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psychanalyse (Paris)
LA FONCTION
PSYCHANALYTIQUE
(Colloque de la Société Psychanalytique
de Paris)
COMITÉ DE DIRECTION
lise Barande t Jean Kestenberg Francis Pasche
Maurice Bénassy Serge Lebovici Julien Rouart
Denise Braunschweig Pierre Mâle Henri Sauguet
J. Chasseguet-Smirgel Jean Mallet t R. de Saussure
René Dlatkine Pierre Marty Marc Schlumberger
f Jacques Gendrot S. Nacht S. A. Shentoub
DIRECTEURS
Christian David Michel de M'Uzan Serge Viderman
SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION
Jacqueline Adamov
ADMINISTRATION
Presses Universitaires de France, 108, bd Saint-Germain, 75279 Paris cedex 06
ABONNEMENTS
Presses Universitaires de France, Service des Périodiques
12, rue Jean-de-Beauvais, 75005 Paris. Tél. 033-48-03. C.C.P. Paris 1302-69
Abonnements annuels (1976) : six numéros dont un numéro spécial contenant les
rapports du Congrès des Psychanalystes de langues romanes :
France 152 F
Etranger 168 F
Les demandes en duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises
que dans les quinze fours qui suivront la réception du numéro suivant.
Cliché couverture :
Torse de sphinx allé
(VIe s. av. J.-C.)
Musée de l'Acropole, Athènes
(Photo Boudot-Lamotte.
LA FONCTION PSYCHANALYTIQUE
(Colloque de la Société psychanalytique de Paris
Deauville, Ier et 2 mars 1975)
TRADUCTIONS
Sandor RADO, La psychanalyse des pharmacothymies 603
NOTES CLINIQUES
Jean-Paul OBADIA, Maladie rhumatoïde et psychosomatique 619
....
RÉFLEXIONS CRITIQUES
Serge LEBOVICI, L'attention et l'interprétation, par W. R. Bion. 627
Claude NACHIN, Learning from expérience, par W. R. Bion 641
..
Jean-Pierre JACQUOT, Le psychanalysme, par R. Castel 653
LES LIVRES
Henri EY, Traité des hallucinations, par S. Lebovici 667
NÉCROLOGIE 669
C. DAVID.
FRANCIS PASCHE
PERCEPTION ET DÉNI
DANS LA RELATION ANALYTIQUE
en détail des aventures qu'elle a eues avec d'autres hommes. Alors qu'il
vient de manifester quelque gêne à me dire qu'il s'est lancé dans des
lectures traitant de son cas, M. R... se plaint d'avoir été « complexé »
par des récits intempestifs décrivant les différents modes selon lesquels
son amie avait joui avec d'autres individus — qui, entre eux, ne pouvaient
que mutuellement se congratuler de leurs performances — étant sous-
entendu qu'ils contemplaient simultanément avec mépris ce pauvre
M. R... Je rappelle à ce propos ce que j'ai dit de la morgue qu'a faci-
lement M. R... pour ses inférieurs. Corrélativement, il est devenu
« névrotique » (sic) dans son travail. Sans donner dedétails, il m'explique
qu'il veut dire qu'il s'adonne à une hyperactivité pour oublier ses
déboires sexuels. Mais dès que cela cesse, il est repris, par sa préoccupa-
tion. Comme je sens qu'il n'en sortira pas, je lui demande de me parler
de lui. Je constate que le simple fait de mon intervention éveille chez
ce patient une défiance qui va se manifester sur un mode préférentiel :
des raisonnements hyperrationnels au cours desquels le qualificatif
« normal » va revenir avec une fréquence que l'on peut qualifier d'anor-
male. Je suis surpris par le fait que ces rationalisations ont un but
évident pour moi, bien qu'inconscient pour lui : il craint que j'établisse
des liaisons entre les phrases qu'il va prononcer et ce, à partir du
moment où je l'ai prié de me parler de lui d'une façon moins centrée
sur son symptôme. C'est ainsi qu'il va s'appliquer à distinguer des
sentiments de frustration et d'injustice ressentis lorsqu'à 46 ans on
l'informa et l'opéra d'un cancer, son impuissance qui ne survint que
deux ans après. Il ne peut donc exister aucun lien entre les deux événe-
ments. Il est marié, a une fille, depuis longtemps il n'a plus de vie
sexuelle avec sa femme, il nie absolument avoir changé de caractère
depuis que tout cela est arrivé. Il est normal, normal, normal... Sous cette
affirmation transparaît pourtant un désintérêt global. Seule sa rumina-
tion sur son impuissance compte. Ce désintérêt n'est exprimé en fait
qu'indirectement — avec des mouvements de protestation contre un
destin cruel, « avant », il était brillant, gai, optimiste. Cette protestation
est analogue à celle qu'il a déjà mise en avant à propos de son cancer
survenu à 46 ans.
Sa défiance revient en masse quand je m'informe de ses parents :
rien n'est à signaler de ce côté-là, tout est normal, il sait bien que les
psychanalystes s'intéressent à cet aspect des choses, il regrette (sous-
entendu « de me décevoir »), il n'y a rien de ce côté. Il est alors complè-
tement inconscient des sens que l'on pourrait attribuer au terme « rien ».
Son père, toujours vivant, est médecin; avec lui, les relations ont
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toujours été excellentes, à tous les âges. Ce qui est notable de la descrip-
tion en question, c'est l'accent mis sur la qualité de la relation de son
père envers M. R... sans que la personnalité dudit père ne soit en
aucun moment invoquée. L'unicité de la consultation fait, qu'à tort ou
à raison, je m'abstiens de lui faire remarquer que son père fait partie
des médecins auxquels il n'a pu se confier.
Sa mère, « c'est pareil », pourtant, et là il marque une hésitation...,
elle a eu à plusieurs reprises des dépressions « dépourvues de plausibi-
lité ». Là encore, je m'abstiens de lui demander de quoi ces dépressions
étaient pourvues. Il insiste sur le fait que en dehors de ces périodes, elle
a été pour lui tout à fait normale. En quelque sorte, les dépressions
maternelles viennent de l'empêcher de la décrire, comme il l'a fait pour
son père, totalement tournée vers lui.
Je lui fais alors remarquer — sans que je sois sur le moment tout à
fait conscient du poids que va prendre cette remarque — que lui aussi,
tout comme sa mère, est dépressif. Il devient alors livide, s'agite, et
pour reprendre contenance sort un paquet de cigarettes, m'en offre
une — que je refuse — et reste là, agité, silencieux, tirant bouffée sur
bouffée de sa cigarette. Je suis surpris, ne comprenant guère l'effet
conjugué de ma réflexion et de mon refus de sa cigarette, ce qui m'amène
à m'informer de ce qui se passe.
Il me répond que son attitude est normale, étant donné le récit
qu'il vient de me faire, que tout homme serait comme lui dans une situation
identique. Puis, après un silence, il me lâche tout à trac la révélation
«... mon cancer n'a pas été un cancer habituel — j'ai eu un cancer du
sein » (1). J'apprends ainsi qu'après l'opération il était venu une pre-
mière fois en France faire vérifier le résultat de l'opération, signalant
ainsi implicitement le surgissement de sa défiance à cette même époque.
La notion d'une entente « entre hommes » va à nouveau se manifester.
Je dois savoir, me dit-il, ce qu'est un Halsteadt et, en conséquence,
comprendre qu'il a depuis toujours refusé de se dénuder le thorax
publiquement en général, devant une femme en particulier. Une telle
mutilation ne se montre pas.
Je consacre la fin de la consultation à lui expliquer la réédition qui
s'est produite chez lui à la suite de son opération, de son complexe de
castration, complexe auquel il était sensible avant même son opération
ainsi qu'il me l'avait rappelé. C'est aussi dans une visée psychothérapique
(1) Il s'agit évidemment d'une maladie qui paraît aussi peu plausible à M. R... que la dépres-
sion qui affecta sa mère.
UNE CONSULTATION DIFFICILE 573
que je lui montre la tentative qu'il a effectuée dans le récit qu'il m'a fait
de rétablir une diachronie des événements afin de desserrer l'impact
du traumatisme. Je lui parle ainsi « entre hommes », passant sous silence
les fantasmes de métamorphose en femme qui le tourmentaient, fan-
tasmes d'ailleurs vécus sous une forme proche du délire. Je m'enquiers
aussi des possibilités de psychothérapie existant dans son pays. Il me
rappelle, ce que je sais, la tendance des psychiatres de ce pays à devenir
les gardiens de l'ordre politique, ce qui ne me laissait guère de possi-
bilités de réponse, sinon qu'il devait probablement exister des praticiens
qui, en réaction à cet état de fait, auraient à coeur de l'aider. Ainsi se
termina cette consultation qui me laissa profondément mécontent. Sur
un point, j'étais d'accord avec M. R... « entre hommes, ces choses se
comprennent bien ».
La discussion que j'introduis maintenant se doit d'éviter une
certaine paralysie hystérique des processus de pensée qui risque de
constituer un écueil sérieux. C'est ce qui peut arriver quand un individu
vient exposer à un autre les suites fâcheuses des faits qui reconstituent
point par point le déroulement du complexe de castration :
1° L'avertissement, c'est-à-dire le message verbal et apeuré de la
mère concernant le danger de castration par le père si l'activité auto-
érotique de l'enfant persiste. En l'occurrence, l'avertissement de ne
plus se mettre en état de stress, avertissement que M. R... rapportera
immédiatement à la sexualité;
2° Le temps du déni de la menace, représenté dans ce cas par la
latence du symptôme;
3° Le temps au cours duquel s'impose avec toute sa force le manque
à percevoir le pénis au niveau du pubis féminin. L'avertissement
d'abord dénié reprend toute sa force et se lie à la représentation construite
rétroactivement du père tranchant le pénis.
« Vous savez ce qu'est un Halsteadt,
m'avait dit ce patient. » Oui,
je le savais, mais je n'en avais vu les traces que sur des torses mutilés
de femme.
M. R... d'ailleurs me signala qu'il mettait les autres à l'abri d'un tel
traumatisme : il ne se dénudait plus jamais publiquement. Certes il
s'agissait ainsi de tenter de refouler la scène au cours de laquelle, enfant,
s'était révélée à lui la différenciation sexuelle, le fait de montrer son
torse mutilé à un autre étant un retournement de cette scène, je dirai
même un double retournement.
40 Ce que je viens d'appeler double retournement constitue de fait
le quatrième temps du complexe de castration. M. R... par ses rationa-
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lisations répétées visant à démontrer non seulement sa normalité, mais
aussi la normalité du monde qui l'entoure, désavoue une hypothèse
possible : il a subi une émasculation suivie d'un coït « anormal ». Si
ce fait se vérifiait il serait contraint de reconstruire un monde, un
système cosmique dirait Freud, ou, peut-être, tel le président Schreber
il voudrait créer une nouvelle race.
En vérité, M. R... n'en est pas là. C'est la localisation réellement
féminine de son cancer qui le pousse traumatiquement à des extrémités
qui frisent la reconstruction délirante. Par contre, toute sa vie, M. R...
a effectivement opéré une régression responsable d'une névrose d'échec.
Je rappelle pour mémoire, qu'une telle régression, qui aboutit à une
sexualisation des liens Moi-Surmoi, suit un chemin régrédient allant
de l'existence d'un Surmoi jouant efficacement son rôle pour empêcher
toute resexualisation du conflit oedipien sous quelque forme que ce soit,
au système du double retournement tel qu'il est décrit dans Les pulsions
et leur destin. M. R..., s'il craint maintenant d'être poussé à reconstruire
un cosmos délirant, pouvait parfaitement quitter ce pays qui le tient
avec méfiance dans une position subalterne. Il pouvait, sans délire,
aller habiter une terre nouvelle où effectivement se régénère une race,
y recréer une famille. Il n'en a rien fait. La sexualisation de ces liens
avec son milieu social est évidente : M. R... est un raté qui, auparavant,
sexualisait avec constance les impératifs de son Surmoi. A cette occasion,
nous pouvons sentir la fragile distance qui sépare la névrose d'échec,
forme très dissimulée d'une véritable conversion hystérique affectant
la seconde topique, de la paranoïa.
A juste titre, on pourrait objecter que la chronologie objective des
faits ne correspond pas aux quatre temps que je viens schématiquement
d'évoquer. La maladie et l'opération qui en découle ont été les premières
en date. A cette objection, je répondrai qu'il faut avant tout s'attacher
à la chronologie qui marque le récit que fait ce patient. Il m'apparaît
nécessaire de considérer avec un très grand sérieux l'effort que fournit
M. R... pour rétablir l'ordre classique du complexe de castration et
admettre que cet effort provient d'un impératif interne.
Ce patient consulte en raison de l'échec que vient de subir son déni
de la menace de castration, déni qui malgré quelques déboires avait pu
se maintenir un certain temps. Il continue à nier l'influence du cancer,
en masque la cicatrice, tout en étant obligé d'admettre la menace du
stress. Implicitement, il suggère que c'est parce qu'il est tombé amoureux
que son impuissance est devenue effective. Auparavant, ses liaisons
étaient marquées par la dépréciation de l'objet tel que Freud l'a décrit
UNE CONSULTATION DIFFICILE 575
M. F.
JEAN COURNUT
LE TRAVAIL ASSOCIATIF
(1) La présentation de ces notes, lors du Colloque, s'est appuyée sur les cas cliniques cités
par J. Chasseguet-Smirgel,Michel Fain et André Green. Par exemple, rapportant un entretien
dont il ne savait pas alors s'il était ou non préliminaire, un psychanalysteconstate que son inter-
locuteur réfléchit, bâtit des hypothèses, tente des explications, mais à proprement parler n'asso-
cie pas, sauf dans la séquence suivante : il parle de « confidences sur l'oreiller », s'arrête un
instant puis enchaîne sur une autre proposition : « avec les hommes, je..., etc. » ; ou encore le cas
d'une femme que j'ai personnellement reçue plusieurs fois et qui, après le récit d'un événement
important de sa vie, me dit : « Voila, je vous ai tout raconté, mais je ne sais pas qu'en faire. »
La tentative de Travail associatif, induite par ma non-réponse, aboutit un peu plus tard à un
énorme lapsus qui permit de relancer ce qui était sidéré et refoulé : voulant évoquer la naissance,
puis la mort de sa fille, la patiente dit : « La naissance de ma mort ».
