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Jacques Rancière

UNIVERSIDAD DE CHILE

c h a i r des m o t s
Politiques de l'écriture

Galilée
INCISES
Collection dirigée par Agnès Rauby
La chair des mots
O CL r
Jacques Rancière
D U MÊME A U T E U R

Aux Éditions Galilée

LA MÉSENTENTE, Politique et philosophie, 1995.


Politiques de l'écriture,
L a chair des mots
L A CHAIR DES MOTS, 1998.

Chez d'autres éditeurs


Politiques de l'écriture
LA L E Ç O N D ' A L T H U S S E R , Gallimard, 1974.
L A N U I T D E S P R O L É T A I R E S , Fayard, 1981.
L E P H I L O S O P H E E T SES PAUVRES, Fayard, 1983.
L E M A Î T R E I G N O R A N T , Fayard, 1987.
A u x B O R D S D U P O L I T I Q U E , Osiris, 1990.
C O U R T S V O Y A G E S A U PAYS D U P E U P L E , Le Seuil, 1990.
L E S N O M S D E L ' H I S T O I R E , Le Seuil, 1992.
MALLARMÉ, La Politique de la sirène, Hachette, 1996.
A R R Ê T S U R H I S T O I R E (avec Jean-Louis Comolli), Centre Georges Pompidou,
1997.
L A P A R O L E M U E T T E , essai sur Us contradictions de la littérature, Hachette, 1998.

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[S DE APTES
m PROF.
VNi LUIS OYARZUN PENA

Galilée

I 5"
Les sorties du Verbe

« Au commencement était le Verbe. » Ce n'est pas le


commencement qui est difficile, l'affirmation du Verbe qui
est Dieu et de son incarnation. C'est la fin. Ce n'est pas
qu'elle manque à l'Évangile de Jean, c'est qu'il y en a deux
dont chacune dit qu'il y aurait encore une infinité de choses
à dire, une infinité de signes à montrer et qui prouveraient
que le Verbe s'est bien incarné. Sans doute la critique a-
t-elle déclaré la seconde fin apocryphe. Dans une facture
bien grossière, le récit relate une nouvelle apparition de Jésus
à Tibériade et une nouvelle pêche miraculeuse, dans une
étrange tonalité de pittoresque populaire : Pierre plonge dans
le lac pour rejoindre le Sauveur apparu sur le rivage, les
apôtres trouvent sur le rivage un petit brasero qui est à la
fois un gril à poissons et la Lumière qui est descendue dans
le monde. Comme s'il fallait, au moment de quitter le livre,
faire passer le grand récit du Verbe incarné dans les petits
récits des travaux et des jours du peuple. Comme s'il fallait
aussi assurer le passage du témoin, du Verbe incarné à l'écri-
vain sacré, des Écritures à l'écriture, de l'écriture au monde
© 1998, ÉDITIONS G A I , , ÉE 9 qui est sa destination. Après une triple question de Jésus à
E« application de fa ,
l o d u ., ^ %
™ L , n
^ 75005 Paris. Pierre, qui répond aux trois chants du coq et rend au chef
de l'Église sa légitimité, le texte s'achève en attestant que
c'est bien son rédacteur qui est le disciple choisi par Jésus
ISBN 2-7,86-0499-9 ,s M ' ™ ™"'- H f
75006 P e

» 'SSN 1242-8434
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a r j s
pour relater les faits de l'incarnation du Verbe. Les critiques
ont sans doute raison : la démonstration est trop grossière

9
La chair des mots La chair des mois

pour n'avoir pas été rajoutée. Mais l'important est justement trop plein, l'aflrontement d'une vérité faite chair propre à
que ce rajout ait été nécessaire, que la première fin en ait I mporter la fragile vérité du livre.
aussitôt exigé une seconde qui en déroule la logique et trans- I m étrange partie se joue donc entre les mots et leur
forme en récit prosaïque sa fonction symbolique : assurer le • orps. H est entendu depuis Platon et le Cratyle que les mots
passage du sujet du Livre au narrateur du récit, projeter le m i c s s e m b l e n t pas à ce qu'ils disent. La pensée est à ce prix.
livre vers un réel qui n'est pas celui qu'il raconte mais celui II faut d'abord repousser la ressemblance. Mais, en identi-
dans lequel il doit devenir un acte, une puissance de vie. li.uii cette ressemblance au mensonge poétique, Platon s'est
Ainsi la faille se marque-t-elle au moment de dire adieu donné la partie trop facile. Car la poésie et la fiction ont
au Verbe fait chair et d'envoyer son livre dans le monde, au in« me exigence. C'est ce que dit Mallarmé, corrigeant par
moment de laisser l'écriture dire toute seule ce que disent li ligueur du poète ses rêveries cratyliennes de philologue
les Ecritures. Toute une tradition de la pensée et de l'écriture amateur. Si le hasard n'avait pas fait claire la sonorité de
s'est pourtant nourrie du modèle du Livre par excellence, le nuit » et sombre celle de « j o u r » , n'existerait pas le vers,
livre du Verbe fait chair, la fin qui retourne au commence- < 1111 rémunère le défaut des langues et fait lever 1 absente de
ment, les deux testaments repliés l'un sur l'autre : bibles COUS bouquets.
romantiques des peuples ou de l'humanité ; livres de notre Mais cette condamnation de la ressemblance, que la poésie
siècle savamment construits selon le jeu du cercle qui se moderne a reprise à la philosophie antique, ne règle-t-elle
referme. Combien de livres ont été rêvés selon ce modèle de pu elle-même trop vite la question ? Car il y a bien des
la coïncidence, combien n'ont été faits que pour leur der- manières d'imiter et bien des choses à quoi l'on peut ressem-
nière phrase, pour la rime glorieuse qu'elle fait avec la pre- bler. Et quand on a dit que le son ne ressemblait pas au sens
mière ! Mais la trop facile confiance dans les vertus du livre ni la phrase à aucun objet du monde, on n'a encore fermé
bouclé sur lui-même rencontre alors, sous une autre forme, que les plus visibles des portes par lesquelles les mots peuvent
le paradoxe de la fin. La difficulté n'est pas d'arrêter le livre. s o r t i r vers ce qui n'est pas eux. Les moins essentielles aussi.
Ce n'est pas alors la dernière phrase qui pose problème, c'est ( .ir ce n'est pas en décrivant que les mots accomplissent leur
l'avant-dernière. Ce n'est pas le vide dans lequel doit se jeter puissance : c'est en nommant, en appelant, en commandant,
le livre fini, c'est l'espace qui le sépare de sa fin et permet en intriguant, en séduisant qu'ils tranchent dans la naturalité
d'arriver à cette fin. Le feuilletoniste Balzac a déjà donné sa des existences, mettent des humains en route, les séparent et
fin au Curé de village. Le romancier Balzac aura, lui, besoin les unissent en communautés. Le mot a bien d'autres choses
de deux ans et deux cents pages de plus pour rejoindre cette à imiter que son sens ou son réfèrent : la puissance de la
fin. La conclusion du Temps retrouvé a été conçue en même parole qui le porte à l'existence, le mouvement de la vie, le
temps que le début de Du côté de chez Swann dès 1908. Sans geste d'une adresse, l'effet qu'il anticipe, le destinataire dont
doute Proust a-t-il plusieurs fois remanié 1« Adoration per- il mime par avance l'écoute ou la lecture : « prends, lis ! »,
pétuelle » dans la Bibliothèque et le « Bal de têtes » dans le « lecteur, jette ce livre ». Si la ressemblance du tableau est
salon qui la suit. Mais surtout une étrange distance s'est dénoncée, n'est-ce pas alors parce qu'elle fige sur un seul
formée sur le chemin qui y mène. I l a fallu une guerre que plan tous ces mouvements ? C'est bien ce que nous dit en
le romancier ne pouvait prévoir et cent cinquante pages sup- définitive la critique du Phèdre, quand elle dénonce le vain
plémentaires pour que le livre atteigne la fin d'où il était portrait du logos présenté par les lettres muettes de l'écriture.
parti. Et dans cet espace qui sépare Véronique Graslin de sa Le problème n'est pas que la ressemblance soit infidèle, c'est
mort ou le narrateur proustien de la révélation, ce n'est pas qu'elle est trop fidèle, attachée à ce qui a été dit, quand déjà
le vide qui menaçait mais plutôt, on le verra, le risque d'un il faudrait être ailleurs, du côté où doit parler le sens de ce
qui a été dit. La lettre écrite est comme une peinture muette

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La chair des mots La chair des mots

qui retient sur son corps les mouvements qui animent le le rêve dont Rimbaud a donné la version la plus éclatante :
logos et le portent à destination. Le mutisme bavard de la celui d'une poésie qui résonne avec la « nouvelle harmonie »,
lettre morte bloque les pouvoirs multiples par lesquels le logos J u i n le pas précède « la levée des nouveaux hommes et leur
constitue son théâtre, s'imite lui-même pour accomplir la en marche». Mais commence aussi le conflit de la poésie
parole de vie, parcourir le chemin de son adresse, devenir . i v c i elle-même. Elle n'affirme sa liberté et ne se sépare en
semence apte à fructifier dans l'âme du disciple. Et le texte •fiel de la prose du monde qu'au prix de se faire semblable
entier du Phèdre n'est que le déploiement de tous les pres- i une musique des corps en route vers le règne de l'Esprit
tiges par lesquels l'écriture s'excède elle-même dans le mime OU tic l'Homme nouveau, vers une vérité possédée dans une
de la parole vivante, de la parole en marche qui parcourt mie et dans un corps où elle se perd elle-même. Et son
toutes les figures du discours en mouvement : promenade, travail est alors d'écarter sa propre utopie, au risque de se
dialogue, concours oratoire, parodie, mythe, oracle, prière. retirer la parole, de mettre avec Rimbaud la clef sous la porte
C'est de ce théâtre qu'il sera question ici, de la manière IMI de se faire avec Mandelstam « oubli du mot » qu'elle allait
dont un texte se donne le corps de son incarnation pour prononcer.
échapper au destin de la lettre lâchée dans le monde, pour Par là se définit un singulier rapport entre littérature, phi-
mimer son propre mouvement entre le lieu de pensée, losophie et politique dont Althusser et Deleuze sont ici les
d'esprit, de vie d'où il vient et celui vers lequel il se porte : témoins. Chez Althusser le philosophe veut dénoncer le
quelque théâtre humain où la parole fait acte, s'empare des mythe religieux du Livre» et séparer de toute «réalité
âmes, entraîne les corps et rythme leur marche. Il sera ques- vécue » le réel propre de la pensée. Et cette préoccupation
tion de cette imitation supérieure par laquelle la parole veut semble exactement s'accorder à la rigueur de l'intellectuel
échapper aux déceptions de l'imitation. Le théâtre qu'ouvre communiste, soucieux d'échapper au destin des belles âmes
la marche de Socrate et de Phèdre est proprement celui des doinjuichottesques. Or c'est précisément cette conjonction
sorties du verbe. Seulement il y a les bonnes et les mauvaises qui tecèle la faille, impose le théâtre et sa sortie comme
sorties. Du côté des mauvaises, il y a exemplairement ces modèles du passage du texte à la réalité et fonde une dra-
« sorties » catastrophiques de Don Quichotte, de l'homme maturgie de l'écriture où les ressources de la typographie
qui veut accomplit le livre et croit que cela consiste à retrou- H.disposent les mouvements de Socrate et de son disciple
ver dans la réalité les ressemblances du livre. Et il y a les v e r s l'effet anticipé de leur parole. Deleuze, lui, fait de sa
bonnes sorties, celles qui refusent de se fracasser contre les philosophie tout entière la récusation de la figure mimétique
murs en se précipitant au-devant des images, et s'emploient de la pensée dont le père est Platon, le dénonciateur de la
donc à effacer cette séparation qui est le corrélat du prestige mauvaise mimèsis. Et son analyse des œuvres de la littérature
mimétique. I l s'agit alors, à la manière de Platon, de retrou- oppose aux mirages de la représentation le pur pouvoir maté-
ver en deçà des mots et des ressemblances la puissance par I H I de la formule. Mais précisément la formule est deux
laquelle les mots se mettent en marche et deviennent des i lioses : elle est pur jeu du langage et elle est le mot magique
actes. Ainsi le jeune Wordsworth, en marge d'une lecture de i|iii ouvre les portes. Or la porte que Deleuze charge la lit-
Cervantes, rêve-t-il d'un monde où l'esprit pourrait s'impri- iri.nure d'ouvrir est, comme Althusser, celle d'un peuple à
mer sur un élément qui soit le sien, au plus près de sa nature venir. Aussi l'homme-formule Bartleby devient-il une figure
propre. Mais s'il rêve ainsi, bien sûr, c'est qu'il est le contem- mythologique de la filiation et s'identifie-t-il finalement au
porain de cette révolution française qui a prétendu recon- médiateur par excellence, celui qui a ouvert la porte de
duire à leur puissance originelle quelques vieux mots comme l'ancien enfer» rimbaldien, le fils du Verbe ou le Verbe
ceux de liberté, égalité ou patrie, pour en faire le chant d'un incarné, « le Christ ou notre frère à tous ».
peuple en marche. C'est qu'avec cette révolution commence Le rapport de la littérature et de la philosophie autour de

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La chair des mots

la politique semble alors se jouer à fronts renversés. La phi-


losophie qui veut séparer sa parole de tout prestige mimé-
tique et son effet de toute vacuité « littéraire » ne le fait qu'au
prix de s'unir aux formes les plus radicales par lesquelles la
littérature mime l'incarnation du verbe. A ces folles sorties
de la philosophie notre époque oppose volontiers la sagesse
de la littérarure, séparant la solitude des mots et le pur hasard
de leurs rencontres des mirages philosophiques et politiques
de l'incarnation. Mais cette sagesse n'est pas liée à quelque
regard plus originaire sur le propre du langage ou à quelque
vue plus lucide sur l'incarnation communautaire du verbe. Politiques du poème
Elle est plutôt une logique de persévérance dans son être. La
littérature ne vit que de la séparation des mots par rapport
à tout corps qui en incarnerait la puissance. Elle ne vit que
de déjouer l'incarnation qu'elle remet incessamment en jeu.
C'est le paradoxe que rencontre Balzac ayant à dénoncer en
un roman le mal que font les romans et découvrant que la
seule solution du mal, la « bonne » écriture, impose au
romancier le silence. C'est celui que résout Proust, quand il
rencontre dans l'épopée de la nation en guerre une figure
radicale de la vérité incarnée. À cette vérité faite chair qui
soustrait à la fiction sa propre vérité il répond par la passion
sacrilège qui cloue sur le « rocher de la pure matière » non
seulement l'esthète Charlus mais l'Esprit même qui porte les
mots à se prouver en devenant chair vivante. Et bien sûr
cette lutte finale qui rend au discours et à la fiction leur
vérité propre est toujours à recommencer '. Contre toute
sagesse nihiliste, on tiendra que c'est ce qui en fait le prix.

1. J'ai étudié les rapports complexes de la littérature avec sa propre idée dans
La parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, 1998.
1. De Wordsworth à Mandelstam :
les transports de la liberté

Sous le nom de la politique des poètes, on n'entendra pas


les opinions, expériences et engagements politiques de tel ou
tel poète ; pas non plus la réception ou l'interprétation poli-
tique de telle ou telle œuvre. La question qui nous intéresse
il i est la suivante : quelle nécessité essentielle lie la position
moderne de renonciation poétique et celle de la subjectivité
politique ? Partons d'un simple exemple, emprunté au plus
célèbre poème de la langue anglaise, les Daffodils de William
Wordsworth : en quoi le Je qui s'y manifeste, le / de / wan-
dered lonely as a ctoud se rapporte-t-il à l'histoire de la sub-
jectivité révolutionnaire, quels que soient la versatilité attes-
tée des opinions politiques du poète et l'indifférentisme
politique également attesté des jonquilles ?

Bien sûr, l'exemple n'est pas un simple exemple. Le pro-


meneur solitaire est une figure déjà constituée de la subjec-
tivité littéraire et politique moderne. Et le Je qui s'y identifie
d.ms ce poème a pour doublure le Je d'un manifeste public :
cette préface des Lyrical Ballads de 1802 où Wordsworth
revendique et définit pour toute une époque une révolution
lubjective de l'écriture poétique. Mais l'émancipation du
lyrisme ne peut consister simplement à secouer la poussière
des règles caduques et la pompe des expressions convenues.
Bile ne concerne pas d'abord l'objet du poème et les moyens
d o n n é s au poète. Elle concerne d'abord le sujet du poème,

17
La chair des mots La chair des mots

le Je de renonciation lyrique. Émanciper le lyrisme veut dire h m identité et la conformité ou la non-conformité de leurs
libérer ce Je d'une certaine politique de l'écriture. Car les i. tes avec ce statut. C'est à ce titre que Platon dénonce
vieux canons, ceux qui distinguaient les genres poétiques, I i popée lorsqu'elle représente faussement les dieux ou la tra-
leurs règles propres et leur dignité respective étaient claire- )'( ilic (]iiand elle présente des héros déchirés par la passion
ment politiques. Et la question peut se poser ainsi : ne faut- i i gémissant misérablement sur leur sort. C'est également
il pas une nouvelle forme de l'expérience politique pout uns ce tapport que - dans un registre moins moralisateur
émanciper le sujet lyrique du vieux cadre poético-politique ? l i plus sobrement classificatoire - Aristote distingue la tra-
l'.i••.lie et l'épopée, qui représentent des personnages nobles,
eh la comédie et de la parodie qui représentent des gens de
LA P L A C E D U LYRISME peu. Le mode de l'énonciation - la lexis platonicienne-,
i est la manière dont le sujet/poète se rapporte au sujet du
La question ici posée recoupe une discussion qui s'est avé- poème, s'identifie à lui, s'en différencie ou se dissimule der-
rée déterminante pour la réflexion moderne sur la poétique, i K te lui. C'est à ce titre que Platon distingue la mimèsis
celle qui porte sur l'origine et la signification exactes de la trompeuse du tragique qui fait attribuer son discours aux
division des genres poétiques. On sait que beaucoup d'au- personnages de la scène, le récit supposé pur et non trom-
teurs contemporains se sont interrogés sur la tripartition du pent du dithyrambe et le mélange de mimèsis et de récit,
tragique, de l'épique et du lyrique, sur la manière - toute propre à l'épopée où le poète tantôt raconte l'histoire en son
rétrospective - dont cette triade s'est constituée à l'époque n o m propre, tantôt mime la parole de ses personnages.
romantique et sur la fausse filiation qui a voulu la rattacher Ainsi fa question du statut du poème n'est pas d'abord
aux divisions de La République de Platon et de la Poétique une question de division en genres. La « qualité » du poème
d'Aristote. Ils ont observé que le genre lyrique est absent ne se définit pas par genre commun et différence spécifique,
chez Aristote et qu'on ne peut le trouver chez Platon qu'au file est suspendue à la rencontre entre une manière de parler
prix de l'identifier au « simple récit », donné au Livre III de une manière de poser ou d'élider le Je du poète - , et une
La République comme propre au dithyrambe. Ils ont manière de représenter ou non les gens «comme il faut»,
remarqué que les œuvres saluées par la postérité comme m double sens de l'expression : des gens qui soient comme
exemplaires du lyrisme grec, celles de Sapho ou de Pindare il convient d'être et que l'on représente comme il convient
par exemple, n'ont aucune place dans les divisions de ces de représenter. La leçon durable de la conceptualisation pla-
philosophes. Chez Platon comme chez Aristote, la division tonicienne est la suivante : il n'y a pas de poétique pure. La
entre les différents types de poèmes se fait en effet selon deux poésie est un art de composer des fables qui représentent des
lignes de partage qui, d'une part, ne définissent pas des l .ii.ictères et agissent sur des caractères. Elle appartient donc
« genres », et, d'autre part, ne rencontrent pas le lyrique i une expérience politique du sensible : au rapport entre les
comme spécificité différenciée par un trait pertinent. Ces noiHoi de la cité - les lois qui y régnent, mais aussi les airs
deux lignes de partage sont premièrement la nature du repré- (|iii s'y chantent - et Yethos des citoyens - leur caractère,
senté, deuxièmement le mode d'énonciation . l
mais aussi leur humeur. La poétique est d'emblée politique.
I Ile Test par la conjonction entre un certain type de person-
La nature du représenté, c'est la qualité des personnages nage qu'il faut ou ne faut pas imiter et une certaine position
représentés par le poème : le statut plus ou moins élevé de de l'énonciation qui convient ou ne convient pas à ce que
doit être le ton de la cité.
1. O n se reportera rout particulièrement à la discussion de la question che? ( )n voit pourquoi le poème lyrique n'a pas à être spécifié
Gerard Genette, Introduction à l'architexte, Paris, Le Seuil, 1979. .m sein de ce schéma. Les formes du poétique y sont distin-

18 1')
La chair des mots La chair des mots

guées et mises en question en tant qu'elles nouent un certain de la nature sauvage, ils sont d'abord des opérateurs d'ac-
type de lexis à un certain type de représentation. La place i ompagnement - des opérateurs qui permettent au Je de se
du lyrisme est une place vide dans ce schéma, celle d'une isser tout au long du poème jusqu'à se faire l'espace
poésie in-signifiante ou inoffensive parce qu'elle est non d'apparition des dajfodils « en personne ».
représentative et parce qu'elle ne pose ni ne cache aucun Accompagnement veut dire plusieurs choses : première-
écart entre le sujet poète et le sujet du poème. Le Je sans ment, la question du lyrisme émerge quand la poésie prend
double fond du poème lyrique ne peut poser de problème conscience d'elle-même comme l'acte de s'accompagner,
au nous de la communauté, alors que la tragédie le dédouble comme la coextensivité du Je à son dit (que le poème soit
par la tromperie de la lexis ou que l'épopée le pervertit par ou non à la première personne), c'est-à-dire une certaine
la falsification du muthos. La bonne poésie est aussi bien une manière pour le poète de se constituer et de constituer son
non-poésie qui ne fabrique aucun mensonge et ne divise semblable, son frère, 1'« hypocrite » lecteur de Baudelaire, en
aucun sujet. caisse de résonance de son chant. Mais aussi ce Je qui accom-
On voit aussi comment la modernité peut reposer la ques- pagne le poème et se produit en résonance de son acte est
tion du lyrisme (et éventuellement lui inventer une généa- une subjectivité de voyageur qui parcourt un certain terri-
logie) : d'un côté, la poésie moderne investit précisément toire, y fait coïncider des mots avec des choses, des énoncés
cette place « vide » d'une poésie non représentative et pré- avec des visions, et engage dans ce parcours un rapport avec
tend récuser en conséquence toute allégeance à un contrôle le nous de la communauté. Entre le / de / wandereâ lonely as
philosophico-politique du nœud représentation/énonciation. a cloud et la première personne du pluriel de Allons Enfants
Mais peut-être cette trop simple opposition neutralise-t-elle de la patrie ! il y a un rapport essentiel qui n'est pas seule-
une autre forme d'« allégeance » ou d'appartenance politique, ment la ressemblance entre deux histoires de marche et deux
présuppose-t-elle et dénie-t-elle en même temps une expé- armées - de patriotes et de jonquilles - , mais qui affecte aussi
rience politique du poème propre à l'âge des révolutions la manière dont le Je du poète se rapporte au nuage du
modernes. Cette expérience serait à penser comme réorga- poème sur le mode d'un as, d'un comme de la métaphore,
nisation du rapport entre les trois termes du dispositif poé- d'une métaphore auto-annulée dont le fonctionnement vient
tico-politique antique : le statut de la représentation, l'op- s'opposer au comme si de la mimèsis. Le rapport du Je au
position du haut et du bas, le rapport entre le sujet poète et nuage est soustrait à tout acte de fabulation mimétique. La
le sujet du poème. Le lyrisme moderne serait alors à penser fonction de la métaphore s'identifie exactement à ce que
non pas d'abord comme une expérience de soi ou une signifie son étymologie : la fonction du transport - quitte à
découverte de la nature ou de la sensibilité, mais comme une
ce que cette fonction varie du bord où elle est le simple
nouvelle expérience politique du sensible ou expérience sen-
accompagnement qui attache le sujet à son nuage à celui du
sible du politique.
transport patriotique qui lie les enfants à leur mère nouvelle.
Disons-le en bref : la révolution lyrique moderne n'est pas L'accompagnement énonciatif a ainsi partie liée avec une
une manière de s'expérimenter soi-même, d'éprouver la pro- problématique de la métaphore comme transport. Le mode
fondeur de sa vie intérieure ou à l'inverse de l'abîmer dans de subjectivation et de figuration propre au poème lyrique
la profondeur de la nature. C'est d'abord un mode spécifique vient se greffer sur d'autres modes de figuration et de sub-
dénonciation, une manière d'accompagner son dit, de le jectivation où la politique, à l'âge révolutionnaire, se donne
déployer dans un espace perceptif, de le rythmer dans une aussi des figures nouvelles : par exemple, la représentation
marche, un voyage, une traversée. Le vent, le nuage, le sen- géographique et symbolique de la nation, le parcours terri-
tier ou la vague, qui tiennent dans la poésie romantique la torial du voyageur — et notamment du voyageur pédestre - ,
place que l'on sait, ne sont pas d'abord l'expérience enivrée la pratique de la vision par esquisses et du carnet

20 21
La chair des mots La chair des mots

d'esquisses... La subjectivité propre au poème lyrique épouse <\< recouper, de retracer la ligne de passage qui sépare et
le déplacement d'un corps sur un territoire, dans une coïn- n les mots et les choses. C'est sans doute là le noyau
cidence entre des visions et des mots, qui constitue ce ter- "Inle de ce que l'on a pu exprimer, notamment dans
ritoire en espace d'écriture. C'est ce mode de territorialisa- I I m ope de l'Est, sur la fonction de résistance de la poésie.
tion, de présentification du sens qui ébranle doublement le I i révolution lyrique est l'effort pour défaire une parenté
vieux modèle de la politique du poème : d'une part, il sup- n. « essaire et intenable avec les marches au canon de la poli-
prime l'écart de la mimèsis, d'autre part, il annule tout par- liquc uvolutionnaire ou contre-révolutionnaire.
tage entre le haut et le bas, le noble et le vil. I l fonde la Mais peut-être la lyrique moderne - et c'est le deuxième
possibilité pour le poète de se soustraire au devoir de repré- i pi ' i de sa « polémique » - ne gagne-t-elle la pureté de sa
sentation, d'errer « comme un nuage », avec les nuages. Et m n< lie qu'au prix d'oublier la traversée métaphorique qui
cette possibilité a un nom, énoncé au trente et unième des I i rend possible. La rencontre lyrique heureuse entre le Je,
huit mille vers du Prélude de William Wordsworth : Dear 1« n u i t s et les choses, présuppose un voyage préalable, un
Liberty, traduction poétique anglaise du français politique •voyage de reconnaissance, c'est-à-dire un voyage qui assure
Liberté chérie. l.i possibilité de la reconnaissance. Le « voyage de reconnais-
J'explorerai donc l'hypothèse suivante : la liberté qui lance » renvoie à une procédure exemplaire de production
fonde la révolution poétique moderne est une manière qu'a du sens, la métaphore, et à une forme de poème exemplaire,
le poète d'accompagner son dit. Cet accompagnement a l i popée. Le lyrique moderne s'affirme dans un rapport sin-
pour condition de possibilité une nouvelle expérience poli- gulier avec l'épopée, défiée ou déniée, oubliée ou repensée.
tique du sensible, une manière nouvelle qu'a la politique de I )eitière le wandering lyrique, il y a une traversée grecque,
se rendre sensible et d'affecter Xethos citoyen à l'âge des révo- u n e odyssée effacée et réinterprétée. Mais le voyage d'Ulysse
lutions modernes. Car le politique, à l'âge moderne, vient se est aussi le voyage du trompeur ou du traître. Et le lyrisme
loger là même où était pour Platon ou Aristote l'insignifiant, est alors appelé à retourner au lieu du mensonge ou de la
le non-représentatif. Le dispositif moderne de la représen- trahison première par quoi il y a du sens, et du sens qui se
tation politique se fonde sur une figuration non représen- i li.une.
tative qui la précède, une visibilité immédiate du sens dans Mon exposé alors s'organisera comme un voyage entre
le sensible. L'axe fondamental du rapport poético-politique (|uatre pôles, ou quatre voyages. Partant de la question d'une
n'est plus alors celui qui lie la « vérité » de renonciation à la promenade initiale - qu'est-ce qui permet le wandering du
« qualité » d'un représenté. Il se situe dans le mode de la /<•• vers les dajfodils comme et avec le nuage ? - , j'essaierai de
présentation, dans la façon dont renonciation se fait présen- montrer qu'if présuppose un autre voyage pédestre, dans la
tation, impose la reconnaissance d'une signifiance immédiate France révolutionnaire, que celui-ci présuppose un voyage
dans le sensible. piéalable au lieu grec de fa métaphore, et ce dernier un der-
Le lyrisme est une expérience politique du sensible, mais nier voyage au lieu troyen de la trahison. Le voyage entre
aussi une expérience polémique, et cela en un double sens. ces quatre pôles sera aussi le voyage d'une révolution — la
Premièrement, il est la forme d'écriture qui se sait confrontée française — à une autre, la russe, d'un agent de métaphoricité
à une écriture sensible du politique, à une figurabilité immé- le nuage de Wordsworth - à un autre - l'hirondelle des
diate du politique dans l'ordre de la présentation sensible, poèmes de Mandelstam, ces poèmes qui me semblent clore
confrontée donc à un certain transport politique et tenue de un âge de la politique des poètes, en construisant poétique-
s'en détourner. La révolution poétique moderne expérimente ment tout le dispositif de la métaphoricité politique du
sa parenté avec le transport politique et éprouve la tension lyrisme moderne ; ces poèmes qui s'interrogent obstinément
d'un détournement nécessaire. Elle expérimente la nécessité sur la présence dans le présent de Pétersbourg - la ville de

22 23
La chair des mots La chair des mots

pierre - du bois des vaisseaux et du cheval achéens à l'assaut l<s routes droites de France; dans les villages où la joie
de Troie, présence d'un immémorial de la trahison à l'ori- rtyonne sur les visages et où l'on danse toute la nuit les
gine des mots que le poète lyrique fait coïncider avec la joie danses de la liberté.
d'un spectacle inattendu : les armées de jonquilles ou celles
des prolétaires à l'assaut du ciel. ( 'est ainsi qu'il a vu la Révolution : un spectacle inat-
tendu, qu'il n'était pas venu voir. I l nous le dit en effet, c'est
Les Achéens dans les ténèbres apprêtent le cheval une autre idole qu'il adorait alors :
Solidement, les scies dentées s'enfoncent dans les murs
Et rien ne peut apaiset la sèche rumeur du sang La Nature en ce temps était ma souveraine.
Et il n'y a pour toi ni nom, ni son ni empreinte
Mais c'est justement cela qu'il a vu sur les routes de
France : la nature, un paysage immédiatement visible qui est
LE NUAGE COMPAGNON en même temps le lieu où la nature, comme principe uni-
versel de vie, se réfléchit sur elle-même, s'identifie au prin-
Au commencement, il y a nom, son et empreinte : le cipe d'une humanité renouvelée. Ce que voit le jeune
nom, le son et l'empreinte de la liberté tels que les rencontre homme, ce que le poème décrit comme au fil de la marche,
le 14 juillet 1790, jour de la grande fête révolutionnaire de c'est une organisation spontanée de signes sensibles de cette
la Fédération, le jeune William Wordsworth en route vers nature réfléchie en humanité, une série de scènes « natu-
les Alpes, conformément au principe de base de sa politique relles » découpées par les jeux du soleil et des nuages : le
du voyage : soleil, principe du visible et le nuage, accompagnateur de la
marche vagabonde et garant de ce qu'elle ne saurait manquer
Dût le guide choisi son chemin ; le nuage qui, en jouant avec le soleil, découpe
N'être rien de plus qu'un nuage vagabond, du visible en dicible, du sensible en signifiant. Il y a un
Je ne puis manquer mon chemin . 2
paysage de la liberté que reconnaît dans son évidence celui
qui a mis sa marche sous le signe de la liberté, qui pratique
Plus encore qu'un programme de libre errance, ces vers la nature comme territoire de marche et succession de
pourraient être une définition de la liberté nouvelle : celle tableaux, ces « descriptive sketches » dont le poète écrit le
qui guide les pas du promeneur et guidera les pas des armées livre : des sketches qui sont à la fois les paysages au hasard
républicaines peut se définir ainsi : l'impossibilité de man- du lieu, de l'instant et de la lumière ; les vignettes non fabri-
quer son chemin, l'immédiate certitude de la direction indi- quées - non feintes — de la liberté nouvelle et des pages de
quée par l'accumulation des signes sensibles. En ce 14 juillet, livre, un livre d'images où la liberté française ou la servitude
cette liberté se laisse partout reconnaître dans les guirlandes piémontaise font reconnaître leurs formes et leurs couleurs
qui décorent les fenêtres et les arcs de triomphe comme dans dans toute esquisse villageoise ; un livre de vie où se lisent
le bruit du vent dans les feuillages des ormes qui bordent immédiatement des

1. Ossip Mandelstam, Trotta et autres poèmes, édition bilingue, trad. François Leçons de vraie fraternité, la toute simple
Kerel, Paris, Gallimard, 1975, p. 133. Les références seront toutes données dans L'universelle taison de l'humanité
cette édition au prix de quelques modifications dans la traduction. La vérité du jeune et celle du vieillatd '.
2. William Wordsworth, Le Prélude, ou la formation de l'esprit d'un poète, trad
Louis Cazamian, Paris, Aubier, 1949, p. 101 ; même remarque, mais les Traduc-
tions ont été plus systématiquement refaites. 1. Le Prélude, livre V I , v. 547/549, p. 269.

24 25
La chair des mots La chair des mots

Ce livre de la vérité fraternelle lève la critique platoni- •enter dans l'évidence de soi, de cette découpe du visible qui
cienne de l'écriture en même temps que l'opposition du sen- Ml constitution de la communauté. Car la politique répu-
sible à l'intelligible. I l s'écrit simultanément dans le sensible blicaine ne s'ordonne plus au point de vue d'un spectateur
et dans l'âme comme discours vivant : non plus tableau l > n v i l é g i é , au spectacle de la majesté royale. La politique
muet, écriture morte ou représentation mensongère, mais i< l'iihlicaine est celle des marcheurs. La communauté est

f >résentation immédiate du vrai. Le livre ne s'oppose plus à


a parole vivante. L'opposition maintenant passe entre livre
faite de gens qui, en marchant, voient se lever les mêmes
images. La nature a détrôné le roi en supprimant sa place,
•nn point de visée — la nature dans le double sens qui va
et livre. Elle oppose le paysage-livre, représenté dans la chair
même du sensible, aux livres morts du savoir et de la pro- <<>mmander, pour l'âge nouveau, le nœud de la politique à
phétie. Dans le livre V du Prélude, intitulé Les Livres, le l'expérience sensible : en une seule notion, la puissance qui
poète déplorait que l'esprit n'eût pas, pour imprimer son fait être et tient ensemble les êtres et le lieu où l'on va, sans
image, un élément d'une nature plus proche de la sienne privilège, se promener et regarder.
que le livre. Et il l'illustrait du récit d'un mauvais rêve A Wordsworth on accorde généralement le mérite d'être
éprouvé par le poète assoupi pendant la lecture de Don Qui- .m premier rang de ceux qui ont découvert et fait découvrir
chotte. Dans le paysage nu d'un désert il y rencontrait un .i la poésie la nature. Ce qu'il a d'abord, me semble-t-il,
énigmatique Arabe qui lui présentait une pierre/livre, les Elé- découvert et fait découvrir sous ce nom, c'est une manière
ments d'Euclide, et un coquillage/livre où s'entendait la pro- de voir au passage, de fixer le sketch dans lequel la nature se
phétie d'une destruction imminente. Le rêve mettait ainsi en présente à elle-même, se manifeste comme présentation de
scène l'abstraction du livre dans l'abstraction du lieu, la scène soi. Il a fait découvrir une idée du poème comme respiration
d'un combat contre le mal, d'une vision éthique du monde et comme vision, un certain schématisme qui est aussi le
que nulle figure sensible ne pouvait médiatiser. En passant schématisme sensible de la communauté moderne, une
du prophète et du chevalier errant au promeneur, on passe manière de voir les signes de la liberté ou de l'oppression -
à un régime nouveau de la vérité. Celle-ci est une forme ces signes, ou plutôt ces quasi-signes, pris dans l'autoprésen-
vivante, un principe de schématisation propre à convertir les i.ilion d'une nature qui est signifiante sans intention de
mouvements du soleil et des nuages en mouvements de la signifier ; une manière aussi de convertir du vu en espoir, en
croyance. I l n'y a plus besoin d'être appelé au désert pour sympathie ou en résolution. Plus profondément, le poète/
connaître le bien et le mal. Il ne s'agit que de marcher et de voyageur au pays de la Révolution saisit le point d'identifi-
regarder. La vérité n'est pas dans une distance que la voix cation entre la révolution esthétique moderne et l'utopie
ou le signe indiqueraient, au risque de les trahir. Elle n'est atchipolitique moderne.
pas dans le modèle représenté ou travesti par l'image. Sur La révolution esthétique moderne, c'est celle que fixe au
les routes de France, en cet été 1790, aucune image n'imite même moment Kant : le congédiement de la mimèsis et
aucun modèle, aucune idée ne se trouve allégorisée. En 1793 l'abolition de la distance entre Xeidos du beau et le spectacle
ou 1794, il faudra allégoriser, figurer la raison, mettre en du sensible ; le pouvoir du beau de se faire apprécier sans
scène l'Être suprême. Mais, dans le moment de grâce de concept ; le libre jeu des facultés qui atteste, même s'il ne
juillet 1790, la nation se présente elle-même à elle-même. peut ni ne doit en déterminer aucun concept, une puissance
Ce que le poète voit, au hasard des routes, au fil de la Saône de réconciliation de la nature et de la liberté. Quant à l'uto-
ou dans la solitude des montagnes, c'est ce qui rend possible pie archipolitique moderne, je ne désigne pas par là les pro-
cette présentation de la communauté, à savoir la présence à jets de communauté idéale. L'utopie pour moi n'est pas le
soi de la nature. Il se situe en deçà du politique, au lieu de lieu qui n'est nulle part, mais le pouvoir de recouvrement
cette synthèse sensible qui permet à la politique de se pré- entre un espace discursif et un espace territorial ; l'identifi-

26 27
La chair des mots La chair des mots

cation d'un espace perceptif que l'on découvre en marchant lur. ilii sentir, le communicable de la sensation en général.
au topos de la communauté '. Dans l'identification entre I ette poétique de la sensation, après l'adieu à la révolution,
esthétique moderne et utopie moderne se fonde un pouvoir I e m p l o i e r a à reconnaître dans la vie des simples la pureté
singulier pour la communauté de se faire elle aussi apprécier, ih ce jeu des sensations et dans leur langage le médium de
aimer sans concept, d'identifier ses signifiants maîtres (la l< m expression intensifiée. Mais c'est d'abord la production
nature, la liberté, la communauté) au lieu et à l'acte d'une Utopique du nous de la communauté qui a donné figure à
poésie conçue comme libre jeu de l'imagination. Ce qui en Cette communauté sensible qui autorise la marche du / vers
résulte, c'est, en termes kantiens, la transformation du juge- les daffodib et identifie ce mouvement de découverte à
ment réfléchissant en jugement déterminant. Dans le libre I et mure du poème conçue comme communication du mou-
jeu de l'imagination, la raison vient en effet se présenter v e m e n t de la sensation. Cette identification entre écriture et
directement comme déterminant un monde. Ainsi le poète l o m m u n i c a t i o n s'établit dans l'expérience originaire où
peut-il caractériser ce temps
|e me souviens bien
Où la Raison semblait pout affirmer ses droits Que dans les apparences de la vie quotidienne
Tout entière occupée à prendre la figure |e crus, en ce temps-là, percevoir clairement
De quelque enchanteresse suprême secondant 1 In monde nouveau, un monde qui valait
L'œuvre qui en son nom s'accomplissait alors . 2
D'être communiqué, et à d'autres regards
Rendu visible '.
La raison alors semble se donner la matière sensible de
son expérience et de sa vérification. Elle fournit aux rêveurs D'un transport à l'autre, ce n'est pas seulement la grande
comme aux emportés de l'imagination la matière dont ils révélation du nouveau monde qui se rabat sur la découverte
peuvent faire leur évidence et leur espoir : ei la glorification des simples gens et des simples choses. La
l u b j e c t i v i t é lyrique et son horizon de communauté ne s'ins-
Le doute alors n'est plus, le vtai est plus que vrai i . l u r e n t qu'au prix d'un travail critique qui sépare le wan-
Il est une espérance, un désir, une foi
Une ardeur que sanctionne l'autorité divine, tlering du Je poétique de l'utopie poétique du politique. La
Dans le danger, dans la détresse, dans la mort . 3 nouveauté de la communauté esthétique est aussi celle d'une
ligne de partage ténue, toujours propre à transgression, entre
L'enthousiasme provoqué par ce devenir sensible de la rai- l ' u n i v e r s a l i t é de la communicabilité esthétique et l'objecti-

son est le principe esthético-politique de ce que, au temps v.il ion atchipolitique du lien. Une ligne de partage toujours
même des adieux à la grande espérance, la préface des Lyrical i retracer, et c'est sans doute cela qui explique que, cin-

Ballads proclamera comme le principe de la poétique nou- q u a n t e ans après, le vieux poète, ami de l'ordre et de la

velle : la communication des feelings et des associations natu- religion, s'applique à récrire, non pour en changer l'appré-
relles d'idées en état d'excitement . Principe de politique du
4
. i.il ion mais pour en parfaire la communication, ses descrip-
sensible : contre les hiérarchies de la représentation, la poé- tive sketches de promeneur enthousiaste au pays de la Révo-
tique s'identifie à une esthétique générale qui exprime les l u t i o n . La poésie s'affirme comme le pouvoir d'une
• ommunauté sensible qui saisit n'importe qui et n'importe
• U o i dans le wandering poétique, en revenant sur le tracé de
1. Cf. Jacques Rancière, Courts voyages au pays du peuple, Paris, Le Seuil, 1990.
2. Le Prélude, livre X I , v. 113/116, p. 419. l.i promenade inaugurale, en dissociant le rythme de sa pro-
3. Ibid., livre I X , v. 404/407, p. 373.
4. Wordsworth, préface aux Lyrical Ballads, dans William Wordsworth, T h e
Oxford Aurhors, Oxford University Press, 1984, p. 597. I. Le Prélude, livre X I I I , v. 367/372, p. 471.

28 2')
La chair des mots La chair des mots

menade de celui des armées citoyennes, les nuages du ciel U n livre, u n e a n c i e n n e r o m a n c e


d'été des orages de la politique. C'est ce que le poète accom- l ' M . ( m u f é e r i q u e , o u q u e l q u e action de r ê v e ,
I i.i... d e r r i è r e les n u a g e s d ' é t é '.
plit exemplairement en un poème « a-politique » qui
s'adresse à l'opérateur du transport politico-poétique : To the
clouds. Où allez-vous ? demande-t-il à l'armée brillante des
nuages. Question sans réponse. La nature ne présente plus /, double voyage
la puissance de la communauté, elle ne travaille plus pour le
compte du politique. Ce n'est pas seulement parce que la l i H écriture peut-elle ne pas être un reniement? Non
Révolution est finie et que le poète en est revenu. I l ne suffit p . . simplement un reniement politique, mais dénégation
pas de faire une fin à la Révolution. I l faut lui faire une fin • m M i . use quant au statut même du poème? L'écriture du
d'écriture, rendre solitaire le nuage qui accompagne renon- I".. nu peut-elle s'installer sans plus de souci dans le simple
ciation poétique, le séparer de la course de 1 armée des
Il M,, ni d'une liberté qui la fait aller d'un simple sentiment
nuages qui basculent à l'horizon, comme le font toute gloire
i .1. simples mots pour parler aux simples gens des simples
et tout empire. Dans cette séparation se gagne le sentier de
. Ii<.-.<•. ' N'est-ce pas d'un même mouvement que le poète
renonciation lyrique :
Ollbl i< ce qu'écrire veut dire et ce que liberté signifie ailleurs ?
I I I . esi la question rencontrée par la génération suivante
... une humble marche .Ii -, poêles. Ceux-ci ne ressentent pas seulement avec amer-
Le sentier que mon corps esr voué à suivre ici, un M. la trahison de Wordsworth et de Coleridge, jacobins
La mince ligne blanche à peine dessinée, i. \. nus à l'ordre social et à la contemplation de leurs lacs,
Œuvre, commenr le dire, ou des pas du berger, • i fustigés pour cela dans les vers allègres du Don Juan de
Ou bien de son rroupeau ? Trace unique des deux ? 1
Byron . Us dénoncent aussi l'insouciance de cette écriture
i . . u n i du pouvoir de ses mots et d'abord de ce mot de tous
L'humble sentier, la ligne qui va du / aux daffodils, qui Il | n u i t s , ce mot de passe de liberté - liberty, mot d'emprunt
fait glisser le Je dans l'accord des simples mots aux simples QUI jamais les démonstrations naturelles de la freedom
choses, c'est aussi la ligne de démarcation de la démarche chtone ne suffiraient à assurer. I l n'y a pas de simple
poétique et de la marche politique. L'écriture lyrique, arra- . miment et de simple mot. La liberté ne saurait se dissi-
chée à l'hétéronomie représentative par son identification à n i u l i i dans les figures modestes de l'errance du promeneur

l'écriture sensible du politique, doit s'en séparer à nouveau . i de l i fraîcheur éblouie du regard. Elle ne saurait s'iden-
pour gagner son autonomie. Le chemin de renonciation i i l n i a l'abandon au spectacle heureux de la nature en fête.

lyrique est celui d'une ré-écriture. C'est pourquoi il n'est pas I . < haut I de Don Juan fait suivre les quolibets lancés aux
très important de se pencher gravement sur les raisons de la li fatigués de cette leçon ironique de morale littéraire :
stérilité précoce de Wordsworth ou de sa tendance à la répé-
tition. Le poète ne se répète pas par stérilité. I l se voue à la I a régularité de mon dessein
réécriture comme à sa tâche. L'écriture lyrique est une ré- l ' m s i rit comme péché suptême tout vagabondage . 3

écriture qui se trace à partir d'une écriture nécessairement


perdue :
I /1 Pielude, livre I X , v. 300/302, p. 369.
' Byron, Don Juan, édition bilingue, trad. Aurélien Digeon ; les traductions
1. « T o the Clouds », v. 53/57, The Poetical Works of William Wordsworth, •M l.ullIliVs.
t. I I , Oxford, Oxford University Press, 1944, p. 318-319. ( / hm Iii,in. charu I, p. 151.

30 31
La chair des mots La chair des mots

Byron, pour sa part, ne se privera d'aucune digression. lmpli< lté lyrique. Le lyrisme moderne tout juste émancipé
Mais aussi ses digressions auront plus d'une fois pour objet • lu carcan des genres doit inventer une nouvelle sorte
de railler la façon dont l'ancien jacobin Wordsworth qui, d ' é p o p é e . Déjà chez Wordsworth les instantanés du pro-
hier, « assaisonnait de démocratie » ses « poèmes de colpor- ni, n. ni ébloui étaient doublés par la longue histoire en
teur », aujourd'hui « se traîne autour des lacs avec ses cners quatorze chants et huit mille vers de la «croissance de
charretiers ».
1
|esprit d'un poète». Mais le poème de Childe Harold
Refuser les enchantements du wandering, c'est marquer t é m o i g n e b i e n plus de ceci: le poème lyrique à peine
l'écart des mots aux choses, cet écart précisément exacerbé é m a n c i p é d o i t aller refonder sa liberté par un voyage de
dans le destin du mot liberté : mot démonétisé par la ter- MtOUr vers la terre des signifiants maîtres. Le Je lyrique
reur révolutionnaire et la guerre impériale françaises ; mot d o n soutenir son autonomie en réintroduisant, quitte à
rendu plus opaque encore par les insurrections ambiguës I m n nier, le support ténu d'un héros/antihéros de fiction.
d'Espagne et du Portugal. Les mots sonores de la liberté I il n o n singulière puisqu'elle n'est que le fil du voyage qui
française se sont pervertis en actes d'oppression. Les i i m è n e à leur source les mots démonétisés. En retournant
guerres de libération d'Espagne et du Portugal se sont v . i s l'épopée, l'affirmation lyrique la réinvente. Elle lui
tournées contre les idées mêmes de liberté et d'émanci- u n i nte un nouveau sens. Elle l'identifie à la fiction d'un
pation, à l'ombre de la religion et de la monarchie. Nulle voyage de retour: retour à l'origine du sens, au lieu où le
part les mots de la liberté ne coïncident avec ses actes, sa transport métaphorique se réassure contre l'usure et la tra-
voix ne se trouve en son lieu propre. Aussi la politique in...n des mots, où la liberté se fait reconnaître comme
du poème ne peut-elle être une simple politique d'accom- p r i n c i p e vivant de tout lien, de tout acte rassemblant des
pagnement. Elle passe par le mouvement qui cherche à m o i s et des choses. A travers ces fantômes ou ces dérisions
rendre à la liberté sa langue propre, à faire coïncider sa .1 épopées qui s'appellent Childe Harold ou Don Juan,
voix avec son lieu. Ainsi la course errante du chevalier l ' é p o p é e prend cette figure rétrospective qui dominera la
Harold, quittant pour l'océan du poème l'Angleterre des p e n s é e moderne du poétique. Elle s'identifie au voyage du
lacs, prend-elle une direction bien définie. Elle se rendra retour. L'Odyssée devient la métaphore même du transport
d'abord au lieu où la liberté se fait entendre sans se poétique du sens, de sa liberté errante et de son enraci-
connaître elle-même (la péninsule Ibérique) et de là se ne nient premier. La parole lyrique s'affirme en se doublant
dirigera vers le lieu où elle a son territoire natal, lors d'un fantôme d'épopée au statut équivoque: identification
même que sa voix ne s'y fait plus entendre (la Grèce). p r e m i è r e de la page écrite à l'espace parcouru en même
Mais c'est dire aussi que la parodie de roman médiéval temps que dénonciation de la tricherie du Je lyrique. Cette
devient du même coup un simulacre de voyage épique, le duplicité est sensible dans la double façon qua Childe
voyage d'un héros qui, en retraversant les lieux de la révo- Harold de parcourir la distance de l'Espagne à la Grèce:
lution obscurcie, fait retour de la terre lyrique des nuages, une première fois selon le rythme du voyage, mais aussi
des lacs et des jonquilles à la terre natale de l'épopée. A Une seconde fois en trouée dans le poème, comme dans
ce prix, il est possible de redonnet un lieu à la voix de cette singulière apparition du Parnasse grec au milieu de
la liberté et une voix à son lieu. Le sujet inconsistant qui li description d'un chœur de fières Andalouses :
accomplit en habit médiéval le périple de l'Angleterre
moderne à la Grèce antique introduit la fêlure dans la P a r n a s s e , ô toi q u ' à p r é s e n t je c o n t e m p l e
N o n d a n s le t e g a t d h a l l u c i n é d u r ê v e
1. Ibid., chant III, p. 325-327. « T h e Wagooner » est le titre d'un poème N i d a n s le d é c o r f a b u l e u x d ' u n c h a n t
célèbre de Wordsworth. M.lis d r e s s é blanc v ê t u en ton ciel natal [...]

