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psychanalyse (Paris)
de psychanalyse
Des biographies
puf
Revue française
de psychanalyse
DIRECTEURS
Il
se Barande
Claude Girard
Marie-Lise Roux
Henri Vermorel
COMITÉ
DE RÉDACTION
Jean-Pierre Bourgeron
Anne Clancier
Jacqueline Cosnier
Gilbert Diatkine
Jacqueline Lubtchansky
Jean-Paul Obadia
Agnès Oppenheimer
Colette Rabenou
Luisa de Urtubey
SECRÉTAIRE
DE LA RÉDACTION
.
Muguette Green
ADMINISTRATION
.
T O M E L I I
ÉCRITURES
HISTOIRES
SOMMAIRE
A. Fonyi — Construction dans l'analyse littéraire. La mère morte dans
l'oeuvre et la vie de Barbey d'Aurevilly, 213
Ch. Jouvenot — De l'art des ruptures au fétiche dans l'univers de Marcel
Duchamp, 227
LECTURES
NÉCROLOGIE
Nous remercions G.-E. Clancier, Françoise Charpentier (professeur à Paris VII), Jacques
Chomarat (professeur à Paris IV Sorbonne), Antonia Fonyi (CNRS), Claude Habib et Pierre
Schaeffer d'avoir bien voulu participer à ce numéro.
ILSE BARANDE
DES BIOGRAPHIES1
UNE INTRODUCTION
1. Les Publications de la Sorbonne ont édité les Actes du Colloque de mai 1985 Problèmes
et méthodes de la biographie. Ses présentateurs considèrent que la pratique biographique est
« demeurée empirique quand bien même elle serait le fruit d'un "bricolage" parfois génial et
qu'il s'agit là d'un territoire vierge ». Dans la dernière édition de l'Encyclopédie Universelle la
place et le volume de « biographie(s) » ont crû à l'instar de leur prolifération.
Rev. franç. Psychanal.. 1/1988
6 Ilse
sa limite dans les parentés des psychismes individuels : les conditions
biophysiologiques et le contexte socioculturel où nous croisons en commun
assurent une prolifération en signes et indices affleurant le seuil de la
conscience.
Barande
riens qui ont vite fait d'aligner, émonder, ôtant la nouveauté de la vie
au présent tout comme à un passé utilisé à titre de comparaison et supposé
connu.
Au psychanalyste les morphologies innombrables du psychisme appor-
tent séance après séance une dose d'étonnement et parfois de perplexité,
car aucune considération théorique ne parvient à figer les modalités et les
mobilités de façon entièrement satisfaisante. Sauf à haïr « le mouvement
qui déplace les lignes », sauf à lancer des filets conceptuels dont le choix
relève d'un autoportrait ignoré, défensif, ayant pour visée d'évacuer toute
inquiétude, « toutes ces émotions dont on ne savait rien et dont il fallait
s'occuper comme d'une manifestation du monde extérieur » (Freud). C'est
souligner ce que chaque analyste peut devoir à sa version nocturne oni-
rique et aux proférations de ses analysants pour sonder ses « autofictions »
selon le terme de Doubrovsky et suspendre un patrimoine de savoir
dont il ne saurait ni se passer, ni plaquer les doctrines pour convain-
cantes qu'elles soient.
Postulons donc provisoirement que l'art de la biographie entretient
un rapport d'exclusion avec la pratique psychanalytique : la biographie
écrite-lue s'opposant à la cure parlée.
4. Paul Veyne dans Comment on écrit l'histoire, Seuil, 1971, est passé maître en la matière,
et Antoine Prost avance que : « Nos contemporainsrevendiquent leur personnalité au moment
même où ils remplissent leurs rôles sociaux, mais ils jouent dans leur intimité les rôles privés que
leur suggère l'opinion », in Histoire de la vie privée, t. V, Seuil, 1987.
Des biographies, une introduction 11
n'oublions pas que la valeur recherchée est absolue, qu'elle soit affectée
négativement ou positivement.
Une barrière interposée fait entrer dans le décor ceux qui donnèrent
la vie et imprimèrent leur marque à jamais et au-delà du repérable, du
dicible, en se constituant en substance tierce, en un sujet tombant en
dehors d'eux — qui ne le sera jamais quant à lui — et qui répliquera
en pétrifiant les géants.
De quoi méditer tant à l'audition du thème les parents qu'à la lecture
de ce que plus d'un ancien analysant et analyste actuel croit pouvoir mettre
en scène ou en pièces en caractérisant — figeant les parents aussi bien les
siens à travers ceux de son analysant. Caricaturés ou fignolés, voire cou-
verts d'éloges, morts ou vivants, ils ont perdu le don de la vie. La
nécessité de se défaire de ces « humains, trop humains » prime le reste.
Ils ont toujours été grands et ils ne vieilliront jamais. Le dieu éternel,
qui voit et sait, doit sa carrière glorieuse à l'image compensatrice et
restauratrice qu'il offre en égard aux outrages du temps, se surajoutant
aux procès des géniteurs lors de leur apogée.
Les avoir rendus parents, découverte espiègle de l'enfant comme parent
du parent, est tout autre chose que d'assumer la charge d'une récapitu-
lation factuelle et émotionnelle offrant quelques saisies des sujets-parents
aux périodes successives de leur vie. Que d'enfants, par l'âge adultes,
entendra-t-on dénoncer le laconisme, la discrétion, les mystères opposés
aux questions qu'ils ne posaient pas sinon même leur esquive hors de
récits dont, brusquement, ils se protégèrent. Ces conduites phobiques
doivent être prises en considération lorsque nous insistons sur les méfaits
des secrets de filiation ou prêtons à nos associations débridées valeur
d'obligation pour une sensibilité autre, aux cheminements différents. Expri-
mées, les râclées interprétatives actualisent une imago, en tant que telle
prisée autant que redoutée, des émois qui sont des accomplissements
sollicités de souhaits; mais ils ne vont ni dans le sens d'une appropriation
de l'ordre de la liberté, ni dans le sens de l'improbable positionnement
de la génération précédente envisagée au cours des temps de sa vie. Sans
oublier que ce fossé entretenu des générations peut adopter la figure
opposée d'une proclamation d'identité. Cette démesure inverse, assimilation
sans résidu qui confond le père et le fils, considérée pieusement comme
relevant du « Mystère », remonte à la nuit des temps, pharaonique avant
d'être chrétienne.
6 / Le
clivage du moi prime-t-il le deuil? — « D'accord papa est mort
mais quand rentre-t-il dîner? » est une boutade qui condense Pavant-dernier
paragraphe du texte Le fétichisme (Freud, 1927) et témoigne du clivage
du moi dans le processus défensif de 1938.
Avec L'homme Moïse et la religion monothéiste il s'agit d'un traitement
différent de la mort du père. Hormis mort violente, ce père eût été immortel ;
mais la pérennité de son prestige est le bénéfice définitif du meurtre subi,
prestige allant de pair avec une culpabilité censée franchir les générations.
On peut débattre de la vérité psychique de ce déroulement qui suppose
une mémoire phylogénétique, mais c'est bien ainsi que Freud organisa
son roman psychanalytique dernier et initia sa propre postérité. C'est une
humeur autre que celle de « Deuil et mélancolie » (1914) autre aussi que
celle de La fugitivité (1917). Cette Dämmerung (clair obscur) est à
la fois l'aube du sujet et le crépuscule du mortel. Aussi nous faut-il relati-
viser les considérations réitérées qui insistent ces dernières années sur le
déroulement d'un deuil d'objet ayant une fin.
La pratique psychanalytique contribue à nous révéler cet état d'esprit
Des biographies, une introduction 13
8 / L'auto-analyse par
les Freud-biographies interposées? — Ma recon-
naissance vis-à-vis d'auteurs tels E. Jones et M. Schur est intacte. Leurs
« Freud » sont des témoignages de contemporains remarquables qui ont
réussi à ne pas se substituer à leur génial sujet. La connaissance des
biographies s'arrêterait-elle là, que l'accès à un demi-siècle de textes freu-
diens pourrait en être la justification, l'excuse, voire la fierté.
Il ne me semble ni nécessaire, ni éthique, ni esthétique de poursuivre
son auto-analyse inconsciente propre via celles attribuées à Freud, en
utilisant à le poursuivre, débusquer, découvrir les possibilités que nous
tenons à lui. Pour autant je ne boude pas les « Fictions freudiennes »
comme telles annoncées, pour peu qu'elles ne dogmatisent pas en cours
de route.
Dans sa postface de 1935 à la Selbstdarstellung de 1925, après quelques
pages sur la décennie écoulée, Freud écrit : « Ici venu, je prends la
liberté de mettre un terme à ces informations autobiographiques. De ce
qui concerne mes circonstances personnelles, mes luttes, mes déceptions
et mes aboutissements, le public n'est pas en droit d'en apprendre davan-
tage ? N'ai-je pas déjà été plus franc et sincère dans certains de mes écrits
— L'interprétation des rêves, La vie quotidienne — que n'en sont coutu-
mières les personnes qui décrivent leur vie pour leurs contemporains ou la
postérité. On ne m'en a guère su gré, mes expériences me font déconseiller
à quiconque de m'imiter. »
Comme tout un chacun Freud perd parfois ses traces; admirons au
passage tel moment, n-ième après-coup mais non le dernier, dans le texte
de 1925; Freud songe à certaines remarques de Breuer, Charcot et Chrobak
datant de quarante ans qui auraient pu l'amener dès alors à la conclusion
« de la nature sexuelle des émois en cause »... « simplement, je ne saisissais
pas où ils voulaient en venir. Ils en avaient dit davantage qu'ils n'en
savaient eux-mêmes et ne pouvaient en assumer. Ce que j'entendis alors
sommeilla sans effet jusqu'à ce que l'occasion des investigations cathar-
Des biographies, une introduction 15
Dr Ilse BARANDE
2, boulevard Henri-IV
75004 Paris
6. In Sur la lecture, préface du traducteur (M. Proust) à John Ruskin, Sésame et les lys,
éd. Complexe.
Biographies et récits de cure
AGNÈS OPPENHEIMER
LA « SOLUTION » NARRATIVE
L'ALTERNATIVE SCIENCE/HUMANISME
L'INTELLIGIBILITÉ NARRATIVE
La vérité narrative
« Un texte n'est un texte que s'il cache au premier regard, au premier venu,
la loi de sa composition et la règle de son jeu » (p. 71).
Qu'est-ce que la notion d'inconscient apporte de plus par rapport à la
structure double du langage et de l'écrit qui est de cacher et de voiler? Le
surgissementde l'inconscient s'effectue par ses déformations ou distorsions,
ce dont il est difficile de rendre compte, autrement que de manière méta-
phorique. D'autre part, il se dérobe à l'expérience, comme la vérité doit
disparaître dans sa présence pour se manifester. Face à toutes les reformu-
lations de la psychanalyse et en particulier le narrativisme, la revendication
« scientifique », avec son objectivation si loin de la clinique, est en position
de sauver la notion d'inconscient comme réalité au-delà de l'expérience
(à condition toutefois de considérer la « scientificité » comme une vue de
l'esprit et non d'en suivre le programme à la lettre). Le postulat d'une
causalité de l'inconscient protège la psychanalyse contre un retour vers
une psychologie de la conscience que la seule perspective narrative nous
paraît incapable d'éviter.
La notion contradictoire d'intention inconsciente avec le mouvement
dynamique et asymétrique de refoulement et de levée de refoulement
s'oppose aussi bien aux dualismes qu'aux synthèses. Il s'agit de prendre
" le concept d' "inconscient" au sérieux » (Freud, 1925, p. 53). Seule la
métapsychologie comme méthode critique d'évaluation des thèses prévient
contre les « théories-reflet » (cf. Oppenheimer, 1985c). La narrativité ne
caractérise pas l'histoire des théories psychanalytiques dont elle est un
épisode, comme un fragment de biographie. « La psychanalyse définit
progressivement les problèmes à analyser au fur et à mesure qu'elle les
analyse » (Schafer, p. 209).
Le développement de la psychanalyse s'avérerait ainsi analogue à celui
d'une analyse dont les errances sont significatives et ne s'éliminent pas
comme les erreurs, mais font partie de la vérité de son histoire. C'est dire
que les contradictionsappartiennent à sa dialectique et qu'il faut les prendre
en compte sans les intégrer dans une synthèse, ni tenter de les réduire.
La dimension narrative de la psychanalyse ne résout pas les oppositions
entre fait et création, mais elle les formule autrement; si elle caractérise,
certes, un aspect de la cure, elle ne structure pas les phénomènes incons-
cients qui viennent plutôt la déranger et qu'elle doit intégrer après coup
dans une continuité garante de son unité. Quelque chose doit s'effacer
pour que le déroulement de l'histoire puisse s'écrire, comme la biographie
gomme ou remanie ce qui en dérange l'esthétique; la narration d'analyse
peut rendre compte métaphoriquement du surgissement de l'inconscient
qu'elle ne capture cependantjamais.
La « solution » narrative 33
BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉ
MOTS CLÉS
LE REGARD FROID
pourtant pas de sympathie pour son personnage. S'il ne nous cache aucune
de ses trahisons, de ses confusions,ni de ses incohérences, il cherche toujours
à les expliquer, et il y parvient avec une rare psychologie. L'empathie ne
lui fait pas non plus défaut : sans être psychanalyste, il repère avec
précision l'ambivalence des sentiments d'Aurore Dupin pour une mère exci-
tante et frustrante, ou le dangereux mouvement d'identification paternelle
qui la pousse à chercher la chute de cheval à l'endroit précis où son
père, le colonel Dupin, a trouvé la mort dans les mêmes circonstances.
Maurois s'est pénétré des lettres encore dispersées entre les bibliothèques et
des collections privées, et il s'est, bien sûr, servi de l'autobiographie de
George Sand, L'histoire d'une vie. Pourtant, il ne fait jamais que parler d'un
tiers, alors que, dans ses lettres, George Sand parle d'elle-même.
jamais pensé à ça. » En tout cas, la dénégation est suivie « d'une association
qui contient quelque chose de ressemblant ou d'analogue au contenu de la
construction », qui se trouve donc par là vérifiée. 2) Il peut aussi ne pas
sembler touché et donner à l'analyste l'occasion de reconnaître, sans incon-
vénient, qu'il s'est trompé. 3) Enfin, le patient, écrit Freud, peut répondre
par un « oui hypocrite », qui satisfait la résistance. Freud ne s'attarde
pas sur ce cas, finalement le seul défavorable; peut-être n'a-t-il pas grande
importance par rapport aux visées qu'il donne à l'analyse en 1937, et
qui demeurent pour l'essentiel celles des Etudes sur l'hystérie : « Amener
le patient à lever les refoulements des débuts de son développement (le
mot refoulement étant pris ici dans le sens le plus large), pour les rem-
placer par des réactions qui correspondraient à un état de maturité
psychique » (6, p. 270). En effet, il lui importe avant tout de ne pas
suggérer au patient une inexactitude sur son passé. Le « oui hypocrite »
va s'opposer à la levée du refoulement, mais il ne risque pas, estime
Freud, de faire que le patient croie à des souvenirs mensongers.
Les successeurs de Freud se sont beaucoup plus souciés du problème
du « oui hypocrite », peut-être parce que le but qu'ils assignaient à l'ana-
lyse ne pouvait plus être tout à fait le même que celui de Freud en 1937.
A côté, ou à la place, de la reconstitution du passé, les analystes ont
cherché à favoriser l'épanouissement du vrai self, ou à analyser les per-
sonnalités « comme si », ou à dégager le sujet de ses aliénations imaginaires.
Chacune de ces formulations renvoie à des théories différentes, qui conver-
gent en un point : la question du « oui hypocrite » est devenue cruciale.
Il est devenu capital d'éviter une analyse « comme si », ou que le patient
se constitue un faux-self analytique, ou comme le dit autrement Bion,
qu'il « ressemble tout à fait à une personne qui aurait fait une analyse »,
ou que la cure n'aliène encore davantage le sujet.
Trois possibilités schématiques se sont offertes alors :
Soit, à la suite de Lacan, étendre les craintes concernant les construc-
tions à l'ensemble des interprétations de transfert et de résistance [9, 10] :
dans la mesure où elles représentent le point de vue de l'analyste sur le
patient, elles peuvent aggraver ses identifications imaginaires au lieu de l'en
délivrer. Cette attitude extrême implique un bouleversement de la tech-
nique analytique. Elle repose sur un rejet de la diachronie au profit de
la structure, et commande donc l'abandon du recours au matériel bio-
graphique1.
Ce qui fut fait, après une période de quelques mois où Mme A... mena
de front deux cures simultanées. Mais la nouvelle analyse de Mme A...
semble partie pour durer aussi longtemps que la première, et c'est pour-
quoi D. Anzieu l'a présentée lors d'un Congrès consacré à Analyse
terminée et analyse interminable. Il expose dans le détail les huit motifs
différents qui risquent de rendre cette analyse infinie, sans s'attarder sur
l'utilisation qu'il a faite du matériel biographique dans sa construction.
42 Gilbert Diatkine
Le problème des conditions à remplir pour qu'un tel matériel puisse être
utilisé dans une cure reste donc intact.
En résumé :
1) L'analyste doit avoir été longtemps dans l'ignorance des faits qu'il
découvre.
2) Ces mêmes faits doivent éclairer rétroactivement le transfert, son contre-
transfert et même son rapport à sa théorie.
BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉ
MOTS CLÉS
Dr Gilbert DIATKINE
71, bd Beaumarchais
75003 Paris
ANNE CLANCIER
MYTHE ET BIOGRAPHE
De la clinique à la littérature
avait toujours eu des ambitions littéraires mais il avait été inhibé chaque
fois qu'il avait voulu passer à l'acte.
Si Apollinaire nous avait aidé pour comprendre Marcos en raison
du rapprochement entre le mimétisme et la carence ou la faiblesse de
l'image paternelle, le cas de Marcos put éclairer bien des traits d'Apollinaire
tant sur le plan du caractère et de la biographie qu'en ce qui concerne les
oeuvres.
On trouve dans les textes d'Apollinaire nombre de héros mutilés : le
Christ, Osiris, Icare et autres héros ou dieux mutilés ou démembrés,
l'enchanteur Merlin, symboliquement châtré par la fée Viviane qui réussit
à l'enfermer dans un cercle magique dont il ne pouvait sortir; il est signi-
ficatif que la première oeuvre majeure d'Apollinaire soit L'enchanteur
pourrissant, qui traite de cette légende. La variante choisie par Apollinaire
est la suivante : Merlin est enfermé dans un sarcophage, son corps pourrit
mais son esprit reste lucide et prestigieux et l'on vient du monde entier pour
le consulter dans son tombeau et l'admirer. Notons que Merlin l'enchan-
teur est le fils d'un diable et d'une mortelle, or être fils de diable comme
être fils de dieu est un destin satisfaisant pour la mégalomanie infantile.
On pourrait énumérer les nombreux héros et personnages mythiques
cités par Apollinaire, mais en dernier ressort il a choisi pour figure d'iden-
tification Orphée, le poète-musicien qui fut mis en pièces par des femmes.
On voit apparaître dans ce dernier thème l'angoisse du poète devant l'imago
féminine, trait qui le différenciait de Marcos dont l'angoisse de castration
était surtout liée à la rivalité oedipienne avec le père.
Les références à des figures mythiques et à des mythes étaient très
nombreuses tant dans les textes d'Apollinaire que dans les récits de Marcos.
Les fantasmes de ce dernier et certains de ses rêves étaient de véritables
mythes où l'on voyait notamment de grands oiseaux ou des serpents ayant
une valeur symbolique dans ses récits.
Sans doute les peuples, surtout dans leur jeunesse, ont besoin de
s'inventer des mythes fondateurs. Freud a dit que « les mythes sont les
rêves séculaires de la jeune humanité »4, mais qu'en est-il de la pensée
mythique sur le plan individuel ? Nous pouvons nous référer à un écrivain
très intéressé par les mythes et qui est associé, pour nous, à Freud. Il
s'agit de Thomas Mann. Celui-ci, dans sa conférence prononcée à Vienne
en 1936 pour les quatre-vingts ans de Freud, montrait l'importance du
mythe pour la société, pour l'individu et pour le romancier. Le mythe, dit-il,
« fonde
55
la vie; il est le schéma intemporel, la forme sacrée dans laquelle
se coule la vie en reproduisant ses caractéristiques à partir de l'inconscient.
Il ne fait aucun doute que l'adoption de l'optique typique du mythe marque
une nouvelle époque dans la vie du romancier, elle correspond à une singu-
lière élévation de son état d'esprit artistique, à une sérénité nouvelle de la
pensée et de la forme, ordinairement réservée au soir de la vie. Car si dans
la vie de l'humanité, le mythique représente un stade primitif aux deux
sens du terme, dans la vie de l'individu, en revanche, il est à tous égards
synonyme de maturité. On y gagne la perception de la vérité supérieure
manifestée dans le réel, le savoir souriant d'un immuable, éternellement
valable, du schéma dans lequel et d'après lequel vit ce qu'on croit être
l'individu. (...) Dans sa relation à lui-même il ne serait qu'inconsistance,
perplexité, confusion, trouble, il ne saurait ni sur quel pied danser ni
quel visage faire. Sa dignité, la sûreté de son jeu, tient inconsciemment,
justement au fait qu'avec lui quelque chose d'intemporel est à nouveau
éclairé et devient du présent; c'est la dignité mythique, attribut aussi du
caractère misérable et vil, c'est une dignité naturelle car elle naît de
l'inconscient »5. Thomas Mann se demande ensuite ce qu'il en serait
si le mythe se subjectivait, « s'il se fondait avec le moi en train de jouer
et qu'il veille en lui ». Le moi aurait alors la conscience « d'être de retour,
d'être typique ». Il se sentirait la réincarnation « d'un archétype fondateur »
et l'on pourrait parler « de mythe vécu ». Thomas Mann donne à titre
d'exemple la reine Cléopâtre qui se croyait la réincarnation d'Ichtar-
Astarté, Aphrodite ou Hathor-Isis. Sa vie fut jusqu'au bout conforme à
ce rôle mythique puisqu'elle choisit de mourir en pressant une vipère
contre son sein. La vipère était l'animal d'Isis. On en connaît une statuette
où elle tient un serpent contre sa poitrine; les héros anciens s'identifiaient
généralement à un personnage mythique dont ils tentaient d'égaler, voire
de surpasser les exploits. Alexandre voulait marcher sur les traces de
Miltiade, César sur celles d'Alexandre et dans les Temps modernes Napo-
léon sur celles d'Alexandre également, ce qui, dans une certaine mesure,
a motivé la campagne d'Egypte de Bonaparte.