LE TRAVAIL ASSOCIATIF 583
DU DÉBUT A LA FIN
ENTRETIENS D'ORIENTATION
(1) En fait dans le premier cas (celui du psychanalyste ou du philosophe « abstraits »),
l'investissement des mots se fait aux dépens de l'investissement des choses, tandis que chez le
schizophrèneil existe une réelle équivalence entre le mot et la chose.
(2) Int. Journ. of Psa., vol. XXXVII, n° 6, traduction par Florence GUIGNARD in Revue
franc, de Psa., 1970, vol. XXXIV, n° 4.
NOTULE SUR LES MOTS ET LES CHOSES 601
(1) On sait qu'après l'introduction de la dernière topique, Freud limita l'usage du terme
« névrose narcissique « à la seule mélancolie.
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où les mots sont coupés des choses pour des motifs d'ordre essentielle-
ment névrotique (phobique). L'autre où les mots et les choses se
confondent en raison du retour du sujet à l'indifférenciation narcissique
primaire : nous sommes dans le registre de la psychose (schizophrénie).
Le troisième enfin où existe une identité entre l'objet substitutif et
l'objet primaire dont la perte a été niée : nous nous trouvons au niveau
de la névrose narcissique (1).
(1) J'ai eu l'occasion de dire par ailleurs que l'énoncé mélancolique par excellence est :
« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé », auquel s'oppose l'énoncé maniaque : « Un
de perdu, dix de retrouvés. » Ce que j'ai voulu ici, à propos du mélancolique, c'est émettre
une hypothèse quant au caractère absolu de la perte d'objet par lui éprouvée. Il va de soi
que cette hypothèse, pour être plus fondée, demanderait à être insérée dans une conception
générale du Moi du mélancolique.
Traductions
SANDOR RADO
(1) Il s'agit d'une traduction française de l'articlepublié dans The Psycho-Analytic Quarterly,
janvier 1933, n° 1. Cet article lui-même est le fruit d'une traduction directe du manuscrit alle-
mand faite par Bertram D. LEWIN et publiée avec l'autorisation de l'auteur. (N.d.T.)
(2) Cette première partie de l'article est une version développée d'une communication faite
devant la section de Neuro-Psychiatrie de l'Académie de Médecine de New York, le 13 décem-
bre 1932. (Au moment où nous rédigeons cette traduction, nous n'avons pas eu connaissance
de la deuxième partie qui était annoncée.) (N.d.T.)
n'attaquent la personne que si celle-ci les introduit directement dans son corps.
Cependant, cette distinction n'a pas suffisamment marqué la pensée psychia-
trique. Dans cette discipline, l'idée fut admise qu'un certain type d'individu
« dépourvu d'inhibitions », « de volonté faible » ou encore « psychopathe »... se
trouve manifester une passion pour l'utilisation de ces drogues, ce qui veut dire,
à lire entre les lignes, que la façon dont ces substances sont introduites dans
leur corps n'a pas d'importance : le problème n'est scientifique et digne d'exa-
men qu'après leur absorption. Il faut admettre que, une fois les substances
introduites, il y a sans doute une certaine ressemblance avec les toxi-infections,
mais dans la mesure où l'on abordait tant soit peu les questions d'ordre psycho-
logique, telles que la prédisposition d'un individu à manifester une passion
pour les drogues, on tâtonnait dans le noir. La théorie de l'intoxication ne
donnait aucun point de départ pour une solution quelconque à ce genre de
problème. En vérité, même si l'on trouvait une solution à tous ceux posés par
l'intoxication somatique, ce genre de question resterait encore sans réponse.
L'étude psychanalytique du problème de la toxicomanie commence en ce
point précis. Elle commence avec la reconnaissance du fait que ce n'est pas
l'agent toxique, mais l'impulsion à s'en servir qui fait d'un individu donné un
toxicomane. Nous voyons que cette description sans préjugé attire notre
attention sur ce point précis que l'influence d'un raisonnement analogique trop
rapide nous avait permis de laisser de côté. Le problème se présente alors à
nous sous un aspect différent. Les toxicomanies apparaissent comme des
maladies déterminées par le psychisme et provoquées artificiellement. Elles
peuvent exister parce que les drogues existent, mais elles naissent pour des
raisons psychiques.
Avec l'adoption du point de vue psychogénétique, l'accent passe de la
multiplicité des drogues utilisées sur l'unicité de l'impulsion qui libère le
besoin. La facilité avec laquelle le toxicomanechange de drogue vient immédia-
tement à l'esprit, de sorte que nous nous sentons obligés de considérer tous les
types de toxicomanies comme des variétés d'une seule même maladie. Pour
préciser cette théorie, permettez-nous d'introduire le terme de pharmacothymie
pour désigner la maladie caractérisée par le besoin de drogues. Nous aurons
plus tard l'occasion d'expliquer le choix de ce terme.
La littérature psychanalytique classique contient de nombreuses contribu-
tions et références précieuses tirées particulièrement sur l'alcoolisme et la
morpbinomanie, visant essentiellement à relier ces états à des troubles du
développement de la fonction libidinale. Ce genre d'études, nous les devons à
Freud, Abraham, Tausk, Scbilder, Hartmann et d'autres auteurs en Europe,
à Brill, Jelliffe, Oberndorfet d'autres auteurs aux Etats-Unis. Deux conclusions
nettes peuvent être tirées de ces études : à savoir l'importance étiologique de la
zone érogène orale et le rapport étroit avec l'homosexualité.
Il y a plusieurs années, nous esquissions le début d'une théorie psychana-
lytique qui visait à englober le problème de la toxicomanie dans toute son
LA PSYCHANALYSE DES PHARMACOTHYMIES 605
étendue (1). De plus, des études encore inédites nous ont conduit à introduire
le concept de pharmacothymie ; c'est à la description préliminaire de celui-ci
qu'est consacré le présent article.
Puisque dans notre perspective les hypothèses tirées de la théorie de
l'intoxication somatique sont inutiles, il nous faut trouver un point de départ
meilleur en nous fondant sur les données de la psychanalyse. Notre idée
suivant laquelle malgré la diversité des drogues il n'y aurait qu'une seule et
même maladie, nous indique par où nous devons commencer. Nous devons
séparer dans l'abondant matériel clinique les éléments qui sont constants, et
déterminer empiriquement leurs interrelations ; et à partir de là, formuler la
psychopathologie générale, c'est-à-dire la structure schématique de la pharma-
cothymie. Les généralisations que nous pourrons formuler ainsi touchant la
nature de la maladie nous feront découvrir les perspectives et les idées dont
nous aurons besoin pour l'étude des phénomènes particuliers. Si notre schéma
repose sur quelque chose, plus nous ajouterons de détails nouveaux, plus il
reproduira la réalité vivante.
La pharmacothymie peut survenir parce qu'il existe certaines drogues,
« les euphorisants » pour employer un terme générique, qu'un être humain
souffrant de détresse psychique peut utiliser pour modifier sa vie émotionnelle.
Nous avons décrit cette influence dans une communication antérieure (loc.
cit.). Ici, nous dirons seulement que les effets sont de deux ordres :
1. Effets analgésiques, sédatifs, hypnotiques et narcotiques. — Leur fonction est
facile à décrire : soulagement et prévention de la douleur ;
2. Effets stimulants et euphorisants. — Ils favorisent ou engendrent le plaisir.
Ces deux types d'effets, suppression de la douleur et production du plaisir,
répondent aux exigences du principe de plaisir, ils constituent ensemble ce que
l'on peut appeler « l'effet-plaisir-pharmacogénique ». Le caractère capricieux
de l'effet-plaisir-pharmacogénique est bien connu ; il fausse la majeure partie
du travail expérimental des pharmacologues. Nous avons découvert qu'en
plus des facteurs pharmacologiques divers (nature, dose et mode d'adminis-
tration de la substance), l'effet-plaisir dépendait essentiellement d'un facteur
psychologique : c'était avec une certaine préparation active que l'individu
abordait l'effet-plaisir. Ce que le patient pharmacothymique attend de l'agent
toxique, c'est l'effet-plaisir. Mais il ne peut l'obtenir pour rien. Le patient
obtient sa jouissance au prix de souffrances sérieuses, de dommages personnels
(1) Les effets psychiques des désintoxicants : une tentative d'élaboration d'une théorie
psychanalytique du besoin pathologique, Int. J. Psa., 1926, 7. Depuis nous avons relaté l'évolu-
tion de nos idées dans un certain nombre de conférences. La toxicomanie au Congrès d'Hygiène
mentale à Washington (mai 1930) ; Intoxication et Morning after (Gueule de bois) à une réunion
de la Société psychanalytiqueallemande (novembre 1930) à Berlin ; Dépression et état d'euphorie
dans les névroses et les toxicomanies (série de conférences faites à l'Institut de Psychanalyse
de Berlin (printemps 1931)).
606 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
(1) En anglais tense dépression, le terme français de « dépression anxieuse » nous a semblé le
moins insatisfaisant. (N.d.T.)
LA PSYCHANALYSE DES PHARMACOTHYMIES 607
peut arracher une satisfaction substitutive au Moi sous forme de névrose, mais
alors l'auto-estime soutire habituellement. Un Moi dont le narcissisme veut
obtenir le maximum de satisfaction ne peut être trompé sur le caractère effecti-
vement pénible de la frustration réelle. Quand il ressent celle-ci, il réagit par
un changement affectif que nous appelons « la dépression anxieuse ». Ce qui
nous intéresse dans la psychologie profonde de cet état, c'est le fait que le Moi
compare secrètement son impuissance habituelle à sa dimension narcissique
originelle qui demeurera un idéal : il se tourmente d'autoreproches et il aspire
à quitter ses soucis et à recouvrer sa grandeur ancienne. A ce moment, comme
du ciel arrive l'effet plaisir-pharmacogénique, ou plutôt, ce qui est important,
c'est qu'il ne vient pas du ciel mais qu'il est provoqué par le Moi lui-même.
Le mouvement magique de la main apporte une substance magique... et
voyez : la douleur et la souffrance sont exorcisées, le sentiment de la misère
disparaît et le corps se trouve inondé par des vagues de plaisir. C'est comme si
la faiblesse et la détresse du Moi n'avaient été qu'un cauchemar, car il semble
maintenant que le Moi est malgré tout le géant tout-puissant qu'il avait toujours
fondamentalement pensé être.
Dans l'euphorie pharmacogénique, le Moi retrouve sa dimension narcis-
sique originelle. Le Moi n'a-t-il pas obtenu une satisfaction réelle formidable
par un simple souhait, c'est-à-dire sans effort, comme le peut seulement celui
qui s'imagineraitêtre au stade narcissique ? De plus, ce n'est pas seulement un
désir infantile mais un rêve antique de l'humanité qui se trouve satisfait dans
l'état d'euphorie. On sait généralement que les anciens Grecs utilisaient le mot
pharmacon pour désigner à la fois « drogues » et « substances magiques ». Cette
double signification justifie notre terminologie, car le terme de « pharmaco-
thymie » combinant le sens de « besoin de drogues » avec celui de « besoin de
magie » exprimejustement la nature de cette maladie. Au plus fort de l'euphorie,
l'intérêt pour la réalité disparaît et en même temps tout respect pour elle. Tous
les mécanismes du Moi qui travaillent au service de la réalité (l'exploration du
milieu, l'élaboration mentale de ses données, les inhibitions instinctuelles
imposées par la réalité) sont négligés ; et alors apparaissent des efforts pour
amener à la surface et satisfaire — ou par phantasme ou par activité maladroite—
tous les désirs insatisfaits qui se cachent à l'arrière-plan. Qui pourrait douter
qu'une aventure de cette sorte ne laisse plus profonde impression sur la vie
mentale ?
On dit généralement qu'un miracle ne dure jamais plus de trois jours. Le
miracle de l'euphorie dure seulement quelques heures. En accord avec les lois
de la nature, viennent le sommeil, puis un réveil terne et dégrisé, la « gueule
de bois ». Nous ne pensons pas tellement au malaisepossible lié à des symptômes
provenant d'organes particuliers mais plutôt à l'altération inévitable de la
tonalité affective. La situation émotionnelle qui a prévalu dans la dépression
initiale est revenue, mais exacerbée cette fois sous l'influence de nouveaux
facteurs. L'euphorie avait donné au Moi des dimensions gigantesques et avait
LA PSYCHANALYSE DES PHARMACOTHYMIES 609
presque éliminé la réalité ; maintenant, c'est l'état inverse qui apparaît, amplifié
par contraste. Le Moi est rétréci et la réalité est devenue écrasante. Retourner
à des tâches réelles serait l'étape suivante. Mais, entre-temps, ceci est devenu
plus difficile.
