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LABORATOIRE DE SOCIOLOGIE
DE LA CONNAISSANCE ET DA
' NTHROPOLOGIE SOCIALE

Déjà parus :
La planète des Jeunes (J. P. CORBEAU et J. DUVIGNAUD) Stock,
éditeur.
Unvillage à l'heure de la télévision (J. P. CORBEAU)Stock, éditeur.
Vocabulaire de sociologie (ouvrage collectif) Médiations/Denoël,
éditeur.
Les Imaginaires, 1, 1976 (ouvrage collectif).
Les Imaginaires, II, 1978 (ouvrage collectif) 10/18.
Nomades et vagabonds (ouvrage collectif) 10/18.
La Ruse (ouvrage collectif) 10/18.
« Enquête sur l'éducation esthétique et les formes de créati-
vité »— UNESCO, 1977-78.

En préparation :
Essais de sociologie de la connaissance (ouvrage collectif) Payot,
éditeur.
« Le Prix des choses sans prix »: étude sur les activités non
rentables dans les ressources humaines.
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LA BANQUE
DES RÊVES
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Bibliothèque Scientifique

JEAN DUVIGNAUD
FRANÇOISE DUVIGNAUD
JEAN-PIERRE CORBEAU

L A B A N Q U E
D E S R Ê V E S

Essai d'anthropologie du rêveur contemporain

PAYOT, PARIS
106, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
1979
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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.


Copyright © Payot, Paris 1979.
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«Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle


nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous
les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits,
douze heures durant, qu'il est roi, je crois qu'il serait
presque aussi heureux qu'un roi qui rêverait toutes les
nuits, douze heures durant, qu'il serait artisan. »
PASCAL
(Pensées, section VI, 386.)
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AUJOURD'HUI, LE RÊVEUR...

Ce livre propose une anthropologie du rêveur français contem-


porain. De toutes les enquêtes que nous avons faites, c'est la plus
difficile et la plus aventureuse...
D'abord en raison de la résistance rencontrée pour recueillir des
rêves dans des secteurs de la population active où le sommeil est
un repos, une digestion tranquille et le songe un gêneur, une
fantasmagorie absurde et négligeable. Sans parler de ceux ou de
celles qui attendaient de nous une «clef des songes »— une de
plus !—que nous ne pouvions évidemment pas fournir !
Ensuite, le dépouillement, la recension, la reconstitution,
l'intégration de ces rêves dans un texte —rêves souvent réduits à
de simples effilochures oniriques — se sont avérés particulière-
ment pénibles et difficiles : durant quelques mois, ma femme,
Jean-Pierre Corbeau et moi-même avons été profondément
affectés par le travail que nous avons effectué sur ces informations
nombreuses et disséminées...
Sans doute le déchiffrement de ces informations ne peut être
indifférent. Peut-être avons-nous, tous autant que nous sommes,
la propension à prolonger, voire à prendre sur nous les rêves des
autres. Une sorte de fascination nous entraîne dans le dédale du
récit des songes. Ces images sont aussi les nôtres. Nous nous y
reconnaissons. Comme l'anthropologue se sent partie prenante
des sociétés qu'il tente de comprendre, l'observateur de la vie
onirique tend à prendre en charge la logique originale qu'elle
implique. La tension psychique à laquelle nous nous sommes
soumis fait partie de la démarche de l'enquête, et nous n'y
pouvons rien : on ne pénètre pas impunément dans le labyrinte
des songes...
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L'idée première de cette étude s'est imposée à moi au moment


