale de la vie est
introduite comme facteur explicatif des décès, qui ne sont plus
recensés pour des causes exclusivement organiques15. La protection
de l’enfance devient dès lors un devoir prioritaire. Sur le modèle de
procédures déjà adoptées sous l’Ancien Régime à travers le contrôle
des nourrices16, sont créées des Maisons de sevrage, où l’on doit sevrer
les nouveau-nés après l’allaitement. Les autorités de police sont ainsi
chargées de prédéterminer les conditions d’un mode de vie sain :
« L’extrême influence que l’air, le soleil, l’habitation, l’exercice, les
soins de propreté et la nourriture exercent sur l’économie dans le
premier âge, et les dispositions organiques qui en résultent pour le
reste de la vie, prouvent suffisamment combien il est important que
l’administration s’occupe enfin de cet objet17. » La police récupère en
ce domaine la partie la plus « noble » de la volonté de connaître la
société – un projet qui, au début du XVIIIe siècle, l’avait mise au cœur
du dispositif des toutes premières enquêtes statistiques18.
L’importance des conseils de salubrité publique ne pouvait pas
enfin échapper à la nouvelle science du droit administratif. Macarel
en souligne ainsi le rôle majeur dans la bureaucratie départementale :
« Quoi que en apparence cette institution ait un caractère municipal,
je crois devoir la ranger parmi les institutions départementales et les
conseils placés près des préfets, parce que, en effet, partout où ils
existent, ces conseils sont consultés, comme celui de Paris, sur tout ce
qui intéresse l’hygiène, la salubrité et la santé publiques, non pas
seulement du chef-lieu où ils sont établis, mais encore de tout le
département ; et je citerais comme exemple ce qui se passe toujours, à
cet égard, en matière de permission pour établir les ateliers
dangereux, insalubres et incommodes de toute l’étendue de la
circonscription départementale19. » En se référant aux ateliers
insalubres et à leur emplacement urbain, Macarel touche à un
problème qui suscite constamment l’intervention du législateur et de
la jurisprudence. En cette matière, le principe général est établi par
un arrêt du Conseil d’État du 8 août 1821 : en rejetant l’autorisation
d’élever un établissement insalubre ou incommode faute de
précautions suffisantes, la cour rappelle qu’« il est d’une bonne police
d’éloigner, autant que possible, des habitations les établissements à
odeur incommode ou insalubre20 ».
La question ne saurait être pourtant résolue seulement par cette
règle élémentaire, puisque les intérêts en jeu sont très variés : les
impératifs de la production industrielle, le droit des particuliers à ne
pas souffrir des dommages causés par les exhalations malsaines,
enfin, le bien public, qui consiste ici dans la condition sanitaire de
toute une population dont le pouvoir administratif est le garant. On
comprend donc parfaitement que « les trois intérêts qui sont en
présence dans les grandes villes, la salubrité, la propriété et
l’industrie, ne vivent pas toujours en bonne intelligence21 ». D’où les
risques de nombreux conflits judiciaires dans un domaine qui, selon
la nature de l’enjeu, relève des organes civils, des organes
administratifs, ou des deux22. En 1805, à la suite de nombreuses
plaintes déposées par des habitants contre les fabriques de produits
chimiques, le ministre de l’Intérieur interpelle la classe des Sciences
physiques et mathématiques de l’Institut. Il s’agit de dégager des
critères objectifs d’après lesquels les autorités administratives puissent
évaluer le bien-fondé de telles inquiétudes et réglementer, par
conséquent, les activités industrielles nuisibles. Pour atteindre ce
résultat, l’action de la police doit assimiler les sciences de la nature.
Mais la classe de Physique et Mathématique ne se limite pas à donner
un avis technique sur la question ; avant de dresser un tableau des
établissements dangereux, elle fournit aussi une réponse politique au
problème :
Tant que le sort des fabriques ne sera pas assuré ; tant qu’une législation purement
arbitraire aura le droit d’interrompre, de suspendre, de gêner le cours d’une fabrication ; en
un mot tant qu’un simple magistrat de police tiendra dans ses mains la fortune ou la ruine
du manufacturier, comment concevoir qu’il puisse porter l’imprudence jusqu’à se livrer à
des entreprises de cette nature ? Cet état d’incertitude, cette lutte continuelle entre le
fabricant et ses voisins, cette indécision éternelle sur le sort d’un établissement, paralysent,
rétrécissent les efforts du manufacturier, et éteignent peu à peu son courage et ses facultés.
