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Revue française de

psychanalyse (Paris)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud


Socié t é psychanalytique de Paris. Aut eur du t ext e. Revue
française de psychanalyse (Paris). 1983 / 09-1983 / 10.

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REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
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rapports du Congrès des Psychanalystes de langue française :
France : 400 F — Etranger : 504 F

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Cliché couverture :
Sphinx ailé
(VIe s. av. J.-C.)
Metropolitan Museum
of Art
Sigmund FREUD, Dr Ferenczi Sandor (pour son 50e anniversaire),
trad. de l'allemand, par Ilse Barande 1099
Sigmund FREUD, Sandor Ferenczi (nécrologie), trad. de l'alle-
mand par Ilse Barande 1103
Raymond CAHN, Le procès du cadre ou la passion de Ferencz. 1107
Jean-Luc DONNET, L'enjeu de l'interprétation 1135
Jacques CAÏN, Le pont de Don Juan (L'Entre et le Présent chez
Ferenczi) 1151
Jacqueline MILLER, Ferenczi, « enfant terrible de la psychana-
lyse » : un aspect du transfert négatif 1165
Johannes CREMERIUS, « Die Sprache der Zärtlichkeit und der
Leidenschaft » (« Le langage de la tendresse et de la passion ».
Réflexions au sujet de la conférence faite par Sandor Ferenczi
à Wiesbaden en 1932), compte rendu par Rénate STAEWEN-
HASS 1177
Ilse BARANDE, Correspondance Sandor-Ferenczi-Georg Groddeck,
1921-1933, Payot, 1982 1183
Claude GIRARD, Présence de Sandor Ferenczi. Eléments biblio-
graphiques (1899-1983) 1185

LES LIVRES
Les masochismes, Cahiers du Centre de Psychologie et de Psy-
chothérapie, par Madeleine VERMOREL 1197
Libre lecture : Onanisme romantique. En relisant Voyage au bout
de la nuit de L.-F. Céline, La Nausée de J.-P. Sartre, et...
en découvrant L'apprenti de Raymond Guérin, par Jean
GILLIBERT 1205
La dialectique freudienne : I. Pratique de la méthode psychana-
lytique, de Claude LE GUEN, par Jean GILLIBERT 1213
RFP — 36
1098 Revue française de psychanalyse

Freud lecteur de la Bible, de Théo PFRIMMER, Freud et le Diable,


de Luisa de URTUBEY, par Marie-Lise Roux 1221
Enfants tristes, de J.-C. ARFOUILLOUX, par Gilbert DIATKINE
... 1225
L'homme enceint, de Roberto ZAPPERI, par François SACCO 1227

REVUE DES REVUES


International Journal of Psychoanalysis, vol. 63, 1982, par
Gilbert DIATKINE
.. 1231
ACTUALITÉS

Jean GILLIBERT, La femme comme « Muse » ou l'amour de


transfert impossible. A propos du film de Carl Th. Dreyer
Gertrud 1237
Dans l'amour de transfert. A propos du film soviétique Vassa
de Gleb Panfilov avec Inna Tchounika 1240

Note de la rédaction

La Revue française de Psychanalyse avait envi-


sagé de publier dans ce numéro la traduction, que nous
avions demandée à Marianne Strauss, de six lettres
échangées entre Freud et Ferenczi en 1924 à propos
de l'interdépendance de la théorie et de la pratique
psyclianalytiques. Ces lettres ont paru dans le livre
de Jemma Jappe et Cari Nedelmann, Zur Psycho-
analyse der Objektbeziehungen, que l'éditeur Fro-
mann-Holzboog nous avait aimablement adressé. Mal-
gré l'autorisation de l'éditeur, nous n'avons pu, du fait
des ayants droit, publier la traduction de ces lettres.
Elle figure à la Bibliothèque de l'Institut de Psycha-
nalyse parmi les documents à usage interne. ( Judith
Dupont et Suzanna Aschasch ont traduit et publié ces
mêmes lettres dans Le Coq-Héron, n° 88,1983).
SIGMUND FREUD

Dr FERENCZI SANBOR*
(pour son 50e anniversaire)

Peu d'années après sa parution (1900), la Traumdeutung parvint


entre les mains d'un jeune médecin de Budapest. Déjà neurologue,
psychiatre et expert, il envisageait pourtant avec ardeur de nouvelles
acquisitions dans son domaine. Il ne poursuivit pas sa lecture. Par
ennui, par répulsion, nous l'ignorons, il rejeta le livre. Peu de temps
après, la réputation de nouvelles possibilités de travail et d'investiga-
tion le conduisit à Zurich, puis à Vienne, pour s'entretenir avec l'auteur
du livre jadis dédaigneusement écarté. Cette première visite fut le
début d'une longue amitié, amitié intime et jusqu'à ce jour inaltérée,
dont témoigne notre voyage en Amérique en 1909 pour les conférences
à la Clark University de Worcester (Mass.).
Ce furent là les débuts de Ferenczi ; depuis il est devenu un maître
et propagateur de la psychanalyse qui en cette année 1923 accomplit
simultanément sa 50e année et la première décennie de sa conduite du
groupe local de Budapest.
A plusieurs reprises Ferenczi a également marqué le destin exté-
rieur de la psychanalyse. Nous connaissons son intervention au
IIe Congrès des Analystes à Nuremberg en 1910 lorsqu'il prôna et
obtint la création d'une association psychanalytique internationale
comme mesure défensive à rencontre de son bannissement par la
médecine officielle. Il en fut élu président au Ve Congrès analytique à
Budapest en septembre 1918. Il choisit Anton v. Freund comme secré-
taire et l'énergie conjointe des deux hommes et les donations généreuses
de Freund auraient certainement fait de Budapest la capitale psychana-
lytique de l'Europe si les catastrophes politiques et les destins per-
sonnels n'avaient pas impitoyablement détruit ces belles espérances.
Freund, malade, mourut en janvier 1920. Arguant de l'isolement du