où je collationnais des expériences pour Fêtes et civilisations puis
Le Don du Rien et recueillais des études pour «les Imaginaires ».
L'importance de phénomènes collectifs comme la fête, le jeu, la
transe, le rire, les dramatisations imaginaires sous toutes leurs
formes — généralement occultées ou réduites à de simples et
sécurisants mécanismes institutionnels —, le caractère subversif
de ces manifestations vis-à-vis des codes ou des institutions
établies, me conduisaient à me demander s'il ne convenait pas
d'utiliser, pour les comprendre, un autre système d'interprétation
que celui avec lequel les avait abordés là sociologie positiviste,
classique et post-classique.
Je mesurais la richesse, la diversité, la fécondité de cette culture
oubliée ou maudite —ce «langage perdu »—dans l'ensemble des
ressources humaines d'une société, voire d'une civilisation, et
dans les bilans économiques et sociaux autant que dans les
théories politiques. Dans l'ensemble des organisations, cette
région de l'être n'a pas de place, ou bien elle est abandonnée au
dogmatisme des interprétations «fonctionnelles » ou «structu-
relles ».
Or, que serait l'analyse sociologique ou anthropologique si elle
ne joignait à l'étude des faits structurés ou des fonctionnements,
celle des manifestations «dys-fonctionnelles », «astructurelles »,
voire non socialisées? La société ne peut s'expliquer par elle seule,
puisque l'image unique qu'on prétend en imposer n'est, en fin de
compte, que celle d'un groupe dominant, religieux, politique ou
économique. L' «infinité du réel »dont parle Max Weber paraît
contredire le «confort intellectuel » de ceux qui prétendent
ordonner et juger la vie sociale du haut d'un mirador : or, il serait
pour le moins difficile aujourd'hui de se prendre soi-même pour
le centre du monde, et de prétendre réduire au peu que l'on sait
l'intense prolifération des formes de vie possibles et non encore
maîtrisées. L'expérience sociale est tissée d'autant de possible que
de réel...
Si bien que les éléments cristallisés de cette culture maudite —
la poésie, les contes, la fiction littéraire sous toutes ses formes —
apparaissent dans notre civilisation technologique comme des îles
flottantes sur une mer inexplorée —celle de l'imaginaire dont le
rêve est une composante essentielle. Dans nos sociétés apparem-
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ment dominées par une étatisation forcenée, les normes universel-


lement admises par tous les régimes politiques de production et
d'organisation, de technique et d'efficacité, émergeraient, diffé-
rentes sinon contradictoires, des images de l'homme nées de la
nuit des hommes...
Une étude qui chercherait à retrouver chez des êtres actuelle-
ment vivants et que rien ne désigne au rôle de contrôleurs de la
vie psychique ou culturelle, nous placerait en face d'une réalité
probablement différente de celle dont on traite dans le cercle des
techniciens du pouvoir, nous placerait dans la situation d'opposer,
comme le disait P. Clastres, la société contre l'Etat et, plus encore,
de nous situer en dehors des définitions de l'homme inspirées par
le positivisme du siècle dernier...

Une autre démarche, plus personnelle encore, nous a conduit à


cette enquête ou, si l'on veut, en a préparé le terrain.
Ces motivations, pour individuelles qu'elles soient, font partie
du mouvement d'accès à la connaissance d'une réalité, elle-même
impliquée dans ces démarches — à sa phénoménologie si l'on
veut. Ainsi, ma femme et moi, voici quelques années, avons été
envahis, après la mort d'un enfant, d'une multitude de rêves, de
fantasmes et de fictions dramatisées. Comme si la mort, en ce cas,
cherchait à travers le survivant à se manifester par de proli-
fiques images oniriques. Aucun ouvrage ne pouvait alors nous
satisfaire, s'agissant de cette explosion imaginaire, sauf l'effort
de questionner un très grand nombre d'hommes et de femmes
sur leur expérience nocturne.
Plus scientifiquement —mais la science est-elle vraiment, sans
forfanterie, séparable de la préparation psychique et intellectuelle
qui la sous-tend? —j'ai rencontré, lors de son dernier passage à
Paris, G. E. von Grunebaum, de l'Université de Californie, qui
venait de publier avec Roger Caillois Le Rêve et les sociétés
humaines ( .

( Ed. Gallimard, 1967.


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Je lui fis part de l'idée d'entreprendre une enquête très vaste


