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Leçon 27. L’imagination et l’imaginaire


Jamais culture n’a, comme la nôtre, autant fait l’éloge de l’imagination. La publicité, les medias, non seulement font
constamment appel à l’imagination, mais font aussi miroiter en permanence la figure de l’ailleurs imaginaire contre le réel.
Partir dans l’ailleurs de l’imaginaire, c’est la seule manière pour l’homme postmoderne de se sentir libre. C’est se donner
librement un autre monde que celui de la réalité. Et nous avons tous les moyens techniques pour y parvenir. Gloire à
l’imagination donc, car elle est devenue le symbole de la liberté par excellence, nous qui revendiquons avant tout le droit de
rêver !

L’imagination n’a-t-elle pour fin que de délivrer les moyens de la fuite de la réalité ? L’imaginaire se réduit-il à la marge de
compensation de nos désirs ? Quelle différence y a-t-il entre imagination et imaginaire ? Quel est le principal ressort du travail
de l’imagination ? L’imagination permet-elle de nous mettre en rapport avec un autre monde possible ou bien de quitter
librement celui-ci pour trouver satisfaction ailleurs ? Si les fantaisies de l’imagination ne faisaient qu’emprunter leur contenu à
la réalité, pour la reconstruire au gré des fantasmes et des désirs, l’imagination ne ferait que copier. Elle se bornerait à
combiner des images dans des tableaux qui imitent les faits de la nature, tout en ne représentant rien de réel ou d’existant. Elle
ne serait pas si libre ni si riche que nous voudrions le croire. Mais n'est-il pas excessif de dire que l'imaginaire est seulement un
sous-produit de la perception retravaillé par le désir ? Qu’est-ce que l’imagination ?

* *
*

A. Image, perception, souvenir et concept

L’imagination, comme la perception, ou la mémoire, constituent des modalités de la conscience, des formes de
l’intentionnalité. Cependant, être conscient d’une image, ce n’est pas du tout être conscient d’une chose au cœur de la
perception ; et cette intentionnalité diffère aussi de celles du souvenir et du jugement. Dans un premier moment, nous pouvons
marquer les distinctions conceptuelles entre image, concept, perception et souvenir. (texte)

Le décalage entre l'imagination et la perception est très net, ce sont même deux formes de conscience qui sont antinomiques.
Plus je perçois de façon aiguë, de manière attentive, vigilante, lucide, et moins j’imagine. Percevoir, c'est être
présent, ici et maintenant près de cette fenêtre ouverte, rester à même la perception, dans cette pièce où je me tiens. Non pas
s'évader en pensée. Plus je me laisse aller à l’imagination, moins je puis percevoir ce monde actuel, de telle manière que la
conscience d’image chasse la conscience de chose et réciproquement. La conscience d’image ne se développe qu’en donnant
congé provisoirement au Monde de la vigilance, sans que pour autant la conscience ne tombe dans la torpeur d’un sommeil. La
vigilance suppose une conscience des choses et une conscience du Monde, une tension caractéristique qui appelle une
surveillance . Cette tension de la surveillance est celle qui justement doit se relâcher pour que je m’évade et me livre tout entier
à des images. D’un côté, il y a donc le réel et toutes ses exigences, de l’autre, il y a l’irréel et toutes ses séductions ; en d'autres
termes, ou bien aussi : la conscience de la vigilance et l’inconscience qui tend vers le rêve. (texte)

Le rapprochement avec le souvenir nous met tout de suite dans une possible
confusion. Si, par exemple, j’évoque en pensée la maison de ma grand-mère en
Bretagne où j’ai passé une partie de mon enfance, il y a bien des images qui me
reviennent, mais ces images ont une tonalité particulière, elles sont plus
exactement des souvenirs. Ce qui fait qu’une image est de l’ordre du souvenir vient
de ce qu’elle est marquée par le temps dans la dimension du passé. Je revois une
maison non loin du bourg, des lieux comme une plage de galets. Je pourrais peut-
être me souvenir de la couleur des volets de la maison. C’est là une image
complexe, mais c’est aussi un souvenir. Pour rencontrer une image dans son mode
particulier de manifestation, il faudrait se dégager de la perspective temporelle. Le
souvenir se définit comme prise de conscience par le sujet du passé, alors que
l’image ne nous fait pas sortir du présent : l’image est plutôt intemporelle. Le
souvenir prend place dans la Durée. Toute image n’est pas nécessairement
souvenir, mais inversement, dans tout souvenir, il y a des images. De même, dans
toute image, il y a bien un élément de perception sensorielle, mais qui a été
emprunté à la perception, pour être transformé ensuite. Je peux très bien former
l’image d’un cheval ailé, sans évoquer nécessairement tel cheval que j’ai vu un jour
courir dans un pré. Ce qui me permet de former l’image est en un sens moins
intime qu’un souvenir, c’est une sorte de connaissance de formes plus intemporelle
que les souvenirs. Dans le souvenir, la tonalité émotive est très forte : j’ai
l’impression de retrouver à travers les images, mon passé, de me retrouver moi.
Dans le souvenir, l’essentiel, c’est le rapport de ma conscience au passé, l’image ne
jouant qu’un rôle intermédiaire. Dans le rapport à l'imaginaire, l'image est directement l'objet. Une image est produite,
inventée, elle est une création de l’esprit, ce n’est pas seulement une reproduction de ce que l’esprit a déjà pu voir. La mémoire
vise le passé et non pas l’image en tant que telle, ce qui justifie la distinction des deux facultés. Dans l’imagination, l’image n’est
pas un intermédiaire, elle est le but de la visée en tant que telle. La conscience qui perd pied par rapport à la perception se
déploie dans des images, la conscience se fait tout entière image et jouit de sa production imaginaire. (texte)