Dans la dépression antérieure, il se peut qu'il y ait eu remords pour avoir
délaissé ses activités. Mais maintenant, il y a en plus un sentiment de culpabilité
parce que le Moi a complètement dédaigné les nécessités de la réalité et qu'il
éprouve une peur accrue de celle-ci. De tous côtés surgit une tempête de
reproches pour cette négligence dans ses devoirs, tant vis-à-vis de sa famille
que de son travail ; mais de la veille lui revient aussi le souvenir alléchant de
l'euphorie. Tout bien considéré, en raison de l'augmentationde sa douleur, le
Moi est devenu plus irritable et, du fait de l'accroissement de l'anxiété et de sa
mauvaise conscience, plus faible. En fin de compte, il y a un déficit encore plus
grand. Que faire alors ? Le Moi pleure sa félicité perdue et souhaite ardemment
sa réapparition. Ce désir est fatalement victorieux car tous les arguments
jouent en sa faveur. Ce à quoi les douleurs de la dépression pharmacogénique
donnent naissance, c'est, avec la logique psychologique la plus rigoureuse,
le besoin d'euphorie.
Nous obtenons ainsi un certain aperçu sur quelques relations fondamentales :
le caractère transitoire de l'euphorie entraîne le retour de la dépression. Celle-ci
renouvelle le besoin d'euphorie et ainsi de suite.
Nous décrivons là un processus cyclique, dont la régularité montre que le
Moi maintient désormais son auto-estime au moyen d'une technique artificielle.
Cette nouvelle étape implique une altération de tout le mode de vie de l'indi-
vidu. Elle signifie un changement du Moi qui passe du régime de réalité au
régime pharmacothymique. On peut donc définir un pharmacothymique comme
un individu qui s'est voué à ce genre de régime; ce qui s'ensuit constitue
l'ensemble des manifestations de la pharmacothymie. En d'autres termes, cette
maladie est un désordre narcissique, une destruction par des moyens artificiels
de l'organisation naturelle du Moi (1). Plus tard, nous apprendrons de quelle
façon la fonction du plaisir erotique est impliquée dans ce processus et comment
l'évaluation de son rôle change l'aspect du tableau pathologique.
Si l'on compare une vie soumise au régime pharmacothymique à une vie
orientée vers la réalité, l'appauvrissementdevient évident. Le régime pharmaco-
thymique suit un cours bien défini et réduit de plus en plus la liberté du Moi.
Ce régime s'intéresse à un seul problème : la dépression, et à une seule manière
de le résoudre : l'administration de la drogue.
Une expérience pénible montre bientôt l'insuffisance de cette méthode que
le Moi avait cru tout d'abord infaillible. Il n'est pas du tout certain que l'eu-
phorie et la dépression reviennent toujours avec une totale régularité suivant
(1) Dans notre article, Le problème de la mélancolie, nous avons fait une première allusion
à la nature narcissique de la toxicomanie (Int. J. Psa., 1929, A, 9).
6lO REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
(I) P. SCHILDER, Uber die kausale Bedeutung des durch Psycho-analyse gewotmenenMaterials,
1921. La théorie de la paralysie générale formulée par Hollos et Ferenezi repose sur une idée
semblable.
Notes cliniques
JEAN-PAUL OBADIA
« Une fois au téléphone j'ai entendu ma femme qui disait que j'avais été
élevé dans la rue. Dans les égouts, elle alors, j'aurais pu lui dire... mais à quoi
bon.
« De chez le comte de B..., un ancien officier de marine, un homme très
simple qui avait beaucoup d'estime pour moi : « Asseyez-vous, Marcel, qu'on
discute entre hommes, entre marins... », où j'étais si bien, si estimé, il m'a
fallu partir. Elle s'était disputée avec la boniche espagnole. Aime la Comtesse
qui avait un coeur d'or venait de m'augmenter de 40 000 F par mois sans que
j'aie rien demandé. « Vous voulez un coup de piston, Marcel ?, m'avait demandé
le comte. Quand vous voudrez revenir vous pourrez, vous serez toujours très
estimé ici... »
« C'est une femme folle, docteur, à part sa fille elle ne voit personne...
Même les voisins... elle s'est disputée avec tout le monde.
« La voisine du dessus avait une fois offert à ma fille une glace : « Il y a
peut-être du poison », avait-elle dit.
« A la télé elle croit qu'on parle pour elle, qu'on la persécute (temps d'arrêt,
regard vague).
« Avec ses soeurs elles se disent des méchancetés effroyables.
« Nous, docteur, tous des garçons, sept, tous des marins (ses frères),
jamais un mot plus haut que l'autre, toujours le respect et l'honnêteté et la
droiture morale. Tous des marins. Tous des marins.
« Mon frère aîné possède une maison en Bretagne, mais je ne veux pas y
aller, il me demanderait comment ça se passe chez moi et je ne veux pas qu'on
sache...
— Mais, votre fille, tout de même...
— Non, docteur, même ma fille, elle craint sa mère, elles sont toujours
ensemble, même que ma femme lui gâche sa vie car à vingt-cinq ans elle ne
fréquente que des infirmières de la Croix-Rouge et sa mère, et c'est tout...
Jamais un jeune homme, l'esprit Croix-Rouge.
— Ne croyez-vous pas que vous aussi vous avez un peu l'esprit Croix-
Rouge? (Un peu surpris.) C'est possible... Elle tient un peu de moi... C'est
une belle fille, 1,70 m, bien faite avec de beaux yeux noirs comme sa mère...
l'esprit Croix-Rouge, vous savez c'est aussi l'esprit breton...
« Ah ! docteur est-ce que je vais vivre encore longtemps ?
« J'en ai marre de la vie. On me dirait : « Tu vas mourir demain » que ça
ne me ferait rien. Ce serait même le plus beau jour de ma vie. Je ferais un bon
gueuleton et puis hop ! »
Tel est l'entretien d'aujourd'hui.
Bien que je connaisse ce patient depuis longtemps, toujours triste, parfois
ironique, c'est une rare séance où « les choses » se ramassent et s'ordonnent
aussi nettement.
La polyarthrite, actuellement presque éteinte, remonte à l'âge de 43 ans.
D'apparition brutale pendant une traversée de l'Atlantique faisant suite,
NOTES CLINIQUES 621
R. FR. P. 21
Réflexions critiques
SERGE LEBOVICI
L'ATTENTION ET L'INTERPRÉTATION
(Une approche scientifique de la compréhension intuitive
en psychanalyse et dans les groupes) (1)
par W. R. BION
cet O. Il connaît des phénomènes en vertu de ses sens, mais étant donné que
c'est O qui l'intéresse, il faut considérer les événements soit en tant qu'ils
présentent le défaut d'être hors de propos et donc de faire obstruction au
processus aboutissant à devenir (1) O, soit parce qu'ils ont le mérite des chiens
d'arrêt qui font lever le gibier et qu'ils suscitent donc le processus. »
Ces quelques lignes montrent la place que Bion confère à l'analyste pour
qu'il approche d'être ou de devenir O dans une élaboration commune à son
patient et à lui. Il doit se vider, éviter de tenir compte de l'expérience, ne se
souvenir de rien, chercher à ne pas comprendre. Il doit être un contenant
(container) : « Ce mécanisme, utilisé pour remplir les tâches de la pensée
jusqu'à ce que la pensée les assume, apparaît comme un échange d'abord entre
bouche et sein, ensuite entre bouche introjectée et sein introjecté. C'est ce que
je considère être comme une réaction entre contenant (container) $ et
contenu (contained) S. $ paraît être à ce stade l'élément le plus proche de la
mémoire. Il faut considérer les termes que j'utilise comme des représentations
verbales d'images visuelles... » (p. 65).
Ainsi le psychanalyste doit se débarrasser de souvenirs et de désirs qui,
parce que formulés, n'exigent pas de formulation et le conduiraient à empêcher
le travail fondamental K -> O (du savoir à l'être). « Pour quiconque a eu
l'habitude de se remémorer ce que disent les patients et de désirer leur bien,
il sera difficile de concevoir le mal fait à l'intuition psychanalytique qui est
inséparable de n'importe quel souvenir et de n'importe quel désir » (p. 69).
Bion préconise comme attitude analytique « la foi », « la foi en une réalité
et une vérité ultime — l'inconnu, l'inconnaissable, l'infini informe ». Ainsi les
souvenirs et les désirs que l'analyste rencontre — chez lui-même ou son
patient — sont-ils peut-être inévitables. Mais ils ne deviennent utilisables que
lorsque la foi n'en est pas entachée. L'objet défini, celui du patient, ne peut être
retrouvé que s'il se pose dans une conjonction constante, dont la signification
« se déclarera lorsque toutes traces de souvenir et de désir auront été
supprimées ».
Pour arriver à cet état, Bion parle de l'at-one-ment, état union (ne faire qu'un
at-one), moment décisif ((mo)-ment), moment qui suscite « l'étonnement »
de l'analyste. Ces jeux de mots, je les propose pour essayer de faire comprendre
ce que veut dire ici l'auteur. Je le cite à nouveau un peu longuement (p. 71
et 72) : « Le souvenir et le désir constituent des éléments essentiels à la compo-
sition de la formulation nouvelle, mais il faut faire une distinction entre deux
catégories d'événements mentaux. Dans l'une, il s'agit d'une évocation du
souvenir et du désir avec des poussées de possessivité et d'avidité sensorielle ;
les impulsions engendrent souvenir et désir, souvenir et désir engendrent l'avi-
dité sensorielle. Dans l'autre, il s'agit de l'évocation des souvenirs et des désirs
parce que l'expérience de l'état d'union (at-one-ment) ressemble à la possession
S'il s'agissait de résumer les idées de Bion à ce sujet, on pourrait dire qu'il
oppose encore le psychanalyste et l'institution, mais dans un effort de
généralisation.
Le groupe ou l'institution sont gouvernés par des conjonctions constantes
qu'on pourrait appeler symboliques, au sens par exemple où Melanie Klein
définit la pensée symbolique. Le psychotique a son mode symbolique, porteur
de messages personnels. C'est une communication, également constante, dans
ses liens, mais qui ne parle qu'entre lui et son dieu.
Dieu c'est la mère. Le psychotique, c'est le mystique (ou le psychanalyste).
Dans la perspective de cette rencontre, le symbole est quelque chose qui est
interprété comme s'il avait une valeur symbolique valable pour tout le groupe :
« Ainsi une circonstance adverse peut être
utilisée comme « symbole » (pas
comme « signe ») de la colère de dieu, où les expériences passées peuvent être
représentées par des symboles dont la base génétique se trouve dans leur
substrat sensoriel » (p. 118).
De ce fait l'expérience du couple analytique (l'analyste et son patient)
n'est pas admise par le groupe : « ... si la technique que je propose est aussi
bonne que je le crois, ces caractéristiques fondamentales, l'amour, la haine,
la crainte sont tellement avivées que le couple de participants peut les ressentir
comme presque insupportables : c'est le prix qu'on doit payer pour la trans-
formation d'une activité qui est relative à la psychanalyse en une activité qui
est la psychanalyse. L'activité qui est la psychanalyse éveille les désirs de savoir
comment le groupe réagit à la relation du couple ; ce désir apparaît sous le
masque du désir de validation de renommée populaire ou d'approba-
tion » (p. 119 et 120).
Bion reconnaît que l'institution — et en particulier l'institutionalisation
de la psychanalyse — est indispensable : il parle alors de l'establishment :
c'est à lui, c'est-à-dire au groupe chargé d'établir les règles, la « caste dirigeante
des instituts de psychanalyse », de « fournir un substitut au génie ». Ces règles
sont établies pour le bénéfice de ceux qui ne peuvent pas accéder à « l'expérience
directe d'être psychanalystes ». Ils peuvent ainsi avoir « une connaissance de
la psychanalyse et la communiquer ».
Bion explique que Freud doit être continué par des génies dont les groupes
psychanalytiques doivent supporter le choc ou permettre la survenue, grâce
ou en dépit des règles institutionnelles. Bion appelle ces génies les « mystiques »,
à la fois créateurs (ceux qui se conforment aux règles de l'establishment) et
destructeurs (ceux qui, dans leur nihilisme,détruisent leurs propres créations).
Les choses sont plus compliquées dans l'institution psychanalytique où « le
travail de groupe », défini par l'establishment, n'empêche pas chacun de ses
RÉFLEXIONS CRITIQUES 635
membres d'être clivé entre son self idéalisé et surmoïque et son self non régé-
néré, non psychanalysé. Ces psychanalystes ne peuvent désormais communiquer
avec leur Dieu d'autrefois : « Le Dieu avec lequel ils étaient familiers
est fini ; le Dieu d'avec lequel ils sont maintenant séparés est transcendant et
infini » (p. 134).
Le conflit des créateurs et du groupe ne peut pas ne pas se transporter à
l'intérieur du groupe, à moins que tous les membres du groupe ne réalisent
qu'il y a un abîme entre l'opinion qu'ils ont d'eux-mêmes en tant que personnes
omnipotentes et celle qu'ils ont d'eux-mêmes comme hommes ordinaires. Sinon
l'identification projective règne au sein du groupe par un agi interminable.
Dans cette situation « le mystique » est toujours privé par le groupe du droit
d'affirmer « son expérience directe de Dieu ».
A cette situation, Bion applique de nouveau la triple qualification « commen-
sale, symbiotique et parasitique ». L'association commensale permet la crois-
sance du mystique et du groupe. Dans la relation symbiotique alternent
bienveillance et envie. Mais dans la relation parasitaire, « même la bienveillance
est mortelle. On peut en voir facilement un exemple : c'est celui où le groupe
porte l'individu à une position dans l'establishment où ses forces sont déviées
de son rôle créateur-destructeur et absorbées dans des fonctions adminis-
tratives » (p. 138). Bion trouve donc qu'il y a danger « à inviter le groupe ou
l'individu à devenir respectable, à être qualifié sur le plan médical, à être un
organisme universitaire, à être un groupe thérapeutique, bref tout sauf explosif.
L'attitude réciproque chez le mystique est que le groupe devrait prospérer
ou se désintégrer, mais il ne faut pas qu'il soit indifférent » (p. 138 et 139).