32 33
La chair des mots La chair des mois

J'ai tant rêvé de toi, de ton nom glorieux. I i double voyage du poème donne deux fois au chœur
Qui ne le sait ne sait de l'homme la plus divine science ! 1
Uldalou l'ombre grecque qui lui manque. L'ironie byro-
u ,i beau railler la candeur des voyages autour d'un lac,
Le Parnasse est le nom qui est objet de la plus haute ion périple de l'Océan moderne à la Méditerranée antique
science, cette science (lore) que le siècle qui s'ouvre attachera, 11 || lui aussi donné toutes les garanties de ne pas manquer
pour le meilleur et pour le pire, au seul nom du peuple. |0n chemin. Celui-ci est déjà tracé. La liberté vers laquelle
Mais il est aussi, en survenant au lieu de son invocation, le Dj âge le poème a déjà fait le chemin en sens inverse, d'est
Parnasse « réel » qui dénie celui du rêve chimérique ou de la , n ouest, selon la grande téléologie que l'époque a consacrée
fable poétique. , i qui se déploie dans cette « Ode à la Liberté » qu'inspirera
Bien sûr il y a une explication simple à cette apparition Shelley l'insurrection espagnole. L'histoire de la liberté s'y
déplacée. Le poète est en Grèce quand il écrit ses souvenirs |ni( m comme une série de strophes portées par le mouve-
espagnols, et, par la fenêtre de la chambre où il écrit, il m.m des ondes d'où surgit, au saut d'une strophe qui pro-
contemple, entre deux strophes aux couleurs andalouses, le longe- le mouvement d'une même phrase, quelque citadelle
Parnasse réel. Mais cette simple explication oublie ceci : c'est di nuée et de pierre, telle, au saut de la quatrième à la
l'acte même d'écrire, l'écart de l'écriture et de la fiction qui . inquième strophe :
se trouve ici dénié. La littérature doit se dénier elle-même
pour obtenir le prix de son voyage, énoncé au moment du sur l'onde égéenne
départ : Aihènes se leva, cité comme la vision
I n fait surgir des rocs empourprés et des tours argentées
Des mots qui sont des choses, des espoirs non rrompeurs . 2 I >i s nuages crénelés, comme pour railler
I es plus princiers édifices, l'Océan pour pavement,
Le Parnasse « réel » qui surgit au milieu du chœur andalou I c t tel du couchant pout dôme
comme sa vérité, le lieu qui lui donne sens, c'est l'identité
immédiate d'un sommet neigeux et d'un nom qui est un Ainsi l'histoire de la liberté peut-elle s'écrire comme une
signifiant maître, un signifiant du pouvoir des mots en géné- an cession de strophes où chaque strophe figure, sortis de
ral. Il est l'identité d'un mot avec sa terre natale, de la liberté l'onde ou vivant en son tremblement, un séjour, une avan-
avec elle-même. Cette identité du nom et de la chose, la . . . . un retrait de la liberté. Celle-ci ne cesse d'exister en
Grèce ne la produit plus. Elle ne produit plus d'hommes reflets, échos, fleurs déployées déjà sous la surface des eaux.
libres. Mais pourtant elle en recèle encore l'identité pour qui I Ile écrit son histoire en strophes rythmiques régulières, en
v o i s et en échos. L'histoire du monde est structurée comme
sait en capter l'ombre. Et c'est cette ombre qui manque à la
liberté sauvage des vierges andalouses. I l n'y a pas en Grèce un poème. La liberté est elle-même le premier énonciateur
de chœur plus magnifique. Seule manque à sa splendeur lyrico-épique. Elle écrit ici une strophe, là une autre, elle
l'ombre qui donne sens. Seules leur manquent : persiste dans son évanouissement même : reflet de lumière à
la surface des eaux ou transparence de l'image dans leur pro-
... ces ombres paisibles fbndeur. Le poème qui vient après la fait aller de lieu en lieu
Que la Grèce offre encore, quoique la gloire fuie ses clairières . 3 . i résonner en écho d'elle-même. Il donne sa voix pour gage
de son lieu, son passé comme gage de son retour :
1. Byron, Le Chevalier Harold, édirion bilingue, trad. Roger Martin, chant I,
v. 611/622, Paris, Aubier, p. 93-95 ; même remarque pour la rraduction.
2. Lbid, chant III, v. 1061, p. 227. I Shelley, « O d e à la liberté», Poèmes, édition bilingue, trad. Louis Caza-
3. Ibid., chant I, v. 655/656, p. 95. i.ii.ni Paris, Aubier, 1970, p. 161.

34 35
La chair des mots La chair des mots

À la surface du flot fuyant du Temps,


Son image plissée flotte comme jadis I ice quitte à se nier lui-même, à la limite, comme
Immuablement inquiète, et à jamais | dut nui. Figure limite qui est celle d'Eugène Onéguine, le
Elle tremble mais ne peut s'évanouir '. é d u c t e u r qui n'emploie plus les mots de la séduction et
i. nvoic i la dérision des mots la lettre d'amour de celle qui
Il est vrai que cette assurance est bientôt contredite par la l'offrait à lui. La parodie d'épopée où s'achève la politique
voix de l'énonciateur. A la fin du poème, au moment où le rom intique du poème installe renonciation lyrique dans le
chant va se taire, les flots se referment sur la voix qu'ils balancement indéfini entre la vérité et le mensonge de la
avaient laissée passer. Il faut bien assurément qu'un poème liberté.
se finisse. Mais dans Childe Harold, c'est initialement que
s'accuse la tension d'un double rapport entre les mots et les LES H I R O N D E L L E S CAPTIVES
choses : de l'élan du voyageur en route vers un pays « où les
mots soient des choses » au radicalisme du sceptique qui
1
es! très exactement ce balancement de la liberté entre
proclame « Away with words », sachant que les mots n'ont W rite et mensonge auquel Mandelstam, un siècle plus tard,
d'autre effet que de séduction. La « nouvelle épopée » qui RI mai l ' H 8 , consacre son poème « L e Crépuscule de la
l i b e r t é ». Sous ce titre, il ne s'agit pas pour lui de déplorer
retourne vers la terre première de la vérité des mots rouvre
aussi l'écart entre le sujet/poète et le sujet du poème. Le li perte de la liberté politique. Tout d'abord son crépuscule,
Comme celui de Baudelaire, peut être du matin aussi bien
voyage vers la terre natale doit être confié à un fictitious
character, un personnage de fiction, mais aussi un person- qui d u soir. Et la logique des images et du sens le ferait
p l u t ô t du matin. Mais ce n'est pas pour autant l'aube -
nage de feinte. « Je cherche un héros », proclame le premier
ijorieuse ou parodique - du nouvel âge qu'il s'emploie à
vers du premier chant de Don Juan. Mais l'époque, veuve
• hanter. Ce qui est en cause dans ce crépuscule incertain,
déjà de toute muse à invoquer, ne présente pas plus de héros
à chanter. Non qu'elle en manque, elle les crée au contraire • i justement le lien centenaire de la liberté avec ses méta-
phores, avec les formes de transport qui, depuis un siècle,
et les renvoie au néant, au jour le jour de ses gazettes. Un
seul personnage donc se présentera pour la traversée, le seul lui loin escorte, la font voyager du soir au matin ou du
personnage moderne à avoir affronté dignement la descente matin au soir, d'est en ouest ou d'ouest en est. Mandelstam
entend montrer ceci : la liberté n'a ni cours ni territoire. Elle
aux Enfers, Don Juan, le menteur, le séducteur. L'épopée
qui suit désormais les seules traces d'Ulysse le menteur ne ii irise aucun sujet d'énonciation à se glisser avec elle, à
l.i l o i s dedans et dehors, tout au long de son énoncé, du
peut avoir pour héros qu'un antihéros, Don Juan, Childe
Harold ou Eugène Onéguine. Le personnage qui fascine la ml me pas que les promeneurs solitaires et les armées
génération de Byron, de Pouchkine et de Leopardi, le séduc- ibattantes. Le poème ne prolonge ou ne répète aucun
voyage, même conflictuel, des mots avec les choses. Le
teur, est l'homme qui sait que les mots sont seulement des
voyage n'a pas son lieu ailleurs que dans le poème. Le poème
mots, seulement des moyens de capture, et qui identifie la
liberté à la possibilité indéfinie de tirer avantage de leur radi- ni peul pas être la respiration de la nature ou de l'Histoire,
fustement l'air est, dans les poèmes de Mandelstam, fré-
cale vanité. Le rêve du mot semblable aux choses a pour
q u e m m e n t dit irrespirable, dense comme la terre ou suffo-
exacte doublure, chez ces trois poètes qui achèvent en poésie
quant comme l'eau. Et la cause de cette impossibilité de
l'âge révolutionnaire, le discours nihiliste du séducteur qui
n ipirer est clairement indiquée par le poète : l'air « frémit
dit le néant des mots et la liberté indéfinie de celui qui les
• h ( omparaisons », la terre « gronde de métaphores », à la 1

1. Ibid., p. 161 (il s'agit de l'image d'Athènes).


I ( i lin qui trouve u n fer à cheval », Tristia et autres poèmes, p. 165.

36
37
La chair des mots La chair des mois

façon dont l'image d'Athènes flottait sur les eaux du poème i. pi u p l c , est un astre invisible, non éclairant, pris dans le
de Shelley. Les éléments sont saturés par ces images qu'at- H ii d e lu urne de ses ressemblances, de sa métaphorisation
tirent à eux les mots partis à la quête des choses, et c'est ml. finie La brume épaisse qui entoure le soleil, ce brouil-
cette saturation que fait ressentir « Le Crépuscule de la l i i . l opaque et pépiant d'hirondelles enchaînées, c'est la
liberté » : brunii d e lous les mots et de toutes les images qui, depuis
m i iièi le, n'ont cessé de l'escorter ou qu'il n'a cessé d'ac-
Glorifions, frères, le crépuscule de la liberté n i M i p a g n e r . Le crépuscule épais de la liberté, c'est le plein
La grande année crépusculaire. tli lu n a t u r e romantique, ce signifiant maître du X I X siècle
è m c

Dans les eaux nocturnes bouillonnantes q u i , de v i g n e t t e en vignette et de voyage en voyage, a rempli


Est plongée la lourde forêt de pièges^ I.MI. les interstices entre le monde intelligible et le monde
Tu te lèves sur de sombres années, O soleil, juge, peuple ! • n . il de. Ce poème fait écho aux proses polémiques de Man-
ili l . i . u n contre le X I X
è m c
siècle, le siècle boulimique, affamé
Glorifions le fatal fardeau di voyages réels ou métaphoriques pour parcourir la terre ou
Qu'avec des pleurs porte le chef du peuple l o n d e i le ciel ou la mer; le siècle invertébré, pieuvre aux
Glorifions du pouvoir le ténébreux fardeau,
n u l l e bras, avide de tout saisir en tous sens; le siècle des
Son joug intolérable.
Qui a un cœur, il doit entendre, ô temps igeurs de mots et des dévoreurs d'espaces, qui a mis le
Comme ton vaisseau coule au fond. voile épais de ses mots-semblables-à-des-choses et de ses
• «paces saturés d'écriture entre le fragile sujet de l'énoncia-
En légions guerrières i i ' m ci s o n soleil - ce soleil qui n'éclaire le sujet qu'au prix
Nous avons enchaîné les hirondelles. Et voilà : di le unir à distance des choses et de lui rappeler en chacun
Le soleil est invisible ; tout l'élément M' les couchers le temps qui lui est compté. Le X I X i m c
siècle,
Chuchote, s'agite, vit. • Ion Mandelstam, n'a cessé de se protéger contre cette
A travers les filets — crépuscule épais — menace. Il prétend être le siècle de l'Histoire, mais il est bien
Le soleil est invisible et la tetre flotte. p l u t ô t le siècle antihistorique, le siècle « bouddhique ' » . Le
p r o g r è s » qu'il a inventé est le refus de l'historicité et de la
Eh bien ! essayons donc : un tour énorme et maladroit
Un tour grinçant du gouvernail. i qui en supporte le sens. Ce fantôme d'histoire n'est
La terre flotte. Hommes, montrez-vous hommes ! qui le résumé de ses voyages en tous sens pour colmater,
Comme avec la charrue, divisant l'Océan, ivet la glu de ses tentacules, tous les espaces vides du sens,
Nous nous souviendrons jusqu'au froid du Léthé, d u temps et de la mort. Le soleil invisible ou aveugle qui se
Des dix ciels que nous a coûtés la terre ', I. ve s u r les années de la révolution est ce soleil embrumé,
' miné par les tentacules du siècle omnivore.
Le crépuscule de la liberté, c'est d'abord ceci : le mot
liberté est immergé dans l'épaisseur du crépuscule. Le cré- I i crépuscule révolutionnaire signifie d'abord ceci : le
puscule n'est, en fait, ni le début ni la fin du jour. I l est le .oleil qui se lève comme lumière de l'âge prolétarien nouveau
jour qui est comme la nuit, le jour où l'on ne voit pas le • i le soleil entenebré de l'âge de l'écriture mangeuse d'es-
soleil. Ce « soleil, juge, peuple » est pourtant dit se lever, ptees, avide de se coller à ses choses et à leurs lieux. Ses
mais précisément « sur de sombres années ». Le soleil révo- légions guerrières sont faites d'hirondelles enchaînées, de
lutionnaire, ce soleil qui se transforme à volonté en juge et
I ( /.'. notamment, « Le dix-neuvième siècle », dans Ossip Mandelstam, De
1. « Le Crépuscule de la liberté », ibid., p. 99. I., poésie, n.id. Mayelasveta, Paris, Gallimard, 1990, p. 115-124.

38 39
La chair des mots chair des mois

mots englués, attachés aux tentacules du siècle-pieuvre. Man- I \l. • indre , entendons ici celui que toute la Russie appelle
delstam revient au point de coïncidence problématique entre \l. I U . I K V igueievitch : Pouchkine - ou bien d'y abîmer
1

l'évidence de l'accompagnement poétique et l'évidence sen- ,. ioli il d'é( nuire, d'en faire la torche ou la lampe de poche
sible du politique. Mais il refuse la facilité qui consiste à se ,1, •. miliciens, des « pouchkinistes à capote et revolver », ces
détourner de fa synthèse sensible du politique. I l faut au H H .11 s île la « petite sonatine soviétique » qui feront clique-
contraire penser poétiquement cette synthèse, inscrire dans i , i , n chaîne les touches de YUnderwood, les sonnettes des
le poème le point de coïncidence du politique et du poé- I .m petit matin et le bruit des fers . Pour que la « mer-
2

tique. Il faut construire poétiquement l'espace de cette coïn- yelllcu.se promesse » soit tenue, la liberté doit être libérée de
cidence, le révéler en le construisant. Car l'espace de la coïn- i, lourde forêt de pièges ». L'armée de la libération prolé-
cidence se présente toujours lui-même comme déjà là. La i H i. uni- est elle-même une forêt de pièges dans la nuit, parce
liberté y guide toujours les pas : entendons qu'elle les pré- pu i , m nuit est déjà une forêt de pièges, qu'elle est peuplée
cède, qu'elle a toujours déjà opéré par avance la synthèse ,L mots semblables à des choses et de choses semblables à
poético-politique, la synthèse du visible et de son sens. Pour • I, mots : soleil/peuple ou croiseurs Aurore, forêt de pièges,
échapper au pouvoir de la synthèse, il faut inventer un lieu forêt île symboles laissée au milieu de la nuit de la libération
d'écriture qui mette le signifiant politique liberté dans le mu île toute nuit par les tentacules du siècle romantique.
signifiant poétique crépuscule pour en révéler et en dissiper Il faut en effet donner toute sa portée à la critique du
les ténèbres. La politique de Mandelstam est, plus stricte- mbolisme qui, chez Mandelstam, ne vise pas le seul cercle
ment que chez tout autre, une politique du poème. Et il I I . , K ns symbolistes russes, mais toute une ptatique et une
importe peu de savoir si le poète approuve ou condamne la philosophie du langage qui sont indissolublement une phi-
révolution des soviets, s'il faut prendre au sérieux ou traiter losophie de l'Histoire et une pratique de la politique. Et
en parodie ces chants de gloire qui célèbrent le pouvoir I cela il faut bien entendre ce qu'est un symbole. Un
assumé en larmes par le chef des bolcheviks tout comme \ uiliole n'est pas nécessairement une image énigmatique qui
jadis les chœurs populaires de Moussorgski rendaient gloire
Indique et dissimule à la fois quelque sens plus ou moins
à ce Boris Godounov qui s'était, lui aussi, tant fait prier
profond. Plus fondamentalement, un symbole est un mot ou
d'accepter le fardeau de la couronne. I l en va de même pour
uni nuage - une représentation-, qui ne peut fonctionner
la référence rappelée six ans plus tard encore à
,|u< dans un rapport de ressemblance avec un - ou une -
nu n . ( '.'est là le cœur de la politique de Mandelstam contre
La merveilleuse promesse au Quart État l< r/mbolisme, exprimée notamment dans l'essai De la
Le serment profond jusqu'aux larmes '. u.iime du verbe : les symbolistes n'ont ni mots ni choses,
. u l e m e n t des fantômes de mots et des fantômes de choses,
A vrai dire, le chant de gloire au tsar usurpateur était déjà M u l e m e n t des images qui ressemblent à d'autres images:
un chant de souffrance partagé. Et de même la souffrance I I „i rose est l'image du soleil et le soleil l'image de la rose ;
assurée et la dérision possible sont comprises dans le chant h tourterelle est Limage de la jeune fille et la jeune fille
de gloire à la révolution. Sa brume épaisse peut également l'image de la tourterelle. Tels des animaux à empailler, les
s'ouvrir à une lumière nouvelle ou s'enfoncer dans une nuit
irrémédiable. Et la responsabilité du poète y est engagée sur I ( /.' » À Cassandre », op. cit., p. 87 er « Pouchkine et Scriabine », De la
son terrain propre, l'usage des mots. Il dépend de lui de faire /..,./, ,f cit., p. 160. Pour l'identification du «Soleil d'Alexandre» au «soleil
voir la nuée soviétique dans la lumière du poème - le « soleil nu ne tic- Pouchkine », voir l'interprétation de S. Broyde, Ossip Mandelstam
.,„./ hit Age. Harvard University Press, 1975, contestée par N . Struve, Ossip Man-
drin,un. Institut d'études slaves, 1982.
1. « Le 1 janvier 1924 »,
er
Tristia et autres poèmes, p. 181. .' < /.' « Le 1" janvier 1924 » et « Leningrad », Tristia et autres poèmes, p. 205.

40 41
La chair des mots la chair des mois

images sont viciées de leur substance et bourrées d'une subs- un. m • i s s i t é plus impérieuse encore - se nourrit de légions
tance étrangère. En fait de " forêt de symboles ", on a une •I e u s qui sont des oiseaux faiseurs de printemps, de croi-
fabrique d'animaux empaillés [...]. Redoutable contredanse , m . <|m s o n t Y Aurore, de levers de soleil qui sont l'aube des
de " correspondances " qui échangent des signes de conni- i. ni|i. nouveaux, de charrues qui creusent pour les moissons
vence [...]. La rose fait signe à la jeune fille, la jeune fille à • I. I i\ on de vaisseaux qui s'élancent dans le ciel. L'État
la rose. Nul ne veut être soi » • H p. néral a besoin de mots et l'État nouveau tout particu-
A la philosophie « bouddhiste » de l'Histoire correspond li i< m a besoin de coller à son corps les images de la vie
cet usage des images qui vide en même temps les mots de nouvelle De là son appel à l'imagination des artistes créa-
leur matérialité et les choses de leur ustensilité et de leur I Etat a besoin de culture parce qu'il a besoin de se
« habitabilité ». Pour qu'il y ait monde et Histoire, il faut 4onnci une chair, une forme, une couleur, un sexe. À sa
qu'il y ait des mots et des choses constitués dans leur dis- manière, il ressent ce qu'affirme le poète : le besoin de vivre
tance : des mots pesant de toute leur matérialité, constitués historiquement. Seulement, pour vivre historiquement, il
en eux-mêmes comme autant de citadelles, de « petites Acro- luii avoir des mots et des choses libres les uns à l'égard des
poles » ; il faut qu'il y ait des choses qui satisfassent en même (Utres. De cela l'État révolutionnaire ne veut rien savoir. I l
temps la faim matérielle et la faim spirituelle ; il faut un i pas le temps. Il conçoit l'Histoire à la manière du
trajet hasardeux des mots hirondelles qui évoluent librement lli. I, dont il hérite, le siècle bouddhique : comme protection
autour des choses, choisissant pour s'y loger tel signifiant, c le temps et la mort. I l lui faut en vitesse des mots et
telle matière, tel corps . A l'encontre, la pratique symboliste
2
• I, | images pour se donner un corps, pour se rendre sensible
scelle les images dans la ressemblance, dématérialisant du , i | M U i i se protéger. L'État appelle et dévore les mots et les
même mouvement tout mot et toute chose : « Sur tous les Images île la culture et de l'art pour se protéger contre le
mots, sur toutes les images, ils ont apposé un sceau, les réser- • • i• 11>s dévorateur. Cet appétit de «culture» en fait le
vant à un usage liturgique exclusif [...]. A table, pas question i omplice de la « rage antiphilologique » où s'achève la pra-
de manger : ce n'est pas une vraie table [...]. Chez les usten- tique symboliste. Il en fait l'ogre dévorateur de mots. Et la
siles, c'est la révolte. Le balai invite au sabbat, le pot de terre tichi i l u poète est indissolublement de protéger les mots
se refuse à cuire, réclamant pour lui-même un sens
nu u.u es par la faim étatique et de protéger l'État contre les
absolu . »
3

i nnséquences de sa fièvre dévoratrice :


La capture symboliste du poème et la capture étatique de Pour la vie du mot, une ère héroïque a commencé. Le
la révolution vont ensemble. Le soleil de la révolution s'est m o i est chair et pain. Il partage le destin du pain et de la
levé dans cet espace symboliste des ressemblances. I l est • lim : la souffrance. Le peuple est affamé. L'État est encore
« juge » et « peuple » dans la prose ou le chant révolution- plus affamé. Mais il y a quelque chose de plus affamé
naire de la même manière qu'il est rose dans le poème ou encore : le temps. Le Temps veut dévorer l'État '. »
que la jeune fille y est tourterelle. Tant que la révolution S o l l i c i t é par l'État de lui donner à dévorer ces mots dont
n'est pas libérée, elle fait ses légions avec les hirondelles il i l.i garde, le poète affirmera sa vocation héroïque et eucha-
captives^ elle vit des images scellées de la pratique symbo- riatîque en consacrant le mot à la face du monstre qui veut
liste. L'État révolutionnaire - comme tout État mais selon • h M U « i l'État et le rend dévorateur : le Temps.
( e l u i qui élèvera le mot et le présentera au temps,
i o n l i n e le prêtre fait de l'eucharistie, sera un nouveau Josué.
1. « D e la nature du verbe », De la poésie, p. 87 ; traduction légèrement modi-
fiée.
Rien de plus affamé que l'État contemporain, et un État
2. « Verbe et culture », ibid., p. 50.
3. « De la nature du verbe », ibid., p. 87-88. I. « Verbe et culture », ibid., p. 49.

42 43
La chair des mots La chair des mots

du s o l e i l levant, le vaisseau de l'avenir ou la charrue des


affamé est plus redoutable qu'un homme affamé. La compas-
sion envers l'État qui nie le mot, telle est la destination moissons futures. Le problème est de les desceller, de rendre
sociale et le fait d'armes du poète contemporain » i L m matière sonore la possibilité d'errer librement pour se
l a n e l'âme de tout corps, d'être la lanterne qui sert d'abri à
On peut évoquer ici Walter Benjamin, évoquant lui aussi
h flamme de la signification ou le mot-flamme dont la
Josué à propos de l'anecdote selon laquelle les combattants
m a t i è r e sonore brille dans la lanterne de la signification.
de juillet 1830 auraient tiré sur les horloges pour arrêter le
I fans la nuit soviétique - la nuit des ressemblances - il faut
temps monarchique. Mandelstam veut comme Benjamin
l a i n briller le mot bienheureux, le mot « insensé », celui qui
arrêter le « temps qui passe », celui des vainqueurs et de leurs
. l e i o h e à l'interminable jeu des connivences pour rendre
« héritages ». Mais la comparaison s'arrête là. L'acte d'arrêter
le soleil — un certain soleil, celui du siècle bouddhique — ne m doigts voyants » de celui qui est encore dans la brume
li joie de la reconnaissance ». Ainsi est-il possible d'arracher
renvoie chez Mandelstam à aucun messianisme, à aucune
valorisation du temps de l'épiphanie. Le X I X siècle pour
i m c
I. lignifiants poétiques de la vie nouvelle à leur appropria-
lui n'a pas été trop « historiciste ». Il ne l'a pas été assez. Il n o n ei.uico-symboliste, de leur rendre leur pouvoir : ce pou-
n'a pas su ce qu'historicité veut dire : la constitution d'une Mu i que la langue russe tient de sa double origine, du
mariage byzantin de la culture hellénique et du verbe chré-
charpente de mots libres et de choses libres qui donne une
ossature au siècle, qui « soude ses vertèbres ». C'est en cela n> n : du verbe fait chair de la religion chrétienne et de la
l é g e n d e de Psyché, l'âme, visiteuse des Enfers, telle que le
que le combat contre l'État dévorateur de mots est aussi une
compassion à son égard. Telle est la « glorification » propre n i u d'Apulée la met au cœur de l'hellénisme tardif - pou-
au poème, la part qu'il prend au fardeau que dans la nuit w.ii passé au cœur même de la langue russe à laquelle il a
transmis « le secret de la conception hellénistique du monde,
porte le guide aveugle du peuple. Le poète détourne la
le secret d'une incarnation libre, grâce à quoi la langue russe
fonction de fournisseur de mots que l'État révolutionnaire
lui concède au titre du service culturel. Il la détourne pour M devenue chair animée de sons, chair douée de parole ». 1

élever le mot à la hauteur du temps et donner ainsi à


1
est cette chair active du mot qu'il faut risquer pour pro-
voquer dans la nuit soviétique l'événement, l'éclair de la ren-
la révolution la charpente d'un siècle nouveau, un monde
COntre. La souffrance du verbe chrétien est identique à la
historique de choses et de mots soustraits au cercle des
dévorations. M u e jouissance de la Psyché grecque. La vocation héroïque
d u poème est une avec sa vocation ludique. La politique du
p o è m e est l'identité des deux, q u i chasse également les fan-
Présenter le mot à la face du temps, c'est opérer un travail
l o m c s de l'art pour l'art ou de l'art au service du prolétariat :
dans deux directions temporelles, révoquant doublement le
simple voyage du Je lyrique vers ses fleurs et le simple retour
A Pétersbourg nous nous retrouverons
épique vers Ta terre des signifiants maîtres. C'est, d'une part, ( unirne si nous y avions mis le soleil en terre,
un travail sur le présent. I l faut gagner sur le temps qui passe l i le mot bienheureux, le mot insensé
et sur l'espace brumeux des ressemblances l'événement de la N o u s le prononcerons pour la première fois.
rencontre libre et hasardeuse des mots et des choses, cet I >.ins le noir velours de la nuit soviétique
« instant de la reconnaissance » qui n'est possible que par la I )ans le velours du vide universel,
séparation, par la science de l'adieu. Le problème n'est pas < hantent encore les yeux chets des bienheureuses
exactement de rendre un sens plus pur aux mots de la tribu Fleurissent encore les immortelles . 2

- l'hirondelle du printemps, le soleil du monde nouveau, le


I . « De la nature du verbe », ibid., p. 75.

l . Ibid. .' I"ritti* et autres poèmes, p. 129.

44
45
La chair des mots La chair des mots

Mais nulle immortelle ne fleurit qu'au risque de la voix u n i , est la poésie de la révolution '. » Et il réclame à nouveau
toujours près de se perdre : mot oublié sur les lèvres, hiron- d i s Homère et des Pouchkine, des Ovide et des Catulle.
delle chue dans la neige, idée désincarnée qui retourne au M u s la provocation, clairement antifuturiste, de cet appel
séjour des ombres. C'est seulement dans la nuit propre au ni fait nullement de la culture du passé l'encyclopédie mise
poème - la nuit de la séparation - que les signifiants de la a la disposition de la jeune révolution. Car Ovide et Catulle,
liberté peuvent être libérés. En reprenant à Ovide le titre des I hunère et Pouchkine, en un sens, n'ont pas encore existé.
Tristia, Mandelstam lui reprend l'image matricielle de la I eurs mots et leurs vers sont encore des promesses non rem-
nuit de la séparation. Mais la séparation n'est plus l'accident plies, des instruments dont les possibilités majeures sont
malheureux que le poète chante dans ses vers. Elle est le encore à découvrir. Aussi faut-il les arracher à la continuité
principe même du poème, la science du poète. « I l n'est du iemps - à la petite sonatine soviétique - pour les rejouer
d'espace heureux, écrit Rilke, que fils de la séparation. » Il sur le « chalumeau à mille trous », leur donner un nouveau
n'est, pour Mandelstam, de pouvoir poétique que du point pouvoir d'événement. Et il ne s'agit pas davantage de retour
de vue de l'exil. I l n'y a de moment de la reconnaissance | la l e r r e natale. Il n'y a pas d'ailleurs de pèlerinage à la terre
que par le pouvoir de la séparation qui partage les « eaux nu.île d'où puissent se bénir les moissons nouvelles. Il n'y a
nocturnes bouillonnantes », qui n'est pas l'adieu à la nuit que la charrue retournant le même sol pour en faire émerger
soviétique mais le mouvement intérieur qui la redispose et les couches du temps :
rend visibles les stratifications de sens et d'images qui la
constituent : Eh bien ! essayons donc ! Un tout énorme et maladroit
Un tout gtinçant du gouvernail.
J'ai appris la science de l'adieu
Dans les lamentations échevelées nocturnes [...] ( !e gouvernail du vaisseau du temps devient aussitôt la
Qui peut, disant ce mot, l'adieu, < harrue divisant l'océan ». Métamorphose des éléments à la
Savoit de quelle tuptute il est pour nous porteur mesure de la confusion crépusculaire où la liberté révolu-
Ce que nous prédit le chant du coq tionnaire a son lieu. Peut-être ce vaisseau/charrue emblé-
Quand laflammebrûle sur l'Acropole
Et à l'aube de certaine vie nouvelle matise-t-il au plus juste la critique de la métaphoricité
Quand sut la paille le bœuf lentement mâche, romantique: métaphores de la terre natale des signifiants-
Poutquoi le coq chantant la vie nouvelle ui mies et des ondes qui les font voyager de siècle en siècle
Sur les murs de la ville bat des ailes ? 1 " u donnent passage à l'Odyssée du retour ; métaphores des
voyages aux séjours souterrains par où s'assure la continuité
La flamme de l'Acropole, le bœuf de la crèche, le coq du historique du sens. Mandelstam clôt poétiquement l'ère des
soleil levant et de la trahison forment le dispositif hellénico- voyages organisés au Parnasse ou au Léthé, qui donnaient
chrétien de visibilité qui transfigure la nuit soviétique et la u n e voix au lieu ou un lieu à la voix. I l clôt l'ère des voyages
charpente signifiante que le siècle doit se donner pour penser heureux au pays des morts ou aux terres natales. Il n'y a plus
son historicité. Ainsi prend sens l'autre aspect du travail poé- di voyage des mots dans le poème qui puisse être en même
tique sur le temps : le retournement de la terre noire - du temps le voyage métaphorique vers le lieu de leur signifiance
tcnemozium - du temps qui remet à la disposition du poète première. La Grèce n'est plus le territoire hors-poème qui
toutes les langues, les arrangements de mots et les sédimen- garantit implicitement ou explicitement le wandering poé-
tations signifiantes du passé. « Le classicisme, écrit Mandels- tique. Elle est tout entière dans le poème, dans le lieu

l. Op. cit., p. 103. I i I >i l.i nature du verbe », De la poésie, p. 51.

46 47
La chair des mots La chair des mois

d'écriture qu'il constitue. La meilleure image pour définir ce a lui le héros d'une certaine vérité, celle qui parcourt
lieu est celle que Mandelstam emploie pour Dante, celle du un monde en rond et l'enferme dans les mots d'un livre.
polyèdre. La Grèce de Mandelstam est tout entière dans le I i l.i que Mandelstam tranche. En guise d'épopée, il ne
polyèdre que le poème taille et polit dans l'opacité du dit l . . n u . m . lui, que les livres de la division : l'Iliade ou bien ce
du monde en général et du dit de la vie nouvelle en parti- Second Chant de l'Enéide qui raconte la dernière nuit de
culier. Elle y est éclatée en plusieurs facettes, plusieurs fois I roie. Il sait que nul ne revient jamais chez lui, pas même
réfléchie dans le jeu de transparences qu'il produit. On ne i Hysse dont l'âge moderne a obstinément oublié qu'il était
peut remonter, au cours du poème, du présent pétersbour- damné à errer jusqu'à ce qu'il trouve le pays des hommes
geois de la révolution à l'aurore grecque qui lui donnerait qui ne connaissent pas la mer. Nul ne revient à Ithaque ou
son sens originel. La Grèce est dans Pétersbourg/Petropol, la ,i Allumes comme à la terre natale, à la demeure naturelle
ville de pierre et de Pierre que le poème constitue en lieu fjei m o i s et des choses en harmonie. Toute Athènes est une
d'écriture : l l i o n détruite. Dans le polyèdre du poème, la forêt de pièges
d. I i nuit pétersbourgeoise ou la forêt de symboles léguée
Déesse de la mer, Athéna redoutable M i le siècle bouddhique, se répète la scène première de la
Dépouille le casque de pierre majestueux division et de la trahison : la forêt des lances achéennes dans
Dans Pettopol la ttansparente nous mourrons II ventre du cheval de bois à l'assaut de la ville de pierre,
Où tu ne règnes pas mais Proserpine règne '. foute Grèce est originellement divisée par le poème fon-
d m ui de l'hellénité. Et cette division est aussi une tension
Le poème qui rend la Neva et le Léthé transparents l'un dans la pensée poétique de Mandelstam. Car il y a bien chez
à l'autre nous enseigne du même coup ceci : il n'y a pas de lui u 11 dernier rêve hellénique, insistant dans ses proses pro-
lieu hors-lieu qui soit à la fois dans le poème et hors de lui. n.itiques. Au rêve architectural et technologique du
Le Léthé, la rivière des Enfers où se risque le passage du 1111 M 11 il oppose le rêve d'une Grèce du foyer, univers
s1111-
sens, ne saurait être le fleuve commode des transferts roman- dd o b j e t s essentiels sacralisés par les « petites acropoles » de
tiques, ce fleuve que l'historien Michelet se vantait d'avoir l.i langue russe. Ainsi le texte De la nature du mot évoque-
traversé tant et tant de fois pour rendre une voix aux tré- i il i c i hellénisme domestique accordé à l'hellénisme littéral
passés et nourrir les générations présentes de la sève de la I. I i langue russe: « C e t hellénisme, c'est le pot de lait,
terre et des morts. La transparence du Léthé est celle de I oukhvat, une poterie, un ustensile ménager, de la vaisselle,
l'onde qui sépare, qui n'organise la rencontre des âmes et Dre! tout un environnement physique; l'hellénisme, c'est
des corps que dans leur séparation. Ce n'est pas Athéna, la I m m e la chaleur du foyer ressentie comme quelque chose
déesse à la chouette philosophique, la protectrice de toutes <\< sacré, c'est tout bien, tout élément du monde extérieur
les odyssées heureuses, qui régit le rapport de la Neva au qui se rapporte à l'homme, tout vêtement dont on couvre
Léthé, mais Proserpine, la déesse de la mort. I l faut prendre II | épaules avec un frisson sacré [...] c'est humaniser le
la mesure de ce changement. Toute la modernité s'est de environnant et le réchauffer à la chaleur subtile d'une
jusque-là mise sous l'ombre d'une Grèce du retour. Elle a n léologie. L'hellénisme, c'est un poêle auprès duquel
constitué l'identité de l'épopée avec la pensée du parcours l'homme s'assied et dont il apprécie la chaleur comme si elle
intégral et du retour heureux. Elle a fait de l'épopée une émanait de lui-même '. » Mais les lignes suivantes trans-
encyclopédie, au sens strict : parcours circulaire et exhaustif fbrmeni cette belle demeure habitée par l'esprit en vaisseau
des mots au long des lieux. D'Ulysse le traître, le menteur, égyptien des morts: «L'hellénisme enfin, c'est la nacelle
1. Tristia et autres poèmes, p. 83. I •• I V la nature du verbe », De la poésie, p. 85.

48 49
La chair des mots La chair des mois

funéraire des Égyptiens dans laquelle est déposé tout ce qui I i n o m de Cassandre, celui qui se perd dans la «sèche
est nécessaire au défunt pour prolonger son pèlerinage sur 11 m du sang », c'est le nom troyen par excellence : la fille
terre [...].» La discipline du poème, elle, ne laisse pas de .1. h.nus palais détruits par le bois achéen, l'étrangère au
place à cet hellénisme heureux du foyer. C'est en prose seu- pirli i d'hirondelle qui, dans XAgamemnon d'Eschyle, meurt
lement que s'exprime le programme d'une nouvelle Grèce | ii annonçant le jour sinistre issu de la nuit troyenne et le
domestique célébrée par la fonction liturgique de la poésie. Ilei de la trahison tendu pour le chef de la flotte achéenne.
Le poème, lui, découvre le séjour de pierre de l'immortalité M n . c'est aussi la jeune fille qui, dans Tristia, le poème
domestique comme déjà occupé par le bois des flèches, du • p o n y m e du livre, se penche sur la cire pour dire l'avenir et
cheval et des vaisseaux achéens. La « haute demeure » de I ii mourir :
Priam est une « forêt de vaisseaux » - métonymie vertigi-
neuse qui installe le vol des vaisseaux achéens — le « long l i i est ainsi : la figure ttansparente
envol de grues sauvages » du célèbre Catalogue des vais- ' .H sur la plaque immaculée d'argile
seaux au cœur de la cité troyenne. Les Achéens ont, par < b i n i n e la peau tendue d'un écuteuil.
avance, détruit le rêve d'un hellénisme des objets. La flamme l'i in liée sur la cire, la jeune fille observe,
du foyer ou de l'Acropole est identique à l'incendie de la i i n'est pas à nous de sonder l'Érèbe grec
nuit troyenne. L'origine grecque est le lieu d'une trahison I i i ire est pour les femmes comme aux hommes est l'airain
N o i r e sort au combat seulement nous échoit.
irrémédiable :
M u s elles meurenr en disant l'avenir '.
Parce que je n'ai pas su garder dans les miennes tes mains
Parce que j'ai trahi les lèvres tendres et salées, II faut remarquer la singularité de cette figure dernière de
Je dois dans l'Acropole assoupie attendte l'aube '. II transparence du poème. La répartition sexuelle des tâches
I si mble calquée sur les figures jumelles des vases grecs :
La routine biographique s'est ici occupée à « trouver » le t u e r r i e r s tendant lance et bouclier, femmes prêtresses du
nom et l'histoire de la femme ainsi abandonnée. Mais celle- I u l i e domestique. Mais la division sexuelle du travail et la
ci n'a pas d'autre identité que celle qui lui est donnée par lominunauté de destin dans la mort sont construites en
le poème même qui construit le lieu de la trahison : t r o m p e l'œil. Même si Cassandre et Agamemnon chez
I li li vie meurent ensemble, le couple est en fait celui de
Les Achéens dans les ténèbres apprêrent le cheval [...] I agresseur et d e la victime : à l'un la victoire au risque du
Pourquoi t'avoir quittée avant que l'heure soit venue, ri t o u r , à l'autre le toujours vain savoir de la défaite. Et nous
Avant que pâlisse la nuit et que chante le coq,
MVons aussi de quoi ce vain savoir est le prix. L'autre, la
Que la hache brûlante se plante dans le bois ?
p u n i lille, Cassandre est douée d'un pouvoir de voir assorti
oV s i contrepartie implacable: l'impossibilité d'être enten-
Et le nom lui-même est donné dans un autre « poème
d'amour » de la nuit pétersbourgeoise, qui dit n'avoir pas • lui Mais ce sort est la sanction d'un défi bien particulier.
cherché à s'approprier les lèvres trahies : < r...indie, dans la légende, est punie pour s'être refusée à
Apollon, le dieu des Muses. Elle figure ainsi la dissociation
Je n'ai cherché dans les instants fleuris m i u ni de la promesse poétique, au cœur de toute politique
Cassandre, ni tes lèvres, Cassandre, ni tes yeux .
2 • li cette promesse. Et c'est l'acte même du poème que
• I opérer cette dissociation, de démentir sa propre utopie :
1. Tristia et autres poèmes, p. 133.
2. « A Cassandre », op. cit., p. 87. I. Tristia et autres poèmes, p. 105.

50 51
La chair des mots La chair des mots

Dans le noir velours de la nuit soviétique, n u de donner au siècle son ossature. Mais c'est le sang seul,
Dans le velours du vide universel mèli i la chaux vive, qui peut souder les vertèbres du siècle,
Chantent encore les yeux chers des bienheureuses. i i le poète doit avec la même force affirmer qu'il est et qu'il
M . i pas contemporain de l'époque des « confections mos-
La figure heureuse des yeux chantants doit se démentir : • • ivues », en tout cas pas comme prêtre élevant l'Eucharistie
les yeux qui voient ne chantent pas. Celle qui regarde la cire du Verbe. La partition du poème, déployée pour produire
n'est pas entendue dans la nuit des flèches. L'acte du poème I Instant heureux de la reconnaissance, tend alors à se replier
s'effectue dans le trajet entre la vision qui ne peut se dire et i l.i ligure de l'impossible, le pur dessin des lèvres toujours
la joie de la reconnaissance offerte aux « doigts voyants ».
1
trahies :
Mais le trajet hasardeux des mots-hirondelles n'est pas seu-
lement au risque de l'oubli qui fait s'abattre l'oiseau sur la I e souvenir de la cloche stygienne
neige. Il est au risque de la trahison, d'une parenté première Brûle sur les lèvres ainsi que le gel noir [...]
avec les flèches guerrières dans la nuit troyenne. Le risque I > s lèvres de l'homme,
de la trahison prime alors pour le Je de renonciation poé- quand elles n'ont plus rien à dire
tique toute question de reniement politique. La question » ..u lient la forme de la dernière parole prononcée [...]
est : à quel prix est-on assuré de ne pas manquer son che- \ jamais souviens-toi de ma parole pout son goût de malheur
min ? Peut-on à la fois voir et être entendu, tendre la surface II de fumée '.
révélatrice du poème et prendre part au concert de la vie
nouvelle ? Apollon n'est peut-être pas exactement ce nouveau Mandelstam amène le Je de renonciation poétique au
« dieu des journalistes » raillé par Hôlderlin. Mais il pourrait point où il ne peut plus rien accompagner, où il se fait la
bien être le dieu de tous les chants de coq, de tous les mani- i u i n e u r du sang et la brûlure sur les lèvres. I l a choisi de ne
festes et de toutes les avant-gardes qui offrent à la révolution p l u s être un poète « entendu » avant même d'être envoyé à
sa poésie - ces manifestes où l'ivresse de la flûte acméiste à la mort comme faiseur d'épigrammes trop bien entendues
mille trous concurrence l'ivresse des cent cinquante mille p u les artistes de la «petite sonatine soviétique», les
mots futuristes. On l'a déjà observé : c'est dans la prose des pouchkinistes à revolver et capote». L'épigramme sur le
bâtisseurs que se définit toujours chez Mandelstam l'opti- montagnard du Kremlin» est de 1934. Mais onze ans
misme de la nouvelle église poétique. Mais la poétique du IVant ce poème-suicide, Mandelstam avait écrit son poème-
poème n'est pas celle des manifestes. La partition du poème u Kament, « Celui qui trouve un fer à cheval ». Le fer à che-
tient ensemble Apollon et Cassandre, les yeux chers des bien- val ligurait comme métonymie dernière d'ode pindarique à
heureuses et le chant de la vie nouvelle. Le trajet heureux II gloire des victoires olympiques, relique d'une parole poé-
des mots-hirondelles, des mots-Psyché hellénisant les objets uque glorifiée par le nom qu'elle glorifiait, vouée désormais
du foyer s'y avère au prix de la trahison de ces lèvres inen- m statut d'ornement de porte ou de pièce archéologique :
tendues. Et la nuit de la séparation s'achève aussi en
dilemme : le poème renvoie au poète la question : ne doit- < e que je dis maintenant, ce n'est pas moi qui le dis
il pas choisir : être lanceur de mots-flèches ou bien voyant < ela fut exhumé comme des graines de froment pétrifié [...]
inentendu ? L'eucharistie du manifeste que le poète propo- I i temps m'ampute comme une pièce de monnaie
sait au poème devient la passion à laquelle celui-ci l'oblige. I i déjà il me manque une part de moi-même . 2

Rien ne peut apaiser la sèche rumeur du sang. Le programme


I | '.u oublié le mot », op. cit., p. 121, « Celui qui trouve un fer à cheval »,
p 169, « À jamais souviens-toi... », p. 213.
1. Op. cit., p. 119. ' « ( Idui qui trouve un fer à cheval », op. cit., p. 169.

52 53
La chair des mots

Il arrive de nos jours - et je pense particulièrement aux


déclarations d'un Czeslaw Milosz - que l'on oppose la poésie
de l'Est, poésie de chair et de sang, ayant su conserver dans
ses combats la tradition lyrique et le souffle épique huma-
nitaire, aux sophistications d'une poésie occidentale exténuée
par les impératifs du formalisme et de l'hermétisme mallar-
méens. L'expérience de Mandelstam montre l'artifice d'un
tel partage. Le « formalisme » de l'action restreinte mallar-
méenne préservait encore, même comme lancer de dés, le
geste vainqueur et la communion avec la foule, gardienne 2. Rimbaud : les voix et les corps
silencieuse du mystère '. La décision avant-gardiste permet-
tait au poète de s'absenter de la scène politique pour « pré-
parer les fêtes de l'avenir ». Mettant en réserve le rapport de
l'avenir au passé, elle dessinait une possible alliance des
avant-gardes poétique et politique. A l'inverse, l'exténuation
du Je lyrique et l'entrée dans le silence auxquelles est conduit Partons de trois formulations rimbaldiennes bien connues.
Mandelstam tiennent à sa confrontation même avec la I i première résume un programme: « J e me flattais d'in-
grande tradition lyrique et épique. C'est parce qu'il a remué VCnter u n verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à
le « terreau du temps » pour disposer dans le poème les I les sens » {Alchimie du verbe). La seconde en énonce
signifiants maîtres du jeu poético-politique, parce qu'il a apparemment la fin ou le suspens : « À vendre les corps, les
pensé rigoureusement, dans les temps de la plus grande Donc, l'immense opulence inquestionnable, ce qu'on ne ven-
rigueur politique, la politique du poème, que Mandelstam du jamais» {Solde). Entre les deux, la troisième insinue sa
fait l'expérience de la perte du Je lyrique dans une division question :
irrémédiable :
Que comprendre à ma parole ?
Âge d'argile ! ô siècle agonisant Il fait qu'elle fuie et vole.
Celui-là seul, je crains, te comprendra (Ô saisons, ô châteaux)
Qui vit dans le sourire abandonné
De l'homme qui s'est petdu lui-même . 2
Q u e comprendre donc à la parole de Rimbaud, comment
définir ce « g é n i e » qui en détermine la fuite? Comment
penseï l'effet de sens de son poème entre un projet - la
n o u v e l l e langue, le verbe accessible à tous les sens - et sa
liquidation - je ne dis pas sa faillite, puisque aussi bien les
vendeurs ne sont pas à bout de solde et que le voyageur n'a
pal à rendre sa commission ?
Il y a deux grandes manières de ne pas penser cette fuite.
I ,i première, la manière biographique, l'identifie à la fugue
d'un individu dont on sait qu'il était justement un enfant
1. Mallarmé, « C a t h o l i c i s m e » , Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1945,
p. 393.
fugueur. La seconde pratique, elle, l'arrêt sur image: le
2. « Le 1" janvier 1924 », Tristia et autres poèmes, p. 177. in ih m est aussi un voyant. Voyant veut dire visionnaire ou

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La chair des mots La chair des mots

prophète, une figure du siècle passé qui était encore à l'hon- fesseurs de lettres comme à la verbosité des philosophes ce
neur aux temps des surréalistes mais ne s'apprécie plus guère que c'est que « lire » un poème. En somme on confirmait à
aujourd'hui. Mais cela veut dire aussi amateur d'images, la fois l'adage policier (Cherchez la femme) et l'adage
enlumineur, fabricant de ces painted plates que sont selon dl lippias, l'adage des démystificateurs : le Beau, c'est une
Verlaine les Illuminations. L'interprète peut alors laisser filer belle femme. Un beau poème, c'est la représentation d'un
le prophète et s'arrêter à considérer le dessin tracé sur la beau corps de femme.
painted plate. De chaque illumination, il cherchera la tra- Les professeurs de lettres et les rimbaldiens s'agitèrent
duction, celle qu'a « réservée » le poète qui a dit aussi : « J'ai quelque peu, avec des sentiments mêlés. Mais, somme toute,
seul la clef de cette parade sauvage ». on est toujours content qu'il y ait un corps dans un poème,
Qui cherche la clef d'un texte trouve ordinairement un même si ce n'est pas exactement celui que commande la
corps. Trouver un corps sous des lettres, dans des lettres, décence. Et cette disparition du corps de la lettre dans
cela s'appelait exégèse au temps où les docteurs chrétiens l'exhibition de son sens « vu » répond assez bien à ce qu'on
teconnaissaient dans les histoires de l'Ancien Testament entend souvent par le terme de lecture. A-t-on lu Rimbaud ?
autant de figures du corps à venir de l'incarnation du Verbe. Y a-t-on trouvé le L de la lecture, le L des ailes de l'inspi-
À notre âge laïque, cela s'appelle volontiers démystification ration et le E L L E du corps féminin comblé ? le L-Elle où le
ou bien simplement lecture. In leur mire indéfiniment sa lecture ?
Or Rimbaud, lui, fait autre chose. I l ne lit pas les poèmes
de Rimbaud. Il les écrit. Et en particulier, il a déjà, par
L E CORPS D U POÈME avance, écrit l'interprétation de son « lecteur ». Et il l'a déjà
lait trancher par l'intéressée. L'intéressée, ce n'est pas cette
C'est ainsi qu'à la fin de 1961 une revue intitulée Bizarre Vénus de Bouguereau dont Faurisson exhibe les formes appé-
publiait sous les initiales R. F. un texte intitulé « A-t-on L U tissantes à l'appui de sa démonstration. C'est une certaine
Rimbaud ? ». L'auteur, Robert Faurisson, y lisait le sonnet Nina à qui le poète a déjà proposé, en vers colorés, de
des Voyelles, c'est-à-dire y nommait le corps que le jeu appa- s'étendre pour qu'il puisse lui parler langue à langue :
remment gratuit des voyelles dessinait pour qui ne se paie
pas de mots. Si le rouge du I se dit de « lèvres belles » et L'œil mi-fermé...
l'oméga du « rayon violet de ses yeux », on pouvait identifier Je te porterais, palpitante,
le sens du poème au corps de celle à qui appartiennent « ses Dans le sentier :
yeux ». Et cela, bien sûr, était dit dans le titre pour peu qu'on [...]
sût le lire : V O Y E L L E S , c'est-à-dire V O I S - E L L E . Pour la voir, Je te parlerais dans ta bouche ;
il suffisait de mettre le A à l'envers où il figurait bien évi- (irais, pressant
demment un sexe féminin ; de coucher le E pour y admirer I o n corps, comme une enfant qu'on couche,
Ivre du sang
les fières éminences de deux seins de neige ; de coucher dere-
chef le I en dessin de lèvres belles ; de renverser le U pour Qui coule bleu sous ta peau blanche
lui donner l'ondulation d'une chevelure. Ainsi parvenait-on Aux tons rosés :
au O , suprême clairon, et à l'oméga violet de ses yeux, enten- El te parlanr la langue franche...
dant par là l'effort glorieux d'un // procurant au corps liens !... - que tu sais...
couché avec les lettres l'intense sensation de septième ciel
exprimée dans le rayon violet de ses yeux. A ce prix on voyait Le problème est justement que Nina ne sait pas cette
Elle dans Voyelles et l'on faisait sentir à la pruderie des pro- langue. A ce devenir-langue de la langue, elle oppose la

56 S7
La chair des mots La chair des mois

célèbre repartie : Et mon bureau ? Le bureau, c'est le lieu du ( ictte énigme, le poème la figure en une image. Mais il
travail que l'employée sérieuse rappelle à l'amoureux rêveur. la martèle aussi dans la régularité des allitérations qui éten-
Mais c'est aussi le lieu des écritures qui renvoie le poète à dent sur toute sa portée la musique des L et des R de l'aveugle
ses écritures. La « repartie de Nina » est plus qu'une facétie. irréveillée et de ses prunelles. Car donner la couleur des
Elle est ce qui préside à un partage premier du poème, ce voyelles ne va pas sans l'opération complémentaire définie
qui l'empêche de s'écrire comme l'envers de sa lecture, ce dans Alchimie du verbe : « fixer la forme et le mouvement
qui empêche de coucher ensemble les corps et les lignes dans des consonnes ». Et le vers qui fixe la couleur des voyelles
l'invite de la voix. A cette opération deux choses manquent (A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles) a au moins
en effet : la langue et la femme. « Aujourd'hui qu'elles sont deux autres particularités. Premièrement c'est un parfait
si peu d'accord avec nous », écrit ailleurs Rimbaud. Il faut hexamètre, un vers latin donc plutôt qu'un vers français.
prendre au sérieux cette déclaration de désaccord ou de Deuxièmement il fait sonner d'emblée le combat des L et
« non-entente ». Sans doute s'inscrit-elle dans une configu- des R qui va donner au poème son corps sensible, un corps
ration d'époque : celle que les saint-simoniens ont détermi- d'écriture peut-être plus consistant que toute reproduction
née en marquant la place vide de la femme au couple/ de Bouguereau : corsets ve/us, g/aciers fiers, frissons d'om-
humanité de l'avenir : place vide de celle qu'on ne peut be//es, rire des lèvres be//es et vibrements divins des mers
encore classer, qui ne s'est pas encore connue et dite elle- virides qui mènent la musique du sonnet jusqu'au paroxysme
même. Mais ce qui n'est pas encore dit, et empêche ainsi le du suprême c/airon.
dire de l'humanité nouvelle d'entrer dans l'ordre d'un faire Assurément le jeu des liquides et de leurs combinaisons
nouveau, peut s'écrire dans la forme du poème. Et Rimbaud est essentiel à tout poème comme il l'est à l'ordinaire de la
l'écrit volontiers en une image essentielle : précisément langue. Mais Rimbaud le porte à son extrême, il en fait une
l'image des yeux ou des prunelles féminines qui, loin de musique obsédante qui prend la fluidité de tout I.-elle dans
toute expression béate du désir satisfait, marquent au la mâchoire des R : ostinato de clairon et de tambour qui
contraire l'incertitude même sur sa nature. Je renvoie là- mange vers après vers le poème rimbaldien, depuis la rime
dessus aux Sœurs de charité, poème qui suspend une identi- des « trois rou/ements de tambour », du « grand so/eil
fication (femme/sœur de charité) qui était un des topoi de la d'amour chargé » et du « bronze des mitrailleuses » jusqu'à
poésie du siècle : la prose du « nous massacrerons les révo/tes /ogiques » en
passant par la « fanfare atroce où je ne trébuche pas ».
Mais, ô Femme, monceau d'entrailles, pitié douce Musique de l'initiale du nom propre, le R de Rimbaud indé-
Tu n'es jamais la sœur de charité, jamais finiment martelé à coups de clairon et de tambour. Musique
[•••]
aussi bien sûr de la langue poétique mère, le latin de Virgile,
Aveugle ittéveillée aux immenses prunelles, celui de Arma virumque cano de Tu Marcellus eris ou de
Tour notte embrasement n'est qu une question. Insonuere cavae gemitumque dedere cavernae. Musique d'en-
fance à laquelle le petit Rimbaud s'escrimait déjà, à quatorze
L'immensité des prunelles est celle de l'aveugle irréveillée. ans, dans le premier des poèmes latins qui nous restent de
Entre l'innommable du monceau d'entrailles et l'image de l u i , « Le Songe de l'écolier » :
la sœur de charité, les yeux de Elle sont précisément un point
aveugle : point d'aveuglement, d'illisibilité qui sépare le Ver erat et morbo Romae languebat inerti Orbilius
corps du poème du corps de son « sujet ». L'aveugle irré-
veillée est la véritable « énigme » du poème, le regard qui Arrêtons-nous un instant sur ce qui, pour nous au moins,
manque à l'accord harmonieux du texte et de la vision. est le premier vers de Rimbaud. Deux traits au moins y sont

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La chair des mots La chair des mois

remarquables. C'est d'abord la fanfare sinon la cacophonie H mu m littéralement le latin de labellis. Et leur rire ne signi-
des r. C'est ensuite la brutalité de l'introduction du sujet Ver h, |i plaisir d'aucune dame. I l renvoie au sourire de la mère
erat : « C'était le printemps. » Assurément le bon élève K de I enfant mort, de l'enfant qui écrit comme mort dans
qu'était Rimbaud aurait pu trouver dans son Gradus ad Par- un, langue morte pour unir ses lèvres à celles de sa mère,
nassum le moyen de l'introduire par quelque gazouillis i H , traduction du latin au français ne nous donne pas le
d'oiseaux, ruissellement d'eaux vives ou bourgeonnement i i,i île Voyelles. Et il ne s'agit pas ici d'expliquer Voyelles
d'arbrisseaux. À la place il impose brutalement le son mat mail 'le déterminer la voix qui rend le poème articulable,
des trois lettres de Ver qui homonymisent d'une manière •atte voix qui s'engendre à partir d'un baiser de lèvres
vertigineuse le printemps poétique, le vers du poème, la cou- mortes, d'une communication « réussie » de lèvres à lèvres :
leur verte et ce ver qui est dans le fruit, le ver du mal dont i oininunication de l'enfant mort, du poète mort avec la
Alchimie du verbe nous dira qu'il n'est rien d'autre que le m. i, , qui fait le strict pendant de la repartie de Nina, refu-
ver du « bonheur ». . i i i i l'invite de celui qui veut faire langue de sa langue pour

Ce premier mot du poète Rimbaud nous toucherait moins l.i , oucher sur le sentier de la poésie.
s'il n'était aussi le premier mot d'un poème qui a pour sujet I a « belle femme » d'Hippias et de Faurisson, la belle
l'intronisation du poète. Car c'est cela le songe du petit I, u i i n e du démystificateur, s'avère donc strictement coupée
Orbilius : au milieu des cygnes et des colombes, Apollon lui- en deux, même si - surtout si - la division se figure en une
même lui apparaît, venu sur une nuée d'or. Et le dieu va ., ule image, l'image de l'énigme : les prunelles immenses de
écrire sur le front de l'enfant avec une flamme céleste ces l u i éveillée. Le corps du poème, son corps infigurable, c'est
mots en majuscules : T U V A T E S E R I S : tu seras poète, formule B tintamarre de la langue autour d'un regard dont on ne
d'intronisation dans laquelle tout latiniste entendra en écho ..ni pas ce qu'il voit ni le désir qu'il signifie : tintamarre
le Tu Marcellus eris de Virgile, la promesse de grandeur faite d'une langue d'enfance qui est aussi une langue morte autour
par le poème à l'héritier impérial que la mort a déjà saisi, d'un secret qu'elle, qu'une E L L E ne nous dira jamais.
l'invocation à l'enfant mort de la grande promesse sur lequel S u r cette E L L E nous pouvons en dire un peu plus en lisant
la suite tout aussi connue du poème verse des lys à pleines \/>res le déluge. Nous y entendons que ce n'est pas l'aimable
mains (manibus date lilia plenis). Or ces lys versés à pleines lin liatis, celle qui dit que c'est le printemps. Que ce soit le
mains nous les retrouverons dans le poème suivant, L'ange printemps, c'est en effet un secret de polichinelle. Le poète
et l'enfant : l'enfant y est appelé au ciel par l'ange. Mais le le sait depuis le premier mot de son premier poème : Ver
petit mort, devenu nourrisson du ciel (coeli alumnum) appa- I La détentrice du secret n'est pas cette muse aimable qui
raîtra avec ses ailes d'ange à sa mère, sourira du ciel à celle étale les trésors de l'arche de Noé du poème, la « paix des
qui lui sourit (Subridet subridenti) et viendra au dernier vers pâtis semés d'animaux». C'est l'autre, celle qui donne des
unir aux lèvres maternelles ses lèvres divines : rides à l'alchimiste: « l a Reine, la Sorcière qui allume sa
lu.use dans le pot de terre» et « n e voudra jamais nous
Iliaque divinis connecta labra labellis i. i, onter ce qu'elle sait et que nous ignorons ».

