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Le pouvoir de dire « je »: Les intellectuels, la politique et l'écriture

Author(s): Éric Marty, Alice Béja, Michaël Fœssel and Olivier Mongin
Source: Esprit , Juillet 2013, No. 396 (7) (Juillet 2013), pp. 60-77
Published by: Editions Esprit

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24277106

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Le pouvoir de dire « je »

Les intellectuels, la politique et l'écriture

Entretien avec Éric Marty*

L'INTÉRÊT majeur du travail au long cours d'Éric Marty est de


croiser au moins trois interrogations qu'il développe dans des écrits
de nature distincte. Chronologiquement : une réflexion sur le rôle et
la place de l'écrivain dont témoignent ses ouvrages sur André Gide,
René Char et sa proximité ancienne avec Roland Barthes, puis une
critique radicale du « maître à penser » (Althusser, Badiou en l'oc
currence) qui ne consiste pas à accuser certains auteurs d'être les
responsables des maux du XXe siècle (à commencer par Marx) comme
ce fut le cas d'André Glucksmann dans les Maîtres penseurs. Ces deux
points se recoupent, puisque la force de la littérature est de ne pas
objectiver ce dont elle parle mais de l'exposer et d'en témoigner.
Claude Lefort avait insisté sur cette dimension littéraire de la critique
des pouvoirs : l'un de ses ouvrages, qui s'intitule Écrire. Un homme
en trop, livre consacré à l'Archipel du Goulag de Soljénitsyne et aux
zeks qu'on y enfermait, porte comme sous-titre : Essai d'investigation
littéraire. Quant à la troisième interrogation, elle vise le passage à
la violence des gauchistes des années 1970 en France ou en Italie :
pourquoi un maître à penser est-il un terrifiant déclencheur de
terreur ? Ce qui valait pour Mao hier vaut pour Mahomet aujourd'hui
et n'est pas sans lien avec le leitmotiv sadien de la perversion que

* Auteur de Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, Paris, Le Seuil, coll. « Fiction
& Cie », 2011.

Juillet 2013 60 ESÎRU

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Le pouvoir de dire « je »

Marty suit à la loupe dans son ouvrage sur les interprétations succes
sives de Sade au XXe sièclel. On le comprend fort bien en lisant le
récent roman (son troisième type d'écrit) de Marty, le Cœur de la
jeune Chinoise, qui suit le parcours chaotique et sanguinaire d'une
bande de terroristes des années 1970... mais durant les années
Sarkozy, ce qui nous vaut de nombreux chassés-croisés inattendus.
Ainsi Marty entrechoque-t-il les pratiques, les thématiques et les
époques : c'est sa force de rappeler que ces folies et délires avaient à
voir avec un « désir d'histoire », avec une intensification de la dimen
sion historique à laquelle la tristesse politique contemporaine ne
saurait remédier.

0. M.

ESPRIT - Votre parcours s'inscrit avant tout dans le champ littéraire,


à travers des livres sur des auteurs français importants, à commencer
par André Gide2, puis René Char' et Roland Barthes4. L'intérêt de
votre approche du littéraire est qu'elle croise souvent la politique et la
philosophie. Comment la littérature joue-t-elle dans ce parcours ? Est
ce une formation qui vous a permis d'aller vers autre chose, ou un
aspect central dans votre travail ?
ÉRIC Marty - Je tiens beaucoup à cet ancrage dans le champ
littéraire. Car c'est ma formation, mais c'est aussi une affirmation. La
littérature n'est pas pour moi simplement un parcours social ; je
revendique une forme de privilège du littéraire où se manifeste
l'irréductible singularité de celui qui écrit. La littérature nous offre
la possibilité de penser l'exception, l'unique, et c'est d'ailleurs aussi
par ce biais que j'aborde la pensée, la philosophie ; la perspective
textuelle permet de ne pas céder aux illusions idéalistes ou idéolo
giques des doctrines, en confrontant ces penseurs à la matérialité
même de leur écriture, aux dispositifs où se configurent leurs énoncés
et leurs positions. Je trouve extrêmement regrettable le recul, voire
la quasi-absence des « littéraires » dans le débat intellectuel

1. Un proche d'Esprit et de Mounier, Bertrand d'Astorg, publie juste après la guerre


(1945, dans la collection « Pierres vives » du Seuil) un essai intitulé Introduction au monde de
la terreur qui parle de la guerre à travers les figures de Sade et Saint-Just, ce qui va dans le sens
du travail de Marty.
2. Éric Marty, l'Écriture du jour: le « Journal » d'André Gide, Paris, Le Seuil, 1985.
3. Id., René Char, Paris, Le Seuil, 1990.
4. É. Marty a édité les œuvres complètes de Roland Barthes aux éditions du Seuil et publié
Roland Barthes, le métier d'écrire, Paris, Le Seuil, 2006. Voir le précédent entretien dans Esprit
avec Éric Marty, « Roland Barthes, un esthète déguisé en théoricien », juin 2003 et « La vie
posthume de Roland Barthes », septembre 1991.

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Éric Marty

aujourd'hui, qui est occupé par trop d'idéologues, et où sont oubliés


ces enjeux fondamentaux de la forme, de la langue, du style, que
précisément la littérature permet de penser dans des nuances qui
sont à mes yeux décisives. Le monopole actuel de la corporation
philosophique dans le champ culturel, intellectuel et politique est,
sans aucun doute, problématique ; le très faible niveau d'exigence
formelle où se situe aujourd'hui le débat intellectuel en France en
est l'incontestable conséquence.

André Gide, René Char, Roland Barthes


Le droit de dire « je »

La première « référence » littéraire sur laquelle vous travaillez, c'est


André Gide, ce qui peut paraître étonnant, à contre-courant même, car
cet auteur, à une époque, les années 1970-1980, encore très marquée
par le structuralisme, apparaît comme un classique un peu dépassé.