Thomas Mann lui-même suit cette voie en prenant pour figure d'identi-
fication mythique le Joseph de la Bible auquel il a consacré un livre
entier : Joseph et ses frères.
Notons que Thomas Mann, au lieu de choisir un héros déchu après une
vie brillante, s'identifie à l'adolescent persécuté par ses frères qui, après
5. Thomas Mann, Freud et l'avenir, Conférence solennelle prononcée à Vienne le 8 mai 1936
pour les 80 ans de Sigmund Freud. Postface à Das Unbehagen in der Kultur, Fischer Taschenbuch,
Verlag (trad. de Françoise Kenk).
56 Anne Clancier
du rêve d'Anubis dans lequel le Dieu des morts égyptiens venait la visiter6.
La question du nom est particulièrement importante pour les sujets
que nous venons de décrire.
Le choix d'un pseudonyme est également souvent typique d'une relation
à un père absent ou faible. Ainsi Blaise Cendrars, dont le père a provoqué
la ruine de la famille, se choisit un nom dans lequel il condense sa
problématique conflictuelle et ses réactions aux deuils successifs qu'il a
dû faire des femmes aimées depuis son enfance. Il renonce à son nom,
Frédéric Sauser, pour devenir Blaise Cendrars, qu'il définit lui-même comme
reposant sur les deux mots braise et cendre. Il s'identifie au phénix qui
renaît de ses cendres. Amputé pendant la guerre, l'angoisse de castration
fut sans doute réactivée et l'on voit dans les poèmes des années 1917-1920
une identification au Christ.
Apollinaire s'est, lui aussi, identifié au phénix cité dans plusieurs de ses
poèmes et il s'est choisi un pseudonyme basé sur le nom du dieu des
arts (Apollon), et sur un des prénoms de son grand-père (Apollinaris).
Il avait, à sa naissance, été déclaré sous un nom d'enfant trouvé : Dul-
cigni, sa mère n'ayant pas voulu le reconnaître elle-même, sans doute dans
l'espoir que son père lui donnerait un jour son nom. La mairie de Rome
fournissait dans ces cas une liste de noms à donner aux enfants nés de
parents inconnus. Plus tard, sa mère fit rectifier la déclaration d'acte de
naissance et il fut désigné comme Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky.
Devenu écrivain, il francisa son prénom en Guillaume et prit le nom
d'Apollinaire. Enfant, il fut mis dans une famille de parents nourriciers
qui sans doute jouèrent un rôle structurant pour lui et qu'il a mis en scène
dans le récit Giovanni Moroni.
Apollinaire, inscrit sur son acte de naissance comme « Italien Russe »,
se choisit une nouvelle patrie, la France, et une nouvelle langue; il se
chercha des figures d'identification culturelle françaises. Dans son ado-
lescence il croyait constamment rencontrer dans les rues de Paris un
écrivain célèbre et se trompait régulièrement.
Le poète portugais Fernando Pessoa, qui perdit son père à l'âge de
cinq ans, a été, lui, un créateur d'hétéronymes. Il a choisi des noms diffé-
rents pour écrire des oeuvres très diverses et il a inventé la biographie de ces
différents hétéronymes.
En ce qui concerne Marcos, l'identification à un père diminué et la
culpabilité l'avaient fait échouer dans bien des entreprises et incité à se
mettre, parfois, dans des situations dangereuses. S'il avait pu réussir grâce
à son professeur à passer des diplômes universitaires comme ce dernier, il
n'était pas heureux, il souffrait de malaises divers et avait une santé
chétive. Inhibé quant à ses ambitions littéraires, il n'arrivait pas à mettre
en oeuvre les nombreux projets qu'il avait en tête, qu'il s'agît d'une thèse
ou de textes de création. L'analyse lui permit par l'élaboration du conflit
oedipien d'aborder le domaine interdit7.
Dans nombre d'autres cas, la confrontation entre les analyses littéraires
et les analyses cliniques a permis de découvrir ou de comprendre d'une
part certains textes et la biographie d'un auteur, d'autre part le substrat
inconscient des associations d'idées du patient et de sa problématique.
Le fonctionnement mythique de la pensée est dans la lignée du roman
familial de l'enfance qui est à l'origine, selon Marthe Robert8, de la
création romanesque.
Une fois l'attention attirée par ce mode de fonctionnement, nous
remarquâmes davantage chez les patients certains détails entrant dans ce
cadre et nous constations à nouveau qu'il s'agissait souvent de sujets
ayant eu des carences parentales. Ainsi, Alexis, fils posthume, a de plus
perdu sa mère à l'âge de six ans. Grand phobique, il n'a aucune conscience
de l'origine psychologique de ses angoisses. Il les attribue à des causes
physiologiques. Ayant cependant accepté de tenter une analyse, il parle
continuellement de ses malaises et sans aucun insight. Peu à peu il apporte
quelques bribes de rêves et essaie de laisser aller son imagination. Au cours
d'une séance il énumère, comme il l'a fait maintes et maintes fois, les
situations anxiogènes pour lui : peur de s'évanouir, peur d'être enfermé
dans des lieux dont il n'a aucun moyen de s'échapper, métro, ascenseur,
avion, etc. Ce jour-là, laissant de côté sa peur de s'évanouir, de ne pas se
contrôler, il s'arrête longuement sur sa peur d'être enfermé et il finit par
dire : « C'est comme si j'étais dans un labyrinthe. » Peut-il se représenter
un labyrinthe? Il essaie et cela l'angoisse. Qu'y a-t-il dans le labyrinthe?
Il ne voit rien. Il a pourtant lu des choses sur le labyrinthe, dit-il. Notons
qu'il a fait des études classiques et ne peut pas ignorer le mythe du
Minotaure.
Il se souvient vaguement de quelque chose mais il n'a aucune idée;
il demande à être « éclairé » (évocation des cauchemars nocturnes de
l'enfance où seule sa grand-mère pouvait le rassurer). Il est invité à
chercher lui-même. A la séance suivante, il revient et dit : « J'ai repensé
9. J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, études de psychologie historique, Paris,
François Maspero, 1965.
10. G. Bachelard, Essai sur la connaissance scientifique, Paris, Vrin, 1972.
60 Anne Clancier
dans ses sentiments envers son père. Il souligne qu'un voisin de la famille a
écrit : « Je n'ai jamais vu d'affection filiale ou de respect comparables
à ceux de M. Wilson pour son père. Il est difficile de dire quel était
l'élément le plus fort de cette passion dominante : une sincère admiration
pour la compétence de son père, ou une affection sans bornes pour l'homme
lui-même. » Freud souligne les mots passion dominante et il relève encore la
citation de M. Baker qui a pu lire toute la correspondance entre Wilson et
son père : « Il n'y a pas d'autre terme que ceux de lettres d'amour
pour qualifier leurs lettres. » Ainsi père et fils s'appelaient-ils : « Mon
trésor », « Mon père bien-aimé », « Mon garçon chéri », etc. On n'a
jamais relevé dans la vie et dans les écrits de Wilson la moindre critique
envers ce père prestigieux qu'il identifiait à un Dieu tout-puissant, lui-
même s'identifiant à Jésus-Christ. Freud expose ses concepts d'identifi-
cation et de complexe d'OEdipe en indiquant les différentes voies de résolu-
tion du conflit oedipien et notamment la sublimation. L'histoire de la
vie de Wilson et tous les épisodes de la signature du traité de Versailles
sont décrits par le menu. Freud juge cela nécessaire pour la compréhension
des motivations psychologiques de Wilson. Ce dernier cédait lorsqu'il
aurait dû résister et s'obstinait lorsqu'il aurait dû céder devant les repré-
sentants des autres nations. « Toutes les paroles, les actes de Wilson à la
Conférence de la paix, montrent clairement que sa résolution de lutter,
en certaines circonstances, ne venait pas de sa formation réactionnelle
contre sa passivité envers son père. Elle venait de sa répugnance à trahir
les promesses qu'il avait faites aux peuples du monde, c'est-à-dire qu'elle
venait de son surmoi et de l'impossibilité où il était d'admettre qu'il n'était
pas le Sauveur du monde, c'est-à-dire de son besoin de s'identifier au
Christ pour garder ce débouché à sa passivité envers son père. »
Les auteurs de cette biographie montrent comment Wilson, oscillant
entre la dépression et les somatisations, eut une grande responsabilité dans
ce traité supposé sauver le monde et qui finalement s'avéra désastreux.
On connaissait un Freud clinicien et théoricien de la psychanalyse, on
découvre aussi dans cet ouvrage un chercheur soucieux d'élucider les
soubassements de situations historiques. Sans doute les documents ont-ils
été fournis par Bullitt, mais Freud a apporté dans leur utilisation sa
clairvoyance, son expérience clinique et ses concepts théoriques. On discerne
au cours de ce livre que l'identification à un personnage mythique a joué
un rôle essentiel dans la vie de Wilson.
Les relations entre le mythe et la biographie se trouvent ainsi éclairées
par Freud.
Dans le matériel rassemblé au cours d'un grand nombre d'observations
64 Anne Clancier
12. A. Clancier, Qu'est-ce qui fait courir Boris Vian ?, in Boris Vian, Colloque de Cerisy,
vol. 2, Paris, Ed. 10-18, 1977.
13. P.-J. Founeau, Pour une psycholecture, in La Nouvelle Revue française, n° 333,
1er octobre 1980.
Mythe et biographie 65
RÉSUMÉ
MOTS CLÉS
Dr Anne CLANCIER
25, av. de Lübeck
75116 Paris
REP — 3
CLÉOPÂTRE ATHANASSIOU
Nous avons convenu, M. A... et moi, qu'il était temps qu'il passe d'un lieu
auquel il est très attaché mais où il ne peut me voir qu'une fois par semaine,
à un lieu qu'il ne connaît pas encore mais où je pourrai lui donner davantage
de séances. Il m'annonce qu'à son avis, le mieux serait de profiter de la « cassure »
des vacances, dit-il, pour effectuer ce changement. J'analyse avec lui comment,
vivant comme une cassure notre séparation qui se double de celle du lieu qu'il
aime, il pense lutter contre ce vécu douloureux en conservant intact le souvenir
de ce lieu en lui : il veut cliver mon image confondue avec celle de ce lieu. Si
d'un côté je puis être celle qu'il reconnaît comme lui faisant vivre l'expérience des
retrouvailles au prix d'un éloignement, d'un autre il veut que je demeure semblable
au lieu qu'il aime, immobile et figée dans le temps. Il ne veut pas revoir ce qu'il
a quitté car cela lui ferait prendre conscience qu'il l'a quitté. Il ne veut pas revenir
au point de départ. Si le lieu qu'il a laissé change au retour, ou s'il aborde un
nouveau lieu, tout se passerait comme s'il abordait avec une nouvelle personne
un temps qui exclut toute séparation, un temps sans « cassure ». Il conserve
dans les parties de son Moi qui ne font pas l'épreuve de la réalité du temps,
une seule image : celle d'un lieu ou d'une personne qui, comme le lieu qu'il ne
voit plus, demeure inchangé. Le rapport que son Moi entretient avec le souvenir
de ce lieu est immuable : le souvenir prend alors la valeur d'une présence
concrète; il permet au Moi de s'y coller et d'avoir l'illusion que l'objet n'a jamais
disparu. Si le souvenir surgit en face du Moi en tant que souvenir, c'est-à-dire
avec l'épaisseur du temps qui le sépare du présent, le Moi doit pleurer la perte
de tout un monde : celui où l'investissement du souvenir comme d'une chose
permet de dénier le temps.
Commençant d'analyser ce problème avec M. A..., le voici qui apporte le
souvenir d'un souvenir. Il fut pris un jour, lors d'un retour de vacances, du désir
de faire un détour afin de voir à nouveau, vingt ans après environ, la pension
de son enfance, celle où il passa d'heureuses vacances, dit-il. Arrivé sur les
lieux et voyant que rien n'avait changé durant tout ce temps, il s'est mis à
pleurer abondamment.
Cette association est à comprendre dans la situation que j'ai décrite plus
haut : ce patient doit se séparer de moi ainsi que des lieux où il m'a vue
jusqu'à présent et il souhaiterait conserver en lui un souvenir qui, tel celui de la
pension, demeure inaltéré au fond de lui, non parce que ce souvenir serait un
souvenir, c'est-à-dire une représentation ayant intégré le temps, mais parce que le
temps au contraire serait chassé d'un éternel présent. En revoyant la pension, ce
patient a d'un coup mesuré la distance existant entre la réalité d'autrefois qu'il
avait sous les yeux et la représentation qu'il en avait en lui, donnant en même
temps à cette dernière le statut d'un souvenir. Tout se serait donc passé comme
si des parties du self du patient jusqu'à présent collées à cette représentation
comme à un objet interne, avaient dû s'en décoller et voir s'éloigner cette
représentation dans le monde des souvenirs. C'est bien l'absence de changement
manifeste entre l'objet externe et sa représentation interne qui a permis au
patient de mesurer l'écart entre les deux à l'aune du temps et de pleurer son
souvenir en considérant l'objet perdu. Si un changement était intervenu dans la
réalité externe, tout comme ce patient souhaite qu'un changement intervienne
dans la réalité du lieu de nos rencontres, alors l'illusion d'une conservation
parfaite, hors du temps, de son rapport au lieu de son premier investissement
Le remaniement des souvenirs 69
Dans son étude du deuil, Freud nous montre comment le sujet doit
retirer un à un tous les investissements qui le rattachaient à la réalité
externe de son objet afin que se forment autant de souvenirs. J'aimerais
ajouter qu'il ne serait pas inutile de penser qu'un semblable travail est à
renouveler intrapsychiquement lorsqu'un semblable mouvement lié à
l'avance du temps, fait se modifier la place de nos souvenirs vis-à-vis
d'un Moi en évolution. L'axe de la vie psychique doit prendre alors une
direction temporelle et nous savons comme il est difficile de faire le deuil
de son enfance : il ne s'agit pas seulement de considérer l'objet disparu,
mais aussi l'enfant qui le regardait. C'est-à-dire que nos propres parties
enfants, que nous sentons toujours vivre en nous au présent, doivent elles-
mêmes, éprouvant l'écart temporel instauré dans notre espace psychique,
être considérées comme vivant la vie des souvenirs. Du point de vue de
l'adulte, la réalité de ces parties enfants doit se confronter à la réalité
externe de la même façon que M. A... confrontait la représentation de sa
maison avec la réalité de celle-ci de telle sorte que naissait de cette ren-
contre la douloureuse transformation d'une représentation en un souvenu.
De la même façon naît la douloureuse conscience que nos parties enfants
qui revendiquent le temps présent n'ont d'autre place que celle qui les
inscrit dans le temps passé.
Loger à nouveau un souvenir dans le passé se ramène donc à un travail
du Moi semblable à la constitution de ce même souvenir car changer de
point de vue sur un souvenir, remanier le lien que l'on avait avec lui, c'est
effectuer un travail de deuil. Nous avons tous à l'esprit le souvenir de
certains lieux qui, fréquentés dans notre enfance, demeurent en nous de ce
fait, immenses et chargés de Péblouissement qui accompagne cette période
de notre vie. Aux images de nos souvenirs s'attache le regard qui les
appréhenda. Mais avec le temps ce regard a changé et la souffrance du
deuil naît de confronter ce regard nouveau, ce point de vue actuel avec
l'ancien. Si les lieux qui nous semblaient immenses nous paraissent à
présent petits, nous devons en même temps dire adieu au regard ébloui qui
les contemplait. Nous ne pouvons plus être en contact avec les mêmes
affects et la perte est irréparable. Il en est de même en ce qui concerne
les imagos parentales auxquelles s'attachent les scènes de nos souvenirs.
Mais dans tout ce travail, l'important est de considérer qu'il s'agit d'un
deuil et non d'un effacement. M. A... nous donne bien l'exemple d'un
homme qui veut effacer la possibilité de se constituer un souvenir des lieux
qu'il a quittés en effaçant leur trace, en ne retournant pas sur ses pas. Le
deuil, au contraire, est le maintien en soi d'une permanence. Il y aurait
donc un paradoxe en ce qui concerne la construction et le remaniement
Le remaniement des souvenirs 71
1. Traduction personnelle.
72 Cléopâtre Athanassiou
relation; pour ce faire, le Moi doit contenir les affects soulevés dans le
self du fait de ce changement-là. L'existence de tout ce processus donne
un sens à ce remaniement. C'est un Moi en évolution qui pousse M. A... à
retourner sur les lieux de son enfance et à se confronter à la perte du
premier mode d'investissement de son souvenir. De la même façon, c'est
en raison de l'évolution de sa relation avec moi qu'il désire sacrifier en
partie sa relation aux lieux où il me voit actuellement. Dans un psychisme
en évolution certaines parties du self qui s'accrochent à une identité de
perception de leurs souvenirs sont sollicitées à remanier le rapport qu'elles
entretiennent avec ces souvenirs. C'est ainsi que M. A... doit regarder
la maison de son enfance et prendre conscience qu'elle est perdue. De
la même façon à mon retour, il doit prendre conscience que je suis partie
et changer son rapport à un souvenir qui ne changerait jamais. Peut-être
serions-nous donc en mesure à présent de réfléchir au problème du rema-
niement des souvenirs en d'autres termes, c'est-à-dire en impliquant dans
ce processus un plus grand nombre de composantes psychiques et des
mécanismes plus complexes que ceux soulignés par Freud dans la levée
du refoulement.
C'est le développement de la théorie de l'après-coup, nous le verrons
plus bas, qui nous aidera à préciser ces éléments mais dès à présent nous
pouvons mettre en place sur la scène psychique l'enjeu de ce remanie-
ment : une partie du self entretient avec un souvenir, qu'il traite comme
une représentation hors du temps, un rapport identique à celui qu'elle
entretiendrait avec un objet interne. C'est donc le sens de ce souvenir ou
de cette représentation qui est ainsi contrôlé par cette partie du self. Mais
en même temps le Moi permet que les choses en restent ainsi car un
remaniement de ce rapport entraînerait — on en a eu un aperçu —, un
travail de deuil et donc de contention des affects soulevés par lui, que le
Moi doit être à même d'assumer. Il doit pour ce faire parvenir à mettre en
contact un objet interne suffisamment capable de transformer ces affects et
de leur donner un sens nouveau, ou simplement un sens.
Nous voyons donc que toute cette problématique élargit celle qui fut
soulignée dans l'étude de la levée du refoulement. La création d'un nouveau
rapport entre une partie du self et le souvenir auquel elle est attachée se
comprend comme la création d'un sens que prend alors le souvenir dévoilé
dans la mesure où il est porté par un objet qui le comprend. Le remaniement
des souvenirs dépend des capacités du Moi de supporter l'évolution des
rapports existant entre les parties du self concernées et les objets internes
qui les contiennent.
C'est l'étude des phénomènes d'après-coup qui nous permettra, à la
Le remaniement des souvenirs 73
L'exposé par Freud, dans le cas de l'Homme aux loups en 1918, des
phénomènes d'après-coup cerne en la détaillant la formation des souvenirs.
Dans un premier temps, se forme une image mnésique qui ne prend pas
sens pour l'enfant. Freud va même plus loin; il parle d'un souvenir qui,
« sur le coup » — c'est-à-dire au temps (1) de l'après-coup —, « ne fait
aucune impression et ne peut en faire qu'en un second temps » (éd. franc.,
p. 412). Et Freud donne l'exemple de la menace de castration par Grouscha.
Voici donc une trace mnésique qui n'a pas de sens, qui n'en a jamais eu
au moment de sa formation et qui ne va acquérir un sens qu'à la faveur
du « développement intellectuel plus avancé » de l'enfant, de telle sorte
que cette image est « réactivée » et peut « agir à la façon d'un événement
récent mais aussi à la manière d'un traumatisme nouveau, d'une inter-
vention étrangère analogue à une séduction ». Tel est le second temps de
l'après-coup. Le Moi organise alors un refoulement afin de se protéger
contre l'impact de ce nouveau traumatisme (p. 409). Enfin, évoquant le
rêve fait par l'Homme aux loups, Freud soutient l'idée qu'il constitue un
progrès dans l'évolution psychique de cet enfant mais que ce progrès ne
peut être maintenu.
L'essentiel de ce sur quoi j'aimerais réfléchir se trouve exprimé là.
Peut-être voyons-nous déjà comment la généralisation d'une théorie sur le
remaniement des souvenirs passe par un processus analogue à celui que
Freud décrit dans « L'Homme aux loups ». Mais deux points font différer
une application directe de la conception freudienne de l'après-coup à ce que
je comprends comme étant à la base du remaniement des souvenirs. Il
s'agit tout d'abord et essentiellement du premier temps de l'après-coup :
selon Freud cette première scène, la scène de séduction, n'a d'emblée pas
de sens pour le psychisme non mature de l'enfant. Ma thèse vise au
contraire à montrer que, tout comme ce que nous avons commencé de
voir à propos du souvenir, cette première scène a d'abord eu un sens et
que ce n'est que par une opération défensive qu'elle en est dépouillée.
Je pense ensuite que grâce à une maturation du Moi, comme le souligne
Freud, la trace mnésique issue du premier temps est remaniée. Un sens lui
est donné. Mais, à la différence de Freud, je pense que la formation de
ce sens résulte du travail de transformation et de contention du premier
74 Cléopâtre Athanassiou
semble que s'effectue alors un clivage du rapport que le bébé noue avec
son objet : il y a l'objet qui contient son vécu et qui permet que ce
dernier organise des souvenirs; il y a l'objet qui suscite une adhésivité
défensive laquelle ne laisse derrière elle que des traces mnésiques, c'est-à-dire
des permanences au coeur du psychisme de ces moments de collage où
l'espace d'une signification ne s'est pas engouffré.
Je pense que la formation de ces traces mnésiques et leur remaniement
fait partie d'un processus normal. La vie d'un bébé est faite de chocs et de
rétablissements. L'objet est au centre de ce mouvement.
Comment s'effectue donc le remaniement en question?
Au niveau infantile, ce qui correspondrait au second temps de l'après-
coup ne se joue qu'avec la réalité de l'objet externe, à la différence, nous le
verrons plus bas, de ce qui se passe plus tard au niveau de l'utilisation de
l'objet interne.
