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Revue française de

psychanalyse (Paris)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud


Socié t é psychanalytique de Paris. Aut eur du t ext e. Revue
française de psychanalyse (Paris). 1975 / 07-1975 / 08.

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REVUE
FRANÇAISE DE
PSYCHANALYSE
4 REVUE BIMESTRIELLE
TOME XXXIX - JUILLET-AOUT 1975

LA FONCTION
PSYCHANALYTIQUE
(Colloque de la Société Psychanalytique
de Paris)

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
PUBLIÉE SOUS L'ÉGIDE DE LA SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS
Société constituante de l'Association Psychanalytique Internationale

COMITÉ DE DIRECTION
lise Barande t Jean Kestenberg Francis Pasche
Maurice Bénassy Serge Lebovici Julien Rouart
Denise Braunschweig Pierre Mâle Henri Sauguet
J. Chasseguet-Smirgel Jean Mallet t R. de Saussure
René Dlatkine Pierre Marty Marc Schlumberger
f Jacques Gendrot S. Nacht S. A. Shentoub

DIRECTEURS
Christian David Michel de M'Uzan Serge Viderman

SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION
Jacqueline Adamov

ADMINISTRATION
Presses Universitaires de France, 108, bd Saint-Germain, 75279 Paris cedex 06

ABONNEMENTS
Presses Universitaires de France, Service des Périodiques
12, rue Jean-de-Beauvais, 75005 Paris. Tél. 033-48-03. C.C.P. Paris 1302-69

Abonnements annuels (1976) : six numéros dont un numéro spécial contenant les
rapports du Congrès des Psychanalystes de langues romanes :
France 152 F
Etranger 168 F

Prix du présent numéro 20 F

Les manuscrits et la correspondanceconcernant la revue doivent être adressés à la


Revue française de psychanalyse, 187, rue Saint-Jacques, 75005 Paris.

Les demandes en duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises
que dans les quinze fours qui suivront la réception du numéro suivant.

Cliché couverture :
Torse de sphinx allé
(VIe s. av. J.-C.)
Musée de l'Acropole, Athènes
(Photo Boudot-Lamotte.
LA FONCTION PSYCHANALYTIQUE
(Colloque de la Société psychanalytique de Paris
Deauville, Ier et 2 mars 1975)

Francis PASCHE, Perception et déni dans la relation analytique.. 565


Michel FAIN, Une consultation difficile 569
Jean COURNUT, Le travail associatif 581
Dominique J. GEAHCHAN, DU début à la fin 589
José RALLO, Intervention 593
Denise ROTHBERG, Entretiens d'orientation 595
René BÉROUTI, Intervention 597

Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, Notule sur les mots et les choses.. 599

TRADUCTIONS
Sandor RADO, La psychanalyse des pharmacothymies 603

NOTES CLINIQUES
Jean-Paul OBADIA, Maladie rhumatoïde et psychosomatique 619
....
RÉFLEXIONS CRITIQUES
Serge LEBOVICI, L'attention et l'interprétation, par W. R. Bion. 627
Claude NACHIN, Learning from expérience, par W. R. Bion 641
..
Jean-Pierre JACQUOT, Le psychanalysme, par R. Castel 653

LES LIVRES
Henri EY, Traité des hallucinations, par S. Lebovici 667
NÉCROLOGIE 669

REVUE DES REVUES


The Psychoanalytic Quarterly (J. FÉNELON) 671
Psychosomatic Medicine (P. WIENER) 685
R. FR. P. 19
COLLOQUE
DE LA SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE
DE PARIS
LA FONCTION
PSYCHANALYTIQUE
(Deauville, Ier et 2 mars 1975)

Le Colloque annuel de la Sociétépsychanalytique de Paris,


organisé par René Diatkine, s'est tenu les Ier et 2 mars 19j5
à Deauville. Il a été consacré à l'étude de l'examen clinique
préliminaire et, plus largement, au thème de la fonction du
psychanalyste sous les aspects divers qu'elle peut prendre.
On ne trouvera dans ce numéro qu'une image très incom-
plète des échanges qui ont eu lieu, un grand nombre de parti-
cipants actifs n'ayant finalement pas eu la possibilité de
publier leurs exposés introductifs ou leurs interventions.

C. DAVID.
FRANCIS PASCHE

PERCEPTION ET DÉNI
DANS LA RELATION ANALYTIQUE

Dans un article sur le fétichisme Freud donne deux exemples qui


me semblent devoir éclairer la structure de la relation analytique.
« L'analyse de deux jeunes gens m'apprit que l'un et l'autre n'avaient
pas pris connaissance de la mort de leur père aimé dans la deuxième et
dixième année ; ils l'avaient « scotomisée », aucun des deux cependant
n'avait évolué en psychose. Ici donc un morceau certainement signifi-
catif de la réalité avait reçu un déni du Moi, tout, comme chez le féti-
chiste la désagréable réalité de la castration de la femme. » Et plus
loin : « Il n'y avait qu'un courant de leur vie psychique qui ne reconnais-
sait pas cette mort, un autre courant en tenait parfaitement compte ;
les deux portions, celle fondée sur le désir et celle fondée sur la réalité
coexistaient. »
Nous croyons que cette situation, qui est peu ou prou celle de chacun
de nous est portée à son paroxysme par les conditions mêmes de toute
cure type, cure qu'elle rend possible et dont elle commande l'évolution.
Le silence de l'analyste et sa quasi-invisibilité, le peu qu'il offre ou,
en tout cas, devrait offrir à la perception de l'analysé constituent un
« morceau significatif de la réalité » du même ordre que le manque de
pénis ou la disparition définitive d'un objet d'amour.
L'enfant et le psychanalysé sont bien obligés de constater qu'il n'y a,
en une région du perceptible, rien ou presque à percevoir si, en même
temps, ils affirment implicitement tout le contraire. En effet, le psycha-
nalyste doit dans la mesure du possible, éviter de se montrer ou de
s'exprimer verbalement autrement que pour faire part au patient de ce
que celui-ci, sans le vouloir ni le savoir tout à fait, lui donne à entendre,
ce qui nécessite abstention et passivité : le renoncement momentané à
toute activité, fût-ce celle d'apparaître.
Le psychanalyste doit ménager en lui-même une sorte de vide et
pas seulement pour faire place aux fibres manifestations de son patient,
mais aussi et peut-être surtout pour que celui-ci le perçoive comme tel
et puisse y opposer de mille manières son déni.
REV. FR. PSYCHANAL. 4/75
566 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
On a coutume de voir dans ce refus de se laisser percevoir une
marque supplémentaire de la toute-puissance de l'analyste. Il s'arroge-
rait ainsi le droit de ne pas satisfaire aux demandes ni même de répondre
aux questions, de ne jamais passer aux aveux de la parole, du geste et
de la mimique, alors qu'il y contraint son partenaire. Il serait donc
réellement un parent jouissant d'un pouvoir discrétionnaire sur un
enfant à sa merci.
C'est d'abord oublier que cette inégalité est l'application d'un
contrat et la soumission à une règle dont il ne dépend pas de l'analyste,
selon la forte expression de Freud, de dispenser l'analysé et, ajouterons-
nous, de s'en dispenser lui-même. Tout analyste reconnaîtra que
l'élaboration de son contre-transfert est souvent bien nécessaire et ne
suffit pas toujours pour prévenir son désir d'exprimer désirs et affects.
Sont ainsi interdits d'expression tout autant le désir de se justifier
devant les attaques, de se venger et de faire savoir qu'on absout, que
celui de répondre aux marques d'amour, d'en offrir, tout autant le
désir de guérir, simplement, ou encore de s'affirmer, de se faire valoir,
que celui de se faire plaindre ou mépriser. Tout cela est une application
de la règle d'abstinence qui est la mise en oeuvre effective de la
neutralité et qui doit être entendue au plein de son sens ; l'analyste
empêché, désarmé, neutralisé pour tout ce qui n'est pas son activité
d'interprétation, en s'y conformant réalise une sorte d'autocastration ;
l'acharnement que nous mettons tous plus ou moins à la nier et même
à la surcompenser en démontre a contrario l'existence.
L'effet économique de cette abstinence ne se limite pas à la réten-
tion. Le fait qu'il ne soit pas répondu aux prestations d'amour ou de
haine qui nous visent, et que par conséquent l'énergie afférente à ces
réactions ne soit ni déchargée ni même fixée dans un échange possible
s'accumule sous une forme libre, surcharge que l'activité mentale
dépensée dans l'analyse du contre-transfert n'éponge pas et qui va
alimenter le Ça ; ce qui affine et exalte l'intuition mais fragilise le Moi
ainsi effectivement évidé.
Le psychanalysé n'est donc pas le seul à devoir être frustré. S'il faut
admettre que ces deux modes de frustration sont différents, la propor-
tion entre leur degré respectif est un facteur essentiel pour juger de la
qualité de la relation analytique.
En croyant que c'est la toute-puissance de l'analyste qui lui permet
de se taire et de se cacher on prend l'effet pour la cause et plus encore.
C'est parce qu'il est tenu de s'effacer et se soumet à cet impératif que
cette privation est bien réelle et perçue par le patient pour ce qu'elle est,
PERCEPTION ET DÉNI DANS LA RELATION ANALYTIQUE 567

que celui-ci peut lui conférer la surabondance de pouvoirs et de dons


qui viennent d'ailleurs. C'est la juste appréciation par l'analysé de
l'impuissance imposée à l'analyste qui en fait le support de la toute-
puissance parentale. Rappelons ce que Freud dit de l'importance du
fétiche comme représentant du pénis absent. « Quelque chose d'autre
a pris (la) place (du pénis), a été désigné pour ainsi dire comme substitut
et est devenu l'héritier de l'intérêt qui lui avait été porté auparavant.
Mais cet intérêt est encore extraordinairementaccru parce que l'horreur
de la castration s'est érigée en monument en créant un substitut. »
Ajoutons que cette perception correcte de la castration de l'analyste
se double de celle de sa mortalité ; mutisme et invisibilité, symbolisent
la mort. Toutefois cette mort n'est pas une annihilation totale. L'analysé
a, et doit avoir, une réalité positive à percevoir : non seulement l'entou-
rage humain de l'analyste, mais son décor, son habillement, son aspect
physique avec ses variations, la voix, le ton, le contenu de ses propos.
Tout cela, sans oublier l'infraperceptible et le liminal — ce dont des
notions telles que celles de « communication d'inconscient à inconscient »
ou de télépathie s'efforcent de rendre compte — révèle plus ou moins
les désirs et les affects du moment et aussi la nature de l'investissement
de fond non ouvertement manifesté dont l'analysé est l'objet de la part
de l'analyste. C'est ainsi qu'est perçue la « bienveillance » sans laquelle
il n'est pas de bon transfert positif au sens de Freud.
Tout cela se juxtapose à, ou plus exactement circonscrit, dans l'objet-
psychanalyste, une zone de non-signe, de réfèrent minimal. De la
réalité positive de l'analyste à percevoir l'analysé fait deux usages ;
d'une part il la perçoit telle qu'elle est comme l'expression de la person-
nalité, des désirs, des défenses, des affects de l'analyste et de sa fonction,
avec l'amour qu'elle implique, mais d'autre part il détache de cette
réalité l'ensemble des signifiants accessibles, ensemble dans lequel il
puise selon les péripéties du transfert. Autrement dit il reconnaît la
réalité manifestée de l'analyste dans toute son épaisseur et sa spécificité
en même temps qu'il la dénie en tant que manifestation du sujet qui
l'anime, il la dévitalise en l'éradicant, il en fait un simple support, un
fétiche, une chose à tout faire, susceptible de servir à ses fins, c'est-à-dire
à la Répétition.
Le Moi de l'analysé est donc doublement scindé à condition que
l'analyste s'y prête. On discerne la reconnaissance de la réalité négative
de celui-ci et son déni, et, à la fois, la reconnaissance et le déni de tout
ce qui sous-tend sa réalité positive. La prévision quant à la possibilité
d'une analyse classique lors de l'entretien préliminaire pourrait, me
568 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
semble-t-il, prendre comme fil directeur la capacité du patient éventuel
d'effectuer cette quadruple opération. Or seules les névroses dites de
transfert et les structures « normales », c'est-à-dire les névroses pauci-
symptomatiques et les caractères à armature souple, en sont capables ;
pour tous les autres on ne peut envisager une prise en charge analytique
qu'en prévoyant des aménagements qui peuvent aller jusqu'à l'inver-
sion de la technique ou son remplacement par des entrevues de soutien.
Il nous a semblé que la nosographie psychanalytique s'ajustait assez
bien à notre schéma.
Les psychosomatiques ne perçoivent que la réalité positive de
l'analyste, réduite d'ailleurs à sa fonction qu'ils limitent à un rôle
de thérapeute.
Les psychotiques ne perçoivent souvent que les motions pulsion-
nelles inconscientes de l'analyste, ils ne les intègrent que dans la mesure
où elles consonnent avec un Je dédoublé comme persécuteur ou bien-
faiteur surnaturel. Le mutisme et l'invisibilité de l'analyste sont intolé-
rables ou ignorés. Enfin nous avons insisté ailleurs sur l'importance de
la perception du corps de l'autre comme pare-excitation substitutif chez
le psychotique, d'où la nécessité soit du face-à-face, soit d'interventions
continuelles qui comblant, en écho des fantasmes du sujet, le vide
perceptif, préviennent les projections angoissantes.
Pour le pervers au sens de perversité, le psychanalyste devient
ustensile à jouir, à souiller, à détruire. La réalité positive de l'analyste
n'est reconnue que pour se donner le plaisir de réduire celui-ci à l'état
de fétiche. Citons aussi les « caractères » qui parviennent dans un but
défensif évident à surinvestir exclusivement ce que l'analyste laisse
apparaître de lui-même, afin de le connaître et de le maîtriser totalement,
et encore les déprimés qui ressentiront comme carence de l'analyste,
comme « ombre de l'objet », sa réserve, et seront susceptibles de l'intro-
jecter comme telle.
Naturellement aucune de ces éventualités n'est entièrement réalisée
pour aucun cas concret et, d'autre part, chacune d'elles peut se pré-
senter au cours de l'analyse la plus classique et le plus légitimement
prescrite, d'où la difficulté d'évaluer et de prévoir au cours d'un premier
entretien. Aucune recette. Il nous faut bien, pour conclure recourir à
une notion aussi peu scientifique, aussi vague, aussi inéluctable que
celle de sens clinique.
Mai 1975.
MICHEL FAIN

UNE CONSULTATION DIFFICILE

C'est parce que je me suis trouvé devant un problème difficile à


résoudre au cours d'une consultation définie à l'avance comme devant
être unique, problème auquel d'ailleurs je n'ai pu donner aucune
solution valable, que j'ai demandé à René Diatkine de venir l'exposer
devant vous. J'ai pensé que la matérialisation quasi caricaturale des
difficultés auxquelles je me suis heurté, difficultés conjecturales d'une
part, inhérentes au cas d'autre part, inscrivait à ciel ouvert ce qui
d'habitude ne transparaît qu'à travers des enchaînements échappant
consciemment au patient.
C'est au cours d'un de ces week-end que l'on qualifie de prolongé
que M. R... me téléphone; il me signale d'emblée qu'il va repartir
dans les jours qui suivent pour un pays fort éloigné et dont on ne
ressort pas facilement. Autrement dit, je suis de suite informé d'une
part que cette consultation sera unique et d'autre part que M. R...
m'avait appelé dans des conditions qui impliquaient la possibilité d'une
absence de réponse.
M. R... est un homme d'âge mûr, élégamment vêtu, faisant jeune
en dépit de ses 49 ans. Il est journaliste, Juif, noir de cheveux et de
poil, trapu. Il a l'aspect d'un homme d'action, réaliste de pensée, et
peu enclin à des spéculations intellectuelles ; il m'apparaît vite qu'il
est de ce type d'individu fort soucieux de son apparence, volontiers
méprisant envers ceux qu'il juge inférieurs, facilement obséquieux
envers d'autres estimés supérieurs. Mais ces premières impressions qui
émanent de sa personne et de ses propos sont manifestement sous-
tendues par une angoisse vive évoquant la panique, angoisse qu'il
maîtrise en tentant d'exagérer certains traits de caractère de sa person-
nalité prémorbide. « Ce qu'il a à dire, me dit-il, est embarrassant pour
un homme (sic), il n'en a jamais parlé à aucun médecin de son pays. »
Il se place ainsi au niveau d'un narcissisme phallique que je ne peux,
à son avis, que partager. L'effort qu'il fournit alors pour me parler est
plus perceptible dans le contrôle qu'il exerce sur sa voix que dans son
attitude. Il use du français parfaitement avec, toutefois, un léger accent.
REV. FR. PSYCHANAL. 4/75
570 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

Depuis un an environ, il est devenu progressivement impuissant, ce,


avec une femme dont il est tombé amoureux. En fait, il m'apparaît
vite que le « progressivement » vise à atténuer le fait que cette impuis-
sance s'est manifestée d'emblée pour ne plus varier par la suite. Cette
impression s'appuie sur le fait que bien qu'ayant eu de très nombreuses
liaisons, il avait toujours manifesté quelques difficultés d'érection au
départ, difficultés qui chaque fois disparaissaient « progressivement ».
L'inquiétude qu'il exprime alors de savoir si je le comprends bien, si
son français est correct, me confirme dans cette impression. Bien qu'il
existât dans ses propos une précision dans la liaison des mots et des
choses, je n'ai pu me représenter à travers ses dires les scènes au cours
desquelles s'installa « progressivement » son impuissance. Enfin,
m'explique-t-il, par deux fois il eut l'occasion de rester plusieurs jours
seul avec cette femme. Ce genre d'occasion avait, jusque-là, toujours
constitué un cadre où s'épanouissait son désir et dans ce cas précis,
au contraire, les choses empirèrent. Son amie lui montra dit-il beaucoup
de bienveillance et de compréhension, cette compréhension à laquelle
il ne croyait pas aptes les médecins de son pays.
Il me décrit par la suite une série de nouvelles tentatives avec
d'autres femmes, tentatives ne visant qu'à la vérification de sa virilité
et qui, bien entendu se traduisirent par autant d'échecs. Autrement
dit, il me décrit alors la régression subie et qui l'amena à se centrer
d'une façon anxieuse sur lui-même en général, sur son pénis en parti-
culier. Il se tait, je vois qu'il se concentre avec effort, puis la phrase
jaillit « il y a trois ans, j'ai été opéré d'un cancer... ». Il insiste alors
...
sur l'avertissement qui lui fut à cette occasion donné : « Désormais,
il se devait d'éviter tout stress » (sic). Cet avertissement dit-il augmente
son inquiétude, car sa situation actuelle est génératrice de stress. Je
résiste à la tentation qui me saisit de demander la localisation du cancer
opéré. J'y résiste, car je viens d'entendre se matérialiser, à travers le
récit de ce patient, tous les éléments qui caractérisent le complexe de
castration : l'avertissement, l'opération, l'impuissance.
Il revient alors sur son symptôme pour me signaler qu'il a effectué
une recherche à travers les livres qui traitent de la question. Il évoque
le livre de Stekel. Son ton change, il a l'air gêné de me confier qu'il
s'est aventuré seul dans ce territoire intellectuellement réservé. Il associe
alors en utilisant pour la première fois une locution issue probablement
de ses lectures : « J'ai été complexé. » Il le dit plusieurs fois. Tandis que
je m'attends à ce qu'il m'évoque quelque événement d'enfance, il me
reparle de l'amie avec qui s'est manifestée sa difficulté : elle lui a raconté
UNE CONSULTATION DIFFICILE 57I

en détail des aventures qu'elle a eues avec d'autres hommes. Alors qu'il
vient de manifester quelque gêne à me dire qu'il s'est lancé dans des
lectures traitant de son cas, M. R... se plaint d'avoir été « complexé »
par des récits intempestifs décrivant les différents modes selon lesquels
son amie avait joui avec d'autres individus — qui, entre eux, ne pouvaient
que mutuellement se congratuler de leurs performances — étant sous-
entendu qu'ils contemplaient simultanément avec mépris ce pauvre
M. R... Je rappelle à ce propos ce que j'ai dit de la morgue qu'a faci-
lement M. R... pour ses inférieurs. Corrélativement, il est devenu
« névrotique » (sic) dans son travail. Sans donner dedétails, il m'explique
qu'il veut dire qu'il s'adonne à une hyperactivité pour oublier ses
déboires sexuels. Mais dès que cela cesse, il est repris, par sa préoccupa-
tion. Comme je sens qu'il n'en sortira pas, je lui demande de me parler
de lui. Je constate que le simple fait de mon intervention éveille chez
ce patient une défiance qui va se manifester sur un mode préférentiel :
des raisonnements hyperrationnels au cours desquels le qualificatif
« normal » va revenir avec une fréquence que l'on peut qualifier d'anor-
male. Je suis surpris par le fait que ces rationalisations ont un but
évident pour moi, bien qu'inconscient pour lui : il craint que j'établisse
des liaisons entre les phrases qu'il va prononcer et ce, à partir du
moment où je l'ai prié de me parler de lui d'une façon moins centrée
sur son symptôme. C'est ainsi qu'il va s'appliquer à distinguer des
sentiments de frustration et d'injustice ressentis lorsqu'à 46 ans on
l'informa et l'opéra d'un cancer, son impuissance qui ne survint que
deux ans après. Il ne peut donc exister aucun lien entre les deux événe-
ments. Il est marié, a une fille, depuis longtemps il n'a plus de vie
sexuelle avec sa femme, il nie absolument avoir changé de caractère
depuis que tout cela est arrivé. Il est normal, normal, normal... Sous cette
affirmation transparaît pourtant un désintérêt global. Seule sa rumina-
tion sur son impuissance compte. Ce désintérêt n'est exprimé en fait
qu'indirectement — avec des mouvements de protestation contre un
destin cruel, « avant », il était brillant, gai, optimiste. Cette protestation
est analogue à celle qu'il a déjà mise en avant à propos de son cancer
survenu à 46 ans.
Sa défiance revient en masse quand je m'informe de ses parents :
rien n'est à signaler de ce côté-là, tout est normal, il sait bien que les
psychanalystes s'intéressent à cet aspect des choses, il regrette (sous-
entendu « de me décevoir »), il n'y a rien de ce côté. Il est alors complè-
tement inconscient des sens que l'on pourrait attribuer au terme « rien ».
Son père, toujours vivant, est médecin; avec lui, les relations ont
572 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1975

toujours été excellentes, à tous les âges. Ce qui est notable de la descrip-
tion en question, c'est l'accent mis sur la qualité de la relation de son
père envers M. R... sans que la personnalité dudit père ne soit en
aucun moment invoquée. L'unicité de la consultation fait, qu'à tort ou
à raison, je m'abstiens de lui faire remarquer que son père fait partie
des médecins auxquels il n'a pu se confier.
Sa mère, « c'est pareil », pourtant, et là il marque une hésitation...,
elle a eu à plusieurs reprises des dépressions « dépourvues de plausibi-
lité ». Là encore, je m'abstiens de lui demander de quoi ces dépressions
étaient pourvues. Il insiste sur le fait que en dehors de ces périodes, elle
a été pour lui tout à fait normale. En quelque sorte, les dépressions
maternelles viennent de l'empêcher de la décrire, comme il l'a fait pour
son père, totalement tournée vers lui.
Je lui fais alors remarquer — sans que je sois sur le moment tout à
fait conscient du poids que va prendre cette remarque — que lui aussi,
tout comme sa mère, est dépressif. Il devient alors livide, s'agite, et
pour reprendre contenance sort un paquet de cigarettes, m'en offre
une — que je refuse — et reste là, agité, silencieux, tirant bouffée sur
bouffée de sa cigarette. Je suis surpris, ne comprenant guère l'effet
conjugué de ma réflexion et de mon refus de sa cigarette, ce qui m'amène
à m'informer de ce qui se passe.
Il me répond que son attitude est normale, étant donné le récit
qu'il vient de me faire, que tout homme serait comme lui dans une situation
identique. Puis, après un silence, il me lâche tout à trac la révélation
«... mon cancer n'a pas été un cancer habituel — j'ai eu un cancer du
sein » (1). J'apprends ainsi qu'après l'opération il était venu une pre-
mière fois en France faire vérifier le résultat de l'opération, signalant
ainsi implicitement le surgissement de sa défiance à cette même époque.
La notion d'une entente « entre hommes » va à nouveau se manifester.
Je dois savoir, me dit-il, ce qu'est un Halsteadt et, en conséquence,
comprendre qu'il a depuis toujours refusé de se dénuder le thorax
publiquement en général, devant une femme en particulier. Une telle
mutilation ne se montre pas.
Je consacre la fin de la consultation à lui expliquer la réédition qui
s'est produite chez lui à la suite de son opération, de son complexe de
castration, complexe auquel il était sensible avant même son opération
ainsi qu'il me l'avait rappelé. C'est aussi dans une visée psychothérapique

(1) Il s'agit évidemment d'une maladie qui paraît aussi peu plausible à M. R... que la dépres-
sion qui affecta sa mère.
UNE CONSULTATION DIFFICILE 573

que je lui montre la tentative qu'il a effectuée dans le récit qu'il m'a fait
de rétablir une diachronie des événements afin de desserrer l'impact
du traumatisme. Je lui parle ainsi « entre hommes », passant sous silence
les fantasmes de métamorphose en femme qui le tourmentaient, fan-
tasmes d'ailleurs vécus sous une forme proche du délire. Je m'enquiers
aussi des possibilités de psychothérapie existant dans son pays. Il me
rappelle, ce que je sais, la tendance des psychiatres de ce pays à devenir
les gardiens de l'ordre politique, ce qui ne me laissait guère de possi-
bilités de réponse, sinon qu'il devait probablement exister des praticiens
qui, en réaction à cet état de fait, auraient à coeur de l'aider. Ainsi se
termina cette consultation qui me laissa profondément mécontent. Sur
un point, j'étais d'accord avec M. R... « entre hommes, ces choses se
comprennent bien ».
La discussion que j'introduis maintenant se doit d'éviter une
certaine paralysie hystérique des processus de pensée qui risque de
constituer un écueil sérieux. C'est ce qui peut arriver quand un individu
vient exposer à un autre les suites fâcheuses des faits qui reconstituent
point par point le déroulement du complexe de castration :
1° L'avertissement, c'est-à-dire le message verbal et apeuré de la
mère concernant le danger de castration par le père si l'activité auto-
érotique de l'enfant persiste. En l'occurrence, l'avertissement de ne
plus se mettre en état de stress, avertissement que M. R... rapportera
immédiatement à la sexualité;
2° Le temps du déni de la menace, représenté dans ce cas par la
latence du symptôme;
3° Le temps au cours duquel s'impose avec toute sa force le manque
à percevoir le pénis au niveau du pubis féminin. L'avertissement
d'abord dénié reprend toute sa force et se lie à la représentation construite
rétroactivement du père tranchant le pénis.
« Vous savez ce qu'est un Halsteadt,
m'avait dit ce patient. » Oui,
je le savais, mais je n'en avais vu les traces que sur des torses mutilés
de femme.
M. R... d'ailleurs me signala qu'il mettait les autres à l'abri d'un tel
traumatisme : il ne se dénudait plus jamais publiquement. Certes il
s'agissait ainsi de tenter de refouler la scène au cours de laquelle, enfant,
s'était révélée à lui la différenciation sexuelle, le fait de montrer son
torse mutilé à un autre étant un retournement de cette scène, je dirai
même un double retournement.
40 Ce que je viens d'appeler double retournement constitue de fait
le quatrième temps du complexe de castration. M. R... par ses rationa-
574 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
lisations répétées visant à démontrer non seulement sa normalité, mais
aussi la normalité du monde qui l'entoure, désavoue une hypothèse
possible : il a subi une émasculation suivie d'un coït « anormal ». Si
ce fait se vérifiait il serait contraint de reconstruire un monde, un
système cosmique dirait Freud, ou, peut-être, tel le président Schreber
il voudrait créer une nouvelle race.
En vérité, M. R... n'en est pas là. C'est la localisation réellement
féminine de son cancer qui le pousse traumatiquement à des extrémités
qui frisent la reconstruction délirante. Par contre, toute sa vie, M. R...
a effectivement opéré une régression responsable d'une névrose d'échec.
Je rappelle pour mémoire, qu'une telle régression, qui aboutit à une
sexualisation des liens Moi-Surmoi, suit un chemin régrédient allant
de l'existence d'un Surmoi jouant efficacement son rôle pour empêcher
toute resexualisation du conflit oedipien sous quelque forme que ce soit,
au système du double retournement tel qu'il est décrit dans Les pulsions
et leur destin. M. R..., s'il craint maintenant d'être poussé à reconstruire
un cosmos délirant, pouvait parfaitement quitter ce pays qui le tient
avec méfiance dans une position subalterne. Il pouvait, sans délire,
aller habiter une terre nouvelle où effectivement se régénère une race,
y recréer une famille. Il n'en a rien fait. La sexualisation de ces liens
avec son milieu social est évidente : M. R... est un raté qui, auparavant,
sexualisait avec constance les impératifs de son Surmoi. A cette occasion,
nous pouvons sentir la fragile distance qui sépare la névrose d'échec,
forme très dissimulée d'une véritable conversion hystérique affectant
la seconde topique, de la paranoïa.
A juste titre, on pourrait objecter que la chronologie objective des
faits ne correspond pas aux quatre temps que je viens schématiquement
d'évoquer. La maladie et l'opération qui en découle ont été les premières
en date. A cette objection, je répondrai qu'il faut avant tout s'attacher
à la chronologie qui marque le récit que fait ce patient. Il m'apparaît
nécessaire de considérer avec un très grand sérieux l'effort que fournit
M. R... pour rétablir l'ordre classique du complexe de castration et
admettre que cet effort provient d'un impératif interne.
Ce patient consulte en raison de l'échec que vient de subir son déni
de la menace de castration, déni qui malgré quelques déboires avait pu
se maintenir un certain temps. Il continue à nier l'influence du cancer,
en masque la cicatrice, tout en étant obligé d'admettre la menace du
stress. Implicitement, il suggère que c'est parce qu'il est tombé amoureux
que son impuissance est devenue effective. Auparavant, ses liaisons
étaient marquées par la dépréciation de l'objet tel que Freud l'a décrit
UNE CONSULTATION DIFFICILE 575

à propos du deuxième courant de la vie amoureuse. De ce deuxième


courant, il peut être dit que son objet est la petite fille châtrée et mépri-
sable redevenue quasi miraculeusement désirable, d'une part en raison
de l'exclusion de l'objet maternel qu'il opère, d'autre part grâce à la
constitution du groupe erotique formé par les jeunes gens. Après son
échec, M. R... cherche à revenir à ce système, ainsi qu'en témoignent
les références nombreuses qu'il fait à la notion « entre hommes on se
comprend » ; ce retour n'est pas marqué par la présence d'un désir mais
par un besoin de vérification. Ce que M. R... vérifie alors c'est que le
sexe féminin est une réplique en miroir de la cicatrice qu'il dissimule.
Sans doute, M. R... nous livre là un des drames de l'impuissance
sexuelle : le fétiche qui lèverait l'angoisse de castration est le propre
pénis du sujet en érection, ce qui est pour le moins une gageure.
M. R... nous avait pourtant signalé un équivalent fétichique : la
cohabitation temporaire avec la femme désirée. Il s'agit là d'une forme
plus particulière du fétichisme actif chez tout homme : la constatation
de la concrétude du corps féminin doublée des idées particulières
concernant la plastique de ce corps concret. L'état amoureux a annulé
cet équivalent et redonné toute sa force à la cicatrice de ce patient.
Je pense que nous pouvons faire état pour apporter quelque éclai-
rage sur ce qui s'est alors passé de la liaison — « état amoureux » —
« elle m'a complexé en me racontant ses aventures » — « la réaction
catastrophiquede M. R... quand je lui ferai remarquer qu'il est dépressif
tout comme sa mère ». Quand M. R... mentionne l'effet produit par le
récit des aventures de son amie, je n'y vois pas la reviviscence anxieuse
de quelque rivalité oedipienne mais bel et bien son rejet par les grands
de lui petit vers sa mère ; c'est avec réticence qu'il m'a parlé de la dérai-
sonnable maladie mentale de sa mère. Aucune compassion ne l'agite
quand il en parle, mais une haine presque visible. Qu'est cette femme
envahie par on ne sait qui et on ne sait quoi, uniquement préoccupée
d'elle-même, ignorant alors son existence ? La dépression maternelle
devient une scène primitive qui ne le complexe pas : elle le fait dispa-
raître. C'est sans doute pourquoi, plus tard, M. R... aura besoin pour
voir réapparaître son désir, qu'une femme reste constamment auprès
de lui, uniquement occupée de lui.
Quand l'amie de M. R... conte ses ébats amoureux, le rejet que
subit M. R... le ramène auprès de sa mère dépressive, à la castration de
laquelle il s'identifie, il n'est plus que la cicatrice de son téton manquant,
prêt à être envahi par on ne sait qui, on ne sait quoi.
Je vous rappelle que M. R... m'a téléphoné à un moment où je
576 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
risquais fort de ne point être là. J'ai risqué toujours l'ignorer. Il aurait
ainsi rejoint tous ces patients qui n'ont téléphoné qu'une fois dans leur
vie à un psychanalyste qui n'était pas là. Sans doute, est-ce là une
raison qui m'a conduit à rendre cette observation publique.
Les considérations précédentes peuvent paraître construites sur
un minimum de faits. Ne s'agit-il pas alors d'une création toute person-
nelle à partir d'une consultation ? Sans doute quelque peu, mais
quelque peu seulement. Il est sûr que c'est tout autant la forme et la
construction du récit que me fit M. R... qui m'amenèrent à ces
considérations.
Pour recréer avec moi un dialogue d'hommes empreint de narcis-
sisme phallique et de pragmatisme, M. R... possède une véritable
technique discursive. Cette technique s'oppose à toute interprétation
quelle qu'elle soit. Elle vise à contrôler une tendance sous-jacente qui
ferait que les représentations de choses non seulement échapperaient
au contrôle des mots, mais aussi, se détachant des choses, s'empareraient
des mots.
Ainsi, en opposition à son impuissance sexuelle, M. R... démontre,
affirme, proclame l'impuissance des représentations de choses à se
libérer de l'emprise qu'exerce sur elles sa façon de parler. Il les veut,
non animées par des motions sexuelles. Sitôt que je prendrai la parole,
M. R... dira que tout est normal, plus que normal, anormalement
normal.
Il est de fait que la sexualisation de la pensée ne s'observe pas chez
M. R... Il est dépourvu de mécanismes obsessionnels. Je pense que
c'est la présence de l'hystérie cachée sous la névrose d'échec qui explique
au moins partiellement une telle absence. Pourtant, il sera gêné quand
il mentionnera la lecture de Stekel comme s'il avait perçu qu'après le
vécu du complexe de castration l'éveil intellectuel ne doit pas se livrer
à une médiation après coup. Cependant, ce qu'il a tiré de cette lecture
a subi le refoulement, ce qui est conforme à son organisation hystérique
clandestine, organisation qui ne mène pas à la sexualisationde la pensée.
C'est volontairement que j'exclus de la discussion la possibilité envisa-
geable d'une certaine dominance prémorbide d'une pensée de type
« opératoire », pensée qui aurait été écartée par la violence symbolique
du traumatisme subi. J'en viens au dernier point. Je n'y cacherai pas
l'aversion que j'ai pour les facilités discursives et réductrices qu'offrent
les fantasmes dits prégénitaux. Seuls, leurs versants simplifiés et positifs,
ont été mis en exergue, de la même façon que M. R... avait besoin de
vivre quelques jours en présence d'une femme concrètement présente,
UNE CONSULTATION DIFFICILE 577

pour oublier la déraisonnable absence de sa mère quand elle était en


proie à une crise dépressive.
M. R... par son souci effarant de maîtrise, sa défiance systématique,
son sein détruit, pourrait donner lieu à toutes les spéculations prégéni-
tales possibles, dont cependant une des particularités malheureuses,
est leur petit nombre et leur allure répétitive. La notion d'identification
projective pourrait être utilisée larga manu. Je persiste à penser que les
fantasmes prégénitaux sont des formations secondaires activées par une
perception accrue du manque à être génital. Dans un tel cas, où la
régression devant la reviviscence du complexe de castration est évidente,
il me semble qu'on voit se dessiner — ce qui organise, secondairement
je le répète, les violents, parce que pauvres, fantasmes dits « prégénitaux».
C'est vrai, M. R... par son rationalisme affolé montre la maîtrise
qu'il tente d'exercer sur des contenus inconscients qu'il situe plus chez
moi que chez lui, le pragmatisme personnifié. Ce pragmatisme fonc-
tionne en fait suivant un mode de jugement d'attribution, autrement dit,
dans un but de déni. Il n'envisage guère l'utilisation de la négation
comme moyen de reconnaissance de certains faits. Tous les éléments
qui caractérisent la régression dite « prégénitale » sont là patents. Il
est sûr néanmoins que l'organisation prémorbide de M. R... était une
hystérie dissimulée sous une névrose d'échec.
Cela signifie que M. R... fonctionnait mentalement, vivait sur un
mode faisant place à une certaine bisexualité, acceptant sûrement sans
l'admettre le double sens qui règne en maître au niveau des représenta-
tions de choses. Nous pouvons en inférer que son activité mentale
inconsciente disposait de systèmes de condensation, de déplacement,
de symbolisation, de retournement en son contraire qui permettaient
à cette activité de trouver des issues dans le préconscient, de s'y ren-
contrer avec des pensées verbalisées mises en latence. De cette rencontre
naissaient rêves et dramatisations hystériques.
Au jour de la consultation, M. R... n'admet plus ni double sens, ni
bisexualité. Il vit dans la terreur qu'une rencontre s'opère entre des
pensées qu'il serait contraint de mettre en latence et des représentations
de choses venant de son inconscient. Cela signifie en clair que les
pensées mises en latence ont acquis une capacité ultra-rapide de se
figurer en représentations de choses, autrement dit que s'est dissipée
la possibilité d'être tenue en latence jusqu'à l'élaboration d'un rêve.
C'est pourquoi, j'ai insisté sur l'effort considérable que fit M. R...
dans la façon dont il compose son récit, pour décondenser la réédition
tragique de son complexe de castration. En fait, nous pouvons pressentir
578 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

que la série des traumatismes qui vont ébranler l'organisation prémor-


bide de M. R... s'est produite dans un temps très réduit.
La notion de condensation non effectuée par le sujet mais par une
série d'événements traumatiques vient alors à l'esprit. La description
de Donnet et Green concernant la connivence entre le symbolique et le
réel peut-elle s'appliquer dans ce cas ? Sûrement quelque peu mais
non complètement car le symbolique est activé par le manque à perce-
voir qui marque le deuxième temps du complexe de castration. Dans
le cas de M. R... ce sont les phénomènes qui caractérisent la période
de latence qui se manifestent : un surinvestissement obsessionnel de la
réalité selon la formule de M. Klein. Cette observation justifie les
hypothèses de Jean Bergeret concernant l'organisation de systèmes
mentaux utilisant les opérations psychiques spécifiant la période de
latence pour défendre le sujet contre la répétition du traumatisme.
Ainsi que je l'ai souligné au Colloque de 1966, la régression libidinale
et la régression du Moi entraînent le phénomène de la condensation à
rebours. Je m'explique, toute perception qui s'est inscrite autrefois à
un certain niveau subit une démarche régrédiente qui la ramène au
niveau de la fixation. Le sujet a alors le sentiment de subir cette conden-
sation qui le persécute, alors qu'à l'opposé les condensations que produit
l'appareil psychique sont destinées à le mettre à l'abri de trop gros
à-coups. Plus le Moi du fait de sa régression doit subir les condensations
qu'elle entraîne, moins il est apte à en constituer d'efficaces utilisant
le déplacement et la symbolisation onirique à des fins d'atténuation
des représentations refoulées. C'est dans cette condensation subie
— qui n'est sans doute qu'une manifestation du repli de la libido sur le
Moi telle qu'on l'observe au cours d'une régression libidinale — que
je verrai une connivence entre le symbolique et le réel. Donc, M. R...
lutte contre cette pression par une rationalisation morbide qui, dans
son acharnement à resituer le manque dans la séparation de mots et
de phrases constitue un tout bien construit, un tout qui peut être
considéré comme un fétiche.
En écrivant cette partie qui vise à montrer qu'il est simpliste, voire
naïf de vouloir nommer « fantasmes prégénitaux » l'accroissement
économique de la coexcitation sexuelle due à l'impact sur le Moi de ces
« condensations à rebours », j'ai associé sur les commentaires de Freud
tels qu'il les rapporte dans la reprise d'une réflexion concernant l'Homme
aux loups au cours d'un bref écrit consacré à la fausse reconnaissance.
Quand l'Homme aux loups raconte l'hallucination au cours de laquelle
il s'était vu le doigt sectionné — fausse reconnaissance — il affirme
UNE CONSULTATION DIFFICILE 579

l'avoir déjà raconté à Freud — autre fausse reconnaissance. Il serait


facile de montrer que la première était due au moins partiellement à
un phénomène de condensation à rebours, mais dans notre cas l'intérêt
se porte sur le « déjà raconté ». Freud l'interprète comme le résultat
d'un achèvement vécu de tentative avortée de le raconter auparavant.
En l'occurrence les tentatives avaient abouti au fait que l'Homme aux
loups avait raconté à diverses reprises comment un oncle lui ayant
demandé ainsi qu'à sa soeur ce qu'ils désiraient comme cadeau, l'Homme
aux loups, pour son compte, avait demandé un couteau, alors que sa
soeur demanda un livre. La répétition de ce souvenir-écranavait entraîné
le sentiment du « déjà raconté » du vécu hallucinatoire concernant le
doigt coupé.
Tout au contraire, M. R... me dit qu'il va me conter son histoire
pour la première fois et il ne racontera en fait, en dépit de sous-entendus,
que l'histoire réelle, car ce que Freud appelle souvenirs-écrans à propos
de l'Homme aux loups est un fait réel, qui n'est incomplet que parce
qu'il y manque les pensées latentes grosses de l'hallucination du doigt
coupé. Pour M. R... la cicatrice qui marque son torse rappelle un téton
dont la représentation s'impose d'autant plus qu'il a disparu à la suite
du traitement d'une maladie de femme. Il ne s'agit pas d'une halluci-
nation, mais d'une réalité complète, la représentation du téton ne
s'imposant que parce qu'il manque.
Certes, les troubles de l'Homme aux loups débutèrent après une
réelle chaude-pisse, réalité bien oubliée par Freud et les commentateurs
du cas (par exemple à propos des réflexions faites sur la guêpe, réflexions
oublieuses des effets que comporte une piqûre faite par le dard de cet
hyménoptère) et qui se prolongèrent ultérieurement chez l'Homme aux
loups par un échauffement hallucinatoire du nez, mais ils ne débou-
chèrent pas sur une vraie amputation. Je n'ai pas l'intention de conclure
mais de rester sur cette comparaison. Je rédige toutes mes observations
sur ce mode afin de voir où en sont mes connaissances et de ne pas
ignorer les béances qui les marquent ; je le fais car je crois à tort ou à
raison qu'un psychanalyste, s'il veut rester ouvert à l'écoute, doit opérer
de la sorte.
Je reste donc sur cette comparaison entre l'Homme aux loups qui
voit ses troubles commencer après une affection banale et qui finit
dans la psychose et M R... dont le trouble rare qui impose selon
l'expression déjà citée de Donnet et Green une connivence entre le réel
et le symbolique, le pousse à être un individu qui pense selon une super-
logique d'une telle façon que son cogito ne l'assure pas d'être.
580 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4"I975

A l'occasion de la discussion de celte observation, A. Green fit remar-


quer combien la consultationfut dominée par le problème posé par la menace
de mort. Je ne crois pas avoir négligé ce fait et l'avertissement des chirurgiens
concernant le danger que ferait courir à M. R... toute situation génératrice
de stress portait sur le pronostic vital et non pas, bien entendu, sur la
castration. Mon propos, en décrivant ce cas, a été de montrer combien,
lorsque la mort est à l'arrière-plan et que son cheminement se trace suivant
une voie qui s'inscrit en résonance avec des fantasmes inconscients, en
l'occurrence ceux concernant l'émasculation suivie de métamorphose en
femme, le complexe de castration apparaît avec une clarté exemplaire. La
menace latente de récidive, du fait de la localisation du cancer au sein, est
alors conçue à la façon d'une innervation hystérique sur laquelle ne tracerait
sa voie qu'une pulsion féminine et féminisante. Il s'agirait alors chez un
homme, de vivre une seconde puberté, deuxième temps du mal qui le menace
qui le rayerait du monde perceptif, c'est-à-dire qui le ferait disparaître au
regard d'un autre. Ce fait explique pourquoi l'attitude générale de M. R...
est celle d'une période de latence caricaturée à l'extrême. Il n'est pas sans
intérêt d'observer combien M. R..., placé dans une situation d'urgence
tragique, ne peut plus concevoir la féminité qu'à l'image que lui suggère
l'anarchie cellulaire à l'oeuvre alors dans son cancer. Pour le lecteur, la
représentation de la bacchanale exécutée autour de l'emblème de Bacchus
s'impose, Bacchus Dieu de l'ordre et de la vie, mais aussi fils sans mère, qui
s'était développé à l'instar d'une tumeur, dans la cuisse de Jupiter.