concernant le rêve et les stratifications sociales dans des sociétés
actuelles et différentes entre elles. L'ouvrage remarquable qu'il
venait d'éditer n'évoquait-il pas surtout les rêves privilégiés et
dominants, pour ainsi dire officiels, ceux de quelques prépondé-
rants qui identifiaient leur expérience unique ou celle de l'élite à
laquelle ils appartenaient en une vision du monde fortement
structurée? Qu'en était-il des autres ( Du passé, on ne parlerait
point, puisqu'il était impossible d'en savoir autre chose que ce
qu'en relatent les historiens à travers des documents généralement
produits par des privilégiés, mais la vie présente, les ressources
actuelles de l'homme dans le domaine onirique, voilà un domaine
immense, indéfriché.
Je savais aussi, par l'expérience de quatre années à Chebika au
Maghreb, que le «vécu social »des hommes enveloppe plusieurs
logiques, que la logique codifiée et prépondérante de la vie
quotidienne n'est pas toujours celle des pratiques, des techniques,
de la mémoire collective, encore moins celle de la religion, de la
magie et de la vie imaginaire. Ces logiques pouvaient être même
contradictoires entre elles ou du moins divergentes, de sorte que
l'expérience visible combinerait par un «rafistolage »permanent
et malaisé, un fragile faisceau de propositions discordantes...
Une société n'implique pas l'unité, sauf pour la vision
prépondérante qui s'impose parfois à elle : notre idée d'une
«totalité »fonctionnelle ou structurale de l'expérience collective
n'appartient-elle pas au bagage des idées, reçues sans critique du
siècle dernier? Ne remonte-t-elle pas à Hegel et à son identifica-
tion monstrueuse du réel et du rationnel?...
Nous sommes convenus avec G. E. von Grunebaum de tenter
une expérience de ce genre et d'y attacher nos laboratoires aux
U.S.A. et en France. Je devais, au retour du Brésil où j'étais
allé, une fois encore, étudier les manifestations de transe et de
possession, repasser par la Californie. J'appris sa mort à Recife,

( J'avais, autrefois, maissansêtre écouté, questionné Lukacset Goldmannsur


cette «conceptiondumonde»qu'ils prêtaient àRacineet àPascal: quiconcernait-
elle, sinon les quelque cinq ou six mile membres de l'élite cultivés de l'époque?
Qu'en était-il des autres? Quel artiste, quel écrivain peut dire qu'il est le «porte-
parole»d'unecollectivité, trop diverse pourêtre ramenéeàcette imageromantique
du «mage».
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chez Gilberto Freyre — et je décidai seul, avec nos faibles


moyens et avec le concours d'un éditeur averti, d'entreprendre
seul cette expérience apparemment insensée.
Il est vrai que nous avions alors les encouragements de Roger
Bastide. Ceux qui ont connu « le petit homme », comme on
l'appelle encore dans les «terreiro »du Nord-Est brésilien, savent
que cet anthropologue de formation classique avait approché au
plus près de l'expérience imaginaire sous toutes ses formes. Ses
études sur les rêves des Noirs de São Paulo, pour cliniques
qu'elles soient, ouvraient une voie de recherche ( Au cours de
déambulations en Afrique et en Europe nous avions évoqué cette
. recherche qui s'étendait sur tout le «no man's land » intermé-
diaire entre la vie organique et la vie industrielle. Plus tard, peu
de temps avant sa mort, Roger Bastide voulut bien présenter le
premier livre d'une collection continuée depuis par « les Ima-
ginaires », la Boutique obscure où Georges Perec publia le journal
de ses rêves ( Ce fut l'un des derniers textes qu'il écrivit.
Tout cela m'amenait à chercher à traiter le scénario onirique ou
la dramatisation des rêves dans leur enracinement collectif, et cela
d'autant plus que l'on ne devait ni ramener l'homme à la société,
ni la société à la subjectivité : l'analyse sociologique ou anthropo-
logique ne consiste pas à réduire l'individuel au collectif, mais à se
demander comment et pour quelle raison émerge l'individuel de
l'expérience collective.

Au terme de cette lente préparation, nous sommes entrés dans


la région indéfrichée de l'expérience onirique du plus grand
nombre...
Voilà qui détermine la première option que l'on fait dans ce
livre : il semble que si l'on rassemble un grand nombre de rêves
venus de tous les milieux et de tous les âges, l'on se trouvera placé
devant un corpus différent du corpus clinique ou des visions
nocturnes reconstituées par des intellectuels. Informations frag-
mentaires ou scénarios complets, indications furtives ou complai-
santes, un matériel à la fois divers et disséminé — cette
accumulation peut nous placer en deçà ou en dehors de toute
idéologie.
( LeRêve,la transe et lafolie, Flammarion, éd.
( Collection «Causecommune»,Médiations, 1973.
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Le principe même de l'accumulation des rêves n'est-il pas, «en


