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MASTER I Semestre 1
Master de Philosophie 2020-2021
V 13 PH5
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
Sens et évolution du concept de « transcendance »
dans la phénoménologie allemande et française

2ème Séance : Mardi 22 septembre

[…]
Le problème de la connaissance apparaît alors, lorsque cette attitude d’esprit prend en considération « le
rapport entre la connaissance et l’objet ». Husserl écrit, à l’alinéa 9 de cette première leçon (p. 39) :
« Avec l’éveil de la réflexion sur le rapport entre la connaissance et l’objet s’ouvrent des
abîmes de difficultés. La connaissance, qui, dans la pensée naturelle, est quelque chose qui va on ne
peut plus de soi, apparaît tout d’un coup comme un mystère. (…) Ce qui va de soi, pour la pensée
naturelle, c’est la possibilité de la connaissance. »
Le contenu et la structure du problème radical qui apparaît alors sont exposés, très clairement, par
Husserl à l’alinéa 12 de cette première leçon (cf. Texte d’appui n°1).
Le problème consiste en ce que la connaissance, quand elle a lieu, semble réaliser une impossibilité :
la sortie de la conscience hors d’elle-même, hors du champ de la subjectivité vécue, pour atteindre l’objet
en soi. Comme le montrent bien les premières lignes de cet alinéa 12, le problème résulte de ce qu’il est
évident, pour le sujet connaissant quand il passe à l’état réflexif, c’est-à-dire quand il prend conscience de
son propre acte de connaître, que « la connaissance est un vécu psychique : une connaissance du sujet
connaissant ». Dans la mesure où le passage de l’attitude naturelle à une posture de réflexion, c’est-à-dire
à la prise de conscience de l’acte vécu du connaître comme d’un acte qui est sien justement, comme lui
étant propre, fait apparaître le caractère psychique, c’est-à-dire immanent à la conscience, de cet acte,
l’objet connu, lui, apparaît nécessairement comme opposé à cette immanence, comme situé en dehors de la
sphère psychique. C’est pourquoi Husserl peut écrire :
« (…) La connaissance est un vécu psychique : une connaissance du sujet
connaissant. Opposé à elle, il y a les objets connus. Or, comment maintenant la connaissance
peut-elle s’assurer de son accord avec les objets connus, comment peut-elle sortir au-delà
d’elle-même et atteindre avec sûreté ces objets ? La présence des objets de connaissance
dans la connaissance, qui, pour la pensée naturelle, va de soi, devient une énigme. »
« Sortir au-delà d’elle-même » : voilà ce que la connaissance semble opérer, alors que la conscience,
ayant pris conscience d’elle-même et de son acte, sait évidemment fort bien que cela n’est pas possible. La
pensée ne peut pas « sortir d’elle-même ». Cette formule révèle aussi clairement le sens du concept de
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trans-cendance : pour Husserl, et par suite dans tout le lexique propre de la phénoménologie husserlienne,
« transcendance » signifie existence au-delà, au-delà des limites de la pensée et de la représentation
conscientes. L’énigme dont il s’agit est donc celle d’un apparent dédoublement de l’objet, qui, en tant
qu’objet, doit rester transcendant à l’acte de connaître, puisque cet acte est subjectif, mais qui, en tant que
connu, doit également trouver place « dans la connaissance », c’est-à-dire comme un moment inséparable
de l’acte de connaître vécu lui-même.
Faisons-en l’application à ce cas d’acte intentionnel exemplaire qu’est pour Husserl la perception.
L’objet perçu est, comme l’écrit ici Husserl, « là devant mes yeux » je le vois, ou le touche, comme
évidemment et manifestement extérieur à moi, c’est-à-dire comme autre et indépendant par rapport à mon
vécu de voir et de toucher. Mais en même temps, l’objet perçu en tant que perçu n’est évidemment pas
séparable de mon vécu perceptif, de l’acte dans lequel le « Je » l’aperçoit. Bref, où est l’objet ? – ou plutôt,
comment existe, en quel sens peut-on dire qu’« est » cet objet, que je dis percevoir, et que je sais (avant de
réfléchir) que je perçois dans sa vérité ? En toute rigueur, puisque je ne puis sortir au-delà de mon propre
acte de pensée, rien dans ce vécu de conscience n’autorise à affirmer ce que pose pourtant la conscience
naturelle, dans l’attitude naturelle – à savoir, que l’objet est au-delà de la représentation subjectivement
vécue. En toute rigueur, il faut donc douter de la possibilité d’atteindre l’objet par-delà les éléments
subjectifs du vécu de perception. Et c’est pourquoi Husserl écrit :
« D’où sais-je, moi qui connais, et d’où puis-je jamais savoir avec certitude, que ce
ne sont pas seulement mes vécus, ces actes de connaître, qui existent, mais aussi ce qu’ils
connaissent – d’où sais-je qu’il y a même quoi que ce soit qui puisse être opposé à la
connaissance comme son objet ? ».
La réflexion naturelle, qui fait apparaître le problème de la possibilité la connaissance en tant
qu’accès à un objet transcendant, conduit donc nécessairement au scepticisme, c’est-à-dire à la mise en
doute radicale de la possibilité même de connaître l’objet comme un étant en soi.
Avant de poursuivre, il importe de faire ici une remarque, dont l’utilité apparaîtra un peu plus tard :
on voit que la structure du problème de la possibilité de la connaissance, tel qu’il apparaît dans cet alinéa
12, repose sur une certaine conception, la conception psychologique, de l’acte de connaître. En effet,
l’opposition entre la connaissance comme vécu psychique, interne à la conscience, et l’objet connu, comme
situé au-delà de la conscience, suppose qu’on se représente l’immanence à la conscience comme le fait
d’être « contenu dans » le vécu, pour ainsi dire à l’intérieur de l’acte subjectif, c’est-à-dire comme
l’immanence réelle, telle que la concevaient les Recherches logiques. À ce stade, donc, transcendance
signifie extériorité par rapport au « contenu réel » du vécu intentionnel. On voit donc que Husserl prend
appui sur sa conception initiale, antérieure, du vécu intentionnel comme acte psychique, comme acte défini
par le contenu réel interne du vécu.
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Dans la mesure où la possibilité de la connaissance est devenue radicalement problématique, il