* GW, XIII, pp. 443-445 ; SE, XIX, pp. 265-269. Trad. de l'allemand par Ilse Barande.
Rev. franc. Psychanal., 5/1983
11OO Sigmund Freud

monde de la Hongrie, Ferenczi s'était démis de sa position pour trans-


mettre la présidence de l'Association internationale à Ernest Jones, à
Londres. Du temps de la République soviétique en Hongrie, Ferenczi
fut chargé d'une fonction de professeur d'université et les auditeurs
vinrent en foule pour l'entendre. Le groupe local qu'il fonda en 19131
survécut quant à lui à toutes les tempêtes, sous sa conduite il devint
le lieu d'un travail intense et fécond et brilla par la sommation de
dons comme il ne s'en rencontra nulle part ailleurs. Ferenczi, enfant
médian d'une grande fratrie, avait eu à lutter avec un complexe fra-
ternel marqué ; grâce à la psychanalyse il devint un frère aîné irrépro-
chable, un éducateur bienveillant et il suscita de jeunes talents.
Les écrits analytiques de Ferenczi sont bien connus et appréciés.
Les Conférences populaires de psychanalyse n'ont paru qu'en 1922, en
volume XIII de la International en Psychoanalytischen Bibliothek. Ces
conférences claires, d'une forme achevée par moments captivante, sont
bien la meilleure « Introduction à la psychanalyse » pour celui qui en
est éloigné. Un ensemble des travaux proprement médicaux, dont cer-
tains furent traduits en anglais par E. Jones (Contributions to Psycho-
Analysis, 1916), nous fait encore défaut. Notre édition y pourvoira dès
que la défaveur des temps actuels l'autorisera. Les livres et brochures
parus en hongrois ont connu de nombreuses éditions et ont familiarisé
les cercles cultivés de Hongrie avec la psychanalyse.
La contribution scientifique de Ferenczi est impressionnante par
son caractère multilatéral. Ainsi les découvertes casuistiques heureuses,
les communications cliniques incisives (Le petit homme coq, Les for-
mations symptomatiques transitoires durant la cure, Communications
concernant la pratique analytique) alternent avec des études critiques de
qualité telles les critiques des « Wandlungen & Symbole der Libido » de
Jung et des considérations de Regis et Hesnard sur la psychanalyse. Il
écrivit des polémiques excellentes à l'égard de Bleuler concernant la
question de l'alcool et à l'égard de Putnam concernant les relations de
la psychanalyse avec la philosophie — travaux mesurés et dignes tout
autant que décisifs. De plus, les écrits qui priment pour faire son
renom lorsque l'originalité, la richesse de pensée et la disponibilité imagi-
native bien orientée et scientifique de Ferenczi trouvent leur expression
la plus heureuse. Ainsi il a développé des aspects importants de la théorie
psychanalytique et proposé la connaissance d'articulations fondamen-

1. L'Assemblée générale constituante se tint le 19 mai 1913 sous la direction de Ferenczi,


avec le Dr Rado, secrétaire, et les membres Hollos, Ignotus et Levy.
Dr Ferenczi Sandor IIOI
taies dans la vie psychique (Introjection et transfert, La théorie de
l'hypnose, Les étapes du développement du sens de la réalité. Les tra-
vaux sur la symbolique, parmi d'autres). Enfin les travaux de ces der-
nières dix années (Névrose de guerre, Hystérie et pathonévroses,
Contribution à la psychanalyse de la paralysie générale (avec Hollos)),
travaux où l'intérêt médical pousse à parcourir le chemin du tableau
psychologique au conditionnement somatique et aux fondements d'une
thérapie « active ».
Pour incomplète que soit cette énumération, ses amis savent que
Ferenczi a en réserve davantage qu'il n'a décidé de nous communiquer.
Pour son cinquantième anniversaire, ils s'unissent dans le voeu que
l'humeur, la force et le loisir lui permettront de muer ses projets scien-
tifiques en nouveaux accomplissements.
SIGMUND FREUD

SANDOR FERENCZI*
(Nécrologie)

Nous connaissons d'expérience la gratuité des souhaits, c'est pour-


quoi nous distribuons généreusement les souhaits les meilleurs et les
plus chaleureux où celui d'une longue vie vient en tête. Le double sens
de ce voeu est révélé par une anecdote orientale très connue. Le sultan
a fait appel à deux sages pour établir son horoscope. Je loue ton bonheur,
ô Maître, dit l'un, il est écrit dans les étoiles que tu verras mourir tous
les tiens. Ce voyant est exécuté. Je loue ton bonheur, dit aussi l'autre
voyant, car je lis dans les étoiles que tu survivras à tous les tiens. Celui-là
est largement récompensé ; tous deux avaient exprimé le même accom-
plissement de voeu.
En janvier 1926 j'ai dû écrire la nécrologie de notre inoubliable ami
Karl Abraham. Peu d'années auparavant, en 1923, je saluai le cinquan-
tenaire de Sandor Ferenczi. Aujourd'hui, à peine dix ans après, il m'est
douloureux de lui survivre à lui aussi. Lors de ma rédaction pour son
anniversaire, j'ai pu célébrer publiquement la variété de ses intérêts,
son originalité et la richesse de ses dons ; la discrétion qui sied à l'ami
m'interdisait de louer sa personnalité aimable, bienveillante, ouverte
à tout ce qui compte.
Que n'avons-nous partagé lui et moi depuis que son intérêt pour la
jeune psychanalyse l'eut conduit jusqu'à moi. Je l'invitai à m'accompa-
gner lorsque je fus appelé à Worcester (Mass.) pour y faire les confé-
rences d'une semaine de jubilé. Le matin avant que sonnât l'heure de
ma conférence, nous nous promenions ensemble devant le bâtiment
universitaire et je le sollicitais de me suggérer mon propos, il se livrait
alors à une esquisse que je développais en improvisant une demi-heure
plus tard. C'est ainsi qu'il participa à l'élaboration des Cinq Conférences.