M. F.
JEAN COURNUT

LE TRAVAIL ASSOCIATIF

Constante dans l'oeuvre de Freud, et inaugurée à propos du « Travail


du rêve » dans le chapitre VI de YInterprétation des rêves, la notion de
« travail » apparaît déjà dans les Etudes sur l'hystérie et l'Esquisse, et est
toujours présente dans la deuxième topique à propos des processus de
liaison-déliaison. Tout aussi précoce et persistante, celle d' « associa-
tion » est surtout précisée en 1900 et dans les textes métapsychologiques
de 1915 : association des idées, des représentations entre elles, des
représentations avec des affects, des représentations de choses et des
représentations de mots, déplacement, par association, des investis-
sements, etc. Ce bref rappel voudrait approcher ici la notion de « Travail
associatif » pour autant que, plus restrictive que celle d'élaboration
psychique, elle désigne ce qui, dans l'ensemble des opérations de
transformation dont l'appareil psychique est le lieu, concerne plus
particulièrement les transformations associatives. A cette notion théo-
rique, arbitrairement isolée ici, correspondrait dans la clinique une
écoute qui, plus qu'aux représentations,fantasmes, souvenirs, émois, etc.,
s'attacherait à leur juxtaposition, leur association, leur enchaînement,
tenus pour significatifs.
Ces notes visent le déroulement de la cure analytique, mais aussi
la prévision — lors d'un entretien, éventuellement premier — du
Travail associatif possible, appréciation intéressante à porter parallèle-
ment à ce que l'on peut apprendre de l'histoire du patient et à ce que
l'on peut reconnaître de sa structure. C'est cette évaluation du Travail
associatif qui se traduit dans des phrases telles que : « il associe bien
— ou mal — ou pas du tout » ; « nous avons associé ensemble sur, ou à
propos de... » ; ou encore quand un analyste invite un patient à « associer
sur... », ou tout simplement quand un analyste énonce, explicitement
ou implicitement, la règle fondamentale. Cette incitation — ne serait-ce
que par le silence — à associer, à produire, par un travail, un discours
associatif, n'a pas seulement une valeur qu'en langage médical on
appellerait : de diagnostic et de pronostic, elle est une induction dyna-
mique tout au long d'une cure analytique, mais aussi bien au cours de
quelques entretiens, ou même lors d'une unique rencontre, quand elle
REV. FR. PSYCHANAL. 4/75
582 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
apporte la possibilité d'une levée parfois spectaculaire du refoulement,
remettant en circulation associative des groupes psychiques dont le
retrait entravait par exemple un travail de deuil, une identification
méconnue, ou tout simplement l'utilisation interprétative d'un rêve (1).
En tant qu'il est mode et élément constitutifs de l'élaboration
psychique, le Travail associatif est en principe à l'oeuvre dans tout
discours, attitude et comportement d'un individu, mais le lieu et le
temps où l'on peut repérer sa valeur dynamique, son rôle économique
et la topique de son exercice, sont évidemment liés à la situation psycha-
nalytique. En bonne terminologie, il conviendrait, je pense, de le
distinguer de l'élaboration associative ou de l'élaboration fantasmatique
qui, dans la mesure où elles sont soumises à ce travail, en sont plutôt
le résultat. Si, par ailleurs, la perlaboration désigne ce qui est de l'ordre
de l'intégration interprétative en cours d'analyse, le Travail associatif
doit en être tenu pour une des composantes essentielles. Entrant aussi
dans l'appréciation de l'insight, la notion de Travail associatif a l'avan-
tage de bien préciser que ce qui apparaît comme qualité ou capacité
d'insight est en fait le résultat d'un travail constamment en train de
s'effectuer. Dans une autre théorie du sujet — celle de Lacan
— le
travail du signifiant utilise le Travail associatif pour venir, dans la
béance, signifier l'inconscient de celui qui parle.
Quoi qu'il en soit de ces distinctions, peut-être byzantines, le repé-
rage du Travail associatif exige une double écoute, ou si l'on veut, deux
oreilles : le psychanalyste écoute le discours de son interlocuteur en ce
que ce discours a une intelligence manifeste, une intention consciente,
une logique qui est celle du langage et un intérêt qui est celui, par
exemple, d'une biographie, d'une explication, d'une conviction, etc.
De l'autre oreille — la plus ouverte —, il écoute le contenu latent de
ce discours, les fantasmes, les représentations, les mots, les affects qu'il
contient, et il tente de comprendre comment tout cela s'associe, travaille
et fonctionne ensemble.

(1) La présentation de ces notes, lors du Colloque, s'est appuyée sur les cas cliniques cités
par J. Chasseguet-Smirgel,Michel Fain et André Green. Par exemple, rapportant un entretien
dont il ne savait pas alors s'il était ou non préliminaire, un psychanalysteconstate que son inter-
locuteur réfléchit, bâtit des hypothèses, tente des explications, mais à proprement parler n'asso-
cie pas, sauf dans la séquence suivante : il parle de « confidences sur l'oreiller », s'arrête un
instant puis enchaîne sur une autre proposition : « avec les hommes, je..., etc. » ; ou encore le cas
d'une femme que j'ai personnellement reçue plusieurs fois et qui, après le récit d'un événement
important de sa vie, me dit : « Voila, je vous ai tout raconté, mais je ne sais pas qu'en faire. »
La tentative de Travail associatif, induite par ma non-réponse, aboutit un peu plus tard à un
énorme lapsus qui permit de relancer ce qui était sidéré et refoulé : voulant évoquer la naissance,
puis la mort de sa fille, la patiente dit : « La naissance de ma mort ».
LE TRAVAIL ASSOCIATIF 583

Observer le Travail associatif, c'est suivre dans le discours manifeste,


les transformations associatives, plus ou moins harmoniques ou dis-
continues, des connexions des éléments de ce discours, en tenant pour
significatives les transpositions de ces connexions — de ces associa-
tions — autant que celles qui « travaillent » les éléments eux-mêmes de
ce discours. Il s'agit en somme de se placer dans la zone de passage de
l'une à l'autre scène pour se faire — si j'ose dire — une représentation
pas tellement de « ce qui passe », que plutôt du « comment et pourquoi
ça passe », et ceci dans les deux sens.
Déplacer et transformer des investissements, maîtriser des excita-
tions, lier des quantités d'énergies, permettre une détension des forma-
tions de l'Inconscient : ceci n'a rien de particulier au Travail associatif.
En revanche, c'est sa production qui est spécifique. A partir des forma-
tions de l'Inconscient, le Travail associatif, lors de la cure psychana-
lytique, produit non pas un rébus imagé comme l'est le rêve du dormeur,
mais un discours audible, construit, cohérent qui, cependant, est
présenté, comme le rêve, pour ne pas être compris, ni par celui qui
l'énonce, ni, si possible, par celui qui l'écoute. La caractéristique du
Travail associatif est d'associer en une même séquence discursive des
souvenirs d'enfance, des fantasmes, le compte rendu d'une existence,
un exposé de symptômes, des expressions émotives diverses, etc., puis
d'aboutir avec ce « matériel » à la production d'un discours qui a une
forme et un sens — une seule forme et un seul sens — si possible
clairs, et à prendre tels quels, sans ambiguïté. Par rapport au travail
du rêve, on retrouve aussi dans le Travail associatif condensation,
déplacement, surdétermination, mais la poétique associative ne se
résume pas, comme lors du rêve, en une figurabilité ; elle produit un
nouveau système qui, lui, a les moyens d'exprimer en mots et en
phrases ce que le rêve ne peut que figurer en images : les relations
logiques, les relations causales, l'opposition, la contradiction, l'alterna-
tive, la temporalité et, bien sûr, la négation. Malgré cette construction
le discours associatif, si l'on veut l'interpréter, doit être lui aussi
segmenté « morceau par morceau », mot à mot, phonème par phonème,
et délivré de ses armatures logiques, temporelles, grammaticales,
linguistiques, auxquelles il reste assujetti même quand, au terme d'une
analyse, il devient une asymptotique association libre. Comme le
travail du rêve, le Travail associatif utilise l'élaboration secondaire
— au sens que Freud donne à cette notion dans le chapitre VI de
l'Interprétation des rêves : utilisation des pensées intermédiaires qui
sont déjà là, de fantasmes tout faits, de scénarios fantasmatiques plus
584 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

ou moins investis, stock dans lequel le Travail associatif puise pour


assurer les connexions entre les diverses formations inconscientes et
préconscientes qu'il manie, qu'il brasse et élabore au gré du fil conduc-
teur transférentiel. Cependant ce sont les représentations verbales que
le Travail associatif utilise préférentiellement, et c'est cet ensemble
de traces verbales préconscientes qui constitue la trame du discours
associatif, réseau de signifiants verbaux déposés — si ce n'est inscrits —
dans le préconscient du sujet, tout au long de son histoire personnelle,
voire de génération en génération, mots, phrases, clichés, diversement
investis et en perpétuel remaniement du fait de leur circulation et
transformation narratives soumises au Travail associatif.

Dans la situation psychanalytique — de cure ou de simple rencontre


d'inspiration analytique — la seule dans laquelle il est seulement
utilisable, au sens dynamique de ce mot (car à quoi servirait le repérage
du Travail associatif dans la vie consciente relationnelle, sauf à brandir
l'analyse sauvage ou à concocter de la critique littéraire ?), un autre
élément de la définition du Travail associatif est à considérer : le
psychanalyste n'étant pas un pur observateur objectif, le Travail
associatif du patient rencontre celui du psychanalyste dans un jeu de
désirs où chacun induit l'autre et réciproquement. Déjà dans les Etudes
sur l'hystérie, Freud indiquait que la résistance du patient se mesure au
« travail » que le psychanalyste doit effectuer pour la vaincre. Le cadre
instauré et imposé par le psychanalyste, son style, son silence induisent
le Travail associatif du patient, mais tout autant en réciproque, celui
du psychanalyste.
Le contre-transfert de ce dernier, c'est aussi sa propre capacité de
Travail associatif entrant en résonance avec celle du patient. Cette
induction d'un Travail associatif bilatéral et au mieux convergent,
on en constate parfois la caricature dans une sorte de course de vitesse
entre les deux protagonistes, l'un associant plus ou moins vite que
l'autre ; ou bien, à l'opposé, quand la tentative de l'un bute sur les
limites de l'autre. C'est le cas lorsque l'association faite et dite par le
psychanalyste tombe à plat, non reprise par le patient en mal de Travail
associatif, le psychanalyste n'ayant plus alors pour se consoler qu'à
espérer en les vertus du durcharbeiten, à moins qu'il ne choisisse l'élabo-
ration tertiaire — le travail de l'écriture — pour se dégager par une voie
latérale de cette mauvaise rencontre. C'est encore pire lorsque le
LE TRAVAIL ASSOCIATIF 585

Travail associatif du patient vient se briser sur le « non associé » du


psychanalyste, voire sur son « non associable ». La prévision serait
alors d'estimer, autant que faire se peut, le tempo associatif du deman-
deur, et ses accordailles plausibles avec celui du psychanalyste. Mais se
poser une telle question ce serait déjà de la part du psychanalyste
effectuer un Travail associatif de bon augure.
Eventuelle tache aveugle du contre-transfert, la position théorique
et éthique du psychanalyste peut venir interférer dans la réciprocité du
Travail associatif. La disponibilité nécessaire au Travail associatif du
psychanalyste peut varier en fonction de la théorie sur laquelle il
s'appuie : ce n'est pas là certes l'essentiel du contre-transfert, mais
c'en est un achoppement non négligeable.
Il est bien évident que le Travail associatif du psychanalyste est
orienté différemment — et dans la pratique les conséquences en appa-
raissent dans les modalités de la non-réponse, dans la durée des séances,
dans leur style et dans leur visée théorique — selon que l'on conçoit
que c'est le patient qui retrouve son histoire, assisté en cela par le
psychanalyste, ou bien selon que l'on tient l'interprétation comme une
création à partir d'un « matériel » à signifier, ou encore selon que l'on
estime que l'inconscient c'est le discours de l'Autre et qu'il ne se
détermine que dans une rencontre ratée par définition.
Encore à propos de la prévision, je ne pense pas qu'il convienne
d'opposer l'appréciation du Travail associatif, possible et bilatéral, qui
renvoie à une prospective plus large de l'ensemble de l'élaboration
psychique, à ce que l'on pourrait appeler le diagnostic de structure.
Ces deux évaluations se complètent. Sous réserve des variantes contre-
transférentielles et théoriques, cette appréciation du Travail associatif
dont le patient et le psychanalyste sont capables ensemble, me paraît
trouver sa place pour infléchir l'impression que l'on ressent de prime
abord devant, par exemple, la mobilité ou la rigidité d'une structure
névrotique, celles d'un noyau psychotique, la frange névrotique d'une
structure psychosomatique ou encore la fermeté d'une défense de
caractère. Jauger le Travail associatif possible vient corroborer ce que
l'on sait par théorie, par expérience, si ce n'est pas intuition, du style
analytique propre à chacune de ces structures.

Le Travail associatif s'exerce sur l'organisation, la concaténation,


la concurrence, la transformation et l'association des représentants de
586 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
l'Inconscient qui, après avoir franchi la première censure (ICS/PCS),
s'articulent avec des représentations verbales pour ensuite, et éventuel-
lement, franchir la deuxième censure (PCS/CS). Que cette deuxième
censure soit perméable ou pas, le Travail associatif permet aux forma-
tions de l'ICS de trouver une issue, après des séries de transformations,
dans renonciation d'un discours, adressé à l'analyste, dont l'arrange-
ment et le déroulement temporels sont le résultat d'un compromis. On
peut donc préciser le statut métapsychologique de ce Travail associatif
en posant que, d'un point de vue topique, le Travail associatif s'exerce
dans le Préconscient entre ses deux censures. D'un point de vue dyna-
mique il assure le compromis résultant de l'opposition de deux forces et
réglé par le système des contre-investissements, celles de l'ICS soumises
au Processus primaire, celles du PCS régies par le Processus secondaire
qui met en forme audible le produit de ce travail. D'un point de vue
économique le Travail associatif s'effectue sur des quantités et des
qualités d'investissements qu'il associe, disjoint, lie et délie au nom du
Principe de plaisir et du Principe de réalité.
Ce rappel théorique voudrait déboucher sur trois remarques dans
des registres différents mais riches de perspectives que je ne peux
développer ici. Dans le registre métapsychologique il va dans le sens
d'une sorte de réhabilitation actuelle du Préconscient (1). Considérer
le Travail associatifinvite à revenir aux sources freudiennes, notamment
au chapitre VII de l'Interprétation des rêves et aux textes métapsy-
chologiques de 1915 : l'étude du Préconscient y tient autant de place
que celle de l'Inconscient, et précise bien que le Préconscient est autre
chose qu'un simple lieu de passage, mais bien davantage un espace
de l'appareil psychique où s'effectuent des transformations en perpétuel
remaniement. Pour Freud le Préconscient est une nécessité conceptuelle
qu'on ne saurait dévaloriser au bénéfice de l'Inconscient, et cet espace
du Préconscient (2) est bien le lieu des transformations, des élabora-
tions, et du Travail associatif, auxquels la pratique analytique se
confronte, si ce n'est s'affronte constamment. A se dérober sans cesse,
l'Inconscient exerce une fascination telle que tout un chacun en parle
alors que pourtant personne ne s'en sert — ou presque —, alors que
le Préconscient, tout analyste et tout analysant s'en servent, alors que
pourtant presque personne n'en parle.
La deuxième remarque est d'ordre théorique. Le Travail associatif

(1) Voir notamment des travaux récents de R. DIATKINE, de A. GREEN, et de P. ACQUÊT


(Système métaprimaire et rêve).
(2) Espace que, pour céder à la mode actuelle, on pourrait qualifier de « transitionnel ».
LE TRAVAIL ASSOCIATIF 587

« travaille » des traces verbales, des représentations de mots, mais dans


l'appareil psychique, où sont les mots, où s'inscrivent les signifiants,
où circulent-ils, que fondent-ils ? C'est la définition même de l'In-
conscient qui est en jeu ici, et la place et la fonction du langage. Que ce
soit du côté de chez Lacan — l'Inconscient, c'est le discours de l'Autre —
que ce soit dans la perspective marxiste — les phénomènes psychiques
individuels sont des « supports » ou des « reflets » qui n'entament en rien
la VIe thèse sur Feuerbach — l'essence de l'homme n'est rien d'autre
que l'ensemble des phénomènes socio-économiques de production
— le débat est là, et, même si l'on se méfie des tentations oecuméniques,
une certaine philosophie de l'homme fait question, d'autant que les
présupposés freudiens, biologiques, et anthropologiques sont proba-
blement à réviser.
La troisième remarque que peut inspirer ce rappel théorique concer-
nant le Travail associatif nous ramène à la clinique et à la pratique
psychanalytiques. A côté des tableaux cliniques classiques que Freud
a délimités et dont il a démonté le fonctionnement en des termes que
nous avons ici focalisés sur le Travail associatif, d'autres arrangements
économiques et dynamiques peuvent se jouer dans le Préconscient et
agrandissent le schéma freudien qui nous fournit le modèle d'une
élaboration théorico-clinique plus élargie : les border-line certes, mais
aussi le discours des adolescents et le Travail associatif qui le produit ;
le remplacement chez le drogué des représentations verbales pré-
conscientes par une « sensation » somato-psychique, pas toujours imagée
d'ailleurs, aspiration à un rêve artificiel du Préconscient aboutissant à
une invasion de Thanatos qui en perd son mutisme ; l'anti-analysant
névrosé qui n'utilise pas la forclusion mais s'avère cimenté par le
refoulement, le faux self, etc.
A cette énumération non exhaustive, j'ajouterai volontiers deux
arrangements névrotiques plus fréquents en pratique psychanalytique
qu'en rencontres ou entretiens à visée psychothérapique : la Névrose
du vide (1) qui présente une précarité du Travail associatif que l'on
est tenté de prendre pour une carence, alors qu'il s'agit d'un contre-
investissementmassif du Préconscient ; d'autre part, ce que j'appellerais
l'Imagination factuelle, névrose caractérisée par un désinvestissement
du Préconscient et par un Travail associatif apparemment riche mais
qui tourne à vide.
Ces perspectives cliniques, à la fois encore incertaines et pourtant

(1) J. COURNUT, Névrose du vide, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 11.


588 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
fréquemment pressenties, nous ramènent au thème de la prévision
— à l'intuition triple : contre-transférentielle, théorique et pratique —
qui centrait ce Colloque, prévision préconsciente d'un Travail asso-
ciatif possible, impression ressentie souvent très tôt et sur laquelle
— ou contre laquelle — nous argumentons comme des archéologues
freudiens que nous sommes, nous rappelant à toutes fins utiles ce mot
de Talleyrand : « Méfiez-vous de votre première impression, c'est la
bonne... »
DOMINIQUE J. GEAHCHAN

DU DÉBUT A LA FIN

Quelles que soient nos incertitudes quant à nos possibilités d'inférer,


à partir de l'entretien préliminaire, ce que sera la suite de la cure, nous
savons bien par contre que dès ce premier entretien nous nous trouvons
engagés avec notre patient dans une relation qui n'est pas mesurable
à la réserve habituelle de notre attitude et de nos interventions.
René Diatkine a épingle avec humour la caricature du psychiatre
qui « parle, mais n'écoute pas », et celle du psychanalyste qui « écoute,
mais ne parle pas ». Notre pratique nous montre de fait que nos entre-
tiens comportent un temps d'écoute et un temps de parole et que l'un
et l'autre ont, sur le discours du patient, des effets qu'il nous appartient
de savoir reconnaître et peser.
Le temps d'écoute précède évidemment le temps de parole. Peu
ou prou, c'est selon. Mais ce temps d'écoute est déjà « parlant » pour le
patient, car alors même que l'analyste ne dit rien, ses mimiques, ses
gestes, son regard surtout peuvent être éloquents — qu'il ait cherché
ou non à les neutraliser dans la bienveillance ou l'impassibilité. André
Green a insisté sur ce point. Les patients ne manquent pas chez qui
nous observons ou qui remarquent eux-mêmes qu'une modification de
leur discours est intervenue suite à un regard qu'ils ont porté sur nous
et à la compréhensionqu'ils se sont faite de notre expression silencieuse.
Quoi qu'il en soit, vient un moment où nous sommes amenés à
intervenir verbalement. Peu ou prou, là encore c'est selon. L'effet de
notre intervention est ici plus décelable que lorsque nous gardions une
attitude d'écoute. Il nous importe grandement d'ailleurs de percevoir
au mieux cet effet puisque notre décision d'engager l'analyse s'appuiera
pour une grande part sur ce que nous aurons perçu.
Il y a plus, cependant, que ces actions réciproques directement
saisissables au cours de l'entretien. Mais pour en discourir, il nous faut
orienter autrement notre approche. Comme en toute chose il faut
considérer la fin, renversons l'ordre de nos réflexions et demandons-
nous si le déroulement de la cure analytique peut jeter quelque lumière
sur ce qui s'est passé lors du premier entretien.
Il n'est pas rare, en effet, que telle parole que nous avons prononcée
REV. FR. PSYCHANAL. 4/75
590 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
alors, nous soit un jour renvoyée par le patient lui-même, ce qui peut
d'autant plus surprendre notre mémoire que nous avons pu ne pas
penser cette parole spécialement incisive, mais ce qui nous montre
assez que le contre-transfert et le transfert se sont trouvés engagés dès
cette première rencontre. Comme nous le verrons, il n'est pas indifférent
que la référence à cette parole se fasse dès les premiers temps de
l'analyse ou notablement plus tard. Nous comprenons en tout cas que
l'effet de nos paroles ne s'est pas épuisé dans la réponse immédiate
que nous avons pu alors observer chez notre patient. Un temps de latence
s'est constitué. En nous référant à la notion d'une étendue de l'appareil
psychique, nous pouvons concevoir que nos paroles, tout en ayant été
consciemment perçues — ce dont témoigne la réponse immédiate du
patient —, ont été aussi stockées quelque part dans sa psyché, sans doute
au niveau du système préconscient, où elles ont servi à développer toute
une dynamique de liaison et de déliaison, avant que de faire retour à
la conscience au terme d'un long processus élaboratif.
Il est suggestif de constater que cette référence à l'entretien préli-
minaire en un temps lointain de la cure paraît scander une étape impor-
tante de l'analyse, voire même marquer le début de sa fin. Alors que
cette même référence, invoquée trop précocement par l'analysé, paraît
coïncider avec un processus analytique plus laborieux à s'installer ou à
s'épanouir. Comme si dans ce cas le patient, en s'accrochant aux
premières paroles prononcées, enrayait leur longue marche dans ce
parcours souterrain qu'elles auraient dû emprunter et ne leur permettait
pas de répondre, chemin faisant, à la multitude des paroles inconscientes
qui attendaient leur écho.
Dans un ordre d'idée qui peut paraître éloigné, mais dont on verra
les ressemblances, Glover avait noté que l'apparition de « rêves récapi-
tulatifs » dont « une partie du contenu manifeste peut facilement s'inter-
préter comme une évaluation du progrès dont le patient a fait preuve
dans sa lutte contre ses difficultés », pouvait indiquer que le patient
était parvenu à la phase terminale de son analyse (1). On sait comment
Guillaumin, en reprenant l'étude de ces « rêves récapitulatifs » et de
leur pouvoir de synthèse, a montré « qu'ils nous livrent à notre insu,
avec une étonnante véracité, la suite de notre devenir affectif antérieur
et nous fournissent même de quoi aller plus loin, c'est-à-dire jusqu'au
présent et jusqu'au bord de l'avenir » (2). J'avais moi-même désigné

( 1) Ed. GLOVER, Technique de la psychanalyse, Presses Universitaires de France, 1958, p. 184.


(2) J. GUILLAUMIN, L'ombilic du rêve, Bibliothèque de l'Institut, 1972.
DU DÉBUT A LA FIN 591

comme rêve ou comme fantasme « nodal » certains rêves ou fantasmes


récurrents — tels ceux de L'Homme aux loups ou ceux du Petit Hans —
dont les remaniements successifs témoignaient des positions évolutives
du patient eu égard aux fantasmes originaires et particulièrement à
celui de la scène primitive (1).
La référence à l'entretien préliminaire en un temps lointain de la
cure me paraît avoir de commun, avec le rêve récapitulatif, une visée
d'évaluation qui implique une mise en action efficace du système
préconscient et la liberté des mouvements topiques et temporels du
processus analytique. En regard, la référence hâtive au premier entretien
paraît traduire, comme le rêve répétitif, un certain gel du système
préconscient qui fixe l'élaboration à un thème et témoigne, comme l'ont
montré Christian David et Michel Fain, d'une « défaillance élabora-
trice du Moi » qui peut aller jusqu'à une tendance à la répétition
entravant le déroulement du processus analytique.
Se rattache sans doute à une compréhension analogue l'évocation
par un patient d'un rêve ou d'une intervention datant des premières
séances de l'analyse. Mais l'étude de ce problème déborderait le thème
assigné à ce Colloque.
Comme on le voit, ces quelques réflexions ne contribuent guère à
dégager les éléments de prévision qu'on pourrait tirer du premier
entretien — si tant est que nous ayons vraiment la possibilité de prévoir,
comme en ont douté nombre d'intervenants de ce Colloque. Je crois,
de fait, que si l'investigation analytique peut pousser fort loin l'évalua-
tion structurale ainsi qu'une certaine perspective diagnostique — comme
Janine Chasseguet et Michel Fain nous en ont donné de remarquables
exemples — la prévision, par contre, du déroulement de la cure demeure
incertaine dans la mesure où nous ne pouvons lever à l'avance l'hypo-
thèque des incidences réciproques du transfert et du contre-transfert
qui entreront en jeu.
Toutefois, s'il me paraît exact de dire, avec Christian David, que
« l'espace clinique de l'investigation préliminaire n'est pas superposable
à celui de la situation analytique », et si l'on peut penser avec André
Green que « la parole change de statut selon qu'on est assis et en face,
ou couché sans voir son interlocuteur », il me semble aussi fondé de
relever que, du début à la fin, la rencontre de l'analyste et du patient
se déroule sous le signe de continuités qui ne dévoilent qu'à leur terme
ce qui a marqué leur début.

(1) D. GEAHCHAH, Scène primitive et complexe d'OEdipe, R.F.P., 1971, XXXV, n° 1.


JOSÉ RALLO

J'aimerais dire quelques mots à propos de l'utilisation du rêve lors


de l'entretien préliminaire. Mais au préalable, je soulèverai un problème
qui n'a pas encore été évoqué : nous avons parlé de l'entretien préli-
minaire sans tenir compte du fait que cet entretien n'est pas nécessai-
rement le seul ; il me semble, pour ma part, qu'un deuxième, voire un
troisième entretien peut s'avérer souhaitable. Certes, la multiplicité
des entretiens entraîne certaines difficultés ultérieures ; c'est le cas en
particulier lorsque ces entretiens ont lieu avec l'analyste qui entrepren-
dra la cure ; le consultant perçoit des éléments de réalité auxquels il
se fixe et qui gêneront par la suite ses projections.
Mais je pense que les avantages l'emportent nettement sur les
inconvénients car ils nous donnent la possibilité d'apprécier les change-
ments dynamiques qui se produisent d'un entretien à l'autre. Le
deuxième entretien nous fournit des renseignements sur l'intégration
de notre intervention, sur les capacités d'insight et de modification des
défenses, les variations de l'angoisse, les dangers d'acting, etc.
Lorsque le consultant nous apporte un rêve ayant eu lieu à la suite
du premier entretien, celui-ci est particulièrement intéressant ; il nous
fournit de façon plus précise encore, des données sur les mouvements
pulsionnels et les aménagements défensifs induits par le premier entre-
tien. Le vécu de cette première rencontre se traduit très diversement
sur la scène du rêve ; elle va d'une situation traumatique aux situations
les plus élaborées. L'inclusion de l'analyste dans le rêve et la manière
dont elle se présente nous renseigne sur les mécanismes d'internalisa-
tion mis en marche. Lorsque l'analyste apparaît sans déguisement, tout
laisse supposer qu'il s'agit d'incorporation massive selon un mode très
primitif. Alors que dans le cas d'incorporation plus nuancée, l'analyste
apparaît indirectement et sous une forme masquée, signe de la mise
en oeuvre de mécanismes identificatoires très évolués.

REV. FR. PSYCHANAL. 4/75 20


DENISE ROTHBERG

ENTRETIENS D'ORIENTATION

Qui parle ? A qui parle le demandeur ?


M. X... hésite; il ne sait pas exactement quel traitement lui est
nécessaire — il se fait une certaine idée de la psychanalyse, grâce à des
amis en psychanalyse, mais il ne sait pas si dans son cas...
Nous convenons d'une série d'entretiens au cours desquels il
pourra peut-être mieux se rendre compte s'il désire se lancer dans
cette entreprise.
Il vient une fois par semaine, et après avoir évoqué le symptôme
prévalent, et majeur, pour lequel il est venu faire une demande
— je
pense à part moi : pourquoi si tard ? —, il exprime son malaise. Il n'a
pas à se plaindre de la vie, matériellement il est très à l'aise, et en
apparence comblé par sa famille, ses amis et nombreuses relations, ses
loisirs très variés ; il est actif, entreprenant.
Il ne manque à tout cela... comment dire... que l'essentiel... l'épais-
seur. Il ne ressent tout cela et lui-même que comme une façade, une
construction conventionnelle, où son anticonformisme de salon met le
point final.
Il n'en sourire pas vraiment... mais qu'est-ce que cette vie ? Il
n'éprouve pour autrui qu'indifférence; cette indifférence lui est très
utile dans son métier. Comment l'exercerait-il sans cet ennui profond
qu'il ressent envers les gens ? Mais il n'aime pas son métier, il ne l'a
pas choisi — ce n'est en tout cas pas le métier de son père qui a réussi
à mettre la main sur son frère et à le faire travailler avec lui
—, son
frère est beaucoup plus jeune, autant dire qu'il ne le connaît à peu près
pas.
Il ne se sent aucun point commun avec ses parents ; ils ont toujours
été très occupés, ils ne se sont jamais intéressés à lui et ne l'ont jamais
compris. Ce que peuvent penser de lui ses parents lui est indifférent,
sa mère n'est pas du tout ce que doit être une mère.
Pour sa femme il éprouve une grande admiration, elle est d'ailleurs
la seule personne pour laquelle il éprouve cela; sa classe, ses dons
intellectuels, sa brillance en société. Il est fier aussi de sa fille, de ses
capacités, de son originalité.
J'interviens peu au cours de ces entretiens. Que dire dans ce désert ?
REV. FR. PSYCHANAL. 4/75
596 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
Je me demande sans cesse : « Si j'avais cet homme en analyse, qui serais-
je ? que représenterais-je, dans quel lieu affectif pourrait-il se passer
quelque chose ? »
Au cours du sixième entretien je crois, il me dit s'être senti perplexe
devant un sentiment qu'il a éprouvé un soir de la semaine qui s'est
écoulée. Il était en visite chez ses parents et avait appris que dans l'une
des chambres de la maison se trouvait sa grand-mère maternelle,
hébergée provisoirement par ses parents parce qu'elle était malade.
Il avait attendu que sa mère l'invite à aller la voir — elle n'avait rien
dit, il n'y était pas allé. Il s'étonne, encore ici, d'avoir éprouvé... quoi au
juste ?... un doute pénible sur ce qu'il devait faire. Sa mère aurait dû
lui dire... oh ! cette grand-mère il n'éprouve aucun sentiment pour elle,
elle ne s'est jamais intéressée à lui, pas plus que sa grand-mère paternelle.
Je me sens touchée, interpellée, que ou qui désire-t-il que je l'envoie
« voir » dans une chambre de quel lieu ? J'interviens pour m'étonner
de son étonnement, oui, je suis perplexe aussi, il y a là une question à
se poser.
C'est l'entretien suivant ; il me parle immédiatement d'une chose,
oh ! peu importante, qu'il a faite cette semaine. Il est allé rendre visite
à une personne de sa connaissance — on l'avait averti qu'elle était
malade... Cette personne, c'est une femme, très âgée maintenant, qui
le connaît depuis sa toute petite enfance.
Son récit qui a débuté dans son ton habituel, sthénique et distancé,
peu à peu cahote, se casse, se colorant et s'épaississant pour la première
fois de chaleur et d'émotion. Cette femme, « la noche » (c'est moi qui
l'orthographie ainsi), une étrangère, était servante chez un vieux couple
sans enfants qui habitait dans une maison située au fond d'une cour,
derrière la maison de ses parents. Ses parents habitaient en façade, mais
son enfance, telle en tout cas qu'il me la présente aujourd'hui, ne s'est
pas passée dans la maison en façade, mais dans la maison du fond de la
cour, dans les dépendances et les jardins situés au-delà. Autour des
jupes de la noche. Il la suivait partout et bien souvent la nuit dormait
avec elle.
Les choses qu'il me dit encore je pouvais les associer au symptôme
pour lequel il avait exprimé une demande et à d'autres éléments dits
antérieurement.
Mais surtout avait surgi un espace où j'avais pu vivre, imaginer
quelque chose, un heu où il me semblait vraiment présent.
Quand il revint il me dit qu'il avait décidé d'entreprendre une
analyse.
RENÉ BEROUTI

Mon intervention voudrait répondre à la suggestion de R. Diatkine


rappelant le thème du Colloque. De fait, on a beaucoup insisté dans
la journée d'hier sur la ou les différences entre l'entretien préliminaire
et la cure. Peut-être faut-il revenir au rapport de Ch. David et s'inter-
roger sur ce qui assurerait une continuité entre les deux, étant bien
entendu que cette continuité de la vie psychique serait « utilisée » dès
l'entretien préliminaire aux fins d'apprécier les possibilités d'abord
mais aussi l'évolution d'une cure.
Une disposition psychique de l'analyste commune à l'entretien
préliminaire et à la cure m'a semblé être l'anticipation par opposition à
prévision, préférant à l'investigation — même peu ordonnée qui n'est
pas sans introduire un déséquilibre dans la dynamique des investisse-
ments notamment narcissiques pendant l'entretien — un mouvement
de la pensée qui avec l'éprouvé imagine d'avance les événements. Faute
d'emblée de cette « ouverture identificatoire », je crains que la prévision
ne puisse qu'évoquer à beaucoup d'entre nous une conduite phobique.
Je dois dire d'ailleurs qu'à la lecture de l'intitulé du thème du Colloque :
« Examen clinique prélirninaire et prévisions concernant la cure éven-
tuelle », j'avais pensé : « ou trois précautions valent mieux qu'une »,
si tant est qu'avec moi, les trois termes ainsi suspectés pouvaient
respectivement renvoyer au risque pour un psychanalyste de « parcel-
liser » le transfert (en privilégiant l'investigation scopique et ration-
nelle), de le « désaffectiver » (comme toute planification technique),
de l' « appauvrir » (par la restriction-limitation préalable des effets de
transfert dès l'entretien préliminaire).
Je ne contredirai pas certaine nécessité « prévisionnelle », l'argu-
mentation depuis hier en ayant fait mesurer la sagesse, mais je pense que
faute d'insister sur l'anticipation psychique, la prévision — prévoir,
c'est aussi prévenir — se rapproche de l'agir phobique en installant
un mode de communication où l'activité du regard, la vigilance pro-
prioceptive, l'activité psychique progrédiente pourrait-on dire, délimi-
teraient une aire de connaissance, aire extrapsychique. L'anticipation,
en tant que disposition qualitative pour l'identification, que nous
pouvons rapprocher de ce que Winnicott appelle la préoccupation
maternelleprimaire bien qu'il ne s'agisse pas pour nous de « répondre »
par avance à un enfant mais de détecter ce qui manque chez un patient,
REV. FR. PSYCHANAL. 4/75
598 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1975

l'anticipation est au service de l'intervention-interprétation du psycha-


nalyste, ce dernier rétablissant comme le dirait M. Fain le pénis du
père. En effet, en installant dès l'entretien préliminaire une aire
psychique commune, aire psychique par excellence, l'anticipation
permettrait d'éprouver en soi la capacité de projeter du patient réson-
nant au mieux aux moments de reflux des projections et aux modes
d'élaboration par le patient de son angoisse, et mesurerait par la même
occasion sa capacité d'insight et le sentiment de ses « limites »... Faute
de quoi, une investigation prévisionnelle me paraît être une parade
contre-transférentielle préalable dont nous pourrions nous demander
les liens de survivance avec les nécessités techniques historiques de la
psychanalyse un peu comme si, sur un autre mode que Breuer qui
avait « fui » la « grossesse » de Anna O..., nous avions, à la suite de
Freud, trouvé le moyen de ne plus « engrosser » et surtout de ne plus
nous laisser « habiter », nous fermant ainsi à la dynamique projective
et introjective et pour tout dire aux identifications introjectives. Si le
« cadre » de l'entretien préliminaire n'est pas une séquelle contre-
transférentielle, il reste cependant soumis à la tentation planifiante et
le patient risque de répondre à notre évitement soit sur le mode persé-
cutif soit par une activité de sa pensée de type contraphobique, ce qui
faute d'anticipation psychique gauchirait l'évaluation « diagnostique »
et les indications.
JANINE CHASSEGUET-SMIRGEL

NOTULE SUR LES MOTS ET LES CHOSES

Dans mon article sur l'avenir de la psychanalyse, « Freud mis à nu


par ses disciples même », j'ai avancé des hypothèses sur l'aptitude de
l'analyste à effectuer le trajet qui conduit du mot à la chose, du symbole
au symbolisé, à partir du matériel présenté par le patient. A l'inverse,
j'ai tenté de découvrir les motifs inconscients commandant l'attitude
des analystes qui, au mépris du grand projet de Freud de comprendre
l'homme grâce à la connaissance de l'inconscient, prétendent que « le
langage est la condition de l'inconscient » et que « l'ordre symbolique »
préexiste à l'inconscient individuel. La subordination de l'inconscient
au langage équivaut à la subordination de la chair au verbe. L'article
de Freud sur « L'inconscient » (1915) et ce qu'il y dit de l'investissement
des mots et de l'investissement des choses m'a servi ici de guide : la
découverte des choses derrière les mots, la saisie du symbolisé derrière
le symbole, nécessite de pouvoir refaire, en sens inverse de celui initia-
lement suivi par le sujet, le trajet tout au long des chaînes associatives
qui, en fin de compte, aboutit au corps de la mère et au sein. Il ne faut
avoir ni une trop grands phobie de l'objet primaire, ni se sentir persécuté
par lui à l'excès, sinon les mots resteront coupés des choses, le symbole
du symbolisé, les mots seront investis à la place des choses et le symbole
sera conçu non comme un substitut de l'objet, issu de lui et de la relation
que le sujet entretient avec lui, mais comme lui préexistant et donc
détaché de lui.
Or Freud dit qu'investir les mots au lieu des choses et comme s'ils
étaient des choses est le propre du schizophrène. Il ajoute que le philo-
sophe risque, s'il n'y prend garde, de devenir, en cela, semblable au
schizophrène. Cependant les philosophes ne sont pas forcément schizo-
phrènes — même s'il leur arrive d'investir abusivement les mots aux
dépens des choses et de créer des systèmes spéculatifs parfaitement
désincarnés — pas plus que ne le sont les psychanalystes qui donnent
au langage un rôle prévalent sur l'inconscient. Il y a une différence de
nature entre la philosophie et la psychose. Du moins je le crois. Aussi je
proposerai l'hypothèse suivante : Ce que j'ai dit de l'investissement des
mots aux dépens de l'investissement des choses comme résultant d'une
REV. FR. PSYCHANAL. 4/75
600 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
phobie de l'objet primaire (ou, éventuellement, de son caractère persé-
cutif) s'applique essentiellement au philosophe « abstrait » ou au
psychanalyste donnant la primauté au langage (on pourrait citer égale-
ment ici un certain nombre d'écrivains, de critiques ou de spécialistes
des sciences humaines). Lorsque la prévalence des mots tend à affran-
chir l'homme des limites que la corporéité lui impose, nous sommes,
certes, dans un registre plus régressif où dominent les fantasmes
narcissiques d'omnipotence, sans, toutefois, que nous nous trouvions
au niveau psychotique. Par contre lorsque l'investissement des mots
aux dépens des choses survient chez le schizophrène, il me semble
d'essence différente : il est lié à la profondeur même de sa régression
et à l'état du Moi dans lequel il se trouve. Les mots sont eux-mêmes
des symboles. Les symboles ne peuvent naître qu'au moment où le Moi
se différencie du non-Moi. La plénitude absolue ignore les substituts.
L'apparition des symboles et du langage est postérieure à l'éclatement
de la fusion primaire. Or si le mot est traité comme s'il était la chose (1),
c'est que le sujet a retrouvé un état proche de l'indifférenciation primi-
tive. Il n'y a plus de différence entre le mot et la chose, entre le symbole
et le symbolisé. Le mot est la chose, le symbole est le symbolisé au lieu
d'en être le substitut. L'épreuve de la réalité, de par la régression du
système PCS, ne peut plus s'appliquer à distinguer entre la chose et son
représentant (mot ou symbole). Comme dans la plus absolue des régres-
sions subsistent des vestiges des acquisitions inhérentes à l'évolution,
l'usage du langage (et en tout cas sa connaissance) persiste mais celui-ci
perd sa qualité symbolique, substitutive. Le retour à l'indifférencié
opère une coalescence entre le mot et la chose. Le langage ne sert plus à
figurer la chose, il la rend totalementprésente en ne faisant plus qu'un avec
elle, tout comme le symbole qui prend alors entièrement la place de la
chose symbolisée.
La relecture du remarquable et déjà ancien article de Hanna
Segal (1957) (2), « Notes sur la formation du symbole », m'a fait prendre
conscience de l'analogie existant entre les vues exprimées ici à propos
de la pensée concrète du schizophrène et les siennes. Cependant elle
utilise pour expliquer « l'équation symbolique entre l'objet original
et le symbole dans le monde intérieur et extérieur » le concept d'identi-

(1) En fait dans le premier cas (celui du psychanalyste ou du philosophe « abstraits »),
l'investissement des mots se fait aux dépens de l'investissement des choses, tandis que chez le
schizophrèneil existe une réelle équivalence entre le mot et la chose.
(2) Int. Journ. of Psa., vol. XXXVII, n° 6, traduction par Florence GUIGNARD in Revue
franc, de Psa., 1970, vol. XXXIV, n° 4.
NOTULE SUR LES MOTS ET LES CHOSES 601

fication projective : « Des parties du Moi et des objets internes sont


projetées sur un objet et identifiées à lui. La différenciation entre le
Soi et l'objet en est obscurcie. Dès lors, puisqu'une partie du Moi est
confondue avec l'objet, le symbole — qui est une création et une fonction
du Moi — se confond à son tour avec l'objet symbolisé. » Je ne pense
pas, pour ma part, que le détour par l'identification projective soit
nécessaire pour comprendre l'équivalence, chez le schizophrène, entre
le symbole et le symbolisé, entre le mot et la chose. Je suppose que ce
concept est ici mis en avant en raison de la négation, postulée par les
kleiniens, d'une phase narcissique primaire, le Moi existant pour eux
d'emblée.
Dans le registre non plus de la psychose mais de la névrose narcis-
sique, c'est-à-dire de la mélancolie (1), on peut supposer que le futur
mélancolique n'a pas opéré, dans sa relation à l'objet, ce déplacement
d'investissement que Freud considère comme propre à l'amour humain
et lui conférant son caractère essentiellement insatisfaisant. Il montre
que, du fait de la barrière de l'inceste, l'homme ne trouvera jamais la
plénitude dans l'amour, l'objet n'étant qu'un substitut de l'objet oedipien
(et, devons-nous ajouter, de l'objet primaire) (1912 : Contribution à la
psychologie de la vie amoureuse). Or quand le mélancolique perd son
objet, tout se passe comme si celui-ci était irremplaçable, unique et sa
perte irrémédiable et absolue, le réinvestissement du monde objectai
s'avérant totalement impossible durant l'accès. On connaît l'étiologie,
habituellement admise, de la maladie, en particulier l'ambivalence des
sentiments que le sujet nourrissait envers l'objet, ambivalence dont
l'un des termes était profondément enfoui dans l'inconscient, le caractère
narcissique de la relation, les points de fixation, etc. (Abraham et
Freud). Ne pourrait-on y ajouter un élément ? Le futur mélancolique,
par un clivage peut-on supposer, a nié que l'objet aujourd'hui perdu
n'ait été qu'un substitut de l'objet oedipien et de l'objet primaire. En
somme le déni porterait sur le fait qu'il a déjà perdu l'objet. Il existerait,
pour le futur mélancolique, une confusion non entre les mots et les
choses, entre le symbole et le symbolisé mais entre l'objet substitutif
(qui, d'une certaine façon, est aussi un symbole) et l'objet primaire et
incestueux. La perte de l'objet (substitutif) confronterait le sujet avec
la perte, jusque-là niée, de l'objet primaire.
On se trouve donc en présence de trois ordres de phénomènes : l'un

(1) On sait qu'après l'introduction de la dernière topique, Freud limita l'usage du terme
« névrose narcissique « à la seule mélancolie.
602 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
où les mots sont coupés des choses pour des motifs d'ordre essentielle-
ment névrotique (phobique). L'autre où les mots et les choses se
confondent en raison du retour du sujet à l'indifférenciation narcissique
primaire : nous sommes dans le registre de la psychose (schizophrénie).
Le troisième enfin où existe une identité entre l'objet substitutif et
l'objet primaire dont la perte a été niée : nous nous trouvons au niveau
de la névrose narcissique (1).