Il est donc de première nécessité, pour la prospérité des arts, qu’on pose enfin des limites
qui ne laissent plus rien à l’arbitraire du magistrat, qui tracent au manufacturier le cercle
dans lequel il peut exercer son industrie librement et sûrement, et qui garantissent au
propriétaire voisin qu’il n’y a danger ni pour sa santé, ni pour le produit de son sol23.
1 Cf. L.-A. MACAREL, Cours de droit administratif, 4 vol., Thorel, Paris, 1844-1846. L’auteur
consacre le quatrième volume à la redéfinition du rapport entre administration et industrie
agricole, manufacturière et commerciale, selon les principes de la liberté du travail et de la
garantie des produits.
2 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., XII, p. 250 et sq.
3 H. RAISSON, Histoire de la police, Lavasseur, Paris, 1844, p. 212. Pour une histoire des
préfets parisiens, J. TULARD, La Préfecture de police sous la monarchie de juillet, Imprimerie
municipale, Paris, 1964 ; J. RIGOTARD, La Police de Napoléon. La préfecture de police,
Tallandier, Paris, 1990.
4 Cf. A. FRITOT, Science du publiciste, ou traité des principes élémentaires du droit considéré
dans ses principales divisions, 11 vol., Bossange, Paris, 1820-1823, IX, p. 281 ; J. M. DE
GÉRANDO, Instituts du droit administratif français, 5 vol., Nèves, Paris, 1829-1836, I, p. 46 et
sq.
5 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 120.
6 Recueil général des lois et des arrêts, en matière civile, criminelle, commerciale et de droit public,
par Sirey et De Villeneuve, Cour de Harlay, Paris, 1817, XXVI, 1, p. 117.
7 Cf. par exemple A.-G. DAUBANTON, Principes, objets et motifs généraux de la police extraits
des ordonnances et règlements, et des meilleurs auteurs qui en ont écrit, Testu, Paris, an XIII
(1805).
8 A. TRÉBUCHET, article introductif au Bulletin administratif et judiciaire de la préfecture de
police et de la ville de Paris, 1er janvier 1835, p. 2.
9 Cf. la loi du 21 septembre 1791, J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 343.
10 J. B. MONFALCON, A. P. I. DE POLINIÈRE, Traité de la salubrité dans les grandes villes,
Baillière, Paris, 1846, p. 20.
11 Recueil général des lois et des arrêts, cit., XXII, 1, p. 50.
12 F. LAFERRIÈRE, Cours de droit public et administratif (1839), Joubert, Paris, 1841-1846,
p. 293.
13 Cf. Nouveau Dictionnaire de police, 2 vol., éd. par Élouin, Trébuchet et Labat, Bechet,
Paris, 1835, I, p. CXXIX.
14 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., XLVIII, p. 703.
15 Sur l’identification typiquement capitaliste entre qualité de la vie et capacité
productive, L. J. JORDANOVA, « Policing Public Health in France 1780-1815 », dans T.
Ogawa (dir.), Public Health, Saikon, Tokio, 1981, p. 26-28.
16 Cf. les déclarations du 1er mars 1727 et du 24 juillet 1769, J. PEUCHET, Collection des
lois…, op. cit., III, p. 390 et VIII, p. 230.
17 Rapports généraux sur la salubrité publique rédigés par les conseils ou les administrations,
publiés par V. de Moléon, Bureau du recueil industriel, Paris, 1843, II, p. 42 (rapport n.
26 pour l’année 1827).
18 Cf. supra p 51. Sur les analyses topographiques et statistiques qui doivent être dressées
par les nouveaux conseils, A. TARDIEU, Dictionnaire d’hygiène publique et de salubrité (1852-
1854), 4 vol., Baillière, Paris, 1862, voir « Conseil d’hygiène publique et de salubrité », I,
p. 604.
19 L.-A. MACAREL, Cours de droit administratif, op. cit., II, p. 263.
20 Affaire Sylvand rappelé par L. A. MACAREL, Recueil des arrêts du Conseil ou ordonnances
royales…, Bavoux, Paris, 1821, p. 219.
21 J. B. MONFALCON, A. P. I. DE POLINIÈRE, Traité de la salubrité, op. cit., p. 21.
22 À ce sujet, voir la casuistique rassemblée par L.-A. MACAREL, Législation et jurisprudence
des ateliers dangereux, insalubres et incommodes, Roret, Paris, 1828, p. 77 et sq.
23 Extrait des registres de la classe des Sciences physiques et mathématiques de l’Institut,
26 frimaire an XII (18 décembre 1803). L.-A. MACAREL, Législation et jurisprudence, op. cit.,
p. 9.