Donnons un exemple de la manière dont nous comprenons que l'adhé-
sivité peut être utilisée comme moyen de défense contre la perception d'une
perte soudaine de l'objet, ainsi que des émotions soulevées dans le self
lorsque cette défense n'est plus utilisée. C'est l'expérience quotidienne des
bébés. C'est aussi l'expérience par laquelle passent des enfants en traite-
ment pour des troubles qui comptent dans leur étiologie des ruptures
brutales du lien avec leur premier objet.
Bernard est un petit bébé de trois mois qui se porte très bien. Sa mère
cependant a souvent tendance à stimuler son activité musculaire plus qu'il ne
se doit : elle veut ainsi le rendre fort et soulager sa propre angoisse de ne pouvoir
faire face à des exigences dont la principale est la demande du bébé d'être
compris psychiquement. Dans la crainte de ne pouvoir rêver suffisamment pour
lui, elle le pousse à se contenir lui-même. Mais une frange de relation suffisam-
ment bonne demeure de telle sorte qu'à trois mois un échange ludique s'est
instauré, ce jour-là, entre la mère et son bébé. Le père est entré dans la pièce
et a retenu l'attention de la mère pendant un petit moment. Immédiatement
Bernard s'est « absenté » de tout : il s'est immobilisé, l'oeil fixé sur un reflet
de lumière le long d'un radiateur. Il est demeuré ainsi indifférent à l'attention
que d'autres personnes autour de lui étaient disposées à lui accorder.
L'oeil de l'enfant qui s'absorbe ainsi dans un collage à l'objet n'a pas la
qualité vivante de celui qui observe un détail intéressant. Non, c'est la sus-
pension au contraire de toute réelle attention qui raplatit le monde à ce moment
sensoriel. La perte qu'il vient d'éprouver est ainsi immédiatement annulée au
détriment de toute capacité de percevoir quoi que ce soit d'autre au monde
que ce rayon lumineux sur le radiateur. L'enfant ne bouge plus; l'espace n'existe
plus. Tout trajet organisé à l'intérieur de sa tête ferait émerger un sens : celui de la
perte de son objet. Tout mouvement amorcé dans un espace qui le décollerait de
son identification à la surface brillante du radiateur lui donnerait le sentiment de
tomber comme un moment auparavant il s'est senti laissé tomber de l'attention
Le remaniement des souvenirs 77
de sa mère. Telle est l'identification adhésive : utilisée dans un but défensif, elle
annule toute perception de perte au prix d'un aplatissement de l'espace. On
pourrait la comparer à un sommeil passager suspendant toute activité psychique.
Que se passe-t-il donc au moment où la mère est à nouveau disponible?
Certains bébés demeurent dans cet état au point que le mécanisme qui devait
leur permettre d'oublier l'absence de l'objet les entraîne à en oublier de la
même façon le retour de sa présence. Mais Bernard, lui, sort immédiatement
de son obnubilation à la moindre sollicitation de sa mère et la relation reprend
comme si rien n'était advenu : le fil est renoué. La mère le tient, elle lui parle
tout en voulant lui faire faire des exercices. Le bébé jubile. Mais voici qu'au
bout d'un moment c'est la mère qui, prise d'un soudain accès de fatigue, veut
cesser tout cela. Elle dépose le bébé et fait mine de partir. Hurlements du bébé.
La mère revient, veut interpréter cela comme un signe de faim et met le bébé
au sein. Le bébé ne tète pas. Au bout d'un court instant, il hurle à nouveau. La
mère comprend qu'il s'agit d'autre chose mais n'ose pas penser que le bébé
désire communiquer avec elle, car elle ne se pense pas capable de supporter
cette communication. Aussi est-elle ravie de découvrir que le bébé désire peut-être
être changé. Elle lui retire sa couche et comme à la faveur de cette opération, écar-
tant le bébé de sa peau, elle peut lui parler à nouveau, le bébé retrouve lui aussi
la joie qu'il avait au départ.
Nous voyons donc ici comment le bébé a su utiliser un rayon lumineux
pour aplatir toute réaction émotionnelle. Celle-ci pourrait gronder en lui et le
faire hurler comme ce sera le cas quelque temps plus tard. Mais, au moment où
il colle son regard contre le radiateur, il aplatit de la même façon en cet endroit
toute sa colère en puissance et, avec elle, l'espace psychique qui pourrait
l'héberger. Nous voyons aussi que la reprise de la communication avec la mère
permet à cette colère d'apparaître en un second temps : cette émotion liée à la
perte de l'objet n'était donc pas absente du psychisme du bébé lorsque la mère
s'est soudainement détournée de lui au début pour parler au père. Mais elle a pu
passer inaperçue de l'entourage et du bébé lui-même dans la mesure où tout fut
aplati comme je le décrivais plus haut sur la surface d'un objet. Le psychisme
du bébé, réduit à l'épaisseur de cette surface lumineuse, a réduit l'existence de
l'objet à cette surface remplaçable par n'importe quelle autre surface brillante. Mais
qu'il accepte à nouveau de se laisser pénétrer par la joie de plonger ses yeux dans
l'objet et de reprendre l'objet au fond de lui et nous mesurons alors de quoi l'adhési-
vité le protégeait : la persécution de perdre un objet qui a une signification pour lui.
n'a pas encore de compréhension pour ce qu'il éprouve. Voilà ce qu'il doit
tolérer jusqu'à ce que sa mère ait réussi à ajuster son comportement au
besoin de son enfant.
Dans le cas d'Arthur il s'agit donc d'un double remaniement; celui qui
élabore le temps (1) de l'après-coup : l'interprétation du collage en tant
que défense contre la perception de toute perte lui rappelant la perte
inélaborée de son pays natal. Mais il s'agit aussi de l'organisation dans
les détails de laquelle je n'entre pas ici, d'une problématique oedipienne
immédiate qui porte une violence non encore bien distinguée de celle
qu'annulait le temps (1) de l'après-coup. Le « tueur » qui surgit s'est
avéré être à la fois la partie d'Arthur qui tue plutôt que de se décoller, et
celle qui agresse le père. Si la signification oedipienne est issue du rema-
niement des traces mnésiques au second temps de l'après-coup, elle libère
en même temps des émotions dont la brutalité dénonce qu'elles participent
d'un premier temps où la défense, prenant la place d'un réel travail de
transformation en lien avec l'objet, a tenté d'annuler leur sens faute d'avoir
à disposition un objet susceptible d'effectuer ce travail. Peut-être saisis-
sons-nous mieux, après ces quelques réflexions, en quoi le premier temps
de l'après-coup est un temps défensif par rapport à une situation de chan-
gement brutal du cadre du sujet. Ce changement se ramène en fin de compte
toujours à la perception d'une perte catastrophique. Si la trace mnésique
n'est porteuse d'aucun sens, ce n'est pas parce que la situation à laquelle
elle se réfère n'en avait pas, comme le souligne Freud (cf. « L'Homme
aux loups », p. 412), mais parce que le Moi du sujet n'a pas été à même
d'y faire face, n'ayant pas à disposition au-dedans ni au-dehors de lui-
même d'objet capable de l'aider dans l'élaboration de cette situation en
travaillant à lui donner un sens.
Nous comprenons mieux à présent comment une théorie sur le déve-
loppement de l'identité du Moi et de ses rapports à l'objet peut nous
aider, en nous entraînant sur la voie de l'élaboration des mécanismes de
formation de la pensée, à mieux comprendre aussi ceux qui concernent le
remaniement des souvenirs.
Deux questions se soulèvent aux charnières de ces deux temps de l'après-
coup. La première concerne l'appréhension d'un sens à venir au temps (1)
de l'après-coup et le problème de la préconception d'un sens qui n'adviendra
qu'au temps (2). La seconde concerne ce qui mène à la reprise en compte au
80 Cléopâtre Athanassiou
temps (2) de ce qui s'est joué au temps (1). Nous avons commencé de voir,
avec l'abord du problème du remaniement des souvenirs, comment le
travail effectué sur une trace mnésique risquait d'entraîner une perte de
l'idéalisation d'une relation à l'objet : le collage contre cette trace étant
l'équivalent d'une immobilisation de la vie de ce souvenir. Nous avons
vu quel travail de deuil exigeait le remaniement d'un tel souvenir. Nous
avons abordé ensuite, avec l'étude des phénomènes d'après-coup, l'idée
que la constitution d'une trace mnésique pouvait être comprise non seu-
lement comme un collage à un souvenir, mais comme une formation pré-
venant la naissance d'un réel souvenir, de la même façon qu'un collage
à l'objet prévient le bébé d'une douloureuse perception de l'espace existant
à l'intérieur ou le séparant de cet objet. Nous en venons à partir de là à
considérer non pas le souvenir en soi, mais le rapport que le Moi entretient
avec lui sur le modèle du rapport que des parties du self entretiennent avec
leurs objets internes.
C'est l'étude plus détaillée de l'enjeu des phénomènes d'après-coup,
lors des vécus traumatiques retrouvés au cours des cures analytiques, qui
peut nous mener vers une réflexion plus approfondie sur ce qu'implique
de réelle activité de pensée le remaniement des souvenirs. Cette étude me
permettra de discuter les deux points que j'ai soulignés ci-dessus. Je
demeure persuadée que derrière les diverses formes que peut prendre l'évé-
nement qui, au temps (1) de l'après-coup engendre le vécu traumatique
révélé au temps (2), se tient toujours un vécu de perte catastrophique de
l'objet. Je pense de surcroît que seul un vécu de terreur a pu mobiliser
une fixation adhésive assez puissante pour demeurer figée pendant des
années, inaltérée avant que le Moi tente de la remanier et de prendre le
risque de libérer à nouveau la terreur qu'elle colmate de la sorte.
La terreur est issue de la perception d'un changement trop brutal de
l'objet pour que le Moi puisse l'assimiler à la perception qui lui est
familière. Un sentiment de cassure s'instaure immédiatement dans lequel
s'engouffre le Moi. La défense la plus appropriée pour arrêter ce mouve-
ment consiste pour le Moi à se coller contre la perception terrifiante et à
la fixer ainsi en lui, nous l'avons vu, comme une trace mnésique inamo-
vible. Qu'est-ce en effet que la terreur? N'est-ce pas à elle que nous
pourrions appliquer le terme de « peur sans nom » évoquée par Bion? Cette
peur est faite de l'angoisse infantile à laquelle s'ajoute celle de la mère. Ne
trouvant aucun contenant qui l'enveloppe, pas même celle d'un nom, elle
menace d'anéantissement le Moi de l'enfant : si aucun objet n'a contenu
son angoisse, il ne la contiendra pas lui-même. Le point que je voudrais
souligner ici est que lorsque nous passons du domaine de ce qui est
Le remaniement des souvenirs 81
de donner à cette patiente le sentiment que l'espace n'est pas le vide et ceci
grâce à la perception de la permanence de sa propre enveloppe? De la même
façon que le bébé se construit par adhésivité sur la peau de sa mère une
enveloppe psychique, de telle sorte qu'il sent qu'il a une peau qui perdure
même si sa mère s'absente, que cette peau enveloppe un espace de sécurité
à l'intérieur de laquelle il peut vivre, de la même façon cette patiente va se
construire par étayage sur le fonctionnement de l'analyste un tissu de liens
auxquels elle adhérera et qui peu à peu formeront un contenant qui, décollé
de l'analyste, formera l'embryon d'un Moi existant dans l'espace.
C'est effectivement de cette manière qu'a procédé l'analyste. Elle émet des
formulations où abondent les mots de liaison, les « comme », les « ainsi que »...
et engage la patiente à se coller aux liens qu'elle effectue ainsi pour elle de façon
à se constituer pour son propre compte une semblable enveloppe de liens.
Il me semble qu'à ce niveau c'est moins la digestion du contenu proprement
dit de la rêverie de l'analyste qui compte pour la patiente que le collage à son
activité psychique. La patiente ne lui livre d'ailleurs que des banalités.
Au bout d'un certain temps, à compter en années avec une telle patiente,
l'utilisation de cette technique porte ses fruits et l'analyste peut commencer à
ne plus être un simple support mais aussi un contenant propre à transformer les
projections de la patiente.
La vie onirique de la patiente exprime au mieux cette transformation : elle
rêve au début qu'elle se trouve seule dans une chambre. Il n'y a qu'un lit
dans la chambre. Elle sait que quelque chose de terrifiant se trouve derrière la
porte, mais cela n'a pas de nom. Elle veut essayer de maintenir cela à l'extérieur.
Dans un rêve fait ultérieurement, elle se retrouve dans la même chambre,
mais il y a son ami dans le lit et la chambre est meublée. L'ami peut même
dormir. Quelque chose qui fait peur se trouve encore à l'extérieur et cela menace
de faire intrusion dans la pièce, mais cela a un nom : ce sont des lions, peut-être
des hommes... L'ami doit d'ailleurs se réveiller pour aider la patiente à maintenir
la porte bien fermée et utiliser aussi pour cela les meubles de la pièce.
Ces deux rêves illustrent remarquablement l'évolution de la patiente. Son
Moi n'est plus réduit à l'état d'une surface collée au lieu sur lequel elle demeure
et condamné à aller se coller ailleurs aussitôt que s'organisant un espace de vie,
une chambre, la terreur que l'adhésivité réduisait à néant, menace à son tour de
réduire à néant toute organisation psychique différenciée. Le couplage terreur -
adhésivité défensive s'oppose à l'utilisation de l'adhésivité dans un but constructif :
celui qui permet qu'un étayage de l'enveloppe du self sur celle de l'objet débouche
sur une autonomisation de cette enveloppe qui, telle la chambre du rêve, tient
debout toute seule.
Il semble que la première fonction de cette enveloppe soit de transformer
le vide en espace. L'espace qui se situe dans la chambre est un vide « contenable »,
auquel s'oppose la terreur au-dehors. Mais l'équipement constitué par les murs
de la chambre permet que s'instaure une barrière de différenciation entre ces deux
mondes. Ne pourrait-on pas d'ailleurs définir le contenant, dans sa première
fonction, comme le lieu où la terreur n'est pas? Le Moi le reconnaît non pas
pour ce qu'il contient — la chambre est d'ailleurs presque vide au début — mais,
en négatif, pour ce qu'il ne contient pas et ce de quoi il préserve.
Dans un second temps nous voyons que cette chambre commence à s'équiper
88 Cléopâtre Athanassiou
sont inclus dans une scène primitive perverse. L'accusation surmoïque d'être
responsable de tout — de ses fantasmes ainsi que de ceux de la femme perverse —
avec leurs conséquences : la mort de la tante. C'en est trop : l'enfant de 9 ans fuit
devant la constitution d'un Moi qui, désigné du doigt, entraîne avec lui l'émer-
gence d'un sens inélaborable.
On a vu comment dans le traitement il a fallu commencer par le
commencement, c'est-à-dire par la fondation des parois de ce Moi jusqu'à
ce qu'une signification puisse lui être donnée à porter.
Les développements du traitement montrent que la patiente ne cesse de
travailler à rendre de plus en plus solide en elle avec son imago paternelle,
cette troisième dimension attaquée, dans mon hypothèse, lors du premier
temps de son trauma. Elle peut, grâce à cela, transformer ses traces
mnésiques en souvenirs : elle peut les appuyer sur un fond afin de se les
représenter et de la sorte y penser. Elle n'est plus collée à eux, figée comme
une image que le moindre déplacement ferait s'anéantir. Elle en rêve :
son père va récupérer chez sa propre mère l'héritage des peintures de son
enfance, du temps où il était capable de faire des fonds. Et la patiente de le
lui faire remarquer : si en ce temps-là il était capable de faire des fonds, il
peut l'être encore à présent.
La patiente parle d'elle-même : le traitement lui a permis de transformer
conjointement la constitution de son Moi et celle des traces mnésiques
auxquelles elle se collait. La mutation de ces dernières en souvenirs a été
l'affaire d'un travail analytique dans le hic et nunc des séances ainsi que
d'une prise en compte du point de vue historique de la reconstruction de son
trauma. L'un irait-il sans l'autre? N'est-ce pas une réflexion plus grande sur
les rapports étroits existant dans le monde interne entre la capacité du Moi
de construire un sens en lien avec un objet, et sa capacité de remanier la place
qu'il occupe vis-à-vis de ses souvenirs qui permet à notre technique de
passer d'un niveau à un autre, comme nous passons sans cesse de la réalité
externe à la réalité interne lorsque nous considérons ce que vivent nos patients?
sur celui-ci, faisant ainsi de lui, comme dans le cas de M. A..., une image
idéalisée de l'objet que par ailleurs il sait avoir perdu. Mais il regarde en
même temps ce souvenir d'un autre point de vue : celui du temps présent.
Là, l'objet lui apparaît derrière l'épaisseur du temps passé depuis qu'il l'a
quitté. Un travail de deuil doit s'engager alors qui, soulevant son émotion,
diminue le clivage entre ces deux points de vue et ramène le passé à sa place.
Il constitue un souvenir au sens plein du terme. C'est une représentation à
laquelle s'associe la quatrième dimension, celle du temps.
Nous voyons donc que cette appréhension d'un double point de vue
sur un souvenir met à l'épreuve la capacité d'effectuer un deuil de l'objet.
Mais nous avons vu aussi que cette double saisie pouvait tout faire
basculer dans le cas du remaniement des traces mnésiques porteuses de
défenses contre le trauma d'une séduction. Dans ce dernier cas, l'identifica-
tion du Moi au temps (1) de l'après-coup risque de lui faire perdre le contact
avec les capacités qu'il a acquises au temps (2); le double point de vue
est menacé de l'engloutissement général où sombrerait le Moi débordé par
un sens qu'il ne pourrait pas contenir davantage à présent qu'au temps (1).
Il s'agit donc de ne s'engager dans le remaniement d'un souvenir que
lorsqu'une bonne distance est maintenue entre les deux points de vue que
le Moi s'engage à porter sur ce souvenir. Telle est l'hypothèse que j'ai
émise : le Moi, à mon avis, procède à un contrôle permanent de ce qu'il se
sent capable d'effectuer. Il ne tente de lier que ce qu'il se sent à même
d'attraper et, toujours prêt à lancer des ponts au travers de l'espace
psychique, il prévoit cependant et soupèse ce qu'ils auront à porter et ne
mésestime pas, en général, leur puissance.
Tel est le point où le travail du Moi sur les souvenirs rejoint celui
de la pensée.
RÉSUMÉ
FANTASME
ET ÉLABORATION BIOGRAPHIQUE
Le petit Sergueï chez Freud*
instant dans l'après-coup — Sergueï, qui n'osait plus l'espérer, reçoit réponse
à sa demande. En termes d'analité, le petit garçon entendrait : « Ton cul
m'intéresse, j'y vais. » Voilà enfin le cadeau de Noël tant attendu.
Papa-Freud céderait, il n'en peut plus. N'en peut plus de quoi? A
nouveau, cela se dirait : « Il en a plein le cul. » C'est dire que, sous son
apparente passivité, Sergueï a été des plus actifs. Que Freud parle d'armée
envahissante, qu'il utilise des termes de guerre, pour dire le chemin dès lors
parcouru, souligne la souterraine bagarre entre eux, où l'un n'est pas
moins actif que l'autre. Mais, ici, quelque chose comme la levée de leur
inhibition réciproque apparaît : l'intensité de l'investissement anal se for-
mulerait au plus près du pulsionnel : « Ta merde m'intéresse. » C'est bien
de l'intérieur de Sergueï qu'il s'agit, de ce qu'il va pouvoir enfin en sortir.
Nous sommes loin de l'étron qui tombe comme un poids mort, entraînant
une perte narcissique intense.
Poursuivons notre fantasme :
Sans doute, aidé narcissiquement par Freud qui le désigne comme
objet anal satisfaisant, déclenchant en lui, Freud, un désir de violente
pénétration, Sergueï peut déchirer le voile à l'occasion de ce clystère :
ceci signifierait, idéalement, être en même temps, et le réceptacle pénétré,
et l'agent actif, l'un n'excluant pas l'autre. Serait-ce là quelque chose
d'une bonne négociation anale qui pourrait se jouer?
Nous pensons que tout ce mouvement prend forme dans un très fort
investissement libidinal, qui situe les deux protagonistes aux antipodes
de l'effet traumatique du premier fantasme de Sergueï, dont il a déjà
été beaucoup question.
Dans notre scénario, identifiées au petit Sergueï, tout se passe comme
si Freud pouvait enfin répondre, après trois ans, à la séduction du petit
garçon. Il lui répond en reprenant ce même fantasme : « D'accord, je te
pénètre pour que tu m'évacues ta merde sur la tête. » Ceci nous est
donné par Freud, sous forme de « décision héroïque » (je te), « impla-
cable pression » (pénètre), « mesure d'extorsion » (pour que tu m'évacues
ta merde sur la tête). Nous avions parlé d'effraction traumatique initiale.
Nous sommes, nous semble-t-il, maintenant beaucoup plus en présence
d'un intense mouvement de séduction mutuelle.
Cette pression du terme défini serait pour Sergueï l'occasion d'une
élaboration de son complexe de castration, étayé sur une analité dont
l'assise a été raffermie. Les fantasmes de pénétration sont devenus moins
angoissants. Tout ce mouvement serait-il mutatif pour Sergueï? Le cha-
pitre VIII nous a posé cette question. Qu'il y ait eu élaboration possible,
émergence de fantasmes oedipiens, les femmes apparaissent, certes; mais,
96 F. Bogoratz-Muret, L. Thurnauer-Barbey
Toutes ces croupes envahissantes, et encore une fois qui nous ont
paru bien fétichisées, ne sont pas assez larges pour cacher le voile de
Sergueï. Ce voile, nous avons tenté de le lever sur deux versants différents :
1 / Le voile défensif oedipien : Dans le texte, ces femmes « rabaissées »
Pourtant elle ne nous apparaît pas que meurtrie, loup châtré. Que
dire de cette mère qui, presque à la naissance de son fils, lui prépare
son linceul (voile), puis le menace de mort : « Tu vas mourir si tu ne
manges pas. » Menace de mort formulée pour le protéger, certes, mais
cette menace n'est pas sans nous questionner sur ses mouvements incons-
cients, dévorants et mortifères.
Agressivité terrifiante pour ce petit garçon qui ne peut que répondre
à sa façon : « Je ne mange pas, Maman, pour ne pas te dévorer. »
Cette formidable violence de l'une à l'autre, on en verrait la reprise dans
l'analité, envahie de mouvements sadiques qu'il lui faut sans cesse refouler.
Le voile est là aussi à cet effet : toute la rage, qui pouvait s'expulser
à trois ans et demi, ne peut plus s'exprimer maintenant, que dans une
bagarre de lui à lui, dans son propre corps. Il lui faut le coup de pied-
clystère quotidien d'un tiers masculin, pour le protéger contre l'anéan-
tissement par la mère. Alors il peut déchirer le voile-bouclier : en laissant
sortir la violence excrémentielle.
