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LA CONSCIENCE

Cette notion s’inscrit dans la partie du programme intitulée le sujet ; Il nous revient donc
d’élucider la généalogie de cette notion, qui ne sera pas ici à prendre dans son sens ancien,
d’abord logique. Au sens logique le sujet désigne d’abord ce dont il s’agit, ce à quoi se
rapportent les attributs* ; si l’on dit que « le chat est gris » et que c’est vrai, l’attribut « gris »
concerne le chat, qui en est le sujet, et ce d’un point de vue logique et non seulement
grammatical ; en effet, il en va ainsi même si nul ne le dit, et même si nul ne s’en rend
compte. En ce sens le sujet renvoie à la substance, à ce qui est, mais qui est d’une certaine
manière, ce que précisément on appréhende comme une qualité qu’il y a lieu d’attribuer au
sujet. Dans la logique médiévale, d’inspiration aristotélicienne, c’est ainsi qu’est appréhendé
le subjectum, étymologiquement, ce qui est jeté en dessous.

On notera que ce concept antique de sujet ne comporte aucune référence à la conscience


et doit donc soigneusement être distingué du sujet comme subjectivité. La subjectivité de
l’attribution d’une couleur au chat n’intervient que si le soupçon est constitué que la couleur
ne pourrait être qu’un phénomène survenant aux yeux du sujet qui observe le phénomène,
donc au sein d’une subjectivité. Dans ce type de considération naît le sujet au sens moderne,
c’est-à-dire comme subjectif. La pensée antique n’ignorait pas les méandres du rapport entre
l’être et l’apparence, au centre de la pensée platonicienne et de son double sceptique. Mais
elle n’interprétait pas l’apparence comme subjective. Ce sont la perspective et la notion
moderne de point de vue, à la Renaissance, qui préparent l’émergence du concept – et du
paradigme afférent – de la conscience (étymologiquement : « avec savoir »).

Définie par N. Malebranche comme « la connaissance immédiate de sa propre activité


psychique », la conscience devient le concept central de la pensée moderne, par rapport
auquel les problèmes traditionnels de la philosophie théorique : la vérité, la connaissance et
la perception, vont être repensés. N’existe originellement que le concept de conscience au
sens moral : la conscience morale désignait notre capacité à nous positionner par rapport à
la valeur morale, louable ou condamnable, d’une action. Rare sous la plume de R. Descartes,
le mot « conscience » sert dans Les Principes de la philosophie (1644) à définir la pensée
comme « conscience des opérations qui se produisent en nous » : aussi la conscience est-elle
d’emblée caractérisée par cette auto-référentialité* qui sera ultérieurement appréhendée
comme subjectivité.

Chez le philosophe de Touraine associée au fameux cogito*, la conscience donne lieu à une
série de déductions et d’affirmations quant la nature de la substance (c’est-à-dire de l’être),
dont les philosophes empiristes feront ultérieurement une analyse critique amenant à son
tour à une théorie transcendantale* et non plus métaphysique du sujet conscient. Ce
parcours fondamental pour la compréhension du problème de la conscience reposant sur
son auto-référentialité ne doit toutefois pas nous faire oublier que « toute conscience est
conscience de quelque chose » (E. Husserl), et que la conscience est enracinée dans
l’expérience du corps.

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I/ La nature de la conscience à la lumière de la question de son lien au sujet et au Moi.

Il est commun, par conséquent, de voir en Descartes le père d’une philosophie de la


conscience, d’une philosophie dont la conscience est le philosophème central, matrice des
idéalismes* ultérieurs. Telle est l’interprétation qu’en propose J. Ortega Y Gasset, et à
laquelle la rareté du vocable sous la plume du philosophe ne constitue pas une objection
recevable, si l’on songe que le Dialogue des deux mondes (1632) de G. Galilée, auquel on
attribue communément d’avoir posé ce principe de base de la physique moderne qu’est le
principe d’inertie*, ne fait pas non plus, tout en l’élaborant, nommément mention de celui-
ci: l’analogie est d’ailleurs pertinente, car, de même que le principe d’inertie pose une
équivalence de principe des référentiels*, et donc notre incapacité un mouvement dans
l’absolu, la conscience est un philosophème* qui pose que nous ne sommes pas de plein
pied avec la réalité, mais seulement avec son image dans notre esprit.