Gide a pu en effet paraître désuet aux yeux des modernes et de


l'avant-garde. Pourtant, c'est une figure capitale pour des gens
comme Bataille, Lacan, Klossowski, Blanchot ou Barthes, et il est
intéressant de voir ce que Gide a représenté pour eux. Ce qu'ils en
retiennent, c'est la puissance d'affirmation du singulier. Lacan était
obsédé par la phrase de Gide : « Il faut manifester », sorte d'impé
ratif catégorique du sujet, une sorte de « tu dois écrire » ou « tu dois
produire ton propre signifiant », pour reprendre le langage lacanien ;
il voyait dans cet impératif une véritable éthique du désir, une sorte
de spinozisme des singularités d'écriture. C'est cela qui, très tôt, m'a
incité à travailler sur Gide. J'ai choisi le Journal, car c'est le texte
qui maintient le rapport le plus intense au contemporain ; l'esthé
tisme gidien, le lyrisme des Nourritures terrestres, qui a peut-être un
peu vieilli par trop de raffinement, est absent du Journal, au profit
d'une écriture très belle, tout à la fois très sensuelle et très exigeante,
mais sans effets littéraires.

Vous êtes-vous intéressé à l'engagement politique de Gide (Voyage au


Congo, Retour de l'URSS), à la lucidité dont il a fait preuve, ou étiez
vous dans une approche purement littéraire de cet auteur ?

J'ai été attiré par l'idée d'engagement, mais au sens plus exis
tentiel que strictement politique. Le Journal pratique véritablement
une écriture de l'existentiel, au sens de Kafka ou de Kierkegaard,

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Le pouvoir de dire « je »

de cette catégorie de l'existence que l'écriture du présent - ce que


j'ai appelé 1'« écriture du jour » - est seule en mesure de supporter,
à travers le journal. Il s'agit d'une existence sans cesse mise à
l'épreuve, d'un sujet qui se confronte à des monstres, le religieux,
le politique, la sexualité, la société, le monde, mais qui doit s'y
confronter dans un espace étroit, au jour le jour. Cette confrontation
est réelle, non protégée par de grands systèmes de foi ou de doctrine.
Tout se décide dans l'instant pur, dans l'écriture même, sans abri,
dans des décisions, pour cela, cruciales.
Ce qui est très fort dans le Journal de Gide, c'est son caractère
total. Bien sûr, on y voit son engagement, celui admirable, par
exemple, contre le système colonial en Afrique, ou encore avec le
parti communiste, mais aussi son désengagement, ce qui est plus
rare. Tout le monde sait ce que pense quelqu'un quand il s'engage,
mais lorsqu'il se désengage, il n'y a plus de traces, plus de docu
ments. Or l'adieu au politique porte autant de vérités politiques que
l'engagement. Avec Gide, tout le processus de l'adieu s'écrit dans
le même souci minutieux de lui conférer une vérité sans cesse
confrontée au réel, au quotidien, au présent.
Tous les écrivains qui ont fait l'objet de mes premiers travaux
- Gide, Char, Barthes - affirment, radicalement, des positions, des
enjeux, des rapports de force ou de faiblesse. Et de ce fait se distin
guent de l'engagement classique de l'intellectuel qui n'est jamais
assez subjectif dans ses adhésions, qui croit au contraire que c'est
en se dépouillant de sa subjectivité qu'il est le plus vrai. Et bien sûr,
c'est en fait là où il est le plus faux.

Mais René Char est pourtant bien différent de Gide sur le plan de la
sensibilité, il est du côté de l'extase.

Char se situe en effet dans une sorte de position affirmative, de


violence. Il m'a intéressé d'abord de manière purement littéraire,
pour sa poésie, tout simplement. Char est le dernier grand poète,
celui qui maintient, le plus tard possible, la possibilité qu'a la
poésie d'exister, si l'on considère que la poésie est un art qui est sans
cesse menacé de disparaître face à un monde qui est toujours plus
monde, et qui, dans cette expansion de lui-même, nous fait entendre,
pour reprendre l'expression de Hegel, que 1'« art est chose passée » ;
Char est celui qui intensifie le combat disloquant entre la Poésie et
le Monde. Il est donc celui qui pense que la poésie est « inadmis
sible » et que pour cela elle existe. Dans l'histoire de la poésie, les
grands poètes, ceux que j'aime, ce sont ceux qui maintiennent

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cette possibilité de la poésie y compris, comme c'est le cas avec le


plus grand, Arthur Rimbaud, par les gestes les plus destructeurs.
René Char est aussi important dans le rapport qu'il a entretenu
avec l'histoire. Certes, il incarne la figure du résistant, mais pas
comme la plupart de ses contemporains d'alors. Chez lui domine une
vision extatique et héroïque du combat, sa dimension individuelle,
presque antique. Ce qui, paradoxalement, lui a permis une très
grande lucidité face au nazisme, contrairement à son milieu intel
lectuel d'origine, le surréalisme. Peut-être est-ce lié à une éthique
du désir, qui suppose un engagement radical, total, inséparable du
risque de la mort. Il ne pense pas son combat dans les termes de
grands idéologèmes politiques comme la liberté ou l'égalité ; son
engagement est existentiel et dans une démesure qui l'amène à
comprendre le caractère exceptionnel de l'époque. Il se confronte
au monstre nazi comme au Minotaure, dans l'espace du mythe et du
sacré. Ce qui ne signifie pas pour autant que René Char se soit situé
dans un isolement individuel. Il a vécu pleinement dans des
dialogues profonds, par exemple avec Heidegger, sur le compte
duquel lui et beaucoup d'intellectuels contemporains (Blanchot,
Lacan) ont pu se méprendre, sans doute parce qu'ils connaissaient
peu l'engagement de Heidegger dans le système hitlérien, et cela
parce que ses œuvres leur arrivaient - en tout cas pour Char - par
la médiation de Jean Beaufret. Ce que Char voit dans Heidegger,
c'est surtout la possibilité d'un retour aux présocratiques contre la
philosophie platonicienne, un retour à ce qui serait une philosophie
poétique, aphoristique, à l'écart de la pesanteur discursive du
philosophe, une sorte d'hétérologie, pour reprendre le mot de son
ami Georges Bataille. Il y a chez Char une dimension antiphiloso
phique, que l'on retrouve chez d'autres à l'époque, Bataille donc,
mais aussi Blanchot, et bien sûr Lacan.