Pour conclure cette analyse dialectique des rapports du mystique (le vrai
psychanalyste) et du groupe, Bion exprime l'idée qu'il y a une contradiction
entre le vertex de certains groupes psychanalytiques (invariant de l'idée de
maladie, de traitement, de pronostic, de nosographie, de puissance, de gains
matériels par exemple) et les vertices inconscients, mis à nu dans la psychana-
lyse de chacun. Jusqu'à présent on se contentait de l'analyse des motivations
inconscientes et la configuration oedipienne paraissait plus ou moins suffisante
pour faire le constat de cette contradiction. Dans la configuration 3 $, le but
de l'institution est en fait de « contenir le mystique et d'institutionaliser son
oeuvre ». Mais « un accès direct à l'O du mystique et à l'O de l'orgie dionysiaque
est à la fois contenu et limité par des dogmes religieux qui y sont substitués dans
l'esprit des gens « ordinaires » » (p. 149).
Cet écart ne saurait être expliqué par des références à la « théorie psycha-
nalytique ». Bion se reconnaît encore kleinien, mais indique qu'il se sent séparé
par un fossé de nombreux psychanalystes de cette école théorique. « Les
différences en théorie sont des symptômes de différences de vertex et non une
mesure des différences » (p. 149).
636 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
Je crois avoir donné un aperçu suffisant des idées développées par Bion dans
ce livre fulgurant et passionnant. Il y apparaît que le vrai psychanalyste est
décrit comme un mystique proche de la connaissance de son dieu (et non de
Dieu qui sent déjà l'institutionalisation). Etre psychanalyste, c'est être un
contenant prêt à recevoir l'expérience ineffable du O, sans tenir à l'idée de
guérir, sans désir, sans souvenir, sans contact avec la réalité telle qu'elle est
perçue par le groupe.
On voit donc que Bion est bien un adepte de la gnose et qu'il se situe dans
une perspective fréquemment défendue de nos jours, celle qui décrit la psycha-
nalyse comme une « contre-technique » pour dire ou créer l'ineffable, pour
« intuitionner » l'inconscient de chaque individu, en dehors de toute référence
à l'histoire tenue en mépris.
Je vois dans cet ouvrage un écrit plus achevé et plus vivant qu'aucun autre
de ceux qui mettent en cause le principe psychanalytique de la réalité, c'est-à-
dire de l'histoire des conflits internalisés et de la réalité des imagos, construites
à partir d'une réalité expérimentée, internalisée et reprojetée dans le monde
extérieur. La lecture de ce livre fait donc réfléchir à d'autres lectures sur la
réalité en psychanalyse (1). Avec celles-ci, les perspectives dites génétiques,
fondamentales selon moi dans l'oeuvre de Freud, restent inconciliables. Les
critiques adressées par F. Pasche au livre de S. Viderman seront relues ici avec
profit (2).
Il n'est pas jusqu'aux accents mystiques et touchants de ce livre qui ne font
entendre quelque écho de perspectives dites créatrices ou « révolutionnaires »
de certains qui s'ingénient à mettre en cause les institutions psychanalytiques.
Je mè suis attaché à défendre au contraire l'idée qu'il existe une identité
du psychanalyste (3), identité qui ne nie pas le pouvoir des forces créatrices,
mais qui ne saurait s'affirmer par filiation directe ou parthénogenèse et qui se
réfère à l'idéologie de la configuration oedipienne, laquelle définit les groupes
structurés et non les foules où l'idéal du Moi est informe ou pris en charge
par un leader religieux (cf. S. Freud, Analyse du Moi et psychologie collective).
Je ne saurais donc comprendre le projet de créer « une grille » que comme
un besoin de réassurance. On y trouve comme une conjonction idéale entre
mystique et mathématique. J'ai fait très peu allusion à cet appareil explicité
dans la grille de Bion et éclairé par le glossaire proposé par J. Kalmanovitch,
traductrice de cet ouvrage.
(1) Cf. D. BRAUNSCHWEIG, Psychanalyseet réalité, R. franc. Psychan., 1971, 5-6 ; S. VIDER-
MAN, La construction de l'espace analytique, Paris, Denoël, 1970 ; C. STEIN, L'enfant imaginaire,
Paris, Denoël, 1971 ; J. LAPLANCHE Vie et mort en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1970.
(2) F. PASCHE, Le passé recomposé, R. franc. Psychan., 1974, XXXVII, 2-3.
(3) Cf. l'éditorial rédigé avec D. Widlôcher pour la lettre d'information présidentielle n° 3
sur l'identité du psychanalyste et de la psychanalyse.
RÉFLEXIONS CRITIQUES 637
Bion écrit : « Il est essentiel que le langage soit préservé. A cette fin, des
règles sont établies et les mots et définitions doivent être utilisés en accord
avec ces règles. » L'Oxford dictionary, « la philosophie linguistique, la logique
mathématique sont des hommages rendus à l'oeuvre qui se poursuit sans
cesse à cet effet » (p. 140). Plus loin : « ... Ce qui est nécessaire, ce n'est pas
une base pour la psychanalyse et ses théories, mais une science qui ne soit
pas limitée par sa genèse dans le domaine de la connaissance et du substrat
sensoriel. Il faut que ce soit une science où l'on ne fasse qu'un avec son objet
(at-one-ment). Il faut qu'elle ait des mathématiques d'union et non d'identifica-
tion (1). Il ne peut y avoir une géométrie du « semblable », de « l'identique »,
de « l'égal » ; seulement de l'analogie » (p. 154).
Bion propose que Paffect soit une référence mathématique : « Lorsque je
parle de « nombre » dans le contexte des affects, le terme a trop d'associations
dont je n'ai que faire. J'utiliserai donc (£) pour désigner un « objet mathéma-
tique » que j'emploie comme nom d'un affect » (p. 155).
Vient alors un passage que je considère comme décisif, parce que révélateur
selon moi de l'esprit de la gnose : « L'algèbre axiomatique paraît être entièrement
indépendante de son substrat et peut se développer en conséquence ; d'après
la théorie que j'ai exposée ici, quoiqu'elle puisse au début représenter des
affects qui forment le substrat, l'algèbre axiomatique — que j'ai prise pour
exemple — devient entièrement indépendante de ce substrat » (p. 156). Et
plus loin : « Les phénomènes non sensoriels forment la totalité de ce qu'on
considère communément comme l'expérience mentale ou spirituelle. <\i (£) qui
représente des réalisations non sensorielles paraît assez facilement s'adapter
pour que des manipulations représentent des manipulations sensorielles, mais
non pas pour que des manipulations représentent les réalisations sensorielles.
Si « trois » représente une réalisation non sensorielle de « triplicité », pourquoi
ne peut-il être amené à représenter en se combinant à « dix », « cinq », etc.,
l'angoisse ou l'amour ou la haine ? » (p. 157).
Je n'irai pas plus loin dans cette analyse de la grille de Bion. Mais ne voit-on
pas clairement que le mystique a besoin d'être structuraliste et n'y voit-on
pas un rappel de la langue utilisée par Lacan et de son besoin de se référer aux
graphs et à la linguistique structurale ? Avec d'autres, il me semble que nous
ne connaissons de l'inconscient que ses dérivés, que les élaborations des
pulsions et que nous avons besoin de la métapsychologie freudienne qui en est
l'élaboration.
Aussi bien me semble-t-il nécessaire de résister à la séduction de la position
défendue dans ce livre, même si « l'état du psychanalyste » qu'il y définit n'est
pas sans nous placer devant un charme nostalgique : « Dans chaque séance,
s'il a suivi ce que j'ai exposé dans ce livre, le psychanalyste devrait être en
mesure de prendre conscience, particulièrementen ce qui concerne le souvenir
(1) Cest le psychanalystequi doit évidemment tolérer la frustration qui lui est imposée.
(2) Souligné par moi.
RÉFLEXIONS CRITIQUES 639
Ce livre bref, mais extrêmement dense comme tous ses travaux, se situe
dans l'oeuvre de Bion après les recherches psychanalytiques sur les petits
groupes qui viennent heureusement d'être rééditées en français (P.U.F., 1973)
et avant les Eléments of psychoanalysis (1963) déjà analysés dans ces colonnes
par Michel Vincent (2).
L'introduction nous avertit que la pratique psychanalytique avec les
patients présentant des troubles de la pensée montre le besoin d'une reconsi-
dération des idées sur l'origine et la nature des pensées et une reconsidération
parallèle des mécanismes par lesquels « penser » des pensées est réalisé. Le livre
traite d'expériences émotionnelles en rapport à la fois avec les théories de la
connaissance et la psychanalyse clinique. Bion utilise les termes de fonction
et de facteurs, en référence aussi bien à leur usage philosophique et mathéma-
tique qu'à leur usage commun pour parler des activités d'une personne comme
fonction de sa personnalité et des facteurs qui interviennent dans la réalisation
de cette fonction (exemple : un homme se promène, sa promenade peut être
considérée comme fonction de sa personnalité (F) et on peut découvrir ensuite
que sa promenade est motivée par son amour pour une fille (facteur L, lové)
et par son envie vis-à-vis de l'ami de la fille (facteur E, envy) ce que Bion écrit
F = L + E. L'auteur ne considère pas les méthodes utilisées dans ce livre
comme définitives : il se compare à un savant qui continue à employer une
théorie dont il sait qu'elle est erronée parce qu'une meilleure théorie n'a pas
encore été découverte.
Dans un sommaire du livre, Bion indique qu'il fait une description stylisée
d'expériencesémotionnelles auxquelles il a participé et pense que cette méthode
de présentation entraîne beaucoup moins de falsification qu'un enregistrement
des séances au magnétophone qui entraîne la falsification à l'intérieur de la
séance elle-même. La falsification est maximum car l'enregistrement donne la
reproduction apparemment parfaite de quelque chose qui a été falsifié.
Le premier chapitre reprend la définition des facteurs de la person-
nalité = activité mentale opérant avec d'autres pour réaliser des entités stables
qu'il appelle fonctions de la personnalité. Les facteurs ne sont repérés que par
l'observation des fonctions. Un exemple est fourni. La théorie des fonctions
(1) New York, Basic Books Publishing Company, Inc., 1962, 111 p.
(2) Rev franc. Psychanal., 1972, n° 4, pp. 683-687.
qui ne sont pas simplement des ^-éléments, car ils comportent l'association de
^-éléments avec des vestiges du Moi et du Surmoi, tandis que les p-éléments
ne comportent que des impressions sensorielles, l'impression sensorielle comme
part de la personnalité qui en fait l'expérience, et comme la chose en elle-même
à laquelle cette impression correspond. Bion revient ensuite sur la fonction
de la barrière de contact qui inclut la fonction du Moi.
Le chapitre XI relie la théorie de Poe-fonction à la théorie de la pensée à
propos de l'article de Freud sur « Les deux principes... ». Pour comprendre la
pensée et ses troubles, il faut saisir le lien entre l'intolérance à la frustration
et le développement de la pensée. Tout dépend si l'enfant s'oriente vers
l'évitement de la frustration ou vers la modification de la frustration, que
l'intolérance à la frustration soit primitive ou secondaire.
Le chapitre XII reprend la théorie de l'activité de « penser » à partir de la
théorie kleinienne de l'identificationprojécrive. Il existe une fantaisie omnipo-
tente suivant laquelle il est possible de se séparer de parties de la personnalité
temporairement non désirées, quoique parfois valorisées et de les introduire
dans un objet. En pratique il est important que l'analyste soit capable de repérer
si son patient est suffisamment adapté à la réalité pour manipuler son environ-
nement de manière à donner consistance à sa fantaisie d'identificationprojective.
Cette capacité du patient est directement liée à son aptitude à tolérer la frus-
tration. La frustration est étudiée à travers l'exemple du nourrisson au sein :
Bion n'attribue pas au nourrisson une conscience de son besoin de lait et
d'amour, mais une conscience du besoin non satisfait. On peut dire que l'enfant
se sent frustré si l'on admet avec Freud qu'il dispose de la conscience comme
organe sensoriel de perception des qualités psychiques. L'enfant ne sent pas
qu'il veut un bon sein mais sent qu'il veut en évacuer un mauvais. Le bon sein
associé au lait est la chose elle-même (en soi) (en actualité), le mauvais sein
est plutôt vécu comme une idée. En dehors des canaux physiques de communi-
cation Bion pense que l'amour maternel est véhiculé par la rêverie, la rêverie
maternelle étant limitée aux contenus en relation avec l'amour et la haine et
considérée comme un facteur de l'a-fonction de la mère. A un extrême, un
enfant qui a une capacité de tolérer la frustration élevée peut survivre mentale-
ment avec une mère incapable de rêverie. A l'autre extrême, un enfant parti-
culièrementincapable de tolérer la frustration ne pourra survivre sans défaillance
mentale même à l'expérience de l'identification projective avec une mère
capable de rêverie, seul un sein incessamment nourrissant peut servir et c'est
impossible ne serait-ce que par manque d'appétit. L'identification projective
entre en action à partir d'un certain degré d'intolérance à la frustration, mais
cela reste réaliste dans la mesure où cela correspond à une conscience de la
valeur de la pensée pour adoucir la frustration lorsque le principe de réalité
est dominant.
Le chapitre XIII montre l'intérêt d'une formalisation de l'expérience
analytique. L'analyste a besoin de son propre livre de théories psychanalytiques
646 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
d'abord la crainte de mourir se retrouve à la fin avec une terreur sans nom. La
violence de l'émotion associée à l'envie — un des facteurs de la personnalité
ou — K est en évidence —, affecte les processus de projection de sorte que
beaucoup plus que la crainte de mourir se trouve projeté, à la limite tout
l'appareil psychique se trouve évacué par l'enfant, en particulier le désir de
vivre, qui préexiste à la crainte de mourir, est une part de bon que le sein
envieux a confisqué. Dans le lien K, 9 <? trouvent un lieu parce que l'enfant
peut réintrojecter les deux parties reliées. Mais — ? et— <? retournent à
un objet qui ne peut les couvrir avec guère plus qu'une apparence de psychisme.