* GWXVI,pp. 267-269 ; The International J. of Psycho-Anal.,1933, vol. XIV, n° 3, pp. 297-


299. Trad. de l'allemand par Ilse Barande.
Rev. franc. Psychanal., 5/1983
1104 Sigmund Freud

Peu après, au Congrès de Nuremberg de 1910, je l'engageai à proposer


l'organisation des analystes en une association internationale confor-
mément à notre projet commun. Elle fut acceptée à quelques détails
près et demeure toujours valide. Les vacances d'automne de plusieurs
années successives nous ont réunis en Italie et bien des textes entrés
dans la littérature sous son nom ou sous le mien ont pris une première
forme au cours de ces échanges. La guerre mondiale marqua la fin de
notre liberté de mouvements, la paralysie de notre activité analytique.
Il utilisa ce temps pour commencer son analyse auprès de moi, analyse
interrompue par son rappel dans les forces armées mais reprise par la
suite. Le sentiment d'une appartenance réciproque assurée, développé
au cours de ces années d'expérience commune, ne fut pas troublé lors-
qu'il se lia, hélas bien tardivement, à l'excellente femme aujourd'hui
veuve qui porte son deuil.
Lorsque, il y a dix ans, la Internationale Zeitschrift consacra un
numéro spécial à Ferenczi pour son 50e anniversaire, la plupart des
travaux qui font de tous les analystes ses élèves avaient déjà été publiés.
Mais il gardait encore son oeuvre la plus lumineuse et la plus féconde.
Je la connaissais et dans la phrase terminale de ma contribution je
l'encourageai à nous l'offrir. En 1924 l'Essai d'une théorie de la génitalité1
fut édité. Ce petit volume est davantage une étude biologique que psy-
chanalytique, une application sans doute la plus audacieuse qui fût
jamais tentée, des points de vue et des élucidations issus de la psychana-
lyse, à la biologie des processus sexuels, à la vie organique en général.
L'idée-guide est celle de la nature conservatrice des pulsions qui veut
restaurer l'état antérieur, abandonné du fait d'une perturbation externe.
Les symboles sont reconnus comme témoins d'anciennes causalités ;
des exemples impressionnants illustrent ce en quoi les particularités
du psychique conservent les traces des modifications ancestrales de la
substance corporelle. Lire cet écrit c'est appréhender bien des étran-
getés de la vie sexuelle dont il ne nous avait jamais été donné de voir
la cohérence. C'est s'enrichir de perspectives insoupçonnées et promet-
teuses concernant le vaste domaine de la biologie. Il serait actuellement
vain de différencier la connaissance vraisemblable de l'anticipation, sur
le mode de l'imagination scientifique divinatrice. Je ne suis pas seul à
poser le volume avec le sentiment que sa densité exigera une relecture.
Sans doute cette « Bioanalyse » annoncée par Ferenczi verra-t-elle le
jour et 1' « Essai d'une théorie de la génitalité » est bien son précurseur.

I. Titre français : Thalassa,psychanalyse des origines de la vie sexuelle. (N.d.T).


Sandor Ferenczi 1105

Après cette performance hors série, l'ami peu à peu nous échappa.
Au retour d'une saison de travail en Amérique, il sembla se retirer dans
une activité solitaire, lui qui avait pris tant de part à tout ce qui animait
les cercles analytiques. Tout son intérêt était absorbé par un problème
unique. L'aspiration à guérir et aider était devenue sa préoccupation
prévalente. Vraisemblablement les buts qu'il se fixa ne sont pas acces-
sibles à nos moyens thérapeutiques actuels. De ses sources affectives
non taries coulait la certitude que l'on pouvait bien davantage auprès
des patients en leur donnant suffisamment de cet amour dont, enfants,
ils eurent la nostalgie. Il s'agissait pour lui de découvrir comment il y
parviendrait dans le cadre de la situation analytique et tant qu'il pour-
suivit un tel résultat il se tint à l'écart — incertain de faire l'unanimité
parmi ses amis. Quel qu'ait pu être le sort réservé à cette voie, il ne
put pas la parcourir jusqu'à son terme. Peu à peu les signes d'un pro-
cessus de destruction organique se manifestèrent. Sans doute il minait
sa vie depuis déjà plusieurs années. Il succomba à une anémie perni-
cieuse peu avant l'achèvement de sa 60e année. L'histoire de notre
science ne saurait l'oublier.
RAYMOND CAHN

LE PROCÈS DU CADRE
OU LA PASSION DE FERENCZI

Pulsion de mort ? Seulement mort


«
(damage) de l'individu. »
S. FERENCZI (10-6-32).