Barthes est au cœur de votre travail, et ce dès vos premiers travaux.


Comment l'avez-vous abordé ? La question du neutre, sur laquelle vous
avez beaucoup travaillé, vous a-t-elle frappé dès le départ ?
Ce qui m'a d'abord attiré chez Barthes, c'est l'affirmation subtile
d'une subjectivité qui n'était pas l'hédonisme du dandy mais qui,
profondément, légitimait ou plutôt authentifiait une politique, une
esthétique, une pratique subjectives. Paradoxalement, l'appareil
théorique, l'écriture abstraite, conceptuelle de Barthes, du premier
Barthes, aboutit, par un de ces retournements que j'admire dans
l'histoire de la pensée, à l'affirmation du droit de dire «je ». Mes

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Le pouvoir de dire « je »

premières lectures de Barthes, je les ai faites, très jeune, à 17


18 ans. J'ai commencé par Roland Barthes par Roland Barthes5, et
ce livre m'a marqué car, à cette période où la subjectivité était
perçue comme un discours petit-bourgeois, Barthes reconfigurait le
« je » de manière positive, et cela sans cesser d'être un moderne.
Barthes est celui qui, à l'intérieur du champ de la modernité, crée
des fissures, des failles, là où les autres ont cherché à les colmater.
Il est le premier à prendre conscience et à faire prendre conscience
de la mécanisation du discours de 1'« impersonnel » qui régnait
alors, et qui avait cessé d'être subversif pour devenir une simple
mécanique de reproduction, c'est-à-dire de pouvoir, devenant même
très largement policier. Barthes secoue tout cela, avec une grande
jubilation, une grande intelligence et beaucoup d'audace avec son
Roland Barthes par Roland Barthes qui était en effet une réponse
parfaite à mes yeux aux impasses évidentes de la conjoncture, tant
sur le plan de la « théorie », de la politique ou de la question du
« sujet ». Il me semble que ses contemporains sont plus prudents,
plus peureux à l'égard des stéréotypes dominants du milieu politico
intellectuel. Le Roland Barthes par Roland Barthes donne le point
de départ à une sorte de vogue de l'autoportrait, par exemple la
Circonfession de Derrida, les Yeux verts de Duras, l'Abécédaire de
Gilles Deleuze ou encore le Jlgpar JLG de Godard...

Mais Barthes a lui-même mis du temps à dire « je ». Il y a une appré


hension collectiviste de Barthes ; lui-même d'ailleurs, par son aveu
glement vis-à-vis du régime maoïste, par ses positions très
conservatrices, brechtiennes, sur le théâtre, a créé une forme d'ortho
doxie autour de son œuvre.

Ce Barthes orthodoxe ne doit pas être renié ; le droit de dire


« je » ne veut pas dire que le collectif n'existe pas. C'est même tout
le contraire. Et, par exemple, le livre le plus apparemment intimiste
de Barthes, le dernier, la Chambre claire, fait l'objet d'un contresens
total si on n'y lit pas, en même qu'une violente méditation sur la
mort, sur l'image, sur l'amour de la mère, un extraordinaire déploie
ment moderne du monde contemporain, du XXe siècle, de la guerre,
du politique, du centre mais aussi de ses marges représentées par
Mapplethorpe, Warhol, Bob Wilson... La question qu'il faut poser,
c'est : d'où Barthes nous parle-t-il ? Il ne se situe pas dans une
position solitaire, détachée du monde ; au contraire, il délivre sa

5. Pour les œuvres de Roland Barthes citées dans l'entretien, voir Roland Barthes, Œuvres
complètes, t. 1-5, Paris, Le Seuil, 2002.

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Éric Marty

parole à partir d'un engagement critique qui a été très profond, et


qu'il affirme dans les Mythologies. Quant à son aventure brech
tienne, elle se déploie dans les années 1950, époque de grande
violence du discours antibourgeois, que l'on peut comprendre, car
elle était dirigée contre la république des notables, de la censure,
des tabous, des poncifs. La violence antibourgeoise de Barthes,
même lorsqu'elle prend des formes stéréotypées, ne me gêne pas.
Elle est à mettre au crédit de ce que sera plus tard son discours où
il aspire à reconstruire une subjectivité non bourgeoise. Plus Barthes
a été dans ces positions de radicalité, plus il a de légitimité à les
dépasser, sans que ce soit une trahison ou un faux message.

Althusser
La parole du maître et le sens subjectif

Vous avez bien montré ce travail, cette exigence liée à la subjectivité,


y compris en vous confrontant à l'auteur qui a voulu s'en défaire le
plus radicalement, c'est-à-dire Althusser, en mettant en avant l'in
évitable échec de l'intellectuel, qui ne peut surmonter la dissociation
entre le collectif et sa propre subjectivité6. Comment cela se comprend
il chez Althusser ?

Le prétexte à mon travail sur Althusser7 a été la découverte de


L'avenir dure longtemps, son autobiographie, un livre très impres
sionnant dans lequel il revendique, lui aussi, le droit de dire « je ».
Et quel « Je » ! Un livre du reste que les althussériens, comme
Étienne Balibar, ont systématiquement ignoré. On pourrait, pour
s'amuser, décrire la position de Badiou, Lazarus ou Balibar par
rapport à la folie, au meurtre d'Althusser, comme celle d'autant de
Homais face à Madame Bovary... La maladie intellectuelle française
par excellence : le positivisme borné. Althusser décrit justement la
dissociation du réel historique et du sens subjectif, dans une forme
de lucidité aux replis de la folie. Le livre a été écrit après le meurtre
par Althusser de son épouse Hélène. La crise psychotique est passée,
mais, si l'écriture est maîtrisée, elle est marquée - bouleversée - par
le trauma, et par les effets psychiques de cette crise. Saisie par la
tension extraordinaire de l'après-coup...