Il semblerait donc que l’image soit plus impersonnelle que le souvenir, ce qui semble la rapprocher du concept, l’objet des
actes du jugement. Cependant, nous le voyons bien, une image n’est pas un concept, même si elle est pensée au moyen de
concepts. Quand je me donne une image comme celle du cheval ailé, je la pense en usant du concept de cheval et de celui d’aile.
L’image de la maison appelle logiquement le concept d’abri, de fenêtre, de porte, de toit, de façade etc. Pourtant une image n’est
pas la même chose qu’un concept. Le concept est par nature abstrait, tandis qu’une image est toujours concrète. Le concept est
un genre, une catégorie abstraite. Le concept de chien est une catégorie générale qui recoupe des espèces et individualités
extrêmement diverses. Le concept suppose le langage, le mot pour le dire. Quand j’imagine un chien, je ne peux pas imaginer
une idée, je me représente tel ou tel chien particulier, un teckel, un berger allemand, un setter irlandais etc. Je suis placé dans
une situation qui est semblable à celle de la perception qui est elle aussi confrontée à la particularité de la chose perçue. Je ne
vois pas « un arbre » je vois cet arbre-ci que je peux identifier comme un sapin. De même, l’image que j’ai dans l’esprit c’est un
cercle, un animal, une maison,une fée. Dans un schéma pourtant, nous réalisons en quelque sorte l'intermédiaire entre concept
et image concrète. Un schéma simplifie l'idée et la rend concrète, mais d'une manière qui n'est pas très détaillée. Ceci par
exemple peut passer pour le schéma d'un homme :

je peux identifier ce qui correspond à


la définition d'un homme en
reconnaissant quelques uns de ses
attributs : deux jambes, deux bras,
station debout, un tronc, une tête.
C'est grâce au concept que je peux
identifier cette image.

Les entités mathématiques de même sont d'abord pensées par l'esprit avant de pouvoir être représentées par l'imagination.

une ligne, ce
n'est pas la un triangle
ligne, par même mal
définition elle dessiné
ne devrait pas schématise
avoir encore le
d'épaisseur et concept de
être non triangle
limitée

Il y a pourtant une différence essentielle entre ce que j’imagine et ce que je conçois. Il est possible que parfois nous puissions
concevoir une chose, sans être capable de l’imaginer. Descartes donne l’exemple du polygone à 1000 côtés. « Si je veux penser
à un chiliogone, je conçois bien à la vérité que c’est une figure composée de mille côtés, aussi facilement que je conçois qu’un
triangle est une figure composée de trois côtés seulement, mais je ne puis imaginer les mille côtés d’un chiliogone, comme je
fais les trois côtés du triangle ». (texte) C’est une difficulté que nous avons rencontrée par exemple avec la théorie de la
relativité : du point de vue du concept, l’idée peut-être claire, mais l’imagination ne parvient pas à suivre, car elle doit
s’éloigner trop des repères habituels. Contrairement à ce que l’on admet d’ordinaire, la puissance de l’imagination n’est pas
toujours au-dessus de la puissance de conception de l’intellect. La pensée imaginative éprouve parfois des difficultés à
représenter ce que l’entendement conçoit. Du reste, dans les matières abstraites, le schéma donné par l’imagination n’est jamais
qu’un support pour la pensée et non pas son but. Cela peut aider, notamment dans un but pédagogique, mais c'est tout. On peut
très bien en faire aussi l'économie, si nous pouvons saisir l'idée sans intermédiaire.