24 Ibid., p. 16.
25 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., XVII, p. 179 et sq.
26 Cf. B. P. LÉCUYER, « L’hygiène en France avant Pasteur 1750-1850 », dans C.
SALOMON-BAYET, Pasteur et la révolution pastorienne, Payot, Paris, 1986, p. 90.
27 L.-A. MACAREL, Législation et jurisprudence, op. cit., p. 22.
28 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., XIX, p. 316. Le problème acquiert une
importance croissante dans l’optique du gouvernement étatique. Cela est prouvé par un arrêt
de la Cour de cassation du 1er juin 1855 qui confirmera que la police des établissements
insalubres n’incombe pas aux organes municipaux, mais aux autorités administratives
supérieures, à savoir les préfets (voir affaire Coquelle, dans Dalloz, Jurisprudence générale,
recueil périodique et critique de jurisprudence, de législation et de doctrine…, Bureau de la
jurisprudence générale, Paris, 1855, p. 300).
29 V.L. M. DE CORMENIN, Droit administratif, Thorel & Pagnerre, Paris, 1840, p. 257, n 3.
30 Rapports généraux sur la salubrité publique, cit., II, p. 48. Sur le danger médical représenté
par la population urbaine au XIXe siècle, M. FOUCAULT, « La naissance de la médecine
sociale », dans Dits et écrits, op. cit., III, p. 223 et sq.
31 A. TARDIEU, Dictionnaire d’hygiène et de salubrité publique, op. cit., voir « Habitations »,
II, p. 398.
32 Ibid., p. 396-397.
33 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., D, p. 131. Nous soulignons.
34 Selon J.-M. DE GÉRANDO, Traité de la bienfaisance publique, Renouard, Paris, 1839, II,
p. 337, « il est bien que l’homme du travail au milieu de ses fatigues goûte quelque sérénité
d’esprit et cette disposition dépend beaucoup de l’aspect que lui offre son habitation et les
impressions qu’il en reçoit ». Pour comprendre comment le thème de l’hygiène unit les
questions des établissements insalubres, des maladies professionnelles et des sociétés de
secours mutuel, cf. PARENT-DUCHATELET et D’ARCET, « Mémoire sur les véritables
influences que le tabac peut avoir sur la santé des ouvriers occupés aux différentes
préparations qu’on lui fait subir », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1, 1829,
p. 169-227.
35 Cf. W. JELLINEK, Gesetz, Gesetzanwendung und Zweckmässigkeiterwägung, Mohr,
Tübingen, 1913, p. 201 et sq. ; C. SCHMITT, La Dictature, op. cit. ; K. HUBER, Maßnahmegesetz
und Rechtsgesetz. Eine Studie zum rechtsstaatlichen Gesetzesbegriff, Duncker & Humblot, Berlin,
1963.
36 Cf. M. WINTER, « Die Polizei – autonomerAkteur oder Herrschaftsinstrument ? »,
Zeitschrift für Rechtssoziologie, 2, 1998, p. 163-186.
37 M. HAURIOU, Précis de droit administratif, Larose, Paris, 1893, p. 63.
38 G. H. DE RIQUETI c. de MIRABEAU, Des lettres de cachet et des prisons d’État (1778),
Hambourg, 1782 (posthume), p. 236-237.
39 Rappelé par P-L. FRIER, L’Urgence, LGDJ, Paris, 1987, p. 15.
40 Cf. C. SCHMITT, « Die Diktatur des Reichspraesidenten nach Artikel 48 der Weimarer
Verfassung », dans Die Diktatur, op. cit., p. 248. Sur cette question, G. AGAMBEN, État
d’exception, Seuil, Paris, 2003.
41 K. MARX, « Die Verhandlungen des 6. rheinischen Landtags », dans K. MARX, F.
ENGELS, Werke, Dietz, Berlin, 1988, I, p. 59 et 60. La version française traduit Maß par
« norme », tout en négligeant cette idée de mesure qui s’oppose précisément à la rationalité
de la loi. Cf. « Les délibérations de la sixième Diète Rhénane », dans Œuvres, III (Philosophie),
Gallimard, Paris, 1982, p. 176.
42 A. TARDIEU, Dictionnaire d’hygiène et de salubrité publique, op. cit., I, p. 605.
43 Cf. Reine Rechtslehre (1934, 2e éd. 1960), tr. fr. Théorie pure du droit, LGDJ, Paris, 1999.
44 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, 1137b, 30.
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