s’ensuit cette conséquence, à la fois nécessaire et évidente, qu’on doit s’interdire de présupposer la validité
de quelque connaissance que ce soit, la validité de toute connaissance supposée déjà acquise, et donc qu’on
doit s’interdire de présupposer l’existence effective de quelque objet, supposé connu, que ce soit. C’est
pourquoi Husserl peut écrire, un peu plus loin dans la première leçon, al. 25 (p. 46 – 47) :
« Dans le climat sceptique que la réflexion de la critique de la connaissance (je veux dire la
première réflexion, celle qui se situe avant la critique scientifique de la connaissance et s’opère selon
la manière de penser naturelle) crée nécessairement, toute science naturelle et toute méthode
scientifique naturelle cessent de valoir comme un bien disponible. Car la validité objective de la
connaissance en général est devenue, quant à son sens et à sa possibilité, énigmatique, et par suite
même douteuse : la connaissance exacte est par là devenue énigmatique tout autant que la
connaissance non-exacte, la connaissance scientifique tout autant que la connaissance
préscientifique. Ce qui devient problématique, c’est la possibilité la connaissance, ou plus
exactement la possibilité, pour la connaissance, d’atteindre un objet qui pourtant est en soi-même
ce qu’il est. »

La prise de conscience radicale qu’opère cette Leçon I produit donc une double conséquence :
1° L’attitude d’esprit naturelle, initiale, doit être remplacée par une attitude nouvelle, qui consiste à
mettre en suspens tout jugement d’existence portant sur des objets supposés connus, y compris les objets
immédiats de la perception du monde. Cette mise en suspens, Husserl l’appelle « épochè », du nom grec
que les sceptiques de l’Antiquité donnaient à l’acte de « suspendre » son jugement. Cette épochè
phénoménologique n’atteint pas seulement l’objet supposément connu, elle concerne bien entendu aussi la
validité de l’acte de connaître correspondant. L’épochè phénoménologique est donc le premier moment de
l’attitude méthodologique nouvelle par laquelle on peut entrer dans la phénoménologie au sens husserlien :
la « réduction phénoménologique ». La réduction phénoménologique consiste, en effet, d’abord à « mettre
hors circuit », ou « mettre entre parenthèses » (ce sont, dans la terminologie de Husserl, des expressions
équivalentes) la position d’être (« Seinssetzung ») ou la croyance-à-l’être-effectif qui accompagne chacun
de nos actes de connaissance, dans la mesure où la conscience les vit comme actes de connaissance.
2° Dans la mesure où la possibilité de la connaissance est devenue radicalement problématique, la
philosophie doit adopter une attitude réflexive, et devenir critique de la connaissance. « Critique » a ici,
évidemment, le même sens que dans la philosophie de Kant : « critique » ne signifie pas objection ni
réfutation d’une position philosophique, mais examen des conditions de légitimité de l’acte de connaître.
La phénoménologie de la transcendance chez Husserl prend naissance dans la critique de la connaissance
parce que le problème fondamental de la phénoménologie met en question également le sens de la
transcendance, c’est-à-dire de l’existence extérieure, ou « en soi », de l’objet. La crise sceptique d’où sort
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l’impératif d’une critique de la connaissance conduit donc aussi à poser le problème du sens de la
transcendance que l’attitude naturelle attribue spontanément aux objets connus. Dès lors, c’est l’idée même
d’un être-en-soi du monde qui se trouve mise en question.
C’est pourquoi le problème de la possibilité de la connaissance débouche directement sur l’énigme
de la transcendance, et impose au phénoménologue d’étudier, dans l’attitude de réduction
phénoménologique, la structure des vécus de connaissance, de manière à déterminer si et dans quelle
mesure ils peuvent légitimement prétendre atteindre l’objet en tant qu’étant en soi.