En résumé, image, souvenir et concept ont des aspects communs. Le plus caractéristique est le fait que dans tous les cas, ils se
rapportent à un objet absent. Le souvenir se rapporte à un passé qui n’est plus. Le concept se développe sur un plan qui excède
la perception singulière et vise un genre. L’image, elle aussi, vise ce qui n’est pas là, mais dont elle se donne une pseudo-
présence. Le souvenir est du côté de la copie affaiblie de la réalité tandis que l’imagination semble la recréer. L'imagination est
créatrice, le souvenir doit sa vie à une Durée qui a été vécue et qui n'est pas une création actuelle.

B. La conscience et l’imaginaire

C’est cette forme de conscience faite de pseudo-présence que nous devons examiner. En quel sens l’image est-elle une forme
de conscience ? La perception des voitures qui passent dans la rue est aussi une forme de conscience, mais elle est la saisie de la
réalité, au sens du Monde de la vigilance, dans mon champ de conscience. Je suis en rapport avec le réel présent ici et
maintenant, à travers la fenêtre de la perception. De cette manière, c’est l’existence qui est donnée à mon regard. Or, quand
entre en jeu l’imagination je me détourne de ce qui est pour me livrer à des images. Je me donne un objet irréel, un objet
absent, mais qui est, comme dans la perception, particulier et concret.

1) Comment est-ce possible ? On peut dire de l’image qu’elle est l’homologue sur le mode de la visée d’un irréel de ce qu’est la
perception sur le mode de la visée du réel. L’image est le mode de conscience par lequel s’appréhende dans sa particularité un
objet visé par la conscience, sous la forme de l’irréel ou de l’absence. La perception est donation de présence, l’imagination est
une donation d’absence. La formule est étrange mais elle est très claire du point de vue de l’expérience. Dans la perception je
me donne la présence du monde, dans l’imagination, je quitte cette présence et je me réfugie en moi-même. Du coup, je me fais
absent pour tous les autres : « Tu rêves ? » me dit-on.

Ma conscience qui se met à rêver les yeux ouverts, cesse d’être vigilante ; je bascule vers le rêve à travers cet état
intermédiaire qu’est la rêverie. De fait, le rêve, en tant qu’état de conscience, est le prototype du travail de l’imagination. La
rêverie constitue un état intermédiaire, une réintroduction de l’inconscience onirique dans la veille. Pour bien comprendre ce
qu’est l’imagination, il faut partir de l’état de rêve ;pour bien comprendre ce qu’est la perception, il faut partir de ce qu’est l’état
de veille. Le rêve est typiquement une manière pour le sujet de se perdre dans des
images, en maintenant quelques temps un état d’inconscience qui ne supprime pas
les pensées (sinon il chuterait dans le sommeil profond). Le défilé chaotique du
rêve, sa capacité de servir la réalisation de tous les désirs, son non-respect des lois
de la réalité, en particulier la cohérence des objets, la causalité, toutes ces
caractéristiques nous montrent que la structure du réel, tel qu’il est mis en place
dans la veille se voit détruite en faveur d’un irréel posé par l’imaginaire. Le rêve
constitue une projection dans le champ de l’imaginaire et le modèle d'une illusion
bien construite. L’irréel n’est pas le vide. L’irréel a une pseudo-existence en tant
qu’image pour la conscience qui le pose comme son objet. Selon le modèle de
l'intentionnalité de la vigilance, on ne peut pas avoir conscience d’un « rien », la
conscience est conscience-de-quelque-chose. Dans le rêve, la conscience est
devenue, non plus conscience de choses perceptibles, mais conscience d’images.
L’image est un « quelque-chose » pour la conscience, mais un quelque chose qui
n’a pas son entrelacement dans les structures du monde de l’état de veille. Quand le
sujet ressort d’un mauvais rêve, il pense « ouf, ce n’était qu’un rêve »! et reprend
pied dans la cohérence du monde de la vigilance. Il reprend pied dans la réalité en
faisant tomber une illusion, en mettant fin à l’hallucination onirique. (texte)

Nous pouvons retrouver ce travail de la conscience dans l’état de veille quand


nous délaissons le perçu en faveur de l’imaginaire en nous laissant aller à la
rêverie. Nous pouvons demeurer dans cet état de semi-conscience dans lequel
nous invitons des images, au risque d’être surpris en train de rêver les yeux
ouverts. Il y a bien une activité imageante, une intentionnalité très particulière à
l’œuvre dans l’imagination, différente de celle qui se développe dans la perception. Le perçu possède une richesse dont je ne
peux pas faire le tour. Il s’enrichit au fur et à mesure que je détaille de mieux en mieux les esquisses par lesquelles la chose se
présente à moi. L’image ne possède rien de tel. L’image se donne tout d’un coup et se donne dans sa pauvreté essentielle dit
Sartre. Entre l’arbre perçu et l’arbre imaginé, il y a la différence entre l’observation vraie et la quasi-observation. L’image n’est
pas vide par rapport à la perception, elle correspond à une manière qu’a la conscience de se rapporter à un objet.