Ce labra labellis, ce « lèvres à lèvres » - auquel n'aura pas ( ¡ette reine, bien sûr, il est tentant de la nommer du nom
droit l'amoureux de N i n a - , c'est très exactement ce que de celle qui fait baiser ses lèvres par l'enfant mort, celle qui
traduit phonétiquement le « rire des lèvres belles » de pone pour sa douleur et fait porter pour la douleur de ses
Voyelles : traduction de la lettre d'un poème non point dans enfants le nom propre dont l'initiale insiste dans le roule-
son « corps » mais dans la lettre d'un autre poème. L'adjectif m e n t du tambour alexandrin : en clair, la mère, madame

belles qui qualifie ces lèvres ne leur donne aucune qualité. Il Rimbaud. Autour de cette reine sorcière, le poème peut assu-

60 61
La chair des mots la chair des mois

rément s'unifier dans sa dispersion même, à partir de I m u . peut reconnaître un gouffre plus profond encore que
l'énigme d'un regard, le « bleu regard qui ment » des Poètes I' l i e n , si profond à la vérité que le fils finit par y engloutir
de sept ans. A partir de là, Voyelles pourra figurer pour qui M mère. La conséquence en est que c'est proprement cette
veut le blason du poème lui-même. On reconnaîtrait ainsi : R l i r e enfouie qui écrit les poèmes-Rimbaud : la mère cognant
- à la lettre I, l'origine et la destinée du poème : ces d a n s le « cagibi obscur » où son fils l'a engloutie ; la sorcière
« lèvres belles » qui s'entourent de sang craché, colère, ivresse •UJ ne raconte pas ce qu'elle sait mais frappe assez fort pour
et pénitence, r o m p r e dans les vers du fils la langue du poème, pour faire
- à la lettre U , son programme d'alchimie du Verbe qui t o m b e r cette « grande tringle à douze pieds » de l'alexandrin
se dit à la fois en descente de bateau ivre vers la pleine mer • Mi s'est suspendu le roman familial.
(les vibrements divins des mers virides) et en labeur de saint ( )n peut raconter les choses ainsi. Et Pierre Michon le
ou de vieillard studieux (paix des rides/Que l'alchimie l u i avec bonheur, élevant la bio-graphie à la hauteur de son
imprime aux grands fronts studieux), • o n c e p t : l'écriture-vie, la vie écrite, la vie dans l'écriture,
- à la lettre E , les pôles de sa traversée : encadrant la scène I équivalence de l'une et de l'autre. La conséquence pourtant
primitive - le « frisson d'ombelles » foulées par la mère « trop risque de s'en tirer que, du détail des poèmes, il n'y aurait
debout » de Mémoire, le blanc des hautes glaces polaires et p i . uop à s'occuper. Il suffirait en effet de marquer les coups
celui des rois mages et des tentes d'Afrique, de pied de la mère qui mettent sa musique en mouvement.
- à la lettre A et dans ce noir corset de mouches bombi- I es produits de ces coups de pied y perdent leur importance
nant autour des puanteurs cruelles, l'image obsédante de et plus encore l'art poétique ou la politique dont ils peuvent
l'autre source du poème : confronté à l'énigme du regard et M leclamer. Si c'est la mère qui écrit dans le cagibi du fils,
au contact des lèvres froides, l'insecte emblème noir d'un le poème lui-même est peut-être voué au statut de fragment,
obscur objet du désir, mêlant l'odeur des latrines à celle de de déchet ou d'objet à : petits tas, petits « bouts d'air noir »
l'été et à la senteur de la peau de la fille des ouvriers d'en OOmme disent les Fêtes de la Faim: air comme chanson et
face : « le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, I o i i u n e atmosphère mais aussi comme l'homonyme de l'ini-
amoureux de la bourrache », les « sales mouches » à qui la tiale du nom propre de Rimbaud. Un bout d'air ou d'R noir
prairie est livrée, en même temps qu'à l'oubli, par la Chanson in valant un autre, on peut alors laisser tomber dans l'in-
de la plus haute tour. d i f f é r e n c e l'acte propre du poème.
Ainsi pourrait-on non pas donner la clef du poème mais
dessiner son corps dénonciation, le réseau sensible selon
lequel le différend premier du regard et des lèvres se distribue I A 1 È G E N D E D U SIÈCLE
en thèmes et en registres où des corps et des voix peuvent
se joindre et se disjoindre. Voyelles nous donnerait le corps ( l'est là une solution : identifier le mécanisme de la pro-
d'énonciation du poème rimbaldien : la configuration des duit ion des coups et faire de la construction de cette identité
signifiants du roman familial en forme de machine à poèmes. n o n pas un discours sur la poésie de Rimbaud mais un autre
À déterminer ainsi le corps d'énonciation du poème, on poème. C'est peut-être un parti raisonnable et le poème
rencontre une certaine interprétation de l'écriture-Rimbaud valait d'être fait. Mais n'est-ce pas une raison un peu trop
comme inscription du roman familial. Je pense ici au beau fataliste ? De ce que les hommes ne font pas « leur » histoire,
livre de Pierre Michon, Rimbaud le fils. Commentant le rôle . oinine Rimbaud et nous ensuite l'avons cru, faut-il conclure
matriciel des vers latins, Pierre Michon y voit de « drôles de que, Rimbaud le premier, ils ne font pas même leurs poèmes,
petits cadeaux », des « bouts de langue de bois » que le fils qu'ils ne font jamais que transcrire les coups de la mère
offre au désir de la mère et où celle-ci, sans même savoir le enfouie en eux ? On prendra ici un autre parti. On supposera

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La chair des mots /,// chair des mois

que Rimbaud lui-même dit quelque chose qui mérite d'être ili mande pas tant d'études préparatoires, simplement un
pensé intrinsèquement, qu'un événement de pensée singuliet regard attentif qui croise quelques séries d'écrits qui ordi-
porte la poésie de Rimbaud au-delà de la transcription du nairement ne se rencontrent jamais sur les mêmes rayons,
roman familial. Cet événement, c'est l'accrochage du roman l ' u n i ¿ 1 me le X 1 X " siècle il faut par exemple croiser :
; U

familial et de son latin d'enfance sur une autre légende et quelques causeries de Flammarion et un tome ou deux
une autre musique, la grande musique du X I X siècle : la
è m e de Figuier ;
science en marche et le travail nouveau dont l'aube point ; quelques numéros du Magasin Pittoresque et du Tour du
la superstition vaincue, le nouvel amour, la femme qui va Monde ;

se révéler et la lumière à l'Orient ; la cité future et ses i|uelques vaudevilles de Scribe et quelques livrets d'opéra
corps glorieux, les chœurs fraternels du travail et de l'amour ilu même ou d'un de ses confrères ;
nouveaux. un ou deux comptes rendus d'Expositions universelles ;
Cet accrochage se fait sur un coup de clairon, sur une une poignée de ces brochures que publient par flopées
expérience et une utopie de la langue : l'invention d'une disciples et sous-disciples de Saint-Simon, Fourier, Bal-
poésie qui soit déjà, par avance, la langue des harmonies I . I I H lie, Azaïs, Wronski et de tous les inventeurs de religions

futures ; une théorie des voix et des corps, une pratique anti- n o u v e l les de l'amour, de la société et du travail - brochures

cipée et anticipatrice de leur concordance à venir. C'est cette OÙ se mêlent inextricablement la langue régénérée, les villes
invention que programme la Lettre du Voyant et que mime de l'avenir, l'émancipation des femmes, la promotion des
le mouvement du Bateau ivre. Sans doute ne lisons-nous plus engrais, le développement des chemins vicinaux, le logement
aujourd'hui ces textes avec les yeux des surréalistes. Quand O U V l H T , l'androgynie future, les poêles économiques et l'éter-

ils lisaient la liberté de l'avenir, nous sentons, nous, le refrain n i i e par les astres.

d'époque, les topoi de la prophétie au X J X siècle. C'est


è m c A ce corpus il convient seulement d'appliquer quelques
peut-être parce que ce siècle a achevé son long chemin dans grilles de lecture adéquates: quelques abécédaires, livres de
le nôtre. Mais c'est aussi parce que quelques-uns et Rimbaud pi ici es, de chansons ou de contes de fées. Avec cela un esprit
le premier l'ont mis pour nous en écriture ; parce que Rim- attentif peut mettre le siècle dans la disposition du poème.
baud a enfermé dans la disposition du poème toutes les < ela ne veut absolument pas dire résumer ses théories ou
dimensions et toutes les orientations cardinales de son siècle, chanter ses espérances. Cela veut dire tracer la ligne qui unit
qu'il en a comme écrit le chiffre. M | signifiants et ses emblèmes dispersés, par exemple :
Penser cette « écriture » du siècle chez Rimbaud n'a rien - la femme et le chemin de fer ;
à voir avec la classique recherche des influences. De vaines le palais de Cristal et la musique des faubourgs ;
uerelles s'éternisent là-dessus. Les uns argumentent qu'il a la guinguette et l'Orient ;
û lire ceci ou cela (Fourier, Enfantin ou Eliphas Lévi par Michel et Christine et le déferlement des barbares ;
exemple) à la Bibliothèque de Charleville ou chez son ami La Dame aux camélias et le nouveau christianisme,
Bretagne qui cultivait l'occultisme. D'autres cherchent en routes ces liaisons, choisies parmi bien d'autres, on véri-
vain ces ouvrages dans les catalogues d'époque de la Biblio- h e i . i qu'elles sonr dans les poèmes de Rimbaud, ou plutôt

thèque et demandent où il aurait trouvé le temps de lire qu'elles sont ces poèmes. On pourrait alors dépasser les que-
toutes les théories sociales et les sciences occultes dont on i , IKs d'interprétation qui opposent classiquement deux
veut trouver la trace dans ses poèmes. Mais, encore une fois, Camps que je nommerai respectivement les Identifieurs et les
il ne s'agit pas de lire mais d'écrire. Rimbaud ne lit pas les Pantastiqueurs. Les premiers s'attachent à reconnaître les
théories de son siècle ; il écrit le siècle qui les unit. Et écrire litUX et scènes décrits par les poèmes. Ils localisent par
un siècle, quoi qu'en disent ceux qui se croient érudits, ne i temple le Splendide-Hôtel d'Après le déluge, les uns en face

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La chair des mots La chair des mois

de l'Opéra de Paris, les autres à Scarborough ou ailleurs. Les I i le martyre de l'humanité entière ». Et quelques lignes du
seconds rétorquent que Rimbaud n'est jamais allé à Scar- quairième chapitre des Paradis artificiels pourraient résumer
borough et qu'en tout état de cause il n'y a rien d'autre à li manière dont l'alchimie du verbe et la transfiguration de
reconnaître sur les painted plates que le libre jeu de la fan- la ville s'assemblent en une même vision : « Paysages den-
taisie poétique. Éventuellement, un troisième groupe vient i< lés, horizons fuyants, perspectives de villes blanchies par la
concilier le réel et la fantaisie en attestant que ce sont là des lividité cadavéreuse de l'orage, ou illuminées par les ardeurs
visions, des hallucinations dont l'opium ou le haschich sont I on< entrées des soleils couchants, - profondeurs de l'espace,
seules causes. lllégorie de la profondeur du temps, la danse, le geste ou la
Il semble bien qu'aucune de ces trois attitudes ne rende dl ' l.unation des comédiens si vous vous êtes jetés dans un
compte de ce que nous présentent les fragments rimbaldiens. i lie me, - la première phrase venue, si vos yeux tombent sur
Prenons par exemple dans les Illuminations la série des Villes. un livre - , tout enfin, l'universalité des êtres se dresse devant
Ce qu'elle nous offre, c'est la traversée du siècle, disposée M MIS avec une gloire nouvelle non soupçonnée jusqu'alors.
dans l'espace d'une vision où les niveaux se mêlent et se I a grammaire, l'aride grammaire elle-même, devient quelque
disjoignent. Dans la ville du fragment il y a plusieurs villes chose comme une sorcellerie évocatoire; les mots ressus-
ou fragments de « villes du siècle » : la métropole industrielle, I Itent, revêtus de chair et d'os, le substantif dans sa majesté
la Nouvelle Babylone ceinte de ses faubourgs ; la ville fou- substantielle, l'adjectif, vêtement transparent qui l'habille et
riériste de l'avenir avec ses galeries et ses passages ; les fan- II s olore comme un glacis, et le verbe, ange du mouvement,
tasmagories d'expositions universelles et de palais de cristal ; qui <lonne le branle à la phrase ».
l'esplanade des orphéons et celle des Luna-Parks, la ville qui Ainsi la ville du haschichin ou de l'opiomane est-elle déjà
se donne les spectacles de l'univers entier, qui élève dans ses et rite, déjà identifiée à un espace de pérégrination entre ville
théâtres, ses fêtes et ses expositions les décors de la forêt, de i i laubourg, espace aussi d'une rencontre singulière, celle que
la montagne, de la cascade, du désert, de l'Orient et du Pôle. n.iiie Ouvriers: la promenade par une chaude journée de
Mais il y a aussi la ville déjà écrite comme fantasmagorique février de deux « orphelins fiancés », du poète et de sa « chère
par les poètes voyants et les fumeurs d'opium, la ville de Image », l'épouse à la jupe de coton du siècle dernier et au
Baudelaire, d'Edgar Poe et de Thomas de Quincey. bonnet à rubans. Cette Henrika en jupe à carreaux, je veux
Car les « hallucinations » de Rimbaud ont des propriétés bien que ce soit Verlaine, comme il plaît aux uns, ou une
singulières. Même en admettant que certaines soient l'effet libre création de la fantaisie du poète comme le veulent les
du haschich et que la « méthode » de Matinée d'ivresse soit unies. Mais enfin les orphelins fiancés de la Nouvelle Baby-
celle du « poison » qui dérègle les sens pour faire advenir liine et de ses faubourgs, Baudelaire les a déjà fait entrer
leur nouveau langage, ces hallucinations « réelles » sont dans la légende du siècle sous les noms de Thomas de Quin-
étrangement fidèles à la description baudelairienne des effets i ev et de sa prostituée et néanmoins chaste Anne, cette Anne
de la drogue et à son adaptation de Thomas de Quincey. qui est aussi la sœur des contes, celle qui regarde sur la plus
Les paysages des Illuminations rappellent plus d'une fois ceux liante tour, celle qui en descend dans les Fêtes de la Faim
des Paradis artificiels, ces villes de rêve avec leurs « bâtiments pour luir sur son âne dans un paysage de pierres.
superbes échelonnés comme dans les décors », leurs « musées I à encore, il ne s'agit pas de clef biographique. Il s'agit
qui regorgent de belles formes et de couleurs enivrantes », de chiffre du siècle. C'est là une de ces rencontres qui
leurs « bibliothèques où sont accumulés les travaux de la • li il lient le siècle : celle des deux orphelins sur le pavé de la
science et les rêves de la Muse », leurs « instruments ras- Nouvelle Babylone. Un orphelin : le fils de famille qui fuit
semblés qui parlent avec une seule voix » et qui sont comme l'ordre de ses tuteurs, le passant, le poète, l'expérimentateur
le cadeau fait au visionnaire - et à lui seul - par « le travail • lu futur. Une orpheline : la fille du peuple, la femme vierge

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La chair des mots / // chair des mois

et prostituée, qui s'identifiera chez Rimbaud à la ville elle- Programme pictural d'une lumière jaillissant du cœur des
même : la ville vierge et martyre, prostituée par le passé et l'hoses, i la manière impressionniste, programme philoso-
porteuse de l'avenir, la « putain Paris » de l'orgie parisienne, phique d'un humanisme néopaïen, mettant la lumière au
c'est-à-dire de la Semaine sanglante retenant dans (s)a pru- Cocui d e s choses pour la faire luire dans les relations entre
nelle claire : L | hommes. Derrière ce programme qui couvrira la fin du
ic i le d e Rimbaud et le commencement du nôtre, on recon-
Un peu de la bonté du fauve renouveau. le ( lassique attirail que les inventeurs du siècle ne cessent
• I. forger à nouveau avec l'héritage du précédent: un peu
Rimbaud ne décrit aucun paysage urbain, ne raconte • le kabbale, un peu de sagesse secrète des anciens hiéro-
aucune théorie sociale. I l fait autre chose : il écrit son siècle. glyphes, un peu de grammaire générale et de racines pri-
Il fixe ses chiffres et ses emblèmes. Il en pointe les coordon- v< s des langues, conjuguant les vertus de la langue uni-
nées et établit entre elles toutes les liaisons possibles dans le • < i ri le et les pouvoirs de Ta langue des mystères.
même espace. Il le rend évident et, du même coup, illisible. M.us Rimbaud sait que la langue nouvelle requiert un peu
Mais il fait cela, tout en voulant faire quelque chose de dif- pSjui que le bazar alchimique : quelque chose de plus vaste
férent. Ce qu'il veut, en effet, c'est devancer le siècle. Il ii d i plus circonscrit en même temps. I l sait, il nous dit
prétend lui donner ce qui lui manque pour achever le projet qu'il est - qu'il le veuille ou non - en Occident. Et cet
du nouveau corps glorieux, une langue : la langue de l'avenir, I >( i nient, il le localise sobrement : « cette terre-ci et le chris-
celle du corps intégral, de la communauté des énergies ras- ii.uiisme ». Malgré tout ce qu'on peut faire cliqueter et qu'un
semblées (« Les voix reconstituées ; l'éveil fraternel de toutes • l< n u siècle s'apprête à faire cliqueter de la quincaillerie illu-
les énergies chorales et orchestrales et leurs applications ins- uste et néopaïenne, Rimbaud sait que le temps nouveau
tantanées »). n'a qu'un véritable nom, celui que Saint-Simon lui a donné :
Inventer une langue nouvelle pour le corps nouveau de la lr nouveau christianisme ; c'est-à-dire non pas une nouvelle
communauté, cela se présente d'abord comme une tâche effusion des cœurs fraternels, mais, bien plus radicalement,
d'inventeur. Mais c'est aussi une tâche de voyant, de fils One nouvelle résurrection des corps.
de Dieu, attaché à ce que Angoisse nomme la « restitution
progressive de la franchise première », cette restitution qui,
/

dans le grec des Pères de l'Eglise, se nomme « apocatastase » : I ENFER D U SALUT


la restauration en son intégrité du corps d'avant la condam-
nation. I .i question de la religion chez Rimbaud est de celles
En bref, l'accrochage du roman familial sur le chant du qu on n'aborde pas sans déplaisir. Elle évoque fatalement les
siècle et sa langue nouvelle, du salut individuel sur le salut polémiques sur la « conversion » du poète et les manœuvres
collectif a des conditions bien déterminées. Rimbaud a tôt du irio infernal Isabelle Rimbaud-Paterne Berrichon-Paul
perçu qu'il signifiait deux choses en une. La nouvelle langue I laudel. Quelque opinion que l'on se fasse là-dessus, reste
a virtuellement deux noms : l'un, sans problème, celui d'al- que, il nous le dit lui-même, « la théologie est sérieuse ». La
chimie ; l'autre, infiniment plus redoutable, celui de nouveau question de la conversion est un point de biographie ou
christianisme. • I hagiographie qui n'intéresse que les cléricaux et les anti-
Alchimie du verbe : la chose se laisse assez facilement • L i u aux. Mais la question du nouveau christianisme est bien
concevoir. I l s'agit de faire de l'or avec du verbe : mettre les le cœur à'Une Saison en enfer, c'est-à-dire de l'œuvre où
mots du siècle dans la lumière d'un soleil éclairant directe- allume et se solde le programme du verbe alchimisé et de
ment, une fois arraché le voile de « l'azur qui est du noir ». la vie changée. La théologie est sérieuse. L'inventeur de la

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La chair des mots La (haï) des mots

nouvelle langue des corps glorieux sait que « parler la nou- d'avance par la gueule béante de l'enfer, du salut déjà
velle langue » se dit, dans le Nouveau Testament, « parler en advenu. Il est rendu dérisoire par le corps glorieux du Res-
langues » et que cela est un charisme : un pouvoir miraculeux Misuié qui commande toute charité et tout charisme. La
qui s'apparente à celui de « marcher sur les eaux » qu'évoque théologie est sérieuse et Rimbaud est celui qui prend au
Nuit de l'enfer ; un don et un pouvoir d'apôtre qui présup- c l i e u x le discours religieux du siècle, qui ne s'accommode
posent la charité, mais qui la présupposent en la mettant à d'aucune pacotille de nouveau christianisme non plus que
une distance infinie de ce qu'on met banalement sous ce d'aucune théorie confortable du Mal, telle que Joseph de
terme. La charité est le don absolu de celui qui a tout reçu. M.ii.stre la fournit à Baudelaire. Le mal est dans le salut qui
Il y faut, Nuit de l'enfer l'affirme encore, un « cœur mer- i si là, en avance sur celui qui veut aller en avant du siècle.
veilleux » : non pas l'expansion d'un bon cœur, mais le don Ce n'est pas simplement la nature qui « a lieu » et à laquelle
que seul procure le Ressuscité '. • n u n'ajoutera pas », axiome mallarméen qui permet de tirer
Or i l n'y a qu'un Ressuscité. On peut toujours rejouer le poème du rien qui lui est propre. C'est la grâce qui a eu
des sermons sur la montagne, des passions, des cènes, des Heu. C'est la transfiguration du sensible qui a eu lieu. On
missions d'apôtres et des discours aux Athéniens. Et le peut la dire tant qu'on veut mensongère et «voleuse des
XIX siècle s'y est employé sans relâche, depuis que les
è m c
é n e r g i e s », il n'empêche que c'est elle qui rend mensongère
saint-simoniens en ont fixé la dramaturgie. Mais on ne ii u m.- promesse de langue nouvelle, de voix multipliées et de
rejoue pas la Résurrection. Disons-le autrement : on I li.un des peuples. C'est elle qui noue le poème, le mensonge
n'échappe pas à un salut qui est déjà advenu et qui, étant ci la langue et met ce gros nœud en travers de toute inven-
déjà advenu, est le véritable enfer : le nouvel enfer, celui de i i«m de la poésie de l'avenir. C'est cela aussi qui donne à la
la parodie. Rimbaud, bien sûr, voudrait, comme les apôtres poésie de Rimbaud sa place singulière entre Baudelaire et
saint-simoniens échapper à cette contrainte. I l se rassure par Mallafmé.
des déclarations optimistes : « C'était bien l'ancien enfer. Marquons-le grossièrement au risque de singer les oppo-
Celui dont le Fils de l'Homme ouvrit les portes ». Malheu- sitions des manuels de littérature. Pour Baudelaire le mal
reusement, i l n'en est rien. Rimbaud le sait : le nouvel enfer peut donner lieu à floraison, parce qu'on est encore dans
c'est « l'exécution du catéchisme ». Et l'on n'y échappe pas l'économie du péché. Le mal est le gros nuage planant qui
par l'argument dérisoire qu'il y a erreur sur la personne et réduit à leur illusion les rêves de progrès. Mais ce gros nuage
que l'on n'a jamais été chrétien. Nuit de l'enfer ne se prête L u s s e passer le soleil qui éclaire une nature paisiblement poé-
pas à l'excuse commode du « mauvais sang ». Le « vrai poi- iic|ue et païenne, la nature égale à elle-même des vivants
son », c'est l'esclavage du baptême, c'est l'obligation du salut, piliers et des couleurs, des parfums et des sons qui se répon-
sans quoi la charité est ineffective, sans quoi elle s'épuise d e n t . Le péché originel peut faire du poète un menteur, i l
dans des parodies plus ou moins scandaleuses ou grotesques n'en laisse pas moins, et c'est l'essentiel, la nature à son état
de baiser au lépreux et d'amour rédempteur : parodies déri- de livre. Chez Mallarmé, à l'autre bord, la nature a lieu sans
soires de L'Époux infernal où l'Ange de Charité se mue en que le mal ni la grâce soient en jeu. Le papier est vierge pour
dame aux camélias vainement dévouée à aimer son que, du cristal de l'encrier, un acte inouï de la plume vienne
« méchant idiot ». i n s i rire un tracé d'étoiles, le trait d'une langue purifiée, sous-
Ainsi le chant du futur corps glorieux est comme rongé i i . u t e à son imperfection ordinaire. Hors le déjà-là de la
n.uure, le poème ne se connaît pas d'autre, sinon le
Commerce. Rimbaud, lui, échappe à l'un et l'autre de ces
1. Sur la clef « charité», son pouvoir supérieur aux langues et au savoir, sa
dépendance à l'égard du Sauveur et la disposition du c œ u r qui lui est propre, bonheurs. Le poème est pour lui pris sans recours dans le
voir sainr Paul, / Corinthiens, 13,8 et / Timothée, 1,5. m.il de la langue, dans le mensonge que le salut même met

70 71
La chair des mots /,// chair des una s

en son cœur. Au cœur de l'acte par lequel la fausseté • I. teignant sur la joue '. Cet œil infigurable (qu'est-ce qu'un
du regard bleu de la mère pouvait s'absoudre dans le chant >< il qui déteint ?), seulement scriptible dans son opposition
des peuples, il rencontre cet autre mensonge : le baiser ni regard de la mère, est, de fait, le principe de toute une
putride ou maudit du Christ voleur des énergies qui met fin i haine d'opérateurs du poème, de signifiants du roman fami-
à toute idylle, comme à celle de Michel et Christine, le baiser lial mis au travail du poème. Ces opérateurs font nœud entre
putride des premières communions qui précèdent toute le latin d'enfance et le chant des peuples mais le défont en
communauté. même temps. En dénonçant le mensonge du regard bleu et
Rimbaud n'est peut-être pas mort chrétien. Mais il a su ilu baiser putride, ils démentent toute conversion de la dou-
intensément ce que les noms du christianisme voulaient dire lem d'enfance en chant des peuples. Ils n'annulent pas le
et la place qu'ils laissaient au rêve du poème et de la langue mouvement de cette conversion, mais ils l'accompagnent, ils
de l'avenir. I envahissent d'un autre chant : un timbre inattendu, un osti-
11,1/0 de main gauche, un chant de 1'« obscure infortune ».
( lette chaîne de signifiants, nous pouvons la pointer dans
le poème qui décrit les « acres hypocrisies » de l'enfant suant
LE CHANT D E L'OBSCURE INFORTUNE
d obéissance : été, entêtement, stupidité, langue tirée,
latrines, hiver, galeux espaliers, idiots, pitiés immondes,
Ainsi se complique ce que j'ai appelé le corps d'énoncia- hommes en blouse, faubourgs, roulements de tambour, bois
tion du poème, ce corps qui se dessinait à partir de deux .sidéral et voile pour dernier mot. Ce qui fait consister cette
jeux de lèvres et de regards : les lèvres pincées de Nina et les . haine, c'est la rencontre, sous le signe de la pitié immonde,
lèvres du baiser de l'enfant mort ; le regard irréveillé de la (nue deux sujets. Le premier, c'est le petit poète enfermé
femme et le regard bleu menteur de la mère. Il y faut inclure d a n s ses latrines : lieu du refus et de la méditation ; lieu de
d'autres lèvres et d'autres yeux : les lèvres souillées par le l'identité des extrêmes, de la pure pensée et de l'abjection ;
baiser putride de Jésus, amant plus heureux que celui de lieu du défi, enfin, puisque c'est le lieu où l'Époux, le Christ,
Nina, puisqu'il a pu « bonder jusqu'à la gorge de dégoûts » poursuit la petite communiante et puisque aussi la sublimité
sa jeune amante ; mais aussi un autre œil, comme de borgne d u pur amour de Dieu qui se voue à l'excrémentiel est,
ou de cyclope, cet « œil déteignant sur la joue » des petits depuis les Pères du Désert, un topos essentiel de la pratique
qu'aime à rencontrer le poète de sept ans, ces enfants : ei île la littérature ascétiques et mystiques.
Le second sujet, c'est, de l'autre côté du mur ou de la
Qui, chétifs, fronts nus, œil déteignant sut la joue l i a n du jardinet, les enfants dont l'œil déteint sur la joue et
Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue t e l l e qui symbolise leur irruption: la «petite brutale», la
Sous des habits puant la foire et tout vieillots fille des ouvriers d'à côté qui lui saute dessus et dont il mord
Conversaient avec la douceut des idiots ! les fesses, remportant en compensation des coups reçus « les
laveurs de sa peau dans sa chambre ».
On sait que c'est avec ces seuls familiers - cette antifamille Telle est la rencontre qui va donner à la partition du
- que le petit poète se livre à ces « pitiés immondes » qui p o è m e sa musique et son timbre propres: une imparité
provoquent l'effroi de la mère, les protestations de tendresse il'une tout autre résonance que celle exaltée par Verlaine :
de l'enfant et l'échange du bleu regard qui ment. Nous pou- n o n plus une question de pieds en plus ou en moins, mais
vons ici tirer parti d'une très forte intuition d'Yves Bonne-
foy, attribuant une valeur matricielle pour toute la poésie de 1 Yves Bonnefoy, « Madame Rimbaud », dans M . Eigeldinger (dir.), Études
Rimbaud à l'opposition du regard bleu menteur et de l'œil mo les « Poésies » de Rimbaud, Neufchâtel, L a Baconnière, 1979, p. 9-43.

72 73
La chair des mots La chair des mois

l'inscription dans le langage du poème du timbre étranger 1


«-ne « horrible quantité de force et de science » éloignée
de l'obscure infortune ou encore de l'impure douleur, notion Ml le son o f f r e u n e formulation plus intéressante que les
que nous pouvons extraire a contrario de Mauvais sang qui reproches adressés à la science trop lente. Le rapport négatif
nous dit : « L'horloge ne sera plus arrivée à ne sonner que i I égard de la science relève moins de l'impatience que de
l'heure de la pure douleur. » L'imparité, le timbre singulier l'éloignement, du retranchement. Le retranchement de la
de cette chaîne de l'obscure infortune lie l'entêtement de la l O f O î l e la science tient à l'entêtement d ' u n e pensée qui veut

f>ensée à la prise en compte de ce qui ne se figure pas dans nu h u e l'incompté, mettre dans le poème la déteinte d'un
es chants de la douleur ou de la gloire, ce qui ne s'absout H il sur u n e joue, faire entendre la voix impossible de l ' e n -
ni politiquement ni religieusement : la pitié idiote ou l . i i u e mendiante, selon l'invite de Phrases:

immonde de cette rencontre dont le deux se dit en une seule


notion : l'enfance mendiante {Vies). Et bien sûr la pitié est M a camarade, mendianre, enfant monstre ! comme ça t'est
le deuil de la charité merveilleuse, l'épreuve de son impos- égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras.
sibilité. Mais, en même temps, elle trace la ligne brisée d'un Attache-toi à moi avec ta voix impossible, ta voix unique flat-
teur de ce vil désespoir.
poème encore inentendu, entre l'hymne et le thrène. Le
poème, par elle, devient la musique inouïe de cette imparité
- de cette mendicité - qui vient travailler, prendre au corps ' e u e alliance avec l'idiotie, cet entêtement à faire couple
les grands hymnes et les grandes prophéties. aye< la mendiante à la voix impossible, s'explicite dans le
bazar qui ouvre Alchimie du verbe : peintures idiotes, litté-
Car, en un sens, toute la poésie de Rimbaud peut se résu-
i a t u r c démodée, latin d'église, contes de fées, refrains niais,
mer dans le travail qui défait un seul poème, son poème, si
i vilunes naïfs et quelques autres, s a n s oublier, à l'usage des
l'on ose dire, d'enfance, Le Forgeron. Le Forgeron, c'est le
I . u n i s s o n présents ou à venir les « livres erotiques s a n s ortho-
poème du siècle, le poème du peuple, de l'ouvrier, de la
graphe ». Ce bazar, qu'est-ce donc, sinon proprement l'at-
misère et de la révolution ; le poème de Hugo avec ses
I I i . u l utilisé par Rimbaud dans ses Derniers Vers, c'est-à-dire
rrandes pompes et ses enjambements et tours familiers. C'est
Îe poème du roman familial du peuple, le chant du grand dans c e s « espèces de romances » qui mettent dans la forme
et le lexique de la « chanson idiote » les sombres histoires de
espoir et de la grande douleur appelant le langage nouveau
p a r e n t é et de ménage infernal, les paradis des travailleurs, le
qui lui manque. Le programme de Rimbaud en somme, le
)rogramme du voyant, c'est de récrire Le Forgeron dans une programme du poète voleur de f e u et l'éternité retrouvée ?
[ angue nouvelle, d'inventer la langue de son avenir. < es chansons idiotes - chansons de l'idiot o u à l'idiot—, il
Or ce qu'il fait en définitive, c'est tout autre chose. Au I mi entendre la différence qu'elles marquent avec la « bonne
I h u i s o n », celle qui dit a u poète :
lieu de refaire, en langue de l'avenir, le poème « de » Hugo,
il va défaire, dans la musique de l'obscure infortune, son
Reconnais ce tour
propre poème, le poème de Rimbaud. La défection du For- Si gai, si facile :
geron dans les Illuminations s'appelle simplement, comme il I le n'est qu'onde, flore
se doit, Ouvriers : le poème de la chaude matinée de février I I c'est ta famille ! [...]
et du Sud inopportun qui relève les « souvenirs d'indigents
absurdes » ou la « jeune misère » des deux orphelins fiancés. I e monde est vicieux ;
Ce Sud rappelle aussi au sujet du poème : « les misérables Si i ela t'étonne !
incidents de mon enfance, mes désespoirs d'été, l'horrible Vis et laisse au feu
quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée L'obscure infortune.
de moi ».

74 7S
La chair des mots La chair des mots

Pas question de laisser au feu cette « obscure infortune »


que Bannières de Mai se propose au contraire de rendre libre.
Pas question de boire à la comédie de la soif et d'assouvir I ES Q U A T R E S U J E T S D U P O È M E
cette faim qui se met sous l'invocation d'Anne et de l'âne :
faim de ces choses idiotes et également immangeables Peut-être pouvons-nous maintenant dresser la cartogra-
qu'énumèrent les Fêtes de la Faim : terre, pierres, rocs, char- phie qui tient ensemble les Derniers Vers, la Saison et les
bons, fer ; cailloux qu'un pauvre brise, vieilles pierres Illuminations. La Saison nous donnerait le noyau dur du pro-
d'église, galets, fils des déluges : cailloux de petit Poucet en g r a m m e rimbaldien, sa théologie politique ou sa néocnris-
fuite avec la sœur Anne, bouts d'air noir, en tous les sens tologie ; les Derniers Vers nous présenteraient son cahier
de l'expression : morceaux carbonisés du nom propre, bribes d'inventions ou d'études, les essais d'airs et de modes propres
de refrains perdus, fragments d'une impossible respiration au chant de l'obscure infortune : quelque chose comme le
du poème à venir, sans oublier la perche tendue à tous les nouveau Gradus ad Parnassum et sa dérision : l'orphéon rim-
démystificateurs à venir d'un boudin noir. baldien, en quelque sorte, qui clôt l'utopie du chant du
Ces bouts d'air noir que le poème prélève pour les calciner peuple, ouverte un demi-siècle plus tôt par l'orphéon de
sur l'utopie du chant nouveau représentent en quelque sorte Wilhem. Les Illuminations, elles, nous présenteraient l'autre
les Inventions, au sens musical du terme, de Rimbaud : partie du programme, exposée au début de XAlchimie du
invention de rythmes et d'harmonies, de refrains populaires Verbe : l'exhibition de tous les paysages et de tous les drames
savants, propres à mesurer mélodiquement l'écart entre le possibles, leur Arche de Noé ou leur encyclopédie. Ces frag-
chant des peuples - le chant de la douleur rachetée - et ments nous donneraient non pas des visions d'hallucinations
l'idiotie du refrain ou de la comptine : à la limite, des bouts OU de fantaisie, mais la disposition en articles d'encyclopédie
d'air - comme des bouts r i m e s - , des bouts de langue qui de cet inventaire du représentable qui fait pendant à l'inven-
s'essaient à emprisonner le soleil, c'est-à-dire l'éternité, à taire des airs - et des modes de la représentation. Face au
prendre la triade mer/éternité/soleil dans sa réduction, la nouveau Gradus ad Parnassum, l'autre instrument des
triade air/âme/caillou. apprentis poètes : le nouveau Chompré, le Dictionnaire de la
C'est peut-être cela le « dernier couac » dont parle la Sai- laide mis à l'âge de Perrault et d'Offenbach : une encyclo-
son. Libre aux Identifieurs d'y entendre le coup de pistolet pédie de la fable pour les enfants du siècle, mais pour des
de Verlaine. I l me paraît plus intéressant de le rapporter au enlants un peu particuliers, ces enfants que nous présente le
clairon du chant glorieux de la communauté. Ou si l'on tient poème programmatique des Illuminations : Après le déluge, le
à mettre Verlaine de la partie, c'est en tant que poète qu'il poème qui déploie l'arche de Noé du poétique :
faut l'y mettre. Le dernier couac du clairon rimbaldien, ce

fwurrait être alors le dernier couac donné à un certain ver-


ainisme, la poésie des fêtes galantes et des romances sans
paroles : toute proche et infiniment éloignée de la romance
Dans la gtande maison de vittes encore ruisselante les enfants
en deuil regardèrent les merveilleuses images.

idiote de la faim ; la poésie du tour « si gai, si facile », de I 'encyclopédie est faite pour des enfants en deuil : en
l'air devenu infiniment labile, infiniment liquide et dont il deuil de ce que la Sorcière sait et ne dira pas. Elle est faite
convient de faire courir le bouillon sur la rouille pour le pour des enfants mendiants : le petit saint accompagné de
mêler au Cédron. sa voix impossible. L'encyclopédie des images est identique
a sou deuil. Elle est un deuil ou plutôt un solde d'images
merveilleuses. Ce solde, ce n'est pas une faillite. Très préci-
s é m e n t , il ne s'agit pas de faillite mais de faille. La faille de

76 77
La chair des mots La chair des mots

l'encyclopédie est celle de son sujet. L'enfance qui regarde l.i nuit d'été du charbon. Ce voyageur empile tous ces lieux
les images merveilleuses, l'enfance qui devrait se saisir de i i il les retraverse par l'imagerie de la légende des siècles et
l'encyclopédie du représentable est en effet divisée en quatre les personnages du dictionnaire de la fable, mettant les flottes
sujets qu'énumère le fragment précisément dénommé île l'orphéon populaire sur les flots de la naissance de Vénus
Enfance : d les faisant résonner avec le cor de Roland. L'espace du
siècle est ainsi parasité par le temps de sa légende, tandis
Je suis le saint, en prière sur la terrasse — comme les bêtes qu'à l'inverse la parade du progrès métropolitain en marche
pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine. est envahie par les glaces du pôle ou la danse des sauvages :
Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches er la pluie
se jettent à la croisée de la bibliothèque. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des
Je suis le piéton de la grand-route par les bois nains ; la vêlements et des oriflammes éclatants comme la lumière des
rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longremps la mélan- eimes. Sur les plares-formes au milieu des gouffres les Rolands
colique lessive d'or du couchant. sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de l'abîme er les roirs
Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute des auberges l'ardeur du ciel pavoise les mâts. L'écroulement
mer, le petit valet suivant l'allée dont le front touche le ciel. des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les cenrau-
resses séraphiques évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du
Le sujet du poème, ce pourrait être l'inventeur, le savant niveau des plus hautes crêtes, une mer troublée par la naissance
dans sa bibliothèque, celui dont la pluie même qui bat à la éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la
rumeur des perles et des conques précieuses, - la mer s'assom-
croisée ne fait qu'accroître le confort hivernal : la tran- brit parfois avec des éclats mortels. Sur les versants des mois-
quille possession des matériaux de l'encyclopédie et de la sons de fleuts grandes comme nos armes et nos coupes,
clef de toute parade sauvage. C'est l'inventeur à la mode du mugissent. Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines,
XIX siècle, l'alchimiste du nouvel amour, de la langue
è m e
montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la cascade et les
et du travail nouveaux. ronces, les cerfs tètent Diane. Les Bacchantes des banlieues san-
Ce savant « aux sombres rides », c'est, en somme, le rêve glotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes
de l'enfant abandonné - de l'enfant qui aimerait être un peu des forgerons et des ermires. Des groupes de beffrois chantent
plus abandonné qu'il ne l'est en réalité (je serais bien, j'ai- les idées des peuples. Des châteaux, bâtis en os, sort la musique
merais bien être...). L'enfant rêverait d'être en même temps inconnue. Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent
dans les bourgs. Le paradis des orages s'effondre. Les sauvages
le vieil inventeur de tous les drames et de tous les spec- dansent sans cesse la fête de la nuit. Et une heure je suis des-
tacles et l'enfant en deuil — vraiment en deuil, vraiment cendu dans le mouvement d'un boulevard de Bagdad où des
orphelin - regardant ses « merveilleuses images » : l'enfanr compagnies onr chanté la joie du travail nouveau, sous une
fils de lui-même, fils du vieillard dont il est le père. buse épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fan-
Simplement, entre l'enfant abandonné et le vieillard tômes des monts où l'on a dû se retrouver.
savant, deux personnages s'interposent. Le premier, c'est le
piéton de la grand-route qui, faute de bibliothèque à Baby- ( 'e serait ainsi le privilège du voyageur que de saisir en sa
lone, fouille les autres bibliothèques, les copies imparfaites totalité cette ville-univers qui est aussi une récapitulation de
de la bibliothèque absente, les greniers et les étalages des l.i légende des siècles, l'unité de l'ancienne mythologie et de
bouquinistes ; qui parcourt les villes et les sentiers pour l'orphéon du travail nouveau. Mais la vision ne s'énonce que
amasser les drames et les spectacles, pour empiler dans le i o n une une parade dont la clef est perdue :
poème tous les lieux, les paysages et les spectacles qui tissent
le siècle et en particulier tous ceux qui se concentrent dans Quels bons bras, quelle belle heure me rendronr cette région
le poème de pierre de ses métropoles, le poème illuminé par d'où viennent mes sommeils et mes moindtes mouvements ?