(1) J'ai eu l'occasion de dire par ailleurs que l'énoncé mélancolique par excellence est :
« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé », auquel s'oppose l'énoncé maniaque : « Un
de perdu, dix de retrouvés. » Ce que j'ai voulu ici, à propos du mélancolique, c'est émettre
une hypothèse quant au caractère absolu de la perte d'objet par lui éprouvée. Il va de soi
que cette hypothèse, pour être plus fondée, demanderait à être insérée dans une conception
générale du Moi du mélancolique.
Traductions
SANDOR RADO

LA PSYCHANALYSE DES PHARMACOTHYMIESO

I. — Tableau clinique (2)


La psychiatrie clinique considère les désordres connus comme l'alcoolisme,
le morphinisme, le cocaïnisme, etc., pour lesquels nous pouvons user globale-
ment et à titre provisoire de la notion de toxicomanie, comme des intoxications
somatiques et les classe parmi les « troubles mentaux d'origine exogène ».
Dans cette perspective, le processus de dégradation mentale présenté dans
le tableau clinique de la toxicomanie apparaîtrait comme la manifestation
psychique de la lésion cérébrale produite par les poisons. Les recherches sur
les toxicomanies se sont imposé à partir de cette théorie, comme première
tâche, la détermination dans ses détails de l'effet sur le cerveau de la substance
toxique. En dernière analyse, elles auraient eu pour but d'établir une corrélation
exacte entre l'évolution du trouble mental et celle du processus toxique sur le
cerveau. Mais cette étude, surtout dans ses aspects expérimentaux, se trouve
compliquée de façon troublante par le fait que les poisons en question attaquent
non seulement le cerveau mais aussi le reste de l'organisme ; par conséquent,
les effets toxiques peuvent être exercés sur le cerveau par des modifications
survenues dans d'autres organes à travers un trouble du métabolisme général.
Le problème doit donc inclure, non seulement l'influence directe du poison
sur le cerveau mais aussi son influence indirecte. Il n'est donc pas étonnant
que l'idée de considérer la toxicomanie comme devant être centrée autour du
problème de l'intoxication somatique ait porté si peu de fruits !
Comment se fait-il alors que la psychiatrie se soit tellement attachée à une
telle idée ? On peut évidemment répondre que celle-ci avait été développée
en raison du fait que les maladies infectieuses étaient prises comme modèle.
Certes, on ne pouvait ignorer que l'alcool, par exemple, n'est pas la cause de
l'alcoolisme au même titre que le spirochète celle de la syphilis. Les micro-
organismes pathogènes attaquent une personne sans se soucier aucunement
de ses désirs ou de ses buts en la matière. Les drogues en question, au contraire,

(1) Il s'agit d'une traduction française de l'articlepublié dans The Psycho-Analytic Quarterly,
janvier 1933, n° 1. Cet article lui-même est le fruit d'une traduction directe du manuscrit alle-
mand faite par Bertram D. LEWIN et publiée avec l'autorisation de l'auteur. (N.d.T.)
(2) Cette première partie de l'article est une version développée d'une communication faite
devant la section de Neuro-Psychiatrie de l'Académie de Médecine de New York, le 13 décem-
bre 1932. (Au moment où nous rédigeons cette traduction, nous n'avons pas eu connaissance
de la deuxième partie qui était annoncée.) (N.d.T.)

REV. FR. PSYCHANAL. 4/75


604 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

n'attaquent la personne que si celle-ci les introduit directement dans son corps.
Cependant, cette distinction n'a pas suffisamment marqué la pensée psychia-
trique. Dans cette discipline, l'idée fut admise qu'un certain type d'individu
« dépourvu d'inhibitions », « de volonté faible » ou encore « psychopathe »... se
trouve manifester une passion pour l'utilisation de ces drogues, ce qui veut dire,
à lire entre les lignes, que la façon dont ces substances sont introduites dans
leur corps n'a pas d'importance : le problème n'est scientifique et digne d'exa-
men qu'après leur absorption. Il faut admettre que, une fois les substances
introduites, il y a sans doute une certaine ressemblance avec les toxi-infections,
mais dans la mesure où l'on abordait tant soit peu les questions d'ordre psycho-
logique, telles que la prédisposition d'un individu à manifester une passion
pour les drogues, on tâtonnait dans le noir. La théorie de l'intoxication ne
donnait aucun point de départ pour une solution quelconque à ce genre de
problème. En vérité, même si l'on trouvait une solution à tous ceux posés par
l'intoxication somatique, ce genre de question resterait encore sans réponse.
L'étude psychanalytique du problème de la toxicomanie commence en ce
point précis. Elle commence avec la reconnaissance du fait que ce n'est pas
l'agent toxique, mais l'impulsion à s'en servir qui fait d'un individu donné un
toxicomane. Nous voyons que cette description sans préjugé attire notre
attention sur ce point précis que l'influence d'un raisonnement analogique trop
rapide nous avait permis de laisser de côté. Le problème se présente alors à
nous sous un aspect différent. Les toxicomanies apparaissent comme des
maladies déterminées par le psychisme et provoquées artificiellement. Elles
peuvent exister parce que les drogues existent, mais elles naissent pour des
raisons psychiques.
Avec l'adoption du point de vue psychogénétique, l'accent passe de la
multiplicité des drogues utilisées sur l'unicité de l'impulsion qui libère le
besoin. La facilité avec laquelle le toxicomanechange de drogue vient immédia-
tement à l'esprit, de sorte que nous nous sentons obligés de considérer tous les
types de toxicomanies comme des variétés d'une seule même maladie. Pour
préciser cette théorie, permettez-nous d'introduire le terme de pharmacothymie
pour désigner la maladie caractérisée par le besoin de drogues. Nous aurons
plus tard l'occasion d'expliquer le choix de ce terme.
La littérature psychanalytique classique contient de nombreuses contribu-
tions et références précieuses tirées particulièrement sur l'alcoolisme et la
morpbinomanie, visant essentiellement à relier ces états à des troubles du
développement de la fonction libidinale. Ce genre d'études, nous les devons à
Freud, Abraham, Tausk, Scbilder, Hartmann et d'autres auteurs en Europe,
à Brill, Jelliffe, Oberndorfet d'autres auteurs aux Etats-Unis. Deux conclusions
nettes peuvent être tirées de ces études : à savoir l'importance étiologique de la
zone érogène orale et le rapport étroit avec l'homosexualité.
Il y a plusieurs années, nous esquissions le début d'une théorie psychana-
lytique qui visait à englober le problème de la toxicomanie dans toute son
LA PSYCHANALYSE DES PHARMACOTHYMIES 605

étendue (1). De plus, des études encore inédites nous ont conduit à introduire
le concept de pharmacothymie ; c'est à la description préliminaire de celui-ci
qu'est consacré le présent article.
Puisque dans notre perspective les hypothèses tirées de la théorie de
l'intoxication somatique sont inutiles, il nous faut trouver un point de départ
meilleur en nous fondant sur les données de la psychanalyse. Notre idée
suivant laquelle malgré la diversité des drogues il n'y aurait qu'une seule et
même maladie, nous indique par où nous devons commencer. Nous devons
séparer dans l'abondant matériel clinique les éléments qui sont constants, et
déterminer empiriquement leurs interrelations ; et à partir de là, formuler la
psychopathologie générale, c'est-à-dire la structure schématique de la pharma-
cothymie. Les généralisations que nous pourrons formuler ainsi touchant la
nature de la maladie nous feront découvrir les perspectives et les idées dont
nous aurons besoin pour l'étude des phénomènes particuliers. Si notre schéma
repose sur quelque chose, plus nous ajouterons de détails nouveaux, plus il
reproduira la réalité vivante.
La pharmacothymie peut survenir parce qu'il existe certaines drogues,
« les euphorisants » pour employer un terme générique, qu'un être humain
souffrant de détresse psychique peut utiliser pour modifier sa vie émotionnelle.
Nous avons décrit cette influence dans une communication antérieure (loc.
cit.). Ici, nous dirons seulement que les effets sont de deux ordres :
1. Effets analgésiques, sédatifs, hypnotiques et narcotiques. — Leur fonction est
facile à décrire : soulagement et prévention de la douleur ;
2. Effets stimulants et euphorisants. — Ils favorisent ou engendrent le plaisir.
Ces deux types d'effets, suppression de la douleur et production du plaisir,
répondent aux exigences du principe de plaisir, ils constituent ensemble ce que
l'on peut appeler « l'effet-plaisir-pharmacogénique ». Le caractère capricieux
de l'effet-plaisir-pharmacogénique est bien connu ; il fausse la majeure partie
du travail expérimental des pharmacologues. Nous avons découvert qu'en
plus des facteurs pharmacologiques divers (nature, dose et mode d'adminis-
tration de la substance), l'effet-plaisir dépendait essentiellement d'un facteur
psychologique : c'était avec une certaine préparation active que l'individu
abordait l'effet-plaisir. Ce que le patient pharmacothymique attend de l'agent
toxique, c'est l'effet-plaisir. Mais il ne peut l'obtenir pour rien. Le patient
obtient sa jouissance au prix de souffrances sérieuses, de dommages personnels

(1) Les effets psychiques des désintoxicants : une tentative d'élaboration d'une théorie
psychanalytique du besoin pathologique, Int. J. Psa., 1926, 7. Depuis nous avons relaté l'évolu-
tion de nos idées dans un certain nombre de conférences. La toxicomanie au Congrès d'Hygiène
mentale à Washington (mai 1930) ; Intoxication et Morning after (Gueule de bois) à une réunion
de la Société psychanalytiqueallemande (novembre 1930) à Berlin ; Dépression et état d'euphorie
dans les névroses et les toxicomanies (série de conférences faites à l'Institut de Psychanalyse
de Berlin (printemps 1931)).
606 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

et souvent, en vérité, d'autodestruction. Ceci n'est assurément pas l'effet


désiré. Si malgré tout il s'entête à utiliser la drogue, ce doit être, ou bien que
le plaisir obtenu vaut bien l'acceptation de la souffrance, ou encore parce qu'il
est pris au piège et qu'il est bien forcé d'agir comme il le fait. Alors, nous
devons nous demander quelle est la nature de l'état psychique qui rend si aigu
le besoin d'euphorisants. Quel effet le fait de s'y livrer produit-il sur la vie
mentale ? Qu'y a-t-il dans tout cela qui amène le patient à souffrir ? La raison
pour laquelle, en dépit de cette souffrance, il ne peut cesser d'agir comme il
le veut ?
Le passé de ces individus qui s'adonnent à l'usage des euphorisants révèle
en général ce qui suit. Il y a une catégorie d'êtres humains qui réagissent aux
frustrations de la vie par un type spécial de modifications émotionnelles que
l'on peut appeler « dépression anxieuse » (1). Il arrive aussi quelquefois que la
première réaction à la frustration se présente sous d'autres formes de symp-
tômes névrotiques et que la « dépression anxieuse » n'apparaisse que plus tard.
La souffrance intense et prolongée causée par une affection physique grave
peut aussi entraîner le même état émotionnel. La dépression anxieuse peut se
changer en d'autres formes de dépression. Puisque la pharmacothymie trouve
son origine dans la « dépression anxieuse », appelons-la dépression initiale. Elle
se caractérise par une grande anxiété « douloureuse » mais en même temps par
un degré élevé d'intolérance à la douleur. Dans cet état d'esprit, l'intérêt
psychique se concentre sur le besoin de soulagement. Au cas où le patient
trouverait celui-ci dans la drogue, il deviendrait convenablement préparé à
en ressentir les effets. Le rôle de la dépression est donc de sensibiliser le malade à
l'effet plaisir-pharmacogénique. Peu importe que la drogue lui tombe entre les
mains par accident ou qu'elle lui soit prescrite par son médecin à des fins théra-
peutiques, qu'il ait été poussé à l'utiliser ou à l'expérimenter de son propre
chef... il ressent un effet plaisir-pharmacogénique qui est proportionnel à son
désir de soulagement et, en conséquence, cet événement déterminera fréquem-
ment son destin. Si la substance et la dose sont bien choisies, le premier effet
plaisir-pharmacogénique reste habituellement l'événement le plus marquant
de son espèce dans le cours de la maladie. Il faut examiner plus attentivement
l'effet plaisir-pharmacogénique surtout au cours de cette première expérience.
Ce qui la rend si importante quand on l'observe de l'extérieur,c'est la très nette
augmentationde l'auto-estime et l'élévation de la tonalité affective, c'est-à-dire
de l'euphorie.
Il est utile de distinguer conceptuellement l'euphorie pharmacogénique et
l'effet plaisir-pharmacogénique bien qu'ils se fusionnent au cours du même
processus. L'euphorie représenterait alors la réaction du Moi à l'effet plaisir.
Après la prise du médicament à titre thérapeutique, nous observerons des

(1) En anglais tense dépression, le terme français de « dépression anxieuse » nous a semblé le
moins insatisfaisant. (N.d.T.)
LA PSYCHANALYSE DES PHARMACOTHYMIES 607

exemples innombrables d'effets plaisir-pharmacogéniques qui ne provo-


quent pas d'euphorie chez le malade. Il est évident que dans l'évolution d'une
pharmacothymie il est essentiel que l'euphorie puisse se développer. Donc, dans
notre schéma, nous devrons nous limiter à une descriptiondes formes franches,
bien que nous aimerions faire ressortir le caractère protéiforme de l'euphorie
pharmacogénique. Elle peut rester si peu visible de l'extérieur qu'il lui serait
possible d'échapper à un observateur inattentif, tout en demeuranttrès authen-
tique sur le plan psychologique. De plus, l'euphorie n'apparaît pas forcément
immédiatement après le premier contact avec le poison; ce qui compte, ce
n'est pas le moment de l'expérience mais bien le fait que celle-ci ait lieu.
Ce qui arrive dans l'euphorie pharmacogénique ne peut être compris que
si l'on entre dans un débat circonstancié. Chez de tels individus, le Moi n'a
pas toujours été aussi misérable que nous l'estimons être quand nous le ren-
controns dans un état de « dépression anxieuse ». Autrefois, c'était un bébé
rayonnant d'auto-estime, plein de foi dans la toute-puissance de ses oeuvres,
de ses pensées, de ses gestes et de ses paroles (1). Mais la mégalomanie de
l'enfant a disparu peu à peu sous la pression inexorable de l'expérience. Le
sentiment de sa souveraineté a dû faire place à une évaluation de soi plus
modeste.
Le processus, d'abord décrit par Freud (2), peut être distingué comme une
réduction de la dimension du Moi originel. C'est un processus pénible qui ne
sera peut-être jamais complètement achevé. Maintenant certes, la voie de la
réussite s'ouvre pour l'enfant qui grandit. Il peut fonder sa considération de
soi sur ses propres oeuvres. Deux choses deviennent alors évidentes : en premier
lieu, la considération de soi et l'expression de l'amour de soi, c'est-à-dire de
son plaisir narcissique (3). Ensuite, le narcissisme qui, au départ, était satisfait
« sur commande », sans aucune peine, grâce aux soins donnés au
bébé par les
adultes, est obligé plus tard d'affronter son milieu de façon plus ou moins
pénible ou, en d'autres termes, le Moi, ce parasite dédaigneux, doit modifier
sa psychologie pour devenir un être adapté et autonome. Par conséquent, une
prise de conscience totale de la nécessité de lutter pour soi-même devient le
principe directeurdu Moi adulte dans la satisfaction de ses besoins narcissiques,
c'est-à-dire dans la préservationde sa propre estime. Ce stade de développement
du système narcissique, nous pouvons l'appeler le « régime de réalité du Moi ».
Il n'y a pas de certitude complète que l'on puisse dans la vie atteindre ses
objectifs au moyen du régime de la réalité : la malchance ou l'adversité existera
toujours. C'est certainementbien pis si la capacité de fonctionnement du Moi
est réduite par des troubles du développement de la fonction libidinale, ce qui
ne manque jamais d'altérer le régime de réalité du Moi. La libido, mal adaptée,

(1) FERENCZI, Le développementdu sens de la réalité.


(2) FREUD, Introduction au narcissisme.
(3) Cf. notre article Une mère anxieuse, Int. J. Psa., 1928, 9.
608 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

peut arracher une satisfaction substitutive au Moi sous forme de névrose, mais
alors l'auto-estime soutire habituellement. Un Moi dont le narcissisme veut
obtenir le maximum de satisfaction ne peut être trompé sur le caractère effecti-
vement pénible de la frustration réelle. Quand il ressent celle-ci, il réagit par
un changement affectif que nous appelons « la dépression anxieuse ». Ce qui
nous intéresse dans la psychologie profonde de cet état, c'est le fait que le Moi
compare secrètement son impuissance habituelle à sa dimension narcissique
originelle qui demeurera un idéal : il se tourmente d'autoreproches et il aspire
à quitter ses soucis et à recouvrer sa grandeur ancienne. A ce moment, comme
du ciel arrive l'effet plaisir-pharmacogénique, ou plutôt, ce qui est important,
c'est qu'il ne vient pas du ciel mais qu'il est provoqué par le Moi lui-même.
Le mouvement magique de la main apporte une substance magique... et
voyez : la douleur et la souffrance sont exorcisées, le sentiment de la misère
disparaît et le corps se trouve inondé par des vagues de plaisir. C'est comme si
la faiblesse et la détresse du Moi n'avaient été qu'un cauchemar, car il semble
maintenant que le Moi est malgré tout le géant tout-puissant qu'il avait toujours
fondamentalement pensé être.
Dans l'euphorie pharmacogénique, le Moi retrouve sa dimension narcis-
sique originelle. Le Moi n'a-t-il pas obtenu une satisfaction réelle formidable
par un simple souhait, c'est-à-dire sans effort, comme le peut seulement celui
qui s'imagineraitêtre au stade narcissique ? De plus, ce n'est pas seulement un
désir infantile mais un rêve antique de l'humanité qui se trouve satisfait dans
l'état d'euphorie. On sait généralement que les anciens Grecs utilisaient le mot
pharmacon pour désigner à la fois « drogues » et « substances magiques ». Cette
double signification justifie notre terminologie, car le terme de « pharmaco-
thymie » combinant le sens de « besoin de drogues » avec celui de « besoin de
magie » exprimejustement la nature de cette maladie. Au plus fort de l'euphorie,
l'intérêt pour la réalité disparaît et en même temps tout respect pour elle. Tous
les mécanismes du Moi qui travaillent au service de la réalité (l'exploration du
milieu, l'élaboration mentale de ses données, les inhibitions instinctuelles
imposées par la réalité) sont négligés ; et alors apparaissent des efforts pour
amener à la surface et satisfaire — ou par phantasme ou par activité maladroite—
tous les désirs insatisfaits qui se cachent à l'arrière-plan. Qui pourrait douter
qu'une aventure de cette sorte ne laisse plus profonde impression sur la vie
mentale ?
On dit généralement qu'un miracle ne dure jamais plus de trois jours. Le
miracle de l'euphorie dure seulement quelques heures. En accord avec les lois
de la nature, viennent le sommeil, puis un réveil terne et dégrisé, la « gueule
de bois ». Nous ne pensons pas tellement au malaisepossible lié à des symptômes
provenant d'organes particuliers mais plutôt à l'altération inévitable de la
tonalité affective. La situation émotionnelle qui a prévalu dans la dépression
initiale est revenue, mais exacerbée cette fois sous l'influence de nouveaux
facteurs. L'euphorie avait donné au Moi des dimensions gigantesques et avait
LA PSYCHANALYSE DES PHARMACOTHYMIES 609

presque éliminé la réalité ; maintenant, c'est l'état inverse qui apparaît, amplifié
par contraste. Le Moi est rétréci et la réalité est devenue écrasante. Retourner
à des tâches réelles serait l'étape suivante. Mais, entre-temps, ceci est devenu
plus difficile.
Dans la dépression antérieure, il se peut qu'il y ait eu remords pour avoir
délaissé ses activités. Mais maintenant, il y a en plus un sentiment de culpabilité
parce que le Moi a complètement dédaigné les nécessités de la réalité et qu'il
éprouve une peur accrue de celle-ci. De tous côtés surgit une tempête de
reproches pour cette négligence dans ses devoirs, tant vis-à-vis de sa famille
que de son travail ; mais de la veille lui revient aussi le souvenir alléchant de
l'euphorie. Tout bien considéré, en raison de l'augmentationde sa douleur, le
Moi est devenu plus irritable et, du fait de l'accroissement de l'anxiété et de sa
mauvaise conscience, plus faible. En fin de compte, il y a un déficit encore plus
grand. Que faire alors ? Le Moi pleure sa félicité perdue et souhaite ardemment
sa réapparition. Ce désir est fatalement victorieux car tous les arguments
jouent en sa faveur. Ce à quoi les douleurs de la dépression pharmacogénique
donnent naissance, c'est, avec la logique psychologique la plus rigoureuse,
le besoin d'euphorie.
Nous obtenons ainsi un certain aperçu sur quelques relations fondamentales :
le caractère transitoire de l'euphorie entraîne le retour de la dépression. Celle-ci
renouvelle le besoin d'euphorie et ainsi de suite.
Nous décrivons là un processus cyclique, dont la régularité montre que le
Moi maintient désormais son auto-estime au moyen d'une technique artificielle.
Cette nouvelle étape implique une altération de tout le mode de vie de l'indi-
vidu. Elle signifie un changement du Moi qui passe du régime de réalité au
régime pharmacothymique. On peut donc définir un pharmacothymique comme
un individu qui s'est voué à ce genre de régime; ce qui s'ensuit constitue
l'ensemble des manifestations de la pharmacothymie. En d'autres termes, cette
maladie est un désordre narcissique, une destruction par des moyens artificiels
de l'organisation naturelle du Moi (1). Plus tard, nous apprendrons de quelle
façon la fonction du plaisir erotique est impliquée dans ce processus et comment
l'évaluation de son rôle change l'aspect du tableau pathologique.
Si l'on compare une vie soumise au régime pharmacothymique à une vie
orientée vers la réalité, l'appauvrissementdevient évident. Le régime pharmaco-
thymique suit un cours bien défini et réduit de plus en plus la liberté du Moi.
Ce régime s'intéresse à un seul problème : la dépression, et à une seule manière
de le résoudre : l'administration de la drogue.
Une expérience pénible montre bientôt l'insuffisance de cette méthode que
le Moi avait cru tout d'abord infaillible. Il n'est pas du tout certain que l'eu-
phorie et la dépression reviennent toujours avec une totale régularité suivant

(1) Dans notre article, Le problème de la mélancolie, nous avons fait une première allusion
à la nature narcissique de la toxicomanie (Int. J. Psa., 1929, A, 9).
6lO REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

un processus cyclique, mais ce qui apparaît ponctuellement,c'est la dépression...


Donc, l'euphorie devient de plus en plus incertaine et finit par menacer de ne
plus réapparaître du tout. C'est un fait de grande importance que l'effet plaisir-
pharmacogénique et, en particulier, l'euphorie provoquée par une médication
rapide, répétée, déclinent rapidement. Donc, nous rencontrons ici un phéno-
mène d'accoutumance appliqué à l'euphorie. Nous ne pouvons promettre
d'expliquer la dynamiquede ce déclin. Il dépend sans aucun doute de processus
organiques que l'on dépeint comme l'apparition d'une « tolérance » mais dont
on ne peut donner encore une interprétation physiologique précise. Durant
ces dernières années, on a commencé dans notre pays à étudier ce problème
de façon approfondie. Une étude détaillée des résultats obtenus jusqu'ici a été
publiée récemment par les pharmacologues A. L. Fatum et M. H. Seevers
(Physiological reviews, 1931, vol. II, n° 2). La lecture de ce rapport montre
qu'une explication n'a pas été trouvée. Nous aimerions apporter notre contri-
bution à la solution de ce problème à partir du point de vue psychologique,
c'est-à-dire affirmer que dans l'euphorie le phénomène d'accoutumance est
lié à un facteur psychologique : la peur du malade de voir sa drogue devenir
inefficace. Cette crainte est analogue à celle des impuissants et, de la même
façon, elle réduit de plus en plus les chances de succès. Nous verrons plus loin
quelles sources plus profondes alimentent cette crainte.
Le phénomène d'accoutumance intensifie la phase de dépression dans la
mesure où il ajoute à l'angoisse, la douleur de la déception en même temps
qu'une crainte nouvelle. La tentative de compenser la diminution de l'effet
par l'augmentation de la drogue se révèle efficace pour beaucoup de drogues.
Un bon exemple en est la pharmacothymiepar morphine. En même temps, se
développe chez les malades une recherche affolée de drogues nécessitée par
l'augmentation progressive de leurs doses. Les obligations morales, les autres
intérêts vitaux sont tous jetés au vent quand il est question de poursuivre la
satisfaction de ce besoin. C'est là un processus de désintégration morale qui
n'a pas d'équivalent.
Pendant ce temps, des altérations capitales se produisent dans la vie sexuelle.
Afin de rester dans le cadre de cet exposé, nous devons limiter nos remarques
à l'essentiel. Tous les euphorisants agissent comme des poisons sur la puissance
sexuelle. Après une augmentation transitoire de la libido génitale, le patient
se détache bientôt de l'activité sexuelle et se montre de plus en plus indifférent
dans ses relations affectives. Au lieu du plaisir génital apparaît le plaisir phar-
macogénique qui en vient graduellement à devenir le but sexuel du patient.
A voir la facilité avec laquelle cette substitution remarquable s'effectue, il faut
conclure que le plaisir pharmacogénique dépend des voies élémentaires généti-
quement préformées et que le matériel sensoriel ancien participe à une combi-
naison nouvelle. Ceci est cependant un problème que l'on peut remettre à plus
tard. Ce qui est immédiatement évident, c'est que la satisfaction pharmaco-
génique du plaisir est à l'origine d'une organisation sexuelle artificielle qui est
LA PSYCHANALYSE DES PHARMACOTHYMIES 611

auto-érotique et modelée sur la masturbation infantile. Des objets d'amour


ne sont plus nécessaires mais sont conservés provisoirement sous forme de
fantasmes. Plus tard, l'activité fantasmatique revient de manière régressive
aux attachements affectifs de l'enfance, c'est-à-dire au complexe d'OEdipe. Le
plaisir pharmacogénique développe une vie fantasmatique très riche. Ce trait
semble d'ailleurs caractéristique de la pharmacothymie par l'opium. D'ailleurs,
frappé par ce fait, le pharmacologue Lewin a suggéré que les euphorisants
soient appelés des « fantasmatisants ». Ce qui importe, c'est que l'effet plaisir-
pharmacogénique décharge la fonction libidinale associée à ses phantasmes.
Le processus du plaisir pharmacogénique en vient ainsi à remplacer l'exécution
de l'acte sexuel normal. L'appareil génital, avec ses ramifications auxiliaires
étendues dans les zones érogènes, tombe en désuétude et il est frappé d'une
atrophie de caractère psychologique due au manque d'usage. Le feu de la vie
s'éteint peu à peu à cet endroit où il doit briller le plus intensément selon la
nature, et il s'allume en un lieu qui lui est contraire. La pharmacothymie détruit
la structure psychique de l'individu bien avant d'infliger un dommage quel-
conque au substratum physique.
Le Moi répond à cette dévalorisation sexuelle par une crainte de cas-
tration qui n'est que trop justifiée en l'occurrence. Ce signal d'alarme est la
conséquence de l'investissement narcissique de l'appareil génital. L'anxiété le
concernant devrait alors entraîner l'abstention de cette pratique dangereuse,
exactement comme à une certaine époque elle l'obligeait à s'abstenir de la mas-
turbation. Mais le Moi livré aux euphorisants ne peut prêter attention à cet
avertissement. Ce Moi, il est vrai, ne peut supprimer la crainte elle-même,
mais il perçoit cette crainte, consciemment, comme la peur de l'échec pharma-
cologique. Ce déplacement de l'anxiété est psychologiquement entièrement
correct. Quiconque désire inconsciemment échouer parce qu'il a peur de réussir
a parfaitement raison de craindre l'échec. L'effet de la crainte est naturellement
en accord avec son contenu originel; comme nous l'avons vu, elle réduit
l'effet plaisir et l'intensité de l'euphorie.
En se retranchant bien légèrement de ses activités sociales et sexuelles, le
Moi suscite un danger instinctuel dont il ne soupçonne pas la gravité. Il se
livre à cette puissance instinctuelle antagoniste que nous appelons masochisme
et qu'à la suite de Freud nous interprétons comme l'instinct de mort. Le Moi
a eu l'occasion de sentir le pouvoir mystérieux de cet instinct au cours de la
dépression initiale ; c'est donc en partie par crainte de celle-ci que le Moi a
pris la fuite dans le régime pharmacothymique. Le Moi ne peut se défendre
avec succès contre les dangers d'auto-agression masochiste qu'en accroissant
vigoureusement sa vitalité et en fortifiant son narcissisme. Ce que le régime
pharmacothymique a apporté au Moi, ce fut une inflation sans valeur de son
narcissisme. Le Moi vit alors dans une période de pseudo-prospérité et ne se
rend pas compte qu'il a favorisé son autodestruction. Le Moi dans toute
névrose est entraîné dans des complications nocives par le masochisme ; mais
612 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1975
de toutes les méthodes pour combattre le masochisme, le régime pharmaco-
thymique est assurément celui qui laisse le moins d'espoir.
Il est impossible que le patient ne perçoive pas ce qui lui arrive, ses amis
et parents l'accablent d'avertissements pour qu'il se « ressaisisse » s'il ne veut
pas causer sa perte et celle des siens. Et, en même temps, l'euphorie diminue
régulièrement d'intensité en même temps que la dépression se fait de plus en
plus aiguë. Des malaises physiques, dus sans aucun doute à l'usage du poison,
lui infligent des douleurs ; depuis la première tentation, le tableau a complète-
ment changé. Tout était en faveur de l'euphorie alors que maintenant les
espoirs qu'il avait placés en elle se sont révélés fallacieux. On pourrait supposer
que le patient réfléchirait à cela et renonceraità la drogue. Mais non ! il persiste.
Nous devons avouer que pendant des années nous n'avons pu saisir l'économie
de cet état d'esprit jusqu'à ce qu'un patient nous donne lui-même l'explication.
Il nous dit : « Je sais tout ce que les gens me disent quand ils me réprimandent
— mais, retenez bien mes paroles, Docteur, rien ne peut m'arriver à moi. »
Telle est la position du malade. L'euphorie a réactivé ses croyances narcissiques
en son « invulnérabilité », et toute sa perspicacité et tout son sentiment de
culpabilité viennent se briser sur ce rempart. Engourdie par cette illusion, la
fidélité du Moi au régime pharmacothymique est renforcée d'autant plus.
Le régime pharmacothymique paraît encore le moyen de sortir de toutes les
difficultés. Un jour, les choses seront allées si loin qu'aucune euphorie ne
pourra plus être provoquée pour combattre la souffrance de la dépression. Le
régime se sera effondré et nous nous trouverons en présence du phénomène
de la « crise pharmacothymique ».
Il y a trois moyens de sortir de cette crise : la fuite dans un intervalle libre,
le suicide et la psychose.
En se soumettant volontairement à une cure de désintoxication, le patient
entreprend une fuite dans un intervalle libre. Il est hors de question qu'il soit
poussé par un désir réel de recouvrer la santé. Dans les rares exemples où le
patient souhaite réellement être délivré de sa pharmacothymie, comme nous
avons pu de temps à autre l'observer dans notre pratique analytique, il attache
beaucoup d'importance à la réalisation par lui-même de son projet, et il ne
lui vient pas à l'idée de chercher l'aide d'autrui. Mais s'il se soumet à une cure
de désintoxication, en général il souhaite seulement redonner sa pleine valeur
au poison. Il se peut qu'il ne puisse plus s'offrir l'énorme quantité de drogues
dont il a besoin; après la cure de désintoxication, il peut recommencer à
beaucoup moins de frais. Puisque la privation de drogues dépouille le Moi
de son euphorie — sa protection contre le masochisme — celui-ci peut mainte-
nant envahir le Moi. Alors, il s'empare des symptômes physiques entraînés
par l'abstinence, et les exploite souvent jusqu'à créer une véritable orgie maso-
chiste ; naturellement, avec l'opposition du Moi qui n'apprécie pas ce genre
de plaisir. En conséquence, nous avons les scènes familières que les patients
présentent durant la période de sevrage.
LA PSYCHANALYSE DES PHARMACOTHYMIES 613

Le suicide est l'oeuvre du masochisme autodestructeur. Mais dire que le


patient se tue en raison d'un besoin masochiste de punition serait une affirma-
tion trop partielle. L'analyse des fantasmes suicidaires et des tentatives que
nous raconte notre malade révèle l'aspect narcissique de cette expérience. Le
patient prend la dose mortelle car il désire échapper à la dépression par une
euphorie qui durera toujours. Il ne se tue pas, il croit en sa propre immortalité.
Une fois déchaîné le démon du narcissisme infantile, il peut envoyer le Moi
à la mort. De plus, dans le suicide par la drogue, le masochisme est victorieux
sous l'égide d'une exigence instinctuelle « féminine ». Assez curieusement,c'est
la haute estime profondément enracinée qu'a l'homme pour son organe sexuel,
son narcissisme génital, qui amène cette transformation et change le masochisme
en un phénomène féminin. Ceci peut sembler paradoxal mais peut facilement
s'expliquer comme étant un compromis. L'ingestion de drogues, la chose est
bien connue, dans la pensée archaïque infantile représente une insémination
orale ; se préparer à mourir par le besoin recouvre le souhait de devenir
« enceint » de cette manière. Nous voyons donc qu'une fois la virilité du Moi
paralysée par la pharmacothymie, l'orgueil sexuel blessé, réduit à la passivité
par le masochisme, désire comme substitut la satisfaction de la grossesse.
Freud a reconnu dans le remplacement du souhait de posséder un pénis par
celui d'avoir un enfant, le point décisif dans le développement sexuel normal
de la femme. Dans le cas qui nous occupe, l'homme suit ce chemin féminin
pour se tromper lui-même sur son autodestruction masochiste en faisant appel
à son narcissisme génital. C'est comme si le Moi, inquiet quant à son appareil
génital, se disait : « Rassure-toi, tu es en train d'acquérir une nouvelle génita-
lité. » A cette idée, déduite de découvertes empiriques, nous pouvons ajouter
que l'imprégnation biologique est le commencement d'un nouveau cycle vital :
le désir de grossesse est un appel muet à la fonction de reproduction, au « divin
Eros » pour qu'il témoigne de l'immortalité du Moi.
L'épisode psychotique en tant que moyen de sortir de la crise nous est
surtout connu dans la pharmacothymie alcoolique bien que nous puissions le
rencontrer aussi ailleurs. Ceci est un vaste domaine. Nous voulons simplement
indiquer la trame sur laquelle les éléments pourront être disposés.
L'échec du régime pharmacothymique a privé le Moi de son euphorie
protectrice. Le masochisme apparaît alors en force au premier plan. Les hallu-
cinations effrayantes et les délires dans lesquels le patient se croit persécuté ou
menacé (en particulier par le danger de castration, par une attaque sexuelle)
sont des fantasmes qui satisfont son désir masochiste. Le masochisme désire
placer le Moi dans une situation où il souffrira afin d'obtenir du plaisir à partir
de ces « stimulations » pénibles. Le Moi narcissique s'oppose à ce « plaisir
dans la douleur », il désire le plaisir sans la douleur. Ces désirs masochistes
inspirent au Moi crainte et horreur. Certes, il ne peut plus empêcher l'irruption
des fantasmes masochistes et pourtant il les voit à travers ses propres yeux.
Ainsi, les délires fantasmatiques latents du masochisme deviennent des fan-
6l4 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

tasmes terrifiants extériorisés du Moi. Maintenant, c'est comme si le danger


venait de l'extérieur ; loin du Moi, il peut être combattu et le patient terrifié
tente de le faire dans le délire de la psychose.
C'est pis encore si l'anxiété qui protège le Moi du masochisme s'effondre.
Le Moi doit alors se plier à lui. Si le patient en est arrivé à ce point, il annonce
soudain son intention de détruire son appareil génital ou, par substitution, de
s'infliger quelque autre dommage. Il prend réellement des mesures pour exé-
cuter aveuglément les ordres de son masochisme. Le masochisme du patient
vaincu peut seulement faire en sorte qu'il agira d'une manière aveugle. Une
illusion obscurcit sa vision des choses. Le malade ne se rend pas compte de la
véritable nature de son masochisme et refuse de la reconnaître. Au contraire,
il affirme qu'il doit se débarrasser de son organe parce que celui-ci est nuisible
et qu'il a été une source de maux, etc. Si, à la place de cette affirmation, nous
interprétons « parce que cet organe a péché contre lui », une voie nouvelle nous
est offerte pour l'éclaircissement du sens caché de ce délire. Nous pouvons
maintenant le comparer à un autre type de délire aboutissant à Pautodestruction
dans lequel le malade se rend bien compte qu'il est obligé à se nuire et sans que
pour autant il modifie ses desseins. Cette forme d' « illusion » de délire apparaît
habituellement sous le couvert de l'idée morale du péché. Le Moi croit qu'il
doit s'infliger une punition méritée afin de purifier sa conscience. Le trait
essentiel de ce type « moralisateur » d'état délirant est l'auto-reproche. Il est
possible de penser que dans ce type de « détachement délirant » précédemment
décrit le Moi procède à un déplacement de la culpabilité et dirige ce reproche
non contre lui-même mais contre son appareil génital. La pensée primitive
trouve de tels déplacements très commodes. Nous entendons souvent de petits
enfants dire : « Je ne l'ai pas fait, c'est ma main. » La vie des peuples primitifs
est pleine d'exemples de cette sorte. Le malade est donc furieux contre son
organe génital. Il le dépouille de l'estime qu'il lui prodiguait précédemment
(investissement narcissique), et il souhaite s'en séparer. C'est comme si le Moi
disait à son organe génital : « Tu es à blâmer pour tout, d'abord tu m'as poussé
à pécher (mauvaise conscience du fait de la masturbation infantile), puis ton
inefficacité m'a apporté des déceptions (diminution de l'auto-estime en raison
des troubles plus tardifs de la puissance sexuelle), par conséquent, tu m'as
conduit à cette toxicomanie de mauvais augure, je ne t'aime plus, va-t-en. »
Le Moi ne se châtre pas, il se venge sur son appareil génital (1). Lorsque ce
(1) Dans son ingénieuse théorie de la génitalité, Versuch tiner Genitallheorie, 1923,
FERENCZI attire l'attention sur le fait que les relations du Moi et de l'appareil génital, en dépit
de l'intérêt qu'ils ont en commun, reflètent de profonds antagonismes biologiques. Le Moi est,
après tout, le représentant des intérêts du soma, et l'appareil génital le représentantde ceux du
germen. Dans la mesure où le Moi se sent en harmonie avec sa libido génitale, son organe génital
lui donne l'impression d'être la source la plus abondante de plaisir. Mais pour un Moi qui sou-
haite la paix, l'appareilgénital devient seulement le simple porteur de tensions oppressivesdont
le Moi veut se débarrasser. De ces prémices et de quelques autres, Ferenczi conclut que chez
l'homme l'acte de procréation inclut parmi ses qualités psychiques une " tendance vers l'auto-
tomie de l'appareil génital ».
LA PSYCHANALYSE DES PHARMACOTHYMIES 615

détachement délirant aboutissant à l'autodestruction laisse le Moi indifférent,


celui-ci de toute évidence éprouve encore un effet secondaire du fait de la
persistance de l'euphorie. Il est encore « au milieu des brumes du narcissisme
originel ». Le Moi est aveugle et sourd au masochisme, c'est-à-dire à
la conscience, du fait qu'il souhaite se faire du mal et que c'est là son seul
objectif. C'est comme si, dans l'état d'omnipotence du Moi, avoir ou n'avoir
pas un appareil génital n'avait pas d'importance. L'appareil génital a offensé
le Moi, qu'il s'en aille. Ce type d'indifférence dans un état délirant d'auto-
destruction survient plus fréquemment dans la schizophrénie que dans la
pharmacothymie. Dans la schizophrénie, la mégalomanie est responsable du
fait que le Moi, sous la pression du masochisme, entreprend si aisément
de s'infliger les plus horribles mutilations, telles amputation, énucléation
oculaire, etc. La mégalomanie de la schizophrénie et celle de l'euphorie phar-
macothymique sont des formes voisines de régression narcissique. La première
suit une évolution chronique, la seconde une évolution aiguë. Elles diffèrent
dans leur contenu intellectuel et leur tonalité affective ; cependant, elles sont
toutes deux fondées sur une régression vers l'état narcissique originel du
Moi.
Le masochisme dans la pharmacothymie peut s'atténuer jusqu'à devenir
une attitude homosexuelle passive. Ce fait nous donne de grands éclaircisse-
ments sur la dynamique de l'homosexualité. Le régime pharmacothymique a
chassé l'érotisme de ses positions actives et, par là, en réaction il a encouragé
le masochisme. L'érotisme génital recule et peut alors établir un compromis
avec le masochisme, compromis qui combinera le plaisir sans douleur et le
comportement passif du masochisme. Le résultat de cette combinaison chez
l'homme est le choix d'un objet homosexuel (1). Le danger qui viendrait d'un
souhait masochique d'être castré reste évidemment entier. S'il est assez fort,
le Moi réagit par une crainte de castration et il refoule l'impulsion homosexuelle
qui peut se manifester plus tard dans la psychose comme un délire de jalousie,
de persécution dans sa composante féminine erotique.
L'avantage de l'homosexualité quand on la compare au masochisme, c'est
que le Moi l'accepte plus facilement. Dans l'homosexualité manifeste, le Moi
combat le danger masochiste de castration en niant, en général, l'existence de
tout danger de cet ordre. Voici sa position : la castration n'existe pas, il n'y a
pas de personne castrée, le partenaire lui-même possède un pénis. Si le Moi,
dans la pharmacothymie ou après le retrait de la drogue, accepte l'homosexua-
lité, on doit considérer ce changement comme une tentative d'autothérapie.
La recrudescence de la fonction génitale avec un but nouveau, plus facile à
atteindre, permet au Moi de revenir au régime de réalité ou de le fortifier.
Après s'être résigné à l'homosexualité, le Moi peut s'engager plus avant vers
la guérison et la virilité passe de l'homosexualité passive à l'homosexualité

(1) Nous discuterons le cas des femmes dans un autre article.