Une autre façon de parler du voile : que ce voile évoque quelque chose
autour du miroir, peut-être. Captation difficile pour Sergueï de son image;
une perception voilée. Quelque chose qui n'aurait pu s'organiser, ou s'est
désorganisé, nous évoquant le « Stade du Miroir », ceci nous rappelle la
phrase de Freud : la libido fendue en éclats. Nous sommes loin de cette
fameuse jubilation du petit enfant se percevant de façon anticipatrice dans
sa totalité. Avec Sergueï, nous avons le sentiment d'être dans des registres
de perception partielle.
Au moment de l'expulsion, lors du passage du bol fécal, ce serait le
mouvement de la muqueuse enserrant le bâton qui ferait office de res-
100 F. Bogoratz-Muret, L. Thurnauer-Barbey
RÉSUMÉ
MOTS CLÉS
Dr Françoise BOGORATZ-MURET
15, rue des Orchidées
75013 Paris
2. Selon ce schéma (dissimulé) du jeu sans fin des miroirs, j'ai « construit » le roman d'une
crise amoureuse sous le titre : Les incertains (Edit. Robert Laffont).
106 Georges-Emmanuel Clancier
M. Georges-Emmanuel CLANCIER
25, rue de Lübeck
75116 Paris
PIERRE SCHAEFFER
DE L'ÉPITAPHE À L'APOLOGUE
ou Les excuses de l'anthropophage
Si fâcheuse que soit mon attitude (car j'ai quelque honte à traiter ainsi
ces morts, comme des « cas », et mon propre cas, impliqué, étroitement
imbriqué), je suis bien obligé de poursuivre, liant ainsi impudemment,
sinon impunément, ce que d'ordinaire cache, dissimule ou enveloppe le
biographe. L'usage social, le bon goût prescrivent au contraire, en général,
que l'auteur se retire sur la pointe des pieds, s'efface à juste titre, après
avoir décliné, mais brièvement, son identité. Tel ne fut pas mon cas, comme
on va voir. Est-ce par esprit de contradiction? J'en aurais plutôt rajouté
et, chaque fois, j'avais mes raisons. Sans avoir l'intention de m'excuser,
je vais dire pourquoi, dans chacun des cas où je me suis trouvé. (Cas
différents, héros divers, et circonstances aussi? Pas de biographie sans
contexte, sans implications, sans histoire.)
Les trois « cas » auxquels je me permets de faire référence, non sans
une certaine gêne pour mon sans-gêne, ont le mérite de faire apparaître
trois sortes de situations bien distinctes. Ces disparus ne différaient pas
seulement par la notoriété, mais par l'âge. Le plus jeune de ces morts,
au sortir de l'adolescence, n'était connu que de quelques jeunes gens.
L'autre mort, jeune aussi, était connu, en milieu professionnel. Le troi-
sième mort, le vieil homme, était connu par la rumeur.
Ainsi, deux de ces biographies allaient pécher par défaut, l'autre par
excès. L'auteur, pour les deux premières, devait « faire l'appoint ». Pour
la troisième, il ne pouvait que se mettre en retrait, sachant aussi qu'il
s'était mis dans un mauvais cas : non seulement il était mal vu, par la
société convenable, de parler de Gurdjieff, mais il n'était pas convenable,
pour les initiés, qu'on parlât de Gurdjieff. Et cela pour un ou deux motifs
fort raisonnables. L'ésotérisme, ça ne se communique pas ainsi, de façon
ordinaire, c'est plus compliqué que ça, ça ne passe pas par la littérature.
L'autre raison était le mépris personnel dans lequel Gurdjieff, de son vivant,
tenait les littérateurs en général, et les journalistes en particulier. Il se
méfiait de toute notoriété, et avait plus d'égards pour sa femme de ménage
De l'épitaphe à l'apologue 113
que pour n'importe quel chroniqueur. Nous l'avions vu faire ainsi tous
les jours, comme par conviction, et sans doute aussi par dérision.
Je prenais donc, sans l'avoir expressément voulu, la collectivité à rebours,
à rebrousse poil, soit en lui imposant des inconnus (ou du moins des cas si
ordinaires qu'ils échappaient à la réputation), soit un cas si marginal
qu'il offensait les convenances.
En admettant que ce soit l'esprit de contradiction qui m'animât ou
du moins m'aidât dans mes entreprises, il ne pouvait que fonctionner,
également, à l'intérieur du témoignage. En effet, il me fallait bien exhausser
mes deux héros intimes, même si je ne les érigeais pas en statues. Quant
à « M. G... », comme on le désignait parfois entre initiés, c'était l'inverse.
Sans le déboulonner tout à fait de son socle, je devais, tout d'abord,
l'arracher à sa légende, le démaquiller, voire le démasquer. Tâches égales
dans la difficulté, et de signe contraire.
le trahissait. Pour le vieil homme Gurdjieff, abordé soit par défaut, soit
par excès, par ses admirateurs comme par ses détracteurs, le témoin
que j'étais devenait plus probant s'il se démasquait, se démarquait plus
nettement. Effet de contraste et d'éclairage. Selon le « sujet », il vaut
mieux que la lumière de l'auteur se fasse discrète ou plus concrète. Les
marges ne sont pas les mêmes, ni l'ombre portée...
M. Pierre SCHAEFFER
13, rue des Petits-Champs
75001 Paris
PETER WEISS
MON LIEU1
1. In Atlas, p. 26-36, constitué par des auteurs allemands contemporains qui y insèrent
« leur » lieu, à la demande de l'éditeur. Wagenbachs Taschenbücherei, trad. de l'allemand par
Ilse Barande, 1re éd. 1965, 2e éd. 1979.
Rev. franc. Psychanal., 1/1988
118 Peter Weiss
d'autre relation avec lui que d'avoir figuré sur les listes de ceux qui devaient
y être transférés à jamais. Vingt ans après je l'ai vu. Il est invariable. Ses
bâtiments ne se comparent à aucun autre ouvrage.
Il porte, tout comme ma ville natale, un nom polonais et me fut
peut-être montré par la fenêtre d'un train en marche. Il se trouve dans
une région où, peu avant ma naissance, mon père combattait dans une
armée impériale et royale. Il est dominé par les casernes que cette armée
a laissées. Par commodité pour ceux qui y travaillèrent et y furent établis,
on germanisa son nom.
Tout est étroit, tassé. Je suis les colonnes de ciment, en double rangée,
porteurs des barbelés. Des isolateurs électriques y sont fixés. Des panneaux
indiquent : « Attention, Haute Tension. » A droite, des hangars et des
bâtisses genre écurie, quelques tours de surveillance, à gauche une échoppe
à fenêtre de kiosque, une planche sous l'auvent du toit, pour tamponner
les papiers ; brusquement, le portail avec son texte déroulé où le mot MACHT
(pouvoir) culmine. Une barrière rouge et blanche est levée. Je pénètre
dans le carré appelé Stammlager.
Sur lui, que n'ai-je lu et entendu! Sur eux qui, dans le petit matin
allaient au pas vers le travail aux sablières, à la construction de routes,
aux usines des maîtres et revenaient le soir par rang de cinq, portant
leurs morts aux sons d'un orchestre qui jouait là, sous les arbres. Que
me dit tout cela, qu'est-ce que j'en sais ? Maintenant, je sais juste l'allure
des chemins plantés de peupliers, au tracé droit, aux chemins latéraux
perpendiculaires et, entre ceux-ci, des blocs égaux de deux étages, 40 m
de briques rouges numérotés de 1 à 28. Une petite ville emprisonnée,
d'un ordre contraint, totalement abandonnée. Çà et là, dans le brouillard
humide, un visiteur dévisage les maisons d'un air de non-appartenance.
A distance, près d'un angle, des enfants conduits par leur maître.
Ici, sur la place centrale, les bâtiments des cuisines et, devant, une
maisonnette de garde en bois avec son toit surélevé et sa girouette
gaiement peinte en sortie de jeu de construction d'un château fort. C'est la
maisonnette du rapporteur-chef surveillant les appels. De jadis, je sais ces
appels, ces stations d'heures entières dans la pluie et la neige. De mainte-
nant je sais seulement cette place argileuse et vide au centre de laquelle trois
poutres plantées portent un rail, et les hommes au bonnet de mort se
pendaient à leurs jambes pour leur briser l'échiné. Je l'avais vu devant
moi en l'entendant, en le lisant. Je ne le vois plus.
L'impression qui s'impose c'est que tout est plus petit que je ne me
le suis représenté. Il n'est nul point d'où la clôture ne soit visible, derrière
les barbelés le mur gris clair en blocs de béton. A l'extrême droite, les
blocs 10 et 11 sont clos par un mur où un portail de bois ouvre sur la
cour au Mur Noir.
Ce mur noir, flanqué de madriers courts pour arrêter les balles, est
masqué maintenant de plaques de liège et de couronnes. Quarante pas
séparent le portail du mur. Des morceaux de briques ont été piétines
dans le sol sablonneux. Au pied du bâtiment de gauche dont les fenêtres
sont condamnées par des planches, court le caniveau d'évacuation du
sang des fusillés. Au pas de course, nus, ils arrivaient par la porte de droite,
descendant six marches, par deux, tenus aux bras par le kapo du bunker.
Mon lieu 121
Et derrière les fenêtres clouées du bloc d'en face gisaient des femmes
dont la matrice était remplie d'une masse cimentée blanche.
Le sanitaire du bloc 11. Ceux qui devaient aller au mur déposaient
ici leurs misérables vêtements rayés de bleu, dans cette sale petite pièce
goudronnée dans sa moitié inférieure, passée à la chaux en haut, pleine
de taches et d'éclaboussures noirâtres, entourée d'un récipient métallique
percé de tuyaux noirs, traversée par une conduite à douche. Ils se tenaient
là, leur numéro inscrit au crayon encre sur les côtes.
Le sanitaire, le couloir de pierre divisé par des grilles de fer, devant
la pièce du chef de bloc — avec bureau, lit de camp et armoire, au mur
un texte choisi Un Peuple, un Empire, un Führer; un grillage à la porte,
une ouverture sur une vitrine. Un panoptique sur la pièce du jugement en
face, avec sa longue table de séance, les cahiers des protocoles sur le tapis
gris car, de temps à autre, les condamnations étaient aussi prononcées
par des hommes qui vivent aujourd'hui dans la probité et jouissent de
leur respectabilité civique.
Ici l'escalier descend aux bunkers. On s'est donné la peine de festonner
les murs en les peignant en marbre scintillant. Le couloir central, à droite
et à gauche les couloirs latéraux, avec les cellules, d'environ trois fois 2,5 m,
avec un seau dans une caisse de bois et une fenêtre minuscule. Certaines
sont sans fenêtres, avec juste un trou d'aération dans une encoignure en
haut. Ils étaient 40 hommes ici, luttant pour une place près de la fente
de la porte, s'arrachant les vêtements, s'effondrant. Il y avait ceux qui
survivaient à une semaine de jeûne. Il y avait ceux dont les cuisses
portaient des marques de dents, dont les doigts étaient arrachés lorsqu'on
les tirait dehors.
Je contemple des locaux auxquels j'ai moi-même échappé, je m'immo-
bilise entre les murs fossiles, je n'entends nul bruit de bottes, nul appel
de kommando, nul gémissement ni lamentation.
Ici, près de cette étroite chambre, les 4 cellules à station debout
obligée. La lucarne au sol, haute et large d'un demi-mètre, puis encore des
barreaux; ils y entraient accroupis et s'y tenaient à 4 dans un carré
de 90 cm sur 90. En haut, le trou d'aération plus petit que la surface
d'une main. Debout huit nuits, dix nuits, deux semaines nuit après nuit,
après le labeur quotidien le plus épuisant.
Le long de la façade du bloc, des caisses préfabriquées de béton avec
un petit couvercle perforé de fer blanc. L'air pénètre le long des murs
clos dans les cellules où ils sont debout, dos et genoux contre la pierre.
Ils mouraient debout, le matin il fallait les désenclaver.
Cela fait maintenant des heures que je circule dans le camp. Je sais
122 Peter Weiss
m'orienter. J'ai été dans la cour, devant le Mur Noir, j'ai vu les arbres
derrière le mur et je n'ai pas entendu les coups des armes à petit calibre
qui détonaient tout près, à la base du crâne. J'ai vu les poutres où
ils étaient suspendus par les mains attachées dans le dos, à un pied du sol.
J'ai vu les pièces aux fenêtres aveugles où l'on brûlait aux rayons X les
ovaires des femmes. J'ai vu le corridor où ils se retrouvèrent par dizaines
de milliers et avançaient lentement, jusqu'au cabinet médical, conduits un à
un derrière le rideau vert-de-gris, poussés sur un escabeau à devoir lever
le bras gauche et recevoir la piqûre dans le coeur; et par la fenêtre, j'ai
vu la cour où les 119 enfants de Zamosc attendaient et jouaient au ballon
jusqu'à ce que vînt leur tour.
J'ai vu sur le toit de la vieille cuisine peinte en grosses lettres l'ins-
cription : « Il y a un chemin vers la liberté, ses étapes ont pour noms
obéissance, application, propreté, honnêteté, authenticité, sobriété et amour
de la patrie. » J'ai vu la montagne des cheveux coupés, dans la vitrine.
Les reliques des vêtements d'enfants, les souliers, les brosses à dents et les
dentiers, j'ai vu tout cela. Tout était froid et mort.
Mais peu à peu tout se tait et se fige ici aussi. Un vivant est venu et ce
qui s'y passa se referme devant lui. Le vivant d'un autre monde qui vient ici
ne possède que sa connaissance des chiffres, des informations écrites, des
dires des témoins. Ils sont une part de sa vie, il en porte la charge mais, quant
à saisir, il ne le peut que de ce qui lui advient. C'est seulement lorsqu'il est
arraché de sa table, lorsqu'il est ligoté, lorsqu'il est piétiné et fouetté qu'il
peut le savoir. C'est seulement lorsque cela se produit à côté de lui, qu'on
les précipite ensemble, qu'on les abat, qu'on les charge sur des charrettes
qu'il sait comment cela est.
En ce jour il se tient dans un monde englouti. Il n'a plus rien à y
faire. Pour un temps le silence est total. Puis il le sait, ce n'est pas encore
fini.
LA BIOGRAPHIE GRECQUE
(Quelques considérations psychanalytiques)
PROLOGUE
1. Après la neurotica;
2. Période historico-mythologique;
3. La neurotica des Grecs;
4. Tentative de synthèse et retour historico-mythologique, contemporains
à un mouvement de biographie « historique ».
128 Graziella Nicolaïdis
1 / L'après « neurotica »
de lui dire quelle est son ascendance, son origine, sa famille, il y a une trêve
momentanée dans la lutte : les deux héros doivent avoir le temps de
s'échangerleurs généalogies, de décrire les gestes héroïques de leurs ancêtres.
Ainsi, au chant VI (Iliade) du v. 120 au v. 236, Glaucos et Diomède se ren-
contrent entre les lignes et brûlent de se battre : « Ils marchent l'un sur l'autre
et entrent en contact; et Diomède, au puissant cri de guerre, le premier, dit à
l'autre : « Qui donc es-tu, noble héros, parmi les mortels? Jamais encore je ne
t'ai vu dans la bataille où l'homme acquiert la gloire... »
L'Odyssée3 dans son ensemble peut être considérée comme une « biogra-
phie partielle » d'Odysseus (Ulysse) et même une « autobiographie ».
De plus, nous avons dans le texte quelques brèves biographies partielles
d'autres personnages qu'Ulysse, par exemple au chant III, Nestor raconte
la mort d'Agamemnon à Télémaque, venu en quête de nouvelles sur son
père. Au chant IV, Hélène raconte, toujours à Télémaque, un des exploits
d'Ulysse à Troie. Ménélas, qui est présent, poursuit le récit sur ce même
thème (v. 233-289).
Homère, dès le chant V et jusqu'à la fin du chant VIII, raconte une
partie des aventures d'Ulysse. Départ d'Ogygie, l'île de Calypso où il est
resté sept ans, Hermès transmet à Calypso l'ordre de Zeus de laisser
repartir Ulysse. Aventures diverses d'Ulysse qui est toujours en butte
à la colère de Poséidon. Le radeau d'Ulysse est détruit, Leucothée le
prend en pitié et lui offre un voile magique qui le sauve. Il arrive enfin
en vue de la Phéacie et s'endort épuisé sur le rivage. Il se réveillera aux
cris des jeux de Nausicaa venue en compagnie de ses amies laver le linge
à la rivière, poussée par Athéna qui lui apparaît en rêve. Ulysse arrive
au palais d'Alcinoos, et au chant VII, sans dévoiler son identité, il raconte
son arrivée en Phéacie et l'accueil que lui a fait Nausicaa. Au chant VIII,
la fête en l'honneur de l'hôte est racontée : concours, lancer du disque,
repas du soir. Ulysse, qui est toujours sans nom, demande à l'aède
Démodocos de chanter l'histoire du cheval de bois (épisodeglorieux d'Ulysse
et stratagème qui a permis de conquérir enfin Troie, et qui n'est pas
raconté dans l'Iliade). Au chant de Démodocos, Ulysse s'émeut, alors
Alcinoos l'invite à se nommer. Au chant IX et jusqu'au chant XII, Ulysse
se nomme* et raconte ses aventures à la première personne; nous pourrions
appeler ces chants, en prenant une certaine liberté, des morceaux « auto-
biographiques » et, qui plus est, ils constituent le premier flash-back de la
littérature occidentale et peut-être mondiale. Ulysse raconte ce qui s'est
passé avant le récit qui commence avec le départ de chez Calypso. Bien
sûr, nous n'oublions pas que c'est Homère qui fait parler Ulysse, que
l'auteur est Homère, mais « il cède la parole » à Ulysse pendant la longueur
de quatre chants! Homère ne parle jamais à la première personne, il ne
dit jamais « je ».
A la fin du chant XII, la boucle est bouclée, le morceau « autobio-
3. Le terme même Odyssée signifie les exploits, les aventures, ce qui est arrivé à Odysseus
(Ulysse). Bien entendu, l'Odyssée est une biographie d'Ulysse, mais mythique ; y a-t-il d'ailleurs
une biographie purement événementielle dépourvue d'éléments mythiques ?
4. Chant IX/19-20 : « C'est moi qui suis Ulysse, oui, ce fils de Laërte, de qui le monde entier
chante les ruses et porte aux nues la gloire. »
La biographie grecque 131
5. Hésiode donne des détails autobiographiquesde ses dissensions avec son frère, auquel il
donne des conseils (Les Travaux et les jours). Toujours dans cette même oeuvre, il se vante de
sa victoire à Calcide. Il raconte sa rencontre avec les Muses.
Hésiode est le premier écrivain occidental qui parle à la première personneet qui se nomme ;
Théogonie(v. 22) : « Ce sont elles (les Muses) qui à Hésiode... » et dansiez Travauxet les jours
(v. 10), « Moi, je vais à Persès faire entendre la vérité. »
6. Voir Circé, fille d'Hélios et de Perséis (fille d'Océan ou de Hécate), Médée, fille d'Aïetès
et de l'Océanide Idyie, petite-fille d'Hélios et nièce de Circé.
132 Graziella Nicolaïdis
les bas-reliefs, par exemple le Trésor des Athéniens à Delphes (les exploits
de Thésée).
Dans le même courant de fascination pour les héros du passé se situent
les recherches dont nous avons connaissance sur les vies d'Homère et
d'Hésiode au ve siècle av. J.-C.
Avant l'oeuvre d'Homère, nous savons qu'il existait des poèmes (perdus
pour nous) qu'on appelait Les Retours, c'est-à-dire les retours des différents
héros de la guerre de Troie ; nous avons une connaissance plus précise des
périégèses, périples géographiques qui constituaient une sorte de biographie
partielle, le récit d'une navigation et des pays vus depuis le navire. Voir
Skylax de Cariandre qui explore les côtes de l'Inde jusqu'au golfe Persique
pour Darius 1er. Ion de Chios qui, dans ses Epidimiai raconte ses séjours
et ses rencontres avec Périclès et Sophocle. Il y a dans ces récits de voyages
véritables, davantage de « vérité » que dans les récits mythiques, l'auteur
raconte ce qu'il a réellement vu, ou cru voir.
Faisant une brève halte psychanalytique, nous pouvons déjà constater que
l'intérêt se déplace pour ainsi dire des fantasmes originaires, dans les Cosmogonies
et les Théogonies (origines, différence des sexes, scène primitive, séduction, cas-
tration), avec une efflorescence très riche d'accouplements intergénérationnels, de
naissances merveilleuses et étranges, d'êtres sublimes et d'êtres difformes, hor-
ribles, terrorisants, monstrueux, possédant tous les sexes, unions incestueuses, etc.,
vers une mise en forme de fantasmes plus secondaires, résumant en quelque sorte
l'évolution psychosexuelledu sujet. Il s'agit alors des vies des héros, d'êtres humains
idéalisés, héroïsés, mythisés, encore plus proches de l'homme que les divinités.
Bien que les Grecs n'aient jamais pensé être très différents de leurs dieux dans
leur façon de vivre, l'immortalité et la folie mises à part; les dieux avaient les
mêmes passions, les mêmes partis pris, les mêmes aventures que les hommes. Il
n'y avait pas chez les Grecs d'interdits à s'intéresser à ces vies divines ou
héroïques, la curiosité n'était ni interdite ni pénalisée. Ainsi, les Grecs de
l'Antiquité projetaient sur les dieux, les demi-dieux (et les héros) leurs désirs,
leurs pulsions; cette projection étant sans doute favorisée par le polythéisme et
les projections diffractées qu'il permettait.
Ils ont ensuite franchi un autre pas vers des fantasmes encore plus secondarisés,
mettant au centre de leur curiosité et de leur intérêt un personnage et son
oeuvre; homme d'Etat, roi, philosophe, auteur tragique, essayant parfois d'établir
une relation entre vie et oeuvre, dans un essai de reconstruction, riche de
souvenirs-écrans, de ce qu'on pourrait nommer sa « névrose infantile », traver-
sant, pour ce faire, des étapes de plus ou moins grande idéalisation du modèle
humain.