L’image enveloppe en elle une intentionnalité qui est le pouvoir de l’irréel. Or le pouvoir de l’irréel veut aussi dire le pouvoir
de déréaliser et donc aussi de nier. Quand par exemple, je me trouve à la terrasse d’un café pour attendre Pierre, l’attente, si
elle pèse sur ma conscience, fera que je quitterai très vite la perception. Que m’importent ces gens, ces murs, cette serveuse qui
me sourit, ces détails au plafond. Pierre n’est pas là ! Je ne suis plus disponible pour ce monde. Ma pensée n’est pas tournée vers
le monde, elle est portée vers un monde, le monde-sans-mon-ami. Le passage dans l’imaginaire est spontané. Je pense à lui,
j’imagine un monde avec mon ami présent et du coup, je biffe la réalité de ce monde actuel. D’une certaine façon je ne peux pas
dire que son image est « dans » ma conscience, c’est plutôt ma conscience qui se rapporte à lui en tant qu’il est appréhendé sous
le mode de l’absence, de la non-perception. Il y a dans la rêverie, une sorte d’élan pour donner satisfaction à l’attente, à cet
effort désespéré de saisir ce qui n’est pas là. Ma conscience imaginant se fait tout entière image par sa visée intentionnelle d’un
être concret absent. Il en résulte, dans le vocabulaire de Sartre, que la conscience imageante est néantisation de l’objet. Seul ce
qui est présent est donné à la perception, seul ce qui est présent est un perçu possible, ce qui est absent n’est pas perceptible. Ce
néant est la figuration de l'absence de ce qui est attendu. La conscience d’image doit, pour se développer, néantiser le monde
perçu, pour se fondre dans le monde des images. Si j’attends Pierre, et que ma pensée est toute occupée à me rapporter à son
image, la conscience d'image de Pierre provoque en retour un effacement du Monde qui m’entoure. Pour que je ne puisse
qu’imaginer il faut que la perception disparaisse, il faut que je puisse oublier, au point de ne plus voir du tout le monde qui
m’entoure. L’image correspond à une absence d’être et sa visée s’effectue sur un fond d’existant perçu, mais qui devient un
second plan, tandis que l'image passe au premier plan. Le monde est pour moi un monde-sans-mon-ami. Il est marqué de mon
propre manque, mon image est manque de l’être-présent de mon ami et le monde qui m’entoure ne fait que révéler ce manque.
C’est pour cette raison que la conscience imageante néantise l’objet perçu et le monde tout entier. Elle ne veut plus rien
apprendre ni découvrir du réel, elle veut se donner tout de suite un pseudo-réel sous la forme d’une image. Comme ma
conscience ne peut pas faire du monde perçu ce qu’elle veut, il faut qu’elle se nie comme vigilance, pour trouver refuge dans sa
propre représentation. Il suffit pour que l'imagination s'envole du monde de la vigilance, il suffit d'un prétexte dans la pensée,
d'un objet de fascination, donc d'un minimum de matière empruntée à la perception. Ce minimum est ce que Sartre nomme un
analogon : quelques mèches de cheveux, une photo, un objet ancien, des formes étranges dans les nuages, et la conscience
s’élance vers l’imaginaire. Un tableau sur le mur, mon attention qui s'arrête, ma pensée qui s'évade et me voilà ailleurs.

L’image est donc une manière de penser particulière qui implique aussi une manière d’être au monde sur le mode de la fuite :
être ailleurs, aller au-delà, rêver etc. Nous trouvons tant de séduction à l’irréel que nous le préférons au réel, ce qui revient en
retour à refuser le réel. Placé dans un état particulier, un état second qui le met en rupture avec la vigilance, l’esprit semble
pouvoir produire ses propres objets, au lieu de les découvrir dans les choses perçues. L’esprit porte en lui l’imaginaire. Cela ne
veut pas dire cependant que l’esprit est une espèce d'objet du genre récipient contenant des images. Plus exactement, c’est la
conscience qui devient conscience imageante, comme elle peut-être conscience perceptive. La conscience est son propre
contenu. Quand je me mets à imaginer l’Enfer et le Paradis, j’ai conscience de les imaginer, je ne suis pas en train de les voir.
Tout au plus pourrait-on dire que je tente de les « visualiser », ce qui ne veut pas dire voir. Je me représente un monde qui est
absent. Il ne peut donc y avoir ici de description objective de l'imaginaire, comme il y a possibilité de description du monde
perçu.