Freud n'aura sans doute jamais oublié le traumatisme de l'effondre-


ment de sa neurotica, que seuls son auto-analyse et le coup de génie
renversant la réalité traumatique en réalité psychique auront sauvé du
désastre. Même alors, jusqu'à la fin, et quelle qu'en sera la dialectique
et ses oscillations, il n'aura pu échapper à la « question du dehors et du
dedans »1 pour traquer le traumatisme fondateur d'avant-coup en
avant-coup, toujours plus arrière, dans la phylogenèse, voire dans le
surgissement de la vie. Le cadre et la finalité même de la cure l'y avaient
contraint, fondés sur l'omnipotence de l'analysant et l'analyse du trans-
fert. Seuls y échappaient peu ou prou la névrose traumatique, la névrose
narcissique et la psychose, la première par définition, la seconde de par
le rôle structural dévolu à la perte de l'objet aimé, la troisième de par
l'absence de transfert2.
Inhibition, symptôme et angoisse marque un moment clé dans cette
élaboration. Le traumatisme y est certes reconnu à travers la Hilflo-
sigkeit, l'angoisse pointée comme fiée au risque de la perte de l'objet
(ou du pénis, ou de l'amour) qui, présents, la font disparaître, mais
pour autant qu'il s'agit déjà d'un déplacement contre-investissant
le danger de l'excitation interne. Ce sont donc les poussées pulsionnelles
qui deviennent les conditions du danger extérieur, et, par suite, très
dangereuses elles-mêmes. Quant au danger extérieur (réel), « il doit
avoir subi une introjection, pour pouvoir devenir important au regard
du moi ». Dès lors, danger intérieur et danger extérieur « convergent »,

1. La dénégation.
2. Dont j'ai tenté, dans un travail récent, de pointer l'impact traumatiqueoriginaire de l'objet
primaire.
Rev. franç. Psychanal., 5/1983
1108 Raymond Cahn

de sorte que, si l'on va jusqu'au bout de la difficultueuse démonstration


freudienne, tout danger, quelle qu'en soit l'origine, est vécu comme
danger pulsionnel et contre-investi comme lié à une menace externe.
Freud, confronté à cette inévitable aporie, a fixé la pulsion à un repré-
sentant-représentation selon le seul mécanisme du contre-investisse-
ment, le refoulement originaire trouvant sa raison d'être dans la néces-
sité d'organiser en même temps les aspects libidinal et destructeur
vis-à-vis de l'objet. Si Freud se rend bien compte de l'incontournabilité
de la question du traumatisme, l'essentiel pour lui est de l'articuler à la
genèse et à l'organisation de l'appareil psychique, en un mot de l'intégrer
à la métapsychologie.
Or voilà que, trois ans plus tard, Ferenczi, l'enfant chéri Ferenczi,
viendra affirmer tout de go que « ce sont toujours de réels bouleverse-
ments et conflits avec le monde extérieur qui sont traumatiques et ont
un effet de choc, qui donnent la première impulsion à la création de
directions anormales de développement », et ceci le plus souvent, y
compris dans les névroses, par « un traitement véritablement inadéquat,
voire même cruel » de la part des adultes, quand ce n'est pas fondamen-
talement du fait de « la tendance incestueuse des adultes, refoulée et
prenant la marque de la tendresse », suscitant « un clivage psychotique
d'une partie de la personnalité sous l'effet d'un choc, mais cette partie
clivée survit en secret et s'efforce constamment de se manifester sans
trouver d'autre issue que, par exemple, les symptômes névrotiques ».
Un tel renversement théorique, à la fois effet et cause d'un change-
ment dans le protocole de la cure, n'a pu à l'époque que susciter conster-
nation, réprobation ou désarroi et donner prise, légitimement selon
toute apparence, à l'accusation de dissidence telle que la formule
Grunberger. La privilégisation du conflit fondamental à l'extérieur du
sujet s'insère en effet dans la même démarche que celle de tous les
déviants, quelle que soit leur argumentation théorique, dont les avatars
ne constituent rien d'autre que des mécanismes projectifs personnels,
et vide ainsi de sa substance toute l'oeuvre freudienne3. De surcroît,
comme pour aggraver son cas, Ferenczi n'invoque ni la société comme
Reich, Adler ou K. Horney, ni l'inconscient collectifcomme Jung, mais
un traumatisme sexuel ou une violence réelle d'un ou des parents, ren-
voyant, quelques précautions qu'il prît par ailleurs pour affirmer et main-
tenir son adhésion aux principes fondamentaux de l'analysefreudienne,
au contresens de départ dont le Maître s'était, à si grand-peine, extrait.
3. A propos de Reich, et, dans la foulée, de Deleuze et Guattari, j'ai moi-même soutenu cette
thèse, au demeurant assez évidente.
Le procès du cadre 1109