a) Texte 2. L’Idée de la phénoménologie, Leçon 2 : Immanence réelle et immanence


intentionnelle ; transcendance phénoménale et transcendance absolue.
Il pourrait sembler à première vue que le projet d’une critique phénoménologique de la connaissance
soit une tâche impossible. En effet, si l’on s’installe dans la position de réduction phénoménologique, qui
met en suspens toute existence de l’objet intentionnellement visé, et par conséquent la validité de l’acte
intentionnel cognitif — si donc tout jugement portant sur un être effectif est en suspens — comment
pourrait-on encore élaborer une science de la connaissance, puisque toute science implique la position de
la réalité de l’objet connu ?
La deuxième leçon de 1907 commence par montrer que cette aporie n’est qu’apparente. En effet, la
mise en suspens sceptique qu’implique la réduction phénoménologique ne frappe que la croyance à l’être
comme transcendant, mais il n’y aurait aucun sens à étendre le doute et la suspension à l’évidence du vécu
de connaissance lui-même, puisqu’il est immédiatement donné à la conscience comme son propre vécu
actuel.
Husserl, ici, fonde donc la méthode phénoménologique sur un procédé typiquement cartésien : la
connaissance perceptive du monde étant mise en suspens, considérée comme douteuse ou infondée,
demeure néanmoins, intacte, l’évidence de ma propre pensée, de ma propre conscience de vivre cette
pensée, l’évidence du cogito. Husserl d’ailleurs ne fait pas mystère de la similitude totale entre sa démarche
est celle de la Première et de la Seconde des Méditations de philosophie première, dites « Méditations
métaphysiques » de Descartes : Au début de la deuxième leçon, alinéas 4, 5 et 6 (p. 52–53) il se réclame
explicitement du philosophe français. Il y a cependant une différence importante, qui distingue la fondation
husserlienne de la phénoménologie et la découverte cartésienne de l’évidence du cogito : dans cette
évidence première, Descartes découvrait l’être de l’acte de la pensée, et, liée à cet acte, l’être du Je pensant ;
l’évidence cartésienne du cogito atteint l’acte noétique et son agent ; chez Husserl, en revanche, ce cogito
n’est pas simplement un acte de penser, il est un vécu de connaissance, c’est-à-dire qu’il est un acte
intentionnel, comportant en lui-même, dans son contenu interne ou « réel » une visée intentionnelle, le
rapport intentionnel à un objet, qui fait l’essence de l’intentionnalité. Ainsi, lorsque Husserl, à l’alinéa 8
de cette deuxième leçon, (p. 54) pose comme théorème phénoménologique fondamental que
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« Tout vécu intellectuel et tout vécu en général, au moment où il s’accomplit, peut devenir objet
d’une vue et saisie pure, et dans cette vue est une donnée absolue (…), est donné comme un être, comme
un « ceci–là », dont c’est un non-sens de mettre en doute l’existence »,
ce caractère de « donnée absolue », saisie intuitivement et directement dans la présence immédiate
de la réflexion, ne concerne pas seulement l’acte de connaissance comme noèse, mais aussi le rapport à
l’objet qui le caractérise essentiellement, donc également l’objet tel qu’il est envisagé par cet acte et en tant
qu’envisagé dans l’acte.
L’accessibilité subjective immédiate du vécu de connaissance, dans une donation que l’épochè
phénoménologique ne peut pas remettre en question, concerne ainsi la totalité de la relation cogitatio-
cogitatum, l’ensemble de l’acte intentionnel, y compris la visée d’objet.
[…]
(à suivre… 3ème séance le 29 septembre)

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