soi », fertile? De même que l'accumulation involontaire de
l'argent, détourné de la jouissance immédiate et du troc, a placé
voici quatre siècles l'humanité occidentale devant un défi qu'elle
n'a pas encore relevé, l'accumulation des songes pourrait nous
situer à l'écart de toute pratique oniromancienne, voire de toute
interprétation clinique ou thérapeutique.
Est-il inconcevable qu'une telle accumulation — et pour cela
nous avons retenu le titre de «Banque des rêves »—ne provoque
une mutation capable de changer les rapports du rêve et de son
observateur? La densité sociale n'est-elle pas «autre chose »que
la simple addition des individus rassemblés dans un même lieu?
Le capital n'est-il pas « autre chose » que la thésaurisation ou
l'addition comptable des sommes réunies dans un coffre? La
densité des rêves ne provoquerait-elle pas un dessaisissement de
l'interprète, exclusivement soucieux de l'individualité clinique?
On dirait que la symbolique du diagnostic psychiatrique est
comme une « plus-value » de l'expérience onirique et qui ser-
virait uniquement au profit de l'observateur praticien. Le sym-
bolisme n'est-il pas ici « administré »( par une interpréta-
tion qui ne s'enrichit que de la répétition du symptôme? Au
contraire de ce qui se passera en économie, l'accumulation des
rêves arracherait le rêve au symbolisme partiel d'une explication
et lui rendrait sa neutralité sauvage, sa disponibilité à désigner
n'importe quoi.
Or, l'extrême diversité des rêves et des informations multiples
que nous avons recueillis paraît interdire, pour les comprendre, de
les subsumer sous la même logique, surtout si cette logique est
dans son essence clinique. Au-delà des concepts de «normalité »
et d' « a-normalité »fixés et définis par une élite de la science ou
du pouvoir, il existe une trivialité onirique — la seule qui nous
concerne ici...

Il n'y a pas de rêves d'ouvriers ni de paysans chez Freud. Sauf


dans le domaine clinique, la psychanalyse ne s'intéresse pas aux
rêves des boutiquiers ou des artisans. Non plus qu'aux rêves de ce

( L'administration dusymboleest une suggestion importante de Lucien Sfez


dans L'Enfer et leparadis (P.U.F.).
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qu'un contemporain de Freud, Musil, appelait l' «homme sans


qualité », le «Mensch ohne Eigenschaft ». L'homme et la femme
vulgaires n'ont pas trouvé d'écoute.
Cela nous amène à notre seconde option ou hypothèse : sans
contredire aux notions de la psychiatrie et de la psychanalyse,
obtenues à partir d'observations cliniques, l'étude de manifesta-
tions oniriques, vulgaires, issues de toutes les stratifications
sociales, pourrait fournir un bilan du rêve contemporain qui serait
étranger aux idéologies scientifiques élaborées pour les malades.
Certes, il s'en faut de beaucoup que les moyens de notre Labo-
ratoire nous aient permis de parvenir à un résultat complètement
exhaustif; du moins, la dissémination des données recueillies
dans toutes les classes, milieux, professions, régions, âges, peut-
elle constituer un échantillon saisissant du rêve trivial.
Ainsi peuvent s'esquisser des corrélations entre diverses expé-
riences nocturnes et les insertions chaque fois différentes des
hommes et des femmes dans la pratique sociale. A commencer
par les divergences qui apparaissent entre la population active
et ceux qui ne sont pas entrés dans la vie. Ou de ceux qui
sont sortis de la vie professionnelle. Et les contrastes entre les
rêves des hommes et ceux des femmes, à tous les âges et dans
toutes les conditions.
Certes, il ne s'agit pas d'établir des classes de rêves qui
répondraient aux classes sociales! On ne peut tout au plus
qu'établir un lien entre la diversité des visions oniriques et le
caractère, subjectivement perçu, des activités sociales. Du moins,
les différences notables que l'on peut constater, si elles ne
répondent pas toujours à l'idée que nous nous faisons de ce que
devraient être les rêves du cadre ou de l'ouvrier, suffisent à définir
des visées ou des intentionnalités incompatibles entre elles. Les
comparaisons ou les corrélations que nous pouvons établir entre
les situations sociales et les rêves paraissent récuser l'homogénéité
ou l'universalité de l'expérience nocturne.
Si nous voulons faire parler les rêves ou retrouver le «langage
perdu »qu'ils suggèrent, il faut sans doute se mettre à l'écoute de
ces paroles oniriques différentes. Comme le suggère cette phrase
de Husserl qu'aimait à citer Merleau-Ponty : «C'est l'expérience
muette qu'il s'agit d'amener à l'expression pure de son propre
sens »...
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Une autre proposition consiste à prendre comme un «tout »le