Le processus de destruction ne peut que se poursuivre. Il y a haine de tout
nouveau développement dans la personnalité comme si le nouveau dévelop-
pement était un rival qui devait être détruit. En contraste avec la fonction (K)
d'apprentissage de ? 3, — ? <$ est engagé dans la collection d'éléments signifi-
catifs <? de telle manière qu'ils soient assujettis à — $, de telle sorte qu'ils soient
dépouillés de toute signification. Il en est ainsi des interprétations de l'analyste
dans ces cas. Les éléments a sont convertis en ^-éléments,de sorte que le patient
est entouré d'objets bizarres qui sont le résidu de pensées et de conceptions qui
ont été privées de leur signification et rejetées. En -— K, l'abstrait et le général,
pour autant qu'ils existent, sont convertis en « choses en soi », le particulier
est dénué de toute qualité qu'il puisse avoir, c'est la dénudation et non l'abstrac-
tion qui est le produit final. En — K, aucun groupe ni idée ne peuvent survivre
en partie à cause de la destruction résultant de la dénudation et en partie à
cause du produit du processus de dénudation.
Un tel livre passionne à la fois par certaines idées neuves qui y sont intro-
duites et laisse par ailleurs un sentiment d'irritation peut-être causé par une
certaine sécheresse. C'est le cas de dire suivant la formule de Robert Barande
qu'il s'agit du discours d'un psychanalyste kleinien qui a eu l'idée de réfléchir
sur les interrogations survenues dans l'expérience à la fois théorique et pratique
qu'il a de la psychanalyse des psychotiques et qui a été amené ce faisant à
réfléchir à la théorie de la pensée avec l'aide de Kant, de Frege et de Popper,
pour ne citer que ces trois noms. C'est une étape vers une théorie psychana-
lytique de la pensée.
J.-P. JACQUOT
LE PSYCHANALYSME
de Robert CASTEL (I)
Si jamais néologisme parut pertinent, c'est bien celui que forge R. Castel
pour définir l'objet de son étude. « Ombre portée de la psychanalyse », le
psychanalysme est observable par quiconque possède un grain d'indépendance
d'esprit, de sens critique, ou simplement de capacité d'étonnement. Voilà
donc un titre aussi adéquat qu'efficace, qui stimule l'imagination avant même
que le contenu de l'ouvrage n'en confirme ou infirme les promesses. Les néo-
logismes heureux demeurent rarement sans postérité. Celui de Freud, la
psychanalyse (procédé d'investigation, méthode thérapeutique, corpus scienti-
fique) a engendré tout naturellement, en ligne directe, les mots de psychanalyste,
psychanalysé, psychanalysant. Celui de R. Castel aura-t-il la même fécondité ?
Pour opposer à l'authentique rencontre psychanalytique le match truqué du
psychanalysme, parlerons-nous un jour, par exemple, de psychanalysmeur,
psychanalysme, psychanalysmant ?
L'auteur lui-même répondrait probablement par la négative. Sans doute
même renverrait-il dos à dos le psychanalyste et le psychanalysmeur, pour
argumenter dialectiquement son désir de voir un jour surgit l'analyseur (sans
psy). En effet s'il prend soin dès son avant-propos, et à plusieurs reprises
ensuite, de préciser « d'emblée, pour essayer d'éviter un contresens qui ne
manquera cependant pas d'être fait, que la psychanalyse n'est pas le psycha-
nalysme » (p. 10), il n'en affirme pas moins et beaucoup plus souvent que ces
deux « faits sociaux » ne sauraient en aucun cas être séparés, pas plus que
« la gaze et le rideau », selon l'image de Rimbaud (p. 254). Le rideau c'est la
psychanalyse, et la gaze c'est le psychanalysme, ensemble de faits qui affectent
le tissu social où l'on peut donc les observer et les décrire. Si la psychanalyse
était ce qu'elle prétend, c'est-à-dire « pure » en son principe, elle serait faite
d'une gaze si ténue, véritablement immatérielle (comme la pureté) que le plus
brillant soleil demeurerait impuissant à projeter d'elle l'ombre la plus légère
sur le plus immaculé des supports. Totalement transparente, elle échapperait
au regard du socio-historien qui, sauf mauvaise foi (elle-même justiciable alors
d'une critique psychanalytique), n'aurait plus que plaisir à fustiger, en compa-
gnie légitime des vrais héritiers de Freud, les déviations et récupérations qui la
travestissent aux yeux des mal-informés. Ce travail, difficile, parviendrait néan-
moins dans chaque cas à dégager derrière les oripeaux et doubles rideaux des
« applications psychanalytiques » la non-gaze immatérielle, quoique réelle, dont
l'existence ainsi paradoxalementdévoilée prouverait que le rideau-psychanalyse
1. «Il n'est que d'ouvrir les yeux sans être inconditionnellement fasciné
par la psychanalyse pour être frappé par la radicale inadéquation des justifi-
cations psychanalytiques par rapport à ce dont elles sont censées rendre compte,
le mode de présence de la psychanalyse à la société » (p. 33). En la personne de
praticiens confirmés ou en celle d'amateurs-prosélytes, elle est partout : dans
les organismes psychiatriques, parapsychiatriques, médicaux, paramédicaux,
pédagogiques ; à l'Université, dans l'orientation professionnelle, la réadaptation
des délinquants, la formation des éducateurs spécialisés ; dans l'industrie et
la publicité, chez les manipulateurs des masses. Récupérée par les diverses
structures de pouvoir, elle est aussi bien récupérante, profitant avec elles de
l'exploitation des assujettis. C'est donc qu'elle est récupérable. Sa soi-disant
pureté idéologique n'a pas résisté à l'usage.
2. « Comme toutes les découvertes fondamentales, la psychanalyse s'est
instituée par un coup de force » (p. 38). Contre le pouvoir des théories et pra-
tiques médico-psychologiques antérieurement établies certes ; mais surtout,
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et cela avait été méconnu par Freud lui-même, contre la réalité socio-politique.
Car le « contrat analytique duel » crée déjà une institution, la plus petite possible
puisque ne concernant que deux personnes, mais violente comme toute insti-
tution. Ici c'est le social et le politique qui se trouvent visés par cette violence,
puisqu'ils sont ignorés par le contrat. La psychanalyse « produit de l'a-politique
comme le boulanger fabrique du pain » (p. 54). Or « les formations de l'in-
conscient ont déjà une signification sociale et politique parce qu'elles sont
produites par la neutralisation du social et du politique » (p. 56).
3. La psychanalyse est « une relation de service personnalisée » qui ne veut
pas l'avouer pour ne pas admettre : qu'il n'est pas certain que le patient ait
vraiment « quelque chose à réparer », ni que le psychanalyste soit vraiment un
spécialiste compétent, ni donc que le contrat qui les lie ait une finalité objective ;
qu'en revanche il est certain que le psychanalyste se fait payer ses services et
qu'il en vit, qu'il occupe une position sociale privilégiée ainsi que la majorité
de ses clients, qu'iltire d'eux une « plus-value » de savoir. La relation psychana-
lytique a pour effet de camoufler définitivement ces certitudes ou incertitudes
aux yeux du patient, ainsi qu'à ceux du psychanalyste, du moins s'il tient
et parvient à ce prix à se croire sincère. « Le dispositif analytique implique
comme sa condition de possibilité et réitère dans chacune de ses phases cela
même qu'il exclut pour exister. J'appelle inconscient social de la psychanalyse
cette sous-jacence non analysée... » (p. 60).
4. « Freud, on le sait, avait cru apporter « la peste » aux Etats-Unis. Il est
difficile aujourd'hui de se rappeler cette anecdote autrement que sur un mode
ironique » (p. 83). Comme la révolution de Sergio Leone, la peste psychana-
lytique n'est que du cinéma : « Ainsi la transgression sexuelle la plus « scanda-
leuse », l'inceste mère-fils, est représentée dans les circuits de cinéma commer-
ciaux et reçoit l'approbation unanime de la critique bien pensante » (p. 86).
Les psychanalystes, dont les uns produisent des écrits évidemment réaction-
naires, et d'autres des travaux à prétention révolutionnaire, retrouvent leur
unanimité pour affirmer que leur méthode est « la subversion perpétuelle qui
n'a pas besoin d'emprunter les voies ordinaires de l'action pour représenter le
paradigme de la contestation de tout conformisme » (p. 79), moyennant quoi
ils s'abstiennent soigneusement de remettre en question par des actes, seuls
vecteurs sérieux des intentions révolutionnaires, les structures sociales à l'abri
desquelles ils perpètrent leur « pratique privée », dont les adeptes sont soigneu-
sement triés et dont le déroulement est rigoureusement clivé des pratiques
sociales » (p. 86). Flattant le narcissisme des héritiers et monopoliseurs des
biens de culture, la psychanalyse ne mobilise plus qu'une faune de spécialistes,
candidats au pouvoir oraculaire, « étudiants mal préparés, intellectuels prolé-
taroïdes, psychothérapeutes aux frontières de la culture universitaire, etc. »
(p. 88), qui travaillent de manière insensée pour accéder au niveau des pontifes
et ne vivent plus qu'au second degré, pour se raconter sur le divan pendant
« un nombre d'années qui se chiffrera bientôt par dizaines » (p. 92). Parmi les
RÉFLEXIONS CRITIQUES 657
rescapés, s'il en reste, on ne peut que constater que « les « libérés » de la cure se
lancent rarement dans de grandes aventures. Ils investissent ou réinvestissent
de petits domaines privés, à l'ombre de leur milieu... » (p. 99).
5. La pauvreté intellectuelle des critiques passéistes de la psychanalyse,
telles que la Scolastiquefreudienne de Debray-Ritzen, permet de voir sans fard
ce que dissimule sous sa scientificité la médecine traditionnelle : « Déni de
toute réciprocité dans la relation thérapeutique, monopole mandarinal du
pouvoir, justification d'une hiérarchie rigide par les pseudo-exigences de la
division du travail scientifique. En médecine mentale, c'est particulièrement
aberrant et régressif » (p. 105). Puisque Debray-Ritzen la critique, on pourrait
imaginer a contrario que la psychanalyse est vierge de telles tares, ce qui la
différencierait donc aussi des psychologies « scientifiques » telles que le béha-
viorisme, le pavlovisme, etc. On pourrait en profiter pour prétendre une fois
de plus que les « synthèses intégratives » modernes de type Moreno, Rogers,
ou culturalisme, ne sont que des récupérations. On soulignerait en particulier
que « la psychanalyse représente sans doute la seule situation dans l'aire des
« sciences humaines », où le savoir prélevé au sujet semble lui être à peu près
intégralement restitué » (p. 116), mais ce serait oublier de se demander pour
qui est le danger dans la cure : pour le psychanalyste ou pour son client ?
Ce qui est si souvent caricatural dans les institutions où sévissent des psycha-
nalystes opère déjà dans la cure la plus orthodoxe. Le patient y est dépossédé
de ses propres repères, de ses certitudes, sans qu'il lui en soit proposé d'autres,
ni même expliqué pourquoi ils étaient sans fondement. « Le psychanalyste (lui)
coupe simplement l'herbe sous les pieds » (p. 119). Cette violence symbolique,
dénuée certes de tout autoritarisme manifeste, mène à un processus d'incul-
cation invisible pour le psychanalysant, et d'accumulation-détournement d'un
savoir pour le psychanalyste. Ainsi celui-ci renforce-t-il sa position sociale
typiquement aristocratique.
6. « La psychanalyse se doit de vivre sur le mythe de la révolution perma-
nente par l'inconscient, mais elle se sent rongée de l'intérieur par le spectre
de la routinisation bureaucratique. De fait cette contradiction est indépassable
dans les termes de la doctrine et les psychanalystes les plus lucides reconnais-
sent qu'ils ne peuvent passer que des compromis plus ou moins satisfaisants
sur la base d'un antagonisme fondamental entre le message de l'inconscient et
la manière dont il se trouve piégé dans des structures organisationnelles »
(p. 128). En conséquence seule l'analyse sociologique (et non pas la socio-
psychanalyse...) est capable de fournir une interprétation correcte de l'histoire
de l'institution psychanalytique. Pour cela deux analogies s'avèrent immédia-
tement fécondes : l'évolution de la psychanalyse comme passage de la secte à
l'église; son évolution comme passage d'une organisation artisanale de type
corporatif à une organisation de type industriel. Il s'agit de diffuser la doctrine
d'une part, d'assurer un placement avantageux aux jeunes et à « l'armée des
besogneux de la psychanalyse » d'autre part. Le fait que cela fonctionne, malgré
R. FR. P. 22
658 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
les contradictionsinternes, confirme que l'extra- et l'intra-analytiquesont indis-
sociablement liés, malgré la prétention théorique des purs.
7. « Les agents de la psychanalyse qui infiltrent les nouveaux secteurs de la
santé mentale n'en sont pas les soldats perdus. Ils n'en sont même plus déjà
les francs-tireurs, mais les premiers bataillons de l'armée de rechange psycha-
nalytique qui investissent les principales lignes du front du contrôle social »
(p. 145). Depuis la loi de 1838 jusqu'aux décrets d'application de la politique
de secteur, en passant par le Livre blanc de la Psychiatriefrançaise, les diverses
formes de psychothérapie institutionnelle, la psychiatrie communautaire,
l'expérience du XIIIe arrondissement, la prolifération des institutions para-
psychiatriques, toute l'histoire de la médecine mentale s'inscrit dans une
logique qui dès le XIXe siècle dessinait en creux la place que viendrait occuper la
psychanalyse, au coeur du système. Les luttes parfois furieuses qui opposent les
frères ennemis des diverses catégories de « techniciens de la santé mentale »
ne sauraient masquer que « chaque orientation assume une partie d'une tâche
plus générale dont la finalité globale échappe au contrôle des agents engagés
souvent en toute bonne foi dans le processus » (p. 173). Des laissés-pour-compte
de l'urbanisation du XIXe siècle aux ratés de la scolarisation de notre décennie,
il s'agit toujours de faire la chasse aux déviants que la violence sociale fabrique.