Pour Galilée, il s’agit de se démarquer du poids des concepts de la physique traditionnelle,


i.e. aristotélicienne, qui pose un mouvement et une immobilité absolus. Or que dit la
philosophie traditionnelle, aristotélicienne, à propos de la vie de l’esprit, abordée par le
Stagiritte dans le Traité de l’âme (ivème siècle)? Le concept central en est précisément l’âme 
(psychè); pour Aristote, précisément, « en un sens, tout est dans l’âme » : « de même que
l’œil est la pupille jointe à la vue, ainsi (…) l’animal est l’âme jointe au corps. » L’aristotélisme
est certes un réalisme*, mais tout autant un animisme universel et « rationnel » :
comprendre quelque chose dans la perspective aristotélicienne et scolastique, c’est d’abord
saisir l’âme de ce qu’on étudie. Le génie de Galilée et Descartes consiste précisément dans
le fait d’avoir eu l’intuition de ce qui dans la science traditionnelle, faisait obstacle –
constituait un obstacle épistémologique*» dira G. Bachelard – au développement d’une
science exacte, alors assimilée à la mise en évidence d’un mécanisme dans le phénomène.

a) Le cogito comme découverte du sujet conscient

Aussi bien dans le Discours de la méthode (1637) que dans les Méditations métaphysiques
(1641), Descartes cherche le point fixe susceptible de constituer le fondement d’une science
nouvelle, certaine ou apodictique*, par opposition à la science probable ou dialectique* des
Anciens : « donnez-moi un point fixe, et je pourrai soulever n’importe quelle charge »
déclarait Archimède ; voilà ce que recherchent les promoteurs de la science et de la
philosophie moderne. Le doute promu par l’auteur comme un passage obligé, et qui sert à
démarquer le rationalisme de Descartes de l’empirisme de son contemporain et rival F.
Bacon, père de l’empirisme moderne, puisque celui-ci englobe le témoignage des sens dans
le fondement de la connaissance, s’oppose à tous égards au doute sceptique. Il a, en effet,
pour objet de faire ressortir ce qui, résistant au doute, prend la valeur d’une certitude
absolue (texte p. 399). A supposer même que, trompé par quelque « malin génie », je me
trompe à tous égards, il ne se peut pas que me trompant, pensant pas cela même, je ne sois
pas : « cogito, ergo sum. »

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Saint Augustin déclarait déjà, avec une frappante similitude : « je sens, donc je suis », et
l’on ajoute parfois avec malice que la souffrance contribue à nous convaincre de notre
existence. Mais c’est qu’Augustin confond – dans la perspective cartésienne – la sensation
brute, qui est aveugle, et la sensation qui sait ce qu’elle sent, c’est-à-dire qui a la conscience
de sentir. C’est celle-ci, et non la sensation dépourvue de conscience qui importe, en tout
cas à notre sujet, l’établissement d’un sujet de la conscience, inhérent à celle-ci. Il n’y a pas
de conscience sans conscience de soi, et la conscience est rapport à soi : voilà ce qu’établit le
cogito, qui, ainsi substantivé, désigne un philosophème*. En dépit de la rareté du vocable
conscience sous la plume de Descartes, il est donc légitime de lui attribuer la paternité de ce
concept, promis tantôt à éclairer tantôt à obscurcir la philosophie moderne de la pâle lueur
de l’idéalisme, et sans lequel une définition comme celle d’un Malebranche qui en fait « la
connaissance immédiate de sa propre activité psychique », est impensable.

Descartes tire en effet de son approche du cogito une métaphysique de la subjectivité*


comme transparence à soi-même : rien n’est plus aisé à connaître que son propre esprit, ce
qu’on illustrera en remarquant que rien ne serait plus insolite que de contester la faim de
celui qui a faim. On peut contester qu’il soit objectivement avisé de manger, mais on ne
saurait contester au sujet d’être souverain dans l’évaluation de son propre état, par exemple
concernant l’appétit, donc sa subjectivité. Le corps est a contrario difficile à connaître, et
ainsi toutes les choses physiques (en l’occurrence, pour rester dans le même registre, de
quels aliments mon corps a réellement besoin, et en quelle quantité). C’est que les choses
du corps et celle de l’esprit relèvent de deux registres différents, de deux substances*,
respectivement la substance étendue (res extensa) et la substance pensante (res cogitans).
L’être humain se trouve à l’intersection de deux mondes distincts, qui communiquent en lui,
mais par nature différents, celui des choses étendues, spatiales, qui ont un lieu, et de celui
des choses de l’esprit, sans forme géométrique et sans lieu.