Au début de cette lignée, nous pourrions citer brièvement Pindare, dont
l'oeuvre se situe dans la première partie du ve siècle; il nous reste de lui surtout
les Epinicies, chant triomphal pour l'athlète vainqueur aux différents jeux panhel-
léniques. Pindare chante les louanges du vainqueur (l'ode est commanditée),
donne quelques notices biographiques, insiste surtout sur les mythes qui se rat-
La biographie grecque 133
7. Voir par exemple la IVe Pythique : « Pour Acrésilas de Cyrène, vainqueur à la course
des chars » où Pindare, remontant à la fondation de Cyrène, raconte l'histoire des Argonautes.
8. Recherche, information, exploration, puis : récit (le verbe toropéw, chercher à savoir,
rechercher, rapporter verbalement ou par écrit ce qu'on sait).
134 Graziella Nicolaïdis
rechercher les causes des actes humains, il recherche toujours une morale.
Son intention, c'est la conservation de la civilisation grecque, une manière
de ne pas mourir9. On a pu écrire, et nous croyons à juste titre, en plein
accord avec le point de vue psychanalytique, que ce qui a poussé à écrire
l'histoire et le fait qu'elle soit née en Ionie, un des nombreux pays
colonisés par la Grèce continentale, aurait eu pour cause la nostalgie
des origines et la nécessité psychique de retrouver le lien avec ces origines,
le désir de ne pas le perdre et de recréer, pourrait-on dire, un « roman
familial » commun aux émigrés.
Trois facteurs principaux ont fait éclore l'histoire au Ve siècle en
Grèce : la curiosité envers les terres lointaines, étrangères et les institutions
de ces pays, le doute sur les mythes et les généalogies, l'intérêt pour les types
humains.
Chez Hérodote, les brefs récits biographiques sont entourés de mer-
veilleux, même les causes des événements, lorsqu'elles sont citées, sont
plutôt mythiques. On connaît l'aversion de Thucydide pour le détail bio-
graphique. Avec Hérodote, nous avons l'impression que l'intérêt pour le
détail biographique des personnages politiques était plus vif en Asie
Mineure ou dans les régions ioniennes (Hérodote écrit en prose ionienne)
qu'à Athènes ou dans la péninsule grecque. L'Asie Mineure était plus
ouverte à la diffusion des contes orientaux avec leur goût fortement
biographique; cependant la recherche biographique sur les personnalités
littéraires et artistiques du passé s'est développée en Grèce en rapport
avec les intérêts spécifiques culturels et philosophiques des Grecs et semble
avoir évolué indépendamment des influences extérieures.
3 / La « neurotica » grecque
9. Ses brèves biographies s'ouvrent souvent comme une tragédie, par un rêve (voir le livre 1 :
Vicissitudes du fils de Crésus) ; comme dans la tragédie, son récit est truffé de victoires sur les
monstres ; de même, on y retrouve l'idée que les héros ne peuvent échapper à leur destin (voir
Agamemnon, OEdipe, pour la tragédie).
La biographie grecque 135
10. Il nous reste des citations sur les personnages littéraires du passé (par ex. sur la vie
d'Empédocle, citée par Diogène Laërce).
136 Graziella Nicolaïdis
12. Isocrate commence par la description détaillée de l'illustre généalogie d'Evagoras qui
remonte à Zeus lui-même. Evagoras est évincé du trône et, lorsqu'il revient, son arrivée est
précédée.par des présages, des oracles, « visions dans les rêves » qui le désignaient comme né
pour une destinée surhumaine. Isocrate, en plus des exploits de son héros, en décrit aussi le
caractère, le comportement privé et politique, énumère ses amitiés, dissimule ses insuccès,
décrit sa glorieuse et nombreuse descendance.
138 Graziella Nicolaïdis
secondaire. Ainsi pourrait-on dire que l'axe évolutif de la biographie grecque est
davantage conforme à l'évolution psychosexuelle que les étapes évolutives de la
découverte freudienne.
13. Le titre que l'on trouve dans ce papyrus est le suivant : « Livre 6 du catalogue des vies
de Satyros, avec la vie d'Eschyle, Sophocle et Euripide. »
140 Graziella Nicolaïdis
14. Autres noms connus par citations : Ariston de Kéos, qui écrivit sur Héraclite, Socrate,
Epicure. Diogène Laërce définit le livre sur Epicure Une vie.
La biographie grecque 141
Polybe, Plutarque et Arrien de Nicomédie sont les trois auteurs qui ont
vécu à l'époque où la Grèce était devenue une province romaine.
Nous pouvons situer une partie de leur oeuvre dans le genre biographique.
Le premier, Polybe (né à Mégalopolis vers 200 av. J.-C), est certainement
le moins biographe des trois, et il a davantage sa place dans l'historiographie.
Dans son Histoire, nous avons une Vie de Philopoémen. Il en retrace les
origines, la jeunesse, la carrière, la brillante conduite, la réorganisation
faite par lui de l'armée achaïenne et sa mort violente. Il fait l'éloge de
l'homme et de son oeuvre, décrit les monuments et statues érigés à sa
mémoire. Polybe nous apprend (livre III) qu'il lui a consacré une mono-
graphie en trois livres publiée à part, perdue pour nous.
Plutarque (né en 50 av. J.-C.) doit sa renommée aux Moralia et aux
Vies. Il est profondément marqué par Platon et Aristote. Dans les Vies ou
Les vies parallèles, il met face à face ou côte à côte un grand homme grec
et un grand homme romain, la seule exception étant Artaxerxès. L'idée
des Vies parallèles est de comprendre les personnages à travers l'analogie,
mais aussi les situations. Puisque l'histoire a déjà été écrite et qu'il s'agit
de la comprendre, l'analogie constitue une voie précieuse pour la com-
142 Graziella Nicolaïdis
CONCLUSIONS
RESUME
MOTS CLÉS
LA BIOGRAPHIE A ROME
Suétone, un précurseur de Sade?
une vestale, crime majeur à Rome, ainsi qu'à des hommes libres et à
des femmes mariées. Il voulut transformer en femme un jeune garçon,
Sporus, il le fit émasculer puis on le lui amena en grande pompe avec sa
dot et son voile rouge. On observa les rites du mariage, et il le traita
comme une épouse.
Néron, complice de l'assassinat de l'empereur Claude, fit empoisonner
Britannicus. Plus tard, voulant échapper à la férule de sa mère, il la fit
assassiner ainsi que ses deux premières femmes, puis Antonia la fille de
Claude qui refusait de l'épouser, son beau-fils et son précepteur le phi-
losophe et dramaturge Sénèque.
SUETONE ET SADE
Sur les 440 pages des Vies des douze Césars, environ 230 sont consacrées
à la description d'atrocités de toutes sortes dont on retrouve une bonne
part dans les 5 000 pages écrites par le marquis de Sade. Mais si ce
dernier se bornait, semble-t-il, à en faire de la littérature, les Césars
passaient à l'acte allègrement comme nous l'avons vu. Le sentiment de
toute-puissance les amenait à connaître le plaisir de soumettre les autres
arbitrairement, de les faire souffrir et de jouir de leur souffrance.
Roger Vailland, dans son ouvrage sur Suétone, voit dans l'évolution
funeste de ces empereurs une manifestation du « césarisme ». En effet, au
début de leur règne, plusieurs d'entre eux, tels Caligula et Néron, avaient
fait de bonnes réformes et étaient salués comme des libérateurs. Peu à peu,
cependant, jouets des flatteurs, en proie à la crainte d'être assassinés et,
surtout se laissant de plus en plus aller à satisfaire leur mégalomanie, ils lais-
sèrent leurs pulsions se déchaîner.
Pour nous les théories de Freud permettent de comprendre de telles
évolutions psychologiques. La primauté des pulsions archaïques, notam-
ment sadiques anales, au détriment de la génitalité laisse libre cours à
l'hybris qui se manifeste, comme le montre Janine Chasseguet-Smirgel dans
son étude sur Caligula, par le désir de changer l'ordre du monde : dénier
la différence des sexes et des générations, aplanir les montagnes et rehausser
les plaines, immoler le sacrificateur à la place de la victime, s'égaler à un
dieu ou même à une déesse (Caligula se costumait en Vénus). « Le but du
pervers serait de dénier les pouvoirs (génitaux) du père, d'opérer une
transmutation (magique) de la réalité par une plongée dans la dimension
sadique anale de l'indifférenciation. Grâce à l'idéalisation de celle-ci, il la
décrète supérieure à l'univers génital du père. »
150 Anne Clancier
BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉ
MOTS CLÉS
Dr Anne CLANCIER
25, av. de Lübeck
75116 Paris
JACQUES CHOMARAT
2. On a utilisé Joseph Tunnel, Histoire des dogmes, Paris, Rieder, 1936, t. VI : La Péni-
tence, etc., ouvrage souvent tendancieux et polémique, mais qui cite beaucoup de textes.
3. De Poenitentia, 2, 41 ; cité par Tunnel, p. 171.
4. Ibid., 2, 107, Turmel, 173.
5. Sur les différentes formes de pénitence, en particulier sur les larmes (si fréquentes, si
abondantes dans les Confessions), voir le De poenitentia de saint Jean Chrysostome dont Turmel
cite des extraits p. 197.
6. Sermon 213 dont Turmel présente l'analyse et des extraits, p. 224 ; voir aussi p. 225 le
passage de l'Enchiridion, 71.
7. Sermon, 58, 6, Turmel, p. 224.
Les Confessions de saint Augustin 155
peuvent tomber sur ces textes de moi » 13; « Que celui qui, appelé par
toi, a écouté ton appel et a évité les fautes que j'ai moi-même commises,
dont il lit ici le rappel et l'aveu, ne se moque pas en voyant que j'ai été
guéri de ma maladie par le médecin grâce auquel il n'est pas tombé malade
ou plutôt l'a été moins gravement. » 14 Les deux se mêlent : « Et en ce
moment, Maître, je me confesse à toi dans ce texte. Le lise qui voudra
et qu'il l'interprète comme il voudra et s'il trouve que j'ai péché en
pleurant ma mère quelques instants (...) qu'il ne se moque pas de moi,
mais plutôt, s'il a une grande charité, qu'il pleure lui-même pour mes
péchés devant toi, père de tous les frères de ton Christ » 15; « Je veux
faire la vérité dans mon coeur devant toi par ma confession, et par ma plume
devant de nombreux témoins. » 16 Enfin voici la synthèse la plus accomplie
qui illustre parfaitement l'aspect pastoral de ces Confessions : « Mais
toi, médecin de mon âme, rends-moi clair le fruit de cet ouvrage. Car les
confessions de mes fautes passées, que tu as remises et effacées afin de me
rendre bienheureux en toi, changeant mon âme par la foi et par ton
sacrement, réveillent le coeur de celui qui les lit ou les entend, elles l'em-
pêchent de dormir dans le désespoir et de dire "Je ne peux pas", elles le
tiennent éveillé dans l'amour de ta miséricorde et la douceur de ta grâce
qui rend fort le faible devenu par elle conscient de sa faiblesse. » 17
Augustin est donc un exemple privilégié de la miséricorde divine : nul
pécheur ne doit désespérer de l'obtenir puisque lui-même l'a obtenue. A
la fois secrètes et publiques ces confessions réalisent ce qu'Augustin
souhaitait pouvoir faire avec les manichéens dont il avait partagé longtemps
les croyances : il aurait voulu qu'ils l'entendent prier sans être lui-même
informé de leur présence car il n'aurait pas parlé à Dieu de la même
manière s'il s'était senti écouté et regardé et eux de leur côté n'auraient
pas interprété ses paroles dans le sens qu'elles avaient pour lui dans son
tête-à-tête avec Dieu18».
Quoi qu'il en soit de cette antinomie et de la manière dont Augustin
l'a résolue, comment s'adresse-t-il à Dieu? le plus souvent deus ou deus
meus avec en apposition souvent des noms variés tels que amor meus,
gaudium meum ou bien uita mea, dulcedo mea; il est rare qu'Augustin
invoque telle ou telle personne de la Trinité : on rencontre quelquefois
pater dans les derniers livres et il apostrophe une fois au moins Christe
13. H, m, 5, 8-11.
14. II, VII, 15, 16-20.
15. IX, XII, 33, 10-16.
16. X, I, 1, 9-11.
17. X, III, 4, 1-10.
18. IX, IV, 8, 15-28.
Les Confessions de saint Augustin 157
19. Pater, IX, IV, 9, 2 ; X, XLIII, 69, 1-3 (avec un humour tragique involontaire). L'apos-
trophe au Christ : IX, I, 1, 18-19.
20. IX, XIII, 35,4-7; la formule est surprenante, mais pas plus que : « Reçois le sacrifice
de mes confessions de la main de ma langue » (V, I, 1, 1-2).
21. I, VII, 12, 20 ; II, III, 7, 13-14 et XII, XXIV, 33, 7 ; cf. I, XV, 24.
22. V, X, 20, 15-16 ; VII, VI, 8, 3-5.
23. I, XVI, 25, 1 (l'apostrophe se prolonge).
158 Jacques Chomarat
cette coutume est celle qui fait étudier aux enfants des poèmes aussi
corrupteurs que l'Enéide ! l'image du fleuve est celle d'un courant qui
entraîne vers l'abîme : « Et pourtant, ô fleuve infernal, on jette dans
ton cours les fils des hommes, avec des honoraires, pour qu'il les appren-
nent! »24 Ou encore plus nettement : « Malheureux que j'étais, qu'est-ce
que j'ai aimé en toi, ô mon maraudage, ô mon forfait nocturne de la
seizième année de mon âge! »26; et un peu plus loin toujours à propos du
même vol de pommes : « O pourriture, ô monstre de vie et abîme
de mort! »26 Son péché personnifié ou la corruption des moeurs tradition-
nelles cause de certains de ses péchés, voilà avec Dieu les êtres qu'Augustin
apostrophe; et ce sont bien, si l'on ose dire, les protagonistes opposés du
drame : le péché est agression, rébellion contre Dieu, et celui-ci l'efface
par le pardon miséricordieux accordé au pécheur.
II
35. Tel est le thème du livre I ; voir en particulier VII, 11,4. Pourtant il n'a pas soupçonné
l'existence d'une sexualité enfantine.
36. I, XIII, 21, 8-9.
37. X, XX, 29, 2.
38. IX, X, 24, 1-5.
39. X, XL, 65, 27-30.
40. Ibid., 30-31.
41. X, XXXI, 44, 1-2.
42. X, XXX, 41, 12 (trad. Labriolle).
43. X, XXXI, 46, 13.
Les Confessions de saint Augustin 161
III
44. X, XXVIII, 39, 11-14. (Cette formule vient de Job 7, 1). Voir encore : X, XXXVII, 60,
1-2.
45. Cette contradiction vécue explique le goût d'Augustin pour l'oxymoron : 1,
VI, 7, 7 ; I, V, 5, 15 ; I, VI, 10, 28-29 ; I, XII, 19, 9-11 ; II, IX, 17, 18 ; III, III, 6, 10 ; VIII,
VIII, 19, 20 ; X, XXVIII, 39, 5 ; XII, V, 5, 7 ; et de manière voisine : X, XL, 65, 33-34.
46. Dictionnaire historique et critique, art. Manichéens (cité par Simone Pètrement, Le
dualisme..., p. 4.)
47. V, X, 18, 9-11 et 14-15.
RFP — 6
162 Jacques Chomarat
Monique était née dans une famille chrétienne et fut élevée par une
vieille servante qui la traitait ainsi que ses soeurs avec « une sainte
sévérité »52 qui leur ôta le goût de ce qui n'était pas convenable63. Pourtant,
adolescente et chargée d'aller chaque jour puiser du vin au tonneau, elle
avait pris l'habitude d'en boire de pleines coupes; la servante qui l'ac-
compagnait (ce n'était pas la précédente) se moqua un jour d'elle, la
traitant de « buveuse »54; elle fut aussitôt guérie; orgueil, maîtrise de soi,
force de volonté apparaissent dans ce petit épisode. L'âge venu elle fut
mariée à un homme qui la trompait; on peut penser, avec Klegeman,
qu'elle subissait par devoir les caresses conjugales, sans leur répondre,
qu'elle resta frigide, ce qui expliquerait les infidélités d'un homme de fort
tempérament 66. Son mari était bon, mais coléreux, il n'était pas chrétien;
elle ne lui faisait jamais de reproches, ne l'affrontait pas dans ses moments
de colère, attendait qu'il eût retrouvé son sang-froid pour lui expliquer
ce qu'elle avait fait; elle se considérait comme la servante (ancilla) de
son mari68. Il est certain que par cette méthode de diplomatie, de douceur,
de dévouement elle prit peu à peu l'ascendant sur celui-ci, tout comme
elle avait désarmé l'hostilité de sa belle-mère, auprès de qui des servantes
l'avaient calomniée, à force de prévenances, de patience et de douceur;
quand la belle-mère, conquise, demanda à son fils de faire fouetter les
calomniatrices, Monique n'intervint pas en leur faveur. Pour finir elle
réussit à convertir son mari67. On voit dans tout cela, sous la douceur
insinuante une grande force de caractère et une volonté de domination
qui apparaissent en d'autres circonstances (sans parler des relations avec
son fils Augustin). Devenue veuve, elle resta chaste et sobre, se répandant
en aumônes, dévouée et soumise aux hommes de Dieu, faisant chaque
jour une offrande à l'autel et se rendant deux fois par jour, le matin et
le soir, à l'église pour écouter des lectures de l'Ecriture et pour prier68,
bref une grande dévote. Lorsqu'elle prit le bateau pour rejoindre son fils en
Italie, loin d'être effrayée par les périls de la traversée, c'est elle qui rassura
les matelots inquiets, leur annonçant qu'ils arriveraient à bon port. C'est
qu'elle avait eu une vision qu'elle considérait comme envoyée par Dieu 69,
mais où l'on voit aisément la réalisation d'un désir, comme dans les
rêves qu'elle fit au sujet de son fils, on le verra plus loin. A Milan
elle renonce sans difficulté, sur la demande d'Ambroise, à la coutume
africaine de faire des offrandes aux tombeaux, ce qui permettait de boire
un peu de vin, sa seule faiblesse, semble-t-il80. Lorsque la mère de l'em-
pereur Valentinien, arienne, se mit à persécuter Ambroise, et que « la
foule des fidèles passait les nuits dans l'église, prête à mourir avec son
évêque », Monique tenait le premier rang dans ces veillées inquiètes et ne
vivait plus que de prières81. Pendant le séjour d'Augustin et de son ami
Alypius à Cassiciacum près de Milan elle reste avec eux, muliebri habitu,
uirili fide, anili securitate, materna caritate, christiana pietate! L'extérieur
est celui d'une femme, l'assurance est d'un homme, la tranquillité d'une
vieillarde, la tendresse d'une mère, la piété d'une chrétienne82.
Face à cette femme si forte, le père d'Augustin pouvait-il constituer
un contrepoids, lui offrir un soutien pour l'affirmation de sa personnalité,
un modèle à qui s'identifier? non, car lui-même était dominé par sa femme
qui d'ailleurs faisait son possible pour ruiner toute supériorité du père :
« Car elle s'évertuait, mon Dieu, pour que tu me fusses un père plutôt
que cet homme, et tu l'aidais à l'emporter sur son mari à qui, malgré sa
supériorité, elle obéissait, parce qu'en agissant ainsi elle t'obéissait de toute
façon puisque tu l'ordonnes. » 63 Sans aucun doute il a aidé son fils autant
qu'il l'a pu dans ses études et ses projets de réussite littéraire, de carrière ;
mais ce faisant il n'agissait pas autrement que Monique; pour des raisons
différentes les deux parents souhaitaient également le succès de leur fils
et même, pour ne pas nuire à ses études et compromettre son avenir en ce
monde, Monique écarte l'idée de marier l'adolescent, ce qui maintiendrait
dans les bornes d'une affection légitime ses instincts sexuels fortement
déclarés; elle tolère des écarts qu'elle réprouve; c'est du moins ainsi
qu'Augustin présente les choses84; car on peut se demander si elle ne
redoutait pas que le mariage n'écarte son fils d'elle d'une façon plus
profonde et plus durable que ne le faisaient ses frasques. Sur deux points
cependant Patricius a pu par son exemple aider d'une certaine manière
65. II, III, 6, 4-16 et 7, 1-8. Klegeman pense que pubescentem et inquiéta indutum adules-
centia (6, 5-6) ferait allusion à une érection ; cela est plausible, mais on pourrait peut-être aller
plus loin (masturbation?).
66. VIII, VII, 17, 12-18.
67. V, III, 3 et VI-VII, 10-13.
68. VI, IH-IV, 3-6.
166 Jacques Chomarat
soeur), faut-il voir une mise à l'écart symbolique d'un rival? Y a-t-il eu
autrefois entre les deux frères une jalousie inexprimée semblable à celle
qu'Augustin vit un jour sur le visage d'un petit enfant78? D'autre part,
faut-il attribuer quelque importance au fait que la mère n'ait pas seule
allaité Augustin qui fut de surcroît confié à des nourrices? ce sont là
questions insolubles. Demeure la passion maternelle pour Augustin.
Cet amour avait quelque chose de despotique; ce dévouement était un
moyen d'ôter toute indépendance, toute autonomie à un fils qui devait
rester sa chose. Un rêve étonnant le révèle; Augustin n'a pas encore
dix-neuf ans et il a rejoint le manichéisme; le père est mort; Monique
pleure sur Augustin plus que s'il était mort lui aussi; pour le ramener à la
Vérité elle essaie d'abord de la violence : elle le chasse de la maison
et lui interdit sa table; sans doute espérait-elle une capitulation qui ne
vint pas, aussi permit-elle le retour à la maison; un rêve lui donna
l'espoir qu'un jour Augustin rentrerait dans la bonne voie. Elle était
debout, dans le rêve, sur une règle en bois; un jeune homme (dans lequel
le lecteur reconnaît le Christ) vient la consoler dans ses larmes; il lui
dit, rapporte Augustin, que « là où elle était, j'étais moi aussi ». Quand
un rêve fut-il aussi manifestement la réalisation d'un désir? « Quand elle
m'eut raconté cette vision, comme j'essayais de la tirer dans le sens qu'elle
ne devait pas désespérer d'être un jour ce que j'étais, elle répliqua aussitôt
sans la moindre hésitation : « Non, il ne m'a pas été dit : là où il est,
toi aussi tu seras, mais : là où tu es, lui aussi il sera. » 79 Certitude absolue
d'être dans le vrai, exigence absolue de voir le fils se plier à la règle de la
mère; est-ce Monique qui sert la religion, ou la religion qui devient
instrument pour obtenir la soumission totale du fils? Le moyen de
contraindre Augustin constamment utilisé par la mère pour faire céder
le fils, ce sont les larmes. Jamais on n'a tant pleuré dans une oeuvre litté-
raire que dans les Confessions : larmes de la mère, larmes du fils, larmes
de la dépression, larmes du reproche, larmes tyranniques, larmes du
repentir, larmes de la reconnaissance et de la joie. A la suite de ce rêve, la
« veuve chaste, pieuse et sobre », désormais « plus ardente à espérer,
mais non pas ralentie dans ses pleurs et ses cris, ne cessait à chaque
heure de ses prières de t'adresser ses lamentations à mon sujet » 80; qu'on
se représente la scène à laquelle Augustin doit souvent assister! Monique
cherche aussi à obtenir que des hommes influents moralement (un évêque)
IV
87. I, XIII, 21, 2 et 11. On peut se demander si on ne doit pas trouver un sens personnel
aussi dans un autre souvenir scolaire : Augustin devait faire parler Junon irritée et malheureuse
de ne pouvoir empêcher le roi des Troyens (toujours Enée) de venir en Italie (I, XVII, 27,
6-7).