Aux raffinements de la violence correspondent, par un mandat implicite
mais fondamental, les sophistications successives dont s'adorne l'impérialisme
médical, depuis la ségrégation asilaire jusqu'à la dissémination des travailleurs
sociaux dans la cité. Le psychanalyste, son fou et la psychiatrie communientdans
la même inconscience de ce qui les agit.
8. « Le schéma psychiatrique classique était, quoi qu'on en ait pu dire
parfois, difficilement exportable » (p. 195), mais grâce à la psychanalyse se
prépare « quelque chose comme un grand désenfermement, qui ne signifierait
pas pour autant une libération, mais à la fois un éclatement et une généralisation
des modalités du contrôle social dont on voudrait ici repérer les premiers
signes... » (p. 184). Car le psychanalyste, « homme « libre », en ce sens que,
comme on l'a vu, il est à la fois produit et porteur du libéralisme jusque dans le
noyau de son travail... peut circuler « librement » dans l'espace social » (p. 211).
Le fou de l'asile du XIXe siècle, pour peu que son médecin-chef l'ait suffisam-
ment négligé, pouvait oublier à l'abri des murs la violence extérieure, au prix
de son aliénation. En dehors de l'asile les déviants non étiquetés, roseaux
pensants soumis à la violence, ne rencontraient du moins personne qui les fasse
douter de leur raison ni qui les frustre de leur révolte face à ce qui les écrasait.
Maintenant personne n'est plus à l'abri, ni dans l'asile ni hors de lui. Nous
entrons dans l'ère de l'expertise généralisée. « Et comment se défendre (oui, le
mot a un sens non analytique) contre une armée de professionnels qui vous
veulent du bien, à condition que vous soyez d'accord avec eux sur l'origine
psychogénétique de vos malheurs ? » (p. 211).
9. Il serait sans doute naïf de reprendre sans plus d'examen la phrase de
RÉFLEXIONS CRITIQUES 659
Politzer écrivant en 1939 que « la mort de Sigmund Freud replace devant notre
esprit la psychanalyse qui appartient déjà au passé » (p. 214). Le marxisme, ou
plus généralement la problématique socio-politique, n'a pas réussi à éliminer
la problématique psychologisante, ou plus généralement psychanalytique.
L'histoire de ce contentieux nous en apprend long sur les errements, dont la mode
heureusement est en train de passer, des divers « freudo-marxismes ». Elle nous
montre aussi que la fameuse « coupure » des épistémologues universitaires
marxistes, grâce à quoi Althusser et Lacan peuvent « s'articuler » sans se nuire,
est aussi bien un obstacle épistémologique qui serait à franchir et qui masque la
transformation du contentieux en consensus. « Le fétichisme de la coupure, son
usage systématique et terroriste peut aussi avoir, et prend de plus en plus, la
figure d'un interdit qui empêche de poser le problème du rapport du savoir à ses
processus historiques de constitution et d'exploitation » (p. 234). Il aboutit
à mettre hors jeu deux questions essentielles : « quel est le rapport du savoir
(analytique) au pouvoir (socio-politique), soit dans le procès de sa
production (première question) soit dans le champ de son exploitation sociale
(2e question) » (p. 235).
10. « On ne se voudrait pas impunément plus neutre qu'un analyste en
essayant d'établir que celui-ci n'est jamais neutre » (p. 252). En conséquence,
R. Castel se résigne à ne pas donner de conclusion à son essai, et « à avoir établi
seulement ceci : un groupe particulier de spécialistes n'a pas le monopole de
l'écoute; il y a bien des choses à entendre, même en médecine mentale, à
côté de ce qui se murmure sur « l'autre scène » ; la lucidité analytique se paye
d'une bien étrange cécité, puisque c'est un aveuglement à cela même qui est
au principe de son pouvoir et de son rapport au pouvoir » (p. 259). En ce sens,
il s'estime moins ambitieux que les freudo-marxistes, les « épistémologues
marxistes », W. Reich, Deleuze et Guattari dans L'anti-OEdipe. La tentative
de ces derniers est probablement la première qui ait quelque chance de succès
en tant qu'attaque frontale contre la psychanalyse, pour la déloger de sa position
impérialiste face au désir et à la subjectivité. Lui-même n'est pas certain que
cela en vaille beaucoup la peine, bien que la psychanalyse ait bouleversé les
fondements de l'anthropologie, ce qui « ne saurait être effacé d'un trait de
plume » (p. 253), et que donc sa succession soit sans doute bonne à prendre.
Mais son souhait propre est différent, celui de contribuer à liquider les ambi-
guïtés grâce auxquelles la psychanalyse bloque la pensée sociologique et l'em-
pêche d'avancer vers de nouvelles théories du socius encore jamais imaginées.
Partant il était urgent pour lui de dénoncer « l'illusion, au sens précis que le mot
prend chez Freud » (p. 258), qui consiste à prendre la psychanalyse pour une
véritable alternative « à une certaine conception du savoir, à un certain rapport
au pouvoir, à une certaine cristallisation des rapports humains commandée
par les exigences de la rentabilité, le maintien des hiérarchies formelles, la
perpétuation d'un équilibre socio-politique reposant sur l'exploitation, la
violence et la ségrégation » (p. 255).
660 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
« sciences humaines » ne sont pas des sciences » (p. 233). Il suffit donc d'avoir
des yeux pour voir, et un cerveau pour interpréter : dans ce domaine non
scientifique demeurent seuls valables les instruments du philosophe, qui
tout aussi bien sont ceux de l'homme de la rue. Il n'y a pas lieu de distinguer
l'un de l'autre, surtout lorsque le seul problème est de rejeter l'aristocratisme
des « savants » pour revenir aux étonnements de « l'usager », celui qui fait les
frais de la stratificationtechnico-socio-politique actuelle. Certes tout au long de
son livre, R. Castel a répété qu'il n'était pas question pour lui de ne pas « faire
crédit » à la psychanalyse de sa spécificité, à propos de quoi il se dit justement
non qualifié pour argumenter, mais à quoi précisément il ne s'intéresse pas.
En effet point ne lui en est besoin, puisqu'illui suffit de se tenir hors du champ
de la psychanalyse pour « constater » simplement que celle-ci n'est pas, elle,
hors du champ socio-politique, et que donc elle n'est pas à la hauteur des
espoirs que certains avaient voulu placer en elle. Autant dire d'un quidam qui,
avisant la bonnette à portraits d'un photographe, proteste d'abord de son refus
de se faire tirer le portrait, puis, arguant du fait que tous les appareils d'optique
se laissent traverser par la lumière, exige de l'opérateur qu'il emploie l'instru-
ment en guise de télé-objectif. En effet, ajoute-t-il, ce que tout le monde attend
pointe à l'horizon, il est urgent de détecter le phénomène, sous peine de traî-
trise à la cause commune.
Abandonnons l'allégorie : autant dire que si Freud avait été à la hauteur
de sa prétention, il aurait su dénoncer le nazisme, et pourquoi pas le mettre
hors d'état de nuire au lieu de se trouver balayé par lui hors de Vienne, en lais-
sant tuer quelques millions de Juifs. « Usagers » eux aussi, ceux-ci n'avaient
que faire des sciences et de la soi-disant rigueur épistémologique. A quoi leur a
servi, à quoi peut servir une science de l'humain qui « n'a pas en elle-même de
catégories pour appréhender le pouvoir, le social, le politique, etc., dans leur
objectivité non psychique » (p. 206), et qui donc est au mieux complice de la
« cristallisation des rapports humains... reposant sur l'exploitation, la violence
et la ségrégation » (p. 255) ? L'espoir des damnés de la terre, la révolution, ne
saurait germer que sur une terre vierge, un domaine neuf, où aucun impéria-
lisme, fût-il scientifique, n'ait encore avancé son ombre prétentieuse. Foin
donc des instruments : le socio-politisme est la dernière frontière, le dernier
territoire où l'on puisse encore aller nu, armé seulement de ses pures inten-
tions. Celles de R. Castel sont au-dessus de tout soupçon, puisque son but
est de trouver « une voie pour briser ces exclusives et restituer leurs propres
paroles aux exclus de ce système (aux « fous » par exemple, mais il n'y a pas
qu'eux) » (p. 255).
Dont acte. Voici donc réhabilitée et haussée à la dignité de méthode révolu-
tionnaire l'intuition partagée des philosophes et du sens commun sur la trans-
cendance de la conscience en sa « visée intentionnelle ». En contrepartie de
la déception d'une aussi piètre révélation la consolation parait mince de
comprendre enfin la nature du soleil qui rend visible « l'ombre portée de la
RÉFLEXIONS CRITIQUES 663
Il convient en tout cas de créditer R. Castel d'un succès total dans un aspect
au moins de son entreprise, celui de refuser toute compromissionavec l'intra-
analytique, ou encore de supprimer la barrière « privatisante » qui entoure et
protège la cure, abusivement à son avis. Le problème est de savoir dans quel
sens va fonctionner la brèche qu'il ouvre, au moins dans son livre : de l'extra-
vers l'intra-analytique, ainsi qu'il l'espère, ou inversement ? Les analysants
vont-ils abandonner leur cure, ou au minimum emporter son livre sur le divan
pour socio-politiser leur relation à leur analyste, ou bien son livre va-t-il
apparaître comme la tentative courageuse d'un individu cherchant à se faire
psychanalyser en place publique ? Le fait est qu'il offre abondamment matière
à interprétations sauvages, au sens strict du mot, c'est-à-dire non pas faibles
ou erronées, mais simplement non civilisées, dénuées d'égards et de souci
thérapeutique envers celui qu'elles visent. Il n'était certainement pas facile de
concentrer ainsi en si peu de pages, somme toute, et sans rien livrer apparem-
ment de « privé », une pâture aussi riche offerte à la sauvagerie toujours possible
de la gent analytique. Le paradoxe tient à ce que pour interpréter, même sauva-
gement, il faut se placer en positionanalytique, et que si cela est toujours métho-
dologiquementosé à l'égard d'un texte, cela était de surcroît clairement « inter-
dit » par R. Castel lui-même. Clairement, mais non manifestement : impossible
de trouver dans le texte un condensé précis du « contrat de lecture » qui pour-
tant y transsude au fil des chapitres. En revanche, un défi : « On peut faire
assez confiance aux analystes pour leur laisser le soin de décrypter les intentions
cachées de qui choisit le risque ambigu d'écrire sur la psychanalyse, surtout
s'il ne « s'autorise que de lui-même ». Sans leur enlever ce plaisir... » (p. 213).
Défi complété par un avertissement d'avoir à tenir compte non seulement des
motifs supposés de l'auteur, mais aussi de la place où il se tient, car « là aussi il
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faut en appeler à autrui : nul n'est à lui-même son propre sociologue » (p. 213).
On ne pouvait sans doute mieux préparer la chausse-trappe, et ce n'est pas de
la faute de R. Castel si elle apparaît comme naïve : en tant qu'auteur il n'est
personne (l'homme est mort), mais seulement le porte-parole d'un socius. Le
psychanalyste qui croira être quelqu'un en répondant à cette non-personne
parlera en fait lui aussi au nom d'un socius, et contribuera à démontrer que la
privatisation psychanalytique est une plaisanterie. En d'autres termes toute
réponse au Psychanalysme prendra figure d'acte socio-politique,émanant d'un
membre du syndicat des psychanalystes, dûment mandaté ou non, peu importe.
Ou encore : si la psychanalyse n'est pas un phénomène socio-politique,il doit
être impossible à un psychanalyste de répondre à R. Castel, socio-politicien.
Il suffira donc que celui-ci accumule des tentations suffisantes pour débusquer
au moins un psychanalyste de sa tanière, et il aura démontré que la psychana-
lyse est bien un phénomène socio-politique.
On peut à son tour lui faire confiance : le jour où effectivement les psycha-
nalystes constitueront un syndicat, nul mieux que lui ne sera qualifié pour en
rédiger les statuts. Trop heureux ! Il est à craindre malheureusement qu'il
doive pour cela attendre d'avoir entièrement créé autour de lui son univers
parallèle. La barrière qu'il enfonce est une porte ouverte, parce que le clivage
analytique ne passe pas entre des individus mais à l'intérieur d'eux. Si le mot
psychanalyse renvoie à quelques significations précises (parmi d'autres qui
restent floues),celui de psychanalysteest beaucoup plusambigu. Quels que soient
son statut social, ses options politiques, sa place sur l'échiquier variable de la
violence et de l'exploitation, aucun psychanalyste n'est psychanalyste en dehors
des instants privilégiés, et rares, où de son fauteuil il adresse une interprétation
correcte à un patient précis. Le reste du temps il est un ancien combattant (qui
raconte ses hauts faits) ou un futur analyste, qui à l'instar du plus naïf des
débutants rêve à ses exploits de demain. Quel'âge lui ait apporté, en concurrence
avec l'affaiblissement intellectuel et le durcissement émotionnel, une expé-
rience encore provisoirementutilisable, il est peut-être plus habile, plus rigou-
reux que d'autres pour se faire violence, en même temps qu'il y contraint son
client, dans l'art jamais assuré de créer pour eux deux, malgré le désir perma-
nent de transgression qui les habite tous deux, la situation, l'aménagement,
en un mot l'instrument analytique. Il fallait avoir le courage de Freud pour oser
reconnaître, par exemple, que le simple regard de son patient était suffisant
pour l'empêcher de l'écouter totalement, c'est-à-dire librement. Aucun autre
dispositif que le sien, avec toutes ses règles techniques, n'a été imaginé jusqu'à
présent qui permette à un être humain de se soumettre aussi complètement au
désir d'un autre sans en être détruit : s'y soumettre, parce que pour en connaître
quelque chose il faut en sentir les effets ; mais au travers de l'indispensable
dispositifde sauvegardequi, contraignant cet autre à n'exprimer son désir que
par les voies de la symbolisation, lui donnera en retour la possibilité de savoir
aussi, sans l'avoir accompli réellement, ce qu'il voulait faire. Rude contrainte
RÉFLEXIONS CRITIQUES 665
et finit doucement ses jours en compagnie de sa fille Anne qui la veilla jusqu'au
dernier moment.