b) La critique empiriste du Moi et de la conscience

Il est difficile de dire ce qu’il en est de l’âme chez Descartes ; en un sens, la conscience est
le philosophème qui se substitue à l’âme ; toutefois, la métaphysique cartésienne tend à
maintenir certains éléments de la métaphysique traditionnelle : en tout cas, il y a bien, in
fine, un Moi personnel qui, puisque substantiel, perdure dans le temps, et de doute façon,
Descartes ne s’avance guère quant aux concepts fondamentaux de la psychologie. C’est déjà
davantage le cas chez John Locke, dont les Essais sur l’entendement humain (1689) posent
les bases d’une psychologie empiriste, intégrant le contenu de la pensée dans la pensée
consciente comme forme : « Ce qu’on nomme idée est l’objet de la pensée. » A la base,
l’esprit y est compris comme tabula rasa, c’est-à-dire comme une page blanche. C’est
l’expérience qui progressivement structure l’esprit et la conscience et y induit
connaissances, anticipations, habitudes etc.

C’est au philosophe écossais David Hume que reviendra le privilège d’analyser de façon
critique cette psychologie rationnelle, tant dans sa version rationaliste que dans sa version

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empiriste. « Il est des philosophes qui s’imaginent que nous sommes à chaque instant
intimement conscients de ce que nous appelons notre Moi , que nous sentons la continuité
de l’existence, et que nous sommes certains, avec une évidence qui dépasse celle d’une
démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaite. (…) Malheureusement, toutes ces
affirmations sont contraires à cette expérience même que l’on invoque en leur faveur, et
nous n’avons aucune idée du Moi de la manière que l’on vient d’expliquer.» (Traité de la
nature humaine, 1739, I, 4, 6) Ainsi la critique humienne vient-elle à bout du Moi substantiel
et simple de la métaphysique classique de Descartes et Locke ; elle aura pour postérité au
XXème siècle le behaviorisme*, cette école de psychologie fondée par J. B. Watson qui
définit son objet comme étant le comportement, et non le psychisme, ce qui suppose la
disqualification de l’introspection*.

c) Le sujet et la conscience selon la philosophie transcendantale

La critique humienne aura, comme on le sait, sur Emanuel Kant, le même effet que la
Révolution française, celui de le réveiller de son « sommeil dogmatique » (sic); Kant est
toutefois sensible aux contradictions performatives* auxquelles expose une critique
sceptique radicale de l’idée métaphysique de la substance individuelle et simple
communément appelée Moi. On peut donc concevoir la philosophie critique, ou
transcendantale, comme une voie moyenne ; il s’agit d’une réinterprétation,
transcendantale, et non plus métaphysique, du cogito : « Toute représentation est
accompagnée du je pense », i.e. « l’unité originairement synthétique de l’aperception* »,
pose l’analytique transcendantale de la Critique de la raison pure (1781). Le cogito ne
renvoie pas à une substance, c’est-à-dire à une chose en soi*, en tout cas cela est-il en
dehors du champ du connaissable, mais il définit plutôt une structure de la conscience. Mais
cette structure de la conscience, consistant pour toute représentation dans le fait d’être
rapportée à un sujet, dont c’est la représentation (interne* ou externe*), est inhérente à
celle-ci ; elle en est la « condition de possibilité » – ce que signifie précisément le terme de
transcendantal. C’est pourquoi depuis Kant, conscience de soi-même ne vaut plus
connaissance de soi-même : « je pense, voilà donc l’unique texte de la psychologie
rationnelle*. » (texte p. 37) En revanche le vocabulaire de l’idéalisme (on appelle parfois
celui de Kant idéalisme subjectif, ou, pour le distinguer de celui de G. Berkeley, idéalisme
critique, n.b.) s’impose dès lors largement en philosophie, ce qui signifie que tout
phénomène s’analyse selon la polarité du sujet et de l’objet(=idéalisme)

, démarche qui présage au XXème siècle de la phénoménologie* d’Edmund Husserl.