2) La puissance de l’irréel permet de représenter la réalisation de tous les désirs et de tous les fantasmes. L’irréel, c’est
toujours s’imaginer autre et autrement. L’imagination ne se contente pas de copier la réalité puisqu’elle la nie en faveur d’autre
chose. Pourquoi ce besoin de s’imaginer autre et autrement, sinon parce que la réalité nous paraît insatisfaisante et que nous
éprouvons le besoin de compenser notre insatisfaction ?

C’est dans cette direction que se développe l’analyse de Freud. Le névropathe se trouve constamment en lutte avec la réalité.
Il doit conjuguer le principe du plaisir qui veut qu’il satisfasse ses désirs, avec le principe de réalité qui veut qu’il reste adapté à
l’ordre social ambiant et à ses normes. Il en résulte un état de constante frustration qui conduit le névrosé à chercher à se
donner satisfaction dans les marges du monde réel, dans l’imaginaire, à rêver la vie qu’il est incapable de vivre. Comme les
pulsions sont inconscientes, il en résulte pour Freud que le dynamisme de l’imaginaire est aussi inconscient. L’imagination est
là pour donner satisfaction au désir sur un autre plan que celui de la réalité et elle le fait dans le rêve autant que dans la rêverie.
Les productions de l’imaginaire sont des compromis passés avec la réalité pour satisfaire les pulsions inconscientes, tout en
ménageant le principe de la réalité. Selon Freud l’artiste lui-même se retire de la réalité insatisfaisante pour se replier dans
l’imaginaire. Ses créations sont aussi le résultat de désirs inconscients, mais la différence entre le névropathe et l’artiste, c’est
que l’artiste dans la création parvient à revenir à la réalité, ce à quoi le névropathe ne parvient pas, condamné qu’il est à vivre
dans un fantasme inassouvi.

Cette analyse rend bien compte de l'idée de compensation. Mais le recours à l'expérience imaginaire n'est pas seulement
négatif, il est aussi constructif. (texte) Sans aller jusqu'à parler de pulsions inconscientes à l’œuvre dans l’imaginaire, il est au
moins possible de remarquer que les productions de l’imaginaire ont un effet particulier sur le sujet conscient. L’enfant, par
exemple, a du mal à accepter la réalité quand elle provoque en lui une souffrance. Les
contes de fées lui permettent de mettre en image les scènes les plus délicates, comme
le départ de sa mère, en montrant, qu’après un moment difficile, il y a toujours une
fin heureuse. Le conte ne fait pas que projeter la conscience dans l’imaginaire, ou
assouvir une fuite, il permet une identification, une théâtralisation de la vie.
L'identification de la petite fille à la princesse, celle du petit garçon au chevalier est
structurante, pour l'un comme pour l'autre. C’est à travers cette identification que
viennent à être surmontées des angoisses qu’à cet âge l’intelligence ne parvient pas à
assumer. Les contes sont une aide pour parvenir à une réconciliation avec soi, à une
acceptation complète de la réalité. Pour l'enfant, accepter la réalité, revient à insérer
les événements dans une histoire. Le conte permet d'appréhender la temporalité de
l'existence comme celle d'une histoire, où tout ce qui arrive n'est que passager, où
des renversements de situation sont possibles, où l'imprévu est à chaque page. Le
conte est à l'image d'un fleuve vivant avec sa source, ses courants, ses vagues et son
épanchement dans l'océan. Il symbolise la naissance, les étapes de la vie, la croissance de la conscience, l'élévation à l'idéal, la
victoire du bien contre le mal, le dépassement des circonstances les plus difficiles de la vie et la paix retrouvée. Le héros, c'est
l'âme en chemin, l'âme en triomphe contre l'adversité.

C. Le champ de l’imaginaire

Qu’est-ce dès lors que l’imaginaire ? Un plan de conscience complexe dans lequel l'esprit se donne à lui-même de l'irréel.
L'irréel ce n'est ni le décalque du réel, son revers agréable, ni le meilleur ou le pire. L’imaginaire c’est le lieu propre aux images,
la fantasia, le domaine des formes concrètes que l’esprit peut élaborer. Selon l'anthropologue G . Durand, l’imaginaire est un
musée de toutes les images, qu’elles soient passées, possibles, produites ou à produire. La question est alors de savoir où
peuvent être puisées ces formes.

Il est possible de distinguer deux formes d’imaginaire, correspondant à un aspect individuel et à un aspect collectif.