Il y fallait un fantastique culot ou une totale inconscience. Indépen-


damment de la position de Freud, sur le coup réprobatrice et affligée,
certains, tels Jones et Grunberger, ont opte pour la seconde hypothèse,
et le monde analytique, durant plusieurs décennies, pour le silence et
l'évitement. La polémique est cependant allée bon train lors de ces
récentes années, en un sens ou en l'autre. On ne peut que regretter que,
trop souvent, elle ait été amenée à exclure ou indûment privilégier, dans
le regard sur les choses que pose tout créateur d'envergure, l'un ou l'autre
de ces paramètres. D'autant que Ferenczi, avec les éléments désormais
à notre disposition un demi-siècle après sa mort, pourrait bien appa-
raître comme au moins aussi lucide quant à sa problématique propre
que tous les analystes qui s'y sont essayés. Mais ce regard, lié à sa
constellation psychique personnelle, il sera peut-être de meilleure
méthodologie de ne l'évoquer qu'après avoir cerné d'un peu plus près
certaines de ces choses, dont la clinique, mieux que tout discours,
révélera l'actualité et le poids.
Delphine suit une psychothérapie analytique depuis plus de dix ans,
à raisonde trois séances hebdomadaires4. Ses différents symptômes — où
dominent dépression et difficultés avec les siens —, s'ils sont certes
source de souffrance ou de rage qui souvent la submergent, s'avèrent
à ses yeux toujours légitimes. En dépit de ses remarquables capacités
associatives et â'insight et de sa sensibilité d'écorchée vive, elle est
incapable d'intégrer autrement que sur un mode purement intellectuel
quoi que ce soit de notre travail commun, concernant tant sa névrose
infantile que l'articulation évidente de ses acting masochistes ou de ses
troubles psychosomatiques avec deux situations traumatiques massives,
maintes et maintes fois évoquées, dont l'une, survenue à la puberté,
avait dramatiquement redoublé la première : elle avait souffert, depuis
les premiers mois de sa vie jusqu'à son opération à l'âge de cinq ans,
d'une malformation congénitale d'un rein, longtemps méconnue, à
l'origine de crises douloureuses effroyables qui laissaient l'entourage
impuissant et parfois sceptique. L'analyse des différents mouvements
transférentiels n'a guère plus d'effet et la cure semble essentiellement
se dérouler sous le signe d'une relation de type fétichique telle qu'elle
a été décrite par E. Kestemberg. Le tournant se situe au décours d'un
voyage — où elle se rend au chevet d'un de ses rares parents encore
vivant — pour une durée dont le terme fait, comme par hasard, l'objet

4. Pour des raisons évidentes, le matériel demeure tronqué et parcellaire. L'ensemble a fait
l'objet d'une présentation orale et d'une discussion à l'Institut de Psychanalyse de Lyon et aux
Journées occitanes de Psychanalyse à Toulouse.
1110 Raymond Cahn

d'un malentendu entre elle et moi, malentendu aboutissant à sa venue


un jour inhabituel mais dont elle pensait que nous en étions convenus
et où je ne peux la recevoir. Ce qui déclenche, outre la rage à mon égard,
une angoisse proche de la dépersonnalisation ainsi qu'une régression
à la limite de la confusion. Traversant une place, elle se vit écrasée par
toutes les voitures qui l'entourent, transpercée par un rayon laser. Il
lui advient, projetant d'aller dans une certaine direction, de se retrouver
à son point de départ. Le cadre urbain et, d'une façon générale, les
espaces pleins et vides revêtent un sens quasi hallucinatoire, hé à ses
identifications projectives dans une description et un vécu où parfois
elle me fait partager sa confusion : certains lieux de son enfance liés à
ses deux traumatismes majeurs et ceux de mon propre quartier se voient
inextricablement intervertis. Echafaudages et bâches d'un immeuble
en cours de ravalement sont perçus comme un crâne aux orbites vides
la fixant, d'autant qu'à l'angle elle découvre la plaque indiquant la
rue du Regard. Les immeubles blancs visibles de ma fenêtre sont les
parois de la morgue où elle est allée reconnaître le cadavre de sa mère
morte accidentellement. Un espace vide dans ma bibliothèque, son
incapacité un jour à discriminer et reconnaître les traits du visage du
petit buste antique d'une femme tenant ses seins, placé comme de
coutume sur une tablette jouxtant mon fauteuil, sont vécus par elle
comme de véritables hallucinations négatives, effacement, disparition
du visage et de la présence maternels. Manifestations somatiques, par-
fois clivées, se multiplient : nausées, douleurs abdominales, perte
d'urine dont elle n'aura pas même eu conscience et que seule m'aura
révélée la large tâche humide laissée sur son siège. Des ténesmes vési-
caux la saisissent avant et après ses séances. Une élaboration commune
de la rupture traumatique du cadre à l'origine de cette régression mas-
sive est concomitamment tentée. Il s'agit bien d'une défaillance agie
de ma part, sous-tendue par un mélange d'hypersollicitude et de rejet
inconscients, systématiquement épluchée et analysée en après-coup
dans son origine et ses avatars, en tant que conséquence de l'interaction
dans laquelle elle et moi nous sommes trouvés pris, défaillance en effet
induite par les ambiguïtés et les affects véhiculés par ses propres propos
et conduites, répétant eux-mêmes maintes autres circonstances trau-
matiques émaillant toute son existence : ainsi la façon dont elle a, à
plusieurs reprises, échappé in extremis à la mort après des complications
somatiques gravissimes liées à des négligences ou des erreurs de diag-
nostic de la part de plusieurs médecins, pourtant reconnus compétents
dans leurs domaines respectifs, sa quête éperdue d'aide, d'amour ou de
Le procès du cadre 1111