6. Voir É. Marty, « Les derniers des intellectuels », Esprit, mars-avril 2000, p. 137-156.
7. Id., Louis Althusser, un sujet sans procès : anatomie d'un passé très récent, Paris, Gallimard,
1999.

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Le pouvoir de dire « je »

Ce livre est très important. Il aurait pu permettre, s'il avait été


vraiment lu, de déconstruire la vulgate sur les années 1950-1980,
et l'artifice d'un parcours parfaitement homogène, où tous les grands
intellectuels sont en sympathie totale les uns par rapport aux autres.
Les maîtres mots de cette période ont tendance à se coaguler, soit
dans le sens de la stigmatisation (les « anti-68 »), soit dans celui de
la célébration. Or ce ciment est une reconstruction a posteriori, car
l'époque se caractérisait au contraire par des parcours multiples, des
intellectuels qui, comme des molécules vibrionnantes et disso
ciées, étaient habités par des processus non homogènes. Cette
génération a dû penser à neuf, après la Seconde Guerre mondiale.
Tout penser et repenser. Cet effort tout à fait inouï a produit, c'est
un fait, de grands discours très maîtrisés, d'une grande puissance
dogmatique et théorique, et des maîtres mots ; mais il faut les
déconstruire pour mieux comprendre ce qui se jouait.
En ce qui concerne Althusser, ce qui est particulièrement inté
ressant, c'est qu'il s'agit de celui qui est le plus engagé dans le
processus de l'antihumanisme, du procès sans sujet. C'est aussi le
plus politique de tous, et sa situation, caïman à I'Ens, était à la
marge de l'université. Pour moi, il représentait un personnage pivot,
qu'il fallait penser, une figure fragile, donc d'autant plus défendue
par le milieu intellectuel, protégée de toute incursion herméneutique
qui pourrait déstabiliser l'échafaudage. Malgré le démontage que je
fais de son système - système qui ne tient pas, qui échoue à édifier
un matérialisme intégral -, je reconnais que c'est un grand penseur,
ou du moins un intellectuel important, quelqu'un pour qui j'ai une
vive admiration. Ce que je voulais mettre en évidence, c'est que ces
gens-là viennent de quelque part (Althusser a été marqué par le
catholicisme, par Maurras, il était un élève de Jean Lacroix), alors
que la modernité voulait justement effacer les racines et établir le
présent comme seule structure, seul cadre dans lequel on devait
évaluer son discours. Un travail reste à faire, me semble-t-il, de
mettre en évidence les relais profonds qui associent tout un pan
formaliste du maurrassisme et le structuralisme politique
d'Althusser. Structuralisme politique qui, à mon sens, n'est nulle
ment marxiste.

Dans L'avenir dure longtemps, Althusser réintroduit, par l'acte


autobiographique - qui réfute sa philosophie antérieure -, les
autres temps, les temps archaïques auxquels la modernité fait
écran. Cette autoréfutation, que j'admire, n'a rien d'une trahison, au
contraire, c'est quelque chose de très profond, qui a une fonction de

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dévoilement et de relecture du discours doctrinal antérieur. Elle


permet également de faire émerger ce que la période a complète
ment refoulé, à savoir la dimension religieuse des Modernes, mais
aussi le tropisme aristocratique ou janséniste qui se manifeste dans
la stigmatisation de l'ennemi : la petite-bourgeoisie.
À travers son autobiographie, Althusser permet, justement, une
relecture de cette période comme « mythologique » au sens de
Barthes. Dans une certaine mesure, Althusser fait œuvre de
« pervers », au sens où la perversion, dans la période moderne
dont nous parlons, était apparue comme un moyen, soit explicite
(Deleuze, Barthes), soit implicite (Althusser, Foucault...), pour les
intellectuels, de réguler la dissociation entre le réel historique et leur
situation subjective : chercher dans les marges du discours des
points d'appui pour desserrer l'étau de cette dissociation, et d'où naît
d'ailleurs toute la thématique de l'imposture qui a cours alors.
Cette position « perverse » a pu prendre la forme du cynisme,
comme par exemple dans le rapport qu'entretenait Althusser au parti
communiste, en mettant tous ses questionnements de côté, pour se
trouver dans un lieu qui pouvait passer, certes, pour le camp de la
classe ouvrière mais qui, de fait, était inhabitable. Pareille position
n'était pas facile à tenir, et les discours critiques de cette tendance
(ceux de Paul Ricœur par exemple) n'étaient pas audibles.
L'effondrement qui coïncide avec les premiers signes de la chute de
l'empire soviétique (la parution de l'Archipel du Goulag de
Soljénitsyne) n'en sera que plus conséquent. Cette position répon
dait également à une demande, une demande de radicalité ou plutôt
une demande de « maîtres » émanant de la petite-bourgeoisie
étudiante très active alors.

Ces penseurs ont eu des échos dans le monde entier, aux États-Unis,
mais aussi en Amérique du Sud, en Afrique... Cependant, ce que vous
décrivez des positions individuelles de l'époque n'est-il pas lié à une
spécificité du champ intellectuel français, marqué par la figure de
l'État, par ce que Joseph Ferrari a appelé les « philosophes salariés »,
universitaires, qui se distingueraient des écrivains singuliers auxquels
vous vous intéressez ?