Margaret Clark Williams fut une psychanalyste discrète, profonde et
efficace. Elle reste un exemple d'autant plus grand qu'elle ne se donna jamais
en exemple. Elle était sans parti pris et attentive à tous. Et tous lui accordèrent
leur confiance. Je crois même qu'il y eut quelques-uns de ses collègues qui
eurent recours à elle devant les difficultés personnelles ou professionnelles
qu'ils rencontraient sur leur route.
Son éloignement de Paris fit que sa mort fut aussi discrète que sa personne.
Mais sa disparition n'en a pas moins creusé un vide qu'il ne sera pas facile
de combler.
Dr André BERGE.
Au cours de cette lutte, les processus mentaux sont traités comme des
substances, par exemple les sentiments peuvent être vécus comme des matières
fécales que l'on peut expulser, détruire, des substances orales ou des choses
sexuelles (enfant...). Les sentiments pour d'autres sont vus comme des liens
qui peuvent être coupés, ou bien qui engluent, suffoquent, empoisonnent,
paralysent... Tout ceci dénote un processus de pensée primaire.
Mais une telle pensée archaïque, même si elle est largement utilisée sous
forme de métaphore dans le langage commun, ne peut servir pour une concep-
tualisation théorique rigoureuse. Objectivement nous n'attribuons pas une
substantialité à ce qui est mental, les processus mentaux ne sauraient être
considérés comme des choses. Or, cependant il y a une tendance, ancienne et
persistante, à concrétiser, à personnifier, à réifier, par exemple les structures
psychiques (Ça, Moi, Surmoi). Cette tendance critiquée pour ces instances
réapparaît cependant dans les concepts de self et d'identité. De plus, ces deux
concepts ont souffert de leur facilité d'emploi. Alors que la psychologie du Moi
devenait ardue, complexe, ces deux termes paraissaient proches de l'expérience
subjective et du travail clinique.
L'auteur pense que le modèle traditionnel de la théorie psychanalytique,
celui des sciences naturelles, n'est plus adéquat et que l'usage des concepts de
self et d'identité est une phase de transition dans la conceptualisation psychana-
lytique menant à un changement fondamental.
(3) ROIPHE (H.) et GALENSON (E.), Perte d'objet et développement sexuel précoce.
Depuis plusieurs années ces auteurs étudient dans le service de psychiatrie
infantile de 1' « Albert Einstein Collège of Medicine » à New York, selon les
méthodes de M. Mahler, le développement sexuel des enfants dans leur
deuxième année. Il est d'abord utile de rappeler leurs précédents travaux. Entre
le quinzième et le vingt-quatrième mois, les enfants des deux sexes montrent
régulièrement un comportement masturbatoire et une curiosité concernant la
différence des sexes, témoignant d'une excitation sexuelle. Normalement il en
résulte une consolidation des représentations du self et de l'objet et une mise
en place du schéma corporel incluant l'appareil génital. Le premier développe-
ment sexuel serait sans résonance oedipienne. Des angoisses de castration, à cette
époque, surviennent seulement chez des enfants ou qui n'ont pu acquérir un
schéma corporel stable (maladie grave, intervention chirurgicale...) ou dont la
représentation d'un objet stable est défectueuse (perte d'un parent, mère négli-
gente ou déprimée).
Dans cet article, l'observation de Billy durant sa deuxième année est large-
ment rapportée. Comme les autres enfants de cette recherche il vient avec sa
mère au centre quatre matinées par semaine ; la nursery est une grande cour
de récréation d'où les enfants peuvent voir leur mère et aller vers elle ; chaque
couple mère-enfant a ses propres observateurs durant toute la deuxième
année ; chaque dossier inclut les renseignements obtenus en interrogeant la
mère, les observations directes dans la nursery et celles de visites à domicile.
A partir du quatorzième mois, Billy montra de nettes réactions lorsque sa
mère s'absentait pour de courts moments. A cette époque de lutte pour la
séparation, l'enfant a une conscience aiguë de sa déficience, d'un vide intérieur
qui ne peut être comblé que par la mère, personne extérieure à son self. C'est
dans ce contexte que la mère de Billy s'absente deux semaines pour rejoindre
son mari. A son retour, il refuse toute prise de lait. Les auteurs supposent qu'à
ce moment il développa une grande agressivité, des sentiments ambivalents
vis-à-vis de sa mère et que survint un clivage entre bons et mauvais objets, la
mauvaise mère étant projetée sur la bouteille de lait.
674 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
Or, c'est au quatorzième mois, quand depuis plusieurs semaines les réac-
tions à la séparation étaient évidentes, que Billy montra un intérêt accru pour
ses organes génitaux. On observa qu'il saisissait son pénis quand il était frustré
ou fâché avec sa mère, ce qui amène à la relation entre la crainte de perte
d'objet et l'angoisse de castration. A l'âge de seize mois et demi, au plus fort
de sa réaction de séparation, accrue par le départ prolongé de sa mère, il
commença à se masturber franchement, ouvertement, et beaucoup plus que
les autres enfants. Son rituel masturbatoire le réconfortait face aux angoisses
de perte objectale et de dissolution de soi. Ses peurs de dissolution incluaient
toujours une angoisse de castration depuis qu'il y avait eu cet éveil génital
avec l'investissement narcissique concomitant du pénis. Il est possible que le
fantasme masturbatoire sous-jacent durant cette période d'éveil génital précoce
soit préoedipien et en relation avec la consolidation de la représentationd'objet
et du self. Quand on parle de fantaisie masturbatoire à cette époque il s'agit
plutôt de « fantasme de sentiment » que de pensées cohérentes ou de rêveries
visuelles.
En bref, les auteurs admettent un éveil sexuel marqué vers le milieu de la
deuxième année, jouant un grand rôle dans le développement de l'enfant. Le
développement de la relation objectale et du schéma corporel donne une
forme à cette émergence sexuelle et au schéma génital primaire qui s'installent
à cette époque. L'observation de Billy suggère que le fantasme sous-jacent à ses
activités sexuelles inclue la consolidation de la représentation d'objet et du
self. Des expériences précoces tendant à confronter à l'excès l'enfant avec des
craintes de perte d'objet et de dissolution corporelle amènent à un schéma
génital défectueux à une époque où normalement il se consolide.
Platon. Il rappelle les évocations de ces derniers par Freud (Analyse terminée
et non terminée, Pourquoi la guerre). L'agression, vue comme un instinct et
non plus comme une faute, un péché originel, mène à une théorie pessimiste et
impopulaire, car à ce moment-là rien ne peut éliminer la violence et il n'existe
ni rédemption spirituelle ni modification par un changement social. Freud
considérait le christianisme luttant pour une perfection morale comme au
mieux une illusion et comme une provocation à la culpabilité. Il agaçait les
chrétiens comme les théoriciens sociaux en démolissant la possibilité d'une
société pacifique construite sur les bases de l'amour et de la coopération.
Actuellement de nombreux auteurs rejettent complètement les bases mytho-
logiques et philosophiques dans l'oeuvre de Freud et de Lorenz. Pour eux les
causes de la violence humaine ne sont pas génétiques mais dans les institutions
politiques, économiques, qui sont l'invention de l'homme.
D'abord sont repris en détail les travaux publiés entre 1923 et 1934, écrits
de K. Horney, Freud, Jones, Lampl de Groot, H. Deutsch, Fenichel, souli-
gnant les oppositions bien connues entre les diverses thèses.
Ensuite Fliegel note que la littérature analytique a étouffé ce débat. Par
exemple Jones (La vie et l'oeuvre de Sigmund Freud, t. 3) ne mentionne pas la
controverse autour de Horney, ne parle qu'à peine d'elle ; il ne fait que deux
brèves allusions à son propre désaccord avec Freud sur ce sujet. Mais
K. Horney n'est pas oubliée seulement par Jones ; de nombreux auteurs ont
attribué ensuite à d'autres ses idées. Ce processus apparaît comme une répres-
sion psychologique, une défense inconsciente. Fliegel suggère que le fantôme
de cette première controverse hante les formulations ultérieures.
Or, cette controverse est survenue dans certaines circonstances : l'année
de la publication du premier article de K. Horney (1923) et les suivantes furent
des années difficiles pour Freud ; son cancer vient d'être découvert et opéré,
Heinerle son petit-fils préféré meurt, sa confiance dans ses plus proches colla-
borateurs est ébranlée (Rank), il est tracassé par la survie de son oeuvre et par
la cohésion du mouvement analytique. Aussi Fliegel pense qu'il ressentit les
idées, étrangères à lui, de Horney et de Jones comme une menace pour l'inté-
grité de sa théorie. Il y réagit de la manière la plus dogmatique de sa carrière,
malgré sa lucidité, répétant plusieurs fois sa compréhension limitée, incomplète,
de la sexualité féminine.
Dans cet article, l'essai de Freud de 1925 (Quelques conséquences psycholo-
giques de la différence anatomique entre les sexes) est considéré comme une
réponse directe à celui de K. Horney de 1923. En 1931 (Sur la sexualité
féminine) Freud réaffirme ses vues. Quoique Horney, Jones, Fenichel conti-
nuent à s'interroger sur certains aspects de la thèse de Freud, le débat fut
en grande partie clos avec cet écrit de Freud et les conclusions n'en furent
pas réexaminées pendant longtemps. Le débat originel a disparu des annales
historiques comme le montre une étude des références courantes et de la
biographie de Freud par Jones. La majorité des disciples de Freud accep-
tèrent sa théorie, ignorant le plus souvent les thèses de K. Horney et de
Jones.
On peut supposer qu'au moment de la controverse originelle la maladie
de Freud amena ses disciples à une réaction intense contre toute menace
potentielle d'hétérodoxie, contre toute dilution de la psychanalyse par des
écoles déviantes valorisant excessivement un point donné aux dépens de la
totalité de la pensée complexe de Freud. K. Horney finalement fonda un tel
groupe et son travail intéressant fut assez oublié. De plus la critique des ten-
dances antiféminines de Freud est venue souvent de personnes hostiles essayant
de déprécier par ce biais la totalité de l'oeuvre, si bien que sur ce sujet il fut
difficile pour ses disciples d'avoir une position objective et ouverte.
TOKAR (J. T.), BRUNSE (A. J.), CASTELNUOVO-TEDESCO(P.), STEFFLRE (V. J.),
An objective method of dream analysis ( Une méthode objective d'analyse des
rêves), p. 563-578 (4).
LAZAR (D. N.), Nature and significance of changes in patients in a psychoanalytic
clinic (Nature et signification des changements observés chez les patients d'un
centre psychanalytique), p. 579-600 (5).
SlLBERMANN (I.), Some reflections on Spinoza and Freud (Quelques réflexions
sur Spinoza et Freud), p. 601-624.
(1) BOESKY (D.), Le « déjà raconté » comme défense-écran.
Freud introduisit en 1914 la locution « déjà raconté ». Dans un précédent
travail (J. Amer. Psa. Ass., 1969) Boesky avait formulé que le « déjà raconté »
dénotait une forme spéciale de transfert reliée au « déjà vu » et que, à de tels
moments, le patient déplaçait l'affirmation « j'ai déjà eu l'expérience de ceci »
par l'affirmation « je vous l'ai déjà dit ». Il pensait que le « déjà raconté » était
analogue à la dépersonnalisation et montrait la régularité avec laquelle on pou-
vait observer que le contenu verbal du « déjà raconté » était relié à l'angoisse de
castration. Le contenu mental qui brise la barrière répressive dans les diverses
formes de « déjà raconté » est alors privé par le Moi d'une partie de son potentiel
menaçant via la défense par le déni ou la négation. Le « déjà raconté » est
strictement identique dans sa structure métapsychologique au contenu mani-
feste du rêve. L'analyse du contenu du « raconté » révèle le mélange familier
de condensation, de déplacement, de symbolisation. La tentative du patient,
quand il lui est souligné qu'il le dit pour la première fois, de rationaliser
rappelle l'élaboration secondaire du rêve.
Dans cet article Boesky suggère que le « déjà raconté » est à considérer
comme un souvenir-écran. Il est important de souligner que fort peu d'autres
phénomènes de la psychopathologie de la vie quotidienne sont surtout liés au
transfert, par exemple un lapsus ne nécessite ni correction ni confirmation de
l'analyste. Ici l'auteur compare le « déjà raconté » au « déjà vu » du point de vue
fécond de leur signification commune d'écran.
L'exemple clinique rapporté est en fait un cas de « jamais raconté » que
Boesky assimile au « déjà raconté ». Ce que le patient déniait avoir déjà dit
était l'équivalent à la fois d'un rêve et d'un souvenir-écran. Le « raconté »
était l'analogue d'un rêve avec usage de la condensation, du déplacement, de
la symbolisation et du renversement dans le contraire. Le « déjà » (ou le « jamais »)
peut être considéré comme représentant la coalescence d'un souvenir infantile
réprimé et de fantasmes et d'affects transférentiels ; l'élément commun dans
tout souvenir-écran est le désir de défense du Moi : au lieu de se souvenir de
ce qui est pénible, le patient se souvient de ce qui non seulement est moins
pénible mais est même, grâce au déguisement, plutôt plaisant.