L’interprétation selon laquelle Kant aurait fait obstacle au développement de la psychologie
(empirique) doit en revanche être dénoncée : son continuateur Johann Friedrich Herbart
peut être compris comme appliquant aux domaines de la psychologie et de la pédagogie le
principe selon lequel l’intelligence se développe comme subjectivité en rapport au monde et
à l’expérience. Mais cette subjectivité est dynamique* et non plus substantielle comme le
pensait la philosophie classique du XVIIème siècle

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II/ La conscience et le corps

S’interroger sur la conscience en faisait abstraction du corps, comme de toute expérience


possible qu’on serait susceptible d’avoir en son sein, expose à l’erreur de l’idéalisme, qui
souligne précisément cette troublante particularité de la conscience de tout englober, mais
tend à ignorer qu’on peut tout aussi bien affirmer avec Husserl que « toute conscience est
conscience de quelque chose » (propriété qu’on appelle l’intentionnalité* de la conscience).
La vérité est que non seulement les contenus particuliers de conscience renvoient à un ou
des corps, mais mobilisent le corps : lorsqu’il s’agit d’une perception, il s’agira des organes
sensoriels. Aussi nous incombe-t-il d’aborder le problème classique du corps et de l’âme,
profondément renouvelé à la faveur de la révolution scientifique et du cartésianisme.

a) L’âme et le corps dans la philosophie traditionnelle

Si la tradition affirme volontiers le principe de l’âme comme substance permanente


promise à demeurer inaltérée par la mort du corps – qui n’en est que le « tombeau » - (ainsi
Platon dans le Phédon), elle la pose également comme forme, i.e. principe organisateur du
corps : à ce titre, elle lui est directement liée ; c’est ce qu’affirme l’hylémorphisme*
aristotélicien. (texte p. 369) A la faveur de l’exemple de l’analyse d’une émotion, la colère,
Aristote montre la complémentarité du point de vue du dialecticien, qui analysera la colère
comme « désir de rendre l’offense », et du physicien, (comprendre le physiologue n.b.), qui
l’interprétera comme « ébullition du sang qui entoure le cœur ». Le réalisme aristotélicien
suspend son jugement quant au devenir de l’âme après la mort, mais affirme son caractère
opératoire dans la vie et le corps. On ne peut comprendre l’œil en omettant la vue, qui est à
l’œil ce que l’âme est au corps. L’âme est donc la forme du corps, et pour ainsi dire présente
de part en part en lui. Il n’y a pas de difficulté particulière de ce point de vue, qui sera aussi
celui de la médecine antique et médiévale chez un Galien (IIème siècle) ou un Avicenne
(xième siècle), à concevoir que j’ai bien mal au pied quand je me le cogne, précisément
parce que mon pied ne se réduit nullement à la matière qui le compose.

b) Conscience et corps selon l’interactionnisme dualiste

En 1628, W. Harvey découvre la circulation sanguine, et, partant, que le cœur est une
pompe, là où le moyen-âge y voyait le siège de l’âme* : c’est une étape aussi importante
dans le développement du mécanicisme* que le développement de la mécanique en
physique, reposant sur la quantification de la force, ou que l’apparition des premiers
automates. Le terrain est donc mûr pour une compréhension mécaniciste du corps et de la
physiologie : le corps tombe sous le coup des lois du mouvement auxquelles la matière est
soumise, et ressortit à cette même substance étendue que Descartes distinguait de la
substance pensante. C’est un aspect fondamental de la révolution cartésienne, si l’on tient
compte du fait que Descartes subordonnait la philosophie à la connaissance scientifique,
que la volonté de soustraire sa spiritualité au corps. Un tel projet serait toutefois vain sans la

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mise en évidence de la fonction du système nerveux*. Certes, les travaux de Descartes en la
matière, à mi-chemin entre les croquis du cerveau par L. de Vinci et Vesalius à la
Renaissance, et la découverte du neurone* au XIXème siècle par Cajal et Golgi, suivie par la
mesure de la vitesse de l’influx nerveux* par Helmholtz, ne représentent qu’une étape, mais
une étape décisive du point de vue de la distinction entre processus physiologique et
processus psychologique. L’argument décisif est constitué par l’observation des membres
fantômes* : si je sens un organe que je n’ai plus, c’est qu’en général, je ne sens pas les
parties de mon corps en elles-mêmes. Les organes sensoriels, doubles, n’attestent-ils pas la
même chose ?