Cela se comprend si l'on pense à celui qui fut, à l'origine,


1'« ennemi » capital de Foucault, Lévi-Strauss, Althusser..., à savoir
Jean-Paul Sartre. Il fallait se démarquer de lui pour exister, malgré
des points de convergence évidents. Sartre est violemment rejeté
dans la Pensée sauvage de Lévi-Strauss, dans les Mots et les Choses

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de Foucault, dans Réponse à John Lewis d'Althusser, avec une


dureté qui fait passer les critiques de Raymond Aron pour des
éloges... Cette violence n'était pas sans doute seulement théo
rique, elle avait, je le crois, une dimension qui relevait de l'idio
syncrasie intellectuelle. Sartre avait « trahi », il avait quitté
l'éducation nationale, et le sacerdoce de l'enseignement, c'était un
jouisseur, qui faisait du théâtre facile, des romans... Une figure
gênante, en somme. C'était un sujet impur, un écrivain.
C'est une violence qui a une dimension stratégique claire, et
donc un processus à étudier de manière globale (la construction de
la scène intellectuelle française de l'époque) mais également dans
le détail des positions de chacun, et dans la façon dont chacun les
monnaie. Lacan et Barthes par exemple, tout en se distinguant
parfois de manière très dure de Sartre, demeurent extrêmement
respectueux de sa personne. Mais sans doute Lacan et Barthes
sont-ils aussi des artistes...

Lorsque vous parlez de démonter la structure de pensée de ces années


là, il s'agit bien d'un geste politique, même s'il a pour origine le litté
raire. Comment articuler cette origine à la dimension de critique de
la radicalité de votre raisonnement ? La littérature est-elle la matrice
de la critique politique ?
La politique est un espace que la littérature permet de manier
avec subtilité, alors qu'elle produit un discours qui, en lui-même,
n'est pas subtil. On pourrait définir la politique comme le lieu de la
bêtise au sens de Flaubert, celui du poncif, du stéréotype. L'exemple
contemporain le plus frappant est Alain Badiou : comment quel
qu'un d'intelligent devient dans ses propos politiques à peine plus
subtil qu'un pilier de bistrot8... Or, la littérature a un rôle impor
tant à jouer dans l'exigence et la subtilité de l'expression, comme
dans la conscience de la précarité des énoncés politiques.
La politique est l'espace du piège, de l'enfermement, de la servi
tude. C'est ce qu'avait perçu René Char en 1945, lorsqu'il écrivait,
à propos de la Résistance, qu'il fallait « murer le labyrinthe », et ne
pas prolonger une époque exceptionnelle. C'était un geste politique
fondamental, qui était aussi profondément littéraire et poétique, et
marquait une évaluation subtile du lien entre position subjective et
réel objectif. Pour Char, la Résistance est un engagement dans

8. Voir É. Marty, « Alain Badiou et Sarkozy : sens du mot "rat" », Le Meilleur des mondes,
été 2008, n° 7.

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l'histoire, pas dans la politique. La grande erreur de la période 1950


1980 a été la confusion entre les deux, qui aboutit forcément à des
impasses. S'engager dans l'histoire, ce n'est pas forcément s'engager
dans la politique et sa glue idéologique. L'engagement est chez René
Char une praxis ; il se méfie de l'idéologie, qui embourbe cette praxis
dans l'aliénation de ce qu'elle combat, à savoir le pouvoir. La
confusion entre histoire et idéologie est une méconnaissance de ce
que doit être le rapport à la politique : un rapport provisoire, souple,
pragmatique, rusé, agressif, l'exact contraire des adhésions frontales
au marxisme de cette génération.
Il y a des nuances, parmi les philosophes, divers degrés de
mauvaise foi ou de jeux avec l'opinion aussi. Foucault, par exemple,
était profondément antimarxiste, mais ce positionnement n'a pas eu
d'effet profond sur la perception qu'on avait de lui dans le champ
politique. Sa violente critique du marxisme dans les Mots et les
Choses n'a d'ailleurs jamais vraiment été prise en compte comme
telle, et lui-même ne l'a pas véritablement thématisée dans l'espace
public. Sauf - rendons-lui cet honneur - à partir précisément de
Soljénitsyne quand il tente de construire un discours qui pose la
question du totalitarisme et qui aboutit à une refonte complète de
la notion de pouvoir dans laquelle il se rapproche de Barthes qui,
bien avant Foucault, dans son Sade, Fourier, Loyola avait défini le
pouvoir non comme ce qui interdit de dire mais ce qui oblige à dire.

XXe siècle sadien, XXIe siècle masochiste :


la perte du symbolique

Vous avez récemment publié un roman9 - qui a quelque chose du


roman à clé - dans lequel vous transposez, en quelque sorte, ces
discours de l'époque dans un contexte contemporain. Pourquoi écrire
ce type d'œuvre aujourd'hui ?
Mon roman repose sur une construction volontairement anachro
nique, en plaquant dans notre présent (un présent non spécifié, mais
qui correspond aux années Sarkozy) des discours qui sont en grande
partie ceux du gauchisme des années 1970, et qui sont tenus par les
activistes du groupe politique qui est en quelque sorte le « person
nage » fondamental du récit. Pour comprendre le présent, il faut y

9. É. Marty, le Cœur de la jeune Chinoise, Paris, Le Seuil, 2013.