78 79
La chair des mots la chair des mots

L'interversion même des adjectifs (il conviendrait plutôt regards ». C'est ainsi qu'il est nommé dans le fragment auto-
aux bras d'être beaux et à l'heure d'être bonne) éloigne par nyme. Est-il pour autant le dernier mot des Illuminations . ;

avance la réponse à la question du voyageur. Serait-ce alors N o u s savons que ce sont les éditeurs et non Rimbaud qui
le saint qui aurait la réponse ou la clef, la clef charité sans ont mis en ordre ce recueil. Et le choix souvent fait de le
doute ? Ce saint en prière sur la terrasse comme les bêtes conclure par Génie est fondé sur la symétrie de son mou-
pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine, nous le vement avec celui d'Adieu qui conclut Une Saison en enfer.
connaissons bien, trop bien sans doute. Sur les tableaux des Mais la symétrie est elle-même équivoque. Adieu en effet
peintres et les images d'Epinal de la piété, nous avons sou- donne un point d'orgue passablement ambigu. La promesse
vent vu ce savant de pays sans pluie ni croisées aux fenêtres. des splendides villes et de la vérité possédée dans une âme
Sa bibliothèque a été éventrée. Tout juste s'il en reste un ou et dans un corps fait cortège à l'enterrement d'une « belle
deux pans de mur pour y aligner sur une étagère les livres gloire d'artiste et de conteur ». La modernité absolue y
de la Sainte Écriture et y accrocher éventuellement une robe prend, entre la prophétie et le renoncement aux illusions,
de cardinal. Le saint lui-même est partagé entre une main à une figure indécidable. Génie en revanche est absolument
plume et une main qui tient la croix. Vêtu des haillons de positif. Il identifie pout toujours le mouvement du grand
l'ermite, il tient à côté de lui le chapeau rouge à cordelière espoir au mouvement propre de la poésie. Quelque hypo-
avec lequel joue, à ses pieds, un lion pacifique au visage de thèse que l'on fasse sur l'ordre de composition des Illumi-
bon toutou. Ce n'est pas ce saint Jérôme d'image d'Épinal nations et de la Saison, Génie corrige l'ambiguïté d'Adieu. I l
qui donnera la belle heure. Ce n'est pas lui qui procurera à
identifie la conquête des matins sobres du futur au mouve-
nouveau un salut déjà advenu. Tout ce qu'il peut faire, c'est
ment continué de la poésie et à l'effort de la langue purifiée.
laisser sa marque sur la vision. Cette marque du saint, de
l'ascète, du mystique, elle s'inscrit sous la forme de ces oxy- Or c'est là ce que Rimbaud, pour sa part, s'est refusé à
mores de la pensée mystique qui balafrent la vision : braises laite. Pour le comprendre, il faut ici encore confronter la
de satin, brasiers pleuvant aux rafales de givre, lune qui position rimbaldienne avec celle de Mallarmé, telle que la
brûle, choc des glaçons aux astres, feux à la pluie de vent de résument quelques lignes empruntées à Crise de vers : « Parler
diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé n'a trait à la réalité des choses que commercialement ; en
pour nous {Barbare), en bref toutes les métaphores et tous littérature, cela se contente d'y faire allusion ou de distraire
les oxymores de la glace égale au feu, de l'être identique au leur qualité qu'incorporera quelque idée. A cette condition,
non-être et de l'élévation semblable à l'abjection qui disent s'élance le chant, qu'une joie allégée. »
l'impossibilité de dire le pur amour. Pour Mallarmé, les choses comme les mots se scindent
La belle heure n'est pas pour demain. Et il n'y a plus qu'à selon un partage essentiel. I l y a la réalité commerciale et il
refaire le tour des personnages, à revenir à l'enfant, à ce y a la qualité qu'on en peut distraire pour que le mot incor-
combat de l'enfant avec l'aube qui se délègue à nouveau à pore quelque idée, pour que les mots impurs de la tribu
chacun des autres personnages et ainsi de suite jusqu'au bout soient purifiés et viennent dans le poème « s'allumer de
de la jetée qui ne finit point, jusqu'à « la fin du monde en reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur
avançant ». Le désordre de la vision, ce n'est donc pas la des pierreries ». À ce prix, le poème peut s'écrire comme
marque de l'hallucination ou le jeu de la fantaisie. C'est sa oeuvre d'un acte pur et dessiner la place de qui lui manque
fragmentation dans le tourniquet de ses quatre sujets. Sans encore, la foule qui viendra bien, un jour, se déclarer. À ce
doute peut-on appeler génie « ce tourniquet », ce mouve- prix, est possible la grande invention de la fin du X I X siècle
i n , e

ment qui dans la nuit d'hiver va « de cap en cap, du pôle et du début du X X , le nouveau futur que le siècle finissant
è m c

tumultueux à la plage, de la foule à la plage, de regards en s'invente, en enterrant sous des glissandi de harpes païennes

80 81
La chair des mots la chair de mois

et d'après-midi d'un faune le nouveau christianisme. Cette


invention nouvelle du futur s'appelle l'avant-garde.
Rimbaud n'est pas d'avant-garde. I l ne croit pas qu'on I ES RÉVOLTES LOGIQUES
puisse distraire les qualités des choses et purifier les mots de
la tribu. Pour lui, les choses et le langage du commerce ne Rimbaud donc n'est pas d'avant-garde. I l ne fait pas le
se laissent pas séparer des choses et du langage de la poésie. pis îles vieilles économies du salut aux nouvelles économies
C'est la leçon longuement assénée à Banville par Ce qu'on de la production. I l se tient dans l'intervalle entre la vieille
dit au poète à propos de fleurs. Rimbaud ne peut consentir à lnsioire - le chant des peuples et le salut des corps - et la
cette syntaxe elliptique qui, par avance, allège la joie du nouvelle, celle des avant-gardes poétiques et politiques. Il
chant. Il sait aussi qu'une tribu, cela évoque Israël et que la s'entête à faire chant de la part irrachetable des économies
tribu au X I X siècle s'appelle peuple. I l sait qu'incorporer,
è m e
du salut dont la musique solde sans fin le rêve des corps
cela se dit proprement incarner et que c'est dans la littérature glorieux.
des mystiques que les feux s'allument sur les pierreries. Il De là naît une insurrection singulière dans la langue.
sait, en bref, qu'il n'y a pas de lieu du poème qui soit sepa- Cette insurrection dont j'ai essayé de dégager quelques prin-
rable de la langue en son entier, de la langue et des utopies i Ipes, on peut la nommer d'une expression tirée des Illu-
de la langue qui la chargent des promesses du salut. minations : révolte logique. Le texte, on le sait, dit « Nous
Telle est en effet la grande singularité de Rimbaud. Avant massacrerons les révoltes logiques ». Ce « nous » dont le
lui le poétique existait. Baudelaire en a encore à sa disposi- patois étouffe le tambour, c'est celui des « soldats du bon
tion le grand dictionnaire (des rimes et des fables) qui rend vouloir », des armées coloniales de la démocratie qui s'en

f>ossible la nouveauté même des « correspondances ». Après


ui Mallarmé inventera l'acte pur du poème. Entre les deux,
Rimbaud est le poète singulier pour lequel il n'y a ni langue
v o n t aux pays poivrés et détrempés. Mais, bien sûr, nous
entendons derrière le « nous » de majesté par lequel le poète
se fait lui aussi massacreur de révoltes logiques, met fin à
propre ni acte propre du poème. La poésie nouvelle doit l'insurrection de son poème.
pour lui s'identifier au tout de la langue. Son sort est néces- Pour donner sa place au poème et son intelligibilité à ce
sairement lié à l'utopie de la langue nouvelle et des corps massacre, il convient d'en faire un panneau dans le retable
réconciliés. Cette utopie, Rimbaud la parcourt et la défait qui lui associerait Génie, le poème du corps poétique glo-
en l'accompagnant de l'autre musique : la parole de l'in- rieux, et Solde, le poème des corps sans prix à vendre. Démo-
compté, la romance idiote de l'obscure infortune. Dans le cratie, c'est le poème des révoltes logiques massacrées, du
deuil de la langue nouvelle des corps glorieux il taille un M t o i s qui étouffe le tambour ; c'est le poème où se perd
idiome : non pas un patois, mais le contraire d'un patois. idiome du poème. S'il faut une « fin » aux Illuminations, ce
L'idiome de Rimbaud, identique à sa poésie, c'est un langage n'est pas un poème seul qui peut le faire mais seulement ce
paradoxal, un langage « particulier commun », particulière- triptyque qui redéploie l'utopie du corps poétique et la
ment commun. Rimbaud en fait résonner les accents entre i o n ne-utopie de son achèvement. Mais aussi, pour rendre
le clairon et le tambour du chant des peuples et le patois de « i tic fin intelligible, il faut l'encadrer entre deux déclarations
l'idiot. Il invente le poème sans autre lieu que le tout de la île principe, empruntées à deux « arts poétiques » dont l'un
langue traversé par l'idiome de la rencontre toujours man- semblait de pur amusement. La déclaration « sérieuse » est
quee, le timbre particulier de l'obscure infortune. celle de Mallarmé : « Parler n'a trait à la réalité des choses
« [lit- commercialement. » L'amusement est du jeune Rim-
luuil conseillant à Banville de se faire :

82 83
La chair des mots

Commerçant ! colon ! médium.

La trinité du commerçant, du colon et du médium, c'est


bien celle que nous proposent strictement Solde, Démocratie
et Génie. L'apparente gaminerie du poète adolescent fixe très
exactement sa destinée poétique et personnelle. Rimbaud a
pris la langue au sérieux, il a pris la « réalité des choses » au
sérieux. I l s'est fait commerçant et colon, faute d'avoir été
« médium » ou « génie », faute d'avoir accepté une langue de
la poésie qui dise adieu à l'ordinaire du commerce, à l'ex-
traordinaire du salut et à la singularité de l'enfance men-
diante. I l a fait de l'or avec des trafics coloniaux, faute de
tricher sur l'or de la langue. Il a dit par avance adieu aux
avant-gardes, aux ciseleurs de poèmes et aux chefs des partis
de l'avenir glorieux, après avoir tenu sa partie, fait résonner
le chant de l'obscure infortune dans la révolte logique de ses
vers et de ses proses.
1. Le corps de la lettre : Bible, épopée, roman

« Le roman, répète-t-on depuis Hegel, est l'épopée bour-


geoise moderne. » I l est, commente Lukàcs « l'épopée d'un
monde sans dieux ». Comment entendre ces formules ? Celle
de Hegel est déjà passablement énigmatique. Car il nous a
longuement expliqué que l'épopée n'advenait que sur la base
d'un certain monde, le monde « héroïque » dont les carac-
téristiques sont exactement opposées à celles qui définissent
le monde bourgeois moderne. Dans l'univers collectif que
chante Homère, les activités des hommes ne sont pas objec-
tivées hors d'eux dans les lois de l'Etat, les modes industriels
de la fabrication ou les rouages de l'administration, ils
demeurent des manières d'être et de faire des individus, des
traits de caractère, des sentiments et des croyances. Le poème
épique réfléchit ce « milieu originairement poétique » où les
formes de l'activité ne sont pas séparées des individus, écla-
tées dans les modes de rationalité séparés de l'éthique et de
l'économie, de la technique et de l'administration. Le roman,
à l'inverse, a pour présupposition, et aussi pour sujet essen-
tiel, la séparation entre les caractères, les pensées et les
conduites individuels et le monde objectivé où régnent les
lois de la morale familiale, de la rentabilité économique ou
de l'ordre social. A l'opposé de l'épopée qui était la poésie
d'un monde déjà poétique - d'un monde ignorant la sépa-
ration entre les modes du faire —, le roman a dès lors l'obli-
gation de repoétiser un monde qui a perdu sa poéticité.

87
La chair des mots La (haïr des mots

Une épopée bourgeoise n'est-elle pas dès lors une contra- esprit par l'action d'un corps ? En bref le roman « chrétien »
diction dans les termes ? La lutte de l'individu contre le de lame dissociée du monde est opposé au poème vivant,
monde bourgeois ne peut en effet définir qu'une anti-épo- au sens incarné de l'épopée. Mais ce sens lui-même n'est
pée. Aucun héros épique ne lutte contre son monde. Et venu à l'épopée que rétrospectivement, à partir de l'opposi-
aucun poète ne saurait repoétiser un univers dépoétisé. Pour tion chrétienne entre la lettre morte et l'esprit devenu chair
donner consistance à la formule hégélienne, Lukàcs doit et sang. Ce sont alors deux « christianismes » qui se trouvent
appliquer au genre romanesque - comme genre littéraire confrontés sur un mode paradoxal : un christianisme de
moderne - les caractéristiques que Hegel donnait à l'art l'incarnation qui trouve dans la « Bible » païenne du poème
« romantique », c'est-à-dire à l'art fondé sur la séparation épique sa réalisation, et un christianisme de l'absence qui
chrétienne entre la subjectivité individuelle et un absolu qui londe l'épopée « moderne » du roman.
a déserté le monde avec le corps du Christ ressuscité. L'art Un étrange cercle théologico-poétique vient alors circons-
romantique est pour Hegel l'art « chrétien », un art où crire le rapport du roman à son « modèle » antique. L'épopée
aucune figure ne peut représenter adéquatement le divin moderne peut être la relève de l'épopée comme elle peut être
parce que l'individualité ne peut reconnaître dans aucun l'anti-épopée. Et le « christianisme » qui anime cette « épo-
objet du monde la divinité qui habite son cœur, qu'elle est pée moderne » a lui-même deux figures : le sens incarné dans
donc sans cesse ballottée entre une intériorité essentielle qui le corps du Christ ou le sens retiré du tombeau vide. L'an-
ne trouve aucune réalité qui lui soit adéquate et la multitude tique et le moderne, le chrétien et le païen, l'ancien testa-
des aventures et des figures de rencontre qui scandent le ment et le nouveau dansent autour du roman à conceptua-
chemin de cette quête impossible. Le roman est alors liser un ballet où les termes ne cessent de changer de place
1'« épopée » moderne parce qu'il est l'épopée de la totalité et de signification.
perdue mais encore visée. La « modernité » romanesque C'est dans ce dispositif complexe que s'inscrit la démarche
reçoit comme contenu l'écart chrétien de l'individu et de d'Erich Auerbach, dans Mimesis, pour penser la genèse du
son dieu. « Le roman est l'épopée d'un temps où la totalité réalisme romanesque, et tout particulièrement son recours à
extensive de la vie n'est plus donnée de manière immédiate, un épisode exemplaire de l'Évangile selon saint Marc, l'his-
d'un temps pour lequel l'immanence du sens à la vie est toire du reniement de Pierre. Auerbach prend le parti de lire
devenue problème mais qui néanmoins n'a pas cessé de viser à l'envers la définition lukacsienne : le roman, comme genre
à la totalité » . 1
moderne - réaliste - de la littérature est possible à partir du
Mais cette théologie du roman laisse aussitôt apparaître moment où la « totalité de la vie » ne se donne plus dans la
un autre paradoxe. La séparation de l'individualité roma- seule dimension extensive de faits situés sur un même plan,
nesque est opposée à ce rapport d'immanence de l'action des mais où l'intelligibilité des gestes, paroles et événements
individus au sens incarné dans un ethos collectif. Mais d'où racontés passe par la relation verticale à un arrière-plan qui
vient au juste cette idée insistante de l'épopée comme poème les ordonne dans la perspective d'un drame et d'une desti-
collectif, poème d'un sens immanent à la vie elle-même ? nation de l'humanité. Cette relation verticale est le propre
L'épopée, dit encore Hegel, est la Bible, le livre de vie d'un des religions de la transcendance et celle-ci s'accomplit exem-
peuple. Mais comment cette Bible est-elle pensée elle-même plairement dans le christianisme : celui-ci n'est pas la religion
sinon par rapport à la pensée chrétienne de l'incarnation, à du tombeau vide, mais celle de la transcendance matérialisée
l'idée du Livre qui prend vie, de la lettre qui délivre son dans la vie commune, du Verbe incarné, donnant à l'esprit
sa chair et au corps sa vérité. Ce point de vue est pour
1. G . Lukàcs, Théorie du roman, Paris, Gonthier, coll. « Médiations », 1963, Auerbach ce qui permet de fonder la tradition du réalisme
p. 49. loinaiiesque parce qu'il permet seul de forcer l'interdit que

88 89
La chair des mots / a than des mots

la division aristotélicienne des genres poétiques mettait à une Auerbach prend ainsi la tradition à revers : l'épopée n'est
telle représentation. Cette tradition en effet classait les genres pas le livre de vie d'un peuple. Il manque à Homère la
selon la dignité des sujets représentés. Les genres élevés - possibilité de donner du sérieux et du tragique à la figure de
tragédie ou épopée - ne convenaient qu'aux personnages l'hersite. I l ne peut du même coup donner à la représenta-
élevés, rois et héros. La représentation des petites gens, elle, tion de la vie d'Achille ou d'Agamemnon sa profondeur
relevait des genres bas de la comédie et de la satire. Et Auer- humaine. Avec le récit du reniement de Pierre, avec le poids
bach présente le récit du reniement de Pierre en contrepoint de signification sensible propre à l'incarnation chrétienne se
à deux récits qui marquent les limites du pouvoir de repré- lotide le véritable « livre de vie » qui est le roman.
sentation de la tradition littéraire antique. Prise dans une L'analyse d'Auerbach comporte seulement une présuppo-
division des genres qui réserve les genres nobles aux grands sition problématique. Elle suppose que la fonction exemplaire
personnages et les genres bas à la représentation des gens de pour la littérature du récit évangélique tient à ce qu'il est lui-
peu, celle-ci ne peut décrire le monde des petites gens que même un témoignage factuel étranger à tout dessein litté-
comme matière à pittoresque. Elle ne peut jamais y lire la raire : « Le regard du narrateur ne survole pas la réalité pour
dimension profonde d'une histoire commune. C'est dans ces l'ordonner rationnellement, l'exposé ne se conforme pas non
limites que sont enfermés Pétrone, décrivant l'entourage plus à une intention esthétique. L'élément visuel et sensoriel
hétéroclite de l'affranchi Trimalchion, ou Tacite refaisant qui apparaît ici n'est pas une imitatio consciente [...] cet élé-
comme exercice rhétorique la harangue du légionnaire ment se manifeste parce qu'il est inhérent aux événements
insurgé Percennius aux troupes de Pannonie. N i l'un ni rapportés, parce qu'il se révèle dans l'attitude et les paroles
l'autre ne peut voir dans le comportement des petites gens d'êtres profondément touchés, sans que l'auteur fasse le
qu'il imite la profondeur d'une histoire affectant toutes les moindre effort pour l'objectiver '. » Auerbach met ainsi en
couches d'une société. En revanche le récit du reniement de concordance deux « simplicités ». Le récit du reniement décrit
Pierre nous introduit à l'univers familier des petites gens : le déchirement de l'homme du peuple partagé entre deux
Pierre qui vient se chauffer au feu, les soldats, la servante simples sentiments devant le grand drame de la Passion : la
qui l'interroge et remarque son accent galiléen. Mais cette fidélité au Messie, et la déception de celui qui attendait de lui
représentation réaliste n'est plus à des fins de comique ou un avènement terrestre immédiat. A ce réalisme psycholo-
d'illustration rhétorique. C'est une représentation drama- gique du contenu correspond un réalisme de la forme qui est,
tique de la vie d'un peuple saisi par l'extraordinaire de en fait, absence de forme. Marc l'écrivain n'est pas un écri-
l'événement. Le réalisme de la description est accordé à vain. La description qu'il fait des actes et paroles de Pierre est
l'événement de l'incarnation, à la présence et à la souffrance une expression directe du même mouvement spirituel et
du Verbe, fils de Dieu, qui accomplit les Écritures. Et il populaire qui a provoqué la foi et le reniement de Pierre. Marc
nous représente dans la figure de Pierre l'homme du peuple ne peut être qu'un témoin qui raconte simplement ce qui a
partagé entre la foi, la déception et la peur, acteur d'un été fait et dit pour le transmettre aux simples gens visés par
mouvement spirituel nouveau qui saisit dans sa profondeur le message de la révolution spirituelle chrétienne.
le monde des petites gens. Cette adéquation d'un mouve-
ment spirituel historique et du mode de représentation qui Mais pour tenir cette position Auerbach doit oublier ce
le montre en son épaisseur matérielle brise la séparation des qu'il sait pourtant mieux que quiconque : les « événements »
sujets et des genres. Elle rend possible le réalisme roma- en question ne sont pas simplement des faits enregistrés par
nesque dont le principe n'est pas tant la représentation exacte un témoin ; ce sont des événements qui ont été annoncés par
de la « réalité » que la dissociation entre la grandeur propre
de l'écriture et la dignité sociale des personnages représentés. I. Erich Auerbach, Mimesis, Paris, Gallimard, 1987, p. 59.

90 91
La chair des mots la chair des mois

avance, des événements dont l'économie textuelle de l'Écri- dédouble le concept et l'usage de la figure. Il retient le béné-
ture a déjà anticipé la réalité « concrète ». La scène du renie- lice de l'interprétation figurale, cette « spiritualisation » du
ment de Pierre obéit bien à une intention explicite : elle corps populaire qui le rend représentable en brisant toute
montre que la parole du Messie qui annonçait à Pierre son liiérarchie de sujets et de genres. Mais en retenant le bénéfice
reniement s'est bien accomplie. Mais le Messie lui-même avait de l'effet, il congédie la cause : à la fin du même chapitre,
fait de cette anticipation d'événements à venir la confirmation il oppose au réalisme du simple récit évangélique l'artifice
d'une parole de 1'« Ancien Testament ». Pierre devait renier le de l'exégèse figurale, ultérieurement mis en œuvre par les
Christ pour que fut accomplie la prophétie d'Ezéchiel : « je docteurs de l'Église pour adapter le message chrétien à
frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées ». En bref l'univers mental du monde païen à conquérir. I l sépare arbi-
l'épisode du reniement entre dans cette économie figurale qui i rai rement dans le texte évangélique un noyau d'expérience
voit dans les prophéties et les récits de l'Ancien Testament des vécue par les pêcheurs de Galilée et retransmise par un récit
« figures » de l'histoire du salut, les préfigurations ou les sans art,'et une interprétation figurale ultérieurement ajoutée
« ombres » des choses à venir, ombres devenues vérités par le par les doctes. I l reprend ainsi la tradition feuerbachienne
devenir-chair du Verbe divin. Et la puissance « réaliste » du de la lecture du texte religieux, celle qui ramène à son
récit chrétien, cette puissance qu'il communique au récit contenu humain réel le mystère de l'interprétation spécula-
romanesque est liée à cette économie figurale qui inscrit tive. Le problème de ce type d'interprétation est, bien sûr,
l'événement concret dans une économie du texte, dans un que la « réalité » qui sert de référence n'est elle-même telle
rapport du texte à lui-même. Le cœur du réalisme chrétien/ que par la spéculation dont on prétend la délivrer.
romanesque c'est cette puissance de la figure qui n'est plus On peut alors imaginer de retourner le jeu. Auerbach
l'ornement illustratif du discours ou l'allégorie d'une vérité fonde sur le devenir-chair du récit évangélique une théorie
cachée mais un corps annonçant un autre corps. La force char- du réalisme romanesque. On peut proposer une relation
nelle de la scène du reniement tient à cette économie du texte inverse. On montrera que l'événement de chair est d'abord
ui en fait une démonstration a contrario : le reniement même un événement d'écriture, une mise en scène de l'écriture par
u Messie parce que celui-ci l'a annoncé, parce que Ézéchiel elle-même. Et on fondera là-dessus une théorie du roman
l'avait déjà annoncé, prouve qu'il est bien le Messie annoncé comme jeu. C'est ce que fait Frank Kermode dans Genesis
par les Écritures. Le réalisme chrétien/romanesque de la scène of Secrecy. Non qu'il se préoccupe de réfuter Auerbach. Mais
tient alors au recouvrement de deux choses : la puissance poé- il trouve dans le même évangile de Marc et dans les mêmes
tiquefigurative,celle de la description qui donne chair par les épisodes de la Passion un modèle de la pratique romanesque
notations concrètes de l'univers des petites gens, du feu où aux antipodes de l'analyse de celui-ci : non plus du côté de
l'on vient se chauffer, de l'accent d'une voix, et la puissance l'idée qui devient présence charnelle mais, à l'inverse, du côté
figurale théologique qui inscrit ce petit récit de simples choses du leurre par lequel la présence charnelle proposée se dissipe
arrivant aux simples dans la grande économie du salut où dans l'économie du texte, fait de celui-ci un simulacre de
toute petite scène prend le sens de la vérité qu'une «figure» texte sacré où le romancier exerce son pouvoir à faire miroi-
a déjà annoncée et précédée \ ter un sens qu'il dérobe, un sens qui n'est finalement rien
Or Auerbach, pour affirmer le caractère « non littéraire » d'autre que le pur rapport à soi de l'écriture, la pure démons-
du récit de Marc, doit séparer ces deux puissances. Il i rat ion de la puissance de l'écrivain.
La démonstration de Kermode s'appuie sur un autre épi-
1. J'ai conscience de brouiller ici les distincrions des exégètes qui utilisent
sode du récit de la Passion. Celui-ci nous raconte l'histoire
ordinairemenr « figuratif » dans l'autre sens. Mais il me semble plus logique de de ce jeune homme arrêté en même temps que Jésus et qui
réserver le terme commun à la notion commune. s'enfuit nu en laissant entre les mains des soldats sa tunique

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La chair des mots La chair des mots

de lin blanc. On ne peut guère mettre au compte du simple en paraboles, afin qu'ils voient et ne voient pas, qu'ils
témoignage cet événement isolé concernant un personnage entendent mais ne comprennent pas ». I l voit dans ce pro-
inconnu. Il faut donc penser que son insignifiance apparente gramme « théologique » le modèle d'un programme « poé-
renvoie à un autre épisode qui lui donne sens. L'interpré- tique », le modèle d'une littérature où « les récits sont obs-
tation la plus crédible lie la figure de ce fugitif à celle du curs » parce que le pouvoir même de l'écrivain est le muthos,
jeune homme en robe blanche que les saintes femmes l'intrigue de savoir aristotélicienne, mais une intrigue de
trouvent assis à côté du tombeau vide de Jésus. Le vêtement savoir à laquelle la stratégie du texte sacré a appris à se
abandonné s'associe alors au linceul dans lequel avait été compliquer : elle ne débouche plus sur le secret fictionnel,
enterré le Christ. Et cette interprétation est garantie par les la révélation de ce que les personnages étaient sans le savoir.
textes de l'Ancien Testament qui en donnent la préfigura- Elle s'accomplit - et se dérobe - dans la démonstration du
tion, à commencer par le vêtement abandonné par Joseph secret de la fiction, de la fiction comme déploiement d'un
entre les mains de la femme de Putiphar. L'épisode du jeune secret qui n'est rien d'autre qu'elle-même.
homme à la tunique de lin entre alors dans une « intrigue
herméneutique ». Il est le signe indiquant au lecteur la néces- Une autre théologie du corps littéraire s'affirme ainsi où
sité d'une lecture figúrale qui cherche sous le récit le sens tout récit d'incarnation est la réalisation d'une intrigue her-
que dévoilera un autre récit. Or ce type de signes correspond méneutique, où toute monstration est une manière de
à ceux que dispose la pratique moderne du roman. Et l'épi- cacher. Une certaine idée de la littérature s'y légitime, celle
sode du jeune homme à la tunique de lin trouve son exact que Kermode illustre par le secret jamesien et l'énigme joy-
répondant dans Y Ulysse de Joyce, dans l'épisode de l'enter- cienne, celle qui pourrait trouver ses autres paradigmes dans
rement de Paddy Dingham où figure un énigmatique la genèse du poème chez Poe ou le labyrinthe borgesien. Le
homme au Makcintosh qui n'a aucune fonction dans le récit, « livre infini » y est à l'image des Écritures : clos sur le secret
qui est simplement l'une de ces innombrables énigmes que du maître, dissimulé comme le sens de la parabole et l'image
Joyce dit avoir composées « pour tenir les professeurs dans le tapis, ouvert à l'infinité des interprétations et des
occupés pendant des centaines d'années ». mésinterprétations. L'écrivain y apparaît comme le dieu,
La conséquence du récit figurai à l'idée de littérature maître des jeux et des sens, choisissant ceux auxquels il
prend alors une tout autre signification. L'Évangile de Marc communique l'esprit de son livre et ceux auxquels il en aban-
n'est plus le témoignage transmis aux simples de ce qu'ont donne la lettre : littérature comme autodémonstration infinie
vu d'autres simples. I l témoigne de l'accomplissement des des pouvoirs de clôture du secret littéraire, c'est-à-dire aussi
Écritures. Le récit du reniement de Pierre appartient à une comme élaboration interminable de l'image de l'écrivain.
intrigue herméneutique destinée d'abord à attester la concor- Face au parti pris auerbachien qui naturalise l'incarnation et
dance de l'Écriture avec elle-même. Et cette intrigue vise à paganise ainsi le rapporr chrétien du texte au corps, ce parti
séparer ceux qui savent dénouer les intrigues et ceux qui ne pris renvoie ce même rapport vers le midrach talmudique,
/

le savent pas. Le récit évangélique, comme littérature et le rapport infini de l'Écriture à elle-même.
comme modèle de toute littérature, a pour fonction de sépa- On peut ainsi construire deux théologies du roman, deux
rer ceux auxquels il est destiné de ceux auxquels il n'est pas interprétations antagoniques de ce que le roman doit à
destiné. Kermode se réfère ici à l'étrange commentaire que l'équivalence chrétienne de l'incarnation du verbe et de
les Evangiles de Marc et de Matthieu donnent de la parabole l'accomplissement des Écritures. L'une fait fond sur l'incar-
du Semeur. Le Christ y dit en effet aux apôtres, en reprenant nation et sur la plénitude que celle-ci confère au corps repré-
un passage d'Ézéchiel : « A vous, a été donné le secret du sentable de la narration littéraire, l'autre s'appuie sur ce rap-
royaume de Dieu. Mais pour ceux du dehors, tout est donné port de l'Écriture à elle-même qui avère seul toute figuration.

94 95
La chair des mots La (haïr des mots

La maîtrise de l'écrivain faisant esprit et corps de tout rap-


port de lettre à lettre s'oppose alors à la plénitude réaliste du
représenté. Mais peut-être ces deux théologies du roman se I \i;< I II E T L E D É S E R T
libèrent-elles ainsi trop aisément du nœud du problème : de
la précarité même de la coïncidence entre la vérité du livre Essayons donc de définir ces deux idées du corps de vérité
qui s'accomplit et la vérité du verbe qui prend chair. Le di I Écriture pour voir comment des poétiques opposées s'en
modèle que le roman trouve dans les récits de la Passion déduisent et comment l'interprétation de la réalité roma-
pourrait bien n'être ni le témoignage du sens incarné dans in sque - et peut-être avec elle celle de la littérature - tient
les corps des humbles ni la parole souveraine qui met en m lonflit de ces deux théologies poétiques. Le champ de
intrigue le secret offert/caché du Livre. Le lien du livre roma- l'interprétation chrétienne de l'Écriture est défini par quatre
nesque au livre de vie ne nous est donné ni dans la repré- notions, celles d'esprit, de lettre, de verbe et de chair, qui
sentation nue du déchirement de l'homme du peuple ni dans l'ordonnent en proportion : la lettre de l'Écriture se trans-
la parabole cryptée de l'homme à la tunique blanche. I l n'est ie m ne en esprit pour autant que le verbe prend chair. C'est
dans aucun rapport heureux entre l'attestation du texte et dans l'interprétation de cette proportion que j'isolerai deux
l'attestation du corps. Car précisément ce rapport heureux modes interprétatifs que je résumerai, pour la commodité,
n'existe pas. La boucle de la preuve textuelle et de la démons- dans deux phrases, emprunrées l'une à saint Augustin, l'autre
tration corporelle est bien interminable. I l faut toujours un i I et tullien. La phrase de saint Augustin nous dit ceci : « J'ai
corps pour prouver l'Écriture. Il faut toujours l'Écriture pour pu à bon droit appeler Noé prophète puisque l'arche même
prouver que le corps en question est bien ce corps. Il faut à qu'il a fabriquée et où il s'est sauvé avec les siens fut une
nouveau un corps pour prouver que le corps qui a disparu piophétie de notre temps » {Cité de Dieu, X V I I I , 68). Celle
était bien celui qui effaçait toute distance de l'Écriture à elle- de Tertullien s'énonce ainsi : « Si la chair est fiction ainsi
même. Aux certitudes qui se tirent de la petite scène du qUe ses souffrances, l'Esprit est fausseté ainsi que ses
reniement ou de la parabole infinie du jeune homme à la miracles» {La chair du Christ, V , 8). Je voudrais montrer
tunique blanche s'oppose également l'itération infinie qui comment ces deux phrases présentent deux interprétations
caractérise la fin « apocryphe » de l'Évangile de Jean, cette élu corps de l'écriture qui se prolongent en deux théologies
fin qui, d'ajout en ajout et de références testamentaires en élu <.orps romanesque. La première autorise une coïncidence
petites scènes pittoresques, n'en finit pas de prouver que entre le corps théologique de la lettre et le corps poétique
celui qui écrit le texte est bien celui que le Ressuscité a de la fiction. C'est-à-dire qu'elle fait coïncider une théorie
désigné pour porter témoignage de sa Résurrection et de ces de la vérité incarnée avec une théorie de l'imagination créa-
mille autres faits de l'incarnation dont le monde ne suffirait ii m . La seconde disjoint ces deux corps, isolant du même
pas à contenir la relation écrite. COUp la singularité romanesque et littéraire de tout corps de
C'est cette même tension qui va caractériser pendant des vérité.
siècles deux manières de penser le corps qui doit donner au Partons pour le montrer de la phrase d'Augustin. Celle-
récit de l'accomplissement des Écritures le supplément de » i peut sembler anodine. Or il s'agit là d'un des premiers
vérité qui lui est nécessaire. Dégager ces deux manières, c'est épisodes d'une affaire théorique promise à de nombreux
dégager deux rapports de l'écrit au corps, deux rapports de ichondissements, la querelle sur la «sagesse des anciens
la présence à l'absence, deux théologies du corps de vérité Egyptiens» et sur son rapport avec la révélation juive. Ce
de l'Écriture. Ces deux théologies portent en puissance deux texte répond en effet à la théorie païenne selon laquelle
poétiques opposées du roman, deux idées du rapport entre Moïse aurait été égyptien ou, en tout cas, initié à cette
le corps de l'écriture et le corps de la fiction. e élèbre science égyptienne, science sacrée dissimulée dans le

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La chair des mots la chair des mois

langage secret des hiéroglyphes, mais aussi science astrono- rural ion que constitue dans l'économie rétrospective du
mique vieille de cent mille ans, bien plus ancienne et véné- Livre de Vie l'histoire de Noé fabriquant son arche. Pour
rable que le savoir consigné dans les livres sacrés des Juifs. Noé, c'est alors la même chose que d'être menuisier et pro-
Saint Augustin oppose à cette prétention un simple argu- phète, la même chose aussi que d'être objet et sujet d'écri-
ment : il n'est de science attestée que là où une écriture en iiire. Raconter (l'histoire de Noé), fabriquer (l'arche de Noé)
conserve les opérations. Or aucun livre n'aurait pu conserver et prophétiser (le salut), tout cela ne fait qu'une seule et
ces calculs faits il y a cent mille ans puisque l'écriture pré- même opération, précisément l'opération de figurer. Saint
tendument donnée aux Égyptiens par Isis n'a pas plus de Augustin unit dans cette notion deux effets de réalité : l'effet
deux mille ans d'âge. Concernant les Hébreux, en revanche, de matérialité (l'ouvrage de l'arche) et la preuve de la figure
l'antériorité de leur science est attestée par l'antériorité de par son accomplissement. L'arche n'est pas une construction
leur écriture. Mais comment cette antériorité est-elle attestée mette d'artisan. En tant que prophétie, elle est une parole,
elle-même ? Saint Augustin donne à cette question une animée de la vie de l'esprit. Mais inversement elle n'est pas
réponse tout à fait remarquable : il y a écriture depuis qu'il une parole qui s'évanouit dans le souffle du langage. Elle a
y a prophétie, c'est-à-dire inscription d'une parole appelant la solidité matérielle des choses qu'un art a produites. L'objet
le corps à venir de sa vérité ou encore figure prouvée par fabriqué et le récit raconté sont, dans leur indissociabilité,
son remplissement ultérieur, selon cette procédure interpré- de l'écriture prophétique, une même promesse de sens. Le
tative que l'exégèse chrétienne oppose à l'allégorie antique : icxte est déjà du corps, l'objet fabriqué est déjà du langage
une figure n'est pas une image à convertir en son sens, elle porteur de sens. La figure est porteuse d'une double réalité :
est un corps annonçant un autre corps qui l'accomplira en la réalité figurative de sa production matérielle et la réalité
présentant corporellement sa vérité. Or l'écriture-prophétie figurale de son rapport avec le corps à venir de sa vérité. I l
des Juifs, selon Augustin, commence bien avant les pro- suffit alors de faire glisser une fonction sous l'autre pour
phètes désignés comme tels, bien avant même Moïse et la transformer le texte religieux en texte poétique ou le récit
sortie d'Egypte. Elle est déjà à l'œuvre dans les actes des crypté en parole de la vie elle-même. C'est ce que réalise
patriarches que nous relate la Genèse. La matérialité de ces Auerbach en annulant la distance de l'écriture, en faisant de
actes est déjà une écriture puisqu'elle préfigure les événe- l'acte d'écriture de l'évangéliste et du sentiment éprouvé par
ments à venir de la Rédemption. Noé a été prophète parce son personnage deux expressions du même mouvement spi-
que l'arche qu'il a bâtie préfigure l'histoire du salut, accom-
rituel pénétrant dans les profondeurs du peuple.
plie par la venue, la mort et la résurrection du Christ. La
Cette opération s'inscrit alors dans la longue histoire du
chose peut se mettre en syllogisme :
transfert théologico-poétique autorisé par le recouvrement
du figurai et du figuratif; Le principe de ce transfert est
L'arche est l'œuvre de Noé. simple : il suffit de faire glisser la fonction figurale sous la
Or l'arche est une préfiguration du salut. fonction figurative pour transformer sans blasphème le texte
Donc l'œuvre de Noé est la préfiguration du salut, elle a la religieux en texte poétique. D'un côté le figurai s'efface sous
texture scripturale d'une prophérie. le figuratif : le prophète est poète. La vérité de ses prophéties
est celle de l'imagination qui parle le langage figuré des
À l'évidence, le syllogisme tient sa force d'autre chose que images. Mais cet effacement du figurai sous le figuratif lui
de l'enchaînement linéaire de ses propositions. Il la tient transmet discrètement son pouvoir, celui d'attester la vérité
d'unir en une même procédure de sens trois actes distincts : d'un corps. Le figurai n'est « que » du figuratif. Mais le figu-
l'acte discursif de l'écrivain sacré racontant l'histoire de Noé ; ratif, lui, est encore secrètement du figurai. C'est sous le
l'acte technique de Noé fabriquant l'arche ; l'acte de préfi- signe de cette double opération que l'exégèse du texte sacré

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La chair des mots la chair des mois

et la lecture du texte poétique se rejoignent à l'âge classique, I imagination romanesque sous l'idée du pouvoir d'incarna-
dans une même théorie du langage des images et des fables. n o n de la fabulation.
L'homme qui résume à l'âge moderne cette équivalence, c'est Mais avant même Vico un homme de lettres et futur
Vico. I l n'est évidemment pas indifférent que l'enjeu de sa h o m m e d'église, avait posé l'équivalence des pouvoirs de la
recherche soit le même qui guidait Augustin : la polémique l a b l e romanesque et de celles du texte sacré. En 1670, Pierre-
contre la vieille illusion philosophique et païenne du secret Daniel Huet, ami de Madame de Lafayette, publiait pour
caché des anciennes fables. La théorie du « véritable liisiilier l'auteur de La Princesse de Clèves, son Traité sur
Homère » réfute l'idée d'une sagesse allégorique contenue l'origine des romans. D'où viennent les romans, se demandait-
dans son poème. Les fables et les figures du poète ne sont il. Et il donnait une réponse transposée d'Aristote. L'exis-
qu'un langage d'enfance. Mais par là même, elles sont un Itfice du poème pour celui-ci tenait au plaisir naturel et
langage vrai : le langage dans lequel un peuple enfant universel de l'imitation. Celle du roman, pour Huet, tient
exprime sa conscience de lui-même et du monde, celui à au plaisir naturel que prend l'esprit humain à la fabulation,
travers lequel s'opère dans le monde le long chemin de la plaisir qui tient sa puissance irrésistible de sa double origine.
révélation divine. Homère est indissolublement théologien l,a fabulation est le plaisir de l'enfant, de l'ignorant qui ne
et poète. Mais aussi sa voix individuelle est la voix d'un peut s'exprimer et comprendre que dans le langage de
peuple, jaillissant du cœur même de son expérience sensible. l'image. Mais c'est aussi le plaisir du raffiné qui est expert à
L'Homère du chrétien Vico est alors tout semblable au pro- enrichir le discours par tous les jeux de la figure. Aussi le
phète juif de l'athée Spinoza. C'est bien en effet ce que celui- plaisir du roman a-t-il été partagé aussi bien par les peuples
ci montrait : la prophétie de Jérémie est une parole vide si barbares de l'Occident médiéval que par les cours raffinées
on la considère comme message divin et promesse de l'ave- d'Orient. Mais ce qui mérite surtout notre attention est
nir. Mais elle est une parole pleine en tant qu'œuvre de son l'extension que donne Huet au concept de fabulation. Dans
imagination de poète et de son éloquence de pédagogue, en ce seul concept, il met en effet trois choses : l'invention des
tant que manifestation de l'esprit enfant et du peuple enfant labiés, le jeu avec la matière sonore du langage (en somme
qui dit le divin à travers les voiles de la fabulation. Jérémie les domaines de l'inventio, de la dispositio et de Yelocutio fixés
est en somme l'Homère du peuple juif, le rédacteur d'un par la tradition rhérorique), mais aussi l'invention des pro-
livre de vie qui n'est plus celui du Verbe annonçant sa venue cédures d'interprétation des fables. Ainsi l'exégèse des his-
mais du peuple qui apprend à connaître et à se connaître toires appartient à la même activité que leur invention, à la
dans le langage coloré de la figure. La « poésie sacrée des même activité aussi que l'art qui les agrémente. De même
Hébreux » et l'épopée de la Grèce archaïque tombent sous que Noé est prophète en tant que menuisier et en tant que
la même figure du poème, indissolublement esthétique et personnage de récit, le même art de faire fabrique les fables,
herméneutique. Par là se fonde le modèle épique hégélien, y fait jouer le langage et leur donne sens. Dans l'arche de
celui du « livre de vie d'un peuple », le livre taillé dans le Noé de la fabulation, une seule et même activité figurative
tissu sensible de la communauté qui est un moment de son est à l'œuvre. Celle-ci s'exprime également dans les méta-
agir, une manifestation de sa croyance où l'idée chrétienne phores du Coran, les paraboles de Jésus ou les mythes de
du verbe incarné et l'idée vichienne de la poésie comme Platon ; dans les allégories de l'Écriture Sainte et la morale
langue des origines peuvent s'associer à l'idée romantique du imagée d'Ésope ; dans les interprétations talmudiques ou
chant où s'exprime l'âme d'un peuple. Mais par là se fonde figurales, la passion « africaine » pour les rimes, le jeu des
aussi un double regard sur le roman, selon qu'on oppose consonances dans les Psaumes ou dans la prose d'Augustin.
l'abstraction de la situation romanesque de séparation entre Ainsi l'évêque catholique assimile-t-il sans trouble la parabole
un individu et son monde, ou, à l'inverse, qu'on subsume ou la figure chrétienne au libre jeu de l'imagination « orien-

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La chair des mots La cium des mots

taie », à l'exégèse talmudique ou au mythe philosophique complète dans ma chair ce qui manque aux souffrances du
païen. L'écrivain sacré est devenu poète, la figure jeu figuré I 1111st » {Colossiens, I , 24). Ce n'est pas là une manière « figu-
du langage. Mais cet effacement n'est lui-même possible que i e r » de parler de sa maladie. C'est le rappel du principe qui
parce que la « promesse de corps » de la figure s'est incor- soumet toute figure à la condition d'une vérité qui est celle
porée à la matière d'imagination pour l'identifier à une pro- de la chair souffrante. La vérité du corps souffrant de l'in-
messe de sens : promesse incluse au langage originaire et ( arnation demande que toujours un corps nouveau se sacrifie
matériel qui annonce dans sa profusion imagée un langage p o u r l'attester.
de l'esprit. Pour donner à l'Écriture ce nouveau corps, il faut prendre
Le genre sans genre du roman se prête ainsi à l'exact i la lettre son commandement, le « Viens, suis-moi » de
recouvrement de la figuralité et de la figuration, du corps de l'appel. I l faut le prendre dans sa nudité de lettre qui n'est
la lettre et du corps de la fiction. Le figurai, présent/absent gagée par aucun corps de figure et ne peut être vraie que
dans le figuratif, fait de celui-ci une réserve infinie, une capa- par l'obéissance « à la lettre », par le dévouement renouvelé
cité infinie de l'esprit à produire en même temps images, d'un corps qui en prouve la vérité. C'est là, face à la théo-
consonances, fables et exégèses, à produire du sens en logie ecclésiale du sacrement, ce qui fonde la spiritualité éré-
images. Dans un tel schéma, le roman n'est rien d'autre que mitique, celle qui s'éprouve dans le désert d'Egypte avant de
la manifestation d'une poéticité générale de l'esprit humain. se codifier dans les grands traités que sont en particulier le
Il n'est rien d'autre que poésie : manifestation de l'activité Traité du Moine d'Evagre et les Institutions cénobitiques de
polymorphe de l'esprit qui est en même temps fabrication, Jean Cassien. Vérifier l'Écriture dans cette perspective, c'est
fiction, figuration, ornementation et interprétation. donner à nouveau son corps pour qu'à nouveau la lettre
prenne corps, le livrer à cette souffrance en laquelle l'incar-
nation accomplit sa promesse. L'idée même de l'écriture
D E LA F O L I E D E LA C R O I X À LA F O L I E D U L I V R E alors se déplace du rapport ombre/vérité au rapport d'un
texte à sa marque sur un corps. La souffrance est ce qui fait
Mais cette conséquence directe d'une interprétation du du corps la présentation du texte, la surface d'inscription du
corps de l'Écriture au corps fictionnel se trouve contrariée message divin.
par l'autre idée du rapport du corps au texte que porte la Cette procédure de sens est une procédure de raréfaction.
phrase de Tertullien : « Si la chair est fiction ainsi que^ ses A la procédure figurale et sacramentelle qui n'en finit pas de
souffrances, l'Esprit est fausseté ainsi que ses miracles. » A la rajouter du sens et du corps autour de la lettre et de l'image
« fictionnalité » du sens qui forme la limite de toute exégèse, elle oppose une pratique où la manifestation du sens dans
Tertullien rappelle la condition de la vérité du livre de vie : un corps ne s'accomplit qu'à travers l'exténuation de ce
non pas seulement l'incarnation du verbe mais son incar- corps, mais aussi à travers le non-sens (la « folie de la croix »),
nation dans un corps souffrant. Seule celle-ci atteste la vérité dans le risque du non-sens. La vérité du sens n'a chance
des « ombres » ou des figures de l'Ancien Testament. Mais d'advenir que par celui qui a voué son corps à ces exercices
cette vérité du corps souffrant de l'incarnation n'est, à son ascétiques qui ne sont pas seulement des exercices de la souf-
tour, que l'annonce des choses à venir. Elle a besoin d'êtte france mais des exercices de l'absurde. Ces exercices que nous
complétée pour délivrer toute sa vérité. Or ce complément décrivent les vies et les paroles des Pères du Désert trouvent
ne peut être produit par la seule interprétation qui confirme leur aboutissement dans cette « folie mystique » qu'analyse
chaque Testament par l'autre. I l faut toujours le sacrifice Michel de Certeau et qu'emblématise pour lui la « folle » du
d'un nouveau corps pour faire advenir la vérité d'un corps monastère de Tabennesi, celle qui s'est réduite par son
d'écriture. C'est très exactement ce que dit saint Paul : « Je mutisme et son obéissance à l'état de déchet, s'est ainsi entiè-

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La chair des mots la chair tics mois

rement soustraite au circuit du sens, à toute symbolisation, La vérification du message. Mais le fond du problème n'est
et s'évanouit du jour où sa sainteté est reconnue. Ces pra- pas l'analogie entre les fous de Dieu et le fou des livres de
tiques de l'absurde qui doivent faire d'un corps exposé la s hcv.derie. Il concerne le rapport entre le corps de l'écriture
surface d'inscription de la vérité de l'Écriture, la littérature et le corps de la fiction, et, avec lui, la « vérité » de la fiction.
du désert les oppose systématiquement à la pratique d'inter- La vérification malheureuse des livres à laquelle se sacrifie
prétation qui « scrute indiscrètement les Écritures ». I l ne Don Quichotte contrevient au transfert heureux des vertus
s'agit pas de scruter l'Écriture pour y lire le rapport des de l'incarnation à celles de la fabulation. À la place du rap-
figures à leur accomplissement. I l faut s'anéantir et anéantir port d'adéquation entre Noé personnage, Noé prophète et
aussi sa prétention d'interprète de l'Écriture, pour laisser sa Noé « écrivain », à la place de l'équivalence entre la fiction
vérité advenir dans la meurtrissure éventuellement absurde d'Homère et les modes d'être de ses personnages et de son
de son corps. L'Écriture s'avère à travers le sacrifice d'un peuple, s'opère une dissociation : la puissance de l'écriture
corps à la parole de vie. Mais ce sacrifice d'un corps est aussi se dissocie entre le malheur du chevalier et la maîtrise de
ce qui réduit toute écriture à la pure matérialité insensée de son écrivain. Le roman n'est pas alors le monde enchanté de
son tracé. C'est en effet dans le cadre de cette théologie que la fabulation. Il est le lieu où l'écriture s'expose pour ce
l'exercice de la copie s'est introduit dans la vie monastique. qu'elle est, dénuée de corps. Et cette incarnation impossible
Avant d'être l'acte de transmission du trésor de la culture de l'écriture vient remettre en question le principe de réalité
ancienne, le travail de la copie a d'abord été un pur travail propre à la fiction elle-même. Êt c'est cette rupture entre le
de mortification. C'est au chapitre des exercices de mortifi- corps de la lettre et le corps de la représentation qu'opère
cation que les Institutions cénobitiques la recommandent. Le fictionnellement l'épée de Don Quichotte pourfendant, pour
travail de la copie, comme le tressage des paniers, est destiné défendre la malheureuse princesse victime des Sarrasins, les
à occuper le moine, à le soustraire au péril de l'acedia, de
marionnettes de Maître Pierre.
cette spiritualité vide qui retombe en inertie du corps. Aussi
bien le contenu de ce qui est copié n'a-t-il originellement Depuis les Romantiques allemands, le personnage et le
aucune importance. Et la copie, fût-ce celle du texte testa- livre de Don Quichotte ont été intronisés comme fondateurs
mentaire, entre dans ces exercices de l'absurde par lesquels de la modernité romanesque et littéraire. Cervantes et son
des corps sont plies à l'obéissance à la parole divine. En héros apparaissent comme l'Homère et l'Ulysse qui président
témoigne exemplairement l'historiette de ce moine d'origine au sacre du roman comme épopée moderne. Reste pourtant
latine, menacé par l'acedia à son arrivée dans le désert égyp- à savoir ce que la tradition littéraire inventée par les roman-
tien et qu'un ascète local sauve en lui confiant la tâche d'une tiques fixe exactement dans sa fascination pour la fable du
copie latine de saint Paul dont il lui cache soigneusement
;/
fou dont le rêve se fracasse à chaque instant sur la réalité et
que nul, dans le désert d'Egypte, ne saura la lire. pour le jeu de l'écrivain qui s'amuse avec une fiction dont
De cette folie du corps exposé pour prouver la vérité de il déclare en même temps être et n'être pas le père. En un
l'Écriture quelle conséquence peut-elle se tirer qui concerne lens, la question générale de l'existence suspensive de la lit-
le corps de la fiction romanesque ? Assurément elle évoque t é r a t u r e peut être ramenée à une question particulière : quel
ce roman « chrétien » que Lukàcs tirait de la définition hégé- lien y a-t-il entre la folie de Don Quichotte et la puissance
lienne de l'art romantique : l'aventure de l'âme cherchant du roman qui le met en scène ? En quoi consiste en somme
vainement dans les aléas du monde une divinité qui l'a Cette « folie », si on ne se contente pas de la partager, à la
déserté. Et la figure romanesque par excellence, Don Qui- manière romantique, entre la représentation de l'idéal affron-
chotte présente sa folie comme homologue à la folie des I.Int la réalité et de la « fantaisie » créatrice surmontant leur
mystiques, offrant jusqu'à la limite du non-sens leur corps à o p p o s i t i o n . Dans l'interprétation du rapport entre la folie du

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personnage et la « fantaisie » de l'auteur, toute la question d'Angélique et de Médor imitent l'entrelacement des corps
de la nature « théologico-poétique » du roman est en jeu. amoureux.
La réponse immédiate dit que la folie consiste à ne pas I .1 comparaison du Don Quichotte et du Roland furieux
savoir distinguer réalité et fiction, à prendre l'une pour nous permettra de mieux cerner ce principe de réalité de la
l'autre. Elle est l'illusion d'optique de celui qui, ayant usé lu non. Il est en effet présent chez l'Arioste à trois niveaux.
ses yeux et sa cervelle dans les livres, halluciné la réalité pour ( l'est d'abord le corps de la lettre qui dessine ce qu'il signifie,
y retrouver ce qu'il a lu. C'est l'explication que nous propose la rencontre amoureuse. C'est ensuite le corps de vraisem-
Cervantes dans les premières lignes du récit et que les blance de la fiction, qui met en histoire un topos rhétorique
romantiques ont relevée en combat de l'idéal et de la réalité, ci poétique reconnu : la passion rend fou, et la passion sur-
gagné par la seconde aux dépens du héros, regagné par le prenant la tromperie de l'autre rend superlativement fou.
premier dans la « fantaisie transcendante » du roman. Mais ( Test enfin le corps social des destinataires de la fiction qui
le même Cervantes nous offre plusieurs épisodes qui n'en- valide l'invraisemblable de la folie comme vraisemblance psy-
trent pas dans ce schéma. Le plus significatif est celui de la chologiquement admise mais aussi comprise dans le cercle
fausse rencontre avec Dulcinée et ses dames d'honneur. San- di ce qui n'arrive que dans la fiction. Ce corps social est lui-
cho s'évertue vainement à les faire voir à Don Quichotte qui même fictionnalisé comme condition du poème. Le poète se
ne voit que ce que la réalité lui présente : trois grosses pay- représente en son sein dans la position du conteur qui
sannes rougeaudes et malapprises. En désespoir de cause, s'adresse à un auditoire lettré et déroule à son intention un
Sancho s'agenouille devant la fausse Dulcinée. Et c'est alors espace-temps imaginaire du poème où chaque chant est
seulement que Don Quichotte entre dans le jeu. Sa folie comme une séance, où le poète joue avec l'attention de son
alors ne consiste pas à prendre les vessies du réel pour les auditoire et instaure dans ce jeu même la réalité spécifique
lanternes du livre, mais à imiter l'acte dont le livre fait un de la fiction comme récit partagé. Entre la matérialité de
devoir : se dévouer matériellement, absurdement, comme l'écriture figurée qui rend fou et la matérialité du corps social
l'ascète, à la vérité du livre. Don Quichotte est fou par qui institutionnalise la situation de fiction, l'Arioste instaure
devoir. Et il l'est tout particulièrement lorsqu'il lui faut imi- la circularité d'une attestation réciproque. Le poème est ainsi
ter la folie de ses modèles, Amadis et Roland. Quand Don pris tout entier dans la logique du recouvrement entre le
Quichotte, retiré dans la Sierra Morena, décide d'y faire le figurai et le figuratif. Un passage du Roland furieux illustre
fou à l'image de son modèle Roland, Sancho essaie de lui bien ce glissement qui fait proliférer l'imagination du poème
opposer l'objection du bon sens : Roland, trompé par Angé- profane sur la réserve du récit sacré. Quand Astolphe, à
lique, avait des raisons de perdre la tête, Don Quichotte, l'imitation d'Ulysse et d'Enée, descend aux enfers, le per-
lui, n'en a aucune. Or Don Quichotte balaie ce bon sens sonnage qui l'y accueille et lui chante la gloire des poètes
prosaïque : la belle affaire que d'être fou par chagrin ! Ce n'est autre que Jean l'évangéliste. Et celui-ci le prie de ne
qui est vraiment méritoire est d'être fou sans raison, ou plu- pas s'étonner de son enthousiasme pour la poésie :
tôt avec la seule raison que l'on doit l'être, par fidélité envers
la lettre du livre. La folie de Don Quichotte consiste à être l'aime les écrivains et je partage leur lot
la personne qui imite sans raison ce que les poètes font faire Car en votre monde je fus écrivain moi-même [...]
à leurs personnages selon une raison, selon un principe de Et il est juste que le Chtist que j'ai loué
réalité de la fiction qui est, dans le Roland furieux de M'en donne récompense.
l'Arioste, la logique bien codée de la passion qui rend Roland
fou, face à l'évidence de la tromperie transcrite sur les arbres Cette transformation de l'évangéliste en poète de cour,
et les rochers dans le langage figuré où les initiales entrelacées attendant le salaire des louanges données à son patron pour-