compréhension à l'égard de différents objets qui, par la manière dont


elle se comporte itérativement, se dérobent alors ou réagissent à l'opposé
de ce qu'elle en attendait, entraînant à chaque fois un effondrement.
Mais ce sont surtout — outre tous les détails concernant le traumatisme
de la puberté — les souvenirs et les vécus de sa première enfance qui
font irruption en masse : agonie, éclatement, lors de ses crises doulou-
reuses, sentiment d'abandon et de détresse absolus, de persécution et
de haine, d'annihilation indifférenciée d'elle-même et du monde, la
souffrance étant telle qu'elle en perdait toute notion de la présence de
sa mère, pourtant attentive et angoissée, jusqu'à l'émission d'urine
salvatrice coïncidant avec la réapparition de l'image maternelle, sa dis-
parition renouvelée lors des hospitalisations et, enfin, l'impuissance ou le
scepticisme des médecins, équivalant pour elle à une incompréhension
absolue de l'objet et à une déréliction et à une rage sans nom que seule
finalement sa mère, par son acharnement à la sauver, a rompues, en
l'adressant à un autre service où diagnostic et traitement ont mis fin à
son calvaire.
Ce n'est pas qu'elle ignorât l'existence de ce passé, indéfiniment
travaillé et réarticulé dix années durant, en vain, à sa névrose infantile,
à son histoire et à sa problématique actuelle. Mais il a fallu son actuali-
sation par la faille du cadre, elle-même liée à la répétition contre-transfé-
rentielle induite, réitérant dans le réel la défaillance réelle de l'objet à un
stade antérieur à toute symbolisation pour faire advenir, dans la régression
topique, dynamique et formelle la plus archaïque, un vécu dont les
traces seraient autrement demeurées indéfiniment exclues. Mais cette
condition nécessaire, que constituait la reviviscence passagère de ce
passé traumatique par la rupture traumatique du cadre, serait restée
sans lendemain si n'avait pas été concomitamment entreprise, dans un
cadre restauré et redevenu constant, l'élaboration commune de l'inter-
action transférentielle et contre-transférentielle au sein de laquelle
chacun des protagonistes s'était trouvé pris. L'écart ainsi créé entre la
mêmeté et la différence n'a pu s'établir qu'à partir de la reconnaissance
par l'objet, du préjudice subi par la patiente et de son intentionnalité
mortifère, telle qu'elle n'a pas pu ne pas être ressentie par elle, avec
les effets désintégrateurs qui s'en sont suivis, mais cette fois nommés,
symbolisés, et ce dans un climat tout à fait inhabituel où coexistaient
puis s'articulaient entre eux des vécus proches de la psychose et une
élaboration en commun sur un arrière-fond de confiance et d'estime
réciproques, en dépit de ma non-fiabilité. Sur sa lancée, Delphine
découvre son identification tout à fait primitive avec l'autre, vécu
1112 Raymond Cahn

comme la laissant / la désirant dans sa détresse absolue et son morcel-


lement. Ainsi découvre-t-elle la violence de sa haine jusqu'alors jamais
reconnue, tant dans le transfert que dans toutes ses relations d'objet.
S'opère en effet, au décours de toute cette séquence, un double retour-
nement donnant à l'analyse un tour nouveau et enfin une prise sur le
transfert : alors qu'elle ne se vivait jusqu'alors que victime du sort ou
constamment agressée par autrui, elle découvre en elle une fantastique
agressivité. Le préjudice toujours subi du fait du monde, c'est elle-
même qui, indéfiniment, le recrée. Double retournement rendu pos-
sible par la reconnaissance par l'autre de l'antériorité du traumatisme
que lui ont fait subir l'environnement premier et les premiers objets,
même si, objectivement et en dernière analyse, il s'agissait déjà d'une
conséquence dont ledit environnement n'était pas responsable. Paral-
lèlement, une culpabilité massive envahit le matériel : elle se sent si
mauvaise et pleine de haine qu'il faut la protéger de sa propre dangerosité
à l'égard d'elle-même et de ses.proches, dans une cage ou en clinique.
Culpabilité liée à ses pulsions, certes, mais peut-être aussi à son identi-
fication à la mienne propre, à celle de sa mère et de ses médecins. Et
ce seront en effet alors, bien en deçà, l'homosexualité primaire, la for-
midable ambivalence à l'égard de sa mère qu'elle porte en elle et qui
l'aliène, qui feront l'objet de la suite du travail élaboratif.
Où trouver, en dehors d'une littérature récente, quelque repère que
ce soit rendant compte de ce qui s'est joué là, sinon dans Confusion de
langues, où Ferenczi évoque « les répétitions quasi hallucinatoires
d'événements traumatiques... On a presque l'impression qu'il serait
utile à l'occasion de commettre des erreurs pour en faire, ensuite, aveu
au patient... [D'où] ce quelque chose qui oppose le présent d'une part et
d'autre part un passé insupportable et traumatogène5... Par le mécanisme
de l'identification, disons de l'introjection, de l'agresseur, celui-ci
devient intra-psychique ».
Si impressionnants qu'apparaissent ces recoupements, ce serait
néanmoins jouer les Procuste que d'aller au-delà. Déjà, certains objec-
teront que Delphine souffre d'une névrose traumatique qui s'est orga-
nisée sous forme de névrose de destinée et dont une catastrophe au
niveau du cadre a fortuitement désenclavé, en le réveillant, le noyau
traumatique; Mais c'est essentiellement l'approche technique qui sépare
cette séquence de l'attitude de Ferenczi en une occurrence analogue.
Celui-ci, certes, a su faire le lien entre la profondeur d'une telle régres-