616 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1975

active. Ainsi, l'hétérosexualité normale se change en homosexualité active à


travers une évolution en trois étapes :
1° Affaiblissement de la masculinité génitale (à cause de l'intimidation
due aux menaces de castration et des dérivations de la libido vers la pharmaco-
thymie, etc.) et, en contrepartie, une augmentation correspondante du
masochisme qui rivalise avec elle.
2° La rencontre du plaisir génital et du masochisme dans un compromis,
l'homosexualité passive.
3° Passage de l'homosexualité passive à l'homosexualité active, résultat
d'une vigoureuse action réparatrice de la part du Moi. Cette idée est confirmée
par la découverte jusqu'ici négligée que l'homosexualité rejetée par le Moi,
rejetée et combattue par la formation d'un délire (symptôme), est toujours
l'homosexualité passive.
Ces faits aident à mieux comprendre les manifestations cliniques qui
semblaient obscures et complexes. Evidemment, il se peut que le Moi soit
devenu homosexuel en raison de circonstances analogues avant même que ne
commençât la pharmacothymie. Ces idées, telles que nous les avons présentées
ici, nous semblent éclairer sous un jour nouveau le problème des rapports entre
homosexualité et pharmacothymie. L'arrière-plan homosexuel s'est manifesté
en psychanalyse, d'abord par l'alcoolisme, puis par la cocaïnomanie, enfin dans
la morphinomanie. Puisque nous attribuons l'homosexualité à l'influence du
masochisme et que, de plus, cette variété de pharmacothymie attaque la
génitalité et, en réaction, renforce le masochisme, l'opportunité de réaliser ce
compromis doit naturellement se présenter dans tous les cas de pharmacothymie.
La vie amoureuse des pharmacothymiques peut présenter d'autres traits
pathologiques que l'homosexualité. Ceux-ci dérivent tous de la situation
fondamentale que nous avons décrite ci-dessus dans notre esquisse sur le
développement de l'homosexualité comme « étape n° 1 ». Le pharmaco-
thymique, dont la puissance est affaiblie par le masochisme, peut trouver des
moyens de préserver son hétérosexualité. En premier lieu, il peut choisir une
autre solution de compromis et s'orienter passivement vers les femmes. Cette
position erotique est tout à fait instable ; mais elle peut être renforcée grâce à
un apport fétichiste pour résister aux assauts de l'angoisse de castration. A
l'aide du mécanismefétichiste, la femme aimée est transformée, en imagination,
en possesseur de pénis et se trouve élevée au rang de « mère phallique » (1).
Avec cet « alignement » des instincts, les personnes choisies comme objets
d'amour seront de préférence des femmes pourvues d'un nez proéminent, de
gros seins, d'une silhouette imposante et aussi de beaucoup d'argent, etc. En
relation avec ce qui précède, la nature de l'émotion éprouvée à l'égard de la
région génitale féminine est troublée par une sorte de malaise, et le patient
évite soigneusement de la regarder ou d'y toucher. Dans les cas bénins de

(1) FREUD, Fétichisme, Int. J. Psa., 1968, A, 9.


pharmacothymie, cette orientation passive vers les femmes avec son élément
fétichiste joue un grand rôle souvent, mais on la trouve certainement ailleurs.
Une intensification ultérieure du désir masochiste de castration ou, mieux, de
la crainte de castration suscitée par ce désir force alors le malade, soit à l'absten-
tion, soit à l'adoption de la solution homosexuelle : échanger le partenaire
« sans » pénis contre un partenaire « avec » (voir étape n° 2 décrite plus haut).
En second lieu, le Moi peut refuser d'adopter comme solution de compromis
une orientation passive quelconque. Il peut cependant répondre au danger
qui vient de l'instinct masochique par une formation réactionnelle. Ce n'est
pas une tâche aisée que de deviner quelles sont les conditions spéciales qui
permettent au Moi de réagir de cette manière. Mais en tout cas, le moyen
utilisé par lui réside dans la réalisation difficile du plaisir dans l'agression. Le
sadisme se rue à la rescousse de la masculinité en péril pour étouffer, par la
véhémence de ses cris, l'angoisse de castration et la tentation masochiste. Dans
ce cas aussi, l'hétérosexualité est préservée, mais le Moi peut payer cela en
s'engageant sur la voie de la perversion sadique. Dans la dynamique de celle-ci,
l'apport du masochisme est le facteur crucial. Dans son élaboration, des expé-
riences infantiles et des expériences récentes conjuguent habituellement leur
efficacité. L'apparition de cette variante, c'est-à-dire une perversion sadique
vraie, n'est certainement pas favorisée par la pharmacothymie. J'en ai reconnu
le mécanisme en dehors de celle-ci et je l'ai mentionné ici dans la mesure où
il peut nous fournir l'explication d'une déformation évidente du caractère que
l'on peut aussi trouver souvent dans la pharmacothymie. Chez les ivrognes en
particulier, nous rencontrons fréquemment une irritabilité agressive avec des
accès non motivés de haine et de rage contre les femmes, etc., qui, d'une
manière, apparemment imprévisible, alternent avec des états d'attendrissement
6l8 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
touchant. Nous pouvons maintenant comprendre que les accès de brutalité
sont des substituts de puissance pour le pharmacothymique qui lutte pour sa
masculinité, et que ses crises sentimentales sont des irruptions du masochisme
que sa pharmacothymiea intensifié en réaction.
La pharmacothymie n'est pas liée de manière inéluctable à cette évolution
type avec crise terminale. Beaucoup de drogues, surtout l'alcool, permettent
que l'on combatte les rechutes dépressives par un chevauchement des doses.
Le patient prend alors une dose nouvelle avant que l'effet de la précédente ait
cessé. S'il le fait, il renonce à l'euphorie au sens étroit du terme, car l'euphorie
est un phénomène reposant sur le contraste. Au lieu de cela, il vit dans un état
« d'euphorie continue atténuée » qui ne diffère sans doute de l'abrutissement
pur et simple que par son caractère de plaisir narcissique. Cette variante dans
l'évolution conduit à travers une diminution progressive du Moi à l'état
terminal de stupeur pharmacogénique. Une flambée de désirs d'euphorie réelle,
ou d'autres raisons, peuvent à n'importe quel moment ramener le patient au
processus de base avec ses complications « critiques ».
Cette esquisse d'un tableau théorique de la pharmacothymie montre grosso
modo le vaste domaine de sa symptomatologie. Il reste une chose à ajouter.
Dans les cas sévères et d'évolution ancienne, il apparaît des symptômes qui
sont le résultat d'une lésion cérébrale et que l'on doit interpréter en tenant
compte du point de vue neurologique. A ce propos, nous pouvons utiliser avec
profit le point de vue psycho-physiologique introduit en psychopathologie par
Schilder avec le concept « d'incursion somatique » (somatischer einbruch) (1).
Si les poisons absorbés ont endommagé la substance cérébrale et compromis
de façon permanente l'activité du cerveau, ceci est perçu dans le domaine mental
comme un dérangement des fonctions psychologiques élémentaires. L'organi-
sation psychique réagit par un effort d'adaptation à ce fait et modifie le résultat.
Il est bon de distinguer les phénomènes qui ont une telle origine, tels les symp-
tômes secondaires de la pharmacothymie, des symptômes primaires que nous
venons d'étudier. Les symptômes secondaires sont davantage caractéristiques
des lésions cérébrales qui les déterminent, que la maladie dans laquelle ils
apparaissent. On peut le voir dans l'exemple du syndrome de Korsakoff que
l'on peut être amené à observer dans d'autres affections que la pharmacothymie.
Finalement, on pourrait souligner qu'en plus de la pharmacothymie
caractérisée il existe de toute évidence des formes abortives de cette maladie.
Le patient peut, en général, conserver le régime de la réalité et n'user du régime
pharmacothymique que comme d'un auxiliaire ou d'un correctif. Il désire, de
cette façon, compenser son manque d'assurance dans le régime de la réalité
et couvrir un déficit par un artifice. Par d'insensiblesgradations, nous arriverons
à la personnalité normale qui utilise chaque jour des stimulants sous forme de
café, thé, tabac, etc.
(Traduit de l'anglais par E. MARTIN et A. BRY.)

(I) P. SCHILDER, Uber die kausale Bedeutung des durch Psycho-analyse gewotmenenMaterials,
1921. La théorie de la paralysie générale formulée par Hollos et Ferenezi repose sur une idée
semblable.
Notes cliniques

JEAN-PAUL OBADIA

MALADIE RHUMATOÏDE ET PSYCHOSOMATIQUE

M. B..., 67 ans, polyarthrite chronique évolutive séropositive très évoluée,


très spectaculaire par les déformations considérables des extrémités des
membres, mains crochues où seule la fonction de pince persiste, genu valgum
bilatéral très impressionnant donnant à la démarche une attitude d'extrême
fragilité et d'équilibre précaire.
Ancien matelot, maître d'hôtel à bord d'un paquebot, scaphandrier, somme-
lier, homme de confiance d'un ancien officier de marine, encore employé aux
écritures d'un grand hôtel où il a longtemps travaillé, M. B... me consulte à
peu près tous les trimestres depuis une dizaine d'années, d'abord à l'hôpital
ensuite chez moi après que j'eus quitté le service hospitalier où je l'ai connu.
Il a fait récemment une chute dans le métro et s'est retrouvé à l'hôpital
avec une fracture du pouce.
Surpris de sa chute qu'il me relate avec son « indifférence » habituelle, lui
« si habile malgré ses pattes folles », il me fait part de sa solitude.
Sa femme et sa fille étaient sur la Côte d'Azur pour quelques jours mais
elles ne lui avaient « évidemment » pas dit où elles s'étaient rendues. « Elles
ne lui disent rien, pas un mot, ni même bonjour, des étrangères, pis même,
car on salue des étrangers dans les escaliers quand on les croise... »
Elles forment un bloc, toutes les deux, et lui reste seul de son côté.
« Mais vous avez peut-être voulu les prévenir ?
— Pensez donc ! Je suis resté trente-six heures à l'hôpital, le docteur voulait
m'arrêter quelques jours mais je n'ai pas voulu. J'ai quand même téléphoné
à ma belle-soeur pour lui demander si elle savait leur adresse.
« « C'était pas la peine de mettre tout le monde au courant », voilà ce que ma
femme a trouvé à me dire.
« Si j'étais mort elles se seraient réjouies, bon débarras, une pension d'ici,
une autre pension de là et bon débarras...
— Croyez-vous, à ce point ?
— Je vous le dis docteur, elles me détestent, moi qui leur donne tout. Ma
paye, intégralement, je la lui remets, sans un mot. Pas un merci d'ailleurs.
Le studio de ma fille, sa voiture, c'est moi qui ai payé. Pas un merci. L'esprit
Croix-Rouge ça s'appelle, paraît-il (sa fille est infirmière à la Croix-Rouge).
Vous allez croire docteur que je suis misogyne, pas du tout, partout où j'ai
travaillé je me suis toujours très bien entendu avec les femmes.

REV. FR. PSYCHANAL. 4/75


620 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4- 1975

« Une fois au téléphone j'ai entendu ma femme qui disait que j'avais été
élevé dans la rue. Dans les égouts, elle alors, j'aurais pu lui dire... mais à quoi
bon.
« De chez le comte de B..., un ancien officier de marine, un homme très
simple qui avait beaucoup d'estime pour moi : « Asseyez-vous, Marcel, qu'on
discute entre hommes, entre marins... », où j'étais si bien, si estimé, il m'a
fallu partir. Elle s'était disputée avec la boniche espagnole. Aime la Comtesse
qui avait un coeur d'or venait de m'augmenter de 40 000 F par mois sans que
j'aie rien demandé. « Vous voulez un coup de piston, Marcel ?, m'avait demandé
le comte. Quand vous voudrez revenir vous pourrez, vous serez toujours très
estimé ici... »
« C'est une femme folle, docteur, à part sa fille elle ne voit personne...
Même les voisins... elle s'est disputée avec tout le monde.
« La voisine du dessus avait une fois offert à ma fille une glace : « Il y a
peut-être du poison », avait-elle dit.
« A la télé elle croit qu'on parle pour elle, qu'on la persécute (temps d'arrêt,
regard vague).
« Avec ses soeurs elles se disent des méchancetés effroyables.
« Nous, docteur, tous des garçons, sept, tous des marins (ses frères),
jamais un mot plus haut que l'autre, toujours le respect et l'honnêteté et la
droiture morale. Tous des marins. Tous des marins.
« Mon frère aîné possède une maison en Bretagne, mais je ne veux pas y
aller, il me demanderait comment ça se passe chez moi et je ne veux pas qu'on
sache...
— Mais, votre fille, tout de même...
— Non, docteur, même ma fille, elle craint sa mère, elles sont toujours
ensemble, même que ma femme lui gâche sa vie car à vingt-cinq ans elle ne
fréquente que des infirmières de la Croix-Rouge et sa mère, et c'est tout...
Jamais un jeune homme, l'esprit Croix-Rouge.
— Ne croyez-vous pas que vous aussi vous avez un peu l'esprit Croix-
Rouge? (Un peu surpris.) C'est possible... Elle tient un peu de moi... C'est
une belle fille, 1,70 m, bien faite avec de beaux yeux noirs comme sa mère...
l'esprit Croix-Rouge, vous savez c'est aussi l'esprit breton...
« Ah ! docteur est-ce que je vais vivre encore longtemps ?
« J'en ai marre de la vie. On me dirait : « Tu vas mourir demain » que ça
ne me ferait rien. Ce serait même le plus beau jour de ma vie. Je ferais un bon
gueuleton et puis hop ! »
Tel est l'entretien d'aujourd'hui.
Bien que je connaisse ce patient depuis longtemps, toujours triste, parfois
ironique, c'est une rare séance où « les choses » se ramassent et s'ordonnent
aussi nettement.
La polyarthrite, actuellement presque éteinte, remonte à l'âge de 43 ans.
D'apparition brutale pendant une traversée de l'Atlantique faisant suite,
NOTES CLINIQUES 621

selon lui, à une chute de bicyclette la veille de son embarquement, suivie de


fracture de l'épaule pour laquelle il n'avait pas consulté.
Aucun lien n'est pensable dans la séquence : décès de sa mère, mariage à
« la sauvette » avec une femme beaucoup plus jeune que lui, naissance de sa
fille, coup sur coup, en l'espace de trois ans.
Les douleurs, bien supportées (« les douleurs ça ne me fait pas peur »), ne
revêtent plus le caractère inflammatoire de la période évolutive mais sont
d'ordre mécanique plutôt, liées aux déformations articulaires très spectaculaires.
Il veut bien envisager, sur ma proposition, un redressement chirurgical
des genoux mais « tant qu'il peut tenir comme ça »...
Le traitement médicamenteux est très modéré. Aspirine simple qu'il prend
à faibles doses car « souffrir, il en a l'habitude »... puis « ce qui est bon pour mes
rhumatismes est mauvais pour mon eczéma ».
Si bien que venir me consulter, c'est venir me parler un peu. Tout en
sachant qu'il peut me voir quand il le désire, les rencontres sont rares.
La consultation d'aujourd'hui fait suite à une chute dans le métro avec
perte de connaissance et fracture du pouce. Il souligne pourtant qu'il est très
agile et que cela lui arrive pour la première fois, sans faire apparemment de
lien avec le départ de sa femme et de sa fille.
L'agressivité envers elles éclate d'emblée — elles forment un bloc —
elles le détestent — la projection semble jouer à plein : femmes avides d'argent,
insatiables, ingrates, dures, finalement fécalisées, « élevées dans les égouts »...
et ne méritant pas mieux que d'y retourner probablement.
Rien n'arrête la haine qui brutalement s'exprime dans l'idée de mort, de
sa propre mort, certes, qui leur serait encore l'occasion de profits.
La dénégation sous forme de projection (« Vous allez me prendre pour un
misogyne ») va servir de transition, une fois la haine vomie, à la célébration de
bonnes imagos, clivées, que représentent le comte et la comtesse.
Le comte d'abord, si simple, qui l'estimait beaucoup, qui lui proposait
un coup de piston, refusé d'ailleurs : partout où il est passé, M. B... a été si
estimé qu'il savait bien n'être pas en peine de retrouver du travail.
« Asseyez-vous, Marcel, qu'on discute entre hommes... », les hommes, les
marins, les valeurs sûres, la droiture morale.
Quant à la comtesse, même si elle n'a pas de piston, elle a un coeur d'or
(pénis anal) et le comble d'une importante augmentation sans même qu'il en
fasse la demande.
Brutale régression à cet âge mythique aconflictuel, où M. B... se voit
tendrement aimé d'un père ferme, bienveillant et prestigieux et d'une mère
généreuse et non châtrée.
Tel est le digne rejeton, combien estimable, de ces nobles parents. Telle
se dessine sa « maladie d'idéalité », si bien que le retour au « réel », à sa femme
folle, encore dans le discours à peine dissociée de sa fille, réactive le thème
de la persécution.
622 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
Compte tenu du fait que les mécanismes projectifs semblent dominer
l'activité mentale de ce patient, dans cette séance, on peut se demander si le
fantasme du poison dans la glace, la persécution à la télévision (machine à
influencer ?) où l'on parle d'elle (sa femme) ne lui sont pas personnels.
J'essaie en fin de séance de séparer le bloc épouse-fille qui le persécute ;
réapparaît alors, à vif, pourrait-on dire, l'angoisse de castration : l'esprit
Croix-Rouge. Une croix pour barrer, pour cacher, la plaie rouge de la femme.
Faire une croix dessus, la mort, le deuil.
Il est possible qu'il ait lui aussi l'esprit Croix-Rouge (la castration), mais
c'est l'esprit breton (les marins), un vague attendrissement, une nostalgie,
peut-être, d'une identification féminine : « C'est une belle fille bien faite... »
« Mais non ce sont les yeux de sa mère... » (Je ne peux pas me reconnaître dans
une femme.)
Nostalgie brève, brutalement balayée, une fois de plus, par un fantasme
de mort, assomption triomphale, fusion enfin possible du Moi et de l'Idéal
du Moi, marquée cependant, comme par un point d'orgue, comme dans le
mythe, d'un banquet préalable.

Le choix de cette observation m'a paru particulièrement révélateur de la


problématique idéalisation-persécution que l'on retrouve avec une constance
remarquable dans le vaste cadre des rhumatismes inflammatoires.
Cette limpidité de lecture est peut-être due au fait qu'il s'agit là d'une
polyarthrite en voie d'extinction, la symptomatologie somatique, en tant que
mécanisme de défense du Moi, n'étant peut-être plus à même d'assumer son
rôle.
Encore faudrait-il admettre que la symptomatologie somatique soit liée
au travail défensif du Moi.
Or Freud, dès 1898, distinguant les névroses actuelles des psychonévroses
de défense, récuse ce lien. Dans les névroses actuelles, dont l'analogie structurale
avec la maladie psychosomatique a été soulignée par M. Fain et M. de M'Uzan,
la symptomatologie« traduit un véritablecourt- circuitage de l'appareilpsychique
dans ses fonctions d'élaboration » (S. Freud).
Il ne s'agit pourtant pas d'une cloison étanche nosologique : « Le symptôme
de la névrose actuelle est très souvent le noyau et le stade précurseur du symp-
tôme psychonévrotique. »
C'est en effet ce que confirme l'expérience clinique :
— Polyarthrite, maladie carrefour qui peut déboucher sur la psychose
avec alternance de poussées inflammatoires et de délire sur fond d'arriération
affective ; comme ce patient de 50 ans, ingénieur dans les télécommunications
qui, après une expérience délirante élastique faisant suite à une sédation quasi
totale d'un grand rhumatisme psoriasique, en est venu à se traiter de lui-même,
NOTES CLINIQUES 623

dès que son rhumatisme s'améliore, par Halopéridol et Largactil — traitement


qu'il avait suivi lors de son hospitalisation dans le service psychiatrique lors
de sa première bouffée délirante.
— Polyarthrite, maladie qui peut se « névrotiser ».
Expérience la plus fréquente : des femmes — la P.C.E. est une maladie à
très nette prédominance féminine —, d'un extrême narcissisme, très jalouses
de leur inconscient, isolées, esseulées, fragiles, requérant une prudence et un
tact à toute épreuve, qu'il faut apprivoiser petit à petit, la moindre précipitation
leur faisant prendre la fuite. Très exceptionnellement l'agressivité est présente
d'emblée et se manifeste âprement sur le mode de la revendication, de la
méfiance, du rejet. La relation n'est acceptée que sous le couvert de la maladie,
de l'ordonnance.
Longtemps — des mois, des années — tolérer l'anecdote, le factuel, la
« vie opératoire ».
La disponibilité du thérapeute est exigée totale. Pas de contrat (bien que
certaines patientes parviennent progressivement à accepter une relation
hebdomadaire qui devra être écourtée ou prolongée selon le désir, ou la tolé-
rance, du moment), mais une « consultation » à la demande.
On est régulièrement frappé par la structure monolithique de ces patientes
dont la parenté avec la névrose de caractère a été maintes fois soulignée.
Le conflit n'existe pas. « Tout allait bien avant l'apparition du rhumatisme »,
« s'il n'y avait pas le rhumatisme tout irait bien ».

— Arriération affective parfois, avec sensiblerie et émotivité de surface,


larmes faciles. Plus proche du tableau de la paranoïa sensitive.
— Vide affectif le plus souvent.
Mais, même dans ces cas les plus fréquents, il existe des possibilités d'affect
sur lesquelles devra porter tout l'effort thérapeutique ; les mécanismes d'isola-
tion ne sont pas absolus.
Des transferts s'instaurent pour, dans le meilleur des cas, parvenir à une
véritable névrose de transfert qui va permettre une élaboration du conflit.
A la limite, le noyau hystérique reconstitué (M. Fain), l'éventualité d'une
cure type, ce que je n'ai personnellement pas encore proposé, ne me semble
pas impossible.
Il demeure que l'amélioration clinique, biologique, radiologique des
lésions va de pair avec les progrès de la psychothérapie.
L'inflammation articulaire s'estompe, la fonction articulaire se restaure,
la V.S. se normalise, la sérologie même (Waaler-Rose et Latex) se négativise
quelquefois.
Qu'en est-il de la complaisancesomatique, du saut mystérieux du psychique
dans le somatique, de « l'innervation » somatique ?
Une de mes patientes, polyarthrite d'apparition brutale, très inflammatoire,
très invalidante, prenant presque toutes les articulations (des orteils aux
temporo-maxillaires, le rachis seul ayant été épargné) faisant suite à un double
624 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
deuil familial — la perte objectale se retrouvant d'ailleurs avec une grande
fréquence dans les antécédents immédiats de la maladie — a fait, par terreur
d'une intervention chirurgicale que je jugeais indispensable, une ténodèse
spontanée du long abducteur du pouce qui venait de se rompre.
Cette même patiente croyait avoir perdu son alliance dans la boîte à
ordures ; elle l'avait fait élargir à la suite d'une importante inflammation
de l'interphalangienne proximale de l'annulaire. Le « Qu'en va penser votre
mari ? » suivi d'une interprétation de transfert apportait dans les jours qui
suivaient une disparition totale de l'inflammation du quatrième doigt : un mois
plus tard elle rachetait une alliance plus petite « qui lui tenait au doigt ».
Telle autre patiente, témoin de Jéhovah, mise à l'index selon sa propre
expression, dans sa communauté religieuse à la suite d'une grave infraction à
la morale de son groupe : elle avait « fréquenté » un homme marié, mais, à son
insu, débutait aussitôt et brutalement une polyarthrite authentique, séro-
positive, ne prenant que les trois articulations de l'index de la main droite.
« Le doigt de Dieu », lui avais-je dit, alors qu'elle me brandissait son index
tuméfié et érigé.
Ce qui éclaire le jeu des investissements et contre-investissements figurés
par le symptôme, la valeur de zone érogène (« A proprement parler, le corps
tout entier est une zone érogène », S. Freud) attachée à l'appareil locomoteur
malade dont les fonctions, resexualisées, restent maintenues dans le refoulement.
Suppléer au manque d'hystérie, disent David et de M'Uzan à propos du
malade psychosomatique.
Certes, c'est l'impression qui prévaut, en ayant bien à l'esprit cependant
que le tableau clinique peut se calquer de façon fort troublante sur celui de
l'hystérie de conversion et de ses deux temps (M. Fain) sans en inférer pour
autant sur la gravité de l'affection.
En tout cas, l'identification narcissique de ces patients, totale, qui rappelle
l'identification allergique (Marty), n'autorisant aucun recul dans la relation,
va permettre de reconstituer le lien objectai à la mère idéale.
Il faudra longtemps respecter le clivage : être le support des projections
narcissiques de la patiente, vivre ce narcissisme à deux, cette fusion. Comme
on l'a maintes fois souligné, il s'agit d'une relation d'objet archaïque où l'idéali-
sation du Moi et celle de l'objet jouent à plein. Le surinvestissement nar-
cissique de l'objet ne pouvant renvoyer qu'à des blessures archaïques,
profondes. On pourrait même parler chez certains patients de disposition trau-
matophilique, tant le désir d'intervention chirurgicale se manifeste avec avidité.
Chez une de mes malades ayant déjà subi de nombreuses synovectomies,
il ne s'agissait même plus de « jouissance ignorée du sujet », mais d'un désir
naïvement exprimé d'être ouverte pour qu'on « farfouille de nouveau en elle »,
« elle en avait été si heureuse » et ce désir apparaissait d'autant plus paradoxal
que les articulations synovectomisées n'étaient même plus enflammées.
On ne peut s'empêcher d'évoquer la névrose traumatique en son désir de
NOTES CLINIQUES 625

répétition du traumatisme dans le but de l'abréagir. La parenté de ce type de


patientes avec l'hystérie de conversion (polyopérés) mérite une fois encore
d'être notée.
C'est le plus souvent par l'analyse des rêves qu'il sera possible d'aborder
l'ambivalence et la sexualité.
D'une façon générale, j'ai été frappé par l'extrême brutalité de ces rêves,
« barbares », comme me disait une patiente : violences, meurtres, tortures, du
sang partout, des scènes erotiques, crues.
Très peu d'associations ou pas du tout, mais le contenu manifeste du rêve,
comme le soulignait Marty, permet une prise de conscience de cette extra-
ordinaire accumulation de haine inconsciente, et prend valeur d'abréaction.
Faire part à la patiente, avec prudence, de ses propres associations sur son
matériel onirique, c'est « fournir des aliments à la demande de représentations
émanant de PICS » (David), c'est relier peut-être l'agressivité libre à l'intérieur
du soma, c'est aussi séduire.
Les difficultés contre-transférentielles sont en effet considérables, le
narcissisme du thérapeute est longtemps soumis à rude épreuve.
Donner ce qu'on n'a pas reçu pour enfin l'obtenir, comme dit P. Mâle,
c'est, je crois, la motivation de base du médecin.
Toujours est-il que les rêves — objets de médiation — sont d'autant plus
précieux qu'ils permettent de mesurer, de suivre en quelque sorte la maturation
pulsionnelle.
Parler de présence du thérapeute, de don réparateur, de disponibilité, de
souplesse technique me semble l'évidence même, sans quoi il n'y aurait pas
de traitement concevable ; mais l'essentiel réside sans doute dans la reprise du
processus de maturation pulsionnelle et narcissique.

R. FR. P. 21
Réflexions critiques

SERGE LEBOVICI

L'ATTENTION ET L'INTERPRÉTATION
(Une approche scientifique de la compréhension intuitive
en psychanalyse et dans les groupes) (1)
par W. R. BION

L'importance et l'influence de Bion sont incontestables, en particulier parmi


les psychanalystes latino-américains qui, me semble-t-il, abandonnent la réfé-
rence kleinienne pour l'attachement à cet auteur. Or la lecture en anglais de
ses ouvrages m'a toujours paru fort difficile. C'est une raison pour être reconnais-
sants à Janine Kalmanovitch d'avoir réussi à faire passer en français ce texte
anglais.
Comme on le verra d'ailleurs dans l'analyse de ce livre ici présentée, tout
langage, tout texte risque d'institutionaliserle discours vivant et d'enlever aux
mots « leur corps », comme le dit l'auteur en voulant parler des affects. La fin
du livre s'inscrit de ce point de vue comme les Dix Commandements : « Ce
qu'il faut rechercher, c'est une activité qui soit à la fois la restauration de dieu
(la mère) et l'évolution de dieu (l'informe, l'infini, l'ineffable, le non-existant)
qu'on ne peut trouver que dans un état où n'existe aucun souvenir, aucun désir,
aucune compréhension. »
Une telle citation rend difficile la tâche de fixer l'identité de W. R. Bion qui
théoriquement appartient à l'école kleinienne. On pourrait en effet trouver dans
ce livre des références à l'oeuvre de Melanie Klein, par exemple l'utilisation de
termes comme la position schizo-paranoïde et la position dépressive. Dans le
dernier chapitre du livre, intitulé « Prélude à l'accomplissement », précédantles
lignes terminales que nous venons de citer, on lit bien : « Ce qui est nécessaire,
ce n'est pas l'abaissement de l'inhibition, mais celui de l'impulsion à inhiber,
l'impulsion à inhiber est fondamentalement l'envie des objets stimulant la
croissance. » On retrouve ici encore le reflet du concept kleinien de l'envie.
De même la configuration contenant-contenu sur laquelle nous reviendrons
pourrait à la rigueur rappeler quelque chose des conflits avec l'enceinte
maternelle.
Mais il me semble difficile de situer dans le sillage de l'oeuvre toujours

(1) W. R. BION, L'attention et l'interprétation (trad. fr. J. KALMANOVITCH, 1970), Paris,


Payot, 1970.

REV. FR. PSYCHANAL. 4/75


628 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1975

explicative de Melanie Klein le travail mystique de Bion qui s'inscrirait plutôt


dans une perspective antiscientiste, antirationnelleou gnostique pour reprendre
l'expression employée par Pasche pour définir ce qui s'oppose à l'emprise
judéo-chrétienne dans la théorie psychanalytique (1). De ce point de vue, le
livre de Bion représente une des lectures des plus stimulantes dans la production
psychanalytique actuelle qui fait si souvent référence à l'anhistorique, à
l'ineffable, à l'inscription initiale d'un inconscient primaire lequel ne se connaît
que dans l'espace que lui ordonne la psychanalyse (cf. S. Viderman, La construc-
tion de l'espace analytique) (2).
Ce courant que je qualifie de mystique se reflète dans les attitudes anti-
médicale, antipsychiatrique, anti-institutionnelle de certains psychanalystes
contemporains qui rejettent la clinique, et, je le crains, la métapsychologie.
Le livre de Bion (et la séduction qu'il exerce incontestablementsur son lecteur)
mérite donc davantage d'être analysé dans une perspective d'intuition (« l'intuit »
est un terme souvent employé par l'auteur), sans se référer à des axes de
connaissance et d'expérience, ce qu'il n'approuverait pas, car une telle attitude
réprouvée définit le chemin qui va de « O » (l'ineffable) à « K » (le knowing),
l'apprendre, le savoir, le conceptualiser, dans un sens qu'en somme Bion
considère comme antipsychanalytique.
Le premier chapitre du livre est consacré à une analyse de « La médecine
considérée comme modèle ». Il me semble assez clair que la longue description
de certains malades, qui y est évoquée, correspond à des cas de psychoses. A
ce propos on ne sera pas loin de penser avec Bion que la compréhension de ces
patients doit être entièrement revue. Voici par exemple une remarque très
pertinente pour définir les modalités du contact avec la réalité dans de tels cas :
« Là où un autre patient comprendrait qu'un mot dénote une conjonction
constante, celui-ci le vit comme quelque chose qui n'est pas là, de même que
la chose qui est bien là ne peut se distinguer d'une hallucination » (p. 36).
De cette remarque naissent de nombreuses considérations sur le non-là,
sur le rien (en anglais nothing est aussi une « non-chose » ou no-thing). « L'homme
ordinaire » est au contraire soulagé par la pensée ou la capacité qu'il a de la
verbaliser. Ceux dont il est question ici ne peuvent libérer leur intuition par
la pensée et les éléments restrictifs de la représentation leur sont un obstacle.
Ces sujets sont entourés d' « objets bizarres ». Même les mécanismes de l'identi-
fication projective (décrits par Melanie Klein) sont inutilisables, parce qu'il
n'y a pas de contenant pour recevoir ces projections. L'analyste peut offrir
son espace mental comme contenant, mais le patient le ressent comme un espace
stellaire, une immensité infinie dans laquelle s'abîment ses explosions projec-
tives. Ses attaques se font contre toute relation, contre « les liens ».
Telles sont, trop schématiquement rappelées, les raisons pour lesquelles

(1) F. PASCHE, Freud et l'orthodoxiejudéo-chrétienne, Revue franc. Psychan., 1961, XXV, 2.


(2) S. VIDERMAN, La construction de l'espace analytique, Paris, Denoël, 1970.
RÉFLEXIONS CRITIQUES 629

Bion réfute le modèle médical. Ne disposant pas d'une réalisation de l'espace,


sinon par ses passages à l'acte, le malade n'a que la ressource du temps, tandis
que le psychanalyste devra (et il le peut) créer pour lui une configuration
multidimensionnelle d'attente.
Mais, ce faisant, l'analyste doit savoir la valeur négative de tout travail
élaboratif et de toute hypothèse qui vise à cerner, à définir (definitory hypo-
thesis). Y sont impliqués ce qui est et le négatif, ce qui n'est pas. Celui qui ne
supporte pas la frustration n'accepte pas la « préconception », proposée par
Bion comme l'outil psychanalytique par excellence et considère toute propo-
sition comme un rien (no-thing). Il ne peut faire face qu'à la perte et le psycha-
nalyste doit offrir le temps pour que cette pensée transformée en rien devienne
une préconception. Le patient est finalement confronté à un choix : « Soit
permettre à son intolérance à la frustration d'utiliser ce qui autrement pourrait
être une « non-chose » pour en faire une pensée et parvenir ainsi à cette liberté
que décrit Freud ; soit d'utiliser ce qui pourrait être une « non-chose » pour
fondement d'un système hallucinatoire » (p. 48).
On voit que, dans cette étude, Bion propose une perspective originale sur
la réalité dont la valeur sera différente suivant les points de vue (qu'il appelle
les « vertices »). Du vertex de ce type de patient, elle ne peut être que frustrante.
En refusant la clinique et en offrant des configurations, le psychanalyste peut
avec le temps laisser se « saturer » ses propositions. Les réalisations s'accouplent
aux préconceptions pour produire des conceptions et des concepts.
Je n'ai pas voulu dans cette analyse employer les formulations de la « grille »
proposée par Bion qui utilise des symboles proches du langage mathématique
pour s'expliquer et donner à ses déductions une valeur universelle. Je reviendrai
sur cette tentative. Mais qu'il suffise pour l'instant de constater que, selon le
modèle de Bion, le psychanalyste est à la fois un non-observateur et un utilisa-
teur de modèles configuratifs.
Cette position est étudiée dans le chapitre consacré à l'étude de « La réalité
sensorielle et psychique ».
Le O (est-ce un zéro ou un O ?) est le symbole de la réalité ultime « repré-
sentée par des termes tels que la réalité ultime, la vérité absolue, la divinité,
l'infini, la chose en soi » (p. 61). Elle n'entre pas dans le domaine de la connais-
sance. Son existence (décelée à travers son évolution vers le savoir = K)
peut être conçue à travers l'expérience personnelle. Tout objet est donc une
élaboration de O. L'analyste, s'il est capable d'aller vers O, peut connaître « les
événements qui sont une évolution de O ».
D'où l'importance des lignes suivantes (p. 63) : « Traduisons ce qui vient
d'être exposé en termes de vécu psychanalytique : le psychanalyste peut
connaître ce que dit le patient, ce qu'il fait et ce qu'il paraît être, mais il ne peut
connaître le O dont le patient est une élaboration : il peut seulement être (1)

(1) Souligné par moi.


630 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

cet O. Il connaît des phénomènes en vertu de ses sens, mais étant donné que
c'est O qui l'intéresse, il faut considérer les événements soit en tant qu'ils
présentent le défaut d'être hors de propos et donc de faire obstruction au
processus aboutissant à devenir (1) O, soit parce qu'ils ont le mérite des chiens
d'arrêt qui font lever le gibier et qu'ils suscitent donc le processus. »
Ces quelques lignes montrent la place que Bion confère à l'analyste pour
qu'il approche d'être ou de devenir O dans une élaboration commune à son
patient et à lui. Il doit se vider, éviter de tenir compte de l'expérience, ne se
souvenir de rien, chercher à ne pas comprendre. Il doit être un contenant
(container) : « Ce mécanisme, utilisé pour remplir les tâches de la pensée
jusqu'à ce que la pensée les assume, apparaît comme un échange d'abord entre
bouche et sein, ensuite entre bouche introjectée et sein introjecté. C'est ce que
je considère être comme une réaction entre contenant (container) $ et
contenu (contained) S. $ paraît être à ce stade l'élément le plus proche de la
mémoire. Il faut considérer les termes que j'utilise comme des représentations
verbales d'images visuelles... » (p. 65).
Ainsi le psychanalyste doit se débarrasser de souvenirs et de désirs qui,
parce que formulés, n'exigent pas de formulation et le conduiraient à empêcher
le travail fondamental K -> O (du savoir à l'être). « Pour quiconque a eu
l'habitude de se remémorer ce que disent les patients et de désirer leur bien,
il sera difficile de concevoir le mal fait à l'intuition psychanalytique qui est
inséparable de n'importe quel souvenir et de n'importe quel désir » (p. 69).
Bion préconise comme attitude analytique « la foi », « la foi en une réalité
et une vérité ultime — l'inconnu, l'inconnaissable, l'infini informe ». Ainsi les
souvenirs et les désirs que l'analyste rencontre — chez lui-même ou son
patient — sont-ils peut-être inévitables. Mais ils ne deviennent utilisables que
lorsque la foi n'en est pas entachée. L'objet défini, celui du patient, ne peut être
retrouvé que s'il se pose dans une conjonction constante, dont la signification
« se déclarera lorsque toutes traces de souvenir et de désir auront été
supprimées ».
Pour arriver à cet état, Bion parle de l'at-one-ment, état union (ne faire qu'un
at-one), moment décisif ((mo)-ment), moment qui suscite « l'étonnement »
de l'analyste. Ces jeux de mots, je les propose pour essayer de faire comprendre
ce que veut dire ici l'auteur. Je le cite à nouveau un peu longuement (p. 71
et 72) : « Le souvenir et le désir constituent des éléments essentiels à la compo-
sition de la formulation nouvelle, mais il faut faire une distinction entre deux
catégories d'événements mentaux. Dans l'une, il s'agit d'une évocation du
souvenir et du désir avec des poussées de possessivité et d'avidité sensorielle ;
les impulsions engendrent souvenir et désir, souvenir et désir engendrent l'avi-
dité sensorielle. Dans l'autre, il s'agit de l'évocation des souvenirs et des désirs
parce que l'expérience de l'état d'union (at-one-ment) ressemble à la possession

(1) Souligné par moi.