1) L’imaginaire individuel, est le répertoire des formes liées aux désirs et aux aspirations de la conscience individuelle. Il est
une appartenance de l'ego. En tant que création de la conscience, il a deux aspects. La création des formes par l’imagination
peut-être interprétée en procédant à une distinction. Kant dit en ce sens : " En tant que l'imagination est spontanéité, je l'appelle
imagination productrice et je la distingue par là de l'imagination reproductrice". a) soit comme une sorte de reproduction de la
perception. C’est ce que l’on nomme l’imagination reproductrice, qui donne lieu à l’errance de la rêverie à partir d’un motif,
donc à partir de l’image d’un objet provisoirement absent. Nous avons tous observé combien les rêves s’alimentent des
éléments de la veille qu’ils déforment à loisir. b) ou bien de pure création de l’esprit, auquel cas on parlera d’imagination
créatrice. De plus, cet objet qu’est l’image, forme système avec d’autres images, de sorte que l’imaginaire se constitue
spontanément comme un autre monde face au monde de la réalité.

Au sein de l'imaginaire, l'image n'est jamais un simple fragment détaché de tout, elle n'existe que par le tout qu'elle forme avec
d'autres images. Ce n'est que par la pensée que nous pouvons opérer une fragmentation. L'image n'est pas un fragment décoloré
de la mémoire. Si l’imagination, par définition, n’était que reproductrice, (texte) alors elle ne serait qu’une forme de la
mémoire. Autant ne pas lui donner de nom particulier. Par contre, si elle est effectivement capable d’élaborer des formes
nouvelles, des images originales, et de constituer un monde, d'où tire-t-elle son inspiration ? Certainement pas de la mémoire.
Le mot « image » comporte une ambiguïté. On dit du reflet dans le miroir qu’il n’est que notre image. Mais en un autre sens,
dans le travail de l’écrivain, dans le conte ou la légende par exemple, l’image n’est pas un reflet, elle est un élément d'un monde
« imaginaire ». L’esprit qui imagine crée, tisse un monde. Il ne colle pas des photographies empruntées à la perception. Et
qu’importe le jugement moral que l’on porte sur cette création. Le monde imaginaire peut-être révéré par les uns comme un
monde supérieur au réel, merveilleux, divin, peuplé d'idoles, ou de modèles ou comme le dit Jung d’archétypes. Il peut aussi au
contraire, être décrié comme un monde délirant de fantasmes, un monde illusoire et trompeur que l’on se créé par
compensation. Si l’on laisse de côté les critiques moralisantes, pour examiner ce domaine de l’imaginaire, il semble que dans
ses profondeurs l’esprit possède un art caché et mystérieux de création de formes. L’esprit qui se livre à l’imaginaire se donne
une ouverture à un irréel, ce qui implique à la fois la recherche de compensation du manque du désir et aussi une projection du
désir, une élévation vers l’idéal. L’imaginaire peut tirer ses éléments de l’infra-rationnel en nous : domaine de l’inconscient, du
passé sous sa forme de traumatismes. D’un autre côté, l’imaginaire peut aussi s’alimenter à une inspiration supra-rationnelle.
C’est ce qui se produit dans la poésie la plus inspirée. C’est aussi ce qui a lieu dans les constructions de l’Utopie qui proposent
une figuration d’une société idéale où les rapports entre les hommes seraient parfaits.

2) Par imaginaire collectif, nous entendons le répertoire des formes qui alimentent les cultures de l’humanité. Dans totem et
tabou, Freud avait émis l’hypothèse d’un inconscient collectif à la source de représentations collectives. C. G. Jung, dans toute
son oeuvre, s’est illustré dans le déchiffrement des symboles à l’œuvre dans l’imaginaire collectif de l’humanité. Un des aspects
les plus novateurs de la psychologie analytique de Jung est cet éclairage des contes populaires, des légendes anciennes, de
l’imaginaire que transporte la culture populaire. La permanence des mythes dans toutes les civilisations nous
montre que l’imaginaire a aussi une dimension collective qui est un reflet des valeurs d’une culture.
Toute société humaine vit avec ses mythes fondateurs. On peut dire avec Jung que l’inconscient collectif porte en lui cette
mémoire de l’humanité qui resurgit sous la forme de mythes dans notre culture. Le mythe présente des relations symboliques
qui sont essentielles pour que nous puissions nous situer nous-mêmes dans l’univers. Jung a tenté d’explorer la grammaire de
l’imaginaire collectif. Il a présenté une théorie de l'inconscient collectif. Jung suppose que l'inconscient s'alimente à une sorte
de patrimoine collectif d'archétypes imaginaires, qui sont le lot commun de toute l'humanité. Ainsi, la figure de l’anima est
l’aspect féminin de l’âme, l’animus, l’aspect masculin. Le dragon, représente les forces inconscientes qu’il faut parvenir à
vaincre. Ces archétypes se retrouvent dans toutes les cultures. Selon Jung, les mythes recourent à des symboles qui reviennent
dans toutes les cultures, tout en prenant une forme spécifique dans chacune d'entre elle.