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rait sembler un singulier blasphème. Mais le blasphème, dei que le soleil n'éclaire pas, que la gelée ne refroidit pas,
comme la folie, est compris, désamorcé, dans la relève du que la terre ne nous porte pas. »
figurai par le figuratif. Et cette relève inscrit la fiction dans I )ans son apparente absurdité, la phrase nous dit ceci : le
un principe de réalité assuré. La fiction fait partie de la réalité inonde n'est pas fait seulement de qualités sensibles éprou-
comme espace-temps particulier où les lois socialement vées, il est aussi fait de livres, non pas d'« imaginaire » conven-
admises (la passion rend fou) produisent des conséquences uonnellement partagé, mais d'un continuum de livres et
fantastiques dont on s'amuse sans trouble puisqu'elles ne J attestations de l'existence de ce dont ils parlent. Comment
débordent pas la situation imaginaire. alors trancher dans ce continuum sans tirer toute la chaîne
La folie propre de Don Quichotte est de briser ce principe qui comprend aussi les chansons de gestes, l'épopée antique
de réalité de la fiction qu'affirment les gens de bon sens qui et - si nous continuons là où s'arrête Don Quichotte - les
l'entourent. Tous reconnaissent un espace-temps de la fic- livres saints eux-mêmes dont la vérité est prise dans ce tissu
tion qui a sa place bien marquée et limitée dans la réalité. s e r r é des témoignages, des reliques et des autorités. Car le
Ainsi l'aubergiste évoque-t-il l'agrément de ces pauses, au temps de Cervantes est celui où la grande preuve de vérité,
temps des moissons, où l'on se divertit à lire ces récits de l'incarnation, est en train de s'effacer dans le système des
chevalerie dont on sait qu'ils sont des histoires d'un autre attestations de la tradition. La folie de Don Quichotte, ana-
temps. C'est encore, de nos jours, la position d'une certaine logue à cette folie mystique analysée par Michel de Certeau,
sagesse philosophique à l'égard de la littérature : la sagesse est alors de rejouer la preuve décisive : le sacrifice du corps
searlienne de la convention de suspension des conventions qui s'expose pour attester la vérité du livre. Don Quichotte
qui fonde le partage de la fiction comme émission et récep- donne son corps pour attester la vérité non plus du Livre
tion d'énoncés « non sérieux ». La folie de Don Quichotte mais des livres en général, tous ces livres qui courent le
interrompt cette sagesse, elle oppose au principe de réalité inonde sans pères. I l rejoue pour tous ces livres orphelins la
qui circonscrit la fiction une seule chose, la vérité nue du « folie de la croix », la folie ascétique des corps exposés non
livre. Cette folie est suspendue à une question fondamen- seulement à la souffrance mais à l'absurde pour attester la
tale : qu'est-ce qui permet de dire qu'un livre est vrai ou vérité de l'Écriture. En termes prosaïques, nous dirons que
faux ? Au chanoine qui admet les divertissements littéraires la table donquichottesque, c'est la fiction spécifique d'un
honnêtes en proscrivant les livres faits d'histoires imaginaires, quasi-corps qui vient expérimenter le défaut de l'incarnation,
Don Quichotte oppose cette question cruciale : qu'est-ce qui mesurer P écart de toute vérité du livre à la vérité du Verbe
incarné.
permet de déclarer la fausseté des livres de chevalerie ? S'ils
Mais la question, on l'a vu, n'est pas de montrer que le
ne sont pas vrais, quels livres le seront ? Suit alors une longue
fou des romans agit comme les fous de Dieu. I l est de voir
série de livres et une longue série des attestations de leur
le rapport spécifique entre écriture et fiction qui s'élabore là.
vérité, série classique des preuves par lesquelles se trouvaient
la folie de Don Quichotte est de faire sans raison ce que
traditionnellement accréditées les histoires - les vies des
les personnages de l'Arioste font avec raison. I l est de briser
saints aussi bien que les histoires romanesques : témoignages le principe de réalité de la fiction, il est en somme d'échanger
des Anciens, reconnaissance des autorités compétentes, traces la position du personnage contre celle de l'auteut. Telle est
et reliques conservées, exposées, commentées... Devant ce la raison péremptoire que Don Quichotte rétorque à la
tissu d'attestations, la conclusion semble s'imposer : « Vou- courte logique de Sancho : celui-ci est-il assez naïf pour
loir faire accroire à personne qu'Amadis n'a pas été de ce i mire qu'il faille être amoureux fou pour imiter les folies de
monde, pas plus que tous les chevaliers d'aventures dont les l'amour ? Et s'imagine-t-il que les poètes prennent au sérieux
histoires sont remplies toutes combles, c'est vouloir persua- les qualités sublimes dont ils parent l'objet aimé ? Don Qui-

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La chair des mots la chair des mots

chotte, en somme, sait aussi bien que Cervantes que Dul- Rlème de la littérature. Le rapport de l'écrivain virtuose au
cinée n'est que la paysanne Aldonda Redonço. Mais préci- Ion du livre produit ainsi une théologie à bon compte du
sément l'ennui est que Don Quichotte n'est pas l'écrivain littéraire : celle du livre circulaire, renvoyant indéfiniment à
mais le personnage, que cette solitude de l'écriture qui donne lui même, jouant pour lui-même et pour la plus grande
toute licence à la fantaisie de l'un est ce qui fait la folie de gloire de l'écrivain le rôle des deux testaments vérifiant sans
l'autre. Cette disjonction écarte le roman du rapport heureux lin leur concordance. C'est cette théologie qu'emblématise
entre Noé le personnage et Noé le prophète, Pierre l'homme 1 lu/ Botges le paradoxe du Pierre Mênard auteur du Qui-
simple et Marc le simple témoin, entre l'individualité poé- chotte, la fiction de la version nouvelle du Don Quichotte,
tique d'Homère et l'individualité éthique d'Achille ou m o t à mot semblable à l'ancienne, et entièrement différente,
d'Ulysse. À sa place s'établit le rapport disjoint entre la maî- puisque la voix qui l'énonce et le monde de cette voix
trise de l'écrivain qui peut s'amuser de tout leurre et la folie . hangent le sens de tous ses énoncés. I l y a là une certaine
du personnage qui se cogne à toute réalité, entre la royauté théologie de la divinité littéraire qui passe par le concept
du romancier qui écrit le livre et la perdition de son person- l o i n antique de la « fantaisie » toute-puissante pour aboutir à
nage, soit de celui qui lit des romans. la circularité borgesienne où tout corps fictionnel se trouve
Il est alors tentant de proposer une opposirion simple plongé dans le renvoi infini du livre à lui-même. Il faut, je
entre deux théologies du roman, la même, en somme, qui I rois, traverser ce leurre du jeu littéraire souverain pour accé-
oppose le lecteur des simples récits de Marc à l'interprète de der à la compréhension de la quasi-corporéité littéraire, pour
ses intrigues herméneutiques. À la substantialité commune penser ce qui lie une position dénonciation, celle du nar-
de l'imaginaire on oppose alors la toute-puissance de l'écri- rateur circulant entre le dedans et le dehors du livre avec
vain, maître des jeux et des leurres. L'on sait comment l'âge une fable théologico-sociale, celle du fou de la lettre. La
romantique a joué d'une telle opposition : face au livre de quasi-existence du narrateur n'est pas simplement ce qui
vie épique, le roman comme autodémonstration de la toute- .issute la souveraineté de l'écrivain sur le quasi-corps expé-
puissance de l'écrivain. Et l'on voit bien comment cette rimental du personnage dont il fait son otage. Elle est aussi
figure s'appuie sur ce rapport exemplaire qui lie dans Don ce qui lie cette « souveraineté » à la position de son person-
Quichotte la parade de maîtrise de l'écrivain à la folie de son nage ou otage : celui dont la folie est de lire des livres. Cette
ersonnage. Face à la folie de celui qui croit aux livres souveraineté a pour strict corrélat la position de l'être
écrivain se pose comme le prestidigitateur qui manie la humain quelconque saisi par l'écriture, c'est-à-dire saisi par
croyance. Tantôt il disparaît derrière l'objectivité de son la défection de toute incarnation du logos. Le genre sans
récit, tantôt il affirme sur lui sa paternité, tantôt il se met genre du roman est le lieu d'écriture où le mythe de la parole
en scène comme son simple copiste. Il s'amuse à arrêter le pleine, du logos vivant présentant son corps rencontre non
récit dont il a perdu la copie, le déclare retrouvé grâce à un pas tant la réalité du monde que la réalité de l'écriture : celle
manuscrit arabe retrouvé par chance, fait visiter par son d'une parole sans corps qui l'atteste, cette « peinture
héros l'imprimerie où s'imprime son histoire ; bref il varie à muette » dont parle Platon et qui s'en va courir le monde
l'infini son statut et son rapport à son héros. Ainsi le pouvoir sans père qui garantisse le discours et rouler de droite et de
de l'écrivain s'affiche-t-il dans ces jeux par lesquels il s'amuse gauche sans savoir à qui il faut et à qui il ne faut pas parler.
de ses personnages et de sa fiction par l'intermédiaire de ce Contre toute théorie facile du dieu maître des récits,
personnage mobile et éventuellement évanouissant que l'âge jouant avec la folie de ses personnages et la croyance de ses
moderne nommera le narrateur. De ce jeu le X V I I I siècle
è m e lecteurs, la modernité romanesque manifeste cette solidarité
anglais, avec Sterne et Fielding ou le romantisme allemand du pouvoir d'écrire avec la dispersion de la lettre qui court
avec Jean-Paul s'enchanteront jusqu'à l'identifier au pouvoir le monde sans corps de légitimité. Et son histoire est aussi

110 111
la chan des mois
La chair des mots

celle de l'inversion de la relation initiale de maîtrise qui vci.ûncté, la révélation de son secret. Et ce secret n'est pas
devient l'assujettissement de l'absoluité littéraire à l'être quel- l.i j'Iorieuse « image dans le tapis » où s'emblématise le jeu
conque, au « fou » quelconque, pris dans le trajet de la lettre du m a î t r e des fictions avec le désir du lecteur. C'est la
C o n t r a d i c t i o n constitutive de la littérature. Celle-ci s'abso-
muette et trop bavarde. A la fantaisie heureuse de Cervantes
lutise en affirmant l'égale valeur de tout sujet, au regard de
il faut alors opposer les versions modernes et douloureuses
de la fable de l'être quelconque saisi par le livre et emporté . , i u « manière absolue de voir les choses » qui s'appelle style.
par la volonté de l'incarner. Don Quichotte alors s'appelle Mais cette absolutisation même retire à la littérature tout
non plus Pierre Ménard mais Véronique Graslin \ Madame langage propre, toute parole pleine. Ce n'est pas seulement
Bovary, Jude l'obscur ou Bouvard et Pécuchet, hommes et le personnage/otage qui paie le prix du retrait de toute incar-
femmes du peuple saisis et condamnés par la passion du livre nation. C'est ce style lui-même qui n'affirme son absolue
et la volonté de le vivre. Mais cette transposition ne donne différence qu'au prix de se faire indiscernable de la grande
pas seulement une version douloureuse de la fable joyeuse I H ose - de la grande bêtise - du monde. Loin de toute
i n c a r n a t i o n heureuse de la parole comme de toute maîtrise
du fou du livre. Sa narration effectue le renversement du
pouvoir de l'écrivain sur son otage. Cette inversion se voit des secrets du récit, la littérature connaît sa puissance comme
Celle de l'écriture seule. Elle connaît du même coup que cette
peut-être exemplairement à l'œuvre entre le moment initial
où Flaubert, à la première ligne de Madame Bovary — la solitude est la chose du monde la mieux, c'est-à-dire la plus
moderne et quelconque victime du livre - , met en absence mal partagée.
la première personne narrative (« Nous étions à l'étude
quand le proviseur entra... ») et le moment qu'on n'ose pas
dire ultime où Bouvard et Pécuchet, revenus au pupitre
qu'ils n'auraient jamais dû quitter, expient leur faute : avoir
voulu vérifier les livres au lieu de se contenter de les copier.
Le problème est que, pour prix de leur faute, Bouvard et
Pécuchet, en recopiant toute la bêtise du monde, défont
strictement la logique de l'œuvre flaubertienne qui s'était
gagnée, ligne à ligne, sur la « bêtise », c'est-à-dire sur l'insi-
gnifiance de la prose du monde, des vies muettes sur les-
quelles avaient été prélevés les quasi-corps expérimentaux du
roman avec leur langage tout pareil et absolument différent.
La théologie heureuse du roman se retourne alors. Le retour
de l'écriture sur elle-même n'est pas le jeu enchanté de
l'écrivain maître des leurres, c'est la bêtise de la copie qui
transforme toute écriture en non-sens, l'exercice absurde de
mortification du moine, transformant la parole divine en
livre que nul ne lira. L'absolutisation flaubertienne de la lit-
térature, ce n'est pas la souveraineté de l'écriture qui fait art
de tout non-sens. C'est bien plutôt l'inversion de cette sou-

1. Cf. l'analyse du Curé de village proposée dans le chapitre suivant « Balzac


et l'île du livre ».

112
2. Balzac e t l'île d u livre

Il y a deux types simples de récits d'espace, où espace et


récit s'accordent harmonieusement, selon deux logiques
i ipposées.
Il y a l'histoire du personnage qui va de lieu en lieu jus-
qu'à ce qu'il trouve le lieu ou le bien pour lequel il s'était
mis en route. Ce peut être un roi que la colère divine écarte
sans cesse du retour en son royaume, un amoureux à la
recherche de sa fiancée enlevée, un jeune étourdi qui court
la fortune de ville en ville, un jeune homme qui va de vil-
lage en château, poussé par la chimère du théâtre et qui
découvre, à sa dernière étape, le secret de ses aventures.
Pans ce récit les espaces sont faits pour être parcourus,
d'étape en étape. A chaque étape sont disposées des scènes
nouvelles pour l'enchantement du lecteur. Mais aussi, bien
sûr, chacune présente une épreuve, une tentation, une illu-
sion qui retiennent le voyageur et l'égarent un peu plus de
son chemin.
Histoire d'Ulysse ou de Chéréas, de Cil Blas ou de Wil-
helm Meister. Récits d'espaces, récits de voyages initiatiques,
O r i e n t é s par leur terme : le lieu où l'on arrive, pas toujours
plus fortuné, mais en tout cas plus riche en sagesse.
Il y a la figure inverse, celle où l'espace est le cadre qui
enveloppe le récit, le milieu qui engendre les personnages et
leurs rapports. Le décor est planté d'abord en vue d'en-
semble. L'objectif se rapproche alors, découvre les person-

ne
La chair des mots La chair des nuns

nages et leur histoire comme ceux-là mêmes que le décor plua.se nous installe sur une colline qui domine le théâtre de
appelait, qui réfléchissenr et mettent en acte les propriétés I .u non à venir : les jardins en terrasses du palais épiscopal
que le lieu, comme milieu, détermine. Ce peut être Madame de Limoges, dominant la Vienne. De là nous contemplons,
de Mortsauf, apparaissant comme le lys de la vallée d'abord d'un regard panoramique, le lieu qui enserre une histoire et
embrassée par le regard du voyeur. Ce peut être, dans iloit conférer aux personnages leurs caractères. C'est donc,
Quatre-vingt-treize, ces chouans, enfants du bocage, qui sur- apparemment, un récit du second genre, introduit selon les
gissent de lui, formés par lui, semblables à lui. Ou encore le règles de l'art. Mais notre regard panoramique va se trouver
cabinet de travail du Docteur Pascal, havre illusoire de paix t o u t de suite bloqué sur une perspective privilégiée. Vers
scientifique que ses volets bien fermés cherchent en vain à l'ouest, au-delà du faubourg, la description nous désigne une
protéger du soleil de plomb qui l'environne, de la loi de la île couverte de peupliers, dont les ombres, au soleil couchant,
chaleur et du sang qui finira par l'emporter et par faire du viennent diviser les eaux du fleuve et atteindre une maison
vieux savant sa proie. isolée sur la rive. Sur la dernière terrasse où nous descendons
Nous avons donc deux figures simples : le récit qui par- avec les deux vicaires qui le cherchent, est assis le maître du
court son espace, l'espace qui engendre son récit. Deux récits lieu, l'évêque, dont les yeux sont machinalement attachés à
fictionnels, propres par ailleurs à construire différemment la cette ligne d'ombre des peupliers qui relie l'île au rivage.
trame d'un discours de la science, sociologique ou historique Les vicaires croient Monseigneur distrait. Aucunement,
par exemple.
nous dit le narrateur. « Le prélat croyait voir dans les sables
Mais c'est à un troisième type que je m'intéresserai ici. tic la Vienne le mot d'une énigme alors cherchée par toute
Dans ce récit, les deux éléments sont là, mais ils demeurent la ville. » Trois fois donc, en deux paragraphes, cette île a
étrangers, disposés l'un en face de l'autre, en chiens de été mise sous notre regard. Et déjà il nous est dit qu'un
faïence. Il y a une histoire de quête, d'égarement et de salut,
regard privilégié y pressent le mot de l'énigme, enfoui dans
donc les éléments d'un récit du premier genre. I l y a un
les sables de l'île. Quelle énigme au juste ? Les vicaires nous
cadre du récit, un milieu qui projette sur les personnages ses
disent tout au plus l'affaire qu'elle concerne. Un condamné
propriétés de grisaille urbaine ou de rudesse agreste. Seule-
à mort refuse de se repentir chrétiennement avant l'exécu-
ment, les deux termes ne se rejoignent pas. Au lieu de se
tion. I l accable au contraire son confesseur de cris et de
prêter au parcours des personnages ou de leur conférer ses
propriétés, l'espace se fige, se fixe en l'un de ses points et chansons obscènes. I l s'agit donc d'éviter un dénouement
fixe là, comme en travers du récit, une vérité de l'histoire scandaleux pour l'Église. Et la solution proposée est d'aller
après laquelle désormais le récit courra vainement. Il y a ainsi chercher le curé du village du condamné, un saint homme
un milieu du milieu qui défait les propriétés de celui-ci. La obscur, l'abbé Bonnet. Décision prise, Monseigneur reprend
vérité du lieu et le savoir du récit ne peuvent plus dès lors son angle de visée, au côté de son jeune secrétaire, l'abbé de
coïncider, sinon par coups de force, ces coups de force où Rastignac, auquel il dit ces étranges paroles : « Les secrets de
l'auteur doit se montrer à découvert et qui caractérisent pour la confession que nous sollicitons sont sans doute enterrés
Aristote la mauvaise intrigue, sinon le mauvais auteur. là ». À quoi, non moins étrangement, le jeune abbé répond :
Tel est exemplairement le récit d'espace dont le journal « Je l'ai toujours pensé », évoquant au passage une femme
La Presse propose à ses lecteurs le premier épisode dans son complice qui doit en ce moment trembler dans quelque belle
numéro du 1 janvier 1839. L'auteur en est Honoré de
er maison de la ville. Nous ne savons pas de quel secret il est
Balzac, le titre Le Curé de village, et le premier épisode q u e s t i o n , et pas davantage pourquoi le jeune abbé et son

s'intitule « Sollicitudes chrétiennes ». L'affaire semble pour- maître ont toujours pensé qu'il était caché là. Ainsi l'île,
tant bien s'engager, narrativement parlant. La première d'emblée, focalise le récit sur son secret, ce secret que déjà

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La chair des mots /.// chair des mots

le regard ecclésiastique a percé, avant même que nous la complice qui aurait authentifié la raison du crime. Mais
sachions de quoi il s'agit et ce qu'est le crime évoqué. an tout, nous ignorons toujours la raison pour laquelle, par
La suite du récit, bien sûr, nous dévoilera peu à peu l e u r seul regard. Monseigneur et son secrétaire ont toujours
l'affaire. Un vieil avare qui habitait la maison isolée au-delà ,u que le secret était là. Nous ignorons la raison pour
du faubourg a été dévalisé et tué avec sa servante. Le cou- laquelle, impérieusement, le narrateur nous a fixés en face
pable est bientôt retrouvé à l'aide de divers indices : traces de ce lieu du secret et a identifié son regard, guidant le nôtre,
d'escarpins sur les lieux, clef du jardin enterrée, morceau de a ce regard de prêtre, perçant les apparences de la chair.
blouse dans les arbres. I l s'agit d'un jeune ouvrier porcelai- Quelle affaire d'âme y a-t-il sous ces apparences percées ? En
nier, Jean-François Tascheron, jusque-là connu pour ses quoi et de quoi l'île est-elle au juste le secret ? Pas seulement
mœurs et sa conduite irréprochables, fruits de l'éducation du le lieu de la cachette, mais le secret de l'histoire et 1'« âme »
curé Bonnet. Mais celui-ci s'enferme dans un système de du crime ?
mutisme et refuse de dire non seulement le motif de son Vient alors la seconde partie du roman intitulée « Véro-
crime mais aussi l'endroit où il a caché l'or du vieillard. Cet nique ». Après un raccord un peu laborieux, elle commence
étrange comportement laisse penser que le motif est l'amour comme un récit d'espace du second genre dans la grande
et, probablement, l'amour pour une personne au-dessus de tradition balzacienne. La description du sordide quartier bas
sa condition que le jeune homme ne veut pas compromettre. OC Limoges vient se focaliser sur une masure particulière-
Ce mutisme, après sa condamnation se transforme en ces ment branlante et nous décrire le maître des lieux qui leur
cris et obscénités qui sont l'objet des « sollicitudes chré- est semblable. Sauviat est un ferrailleur auvergnat qui a fait,
tiennes » et la raison de la mission du curé Bonnet. Le saint grâce à la vente des Biens nationaux, une fortune soigneu-
prêtre réussit dans son entreprise : Jean-François Tascheron sement cachée. Sans rien changer à son train de vie, il^ a,
meurt en chrétien, ce qui est bien, et promet que l'argent pour des raisons d'économie domestique, épousé, en un âge
sera restitué, ce qui est encore mieux. La première partie du déjà mûr, une robuste paysanne qui lui a donné une fille,
récit peut alors se clore dans le décor où elle a commencé. celle sur qui le récit va se fixer : Véronique, l'âme et le génie
Sur les terrasses de Monseigneur, par une belle soirée d'au- du lieu, la « petite vierge du faubourg », enfant remarquable
tomne, un autre personnage est assis sur la dernière terrasse, par sa beauté et sa docilité. Deux événements seulement vont
regardant dans le même axe. Non pas le représentant de la marquer sa jeunesse. La petite vérole, d'abord, ravage sa
grâce divine, mais celui de la justice humaine, le procureur beauté, sans pourtant la détruire complètement. Parfois,
de Limoges. C'est alors que se produit, au propre et au cette beauté, retirée dans son âme, vient percer l'enveloppe
figuré, une illumination. Le regard du procureur est surpris de chair et illuminer son visage. Le deuxième événement est
par un feu dans l'île, et la lumière se fait dans son cerveau. l'achat d'un livre, lors d'une promenade dominicale, à un
Nous avons été des imbéciles, s'exclame-t-il. Le secret était étalage de plein-vent : Paul et Virginie, le livre édifiant entre
là. Et, de fait, il est bien là, à ceci près que, lorsque les tous dont le prêtre consulté ne pourra que louer l'acquisi-
envoyés de la justice arrivent sur les lieux, ils trouvent le tion. Et pourtant, nous dit le narrateur, ce livre si chaste va,
frère et la sœur du condamné qui viennent de retirer l'argent plus sûrement qu'un livre obscène, ravager l'existence de
caché là dans les sables, mais aussi de brûler les pièces de Véronique. Par lui « le voile qui couvrait la nature » va se
tissu dans lesquelles il était caché et qui auraient peut-être trouver, à ses yeux, brutalement arraché. Véronique rêve de
permis d'identifier « la » complice. tropiques et de chastes amours. Elle se plaît à contempler
En un sens, nous connaissons le secret évoqué par la scène l'île située en face de sa fenêtre. Elle la rebaptise du nom de
initiale. Mais c'est seulement le sens le plus immédiat : c'est l'île de Paul et de Virginie, l'île de France. Elle construit un
bien là qu'était le magot. Nous ne connaissons toujours pas roman et s'imagine élevant à la hauteur de son monde idéal

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La chair des mots La chair /les mots

un des jeunes ouvriers qui passent sous les fenêtres de la 11 o u v e le trésor - le fruit du crime - , c'est parce que d'abord
maison Sauviat. Véronique y avait mis son trésor et son cœur, parce qu'elle
Ces rêves pourtant semblent rentrer dans l'ordre. Sur les v ,iv.tii localisé son roman, ce roman dans lequel elle avait
conseils du prêtre, les époux Sauviat s'occupent de marier entraîné le jeune ouvrier de ses rêves, le malheureux Tas-
Virginie. Et la fortune secrète du ferrailleur permet d'arran- i luron. L'île est le « lieu du crime » parce qu'elle projette
ger son mariage avec le banquier Graslin en difficulté. C'est dans l'espace de l'action, qu'elle littéralise une autre île :
un mariage peu heureux avec un mari laid, avare et indif- l'insularité d'un rêve d'île qui est maladie de l'idéal, sous-
férent aux aspirations de sa femme. Celle-ci se console par traction d'un corps de jeune fille à sa condition. Cette sous-
la lecture des maîtres de l'esprit, par son salon où elle réunit traction est l'effet d'une histoire d'île, une histoire fatale aux
les personnes les plus intéressantes de la ville, et par toutes jeunes filles du peuple, non en raison de sa grossièreté, mais,
sortes d'œuvres pieuses, destinées notamment à l'éducation au contraire, de son idéale pureté.
morale des ouvriers de la fabrique. Ainsi semble-t-elle se Une telle morale du récit paraît pourtant un peu courte.
satisfaire de son sort et se rapprocher de son mari dont elle Et elle ne suffit pas à justifier la structure singulière de ce
attend bientôt un enfant. Ici l'histoire de Véronique vient récit du troisième genre, la fixation sur cette île qui suspend
rejoindre celle du crime. Sa grossesse est contemporaine du la narration, en s'identifiant à un regard de prêtre. On ne
procès et Véronique prend fait et cause pour le jeune peut en rester là, et Balzac lui-même n'en reste pas là. Une
homme, cherchant vainement à convaincre le substitut qui fois le feuilleton achevé, le roman devrait paraître en volume.
fréquente son salon et qui, sans l'écouter, demandera et Or l'éditeur va attendre plus de deux ans sa copie. Et encore
obtiendra la mort. Après le verdict Véronique est atteinte ne l'aura-t-il qu'au prix d'une sommation d'huissier. Que
d'une grave maladie dont elle réchappe à grand-peine. s'est-il donc passé durant ces deux ans ? Balzac a apporté au
Le lecteur, bien sûr, n'a plus, depuis longtemps, le récit deux modifications d'importance. Il a d'abord tout sim-
moindre doute sur l'identité de « la » femme. I l verra sans plement inversé l'ordre des deux premiers épisodes,
surprise Véronique sauvée, mère, mais bientôt veuve, quitter commençant par l'histoire de l'enfance et du mariage de
Limoges et aller s'installer sur un domaine que son mari avait Véronique pour mener en une deuxième partie l'histoire
acheté dans le village du curé et de l'assassin. Une dernière parallèle du crime et celle de madame Graslin. Le romancier
partie, intitulée « Véronique au tombeau », nous installe, se trouvait, de fait, devant un dilemme : le lecteur des « Sol-
onze ans plus tard, sur une autre terrasse, celle du château licitudes chrétiennes » initiales avait du mal à voir pourquoi
de ce village de Montegnac. Après un coup d'œil sur une il devait remonter de cet effet obscur à la recherche d'une
nature idyllique de verts pâturages et de gras troupeaux, cause aussi oblique. Inversement le lecteur de « Véronique »
fruits de l'activité de la châtelaine, le récit nous introduit à est si tôt informé de la cause qu'il n'a guère, une fois l'effet
l'intérieur de la demeure où Véronique se meurt. Avant de advenu, de raisons d'attendre sa révélation. En partant de la
mourir, elle se livre à une confession publique où elle cause, plutôt que du regard du prélat, Balzac choisit la solu-
apprend à tous, ce secret qui n'en est plus un pour aucun tion la moins illogique. Mais évidemment il rend par là la
lecteur : c'est pour fuir avec elle que le malheureux Tasche- troisième partie encore plus superflue.
ron avait commis ce vol que les circonstances avaient trans- Or, c'est là qu'advient la deuxième transformation : cette
formé en crime. Depuis le début de la seconde partie nous patrie devenue encore plus superflue, Balzac va l'étendre
avions « compris ». Mais compris quoi, au juste ? Pas seule- démesurément. Il a assurément une bonne raison pour cela.
ment l'identité de la complice mais aussi pourquoi l'île était Le livre s'appelle Le Curé de village. I l est fait pour montrer
le lieu du secret. Elle l'est parce qu'elle est l'île de Véronique, le remède aux tristes errements racontés : le christianisme
celle qu'elle a identifiée à l'île de Paul et Virginie. Si l'on y pratiqué dans toute sa pureté, comme un système non seu-

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La chair des mots la chair des mois

lement spirituel mais social, opposé aux idéologies et aux CM la métaphore du livre en général, du livre comme type
transformations sociales funestes du siècle post-révolution- d'être. L'espace de l'île et le volume du livre s'entr'expriment
naire. I l lui faut donc édifier, montrer le curé dans sa tâche ci définissent ainsi un certain monde, une certaine manière
d'évangélisation et accompagner Véronique dans sa longue dont l'écriture fait un monde en en défaisant un autre. Pour
expiation. le comprendre, je propose un détour par une autre histoire
Seulement, ce n'est pas cela que fait cette partie intermi- d'île, appartenant à une autre littérature, celle qu'on appelle
nable. Si l'on met de côté toutes sortes d'épisodes secon- la « littérarure ouvrière ». En 1844 paraissent des Mémoires
daires, conversations du dimanche ou histoire de forçat d'un enfant de la Savoie, racontés par Claude Genoux, ancien
repenti, elle est meublée pour l'essentiel par l'histoire des petit ramoneur qui a fait cent métiers et le tour du monde,
grands travaux entrepris par Véronique pour fertiliser les avant de se retrouver margeur dans une imprimerie. Or, dans
terres arides de Montegnac. Les observations du prêtre sur sa préface, Genoux nous raconte comment, à seize ans, cir-
les pertes des eaux dans la montagne boisée ont convaincu culant en bateau entre Lyon et Marseille, il s'est trouvé
celui-ci qu'il était possible de les capter par un barrage et de obligé par un incident à passer la nuit dans une île du
les déverser pour irriguer la plaine. Et c'est à ces grands Rhône. « Là, nous dit-il, dans une pauvre chaumière où les
travaux que Véronique consacre ses capitaux sous la conduite mariniers me donnèrent l'hospitalité, je trouvais sur une
d'un jeune polytechnicien dégoûté des écoles d'Etat et planche un livre à moitié dévoré par les vers. Cet ouvrage
influencé par les idées saint-simoniennes. Les jachères arides qui n'avait plus de titre me parut renfermer les aventures et
deviennent ainsi de gras pâturages et assurent la prospérité les premières inspirations poétiques d'un jeune homme
générale. d'Avignon, nommé Léonard. La lecture de ce livre, plein de
Manifestement l'histoire attendue, celle du travail pastoral faits, de sentiments, me procura une nuit des plus agréables.
du curé édifiant le village par la parole de Dieu, a été dévorée Le matin, lorsqu'il me fallut partir et quitter ce livre qui ne
par une autre, une autre histoire d'espace, encore une fois m'appartenait pas et qu'on ne consentit pas à me céder, car
définie par la perspective d'un homme de Dieu, un homme il composait, à lui seul, toute la bibliothèque de ces braves
qui s'avère tel moins par sa parole que par son regard qui gens, iî me sembla que je quittais un ami pour la dernière
perce les apparences, raccorde les espaces et voit, lui aussi, fois. »
un trésor enfoui où personne ne le cherche. La troisième Depuis lors, nous dit-il, il a vainement cherché à retrouver
partie apporte la réponse au mal non en enseignant une ce livre sans nom, oublié de tous sauf de lui. « Eh bien,
doctrine mais en construisant une topographie ou géogra- ajoute-t-il, loin que l'oubli dans lequel ce livre est tombé
phie alternative, un autre rapport entre Ta terre et l'eau. À m'ait paru décourageant, il m'a donné au contraire la force
l'île du rêve et du crime qui occupe paresseusement le milieu et la volonté d'écrire celui-ci dans le même genre. Peut-être,
de la rivière s'oppose le grand réseau d'irrigation qui féconde après ma mort, me suis-je dit, quelque jeune homme stu-
les terres. A un rapport de terre et d'eau où se perdent deux dieux ttouvera-t-il aussi mon œuvre sur la planche d'une
enfants du peuple — un ouvrier et une fille de ferrailleur — cabane enfumée ; peut-être en gardera-t-il^ le souvenir
s'oppose un autre rapport d'où naît la prospérité pour le comme j'ai gardé le souvenir de Léonard. » À la suite de
peuple des campagnes. Ainsi la troisième partie n'oppose pas quoi Genoux nous raconte ses voyages et aventures plus ou
la morale au vice ou la réalité à l'imaginaire. Elle oppose inoins crédibles qui le conduisent, entre autres, dans une île
deux géographies, au sens strict : deux manières par les- d'écriture célèbre entre toutes, celle de Robinson Crusoé.
quelles de l'écriture s'inscrit dans un espace. Il est clair que ce récit est d'abord une fable exemplaire,
Nous pouvons alors mieux comprendre cette histoire d'île. l'histoire de la rencontre de l'enfant du peuple avec le livre,
L'île n'est pas seulement la fiction intérieure à un livre. Elle l.i la rencontre est d'autant plus exemplaire que le livre est

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La chair des mots la chair ries mots

unique, séparé de tout autre, enfermé dans une île. L'île loin le rapport entre les mots et les choses, entre l'ordre du
comme lieu séparé et le livre comme continent de paroles discours et l'ordre des conditions.
insularisées se signifient l'un l'autre. Cette fable donne leur ( les fables de livres trouvés dans des îles ou d'îles où
signification à ces scènes obligées des récits d'autodidactes, l ' a c c o m p l i t le maléfice du livre apparaissent alors comme
où l'enfant du peuple nous raconte l'histoire, toujours sem- autant de réponses à une grande fable, un récit originaire
blable, de sa première rencontre avec le livre, sur un étalage dont elles redistribuent les éléments et inversent le sens. Je
de plein-vent, un jour de fête, et sur un port, de préférence. v e u x patler de ce récit originaire qui norme en Occident
Toutes ces histoires d'île du livre et de livre-île sont trop depuis plus de deux millénaires la pensée de l'écritute, soit
semblables les unes aux autres pour qu'on n'y reconnaisse le récit platonicien de la fin du Phèdre qui nous présente
pas des muthoï, au sens platonicien, des récits de destinée. l'inventeur Theuth vantant au roi Thamos son invention,
La fable que nous raconte Balzac appartient à ces récits l'écriture. Tu as trouvé, lui répond celui-ci, le moyen non
de destinée, où l'île du livre se met en travers du cours d'une pas de rendre les gens savants mais d'en faire des apparences
vie normalement vouée à la seule œuvre des mains ouvrières de savants et des gens pénibles. L'écriture possède en effet
ou ménagères. Le « crime » ne vient pas seulement de cette un double défaut. Premièrement, elle est muette comme une
histoire d'île heureuse que raconte le livre de Bernardin de peinture qui signifie toujours stupidement la même chose.
Saint Pierre. Il ne vient pas de l'utopie comme on la conçoit File est incapable d'accompagner le logos qu'elle dessine, de
ordinairement, comme rêve d'îles lointaines où tous les rap- répondre à ceux qui l'interrogent, incapable donc de faire de
ports seraient purs et transparents. Le mal vient du livre en ce logos un principe de vie, une puissance qui croisse dans
général, de ce parallélépipède enfermant des pages d'écriture une âme. Deuxièmement, elle est, à l'inverse, trop bavarde.
qui vient se mettre sur le chemin d'une vie qui ne demandait N'étant pas un logos conduit, accompagné par son père, elle
qu'à aller son droit cours. Il vient de cette île à paroles qu'est s'en va rouler n'importe où, sans savoir à qui il faut et à qui
le livre, fait de paroles détournées de l'usage du langage il ne faut pas parler. L'écriture est donc la peinture muette/
propre à ceux et celles qu'attend une vie de travail. Selon bavarde, l'énoncé orphelin, privé de la voix qui lui donne
cet usage, en effet, la parole est portée par un corps, adressée sens et légitimité, détourné du trajet par lequel le logos est
d'un corps à un autre corps et désigne des états éprouvés ou principe de vie.
des actes à accomplir. Toute parole a un point d'origine et Ainsi pensée, l'écriture n'est pas simplement un mode
un point de destination bien déterminés et s'inscrit ainsi inférieur de la parole. Elle est un dérèglement de l'ordre
dans une disposition ordonnée des corps à leur place et dans légitime du discours, de la manière dont il se distribue et
leur fonction. Le trouble survient lorsque cet espace est tra- distribue en même temps les corps dans une communauté
versé, troué par des espaces à destination indéterminée : des ordonnée. Pour comprendre le principe de ce dérèglement,
lieux de promenade qui sont aussi des lieux marchands et il faut remonter dans le Phèdre même jusqu'à un mythe
où sont disponibles des marchandises d'un type particulier, antérieur, celui des cigales qui opposait deux catégories
des paroles séparées de leur circuit normal, repliées dans ce d'êtres : les travailleurs qui viennent, à l'heure chaude où
volume du livre qui se trouve ainsi, selon Mallarmé, trans- chantent les cigales, faire leur sieste à l'ombre ; et les dialec-
formé en « instrument spirituel » ou « minuscule tombeau ticiens, séparés des premiers par le loisir de la parole, de
de l'âme ». Ces paroles sont soustraites au jeu normal de la l'échange vivant et illimité des paroles. Auparavant encore
parole qui désigne, ordonne et destine. Elles sont désormais un autre mythe, celui de l'attelage ailé et de la chute avait
adressées par on ne sait plus qui à n'importe qui. Elles des- fondé en vérité ce partage des conditions. I l avait en effet lié
sinent alors un espace propre qui vient se superposer à la l'inégalité des incarnations des âmes en telle ou telle condi-
disposition normale des corps en communauté et réorganiser tion à la capacité ou à l'incapacité manifestée par ces âmes

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La chair des mots la than de mois

de supporter la vue des vérités célestes. L'infériorité d'une I. premier venu, nous dit Socrate, peut, pour une drachme,
condition manifestait ainsi l'indignité d'un mode de vie u lu tel lis livres d'Anaxagore, le maître de Périclès, le phy-
séparé des modes vrais du voir et du dire. i, ii H ipii, le premier, a soulevé « le voile couvrant la
Le dérèglement propre à l'écriture est de brouiller cette n H u n » ; l'assemblée d'Athènes où s'exerce le pouvoir d'un
hiérarchie, d'introduire ainsi la dissonance dans la sympho- 1111*1 n met et bavard, plus propre que tout autre à engendrer
nie communautaire telle que Platon la pense, comme har- li bavardage, le mot démos. On sait que ce mot ne signifiait
monie de trois choses : les occupations des citoyens, leurs d'abord qu'une division territoriale: le quartier ou le coin
manières de faire ; leur manière d'être ou ethos ; et enfin le • L nue où l'on avait racine. I l a changé de sens depuis la
nomos communautaire qui n'est pas seulement la « loi » de réforme de Clisthène qui, pour briser le pouvoir des nobles,
la communauté, mais tout autant son « air » ou son ton. En i n structuré les tribus athéniennes en les composant avec
brouillant la destination de la parole vivante, l'écriture .1. elèmes géographiquement séparés, un de la ville, un de
brouille ce rapport entre manières de faire, manières d'être l.i i ute, un de la montagne. Cette réforme n'a pas seulement
et manières de parler dont l'harmonie constitue, selon Pla- refiguré le territoire de la cité en la constituant d'îlots
ton, la communauté animée par son âme vivante. .. parés. Elle a aussi fait émerger la figure politique du démos :
Ce dérèglement, je propose de lui donner le nom géné- li peuple, c'est-à-dire la collection des «gens de rien», le
rique de littérarité. Or il constitue pour la pensée un défi vitle né de l'addition des gens de rien et de son identification
plus grave peut-être que celui de la fiction poétique et des .m tout de la communauté.
simulacres maladifs qu'elle met, selon Platon, dans l'âme des La démocratie est d'abord cette topographie de la commu-
citoyens. En effet, ces mots-îles qui s'installent en travers du ii.mié « insulaire » de l'écriture. Topographie qui peut s'ima-
fleuve canalisé du logos ne se contentent pas de troubler les ger comme un louche mariage de la terre et de l'eau. La
âmes fragiles. Ils redécoupent l'espace qui est entre les corps démocratie est le régime des rameurs pour Platon qui rêve
et norme leur communauté. Ils dessinent, sur la topographie d'établir sa cité au plus loin de toute influence maritime. Le
de la communauté, une autre topographie. Et cette topogra- régime du peuple, c'est le régime de l'écriture et c'est aussi
phie découpe les espaces insulaires d'une autre commu- le ugime de l'île. On associe ordinairement l'image de l'île
nauté : la communauté régie par la lettre et par ses îles, c'est- à l'utopie, au lieu lointain et imaginaire. Mais c'est d'abord
à-dire la démocratie. la démocratie dont l'île emblématise la figure. La démocra-
La démocratie, en effet, ne peut simplement se définir tie, c'est cet espace « vide », « abstrait », que découpe la puis-
comme un régime politique, parmi d'autres, caractérisée sim- sance de quelques mots en disponibilité : peuple, égalité,
plement par une autre répartition des pouvoirs. Elle se défi- liberté, etc. C'est aussi le mouvement par lequel ces mots en
nit plus profondément comme un certain partage du sen- disponibilité saisissent et détournent de la voie tracée des
sible, une certaine redistribution de ses lieux. Et ce qui e u e s dont ce n'était pas l'affaire que de s'occuper du logos
commande cette redistribution, c'est le fait même de la lit- et de la communauté.
térarité : le régime de l'écriture « orpheline », en disponibi- Ce trouble des vies détournées par le pouvoir insulaire des
lité, le système de ces espaces d'écriture qui trouent de leur mots en disponibilité, nous savons qu'il est l'obsession du
vide trop peuplé et de leur mutisme trop bavard le tissu temps de Balzac. C'est ce qu'on appelle en son temps le
vivant de Xethos communautaire : le portique royal d'Athènes déclassement : le malheur des corps populaires arrachés à leur
où les lois sont écrites sur des tablettes mobiles, plantées là destination naturelle par le trajet de la lettre et jetés par elle
comme des peintures stupides, semblables, nous dit le Poli- sur les voies de l'errance et de la misère, du suicide et du
tique, à des ordonnances qu'un médecin parti au loin aurait ( rime. Le Curé de village est bien une fable exemplaire de la
laissées pour toute maladie à venir ; l'orchestre du théâtre où démocratie, c'est-à-dire du déclassement ainsi entendu.