88. I, VII, 11-12.
Les Confessions de saint Augustin 171
89. I, IX, 14. Augustin redoute qu'on le raille ; sans vouloir étudier à fond cet aspect de sa
personnalité, on peut renvoyer aux textes cités ici même aux notes 10, 14, 15 et aussi : I, VI, 9,
18 ;I, IX, 15, 10; III, X, 18, 1-6; IV, 1,1, 16; IV, I, 1, 25-26 ; VI, VI, 9, 1 ; VI, XIV, 24, 29 ;
X, XII, 19, 17-18 ; XI, XV, 18, 12-13 ; cette liste ne prétend pas être complète ; ce qu'il y a de
plus remarquable c'est la représentation d'un dieu moqueur et cruellement moqueur ; cela ne
fait-il pas songer aux grandes personnes et aux parents raillant l'écolier battu ? Par ailleurs, le
sens de l'humour est particulièrementdiscret chez l'évêque d'Hippone.
90. IX, X, 23-24 ; les considérations théologiques qui sont le contenu de la conversation ne
sont pas authentiques et viennent de Plotin (voir Paul Henry, La vision d'Ostie. Sa place dans
la vie et l'oeuvre de saint Augustin, Paris, Vrin, 1938 ; trad. all. dans Zum Augustin-Gesprächder
Gegenwart, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1962).
91. IX, X, 26 : 5-12 : nulla re iam delector in hac uita.
92. VIII, XII, 30 : apprenant la conversion d'Augustin : exultât et triumphat.
93. IX, V, 13, 4-5 : dijficultate spirandi ac dolore pectoris.
172 Jacques Chomarat
94. Jacques Fontaine, La littérature latine chrétienne, coll. « Que sais-je ? », n° 1379, p. 102.
95. « "Qu'as-tu fait de moi ! qu'as-tu fait de moi !" Si nous voulions y penser, il n'y a peut-
être pas une mère vraiment aimante qui ne pourrait, à son dernier jour, souvent bien avant,
adresser ce reproche à son fils. Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par
les soucis que nous lui donnons, par l'inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons
sans cesse en alarme. (...) Chez la plupart des hommes, une vision si douloureuse (à supposer
qu'ils puissent se hausser jusqu'à elle) s'efface bien vite aux premiers rayons de la joie de vivre.
Mais quellejoie, quelle raison de vivre, quelle vie peuvent résister à cette vision ?(...)», in Contre
Sainte-Beuve, coll. « Pléiade », 1971, p. 158-159.
96. IX, XII, 31, 12-18; 32, 1-6.
97. Ibid., 11-17.
98. Ibid. Augustin rapproche BaXaveïov « bain » de BàXÀto « chasser, rejeter ».
99. IX, XII, 33, 4-9 ; ces larmes sont comme une couche sur laquelle Augustin étend son
coeur pour qu'il s'y repose ! N'y a-t-il pas là comme un élément sexuel ?
Les Confessions de saint Augustin 173
100. 1, 1, 1, 11.
101. I, VI, 9, 9 sq. ; Augustin ne se borne pas à évoquer sa vie « dans les entrailles de sa
mère », il forme l'hypothèse d'une vie antérieure (1. 14-15), hypothèse d'origine platonicienne
qui se retrouve ailleurs (De Libero arbitrio, III, XX, 57-58). Elle est implicite lorsque Augustin
explique que la recherche du bonheur suppose qu'on en ait une idée qui ne peut être fournie que
par la mémoire (X, XXI, 31, 1-2) : « Où et quand ai-je donc eu l'expérience du bonheur per-
sonnel, pour que j'en aie le souvenir et l'amour et la nostalgie ? » Ensuite Augustin définit le
bonheur, avec un hiatus, comme gaudere ad te, de te, propter te (X, XXII, 32, 6) « se réjouir
devant toi, à ton sujet, à cause de toi ».
102. VI, VI, 9 (1. 32-33); mais il n'aurait pas voulu être le mendiant.
103. VIII, VII, 17, 3-4.
104. X, XXVIII, 39, 8.
105. Voir les beaux travaux de Jean Delumeau sur La Peur en Occident.
174 Jacques Chomarat
RÉSUMÉ
Les Confessions de saint Augustin sont un aveu, devant Dieu et devant les
fidèles, de ses innombrables péchés (= désirs) et un historique de ses relations
avec sa mère, dominatrice et castratrice : efforts pour s'affirmer, pour la fuir, voeu
inconscient qu'elle meure, sentiment aggravé de culpabilité, puis soumission et
acceptation ; sa mort fixe Augustin dans cette attitude.
MOTS CLES
M. Jacques CHOMARAT
Professeur à l'Université de Paris IV-Sorbonne
1, rue Victor-Cousin
75230 Paris Cedex 05
FRANÇOISE CHARPENTIER
FIGURE DE LA BOÉTIE
DANS LES « ESSAIS » DE MONTAIGNE
livres ; ces deux premiers livres eux-mêmes sont truffés de nombreuses et importantes additions
(plus de 600) : livre absolument « nouveau » en comparaison de celui de 1580 (couche B).
De 1588 à sa mort, Montaigne ne cesse d'insérer dans les marges de son propre exemplaire
(conservé aujourd'hui à la Bibliothèque municipale de Bordeaux) de nouvelles additions dont
beaucoup sont des développements entiers (couche C). Ces ajouts préparent une nouvelle édition
que Montaigne n'aura pas le temps de réaliser. C'est cet « exemplaire de Bordeaux » qui sert
de base à toute édition complète des Essais. On peut dire que l'activité d'écriture de Montaigne
se répartit sur deux grandes périodes, séparées par le voyage en Europe de 1580 à 1581
(un an et demi) et l'expérience de la « Mairie ». Sans doute s'est-il remis aux Essais avant même
la fin de son mandat de maire.
Il est évidemment précieux, à de nombreux points de vue (genèse de la pensée, production
de l'écriture...) de pouvoir comme en radioscopie percevoir cette sédimentation du texte : c'est
le parti que prennent les éditions « abécédaires » des Essais.
5. Pour lequel (...) j'ai du talent.
6. Souligné par moi.
7. « Peuple » = public.
Figure de La Boétie dans les Essais de Montaigne 177
8. Sans ici en donner des preuves, je considère que la répartition des essais dans le livre, des
développements dans les chapitres, n'obéissent pas à l'aimable fantaisie ou nonchalance que
l'on prête à Montaigne (et que d'ailleurs il affecte), mais à des intentions rigoureusementpré-
méditées. Dans cet esprit, voy. : J.-Y. Pouilloux, Lire les « Essais » de Montaigne, Paris, Mas-
pero, 1970 ; A. Tournon, Montaigne, la glose et l'essai, Presses Universitaires de Lyon, 1983.
9. Voir n. 7.
178 Françoise Charpentier
10. Cette question est examinée ailleurs : voy. F. Charpentier, Ecriture et travail du deuil
dans les Essais, de 1580 au troisième allongeail ; à paraître dans les Actes du Colloque de la
SHLF, Paris, 21-23 novembre 1987.
11. M. Butor, Essais sur les Essais, Paris, Gallimard, 1968.
12. Butor fait même l'hypothèse que cette édition pourrait être purement imaginaire. La
phrase « Ces vers se voient ailleurs », qui remplace les sonnets, serait a l'optatif : idée bien sub-
tile, mais qui renforcerait le sens donné à cette « place » vide (Butor, op. cit., p. 79).
Figure de La Boétie dans les Essais de Montaigne 179
13. « Fragment d'une lettre que Monsieur le conseiller de Montaigne escrit à Monseigneur
de Montaigneson père, concernant quelques particularitez qu'il remarqua en la maladie et mort
de feu Monsieur de La Boétie. » Dans Montaigne, OEuvres complètes, Paris, Ed. A. Thibaudet
et M. Rat, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p. 1359-1360.
14. Géralde Nakam, Montaigne et son temps. Les événements et les Essais, Paris, Nizet,
1982, p. 62. Egalement : Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps, Paris, Nizet,
1984. Ces deux ouvrages, partant d'une position rigoureusementhistorique, vont extrêmement
loin dans la pensée, l'affectivité et l'anthropologie montaigniennes.
15. Voir n. 11.
16. H. Friedrich, Montaigne, A. Francke Verlag AG, 1949, trad. franc., Paris, Gallimard,
1968, p. 253-259.
180 Françoise Charpentier
188). Mais Montagine est quelqu'un qui a pris le parti de tout dire,
jusqu'aux limites de l'impudeur : « (A) Si j'eusse esté entre ces nations
qu'on dict encor vivre sous la douce liberté des premieres loix de nature,
je t'asseure que je m'y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nud »
(Avis « Au lecteur », p. 3). Il se dira encore, aux derniers temps des Essais,
dans son plus voluptueux chapitre, « affamé de (se) faire connoistre »
(III-5, « Sur des vers de Virgile », 847). Si donc il a écrit ces pages « De
l'amitié », prélude à la page restée blanche que devait orner l'oeuvre
de La Boétie, ce n'est pas seulement pour le célébrer, mais aussi pour faire
connaître cette amitié si exceptionnelle « que c'est beaucoup si la fortune
y arrive une fois en trois siècles » (p. 184). Ce sont ces pages qu'il nous
faut scruter, à l'invite même de Montaigne.
Ici la comparaison de la version de 1580 et de l'édition définitive est
nécessaire : car dans son premier texte, Montaigne a spontanément versé
ses confidences les plus chaleureuses, mais non sans de brusques arrêts,
des hésitations visibles (ou devenues visibles par la lecture du texte final).
La seconde version (texte de 1588 et les additions manuscrites) a un
caractère double et singulier : elle rationalise ou met en ordre des idées
confuses en 1580, présentant comme des sortes de plans partiels de son
exposé : par exemple, avant de parler de l'amitié en général, il énumérait et
analysait les divers types de relation qui peuvent lier les hommes entre eux ;
dans les ajouts il se donne la peine de préciser, presque scolairement,
« ces quatre espèces anciennes : naturelle » (selon les liens familiaux),
« sociale, hospitalière, venerienne » (amoureuse). Mais, de tout autre
façon, ce second texte, et surtout dans ses derniers moments (ajouts
manuscrits) semble libérer les questions les plus brûlantes et les formulations
les plus passionnées retenues jusque-là.
Dès sa première version, Montaigne : a) établit un parallèle entre
l'amour et l'amitié, à l'avantage de cette dernière; b) distingue les amitiés
ordinaires, dont il a vivement le goût et pour lesquelles il se dit doué, de
l'amitié qui l'a lié à La Boétie; c) donne à cette rencontre tous les caractères
d'un événement romanesque. Il se dit pourtant très amoureux des femmes
et reconnaît à l' « amour » (dans son acception habituelle) quelque
chose de plus piquant que l'amitié : « (A) Son feu, je le confesse, (...) est
plus cuisant et plus aspre. Mais c'est un feu temeraire et volage, ondoyant
et divers, feu de fiebvre, subject à accez et remises, et qui ne nous tient
qu'à un coing » (à savoir : la sexualité). Il y a chez Montaigne un donjua-
nisme, une impossibilité de réaliser l'amour, avec une sorte de nostalgie :
« Qui plus est, en l'amour, ce n'est qu'un désir forcené apres ce qui nous
fuit (...). Aussi tost qu'il entre aux termes de l'amitié, c'est à dire en
Figure de La Boétie dans les Essais de Montaigne 181
17. Ce terme devrait donner lieu à une étude qui ne peut entrer dans le cadre de cet article.
Sommairementon peut suivre le Dictionnaire d'Antoine Furetière (1686), qui reflète sur ce point
assez bien l'état de langue du temps de Montaigne. Passion « se dit des mouvements qui agitent
l'âme » : que nous appellerions affects ou sentiments ; mais « il se dit essentiellementde l'amour »
et comporte les connotations que nous lui donnons aujourd'hui. L'emploi du terme chez
Montaigne peut être volontairement ambigu.
182 Françoise Charpentier
et sont déjà en « désir de l'autre » avant que de se voir (et Montaigne sou-
ligne le caractère irrationnel de cet état que l'on pourrait appeler préamou-
reux). Comme les héros de Mme de La Fayette, ils se rencontrent dans le
cadre brillant d'une fête :
(C) Nous nous cherchions avant de nous estre veus, et par des rapportsque nous
oyïons l'un de l'autre, qui faisoient en nostre affection plus d'effort que ne porte
la raison des rapports, je croy par quelque ordonnance du ciel : nous nous
embrassions par noz noms. Et à nostre première rencontre, qui fut par hazard
en une grande feste et compagnie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si
connus, si obligez entre nous, que rien des lors ne nous fut si proche que l'un à
l'autre (1-28, 188).
19. Voy. : Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982, chap. 1-6.
Des apports intéressants aussi dans Michael Screech, Montaigne and Melancholy, Londres,
Duckworth, 1984.
20. Au XVIe siècle, « affection » = tout affect. Mais ici, le sens moderne s'impose.
21. Souligné par moi.
184 Françoise Charpentier
(... le regret de sa perte.) Nous estions à moitié de tout; il me semble que je luy
desrobe sa part.
25. F. Charpentier, L'absente des Essais : quelques questions autour de l'essai II-8 « De
l'affection des peres aux enfans », BSAM, n°s 17-18, janvier-juin 1984.
26. Sur ce sujet, un article décisif de Bernard Croquette, Les Essais mis en pièces, dans
Cahiers Textuel 34/44, Montaigne, les derniers essais, janvier 1986.
186 Françoise Charpentier
27. Dans les éditions suivantes, une apostrophe après « cet' » transforme la faute ou te
lapsus — en forme élidée. —
Figure de La Boétie dans les Essais de Montaigne 187
(B) J'ayme une société et familiarité forte et virile, une amitié qui se flatte
en l'aspreté et vigueur de son commerce, comme l'amour, es morsures et esgra-
tigneures sanglantes (p. 924).
Mais ce n'est pas une relation qui « ne nous tient qu'à un coing »,
génital, sexuel.
Montaigne est trop lucide pour que l'on puisse parler d'homosexualité
refoulée, de trop « bonne foy » pour parler d'une homosexualité cachée.
Faut-il parler d'une homosexualité de structure? Mais : structure sociale,
structure personnelle? accidentelle, ou stable? Toute description clinique,
tout diagnostic tombent devant ce qu'il a voulu décrire. Ce que l'on peut
saisir cependant, à travers ses ruses, ses Tepentirs, ses détours, c'est le
versant ténébreux, conflictuel de cette relation, que toute une critique
idéalisante, voire bénisseuse (le Montaigne du XIXe siècle) donnait comme
le bel exemple d'un couple idéal d'amis. Montaigne lui ne s'y trompait
188 Françoise Charpentier
pas, et savait que « dans les profondeurs opaques de ses replis internes » 28
il trouverait des matières explosives. Explorateur de l'inconscient, il a
tenté l'aventure d'amener au jour ces fragments brûlants, de les rendre à la
sérénité et à la lumière de l'écriture.
Dernière apparition d'Etienne de La Boétie (dans l'ordre de lecture
du livre) : c'est à l'avant-dernier essai, « De la phisionomie », dans ce
livre III où Socrate, détrônant César, le « jeune Caton » et Alexandre, est
devenu le héros presque idéal29 des Essais :
(B) Socrates, qui a esté un exemplaire parfaict en toutes grandes qualitez,
j'ay despit qui eust rencontré un corps et un visage si vilain, comme ils disent, et
disconvenable à la beauté de son ame, (C) luy si amoureux et si affolé de la
beauté. Nature luy fit injustice. (...) Mais nous appelions laideur aussi une
mesavenance au premier regard, qui loge principallement au visage, et souvent
nous desgoute par bien légères causes : du teint, d'une tache, d'une rude conte-
nance, de quelque cause inexplicable sur des membres bien ordonnez et entiers.
La laideur qui revestoit une ame tres-belle en La Boitie estoit de ce predicament
(111-12, 1057).
Enfin dans un ajout d'une autre encre — mais combien de temps plus
tard? —, retrouvant peut-être enfin son identité devant l'image de l'autre,
il fixe ce fragment dans la forme où pour toujours nous le connaissons :
Si on me presse de dire pourquoy je l'aymois, je sens que cela ne se peut
exprimer qu'en respondant : Par ce que c'estoit luy; par ce que c'estoit moy.
RÉSUMÉ
MOTS CLES
11. Les rêveries du promeneur solitaire, première promenade, o.c, Pléiade, t. I, p. 995.
12. Deuxième Dialogue, o.c., Pléiade, t. I, p. 826.
13. Emile, liv. IV, o.c, Pléiade, t. IV, p. 522. Sur les correspondances formelles entre la
théorie et la persécution, voir notre article La pédagogie, prélude à la crise, Textuel, n° 19, 1987.
14. Nous devons ce rapprochement à l'enseignement de Patrick Hochart, cours d'agrégation
sur les Rêveries, Université de Paris VII, 1985.
196 Claude Habib
15. Carlyle, Le crépuscule des Dieux, Conférence V : Le Héros comme homme de lettres.
16. Citons, bien sûr, Jean Starobinski dont La transparence et l'obstacle, Paris, Gallimard,
1971, a magnifiquementdéployé le paradoxe central du rousseauisme comme écriture contre les
livres, mais également les Réflexions sur les rêveries de Robert Ricatte, Paris, Corti, 1960.
17. Chasseboeuf, comte de Volney, Leçons d'histoire, an III, IV séance, Paris, Garnier,
1980, p. 109.
18. Edgar Quinet, La Révolution, réédition, Paris, Belin, 1987.
19. Choses vues, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, t. III, p. 275. On sait que ce sont des
paysans et non des enfants qui ont commis la lapidation de Motiers. Dans la version de Hugo,
l'injustice est plus frappante, les pierres le sont moins.
Penser dans la folie 197
20. Epigraphe des Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques. Citation des Tristes
d'Ovide (V.10). « Je suis ce barbare, parce qu'on ne me comprend pas. »
21. Les rêveries du promeneur solitaire, o.c, Pléiade, t. I, p. 995.
198 Claude Habib
RÉSUMÉ
MOTS CLES
DÉCHIFFRAGES
1. Hermine Hartleben, Champollion, Paris, Ed. Pygmalion, 1983 : Préface (l'ouvrage est
cité en référence par Freud dans le Souvenir d'enfance de Léonard de Vinci).
Rev. franç. Psychanal., 1/1988
202 Jean-Paul Matot
2. Ibid.
Déchiffrages 203
« C'est lui, l'Enfant Bouchon, qui rend sens à sa vie et qui, du même coup,
reçoit en miroir sa propre identité. »10
7. H. Hartleben, Champollion.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. J. Mac Dougall, Théâtres du Je, Paris, Gallimard, 1982.
11. Ibid.
12. Hartleben, Champollion.
Déchiffrages 205
13. Ibid.
14. Ibid.
15. Ibid.
16. Ibid.
206 Jean-Paul Matot
17. J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Fantasme originaire. Fantasme des origines. Origine du
fantasme (1964), Paris, Hachette, 1985.
18. Ibid.
19. D. Anzieu, Comment devient-on Melanie Klein?, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1982,
26, 235-251.
20. Hartleben, Champollion.
21. Ibid.
Déchiffrages 207
22. On se souviendra que la Bible de Philippson, donnée à lire à Freud par son père dans sa
septième année, était richement illustrée par des gravures représentant le monde antique,
empruntées notamment à la Description de l'Egypte, et à Rossellini — qui accompagna Cham-
pollion en Egypte.
23. H. Hartleben, Champollion.
208 Jean-Paul Matot
24. H. Sottas, E. Drioton, Introduction à l'étude des hiéroglyphes, Paris, Librairie orienta-
liste Paul-Geuthner, 1987 (réimpression de l'édition de 1922).
25. Hartleben, Champollion.
26. J.-F. Champollion, Lettres à Zelmire, Paris, L'Asiathèque, 1978.
Déchiffrages 209
27. Ibid. ; notons que Jacques-Joseph avait onze ans lui aussi lorsque Jacquou le Sorcier
rendit à la vie leur mère malade.
28. Hartleben, Champollion.
29. J. Guillaumin, La blessure des origines, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1982, 26,
217-232.
30. J.-F. Champollion, Lettres à son frère, Paris, L'Asiathèque, 1984. D. Anzieu
souligne le rôle stimulant joué par les frères ou soeurs aînés auprès des futurs créateurs
(op. cit.).
31. Ibid.
32. Ibid.
33. Hartleben, Champollion.
210 Jean-Paul Matot
34. Ibid.
35. Ibid.
36. D. Anzieu, Comment devient-on Melanie Klein ?, op. cit.
37. Champollion, Lettres à Zelmire, op. cit.
38. Champollion, Lettres à Zelmire.
39. Ibid.
40. D. Fernandez, Introduction à la psychobiographie, Nouvelle Revue de Psychanalyse,
1970, 1, 33-48.
Déchiffrages 211
« J'ai cherché en vous, amie dans toute l'étendue de ce mot, une amie qui
pensât tout haut avec moi, convaincue que tout ce qui l'intéresse me touche, une
amie qui trouvât à me confier ses peines, la même consolation que je trouverai
moi-même à lui dire toutes les miennes. N'est-ce rien, en dévoilant toutes mes
souffrances, que de pouvoir dire : "Je les dépose dans un coeur qui voudrait se
charger de toute l'amertume qu'elles me causent. Je les confie à un être qui
sent comme moi, à un être qui est une partie de moi-même, puisqu'il souffre de tout
ce qui m'afflige, à une âme qui répond à la mienne..." Voilà ce que je crois que vous
êtes pour moi, et ce que je prétends être pour vous » (lettre n° 546).