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Le pouvoir de dire « je »

introduire un élément anachronique, un décalage à partir duquel


faire parler le monde contemporain dans la méconnaissance où il est
de lui-même. Une sorte d'« effet Temps retrouvé ». Le XXIe siècle est
un siècle masochiste, par opposition au XXe, qui était sadien. Le
masochisme s'affiche dans la fatigue, le doute, la déculturation,
l'apologie de toutes les formes de renoncement, le triomphe du poli
tiquement correct. Ce qui ne signifie pas qu'il faille regretter la
dureté sadienne du siècle précédent, mais il est vrai que l'on ressent
les effets de la neutralisation du conflit dans le champ intellectuel
et politique français. On va vers des positions d'esquive qui passent
par le masochisme, c'est-à-dire une forme d'acceptation fonda
mentale de la perte du sens, de la maîtrise, et une passivité qui n'a
que des éclats de voix - comme ceux très convenus des « indi
gnés » - pour alibi.
Dans le roman, je souhaitais créer un effet de choc, de brutalité,
par l'inscription, dans ce présent masochiste, d'un groupe qui réac
tive un rapport de radicalité, de violence, celle du « j'ai raison contre
tous », qui est au cœur de la libido terroriste du personnage qui s'ap
pelle Mao. Et qui est aussi un leitmotiv althussérien. Mais c'est aussi
un roman, un « vrai » roman qui tente donc d'articuler, par l'action
romanesque, les jeux narratifs, par le plaisir de la fiction, des
trajets individuels, passionnels, amoureux, avec les défaillances de
l'époque, avec ses pièges, ses leurres. Avec, comme dans tout
roman noir, la mort qui gagne à la fin...

Vous dénoncez la médiocrité idéologique du présent, mais sans pour


autant tomber dans la nostalgie. Comment envisager un discours
critique sur cette fatigue, cette idéologie de la non-idéologie ? L'État
d'Israël, dans votre perspective, est-il justement une forme possible de
ce discours critique, un point de non-équivalence qui réfute le maso
chisme ambiant ?

D'une certaine manière, à mes yeux, la question d'Israël joue sur


un au-delà de la politique. Israël est le seul État au monde dont la
destruction est souhaitée et planifiée par des forces politiques, des
États, des partis, des milices, des armées. C'est aussi le seul État au
monde dont la légitimité existentielle est remise en cause, comme s'il
n'avait jamais dû exister. Cette position n'est pas seulement celle des
ennemis mortels d'Israël, mais d'une partie de l'opinion. Une frange
importante de l'intelligentsia française adhère à cette doxa et, pour
la soutenir, tient un discours de négation du fait juif, de l'historicité
même du fait juif, sans compter, bien sûr, un discours d'une violence

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Éric Marty

extrême à l'égard de l'État d'Israël, qui va jusqu'à en faire un État


génocidaire comme c'est le cas de Badiou ou, dans une moindre
mesure, d'Étienne Balibar. Il m'a semblé que, dans cette alternative
extraordinairement puissante à laquelle Israël est lié - sa destruc
tion ou son existence -, il y avait des choses à dire, des positions à
défendre, des mensonges et des approximations à dissoudre.
Mais il y a aussi de ma part une admiration profonde pour l'his
toire d'Israël, pour l'histoire du peuple juif, du peuple du Livre, du
sujet juif à qui me lie donc, non seulement l'admiration, mais une
solidarité où le Symbolique est convoqué comme ultime rempart à
l'égard de la barbarie, à l'égard d'un désir exterminateur qui n'a pas
cessé de rôder sur notre planète. De manière minimale, ce
Symbolique s'exprime dans la façon qu'Israël a de définir son exis
tence par un Livre, par le Livre, dans son origine métaphysique ou
existentielle comme dans son épopée historique... Je dirais volon
tiers que, en marge du différend géopolitique sur Israël et de la lutte
qui est menée pour défendre son droit à l'existence, se joue égale
ment un combat entre ce que j'appellerais des grands processus de
désymbolisation du monde et la défense du Symbolique. La néga
tion de l'historicité du peuple juif, qui est à mes yeux au contraire
le grand peuple historique par excellence, recourt à l'acculturation
ou à la désymbolisation des enjeux. Or les peuples ont des histoires
symboliques, il y a un génie des nations dans la manière de se situer
à l'égard du Symbolique. L'histoire d'Israël est tout entière impré
gnée par une sensibilité inouïe à l'égard de ces enjeux.

Comprendre le XXe siècle à travers Sade

Dans Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, vous faites
une histoire du « court XXe siècle » (1947-1975) à travers Sade et les
lectures qu'il a suscitées. Au XIXe siècle, Sade est peu lu, et l'on parle
essentiellement du sadisme, du Mal. Dans la première moitié du
XXe siècle, à travers des écrivains comme Apollinaire ou Jean Paulhan,
émerge la figure d'un Sade révolutionnaire, radical, « victime
absolue10 ». La période sur laquelle vous vous concentrez, et que vous
divisez en trois moments11, est encadrée par deux œuvres très critiques,

10. É. Marty, Pourquoi le XXesiècle..., op. cit., p. 13.


11. La fondation du sujet sadien (Klossowski, Bataille, Blanchot), le dialogue avec le sujet
sadien (Foucault, Deleuze, Lacan) et l'usage du sujet sadien (Barthes, Sollers, Klossowski).

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Le pouvoir de dire « je »

qui rapprochent Sade du fascisme: il s'agit d'un texte d'Adorno et


Horkheimer (« Juliette ou Raison et morale ») publié en 1947, et de
Salé ou les 120 journées de Sodome, le film de Pier Paolo Pasolini,
qui sort en France en 1976. Comme si, malgré les efforts fournis par
les penseurs dont vous parlez, on ne pouvait pas sortir Sade du fascisme.