rêve et la parole éveillée qui le formule; on ne sépare pas ici
la trame onirique, le récit qui la révèle, les phantasmes incons-
cients, les fantasmes plus ou moins conscients et les fictions qui
renouvellent et prolongent, d'une nuit sur l'autre, l'expérience
fabulée...
Voilà ce qu'on peut nommer la dramatisation ou la théâtralisa-
tion de la vie onirique : au cours de cette mise en scène, le
dormeur joue un rôle, tantôt sous un masque et tantôt sous son
propre visage, mais il le joue devant un public imaginaire et
présent — l'invisible et invincible « regard des autres » qui
constitue alors le public de ce scénario.
Comment, dès lors, pourrait-on décomposer et isoler les
éléments qui composent ce drame? S'attacher seulement au centre
de gravité individuel d'où la vie commune serait momentanément
exclue? Comment éliminer ce public fictif et obsédant qui
compose, pour le rêveur, momentanément solitaire durant son
sommeil, la part questionneuse, inquiétante, contestatrice de sa
vision? Et sans doute l'origine de son anxiété, voire de sa
panique?
La clinique, seule, isole le sujet, puisque la maladie a souvent,
déjà, séparé l'homme des autres. Un peu comme la médecine fait
de l'être vivant un cadavre, pour l'observer et porter un
diagnostic. Mais la vie commune, transposée, comme un regard
obstiné, chœur antique ou présence irrépressible, assiste au rêve
du rêveur.
Que sont les archaïques et romantiques oppositions de l'indi-
vidu et de la société? Des mutilations idéologiques issues d'inter-
prétations inquiétantes comme celle de Gustave Le Bon qui
faisait s'affronter, dans un conflit qui fascina malheureusement
les débuts de la psychanalyse, la «foule »et la personne parti-
culière. Est-il aujourd'hui possible d'opposer ces deux entités
sans tenir compte de l'interpénétration, de la réciprocité perma-
nente et des interférences qui s'établissent entre ces deux régions
de l'expérience?
En cherchant à restituer la dramatisation du rêve, nous
examinons un aspect du vécu social ( c'est-à-dire les direc-
( Langagesarabesduprésent, Gallimard.
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tions divergentes, les logiques contradictoires, les circuits et les


réseaux au sein desquels se trouve placé, d'une manière chaque
fois différente, selon les civilisations et les situations sociales,
l'être du dormeur et de l'éveillé parlant de son rêve. Si, comme on
peut le penser, la société est dans l'homme autant que l'homme
dans la société, les dramatisations oniriques (« cette incertitude
qui vient des rêves », comme le dit superbement Caillois) seraient
autant de manières de se choisir soi-même dans la trame d'une vie
collective et d'en surmonter les déterminismes par une vision
utopique.
Ainsi, le caractère intentionnel du rêve serait aussi, sinon plus
important que la récurrence qu'on peut en faire en le ramenant à
des enchaînements de causes organiques, physiologiques, paren-
tales, à des déterminations ethniques ou culturelles, voire à
quelque fond mythique universel. Plus important nous apparaît
qu'à travers le scénario onirique, la femme ou l'homme, enracinés
et comprimés dans la vie quotidienne, choisissent une direction
virtuelle qu'ils pourraient donner à leur existence.
La distinction que nous établissons plus loin entre « rêves
représentatifs »et «rêves interprétatifs »va dans ce sens : repré-
sentatifs, les rêves qui utilisent le matériel de la vie quotidienne;
interprétatifs, ceux qui tentent, à travers une fiction, de modifier
leur expérience.
Il est vraisemblable que le matériel utilisé par les paysans dans
leurs songes ne peut pas être de même nature que celui d'un
employé de bureau : un bricolage plus ou moins habile rafistole
les éléments de la vie coutumière mais, au-delà de ces différences
souvent anecdotiques, le scénario onirique suggère une «inten-
tionnalité » sans laquelle le rêve ne serait qu'une juxtaposition
d'images. Et, de la même façon, dans les rêves qui, apparemment,
n'ont aucune relation avec «la vie immédiate », c'est le contenu de
la visée du scénario (souvent re-élaboré par l'homme ou la femme
éveillés) qu'il importe d'examiner...
Comme toutes les dramatisations conçues par l'homme, le
scénario onirique est à la recherche d'un sens —presque toujours
différent de l'interprétation qu'il s'en donne à lui-même.