RÉSUMÉ
MOTS CLÉS
Dr Jean-Paul MATOT
38, rue Emile-Claus
1050 Bruxelles
CONSTRUCTION
DANS L'ANALYSE LITTÉRAIRE
LA MÈRE MORTE DANS L'OEUVRE
ET LA VIE DE BARBEY D'AUREVILLY
C'était dans cette dernière perspective que j'ai entrepris l'analyse des
récits de Barbey d'Aurevilly, cherchant à élucider un phénomène d'ordre
formel : l'art de la lacune en tant que fondement de leur originalité.
Car ce sont tous des récits troués d'hiatus narratifs, de ruptures logiques,
d'énigmes inexpliquées, et ces lacunes, mises en relief avec insistance,
sont exploitées non seulement dans un jeu agressif avec le lecteur séduit
et frustré tour à tour, mais elles se révèlent indispensables pour la compo-
sition dont elles garantissent, paradoxalement, l'unité. Le texte semble
conçu pour les sertir, à la manière d'un anneau où seraient montées des
pierres invisibles. Inutile de dire que je me suis trouvée bientôt dans
l'obligation de les combler.
Mais voici d'abord leurs contours, tels qu'ils se dessinent dans la
biographie du protagoniste : tels qu'ils se laissent déterminer par une
analyse des structures narratives, visant à établir le schéma d'intrigue
commun aux 17 récits de Barbey. De l'état civil du héros seul le nom
est connu avec certitude : l'inscription dans une filiation. Mais si le père
est représenté par le nom, la mère est rayée des registres. Dans 14 récits
sur les 17, elle est absente, non seulement de l'histoire, mais du texte
même où aucun indice ne témoigne de son existence ou de sa disparition.
Dans deux cas de rapides notations attestent qu'elle est morte peu après
la naissance du protagoniste, et une seule fois un souvenir d'enfance
évoque les railleries dont elle accablait la laideur de son fils. Quant au
père, s'il apparaît plus souvent, ce n'est, quelquefois, qu'au détour d'une
phrase, conformément au rôle effacé de ce personnage, présenté comme
dépourvu d'autorité même lorsqu'il y prétend. Se laisse, en revanche,
reconstituer un milieu natal, caractérisé par le respect rigide d'une loi
déchue, dépouillée du pouvoir de sanction qui la fondait à l'époque
d'autres générations. A l'étroit dans cet univers, le jeune homme s'en va,
pour vivre à la mesure de ses facultés. Mais c'est tout ce qu'on peut savoir
des raisons de son départ qui, contrairement à la règle qu'on observe dans
les récits d'autres écrivains, n'est précédé d'aucun conflit, les velléités de
révolte ne se heurtant à aucun interdit capable de se faire valoir. Suit,
on présume — quelques récits plus explicites le confirment —, une période
pendant laquelle le jeune homme aspire vainement à trouver une grande
cause à défendre, un grand chef à vénérer. Déçu, il retourne, sinon dans
la communauté natale, du moins dans un milieu semblable. Là commence
l'histoire proprement dite. Il y rencontre une femme ou deux, souvent
mère et fille : la Céleste, prête à aimer, jeune, naïve, fragile, prédestinée
au rôle de la victime; la Diabolique, plus âgée d'habitude et plus forte,
pâle, froide, dure comme marbre, hypocrite, secrète, impénétrable comme un
216 Antonia Fonyi
6. Le dessous de cartes d'une partie de whist. OEuvres romanesques complètes, éd. Jacques
Petit, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1964-1966, t. II, p. 156.
La mère morte dans l'oeuvre et la vie de Barbey d'Aurevilly 217
9. Dans une conversation de juillet 1987, faisant suite à mon exposé sur Barbey d'Aurevilly
lors d'un séminaire du groupe Pergolèse.
10. Le rideau cramoisi. Pléiade, t. II, p. 47.
11. La mère morte (1980), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Minuit, 1983,
p. 222-253.
La mère morte dans l'oeuvre et la vie de Barbey d'Aurevilly 219
sard : elle s'inscrit dans le récit en négative, elle y apparaît comme le vide
du vide. C'est ici que l'on aborde l'art de la lacune.
La lacune initiale de l'histoire, l'absence de la mère du héros, marque
la place de l'absente : de la mère qui s'absente dans la dépression; de la
morte que le désinvestissementexclut du fantasme. Rappelons que dans deux
cas où la mère du héros est mentionnée, Barbey indique qu'elle est
morte peu après la naissance de l'enfant. Le troisième cas montre un
souvenir-écran : derrière les railleries maternelles adressées au fils laid,
derrière la blessure dans le narcissisme secondaire, se profile la mère
muette dont l'indifférence fut une blessure infligée dans le narcissisme
primaire.
La lacune centrale, la rupture logique qui rend mystérieuse la mort de
l'héroïne, marque une évocation inconsciente de ce qui a été comme la
mort psychique de la mère et du meurtre psychique par le désinvestissement
qui s'ensuivit, les deux événements transformés en mort physiologique sur
la scène fantasmatique. On comprend désormais la double causation :
meurtre, par le fils, accompli sans haine ou presque dans Le rideau
cramoisi, mais ailleurs, souvent, avec toute la haine secondaire qu'entraîne
le désinvestissement et à laquelle s'ajoute la violence de l'autre meurtrier,
du père de la scène primitive sadique; causa sui, en même temps, le propre
fait de la femme, de la mère qui se détruit par sa dépression. Que la lacune
soit d'ordre logique cette fois, et cela même dans les cas où elle est signalée
par un hiatus narratif, s'explique à partir d'un aspect essentiel du complexe
de la mère morte dont j'ai réservé l'évocation pour ce moment où il
prendra tout son poids : la perte de l'amour maternel s'accompagne,
écrit André Green, d' « une perte de sens, car le bébé ne dispose d'aucune
explication pour se rendre compte de ce qui s'est produit » (p. 230,
souligné par l'auteur) ; car, « même en imaginant [que l'enfant] s'attribue,
dans une mégalomanie négative, la responsabilité de la mutation, il y a
écart incomblable entre la faute que le sujet se reprocherait d'avoir com-
mise et l'intensité de la réaction maternelle » (p. 232). D'où « l'écroulement
qui se faisait en [Brassard] » (p. 54), son sentiment de culpabilité impossible
à rattacher à une raison, et sa peur insensée. Et d'où son incompréhension,
exprimée avec insistance, de l'événement mystérieux : « J'étais sûr de la
mort et je ne voulais pas y croire! La tête humaine a de ces volontés
stupides contre la clarté même de l'évidence et du destin. Alberte était
morte. De quoi?... Je ne savais. » (P. 51.)
Alberte est morte, mais la morte ne l'est pas. Reste, pour la représenter,
« la tache noire qui [...] avait meurtri [les] plaisirs » de Brassard (p. 57,
souligné par l'auteur) : la tache vide du désinvestissement. Noire, non
La mère morte dans l'oeuvre et la vie de Barbey d'Aurevilly 223
comme le deuil — celui-ci est blanc, cette fois —, mais comme l'image
négative de l'investissement perdu, comme l'impression sur la rétine de la
tache rouge de la libido : de la fenêtre de la chambre où est restée la
morte, illuminée derrière son rideau cramoisi. De « cette fenêtre que [...]
j'ai emportée dans ma mémoire et que j'ai là, toujours, sous le front!... »
(p. 21). Du rideau sur lequel se dessine tout à coup, lorsque l'histoire est
terminée, « l'ombre svelte d'une taille de femme » (p. 57) : si elle
n'était pas morte ?
Des deux lacunes constitutives du récit l'une est donc la matériali-
sation narrative du vide laissé par la mère, et l'autre, liée à la transposition
du traumatisme infantile sur une scène de sexualité adulte, est la repré-
sentation de la perte du sens et du trou psychique formé par le désinves-
tissement. Ces deux vides, remplis, on le sait, par l'objet perdu, mais
indestructible, de l'identification négative, sont les deux piliers du récit
aurevillien. L'art de la lacune ne consiste pas seulement à les entourer de
matériaux différents dans chaque oeuvre, mais à les exploiter pour fasciner
et exaspérer le lecteur. C'est ici que l'on renoue avec la problématique de
la perversion.
Elle ne demande qu'un bref commentaire à présent. La perversion,
chez Barbey, et même si certaines situations qu'il a agencées dans sa vie
— avec les Guérin, avec Mme de Maistre, avec Trebutien — semblent
prouver le contraire, n'est pas une structure de la personnalité. Elle est
secondaire, comme est secondaire aussi la haine qui soutient l'écriture,
mais elle est importante, plus, probablement, dans l'oeuvre que dans la vie
de l'écrivain : bien que factice, elle est structurante, de même que la haine
est un socle indéfectible. Ses origines résident dans le complexe de la mère
morte : dans la blessure narcissique qui confronte très tôt l'enfant à son
impuissance de combler la mère; dans la triangulation précoce; dans l'atti-
rance homosexuelle au père, désiré d'abord comme sauveur tout-puissant
— ce père mythique introuvable est une imago fondatrice de l'oeuvre
aurevillienne : il sera trouvé en Dieu —, puis méprisé à cause de son
incapacité de mettre fin à la détresse du couple mère-enfant; dans la
représentationphallique de la mère. L'interprétation du destin du héros dans
l'optique de la perversion qui a été esquissée plus haut, est confirmée
par certains éléments mis en évidence dans Le rideau cramoisi : hypocrite
accomplie, Alberte séduit Brassard, puis le frustre pour mieux le posséder;
leur liaison clandestine, soutenue plus par la jouissance de la complicité
et du danger que par l'amour, est une transgression perpétrée sous les
yeux de l'autorité, rendue ridicule par son aveuglement; la tache noire
qui meurtrit tout plaisir sexuel serait le représentant, dans ce registre,
224 Antonia Fonyi
RÉSUMÉ
MOTS CLÉS
RFP —8
CHRISTIAN JOUVENOT
« Le vitrier
Le pur soleil qui remise
Trop d'éclat pour l'y trier
Ote ébloui sa chemise
Sur le dos du vitrier. »
Mallarmé.
DE 1902 A 1910 1
1. « Nous sommes persuadés que, malgré le peu de cas que l'on semble attribuer à ses pre-
mières peintures, celles-ci qui sont directement issues de l'impressionnisme ou du cubisme, c'est
à cause d'elles que les premières provocations duchampiennes lui ont permis, immédiatement,
en Amérique du moins, de passer la rampe et d'atteindre, par un saut assez extraordinaireet
inattendu, la grande notoriété » (René Held, L'oeil du psychanalyste, Payot, p. 237).
2. Les Trois Duchamp, Pierre Cabanne, Ides et Calendes, p. 34.
De l'art des ruptures au fétiche dans l'univerre de Marcel Duchamp 229
3. « Lorsque vous peignez à la lumière verte et que vous regardez le lendemain à la lumière
du jour... c'est un procédé facile pour obtenir une descente de tons, une grisaille » (M. Duchamp
dans Alexandrian, Flammarion, p. 19).
4. Octavio Paz, Le Château de la Pureté dans L'apparence mise à nu, Gallimard.
5. Marcel Duchamp, La boite verte, Ed. RRose Selavy, 1934, 1940.
230 Christian Jouvenot
6. Duchamp travaille à son Grand verre pendant huit ans pour enfin le déclarer « définitive-
ment inachevé ».
7. L'époque « Pré-Dada » à New York, Gabrielle Buffet-Picabia, Rencontres Belfond.
De l'art des ruptures au fétiche dans l'univerre de Marcel Duchamp 231
1911-1912
8. Dulcinée, de 1911, représente une femme multipliée en 5 positions et peut être regardé
comme la représentationde 5 possibilités étudiées pour une pièce d'échec, la reine, à l'occasion
d'un coup.
232 Christian Jouvenot
9. Une défense possible aux échecs serait ici la défense Grünfeld : Duchamp vert !
10. Duchamp a ici emprunté aux travaux de chrono-photographie de Jules Etienne
Marey.
De l'art des ruptures au fétiche dans l'univerre de Marcel Duchamp 233
11. Ibid.
12. René Held, L'oeil du psychanalyste, Payot.
13. Ibid.
234 Christian Jouvenot
Trois mois avant que d'être, par l'événement de L'Armory show, en 1913,
célèbre du jour au lendemain à New York pour sa peinture, il déclare à
Brancusi et Fernand Léger :
« C'est fini la peinture! »
« AD VITAM ETERNAM »
LE HASARD ET L'INFINI
14. M. Duchamp en collaboration avec Vitaly Halberstadt, L'opposition et les cases conju-
guées sont réconciliées, Ed. de l'Echiquier; 1932.
15. Ces derniers par exemple sont des mesures de longueur ainsi conçues : « Un fil hori-
zontal d'un mètre de longueur tombe d'un mètre de hauteur sur un plan horizontal en se défor-
mant à son gré et donne une figure nouvelle de l'unité de longueur. »
16. Sami Ali, Le Banal, Gallimard, « Connaissance de l'inconscient », p. 38.
17. Ready-made de 1916.
18. L'oeuvre de Marcel Duchamp, Chronologie, CNAC Georges-Pompidou, 1977.
De l'art des ruptures au fétiche dans l'univerre de Marcel Duchamp 235
lons seulement que le deuil serait à l'oeuvre, plutôt fixé que traité?, dans
Pharmacie (1914), A bruit secret (1916), Fontaine signé R. Mutt (1917),
Fresh Widow (Fenêtre à la française, veuve française, veuve fraîche, 1920),
Why not Sneeze RRose Selavy? (Pourquoi ne pas éternuer, pleurer, 1921),
Nous nous cajolions (1925), Allégorie de genre (1943). De l'impossible
peinture à l'impossible poésie, dans ce bric-à-brac c'est sans doute RRose
Selavy (1920-1921), pour que la vie ne soit pas en noir, qui fait à partir du
secret le plus de bruit. Pour dire l'histoire de ce travesti faisons retour
du Verre au Rouge et arrêtons-nous devant le Portrait de Dumouchel
de 1910. Il s'agit d'un personnage, ami d'adolescence, représenté debout,
érigé et coupé, comme le mannequin d'Etant donnés, à mi-jambes, expri-
mant une grande tension contenue par un halo qui doit beaucoup au
rouge-rose. Le regard, détourné du peintre, est fixe, condensant en lui-
même toute la crispation du visage de profil, regard cerné de son relief
orbitaire souligné de rouge. La main, crispée elle aussi, présentée tendue
doigts écartés, devant son sexe, main détournée cernée de rouge, exprime
sans doute non seulement, comme René Held l'a vu, l'interdit de la mastur-
bation, mais plus encore une défense « électrique » contre l'homosexualité.
C'est en fait à Duchamp que Dumouchel tend la main, adresse le regard
d'une idée fixe et l'érection de son corps, d'une partie de son corps
puisqu'il n'y est pas entier. A la différence du rapport bleu et jaune,
qui fait le vert-verre, dont il use, le « même », pour les portraits de son
père et de sa mère, pour abolir la différence des sexes?, c'est ici un halo
Rouge-Rose qui entoure le Portrait de Dumouchel et c'est là pour nous la
première apparition de RRose Selavy dont la naissance révèle l'évident
investissement homosexuel : « Picabia peignit une toile : L'oeil cacodylate,
et demanda à tous ses amis de la signer. Avant de signer j'écrivis : "Pi
qu'habilla RRose Selavy." L' "a" de "habilla" me donna l'idée de continuer
le jeu de mots "arrose". » 20 Laissons au titre même de cette oeuvre de
Picabia les associations qu'il fait... sous lui, pour n'évoquer que le jeu
homosexuel qui de Picabia arrosant Duchamp assigne à celui-ci son autre
air, RR, dans le double de son air de fille, rose, et de son air de garçon,
transparent! Le même jeu est à l'oeuvre dans Apolinère Enameled, ready-
made rectifié (1916-1917), image d'une réclame modifiée pour l'émail
Sapolin, qui représente une petite fille peignant les barreaux d'un lit. Les
barreaux mettent l'accent sur la contention, comme la raideur de Dumouchel,
sinon sur la rétention de quelqu'un qui ne peint plus. Ici la dérision
dans laquelle est pris Part de peindre : affaire de commerce, de publicité
et qu'il faut laisser aux filles ! Et dans le jeu homosexuel, par le retour du
contenu latent de l'émail Sapolin, Apollinaire serait ainsi traité : il n'y a
que Salopin qui m'aille ! Enfin nous retrouvons en Enameled l'anagramme
« rectifié » de Madeleine.
Dernière halte entre le Louvre et le Musée Grévin, il faut s'arrêter
à Philadelphie pour regarder Etant donnés dont le mannequin est cousu
de peau morte, peau de porc, tenant en haut de son bras dressé un
bec Auer, anagramme de berceau, qui diffuse dans cet environnementsinistre
une lumière d'outre-tombe 21. Et le principe même du legs posthume de
cette « chose » ne réintroduit-il pas l'image du père mobilisée dans sa
fonction notariale? La lumière artificielle du bec Auer a opacifié le fan-
tasme qui était donné dans la transparence de la lumière naturelle par
l'artifice du Grand Verre. Nous pouvons interpréter le mannequin d'Etant
donnés comme résultant du défoulement d'un contenu latent du Grand
verre, lui-même image écran : ce mannequin est alors rose, couleur chair,
La Grande rouge du Grand vert 22.
La mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923-1936), Les
témoins oculistes (1921), A regarder (l'autre côté du verre) d'un oeil, de près,
pendant presque une heure (1918), Etant donnés dans l'obscurité ; 1° La chute
d'eau, 2° Le gaz d'éclairage, dans l'obscurité... approximation démontable
(1946-1968), sont quelques exemples de titres qui, par une « approxima-
tion » rendant à la fin l'énoncé interminable, renvoyant le créateur dans
la répétition à son « obscurité », mettent en lumière ce qui des investisse-
ments et des défenses du peintre s'est rejoué, après 1912, régressivement,
dans l'éternel retour d'une fixation voyeuriste-exhibitionniste et fétichiste.
Ceci qui renoue, dans le processus régrédient, avec le mouvement que nous
observons dans l'adolescence de Marcel qui, ayant d'abord été doué en
mathématiques, a opté pour le dessin et la peinture — et en 1912 jusqu'à
sa mort il lâche la peinture pour les mathématiques. Mais ce dernier
investissement tient sa radicalité d'une régression et non de l'élaboration
d'un conflit interne ou d'une sublimation. La voie des mathématiques
21. Nous rejoignons ici Sami-Ali quand il évoque Andy Warhol : « Warhol va jusqu'à
reproduire sa propre dissolution (se teindre les cheveux... se faire remplacer par un faux Andy
Warhol...). Les tendances perverses manifestes dans les films où parfois la sexualité touche à
l'anonymat de la pornographie doivent être comprises comme des tentatives de remplissage
qui tournent court. Car le vide est toujours là. La création a beau se mécaniser, elle ne cesse
d'être un effort démesuré pour donner forme à l'informe et retrouver, au-delà de la perte, un
visage qui est soi-même et le premier objet » (Sami Ali, Le Banal, p. 72).
22. «
... le corps
d'une femme nue, d'une obscénité particulièrementfrappante, car elle est
faite de plâtre recouvert de peau de porc, eile est presque vivante : sa couleur est charnelle »
René Held, L'oeil du psychanalyste).
238 Christian Jouvenot
23. Ceci qui s'observe par rapport au jeu d'échecs et à l'ouvrage L'opposition et les cases
conjuguées sont réconciliées, dans La Boite verte, dans la série des rotatives, roto-reliefs, rota-
tives demi-sphères, Le ready-made malheureux (1919), « la causalité ironique » à l'oeuvre par
exemple dans Les stoppages étalons, la formulation d'Etant donnés.
De l'art des ruptures au fétiche dans l'univerre de Marcel Duchamp 239
invité à jouer avec son nom, ce Feldspath ne serait-il pas pour nous un
certain Duchamp de Spath, de ce pat perpétuel évidemment? Tout ceci qui
en ce prisme singulier contient déplacées les représentations du père et de la
mère, pour un roman familial, prisme polarisateur de la lumière qui, à
partir d'un rayon incident, produit par un clivage deux rayons parallèles
dits l'un ordinaire, l'autre extraordinaire.
RÉSUMÉ
MOTS CLÉS
Dr Christian JOUVENOT
20, rue de la République
25000 Besançon
Lectures
JEAN GUILLAUMIN
L'ÉCRITURE DE SOI
ET L'ÉCRITURE DE L'AUTRE EN PSYCHANALYSE :
DE LA BIOGRAPHIE DE L'AUTO-ANALYSTE
A L'AUTOBIOGRAPHIE DE L'ANALYSTE
qui leur est peut-être moins habituel que d'autres. Il s'agit de tenter (avec
l'accord amical de l'auteur, mais sous ma responsabilité) une mise en perspec-
tive quelque peu interprétative d'une suite d'écrits de D. Anzieu, dont les
derniers sont encore tout récents. Plus précisément, il me semble intéressant de
faire porter une réflexion d'ensemble sur les rapports remarquables que l'auteur
me paraît entretenir depuis longtemps à la fois avec l'écriture de la psychanalyse,
et avec la psychanalyse de l'écriture, y compris celle de l'écriture psychanalytique,
tant sous ses formes directes que sous ses formes réfléchies, écriture d'autrui
et/ou « écriture de soi », en interaction l'une avec l'autre.
C'est aujourd'hui seulement que de telles problématiques commencent à être
comprises d'un grand public. La biographie et l'autobiographie préoccupent
notre génération. L'écho provoqué par des travaux comme ceux de Ph. Lejeune
et de quelques autres l'a bien montré. Cette ouverture n'est certes pas fortuite
en un temps où le changement accéléré de la culture tend à ébranler ou même
à dissoudre, en particulier par l'avènement de nouveaux types de messages entre
les hommes et sous l'empire croissant de l'informatique et de l'automation,
les systèmes de notation symboliques et verbaux qui structuraient naguère nos
souvenirs d'enfance et la représentation que nous avions de nos racines.