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La chair des mots /,,/ chair des niais

Telles sont en effet les données de la fable. La Révolution a i M* . à la place de celui qui voit et traverse le récit vers sa
bouleversé les conditions sociales. De Sauviat, l'homme du I Mise, i )ette place est celle du prêtre, du voyant. Seulement
fer, elle a fait un millionnaire caché. Chez Platon, l'avare le piètre, celui qui voit, est aussi celui qui n'écrit pas. Le
oligarque avait pour fils le démocrate prodigue, avide de romancier, lui, doit écrire. I l doit mener sa fable au bout de
jouir sans entraves et de varier ses plaisirs. La fille du fer- M logique.
railleur, elle, est atteinte d'une forme plus subtile et plus Mais quel est au juste le bout de cette logique ? Ou, ce
dangereuse du mal démocratique, la même dont souffrent <|iu revient au même, qu'est-ce qui rend la troisième partie
ces « jeunes ouvriers distingués » dont le malheureux Tas- Interminable ? I l ne suffit pas que l'héroïne expie, répare et
cheron est le prototype. Ce n'est pas l'argent qui les intéresse, avoue. Les égarements des imaginations exaltées peuvent sans
mais l'or de la langue et de la pensée. doute s'expier ainsi. Mais il ne s'agit pas de ces égarements.
Tel est le crime de la démocratie et du livre, leur crime I I s'agit du crime du livre, du malheur de l'écriture. Ce mal-
symbolique, la dénaturation de l'être populaire. La fable du heur-là, les bonnes œuvres ne suffiront jamais à le réparer.
meurtre et de l'île transforme ce crime symbolique en crime Mais aussi aucune parole, pas même celle du prêtre, ne peut
effectif. C'est cette littéralisation de l'idée du livre qui y porter remède. Au trouble de l'écriture aucune parole vive
explique les bizarreries du récit. Elle explique la fixation du ne suffit à remédier. Le remède au malheur de l'écriture,
regard qui traverse l'espace diégétique et se fixe de manière c'est une autre écriture, une écriture en deçà ou au-delà des
hallucinatoire sur la « cause » du crime. Elle explique la dif- mots, qui oppose à leur bavardage comme à leur mutisme
ficulté du romancier à raccorder l'espace et le récit, le regard un autre mode d'inscription ou de circulation.
fixe qui vise le lieu géométrique du crime et la logique racon- C'est ce que disait déjà l'étrange épisode qui suit, dans le
tée de l'enquête judiciaire. On peut penser ici à la bizarrerie Phèdre, l'histoire de l'inventeur Teuth et du roi Thamos.
de la logique des indices qui permettent d'arrêter Tasche- Phèdre ironisait sur les incontrôlables histoires égyptiennes
ron : essentiellement des traces d'escarpins et une clef enter- de Socrate. Socrate lui répondait par un curieux argument :
rée sur les lieux du crime. La clef retrouvée permet de retrou- Vous autres, jeunes gens, vous faites bien les malins avec vos
ver celui qui a fourni le fer, celui qui a fourni la lime, et tequêtes de vérification des sources. Nos ancêtres, eux, écou-
ainsi de remonter à l'assassin dont les escarpins corres- laient les oracles du dieu qui s'exprimaient par le bruit du
pondent aux traces. C'est un bien étrange parcours pour vent dans les chênes de Dodone. Et ils ne s'inquiétaient pas
identifier un assassin. Et c'était, pour lui, une bien étrange de l'origine du message, pourvu qu'il fût vrai. Phèdre ne
idée que de l'enterrer au lieu de la jeter à l'eau. Mais il s'agit
croit pas utile d'ajouter à son impertinence en demandant à
d'identifier non pas la personne de l'assassin mais la race à
Socrate comment on reconnaît la vérité du message dans le
laquelle il appartient, celle des hommes du fer, et de recons-
bruit du vent dans les chênes. Et, de fait, c'est une autre
tituer moins les préparatifs d'un crime que l'autre crime, le
idée de la vérité et de l'écriture qui s'oppose ici à l'errance
crime symbolique qui l'a précédé, celui qui a fait se pro-
mener en escarpins un homme du fer à l'heure où ses pareils des mots muets-bavards : une écriture moins qu'écrite, un
s'adonnent au sommeil réparateur. Bref, l'indice, lui aussi, pur trajet du souffle - de l'esprit - communiqué comme
traverse le plan de la diégèse pour pointer directement, en l'immédiate respiration du vrai.
travers du récit, la cause du meurtre, le crime de la démo- Mais la « bonne » écriture, ce peut être aussi l'écriture plus
cratie, le crime du livre qui a séparé de leur destination la qu'écrite, celle qui ne s'écrit pas sur papyrus, parchemin ou
fille du ferrailleur et l'ouvrier porcelainier. La logique du lieu papier mais s'inscrit dans la texture même des choses,
dévore celle du récit. La logique de la fable et de sa morale comme modification effective du monde sensible. Au temps
dévore celle de la fiction. Elle fixe le romancier sur sa ter- de Balzac, cette utopie d'une écriture plus qu'écrite s'incarne
c l a n s le saint-simonisme. Au régime « protestant » de l'écri-

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La chair des mots La chair des mots

ture, les saint-simoniens opposent le Livre nouveau, le Livre , . . i le barrage et la canalisation qui distribuent aux enfants
de Vie de la communauté nouvelle. Ce livre ne se trace plus • lu peuple ce qui leur convient. Non point des mots, des
avec des signes sur du papier. Ces signes-là isolent les tendresses et des rêves. Et pas même ces paroles de l'Écriture
hommes et bâtissent les fantômes de la politique démocra- S a i n t e qu'une vieille religieuse avait apprises à Véronique et
tique. Il se trace avec les voies d'une communication véri- • pu é t a i e n t déjà trop. Non pas des mots, donc, mais de l'eau
table, les voies de fer et d'eau qui relient en vérité les BOUT féconder leur travail et leurs champs.
hommes, leurs entreprises et leurs pensées. Lorsque les saint- Mettre en livre et en roman une telle démonstration relève
simoniens s'en vont en Egypte, attirés par le rêve du canal • \ ulemment du paradoxe. Et l'on comprend la difficulté de
reliant les deux mers, Michel Chevalier oppose cette écriture Balzac à finir son livre et son insatisfaction devant l'œuvre
effective à l'idéologie mystique et vaporeuse des partis poli- M bevée. Ce livre, nous dit-il, est « complet sur le plan du
tiques : « Nos arguments, dit-il, nous les traçons sur une • liame» mais mutilé sur le plan de la morale. Le lecteur
carte de géographie. » Et le « Livre des Actes » qui relate le moderne aurait plutôt tendance à penser à l'inverse que,
voyage des apôtres de la religion industrielle en Egypte BOUT la morale, il y en a plus qu'assez, mais que le drame,
oppose exemplairement deux écritures, celle des vieux prêtres avec ses axes qui se contrarient et son ordre réversible est
égyptiens qui dissimulaient leur pensée dans leurs signes et plutôt défectueux. Mais les deux jugements peuvent se
celle des nouveaux ingénieurs prêtres. « En Egypte, dit le rejoindre. Car comment la morale pourrait-elle être parfaite
texte, nous ne déchiffrerons pas les vieux hiéroglyphes de sa et le livre achevé avec elle sans que le livre s'autodétruise ?
grandeur passée. Mais nous graverons sur le sol les signes de Que nous dit ce livre moral sinon ceci : les livres moraux ne
sa prospérité future. » servent à rien pour moraliser, les meilleures paroles sont frap-
C'est la même écriture que pratique à Montegnac l'ingé- pées elles-mêmes de l'insularité démocratique du livre et
nieur prêtre, le curé Bonnet avec son auxiliaire, le polytech- seule une autre écriture peut guérir le mal du livre, une
nicien C lérard. Balzac se plaint de l'éditeur qui ne lui a pas écriture liant les hommes par des lignes inscrites à même le
laissé le temps de nous montrer le curé Bonnet faisant le sol commun ?
catéchisme. Mais le curé Bonnet a mieux à faire. I l a une On pourrait dire, selon un vieux schéma, que le romancier
. u n i e écriture à faire valoir sur le territoire de sa paroisse : balzac et le moraliste Balzac entrent ici en une contradiction
ces lignes d'eau qui inscrivent sur le sol de Montegnac « les et que celle-ci nous montre en quoi la chose littéraire tient,
signes de sa prospérité future ». Le prêtre catholique est qu'elle le veuille ou non, à la chose sociale. Mais la conclu-
d'abord un ingénieur des âmes à la manière saint-simo- sion serait trop courte. Cette île en travers du récit nous
nienne, quelqu'un qui change les âmes en changeant le mode indique une contradiction plus profonde, un lien plus essen-
de communauté entre les corps par des lignes d'industrie tiel entre politique et littérature. Cette contradiction, ou plu-
tracées sur un territoire. Et de même l'important n'est pas tôt ce rapport tendu à l'extrême, est celle du lien qui lie la
que Véronique fasse œuvre de bienfaisance et de contrition, littérature à sa condition, la littérarité. La fonction de méde-
mais qu'elle renie une écriture par une autre, un trajet des cin moraliste et le regard de prêtre que s'attribue Balzac ne
eaux par un autre. « J'ai marqué, dit-elle, mon repentir en sont eux-mêmes possibles que sur le fond de l'idée nouvelle
traits ineffaçables sur cette terre. Il est écrit dans les champs de « la littérature » qui met la fiction romanesque en face
fertilisés, dans le bourg agrandi, dans les ruisseaux dirigés de des îles d'écriture de la littérarité. La « morale » de Balzac
la montagne dans cette plaine, autrefois inculte et sauvage, n'est pas affaire de préjugé réactionnaire qui contrarierait
maintenant verte et productive. » Les traits ineffaçables, bien l'autonomie de l'œuvre littéraire. C'est cette autonomie
sûr, s'opposent aux lettres effaçables, celles des livres-îles. La même qui met l'écrivain dans la position paradoxale de
véritable œuvre d'expiation qui rachète le crime du livre, médecin de la maladie qui donne lieu à l'œuvre. « La litté-

130 131
La chair des mots La chair des mots

rature » est cette puissance singulière qui s'est fondée sur la tenture. Dans la tradition vittuose, la solidarité du maître
ruine des belles lettres et des vieilles poétiques, sur la défec- M du fou accorde sans reste au premier les pouvoirs du
tion des règles de la représentation qui déterminait les genres MCOnd. Ainsi se forge la figure de l'écrivain magicien qui se
et les modes d'expression appropriés à tel ou tel sujet. Ces montre à nous avec son attirail d'illusionniste, s'amuse de
règles de la représentation, Aristote, Horace et leurs épigones K>n lécit et de ses personnages, les crée et les laisse en che-
les avaient fixées pour légaliser le trouble de la fiction poé- i, les envoie à l'aventure ou les enferme dans une struc-
tique. Mais peut-être, là où les normes de la légalité poétique line tle secret ou d'énigme d'autant mieux dérobée à la saga-
s'effondrent, là où l'art d'écrire est renvoyé à l'exercice auto- cité du lecteur qu'elle n'est en définitive que le secret de
nome de sa propre puissance, rencontre-t-il l'autre trouble, l'inexistence du secret. C'est la tradition qui va de Sterne à
le dérèglement plus profond que la littérarité institue entre Borges en passant par Jean-Paul, Poe ou certains récits
les occupations, les manières et les airs de la communauté. d'I lenry James.
Au moment où la littérature veut faire de sa puissance abso- Mais il y a aussi - et la fable du Curé de village l'illustre
lutisée le principe d'une noblesse ou d'une prêtrise nouvelle, exemplairement - le mouvement inverse, où l'écrivain
elle découvre la co-appartenance de cet art absolutisé et du affronte cette relation comme tension de la maîtrise littéraire
trouble démocratique de la littérarité. Pour qui, d'ailleurs, le ci de sa condition nécessaire et impossible, la littérarité
nouveau héros de l'aristocratie littéraire écrit-il ? Essentiel- démocratique. Affronter cette solidarité entre la puissance
lement pour ceux et celles qui ne devraient pas lire. Le roman littéraire et la banalité ou l'errance démocratique de la lettre,
qui raconte le malheur de celle qui a lu un seul roman - et c'est exposer la maîtrise de l'écrivain jusqu'au point de rup-
le plus édifiant de tous - paraît dans le cadre nouveau du ture. C'est alors l'otage qui prend le maître en otage, qui
feuilleton du journal à bon marché. l'attire et l'enferme dans l'île du livre au détriment de son
Mais le lien qui lie la puissance du roman au malheur de propre livre ou bien qui le contraint à remettre sa cause aux
qui lit des romans est une affaire plus ancienne. Cette lit- mains de ceux qui soignent les maux de l'écriture et de la
léraiure absolutisée qui se pense sous le nom de romantisme démocratie : les ingénieurs des âmes qui identifient le réseau
s i s i en elle! donnée comme récit fondateur le Don Qui- des voies matérielles de communication et de canalisation
chotte, le roman exemplaire de celui que les romans ont avec la communauté nouvelle, avec le livre vivant de la loi
rendu fou. On l'a vu, la folie de Don Quichotte n'est pas vivante, de la loi d'amour.
de prendre la fiction pour la réalité. Elle est de prendre le Mais remettre sa cause aux ingénieurs ou aux « géo-
livre pour la vérité, de refuser la clôture de la fiction en un graphes » qui écrivent sur le sol le sens de la communauté,
espace propre. Le livre ne peut pas ne pas s'en aller courir à ce n'est pas, on l'a vu, une simple question de morale. C'est
droite et à gauche, en parlant « à ceux auxquels il convient aussi une question de poétique. Le temps de la démocratie
de parler et à ceux auxquels cela ne convient pas ». Et la hasardeuse et des utopies qui veulent la régler est aussi celui
littérature, elle-même, est liée à cette dé-liaison de la fiction, où la littérature, sur les ruines de la poétique ancienne,
à cette folie de l'île qui devient monde. On a vu aussi que découvre son pouvoir aussi infini que sa solitude. À la vieille
le livre de Cervantes opère un partage exemplaire de cette poétique d'Aristote, qui gageait la puissance d'écrire sur des
puissance du livre. L'auteur laisse au personnage la charge modèles, des règles ou des genres s'oppose cette nouvelle
de la folie du lecteur de livres et prend pour lui la maîtrise poétique qui veut la gager sur la puissance d'esprit qui s'écrit
qui en est corrélative.
v déjà dans les choses et doit finir par s'identifier au rythme
À partir de cette liaison originelle entre le pouvoir de même de la communauté. Cette puissance d'esprit est à
l'écrivain et le personnage qui en est l'otage, on a vu se l'œuvre déjà dans la nature qui écrit sa propre histoire dans
séparer deux traditions qui définissent deux idées de la lit- les plissements de la pierre ou les lignes du bois. Elle l'est

132 133
La chair des mots /,/ chair des mots

dans cette vie qui ne cesse de s'écrire, de se symboliser elle- le t lueur symboliste et la machine futuriste, jusqu'à
même, dès ses plus humbles degrés, et qui s'élève sans cesse id ntifiei ultimement au trajet silencieux de l'électricité ou
vers des puissances plus hautes d'écriture et de symbolisation m chant des machines - en bref, au poème des ingénieurs
de soi. Elle l'est dans cette humanité dont le langage est déjà . I. unes.
un poème vivant mais qui parle, dans les pierres qu elle taille, < es ingénieurs des âmes, Balzac en invente peut-être avec
les objets qu'elle forge et les lignes qu'elle découpe sur le I. c u r é bonnet et le médecin Benassis les premières grandes
territoire, un langage plus vrai que celui des mots. Plus vrai figures. Mais il éprouve aussi, non comme idéologue mais
parce que plus proche de la puissance par laquelle la vie OOmme romancier, la torsion singulière qu'ils font subir au
s'écrit elle-même. r o m a n . Ils ne remédient en effet au « malheur» du roman,
La solitude littéraire naît accompagnée de cette commu- i k n i délivrent la puissance littéraire de la littérarité qui la
nauté nouvelle du poème avec le mouvement de la vie. La ronge qu'au prix de l'entraîner vers un autre point d'annu-
rencontre de la puissance littéraire avec la littérarité démo- I.ii i o n . La fable de l'ingénieur des âmes rend le roman impos-
cratique est bordée elle-même par la proposition de l'écriture i l i l e plus encore que la fable de l'île. Ce Curé de village impos-
nouvelle de la communauté nouvelle : respiration commune ai iK- à boucler est le parfait exemple de ces intrigues « mal
et lignes de fer et d'eau de la communauté animée par le l u hues » du roman réaliste et psychologique du XIX emc
siècle
lien vivant, de la communauté œuvre d'art vivante. Le regard auxquelles Borges oppose la perfection des intrigues des
figé suspendu sur l'île, on pourrait, en excédant sciemment modernes, du Tour d'écrou à L'Invention de Morel. Assuré-
la pensée de Balzac, l'identifier au suspens de la littérature n u m, le lien entre la logique policière de l'histoire racontée
entre deux destins possibles. Le premier, c'est le corps à corps et la logique de la fable qui nous désigne la cause du crime
de la littérature avec cette littérarité qui la fonde et la ruine <M fait du fil le plus grossier, si on le compare à la science
en même temps. C'est le destin de cette religion littéraire avec laquelle un contemporain de Balzac, Edgar Poe, iden-
qui trouvera en Flaubert son héros. Cette religion ne peut tifie la maîtrise de l'écrivain disposant les indices au savoir
affirmer l'aristocratie inconditionnelle de l'art qu'au prix de du policier qui les déchiffre. Dans Le Curé de village, les
se lier par la fiction au destin des vies quelconques saisies indices du policier, le regard du prêtre, la logique du roman-
pat la lolie de la lettre : Madame Bovary ou Bouvard et cier et l'intention du moraliste courent vainement les uns
Pécuchet. Sa prose absolutisée ne s'institue comme telle après les autres, sans pouvoir faire de la fable de l'île malé-
qu'au prix de se confronter, de faire sa différence, ligne à fique et du barrage salvateur un seul et même livre, ayant,
ligne, avec la grande prose du monde, la « bêtise ». Ce corps comme dit Aristote, sa grandeur et son achèvement propres,
à corps du destin de la littérature avec le destin de son otage à faire du secret de l'histoire un seul secret bien caché dans
finit par enfermer l'écrivain dans l'île du livre, à la table du s o n tapis ou ingénieusement ramené par l'écrivain/inspec-
copiste où il n'enchaîne ultimement Bouvard et Pécuchet teur aux conditions toutes simples de sa fabrication. Mais
qu'au prix de s'y attacher lui-même. peut-être justement le récit mal ficelé, tordu entre la logique
Le second destin, c'est le mariage de la littérature avec la de la narration et celle de la fable, nous conduit-il plus sûre-
poétique nouvelle, celle qui s'inscrit dans la continuité qui ment vers le propre de la littérature, vers son secret sans
va du poème déjà inscrit dans les lignes de la pierre ou les secret, qui n'est autre que son interminable ballottement
plis du territoire jusqu'à la symphonie communautaire : entre la maladie démocratique de l'écriture et l'utopie de
souffle de l'esprit, œuvre d'art vivante, poème identique à la l'Iiyper-écriture.
vie. La littérature alors s'identifie au poème communautaire On peut alors comprendre pourquoi Balzac n'en finit pas
- verbe accessible à tous les sens, chant des peuples ou de rajouter des épisodes sur le chemin qui conduit son livre
rythme de l'Idée - jusqu'à s'y annuler aux temps du mariage vers l'achèvement de sa fable et le triomphe de sa morale.

134 135
La chair des mots

Son « arriération » politique n'y est pour rien mais bien son
avancée littéraire. Et l'on pourra aussi méditer sur l'ironie de
la manière dont ce livre est arrivé à son terme, dont s'est
règle, dans la circonstance, ce suspens entre deux destins de
la littérature : sous la forme de la plus stupide des écritures
stupides, une sommation d'huissier.

3. Proust : la guerre, la vérité, le livre

On connaît les protestations répétées de Proust : son livre


est le contraire d'une chronique de sa vie et de son temps : il
est une construction, une fiction tout entière orientée vers la
démonstration d'une vérité qui ne peut être énoncée qu'à la
fin. On sait aussi que l'épisode final qui fait éclater cette vérité,
la « matinée chez la princesse de Guermantes », a été l'un des
premiers rédigés par Proust. Pourtant Le Temps retrouvé n'en
vient à cette révélation qu'après un long détour, consacré à
un événement que Proust ne pouvait évidemment avoir prévu
dans son plan initial, la guerre de 1914. Comment expfiquer
cette intrusion de la réalité guerrière dans le plan de l'œuvre
« dogmatique », que son auteur se vantait en 1914 d'avoir
exactement calculée ? Sans doute Proust trouve-t-il de bonnes
raisons à cet ajout : s'il a introduit des épisodes de la guerre,
dit-il à son éditeur, c'est comme un prolongement naturel des
leçons de stratégie que le jeune officier Saint-Loup donnait au
narrateur en visite à Doncières. La réalité de cette guerre vien-
drait tout naturellement vérifier ces leçons. A ces travaux pra-
tiques de stratégie s'ajoute pourtant une considération qui
semble bien différente. Monsieur de Charlus, ajoute-t-il,
trouvera en même temps son compte dans ce Paris « bigarré
de militaires comme une ville de Carpaccio ». 1

I. « lettre à Gaston Gallimard, mai 1916 », Correspondance, Gallimard, t. XV,


p. 132.

137
La chair des mots la cluni des mois

Les termes de cette explication disposent un problème régler son compte. Si bien que l'esprit enchaîné au « rocher
sinon une énigme. Ils invoquent la nécessité de confirmer d. I.i matière » dont parle la fin de l'épisode n'est pas seu-
sur la réalité vivante les théories stratégiques de Saint-Loup. l e m e n t celui de Charlus. C'est aussi celui de cette guerre
Or les scènes introduites ne sont pas des scènes militaires. I l . l o i n Charlus est le persifleur.
y a bien quelques conversations stratégiques, dont on verra Il y aurait ainsi un enroulement très spécifique, dans le
plus loin le paradoxe. Mais, pour l'essentiel, le livre nous | licmin de la vérité fictionnelle du livre, de cette autre vérité.
présente diverses scènes de féerie qui culminent dans l'épi- I,i, de fait, la guerre, étrangère au dessein du roman, semble
sode de la maison de passe où des permissionnaires sont i apter tous les éléments de sa poétique. Comme l'art d'Elstir
occupés à servir les plaisirs de deux esthètes épris de beauté transformait la terre en mer et la mer en terre, le prosaïsme
virile : l'héroïque officier Saint-Loup et le germanophile du couvre-feu transforme la grande ville en village aux rues
Charlus. Les seuls militaires qu'on voit, c'est cette maison tortueuses, tandis que les avions, les nuits d'alerte, tracent
de passe qui nous les offre. au ciel astronomique les constellations de l'idée selon la plus
v

Comment expliquer cet écart entre un objectif déclaré et mallarméenne logique. A un autre niveau la guerre récapitule
ce à quoi il donne lieu, ces scènes fantasmagoriques de bom- les lois du monde social et celles de la passion amoureuse
bardements et cette apothéose ou apocalypse sadomasochiste que le livre a illustrées pour en faire des lois de la psychologie
qui semble être moins un début du Temps retrouvé qu'un îles peuples. La guerre capte ainsi les éléments de la vérité
épilogue de Sodome et Gomorrhe, sur fond de Derniers jours du livre. Mais c'est pour les réordonner dans la figure d'une
de Pompêi ? Comment expliquer l'autre écart qui le redouble, autre vérité sur laquelle la vérité fictionnelle du roman doit
entre cette représentation sacrilège des soldats de l'héroïsme alors se reconquérir. Le roman doit faire à la guerre sa propre
national et l'orthodoxie patriotique sans faille affichée par le guerre, il doit lui faire une guerre d'écriture.
narrateur ? La question esthétique et la question morale
convergent en une seule interrogation sur la véritable raison
de l'introduction de la guerre et de la forme prise par l'épi- DU SAVOIR STRATÉGIQUE À L A VÉRITÉ D E L A G U E R R E
sode guerrier. Apparemment Proust avait, à travers l'épisode
d'Albertine, conduit les jeux de la vérité et de l'erreur à un Pour en saisir le principe, revenons à ces conversations de
point où la grande péripétie de la frappe du vrai pouvait foncières dont le narrateur, lorsqu'il les évoque avec Saint-
intervenir. Et il s'était donné le prétexte fictionnel pour ne Loup, nous dit ceci : « Je cherchais à y atteindre un certain
pas avoir à en parler : la maison de santé où il enferme pour genre de vérité. » Quelle vérité dégageaient donc ces conver-
de longues années son héros. Pourquoi l'en faire sortir à deux sations ? « Que les plus petits événements ne sont que le
reprises pour intégrer cette guerre qui ne peut plus rien signe d'une idée qu'il faut dégager et qui souvent en recouvre
apporter au chemin du héros/narrateur vers la vérité ? Mon d'autres comme dans un palimpseste. » Cette formule
hypothèse sera alors la suivante : s'il faut parler de la guerre, évoque le programme même que le Temps retrouvé assigne à
et en parler de cette façon-là, c'est que cette guerre qui ne l'écrivain : déchiffrer les impressions comme les signes
peut rien ajouter à la vérité du livre pourrait bien, à l'inverse, d'autant d'idées et de lois. La stratégie apparaît comme une
la soustraire. Car elle porte en elle le modèle d'une autre variante, sinon comme un modèle, de la science des signes
vérité qui est antagonique à celle de la démonstration fic- permettant de retrouver des idées et des lois sous des évé-
tionnelle. Et c'est cette vérité contre-fictionnelle qui doit être nements, sous des dispositions des corps. Il y a une sémio-
réfutée par l'inclusion de la guerre dans le livre. L'inclusion logie militaire qui permet de transformer le récit confus en
du réel de la guerre dans la fiction, c'est l'inclusion dans le enchaînement rationnel, à la manière de tout bon physicien,
livre d'une autre « vérité du livre » à laquelle le livre doit mais aussi de lire une disposition sur un terrain comme on

138 139
La chair des mots /.// chair des mois

lit un tableau, en identifiant ses éléments et la logique selon sémiologie militaire sur les vaines déductions de l'anarchie
laquelle ils sont présents là, selon la tradition, les textes ou amoureuse.
quelque autre nécessité. Le savant en sémiologie militaire ( ,"est cette supériorité que la guerre devrait confirmer avec
n'est pas seulement un Clausewitz, il est aussi un Emile éclat. Et c'est bien ce qu'affirme Saint-Loup face aux ques-
Mâle. Cette sémiologie apparaît ainsi comme une science tions du narrateur. Mais sa démonstration est doublement
heureuse du déchiffrement de l'événement. Elle est aussi un .loineuse. Peut-on, demande le narrateur, prédire la longueur
art supérieur à celui d'Elstir, où le plaisir pris au jeu de de la guerre ? Assurément, répond Saint-Loup. Elle sera
l'apparaître s'appuie sur un fondement intellectuel, sur un courte. Le signe en est que la loi de programmation militaire
savoir des lois. Elle est enfin un savoir de la vérité et du n'a pas prévu la relève des unités. Ln petto, le narrateur ne
mensonge qui atteint cette objectivité heureuse refusée au peut s'empêcher d'invoquer une tout autre interprétation :
savoir acquis dans la déception amoureuse. Ce savoir met en si la loi ne prévoit pas la relève des unités, c'est peut-être
œuvre des lois objectives de la manière dont des corps tout bêtement parce que les stratèges n'ont pas su prévoir
peuvent se disposer pour faire souffrir d'autres corps, et en qu'elle pouvait être longue. La vieille feinte napoléonienne
particulier des lois de la feinte. Il s'avère ainsi supérieur à a-t-elle encore cours dans la guerre de masse moderne ? Assu-
celui que le narrateur acquiert sur les mensonges d'Albertine. rément, répond encore l'officier : les manœuvres de Hinden-
Sans doute celui-ci perçoit-il dans le regard de la menteuse burg sur le front oriental sont du pur Napoléon. Le
des éclats de mica qui démentent le discours ou détournent narrateur, cette fois, ne commente pas, mais nous pouvons
son sens. Mais ces éclats qui indiquent la distance du vrai commenter pour lui : Saint-Loup parle de la guerre que fait
n'en donnent pas la direction. Les seules « lois de l'amour » l'ennemi et de la guerre qu'il fait sur le front russe. Rien des
sont les lois de la manière dont on se construit un objet conséquences qu'il tire des enseignements stratégiques de
1 foncières ne concerne la guerre à laquelle il participe lui-
d'amour. Elles sont des lois de l'erreur nécessaire que la souf-
même, la guerre que les Français font aux Allemands. Or
france seule découvre et qui ne peuvent la prévenir. Il y a,
cette guerre-là semble révoquer le modèle stratégique. Plus
en revanche, des lois militaires de la production du men-
tard le narrateur dira rétrospectivement à Gilberte que Saint-
songe et de la souffrance. Chez Stendhal la stratégie amou-
Loup commençait à l'apercevoir : « Il y a un côté de la guerre
reuse et sociale que Julien Sorel se fabriquait à l'image de la
qu'il commençait, je crois, à apercevoir, lui dis-je, c'est
stratégie napoléonienne avait pour contrepartie l'incapacité qu'elle est humaine, se vit comme un amour et une haine,
de Fabrice à une perception rationnelle de ce qui se passait pourrait être racontée comme un roman, et que, par consé-
sur le champ de bataille de Waterloo. Le modèle stratégique quent, si tel ou tel va répétant que la stratégie est une
napoléonien soutenait une idée durable du personnage et de science, cela ne l'aide en rien à comprendre la guerre, parce
l'intrigue romanesques. Mais il la soutenait dans la dissocia- que la guerre n'est pas stratégique. L'ennemi ne connaît pas
tion même. Le grand théâtre de la guerre, lorsqu'il appa- plus nos plans que nous ne savons le but poursuivi par la
raissait engloutissait dans son non-sens les conduites calcu- femme que nous aimons, et ces plans peut-être ne les savons-
lées des stratèges de sous-préfectures. Tolstoï en avait tiré nous pas nous-mêmes . » Ce paragraphe révoque tout le pri-
1

une première leçon. I l avait récrit la guerre napoléonienne vilège de la science stratégique sur l'illusion amoureuse. La
en mettant l'anarchie amoureuse en analogie avec l'anarchie stratégie est peut-être une science, mais ce n'est pas la ratio-
guerrière. Le narrateur de Du côté de Guermantes et de La nalité de la guerre. Celle-ci se vit comme un amour ou une
Prisonnière semble pour son compte renverser à nouveau les haine. Et il faut la peindre selon une logique de la perception
choses. I l récuse le modèle romanesque du personnage-stra-
tège, mais aussi il marque la supériorité des calculs de la 1. Recherche, III, p. 982.

140 141
La chair des mots / a i liai/ des mots

et de la passion. I l faut la peindre comme Elstir peignait la itagulière et l'analogie qui la soutient parfaitement boiteuse.
mer, c'est-à-dire comme elle nous apparaît, comme si elle • M l'habitude de rencontrer le mensonge n'avait pu forger
était la terre et comme si la terre était la mer. Il faut la . lu/ l'amoureux, tant qu'il était amoureux, cet instinct
raconter comme Dostoïevski raconte une vie : avec des per- Infaillible qui lui aurait permis de deviner ce que « machi-
sonnages qui apparaissent d'abord comme des ivrognes ou na n » l'objet de son amour. Tout au plus un afflux de sang
des vauriens et qui se révèlent comme des êtres de haute au visage d'Albertine ou un éclat soudain de ses yeux lui
spiritualité et moralité. iv.m il parfois indiqué le mensonge sans lui en donner la
La guerre renverse donc la vérité de la sémiologie qu'elle Mine. Et cela pour une raison toute simple: pour que
devait confirmer. La guerre n'est pas stratégique. Elle n'est l'amoureux sache cette vérité du mensonge, il faudrait que
pas plus lisible qu'un amour. Et on ne peut l'écrire que par l'aimée - la menteuse - la sache elle-même. Elle opérerait
ce jeu des rectifications qui défait les illusions d'un amour alors à la manière du stratège napoléonien qui déploie des
projeté sur telle passante aperçue depuis une voiture. Mais premières lignes belliqueuses pour cacher que le gros des
le renversement du modèle sémiologique ne s'arrête pas là. troupes est parti opérer ailleurs. Or l'anarchie d'individus
L'argument « dostoïevskien » est présenté ici à titre rétros- multiples qui composent l'individu aimé/menteur lui inter-
pectif. Mais il avait en fait déjà été présenté pendant le temps dit cette rationalité de la ruse. Et le « mensonge amoureux »
de l'épisode guerrier. Seulement ce n'était ni le narrateur ni n'est rien d'autre que cette anarchie elle-même, le fait qu'Al-
Saint-Loup qui l'avait présenté. C'était Charlus le défaitiste, bertine est une multiplicité d'individus qui en recherchent
le germanophile. Et le narrateur l'avait alors jugé totalement une multiplicité d'autres. Aussi n'y a-t-il pas de vérité qui se
arbitraire. Il ne voyait pas comment Charlus pouvait assi- déduise de ce mensonge. Au contraire la vérité d'un fait
miler à ces personnages ambigus de Dostoïevski les ennemis rapporté pat Albertine ne se prouve jamais que par son
allemands, « le mensonge et la ruse ne suffisant pas pour absence de lien logique et la vérité de sa pensée reste, elle,
faire préjuger un bon cœur qu'il ne semble pas que les Alle- indéterminable. Il est donc étrange que l'école de l'amour
mands aient montré ». 1
ait pu apprendre au narrateur un savoir infaillible sur la
Le raisonnement est étrange : assurément le mensonge des vérité d'un mensonge.
Allemands ne suffit pas à prouver leur bon cœur. Mais Mais il y a plus étrange encore dans la déduction de
comment le narrateur sait-il qu'ils mentent ? Or la réponse l'expérience amoureuse à {expérience de la guerre. Car ce
à cette question est encore plus étrange : « Au temps où je que l'expérience amoureuse a prouvé au héros, c'est que
croyais ce qu'on disait, j'aurais été tenté, en entendant 1 aimé nous ment toujours, d'un mensonge permanent qui
l'Allemagne puis la Bulgarie protester de leurs intentions n'est pas un trait de caractère mais la menue monnaie de
pacifiques, d'y ajouter foi. Mais depuis que la vie avec Alber- l'illusion qui l'a objectivé dans l'individualité de l'individu
tine et Françoise m'avait habitué à soupçonner chez elles des aimé. Or la transposition politique de cette expérience
pensées, des projets qu'elles n'exprimaient pas, je ne laissais amoureuse est censée prouver le contraire : l'aimé ne ment
aucune parole, juste en apparence de Guillaume I I , de Fer- jamais, l'ennemi ment toujours. En bonne logique, la trom-
dinand de Bulgarie, de Constantin de Grèce tromper mon perie d'Albertine ou de Françoise devrait induire le héros à
instinct qui devinait ce que machinait chacun d'eux . » 2
suspecter d'abord les paroles de l'aimé, celles du proche.
Sur les ruines de la science stratégique s'élève une nouvelle C'est Clemenceau ou Poincaré qu'il faudrait suspecter, ou
capacité infaillible d'interpréter. Mais cette capacité est bien bien la presse française, avant de suspecter Guillaume I I ou
Ferdinand de Bulgarie. Or la logique de la guerre fonctionne
1. Op. cit., p . 776. de manière disjonctive : il y a d'abord l'ami et l'ennemi, et
2. Op. cit., p. 770-771. les mêmes raisons, tirées de la même expérience individuelle

142 143
La chair des mots La chair des mots

de l'amour, font qu'on ne peut pas croire l'ennemi et qu'on qu'il y a deux sortes d'épopées. Il y a celle d'Aristote où les
ne peut pas ne pas croire l'ami. En séparant l'ami et l'en- m o i s doivent être nobles. Et ce qui est noble par excellence,
nemi, la guerre a aussi séparé vérité et mensonge. L'amour . est le mot xenikon, le mot étranger à la langue commune.
pour Albertine rendait le héros incapable de démêler la vérité Cette poétique aristotélicienne est aussi la poétique prous-
et le mensonge. A l'inverse, l'amour pour la patrie le rend tienne : il y a style quand il y a l'élément « étranger » de la
incapable de mêler à l'idée de la patrie celle du mensonge, métaphore qui désapproprie les termes de l'usage commun,
à l'idée de l'ennemi celle de la vérité. La possibilité de mettre les ilésidiomatise. Or la guerre ruine ce style. Sous l'épopée
en doute cette vérité ou ce mensonge n'appartient qu'aux abolie d'Aristote elle en révèle une autre, une épopée « idio-
sans patrie, au spectateur Charlus. Seul celui-ci peut s'en tique » ou « idiomatique » où ce qui fait la valeur d'une
tenir au mode philologique de la vérité, analyser les propos expression c'est sa double appropriation : au corps qui la
de Brichot ou de Norpois pour y chercher des indices de prononce et à l'acte par lequel ce corps, en vérifiant la
cohérence ou d'incohérence, confronter les énoncés de la phrase, accomplit sa vérité. C'est cette épopée-là que disent
presse française à ceux de la presse allemande et conclure à les mots « poilus » ou « passeront pas ». Et le mot d'épopée
leur égale probabilité de vérité ou de fausseté. Le philologue n'est pas seulement une métaphore pour désigner l'héroïsme
établit et met en œuvre des procédures de contrôle des de l'effort collectif. L'épopée est un genre poétique. Mais
phrases. Mais, proteste le narrateur, la vérité des phrases n'est c'est un genre dont la signification a changé de sens au temps
pas affaire de philologues, elle est affaire d'acteurs. La vérité de Hegel. C'est lui qui a défini la nature nouvelle, idioma-
des phrases, ce n'est pas la correction des énoncés, c'est la tique de l'épopée. Elle est, dit-il, la Bible, le livre de vie d'un
puissance d'âme qu'elle donne aux corps en mouvement. peuple. L'épopée est le devenir-chair de l'esprit d'un peuple.
Telle est la vraie leçon que Saint-Loup tire de sa guerre et Elle est le poème taillé dans la certitude de soi sensible qui
transmet au narrateur : «Je reconnais que des mots comme constitue un peuple comme peuple, dans l'appropriarion des
" p a s s e r o n t pas " ou " on les aura " ne sont pas agréables ;
corps, des mots et des actes qui tissent une communauté,
ils m'ont (ait longtemps aussi mal aux dents que " poilu " et dans l'accord entre une manière d'être, une manière de faire
le reste et sans doute c'est ennuyeux de construire une épo- et une manière de dire. Cet hégélianisme-là rejoint ainsi un
pée sur des termes qui sont pis qu'une faute de grammaire certain platonisme : le plus beau poème, c'est la commu-
ou une faute de goût, qui sont cette chose contradictoire et nauté vivante, où l'idée est devenue mouvement des corps
atroce, une affectation, une prétention vulgaires [...] mais si en commun. Or ce qui prend la relève du savoir stratégique,
tu voyais tout ce monde, surtout les gens du peuple, les qui n'est plus désormais que le savoir de l'ennemi, c'est cette
ouvriers, les petits commerçants, qui ne se doutaient pas de vérité du poème vivant, où le nom est semblable à la chose,
ce qu'ils recelaient en eux d'héroïsme [...] L'épopée est tel-
le corps semblable au nom qui le qualifie, où la vulgarité des
lement belle que tu trouverais comme moi que les mots ne
« on les aura » et des « passeront pas » devient l'exacte vérité
font plus rien '. »
de leur héroïsme et du résultat de cet héroïsme : ils ne sont
pas passés.
La guerre « passionnelle » est ainsi une étrange passion,
D E LA VÉRITÉ INCARNÉE À L A VÉRITÉ D U L I V R E une passion qui est tout entière vérité. Elle est l'accom-
plissement d'un certain mode de la vérité : la vérité
Saint-Loup donne ici au narrateur une leçon non seule- qui se prouve en transformant les pages du livre en chair
ment de politique mais de poétique. I l lui apprend en effet vivante, souffrante, mise à mort et victorieuse par-delà le
tombeau. La vérité de l'épopée patriotique, c'est la vérité
1. Op. cit., p. 752-753. < h retienne, celle de l'esprit incarné. La guerre de Saint-Loup

144 145
La chair des mots / a l lutti /Ics mots

- quelles que soient par ailleurs les illusions dont il masque vivante des pierres. Cette vérité de style barrésien, Charlus
son désir - , c'est la guerre « en vérité », la guerre unanime OU Madame Verdurin peuvent la ridiculiser dans les articles
de toutes les cellules qui composent l'individu-France, celle de Norpois ou de Brichot. Elle n'en est pas moins la vérité
des Français de Saint-André-des-Champs, « seigneurs, bour- de l'esprit, la vérité de ce qui circule entre la pierre et la
geois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les chair. C'est la vérité de l'acteur-France ou de l'individu-
seigneurs » : deux branches d'une même famille dont la
1
nation dont le narrateur, à la différence du sans patrie Char-
guerre fait deux flèches convergeant vers la même frontière lus, ne peut se séparer. I l ne peut, nous dit-il, réagir que
à défendre. La vérité de la guerre, c'est la vérité identitaire comme « une des cellules du corps-France », « une partie de
du verbe fait chair. Saint-André-des-Champs, c'est, on s'en l'acteur-France », de la même façon, ajoute-t-il, que « dans
souvient, l'église « française » par excellence, à l'opposé donc mes querelles avec Albertine, mon regard triste ou ma gorge
de Balbec, l'église « persane », l'église au nom étranger et à oppressée étaient une partie de mon individu passionnément
l'image trompeuse, qu'on imagine battue des flots alors intéressé à ma cause ». Ici encore l'analogie amoureuse est
1

qu'elle est tout bêtement installée à un embranchement de biaisée. En réalité l'attachement du héros à l'acteur-France
tramway, entre un billard et une pharmacie. Saint-André- va à l'inverse de son attachement à la personne d'Albertine
des-Champs, à l'inverse, est l'église d'une territorialité sans et à ce qui pouvait seul apaiser la souffrance de son men-
métaphore et d'une vérité inscrite dans la pierre par un songe : la présence d'Albertine et ses joues offertes comme
artiste/homme du peuple, lequel a sculpté au porche les consolation du mensonge que ses paroles et ses regards tra-
saints et les rois chevaliers, mais aussi Aristote et Virgile, hissaient. Cette souffrance et cette consolation, c'était le
d o n i il n'avait certainement jamais lu une ligne mais qu'il leurre même de l'individuation. En revanche, être une partie
connaissait d'une autre manière, par un savoir tenu « non de l'acteur-France, c'est trouver la solution, en l'occurrence
des livres mais d'une tradition vivante à la fois antique et économique, à ce que révélait l'amour pour Albertine : la
directe, ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable, multiplicité irréconciliable des individus que recèle ce que
vivante », en bref un Aristote et un Virgile, entièrement nous appelons un individu et que nous voulons posséder
i m a g i n a i r e s selon les critères académiques, entièrement vrais comme tel.
selon une vérité plus profonde : celle eie l'esprit que les géné- La guerre transforme ainsi en vérité positive et indiscu-
rations vivantes se transmettent. Cette vérité-là que l'artiste table ce que tout le roman nous a montré comme une
médiéval a sculptée dans la pierre, c'est celle qui vit encore impossibilité et comme la source de toute douleur, l'achar-
dans la manière angélique dont le vicieux petit Théodore nement à vouloir que l'individuel s'incarne dans des per-
soulève précautionneusement la tête de la tante Léonie ; dans sonnes, que la certitude aveugle de l'espèce se transforme en
les principes de 89 conçus à la manière de Françoise et rapport heureux de l'individu à l'individu. Cet acharnement,
jusque dans les turpitudes du plébéien Morel. C'est cette le narrateur de Du côté de chez Swann nous l'a montré lié à
vérité vivante, écrite dans la pierre, qui redescend du porche un rapport originel privilégié : le baiser de la mère, le point
pour se faire esprit incarné, âme vivante et poésie effective de certitude où les gestes de l'espèce se font rapport fusionnel
de la communauté. de l'unique à l'unique. Et il nous a montré ce que signifiait
A l'illusion de l'église persane battue des flots s'oppose cet attachement, à savoir le péché originel contre la littéra-
ainsi la vérité de la grande marée humaine, descendue du t nrc : la lettre écrite par l'enfant pour demander la présence
porche de Saint-André-des-Champs pour exprimer l'âme et le baiser apaisants de la mère ; la lettre écrite donc pour
la suppression de la lettre, pour l'apaisement du trouble que
1. Op. cit., p. 739.
2. Op. cit., i, p. 151. 1. Op. cit., m, p. 774.

146 147
La chair des mots /chair tics mots

constitue la distance de l'écriture. C'est ce même baiser que I . n'est pas Proust qui écrit cela, c'est Barrés. Mais
le jeune homme demande à Albertine, la divinité marine- Somment ne pas songer ici à la grande terreur flaubertienne :
sortie des ondes sur la plage de Balbec, ce baiser qui est un une infime déviation, et j'écrirais du Paul de Kock. Une
substitut à l'absence d'organe fourni par l'espèce pour la Infime déviation sur le thème de l'esprit redescendu des
communion d'individu à individu. H n l p i u i e s médiévales dans la réalité vivante des mères et des
La vérité de la guerre, c'est la vérité - la contre-vérité - infants de France, et Proust écrirait du Barrés : pas seule-
maternelle, le leurre antilittéraire de la communion fusion- u n i u de la mauvaise littérature mais de l'antilittérature,
nelle. Ce qu'elle met en jeu s'éclairera par un autre texte : l'abdication de la vérité du livre pour celle de l'antilivre, la
« On croit peut-être qu'il est perdu, le génie des hommes v e i n e maternelle du corps offert qui expie la douleur de
qui sculptèrent au Moyen Âge les Vierges de compassion, l e . nuire. I l suffit d'un rien pour mettre ensemble la scène
en mémoire des douleurs de la mère de Dieu au pied de la p r i m i t i v e du baiser attendu et obtenu et la vision première
Croix. Mais prenez en main cette lettre trouvée dans un d e , statues de Saint-André-des-Champs, et pour tirer depuis
fourgon de train de blessés. Prenez, lisez, et vous saurez que Batte origine une ligne droite qui s'achève dans l'épopée
si l'envahisseur barbare détruit les chefs-d'œuvre de Reims nationale, dans le livre de la vérité vivante que porte la terre
et de nos églises rurales, ce qui les inspira ne s'est pas épuisé. maternelle devenue esprit du poème communautaire. Or
Sous le sein des femmes de France subsistent un trésor de V roman, lui, est l'anti-épopée. Qu'il soit, selon Hegel,
piété et cette âme même que nos aïeux avaient appelée et 1'« épopée » de la modernité bourgeoise d o i t être entendu
placée dans la pierre des cathédrales. Nous étions devenus exactement. Le roman n'est pas la nouvelle épopée, il est
des aveugles, mais la plus vieille beauté française s'élance de I uni-épopée. I l accomplit le règne moderne du livre qui
l'ombre et nous apparaît, et les grandes heures de la bataille, s u s p e n d la vérité chrétienne du livre, la vérité de l'esprit qui
cloches d'alarme, cloches de victoire, nous ont ranimés, nous •.e lait chair pour attester le livre. Si le roman, et la littérature
ont ramenés à la nature vivante, à la vérité du fond de notre avec lui, se sont donnés pour héros Don Quichotte, c'est
race. bien parce que son roman est précisément la défection de
Écoutez ce que les mères françaises écrivent à leurs fils. . c i t e vérité-là, que son enseignement est celui-ci: aucun
Non pas une, mais toutes, chacune à sa manière. C'est une corps soumis à la souffrance et à la dérision ne vérifie la
lettre glissée des mains d'un soldat blessé que nous n'avons v é r i t é d'aucun livre. Si la littérature existe comme telle, c'est
pu retrouver [...] J'ai le goût des papiers rares et précieux de ce savoir-là, du savoir que le verbe ne se fait pas chair.
qui n o u s rapprochent des grands esprits. Que ne donnerais- ( est, du même coup, de l'invention de ces quasi-corps, de
je d'une première édition du Cidou d'un exemplaire d'Esther ces dispositifsfictionnelsqui construisent leur vérité comme
signé, dédié par Racine aux jeunes filles de Saint-Cyr. Mais la vérité de cette défection. Or le « prenez, lisez » augustinien
cette lettre d'une femme illettrée, ce papier écolier taché d. harrès, c'est le chemin de cette vérité pris à rebours. A
passe les reliques les plus somptueuses de l'art, et, l'ayant lu, navers le fantasme maternel, la littérature est reconduite à
relu, copié, je l'ai replié avec un respect religieux. Je venais ce qui la nie et ce qu'elle nie, la vérité du livre qui se fait
de voir dans l'ombre la source d'où découle depuis des siècles . s p i i t de la chair ; le cercle de l'esprit qui s'offre en victime
le génie de notre race ». 1
sui la croix, se fait esprit de la pierre, esprit de la mère, esprit
. in niant entre le baiser de la mère, la patine des pierres et
la fusion de tous dans l'épopée collective. Telle est la « fin
d u livre » qui menace le livre : la vérité fictionnelle remplacée
1. Maurice Barrés, « Le c œ u r des femmes de France », Chronique de la grande
par la vérité incarnée ; le triomphe de 1'« esprit », cet esprit
guerre, p. 151. .pu se propose, à travers le symbolisme, comme la vérité de

148 149
La chair des mots la than des moti

toute œuvre, contre laquelle la vérité fictionnelle construite tiennent ce « roman passionné des homosexuels » qu'est la
de l'œuvre menait un combat secret que la guerre transforme guerre aux yeux du narrateur. Ce « roman passionné », c'est
en guerre ouverte des vérités. le désir sublimé en rêve pur de chevalerie médiévale, d'amitié
C'est là qu'intervient cette maison de passe si peu propre virile, de nuits chastes à la belle étoile auprès de Sénégalais
à illustrer quelque théorie de la stratégie que ce soit, cette et de mort héroïque propre à inspirer un amour fanatique à
maison Jupien où, pour quelques pièces, les soldats de ses hommes. Avant de réunir dans le salon Verdurin/Guer-
l'épopée nationale servent les plaisirs de l'héroïque Saint- mantes le côté de Swann et le côté de Guermantes, il faut
Loup et les rituels sadomasochistes du défaitiste Charlus, réunir dans la maison de passe l'héroïque Saint-Loup et le
avant que route l'affaire ne se termine dans les catacombes défaitiste Charlus. Pourquoi eux particulièrement ? Parce
du métro où se réalise le miracle ou le sacrilège : la fusion que, Swann mort, ils restent les deux figures de ce qui barre
directe des corps qui ne demande plus aucun préliminaire. la vérité fictionnelle, la vérité de l'art, à savoir le mensonge
A la foi patriotique sincère du narrateur, qui est aussi celle esthétique, le mensonge de la vérité artiste, de l'art rabattu
de l'individu Proust, la construction fictionnelle du livre sur la naturalité de la vie. Ces deux figures doivent être
oppose la profanation radicale, l'esprit « cloué au rocher de anéanties. Et c'est cette liquidation de l'esthétisme - ramené
la pure matière ». La vérité faite corps des soldats de l'épopée au mensonge de l'homosexuel sur son désir - que doit opérer
nationale y devient un pur scénario appris de violence dans l'épisode guerrier. L'épisode de la maison Jupien vérifie
un dispositif sadomasochiste. Ce n'est pas simplement que l'exacte identité de deux formes apparemment contradic-
l'héroïsme de la lutte contre les barbares devient le service toires d'une seule et même illusion. Son rituel vérifie, sur le
rétribué des plaisirs crapuleux d'un sans patrie. C'est surtout corps de Charlus et de Saint-Loup - qui y perd symboli-
la vérité vivante de la guerre qui est renvoyée à un statut quement sa croix - que la vérité du corps patriotique animé
d'illusion : cette illusion que le narrateur décrivait dans Du par l'âme de la terre, de la mère et des pierres est strictement
côté de chez Swann à propos de Mademoiselle Vinteuil. Le identique au « roman passionné des homosexuels » et que
sadiste, expliquait-il, est l'artiste du Mal, celui qui s'épuise à l'un et l'autre relèvent du même péché originel contre la
ce mensonge spécifique qui est de faire exister le Mal comme littérature, de l'illusion que l'art est dans la vie, qu'il est fait
tel parce que, croit-il, le Mal seul donne du plaisir. pour la servir et elle pour l'imiter : illusion de l'amateur d'art
En bref la profanation de l'héroïsme national est la pro- Swann qui prend la sonate de Vinteuil pour « l'hymne natio-
fanation du régime de vérité qu'il proposait comme nal » de son amour et retrouve sur la figure d'Odette les
triomphe de l'Esprit et fin du Livre. Le sacrifice national visages peints par Giorgione ou Botticelli ; illusion de l'aris-
profané en mensonge sadomasochiste, c'est aussi la vérité tocrate Charlus qui met la poésie dans la conversation et les
profanée du corps chrétien donné pour accomplir la vérité gestes du mondain, ou dans les toilettes de Madame de
du Livre de Vie. Et l'épisode des catacombes et des rituels Montmorency. Derrière la vérité vivante du corps animé par
primitifs auxquels on s'y livre au sortir de la maison Jupien l'âme collective, il faut reconnaître cette autre « vérité
semble, comme la seconde fin de l'Évangile de Jean, rajouté vivante », cet autre mensonge contre l'art que l'on peut appe-
tout exprès pour ceux qui ne l'auraient pas compris. ler du nom que Baudelaire a consacré, le dandysme. Le poilu
Dans la maison Jupien il n'y a pas seulement Charlus qui héroïque et le dandy mondain, l'artiste sadique du mal et
reçoit quelques blessures d'un genre un peu différent de l'enfant avide du baiser maternel relèvent du même men-
celles qu'évoque le lyrisme barrésien. Il y a aussi Saint-Loup. songe. Il faut alors enchaîner, c'est-à-dire lier ensemble mais
Le narrateur ne nous décrit pas les plaisirs qu'il y prend. aussi clouer ensemble au pilori, au rocher de la « pure
Mais nous comprenons en tout cas que ceux-ci doivent être matière » toutes ces formes d'« esprit », toutes ces figures de
la satisfaction directe - ou crue telle - des désirs qui sou- la vérité/vie, c'est-à-dire du mensonge antilittéraire : l'incar-

150 151
La chair des mots la chair tics mois

nation/sacrifice du Verbe, fils de Dieu ; la lettre de l'enfant guerrières de fusées arcs-en-ciel et d'orgies profanatrices.
qui attend son salaire en baiser de la mère ; la parole du Cette guerre que le plan du livre ne pouvait prévoir est deve-
dandy qui sculpte sa personne et compose sa vie comme des nue l'occasion de confronter la littérature à une figure totale
œuvres d'art ; l'épopée nationale des soldats du bon vouloir. de sa négation et de faire ainsi ce que le roman peut-être ne
La vérité « nouvelle » de la guerre condense toutes ces vérités, serait jamais arrivé à faire : fermer la bonne porte.
tous ces mensonges. La vérité de la fiction doit enchaîner
cette chaîne des vérités mensongères dans la lisibilité du récit,
construire l'arche qui relie le début et la fin, la construire
contre la vérité finale que la guerre est venue proposer. Le
roman de l'énergie nationale se propose comme la vérité des
impressions de Combray, la vérité de la France de Françoise
et du jardinier, des galopins du donjon de Roussainville et
des anges du porche de Saint-André-des-Champs. Pour
annuler cette arche-là, à laquelle le patriote Marcel Proust
pourrait bien consentir, l'écrivain Marcel Proust doit
construire une autre arche, du lit des souffrances et des plai-
sirs de l'enfant avide du baiser maternel au lit de plaisir et
de douleur de la chambre 14 bis dans la maison Jupien.
Il est alors possible de jeter un autre regard sur les lignes
célèbres qui ouvrent l'épisode de la révélation dans la cour
du prince de Guermantes : « C'est quelquefois au moment
où tout nous semble perdu que l'avertissement arrive qui
peut nous sauver ; on a frappé à toutes les portes qui ne
donnent sur rien et la seule par laquelle on peut entrer et
qu'on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte
sans le savoir et elle s'ouvre ». L'ennui de ces portes qui
1

s'ouvrent sans qu'on le veuille, c'est qu'elles peuvent s'ouvrir


aussi bien à la première minute qu'à la dernière. Cette porte
de la réminiscence comprise, elle aurait pu s'ouvrir dès les
premières pages du livre - l'auteur avait déjà son catalogue
complet d'épiphanies - , et, du même coup, il n'y aurait pas
eu de livre, pas de démonstration fictionnelle de la vérité.
Le problème n'est donc pas de frapper à toutes les portes
pour que le hasard ouvre la grotte d'Ali-Baba, le domaine
de la vérité extatique. Le problème est de fermer, une fois
pour toutes, la bonne porte, celle qu'il fallait fermer pour
que le « hasard » ouvre l'autre, la porte de la vérité faite chair
et sang. Et c'est à cela qu'ont servi les mille et une nuits

1. Op. cit., p. 866.

152
I I I . La littérature des philosophes
1. Althusser, Don Quichotte et la scène du texte

« Dans l'histoire de la culture humaine, notre temps


risque d'apparaître un jour comme marqué par l'épreuve la
plus dramatique et la plus laborieuse qui soit, la découverte
et l'apprentissage du sens des gestes les plus " simples " de
l'existence : voir, écouter, parler, lire - ces gestes qui mettent
les hommes en rapport avec leurs œuvres et ces œuvres
retournées en leur propre gorge que sont leurs " absences
d'œuvres ". »
Ces lignes qui fixent la tâche d'une génération appar-
tiennent à la préface de Lire le Capital. Et sans doute le
lecteur d'aujourd'hui y percevra-t-il surtout la résonance
intime du rapport dramatique entre l'œuvre et l'absence
d'œuvre et la précipitation fulgurante de ces grands textes
nocturnes d'Althusser, écrits d'une seule traite comme pour
conjurer la nuit de 1'« absence d'œuvre » qui s'appelle plus
banalement folie. Mais plus que le projet d'hier ou le symp-
tôme qu'on y lirait aujourd'hui m'intéressera ici la manière
dont une idée de la lecture se formule à la lisière de l'œuvre
et de son absence. J'examinerai donc l'idée de la lecrure qui
soutient l'entreprise althussérienne, le statut qu'elle donne
au livre et le théâtre des rapports entre le texte et son dehors,
entre l'écriture et la politique qu'elle institue.
La politique althussérienne de la lecture se donne un
adversaire privilégié : le « mythe religieux de la lecture » :
mythe du livre où la vérité s'offre dans sa chair sous forme