Notre dernière option met en cause les «interprétations »ou les


idéologies : qu'il s'agisse de celles qui font du rêve un reflet ou
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une compensation de la vie sociale, de celles qui voient dans le


rêve un prolongement de la vie organique (Havelock Ellis), ou
qu'il s'agisse de celle de Freud...
Cette enquête se propose, en effet, en raison du nombre de
rêves «vulgaires »accumulés, de «mettre entre parenthèses »ce
que nous savons des diverses explications du rêve, clefs des songes
et des mythologies philosophiques qui les explicitent.
Dans une étude importante évoquant «Les rêves dans la
culture et la psychologie collective de l'Occident médiéval »(
J. Le Goff parle de ces rêves du Haut Moyen Age qui sont tous
dominés par les pratiques oniromantiques pythagoriciennes,
stoïciennes, néo-platoniciennes et qui se réfèrent à une idéologie
du rêve transmise de l'Antiquité méditerranéenne. Rêves de
privilégiés, d'ailleurs, puisqu'ils ont été déposés dans l' «espace
littéraire »de l'écriture.
Parce que ces visions dérivent d'une explication antérieure à la
Révélation chrétienne, le Diable, peu à peu, s'installe en elles et
les dévalorise. Il faut attendre, dit J. Le Goff, le XII siècle, «qui
peut être considéré comme une époque de reconquête du rêve par
la culture et la mentalité médiévales », pour que le rêve change
de sens. Le Diable, assimilé aux figures dominantes du rêve
interprété par des idéologies antiques, cède la place à des rêves
inspirés par Dieu. Ainsi «se dilate le champ du rêve neutre, du
somnium, plus étroitement lié à la physiologie de l'homme ».
C'est dire que l'on passe d'un type de rêve inséparable de
l'interprétation antique à un autre type de rêve dominé par une
autre épistémologie onirique, et une nouvelle théologie. C'est dire
qu'on ne parlera du rêve qu'à travers le cadre explicatif qui le
définit, et non dans sa littéralité quelconque...
On peut dire la même chose du rêveur contemporain : il est
passé d'une interprétation par les «clefs des songes » à une
explication par la physiologie, puis à une idéologie dérivée de
Freud : ce que nous savons de notre rêve et la doctrine qui en
expose le mécanisme modèlent le rêve lui-même.
Certes, qui lit la Traumdeutung de Freud se trouve en présence
d'un des plus grands livres de ce temps : l'entreprise géniale du
fondateur de la psychanalyse, difficile, douloureuse même, aven-
tureuse dans sa rigueur, obstinément poursuivie à travers lui-
( Peurunautre MoyenAge,Gallimard, éd.
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même, ses proches, ses malades et ses disciples, constitue une