J’ai deux yeux mais ne vois qu’une image : l’image consciente sera donc rapportée à la
substance pensante, tandis que l’image putative de mon œil isolé basculera, elle, du côté du
physiologique : à proprement parler, je ne la vois pas. Il y a donc bien deux substances, mais
elles interagissent : l’altération de l’œil altère la vue, jusqu’à la rendre impossible ; a
contrario, comme volonté, l’esprit agit sur le corps (le « sien »), et n’en est donc pas
causalement isolé. On parle d’interactionnisme* pour désigner la conception selon laquelle
l’esprit et le corps relèvent de deux substances – deux réalités – distinctes, mais en revanche
capables d’agir l’une sur l’autre. Mais comment penser cette interaction si elle ne se fait
dans chacune des parties particulières du corps ? Rappelons que cette interaction
mystérieuse concerne ce qui est local – la matière – et ce qui ne l’est pas. Ici, Descartes va,

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dans Les passions de l’âme (1649), moderniser l’antique doctrine du siège de l’âme et poser
une partie particulière du corps, la glande pinéale – l’épiphyse – comme lieu de cette
mystérieuse alchimie par laquelle notre volonté peut ébranler notre corps et celui-ci
ébranler notre conscience (i.e. nous faire ressentir quelque chose). En ce sens Descartes
peut être considéré comme le père de la version moderne de la conception selon laquelle,
non pas que c’est dans le cerveau qu’on pense, mais que le cerveau est l’organe qui
conditionne la pensée (i.e. la conscience), la glande pinéale – ou le cerveau – étant relié au
reste du corps par le système nerveux parcouru par les esprits animaux, ancien nom de
l’influx nerveux avant la découverte de l’électricité, l’insensibilité dans la partie du corps
située en aval par la section du nerf correspondant constituant l’argument majeur en faveur
de cette conception. Incontestablement, le modèle cartésien joue son rôle s’il s’agit de
fonder un programme de recherche* pour la physiologie ; sur un plan métaphysique
pourtant, il demeure marqué par une contradiction inextricable : la concomitance entre 1)
une séparation ontologique radicale entre l’esprit et la matière ; 2) néanmoins une
interaction entre les deux ; 3) l’intuition immédiate de l’union du corps et de l’âme, le fait
que nous nous identifions comme indistinctement corps et âme ; «  nous ne sommes pas
dans notre corps comme un pilote dans un navire ; » (texte p. 29)

c) Critique de l’interactionnisme et alternatives

C’est cette dimension d’irrationalité au cœur même du nouveau rationalisme scientifique


affirmé – et qui n’est, paradoxalement, pas sans rappeler le mystère de la chair dans le
christianisme - qui va amener les successeurs de Descartes à se détourner de la « solution »,
pourtant promise à un bel avenir scientifique, consistant à concentrer la difficulté théorique
dans un endroit du corps : la glande pinéale puis le cerveau dans son ensemble.

La solution spinoziste est double : elle consiste à affirmer de plus belle l’irréductibilité du
corps à l’âme – et réciproquement, donc à nier l’interactionnisme, tout en, paradoxalement,
les désubstantialisant. « Ni le corps ne peut déterminer l’âme à penser, ni l’âme le corps au
mouvement ou au repos ou à quelque autre manière d’être que ce soit (s’il en est quelque
autre) » (Ethique, 1677, III, 2, texte p. 370). L’idée fondamentale de la métaphysique de
Baruch Spinoza est qu’il n’y a qu’une seule substance, mais qui existe selon plusieurs
« modes* », c’est-à-dire manières d’être. A titre de comparaison, on peut penser à la
silhouette et à la voix d’une personne : aucune des deux n’agit sur l’autre, et pour autant,
elles sont des reflets différents mais cohérents d’une même personnalité. Ainsi en va-t-il du
corps et de l’âme (concrètement : de la conscience) : quand je pense faire un geste et qu’il se
fait, il ne faut pas comme Descartes penser que la volonté agit comme une cause sur notre
corps pour lui impulser un mouvement, mais que les modifications concomitantes de ma
pensée et de mon corps sont des reflets simultanés d’une substance en elle-même
indéterminée. Heurtant le sens commun, l’analyse spinoziste parvient toutefois à
contourner l’écueil d’une action directe entre des plans de la réalité par nature hétérogènes.