157
La chair des mots / ,/ i h,m des mois

d'épiphanie ou de parousie, où le discours écrit est la trans- même péché originel. Le prix de cette commodité, c'est de
parence du sens dans l'évidence de sa présence, du sens qui laisser la porte ouverte à toutes sortes d'« athéismes » singu-
se donne en personne, se lit à livre et à ciel ouvert. Héros liers qui feront valoir contre le « mythe religieux de la lec-
de cette lecture religieuse : Hegel, celui qui lit à livre ouvert ture » des anti-mythes généreusement empruntés aux autres
l'essence dans l'existence, la gloire de Pâques - de l'esprit virtualités du corpus religieux et de renonciation religieuse :
vivant en personne - dans l'obscurité même du vendredi somme théologique, théologie négative, pari pascalien ou
saint. Ce mythe religieux/spéculatif de la présence immédiate autre. Ainsi chez Althusser l'identification permet-elle de
du sens dans l'écrit est, pour Althusser, ce qui soutient en valider a contrario et à peu de frais la figure singulière d'une
sous-main les naïvetés de l'empirisme qui identifie les mots parousie de l'absence, un mode de lecture où l'absence se
du livre aux concepts de la science et les concepts de la montre à livre ouvert dans la présence.
science aux objets qu'on tient dans sa main. La fixation sur le « mythe religieux » a un effet immédiat :
Il y aurait beaucoup à dire sur la manière un peu trop elle assure une certaine mythification du Livre, elle rend
commode dont Althusser - et toute une génération avec lui faussement évidents l'unité-livre, la chose-livre, le sens-de-
- a construit ce repoussoir de la lecture religieuse, de la vérité livre. Lisons par exemple cette déclaration liminaire de Lire
prenant corps et délivrant son sens à livre ouvert. Car même le Capital : « I l faut bien un jour, à la lettre, lire Le Capital,
le livre de la religion chrétienne ne se laisse pas si aisément - lire le texte même tout entier, les quatre Livres, ligne après
ramener à la parousie d'un corps de vérité. Le corps qui ligne... » Mais pour faire cela, il faut d'abord être assuré qu'il
l'accomplit est celui qui s'efface entre l'abandon de la croix existe bien un livre, Le Capital, que Marx a écrit, et écrit en
et la découverte du tombeau vide. S'il y a livre et si le livre quatre Livres. Un tel livre existe-t-il ? L'édition officielle de
revient indéfiniment sur ses propres traces, s'écartèle entre la la Dietz Verlag n'en est pas sûre elle-même. La mention de
vérification des Écritures par l'incarnation et la vérification Quatrième Livre du Capital n'y figure qu'en sous-titre affecté
de 1' incarnation par les Écritures, c'est bien que le livre est de parenthèses aux Théories sur la plus-value. Et si ce livre
toujours à défaut de la présence. On n'y lit précisément existe, quelle en est la dernière ligne ? Si j'en crois la même
jamais ce qu'Aithusser voit chez Hegel, « la lecture à ciel et édition - et si je soustrais les Beilagen -, Le Capital se ter-
à visage ouvert de l'essence dans l'existence ». À l'image de minerait par ces mots : « Avec ça, nous en avons fini avec
ce livre trop aisément ouvert on pourrait opposer celle du Jones. » I l en a fini avec Jones ? Mais avons-nous fini le
livre-firmament dont nous parle saint Augustin au Livre ? La référence initiale au grand Livre ne nous installe-
XIIIè m e
Livre des Confessions ; ce livre ne nous présente jamais t-elle pas dans une étrange certitude quant au livre en géné-
ue sa face obscure. La face lisible est tournée de l'autre côté, ral ? Cette certitude sur 1 unité d'un continuum d'écriture et
u côté du Père et des anges. Elle est donc tournée para- sur son identité va autoriser en même temps un jeu réglé de
doxalement vers ceux-là seuls qui n'ont pas besoin de lire le déplacements et de métamorphoses, de glissements dits ou
Livre : le Père qui est l'origine de la parole et les anges qui non dits, contrôlés ou non contrôlés, entre le livre et le texte,
peuvent lire sur la face même du Père ses décrets. entre le texte et l'œuvre, entre la voix du texte, l'auteur du
On voit évidemment l'avantage que procure cette livre et le sujet de l'œuvre.
commode identification de la religion du Livre avec la parou-
sie dans le Livre : en couplant au départ la spéculation reli-
gieuse et l'empirisme naïf, elle assure toute la chaîne des D ' U N E BÉVUE À U N E A U T R E
identifications où viendront sagement s'aligner l'économiste
et l'humaniste, l'opportuniste et le gauchiste et tous les Voyons donc ce jeu à l'œuvre dans la pratique d'Althusser
couples pervers toujours symétriquement marqués par le lisant Marx lecteur des économistes et notamment dans la

158 159
La chair des mots / ,/ ( luti) ilc\ mois

théorie de la « bévue » que la préface de Lire le Capital met Althusser de faire voir cet invisible/visible, d'en produire le
au cœur de la lecture symptomale. J'en rappelle à grands concept en produisant la question à laquelle l'économie poli-
traits l'analyse avant de m'arrêter sur une étrange bévue tique ne savait pas qu'elle répondait. Cette production du
d'Althusser lui-même. texte latent de l'économie classique est la production d'un
Althusser distingue chez Marx deux lectures des écono- concept nouveau, la production d'une connaissance par
mistes classiques. Dans la première, Marx lit Adam Smith à l'occupation du terrain sur lequel l'économie avait glissé sans
travers la grille de sa propre théorie. Il fait le compte de ce le savoir. Il y a un rapport essentiel entre théorie de la lecture
que son prédécesseur a vu ou n'a pas vu, a saisi ou n'a pas et théorie de la connaissance. À la lecture en termes de myo-
saisi, des bévues qu'il a commises, faute de voir ce qu'il y pie correspond une théorie empiriste de la connaissance
avait à voir dans l'organisation de la production capitaliste. comme vue, comme prélèvement d'objet sur le réel de la
La bévue alors n'est qu'un manque à voir ce qui était présent vision. A la lecture symptomale correspond une idée de la
dans le champ du visible puisque Marx, lui, l'a vu. connaissance comme production. Althusser théorise ailleurs
La deuxième lecture, elle, renvoie à une bévue immanente cette production comme transformation d'une matière pre-
au texte des économistes : non plus un manque à voir ce qui mière à l'aide d'instruments. Ici, en revanche, il l'analyse
est dans le champ des objets visibles, mais un manque à voir selon son versant étymologique : pro-ducere, faire venir
les concepts qu'ils produisaient eux-mêmes. Ainsi n'ont-ils devant, rendre manifeste ce qui est latent. Ainsi Marx pro-
pas vu qu'en cherchant le prix du travail et en l'identifiant, duit-il le concept de la force de travail en rendant manifeste
dans la valeur des subsistances nécessaires, à la reproduction l'aveuglement de l'économie classique à l'égard de ce qu'elle
du travailleur, ils avaient en fait trouvé autre chose qu'ils produisait avec ses outils - quitte à s'avérer lui-même
n'ont pas vu parce qu'ils ne le cherchaient pas : la valeur de impuissant à rendre manifeste le concept du « produire »
la force de travail. qu'il produit.
La bévue, dans ce cas, n'est plus affaire de myopie, elle Je voudrais m'arrêter sur une ou deux opérations de lec-
n'est plus un défaut d'un individu. Elle est une propriété ture par lesquelles Althusser rend possible cette théorie de la
même du champ du visible. La « valeur de la force de tra- « production » et sur leurs implications. Ce qui, selon lui,
vail » et son complément, la plus-value, ne sont pas seule- distingue la seconde lecture des économistes par Marx, c'est
ment quelque chose que l'économie classique n'a pas su voir, la façon dont la « bonne » réponse figure déjà dans le texte
elles définissent son invisible propre, l'impossibilité ou l'in- des économistes et y figure en faisant signe vers la question
terdit de voir qui sont intérieurs à la structure de son voir. qui lui manque, sous la forme d'un écart à soi qui peut se
Ce qu'elle peut voir, c'est une réponse à sa question, la marquer de deux parenthèses encadrant un blanc, lequel
« valeur du travail ». Ce qu'elle produit en fait, c'est la marque la place de la bonne question, du concept man-
réponse à une autre question, celle de la valeur de la force quant : « La valeur de ( ) travail est égale à la valeur des
de travail. Elle ne peut voir cette réponse puisqu'elle répond subsistances nécessaires à l'entretien et à la reproduction de
à une question qu'elle ne s'est pas posée, que la structure ( ) travail. »
même du champ lui interdit de se poser. Ce rapport produit En nous faisant voir ces blancs, Marx nous ferait voir que
une discordance dans son texte : « travail » y est mis pour le texte classique lui-même nous dit qu'il se tait. La démons-
autre chose, qu'il cache mais dont il laisse voir qu'il le cache, tration d'Althussser implique ainsi un usage bien spécifique
dans le changement subreptice de sujet qui s'opère entre la de la théorie psychanalytique. La restitution d'un signifiant
valeur du travail et les moyens nécessaires à la reproduction manquant s'y identifie à la « production d'une connais-
du travailleur. sance » : un événement dans la science, une coupure épis-
Le travail de la deuxième lecture de Marx est, pour témologique. Et pour cela, il faut que le rapport du vu et

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La chair des mots /.,/ chair des mots

du non-vu soit spécifié comme le rapport d'une réponse à une là pour vérifier que l'élève connaît sa leçon et sait appliquer
non-question, qui soit la non-question propre de « l'économie ce qu'on lui a appris. C'est une procédure pédagogique plus
politique classique ». La désubjectivation paradoxale au sein élégante que l'interrogation. Le maître y parachève son
de laquelle Althusser fait fonctionner le rapport du signifiant œuvre en disparaissant dans les pointillés. S'il peut y dispa-
au sujet a une fonction précise : elle fait apparaître le rapport raître, bien sûr, c'est parce qu'il connaît toutes les questions
du manifeste au latent comme rapport d'une réponse à une et toutes les réponses. Aussi peut-il mettre en absence le mot,
non-question. Elle sature le champ du dit comme champ de le mot à trouver qui dit que le pédagogue sait et que l'élève
réponses proliférantes à des questions encore trop rares. Le saura. Les pointillés sont, à proprement parler, la présence
champ du savoir est ainsi structuré comme un tissu de ques- du maître en son absence ; ils sont l'assurance que tous les
tions et de réponses qui ne se correspondent pas mais dont énoncés du livre sont à la fois homogènes et distribués dans
l'inadéquation même est gage d'adéquation : une énorme la complémentarité des questions et des réponses, des règles
réserve de réponses à de mauvaises questions, en attente de et des applications.
bonnes questions. C'est cela que désignent les « pointillés » évoqués : cette
Comment cette structure est-elle constituée, et pourquoi structure des questions et des réponses simultanément mise
faut-il la constituer ? Althusser nous livre la réponse à cette en jeu et mise en absence. Mais c'est cette mise en absence
double question sous la forme d'une singulière bévue, d'un qui est redoublée, mise à son tour en absence quand, à la
étrange décalage entre ce qu'il nous montre dans la mise en place des pointillés qui dessinent encore la silhouette du
page de son texte et ce qu'il nous dit de cette mise en pages. maître, Althusser nous présente la virginité des blancs pro-
Revenons à la phrase : « La valeur de ( ) travail est égale à tégés par leurs parenthèses. Les parenthèses sont des poin-
la valeur des subsistances nécessaires à l'entretien et à la tillés déniés, la figure deux fois déniée du maître, qui trans-
reproduction de ( ) travail. » Ce que nous voyons, ce sont forme l'exercice ordinaire du pédagogue en exercice
des blancs entre parenthèses. Or Althusser nous les désigne extraordinaire du savant. En effet, ce que les pointillés ordi-
avec insistance sous un autre nom : il les appelle des poin- nairement appellent, c'est simplement un mot : un mot que
tillés. « En supprimant nos pointillés - nos blancs - nous ne le maître connaît et que l'élève vient d'apprendre, un mot
faisons que reconstituer une phrase qui, prise au pied de la propre à compléter une phrase quelconque, dont le sens
lettre, désigne en elle-même ces lieux du vide, restaure ces s'épuise à être faite pour laisser place à ces pointillés. Mais
pointillés comme autant de sièges d'un manque, produit par ce que le blanc entre parenthèses appelle, c'est autre chose,
le plein de l'énoncé lui-même. » non pas un mot quelconque, mais un concept : le concept
Cette phrase est étrange à un double titre. Comment qui manque à un énoncé pour devenir scientifique : en bref,
peut-on supprimer des pointillés qu'on n'a pas présentés ? son manque ou son invisible propre. Si le propre des poin-
Et si on ne les a pas présentés, quelle en est la raison ? Je tillés est d'indiquer une absence, le propre des parenthèses
répondrai pour ma part : si ces guillemets n'ont pas été pré- est d'inclure, de marquer une appartenance. Les parenthèses
sentés, c'est qu'ils ne sont pas présentables. Les pointillés ou incluent l'absence comme appartenant à l'énoncé où elles
les points de suspension, on sait en effet à quel genre de fonctionnent, comme étant son absence propre. Les paren-
livres ça appartient : les livres de pédagogie élémentaire. thèses approprient l'absence produite par les pointillés sup-
Dans ces livres, les pointillés sont là pour des mots man- primés. Elles effectuent, à proprement parler, la parousie de
quants, les mots que l'élève doit restituer dans une phrase l'absence. Leur courbe dessine le calice de l'absence réelle
laissée incomplète. Ces pointillés qui appellent la bonne qui donne au texte son invisible, transforme le mot man-
réponse sont eux-mêmes à la place d'une autre procédure du quant en concept manquant, c'est-à-dire transforme, par le
savoir : celle de la réponse à la question du maître. Ils sont biais du manque, le mot en concept. Ainsi la structure ques-

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La chair des mots La ( han des mois

tion/réponse propre à l'exercice et à la communauté péda- tèmè à l'autte, il n'y a, pour celui-ci, aucune question ni
gogiques est-elle transsubstantiée en structure question/ aucune réponse commune. Le non-vu est seulement de
réponse propre à l'exercice et à la communauté scientifiques. l'exclu, l'impensé seulement de l'impensable. Cette pensée
A quoi vise cette opération effectuée par Althusser sur les de Y épistèmè exclut qu'il y ait jamais de l'impensé en acte,
signes de l'absence ? À nous assurer que Marx a bien créé des réponses à des questions non posées.
une science. Mais elle doit pour cela identifier le territoire Bref, penser le « non-voir » d'Adam Smirh en termes épis-
de l'écriture à celui de la connaissance. Elle inclut tout ce témiques, cela devrait logiquement exclure qu'il devienne
qui est écrit dans une structure de connaissance, où il est jamais le voir de Marx. Althusser veut identifier la produc-
question ou réponse, connu ou à connaître. La disparition tion de l'impensé au changement ài épistèmè. Mais l'idée
du pédagogue et de ses pointillés dans le blanc de la paren- même à episteme contredit une telle identification. La lecture
J

thèse assure, premièrement, que l'on peut répondre à des symptomale ne rencontre jamais que de l'inclusion, elle fait
questions non posées et, deuxièmement, qu'il n'y a jamais toujours communauté, elle suppose toujours la commu-
d'autre mal que cela. Le défaut du texte, et le mal en général, nauté. C'est pourquoi la déclaration de coupure chez Althus-
ne sont jamais qu'une réponse déplacée à une question en ser prend toujours la forme d'un coup de force. Ainsi, lors-
souffrance. La vision pédagogique-progressiste ordinaire qu'il s'agit d'argumenter la coupure chez Marx, voit-on
identifie le mal à la question qui n'a pas encore trouvé sa proliférer les argumentations du genre « c'est un fait » ou
réponse. La vision pédagogique retournée/déniée d Althusser « ce sont des faits indiscutables ». C'est qu'Althusser est peut-
voit à l'inverse le mal dans la réponse qui n'a pas encore être moins intéressé par la coupure elle-même que par ce qui
trouvé sa question. La souffrance n'est jamais que la souf- lui donne lieu - au prix même de la rendre, en dernière
france de la question - au sens où une lettre est en souf- instance, impensable : le tissu serré des bonnes/mauvaises
france —, son à-venir. Et cette souffrance peut toujours ces- réponses à des questions posées/non posées, qui est l'espace
ser. Ainsi, chez Marx, nous dit-il, si l'on cherche bien, on de la science et de la communauté : de la communauté
trouve toujours ailleurs les questions - les bonnes questions comme lieu de savoir, de la science comme pouvoir de
- aux réponses à de mauvaises questions. communauté.
Ce qui lie la théorie de la lecture à la théorie de la connais-
sance, c'est une certaine vision de la communauté du savoir,
une assurance que le savoir fait communauté. Et cette L E DÉSERT E TL A SCÈNE
communauté est d'abord celle du continuum textuel, fait de
réponses et de questions non ajustées, en souffrance d'ajus- Pour comprendre cette préoccupation fondamentale, il
tement. I l y a un apparent paradoxe dans l'entreprise althus- faut faire un apparent détour, par une autre histoire de
sérienne : ce qu'il veut penser, c'est la coupure. Or ce que réponse, et un personnage de littérature qui est aussi le héros
la lecture symptomale pense, c'est nécessairement la conti- malheureux emblématique de toutes les révolutions épisté-
nuité : la manière dont la « bonne » question tient au corps miques comme de toutes les révolutions du mode de pro-
de la réponse provoquée par son absence. L'appartenance duction : l'homme du combat contre les moulins à vent,
nécessaire du « non-voir » au « voir » est pensée dans les Don Quichotte.
termes d'une épistèmè à la Foucault. Mais le thème de la Au chapitre X X V de Don Quichotte le héros fait retraite
coupure devient entièrement paradoxal dans ce cadre. La dans la Sierra Morena. I l décide d'y être fou, d'y contrefaire
coupure althussérienne est identifiée à l'acte qui fait voir ce la folie de son modèle, Roland, jusqu'à la réponse d'une
non-vu qui, avant elle, était l'invisible intérieur au voir. Or lettre qu'il fait porter par Sancho à Dulcinée. Le problème
cela est précisément impossible chez Foucault. D'une épis- se pose seulement : sur quoi écrire la lettre ? Faute de papier

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La chair des mots / a chair des mots

adéquat, Don Quichotte écrira le texte sur le livre de poche chotte, la belle âme qui se bat contre des moulins ; ne pas
provenant de la sacoche du fou d'amour Cardenio et char- être seul, ne pas être la voix de celui qui crie dans le désert,
gera Sancho de la faire recopier au premier village par le opération à laquelle on perd sa tête, au propre comme au
maître d'école ou le curé. Sancho, pourtant, élève une objec- figuré. Dans la trop facile polémique contre la parousie du
tion : comment reproduira-t-il la signature de Don Qui- livre, il y a, bien plus profonde, bien plus poignante, la han-
chotte ? Comment authentifier la lettre à l'usage de Dulci- tise du sort du Précurseur, de celui qui prêche dans le désert.
née ? Don Quichotte alors le rassure par une série « Les communistes quand ils sont marxistes et les marxistes
d'arguments sans réplique : premièrement, Dulcinée ne quand ils sont communistes ne prêchent jamais dans le
connaît pas la signature de Don Quichotte ; deuxièmement, désert », est-il enseigné à l'infortuné John Lewis. Althusser
Dulcinée ne sait pas lire ; troisièmement, Dulcinée ne sait ajoute, bien sûr, qu'il leur arrive d'être seuls et l'on connaît
pas qui est Don Quichotte ; quatrièmement, Dulcinée, ou sa phrase sur Lénine, « le petit homme tout seul dans la
plutôt la paysanne Aldonda Lorenço ne sait pas elle-même plaine de l'histoire ». Mais précisément, on n'est plus seul
qu'elle est Dulcinée. Sancho peut donc partir pleinement dès lors qu'il y a une « plaine de l'histoire », un lieu tissé de
rassuré. ses réponses et de ses questions. Malheureusement la phrase
Ainsi Don Quichotte suspend son sort, le sort de sa folie, qui nous sauve du désert - de la folie de la parole solitaire
à une lettre qui ne sera pas lue, à une lettre adressée à un - est prise d'emblée dans une disjonction : « Les commu-
destinataire qui ne se connaît pas comme son destinataire. nistes quand ils sont marxistes et les marxistes quand ils sont
Pour couronner le tout, la lettre ne sera pas même envoyée, communistes... » Au cœur de cette disjonction, il y a plus
Don Quichotte remettant par distraction le livre dans sa que le risque occasionnel que les communistes ne soient pas
poche, ce qui n'empêchera pas Sancho, bien sûr, d'en rap- marxistes ou les marxistes pas communistes. Il y a une ques-
porter la réponse. Par cet acte absolument manqué, Don tion de naissance qui est aussi une question de dette : cette
Quichotte assume jusqu'au bout son devoir qui est d'être « dette imaginaire » dont parle la préface de Pour Marx, la
fou : devoir envers Dulcinée, envers les livres de chevalerie dette de ceux qui ne sont pas nés prolétaires. Cette dette
qu'il imite et, en dernière instance, envers le livre même dont politique, comment éviter qu'elle ne devienne une dette lit-
il est le personnage, c'est-à-dire l'otage. Par là, la solitude et téraire, une dette infinie : la folie de la parole dans le désert,
la folie de Don Quichotte, de l'homme qui prend les livres de la lettre sans destinataire écrite par des intellectuels
à la lettre, en viennent à signifier la littérature elle-même, marxistes à des prolétaires communistes qui ignorent en être
l'aventure de l'écriture seule, de la lettre sans corps, destinée les destinataires ?
à quelqu'un qui ne sait pas en être le destinataire. Elles le Pour éviter cette solitude ou cette folie « littéraire » il faut
signifieront positivement dans la théorisation romantique du assurer contre tout accroc, contre toute maille qui filerait, le
roman comme épopée moderne. Elles le signifieront aussi tissu communautaire, le tissu épais du savoir fait de questions
plus prosaïquement aux yeux des philosophes de la connais- et de réponses qui assure qu'en dernière instance, les ques-
sance et des politiques réalistes pour qui la « littérature » tions posées par les « marxistes » sont bien les bonnes ques-
signifie le destin malheureux de la parole, l'expression vide tions auxquelles les « communistes » souffrent d'être les
de la folie du devoir, la loi du cœur ridiculisée par la loi du réponses orphelines. La question de la science est d'abord
monde. celle de la communauté. C'est celle-ci qui ne doit laisser
Or l'entreprise d'Althusser est tout entière marquée par la place à aucun vide, comme en témoigne l'étrange insistance
hantise de l'intellectuel marxiste, la hantise de l'intellectuel de cette autre bévue qui dénonce les « hauts drapeaux cla-
en proie à la politique : ne pas faire de « littérature », ne pas quant dans le vide » : ceux de la science prolétarienne de
adresser de lettres sans destinataire ; ne pas être Don Qui- 1948 - des communistes non marxistes-, ou de la contes-

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La chair des mots la chair des mots

tation étudiante de 1964, des marxistes non communistes. de la chronique et celui du drame ? Et il répond : c'est pré-
La communauté de la science, c'est celle du tissu qui ne laisse cisément le non-rapport qui crée le rapport. Ce que montre
aux uns ni aux autres aucun vide disponible ; du tissu qui la mise en scène, c'est cette absence de rapport qui fait sens.
garantit contre le risque de la folie, c'est-à-dire de la solitude Le sens de ce petit bout de drame sur un coin de scène en
de la belle âme. queue de chaque acte, c'est celui de la méconnaissance : le
Cette assurance de la communauté du savoir contre la drame est la méconnaissance de la chronique produite par
déréliction littéraire passe chez Althusser par la médiation de la chronique elle-même : la fausse conscience, le mélodrame
cette forme-limite où la littérature sort d'elle-même, de ce du père noble qui vit son existence et pense sa condition
genre qui met la politique en rapport avec le savoir, ce genre dans les oripeaux de l'idéologie morale. L'agitation illusoire
aussi où l'on est assuré de parler toujours au moins à une du drame, c'est celle de la « dialectique à la cantonade », la
personne : le théâtre. Face au risque donquichottesque, dialectique de la conscience, de la belle âme soumise aux
Althusser constitue le texte des questions et des réponses du illusions de la loi du cœur. Cette fausse dialectique est ce
savoir d'abord, de la philosophie ensuite, comme texte théâ- qui doit être détruit pour accéder à la véritable, celle des
tral. Cette constitution passe par une réflexion sur le théâtre rapports sociaux. C'est ce que fait la fille à la fin de la pièce :
u'explicite l'article sur « Le Piccolo, Bertolazzi et Brecht » elle rompt le voile d'illusion, elle sort de la dialectique de la
e 1962. Ce qui est au cœur de l'analyse d'Althusser, c'est conscience. Elle rejette la loi du père et franchit « la porte
la manière dont le théâtre et la mise en scène d'un texte qui la sépare du jour ». Elle s'en va pour le vrai monde, celui
théâtral font du rapport avec du non-rapport. de l'argent et de la prostitution, celui qui produit la misère
La démonstration en est faite sur la mise en scène par et lui impose sa conscience. Elle s'en va, et nous sortons à
Strehler de la pièce de Bertolazzi, El nost Milan. Celle-ci joue sa suite, avec notre conscience déplacée d'avoir été ainsi tra-
sur le rapport des deux éléments apparemment hétérogènes vaillée par l'exposition du rapport entre le rapport et le non-
de la pièce. D'un côté, la pièce est la représentation statique rapport. Nous sortons, acteurs nouveaux, acteurs d'un autre
du sous-prolétariat milanais représenté dans ses décors genre, produits par la pièce, appelés à sortir de la dialectique
« naturels », un Luna-Park, une soupe populaire, un asile de de la conscience pour poursuivre la critique en acte de la
nuit. C'est une foule de silhouettes, de pantins qui se croi- pièce, pour l'achever dans la vie.
sent, qui font difficilement les mêmes gestes stéréotypés dans Althusser opère ainsi une conceptualisation bien déter-
un temps figé et échangent des propos dérisoires à moitié minée du « non-rapport » : celui-ci est et n'est que mécon-
inaudibles : des êtres qui se rencontrent sans se rencontrer, naissance. I l effectue ainsi un déplacement bien précis. Car
à jamais séparés des autres, séparés d'eux-mêmes dans un la question du non-rapport, sa figure angoissante, c'est bien
temps immémorial de la chronique. Le deuxième élément d'abord celle que nous propose cette foule aphasique qui
de la pièce, l'histoire, survient, comme par raccroc, à chaque occupe la scène, cette foule où la parole ne passe pas et ne
fin d'acte : c'est l'histoire de la jeune Nina qu'un mauvais produit rien, qui vit dans un temps vide, privé de toute
garçon, le Togasso, cherche à prendre et sur qui veille son direction. Pour le spectateur ou le lecteur de 1962, cette
vieux père. I l veille si bien qu'à la fin du deuxième acte il scène dessine une figure théorique bien précise : c'est le
tuera celui qui menaçait l'honneur de sa fille. Mais, au der- monde asilaire de l'absence d'œuvre tel que le présente la
nier acte, quand il viendra, avant la prison, dire adieu à sa toute récente Histoire de la folie de Foucault. Mais aussi cette
fille, celle-ci se révoltera contre sa morale et décidera de lui angoisse de la parole qui ne passe pas, de l'histoire qui
donner tort en partant vers le monde de l'argent et du plaisir. n'arrive pas à s'écrire, des hommes que la parole ni le temps
La question posée par Althusser est celle-ci : quel rapport ne lient en un sujet d'histoire est une vieille angoisse, une
y a-t-il entre les deux éléments de la pièce, entre le temps angoisse inaugurale que le marxisme a localisée et exorcisée

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La chair des mots / a chitir des mots

dans le concept de lumpenproletariat. Malgré les efforts Liquider ce père, c'est aussi liquider la détresse ou la folie
louables faits pour lui donner une généalogie économico- de la dette. Par cette intrigue de théâtre on peut en effet
sociale matérialiste, le lumpenproletariat est cf abord un nom racheter la dette, identifier le mouvement de celui qui
fantasmagorique, un nom de théâtre, l'incarnation théâtrale « sort » - qui paie la dette de n'être pas né prolétaire - au
de tous les ratages de la parole savante, le nom générique du don fait à celui qui est né prolétaire et, par cela même,
non-sens, de la déliaison, du non-rapport. Ce nom de théâtre manque de sa théorie - manque de la question dont il est
fixe le non-rapport et le dénie en lui donnant corps dans le la réponse. Pour que le mouvement par lequel le marxiste
système des rapports sociaux. Expulsé du réel, le non, le rien devient communiste soit identique au mouvement par lequel
du non-rapport vient alors s'identifier à la méconnaissance le communiste devient marxiste, il fallait faire de l'espace
des rapports sociaux. I l devient, sous le nom d'idéologie, un séparant la solitude de l'écriture de la solitude de la foule
simple phénomène de (fausse) conscience. Althusser répète aphasique un tissu serré de questions et de réponses. Pour
ainsi le coup de force initial du marxisme, le déplacement cela il fallait amener la littérature à cette limite théâtrale où
du non-rapport, son attribution à la conscience idéologique : le non-rapport est une bonne fois liquidé, où le réel se gagne
la conscience du coin de scène, celle du père noble, Don d'un coup par mise à mort de l'idéologie. Althusser a saisi
Quichotte dérisoire des mots sonores et vides de la morale le procédé du théâtre, d'un certain théâtre, comme cœur de
er de l'honneur. Le père noble, c'est le pantin dérisoire qu'il la dynamique marxiste. A partir de là il opère une double
faut isoler à son bout d'acte, sur son coin de scène pour lui dramatisation : il dramatise le texte de la théorie comme
dire adieu et franchir la porte du jour. interlocution et le rapport de la théorie au réel comme rap-
La réflexion althussérienne sur le théâtre définit ainsi une port de la pièce à son dénouement.
configuration de la scène et une localisation du drame
ropres à exorciser ce que l'histoire du théâtre a fait flam-
oyer en nouant dramatiquement trois termes, le savoir, le
père et le meurtre ; qu'il a fait flamboyer dans les deux tra- L E THÉÂTRE D U T E X T E E T SA S O R T I E

gédies qui dominent son histoire : dans l'aveuglement


œdipien du désir de savoir, ce savoir dont Tirésias l'avait Le moment théâtral n'est donc pas seulement le passage
pourtant averti qu'il était terrible lorsqu'il ne rapportait à nécessaire pour constituer la scène de la communauté du
celui qui sait aucun profit ; et dans la vaine quête de savoir savoir. Il détermine aussi la dramaturgie propre du texte phi-
de Hamlet, et en particulier, dans sa vaine tentative d'utiliser losophique. Althusser opère en effet une extraordinaire théâ-
le théâtre pour savoir la vérité sur le meurtre du père. À cette tralisation du texte. C'est d'abord une pratique de l'interlo-
double figure répond le personnage commode du père cution, de la mise en scène et de la désignation des
noble/assassin qu'on peut isoler sur son coin de scène où il interlocuteurs. Ainsi « l'économie politique » et le « texte
débite la tirade de l'idéologie, le discours dérisoire d'un père classique » viennent-ils chez lui voir, écrire et parler à la place
radoteur, mi-Tirésias, mi-Horatio. À ce père on peut dire de l'écrivain Adam Smith. Plus tard le texte althussérien sera
adieu pour passer de l'autre côté, vers cet « autre côté » du envahi par la troupe proliférante des sujets à initiales, alliant
théâtre dont le théâtre donne en négatif la direction et vers la raréfaction beckettienne au pédagogisme brechtien : le
lequel il ménage la sortie, cet autre côté qui s'appelle le M. L . répondant victorieusement à John Lewis, les A I E , la P P l
monde réel. Au terme de la pièce le réel n'est plus le ratage et la PP2, l'élément 1 et l'élément 2 de la P S S . . . Non pas
de la parole, le ratage de la théorie. I l est l'autre côté de la simplement des abréviations commodes mais des concepts
porte que l'on ouvre en disant adieu au père noble, assassin, personnifiés, des concepts qui parlent. Que les concepts
radoteur. patient à la place des sujets, tel est en effet le

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La chair des mots /a i hair de mois

premier caractère de l'interlocution spécifique au texte les classes et la lutte des classes, le marxisme-léninisme, le
althussérien. mouvement ouvrier et autres.
A cette mise en initiales des interlocuteurs correspond la La question du réel présente en effet chez Althusser un
mise entre guillemets de leur parole. Les guillemets sont à la enroulement significatif. Dans Pour Marx il s'accuse d'avoir
fois des indicateurs dialogiques et des indicateurs ontolo- d'abord cédé, pour les raisons de la dette, aux sirènes empi-
giques. En même temps qu'ils campent des interlocuteurs ils ristes et moralistes de la « fin de la philosophie » et de ce
définissent la consistance de leur parole. D'un côté ils intro- « passage au monde réel », proclamé par 1Idéologie allemande
duisent des citations. Mais celles-ci peuvent être de sujets et particulièrement requis des intellectuels en rupture de
parlants ou de sujets non parlants. Elles sont souvent des bourgeoisie. Dans Lire le Capital il insiste sur la séparation
quasi-citations, des substances de citations qui disent la pen- radicale entre le processus de pensée et le processus réel,
sée de l'autre sans reproduire sa parole ou en changeant son entre le concret réel et le concret de pensée. Mais cet adieu
identité. Ces paroles désincorporées et réincorporées proclamé aux naïvetés du réalisme ne règle pas la question
viennent alors rencontrer ces notions que l'usage des mêmes car il évite le cœur du problème. Le cœur du problème pour
Althusser n'est pas que le réel soit séparé de la pensée, c'est
guillemets a pour fonction de mettre en suspens ou en sus-
picion : concepts contestés, récusés pour ce qu'ils prétendent
désigner ou notions avancées sous conditions, concepts-
3 u'il soit préservé du non-sens, soustrait au réel de l'errance,
e la déliaison et de la folie : celui de Don Quichotte, de la
littérature ou du lumpenprolétariat. Ce réel de la folie lit-
indices qui désignent la place des vrais concepts qu'ils ne
téraire doit avant toute polémique sur les rapports de la pen-
sont pas encore. Toute une dramatique des guillemets oscille
sée et du réel, être remplacé par un autre : un réel produit
ainsi entre une double fonction : celle de tracer les camps
par le théâtre comme sa sortie : la porte de sortie vers le jour
antagonistes et celle d'assurer le continuum des questions et produite par la dramaturgie du rapport et du non-rapport,
des réponses qui donne lieu et sens à l'antagonisme. L'in- par la mise en scène de l'interlocution, isolant sur son coin
terlocution est toujours en même temps celle de la lutte et de scène et congédiant dans les formes le dialecticien de la
celle de la liaison. Toujours elle pose le rapport comme sou- conscience ou le moraliste de la praxis. La dramatique du
tenant le non-rapport et excluant le vide. texte vise à préserver ce réel qui n'est ouvert que comme
Cette dramatique des initiales et des guillemets donne sa l'issue dernière résultant de la fermeture même, sur la scène
singularité à la page d'écriture althussérienne - grimoire sur- du drame, de toutes les issues.
chargé d'indicateurs de réalité, d'indications de mise en Cette détermination du réel comme seule issue du théâtre
scène, bardé de guillemets et de parenthèses qui déplacent a deux conséquences remarquables. La première s'exprime
les énoncés, leur modalité et l'identité des énonciateurs, qui dans la réaction négative d'Althusser à l'égard de tous les
donnent ou ôtent consistance aux voix, d'italiques qui sous- « praticiens » de la sortie, de ceux qui veulent trop tôt sortir,
traient les mots à l'usage commun et les couchent dans la par la mauvaise sortie, quand le temps n'est pas venu. Il veut
direction de leur sens. La typographie althussérienne proli- empêcher toute sortie de scène avant le dénouement, empê-
fère pour cerner le non-sens et le réduire sur son coin de cher aussi que ne montent intempestivement sur la scène
page. Ce travail sur la lettre exorcise la folie donquichot- ceux que le dénouement seul doit nous faire rencontrer. Ver-
tesque, il sature la page de rapports de communauté et de rouiller les (fausses) sorties est la condition pour que le
conflit. Cette typographie se fait ainsi la marque sensible théâtre déploie la logique qui ouvre la bonne. C'est la
d'une typologie au sens dramatique mais aussi au sens reli- deuxième conséquence : la lecture symptomale devient un
gieux. Elle établit une dramatique de l'incarnation qui fait mouvement qui ferme les issues pour délivrer au terme la
consister dans le réel les interlocuteurs de la page du livre : seule issue, la rencontre du réel. Exemplaire est, à cet égard,

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La chair des mots / d ( hoir des mots

la lecture de Rousseau pratiquée dans le texte des Cahiers statut du texte marxiste qui devient œuvre et tend ainsi la
pour l'analyse. L'analyse s'y déploie de « décalage » en « déca- main à sa sœur, l'œuvre « irrationnelle » ou « opaque », pour
lage », de fermeture d'issue en fermeture d'issue, jusqu'au l'attirer dans le tissu des « œuvres du savoir », et au prix de
point où Rousseau est cerné, convaincu d'avoir rencontré le l'introduction d'un nouveau sujet, auteur d'œuvres entre
réel de la lutte des classes et de s'y être dérobé par fuite en guillemets, l'histoire du mouvement ouvrier, la théorie de la
avant dans sa méconnaissance, par fuite dans l'idéologie : lecture renverse ce qu'elle vient d'avancer — la critique du
idéologie nostalgique des artisans petits propriétaires inca- grand Livre - et ce qu'elle va établir - la séparation du
pables d'affronter la propriété capitaliste. processus réel et du processus pensé. Au point où la théorie
Assurément ce « réel » nous en apprend plus sur Althusser rencontre la politique, elle réintroduit ce qu'elle avait initia-
que sur Rousseau. Car la formulation des termes du rapport lement rejeté : un grand Livre de la réalité, un grand livre
entre la propriété individuelle et la communauté politique de l'histoire. L'essence ne s'y lit peut-être pas dans l'exis-
chez Rousseau a bien plus à voir avec la tradition de Platon tence. Mais les cauchemars comme les espoirs s'y lisent
et d'Aristote qu'avec les grandeurs et les décadences de la comme œuvres, encore obscures mais vouées à être lisibles
petite propriété artisanale. L'« explication » matérialiste est quand leurs sœurs, les « œuvres rationnelles » auront posé les
en fait un indicateur de sortie, la preuve, par la dérobade questions dont elles sont les réponses trop tôt venues. Un
même, que la sortie est bien au bout, quand la « dialectique camp stalinien ou un maquis vietnamien sont des œuvres en
de la conscience » aura débité sa dernière tirade. Le seul pro- attente des questions qui permettront de les lire mais déjà
blème est évidemment que la sortie ne se prouve jamais que prises dans le tissu commun du savoir. Et il en va de même,
par la dérobade infinie de celui qui y est confronté. en bloc, pour ces trente années de système stalinien mises à
Mais le réel, chez Althusser, prend aussi une autre figure, l'abri d'un concept entre guillemets, « culte de la personna-
celle de l'histoire du « mouvement ouvrier » et de ses mons- lité », l'euphémisme consacré par le P C U S , euphémisé à son
truosités. Il y a dans la préface de Lire le Capital un étrange tour par les guillemets qui le suspendent et le réservent. Le
passage où, après avoir parlé de la lecture des textes classiques concept entre guillemets, c'est quelque chose comme un
du marxisme et des conditions théoriques qui nous avaient parapluie sous un parapluie, l'euphémisme suspendu et mis
tendus capables de les lire, Althusser poursuit dans la direc- du même coup dans l'espace de sa connaissance : un espace
tion non plus des textes mais des œuvres que la méthode doit commun et même exemplairement commun : commun aux
un jour rendre lisibles : « Il en va de même de la « lecture » communistes - et aux masses dont ils se portent garants -
des œuvres encore théoriquement opaques de l'histoire du et aux marxistes qui, par les guillemets, lui donnent le statut
mouvement ouvrier comme le « culte de la personnalité » ou de réponse sans question, en attente d'identification de sa
tel très grave conflit qui est notre drame présent : cette « lec- question ; un espace commun aux masses innombrables de
ture » sera peut-être un jour possible sous la condition ce qui s'appelle mouvement ouvrier international et à la
d'avoir bien identifié ce qui dans les œuvres rationnelles du communauté scientifique. Entre les œuvres rationnelles du
marxisme peut nous donner la ressource de produire les marxisme et ses œuvres irrationnelles la toile est tendue. Les
concepts indispensables à l'intelligence des raisons de cette guillemets sont la marque de la science, du peu-de-science
déraison. » nécessaire et suffisant pour conjurer toute horreur et tout
Il vaut la peine de s'arrêter à cette déclaration qui pourrait non-sens. L'essentiel est qu'il n'y ait, dans les textes de la
sembler de circonstance '. Car, au prix d'un changement de théorie comme dans le réel auquel elle donne lieu ou s'af-
fronte, que des œuvres, jamais l'absence d'œuvre, jamais la
1. Le « très grave conflit qui est notre drame présenr » est le conflit sino-
folie. L'essentiel est que l'histoire ne puisse jamais être folle,
soviétique et le développement d'une contestation maoïste de la ligne du P C F . que nous ne nous retrouvions jamais seuls avec ce conte de

174 175
La chair des mots / a chair des mois

bruit et de fureur raconté par un idiot, que nous ne parlions d'un poète mort probablement fou dans une de ces œuvres
jamais dans le désert. obscures de 1'« histoire du mouvement ouvrier », un camp
Il y a, au cœur de l'éclair althussérien, quelque chose dont du côté de Vladivostok, Ossip Mandelstam :
il est difficile de parler mais qui est pourtant central : une
pensée de la folie, un rapport rigoureux institué entre la folie À jamais souviens-toi de ma parole pour son goût de mal-
de l'histoire et le risque d'une folie de l'intellectuel. Le pré- heur er de fumée.
supposé de l'entreprise althussérienne peut s'énoncer ainsi :
pour arracher l'histoire à sa folie, l'intellectuel doit d'abord
se garder du risque de sa propre folie : le risque donqui-
chottesque, de la loi du cœur, de la bataille contre les mou-
lins, de l'envoi de lettres sans destinataire. Pour ne pas être
fou, pour ne pas être seul, il doit s'installer dans la solidarité
de toutes les œuvres, dans la communauté de la science et
du mouvement ouvrier. Il doit refuser d'y produire, par les
précipitations ou les découragements de la loi du cœur, le
moindre vide ou le moindre accroc. Althusser a ainsi choisi
une certaine lutte contre la folie, la lutte contre une certaine
idée de la folie. Il a choisi la solidarité avec toutes les œuvres
« opaques », une solidarité sans guillemets, comme condition
de leur lisibilité et de leur rédemption. I l a identifié le mal
absolu comme la solitude de l'absence d'œuvre. Pour l'in-
tellectuel comme pour l'histoire, tout valait mieux que
l'absence d'œuvre.
Nous savons qu'il n'a pas pour autant empêché la soli-
tude, la folie et la nuit de l'enfermer. Assurément il est futile
de dire que le pari a été perdu et d'en conclure qu'il devait
être stupide. I l vaut la peine, en revanche, de garder simple-
ment les yeux ouverts sur lui : les yeux ouverts sur ce qu'im-
pose le désir de rendre l'histoire raisonnable ; sur ce qu'im-
plique la peur de parler dans le désert, la peur de la lettre
sans destinataire.
Peut-être vaut-il mieux effectivement écrire sans destina-
taire. Et peut-être vaut-il mieux, plutôt que de chercher à
faire fructifier encore l'héritage, les concepts qu'Althusser
nous aurait laissés à travailler, rendre à son texte la solitude
- je ne dis pas l'oubli - auquel il a droit, lui rendre le statut
qu'il a vainement cherché à conjurer de la lettre sans desti-
nataire. J'aimerais, pour ma part, que nous laissions aujour-
d'hui sa voix nous parvenir comme nous parvient la voix

176
2. Deleuze, Bartleby et la formule littéraire

L'un des derniers textes de Deleuze s'intitule Bartleby ou


la formule . Ce titre condense bien le mode de lecture des
1

œuvres qui lui est propre. Loin de toute tradition du texte


sacré, il décrit volontiers l'œuvre comme le développement
d'une formule : une opération matérielle qu'accomplit la
matérialité d'un texte. Ce terme situe la pensée de l'œuvre
dans une double opposition. D'un côté, la formule s'oppose
à l'histoire, à l'intrigue aristotélicienne. De l'autre, elle
s'oppose au symbole, à l'idée d'un sens caché derrière le récit.
Ainsi Bartleby n'est pas l'histoire des bizarreries et des mal-
heurs d'un pauvre clerc. Ce n'est pas non plus un symbole
de la condition humaine. C'est une formule, une perfor-
mance.
On aura l'occasion de le voir : la clarté de principe de
cette double opposition ne subsiste pas si aisément dans son
application. Et la pureté de la « formule », dans le détail de
l'analyse, est soumise à plus d'un va-et-vient entre les pôles
refusés de l'histoire et du symbole. Pourtant le cas de Bart-
leby semble bien privilégié. La formule du livre s'y résume
en effet dans la matérialité d'une formule linguistique : le
célèbre / would prefer not to que l'étrange clerc oppose aux
requêtes les plus raisonnables et les plus courtoises de son

1. « Bartleby ou la formule », dans Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993,


p. 89-114.

179
La chair des mots La chair des mots

patron. La formule, en un sens, n'est que ce bloc de mots, que l'on représentait des rois ou des bourgeois, des bergers
ce pur mécanisme qui fait l'essence du comique. Et Bartleby, ou des animaux, l'on devait choisir des formes poétiques
nous dit Deleuze, est une histoire comique, à prendre au appartenant à des genres différents et impliquant des lois de
sens le plus littéral. composition différentes. Et l'on devait utiliser des langages
Seulement le comique de la formule n'est pas seulement et des tons différents : de l'unité noble du style tragique où
du mécanique plaqué sur du vivant. C'est du mécanique qui la servante exprime ses pensées basses dans le style élevé de
désorganise la vie, une certaine vie. La formule ronge l'or- sa maîtresse à la diversité pittoresque du roman où chacun
ganisation raisonnable de l'étude et de la vie de l'avoué. Elle parle le langage correspondant à sa condition.
fait voler en éclats non seulement les hiérarchies d'un monde En bref, ce qui soutenait l'édifice mimétique, c'était la
mais aussi ce qui les soutient : les liaisons entre des causes hiérarchie des représentés. Et c'est précisément cela que ruine
et les effets qu'on peut en attendre, entre des comporte- la formule flaubertienne. La simple annulation de cette hié-
ments, les motifs qu'on peut leut attribuer et les moyens rarchie signe la rupture littéraire, l'effondrement de tout un
qu'on a de les infléchir. La formule mène à sa catastrophe système normatif et de tous les critères de reconnaissance de
l'ordre causal du monde qui régit ce qu'on appellera, en la validité des œuvres qui lui sont attachés. La question se
termes schopenhaueriens, le monde de la représentation. pose alors : qu'est-ce qui soutient en propre l'édifice de la
La formule de Bartleby accomplit ainsi en cinq mots un littérature et qui donne la mesure de la valeur de ses œuvres ?
programme qui pourrait résumer la nouveauté même de la Il y a un type de réponse facile et largement attesté. I l
littérature. Et son énoncé même est étrangement proche de consiste à dire : là où il n'y a plus la loi extérieure, il y a la
ceux qui définissent cette nouveauté. « Préférer ne pas » peut loi intérieure. La littérature remplace les vérifications de la
se paraphraser et s'interpréter de différentes manières, dont ressemblance mimétique et les normes de Vinventio, de la
l'une est : « renoncer à préférer », « ne plus vouloir préférer ». dispositio et de Yelocutio par la démonstration de sa propre
Dans cette version, elle devient formellement homologue à puissance. Sa vérité est index sui. Cette idée de l'autonomie
l'une des formules canoniques qui norment la volonté de et de l'autodémonstration littéraires s'interprète elle-même
littérature, je veux parler du principe flaubertien célèbre : il de trois façons. Première version : la puissance de l'œuvre
n'y a pas de beaux et de vilains sujets, pas de raisons de est la puissance de l'individualité unique qui la produit.
préférer Constantinople - c'est-à-dire les fastes de l'Orient Deuxième version : elle est la puissance de la totalité fermée
et de l'Histoire - à Yvetot - c'est-à-dire l'humidité et la sur elle-même et portant elle-même sa règle d'unité. Troi-
grisaille sans histoire de la province française. Il n'y en a pas sième version : elle est la puissance pure du langage, lorsqu'il
car le style est une manière absolue de voir les choses se détourne de ses usages représentatifs et communicatifs
La formule est bien connue sans qu'on reconnaisse pour- pour se tourner vers son être propre.
tant sa portée exacte et le caractère proprement métaphy- Toutes ces réponses ont belle apparence et elles ont eu
sique de ses implications. Elle déclare la rupture de la litté- une longue fortune. Mais elles demeurent, pour reprendre
rature comme telle avec le système représentatif, d'origine l'expression de Mallarmé, des plaisanteries de tréteaux et de
aristotélicienne, qui soutenait l'édifice des belles-lettres. Le préfaciers, à moins de se donner, plus ou moins discrète-
cœur du système, c'était le principe de normativité du repré- ment, un tout autre fondement . On le sait depuis saint
1

senté. Selon ce principe, c'était le sujet représenté qui Paul : l'autonomie de celui qui est affranchi de la vieille loi
commandait les formes de sa représenration, les genres adé- est son asservissement à la puissance qui l'a racheté. Ce qui
quats et aussi les modes d'expression correspondants. Selon soutient l'œuvre « autonome » de la littérature émancipée,

1. Lettre de Flaubert à Louise Colet, 16 janvier 1852. 1. « C r i s e de vers», Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1945, p. 364.

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La chair des mots la chaif des mois

c'est une hétéronomie d'un autre genre, c'est son identifi- choquer avec des grincements aigres et des vibrations traî-
cation à une puissance propre de la pensée, à un mode spé- nantes. Ce mouvement de dissociation du corps et du
cifique de présence de la pensée dans la matière qui est aussi monde de la représentation entraîne Antoine vers la décou-
bien hétéronomie de la pensée. verte de formes nouvelles, inouïes, d'individuation, que le
Toutes les entreprises qui ont voulu donner consistance à diable énumère ainsi « des existences inanimées, des choses
la littérature se sont appuyées, plus ou moins explicitement, inertes qui paraissent animales, des âmes végétatives, des sta-
sur une même métaphysique. Elles ont cherché à remplacer tues qui rêvent et des paysages qui pensent ». Ces formes 1

ce qui donnait à la tekhnè poétique son fondement, soit cette constituent, lui dit-il une « chaîne sans bout et sans fin »,
physis dont la tekhnè imitait et complétait l'œuvre. Elles que l'on ne peut saisir ni par le commencement ni par la
ont revendiqué comme fondement de la puissance littéraire fin, mais tout au plus par le milieu.
une autre nature, contrenature, voire antinature, qui soit La puissance propre de la littérature s'origine dans cette
au style de la littérature ce que la physis était à l'art de la zone d'indétermination où les individuations anciennes se
représentation. défont, où la danse éternelle des atomes compose à chaque
Le style est, je le rappelle, selon Flaubert, une manière instant des figures et des intensités inédites. La puissance
absolue de voir les choses. Les mots ont un sens, même ancienne de la représentation tenait à la capacité de l'esprit
quand ils sont employés par les écrivains. Et absolu veut dire organisé d'animer une matière extérieure informe. La puis-
délié. Le style est la puissance de présentation d'une nature sance nouvelle de la littérature se prend, à l'inverse, là où
déliée. Déliée de quoi ? Des formes de présentation des phé- l'esprit se désorganise, où son monde craque, où la pensée
nomènes et de liaison entre les phénomènes qui définissent éclate en atomes qui éprouvent leur unité avec des atomes
le monde de la représentation. Pour que la littérature affirme de matière. C'est ce que la pédagogie du diable spinoziste
sa puissance propre, il ne suffit pas qu'elle abandonne les explique à Antoine : « Souvent, à propos de n'imporre quoi,
normes et les hiérarchies de la mimèsis. II faut qu'elle aban- d'une goutte d'eau, d'une coquille, d'un cheveu, tu t'es arrêté
donne la métaphysique de la représentation et la « nature » immobile, la prunelle fixe, le cœur ouvert.
qui la fonde : ses modes de présentation des individus et des L'objet que tu contemplais semblait empiéter sur toi, à
liaisons entre les individus ; ses modes de causalité et d'in- mesure que tu t'inclinais vers lui, et des liens s'établissaient :
férence ; en bref tout son régime de signification. vous vous serriez l'un contre l'autre, vous vous touchiez par
La puissance de la littérature doit alors se prendre dans des adhérences subtiles, innombrables . » 2

cette zone d'avant les enchaînements représentatifs, où opè- Ces adhérences subtiles, ces paysages qui pensent ou ces
rent d'autres modes de présentation, d'individuation et de pensées-cailloux, il ne serait pas difficile de les traduire dans
liaison. C'est très exactement cette exploration à laquelle se le lexique deleuzien. Un diable plus moderne traduirait cela
livre le jeune Flaubert dans cette première Tentation de saint par ces commandements énoncés dans Mille plateaux : « Se
Antoine qui donne à ses déclarations sur l'absoluité littéraire réduire à une ligne abstraite, un trait, pour trouver sa zone
la base sans laquelle elles ne seraient que des plaisanteries de d'indiscernabilité avec d'autres traits et entrer ainsi dans
tréteaux. Tel est bien le contenu de cette « tentation » à l'heccéité comme dans l'impersonnalité du créateur ». Mais 3

laquelle Antoine est soumis par un diable qui est d'abord un le problème n'est pas de montrer que Flaubert fait du
spinoziste à la mode du X I X siècle - un spinoziste contem-
e m e

porain de Schopenhauer. Après la rencontre d'Antoine avec


la prolifération des monstres - des corps sans organes - , ce 1. Gustave Flaubert, La Tentation de saint Antoine, Paris, Louis Conard,
diable l'entraîne dans une course aérienne à travers les 1924, p. 418.
2. Ibid., p. 417.
espaces où Antoine entend les morceaux de son être s'entre- 3. Gilles Deleuze, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 343.