RÉFLEXIONS CRITIQUES 631

et à la satisfaction sensorielle... Les exercices pour écarter souvenir et désir


doivent être considérés comme une préparation à l'état mental dans lequel O
peut évoluer. Il faut considérer à son tour que ce qui facilite la « constellation »
constitue une étape dans le processus d'union (la transformation O -> K).
En pratique cela signifie non que l'analyste se remémore quelque souvenir
approprié, mais qu'une constellation appropriée sera suscitée au cours d'un
processus d'union avec O, le processus qui dénote la transformation O -»- K. »
Bion dira plus loin que la réceptivité de l'analyste, due à son dépouillement,
est la base essentielle pour qu'opère la psychanalyse, c'est-à-dire pour que
puissent être ressentis l'hallucination ou l'état d'hallucinose.
Au point où j'en suis arrivé de l'analyse de ce livre, je crois avoir fait
comprendre comment Bion s'essaie à montrer « l'opacité de la mémoire et du
désir ». Ils occupent l'espace qui devrait rester vide et libre pour que les élé-
ments non saturés puissent se transformer en préconceptions. Au cours des
pages, Bion dira par exemple qu'il ne convient pas qu'un analyste sache si son
patient est marié, s'il a des enfants, s'il a divorcé, etc. C'est une psychanalyse
entièrement non événementielle qu'il nous propose donc. A plusieurs reprises
Bion emploiera la comparaison avec le bégaiement pour expliquer que le
langage du patient ne saurait être fait de mots, qui ne peuvent qu'évoquer de
loin des émotions puissantes, à la rigueur découvertes sous un jour métapho-
rique. De ce point de vue bègue et psychotique sont le même homme, car le
psychotique bégaie et le bègue est psychotique.
Bion reconnaît que l'analyste qui parvient à cet état ne peut pas manquer
d'en être profondémenttroublé. Mais il pense qu'il convient seul aux patients
très régresses : « Si l'analyste ne se souvient pas que son patient est marié,
le fait qu'il le soit est hors de propos jusqu'à ce que le patient dise quelque chose
qui rappelle ce fait à l'analyste » (p. 95).
Pour donner une idée complète de ce livre dans la mesure où cela est
possible, il resterait à parler :
1) des configurations ;
2) des applications de la théorie de Bion aux groupes, aux institutions et à la
mystique.
La configuration la plus étudiée par Bion est celle du contenant (9) et du
contenu (<?). Il part du fait que la théorie psychanalytiquene peut contenir les
patients. De même l'institution (yestablishment) s'efforce de contenir le mys-
tique ou le génie, ou à la rigueur de leur trouver des substituts. D'où la nécessité
d'isoler et de formuler des « invariants » pour pouvoir communiquer. Mais le
risque est que ces formules doivent varier avec le « vertex » de celui qui les
appréhende. « Le vertex du psychanalyste et les changements de vertex corres-
pondent aux changements d'un moment à l'autre dans une séance, opèrent les
transformations rendues manifestes dans les associations et les interpréta-
tions » (p. 160). Entre le patient et l'analyste en confrontation, les vertices
632 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1975

doivent être en corrélation, mais à distance. Le fossé qui sépare le patient et


l'analyste est linéaire ; il en va autrement quand il s'exprime dans la métaphore
contenant-contenu. Un patient ému essaie de « contenir » son expérience dans
les mots, il essaie de « se contenir ». Il devient un « bègue » qui ne parvient pas
à exprimer ce qu'il veut dire. Or on sait que la relation contenant-contenu
comporte le risque de la destruction de l'un ou de l'autre — et de l'un et de
l'autre. La relation contenant-contenu, féminin-masculin, $ - <?, peut être
commensale, symbiotique ou parasitique, dans la théorie de Bion :
1) Commensale : les deux objets partagent un troisième à l'avantage des
trois;
2) Symbiotique : une relation dans laquelle l'un dépend de l'autre pour un
avantage réciproque;
3) Parasitique : un objet dépend de l'autre pour produire un troisième, dange-
reux pour tous les trois.
Dans l'exemple du « bègue », les invariants sont les formes de langage que
le sujet utilise pour s'exprimer. C'est ce qui vise à contenir ce qu'il veut dire ($).
La contrariété qu'il éprouve en voulant le dire est ce qu'il voudrait expri-
mer (<S). La relation parasitique du bégaiement aboutit à un troisième terme,
l'incohérence. La relation serait symbiotique si l'épisode actuel conduisait à
un développement des capacités d'expression et de la personnalité. On parlerait
de commensalité si le « beau langage », ici utilisé, véhiculait les techniques
d'expression et le signifié, au bénéfice de la culture.
Bion reconnaît que Freud a utilisé des invariants, des configurations, tel
le mythe oedipien. Mais ses descriptions font à ce dernier une place évidemment
réduite. La cohérence structurelle est décrite de la manière suivante : tout se
passe comme si le patient est un menteur dont le mensonge a besoin d'un
public, à savoir « Panalyste-victime ». Celui-ci doit attacher de l'importance
au discours du patient, comme s'il pouvait formuler une vérité. Dans les élé-
ments incohérents, l'analyste doit pouvoir déceler un schéma qui rassemble des
éléments disparates pour leur donner cohérence et signification nouvelles. Ce
travail revient, selon Bion, au passage de la position schizo-paranoïde à la
position dépressive. Il ne s'agit pas de rétablir « un lien narratif » qui trahit
le mensonge de l'histoire à cause de la faiblesse des liens causatifs. Il faut révéler
une situation totale qui appartient à une réalité préexistante à l'individu :
« Il faut au mensonge un penseur (thinker) pour penser, alors que la vérité
ou la pensée qui y est conforme n'a pas besoin d'un penseur : il n'est pas
logiquement nécessaire » (p. 175).
D'où deux formulations :
1. Une pensée conforme à la vérité ne nécessite ni formulation ni penseur » ;
«
2. « Le mensonge est une pensée à laquelle une formulation et un penseur sont
essentiels » (p. 178).
RÉFLEXIONS CRITIQUES 633

La deuxième formule définit le travail psychanalytique.


D'où aussi l'idée que le psychanalyste ne doit ressentir aucun désir à
interpréter : « Puisque l'intérêt de l'analyste porte sur les éléments évolués
en O et sur leur formulation, les formulations peuvent être jugées d'après
l'examen de la nécessité de son existence à l'égard des pensées qu'il exprime.
Plus il est possible de juger que les interprétations révèlent à quel point sa
connaissance, son expérience, son caractère à lui sont nécessaires à la pensée
telle qu'elle est formulée, plus il y a de raisons de supposer que l'interprétation
est psychanalytiquementsans valeur, c'est-à-dire étrangère au domaine de O »
(p. 178 et 179).
Dans le chapitre intitulé « Contenant-contenu et leurs transformations »,
Bion nous donne une idée des descriptions des configurations auxquelles il se
réfère. Il est difficile de reprendre les « descriptions » de la métaphore <? ?,
l'utilisation de ces signes pouvant avoir une tout autre valeur que sexuelle.
De même les mots contiennent des signifiés, mais les signifiés peuvent aussi
contenir des mots, d'où des liens dont les aspects sont complexes. Le mot qui
est lié à une signification peut comporter une « pénombre d'associations
préexistantes » qui risque de vider de sens la conjonction constante qu'elle
caractérise. Inversement cette conjonction peut détruire le mot supposé
contenir la formulation. Mais Bion écrit à nouveau, en évoquant « menteur »
et « penseur », que la seule pensée conforme à la vérité est celle qui n'a jamais
trouvé un individu pour la « contenir ».
Une application de ce schéma peut être trouvée dans le conflit des compul-
sionnels. Dans ces états, tout se passe comme si l'analyste et son patient faisaient
peser sur la psychanalyse un objectif, chacun suivant ses désirs : la psychanalyse
est confinée au domaine de la pensée, domaine où la pensée est le seul moyen
de se satisfaire. Une description configurationnelle de ces conflits peut utiliser
la référence S ç : pensée et action sont maintenues dans un état commensal
réciproque et exclusif, car les actions qui paraissent compulsives sont isolées
(Bion les appelle B, des pensées qui sont comme des choses-en-soi), confinées
au domaine de l'action et donc isolées des pensées confinées au domaine de la
pensée — qui inclut la psychanalyse. Les pensées restent à l'intérieur du
domaine de la pensée et ne peuvent être influencées par l'action.
Voici un exemple simple de ces configurations descriptives ardues à lire
et difficiles à résumer. D'ailleurs Bion estime que les exemples choisis par lui
sont restrictifs : ils offrent seulement un contenant où l'investigation est relati-
vement aisée. Mais une fois de plus il nous avertit que : « Il n'y a pas de raccourci
pour le psychanalyste ; il peut espérer que l'expériencelui permette de percevoir
(intuit) l'idée messianique ou de reconnaître que cet espoir est lui-même
une formulation qui la contient » (p. 200).
634 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

APPLICATIONS AUX GROUPES ET AUX INSTITUTIONS


(LE MYSTIQUE ET LE GROUPE)

S'il s'agissait de résumer les idées de Bion à ce sujet, on pourrait dire qu'il
oppose encore le psychanalyste et l'institution, mais dans un effort de
généralisation.
Le groupe ou l'institution sont gouvernés par des conjonctions constantes
qu'on pourrait appeler symboliques, au sens par exemple où Melanie Klein
définit la pensée symbolique. Le psychotique a son mode symbolique, porteur
de messages personnels. C'est une communication, également constante, dans
ses liens, mais qui ne parle qu'entre lui et son dieu.
Dieu c'est la mère. Le psychotique, c'est le mystique (ou le psychanalyste).
Dans la perspective de cette rencontre, le symbole est quelque chose qui est
interprété comme s'il avait une valeur symbolique valable pour tout le groupe :
« Ainsi une circonstance adverse peut être
utilisée comme « symbole » (pas
comme « signe ») de la colère de dieu, où les expériences passées peuvent être
représentées par des symboles dont la base génétique se trouve dans leur
substrat sensoriel » (p. 118).
De ce fait l'expérience du couple analytique (l'analyste et son patient)
n'est pas admise par le groupe : « ... si la technique que je propose est aussi
bonne que je le crois, ces caractéristiques fondamentales, l'amour, la haine,
la crainte sont tellement avivées que le couple de participants peut les ressentir
comme presque insupportables : c'est le prix qu'on doit payer pour la trans-
formation d'une activité qui est relative à la psychanalyse en une activité qui
est la psychanalyse. L'activité qui est la psychanalyse éveille les désirs de savoir
comment le groupe réagit à la relation du couple ; ce désir apparaît sous le
masque du désir de validation de renommée populaire ou d'approba-
tion » (p. 119 et 120).
Bion reconnaît que l'institution — et en particulier l'institutionalisation
de la psychanalyse — est indispensable : il parle alors de l'establishment :
c'est à lui, c'est-à-dire au groupe chargé d'établir les règles, la « caste dirigeante
des instituts de psychanalyse », de « fournir un substitut au génie ». Ces règles
sont établies pour le bénéfice de ceux qui ne peuvent pas accéder à « l'expérience
directe d'être psychanalystes ». Ils peuvent ainsi avoir « une connaissance de
la psychanalyse et la communiquer ».
Bion explique que Freud doit être continué par des génies dont les groupes
psychanalytiques doivent supporter le choc ou permettre la survenue, grâce
ou en dépit des règles institutionnelles. Bion appelle ces génies les « mystiques »,
à la fois créateurs (ceux qui se conforment aux règles de l'establishment) et
destructeurs (ceux qui, dans leur nihilisme,détruisent leurs propres créations).
Les choses sont plus compliquées dans l'institution psychanalytique où « le
travail de groupe », défini par l'establishment, n'empêche pas chacun de ses
RÉFLEXIONS CRITIQUES 635

membres d'être clivé entre son self idéalisé et surmoïque et son self non régé-
néré, non psychanalysé. Ces psychanalystes ne peuvent désormais communiquer
avec leur Dieu d'autrefois : « Le Dieu avec lequel ils étaient familiers
est fini ; le Dieu d'avec lequel ils sont maintenant séparés est transcendant et
infini » (p. 134).
Le conflit des créateurs et du groupe ne peut pas ne pas se transporter à
l'intérieur du groupe, à moins que tous les membres du groupe ne réalisent
qu'il y a un abîme entre l'opinion qu'ils ont d'eux-mêmes en tant que personnes
omnipotentes et celle qu'ils ont d'eux-mêmes comme hommes ordinaires. Sinon
l'identification projective règne au sein du groupe par un agi interminable.
Dans cette situation « le mystique » est toujours privé par le groupe du droit
d'affirmer « son expérience directe de Dieu ».
A cette situation, Bion applique de nouveau la triple qualification « commen-
sale, symbiotique et parasitique ». L'association commensale permet la crois-
sance du mystique et du groupe. Dans la relation symbiotique alternent
bienveillance et envie. Mais dans la relation parasitaire, « même la bienveillance
est mortelle. On peut en voir facilement un exemple : c'est celui où le groupe
porte l'individu à une position dans l'establishment où ses forces sont déviées
de son rôle créateur-destructeur et absorbées dans des fonctions adminis-
tratives » (p. 138). Bion trouve donc qu'il y a danger « à inviter le groupe ou
l'individu à devenir respectable, à être qualifié sur le plan médical, à être un
organisme universitaire, à être un groupe thérapeutique, bref tout sauf explosif.
L'attitude réciproque chez le mystique est que le groupe devrait prospérer
ou se désintégrer, mais il ne faut pas qu'il soit indifférent » (p. 138 et 139).
Pour conclure cette analyse dialectique des rapports du mystique (le vrai
psychanalyste) et du groupe, Bion exprime l'idée qu'il y a une contradiction
entre le vertex de certains groupes psychanalytiques (invariant de l'idée de
maladie, de traitement, de pronostic, de nosographie, de puissance, de gains
matériels par exemple) et les vertices inconscients, mis à nu dans la psychana-
lyse de chacun. Jusqu'à présent on se contentait de l'analyse des motivations
inconscientes et la configuration oedipienne paraissait plus ou moins suffisante
pour faire le constat de cette contradiction. Dans la configuration 3 $, le but
de l'institution est en fait de « contenir le mystique et d'institutionaliser son
oeuvre ». Mais « un accès direct à l'O du mystique et à l'O de l'orgie dionysiaque
est à la fois contenu et limité par des dogmes religieux qui y sont substitués dans
l'esprit des gens « ordinaires » » (p. 149).
Cet écart ne saurait être expliqué par des références à la « théorie psycha-
nalytique ». Bion se reconnaît encore kleinien, mais indique qu'il se sent séparé
par un fossé de nombreux psychanalystes de cette école théorique. « Les
différences en théorie sont des symptômes de différences de vertex et non une
mesure des différences » (p. 149).
636 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

Je crois avoir donné un aperçu suffisant des idées développées par Bion dans
ce livre fulgurant et passionnant. Il y apparaît que le vrai psychanalyste est
décrit comme un mystique proche de la connaissance de son dieu (et non de
Dieu qui sent déjà l'institutionalisation). Etre psychanalyste, c'est être un
contenant prêt à recevoir l'expérience ineffable du O, sans tenir à l'idée de
guérir, sans désir, sans souvenir, sans contact avec la réalité telle qu'elle est
perçue par le groupe.
On voit donc que Bion est bien un adepte de la gnose et qu'il se situe dans
une perspective fréquemment défendue de nos jours, celle qui décrit la psycha-
nalyse comme une « contre-technique » pour dire ou créer l'ineffable, pour
« intuitionner » l'inconscient de chaque individu, en dehors de toute référence
à l'histoire tenue en mépris.
Je vois dans cet ouvrage un écrit plus achevé et plus vivant qu'aucun autre
de ceux qui mettent en cause le principe psychanalytique de la réalité, c'est-à-
dire de l'histoire des conflits internalisés et de la réalité des imagos, construites
à partir d'une réalité expérimentée, internalisée et reprojetée dans le monde
extérieur. La lecture de ce livre fait donc réfléchir à d'autres lectures sur la
réalité en psychanalyse (1). Avec celles-ci, les perspectives dites génétiques,
fondamentales selon moi dans l'oeuvre de Freud, restent inconciliables. Les
critiques adressées par F. Pasche au livre de S. Viderman seront relues ici avec
profit (2).
Il n'est pas jusqu'aux accents mystiques et touchants de ce livre qui ne font
entendre quelque écho de perspectives dites créatrices ou « révolutionnaires »
de certains qui s'ingénient à mettre en cause les institutions psychanalytiques.
Je mè suis attaché à défendre au contraire l'idée qu'il existe une identité
du psychanalyste (3), identité qui ne nie pas le pouvoir des forces créatrices,
mais qui ne saurait s'affirmer par filiation directe ou parthénogenèse et qui se
réfère à l'idéologie de la configuration oedipienne, laquelle définit les groupes
structurés et non les foules où l'idéal du Moi est informe ou pris en charge
par un leader religieux (cf. S. Freud, Analyse du Moi et psychologie collective).
Je ne saurais donc comprendre le projet de créer « une grille » que comme
un besoin de réassurance. On y trouve comme une conjonction idéale entre
mystique et mathématique. J'ai fait très peu allusion à cet appareil explicité
dans la grille de Bion et éclairé par le glossaire proposé par J. Kalmanovitch,
traductrice de cet ouvrage.

(1) Cf. D. BRAUNSCHWEIG, Psychanalyseet réalité, R. franc. Psychan., 1971, 5-6 ; S. VIDER-
MAN, La construction de l'espace analytique, Paris, Denoël, 1970 ; C. STEIN, L'enfant imaginaire,
Paris, Denoël, 1971 ; J. LAPLANCHE Vie et mort en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1970.
(2) F. PASCHE, Le passé recomposé, R. franc. Psychan., 1974, XXXVII, 2-3.
(3) Cf. l'éditorial rédigé avec D. Widlôcher pour la lettre d'information présidentielle n° 3
sur l'identité du psychanalyste et de la psychanalyse.
RÉFLEXIONS CRITIQUES 637

Bion écrit : « Il est essentiel que le langage soit préservé. A cette fin, des
règles sont établies et les mots et définitions doivent être utilisés en accord
avec ces règles. » L'Oxford dictionary, « la philosophie linguistique, la logique
mathématique sont des hommages rendus à l'oeuvre qui se poursuit sans
cesse à cet effet » (p. 140). Plus loin : « ... Ce qui est nécessaire, ce n'est pas
une base pour la psychanalyse et ses théories, mais une science qui ne soit
pas limitée par sa genèse dans le domaine de la connaissance et du substrat
sensoriel. Il faut que ce soit une science où l'on ne fasse qu'un avec son objet
(at-one-ment). Il faut qu'elle ait des mathématiques d'union et non d'identifica-
tion (1). Il ne peut y avoir une géométrie du « semblable », de « l'identique »,
de « l'égal » ; seulement de l'analogie » (p. 154).
Bion propose que Paffect soit une référence mathématique : « Lorsque je
parle de « nombre » dans le contexte des affects, le terme a trop d'associations
dont je n'ai que faire. J'utiliserai donc (£) pour désigner un « objet mathéma-
tique » que j'emploie comme nom d'un affect » (p. 155).
Vient alors un passage que je considère comme décisif, parce que révélateur
selon moi de l'esprit de la gnose : « L'algèbre axiomatique paraît être entièrement
indépendante de son substrat et peut se développer en conséquence ; d'après
la théorie que j'ai exposée ici, quoiqu'elle puisse au début représenter des
affects qui forment le substrat, l'algèbre axiomatique — que j'ai prise pour
exemple — devient entièrement indépendante de ce substrat » (p. 156). Et
plus loin : « Les phénomènes non sensoriels forment la totalité de ce qu'on
considère communément comme l'expérience mentale ou spirituelle. <\i (£) qui
représente des réalisations non sensorielles paraît assez facilement s'adapter
pour que des manipulations représentent des manipulations sensorielles, mais
non pas pour que des manipulations représentent les réalisations sensorielles.
Si « trois » représente une réalisation non sensorielle de « triplicité », pourquoi
ne peut-il être amené à représenter en se combinant à « dix », « cinq », etc.,
l'angoisse ou l'amour ou la haine ? » (p. 157).
Je n'irai pas plus loin dans cette analyse de la grille de Bion. Mais ne voit-on
pas clairement que le mystique a besoin d'être structuraliste et n'y voit-on
pas un rappel de la langue utilisée par Lacan et de son besoin de se référer aux
graphs et à la linguistique structurale ? Avec d'autres, il me semble que nous
ne connaissons de l'inconscient que ses dérivés, que les élaborations des
pulsions et que nous avons besoin de la métapsychologie freudienne qui en est
l'élaboration.
Aussi bien me semble-t-il nécessaire de résister à la séduction de la position
défendue dans ce livre, même si « l'état du psychanalyste » qu'il y définit n'est
pas sans nous placer devant un charme nostalgique : « Dans chaque séance,
s'il a suivi ce que j'ai exposé dans ce livre, le psychanalyste devrait être en
mesure de prendre conscience, particulièrementen ce qui concerne le souvenir

(1) Souligné par moi.


638 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

et le désir, des aspects du matériel, qui, si familiers qu'ils puissent paraître,


se rapportent à ce qui est inconnu à la fois de lui et de l'analysant. Afin de
parvenir à un état mental analogue à la position paranoïde-schizoïde, il faut
qu'il résiste à toute tentative pour s'accrocher à ce qu'il sait. C'est pour cet
état que j'ai créé le terme de « patience », pour le distinguer de la position
paranoïde-schizoïde, expression qu'il faut réserver à la description de l'état
pathologique pour lequel Melanie Klein l'a utilisé. Je désire que ce terme
maintienne son association avec « souffrir et tolérer la frustration » » (1).
La « patience » doit être maintenue « sans s'irriter à quêter des faits et une
raison » (2) jusqu'à ce qu'un schéma « s'élabore ». « Cet état est analogue à ce que
Melanie Klein a appelé la position dépressive. Pour cet état, j'utilise le terme
de « sécurité ». Je désire laisser ce terme avec son association « sûreté » et
« angoisse diminuée ». Je considère qu'aucun analyste n'est fondé à croire qu'il
a accompli le travail requis pour donner une interprétation s'il n'a pas passé
par ces deux phases — patience et sécurité ...» (p. 207-208).
Cette pratique est décrite comme « Le prélude à l'accomplissement », titre
du dernier chapitre de ce livre. En voici un bref aperçu : Bion oppose le Langage
d'Accomplissement « au langage qui est non pas un prélude à l'action, mais son
substitut ». Et c'est la conclusion qui aboutit aux quelques lignes citées au
début de cette analyse critique sur le langage d'accomplissement — ou sur
l'accomplissement du psychanalyste, s'il sait se passer du souvenir, du désir et
de la compréhension.
Bion en face de ce langage accompli pose le langage qui clive les idées et
leur donne la possibilité de se multiplier comme les cellules cancéreuses. Il
n'y a pas alors accroissement des idées, mais parcellisation d'une même
idée qui a abandonné sa matrice émotionnelle et qui produit des « fèces
mentales ».
Apparemment ces « parcelles » d'idées apparaissent comme des idées
différentes. Mais en pratique les séances de la psychanalyse se répètent, en
dépit des changements apparents.
Reprenant ici les idées kleiniennes, Bion estime que l'on n'assiste pas ici
au morcellement de l'objet, mais à la parcellisation de l'envie. « L'objet stimu-
lant est le sein (6*) ou la bouche ($). L'un peut remplacer l'autre. La qualité
stimulante remplace à son tour l'objet stimulant. De la sorte une série de
transformations est mise en oeuvre, chacune représentant une substitution pour
la précédente et chacune étant sujette à un clivage... » (p. 214). La matrice
émotionnelle, à partir de laquelle se multiplient ces clivages, n'est pas l'envie
et la gratitude, mais l'envie et l'avidité.
Retrouvant en fin de compte ses références mathématiques, Bion estime
qu'il ne s'agit pas de favoriser la croissance des objets totaux, mais d'évaluer

(1) Cest le psychanalystequi doit évidemment tolérer la frustration qui lui est imposée.
(2) Souligné par moi.
RÉFLEXIONS CRITIQUES 639

leur restauration, d'où la formule terminale sur l'objectif de la restauration


de dieu et de l'évolution de dieu.
Ces objectifs se séparent — il va sans dire — radicalement de la formule
freudienne : se souvenir, remémorer, élaborer. La pratique psychanalytique
mystique de Bion s'éloigne de la reconstruction et de la construction que Freud
nous proposait pour notre travail interprétatif et élaboratif. Bion nous convie
au contraire à approcher le temps qui demeure et qui est sans limites, à nier
ce qui sépare et ce qui différencie, c'est-à-dire la reconnaissance de la différence
des générations et de la différence des sexes. De ce point de vue son livre est
un modèle « anti-oedipien » dans lequel il n'aura jamais été question du père
ni de la castration.
Que la théorie qui y est défendue si passionnément et si brillamment trouve
des applications dans la terra ignota de la psychose, pour laquelle nos modes
de compréhension sont insuffisants, je n'en disconviens pas. Mais il s'agit
d'un ouvrage mystique — je crois l'avoir bien montré — où le psychanalyste
n'accomplit son être que dans l'indicible, même si les modèles mathématiques
sont appelés à l'aide. Ce livre vaut la peine d'être lu parce qu'il est le prototype
le plus réussi d'une psychanalyse à la mode, qui veut nier le travail patient
et élaboratif du psychanalyste et des institutions qui le soutiennent.
CLAUDE NACHIN

LEARNING FROM EXPERIENCE


par W. R. BION (1)

Ce livre bref, mais extrêmement dense comme tous ses travaux, se situe
dans l'oeuvre de Bion après les recherches psychanalytiques sur les petits
groupes qui viennent heureusement d'être rééditées en français (P.U.F., 1973)
et avant les Eléments of psychoanalysis (1963) déjà analysés dans ces colonnes
par Michel Vincent (2).
L'introduction nous avertit que la pratique psychanalytique avec les
patients présentant des troubles de la pensée montre le besoin d'une reconsi-
dération des idées sur l'origine et la nature des pensées et une reconsidération
parallèle des mécanismes par lesquels « penser » des pensées est réalisé. Le livre
traite d'expériences émotionnelles en rapport à la fois avec les théories de la
connaissance et la psychanalyse clinique. Bion utilise les termes de fonction
et de facteurs, en référence aussi bien à leur usage philosophique et mathéma-
tique qu'à leur usage commun pour parler des activités d'une personne comme
fonction de sa personnalité et des facteurs qui interviennent dans la réalisation
de cette fonction (exemple : un homme se promène, sa promenade peut être
considérée comme fonction de sa personnalité (F) et on peut découvrir ensuite
que sa promenade est motivée par son amour pour une fille (facteur L, lové)
et par son envie vis-à-vis de l'ami de la fille (facteur E, envy) ce que Bion écrit
F = L + E. L'auteur ne considère pas les méthodes utilisées dans ce livre
comme définitives : il se compare à un savant qui continue à employer une
théorie dont il sait qu'elle est erronée parce qu'une meilleure théorie n'a pas
encore été découverte.
Dans un sommaire du livre, Bion indique qu'il fait une description stylisée
d'expériencesémotionnelles auxquelles il a participé et pense que cette méthode
de présentation entraîne beaucoup moins de falsification qu'un enregistrement
des séances au magnétophone qui entraîne la falsification à l'intérieur de la
séance elle-même. La falsification est maximum car l'enregistrement donne la
reproduction apparemment parfaite de quelque chose qui a été falsifié.
Le premier chapitre reprend la définition des facteurs de la person-
nalité = activité mentale opérant avec d'autres pour réaliser des entités stables
qu'il appelle fonctions de la personnalité. Les facteurs ne sont repérés que par
l'observation des fonctions. Un exemple est fourni. La théorie des fonctions

(1) New York, Basic Books Publishing Company, Inc., 1962, 111 p.
(2) Rev franc. Psychanal., 1972, n° 4, pp. 683-687.

REV. FR. PSYCHANAL. 4/75


642 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1975

facilite la mise en rapport du concret perçu et du concret pensé élaboré par la


science. Bion introduit enfin le terme d' « a-fonction » comme dénué de signi-
fication précise car son but est de nantir l'investigation psychanalytique d'un
pendant de variable mathématique, une inconnue qui peut être dotée d'une
valeur quand son usage a aidé à déterminer ce qu'est cette valeur et qui ne
peut donc être utilisée pour porter prématurément des significations qui
risqueraient d'être inadéquates.
Le second chapitre indique l'aire d'investigation dans laquelle sera employé
le terme d'a-fonction : il s'agit des écrits de Freud sur « Les deux principes
du fonctionnement mental », du chapitre VII de La science des rêves, d'écrits
de Melanie Klein sur les mécanismes schizoïdes et sur l'importance de la
formation du symbole dans le développement du Moi, enfin d'un travail
antérieur de Bion sur la distinction entre personnalités psychotiques et non
psychotiques.
Le chapitre III part d'une expérience émotionnelle survenant pendant le
sommeil qui ne diffère pas suivant l'auteur de l'expérience émotionnelle à
l'état de veille en ce que les perceptions correspondantes doivent dans les deux
cas être travaillées par Pa-fonction avant de pouvoir être utilisées comme
pensées de rêve.
L'a-fonction opère sur les impressions sensitivo-sensorielles et sur les
émotions quelles qu'elles soient dont le patient est conscient. Si elle fonctionne,
elle produit des éléments a qui sont aptes au stockage et aux exigences des
pensées de rêve. Si Pa-fonction est perturbée et n'opère pas, impressions
sensitivo-sensorielles et émotions restent inchangées. Bion les appelle (3-
éléments, ce ne sont pas des phénomènes, mais des « choses en elles-mêmes »
au sens de Kant. On a alors un état d'esprit qui contraste avec celui du savant
qui sait qu'il a affaire à des phénomènes mais ne possède pas la même certitude
que les phénomènes aient une contrepartie de « choses en elles-mêmes ».
Les ^-éléments ne peuvent être utilisés dans des pensées de rêve mais ils
sont adaptés à l'identification projective et producteurs de passages à l'acte.
Ils peuvent être évacués ou utilisés pour un mode de penser qui dépend de la
manipulation de ce qui est ressenti comme « choses en elles-mêmes », cette
manipulation se substituant à celle des mots ou des idées. Par exemple, un
homme peut assassiner ses parents et ainsi se sentir libre d'aimer parce que
les imagos parentales antisexuelles sont supposées avoir été évacuées par cet
acte.
La défaillance de l'a-fonctionfait que le patient ne peut ni rêver, ni dormir,
ni s'endormir, ni se réveiller, ce qui se rencontre cliniquement à certains
moments chez des patients psychotiques.
Le chapitre IV compare le cauchemar à une indigestion mentale. A l'état
de veille, pour apprendre de l'expérience, Pa-fonction doit opérer sur l'appréhen-
sion de l'expérience émotionnelle pour qu'elle puisse être emmagasinée, pensée
et reléguée dans l'inconscient au moment d'un nouvel apprentissage. S'il n'y
RÉFLEXIONS CRITIQUES 643

a que des p-éléments il n'y a ni inconscient, ni répression, ni apprentissage.


Le patient ne peut rien ignorer, mais cette hypersensibilité n'est pas un contact
véritable avec la réalité. Les attaques contre Pa-fonction, stimulées par la haine
ou l'envie, détruisent les possibilités de contact conscient du patient avec
lui-même et autrui sentis comme vivants.
Dans le chapitre V, Bion examine le clivage renforcé qui s'est associé à
une relation troublée au sein ou à ses substituts : dans ce cas, il se crée une
faille entre la satisfaction matérielle (alimentaire) et la satisfaction psychique.
La crainte de la peur, de la haine et de l'envie est si grande que des mesures
sont prises pour détruire la conscience de tout sentiment. L'envie vis-à-vis
d'un sein qui procure l'amour pose un problème qui est résolu par la destruc-
tion de l'a-fonction. Le malade est sans cesse à la recherche de satisfactions
matérielles. Les conséquences pour la situation analytique sont que le patient
est insatiable tout en recherchant la satiété avec avidité. Bion déclare pourtant
à la tin que, bien que le patient sente qu'il n'y a pas de traits salutaires dans son
environnement, y compris les interprétations de l'analyste et son propre
manque d'équipement pour comprendre quoi que ce soit, il finit par saisir
une partie de la signification de ce qui lui est dit.
Le chapitre VI introduit deux points :
1° Les réactions du patient au confort matériel sont mises en évidence par ses
réactions au cadre matériel du cabinet de l'analyste;
20 L'a-fonction détruite laisse des (3-éléments qui ne sont adaptés qu'à l'éva-
cuation. Ainsi, chez les personnalités psychotiques, des conduites rencontrées
chez des personnalités normales peuvent avoir une signification différente :
un sourire ou un jugement verbal doivent être interprétés comme un
mouvement musculaire évacuatoire et non comme une communication de
sentiment.
Finalement Bion rapproche de la faiblesse du penser psychotique la faiblesse
du penser du savant lorsqu'il s'agit des investigations concernant la vie et
l'esprit.
Le chapitre VII affirme que l'hommenormal, qui a une expérience émotion-
nelle, en dormant ou à l'état de veille peut, grâce à la conversion de cette
expérience en a-éléments, tantôt rester inconscient de celle-ci, tantôt en prendre
conscience. La première option lui permet d'être attentif à l'état de veille aux
situations dans lesquelles il se trouve, sans que ses fantaisies soient submergées.
Le psychotique ne dispose pas de cette double possibilité. Nous sommes ici
au centre du livre où le chapitre VII de L'interprétation des rêves de Freud se
trouve repensé. La théorie de l'a-fonction affirme que l'a-fonction qui rend le
rêve possible occupe une place centrale dans la constitution différenciation
du conscient et de l'inconscient, la censure et la résistance sont essentielles à
cette différenciation et au maintien de la discrimination entre les deux. L'apti-
tude à la rêverie (rêve nocturne et fantaisies diurnes) nous préserve de ce qui
644 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

est virtuellement un état psychotique. D'où une explication de la résistance du


rêve à l'interprétation.
Le chapitre VIII introduit la notion d'une « barrière de contact » entre
l'inconscient et le conscient, sans cesse en formation, composée d'a-éléments
combinés, agglomérés, ordonnés en séquences (au moins dans la forme sous
laquelle la barrière se révèle dans un rêve), logiquement ou géométriquement.
Il y a contact et passage sélectif entre l'inconscient et le conscient suivant la
nature de la barrière. La nature de la barrière et de ses composants affecte la
mémoire. En pratique la théorie des fonctions et de l'a-fonction rend possibles
des interprétations montrant précisément comment le patient sent qu'il a des
sentiments mais est incapable d'en tirer parti. Une détermination à ne rien
expérimenter peut être montrée coexistant avec une incapacité à rejeter ou à
ignorer aucun stimulus. Les interprétations dérivées de ces théories font appa-
raître des changements dans la capacité de penser des patients.
Dans le chapitre IX, Bion donne des exemples des expériences émotion-
nelles à partir desquelles il a construit sa théorie tout en regrettant que ces
éléments soient mélangés à tant d'autres de sorte qu'il soit impossible de
revendiquer pour sa théorie les qualités qui sont regardées habituellement
comme essentielles à la production scientifique. Il s'agit de patients présentant
des troubles de la pensée pour lesquels les interprétations transférentielles ne
donnaient rien et pour lesquels tous les types d'interventions possibles fondés
sur les théories analytiques en particulier de M. Klein n'avaient que peu
d'effet. Le patient présentant des signes de confusion qu'il avait appris à
associer avec l'identification projective, Bion pense alors qu'il est dépositaire
de la part non psychotiquede la personnalité du patient. Le problème était de
déterminer de quelle part il s'agissait. La théorie des fonctions lui permet de
formuler qu'il contenait des fonctions inconnues de la personnalité de l'analy-
sant et d'envisager d'examiner la séance pour avoir des indices de ce que ces
fonctions pourraient être. Bion pense d'abord qu'il est « la conscience » du
patient, mais finalement, après diverses hypothèses, qu'il est en train de faire
l'expérience d'un « conscient » incapable des fonctions de la conscience, tandis
que le patient incarne un « inconscient » incapable des fonctions de l'incons-
cience, les positions étant interchangeables, par suite d'une déficience de
Poe-fonction.
Dans cette situation il existe un écran de [3-éléments (écran (3) qui manquent
de la capacité de s'associer les uns aux autres et qui n'offrent pas de résistance
au passage d'éléments d'un côté à l'autre de cet écran. Cliniquement le patient
apparaît confus, il produit des pensées et des images disjointes de telle sorte :
i° que s'il dormait on aurait l'impression qu'il rêve ; 2° que l'on peut avoir
l'impression que le patient feint de rêver ; 3° que le patient paraît halluciné ;
4° que le patient paraît halluciner un rêve.
Le chapitre X poursuit l'investigation en montrant que le renversement
de l'a-fonction chez le patient psychotique produit des « objets bizarres »
RÉFLEXIONS CRITIQUES 645

qui ne sont pas simplement des ^-éléments, car ils comportent l'association de
^-éléments avec des vestiges du Moi et du Surmoi, tandis que les p-éléments
ne comportent que des impressions sensorielles, l'impression sensorielle comme
part de la personnalité qui en fait l'expérience, et comme la chose en elle-même
à laquelle cette impression correspond. Bion revient ensuite sur la fonction
de la barrière de contact qui inclut la fonction du Moi.
Le chapitre XI relie la théorie de Poe-fonction à la théorie de la pensée à
propos de l'article de Freud sur « Les deux principes... ». Pour comprendre la
pensée et ses troubles, il faut saisir le lien entre l'intolérance à la frustration
et le développement de la pensée. Tout dépend si l'enfant s'oriente vers
l'évitement de la frustration ou vers la modification de la frustration, que
l'intolérance à la frustration soit primitive ou secondaire.
Le chapitre XII reprend la théorie de l'activité de « penser » à partir de la
théorie kleinienne de l'identificationprojécrive. Il existe une fantaisie omnipo-
tente suivant laquelle il est possible de se séparer de parties de la personnalité
temporairement non désirées, quoique parfois valorisées et de les introduire
dans un objet. En pratique il est important que l'analyste soit capable de repérer
si son patient est suffisamment adapté à la réalité pour manipuler son environ-
nement de manière à donner consistance à sa fantaisie d'identificationprojective.
Cette capacité du patient est directement liée à son aptitude à tolérer la frus-
tration. La frustration est étudiée à travers l'exemple du nourrisson au sein :
Bion n'attribue pas au nourrisson une conscience de son besoin de lait et
d'amour, mais une conscience du besoin non satisfait. On peut dire que l'enfant
se sent frustré si l'on admet avec Freud qu'il dispose de la conscience comme
organe sensoriel de perception des qualités psychiques. L'enfant ne sent pas
qu'il veut un bon sein mais sent qu'il veut en évacuer un mauvais. Le bon sein
associé au lait est la chose elle-même (en soi) (en actualité), le mauvais sein
est plutôt vécu comme une idée. En dehors des canaux physiques de communi-
cation Bion pense que l'amour maternel est véhiculé par la rêverie, la rêverie
maternelle étant limitée aux contenus en relation avec l'amour et la haine et
considérée comme un facteur de l'a-fonction de la mère. A un extrême, un
enfant qui a une capacité de tolérer la frustration élevée peut survivre mentale-
ment avec une mère incapable de rêverie. A l'autre extrême, un enfant parti-
culièrementincapable de tolérer la frustration ne pourra survivre sans défaillance
mentale même à l'expérience de l'identification projective avec une mère
capable de rêverie, seul un sein incessamment nourrissant peut servir et c'est
impossible ne serait-ce que par manque d'appétit. L'identification projective
entre en action à partir d'un certain degré d'intolérance à la frustration, mais
cela reste réaliste dans la mesure où cela correspond à une conscience de la
valeur de la pensée pour adoucir la frustration lorsque le principe de réalité
est dominant.
Le chapitre XIII montre l'intérêt d'une formalisation de l'expérience
analytique. L'analyste a besoin de son propre livre de théories psychanalytiques
646 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

avec une numérotation de pages et de paragraphes qui rende leur identification


certaine. Le système de notation psychanalytique idéal doit fournir une
méthode pour travailler le problème dont il a permis le recensement au
psychanalyste.
Le chapitre XIV présente les relations fondamentales que Bion retient
pour formaliser une expérience émotionnelle : X aime Y [signe L.(ove)],
X hait Y signe [H(ate)] et X connaît Y [signe K(now).] Ce système sert à
la fois pour le recueil des faits et comme outil de travail. Le chapitre XV précise
l'importance du choix entre L, H et K.
Le chapitre XVI est consacré à la relation K (de connaissance) qui est la
plus proche de la notion d'apprentissage par l'expérience, x K y est un juge-
ment qui représente une expérience émotionnelle ; comme l'amour et la haine,
la connaissance est une relation active. Elle suppose une perspective scienti-
fique. Une telle perspective est facilement mise en doute lorsqu'il s'agit de
connaître un être vivant. La question « comment se connaît quelque chose ? »
exprime un sentiment pénible inhérent à l'expérience émotionnelle que Bion
représente par x Ky. Suivant la capacité de x à tolérer la frustration, elle peut
entraîner soit une tentative d'évasion, soit une tentative de modification de
l'expérience pénible. La modification consiste dans une tentative d'accomplis-
sement de la connaissance tandis que l'évasion entraîne une représentation
erronée où l'accomplissement est supposé réalisé.
Dans l'activité de K où il est engagé, l'analyste doit être conscient de son
expérience émotionnelle et être capable d'en abstraire un compte rendu qui
la représente adéquatement. Cette abstraction apparaît valide si elle peut
s'appliquer à d'autres expériences inconnues au moment où elle est élaborée,
si elle peut être contrôlée par d'autres sens ou par d'autres personnes. Un
paragraphe examine l'importance de l'élaboration théorique pour l'analyste.
Le processus d'abstraction n'étant pas fortuit et ne pouvant être éliminé à
volonté, on peut se demander quelles démarches positives doivent être
accomplies par un individu pour réaliser l'état d'esprit observé chez certains
psychotiques où la capacité de représentation est détruite. Le mot « chien »
au lieu de désigner une espèce animale désigne la chose en elle-même. Bion
propose de désigner par — K la NON-compréhension,la représentation fausse,
la méprise.
Il n'y a pas de données sensorielles correspondant à la qualité psychique.
Les symptômes hypocondriaques peuvent être des signes d'une tentative pour
établir le contact avec la qualité psychique en remplaçant par la sensation
physique les données sensorielles manquant à la qualité psychique. L'hypo-
thèse freudienne de la conscience commeorgane sensoriel de la qualité psychique
n'est pas satisfaisante pour les personnalités psychotiques et prépsychotiques
incapables de vraie « rêvance ». Bion lui préfère sa théorie de lV.-fonction, où
la prolifération d'a-éléments constitue la barrière de contact et sépare simulta-
nément la conscience de l'inconscient. Il trouve également faible la théorie
RÉFLEXIONS CRITIQUES 647

des processus primaires et secondaires : il attribue l'apparition de ^-éléments


étroitement associés aux objets bizarres et à de sérieuses perturbations chez les
psychotiques, à la défaillance de Pa-fonction.
Le chapitre XIX reprend l'étude de Poe-fonction. Par hypothèse la genèse
de toute abstraction est un facteur de Pa-fonction. Bion pense que l'appareil
qui doit réaliser l'adaptation à la réalité en développant la capacité de penser
est le même qui avait affaire originellement aux impressions sensitivo-
sensorielles en relation avec le tube digestif. Il essaie, autant que faire se peut,
de décrire ce qui se passe : l'enfant est conscient d'un très mauvais sein en lui,
un sein qui est « pas là » et qui en n'étant pas là lui donne des sentiments
pénibles. Cet objet mauvais doit être évacué par le système respiratoire ou
par le processus d' « incorporation » d'un sein satisfaisant. Ce sein qui est
incorporé ne peut être distingué d'une « pensée » mais cette « pensée » n'existe
qu'en fonction de l'existence d'un objet dans la bouche. Dans certaines condi-
tions, dépendant de facteurs de la personnalité, le procès de succion et les
sensations correspondantes sont assimilés à l'évacuation d'un mauvais sein.
Le sein, la chose en elle-même ne peut être distinguée d'une idée dans l'esprit,
et réciproquement. Le sein présent ne peut être distingué d'une expérience
émotionnelle qui est à la fois chose en soi et pensée de manière indifférenciée.
Le mauvais « besoin d'un sein » - mauvais sein est également un objet composé
d'une expérience émotionnelle et d'une chose en soi, les deux étant jusqu'alors
indifférenciés, nous arrivons à un objet proche d'un ^-élément. Lorsque les
conditions d'évacuation du « besoin d'un sein » - mauvais sein ne sont pas
réunies, le « non-sein » ne sera pas seulement ressenti comme mauvais en soi,
mais sera rendu pire, compte tenu des expériences antérieures d'évacuation
satisfaisante. Ce que ressent alors l'enfant dans cette situation est un « objet
bizarre » plutôt qu'un ^-élément.
Le chapitre XX étudie le processus de différenciation de la représentation
du concept de la réalisation concrète correspondante et par ailleurs les effets
de la correspondance entre alimentation et penser à partir de l'enfant au sein
mais également à partir de la situation analytique. Il introduit la notion de
modèle (utilisée par Freud lorsqu'il considère l'appareil réflexe comme un
modèle de l'appareil psychique engagé dans l'activité de rêve). Bion l'a utilisé
au début du livre en parlant de « faits non digérés », ce qui est un recours
implicite à l'appareil digestif comme modèle des processus de pensée. Ce
modèle lui paraît congruent. Mais il insiste sur la distinction entre le concept
d'une part — formé d'«-éléments combinés pour produire un système déductif
théorique abstrait —, et, d'autre part, le modèle formé d'images concrètes
combinées de la manière dont les relations entre les composants de la réalisation
concrète originale ont été conçues. Par contre Bion met en garde contre l'utili-
sation de notre savoir sur l'appareil digestif pour former un modèle sur les
processus engagés dans la réflexion sur la pensée. En effet certains patients
sont influencés par la croyance qu'ils digèrent des pensées et que les consé-
648 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1975

quences de cette activité sont analogues à la digestion de la nourriture : méditer