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Dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain (1765, posthume), Gottfried Wilhelm
Leibniz rejette semblablement l’interactionnisme, jugé irrationnel, au profit de la doctrine
ultérieurement reprise sous le nom de parallélisme psycho-physiologique par le psychologue
G. T. Fechner. La Monadologie (1715) fournit le concept alternatif central censé constituer
une alternative théorique : la « monade* », i.e. l’âme en tant que substance, enveloppant en
elle-même un monde, comme chaque conscience englobe en elle-même la totalité du perçu
et de ce qui est pensé. Les monades ne communiquent pas entre elles, mais ont chacune une
image l’une de l’autre, de même que nous sommes condamnés à ne connaître autrui que
par l’image que nous en avons. Concernant le corps, qui, comme chez G. Berkeley, n’existe
fondamentalement qu’en tant que « perçu », Leibniz rend compte de la cohérence de celui-
ci avec l’esprit – par exemple la concomitance de la douleur avec le choc – en recourant à
l’image de l’horloge. Les horloges mises à l’heure indiquent toutes la même heure, sans
pourtant jamais interagir de façon causale : ainsi en va-t-il du corps et de la conscience. Cette
approche, en réalité constitutive de l’idéalisme*, en ce sens qu’elle tend à réduire le corps à
sa manifestation pour une conscience, présente l’inconvénient de supposer une « harmonie
préétablie* » et un Dieu comme « monade des monades », garantissant l’unité du temps
s’écoulant pour toutes les horloges, c’est-à-dire au sein de toutes les consciences. Le Dieu-
horloger ou architecte restera, au demeurant, pour les Lumières, la limite à laquelle se
heurte la critique de la religion, même chez un Voltaire.

Seul le matérialisme strict consentira à devenir athée (là où celui de l’antiquité ne l’était
pas vraiment n.b.) en rejetant toute entité* surnaturelle, ce que sont l’âme et l’esprit dans la
philosophie classiques (P.H. d’Holbach, Système de la nature, 1770, texte pp. 366-367). « Il
n’existe dans tout l’univers entier qu’une seule substance diversement modifiée » déclarera
Julien Offray de La Mettrie, en une formule qui peut être considérée comme une définition
du matérialisme, pourvu qu’on identifie cette substance à la matière (L’homme-machine,
1748). Dans une telle perspective, il y a bien causalité, mais non interactionnisme, car la
substantialité est déniée au psychisme et à la conscience. Le matérialisme débouche
nécessairement sur un épiphénoménisme* (T. H. Huxley, T. Ribot, au xixème siècle) ; il
affirmera que la conscience est un épiphénomène ; elle est comme ce qu’est l’ombre au
corps : enlevez le corps, et vous enlevez l’ombre, même en plein soleil. Détruisez le cerveau
et vous détruirez la conscience. Bien entendu, dans une telle perspective, l’immortalité de
l’âme est une chimère. On peut toutefois, malgré son succès notoire depuis le xixème siècle,
nourrir le soupçon que la « solution » matérialiste enveloppe une contradiction de nature
performative*: n’est-ce pas au sein d’une conscience se donnant à soi-même comme une
évidence première qu’elle prend corps ? Si l’existentialisme*, appuyé sur la
phénoménologie*, peut être compris comme une résistance philosophique à la prégnance
du matérialisme dans la pensée scientifique (un neurologue comme J.-P. Changeux déclarera
dans L’homme neuronal (1983) que « nos états mentaux ne sont rien d’autre que nos états
neuronaux » après que le médecin J. G. Cabanis eut déclaré (en 1802) que « le cerveau
secrète la pensée comme le foie la bile »), certains courants de la philosophie du xxème
siècle (comme la philosophie analytique*, cf. G. Ryle, p. 371) tenteront de faire valoir que les

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apories* du problème corps-esprit (« Mind-body problem ») résultent du langage et peuvent
être éludées par la logique.

Conclusion. Le champ des problèmes balayé est vaste, et aucun cours d’initiation ne peut
prétendre conclure sur quoi que ce soit sur le fond et sur un tel sujet. Il est toutefois possible
de rendre certaines conclusions de nature historique. La conscience est un – sinon le –
philosophème majeur de la modernité, se substituant progressivement au concept d’âme,
perçu comme trop indéterminé, voire comme de nature religieuse. L’antiquité est animiste :
l’évidence première est l’âme, et cerner une chose revient à en saisir l’âme. Aux anciens, les
modernes se rapportent comme le sentimental au naïf (F. Schiller) : pour les modernes,
l’évidence première est l’image, qu’on ne peut concevoir sans la subjectivité du point de vue
duquel elle est vue. Tant le rationalisme que l’empirisme entendent construire une image
juste de la réalité – qui n’est justement plus la donnée immédiate que pose un réalisme naïf
– à partir des éléments que nous donnent notre conscience. Mais c’est précisément ce qui
rend le rapport de celle-ci et de celle-là redoutable. Le problème de la conscience n’est pas
séparable ni du problème métaphysique ou ontologique, ni du problème épistémologique
(de la connaissance). Encore le problème se redouble-t-il dans celui du rapport de la
conscience au corps – qui est aussi celui de notre être et de notre nature véritable.

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