L'ample mouvement actuel, au-delà de certains effets de vogue, correspond
sans doute à un besoin accru, chez les auteurs, de réduire, faute de pouvoir la
supprimer sans supprimer aussi l'écriture, la distance projective entre le scripteur
et son « objet », resserrant ainsi les liens entre l'inconnu du Moi et l'inconnu
du héros désigné du texte, support masqué des fantasmes intimes de l'écrivain
comme de ceux qu'il éveille, par l'illusion identifiante, chez son lecteur. Il s'agit
en somme de se rapprocher de son autre, afin de mieux contrôler la place
enviée et inquiétante — levier de la séduisante étrangeté de l'art — du tiers
absent qui organise en secret, dans la création littéraire, l'espace des mots par le
jeu des doubles de l'auteur. Se prendre soi-même pour objet de son discours,
adressé à un témoin implicitement ou explicitement cité, et dire la vie d'un
autre, personnage bien réel mais auquel on s'assimile empathiquement par la
fiction du verbe, sont alors deux degrés significatifs de la modification position-
nelle de l'énonciateur en quête d'un rapproché.
La psychanalyse, quant à elle, participe depuis le commencement de cette
question, capitale et maintenant actuelle, des écrans identitaires et des doubles
du Moi dans l'ordre du langage. Mais elle-même n'en prend pleinement conscience
qu'aujourd'hui1, à l'aide peut-être du miroir obscur de la littérature. Elle s'est
empiriquement trouvée dès sa naissance, chez Freud, et sans s'être au départ
proposé de finalités esthétiques, immergée dans un réseau de spécularités et de
déplacements complexes incluant de multiples polarités et des modalités très
diverses de la parole et de l'écriture, tant de soi ou sur soi, que d'autrui ou
sur autrui. Cette position demeure la sienne dans son essence. Et tout ce qui
fut vrai de Freud inventant par tâtonnements la démarche nouvelle, pratique
et théorique, est vrai aussi de nos jours pour les analystes qui continuent sur ses
traces. Vrai et indépassable : la psychanalyse est histoire de vie, bio- et/ou
auto-bio-graphie, toujours en mal d'écritures, d'inscriptions du même au moyen de
l'autre et de l'autre au moyen du même. Freud, déjà, le savait... et l'écrivait à
Fliess au temps de l'àuto-analyse originelle. Mais on l'a longtemps méconnu,
peut-être au nom d'une pseudo-scientificité de la connaissance de l'homme par
l'homme.
Or il me semble que c'est précisément à ce point, si important mais si
difficile à mettre en pensée, que se sont d'emblée attachés, en précurseurs, les
travaux de Didier Anzieu, pour ne plus le lâcher ensuite, et élaborer inlassa-
blement l'intuition de fond qui est à la source des livres dont j'envisage ici la
perspective d'ensemble.
Au début des années cinquante, en 1953 précisément, D. Anzieu se saisit
du problème de l'auto-analyse. Il centre alors son étude, sans l'y limiter, sur
l'expérience personnelle de Freud à ce sujet, telle qu'on peut à l'époque la
reconstituer, surtout à travers E. Jones et les lettres et brouillons de La naissance
de la psychanalyse (1950), traduit en français en 1956. Il examine les conditions
historiques et personnelles qui rendent non renouvelable désormais, chez une
K. Horney (dont il préface la traduction en 1952) ou chez d'autres, l'exploit
originel mené au prix, ou plutôt au moyen de la projection narcissique transfé-
rentielle sur W. Fliess d'une configuration imagoïque singulière, où abondent
les effets de double, dans le jeu de l'idéalisation des objets de l'enfance. Ce
premier ouvrage, qui constitue la thèse universitaire principale de l'auteur
en 1959, installe la pensée d'Anzieu au coeur des interactions représentatives
elles-mêmes, inconscientes et conscientes, du matériel des patients de Freud avec
son propre matériel mémoriel, infantile, onirique, comportemental, et avec celui
qu'il donne à lire dans ses productions écrites publiques et privées. Il s'agit
bien de la biographie d'un incessant et protéiforme autobiographe, qui pense en
secret, ou même à son insu, et qui écrit l'histoire de ses patients en lien avec
la sienne propre, par articles, ouvrages et lettres à Fliess interposés, tout en
inscrivant page à page dans l'Histoire de son temps le premier devenir de la
psychanalyse — à laquelle il s'identifiera — et les éléments de sa théorie, grand
livre et journal de bord de la discipline nouvelle.
Dans le même moment, D. Anzieu engage et poursuit parallèlement de
premières recherches sur le psychodrame, puis, peu après, sur les groupes réels
et les groupes analytiquement conduits (Etude psychanalytique des groupes
réels— 1965 —, in Temps Modernes, 1966). Son intuition « biographique », sans
doute, lui fait découvrir là un autre étayage d'appoint pour reconstruire Freud.
Etayage apparemment fort éloigné du support érudit auquel le confronte l'examen
des documents de l'auto-analyse du fondateur, mais qui, en fait, est dans un
rapport de complémentarité avec lui. Participer tout en la contrôlant, à l'histoire
d'un groupe, pour d'ailleurs l'écrire ensuite (que de récits transféro-contre-
transférentiels d'histoires de groupe bientôt!), vivre un néo-roman familial,
homologue peut-être du véritable roman, en milieu familial et amical assez
peu aseptique, de la psychanalyse des origines, n'est-ce pas expérimenter à cadre
ouvert, pour ainsi dire, dans la réalité matérielle elle-même, le modèle d'un
travail de pensée à multiples miroirs, dont l'intimité de l'analyse individuelle
ne donne que le condensé psychique dans la névrose de transfert? Et formuler
244 Jean Guillaumin
les " règles » de la « psychanalyse des groupes » n'est-ce pas d'une certaine
façon refaire à la fois concrètement et métaphoriquementla découverte de Freud?
Le second des ouvrages d'Anzieu que j'ai retenu est, comme on sait, un
monument scientifique, dont je ne reprendrai pas, bien entendu, le rigoureux
parcours dans ces pages. Je dirai seulement ici qu'au motif apparent de réviser
et de restreindre, pour l'approfondir, quinze ans après le sujet du livre de 1959
l'
sur Auto-analyse, les deux gros volumes de L'auto-analyse de Freud et la
découverte de la psychanalyse (1975) réalisent, au vrai, une tout autre approche
de la bio-auto-biographiefreudienne des années 1895-1902.
Bien entendu, la recherche a été, là, poussée bien plus loin sur les témoi-
gnages et les recoupements de tous ordres qu'appelle la reconstitution précise des
années cruciales du « jeune Freud ». Mais on ne peut qu'être frappé
— comme
je l'ai d'ailleurs noté dans mon compte rendu de 1977 — de la prévalence accordée
par D. Anzieu, une fois les faits établis au mieux, à l'interprétation personnelle
du jeu de renvoi entre les rêves, actes manqués, lapsus de toute provenance
dont use Freud (les siens propres jouant dans l'affaire un rôle organisateur essen-
tiel). D. Anzieu se livre à un travail littéralement prodigieux de repérage et de pis-
tage, différenciant de multiples niveaux symboliques, que Freud lui-même est
probablement très loin d'avoir soupçonnés... L'agilité avec laquelle il explore
de manière souvent nouvelle, mais jamais arbitraire et toujours convaincante,
certains rêves, donne le sentiment qu'il s'est en quelque sorte glissé empathi-
quement dans la peau même de Freud... C'est maintenant presque en son nom
qu'il refait, plus complètement, plus lucidement, l'auto-analyse fameuse, mon-
trant comment s'y articulent les inventions successives des concepts de la théorie
et les opérateurs de la pratique analytique. Mais tout cela dans le respect, le
scrupule de la lettre des textes dont nous avons hérité, n'avançant rien sans
preuves ni débat. Chez lui, le « retour à Freud » se fait sans prétendre à
s'égaler au découvreur, sans coup d'éclat ni effet de séduction idéalisante, avec,
pour contrepoids à la liberté du jugement, une intense attention au réel.
La justesse de ton, la profondeur, la rigueur de l'ouvrage de 1975 portent
par suite à un sommet le succès de la passion biographique pour l'auto-biographie
et ses miroirs qui semble soutenir D. Anzieu depuis déjà plus de quinze ans.
Quels sont donc les ressorts de ce puissant intérêt, si net déjà entre 1950 et 1960,
qui s'affirme et s'assure encore ici, continuant d'ailleurs de se doubler des
recherches sur les groupes? D. Anzieu nous a confié dans un livre récent, que
j'évoquerai plus loin, quelque chose des motifs personnels qui ont pu le pousser.
Il s'agit surtout, semble-t-il, de sa très difficile, de son impossible relation
analytique première avec J. Lacan, qui l'avait, en 1949, accepté en analyse
dans des conditions d'équivoque qu'on ne peut que tenir pour intraitables. Ce
malheur même, suivi d'une rupture inévitable et liée dans l'après-coup à la
place de Lacan dans les conflits « familiaux » de l'institution psychanalytique
en France (conflits qui se développeront largement entre 1952 et 1962) ne pouvait
sans doute que contribuer à tourner D. Anzieu vers le questionnement des effets
aliénants des doubles transférentiels mal ajustés, des malfaçons de cadre, dans
l'expérience analytique, et des moyens d'en dégager, pour la construire, sa propre
histoire. C'est-à-dire vers une problématique très voisine de celle même dont
Freud a dû extraire son auto-analyse et l'invention de l'analyse, en raison du
permanent défaut de cadre dont souffrait par nature son rapport avec Fliess.
L'écriture de soi et l'écriture de l'autre en psychanalyse 245
Voici, cependant, que vers le temps où D. Anzieu exploite les effets de son
retour de passion intellectuelle pour l'autobiographie de Freud, un nouvel inves-
tissement latéral ou parallèle surgit, s'ajoutant à celui de la psychanalyse des
groupes. Il me faut en dire aussi quelques mots avant d'en venir aux deux
derniers ouvrages de ma liste.
D. Anzieu a avoué, il y a peu, qu'il aurait aimé devenir un homme de
lettres, et qu'il tenait pour un de ses grands regrets de n'avoir pu y parvenir,
au sens du moins où il l'entendait (1986). En fait, il s'est donné le droit d'écrire
et de publier au moins une fois dans le domaine de la fiction : en signant
en 1975 des Contes à rebours (Paris, Christian Bourgois) fort spirituels, encore
qu'on y trouve des morceaux d'humour assez cruels. Ces contes, produit d'un
temps de liberté laissée par les activités analytiques et universitaires, ont pour
objet... le milieu et la pratique des psychanalystes! Il ne s'y agit de rien moins,
au fond, que d'une parodie de récits biographiques, voire auto-biographiques,
distribués ponctuellement en épisodes ou courtes nouvelles : (auto)-biographie
fictive en morceaux. Dans la ligne des hypothèses de lecture que je développe
ici, il est permis de supposer que les Contes sont la contre-face imaginaire, et la
soupape de sûreté de l'identification intellectuelle et émotionnelle quelque peu
envahissante qu'a exigée, malgré toutes précautions prises — et qu'a autorisée
—
le double et intense travail à valeur à la fois scientifique et auto-élaborative,
mené entre le premier traitement du choc intellectuel des années cinquante et
l'après-coup de 1975 face à l'auto-analyse de Freud. Le rire, y compris celui de
l'humour — qui défie le Surmoi et l'Idéal du Moi, nous a dit Freud en 1927 —,
est ordonné à la décharge de l'appareil psychique, d'abord induit en illusion
avant d'être détrompé par l'énoncé comique. Les déplacements et les anamor-
phoses des énoncés comiques drainent et cherchent à expulser dans l'humour
le surcroît d'humeur, les inévitables excès de charges pulsionnelles et les ambi-
valences résultant des contraintes et de la passion sublimatoires. Par le
choix d'une distance d'écriture, d'une position du Moi par rapport à ses doubles
qui décolle, pour ainsi dire l'auteur de ce que j'ai appelé ailleurs (1980) la
« peau du Centaure » ils augmentent la liberté nécessaire pour aller plus loin, et
inventer d'autres voies. Une « peau » pare-excitation, déjà, pour les pensées
secrètes, une doublure pour le pèlerinage psychanalytique continué? Peau d'autant
plus appropriée, et appropriable que Freud lui aussi a usé du comique, qu'il
aimait, pour réguler ses puissants investissements cognitifs et ses identifications
de travail.
Il n'est pas étonnant dès lors que l'idée même du « Moi-Peau », source
d'une théorisation nouvelle et pénétrante des couches les plus archaïques du Moi,
de leurs effets tardifs et de leurs manifestations pathologiques cliniques, appa-
raisse précisément en cet endroit. Certes, il y a le « hasard » des occasions, des
lectures, des demandes d'articles ou de conférences, hasards que D. Anzieu
nous a rapportés (1985; 1986). Mais l'idée naît tandis qu'il travaille à L'auto-
analyse seconde manière. Elle va prendre en charge progressivement et faire
finalement converger deux courants de pensée issus (par une sorte de logique
dont les remarques précédentes sur les Contes à rebours annoncent déjà quelque
chose) de parcours et d'intérêts qui sembleraient d'abord, eux aussi, orientés
vers des pôles opposés.
Un article de 1974, paru dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse, inaugure
246 Jean Guillaumin
la notion, qui est aussitôt mise en lien avec des données issues de l'éthologie,
de l'anatomie, de la physiologie, de l'observation psychanalytique des enfants
et de celle des groupes, ainsi que de l'analyse individuelle des adultes. Par
paliers successifs, le nouveau concept s'enrichira, s'argumentera, pour s'épanouir
dans le bel ouvrage de 1985 (Dunod). Il s'agit pour l'essentiel de l'hypothèse que
les multiples « fonctions » physiologiques de la peau étayent toutes, de façon fine
et complexe — dans un sens que Freud avait seulement globalement entrevu, mais
qui s'accorde à la définition de son concept d'étayage et qui concorde chez lui
avec maintes remarques dispersées — le développement du psychisme. Chacune de
ces fonctions (D. Anzieu en repère jusqu'à neuf) joue un rôle spécifique et néces-
saire, dans la malfaçon ou les faillites dont proviennent les troubles que l'analyse
rencontre chez les patients, singulièrement chez les plus malheureux et, souvent, les
moins accessibles au travail interprétatif classique. Les nombreuses et denses
observations de cas contenues dans le livre de 1985 (21 au total) illustrent
avec force et élégance, dans le style sûr et direct de D. Anzieu, ces hypothèses. Nous
sommes ici, en quelque sorte, au plus profond du Moi, aux confins de la psyché et
du corps où, selon Freud, prennent origine les charges pulsionnelles. Le paradoxe
que D. Anzieu démontre chemin faisant, c'est que l'intimité et les profondeurs du
Moi, sont, comme Freud l'avait encore annoncé sans peut-être en voir toutes les
correspondances psychophysiologiques et anatomiques (1932), attachées à ses
surfaces, à ses enveloppes : butées régulatrices internes, conteneurs (au sens
de W. R. Bion), protections, barrières de filtrage et lieux de projections du
noyau primitif (Freud, 1895) à partir duquel ce Moi se constitue et se développe.
Je serais disposé à estimer que l'intention qui porte, à ce moment du déve-
loppement de ses idées, D. Anzieu à plonger à la rencontre, et vers le contrôle
cognitif et interprétatif de cet archéo-ego-enveloppe, nommée en termes d'un
concept-limite entre le corps et la psyché, représente la continuation stricte,
sur le mode scientifique, du travail de dissociation, de décollement des strates
de ce que j'appellerai volontiers la « peau » de Freud. Peau dans laquelle le
chercheur a dû se glisser par sa pensée et par sa sensibilité pour mener l'explo-
ration de l'auto-analyse du fondateur. Il y aurait alors, en ce sens, une parenté,
cachée par la subversion humoristique, entre la fantaisie des Contes à rebours,
et la veine heuristique du Moi-Peau. Il s'agit, me semble-t-il, dans les deux cas du
traitement de la partie intérieure la plus adhésive, ambigument passive et dou-
loureuse, de l'identification profonde de l'auteur dans l'approche cognitive des
démarches du Parent premier. L'humour l'expulsait dans le jeu des processus
primaires, par mesure de sécurité d'urgence et pour le plaisir du Moi social
conscient. Les travaux sur le Moi-Peau en font la dissection méthodique (on
dissèque les enveloppes d'un Centaure, d'une chimère d'un hybride identificatoire)2
pour en conserver à l'abri des contaminations subjectives et en utiliser techni-
quement les éléments déterminants. Les recherches sur le Moi-Peau, d'ailleurs
2. La violence sublimée exigée pour une tâche aussi méticuleuse est exprimée dans le choix
par D. Anzieu de l'illustration de la couverture du Moi-Peau : une reproductiond'une toile de
Gérard David, Le supplice du juge Sisammès(1498), écorché vif (comme le satyre Marsyas dont
le nom a été donné à un de ses cas par D. Anzieu, et comme le centaure Nessos). Image très
proche des tableaux de dissection médicale, ou des « leçons d'anatomie », telle que celle si célèbre
de Rembrandt. Rappelons ici qu'un rêve bien connu de Freud (étudié par Anzieu) avait pour
thème la dissection du propre bassin du rêveur.
L'écriture de soi et l'écriture de l'autre en psychanalyse 247
JEAN BEGOIN
Notre collègue, Jacques Mynard, membre de notre Société depuis 1965, est
né à Paris le 2 août 1924, d'une vieille famille française de militaires et d'avocats,
originaire du Bourbonnais. L'un de ses ancêtres, Jean-Baptiste Mynard, était
au XVIIIe siècle, avocat et avait assisté l'avocat Desèze chargé de la défense du roi
Louis XVI pendant son procès. Le père de Jacques Mynard était officier, membre
du premier réseau de Résistance créé pendant l'occupation et il associa son fils,
adolescent, en tant que courrier, à ses activités de résistant.
Le jeune homme avait eu, semble-t-il, une enfance assez libre, entre son
père, militaire de carrière mais d'esprit pas du tout militariste, et sa mère, une de
ces femmes dont on dit qu'elles ont une forte personnalité. C'est ainsi qu'il avait
appris de très bonne heure à monter à cheval et à tirer et qu'il devint par la suite
un sportifaccompli, pilote d'avion, excellent skieur, 2e dan de judo et ceinture noire
de karaté. Il choisit de faire des études de médecine en raison, par ailleurs, d'un
puissant besoin d'aider son prochain, idéal qui resta l'une des constantes de
sa personnalité et de sa vie. Interne des hôpitaux de Paris, il fit, à l'hôpital
Foch, une spécialisation d'ORL et d'ophtalmologie, et s'installa en 1953, avec
cette double spécialité, à Gien. En même temps que chirurgien opérant à l'hôpital,
il travaillait aussi à son propre cabinet, devenu plus tard une clinique d'ORL.
Il connut une remarquable réussite professionnelle; très apprécié et réputé dans
toute sa région, il possédait une grande habileté opératoire.
Mais cet homme actif, courageux et entreprenant, à l'intelligence rapide et
incisive, avait aussi des côtés très sensibles. Il avait fait un baccalauréat de
philosophie et gardé une grande curiosité pour tout ce qui touche à la vie
psychique et aux recherches spirituelles. Au cours d'une riche existence, il fré-
quenta Lanza del Vasto et Krishnamurti. Ces tendances l'amenèrent à l'analyse
et, depuis Gien, il entreprit et poursuivit de 1957 à 1960 une première analyse
auprès de Mme Laurent-Lucas Championnière, analyse qui marqua le début
d'un attachement fervent et passionné pour la psychanalyse qui ne devait plus
jamais se démentir.
La première conséquence de cette passion fut son changement complet
d'orientation. Il n'hésita pas à renoncer à la très belle carrière qu'il avait com-
mencée à Gien pour venir s'intaller en 1960 à Paris, bientôt dans l'île Saint-
Louis dont il était tombé amoureux et qu'il ne quitta plus jamais. Après son
analyse, il choisit S. Nacht comme superviseur et s'attacha beaucoup à lui, à son
enseignement, faisant en outre avec lui une tranche d'analyse en 1967 et 1968.
Les premières publications de Jacques Mynard, sur la relation médecin-
Rev. franç. Psychanal., 1/1988
252 Jean Bégoin
Paul C. RACAMIER.
Ce numéro a été préparé par Ilse Barande, Anne Clancier et Gilbert Diatkine.
Il clôt l'exercice des Comités de Direction et de Rédaction des années 1984, 1985,
1986, 1987.
Avant toute autre initiative, un argument fut envoyé en janvier 1987 à tous les
membres de la SPP, appel d'offres de participation destinées au Comité de lecture.
Nous l'insérons ici :
« Lorsque les analystes se passionnent pour des « faits » d'ordre biographique,
ils cessent de traiter comme souvenirs-écrans les grands événements historiques
traversés par les analysants ou leur famille, les coïncidences d'état civil, les déca-
lages culturels.
S'il est des seuils à l'instar de ce qui se passe en biologie, le « terrain »,
la singularité de chacun ne doivent-ils pas nous prémunir contre la tentation
d'exploiter des éléments comme butée à l'analyse, explication en dernière instance,
arguments d'une « psychanalyse transgénérationnelle »?
Il y a trente ans, Nathalie Sarraute publiait L'ère du soupçon.
Il y a quinze ans, la psychanalyse semblait avoir porté un coup fatal à la
littérature du portrait psychologique et de l'introspection : « Les aveux du
mémorialiste le plus provocant sont puérils en face des monstres qu'apporte
l'exploration psychanalytique, même à ceux qui en contestent les conclusions.
De la chasse aux secrets la névrose ramène davantage, et avec plus d'accent.
La « Confession » de Stravoguine nous surprend moins que « l'Homme aux
rats » de Freud et ne vaut plus que par le génie » (Malraux, Antimémoires).
Pourtant la biographie jadis hagiographique s'amplifie en autobiographies et
on constate un phénomène qui va croissant de biographies historiques où les
auteurs « ont vite fait de refiler en contrebande leur propre vie sous prétexte
d'en raconter d'autres » note Poirot-Delpech. Peut-être est-ce leur biais pour
récapituler ce que ni eux ni nos analysants n'envisagent du vieillissement
méconnu, de l'enfance effacée de leurs ascendants directs.
Des données biographiques peuvent surgir postérieurement au terme et à la
publication d'une analyse. Pour Freud lui-même les nombreuses biographies
et les documents intimes le concernant améliorent-ils notre appréhension de la
théorie psychanalytique?Quel est l'apport des correspondances, écrits personnels,
journaux cliniques des successeurs passés ou contemporains?
L'analyste réédite-t-il sa propre biographie au long des cures et davantage
s'agissant d'enfants et d'adolescents?
Des hommes de plume nous apporteront-ils le témoignage de ce qu'ils pensent
devoir à la psychanalyse comme théorie ou expérience personnelle? »
DES BIOGRAPHIES
Imprimerie
des Presses Univenitaireede France
Vendôme(France)
IMPRIMÉ EN FRANCE
22072337/8/1988