Notre société post-moderne produit bien sûr elle aussi ses mythes. Le mythe prométhéen du défi de l’homme au destin, de la
victoire contre la nature se réincarne au XVII ème siècle dans les ambitions conquérantes de la technique. Il est présent à la fin
du XIXème siècle et s’incarner dans des figures réelles comme Gustave Eiffel, Pasteur, ou dans des figures fictives comme le
capitaine Nemo de Jules Vernes dans 20000 lieux sous les mers. Toute la modernité s’est construite autour du mythe du
progrès qui se retrouve chez Condorcet et dans les espérances des Lumières. Notre époque post-moderne, si elle s’est
détournée des idéologies politiques, si elle ne peut plus guère s'identifier au mythe du progrès technique, s’est aussi construite
sa propre mythologie. Elle célèbre la révolution virtuelle, comme la génération des années 68 célébrait et croyait dans la
révolution réelle par le biais de la lutte des classes. Elle idolâtre la liberté de l’imaginaire comme pouvoir de tout expérimenter
à travers les images de synthèse. Elle idolâtre le pouvoir de communiquer, la convivialité virtuelle, le pouvoir communiquer
instantanément avec n’importe qui sur la planète par Internet, de tisser un réseau virtuel (le mythe du village virtuel), d’abolir
les frontières des Etats par l’information etc. La vogue de la littérature des OVNI retrouve et renouvelle un vieux mythe,
l’imaginaire des peuples fabuleux et de l'imaginaire de l’altérité. Le succès des séries TV portant sur le paranormal vient
s'alimenter un imaginaire collectif de l'inconnu et de l'ailleurs. Dans ce domaine des constructions mentales de l'imaginaire,
nous sommes semblables aux rêves de conquête des espagnols et des portugais partant à la recherche d'un nouveau monde,
rêvant de terres inconnues et de mondes étranges. Pourquoi ce besoin d’imaginaire collectif ? Pour G. Durand, l’imaginaire est
un antidote à la peur et en particulier la peur de la mort. Le mythe est un fortifiant contre l’angoisse. Bergson l'a très bien
analysé dans son dernier livre, Les deux Sources de la Morale et de la Religion. Il appelle fonction fabulatrice ce pouvoir de la
conscience qui produit les mythes religieux, pouvoir qui protège l’intelligence individuelle contre l’idée du caractère inévitable
de la mort. Le mythe est une assurance contre la dépression qu’apporterait la seule rationalité si elle était laissée à elle-
même. Il donne du Sens.

3) La pensée ne peut pas se réduire à l’ordre de la rationalité, au concept. Il y a en nous un travail constant de l’irrationnel qui
projette aussi ses propres constructions. L’imaginaire libère la face irrationnelle de la nature humaine. C’est ce qui explique
notre séduction devant les contes, devant le fantastique et le merveilleux. Comment expliquer par exemple l'attrait magique du
Seigneur des Anneaux de Tolkien? Le lecteur dès les premières pages entre dans un monde complet, un monde avec son
langage, ses personnages, sa mythologie ; un monde qui est engagé dans un drame mettant aux prises le bien et le mal. Tolkien
nous emporte dans son univers imaginaire, dans un lieu, dans une atmosphère surtout. Il règne tout le long de la quête une
tension extrême,la menace est derrière chaque rocher, chaque vol d'oiseau, tandis que la nécessité de mener à terme la lutte
contre le mal devient de plus en plus vive. Le lecteur s'identifie nécessairement au héros
et s'il parvient à s'immerger dans ce monde, c'est nécessairement que ce monde
imaginaire de Tolkien n'est pas seulement de l'individu Tolkien. Il rejoint une
architecture inconsciente, des archétypes primitifs que chacun possède en lui. Nous
pouvons, après avoir connu cette expérience du lecteur comprendre en quoi une
oeuvre comme Le Seigneur des Anneaux a pu être à l'origine de tout un genre, l'héroïc
fantasy, qui, dans ses productions, n'atteint que rarement le modèle. Ce qui est
remarquable, c'est bien la puissance d'inspiration du texte, puissance qui se
communique au lecteur. Sur cet exemple, il devient assez clair que la frontière entre
imaginaire individuel et imaginaire collectif n'existe pas vraiment.