une idée est assimilé à transformer la nourriture en faecès, c'est-à-dire à détruire
l'idée qui se trouve dénuée de signification. Les interprétations doivent éviter
les termes dans lesquels le modèle du tube digestif est implicite pour ne pas
accroître la confusion. L'emploi inconscient de ce modèle ne risque pas seule-
ment de créer des difficultés au psychotique, mais également en philosophie
des sciences.
Le chapitre XXI discute la valeur du modèle par rapport à l'abstraction.
Le modèle est construit avec des éléments du passé de l'individu, tandis que
l'abstraction est imprégnée de préconceptions du futur de l'individu. Les
éléments dans l'abstraction ne sont pas combinés de façon descriptive mais
par une méthode visant à révéler la relation plutôt que les objets reliés entre
eux.
Le chapitre XXII discute de l'abstraction comme un facteur de l'a-fonction
dans une relation de connaissance. Bion étudie successivement l'expérience
émotionnelle associée chez l'enfant au mot « papa » : il considère le mot « papa »
comme le nom d'une hypothèse, c'est-à-dire d'éléments abstraits d'une expé-
rience émotionnelle et auxquels une cohésion est donnée par le nom. Le choix
du terme « hypothèse » plutôt que celui de « concept » est une expression du
problème tel qu'il se pose lorsqu'il fait l'objet d'une investigation psychana-
lytique. La formulation de la nature de l'objet psychanalytique est donnée
comme suit :
— <\), constante, préconception innée (par exemple que le nourrisson aurait de
l'existence d'un sein qui satisfasse sa nature incomplète) ;
— £, un élément insaturé qui détermine la valeur de la constante une fois qu'il
a été déterminé (par exemple les qualités secondaires de Kant, la sélection
de sentiments, d'impressions liées à l'expérience du sein par le nourrisson
déterminent la valeur de £) ;
— tp(Ç) représente une conception ;
— Jt est la composante innée de la personnalité ;
— l'objet psychanalytique est ^(Ç)(^) ;
— l'extension du concept d'un objet psychanalytique comporte des phéno-
mènes liés à la croissance y, qui peut être considérée comme positive ou
négative (± y).
D'où la formule {(± Y)«K-*XÉ)}-
L'abstraction de l'objet psychanalytique est reliée à la résolution des exi-
gences conflictuelles du narcissisme et des relations objectâtes. Si l'orientation
est objectale, l'abstraction (+ y) sera liée à l'isolation des qualités primaires.
Si l'orientation est narcissique on aura une activité — K.
Bion s'appuie sur la description de Poincaré du processus de création d'une
formulation mathématique, la nouvelle acquisition n'ayant de valeur que si
elle unit des éléments déjà connus en introduisantl'ordre là où paraissait régner
RÉFLEXIONS CRITIQUES 649

le désordre. Il estime qu'elle ressemble à la théorie de Melanie Klein des


positions paranoïde-schizoïde et dépressive. Il est convaincu de la force de la
position scientifique de la pratique psychanalytique. Il a choisi le terme de
« fait sélectionné » pour décrire ce que le psychanalyste doit expérimenter dans
le processus de synthèse : la dénomination du fait sélectionné est celle d'un
élément de la réalisation qui apparaît comme reliant entre eux des éléments
qui n'étaient pas connectés jusque-là. Il convient de distinguer le système
scientifique déductif où les hypothèses sont reliées entre elles par les règles
de la logique du modèle qui peut être extrait d'une expérience émotionnelle à
partir d'un ou plusieurs faits sélectionnés. Bion approfondit cette distinction.
L'élaboration d'un modèle nécessite le fonctionnement correct de l'a-fonction,
tandis qu'en — K la signification est ôtée laissant une représentation dénudée.
Le travail des processus conscients rationnels permet le passage du modèle au
concept par un travail d'abstraction plus poussée.
Les chapitres XXIV à XXVII poursuivent les explications sur le problème
de la connaissance psychanalytique. Examinant les moyens à la disposition de
l'analyste, Bion est amené à considérer les faiblesses de la théorie de l'OEdipe :
la théorie est si concrète qu'elle ne peut être mise en concordance avec sa
réalisation; si les éléments sont généralisés la théorie apparaît comme une
manipulation d'éléments obéissant à des règles arbitraires et l'on reproche
communément à l'analyste et à l'analysant de partager un jargon commun.
Bion n'en pense pas moins que la psychanalyse est une expérience de formation
essentielle pour la vie temporelle dans la mesure où elle rend le conscient et
l'inconscient accessibles à la corrélation. Le modèle peut être considéré comme
une abstraction d'une expérience émotionnelle ou comme la concrétisation
d'une abstraction. L'histoire imaginaire de l'enfant apprenant le mot papa
est un modèle construit par Bion à partir de sa propre expérience pour éclairer
le problème de l'abstraction. Il est important de ne pas confondre un modèle
dont l'usage peut être éphémère, ni avec une réalisation — c'est-à-dire, par
exemple, le compte rendu d'un patient qui sent que les mots sont des choses —,
ni avec une théorie. Le psychanalyste doit éviter la confusion entre un modèle
et la forme particulièrede théorie connue comme interprétation psychanalytique.
Le fait qu'en psychanalyse nous sommes concernés par la croissance et parlons
de « mécanismes mentaux » accroît le risque d'erreur, car le terme de « méca-
nisme » lui-même suppose un modèle implicite plus adapté à la machine
inanimée qu'à l'organisme vivant.
Bion revient sur le problème des patients qui ont des troubles de la pensée.
Dans ces cas, le modèle courant de la pensée fondée sur le système digestif
est inadéquat. Il s'agit de découvrir le modèle de penser propre à ces individus.
Un individu peut considérer que les pensées sont utilisées et qu'une pensée
est un sein non bon, un « besoin d'un sein » sein. Il s'agit de voir comment il
utilise cet objet, particulièrement s'il se sent incapable de l'évacuer. Deux cas
sont possibles suivant que les pensées apparaissent comme des accumulations
650 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1975

de stimuli à évacuer ou sont susceptibles d'être utilisées pour modifier quelque


chose d'autre. Parler peut alors être un moyen de communiquer des pensées
ou un usage de la musculature pour délivrer la personnalité de pensées.
Le modèle de la pensée est celui de la sensation de faim associée avec
l'image visuelle d'un sein absent qui ne satisfait point mais est de la sorte
dont on a besoin. Cet objet dont on a besoin est un mauvais objet puisqu'il
tente. Les proto-pensées sont de mauvais objets. Tout dépend de l'aptitude
dominante, à évacuer ou à modifier la frustration. Dans le premier cas, le mot
est un [3-élément qui est la chose elle-même et non le terme qui la représente.
Dans le second cas, le nom est un a-élément, c'est-à-dire que le terme est le
nom de la représentation de la chose qui existe par ailleurs et est donc poten-
tiellement accessible pour parvenir à la satisfaction. La distinction est rendue
difficile avec un patient qui est incapable d'éclairer quels objets sont dénotés
par les termes qu'il utilise. Dans le cas d'un patient à qui l'appareil à penser
les pensées fait défaut, il y a un double échec : il ne peut penser et il y a augmen-
tation de la frustration qu'il voulait éviter car la pensée aurait permis à son
appareil mental de supporter une augmentation de tension durant un certain
délai avant d'obtenir la satisfaction. Au cours de la psychanalyse des psycho-
tiques on peut repérer une évolution dans la capacité de penser : ainsi lorsque
le patient a davantage un sentiment de perte lorsqu'il parle, cela correspond
au début d'une conscience de pensées valables qui diffèrent de (3-éléments.
Bion insiste sur la priorité de l'existence de pensées sur celle de l'appareil
destiné à les utiliser aussi bien génétiquement qu'épistémologiquement. Il
termine en examinant les conséquences de sa théorie pour l'activité psychana-
lytique : il estime qu'en gardant claire la distinction entre la fabrication d'un
modèle et la théorisation et en usant convenablementde la première, on peut
éviter la prolifération de théories.
L'avant-dernier chapitre étudie le lien de connaissance (K link). Dans la
pratique de la psychanalyse, la fonction psychanalytique de la personnalité
peut être désignée par <\>. Le terme facteur est le nom de n'importe quel élément
d'une fonction, c'est un élément insaturé (£) qui en ^(Ç) doit comporter une
réalisation approximative qui est à déterminer dans la pratique de la cure. Par
ailleurs Bion a extrait de la théorie kleinienne de la projection des peurs infan-
tiles dans le « bon sein » l'idée d'un contenant représenté par $ dans lequel un
objet peut être projeté, ce dernier pouvant être désigné comme contenu (repré-
senté par c?). Ces signes à la fois dénotent et représentent. La première manifes-
tation de K apparaît entre la mère et l'enfant, entre le sein (?) et la bouche (<?).
Dans une relation commensale, <î et ? dépendent l'un de l'autre pour un béné-
fice mutuel et la croissance mentale de l'enfant et de la mère s'accomplit.
L'activité qui se produit d'abord dans la relation mère-enfant est introjectée
par l'enfant de telle sorte que l'appareil <? 9 est installé dans l'enfant comme
partie de l'appareil de Fa-fonction.
En partant du modèle de l'enfant qui explore un objet en le portant à sa
RÉFLEXIONS CRITIQUES 651

bouche, Bion abstrait une théorie pour représenter la réalisation du dévelop-


pement des pensées avec les termes suivants :
— préconception qui représente un état d'attente, la pensée vide de Kant ;
— conception, qui se produit lorsqu'une préoccupation rencontre des impres-
sions sensoriellesappropriées (ce qui peut s'écrire ? -> <?).
La répétition de la concordance entre préconceptionet données sensorielles
entraîne la croissance en <? et ç. ? se développe en constituant les mailles d'un
réseau. S en se développant peut être comparé à la situation décrite par Poincaré
où des éléments sont accumulés sans trouver leur cohérence. Ce qu'il représente
par $ ^ 9 + $... et par <?.<?.(?... où les signes + représentent des variables
remplaçables par des signes représentant des émotions et où les signes
.
représentent une constante représentant le doute. En croissant $ <?(-> $" c?n)
fournissent la base d'un appareil pour apprendre de l'expérience. L'apprentis-
sage dépend de la capacité de $n de rester intégré tout en perdant la rigidité.
C'est seulement lorsque + (dans ç + 9) peut effectivement varier que nous
aurons un appareil capable de transformer l'émotion. La pénétrabilité de <?
dans S" dépend de la valeur de (. ), qui est déterminée également par l'émotion.
Le type de fonctionnement décrit est celui d'une relation commensale, ce qui
suppose des émotions compatibles avec ce type de relation.
Le pattern S $ représente une réalisation émotionnelle associée à l'appren-
tissage. $n représente un stade tardif dans une longue série dont le début repose
sur quelques préconceptions probablementliées au nourrissage, à la respiration
et à l'excrétion. L'abstraction de l'harmonisation commensale de $ avec c?
inclut la formation de mots qui sont les noms de différentes hypothèses affir-
mant que certaines données sensorielles sont constamment conjointes. Bien
que l'expérience de chacun soit limitée, sa progression est suffisante pour
que c?" ait une contrepartie phénoménologique représentée par le concept
d'infinité. Tolérer le doute et le sentiment de l'infini est essentiel dans 3"
pour que la connaissance soit possible. La liberté nécessaire pour la transfor-
mation des théories dépend d'émotions envahissant le psychisme, car ce sont
des émotions qui sont les connexions dans lesquelles les systèmes scientifiques
et les éléments de <?" sont embedded.
Le dernier chapitre parle des patients qui veulent se montrer supérieurs à
l'analyste et se méprennent sur les interprétations pour démontrer qu'une
capacité de méprise est supérieure à une capacité de compréhension. Cette
capacité est négative et représentée par le signe — K et Bion suppose que
l'ensemble des facteurs du lien de connaissance est inversé comme la fonction
elle-même. Le phénomène représenté par — K et qui ne peut être exploré
qu'au travers de la cure de patients est mis en relation avec l'envie telle qu'elle
a été décrite par M. Klein. Lorsque le sein est ressenti envieusement comme
conservant l'élément valable ou la crainte de mourir que l'enfant a projetée
en lui et ne renvoie à l'enfant que le résidu sans valeur, l'enfant qui présentait
652 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1975

d'abord la crainte de mourir se retrouve à la fin avec une terreur sans nom. La
violence de l'émotion associée à l'envie — un des facteurs de la personnalité
ou — K est en évidence —, affecte les processus de projection de sorte que
beaucoup plus que la crainte de mourir se trouve projeté, à la limite tout
l'appareil psychique se trouve évacué par l'enfant, en particulier le désir de
vivre, qui préexiste à la crainte de mourir, est une part de bon que le sein
envieux a confisqué. Dans le lien K, 9 <? trouvent un lieu parce que l'enfant
peut réintrojecter les deux parties reliées. Mais — ? et— <? retournent à
un objet qui ne peut les couvrir avec guère plus qu'une apparence de psychisme.
Le processus de destruction ne peut que se poursuivre. Il y a haine de tout
nouveau développement dans la personnalité comme si le nouveau dévelop-
pement était un rival qui devait être détruit. En contraste avec la fonction (K)
d'apprentissage de ? 3, — ? <$ est engagé dans la collection d'éléments signifi-
catifs <? de telle manière qu'ils soient assujettis à — $, de telle sorte qu'ils soient
dépouillés de toute signification. Il en est ainsi des interprétations de l'analyste
dans ces cas. Les éléments a sont convertis en ^-éléments,de sorte que le patient
est entouré d'objets bizarres qui sont le résidu de pensées et de conceptions qui
ont été privées de leur signification et rejetées. En -— K, l'abstrait et le général,
pour autant qu'ils existent, sont convertis en « choses en soi », le particulier
est dénué de toute qualité qu'il puisse avoir, c'est la dénudation et non l'abstrac-
tion qui est le produit final. En — K, aucun groupe ni idée ne peuvent survivre
en partie à cause de la destruction résultant de la dénudation et en partie à
cause du produit du processus de dénudation.
Un tel livre passionne à la fois par certaines idées neuves qui y sont intro-
duites et laisse par ailleurs un sentiment d'irritation peut-être causé par une
certaine sécheresse. C'est le cas de dire suivant la formule de Robert Barande
qu'il s'agit du discours d'un psychanalyste kleinien qui a eu l'idée de réfléchir
sur les interrogations survenues dans l'expérience à la fois théorique et pratique
qu'il a de la psychanalyse des psychotiques et qui a été amené ce faisant à
réfléchir à la théorie de la pensée avec l'aide de Kant, de Frege et de Popper,
pour ne citer que ces trois noms. C'est une étape vers une théorie psychana-
lytique de la pensée.
J.-P. JACQUOT

LE PSYCHANALYSME
de Robert CASTEL (I)

Si jamais néologisme parut pertinent, c'est bien celui que forge R. Castel
pour définir l'objet de son étude. « Ombre portée de la psychanalyse », le
psychanalysme est observable par quiconque possède un grain d'indépendance
d'esprit, de sens critique, ou simplement de capacité d'étonnement. Voilà
donc un titre aussi adéquat qu'efficace, qui stimule l'imagination avant même
que le contenu de l'ouvrage n'en confirme ou infirme les promesses. Les néo-
logismes heureux demeurent rarement sans postérité. Celui de Freud, la
psychanalyse (procédé d'investigation, méthode thérapeutique, corpus scienti-
fique) a engendré tout naturellement, en ligne directe, les mots de psychanalyste,
psychanalysé, psychanalysant. Celui de R. Castel aura-t-il la même fécondité ?
Pour opposer à l'authentique rencontre psychanalytique le match truqué du
psychanalysme, parlerons-nous un jour, par exemple, de psychanalysmeur,
psychanalysme, psychanalysmant ?
L'auteur lui-même répondrait probablement par la négative. Sans doute
même renverrait-il dos à dos le psychanalyste et le psychanalysmeur, pour
argumenter dialectiquement son désir de voir un jour surgit l'analyseur (sans
psy). En effet s'il prend soin dès son avant-propos, et à plusieurs reprises
ensuite, de préciser « d'emblée, pour essayer d'éviter un contresens qui ne
manquera cependant pas d'être fait, que la psychanalyse n'est pas le psycha-
nalysme » (p. 10), il n'en affirme pas moins et beaucoup plus souvent que ces
deux « faits sociaux » ne sauraient en aucun cas être séparés, pas plus que
« la gaze et le rideau », selon l'image de Rimbaud (p. 254). Le rideau c'est la
psychanalyse, et la gaze c'est le psychanalysme, ensemble de faits qui affectent
le tissu social où l'on peut donc les observer et les décrire. Si la psychanalyse
était ce qu'elle prétend, c'est-à-dire « pure » en son principe, elle serait faite
d'une gaze si ténue, véritablement immatérielle (comme la pureté) que le plus
brillant soleil demeurerait impuissant à projeter d'elle l'ombre la plus légère
sur le plus immaculé des supports. Totalement transparente, elle échapperait
au regard du socio-historien qui, sauf mauvaise foi (elle-même justiciable alors
d'une critique psychanalytique), n'aurait plus que plaisir à fustiger, en compa-
gnie légitime des vrais héritiers de Freud, les déviations et récupérations qui la
travestissent aux yeux des mal-informés. Ce travail, difficile, parviendrait néan-
moins dans chaque cas à dégager derrière les oripeaux et doubles rideaux des
« applications psychanalytiques » la non-gaze immatérielle, quoique réelle, dont
l'existence ainsi paradoxalementdévoilée prouverait que le rideau-psychanalyse

(1) Paris, Maspero, 1973.

REV. FR. PSYCHANAL. 4/75


654 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
peut effectivement être séparé de la gaze-psychanalysme,sa vérité et sa trans-
cendance consistant précisément à n'être lui-même que lorsqu'il n'y a plus
de gaze.
Bien entendu le procès serait trop expéditif qui se contenterait de mani-
puler les métaphores (ou allégories ?) de R. Castel pour les réduire à des jeux
de signifiants, aboutissant au mieux à quelque Witz déjà dépassé par la mode,
du type « couteau sans lame ni manche ». On ne peut pour autant oublier
totalement que la pensée qui se cherche ne choisit pas ses métaphores au
hasard : comparer la psychanalyse à un rideau, pourquoi pas ? Mais ne fût-ce
qu'en passant, on aimerait savoir à quoi renvoie ce soleil jamais nommé qui rend
visible l'ombre portée de la psychanalyse.Plus prosaïquement, on tirerait profit
de quelques précisions motivées sur ce qui fonde l'analogie tant ressassée entre
un tissu et le socius. Car enfin l'affaire est d'importance, du moins pour qui
ressent le livre de R. Castel comme méritant réflexion. Voici un auteur qui sans
aucun doute a longuement cherché à séparer la gaze du rideau, ou aussi bien
(revenons à Freud) à trouver le noyau d'or pur de la psychanalyse. Il démontre
dans son livre une connaissance des écrits psychanalytiques, de l'histoire de la
médecine mentale, des pratiques institutionnelles contemporaines, que pos-
sèdent certainement bien peu des travailleurs des diverses disciplines qu'il
examine. Son livre se termine par un « glossaire » des particularités psychiatro-
psychanalytiques de 13 pages, qui fournit aussi bien des éclaircissements sur
les D.A.S.S., les I.M.P. et autres I.M.P.R.O., que des références sur l'Homme
aux loups ou l'Homme au magnétophone, des explications sur l'Institut de
Psychanalyse, le Livre blanc de la Psychiatrie française, les mercredis de
Lacan, etc. Il a déjà publié assez abondamment à propos de psychanalyse et de
psychiatrie, davantage semble-t-il que sur d'autres sujets. Il fait partie depuis
le début du comité de rédaction de Topique. C'est un familier de la psycha-
nalyse et d'un certain nombre de psychanalystes (non de tous évidemment).
Or il n'a pas trouvé le noyau pur, et il lui paraît urgent de le faire savoir. Est-ce
pour s'en plaindre ou pour triompher ? Ou bien cette proclamation n'est-elle
qu'une étape, nécessaire peut-être, mais en tout cas non fondatrice, dans une
recherche qui possède sa propre boussole ?
Malgré les réserves que pourraient motiver les nombreuses allusions au
« terrorisme intellectuel » et aux « effets de paralysie que la fascination psycha-
nalytique produit » (p. 17), et qui donnent à penser qu'il a peut-être cru lui-
même subir cette fascination (alors que la paralysie hypnotique est un effet
de la toute-puissance de l'hypnotisé, et non de l'hypnotiseur), il paraît indis-
pensable de suivre R. Castel dans la demande implicite que véhicule son travail :
examiner avec lui la psychanalyse en se cantonnant strictement à un point de
vue extra-analytique. Cela va de soi pour le lecteur non psychanalyste. Ce n'est
pas tout à fait simple pour les autres. Car en somme cela consiste pour le pra-
ticien de la psychanalyse,celui dont la mémoire garde l'expérience des moments,
si rares aient-ils été, où il a vécu la spécificité psychanalytique, soit sur le divan,
RÉFLEXIONS CRITIQUES 655

soit dans le fauteuil, à s'imposer à lui-même la violence de penser que ces


instants étaient illusoires, que les affects qu'il a ressentis en lui ou perçus chez
un autre étaient des artefacts, que les fantasmes qu'il a nommés chez lui (grâce
à un autre) ou chez un autre (non sans cet autre) étaient fantasmagorie. Violence
acceptée au nom de quelle loi, sinon celle de la soi-disant réciprocité, tarte à la
crème des dialogues de sourds ? Mettez-vous à ma place, pensez comme moi,
et vous verrez bien comme moi que de votre place on ne voit rien... Eh bien soit :
en fait ce n'est pas impossible, car si « le monde analytique est clivé et sur-
clivé » (p. 173), que dire des analystes eux-mêmes ? Voilà une vérité bien
banale, que sa fidélité à son propre point de vue semble avoir empêché R. Castel
de découvrir, malgré sa fréquentation assidue du « milieu ». L'analyste le plus
génial ne l'est que rarement, même pas à chaque séance, et sa mémoire ana-
lytique ne contient que des faits survenus en séance. Le reste du temps il
fonctionne comme tout le monde, même lorsqu'il utilise cette mémoire, et il
ne s'en prive certes pas, souvent sans doute à tort et à travers. Supprimez cette
mémoire, et le résultat est couru d'avance : il fonctionne encore mieux comme
tout le monde. En l'occurrence, lisant le Psychanalysme, il reconnaît à chaque
page la description de faits que sa pratique lui rend familiers, et en découvre
d'autres qui ne Pétonnent guère. Ne pouvant, en notre époque d'éclatement
des spécialités et de multiplication des institutions, connaître de première
main tout ce qui se passe dans les diverses ramifications du monde des « psy »,
il sait pourtant que c'est partout pareil. Pas plus que quiconque, il n'a de raisons
de douter de la documentation de R. Castel. Au fil des chapitres, il voit ce
monde prendre forme dans la clarté révélatrice d'un exposé quasi didactique
en neuf points et une « non-conclusion ».

1. «Il n'est que d'ouvrir les yeux sans être inconditionnellement fasciné
par la psychanalyse pour être frappé par la radicale inadéquation des justifi-
cations psychanalytiques par rapport à ce dont elles sont censées rendre compte,
le mode de présence de la psychanalyse à la société » (p. 33). En la personne de
praticiens confirmés ou en celle d'amateurs-prosélytes, elle est partout : dans
les organismes psychiatriques, parapsychiatriques, médicaux, paramédicaux,
pédagogiques ; à l'Université, dans l'orientation professionnelle, la réadaptation
des délinquants, la formation des éducateurs spécialisés ; dans l'industrie et
la publicité, chez les manipulateurs des masses. Récupérée par les diverses
structures de pouvoir, elle est aussi bien récupérante, profitant avec elles de
l'exploitation des assujettis. C'est donc qu'elle est récupérable. Sa soi-disant
pureté idéologique n'a pas résisté à l'usage.
2. « Comme toutes les découvertes fondamentales, la psychanalyse s'est
instituée par un coup de force » (p. 38). Contre le pouvoir des théories et pra-
tiques médico-psychologiques antérieurement établies certes ; mais surtout,
656 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

et cela avait été méconnu par Freud lui-même, contre la réalité socio-politique.
Car le « contrat analytique duel » crée déjà une institution, la plus petite possible
puisque ne concernant que deux personnes, mais violente comme toute insti-
tution. Ici c'est le social et le politique qui se trouvent visés par cette violence,
puisqu'ils sont ignorés par le contrat. La psychanalyse « produit de l'a-politique
comme le boulanger fabrique du pain » (p. 54). Or « les formations de l'in-
conscient ont déjà une signification sociale et politique parce qu'elles sont
produites par la neutralisation du social et du politique » (p. 56).
3. La psychanalyse est « une relation de service personnalisée » qui ne veut
pas l'avouer pour ne pas admettre : qu'il n'est pas certain que le patient ait
vraiment « quelque chose à réparer », ni que le psychanalyste soit vraiment un
spécialiste compétent, ni donc que le contrat qui les lie ait une finalité objective ;
qu'en revanche il est certain que le psychanalyste se fait payer ses services et
qu'il en vit, qu'il occupe une position sociale privilégiée ainsi que la majorité
de ses clients, qu'iltire d'eux une « plus-value » de savoir. La relation psychana-
lytique a pour effet de camoufler définitivement ces certitudes ou incertitudes
aux yeux du patient, ainsi qu'à ceux du psychanalyste, du moins s'il tient
et parvient à ce prix à se croire sincère. « Le dispositif analytique implique
comme sa condition de possibilité et réitère dans chacune de ses phases cela
même qu'il exclut pour exister. J'appelle inconscient social de la psychanalyse
cette sous-jacence non analysée... » (p. 60).
4. « Freud, on le sait, avait cru apporter « la peste » aux Etats-Unis. Il est
difficile aujourd'hui de se rappeler cette anecdote autrement que sur un mode
ironique » (p. 83). Comme la révolution de Sergio Leone, la peste psychana-
lytique n'est que du cinéma : « Ainsi la transgression sexuelle la plus « scanda-
leuse », l'inceste mère-fils, est représentée dans les circuits de cinéma commer-
ciaux et reçoit l'approbation unanime de la critique bien pensante » (p. 86).
Les psychanalystes, dont les uns produisent des écrits évidemment réaction-
naires, et d'autres des travaux à prétention révolutionnaire, retrouvent leur
unanimité pour affirmer que leur méthode est « la subversion perpétuelle qui
n'a pas besoin d'emprunter les voies ordinaires de l'action pour représenter le
paradigme de la contestation de tout conformisme » (p. 79), moyennant quoi
ils s'abstiennent soigneusement de remettre en question par des actes, seuls
vecteurs sérieux des intentions révolutionnaires, les structures sociales à l'abri
desquelles ils perpètrent leur « pratique privée », dont les adeptes sont soigneu-
sement triés et dont le déroulement est rigoureusement clivé des pratiques
sociales » (p. 86). Flattant le narcissisme des héritiers et monopoliseurs des
biens de culture, la psychanalyse ne mobilise plus qu'une faune de spécialistes,
candidats au pouvoir oraculaire, « étudiants mal préparés, intellectuels prolé-
taroïdes, psychothérapeutes aux frontières de la culture universitaire, etc. »
(p. 88), qui travaillent de manière insensée pour accéder au niveau des pontifes
et ne vivent plus qu'au second degré, pour se raconter sur le divan pendant
« un nombre d'années qui se chiffrera bientôt par dizaines » (p. 92). Parmi les
RÉFLEXIONS CRITIQUES 657

rescapés, s'il en reste, on ne peut que constater que « les « libérés » de la cure se
lancent rarement dans de grandes aventures. Ils investissent ou réinvestissent
de petits domaines privés, à l'ombre de leur milieu... » (p. 99).
5. La pauvreté intellectuelle des critiques passéistes de la psychanalyse,
telles que la Scolastiquefreudienne de Debray-Ritzen, permet de voir sans fard
ce que dissimule sous sa scientificité la médecine traditionnelle : « Déni de
toute réciprocité dans la relation thérapeutique, monopole mandarinal du
pouvoir, justification d'une hiérarchie rigide par les pseudo-exigences de la
division du travail scientifique. En médecine mentale, c'est particulièrement
aberrant et régressif » (p. 105). Puisque Debray-Ritzen la critique, on pourrait
imaginer a contrario que la psychanalyse est vierge de telles tares, ce qui la
différencierait donc aussi des psychologies « scientifiques » telles que le béha-
viorisme, le pavlovisme, etc. On pourrait en profiter pour prétendre une fois
de plus que les « synthèses intégratives » modernes de type Moreno, Rogers,
ou culturalisme, ne sont que des récupérations. On soulignerait en particulier
que « la psychanalyse représente sans doute la seule situation dans l'aire des
« sciences humaines », où le savoir prélevé au sujet semble lui être à peu près
intégralement restitué » (p. 116), mais ce serait oublier de se demander pour
qui est le danger dans la cure : pour le psychanalyste ou pour son client ?
Ce qui est si souvent caricatural dans les institutions où sévissent des psycha-
nalystes opère déjà dans la cure la plus orthodoxe. Le patient y est dépossédé
de ses propres repères, de ses certitudes, sans qu'il lui en soit proposé d'autres,
ni même expliqué pourquoi ils étaient sans fondement. « Le psychanalyste (lui)
coupe simplement l'herbe sous les pieds » (p. 119). Cette violence symbolique,
dénuée certes de tout autoritarisme manifeste, mène à un processus d'incul-
cation invisible pour le psychanalysant, et d'accumulation-détournement d'un
savoir pour le psychanalyste. Ainsi celui-ci renforce-t-il sa position sociale
typiquement aristocratique.
6. « La psychanalyse se doit de vivre sur le mythe de la révolution perma-
nente par l'inconscient, mais elle se sent rongée de l'intérieur par le spectre
de la routinisation bureaucratique. De fait cette contradiction est indépassable
dans les termes de la doctrine et les psychanalystes les plus lucides reconnais-
sent qu'ils ne peuvent passer que des compromis plus ou moins satisfaisants
sur la base d'un antagonisme fondamental entre le message de l'inconscient et
la manière dont il se trouve piégé dans des structures organisationnelles »
(p. 128). En conséquence seule l'analyse sociologique (et non pas la socio-
psychanalyse...) est capable de fournir une interprétation correcte de l'histoire
de l'institution psychanalytique. Pour cela deux analogies s'avèrent immédia-
tement fécondes : l'évolution de la psychanalyse comme passage de la secte à
l'église; son évolution comme passage d'une organisation artisanale de type
corporatif à une organisation de type industriel. Il s'agit de diffuser la doctrine
d'une part, d'assurer un placement avantageux aux jeunes et à « l'armée des
besogneux de la psychanalyse » d'autre part. Le fait que cela fonctionne, malgré

R. FR. P. 22
658 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
les contradictionsinternes, confirme que l'extra- et l'intra-analytiquesont indis-
sociablement liés, malgré la prétention théorique des purs.
7. « Les agents de la psychanalyse qui infiltrent les nouveaux secteurs de la
santé mentale n'en sont pas les soldats perdus. Ils n'en sont même plus déjà
les francs-tireurs, mais les premiers bataillons de l'armée de rechange psycha-
nalytique qui investissent les principales lignes du front du contrôle social »
(p. 145). Depuis la loi de 1838 jusqu'aux décrets d'application de la politique
de secteur, en passant par le Livre blanc de la Psychiatriefrançaise, les diverses
formes de psychothérapie institutionnelle, la psychiatrie communautaire,
l'expérience du XIIIe arrondissement, la prolifération des institutions para-
psychiatriques, toute l'histoire de la médecine mentale s'inscrit dans une
logique qui dès le XIXe siècle dessinait en creux la place que viendrait occuper la
psychanalyse, au coeur du système. Les luttes parfois furieuses qui opposent les
frères ennemis des diverses catégories de « techniciens de la santé mentale »
ne sauraient masquer que « chaque orientation assume une partie d'une tâche
plus générale dont la finalité globale échappe au contrôle des agents engagés
souvent en toute bonne foi dans le processus » (p. 173). Des laissés-pour-compte
de l'urbanisation du XIXe siècle aux ratés de la scolarisation de notre décennie,
il s'agit toujours de faire la chasse aux déviants que la violence sociale fabrique.
Aux raffinements de la violence correspondent, par un mandat implicite
mais fondamental, les sophistications successives dont s'adorne l'impérialisme
médical, depuis la ségrégation asilaire jusqu'à la dissémination des travailleurs
sociaux dans la cité. Le psychanalyste, son fou et la psychiatrie communientdans
la même inconscience de ce qui les agit.
8. « Le schéma psychiatrique classique était, quoi qu'on en ait pu dire
parfois, difficilement exportable » (p. 195), mais grâce à la psychanalyse se
prépare « quelque chose comme un grand désenfermement, qui ne signifierait
pas pour autant une libération, mais à la fois un éclatement et une généralisation
des modalités du contrôle social dont on voudrait ici repérer les premiers
signes... » (p. 184). Car le psychanalyste, « homme « libre », en ce sens que,
comme on l'a vu, il est à la fois produit et porteur du libéralisme jusque dans le
noyau de son travail... peut circuler « librement » dans l'espace social » (p. 211).
Le fou de l'asile du XIXe siècle, pour peu que son médecin-chef l'ait suffisam-
ment négligé, pouvait oublier à l'abri des murs la violence extérieure, au prix
de son aliénation. En dehors de l'asile les déviants non étiquetés, roseaux
pensants soumis à la violence, ne rencontraient du moins personne qui les fasse
douter de leur raison ni qui les frustre de leur révolte face à ce qui les écrasait.
Maintenant personne n'est plus à l'abri, ni dans l'asile ni hors de lui. Nous
entrons dans l'ère de l'expertise généralisée. « Et comment se défendre (oui, le
mot a un sens non analytique) contre une armée de professionnels qui vous
veulent du bien, à condition que vous soyez d'accord avec eux sur l'origine
psychogénétique de vos malheurs ? » (p. 211).
9. Il serait sans doute naïf de reprendre sans plus d'examen la phrase de
RÉFLEXIONS CRITIQUES 659

Politzer écrivant en 1939 que « la mort de Sigmund Freud replace devant notre
esprit la psychanalyse qui appartient déjà au passé » (p. 214). Le marxisme, ou
plus généralement la problématique socio-politique, n'a pas réussi à éliminer
la problématique psychologisante, ou plus généralement psychanalytique.
L'histoire de ce contentieux nous en apprend long sur les errements, dont la mode
heureusement est en train de passer, des divers « freudo-marxismes ». Elle nous
montre aussi que la fameuse « coupure » des épistémologues universitaires
marxistes, grâce à quoi Althusser et Lacan peuvent « s'articuler » sans se nuire,
est aussi bien un obstacle épistémologique qui serait à franchir et qui masque la
transformation du contentieux en consensus. « Le fétichisme de la coupure, son
usage systématique et terroriste peut aussi avoir, et prend de plus en plus, la
figure d'un interdit qui empêche de poser le problème du rapport du savoir à ses
processus historiques de constitution et d'exploitation » (p. 234). Il aboutit
à mettre hors jeu deux questions essentielles : « quel est le rapport du savoir
(analytique) au pouvoir (socio-politique), soit dans le procès de sa
production (première question) soit dans le champ de son exploitation sociale
(2e question) » (p. 235).
10. « On ne se voudrait pas impunément plus neutre qu'un analyste en
essayant d'établir que celui-ci n'est jamais neutre » (p. 252). En conséquence,
R. Castel se résigne à ne pas donner de conclusion à son essai, et « à avoir établi
seulement ceci : un groupe particulier de spécialistes n'a pas le monopole de
l'écoute; il y a bien des choses à entendre, même en médecine mentale, à
côté de ce qui se murmure sur « l'autre scène » ; la lucidité analytique se paye
d'une bien étrange cécité, puisque c'est un aveuglement à cela même qui est
au principe de son pouvoir et de son rapport au pouvoir » (p. 259). En ce sens,
il s'estime moins ambitieux que les freudo-marxistes, les « épistémologues
marxistes », W. Reich, Deleuze et Guattari dans L'anti-OEdipe. La tentative
de ces derniers est probablement la première qui ait quelque chance de succès
en tant qu'attaque frontale contre la psychanalyse, pour la déloger de sa position
impérialiste face au désir et à la subjectivité. Lui-même n'est pas certain que
cela en vaille beaucoup la peine, bien que la psychanalyse ait bouleversé les
fondements de l'anthropologie, ce qui « ne saurait être effacé d'un trait de
plume » (p. 253), et que donc sa succession soit sans doute bonne à prendre.
Mais son souhait propre est différent, celui de contribuer à liquider les ambi-
guïtés grâce auxquelles la psychanalyse bloque la pensée sociologique et l'em-
pêche d'avancer vers de nouvelles théories du socius encore jamais imaginées.
Partant il était urgent pour lui de dénoncer « l'illusion, au sens précis que le mot
prend chez Freud » (p. 258), qui consiste à prendre la psychanalyse pour une
véritable alternative « à une certaine conception du savoir, à un certain rapport
au pouvoir, à une certaine cristallisation des rapports humains commandée
par les exigences de la rentabilité, le maintien des hiérarchies formelles, la
perpétuation d'un équilibre socio-politique reposant sur l'exploitation, la
violence et la ségrégation » (p. 255).
660 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

Si donc le lecteur psychanalyste, capable au moins en cela de se faire vio-


lence, ne se hâte pas de reprendre l'usage de sa mémoire au sortir d'un tel
livre, R. Castel ne paraît lui laisser que deux solutions : ou bien reconnaître
qu'en effet il était victime-agent d'une illusion, et en pratique changer de
métier ; ou bien continuer à exercer mais dans la honte, en se battant les flancs
pour trouver une parade au piège intellectuel que son indignation ne suffirait
pas à désamorcer. Car R. Castel a pris ses précautions, il a travaillé, pour
garrotter les psychanalystes il lui fallait d'abord maîtriser son sujet. Il a même
pris le loisir de châtier la pugnacité de son style, lui conservant une sérénité
de bonne compagnie, allant jusqu'à la coquetterie de s'accuser d'une « certaine
irritation à l'égard de la psychanalyse » (p. 252). Mais cette irritation, on le
sent, se transformerait vite en fin de non-recevoir, face à toute réplique sus-
pecte de se référer à « l'ineffable » du vécu analytique. De même, on se sentirait
gêné de le reprendre sur les approximations, déformations, outrances, erreurs
de faits, qui noyautent sa démonstration : celle-ci est globale, doit être prise
comme un tout, et d'ailleurs admet fort bien la bonne foi de certains psycha-
nalystes : à eux donc de ne pas dilapider ce capital par des critiques mal placées.
Inutile aussi d'essayer sur lui, qui n'est « jamais entré » (p. 124) en analyse et qui
n'est pas disposé à en « payer l'accès » (p. 9), le terrorisme ou le pouvoir hypno-
tique du chant des sirènes psychanalytiques. Aussi rusé mais plus opiniâtre
qu'Ulysse, il s'est depuis longtemps bouché les oreilles, et loin de fuir les eaux
dangereuses s'exerce à y mener et ramener sa barque. Non seulement il reste
lucide, et capable d'observer sur les autres l'effet de ce à quoi il échappe, mais
surtout il a acquis la conviction que la passe enchantée pourrait mener vers
un nouveau monde. Qu'il parvienne seulement à secouer de leurs transes ses
compagnons, et ensemble ils cingleront vers le large. Que les psychanalystes,
lamentables sirènes, prétendent ne posséder, donc ne dissimuler, aucun secret
de cet ordre le fait rire : c'est qu'ils sont eux-mêmes les premières victimes de
leurs maléfices. Ils font payer cher l'illusoire évasion qu'ils imposent aux voya-
geurs, et ne voient pas que leur attachement au profit immédiat les détourne
eux-mêmes de découvertes autrement réelles et importantes.
Eh bien soit : suivons R. Castel et admettons que notre aveuglement est
causé par l'instrument même que nous utilisons. Ce que nous nommons pro-
tocole analytique, et qu'il préfère appeler « contrat », est un outil truqué, inutile
d'y revenir. Le sien en revanche, celui du socio-politicien, ne le sera donc pas.
Tout ce qu'il nous demande est de vérifier cela. Rien de plus simple, reconnais-
sons-le, pour qui a déjà accepté de renoncer à sa prétention analytique !
L'effort n'est plus que d'abandonner aussi sa prétention épistémologique, s'il
en avait... Il était devenu banal d'admettre que si l'épistémologie générale n'est
encore qu'un rêve de philosophe, l'épistémologie différentielle est le b-a ba
de tout travail de réflexion sur l'histoire et la méthodologie des sciences : tout
RÉFLEXIONS CRITIQUES 661

instrument ou ensemble d'instruments (qui sont toujours à la fois matériels


et conceptuels) capable de délimiter un champ d'investigationrenvoie à d'autres
instruments et à d'autres champs différents. Bien que ce soit par exemple les
mêmes particules qui, piégées différemment, excitent les rétines de l'astro-
nome et celles du briseur d'atomes, bien que ce soit avec les mêmes matériaux
tous tirés de la croûte terrestre (minerais, eau, énergie, etc.) et grâce au même
travail (celui de la classe ouvrière et des intellectuels) que l'on fabrique les
télescopes et les accélérateurs de particules, il ne viendrait à personne l'idée de
nier les différences entre l'astronomie et la physique, ou encore de critiquer une
carte du ciel à partir d'un cliché tiré d'une chambre à bulles. En outre, bien
que ce soit toujours le cerveau humain qui conçoiveles instruments, exploite les
résultats, et aussi bien tente parfois de vastes percées ou synthèses inter-, multi-,
pluri-, ou trans-disciplinaires, la prudence scientifique la plus élémentaire
commande de ne parler que des sciences et non de la science, concept philo-
sophique. Si l'instrument psychanalytique est peu sophistiqué sur le plan
matériel,il n'en est pas moins fort précis sur le plan conceptuel, et la conviction
expérimentale de ceux qui l'emploient est que ce qu'ils y observent diffère
spécifiquement de tout ce qu'on peut recueillir par d'autres méthodes, même si
l'objet examiné est le même. M. X... est toujours M. X... mais ce qu'il livrera
de la réalité humaine à son psychanalyste n'a pas grand-chose à voir avec les
élaborations statistiques qu'un institut de sondage aura pu faire dans le même
temps, même s'il fait partie des interviewés, pas plus qu'avec le résultat d'un
test de Rohrchach, fût-il passé par lui juste avant ou juste après une séance,
et rédigé dans un langage parapsychanalytique. Il est difficile de ne pas s'étonner
quand R. Castel croit invalider le protocole analytique, sous prétexte qu'il
n'élimine pas entièrement le « socio-politique » entre ses deux protagonistes,
et qu'il est agencé pour ne laisser filtrer du « réel » extra-analytique que ce qui
peut être analysé, à mesure que cela devient possible, et dans une forme assi-
milable. L'optique, source de comparaison favorite de R. Castel, lui montre
pourtant qu'une caméra photographique (ou télévisuelle) n'est capable de
donner une représentation du réel que parce qu'elle commence par filtrer la
lumière, et de la plus rigoureuse manière. C'est donc sur ce point qu'il devra
tenir ses promesses, s'il veut vraiment qu'un psychanalyste l'écoute (lui qui
n'est pas en analyse...) jusqu'au bout : l'instrument de Freud ne pourra être
réputé obsolète que le jour où un autre dispositif aura fait la preuve de sa plus
grande adéquation pour le même but. R. Castel paraît certes avoir conscience
de cette nécessité, puisqu'il salue bien bas la tentative de Deleuze et Guattary
à laquelle en effet ne peut être reprochée nulle incohérence, dans la mesure
où elle vise à mettre au point un nouvel instrument, la schizo-analyse, plus
adapté que l'ancien pour la cure des psychotiques. Mais pour sa part, il laisse
le lecteur sur sa faim : en guise de Discours de la méthode c'est une pirouette qu'il
nous exhibe. Tout simplement, pour ce qui l'intéresse, il n'y a pas besoin
d'instrument spécifique. En effet, « pour les épistémologues rigoureux, les
662 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

« sciences humaines » ne sont pas des sciences » (p. 233). Il suffit donc d'avoir
des yeux pour voir, et un cerveau pour interpréter : dans ce domaine non
scientifique demeurent seuls valables les instruments du philosophe, qui
tout aussi bien sont ceux de l'homme de la rue. Il n'y a pas lieu de distinguer
l'un de l'autre, surtout lorsque le seul problème est de rejeter l'aristocratisme
des « savants » pour revenir aux étonnements de « l'usager », celui qui fait les
frais de la stratificationtechnico-socio-politique actuelle. Certes tout au long de
son livre, R. Castel a répété qu'il n'était pas question pour lui de ne pas « faire
crédit » à la psychanalyse de sa spécificité, à propos de quoi il se dit justement
non qualifié pour argumenter, mais à quoi précisément il ne s'intéresse pas.
En effet point ne lui en est besoin, puisqu'illui suffit de se tenir hors du champ
de la psychanalyse pour « constater » simplement que celle-ci n'est pas, elle,
hors du champ socio-politique, et que donc elle n'est pas à la hauteur des
espoirs que certains avaient voulu placer en elle. Autant dire d'un quidam qui,
avisant la bonnette à portraits d'un photographe, proteste d'abord de son refus
de se faire tirer le portrait, puis, arguant du fait que tous les appareils d'optique
se laissent traverser par la lumière, exige de l'opérateur qu'il emploie l'instru-
ment en guise de télé-objectif. En effet, ajoute-t-il, ce que tout le monde attend
pointe à l'horizon, il est urgent de détecter le phénomène, sous peine de traî-
trise à la cause commune.
Abandonnons l'allégorie : autant dire que si Freud avait été à la hauteur
de sa prétention, il aurait su dénoncer le nazisme, et pourquoi pas le mettre
hors d'état de nuire au lieu de se trouver balayé par lui hors de Vienne, en lais-
sant tuer quelques millions de Juifs. « Usagers » eux aussi, ceux-ci n'avaient
que faire des sciences et de la soi-disant rigueur épistémologique. A quoi leur a
servi, à quoi peut servir une science de l'humain qui « n'a pas en elle-même de
catégories pour appréhender le pouvoir, le social, le politique, etc., dans leur
objectivité non psychique » (p. 206), et qui donc est au mieux complice de la
« cristallisation des rapports humains... reposant sur l'exploitation, la violence
et la ségrégation » (p. 255) ? L'espoir des damnés de la terre, la révolution, ne
saurait germer que sur une terre vierge, un domaine neuf, où aucun impéria-
lisme, fût-il scientifique, n'ait encore avancé son ombre prétentieuse. Foin
donc des instruments : le socio-politisme est la dernière frontière, le dernier
territoire où l'on puisse encore aller nu, armé seulement de ses pures inten-
tions. Celles de R. Castel sont au-dessus de tout soupçon, puisque son but
est de trouver « une voie pour briser ces exclusives et restituer leurs propres
paroles aux exclus de ce système (aux « fous » par exemple, mais il n'y a pas
qu'eux) » (p. 255).
Dont acte. Voici donc réhabilitée et haussée à la dignité de méthode révolu-
tionnaire l'intuition partagée des philosophes et du sens commun sur la trans-
cendance de la conscience en sa « visée intentionnelle ». En contrepartie de
la déception d'une aussi piètre révélation la consolation parait mince de
comprendre enfin la nature du soleil qui rend visible « l'ombre portée de la
RÉFLEXIONS CRITIQUES 663

psychanalyse ». On voudrait qu'au moins elle soit nouvelle : mais M. Foucault,


que R. Castel cite abondamment et qui, dès 1961, « proposait de traiter la
psychanalyse elle-même comme une institution » (p. 235) nous a depuis long-
temps fait part de la mort de l'homme, sans pour autant renoncer à son propre
souci humanitaire, ni surtout oublier que les attributs de la divinité restent
bons à prendre. « Nous avons perdu dix ans » (p. 235), mais enfin il n'est pas
trop tard pour dénoncer la prétention à « Pextra-territorialité sociale totale de la
psychanalyse..., ce privilège unique, exorbitant, que représenterait la position
d'une substance complètement an-historique, a-sociale, a-politique. C'est la
définition même de Dieu : la souveraine neutralité, l'arbitre, « l'autre scène »
comme lieu ontologique où la critique n'est pas passée, écartée par le glaive
tranchant de la coupure épistémologique » (p. 114-115). Celui qui connaît la
définition de Dieu est évidemment habilité à dénoncer les faux-dieux, mais
surtout que lui reste-t-il à envier à Dieu ?