182 183
La chair des mots La chair des mots

Deleuze avant la lettre ou que Deleuze continue la veine du s'abolissent la figure et le sens, où le pathos s'égale à
saint Antoine. Le texte de Flaubert est pris ici comme version l'apathie de la matière inerte.
illustrée exemplaire de la métaphysique dont la littérature a Il y a une métaphysique de la littérature. Appelons-la la
besoin pour exister comme art spécifique, comme un mode métaphysique de la sensation insensible. Seulement cette
spécifique d'immanence de la pensée dans la matière. Ce qui métaphysique qui fonde la littérature l'installe aussi dans
s'oppose aux lois de la mimèsis, c'est la loi de ce monde d'en la contradiction infinie de l'autonomie et de l'hétéronomie.
dessous, ce monde moléculaire, in-déterminé, in-individua- Comment vouloir l'abolition du conscient dans l'incons-
lisé, d'avant la représentation, d'avant le principe de raison. cient ? Cette aporie métaphysique se transpose en un pro-
Ce qui s'oppose à la mimèsis, c'est, en termes deleuziens, les blème de poétique : comment enchaîner dans la forme de
devenirs et les heccéités. C'est l'émancipation des traits l'œuvre les atomes émancipés de pensée-matière ? La pré-
expressifs, l'entrée dans une zone d'indétermination, la tention de la littérature semble l'installer d'emblée dans le
découverte d'une fraternité. Flaubert, lui, exprime les choses mauvais infini dénoncé par Hegel, dans l'écart symboliste
dans le lexique panthéiste des temps romantiques. Il donne entre l'idée abstraite de l'œuvre nouvelle et la dispersion
une version romantique standard de la métaphysique que la des moments épiphaniques. La belle idée flaubertienne du
littérature doit se donner pour que son « autonomie » ait un livre qui « se tiendrait de lui-même par la force interne de
sens. Proust ou Blanchot critiqueront, l'un et l'autre, la gros- son style » est écartelée entre une idée globale de Xinven-
1

sièreté de la métaphysique flaubertienne et de la poétique tio du livre et la puissance singulière des atomes de sen-
qu'elle implique. Ils donneront des versions plus sophisti- sation insensible que charrie la puissance de Yelocutio. Et
quées de l'une et de l'autre. Mais il n'y a fondamentalement les termes de la poétique classique se représentent alors :
qu'une métaphysique de la littérature : la métaphysique du quelle dispositio du livre peut accorder la première à la
voile de Maya arraché, du mur de la représentation percé
seconde, ou, pour reprendre les termes flaubertiens, mettre
vers le fond sans fond, le lieu où la pensée découvre sa puis-
en collier ces « perles » que le saint Antoine distribuait en
sance identique à la puissance de la matière, où le conscient
vrac ? La solution, pratiquée par Madame Bovary, a une
2

s'égale à l'inconscient, où le logos se révèle pathos et le pathos,


valeur générale : elle consiste à doubler le schème molaire
en dernière analyse apathie. C'est ce noyau métaphysique de
la littérature qu'illustre ce vers d'Antigone réinventé par Höl- représentatif, ses procédures d'identification et ses enchaî-
derlin, ce vers où Antigone parle du destin de Niobé changée nements narratifs, par la puissance moléculaire des traits
en pierre : d'expression émancipés. C'est-à-dire qu'elle consiste à réin-
sérer ceux-ci dans le cercle mimétique. Exemplairement,
Flaubert construit un plan de consistance fait de percepts,
Je sais que semblable au désert elle est devenue. d'affects et de vitesses. I l évide la narration classique pour
transformer une histoire d'amour en blocs de percepts et
La trahison de traducteur opérée par Hölderlin est d'affects déliés. Que fait-il, par exemple, dans cette scène
exemplaire du passage d'un régime signifiant à un autre. de Madame Bovary où Charles rencontre la jeune Emma
En effet la Niobé de Sophocle et de la mythologie subis- dans la ferme où il vient soigner son père ? Il égale la
sait une métamorphose accordée aux lois du monde de la puissance moléculaire de la pensée devenue caillou à la
représentation. Selon un principe mimétique simple, la force de la description d'un trait : ainsi la description de
mère éplorée devenait un rocher humide des larmes du cette goutte de neige fondue tombant, dans le soleil, sur
désespoir. A l'inverse, la Niobé de Hölderlin, la Niobé des
temps de la littérature sort du régime signifiant de la 1. Lettre de Flaubert à Louise Colet du 16 janvier 1852.
mimèsis. Elle devient un désert, une étendue pierreuse où 2. Lettre de Flaubert à Louise Colet du 1" février 1852.

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La chair des mots La chair des mots

la moire du parapluie d'Emma. La puissance des traits idéaliste de l'atome minéral et de l'organisme animal une
d'expression émancipés fait de chaque épisode, en même figure végétale de l'œuvre . l

temps qu'un moment de la narration, une métonymie de Ce travail anime la confrontation interminable de Deleuze
la belle totalité de l'œuvre. Ainsi l'unité narrative classique avec l'œuvre proustienne. Le cas de Proust représente en effet
est-elle confirmée et doublée par la puissance du vide qui la contradiction supérieure dans l'entreprise de la littérature.
devient l'atmosphère commune au tout et à chacun de ses Proust a mis à nu le tour de passe-passe propre à la poétique
atomes. Convenons d'appeler impressionniste cette poétique impressionniste de Flaubert et l'effet de « trottoir roulant »
qui reconstitue l'univers de la représentation avec des qui en résulte . I l revendique contre elle une honnêteté phi-
2

atomes d'antireprésentation. Cette poétique rend indiscer- losophique supérieure, traduite dans une poétique supérieure
nable la puissance de l'indiscernable. La littérature s'ac- de la métaphore. On sait qu'il ne résout pas pour autant la
complit alors en se rendant invisible, en venant doubler contradiction de l'œuvre autonome fondée sur la logique
de la musique moléculaire des affects et des percepts déliés hétéronomique de la sensation, sinon par un jeu de mots
les schèmes molaires de la représentation. La puissance lit- sur le livre « imprimé en nous ». Les moments de craque-
téraire du style devient ainsi, en dernière instance, iden- ment du monde de la représentation ne font pas un livre et
tique à l'art du miméticien aristotélicien. Celui-ci devait les épiphanies doivent être enchaînées dans une intrigue de
savoir à la manière aristotélicienne, celle de la production
savoir se cacher dans son œuvre. Ici c'est la littérature elle-
d'une vérité à l'insu du sujet qui la porte. C'est dans ce
même qui cache son travail en l'accomplissant, qui rend
muthos aristotélicien que la logique disruptive du pathos
indifférente la différence qui résulte du principe d'indif-
délivre sa puissance. La logique du « bel animal » ou de
férence, du principe de non-préférence.
l'œuvre architecturée reprend ainsi en elle la rupture litté-
L'exemple flaubertien peut nous aider à comprendre le raire. Et tout l'effort de Deleuze est d'expulser la métaphore
sens constant de l'intervention deleuzienne sur la littérature. animale/minérale de l'œuvre de Proust pour construire une
Celle-ci vise à ramener la littérature à sa rupture essentielle figure cohérente de Xantilogos proustien, une figure cohé-
avec le monde de la représentation. Constamment les œuvres rente de l'œuvre végétale comme manifestation d'une anti-
de la littérature trahissent la pureté de la rupture. Constam- physis dont le corps surchargé de signes de Charlus figure le
ment elles s'écartent de la logique de la sensation qui les blason. On sait que Deleuze doit, pour construire cette
fonde, elles réinsèrent de deux manières les traits d'expres- logique unique de Xantilogos, revenir trois fois sur le texte de
sion émancipés dans l'univers mimétique : en en faisant des Proust. On sait aussi que Xantiphysis ainsi systématisée porte
traits d'atmosphère et en les ordonnant dans la belle totalité un nom, celui de schizophrénie ou, plus simplement, de
de l'œuvre conçue sur le modèle platonicien et aristotélicien folie . A l'œuvre-organisme ou cathédrale ce qui s'oppose
3

du « beau vivant ». Les analyses de Deleuze visent toujours ultimement, c'est l'œuvre-toile d'araignée, filet du narrateur
à défaire ce compromis ou cette contradiction. Mais l'incon- schizophrène tendu entre la paranoïa de Charlus et l'eroto-
séquence de la littérature est aussi bien la conséquence du manie d'Albertine. Ultimement la correction de la métaphy-
sol philosophique - romantique, idéaliste, allemand - sur
lequel elle s'est pensée. Et l'intervention de Deleuze vise en
1. « Ce qui est découvert, c'est le monde où l'on ne parle plus, l'univers
même temps à arracher à ce sol la logique littéraire de la silencieux végétal, la folie des Fleurs [...] », Gilles Deleuze, Proust et les signes,
sensation, à l'installer sur un autre territoire où Burke, Wil- Paris, P U F , 1993, p. 210.
liam James ou Whitehead prennent, plus ou moins discrè- 2. « A propos du style de Flaubert », dans Contre Sainte-Beuve, Paris, Gal-
limard, 1971, p. 587.
tement, la place de Hegel, Schelling ou Schopenhauer. En 3. Cf. le texte, « Présence er fonction de la folie, l'Araignée » qui sert de
termes d'image de la pensée, il s'agit de substituer à l'alliance conclusion à la dernière version de Proust et les signes.

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La chair des mots / a i hair des mois

sique de la littérature et des contradictions de sa poétique ce que la fable nous raconte. Il insiste sur l'idée, empruntée
tend à lui donner une cohérence qui assimile strictement à Proust, que l'écrivain crée, dans la langue maternelle, une
espace littéraire et espace clinique. langue étrangère dont l'effet entraîne tout le langage et le
L'œuvre pourtant n'est pas la folie. Et la difficulté de fait basculer vers son dehors qui est silence ou musique. Mais
Deleuze à donner un contre-modèle cohérent de la dissocia- comment l'illustre-t-il ? Par l'évocation du « piaulement dou-
tion proustienne explique sans doute le privilège qu'il donne loureux » de la voix de Grégoire métamorphosé. Ou bien,
dans ses analyses à des formes qui ne posent pas le problème dans Pierre et les ambiguïtés de Melville, par le personnage
de la synthèse de l'hétérogène, des œuvres brèves comme la d'Isabelle qui « affecte la langue d'un murmure incompré-
nouvelle ou le conte, caractérisées par l'unité de la fable. hensible, comme une basse continue qui porte tout le lan-
Deleuze privilégie aussi certains types de fables : des histoires gage aux accords et aux sons de sa guitare ». Mais la langue
1

de métamorphoses, de passages de l'autre côté, de devenir- de Kafka ne nous donne que la transcription des paroles que
indiscernables ; des histoires à formules, des histoires qui Grégoire émet et la notation de l'étrangeté par lui éprouvée
sont des opérations, qui relatent des performances singu- de son timbre. Le « piaulement douloureux » ne crée aucune
lières ; des histoires centrées sur un personnage, sujet à méta- autre langue dans la langue. I l en est de même pour le mur-
morphoses ou opérateur de métamorphoses ou d'indéter- mure incompréhensible ou la basse continue d'Isabelle. Le
mination. I l privilégie en définitive les histoires qui texte a beau lui faire dire qu'elle ne peut pas parler ou nous
montrent, dans leur fable, ce que la littérature opère dans parler des sons de sa guitare, il n'est en rien affecté par ce
son travail propre. silence ou cette basse continue.
La pureté de la distinction qui oppose la formule à l'his- Mais cette basse continue que nous n'entendons pas plus
toire d'un côté et au symbole de l'autre se brouille alors. La que Deleuze dans le texte lisse de Melville, nous pouvons
« formule » deleuzienne n'arrache l'histoire au monde de la discerner d'où elle vient : des pages de Schopenhauer sur la
représentation qu'en les déportant plus ou moins explicite- musique. En alléguant des différences problématiques dans
ment du côté du symbole. La performance de Bartleby, la langue et en assimilant l'opération du texte à ce qu'il nous
comme celle de Joséphine la cantatrice, dans la nouvelle de raconte, Deleuze subsume en fait la littérature sous le
Kafka, ou celle de Grégoire Samsa dans La Métamorphose, concept de la musique : non pas comme art particulier, mais
montrent toujours en même temps en quoi consiste la per- comme concept philosophique et idée de l'art ; cette
formance de la littérature : la puissance de l'indétermination musique qui, chez Schopenhauet, exprime directement la
ou des métamorphoses. I l faut donc corriger l'affirmation musique du monde vrai, du monde a-signifiant et indiffé-
initiale de Deleuze : la formule de Bartleby, comme la trans- rencié qui se tient en dessous des schèmes de la représenta-
formation de Grégoire, est bien littérale, et en même temps tion. En bref, l'analyse de la formule littéraire nous renvoie
elle ne l'est pas. Le conte est, de ce point de vue, une struc- en fait aux données de Y histoire, lesquelles données fonc-
ture privilégiée. I l est la formule magique qui raconte l'his- tionnent bien comme un symbole de la puissance propre de
toire d'une formule magique, qui métamorphose toute his- la littérature.
toire de métamorphose en démonstration de sa puissance Les oppositions par lesquelles Deleuze circonscrit le
métamorphique. Ainsi s'instaure, dans l'analyse de Deleuze, propre de la littérature s'avèrent donc instables. Pour récuser
un jeu assez singulier entre ce qu'on appelait classiquement toute réintégration de la révolution moléculaire dans les
la forme et le contenu de l'œuvre. I l nous dit que la litté- schèmes de la représentation et venir à bout de la contra-
rature est une puissance matérielle qui émet des corps maté- diction de l'autonomie et de l'hétéronomie, il affirme une
riels. Mais, le plus souvent, il nous le démontre en nous
disant non pas ce que la langue ou la forme opèrent mais 1. Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 94.

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La chair des mots la chair des mots

conception performative de la littérature mais il la ramène lège. Il semble alors que la révolution moléculaire de la lit-
ainsi dans la logique désignée par Hegel comme celle du térature retrouve, en d'autres termes, la vieille alternative
symbolisme. Face à une littérature qui annule son principe aristotélicienne, le choix entre le privilège de l'action et celui
en l'accomplissant, Deleuze choisit une littérature exemplaire des caractères. Flaubert choisit les heccéités contre les per-
et un discours exemplaire sur la littérature : un discours où sonnages et la loi du cogito. Mais il sacrifie, ce faisant, les
la littérature montre sa puissance, au risque de n'en montrer devenirs à l'histoire. Deleuze fait, lui, le choix inverse. En
que la fable ou l'allégorie, un discours où on puisse la mon- privilégiant la puissance antinarrative des devenirs, il
trer en train de faire son opération. Mais montrer son opé- concentre cette puissance dans le personnage exemplaire,
ration signifie le plus souvent, chez Deleuze, focaliser l'ana- l'opérateur de devenirs et l'emblème du devenir. L'analyse
lyse sur la figure d'un opérateur. Cela veut dire, en reprenant du personnage littéraire et de sa formule rejoint alors l'ana-
les oppositions de la poétique aristotélicienne, centrer le texte lyse de la figure dans Logique de la sensation. La logique
littéraire sur le caractère au détriment de Xaction, faire du picturale de la sensation isolait la figure en lui soustrayant
caractère le moteur de la fable. les traits du personnage, en l'empêchant de faire histoire
Il importe en effet d'être attentif à ce qui pourrait passer dans une communauté avec d'autres figures. Mais aussi elle
pour une inconséquence de Deleuze. Il chante la vertu des retenait sur le plan pictural, elle crucifiait cette figure prête
multiplicités moléculaires et des heccéités, celle des formes à s'enfuir dans l'indétermination psychotique. Or le texte sur
non personnelles de l'individuation. Il chante l'individualité Bartleby propose un équivalent littétaire de la figure pictu-
d'une heure qui rêve ou d'un paysage qui voit. Pourtant ses rale, c'est la figure christique de Xoriginal. Deleuze emprunte
analyses viennent toujours se centrer sur le « héros » d'une au Confidence Man de Melville la notion de l'original comme
histoire. Plus que l'apparition des créatures marines sur la le personnage/point de vue qui projette sur la fable une
plage de Balbec, c'est la gesticulation de Charlus qui l'inté- lumière spécifique. Il lui emprunte aussi l'idée qu'un roman
resse. Il nous dit que les grandes œuvres sont des patchworks, ne peut pas comporter plus d'un original. Mais le traitement
mais, dans l'incroyable mosaïque, textuelle et humaine, de conceptuel qu'il opère sur cette figure de l'original excède
Moby Dick, son attention se fixe sur le seul Achab, le per- sensiblement le propos et l'intention de Melville. L'original
sonnage par excellence, le monomaniaque gouverné par devient chez lui une figure d'un genre nouveau. I l ressemble
l'unique pensée de l'affrontement avec la muraille blanche à la figure picturale par sa solitude qui barre la logique nar-
du cachalot. Le cas de Bartleby est tout aussi significatif. rative et par sa capacité d'emblématiser le mouvement même
Bartleby est chez Melville un personnage sans visage, résumé de l'œuvre, celui d'une schizophrénie retenue sur le plan de
dans les cinq mots de sa formule. Dans l'analyse de Deleuze, composition de l'œuvre. Mais plus encore que la figure pic-
il vient rejoindre la galerie des individualités exemplaires turale, il reçoit le pouvoir de condenser, comme en un bla-
entre Achab, le prince Muychkine et le Christ. son, toutes les propriétés de l'œuvre. Il lance des « traits
Comment expliquer cet apparent retour à une poétique d'expression flamboyants » qui marquent, nous dit Deleuze,
de l'histoire et de son « héros » ? Il faut pour cela prendre « l'entêtement d'une pensée sans image, d'une question sans
en compte le rapport entre poétique et politique. Et ici réponse, d'une logique sans rationalité ». Les Originaux
1

encore le contre-exemple flaubertien peut être éclairant. La reçoivent de même la fameuse puissance de l'écrivain, celle
machine flaubertienne remplit bien, à première vue, la tâche de créer une autre langue dans la langue. Leurs mots sont,
fixée par Deleuze : saturer chaque atome. Et pourtant Flau- nous dit Deleuze, des « vestiges ou projections d'une langue
bert, en annulant les caractères, en privilégiant les heccéités originale, unique, première ». Ils « portent le langage à la
et en saturant chaque moment de l'histoire par le mouve-
ment des molécules, rend finalement à l'histoire son privi- 1. Op. cit., p. 106.

190 191
La chair des mots / a , han d e mots

limite du silence et de la musique ». C'est qu'ils sont dans monde dualiste et vertical du modèle et de la copie il semble
notre nature les « témoins d'une nature première », révélant d'abord opposer un monde horizontal des multiplicités. A
du même coup la « mascarade » de notre monde \ l'œuvre contradictoire, écartelée entre le matérialisme de la
Nous pouvons faire ici deux observations. Premièrement pensée-caillou et l'idéalisme du bel animal ou de l'édifice
la puissance des Originaux est strictement identique à la symétrique, il semble opposer le plan unique de l'œuvre-

fmissance de l'écrivain, celle du style comme « manière abso-


ue de voir les choses ». Cette puissance de dé-liaison qui se
trouve elle-même déliée dans les heccéités romanesques,
patchwork. Au modèle de la filiation, de ses imitations et de
ses culpabilités, il semble opposer la fécondation de la plante
par le bourdon, l'innocence végétale et schizophrénique. Et
Deleuze veut la voir incarnée dans un personnage. Mais il pourtant cette simple opposition de deux images du monde
faut aussi noter leur rôle de dénonciation de la mascarade se trouve aussitôt contrariée. Ce n'est pas la dissolution de
de notre monde. Le deleuzien s'étonnera sans doute du la figure dans la pâte colorée qu'opère la peinture exemplaire,
caractère nettement négatif que prend ici le jeu des masques mais sa crucifixion, son installation au centre d'un mouve-
et des simulacres que Deleuze opposait positivement naguère ment contradictoire où elle signifie le travail contradictoire
à l'idée platonicienne. Mais le schopenhauerien, lui, se trou- de la dé-figuration picturale. Et il en va de même pour
vera en terrain connu. Dans l'opposition d'une musique l'œuvre littéraire : au lieu de se peupler du désordre des hec-
essentielle de la nature première à notre monde de masca- céités, elle se centre impérieusement sur la figure héroïque
rade, il reconnaîtra l'opposition de la volonté et de la repré- de l'original qui montre son sens en acte. Deleuze, disais-je
sentation. Et l'original est une figure exemplaire du destin tout à l'heure, veut substituer un sol à un autre, un sol
de la volonté en route vers son anéantissement, sous deux empiriste anglais à un sol idéaliste allemand. Pourtant ces
formes opposées. D'un côté, il est la volonté exacerbée, por- retours apparemment sutprenants d'une métaphysique crû-
tée au point-limite où elle se brise. C'est, chez Achab, la ment schopenhauerienne et d'une lecture franchement sym-
volonté excessive qui devient volonté de néant. De l'autre, boliste des œuvres montrent que quelque chose vient contra-
il est la volonté qui renonce à elle-même : ainsi Bartleby, en rier cette simple substitution, imposer à la place de
incarnant l'entêtement à ne pas préférer, annonce-t-il la l'innocence végétale des multiplicités une nouvelle figure de
grande conversion de la volonté en néant de volonté. Mais lutte entre deux mondes, conduite par des personnages
ïoriginal, le personnage inimitable et qui n'imite pas, c'est exemplaires.
aussi la singularité qui s'oppose au couple mimétique du Il ne s'agit pas là, bien sûr d'inconséquence. Pour com-
modèle et de la copie ou, ce qui revient au même, au couple prendre les apparentes contradictions de la poétique deleu-
père/fils de la filiation. La puissance littéraire de l'original zienne, il faut rétablir l'ordre des médiations qui donne à
est proprement celle que Schopenhauer confère à la la littérature sa fonction politique. La population du roman
Musique, expression directe du monde vrai qui se tient sous est aussi la promesse d'un peuple à venir. Cet enjeu politique
le monde de la représentation. L'original romanesque donne est inscrit dans le projet même de la littérature, dans le prin-
son principe musical à la « figure » qui défait la figuration cipe de non-préférence. L'égale valeur de tout sujet, la réduc-
picturale. I l manifeste la puissance de l'œuvre comme ren- tion de toutes les hiérarchies de la représentation à la grande
contre des hététogènes, c'est-à-dire pas simplement comme puissance égalitaire des devenirs engage un rapport de la lit-
composition aléatoire des multiplicités impersonnelles mais térature à l'égalité. Mais lequel exactement ? Quel rapport
proprement comme rencontre entre deux mondes. l'égalité moléculaire qui fonde la nouveauté littéraire entre-
Là gît sans doute le cœur de la difficulté deleuzienne. Au tient-elle avec celle que peut actualiser la communauté poli-
tique ? C'est encore Flaubert qui donne la formulation clas-
1. Ibid. sique du problème. L'égalité politique appartient pour lui à

192 193
La chair des mots /,/ chair dis nuns

l'ordre de l'illusion, de la doxa représentative, incapable de indirect libre n'exprime pas le point de vue absolu du style,
changer d'échelle, de passer à un autre compte des unités. il manifeste l'opposé véritable de la représentation qui n'est
Ce n'est pas l'individu humain qui est l'atome d'égalité. pas la musique indifférente des atomes mais la fabulation
C'est ce que dit une lettre célèbre à Louise Colet : « Le diable comme « devenir du personnage réel quand il se met lui-
m'emporte si je ne me sens pas aussi sympathique pour les même à " fictionner ", quand il entre en " flagrant délit de
poux qui rongent un gueux que pour le gueux. Je suis sûr légender ", et contribue ainsi à l'invention de son peuple ». 1

d'ailleurs que les hommes ne sont pas plus frères les uns des Ce à quoi conduit la révolution moléculaire, ce n'est pas
autres que les feuilles des bois ne sont pareilles : elles se l'égalité de la fille du père Rouault et de la fille d'Hamifcar
tourmentent ensemble, voilà tout. Ne sommes-nous pas faits devant la toute-puissance de l'écrivain, c'est la puissance de
avec les émanations de l'univers ? [...] A force quelquefois de fictionner des agriculteurs de l'île aux Couldres quand, à
regarder un caillou, un animal, un rableau, je me suis senti l'instigation du cinéaste Pierre Perrault, ils « relèvent » la
y entrer. Les communications entr'humaines ne sont pas légendaire pêche aux marsouins, contribuant alors à instituer
plus intenses » « le discours indirect libre du Québec, un discours à deux
Telle est la politique inhérente à la métaphysique de la têtes, à mille têtes ». Les apparentes contradictions du dis-
2

littérature. Cette politique en appelle de l'égalité des indi- cours deleuzien, le privilège donné au personnage fabuleux
vidus humains dans la société à une grande égalité qui règne s'éclairent alors : c'est le personnage fabulateur qui est, en
seulement en dessous, au niveau moléculaire - une égalité définitive, le telos de l'antireprésentation. La « fabulation »
ontologique plus vraie, plus profonde que celle réclamée par est le véritable opposé de la fiction. C'est elle qui est l'iden-
les pauvres et par les ouvriers. Derrière la mascarade de la tité de la « forme » et du « contenu », des inventions de l'art
fraternité il y a la sympathie qui relie les fibres d'univers. et des puissances de la vie. On l'aura noté, c'est à propos
Ou il y a, en termes schopenhaueriens, la pitié, laquelle est d'un autre art, le cinéma, que Deleuze développe le plus
l'affect propre de l'écrivain parce qu'elle outrepasse l'ordre clairement cette notion. Les formes de ce qui fut appelé,
des rapports entre individus humains . La communauté des
2
d'un terme ambigu, « cinéma-vérité » se prêtent exemplai-
frères, elle, n'a aucune consistance ontologique, aucun pri- rement à ce transfert des puissances de l'art vers celles du
vilège sur la vieille communauté des pères. peuple fabulateur/fabulé. Par rapport à ce telos, la littérature
C'est cette égalité antifraternelle que refuse Deleuze. Le )rend alors la fonction de médiatrice. C'est elle qui engage
peuple qu'invente la littérature ne peut se réduire à la popu- [e combat contre les puissances de la représentation comme
lation des affections locales de la substance universelle. La puissances du Père. La focalisation, apparemment contradic-
révolution moléculaire est bien principe de fraternité. Mais toire, de l'analyse deleuzienne sur le « héros » est, en fait,
ce n'est pas par sa mise en intrigue directe que l'égalité molé- focalisation sur le combat mythique d'où doivent sortir une
culaire accomplit le propre de la littérature et fonde sa fra- fabulation partagée et un peuple fraternel nouveau. Les his-
ternité. La grande invention de la littérature, le discours indi- toires privilégiées par Deleuze ne sont pas seulement des
rect libre, doit être arrachée au quiétisme flaubertien. Ce allégories de l'opération littéraire, elles sont des mythes du
n'est pas l'égalité des sujets au regard de l'écrivain qu'elle grand combat, de la communauté fraternelle qui se gagne
fonde, c'est la suppression du privilège fictionnel. Le discours dans le combat avec la communauté paternelle. Les origi-

1. L'image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 196. Je remercie Raymond


1. Lettre de Flaubert à Louise Colet du 26 mai 1853. Bellour d'avoir attiré mon attention sur l'importance de ce texte, en en faisant
2. C'est en ce sens que Proust l'oppose à l'amitié dans une lettre à Emma- le thème d'une programmation aux Etats généraux du documentaire de Lussas
nuel Beri de 1916, qui fait explicitement référence à Schopenhauer, Corres- 1997.
pondance, Paris, Gallimard, t. X V , p. 26-28. 2. Op. cit., p. 197.

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La chair des mots /,/ ( h,m des mou

naux ne sont pas seulement des incarnations de l'opération présentation d'une utopie américaine qui serait - qui autait
littéraire, ils sont des personnages mythiques qui ruinent la été - l'autre figure de la grande espérance fraternelle : la
communauté des pères en même temps que celle des société des camarades en face du monde des prolétaires ; une
modèles et des copies. Ils rendent ainsi la puissance de autre grande espérance, confisquée elle aussi mais encore
« l'autre monde » effective comme puissance de destruction riche en possibles, à l'encontre de l'utopie soviétique,
de ce monde-ci. Les monomaniaques fous comme Achab d'emblée dévorée par la figure paternelle. La révolution amé-
portent à son point d'excès autodestructeur la figure du père ricaine n'aurait pas seulement rompu avec le père anglais
qui veut et préfère. Les êtres sans volonté comme Bartleby mais perverti sa puissance même, pour actualiser une société
ou Billy Budd annihilent par un excès symétrique la figure sans pères ni fils, petite nation de frères courant ensemble
de l'obéissance filiale. Ils la pétrifient en l'identifiant à une les routes, sans origine ni terme. Elle aurait fondé une Amé-
non-préférence radicale. La tragédie des originaux libère rique minoritaire dont le roman aurait la puissance des
ainsi, dans une dialectique assez hégélienne et une drama- langues minoritaires ou des minorités dans la langue, énon-
turgie discrètement wagnérienne, la possibilité de l'homme cée par Kafka, le juif allemand de Prague. Cette Amérique
sans qualités qui est aussi l'homme fabulateur, l'homme en fraternitaire, Deleuze en ébauche la philosophie : une autre
possession des puissances du faux, dont la dernière se métaphysique de la littérature qui se construirait autour du
nomme vérité. En détruisant ce portrair du père qui est le couple des frères James, Henry le romancier et William le
cœur du système représentatif elle ouvre l'avenir d'une philosophe. À supposer que cette Amérique existe, on peut
humanité fraternelle. Elle opère proprement un passage ana- se demander ce qui fait de Melville son prophète. Or ce
logue au passage chrétien de l'ancienne à la nouvelle alliance. choix chez Deleuze n'a rien d'approximatif : le roman inces-
« Bartleby n'est pas le malade, mais le médecin d'une Amé- tueux de Pierre et d'Isabelle - au prix d'oublier le carnage
rique malade, le nouveau Christ ou notre frère à tous '. » familial qui le conclut chez Melville - figure en effet le point
Cet avenir fraternel, Deleuze le voit commencer dans une de rencontre exact entre deux fictions fondatrices contradic-
autre fiction melvillienne, Pierre et les ambiguïtés, histoire du toires : une dramaturgie du père mort et de la faute origi-
couple fraternel et incestueux de Pierre, le fils légitime du nelle ; et un mythe d'autochtonie, une dramaturgie des frères
père mort, et d'Isabelle, la fille illégitime. Bien sûr, on pour- et des sœurs en marche dans un monde qui n'a jamais eu
rait encore évoquer Wagner au passage mais aussi l'analyse de père. Cette conjonction des opposés, il est possible de
hégélienne d'Antigone où le couple frère-sœur apparaît voir comment elle s'opère à partir du livre qui joue, dans
comme le véritable noyau de la famille comme puissance l'analyse de Deleuze, le rôle de fil conducteur, tantôt déclaré,
spirituelle. Et tout le texte sur Bartleby pourrait être lu tantôt tacite. I l s'agit des Etudes sur la littérature classique
comme un commentaire libre et décalé des pages hégéliennes américaine de D . H . Lawrence.
sur la tragédie grecque. Mais l'important n'est pas de Le livre de Lawrence se propose en effet d'arracher à la
remettre en scène les ombres allemandes et grecques que littérature américaine le secret véritable d'un nouveau
refoule le scénario « américain » de Deleuze. I l est de voir monde encore enseveli dans une double brume : le rêve
comment ce scénario combine deux histoires : une histoire de pureté d'un idéalisme encore enfermé dans l'univers
de péché originel ou de rupture originelle à l'égard de l'ordre européen et chrétien du père et de la faute ; le rêve de
paternel et une histoire de monde fraternel innocent, igno- liberté d'une démocratie innocente et fraternelle. Les deux
rant même de cet ordre. auteurs qui terminent le cycle, Melville et Whitman
Il y a bien en effet, dans « Bartleby ou la formule » la emblèmatisent en quelque sorte ces deux rêves. Melville
incarne l'homme tordu à la croix de l'Idéal, embarqué sur
1. Critique et clinique, p. 114. le navire des maniaques de l'Idée, traquant l'être de sang

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La chair des mots / a chair des mots

et d'instinct et fracassé par lui. Whitman incarne le rêve avec cette société des pères qu'est le monde de la repré-
unanimiste, la démocratie des âmes nues qui cheminent sentation. Mais tout se passe comme si cette cohérence
sur la grand-route, sans aucun but sinon de voyager, sans construite par force se troublait aussitôt. Deleuze chante
autre forme de société que celle qui naît de la capacité à la grande route des âmes déliées. Mais comment n'être pas
se reconnaître au long de la route. frappé par l'image qu'il vient proposer de ce monde « en
Seulement on ressent, à lire les pages de Lawrence, une processus » ou « en archipel » qui est celui des individus
tension qui semble aller à l'encontre de la teleologie expli- fraternels : « Un mur de pierres libres non cimentées ou
cite qu'elles présentent : une dérision qui se mêle à la chaque élément vaut pour lui-même et pourtant par rap-
reconnaissance de la grandeur de Whitman, le païen ; une port aux autres ? » C'est là, je crois, l'une des dernières
1

complicité secrète à l'égard de Melville, le chrétien. I l voit parmi les grandes images fortes que Deleuze nous a lais-
en Whitman le messager de l'avenir, mais il marque en sées. C'est aussi l'une des plus étranges. On comprend que
lui une double limite : d'une part son amour des cama- les pierres « libres, non cimentées » s'opposent à l'ordon-
rades enferme encore la sympathie, la puissance de sentir- nance architecturale des communautés fondées sur la loi
avec, dans la vieille charité idéaliste ; d'autre part il a la du Père. Mais pourquoi faut-il qu'en un texte dont la
naïveté d'une réalisation immédiate d'une fraternité débar- connotation messianique est si accusée, plus sans doute
rassée du mal et du péché. A l'inverse, Melville, l'homme
de l'affrontement avec le monstre, apparaît porteur d'une 3 u'en aucun autre, l'image du tout en mouvement qui
oit guider les explorateurs sur la grand-route soit celle
d'un mur ? Ce n'est plus l'innocence de la prolifération
puissance d'artiste supérieure, c'est-à-dire aussi d'une puis-
sance supérieure de vérité. La vérité américaine que Law- végétale qui s'oppose à l'ordre architectural ou à l'ordon-
rence veut mettre au jour est en somme celle d'un Whit- nance du bel animal. C'est un mur délié, figure oxymo-
man qui aurait intériorisé les raisons de Melville, restitué rique qui veut déjouer l'opposition, mais qui nous présente
à la sympathie démocratique la puissance idéaliste du peut-être, du même coup, la figure ultime de la contra-
combat avec l'Ange et avec la bête. diction originaire du mode esthétique de la pensée, de
C'est bien, en un sens, ce que nous dit Deleuze en l'unité entre autonomie et hétéronomie qui est en son
engendrant l'Amérique fraternelle, à partir de la lutte à cœur. Mais aussi cette figure semble bloquer la fonction
mort d'Achab ou de Claggart qui aurait fait tomber le médiatrice de la littérature, barrer la route de la fabulation
« masque du père » et permis la réconciliation des Origi- parragée, celle du peuple à venir. Et, sans doute, y a-t-il,
naux - des hommes de la « nature première » — avec chez Deleuze, quelque chose comme un différemment
l'humanité ordinaire. Mais Deleuze semble résoudre la ten- interminable de la fraternité promise. Il procède à une
sion en inversant la logique de Lawrence. Il donne à Mel- autocorrection interminable, à une rectification infinie de
ville les raisons de Whitman. I l transforme Bartleby, l'image de la pensée qu'il propose. Comme s'il avait tou-
l'enfermé volontaire, en héros de la grand-route améri- jours à séparer la pensée « nomade » de ce mobilisme uni-
caine. I l fait du couple Pierre-Isabelle l'initiateur de la versel auquel on l'assimile si volontiers. Car le mobilisme
société des camarades, et de Melville le représentant de universel est aussi bien un quiétisme, un indifférentisme.
cette Amérique qui se serait initialement voulue comme Cela la littérature l'a montré dans ses œuvres, et la doxa
communauté anarchiste. On imagine volontiers l'ironie qui fait monde aujourd'hui en donne chaque jour l'illus-
d'un Lawrence devant le tableau de cette Amérique. Ici tration caricaturale. Au moment où le discours dominant
encore, Deleuze cherche à établir une cohérence de la lit- fonde l'ordre sur l'affirmation que tout bouge toujours et
térature, une cohérence du peuple qu'elle invente. Il s'agit
de montrer dans la rupture littéraire la rupture radicale 1. Op. cit., p. 110.

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La chair des mots La chair des mots

partout d'un mouvement que nul ne doit perturber, férence ? La différence, elle doit être faite par un interces-
Deleuze prend cette doxa à rebours. I l nous arrête devant seur, par la figure christique de celui qui revient, « les yeux
cet étrange mur de pierres libres, dont le problème n'est rougis », de l'autre côté, du lieu de justice, du désert, et
pas qu'elles tiennent ensemble - problème d'équilibre n'a rien à dire que l'indifférence. Cet intercesseur doit
résolu depuis le fond des âges - , mais que leur assemblage alors faire non pas une mais deux opérations. I l doit
fasse monde et figure le monde de la liberté fraternelle. opposer à la vieille loi des pères la grande anarchie de
Mais le paradoxe de ce libre mur ne marque pas, pour l'Etre, la justice du désert. Mais il doit aussi convertir cette
moi, le seul besoin de différencier la pensée nomade de justice en une autre, faire de cette anarchie le principe
ses caricatures. I l me semble aussi figurer l'aporie du pas- d'un monde de justice conçu sur le mode platonicien : un
sage que Deleuze demandait à la littérature de frayer en monde où les multiplicités humaines soient ordonnées
perçant, une fois pour toutes, le mur du monde de la selon la proportion de ce qui leur est dû.
représentation, en inventant un peuple politique fraternel Le Bartleby de Deleuze, ce Christ-frère, messager d'un
à partir du type d'individus et du mode d'égalité des indi- père schizophrène, peut alors être reconnu comme frère
vidus que définit son ontologie, à partir du mode même d'un autre personnage littéraire inventé par un autre phi-
d'existence du multiple qu'elle institue. Et la question losophe qui s'est posé la même question, à l'aide de la
« Qu'est-ce que ce mur de pierres libres ? » nous renvoie même référence christique. Je veux parler, bien sûr, du
à la question « Qui est le Bartleby de Deleuze ? ». Qu'est- Zarathoustra de Nietzsche. Ce dont Deleuze charge Bart-
ce que ce Christ-frère qui nous libère de la loi du père ? leby est exactement ce dont Nietzsche chargeait Zarathous-
Ce Christ étrange, en fait d'incarnation du Verbe, vient tra, messager de Dionysos, Christ ou Antéchrist, chargé
du bureau des dead letters, bureau des lettres mortes, où d'annoncer une seule vérité, à savoir non pas que Dieu
il n'a vu que la souffrance des lettres sans destinataire, ou est mort - nouvelle qui n'intéresse que les derniers
plutôt adressées à un destinataire absent, un Dieu-père qui hommes - mais qu'il est fou. De cette vérité de la « non-
n'a pas de mains pour en ouvrir aucune, pas d'yeux pour préférence » radicale de Dieu - ce Dieu que l'on pourra
les lire, pas de bouche pour parler ; un père sourd, muet, appeler aussi bien Devenir, Être ou Substance - il s'agit
aveugle, qui n'envoie son fils Bartleby dans le monde qu'à de faire le principe d'une justice nouvelle, qui s'appelle
la manière d'un mur qui renvoie une balle, pour lui faire « hiérarchie », un nom que Nietzsche écrit et commente
dire et « incarner » une seule phrase, à savoir que lui, le abondamment en marge du Zarathoustra mais que Zara-
« bon » père, le père schizophrène, ne préfère rien. Car il thoustra lui-même ne prononce jamais, car, pour le pro-
n'a pas d'organe pour choisir quoi que ce soit, puisque ses noncer, il faut d'abord être la bouche capable d'énoncer
organes, sa bouche, ses yeux, ses mains sont partout dis- l'égalité de la différence et de l'indifférence - soit l'Éternel
loqués, en tout lieu et en tout temps du monde, et qu'il Retour - , et de former les auditeurs capables de l'entendre,
n'est rien d'autre que leur dislocation. capables de rire du rire de Zarathoustra, sans le transfor-
Le problème, on l'a vu, est que, de cette substitution mer en sa mascarade, la « fête de l'âne ». L'avenir de « jus-
du père psychotique au père de la Loi, aucune autre fra- tice » du message de Zarathoustra passe par la nécessité de
ternité ne se conclut normalement sinon celle des atomes trancher ce lien, en même temps impossible à trancher,
et des groupements d'atomes, des accidents et de leurs entre l'éducation esthétique des « hommes supérieurs » par
modifications incessantes. Rien d'autre ne se conclut que Zarathoustta et la comédie qu'ils en font : la « fête de
l'identité du pouvoir infini de la différence et de l'indif- l'âne », soit peut-être, tout simplement, le « nietzs-
férence de l'Infini. Et la question reste : comment faire chéisme ». Et l'aporie du passage entre ontologie et poli-
une différence de communauté politique avec cette indif- tique se marque, dans la conception du livre, par l'irré-

200 .'01
La chair des mots /a (haïr des mots

solution du problème de sa fin. Il y a la fin prévue et ment les ânes. Revanche aussi du Christ sur Dionysos. Le
non écrite qui nous aurait montré un Zarathoustra légis- frère reste Christ ou Bartleby, figure d'intercesseur, sinon
lateur instituant la hiérarchie. I l y a la fin du livre publié de crucifié. Et ce mur de pierres libres ressemble aux arcs-
en 1884, la fermeture des sept sceaux du «cinquième en-ciel multicolores, à ces ponrs aériens que Zarathoustra
Evangile ». Et il y a ce quatrième livre, tiré hors commerce devait jeter vers l'avenir, au risque de les voir semblables
à quarante exemplaires, qui rouvre le livre scellé en met- à la contrefaçon qu'en donnaient enchanteurs et bouffons.
tant en scène la comédie « nietzschéenne » donnée par les Mais, bien sûr, la force de toute pensée forte est aussi sa
« hommes supérieurs ». capacité de disposer elle-même son aporie, le point où elle
C'est bien une mission parallèle à celle de Zarathoustra, ne passe plus. Et c'est bien ce que fait ici Deleuze quand,
une mission de frayage entre ontologie et politique, qui d'un même geste, il fraie la route du deleuzisme et l'envoie
est confiée par Deleuze à la littérature en général et à dans le mur.
Bartleby en particulier. Et il est bien vrai que la justice
deleuzienne s'appelle, au plus loin de la « hiérarchie »
nietzschéenne, fraternité. Il s'agit alors de frayer le passage
entre la justice désertique égalitaire du Dieu fou et la jus-
tice d'une humanité fraternelle. Et cette affaire-là, nous dit
Deleuze, doit être conçue comme comique. La littérature
est la comédie qui, depuis le grand rire du Dieu fou, fraie
la voie pour la fraternité des hommes en route. Mais cette
comédie, comme celle du Zarathoustra, est double. Sous
le masque de Bartleby, Deleuze nous ouvre la grand-route
des camarades, la grande ivresse des multiplicités joyeuses
émancipées de la loi du Père, la voie d'un certain « deleu-
zisme » qui n'est peut-être que la « fête de l'âne » de la
pensée de Deleuze. Mais cette route nous mène devant la
contradiction : le mur de pierres libres, le mur du non-
passage. On ne passe, de l'incantation multitudinaire de
l'Etre \ vers aucune justice politique. La littérature n'ouvre
aucun passage vers une politique deleuzienne. I l n'y a pas
de politique dionysiaque. Et ce mur, si libres soient ses
pierres, est celui devant lequel s'arrête la joyeuse expansion
des philosophes enfants de Dionysos. Revanche peut-être
du vieil Euripide, tant vilipendé par Nietzsche. I l avait
bien prévenu les philosophes : Dionysos ne veut pas de
disciples philosophes. Il n'aime pas les philosophes, seule-

1. J'emprunte l'expression à 1 « Inrroduction à la mystique du c i n é m a » du


grand nietzschéen Elie Faure, tout en faisant ici référence à l'interprétation de
la pensée de Deleuze par Alain Badiou, Deleuze. La clameur de l'être, Paris,
Hachette, 1997.

202
Index

ALTHUSSER: 13, 157-177 CHOMPRÉ : 77


ANAXAGORE : 127 CLAUDEL : 69
APULÉE : 45 CLAUSEWITZ : 140
ARIOSTE: 106-109 C O L E R I D G E : 31
A R I S T O T E : 18-19, 2 2 , 101, 116, 132-
133, 135, 145-146 DANTE : 48
AUERBACH : 89-93 D E C E R T E A U , Michel: 103, 1 0 9
A U G U S T I N (saint) : 9 7 - 1 0 0 , 158 D E K O C K : 149
AZAIS : 6 5 D E M A E S T R E , Joseph : 7 1
D E QUINCEY : 66-67
BALLANCHE : 65 DELEUZE: 13, 1 7 9 - 2 0 3
B A L Z A C : 10, 14, 7 1 , 115-136 DOSTOIEVSKY : 142
BANVILLE : 82-83
BARRÉS : 1 4 8 - 1 4 9 ENFANTIN : 64
B A U D E L A I R E : 3 7 , 6 6 - 6 7 , 7 1 , 8 2 , 151 E S C H Y L E : 51
B E N J A M I N , Walter : 4 4 EURIPIDE : 202
BERNARDIN D E SAINT-PIERRE : 119 EVAGRE : 103
BERTOLAZZI : 168 EZECHIEL : 92
BLANCHOT: 184
BONNEFOY : 72 FAURISSON : 56-57, 61, 7 5
B O R G E S : 9 5 , 111, 133, 135 FEUERBACH : 93
B R E C H T : 168 FlELDING : 1 10
BURKE : 186 FIGUIER : 65
BYRON : 31-37 F L A M M A R I O N , Camille : 6 5
FLAUBERT: 112, 134, 149, 180-187,
CASSIEN : 103-104 190-191, 193-195
CATULLE : 47 FOUCAULT: 164-165, 169
CERVANTES: 12, 1 0 4 - 1 1 2 , 132, 165- FOURIER : 64, 65
167
C H E V A L I E R , Michel : 1 3 0 GENOUX: 123

205
La chair des mots

HEGEL: 87-88, 145, 149, 158, 186, P A U L (saint) : 1 0 2 - 1 0 3 , 181


190, 196 P E R R A U L T , Charles : 7 7
H Ò L D E R L I N : 52, 184 PÉTRONE : 90
H O M F . R E : 4 7 , 8 7 , 91, 100, 105 P I N D A R E : 18
HORACE: 132 P L A T O N : 11-13, 18-19, 2 2 , 111, 125-
HUET: 101-102 127, 129
H U G O : 74, 116 P O E : 66, 95, 133
P O U C H K I N E : 36, 41, 4 7
J A M E S , Henry : 9 5 , 1 3 3 , 1 9 7 PROUST: 10, 14, 1 3 7 - 1 5 4 , 184, 187
J A M E S , William : 1 8 6 , 1 9 7
J E A N (saint) : 9, 9 6 , 1 5 0 RILKE : 46
J E A N - P A U L : 110, 133 R I M B A U D : 13, 5 5 - 8 4 Origine des textes
JÉRÉMIE : 100 ROUSSEAU : 174
JOYCE : 94-95

S A I N T - S I M O N , Claude-Henri de : 6 5 ,
KAFKA: 188-189, 197 69
KANT : 27-28 S A P H O : 18
K E R M O D E , Frank : 9 3 - 9 5 SCHELLING : 186
S C H O P E N H A U E R : 182, 189, 192 « De Wordsworth à Mandelstam : les transports de la liberté » a
L A F A Y E T T E , Madeleine de : 1 0 1 SCRIBE : 65 d'abord para dans J. Ranciète éd., La politique des poètes, Biblio-
L A W R E N C E , David-Herbert: 1 9 7 S E A R L E , John : 1 0 8
thèque du Collège internarional de philosophie, Paris, Albin
LEOPARDI : 36 SHELLEY : 35-36, 38
Michel, 1992.
L E V I , Eliphas : 6 4 SMITH, Adam: 160-165, 171
L E W I S , John : 1 6 7 , 1 7 1 S P I N O Z A : 100, 182
« Rimbaud : les voix er les corps » a été l'objet d'une première
LUKACS : 87-89, 104 STENDHAL.- 140 version dans Le Millénaire Rimbaud, Paris, Belin, 1993.
STERNE: 110, 133 « Le corps de la lettte : Bible, épopée, roman » reprend un certain
M A L E , Émile : 1 4 0 nombre d'éléments du volume Politicas da escrita, Rio de
M A L L A R M É : 11, 7 1 , 8 1 - 8 3 , 1 2 4 , 181 TACITE : 90 Janeiro, Editora 34, 1995.
MANDELSTAM : 13, 23-24, 37-54, T E R T U L L I E N : 97, 102 « Balzac et l'île du livre » a donné lieu à une première publication
177 T O L S T O Ï : 140 dans le numéro 5 de Villa Gillet, novembre 1996.
M A R C (saint), 8 9 - 9 5 , 110 « Proust : la guerre, la vérité, le livre » reprend certains éléments
MARX: 159-165 V E R L A I N E : 56, 67, 7 3 , 7 6 du texte « D u côté de Saint-Andté-des-Champs », publié dans
V i c o : 100-101
le numéro 1 de L'Inactuel, printemps 1994.
MELVILLE: 179-180, 188-192, 196-
203 V I R G I L E : 59-60, 146
MICHELET : 48
« Althusset, Don Quichotte et la scène du texte » a connu une
M l C H O N , Pierre : 6 2 - 6 3 première version dans le volume dirigé par Sylvain Lazarus,
W H I T E H E A D : 186
M l L O S Z , (Czeslaw) : 5 4 W H I T M A N : 197-198
Philosophie et politique dans l'œuvre de Louis Althusser, Paris,
W O R D S W O R T H : 12, 1 7 - 3 3 PUF, 1993.
NIETZSCHE : 201-203 WRONSKI : 65 « Deleuze, Bartleby et la formule littéraire » est né des sollicitations
de Jean-Clet Martin et Françoise Proust ainsi que d'Eric Alliez.
OVIDE : 46-47 Z O L A : 116
L'ensemble des rexres a été retravaillé pour le présent volume.
Table

Les sorties du Verbe 9

I . Politiques du poème 15
1. De Wordsworth à Mandelstam : les transports de la
liberté 17
2. Rimbaud : les voix et les corps 55

IL Théologies du roman 85
1. Le corps de la lettre : Bible, épopée, roman 87
2. Balzac et l'île du livre 115
3. Proust : la guerre, la vérité, le livre 137

III. La littérature des philosophes 155


1. Althusser, Don Quichotte et la scène du texte 157
2. Deleuze, Bartleby et la formule littéraire 179

Index 205

Origine des textes 207


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C E T O U V R A G E A ÉTÉ ACHEVÉ
D'IMPRIMER POUR LE
C O M P T E DES ÉDITIONS GALILÉE
PAR L'IMPRIMERIE F L O C H À
MAYENNE E N JANVIER 1998
NUMÉRO D'IMPRESSION : 4271 1
D É P Ô T LÉGAL : F É V R I E R 1998
NUMÉRO D'ÉDITION 509

Imprimé en France
Quel rapport y a-t-il entre L'arche de Noé et l.i théorie «lu roman, la lettre
de Don Quichotte à Dulcinée et la lecture.de Marx par Althusser, les révolu-
tionnaires français et Les jonquilles de la poésie anglaise ? Pourquoi Balzac
peine-t-il pour finir le Curé de village et Proust inclut-il la guerre de 1914 dans
Le temps retrouvé ? Pourquoi Deleuze fait-il un Christ du Bartleby de Melville ?
C'est que le roman et les Ecritures, la politique et le poème, la littérature
et la philosophie se nouent autour d'une même obsession : celle du pouvoir
par lequel les mots se donnent chair et se projettent au-delà du livre. Platon
a dénoncé les illusions de la ressemblance et Cervantes incarné dans Don
Quichotte la folie de ceux qui croient à la. réalité des livres. Mais toujours
1'« illusion » chassée revient! Quand les exégètes ont fait du Livre de Vie
biblique un poème, les poètes transforment le poème en livre du peuple.
Quand le philosophe a récusé la lecture religieuse, il fait du livre l'action théâ-
trale menant à la « porte du jour » ou transforme les personnages de la fiction
en intercesseurs d'un peuple à venir.
Ainsi se poursuit obstinément la même guerre de frontières. Wordsworth
et Rimbaud rêvent d'un Verbe accordé au mouvement tévolutionnaire des
peuples. Mais ils déjouent dans le travail du poème cette marche en commun
que Mandelstam ruinera au temps de la Révolution russe. Balzac et Proust
confrontent la vérité du livre à celle du Verbe fait chair. Sans cesse la littéra-
tute rejoue et déjoue l'incarnation. Et la philosophie est prise elle-même dans
ce jeu de l'écriture avec son corps impossible.

1!!! IIIIII . . . <£b


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