Dans l’imaginaire, l’esprit fait l’expérience d’un déploiement d'intelligence


créatrice qui lui procure une satisfaction psychique originale, à la fois en
tant que création et en tant que libre jeu de l’affectivité. C’est ce qui fait que
nous trouvons dans la poésie une joie qui ne nous est pas donnée par le savoir
scientifique. C'est aussi pourquoi exercer l'intellect et cultiver l'imagination sont des
aspects différents de la culture (texte). Un homme sans imagination a un esprit bien
terne. C'est en quoi Baudelaire avait raison de faire l'éloge de l'imagination comme reine
des facultés de l'esprit. Selon le mot de Raymond Ruyer, nous avons autant besoin de
nourritures psychiques que de nourritures intellectuelles. Les nourritures psychiques ne remplacent pas les nourritures
intellectuelles et inversement. L’artiste et, dans une certaine mesure l’inventeur, sont de ceux qui savent puiser dans le
dynamisme de l’imaginaire, parce qu’ils remontent au jeu libre de l’intelligence créatrice, tandis que le commun des mortels ne
voient en général dans l'imaginaire qu’un refuge contre les déceptions du sort et l’ennui. L'imaginaire permet le déploiement de
l'intelligence sur un plan qui n'est pas celui du réel, mais cela veut dire aussi que d'une certaine manière, l'imaginaire peut
atteindre une profondeur que le réel perçu par les sens ne peut pas découvrir. Ainsi le conte initiatique, tout en empruntant le
chemin de l'imaginaire, peut en même temps mettre l'esprit devant le mystère du Réel. C'est à ce jeu que se livrent par exemple
les récits initiatiques du Yoga Vashistha, dans lequel les problèmes métaphysiques sont abordés par le biais d'histoires, ou de
contes initiatiques. Dans l'histoire de Lavana par exemple, le roi voit arriver dans sa cour un magicien qui le projette dans un
fantasme, une histoire extraordinaire qui dure une heure. A son retour il raconte à ses courtisans ce qu'il a vu. Mais, peu de
temps après, il doit ensuite affronter une étrange situation : ce qu'il pensait avoir rêvé s'est bel et bien produit quelque part,
dans un pays non loin de son royaume. D'où le problème qui harcèle le roi: comment ce qui était imaginaire, a-t-il pu en même
temps être réel? A-t-il réellement vécu de tels événements? Le conte ici conduit droit à l'interrogation sur le statut des
événements et de leur cours. Il pose le problème du destin individuel par rapport à l'identité du sujet. Il nous interroge sur le
paradoxe de l'écoulement du temps. Le conte initiatique ne se contente donc pas d'être une sorte d'évasion poétique hors du
réel. Il fait peut-être un détour par l'imagination, mais il vise son interrogation et cherche la Réalité.

* *
*

Imaginer, c’est bien plus que déformer le monde réel, (texte) c’est représenter un autre monde. La richesse de l’imagination
n’est pas seulement empruntée à la perception. Elle outrepasse toujours le perçu. L’imagination a pouvoir parfois de prospecter
ce qui n’est pas encore et de le figurer. La littérature nous le montre avec profondeur. Bien des oeuvres littéraires ont été
prémonitoires. L’œuvre de Jules Verne est stupéfiante dans sa capacité d’anticipation par l’imagination. Le Meilleur des
Mondes d’A. Huxley a vu avec beaucoup de profondeur ce qui pourrait advenir dans une société technocratique post-
moderne.

Ainsi, l’imaginaire n’est assurément pas le réel, mais ce n’est pas pour autant seulement un domaine d’évasion. Dans
l'imaginaire se projette une profondeur que l'intellect ne parvient pas à conceptualiser entièrement. La puissance de
l'imagination permet souvent d'approcher de manière plus riche et vivante le Réel que ne le permet le
concept. Et cependant, d’un autre côté, l’intuition peut aussi parfois dépasser le pouvoir figuratif de l’imagination.

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Questions:

1. Faut-il considérer notre propension à la fuite dans l'imaginaire comme une forme de liberté?

2. De quel point de vue est-il légitime de se servir d'image pour illustrer un concept?

3. S'imaginer autre et autrement est-ce une facilité ou un forme de conditionnement de la pensée?

4. Quelle relation pourrait-on formuler entre l'imaginaire et l'inconscient collectif?

5. En quoi l'imaginaire permet-il de construire la personnalité de l'enfant?

6. Un esprit qui manque d'imagination peut-il réellement être intelligent?

7. "Si nous n'avions pas l'imaginaire nous ne pourrions pas supporter la souffrance continuelle": la formule est séduisante, mais
ne peut-elle pas être aussi retournée?

Dialogues et commentaires

© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.


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