Il convient en tout cas de créditer R. Castel d'un succès total dans un aspect
au moins de son entreprise, celui de refuser toute compromissionavec l'intra-
analytique, ou encore de supprimer la barrière « privatisante » qui entoure et
protège la cure, abusivement à son avis. Le problème est de savoir dans quel
sens va fonctionner la brèche qu'il ouvre, au moins dans son livre : de l'extra-
vers l'intra-analytique, ainsi qu'il l'espère, ou inversement ? Les analysants
vont-ils abandonner leur cure, ou au minimum emporter son livre sur le divan
pour socio-politiser leur relation à leur analyste, ou bien son livre va-t-il
apparaître comme la tentative courageuse d'un individu cherchant à se faire
psychanalyser en place publique ? Le fait est qu'il offre abondamment matière
à interprétations sauvages, au sens strict du mot, c'est-à-dire non pas faibles
ou erronées, mais simplement non civilisées, dénuées d'égards et de souci
thérapeutique envers celui qu'elles visent. Il n'était certainement pas facile de
concentrer ainsi en si peu de pages, somme toute, et sans rien livrer apparem-
ment de « privé », une pâture aussi riche offerte à la sauvagerie toujours possible
de la gent analytique. Le paradoxe tient à ce que pour interpréter, même sauva-
gement, il faut se placer en positionanalytique, et que si cela est toujours métho-
dologiquementosé à l'égard d'un texte, cela était de surcroît clairement « inter-
dit » par R. Castel lui-même. Clairement, mais non manifestement : impossible
de trouver dans le texte un condensé précis du « contrat de lecture » qui pour-
tant y transsude au fil des chapitres. En revanche, un défi : « On peut faire
assez confiance aux analystes pour leur laisser le soin de décrypter les intentions
cachées de qui choisit le risque ambigu d'écrire sur la psychanalyse, surtout
s'il ne « s'autorise que de lui-même ». Sans leur enlever ce plaisir... » (p. 213).
Défi complété par un avertissement d'avoir à tenir compte non seulement des
motifs supposés de l'auteur, mais aussi de la place où il se tient, car « là aussi il
664 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1975

faut en appeler à autrui : nul n'est à lui-même son propre sociologue » (p. 213).
On ne pouvait sans doute mieux préparer la chausse-trappe, et ce n'est pas de
la faute de R. Castel si elle apparaît comme naïve : en tant qu'auteur il n'est
personne (l'homme est mort), mais seulement le porte-parole d'un socius. Le
psychanalyste qui croira être quelqu'un en répondant à cette non-personne
parlera en fait lui aussi au nom d'un socius, et contribuera à démontrer que la
privatisation psychanalytique est une plaisanterie. En d'autres termes toute
réponse au Psychanalysme prendra figure d'acte socio-politique,émanant d'un
membre du syndicat des psychanalystes, dûment mandaté ou non, peu importe.
Ou encore : si la psychanalyse n'est pas un phénomène socio-politique,il doit
être impossible à un psychanalyste de répondre à R. Castel, socio-politicien.
Il suffira donc que celui-ci accumule des tentations suffisantes pour débusquer
au moins un psychanalyste de sa tanière, et il aura démontré que la psychana-
lyse est bien un phénomène socio-politique.
On peut à son tour lui faire confiance : le jour où effectivement les psycha-
nalystes constitueront un syndicat, nul mieux que lui ne sera qualifié pour en
rédiger les statuts. Trop heureux ! Il est à craindre malheureusement qu'il
doive pour cela attendre d'avoir entièrement créé autour de lui son univers
parallèle. La barrière qu'il enfonce est une porte ouverte, parce que le clivage
analytique ne passe pas entre des individus mais à l'intérieur d'eux. Si le mot
psychanalyse renvoie à quelques significations précises (parmi d'autres qui
restent floues),celui de psychanalysteest beaucoup plusambigu. Quels que soient
son statut social, ses options politiques, sa place sur l'échiquier variable de la
violence et de l'exploitation, aucun psychanalyste n'est psychanalyste en dehors
des instants privilégiés, et rares, où de son fauteuil il adresse une interprétation
correcte à un patient précis. Le reste du temps il est un ancien combattant (qui
raconte ses hauts faits) ou un futur analyste, qui à l'instar du plus naïf des
débutants rêve à ses exploits de demain. Quel'âge lui ait apporté, en concurrence
avec l'affaiblissement intellectuel et le durcissement émotionnel, une expé-
rience encore provisoirementutilisable, il est peut-être plus habile, plus rigou-
reux que d'autres pour se faire violence, en même temps qu'il y contraint son
client, dans l'art jamais assuré de créer pour eux deux, malgré le désir perma-
nent de transgression qui les habite tous deux, la situation, l'aménagement,
en un mot l'instrument analytique. Il fallait avoir le courage de Freud pour oser
reconnaître, par exemple, que le simple regard de son patient était suffisant
pour l'empêcher de l'écouter totalement, c'est-à-dire librement. Aucun autre
dispositif que le sien, avec toutes ses règles techniques, n'a été imaginé jusqu'à
présent qui permette à un être humain de se soumettre aussi complètement au
désir d'un autre sans en être détruit : s'y soumettre, parce que pour en connaître
quelque chose il faut en sentir les effets ; mais au travers de l'indispensable
dispositifde sauvegardequi, contraignant cet autre à n'exprimer son désir que
par les voies de la symbolisation, lui donnera en retour la possibilité de savoir
aussi, sans l'avoir accompli réellement, ce qu'il voulait faire. Rude contrainte
RÉFLEXIONS CRITIQUES 665

de part et d'autre. On sait que les psychotiques, souvent, restent incapables


de la supporter, non tellement par crainte banale de la destruction pour eux-
mêmes, mais parce que leur sentiment de toute-puissance les persuade vite
qu'ils ne feront qu'une bouchée de leur analyste, et compromettront ainsi
l'ordre de l'univers. On sait aussi que les analystes, surtout jeunes, en dépit ou
à cause de leur expérience du divan, ne supportent pas facilement la contrainte
du fauteuil, et que souvent ils la fuient, partiellement sinon définitivement,
dans un tourbillon d'activités peu ou prou institutionnelles. Qu'il y ait dans
cette effervescence bien du psychanalysme est indubitable, et nous sommes
redevables à R. Castel de la vigueur et de la pénétration avec lesquelles il décrit
le phénomène. Mais que ce bouillonnement soit aussi un apprentissage d'une
part, et que d'autre part il contribue malgré tout au progrès de la médecine
mentale, voilà ce qu'il ne paraît guère disposé à reconnaître. Le sentiment de
toute-puissance est la chose du monde la mieux partagée. Il faut du temps au
futur analyste pour renoncer à l'illusion que ce qu'il a déjà acquis d'expérience
lui fournit une compétence particulière en socio-politique. Encore cette illusion,
tant qu'elle opère, lui donne-t-elle quand même l'élan nécessaire pour oser
agir, et parfois obtenir des résultats inattendus, qui ne recevront une théori-
sation correcte que plus tard, s'il advient.
A l'inverse, à supposer qu'un révolutionnaire se soit jamais fourvoyé en
tant que tel sur le divan, il découvrirait encore plus vite que son analyste ignore
autant que lui les bons trucs, et rirait de l'illusion qui lui faisait attribuer au
« démasquage » du pauvre homme une vertu subversive. Travaillant dès lors
plus réalistement à ses projets, il n'en serait que plus efficace d'avoir été soulagé
de cette illusion, et peut-être de quelques autres au passage. On n'en finit jamais
de découvrir qu'on ne vit que dans son propre corps et qu'on ne pense qu'avec
son seul cerveau. Cet instrument solitaire, même s'il n'est plein que des « autres »,
n'a pas d'autre dieu que lui-même. Mais faudrait-il tomber de la lune pour
ignorer encore, trente-cinq ans après la mort de Freud, que dans l'affrontement
psychanalytiqueoeuvre tout ce qui est humain, à commencer par la violence ?
On n'en finit pas non plus d'apprendre à devenir analyste, et pour cela
aussi tout est bon. On apprend en séance, par la lecture, et dans les groupements
d'analystes. Depuis que la psychanalyse se répand dans la société, on apprend
aussi dans la société. Le Psychanalysme connaîtra-t-il le sort amusant que son
auteur attribue à L'anti-OEdipe, non sans une certaine admiration ambivalente :
servir de pâture en des séminaires d'analystes ? Pourquoi pas ? Le psycha-
nalysme mérite une étude approfondie. Mais faudrait-il, pour remercier
R. Castel d'avoir créé le mot, obtempérer à la définition exclusive qu'il en
édicté ?
Les livres

TRAITÉ DES HALLUCINATIONS


par Henri EY (1)

Les deux gros volumes qui constituent ie Traité des hallucinations de


Henri Ey représentent en fait une oeuvre clinique et psychopathologique qui
couronne les écrits de ce maître à penser de la psychiatrie française.
Admirablement documentés, les divers chapitres de ce traité dépassent
bien évidemment les limites de l'hallucination et constituent un épais livre sur
les psychoses.
Mes réflexions ne porteront dans cette revue que sur l'important chapitre
du deuxième livre, intitulé « Modèle psychodynamique (la conception psycha-
nalytique) ». Sans vouloir simplifier d'une manière abusive la présentation très
soigneuse et détaillée que Henri Ey en fait, je dirais qu'il assimile la théorie
psychanalytique de l'hallucination (et du délire) à celle de la projection linéaire
d'un inconscient dont les affects ont un pouvoir hallucinogène. L'exposé des
thèses psychanalytiques se réfère à Freud et à sa théorie des fantasmes et du
rêve, à celle de la pensée imaginaire et de la réalité psychique.
Henri Ey reconnaît que certaines naïvetés de ses épigones ne peuvent être
imputées à Freud qui avait articulé une théorie non seulement dynamique et
conflictuelle, mais économique et topique des productions hallucinatoires et
délirantes ; la notion de régression y est impliquée, de même que l'étude des
avatars des forces refoulantes et des contre-investissements dans les psychoses.
Peut-être la lecture des textes freudiens et psychanalytiques ici présentée
pourrait-elleêtre complétée par deux points de vue qui éviteraient de présenter
la conception psychanalytique comme une perspective linéaire qui va de la
pulsion et du désir à leur représentation hallucinatoire.
Le premier concerne la définition de la projection dont le mouvement
correspond à une issue violente d'un matériel qui a subi le poids des forces
refoulantes. Les contre-investissements qui maintiennent l'inconscient hors
de notre portée sont forcés par la puissance de la projection. Qu'il y ait équiva-
lence entre fantasmes et délire, c'est bien ce que disent les psychanalystes, à
condition qu'on n'oublie pas que les processus primaires qui s'y manifestent
n'acquièrent leur pesanteur que du fait des carences du Moi, de ses porosités
ou de l'insuffisance de ses mécanismes élaboratifs. Dans le processus halluci-
natoire, les mouvements introjectifs et projectifs s'échangent entre les instances
du fonctionnement mental et les objets. Le concept kleinien le plus éclairant
est probablement celui de l'identification projective, à laquelle il faut donner
son plein sens. Le refoulé, dissocié et morcelé, est comme poussé dans l'objet
dont il modifie les qualités et le perçu. Le contenant, le réceptacle, l'écorce du
moi se modifient, donnent vie à ces « impressions d'objets » qui, selon les
métaphores d'un psychanalyste comme Bion, se répandent dans l'infini d'un
psychisme dissocié.
Une deuxième remarque doit être ici soulignée. Elle concerne la théorie
de l'hallucination de plaisir et de l'hallucination de l'objet. Ces deux temps
archéologiques doivent être, me semble-t-il, distingués dans la généalogie de
l'inconscient. Seuls les kleiniens les confondent, estimant que l'objet de la
réalité nécessite le fantasme. Un sein est fait pour être mangé et l'hallucination
H. EY, Traité des hallucinations, Paris, Masson et Cle, 2 vol.
(1)

REV. FR. PSYCHANAL. 4/75


668 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
du sein en connote l'existence ; le besoin de nourriture, le désir de manger se
confondent dans cette acception avec le sein et la bouche. Je crois que la thèse
freudienne définit d'abord l'hallucination de plaisir dans les temps initiaux
de la toute-puissance narcissique où règne le principe de l'unité de l'enfant
et des soins maternels. Cette unité, parce qu'elle conduisait à la mort psychique,
ne constitue qu'une hypothèse limite ; plus tard la satisfaction des besoins ne
calme ni l'excitation pulsionnelle ni le désir qui s'organise sur les bases du
fonctionnement des zones auto-érotiques. La zone orale crée le sein à cause du
désir qui s'y fixe ; l'objet est halluciné parce qu'il manque, selon une autre
métaphore freudienne. Dans le chapitre VII de L'interprétation des rêves,
Freud nous propose l'hypothèse suivant laquelle l'hallucination de plaisir
conduit à l'hallucination de l'objet qui reconstruit les expériences agréables à
partir des identités de perceptions. Le scénario est emprunté aux traces
mnésiques élaborées à travers la perception de la constance des objets d'abord
investis affectivement, puis perçus. En somme le travail du rêve conduit à des
perceptions hallucinatoires de l'objet dont le manque nécessite la « re-création »
de la continuité des expériences psychiques.
Ces quelques remarques tendent à donner un sens aux critiques de Henri Ey
sur la théorie linéaire de l'hallucination à partir du désir inconscient projeté.
Elles montrent la possibilité de comparer valablement le travail du rêve et le
travail de la psychose.
La perte de la réalité dans les psychoses suppose donc une étude topique et
économique et ne saurait donc être comprise, comme le montre très justement
Henri Ey, à partir de la seule étude des conflits inconscients. Bien plus les
freudiens diront qu'elle est un des aspects d'une lutte désespérée pour sauver
ce qui peut rester du Moi, ce qui donne un certain sens aux études actuelles
sur la psychiatrie familiale : le psychotique retrouve en effet dans la réalité
des relations intrafamilialesl'exacte duplication de ses productions imagoïques.
Le névrosé au contraire peut différencier les images de la réalité mentale de la
réalité des images du monde qui l'environne, à condition d'organiser les modes
de fonctionnement de son Moi suivant un système bien codifié de déplacements
et de substitutions.
De ce fait les efforts du psychotique pour cliver, en vain, la réalité psychique
et la réalité extérieure produisent des hallucinations fétichisées qui s'expriment
dans les systèmes délirants qui leur sont personnels. Henri Ey rappelle par
exemple à plusieurs reprises, comme l'a fait Jean Gillibert, qu'il convient de
séparer le processus de fantasmatisation de celui de l'hallucination.
La régression ne représente pas un concept qui fait justice à la conception
freudienne de l'hallucination, à moins qu'on n'y inclue, comme Freud l'avait
fait dans sa théorie du rêve, son itinéraire progrédient, élaboratif où s'orga-
nisent les scénarios délirants. Il n'y a donc pas d'écart significatif entre la
théorie psychanalytique et la théorie organo-dynamique, celle de Henri Ey,
sur la psychose.
Quoi qu'il en soit la lecture de ce chapitre témoigne du travail très appro-
fondi auquel Henri Ey s'est consacré : une remarquable documentation, une
lecture personnelle de nombreux travaux français et étrangers permettent de
considérer son ouvrage comme un outil de travail irremplaçable.
C'est ce qui ne peut manquer de frapper ceux qui consulteront ces livres
écrits dans une retraite féconde, d'où le maître de beaucoup de générations de
psychiatres est entendu comme celui qui provoque encore et toujours la réflexion
et la recherche et qui réveille en nous la gratitude de ceux qui tiennent à se
compter parmi ses élèves reconnaissants.
S. LEBOVICI.
Nécrologie

MARGARET CLARK WILLIAMS

Il est difficile d'évoquer sans émotion le souvenir de Margaret Clark


Williams. Elle était de ceux qui donnent une signification et une résonance à
l'expression « intelligence du coeur ». Dans l'exercice de sa profession, elle ne
se départissait certes pas de la « neutralité bienveillante » prescrite au psycha-
nalyste, mais je doute que sa neutralité, pourtant stricte, ait empêché la bien-
veillance d'émaner de toute sa personne, sans qu'elle fît rien pour la manifester.
C'est dire qu'à une grande compétence technique et à une sérieuse érudition
franco-anglaise, dont elle ne faisait pas étalage, elle ajoutait tout naturellement
un sens profond de l'humain.
Rien de plus juste que le portrait tracé par son fils David, en quelques
lignes dont je veux donner ici la traduction : « Ce fut une adorable et une
remarquable dame, grande par son courage, son humour et son charme, dont
la compréhension des gens et la vivacité d'esprit ne cessèrent jamais d'appa-
raître remarquables. »
Descendante d'une brillante lignée d'universitaires américains, c'est à la
fin de ses propres études supérieures qu'elle fut amenée en France une première
fois à 21 ans par une tante, universitaire elle-même. Elle vécut d'abord quelques
mois à Lyon et, par la suite, trouva dans la famille de la fondatrice de l'école
maternelle française — la famille Kergomard — l'accueil chaleureux qui tissa
ses premiers et indestructibles liens avec la France dont elle fit, en quelque
sorte, sa seconde patrie.
Ses premiers contacts avec la psychanalyse datent de l'hiver 1931-1932,
qu'elle passa à Vienne ; après quoi elle retourna aux Etats-Unis avec ses deux
enfants, mais, dès la fin de la guerre, en 1945, elle revint à Paris où elle entreprit
une carrière de psychanalyste, après avoir terminé sa formation avec Raymond
de Saussure et avoir trouvé place à la Société psychanalytique de Paris.
On ne saurait ici passer sous silence l'épisode douloureux de ce malen-
contreux procès qui la mit en lumière à son corps défendant, en faisant d'elle,
bien malgré elle, l'emblème des psychanalystes non médecins, en conflit avec
certains médecins non psychanalystes. Comme bouc émissaire, on ne pouvait
faire un plus mauvais choix que cette femme modeste et désintéressée, qui
donnait sans compter son temps et son argent à ceux de nos compatriotes qui
avaient besoin d'elle et dont la compétence n'était contestée par aucun de ses
pairs. Elle eut gain de cause grâce aux multiples et éminents témoignages qui
lui furent apportés, et plus encore grâce à la conscience du juge Millerand qui,
chargé d'un complément d'instruction, passa des matinées entières à s'informer
de son problème en profondeur.
A la suite de cette épreuve, elle fut, un moment, tentée de quitter la France
pour s'installer à Londres. Mais bientôt elle se rendit compte que ce procès
n'avait fait que lui amener de nouveaux amis et raffermir ses liens avec les
anciens.
Pendant des années, elle fut ma collaboratrice au Centre Claude-Bernard
où elle fut entourée de l'affection et de l'admiration de tous ceux qui
l'approchèrent.
Elle voulait travailler jusqu'au bout ; mais l'âge et la maladie eurent raison
d'elle. C'est dans un coin champêtre de la Dordogne qu'elle se retira en 1973
670 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1975

et finit doucement ses jours en compagnie de sa fille Anne qui la veilla jusqu'au
dernier moment.
Margaret Clark Williams fut une psychanalyste discrète, profonde et
efficace. Elle reste un exemple d'autant plus grand qu'elle ne se donna jamais
en exemple. Elle était sans parti pris et attentive à tous. Et tous lui accordèrent
leur confiance. Je crois même qu'il y eut quelques-uns de ses collègues qui
eurent recours à elle devant les difficultés personnelles ou professionnelles
qu'ils rencontraient sur leur route.
Son éloignement de Paris fit que sa mort fut aussi discrète que sa personne.
Mais sa disparition n'en a pas moins creusé un vide qu'il ne sera pas facile
de combler.
Dr André BERGE.

Au moment de mettre sous presse, nous ne pouvons qu'annoncer


la triste nouvelle de la mort soudainede notre collègue Jean Kestemberg.
On trouvera dans le prochain numéro un hommage à sa mémoire.
Revue des Revues

THE PSYCHOANALYTIC QUARTERLY


(vol. XLII, 1973, n° 1)
BRENNER (Ch.), Rudolph M. Loewenstein : An appréciation (Eloge de
R. M. Loewenstein), p. 1-3.
Bibliographie de Rudolph M. Loewenstein (1923-1972), p. 4-9.
GREENACRE (Ph.), The primal scene and the sensé of reality (Scène primitive
et sens de la réalité), p. 10-41 (1).
SCHAFER (R.), Concepts of self and identity and the expérience of Separation-
Individuation in adolescence (Concepts de self et d'identité et l'expérience de
Séparation-Individuationau cours de l'adolescence), p. 42-59 (2).
EASSON (W. M.), The earliest ego development, primitive memory traces, and
the Isakowet phenomenon (Développement précocissime du Moi, trace mnésique
primitive, et phénomène d'Isakower), p. 60-72.
ROIPHE (H.) et GALENSON (E.), Object loss and early sexual development (Perte
d'objet et développement sexuel précoce), p. 73-90 (3).
SIMON (B.), Plato and Freud : the mind in conflict and the mind in dialogue
(Platon et Freud : l'esprit conflictuel et l'esprit dialoguant), p. 91-122.
(1) GREENACRE (P.), Scène primitive et sens de la réalité.
L'auteur s'appuyant sur trois sources — L'homme aux loups, sa pratique et
ses réflexions sur la vie et l'oeuvre du peintre Piet Mondrian — envisage
l'influence de la scène primitive sur le développement et le fonctionnement du
sens de la réalité.
Le terme de scène primitive est utilisé dans son sens originel, enfant
témoin oculaire ou auditif des relations sexuelles parentales ou d'autres actes
sexuels, expériences point de départ de fantaisies prégnantes et d'effets « après
coup ». Des fragments de ces expériences apparaissent dans les rêves, les
souvenirs-écran, les symptômes et le comportement ultérieur, les fantaisies
masturbatoires. Les impressions sont surtout fortes avant l'âge de trois ans
d'autant que la parole, de par son acquisitition récente, ne permet pas un
dialogue avec les parents, et de ce fait ont plus tendance à s'imprimer dans la
composante physique des réactions émotionnelles ; cette mémoire corporelle
peut réapparaître plus tard dans des symptômes ou bien en cours de traitement,
directement ou sous forme de conversion. Les diverses impressions que l'enfant
peut avoir de la scène primitive sont combinées à d'autres expériences plus
précoces et aussi à l'état de son bien ou mal-être corporel.
Le sens de la réalité est entendu ici comme l'essai de déterminer ce qui est
sûr, probable et au moins relativement constant dans le monde extérieur de la
vie pratique quotidienne ; les divers autres types d'appréciation de la réalité
comme, par exemple, celui de l'artiste, de l'inventeur, du philosophe, du
mystique n'y sont pas inclus.
On ne peut qu'être frappé d'une contradiction : l'universalité probable du
spectacle de la scène primitive et son oubli. Cette constatation mène à consi-
dérer le déni et l'influence de ce déni sur le sens de la réalité. Le vrai but du
672 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
déni est le bannissement d'une stimulation externe intolérable en oblitérant
ou en effaçant sa source, en faveur des désirs instinctuels. A côté du déni
massif, considéré habituellement comme une indication de psychose, Freud
a montré qu'il pouvait y avoir un clivage dans le fonctionnement du Moi où
(cas du fétichisme) un déni limité pouvait coexister avec une conservation du
sens de la réalité.
Le contrôle de la réalité se développe surtout au cours de la deuxième année.
Il s'accroît par comparaison entre une expérience actuelle et les expériences
passées, par comparaison avec les expériences des autres, par l'évaluation des
éléments communs entre une situation donnée et une situation globale.
L'épreuve de réalité a des failles particulièrement dans un secteur : l'apprécia-
tion du corps propre ; les distorsions se font surtout sentir dans deux zones
corporelles, les organes génitaux et la face. L'établissement d'un sentiment de
familiarité est une marche vers l'acquisition du sens de la réalité. Dans la scène
primitive les parents sont vus ou entendus d'une manière inhabituelle, étrange,
leur comportement étant différent de ce que l'enfant perçoit ordinairement.
L'enfant peut être écrasé par cette nouveauté étrange, il peut se sentir isolé,
ce qui entraîne une jalousie, il peut ressentir un sentiment d'impuissance. Au
cours de la deuxième année où les réponses psychiques et corporelles deviennent
complexes et différenciées, les réactions peuvent être la fuite vers ce qui est
familier, l'immobilisation avec des modifications de l'état de conscience
— confusion ou sommeil —, enfin un déni partiel ou total de l'expérience. Le
déni va entraîner une distorsion du sens de la réalité ; il sera suivi par le refou-
lement et l'isolation, plus tardivement par la rationalisation. Le déni est à la
fois puissant, insidieux, extensif, tendant à infiltrer les relations ultérieures,
permettant à des perceptions opposées de persister juxtaposées. Avec l'isolation,
le déni façonne les fondations d'un mur tenace qui se rencontre dans des
symptômes, des traits de caractère, un comportement de retenue. Il est habi-
tuellement plus ou moins bien accepté par le patient, peu s'en plaignent direc-
tement, la contrainte et le manque de spontanéité pouvant être cependant
troublants. Quoique cela provienne de la peur d'être écrasé par l'extérieur cela
sert à maîtriser ses propres instincts sexuels et agressifs, ce dont l'individu
n'est pas très conscient.
Ce mur s'est graduellement construit dans l'enfance, les chocs provenant
d'expériences de terreur, en particulier la scène primitive qui peut être associée,
reliée, à des événements traumatiques réels — éloignement ou perte d'un
proche, atteinte corporelle (opération, surtout des zones génitales, lavements
répétés...). Ainsi semble se former le noyau fondamental du déni.
(2) SCHAFER (R.), Concepts de self et d'identité et l'expérience de Séparation-
Individuation au cours de l'adolescence.
Le but de cet article est une étude critique des concepts de self et d'identité,
largement utilisés mais avec des significations différentes selon les auteurs. Leur
usage est surtout fréquent quand on parle du processus de séparation-indivi-
duation. En effet ce dernier consiste en deux séries de modifications interdé-
pendantes : la différenciation entre le self et l'objet (c'est là en particulier que
sont utilisés les termes de self et d'identité) et l'activité indépendante dans le
monde objectai.
Schafer décrit d'abord le détachement de l'adolescent partant de ce qu'en
a écrit Freud dans les Trois essais... : nécessaire détachement de l'adolescent
vis-à-vis de l'autorité et des images parentales. Il souligne les luttes souples,
les divers mécanismes de défense impliqués dans les changements de buts,
d'objets, de représentations.
REVUE DES REVUES 673

Au cours de cette lutte, les processus mentaux sont traités comme des
substances, par exemple les sentiments peuvent être vécus comme des matières
fécales que l'on peut expulser, détruire, des substances orales ou des choses
sexuelles (enfant...). Les sentiments pour d'autres sont vus comme des liens
qui peuvent être coupés, ou bien qui engluent, suffoquent, empoisonnent,
paralysent... Tout ceci dénote un processus de pensée primaire.
Mais une telle pensée archaïque, même si elle est largement utilisée sous
forme de métaphore dans le langage commun, ne peut servir pour une concep-
tualisation théorique rigoureuse. Objectivement nous n'attribuons pas une
substantialité à ce qui est mental, les processus mentaux ne sauraient être
considérés comme des choses. Or, cependant il y a une tendance, ancienne et
persistante, à concrétiser, à personnifier, à réifier, par exemple les structures
psychiques (Ça, Moi, Surmoi). Cette tendance critiquée pour ces instances
réapparaît cependant dans les concepts de self et d'identité. De plus, ces deux
concepts ont souffert de leur facilité d'emploi. Alors que la psychologie du Moi
devenait ardue, complexe, ces deux termes paraissaient proches de l'expérience
subjective et du travail clinique.
L'auteur pense que le modèle traditionnel de la théorie psychanalytique,
celui des sciences naturelles, n'est plus adéquat et que l'usage des concepts de
self et d'identité est une phase de transition dans la conceptualisation psychana-
lytique menant à un changement fondamental.
(3) ROIPHE (H.) et GALENSON (E.), Perte d'objet et développement sexuel précoce.
Depuis plusieurs années ces auteurs étudient dans le service de psychiatrie
infantile de 1' « Albert Einstein Collège of Medicine » à New York, selon les
méthodes de M. Mahler, le développement sexuel des enfants dans leur
deuxième année. Il est d'abord utile de rappeler leurs précédents travaux. Entre
le quinzième et le vingt-quatrième mois, les enfants des deux sexes montrent
régulièrement un comportement masturbatoire et une curiosité concernant la
différence des sexes, témoignant d'une excitation sexuelle. Normalement il en
résulte une consolidation des représentations du self et de l'objet et une mise
en place du schéma corporel incluant l'appareil génital. Le premier développe-
ment sexuel serait sans résonance oedipienne. Des angoisses de castration, à cette
époque, surviennent seulement chez des enfants ou qui n'ont pu acquérir un
schéma corporel stable (maladie grave, intervention chirurgicale...) ou dont la
représentation d'un objet stable est défectueuse (perte d'un parent, mère négli-
gente ou déprimée).
Dans cet article, l'observation de Billy durant sa deuxième année est large-
ment rapportée. Comme les autres enfants de cette recherche il vient avec sa
mère au centre quatre matinées par semaine ; la nursery est une grande cour
de récréation d'où les enfants peuvent voir leur mère et aller vers elle ; chaque
couple mère-enfant a ses propres observateurs durant toute la deuxième
année ; chaque dossier inclut les renseignements obtenus en interrogeant la
mère, les observations directes dans la nursery et celles de visites à domicile.
A partir du quatorzième mois, Billy montra de nettes réactions lorsque sa
mère s'absentait pour de courts moments. A cette époque de lutte pour la
séparation, l'enfant a une conscience aiguë de sa déficience, d'un vide intérieur
qui ne peut être comblé que par la mère, personne extérieure à son self. C'est
dans ce contexte que la mère de Billy s'absente deux semaines pour rejoindre
son mari. A son retour, il refuse toute prise de lait. Les auteurs supposent qu'à
ce moment il développa une grande agressivité, des sentiments ambivalents
vis-à-vis de sa mère et que survint un clivage entre bons et mauvais objets, la
mauvaise mère étant projetée sur la bouteille de lait.
674 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
Or, c'est au quatorzième mois, quand depuis plusieurs semaines les réac-
tions à la séparation étaient évidentes, que Billy montra un intérêt accru pour
ses organes génitaux. On observa qu'il saisissait son pénis quand il était frustré
ou fâché avec sa mère, ce qui amène à la relation entre la crainte de perte
d'objet et l'angoisse de castration. A l'âge de seize mois et demi, au plus fort
de sa réaction de séparation, accrue par le départ prolongé de sa mère, il
commença à se masturber franchement, ouvertement, et beaucoup plus que
les autres enfants. Son rituel masturbatoire le réconfortait face aux angoisses
de perte objectale et de dissolution de soi. Ses peurs de dissolution incluaient
toujours une angoisse de castration depuis qu'il y avait eu cet éveil génital
avec l'investissement narcissique concomitant du pénis. Il est possible que le
fantasme masturbatoire sous-jacent durant cette période d'éveil génital précoce
soit préoedipien et en relation avec la consolidation de la représentationd'objet
et du self. Quand on parle de fantaisie masturbatoire à cette époque il s'agit
plutôt de « fantasme de sentiment » que de pensées cohérentes ou de rêveries
visuelles.
En bref, les auteurs admettent un éveil sexuel marqué vers le milieu de la
deuxième année, jouant un grand rôle dans le développement de l'enfant. Le
développement de la relation objectale et du schéma corporel donne une
forme à cette émergence sexuelle et au schéma génital primaire qui s'installent
à cette époque. L'observation de Billy suggère que le fantasme sous-jacent à ses
activités sexuelles inclue la consolidation de la représentation d'objet et du
self. Des expériences précoces tendant à confronter à l'excès l'enfant avec des
craintes de perte d'objet et de dissolution corporelle amènent à un schéma
génital défectueux à une époque où normalement il se consolide.

THE PSYCHOANALYTIC QUARTERLY


(vol. XLII, 1973, n° 2)
GLOVER (Edward) (1888-1972), The rôle of aggression in humait adaptation
(Le rôle de l'agression dans l'adaptation humaine), p. 173-177.
ARLOW (J. A.), Perspectives on aggression in human adaptation (Perspectives sur
l'agression dans l'adaptation humaine), p. 178-184 (1).
HAMBURG (D. A.), An evolutionary and developmental approach to human
aggressiveness (Une approche évolutionniste et développementale de l'agressivité
humaine), p. 185-196 (2).
JOSEPH (E. D.), Aggression redefined. Its adaptational aspects (Nouvelle délimi-
tation du concept d'agression. Ses aspects adaptatifs), p. 197-213 (3).
TRILLING (L.), Aggression and utopia : a note on William Morris's News from
Nowhere (Agression et utopie : note sur les News from Nowhere de William
Morris), p. 214-225.
MARCOVITZ (E.), Aggression in human adaptation (Le rôle de l'agression dans
l'adaptation humaine), p. 226-233 (4).
MUMFORD (E.), Sociology and aggression (Sociologie et agression), p. 234-237.
ZEGANS (L. S.), Philosophical antécédents to modem théories of human aggressive
instinct (Les antécédents philosophiques des théories modernes de l'instinct
agressif chez l'homme), p. 238-266 (5).
(1) ARLOW (J. A.), Perspectives sur l'agression dans l'adaptation humaine.
L'auteur fait quelques considérations générales introductives sur l'aspect
sociologique de l'agression, les théories la concernant, l'apport de la psycha-
nalyse dans sa compréhension.
La structure sociale, l'histoire culturelle, les valeurs du groupe, tout ceci
REVUE DES REVUES 675

incluant les attitudes envers l'agression, trouvent leur représentation dans la


psychologiede chaque individu. En quelques courtes années le petit de l'homme
doit apprendre à s'adapter à un environnement qui s'est développé au cours de
centaines d'années ; chaque culture définit les limites du comportement
agressif permis acceptables chez l'individu.
Les théories de l'agression peuvent être rangées sous trois titres : la théorie
biologique-instinctuelle, la théorie de la frustration, la théorie de l'apprentissage
social. La première tendance, habituellement identifiée avec la psychanalyse,
voit le comportement agressif comme une composante inhérente à la nature
humaine. En fait, si la psychanalyse met l'accent sur la prédisposition à l'agres-
sion ou le besoin de décharge à travers une activité de nature agressive, il y
a lieu de souligner que ce besoin est modifié par l'expérience, spécialement par
les interrelations très précoces entre l'individu et son environnement. La situa-
tion analytique montre combien l'agression peut être liée à un danger, interne
ou externe, réel ou imaginaire, conscient ou inconscient ; les diverses possibi-
lités de lutte contre ce danger, façonnées au cours d'expériences précoces,
modifient la qualité et la forme de l'agression et également la prédisposition
au conflit en général, qu'il soit interne ou avec l'environnement.La théorie de la
frustration échoue à expliquer l'agression comme une réponse à la frustration.
Ce sont des données cliniques qui menèrent Freud à la conclusion que
l'agression doit être considérée comme une des deux sources primaires de
stimulation de l'activité mentale ; de ce fait il est difficile d'y appliquer des
concepts biologiques. Cependant l'investigation psychanalytique, par son origi-
nalité, permet un mode de compréhension de la genèse de tel ou tel comporte-
ment et de sa valeur adaptative.
Les études sur le comportement des primates montrent combien l'observa-
tion, l'imitation, conduisent à des modifications du comportement tant chez
l'homme que chez l'animal. Dans ce processus on parle en psychanalyse
d'identification. Cependant, il est certain que tous les comportements observés
ne sont pas copiés, ceci est une question importante si l'on désire tirer des
conclusions pour une modification normative du comportement : comment,
par exemple, influencer des enfants afin qu'ils imitent les traits les plus appro-
priés ? En fait, actuellement, tant dans le domaine de l'étude du développement
longitudinal de l'enfant selon un point de vue psychanalytique que dans celui
de l'observation des primates, nous en sommes aux prémices d'une telle
compréhension. Même l'entendement analytique en sait moins sur le dévelop-
pement des modes d'agression, sur leur influence au cours de la formation du
Moi, que sur l'impact des instincts sexuels.
(2) HAMBURG (D. A.), Une approche évolutionniste et développementale de
l'agressivité humaine.
L'auteur, spécialiste du comportement des chimpanzés dans leur habitat
naturel, circonscrit l'exposé présent au comportement agressif de ces primates
et à l'application de ces observations à l'évolution de l'agressivité humaine.
Dans une perspective évolutionniste on se demande comment l'homme est
devenu ce qu'il est et l'on cherche ce qui de son passé lui a été transmis par
voie biologique et culturelle. De telles études posent la question de caracté-
ristiques, par exemple du chimpanzé primate le plus proche, qui seraient des
composantes sous-jacentes, fondamentales du comportement humain.
Dans cet article Hamburg décrit d'abord les comportements d'agression
des chimpanzés, entre eux ou avec d'autres animaux comme les babouins.
Les chimpanzés sont exceptionnels, parmi les espèces animales, par la variété
des moyens qu'ils ont de contrôler ou régler leur agressivité. Ainsi l'auteur
676 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

montre les comportements de menace, d'attaque ; le déplacement de l'agressi-


vité destinée à un plus fort sur un individu plus faible ou plus bas situé dans la
hiérarchie ; les comportements de soumission et de réassurance ; l'utilisation
d'armes (dont les jeunes chimpanzés apprennent à se servir selon le modèle :
observation-imitation-pratique); la coopération dans la chasse. Il recense une
douzaine de situations où l'agressivité survient de préférence, pouvant se ranger
en deux catégories : défense et obtention de ressources (nourriture, femelles).
Ces modes de comportement ont aidé ces animaux à faire face aux problèmes
se posant pour leur survie dans cet habitat.
L'espèce humaine bénéficie, sous de nombreux aspects, de l'héritage biolo-
gique de son histoire de vertébré, mammifère, primate. On peut supposer que
des tendances agressives, transmises génétiquement, requièrent une stimulation
de l'environnement pour se développer pleinement. Une raison de prendre en
considération cette possibilité vient de ce que les observations ici rapportées
ont esquissé de nombreuses similitudes entre les éléments de base du compor-
tement agressif chez le chimpanzé et chez l'homme. Ces similitudes existent
au niveau du comportement d'un individu ou d'un petit groupe, mais on n'a
pas observé de comportement similaire à la guerre.
Il est sûr qu'un comportement agressif, entre deux hommes, entre hommes
et animaux, entre groupes humains, est un trait humain ancien ; un tel compor-
tement a été appris, encouragé, par les coutumes et récompensé pendant des
milliers d'années. Une voie d'investigation intéressante est de déterminer si,
tôt dans la vie, l'organisme humain est prêt à acquérir certains modes de
comportements élémentaires qui se sont révélés adaptativement valables au
cours de l'évolution, avec une relative facilité. Pour une espèce donnée, des
comportements sont faciles à acquérir, d'autres difficiles, d'autres impossibles ;
il semble vraisemblable que l'apprentissage de ceux orientés vers la nourriture
et la reproduction ont une haute priorité biologique ; or, l'agression peut servir
à la mise en oeuvre de ces nécessités. Aussi, il est plausible que le « schéma de
montage » cérébral hérité refléterait l'avantage sélectif à long terme de l'appren-
tissage d'un tel comportement. Par exemple, de simples préférences de la part
d'un nourrisson ou d'un jeune enfant peuvent attirer son attention sur une
certaine classe de stimuli ou bien récompensent son engagement dans un mode
donné d'activité. Une fois menés dans cette direction par une préférence
héritée, une grande quantité d'apprentissages complexes s'ensuivront, tenant
pleinement compte des indications culturelles. Cette voie de recherche peut
dans les futures années lier les approches ontogénétiques et phylogénétiques
dans la compréhension de l'agressivité humaine.
(3) JOSEPH (E. D.), Nouvelle délimitation du concept d'agression. Ses aspects
adaptatifs.
Pour l'auteur la plupart des analystes ont tendance à accentuer un aspect
des tendances agressives, l'hostilité et la destruction, négligeant d'autres mani-
festations, d'importance égale ou même supérieure, jouant un rôle capital dans
le développement mental et les relations humaines. Si l'on reprend l'étymologie
le mot agression, venu de ad et gradior, signifie d'abord « aller vers », « se
rapprocher de ». Pour Joseph il y a lieu d'élargir le concept d'agressionincluant
tous les comportements et activités entraînant un rapprochement avec un
autre objet pas forcément avec l'intention, consciente ou non, de lui causer
du mal mais, par exemple, pour les nécessités vitales, l'obtention d'un plaisir,
l'accomplissement et la satisfaction des divers intérêts du Moi. Il y a de nom-
breuses formes d'activité qui permettent des réponses agressives sans violence
ni destruction.
REVUE DES REVUES 677