Ces deux bornes se sont retrouvées présentes très tôt dans l'éla
boration du livre. Ce sont deux figures très éclairantes, les seules à
ne pas être françaises et les seules à avoir vécu concrètement le
fascisme, sa victoire, son triomphe dans les rues de Berlin pour
Adorno, dans l'Italie fasciste pour le jeune Pasolini. Ils s'opposent
ainsi à une obsession française de dénazifier Sade, de donner une
possibilité au discours de la perversion d'être émancipateur, de ne
pas être un discours de la pure domination.
Il s'agissait donc pour moi de faire la généalogie d'une figure,
d'une génération et d'une période ; et, pour cela, il était important
de replacer le processus de transformation de Sade en figure éman
cipatrice entre deux bornes qui, à l'inverse, mettent en évidence son
caractère problématique. Adorno n'était pas lu par les penseurs fran
çais dont je parle, et le film de Pasolini n'est absolument pas
« passé » lors de sa sortie ; il a provoqué une grande gêne dans le
milieu intellectuel, un refus tout à fait explicite.
On a donc une double trame, autour de laquelle se tisse cette
généalogie : d'un côté, l'Allemand et l'Italien mettant en scène le
visage de Sade comme le visage du fascisme, et, d'un autre côté, le
processus initié par Klossowski, consistant à faire un Sade sans
visage, qui se serait effacé de la terre et ne serait plus qu'une sorte
de pur geste, un éclair de pensée, d'écriture qu'il s'agit d'accueillir,
et de faire fructifier. Cela pose la question du statut de la perversion
dans ce qu'a été le déploiement de la « théoria » chez les Modernes,
l'incroyable mouvement de réveil de la pensée, de l'intelligence,
mais aussi du « délire » (au sens aussi poétique du terme), de la
dimension maniaque ou dionysiaque, qui a marqué cette période.

On voit bien, à la lecture de votre livre, que tous les « grands » de


l'époque ont fait leur travail sur Sade, qui, dans un premier temps,
devenait une arme de guerre contre l'hégélianisme, c'est-à-dire, dans
le contexte, contre une certaine figure du marxisme.

La conversion de Sade en figure émancipatrice a sa légitimité :


la figure perverse est réécrite sur un mode positif, contre le Hegel
stalinisé de Kojève ou du parti communiste, elle refuse les

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Éric Marty

programmes historiques déjà écrits. Ce que Sade nous offre, c'est la


possibilité de penser, sous forme très violente, le surgissement de
l'inattendu, de l'imprévisible dans l'histoire, de produire une autre
dialectique du maître et de l'esclave, d'imaginer un autre scénario
aux révolutions, à l'émeute, au grand Refus... Il offre aussi à l'in
tellectuel une image de lui-même comme aristocrate, à mille lieues
de l'intellectuel du parti communiste - qui domine alors - étriqué
et petit-bourgeois, dont on trouve une illustration bouleversante et
géniale dans le Mépris d'Alberto Moravia, et dans le chef-d'œuvre
que Jean-Luc Godard en a tiré.
Maurice Blanchot a grandement contribué à cette construction
de l'intellectuel aristocratique, tout en promouvant la position de
l'anonymat. Il ne s'agit pas d'un paradoxe, en réalité, car cet
anonymat est le comble de l'aristocratisme, là aussi comme contre
poison à la domination de la petite bourgeoisie. Cette génération a
le mérite de ne pas céder, de ne pas renoncer au projet d'une auto
affirmation, dont Sade, entre autres, est l'une des multiples média
tions, et de construire un appareil conceptuel et littéraire, très
complexe, très puissant, pour légitimer leur position et monnayer
leur singularité dans un espace intellectuel et social qui était la
négation même de toute possibilité de singularité. Ce sont, par
ailleurs, le plus souvent des intellectuels qui ne sont pas intégrés
au système universitaire, ou bien dans des situations relativement
marginales en son sein (Blanchot, Klossowski, Lacan, Deleuze,
Barthes...), et qui ont pu lancer leurs réflexions grâce au Collège de
sociologie de Georges Bataille, où Klossowski a fait ses premières
interventions sur Sade.

Ce qui frappe, dans cette réception de Sade, que vous décrivez, c'est
la mise de côté de la sexualité par rapport à la transgression, à la
perversion. Il s'agit, finalement, d'un Sade assez peu charnel que l'on
retrouve dans ces écrits.

L'unité de tout ce mouvement réside dans deux dénis : le premier


est le déni de la dimension de la domination. Bataille va jusqu'à dire
que seul le supplicié peut tenir le discours du supplice, le bourreau
ne le peut pas, car le bourreau est toujours dans le discours du déni
et de la justification, il tient le discours de la raison d'État... Sade est
donc du côté du supplicié. Le second déni est l'étrange minimisation
de la sexualité, de la jouissance sexuelle ; celle-ci est pratiquement
absente des textes que j'ai lus, et des citations de Sade qu'ils
contiennent. Le comble est atteint avec Blanchot, pour qui c'est la

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Le pouvoir de dire « je »

mort, non le sexe, qui est au cœur de l'aventure sadienne. Jamais


la sexualité n'est prise en compte. Et, si c'était le cas, inévitable
ment, la domination apparaîtrait.

Pasolini, lui, en revanche, associe directement la sexualité à la


violence, à la domination et au fascisme. Et son film, en France, en
a choqué beaucoup.
Michel Foucault a peut-être été le plus atteint, justement parce
que la question de la visibilité sexuelle était pour lui un problème,
car son œuvre traite d'opérations de discours, de ruptures, de
discontinuités et de déplacements discursifs et énonciatifs qui
rendent problématique, dans son système, la question de l'imagi
naire et du visible. C'est pour cela qu'il a une lecture très particu
lière de Sade. Il est horrifié par l'audace de Pasolini, qui déchire le
voile et ouvre le texte à l'image. Car tant que l'image est absente,
on peut maintenir la fiction du discours sadien non dominateur. Mais
lorsque l'image arrive, elle fait tout sauter. Au même moment, dans
un geste très typique de son parcours, et sur lequel il ne s'explique
pas réellement, Foucault abjure violemment Sade, et maintiendra
cette abjuration radicale jusqu'à la fin. Ce sont toutes ces énigmes
que je tente d'expliquer et d'interpréter. Et cela d'autant que
Blanchot, dans des modalités à la fois proches et différentes, répé
tera le geste de Foucault.