démarche extraordinaire et tout à fait hors du commun. Il n'est
évidemment pas question de récuser des hypothèses aussi
solidement construites...
Mais il ne convient pas, non plus, de jouer au psychanalyste
que nous ne sommes pas, ni de prendre la parole freudienne pour
seule grille d'interprétation universelle : nous ne pouvons appli-
quer aux scénarios oniriques que nous avons recueillis et examinés
une explication clinique. L'anthropologie n'a-t-elle pas appris à
ses dépens ce qu'il en coûtait de projeter ses propres catégories
sur des expériences sociales radicalement différentes ?
Roger Bastide, en présentant La Boutique obscure de G. Perec,
se demandait ce qu'il en serait de l'inconscient lorsque tout le
monde saurait qu'il existe —et pas seulement ces privilégiés que
sont les analystes. L'extraordinaire diffusion, la constante vulgari-
sation du savoir psychanalytique ne modifie-t-elle pas la parole
inconsciente et n'inclut-elle pas dans le rêve l'interprétation
freudienne? Nous retrouverions alors ces rêves du XI siècle qui
ne furent rêves que par l'interprétation antique puis chrétienne
qu'on en donnait?
Mais nous examinons les rêves de l' «homme sans qualité », de
la femme et de l'homme étrangers à la clinique et plongés dans la
trivialité quotidienne : comment réduire cette expérience diverse
et disséminée à la logique unique du désir refoulé? Ce désir, cette
«libido », n'est-il pas l'une, parmi d'autres, de ces instances
naturelles qui sollicitent le psychisme humain? Il s'agit pour nous
de limiter sans la récuser une idéologie dominante aujourd'hui,
pour faire place aux multiples intentionnalités, aux logiques
diverses qu'implique la mise en scène onirique de l'homme
quelconque...

Qui parle donc à travers le rêve du rêveur? Faut-il imaginer,


comme Georg Groddeck, qu'une force nous mène? Que nous
sommes des marionnettes entre les mains de forces inconnues et
que nous ne voyons jamais les ficelles qui nous meuvent ( Un
«ça »ou plutôt un «on »?
( C'est une parole de Danton dans La Mort de Danton de Georg Büchner
unenouvelleimagedel'histoire et dela tragédie qui n'a pas encore trouvé son
expression complète.
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Qu'est-il ce «on »changeant avec les époques et les structures


sociales ou économiques, et qui paraît insuffler aux rêveurs des
préoccupations parfois communes?Nous ne savons rien des rêves
vulgaires d'il y a cent ans, mais on note déjà assez de différences
entre les rêves des hommes et des femmes de plus de trente ans et
ceux de leurs cadets pour penser qu'il existe des différences
radicales. Au-delà d'un inconscient, résultat de tout ce qui, en
nous, a été réprimé, faut-il admettre que le rêveur soit habité par
un noyau de forces informulé et que l'étude anthropologique
ferait apparaître?
Que serait ce «on »qui nous mène et contre lequel, souvent, le
rêveur combat de toutes ses forces? Le reflet de la surface sociale
sur notre corps apparent, tel qu'il a été construit par les modèles
de notre éducation et qui ne correspond pas nécessairement au
flux qui nous traverse?Oubien l'ensemble des instances naturelles
—la mort, la sexualité, la faim —agissant en faisceau sur notre
être particulier, pour lui donner à la fois une impulsion vers ce
que les philosophes nomment l'infini et qui tenterait ainsi de
briser les étroites limites de la division sociale du travail humain?
Un peu ce que Ernst Bloch appelle l' «utopie », cette précession
de l'être possible sur l'être biologiquement, économiquement,
culturellement déterminé? Puissant moteur qui ne serait pas sans
rapport non plus avec l'idée de sublime chez Kant, et qui nous
projetterait en avant de nous-même dans un mouvement imprévi-
sible, sans lequel l'espèce humaine relèverait de la zoologie?
C'est dire que, pour nous, le rêve est plus que le rêve, et que les
logiques qu'il implique nous forcent à ouvrir largement le champ
des interprétations...
J. D.

Dans ce livre, notre démarche est double : elle résulte de la


nature même de l'enquête.
Nous suivons une première piste — la société dans le rêve —
pour rechercher d'éventuelles corrélations entre les rêves et les
stratifications sociales et délimiter, autant que faire se peut, des
intentionnalités différentes.
Notre seconde piste consiste à examiner les rêves recueillis
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(souvent les mêmes), pour autant que le rêveur affronte en


dormant le défi lancé par l'une ou l'autre des grandes instances
naturelles —la faim, la sexualité, la mort, le travail. C'est le rêve
dans la société.
Il faut ensuite tenter de savoir comment l'expérience onirique
de l'homme « quelconque », s'empare des éléments de sa vie
commune, les rafistole dans une logique chaque fois différente et
suggère ainsi une sorte de jeu, gratuit comme tous les jeux, de
l'homme qui vit, avec la société et l'espèce elle-même.