Le « déjà raconté » est cependant une vicissitude compliquée de la fonction
mnésique du Moi : le Moi intègre des processus primaires et secondaires et
permet une décharge partielle par voie de déplacement. Considérer le « déjà
raconté » comme un rêve attire l'attention sur l'intégration dynamique des
processus primaires ; considérer le « déjà raconté » comme l'équivalent d'un
souvenir-écran attire l'attention sur l'agglomération dans un même fantasme
d'aspects génétiques et de dérivés transférentiels.
(2) MYERS (W. A.), Clivage de la représentation de soi et scène primitive.
L'auteur rapporte quelques séquences de l'analyse d'un patient qui présen-
tait parmi d'autres troubles (hypersomnie, homosexualité, toxicomanie...), des
phénomènes de dépersonnalisation. Ces derniers se manifestaientprincipalement
REVUE DES REVUES 683
au cours de sa vie sexuelle : quand il avait un rapport sexuel avec une femme
la situation lui paraissait irréelle, son pénis lui semblait « lointain », dépourvu
de sensation. Dès le début de son analyse, il rapporta de nombreux rêves se
passant dans la chambre de ses parents au cours desquels ses parents avaient
des rapports sexuels ou bien il avait des relations sexuelles avec l'un ou l'autre
de ses parents ; un autre thème était des actes de violence, des parents entre
eux ou effectués sur leur fils. Cependant, quoique ayant dormi jusqu'à douze
ans dans la chambre conjugale, il n'avait pas le souvenir d'avoir assisté à un
coït de ses parents. Ultérieurement, à une époque où il vivait dans une situation
de ménage à trois, il rêva que, successivement, il était observé puis regardait.
Ses rêves se rapprochèrent de plus en plus d'une répétition de la vision d'une
scène primitive. D'autres rêves montrèrent sa peur d'être avalé par la femme
et de perdre son identité au cours du coït. Par ailleurs, il se souvient que dans
la chambre il y avait un miroir grâce auquel il pouvait se voir et voir ses parents.
Après ces divers rêves le patient acquit la conviction d'avoir été le témoin
d'une scène primitive.
Freud dans L'homme aux loups avait déjà noté que rêver est un autre moyen
de se souvenir, la conviction de la réalité de ces scènes primitives établie par le
patient sur la base des rêves n'étant en rien inférieure à celle basée sur le
souvenir. Lewin (1932) et Arlow (1961) insistèrent sur la relation entre l'obser-
vation précoce d'une scène primitive et l'apparition ultérieure de phénomènes
de clivage dans les rêves et les symptômes. De nombreux auteurs ont relevé
qu'il existait un lien entre cette observation et des troubles de dépersonnalisa-
tion. Chez ce patient, le clivage observateur - observé dans les rêves dépeint
ses désirs conflictuels de rester en sûreté loin des actes sexuels parentaux et
d'y participer activement. La présence du miroir augmenta le clivage dans la
représentation de soi. On peut comparer le clivage survenant dans la repré-
sentation de soi du patient au cours des rêves et des états de dépersonnalisation.
Le clivage, dans les rêves et la dépersonnalisation, a une fonction défensive
contre la menace de perte d'identité en affirmant en quelque sorte qu'une
partie de la représentation de soi est encore intacte.
(3) FRAIBERG (S.) et ADELSON (E.), Représentation de soi dans le langage et le
jeu : observations d'enfants aveugles.
Les enfants aveugles ont un retard dans l'acquisition du « je » comme
pronom stable. Pour approfondir cette caractéristique une étude longitudinale
du développement précoce du Moi a été faite chez dix enfants aveugles de
naissance, exempts d'autres troubles, sensoriels, moteurs ou neurologiques. Ces
enfants sont totalement aveugles ou possèdent seulement une perception de la
lumière. Dans ce travail les auteurs examinent les corrélations entre l'acquisition
du « je » comme une forme grammaticale et la représentation de soi dans le
jeu. Une enfant, Kathie, suivie de la première à la cinquième année, fait l'objet
d'une description particulière et son évolution est comparée à l'enfant Jean-
Fabien observé par Zazzo (Image du corps et conscience de soi, 1948).
Zazzo distingue un « je » syncrétique et un « je » non syncrétique. Le « je »
syncrétique apparaît dans le vocabulaire des enfants vers l'âge de deux ans,
utilisé avec des verbes se rapportant à un besoin ou un désir ; Kathie et Jean-
Fabien l'acquirent au même âge. Ensuite le « je » est graduellement dégagé
de cette première utilisation et sert dans d'autres combinaisons. Les deux
niveaux du « je » représentent deux niveaux de la représentation de soi. L'achè-
vement du « je » non syncrétique requiert un haut degré de déduction de la
part de l'enfant, il démontre sa capacité à se représenter comme un « je » dans
un univers d'autres « je ». Les auteurs admettent que les enfants ont acquis
684 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
PSYCHOSOMATIC MEDICINE
(XXXIV, 1973, n° 1)
PILOWSKY (J.), SPALDING (D.), SHAW (J.), Hypertension and personality
(Hypertension et personnalité).
Douze sujets hypertendus sont soumis à une quantité imposante d'explo-
rations cardio-vasculaires et psychologiques. Nous devons nous contenter ici
d'énumérer les plus importantes : cathétérisme cardiaque, E.C.G., mesures
périphériques, blocage pharmacologique des diverses fonctions cardiaques,
quatre tests psychologiques dont le plus connu est le Cornell Médical Index.
L'ensemble de ces mesures, résumé sous forme de tableaux à double entrée
avec plus de 200 cases, est censé représenter l'hémo- et psychodynamiques
combinées de la personnalité. Les corrélations sont aussi nombreuses que
difficiles à interpréter.
Une sorte de culpabilité psychasthénique se trouve en corrélation avec la
majorité des indices hémodynamiques. La « serviabilité » répond également à
quelques-uns. L' « hétérosexualité » se trouve, par contre, en corrélation
négative.
Le lecteur ne peut guère suivre les auteurs et admettre avec eux que ces
résultats confirment les études antérieures qui ont souligné le rôle de la « répres-
sion des émotions » dans la genèse de l'hypertension. Il serait plutôt tenté de
croire que les traits psychologiques dégagés par l'étude sont ceux de sujets
dociles qui sont prêts à se livrer à une expérience aussi éprouvante.
686 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
GRINKER (J.), HISCH (J.), LEVIN (B.), The affective responses of obèse patients
to weight réduction : a differentiation based on âge at onset of obesity (Les
réponses affectives de patients obèses à la réduction de poids : une distinction
basée sur l'âge de l'installation de l'obésité).
Cinq sujets très obèses en cure d'amaigrissementsont observés pendant leur
longue hospitalisation ; avant, pendant et après la perte du poids. Les auteurs
n'ont noté ni dépression, ni anxiété. Les résultats diffèrent donc d'observations
antérieures qui font état de beaucoup d'anxiété et de considérable dépression.
Les sujets du présent travail ont pris du poids à l'âge adulte ; les études anté-
rieures portent sur des sujets obèses depuis l'enfance. L'expérience de l'amai-
grissement serait donc différente chez les uns et les autres.
PSYCHOSOMATIC MEDICINE
(XXXV, 1973, n°2)
MCMAHON (A. W.), SCHMITT (P.), PATTERSON (J. F.), ROTHMAN (E.), Perso-
nality différences between inflammatory bowel disease patients and their
healthy siblings (Différence des traits de personnalité entre malades atteints
d'affections inflammatoires des intestins et les membres sains de la fratrie).
Les auteurs ont noté que les frères et soeurs venus prendre des nouvelles
de leur malade ont le plus souvent une personnalité très différente de celle de
ces derniers. Ils ont donc étudié un groupe de 23 patients d'une part, et de
l'autre, ont sélectionné un membre de la fratrie de chacun d'eux, pour les
comparer par couple, en utilisant entretiens et tests. Il s'avère que les malades
se montrent dans l'ensemble plus immatures et ont plus de difficultés pour
assurer leur autonomie que les frère ou soeur bien portants.
Le lecteur, qui n'ignore pas que, dans une seule et même famille, se trouvent
habituellementréunies les personnalités les plus diverses, et qui pense que cette
richesse de caractère n'est pas due exclusivement à l'hérédité, ni ne résulte du
hasard, mais traduit l'effort de différenciation déployé par chacun dans sa
lutte pour l'autonomie, se demande si les traits dégagés par les auteurs ne
résultent pas des mouvements régressifs habituels en cas de maladie.
BLEECKER (E. R.), ENGEL (B. T.), Learned control of ventricular rate in patients
with atrial fibrillation (L'apprentissage du contrôle du rythme ventriculaire
chez des patients atteints de fibrillation auriculaire).
L'homme normal et le singe peuvent être entraînés à ralentir ou à accélérer
leur coeur. Les malades digitalisés peuvent apprendre à modifier leur rythme
cardiaque. Les auteurs discutent en termes techniques de cardiologie les
mécanismes de cette modification et l'action de divers médicaments sur le
coeur entraîné.
PSYCHOSOMATIC MEDICINE
(XXXV, 1973, n° 3)
FABREGA (H.), MANNING (P. K.), An integrated theory of disease : Ladino-
Mestizo views of disease in the Chapas Highlands (Une théorie intégrée de
la maladie : la conception de la maladie chez les " Ladino-Métis » des hauts
plateaux de Chiapas).
Les Espagnols entrés en Amérique centrale aux XVIe et XVIIe siècles ont
importé leurs idées sur la santé et la maladie. Celles-ci étaient basées sur la
REVUE DES REVUES 687
PSYCHOSOMATIC MEDICINE
(XXXV, 1973, n° 4)
HAURI (P.), VAN DE CASTLE (R. L.), Psychophysiological parallels in dreams
(Parallèles psychophysiologiquesaux rêves).
Quinze volontaires ont dormi durant trois nuits aux laboratoires. En plus
de l'habituel E.E.G. et de l'E.C.G., les auteurs ont enregistré la fréquence
respiratoire, le rythme cardiaque, le tonus vasculaire et les fluctuations de la
résistance électrique de la peau. Une corrélation existe entre l'intensité émo-
tionnelle du rêve, le rythme cardiaque et la résistance électrique de la peau.
Les auteurs concluent qu'il doit exister des parallèles psychophysiologiques
au rêve. Il est inutile d'insister sur l'intérêt de telles études.
Depuis que S. Freud a attiré l'attention sur les rêves, de nombreux cher-
cheurs de laboratoire se sont attachés à les étudier. Nous savons que ces études
ont conduit à des résultats appréciables (sommeil rapide, sommeil lent). Après
avoir été celle des psychanalystes,le rêve deviendrait-il la voie royale des physio-
logistes pour accéder à la connaissance du fonctionnement du cerveau ?
BERNSTEIN (P.), EMDE (R.), CAMPOS (J.), Rem sleep in four-month infants
under home and làboratory conditions (Le sommeil rapide chez l'enfant âgé
de 4 mois, à la maison et au laboratoire).
L'E.E.G. de 14 bébés âgés de 4 mois est enregistré pendant quatre nuits
chez eux, puis pendant une nuit au laboratoire. Les auteurs ont pu constater
que le déplacement de l'enfant de chez lui au labo suffit à modifier le tracé.
Ils estiment que pour l'enfant dormir dans un milieu étranger constitue un
688 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975
traumatisme, et invitent les chercheurs à en tenir compte dans leurs travaux.
Cet article illustre bien les difficultés à réaliser des travaux expérimentaux
valables.
ORME-JOHNSON (D. W.), Autonomie stability and transcendental méditation
(Stabilité végétative et méditation transcendantale).
Nous sommes tous tentés par le yoga. Voici un argument scientifique
opportun susceptible de vaincre les résistances les plus acharnées. Les sujets
entraînés à la méditation résistent mieux et s'habituent plus rapidement aux
micro-traumatismes, tels par exemple une sonnerie stridente, que les non-
méditants. Une question : peut-on assimiler l'attention flottante à la méditation ?
PSYCHOSOMATIC MEDICINE
(XXXV, 1973, n° 5)
SHAPIRO (A. K.), SHAPIRO (E.), WAYNE (H. L.), CLARKIN (J.), BRUUN (R. D.),
Tourette's syndrome summary of data on 34 patients (Syndrome Gilles
de La Tourette, maladie des tics. Résumé de 34 observations.
A la lumière de ces 34 observations,réunies en six ans, les auteurs examinent
les théories psychopathologiques courantes proposées pour expliquer l'étiologie
de la maladie. Ils n'en retiennent aucune et pensent que la cause de la maladie
pourrait être organique. Enfin, ils recommandent le traitement par l'halopéridol.
PSYCHOSOMATIC MEDICINE
(XXXV, 1973, n° 6)
SPERBER (Z.), WEILAND (I. H.), Anxiety as a déterminant of parent-infant
contact patterns (L'anxiété et les modèles de contact entre parent et enfant).
Les observations antérieures ont montré que les adultes portent volontiers
les bébés au contact de la paroi gauche du thorax. L'influence bénéfique des
battements cardiaques sur les bébés a été invoquée comme explication. Les
auteurs ont demandé aux sujets de l'expérience de tenir un ballon, ensuite
d'imaginer qu'il s'agit d'un objet de valeur, enfin de le considérer comme un
bébé content ou agité. L' « objet de valeur » est saisi des deux mains, mais
seul le bébé « agité » est systématiquement transporté en face du milieu du
corps, pour être finalement placé à gauche. Les auteurs pensent avec raison
que la connaissance de phénomènes de ce genre est importante pour la compré-
hension de la relation objectale primitive.
Paul WIENER.
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