Vous accordez une grande place à Lacan dans la deuxième partie de


votre livre, autour de la question de la beauté. Celle-ci revient, en un
sens, à la fin, à travers les figures de Genet, Levinas et Blanchot, qui
posent la question de la beauté, du visage, qui est malgré tout préservé
(dans le film de Pasolini, on ne touche pas le visage). Est-ce une
manière de « sauver » Sade, en quelque sorte, qui laisse tout de
même quelque chose (le visage) intact ?
Plutôt que Sade lui-même, je dirais que je sauve les lectures de
Sade, en tout cas celle de Lacan. Au départ, Lacan donne un sémi
naire sur l'éthique (ce qui, dans les années 1960, n'est pas évident,
c'est un sujet qu'on laisse aux chrétiens...), une éthique à partir de
Sade... Il sort de ce séminaire deux gestes contradictoires : d'un
côté, dans un texte célèbre mais très obscur « Kant avec Sade », une
gêne, qui amène Lacan à critiquer Sade, à l'enfermer dans la figure
du pervers pour pouvoir placer l'analyste en position d'autorité. On
ne retrouve nullement l'enthousiasme passionné du premier
Foucault, ni la fascination envoûtante de Klossowski. Pour Lacan,

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Éric Marty

Sade échoue, car le pervers recule toujours par rapport à la loi, et


Lacan prend l'exemple de la fin de la Philosophie dans le boudoir
où l'on coud le sexe de la mère, qui demeure donc inviolé, ce qui
atteste à ses yeux le maintien du tabou de l'inceste. Il s'agit là d'une
position clinicienne, celle du psychiatre qui veut dominer le fou.
Alors que pour Foucault la force de Sade, c'était précisément la
place qu'il occupait dans 1'« histoire de la folie » et qui lui permet
tait de résister au regard de l'aliéniste.
Mais Lacan, dans son séminaire sur l'éthique, développe une
autre interprétation du « recul » de Sade, poursuivant tout en les
contredisant les intuitions de Sartre, dans l'Être et le Néant, sur le
sadisme, qui serait un recul devant la Beauté, qui demeure inalté
rable malgré le supplice. Cette version est beaucoup plus éclairante,
y compris d'un point de vue éthique, que la simple peur de la loi.
Elle donne la possibilité de maintenir l'hypothèse de l'éthique, y
compris dans le champ de la perversion. Si même le pervers, étant
allé le plus loin possible dans l'abomination, recule ou ne parvient
pas à défigurer la Beauté, cela veut dire que le mal rencontre là un
obstacle. Mais ce qui m'intéresse aussi chez Lacan, dans cette
autre lecture de Sade, c'est le trouble qui le prend face au concept
de « seconde mort », où la pulsion de mort accède à une formula
tion inédite jusque-là, puisque c'est l'inanimé même, l'inertie, le
point zéro qui surgit dans ce vœu sadien d'accéder à la mort au cœur
du principe vital même. C'est en cela qu'aux yeux de Lacan, Sade
est véritablement un moderne, concourant plus que Kant encore, à
une anthropologie qui est la nôtre, et où advient comme menace,
comme péril réel celui de l'anéantissement de l'humanité. D'où une
lecture apocalyptique très intéressante de Sade par Lacan. Cette
lecture le rapproche d'ailleurs de celle que Levinas propose du Mal,
par exemple dans Macbeth, lorsque le héros veut que le monde
entier s'écroule avec lui avec sa propre mort dans une logique très
sadienne ou très lacanienne de la seconde mort.

On comprend alors pourquoi Sade constitue une œuvre aussi


monumentale, aussi folle : il veut, par le spectacle le plus exhaustif
du mal et de la cruauté, épuiser toutes les possibilités du bien, il
veut extirper la moindre trace du bien, et pour cela il doit mettre en
scène un système total, totalitaire, totalisant du mal. Mais il échoue,
et on le comprend grâce aux figures des deux sœurs qui sont ses
héroïnes majeures, Justine et Juliette. Si Justine ne cède jamais aux
discours des bourreaux sadiens et, comme le Job biblique face au
Mal injustifié, continue de parier pour le Bien radical, Juliette, elle,

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Le pouvoir de dire « je »

faiblit au moins une fois face à l'atrocité, et cède à l'angoisse du


Bien. Lorsque Saint-Fond expose un projet d'exterminer les deux
tiers de la population française, Juliette est prise d'un fugitif frémis
sement, qui immédiatement l'exclut du monde des pervers, et
l'oblige à fuir. Elle rêve alors qu'elle est dans une maison en
flammes et que sa sœur Justine vient la sauver. Chez Sade, une part,
même minuscule, de bien persiste12. Dans cet effort inouï pour
saturer le monde et les images du spectacle du supplice et de la
cruauté, Sade maintient malgré tout, soit par la beauté inaltérable
de Justine, soit par le visage et par la défaillance de Juliette, la
possibilité du Bien qui fissure le Mal et le contredit.
J'ai terminé ce livre comme on termine un roman, en introdui
sant un personnage qui vient donner un nouveau point de vue. Ce
personnage, c'est Jean Genet, qui résiste au sadisme par sa position
même de masochiste, un masochiste non deleuzien. Il dit la beauté
de celui qui va être giflé, humilié. Cette beauté qui est son aura
protectrice face aux coups et qui le protège comme est protégée
Justine. Et cette beauté que Genet défend, c'est celle du visage...
Ce qui m'importait au fond c'était de déployer le nom propre de Sade
en tant qu'il traverse tout le XXe siècle, divisant et réunissant par son
seul nom des générations de penseurs, inspirant des vertiges spécu
latifs, des pensées extrêmes, des repentirs aussi, mais surtout auto
risant une généalogie très éclairante de ce qu'a été l'épopée
moderne, encore si obscure, si défigurée par les Viollet-Leduc de la
pensée, trop occupés à vouloir restaurer le passé sur des modèles
scolaires pour pouvoir véritablement le penser.
Propos recueillis
par Alice Béja, Michaël Fœssel et Olivier Mongin

12. É. Marty, Pourquoi le XXe siècle..., op. cit., p. 428-430.

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