5. Souligné par Ferenczi.


Le procès du cadre 1113

sion de l'ordre de la psychose et ne survenant qu'après une longue


analyse classique, et quelque chose de fondamental qui s'est joué réel-
lement de façon catastrophique entre l'adulte et l'enfant, d'où la néces-
sité de faire advenir la répétition de ce quelque chose où l'adulte — l'ana-
lyste en l'occurrence — ne peut pas ne pas être partie prenante. Mais
l' « erreur » contre-transférentielle qui en résulte, son « utilité » même,
ajoute-t-il, n'aura, selon lui, de valeur thérapeutique qu'à être confessée :
la confiance ainsi restaurée entre les deux protagonistes constituera le
« contraste indispensable pour permettre au passé d'être revécu, non
pas en tant que production hallucinatoire, mais bien en tant que sou-
venir objectif ». C'est là que, prisonnier de ses tendances réparatrices
et de son masochisme, il aura manqué d'être analyste jusqu'en ces
situations les plus scabreuses où contre-transfert et transfert ont à se
saisir et s'articuler entre eux et par rapport au passé traumatique répété
dans le hic et nunc.
On a vu comment Freud, pour qui le refoulé originaire est à jamais
inconnaissable, et pourtant point d'ancrage de tout le système, se
collette avec le traumatisme de la Hilflosigkeit et l'intègre, dans une
subtile dialectique du dehors et du dedans, au sein de la réalité psy-
chique inconsciente, ainsi sauvegardée au même titre que la monade
métapsychologique et, par voie de conséquence, le cadre qui la soutient.
Ferenczi, par contre, est convaincu que le refoulement originaire
peut être levé dès lors que, grâce à sa technique de néocatharsis,
« après avoir reconstruit l'histoire du développement du Ça, du Moi
et du Surmoi, beaucoup de patients répètent aussi... le combat originel
avec la réalité », mais un combat où « ce sont toujours de réels boulever-
sements et conflits avec le monde extérieur qui sont traumatiques et ont
un effet de choc, qui donnent la première impulsion à la création de
directions anormales de développement ». Même si ce n'est qu'occa-
sionnellement, il ne peut donc que trahir la fidélité au principe6 des
règles fondamentales de la cure. Et d'énumérer alors une liste, non
exhaustive, de ces divers transgressions du cadre : le malade peut être
pris de la « pulsion indomptable » de se lever d'un bond, de déambuler
dans la pièce ou de parler avec l'analyste « les yeux dans les yeux ».
Les séances doivent pouvoir être prolongées dans leur durée ou aug-
mentées en nombre autant que nécessaire. Le patient, en certaines
circonstances, doit même être dispensé de l'« effort » de venir le voir
ou de celui de payer.

6. Formulé et souligné par lui.


1114 Raymond Cahn

Alors, aménagement de la cure type (quel analyste ne s'est-il pas


trouvé aux prises avec l'un ou l'autre de ces paramètres incongrus, auquel
il a fait face comme il a pu ?), ou dissidence, dès lors que la théorisation
et la technique systématiques que Ferenczi en déduit sont inintégrables,
et même en contradiction radicale avec tout l'édifice métapsycholo-
gique ? Ne serait-il pas possible cependant de trouver au sein même
de cette évidente incompatibilité l'opportunité d'un nouvel éclairage ?
Donnet propose un premier repérage, dont la pertinence ne fait qu'ac-
croître notre embarras : « Le cadre est un élément transitionnel7 ; il est
ainsi fait qu'on ne saurait en définir les limites au sens strict, mais seule-
ment dire ce qu'il n'est pas : ni la réalité extérieure au champ analytique,
ni ce champ lui-même. » Pour Bleger, la situation psychanalytique définit
la totalité des phénomènes inclus dans la relation thérapeutique, à
savoir le cadre, d'une part, fait de présupposés fixes, et le processus,
que nous étudions, analysons et interprétons, et qui ne peut advenir
et se déployer qu'à partir et au sein de ce « non-processus » et de ses cons-
tantes que constitue le cadre (on retrouve la même démarche d'une défini-
tion purement négative, par ce qu'il n'est pas). Les deux auteurs s'accor-
dent pour reconnaître Pinévitabilité fréquente des manquements ou
des attaques à son égard, la seule réponse possible étant d'intervenir,
ou mieux, d'interpréter ledit manquement, pour maintenir ou rétablir
ce cadre, comme j'ai tenté de le faire avec Delphine. Ferenczi, triomphe-
ront certains, n'était donc plus un anatyste à partir de 1926. Ne s'est-il
pas plutôt laissé fourvoyer dans une succession d'impasses au sein de ce
labyrinthe qu'il aura été le premier à explorer ? D'où ses volte-face
dans cette quête interrompue par la mort, et son inébranlable conviction,
quels qu'aient été ses errements, de tenir là l'ultime de l'analyse. Repre-
nons en effet Bleger, qui fait du cadre ce toujours-là qui ne se perçoit
que quand il ne l'est plus, et qui, en temps que présupposé fixe, cons-
tant, constitue donc l'implicite dont dépend l'explicite. C'est donc lui
le dépositaire de la symbiose mère-enfant, aussi nécessaire et en dehors
de notre pensée que l'air que nous respirons, sauf si une faille, limitée
ou massive, s'est produite à cette époque et que révèle, au sens photo-
graphique du terme, toute situation qui le perturbe. C'est bien en effet
ce qu'avait déjà compris Winnicott il y a trente ans. « Freud, écrit-il,
suppose acquise la situation primitive de maternage et je prétends que
cela apparaît dans la situation analytique telle qu'il l'a instaurée8 presque