Si l'on considère le développement de l'enfant on s'aperçoit que les besoins,


par exemple de nourriture, mènent à une recherche. Ce comportement de
recherche peut être vu comme le prototype, le début, de mouvements pleins
de force à visée adaptative qui pourraient être classés comme activités agres-
sives, c'est-à-dire des activités violentes, dirigées vers l'obtention de nourriture
pour survivre. Ceci n'implique pas que le nouveau-né dans une telle action
a la pensée ou le désir conscient de ce qui le motive dans cette direction ;
c'est plutôt une activité instinctive nécessaire à l'enfant pour se nourrir.
Cependant, c'est un rapprochement de la source de nourriture et, comme tel,
cela peut être considéré comme un acte agressif. Que, ultérieurement, à ces
actes soient associées des expériences désagréables et que des fantasmes de
vengeance, d'hostilité, de destruction puissent leur être liés, cela n'élimine en
aucune façon le fait que l'activité initiale n'est pas nécessairement accompagnée
de fantasmes hostiles ou destructeurs. Les épigones de Melanie Klein n'accep-
teraient pas cette proposition mais jugeraient qu'il existe des fantasmes innés
dirigés contre le sein ; avec Glover, l'auteur pense cependant que ces fantasmes
sont acquis au fil du développement et des expériences.
Margaret Mahler décrit, au cours du processus de séparation-individuation,
le comportement de l'enfant vers les dix-huitième - vingtième mois, qui
explore le monde loin de sa mère mais revient périodiquement s'assurer de sa
présence. Cette activité peut être étiquetée démarche agressive menant au
développement de l'identité et à l'acquisition de l'indépendance vis-à-vis de
la mère. De même la répétition que fait un enfant pour maîtriser un jeu,
acquérir une nouvelle habileté ou même surmonter une expérience désagréable,
pourrait être intitulée action agressive, mais elle n'est cependant pas nécessaire-
ment reliée à des intentions de destruction. Plus tard l'enfant va se rapprocher
de la figure maternelle, certainement pas pour la détruire mais pour exprimer
des sentiments oedipiens positifs. Ultérieurement l'adulte aura également dans
sa vie amoureuse des conduites d'approche, parfois violentes, mais n'incluant
pas nécessairement une composante destructrice.
La pensée offre la possibilité d'une activité intense excluant des actions
violentes. Penser peut être un équivalent agressif mais écartant la nécessité
d'une réponse agie au stimulus de l'environnement.
Un autre exemple peut être tiré des relations entre le Moi et le Surmoi. Le
plus souvent leurs interrelations sont décrites en terme d'hostilité, de vengeance.
Il est banal de constater, cependant, que des patients tirent fierté et satisfaction
de répondre pleinement à leurs exigences morales et cela semblerait une utili-
sation pleine de force d'une relation agressive entre les divers niveaux d'activité
mentale.
En termes métapsychologiques, ce qui a été décrit est l'utilisation des
fonctions autonomes du Moi au service du Moi. L'auteur rappelle les concep-
tions de Hartmann, Kris et Loewenstein et à partir de là comprend l'économie
des phénomènes décrits en fonction d'une plus ou moins grande charge agres-
sive incluse dans les activités du Moi et du Surmoi.
(4) MARCOVITZ (E.), Rôle de l'agression dans l'adaptation humaine.
D'abord l'auteur revient sur la définition de l'agression, souligne que
d'emblée l'origine du mot agression, ad gradi, eut une signification agressive,
car ainsi était désignée la tactique des légions romaines (attaque en marchant
en phalange). Il pense également que l'approche vers un objet constitue l'élé-
ment de base du comportement agressif.
Ensuite, Marcovitz décrit les divers types de comportement vis-à-vis des
objets qui peuvent être qualifiés d'agression. Il en note cinq. Le premier est la
678 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
curiosité, avec les activités d'attention et d'exploration, observables chez le
nourrisson ; il rappelle que Spitz a écrit que « de beaucoup la plus grande et
plus importante partie de la pulsion agressive sert de moteur à chaque mouve-
ment, à toutes les activités grandes ou petites,et en définitive à la vie elle-même ».
Le second est l'affirmation de soi ; ceci survient chaque fois que quelque chose
s'oppose à une gratification, un développement et/ou la menace d'une blessure
ou d'une destruction ; l'affirmation de soi commence avec l'établissement des
limites du corps, peut-être avec le premier serrement des lèvres contre l'intru-
sion du mamelon. Le troisième est l'affirmation d'une prédominance, dans un
système hiérarchique. Le quatrième est l'exploitation des autres dans son
propre intérêt. Le cinquième est l'hostilité, l'intention de blesser ou de détruire
un objet. Cependant il y a lieu de distinguer trois cas. Dans l'un la destruction
n'est pas le but principal ; ainsi manger ou survivre, éliminer ce qui s'oppose
à son désir, se défendre — en définitive le combat pour la nourriture, les
possessions, le territoire, l'accouplement, le rang, la guerre —, mènent à
l'hostilité, mais il y a toujours d'autres visées que la destructionet quand le but
est atteint l'hostilité cesse. Dans l'autre, le but est bien la blessure ou la destruc-
tion de l'objet, c'est la haine ; les motifs en sont la trahison d'un amour, d'une
confiance, la culpabilité ou l'humiliation accompagnée d'une blessure narcis-
sique, l'envie ou la jalousie, la projection de ses propres sentiments de rejet
inconscients. En dernier, il y a l'hostilité utilisée pour la satisfaction d'un
plaisir, que nous appelons sadisme.
Enfin, l'auteur situe l'agression parmi les modes humains d'adaptation. Il
rappelle d'abord que l'expérience clinique montre que les expressions de
violence contre autrui préservent de l'auto-agression et du suicide, que l'agres-
sion non exprimée peut se convertir en maladie, accident ou dépression et
qu'inversement sa reconnaissance ou son expression libère de la maladie ou
de la dépression. Par ailleurs, plaisir, agression, maîtrise de soi et de l'environ-
nement sont inséparables à chaque moment du développement ; sans agression
il n'y aurait ni survie, ni tendance à l'apprentissage, ni maîtrise. Le mieux est
que l'agressivité, au lieu du combat et de la violence, s'exprime à travers la
parole, le regard, le silence... L'auteur a trouvé utile en psychothérapie de
différencier les diverses formes d'agression afin d'aider un patient à reconnaître
que l'affirmation de soi ne signifie pas nécessairement la destruction d'une autre
personne, que l'inhibition de la violence ne requiert pas la renonciation à la
curiosité, à la rivalité ou à d'autres formes d'agression. Ainsi, il n'y a pas lieu
de souhaiter, par apprentissage voire modifications génétiques, l'élimination de
l'agression. Un haut sentiment de sa valeur permet d'affronter les difficultés
inhérentes à la vie, son absence conduit à des sentiments d'impuissance, de
dépendance, d'anxiété et de dépression menant eux-mêmes à des actes agressifs
mais inefficaces et inappropriés. Cependant l'agression n'est pas le seul mode
d'adaptation, il y a également la passivité qui fait partie de notre potentiel
biologique inné.
(5) ZEGANS (L. S.), Les antécédents philosophiques des théories modernes de
l'instinct agressif chez l'homme.
La fascination concernant les problèmes du mal et de l'agression ne date
pas d'aujourd'hui. L'auteur pense qu'il y a lieu d'évaluer, dans les formulations
contemporaines sur l'agression, ce qui est fondé sur des déductions scienti-
fiques et ce qui est coloré par des points de vue religieux et philosophiques.
D'abord, il reprend les divers mythes indo-européens concernant la théo-
gonie et la genèse du mal en particulier chez les Perses. Ensuite il évoque
Aristophane, la figure de Dionysos, l'orphisme et sa trace chez Empédocle et
REVUE DES REVUES 679

Platon. Il rappelle les évocations de ces derniers par Freud (Analyse terminée
et non terminée, Pourquoi la guerre). L'agression, vue comme un instinct et
non plus comme une faute, un péché originel, mène à une théorie pessimiste et
impopulaire, car à ce moment-là rien ne peut éliminer la violence et il n'existe
ni rédemption spirituelle ni modification par un changement social. Freud
considérait le christianisme luttant pour une perfection morale comme au
mieux une illusion et comme une provocation à la culpabilité. Il agaçait les
chrétiens comme les théoriciens sociaux en démolissant la possibilité d'une
société pacifique construite sur les bases de l'amour et de la coopération.
Actuellement de nombreux auteurs rejettent complètement les bases mytho-
logiques et philosophiques dans l'oeuvre de Freud et de Lorenz. Pour eux les
causes de la violence humaine ne sont pas génétiques mais dans les institutions
politiques, économiques, qui sont l'invention de l'homme.

THE PSYCHOANALYTIC QUARTERLY


(vol. XLII, 1973, n° 3)
RANGELL (L.), On the cacophony of human relations (Sur la cacophonie des
relations humaines), p. 325-348.
CASTELNUOVO-TEDESCO (P.), Organ transplant, body image, psychosis (Trans-
plantation d'organe, image du corps, psychose), p. 349-363 (1).
BASCH (S. H.), The intrapsychic intégration of a new organ : a clinical study of
kidney transplantation (L'intégration psychique d'un nouvel organe : une étude
clinique de la transplantation rénale), p. 364-384 (2).
FLIEGEL (Z. O.), Féminine psychosexual development in freudian theory : a histo-
rical reconstruction (Le développement psychosexuel de la femme dans la
théorie freudienne : une reconstruction historique), p. 385-408 (3).
GEDO (J. E.), Kant's Way : the psychoanalytic contribution of David Rapaport
(Le chemin de Kant : la contribution psychanalytique de David Rapaport),
p. 409-434-
(1) CASTELNUOVO-TEDESCO (P.), Transplantation d'organe, image du corps,
psychose.
Les récentes interventions de transplantation d'organe contribuent à notre
compréhension de l'image du corps et en particulier à l'image de l'intérieur
du corps. Jusqu'à une époque récente nos connaissances sur les perturbations
de l'image du corps venaient surtout des modifications dans l'anatomie externe
quand une partie du corps manquait (amputation, aplasie congénitale). Actuel-
lement les transplantations nous permettent de considérer ce qui arrive
quand une partie étrangère est introduite dans le corps, en quelque sorte
ajoutée. '
L'auteur présente les observations psychologiques d'un cas de transplan-
tation cardiaque et d'un cas de greffe du rein et les compare à d'autres travaux
concernant la survenue de psychoses et d'autres troubles émotionnels majeurs
après transplantation. Quoique divers facteurs sous-tendent l'existence de ces
troubles, les difficultés du patient face à une image du corps altérée jouent un
rôle primordial. Le malade admet mal que l'organe transplanté devienne une
partie de son propre corps ; il a tendance à le voir comme quelque chose ne
lui appartenant pas. Il peut se sentir coupable d'avoir volé cet organe et avoir
le sentiment que ses caractéristiques propres ont été altérées par la possession
interne d'une partie d'un autre homme. Certains patients sont euphoriques et
sentent qu'ils ont gagné dans cette acquisition une force spéciale, tandis que
680 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
d'autres, plus régressifs, se sentent persécutés par l'organe transplanté qu'ils
considèrent comme un corps étranger maléfique.
Le travail d'intégration de la représentation de l'organe transplanté dans le
Moi corporel est difficile et assez fréquemment semé de complications psycho-
logiques graves. Dans les interventions chirurgicales classiques où un organe
est enlevé les patients ont à supporter une perte et à restreindre l'image de
leur corps. Dans les interventions de greffe le patient doit élargir l'image de
son corps et intégrer un organe étranger. Il y a toujours la possibilité, alimentée
par les énormes angoisses suscitées par toute transplantation d'organe, d'une
régression importante empêchant l'organe nouvellement transplanté d'être
assimilé, intégré ; le transfert peut être chargé alors de significations primitives,
destructives, donnant un tableau clinique de psychose.
(2) BASCH (S. H.), L'intégration psychique d'un nouvel organe : une étude clinique
de la transplantation rénale.
La simplification des problèmes médicaux et chirurgicaux des greffes du
rein met au premier plan les complications psychiatriques, souvent importantes
pour l'avenir du receveur.
En quatre ans l'auteur a observé dans le service spécialisé du Mount
Sinaï Médical Center de New York vingt-huit patients ; neuf d'entre eux
reçurent des reins de donneurs vivants, parents proches ; dix-neuf reçurent des
reins prélevés sur des cadavres. Ces patients ont déjà eu des traumatismes
psychologiques multiples : maladie ancienne avec nombreuses hospitalisations,
donc séparations et frustrations, examens multiples, hémodyalise. Bien que
dans les deux groupes on trouve des similarités il existe aussi des différences.
Dans le premier cas, les conflits préexistants entre le donneur et le receveur
vont resurgir à propos de la transplantation ; dans le second cas, il n'y a pas
de relation préexistante avec le donneur mais vont apparaître les fantasmes au
sujet du mort et des attitudes antérieures vont être déplacées sur le cadavre
ou son organe et en outre les associations du sujet sur l'absence de vie du
donneur peuvent affecter l'intégration du nouvel organe. La culpabilité, le
sentiment de dette peuvent se rencontrer.
Quoique dans une grande partie des cas les patients s'adaptent bien,
quelques-uns ont de grandes difficultés à intégrer ce nouveau rein dans l'image
de leur corps et il est possible que ces difficultés aient un rôle dans les phéno-
mènes de rejet. La greffe interroge divers mécanismes de défense, en particulier
l'introjection, l'identification, le déni. A une extrémité se trouvent les individus
qui incorporent immédiatement le nouvel objet et ce qu'il représente sous
forme d'une identification primaire, narcissique. A l'autre extrémité il y a les
receveurs qui traitent l'organe greffé comme un objet entièrement étranger.
Beaucoup restent dans la moyenne de ce spectre et peuvent assimiler sans
complication le transplant, quoique cette assimilation puisse être instable ou
culpabilisée.
Une meilleure compréhensionde ces conflits peut aider à clarifier les critères
de succès ou d'échec prévisibles chez les candidats à une greffe.
(3) FLIEGEL (Z. O.), Le développement psychosexuel de la femme dans la théorie
freudienne : une reconstruction historique.
L'auteur estime qu'il existe dans l'histoire de la littérature psychanalytique
une lacune concernant la polémique entre 1923 et 1934 sur la théorie du déve-
loppement psychologique et sexuel de la femme. Cette lacune résulterait d'une
combinaison de facteurs liés à l'évolution de la pensée psychanalytique et à
celle du mouvement psychanalytique.
REVUE DES REVUES 681

D'abord sont repris en détail les travaux publiés entre 1923 et 1934, écrits
de K. Horney, Freud, Jones, Lampl de Groot, H. Deutsch, Fenichel, souli-
gnant les oppositions bien connues entre les diverses thèses.
Ensuite Fliegel note que la littérature analytique a étouffé ce débat. Par
exemple Jones (La vie et l'oeuvre de Sigmund Freud, t. 3) ne mentionne pas la
controverse autour de Horney, ne parle qu'à peine d'elle ; il ne fait que deux
brèves allusions à son propre désaccord avec Freud sur ce sujet. Mais
K. Horney n'est pas oubliée seulement par Jones ; de nombreux auteurs ont
attribué ensuite à d'autres ses idées. Ce processus apparaît comme une répres-
sion psychologique, une défense inconsciente. Fliegel suggère que le fantôme
de cette première controverse hante les formulations ultérieures.
Or, cette controverse est survenue dans certaines circonstances : l'année
de la publication du premier article de K. Horney (1923) et les suivantes furent
des années difficiles pour Freud ; son cancer vient d'être découvert et opéré,
Heinerle son petit-fils préféré meurt, sa confiance dans ses plus proches colla-
borateurs est ébranlée (Rank), il est tracassé par la survie de son oeuvre et par
la cohésion du mouvement analytique. Aussi Fliegel pense qu'il ressentit les
idées, étrangères à lui, de Horney et de Jones comme une menace pour l'inté-
grité de sa théorie. Il y réagit de la manière la plus dogmatique de sa carrière,
malgré sa lucidité, répétant plusieurs fois sa compréhension limitée, incomplète,
de la sexualité féminine.
Dans cet article, l'essai de Freud de 1925 (Quelques conséquences psycholo-
giques de la différence anatomique entre les sexes) est considéré comme une
réponse directe à celui de K. Horney de 1923. En 1931 (Sur la sexualité
féminine) Freud réaffirme ses vues. Quoique Horney, Jones, Fenichel conti-
nuent à s'interroger sur certains aspects de la thèse de Freud, le débat fut
en grande partie clos avec cet écrit de Freud et les conclusions n'en furent
pas réexaminées pendant longtemps. Le débat originel a disparu des annales
historiques comme le montre une étude des références courantes et de la
biographie de Freud par Jones. La majorité des disciples de Freud accep-
tèrent sa théorie, ignorant le plus souvent les thèses de K. Horney et de
Jones.
On peut supposer qu'au moment de la controverse originelle la maladie
de Freud amena ses disciples à une réaction intense contre toute menace
potentielle d'hétérodoxie, contre toute dilution de la psychanalyse par des
écoles déviantes valorisant excessivement un point donné aux dépens de la
totalité de la pensée complexe de Freud. K. Horney finalement fonda un tel
groupe et son travail intéressant fut assez oublié. De plus la critique des ten-
dances antiféminines de Freud est venue souvent de personnes hostiles essayant
de déprécier par ce biais la totalité de l'oeuvre, si bien que sur ce sujet il fut
difficile pour ses disciples d'avoir une position objective et ouverte.

THE PSYCHOANALYTIC QUARTERLY


(vol. XLII, 1973, n° 4)
BOESK (D.), «Déjà raconté » as a screen défense (Le « déjà raconté » comme défense-
écran), p. 491-524 (1).
MYERS (W. A.), Split self-representation and the primai scène (Clivage de la
représentation de soi et scène primitive), p. 525-538 (2).
FRAIBERG (S.) et ADELSON (E.), Self représentation in language and play : obser-
vations of blind children (Représentation de soi dans le langage et le jeu :
observations d'enfants aveugles), p. 539-562 (3).
682 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-1975

TOKAR (J. T.), BRUNSE (A. J.), CASTELNUOVO-TEDESCO(P.), STEFFLRE (V. J.),
An objective method of dream analysis ( Une méthode objective d'analyse des
rêves), p. 563-578 (4).
LAZAR (D. N.), Nature and significance of changes in patients in a psychoanalytic
clinic (Nature et signification des changements observés chez les patients d'un
centre psychanalytique), p. 579-600 (5).
SlLBERMANN (I.), Some reflections on Spinoza and Freud (Quelques réflexions
sur Spinoza et Freud), p. 601-624.
(1) BOESKY (D.), Le « déjà raconté » comme défense-écran.
Freud introduisit en 1914 la locution « déjà raconté ». Dans un précédent
travail (J. Amer. Psa. Ass., 1969) Boesky avait formulé que le « déjà raconté »
dénotait une forme spéciale de transfert reliée au « déjà vu » et que, à de tels
moments, le patient déplaçait l'affirmation « j'ai déjà eu l'expérience de ceci »
par l'affirmation « je vous l'ai déjà dit ». Il pensait que le « déjà raconté » était
analogue à la dépersonnalisation et montrait la régularité avec laquelle on pou-
vait observer que le contenu verbal du « déjà raconté » était relié à l'angoisse de
castration. Le contenu mental qui brise la barrière répressive dans les diverses
formes de « déjà raconté » est alors privé par le Moi d'une partie de son potentiel
menaçant via la défense par le déni ou la négation. Le « déjà raconté » est
strictement identique dans sa structure métapsychologique au contenu mani-
feste du rêve. L'analyse du contenu du « raconté » révèle le mélange familier
de condensation, de déplacement, de symbolisation. La tentative du patient,
quand il lui est souligné qu'il le dit pour la première fois, de rationaliser
rappelle l'élaboration secondaire du rêve.
Dans cet article Boesky suggère que le « déjà raconté » est à considérer
comme un souvenir-écran. Il est important de souligner que fort peu d'autres
phénomènes de la psychopathologie de la vie quotidienne sont surtout liés au
transfert, par exemple un lapsus ne nécessite ni correction ni confirmation de
l'analyste. Ici l'auteur compare le « déjà raconté » au « déjà vu » du point de vue
fécond de leur signification commune d'écran.
L'exemple clinique rapporté est en fait un cas de « jamais raconté » que
Boesky assimile au « déjà raconté ». Ce que le patient déniait avoir déjà dit
était l'équivalent à la fois d'un rêve et d'un souvenir-écran. Le « raconté »
était l'analogue d'un rêve avec usage de la condensation, du déplacement, de
la symbolisation et du renversement dans le contraire. Le « déjà » (ou le « jamais »)
peut être considéré comme représentant la coalescence d'un souvenir infantile
réprimé et de fantasmes et d'affects transférentiels ; l'élément commun dans
tout souvenir-écran est le désir de défense du Moi : au lieu de se souvenir de
ce qui est pénible, le patient se souvient de ce qui non seulement est moins
pénible mais est même, grâce au déguisement, plutôt plaisant.
Le « déjà raconté » est cependant une vicissitude compliquée de la fonction
mnésique du Moi : le Moi intègre des processus primaires et secondaires et
permet une décharge partielle par voie de déplacement. Considérer le « déjà
raconté » comme un rêve attire l'attention sur l'intégration dynamique des
processus primaires ; considérer le « déjà raconté » comme l'équivalent d'un
souvenir-écran attire l'attention sur l'agglomération dans un même fantasme
d'aspects génétiques et de dérivés transférentiels.
(2) MYERS (W. A.), Clivage de la représentation de soi et scène primitive.
L'auteur rapporte quelques séquences de l'analyse d'un patient qui présen-
tait parmi d'autres troubles (hypersomnie, homosexualité, toxicomanie...), des
phénomènes de dépersonnalisation. Ces derniers se manifestaientprincipalement
REVUE DES REVUES 683

au cours de sa vie sexuelle : quand il avait un rapport sexuel avec une femme
la situation lui paraissait irréelle, son pénis lui semblait « lointain », dépourvu
de sensation. Dès le début de son analyse, il rapporta de nombreux rêves se
passant dans la chambre de ses parents au cours desquels ses parents avaient
des rapports sexuels ou bien il avait des relations sexuelles avec l'un ou l'autre
de ses parents ; un autre thème était des actes de violence, des parents entre
eux ou effectués sur leur fils. Cependant, quoique ayant dormi jusqu'à douze
ans dans la chambre conjugale, il n'avait pas le souvenir d'avoir assisté à un
coït de ses parents. Ultérieurement, à une époque où il vivait dans une situation
de ménage à trois, il rêva que, successivement, il était observé puis regardait.
Ses rêves se rapprochèrent de plus en plus d'une répétition de la vision d'une
scène primitive. D'autres rêves montrèrent sa peur d'être avalé par la femme
et de perdre son identité au cours du coït. Par ailleurs, il se souvient que dans
la chambre il y avait un miroir grâce auquel il pouvait se voir et voir ses parents.
Après ces divers rêves le patient acquit la conviction d'avoir été le témoin
d'une scène primitive.
Freud dans L'homme aux loups avait déjà noté que rêver est un autre moyen
de se souvenir, la conviction de la réalité de ces scènes primitives établie par le
patient sur la base des rêves n'étant en rien inférieure à celle basée sur le
souvenir. Lewin (1932) et Arlow (1961) insistèrent sur la relation entre l'obser-
vation précoce d'une scène primitive et l'apparition ultérieure de phénomènes
de clivage dans les rêves et les symptômes. De nombreux auteurs ont relevé
qu'il existait un lien entre cette observation et des troubles de dépersonnalisa-
tion. Chez ce patient, le clivage observateur - observé dans les rêves dépeint
ses désirs conflictuels de rester en sûreté loin des actes sexuels parentaux et
d'y participer activement. La présence du miroir augmenta le clivage dans la
représentation de soi. On peut comparer le clivage survenant dans la repré-
sentation de soi du patient au cours des rêves et des états de dépersonnalisation.
Le clivage, dans les rêves et la dépersonnalisation, a une fonction défensive
contre la menace de perte d'identité en affirmant en quelque sorte qu'une
partie de la représentation de soi est encore intacte.
(3) FRAIBERG (S.) et ADELSON (E.), Représentation de soi dans le langage et le
jeu : observations d'enfants aveugles.
Les enfants aveugles ont un retard dans l'acquisition du « je » comme
pronom stable. Pour approfondir cette caractéristique une étude longitudinale
du développement précoce du Moi a été faite chez dix enfants aveugles de
naissance, exempts d'autres troubles, sensoriels, moteurs ou neurologiques. Ces
enfants sont totalement aveugles ou possèdent seulement une perception de la
lumière. Dans ce travail les auteurs examinent les corrélations entre l'acquisition
du « je » comme une forme grammaticale et la représentation de soi dans le
jeu. Une enfant, Kathie, suivie de la première à la cinquième année, fait l'objet
d'une description particulière et son évolution est comparée à l'enfant Jean-
Fabien observé par Zazzo (Image du corps et conscience de soi, 1948).
Zazzo distingue un « je » syncrétique et un « je » non syncrétique. Le « je »
syncrétique apparaît dans le vocabulaire des enfants vers l'âge de deux ans,
utilisé avec des verbes se rapportant à un besoin ou un désir ; Kathie et Jean-
Fabien l'acquirent au même âge. Ensuite le « je » est graduellement dégagé
de cette première utilisation et sert dans d'autres combinaisons. Les deux
niveaux du « je » représentent deux niveaux de la représentation de soi. L'achè-
vement du « je » non syncrétique requiert un haut degré de déduction de la
part de l'enfant, il démontre sa capacité à se représenter comme un « je » dans
un univers d'autres « je ». Les auteurs admettent que les enfants ont acquis
684 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

un « je » non syncrétique quand ces deux critères existent : I. « Je » utilisé


inventivement dans des combinaisons nouvelles ; 2. « Je » employé avec sou-
plesse dans le discours. Alors que cette acquisition se faisait chez Jean-Fabien
à l'âge de deux ans deux mois, elle se fit chez Kathie à quatre ans dix mois.
Par ailleurs à l'âge de deux ans et demi quand les enfants normaux commen-
cent à représenter dans des jeux eux-mêmes et les autres, dotant par exemple
la poupée d'une personnalité et d'une vie imaginaires, les enfants aveugles ne
peuvent pas représenter eux-mêmes ou d'autres dans des jeux et ne peuvent
pas en inventer. Des jeux imaginatifs vont apparaître au moment où vont
apparaître les pronoms se référant à soi : « moi » et « je ». Ces données suggèrent
que l'acquisition des pronoms personnels est étroitement liée à la capacité de
la représentation symbolique de soi et que la vision normale joue un rôle
facilitateur dans cette réalisation.
(4) TORAK (J. T.), BRUNSE (A. J.), CASTELNUOVO-TEDESCO(P.), STEFFLRE (V. J.),
Une méthode objective d'analyse des rêves.
Ce travail a pour dessein de comparer une technique mettant en évidence
les modèles de langage et la structure d'un individu aux méthodes tradition-
nelles psychodynamiques. Le but est d'établir un rapport objectif entre les
mots clés obtenus à partir de séquences de rêve d'un sujet et la structure de
sa personnalité, en essayant de contourner autant que possible l'interprétation
de l'investigateur.
Une patiente, qui avait fait durant deux ans une psychothérapie, fut choisie
par son thérapeute en particulier parce que l'analyse de ses rêves avait joué un
rôle important dans son traitement. Vingt-deux cliniciens sélectionnèrent les
mots clés du récit d'un rêve. A partir de ces mots la patiente construisit des
phrases. Les phrases lui furent redonnées avec les mots clés manquants et on
lui demanda d'y substituer des mots associés. A partir de ces données l'inves-
tigateur fit une évaluation de la structure de la personnalité sans connaissance
de l'histoire psychiatrique.
La perception qu'avait le thérapeute de la patiente fut comparée à celle de
l'investigateur et à celle des quatre cliniciens. Les points d'accord entre eux
atteignaient 83 à 85 %.
(5) LAZAR (N. D.), Nature et signification des changements observés chez les
patients d'un centre psychanalytique.
A la Columbia University Psychoanalytic Clinic le nombre de patients
recourant à la psychanalyse a considérablement diminué et il semble y avoir
de nettes modifications dans la psychopathologie présentée.
La diminution du nombre de patients (803 en 1964 contre 162 en 1971)
est constatée dans de nombreux autres Instituts de Psychanalyse ayant un
centre de traitement. Les variations dans la psychopathologie sont marquées
par l'augmentation des troubles du caractère et des troubles narcissiques aux
dépens des symptômes névrotiques. De nombreux analystes ont évoqué la
difficulté croissante à trouver des patients, pour leur pratique ou pour des
cures supervisées, accessibles à une cure classique ; d'aucuns craignent que
ce phénomène, joint à l'élargissement du champ d'application de la psychanalyse
(troubles du caractère, cas border-line, psychoses), n'amène les analystes en
formation à mieux utiliser les variations techniques que l'analyse dite classique.
Les consultants actuels sont jeunes (80 % ont moins de trente ans), viennent
de milieux intellectuels contestant la psychanalyse, accentuent le rôle de l'envi-
ronnement, la nécessité d'un changement immédiat ; souvent ils demandent
des thérapies de groupe et refusent une psychanalyse.
REVUE DES REVUES 685

Les traits le plus souvent rencontrés sont : intolérance à la frustration,


mauvaise capacité à différencier réalité et fantasme, action et pensée, tendance
à percevoir leurs conflits comme externalisés — entre eux et l'environne-
ment —, désirs mégalomaniaques,troubles de l'identité, utilisation de défenses
primitives — clivage, déni, projection —, peur d'anéantissement avec crainte
de perdre l'objet, recherche de relations symbiotiques, fixations prégénitales...
Il semble que de nombreux patients soient encore aux prises avec des
conflits d'adolescent ; on peut supposer que l'importance de la prolongation
de l'adolescence dans la société industrielle rend compte du développement des
inhibitions, des sublimations et du retard à la satisfaction des pulsions ; la
société renforcerait un Surmoi infantile, sévère. Une difficulté à maîtriser les
pulsions agressives archaïques est constatée : ceci mène à un inachèvement de
la relation à un objet fixe, donne des troubles du sens de l'identité, des désirs
symbiotiques et des perturbations de l'Idéal du Moi et du Surmoi. L'envahisse-
ment par des désirs d'agression sadique conduit à des difficultés d'intégration
de l'image de soi et des objets, jouant un rôle dans la pathologie border-line.
Certes, il n'y a pas une augmentation des pulsions agressives mais, peut-être,
en raison de mutations sociales profondes, un affaiblissement de la tendresse
et une augmentation des pressions sociales favorisant des sentiments de détresse
et l'éclosion de la rage.
Ces patients posent des problèmes techniques au cours des trois phases de
l'analyse (début, névrose de transfert, séparation). L'engagement dans l'analyse
est long ; souvent, avant que l'analyse proprement dite puisse débuter, un
travail préparatoire est nécessaire, en face à face. L'analyse est marquée par
des actings, l'émergence de matériel préoedipien plutôt que d'une névrose de
transfert habituelle. Ces personnalités demandent beaucoup de patience, une
attention aux niveaux de régression et l'usage éventuel de variations techniques.
J. FÉNELON.

PSYCHOSOMATIC MEDICINE
(XXXIV, 1973, n° 1)
PILOWSKY (J.), SPALDING (D.), SHAW (J.), Hypertension and personality
(Hypertension et personnalité).
Douze sujets hypertendus sont soumis à une quantité imposante d'explo-
rations cardio-vasculaires et psychologiques. Nous devons nous contenter ici
d'énumérer les plus importantes : cathétérisme cardiaque, E.C.G., mesures
périphériques, blocage pharmacologique des diverses fonctions cardiaques,
quatre tests psychologiques dont le plus connu est le Cornell Médical Index.
L'ensemble de ces mesures, résumé sous forme de tableaux à double entrée
avec plus de 200 cases, est censé représenter l'hémo- et psychodynamiques
combinées de la personnalité. Les corrélations sont aussi nombreuses que
difficiles à interpréter.
Une sorte de culpabilité psychasthénique se trouve en corrélation avec la
majorité des indices hémodynamiques. La « serviabilité » répond également à
quelques-uns. L' « hétérosexualité » se trouve, par contre, en corrélation
négative.
Le lecteur ne peut guère suivre les auteurs et admettre avec eux que ces
résultats confirment les études antérieures qui ont souligné le rôle de la « répres-
sion des émotions » dans la genèse de l'hypertension. Il serait plutôt tenté de
croire que les traits psychologiques dégagés par l'étude sont ceux de sujets
dociles qui sont prêts à se livrer à une expérience aussi éprouvante.
686 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
GRINKER (J.), HISCH (J.), LEVIN (B.), The affective responses of obèse patients
to weight réduction : a differentiation based on âge at onset of obesity (Les
réponses affectives de patients obèses à la réduction de poids : une distinction
basée sur l'âge de l'installation de l'obésité).
Cinq sujets très obèses en cure d'amaigrissementsont observés pendant leur
longue hospitalisation ; avant, pendant et après la perte du poids. Les auteurs
n'ont noté ni dépression, ni anxiété. Les résultats diffèrent donc d'observations
antérieures qui font état de beaucoup d'anxiété et de considérable dépression.
Les sujets du présent travail ont pris du poids à l'âge adulte ; les études anté-
rieures portent sur des sujets obèses depuis l'enfance. L'expérience de l'amai-
grissement serait donc différente chez les uns et les autres.

PSYCHOSOMATIC MEDICINE
(XXXV, 1973, n°2)
MCMAHON (A. W.), SCHMITT (P.), PATTERSON (J. F.), ROTHMAN (E.), Perso-
nality différences between inflammatory bowel disease patients and their
healthy siblings (Différence des traits de personnalité entre malades atteints
d'affections inflammatoires des intestins et les membres sains de la fratrie).
Les auteurs ont noté que les frères et soeurs venus prendre des nouvelles
de leur malade ont le plus souvent une personnalité très différente de celle de
ces derniers. Ils ont donc étudié un groupe de 23 patients d'une part, et de
l'autre, ont sélectionné un membre de la fratrie de chacun d'eux, pour les
comparer par couple, en utilisant entretiens et tests. Il s'avère que les malades
se montrent dans l'ensemble plus immatures et ont plus de difficultés pour
assurer leur autonomie que les frère ou soeur bien portants.
Le lecteur, qui n'ignore pas que, dans une seule et même famille, se trouvent
habituellementréunies les personnalités les plus diverses, et qui pense que cette
richesse de caractère n'est pas due exclusivement à l'hérédité, ni ne résulte du
hasard, mais traduit l'effort de différenciation déployé par chacun dans sa
lutte pour l'autonomie, se demande si les traits dégagés par les auteurs ne
résultent pas des mouvements régressifs habituels en cas de maladie.
BLEECKER (E. R.), ENGEL (B. T.), Learned control of ventricular rate in patients
with atrial fibrillation (L'apprentissage du contrôle du rythme ventriculaire
chez des patients atteints de fibrillation auriculaire).
L'homme normal et le singe peuvent être entraînés à ralentir ou à accélérer
leur coeur. Les malades digitalisés peuvent apprendre à modifier leur rythme
cardiaque. Les auteurs discutent en termes techniques de cardiologie les
mécanismes de cette modification et l'action de divers médicaments sur le
coeur entraîné.
PSYCHOSOMATIC MEDICINE
(XXXV, 1973, n° 3)
FABREGA (H.), MANNING (P. K.), An integrated theory of disease : Ladino-
Mestizo views of disease in the Chapas Highlands (Une théorie intégrée de
la maladie : la conception de la maladie chez les " Ladino-Métis » des hauts
plateaux de Chiapas).
Les Espagnols entrés en Amérique centrale aux XVIe et XVIIe siècles ont
importé leurs idées sur la santé et la maladie. Celles-ci étaient basées sur la
REVUE DES REVUES 687

théorie des quatre humeurs d'Hippocrate. Les missionnaires actifs dans la


région ont assuré la sauvegarde et la transmission de cette tradition. Les
auteurs ont retrouvé ce système de pensée médicale dans les conceptions de la
population locale sur la santé et la maladie. L'équilibre entre les quatre humeurs
est la santé ; le déséquilibre est dû à la prépondérance d'un des composants.
L'état socio-économique de la personne est évalué selon ces mêmes critères
et introduit dans le bilan général.
La conception anglo-saxonne traditionnaliste est dualiste, affirment les
auteurs, et la science médicale en est dérivée. Il ne faut donc pas s'étonner du
climat d'incompréhensionqui règne entre les médecins et leurs clients dans les
hôpitaux de cette région. Sous nos climats, nous rencontrons chez les ouvriers
étrangers des systèmes de pensée de ce type. Vous êtes-vous déjà enquis des
rêves d'un animiste ?
KINSMAN (R. A.), LUPARELLO (T.), O'BANION (K.), SPECTOR (S.), Multidi-
mensional analysis of the subjective symptomatology of asihma (Analyse
multidimensionnelle de la symptomatologie subjective de l'asthme).
Les symptômes subjectifs de l'asthme ne se groupent pas au hasard. Les
auteurs, par entretiens, questionnaires et analyses statistiques ont dégagé cinq
groupes de symptômes. Ce sont : « crainte-panique », « irritabilité », « hyper-
ventilation-hypocapnie », « broncho-constriction », « fatigue ». La broncho-
constriction est indépendante des autres groupes. Ce n'est qu'avec la « fatigue »
qu'on trouve une faible corrélation. Par contre, « hyperventilation-hypo-
capnie » est en corrélation avec « crainte-panique » et « irritabilité ».
L'analyse statistique confirme donc l'impression clinique de la pluralité
du vécu de l'asthmatique.

PSYCHOSOMATIC MEDICINE
(XXXV, 1973, n° 4)
HAURI (P.), VAN DE CASTLE (R. L.), Psychophysiological parallels in dreams
(Parallèles psychophysiologiquesaux rêves).
Quinze volontaires ont dormi durant trois nuits aux laboratoires. En plus
de l'habituel E.E.G. et de l'E.C.G., les auteurs ont enregistré la fréquence
respiratoire, le rythme cardiaque, le tonus vasculaire et les fluctuations de la
résistance électrique de la peau. Une corrélation existe entre l'intensité émo-
tionnelle du rêve, le rythme cardiaque et la résistance électrique de la peau.
Les auteurs concluent qu'il doit exister des parallèles psychophysiologiques
au rêve. Il est inutile d'insister sur l'intérêt de telles études.
Depuis que S. Freud a attiré l'attention sur les rêves, de nombreux cher-
cheurs de laboratoire se sont attachés à les étudier. Nous savons que ces études
ont conduit à des résultats appréciables (sommeil rapide, sommeil lent). Après
avoir été celle des psychanalystes,le rêve deviendrait-il la voie royale des physio-
logistes pour accéder à la connaissance du fonctionnement du cerveau ?
BERNSTEIN (P.), EMDE (R.), CAMPOS (J.), Rem sleep in four-month infants
under home and làboratory conditions (Le sommeil rapide chez l'enfant âgé
de 4 mois, à la maison et au laboratoire).
L'E.E.G. de 14 bébés âgés de 4 mois est enregistré pendant quatre nuits
chez eux, puis pendant une nuit au laboratoire. Les auteurs ont pu constater
que le déplacement de l'enfant de chez lui au labo suffit à modifier le tracé.
Ils estiment que pour l'enfant dormir dans un milieu étranger constitue un
688 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
traumatisme, et invitent les chercheurs à en tenir compte dans leurs travaux.
Cet article illustre bien les difficultés à réaliser des travaux expérimentaux
valables.
ORME-JOHNSON (D. W.), Autonomie stability and transcendental méditation
(Stabilité végétative et méditation transcendantale).
Nous sommes tous tentés par le yoga. Voici un argument scientifique
opportun susceptible de vaincre les résistances les plus acharnées. Les sujets
entraînés à la méditation résistent mieux et s'habituent plus rapidement aux
micro-traumatismes, tels par exemple une sonnerie stridente, que les non-
méditants. Une question : peut-on assimiler l'attention flottante à la méditation ?

PSYCHOSOMATIC MEDICINE
(XXXV, 1973, n° 5)
SHAPIRO (A. K.), SHAPIRO (E.), WAYNE (H. L.), CLARKIN (J.), BRUUN (R. D.),
Tourette's syndrome summary of data on 34 patients (Syndrome Gilles
de La Tourette, maladie des tics. Résumé de 34 observations.
A la lumière de ces 34 observations,réunies en six ans, les auteurs examinent
les théories psychopathologiques courantes proposées pour expliquer l'étiologie
de la maladie. Ils n'en retiennent aucune et pensent que la cause de la maladie
pourrait être organique. Enfin, ils recommandent le traitement par l'halopéridol.

PSYCHOSOMATIC MEDICINE
(XXXV, 1973, n° 6)
SPERBER (Z.), WEILAND (I. H.), Anxiety as a déterminant of parent-infant
contact patterns (L'anxiété et les modèles de contact entre parent et enfant).
Les observations antérieures ont montré que les adultes portent volontiers
les bébés au contact de la paroi gauche du thorax. L'influence bénéfique des
battements cardiaques sur les bébés a été invoquée comme explication. Les
auteurs ont demandé aux sujets de l'expérience de tenir un ballon, ensuite
d'imaginer qu'il s'agit d'un objet de valeur, enfin de le considérer comme un
bébé content ou agité. L' « objet de valeur » est saisi des deux mains, mais
seul le bébé « agité » est systématiquement transporté en face du milieu du
corps, pour être finalement placé à gauche. Les auteurs pensent avec raison
que la connaissance de phénomènes de ce genre est importante pour la compré-
hension de la relation objectale primitive.
Paul WIENER.

Le Directeur de la Publication : Christian DAVID.

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Dépôt légal : 4-1975
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« LE FIL ROUGE »
1 Psychanalyse

LE DISCOURS VIVANT
par André GREEN
JOURNAL DE MON ANALYSE AVEC FREUD
par Smiley BLANTON
LE TRANSFERT
par Michel NEYRAUT
LE SOI. LA PSYCHANALYSE
DES TRANSFERTS NARCISSIQUES
par Heinz KOHUT
LA VIOLENCE DE L'INTERPRÉTATION
par Piera CASTORIADIS-AULAGNIER

2 Psychanalyse et psychiatrie de l'enfant

LA PSYCHANALYSE PRÉCOCE
par René DIATKINE et Janine SIMON
LA CONNAISSANCE DE L'ENFANT
PAR LA PSYCHANALYSE
par Serge LEBOVICI et Michel SOULE
LA FAIM ET LE CORPS
par Evelyne et Jean KESTEMBERG et Simone DECOBERT
PSYCHANALYSE
D'UN ENFANT DE DEUX ANS
par John BOLLAND et Joseph SANDLER
L'ENFANT DE SIX ANS ET SON AVENIR
par Colette CHILAND
L'ENFANT ET SON CORPS
par Léon KREISLER, Michel FAIN et Michel SOULE

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