Nous avons traité près de deux mille rêves ou lambeaux de


rêves recueillis dans toute la France et venant de toutes les
catégories socio-professionnelles et de toutes les régions, en
limitant à sa proportion statistique les rêves des «intellectuels ».
Pour une expérience aussi vaste, tous les moyens sont bons.
Nous savons que l'usage d'une seule technique suscite et limite
par son exclusivité l'expérience qu'elle prétend étudier. Nous
avons donc utilisé toutes les méthodes d'investigation sans en
privilégier aucune. Nous avons en outre conservé le plus rigou-
reux anonymat, sauf pour ceux qui ont bien voulu faire « acte
de présence », et que nous remercions.
Nous avons ainsi pratiqué conjointement l'enquête par conver-
sation enregistrée au magnétophone, le questionnaire écrit et
parlé, le sondage, la libre discussion, voire la confidence, l'appel
à l'information par voie de presse ou de radio, la correspon-
dance, etc. Certaines pistes ont été suivies qui appartiennent à
La Planète des jeunes, au Village à l'heure de la télévision et à
d'autres enquêtes en cours.
Nous remercions pour leur concours :
MM. Anquetil et Borzeix et la direction des «Nouvelles
littéraires », qui ont recueilli et publié, à notre instigation, des
rêves en 1977,
M. Pierre Descargues et les «Après-midi de France Culture »,
M D'Halluin, Forget et Rabineau,
MmeDornel et M. Gerlier,
MM. Bruno, Ravaud, Etienne, Marchandeau, Dedion, Verrier,
et tous nos correspondants, anonymes ou non.
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Nous allons suivre un étroit chemin : celui qui conduit le


rêveur social à son rêve...
Nous cherchons, en effet, d'abord à établir les corrélations qui
peuvent s'établir entre le contenu de l'expérience onirique et la
pratique de la vie collective, les rapports qui existent entre les
stratifications sociales et les rêves. Quand nous disons plus haut(
qu'on ne trouve guère de rêves de paysans et d'ouvriers chez
Freud, ce n'est pas une simple boutade. On peut estimer que la
psychiatrie et la psychanalyse ne se sont questionnées sur les rêves
vulgaires qu'à l'occasion de cas de maladie ou de criminalité, et
souvent sans se préoccuper de connaître le gisement réel d'une
expérience apparemment universelle.
Or, le fait que certaines catégories sociales, comme les ouvriers
ou les commerçants, manifestent une résistance à l'aveu du rêve
constitue un élément de l'enquête : il faut inclure cette défense
contre le rêve dans les lambeaux, les «effilochures »qui consti-
tuent souvent la seule information qu'on puisse recueillir. Et cela
non parce que le «refoulement »ou la « censure »seraient plus
forts dans ces catégories sociales que dans les autres, plus
complaisantes, mais parce que ces hommes et ces femmes ont été
placés en dehors de toute culture imaginaire.
Ce refus du rêve ne constitue pas, il est vrai, une distinction
suffisante. Et pour établir des corrélations plus solides, il faut
examiner le contenu explicite des rêves sans ramener exclusive-
ment ce dernier à quelque moteur caché ou latent qui serait
( Cf. page 16.
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On ne trouve pas de rêves d'ouvriers ni de paysans


chez Freud. La psychanalyse s'attache aux formes
cliniques du rêve comme la plupart des civilisations
mettent en avant des rêves de privilégiés.
C'est au rêve vulgaire, au rêveur trivial qu'on
s'attache ici au terme d'une enquête dans toutes
les stratifications sociales et toutes les classes
d'âge. On a examiné deux mille rêves ou trames
de rêves, recueillis non par sondage mais par
libres conversations enregistrées ou écrites.
Ce livre suit deux pistes : la première —la société
dans le rêve — recherche les particularités des
rêves selon les stratifications sociales. La seconde
—le rêve dans la société —examine le rêveur au
moment où il affronte en dormant l'une ou l'autre
des grandes instances naturelles qui lancent un défi
à la conscience individuelle ou collective : la faim,
la sexualité, la mort, le travail...
On tente ainsi de savoir comment l'expérience
onirique de l'homme quelconque rafistole ou bricole
des éléments arrachés à la vie commune pour
composer une sorte de logique chaque fois diffé-
rente. Le rêve ne serait-il pas un jeu de l'être vivant
avec la société et l'espèce elle-même ?
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