7. Souligné par lui.


8. Souligné par Winnicott.
Le procès du cadre 1115

sans qu'il s'en rende compte... Au début — heureusement pour nous —,


Freud s'est intéressé, non pas au besoin du malade de régresser dans
l'analyse, mais à ce qui se passe dans la situation analytique, lorsque
la régression n'est pas nécessaire, lorsqu'il est possible de considérer
comme acquis dans l'anamnèse du malade le travail de la mère et de
l'adaptation primitive du milieu ». Dès lors, on peut imaginer schéma-
tiquement trois cas de figure : lorsque la symbiose est muette (l'analyse
classique), déposée dans un cadre totalement silencieux; lorsque la
problématique symbiotique apparaît de façon épisodique ou limitée,
permettant l'abord de la partie psychotique de patients qui ne le sont
pas ; ou lorsqu'elle constitue l'essentiel de la cure, le cadre permettant
l'institution de cette relation symbiotique primitive9 telle qu'on l'observe
soit chez les psychotiques, soit, de façon moins massive, dans les états-
limites, tantôt discontinue, tantôt constante mais alors plus ou moins
latente et dissimulée.
Ainsi Ferenczi disait-il bien que « souvent » — mais pas à chaque
fois —, il parvenait à cette zone. C'est qu'on lui confiait, la chose est
bien connue, les patients les plus difficiles. Il a lumineusement saisi
qu'il se trouvait épinglé là dans une position maternelle archaïque,
dans un type de transfert et d'échanges où la technique supposant une
relation objectale s'avérait vaine, et que ce serait « hypocrisie profes-
sionnelle » que de s'y maintenir envers et contre tout. Face à l'ampleur
de la régression, de ces alternances de fusion et de haine à l'égard de
soi et de l'autre, dans cet univers où paroles et actes sont et ne repré-
sentent plus, Ferenczi atteignant pour la première fois ces zones où le
symbolique n'a plus cours, où dire et faire se voient désormais téles-
copés en un seul et même mode d'expression, n'a pu les entendre qu'au
pied de la lettre, et c'est là que réside la faille, la confusion qu'il n'a pas
pu ne pas faire au sein même de cette langue confuse : le patient est
« réellement » un enfant, ce que ce dernier exprime des attaques de
l'objet à son égard est donc « réellement » advenu. La seule attitude
possible face à un tel préjudice est donc, non seulement de l'accompagner
dans cet univers où il se trouve plongé en en jouant « le jeu » — à tous
les sens du terme —, mais de le réparer, tant pour les dommages réel-
lement subis, que pour se dédouaner de ses propres erreurs. Une telle
explication rendrait compte assez totalement du Ferenczi de la Néoca-
tharsis, centrant l'essentiel de sa théorisation sur le rôle fondamental de
l'environnement premier, le traumatisme nucléaire advenu à l'orée de

9. Souligné par Bleger.


1116 Raymond Cahn

la vie et le clivage psychotique qui s'ensuit, si elle ne souffrait pas d'être


tronquée de l'élaboration de Confusion de langues, qui le voit alors
ajuster son tir, donner à son propos une ampleur nouvelle en une
gerbe d'intuitions fulgurantes, y réintroduire en force la sexualité dans
une élaboration centrée sur le contraste qu'il veut à tout prix maintenir
entre l'enfant innocent (c'est sa Hilflosigkeit à lui...) et les pulsions
sexuelles et agressives de l'adulte. Récusant désormais et la technique
active et la néocatharsis10, il met l'accent sur la nécessité de la sincérité
et de l'explicitation de ses erreurs contre-transférentielles, saisissant,
mais sans pouvoir, et pour cause, le théoriser correctement, à quel point
l'analyste, dans cette situation symbiotique, s'y trouve englobé et solli-
cité dans ses affects les plus archaïques. Sa tentative pour souligner
l'aspect mutatif possible du « contraste » entre l'attitude de l'adulte
traumatisant et l'authenticité bienveillante du thérapeute dans la situa-
tion pathogène revécue hic et nunc, constitue un rapprochement avec
une position plus analytique, que confirme le lien qu'il tente d'établir,
sans qu'il en ait senti l'incalculable portée, entre certaines de ses posi-
tions contre-transférentielles, faites de déni de sa haine ou de fausses
sollicitations séductrices, et celles des objets traumatisants en étroite
interrelation avec le transfert du patient, caractérisé par le mimétisme,
la soumission et le déni de sa propre haine enfin levé par la reconnais-
sance, par l'analyste, de son propre déni analogue.
C'est pourquoi une lecture freudienne au premier degré, telle que
l'opère Grunberger, peut, à juste titre, confondre l'auteur incapable
d'entendre, de par ses scotomes liés à un contre-transfert inanalysé, les
reproches voilés de son patient à son égard comme l'expression d'un
transfert négatif, ce qui serait d'élémentaire bonne technique, et de
nier la réalité psychique en prenant pour du réel, de par un mécanisme
défensifprojectif issu en réalité de lui-même, l'image que les patients
donnent à Ferenczi de leurs objets. Si, en revanche, on considère que ce
matériel survenu au décours de nombreuses années d'analyse classique,
dont ce serait faire injure à Ferenczi de lui en contester la capacité
(lui-même souligne que survient un moment où toute interprétation
orthodoxe apparaît vaine et sans prise réelle), se situe en ces zones de
régression symbiotique, l'ensemble du texte revêt un nouvel aspect et
une toute autre profondeur. Ce que confirme déjà, d'une part, comme

10. Dans Analyses d'enfants avec des adultes, qui se situe entre Néocatharsis et Confusion des
langues, Ferenczi reconnaît déjà que son attitude hypergratifiante ne faisait qu'accroître indéfi-
niment, et sans profit évident, l'addiction du patient à son thérapeute. Sa conclusion laisse
poindre d'ailleurs un certain vacillement dans ses convictions.
Le procès du cadre 1117
nous venons de le voir, l'articulation qu'il opère entre l'analyse du
contre-transfert et du transfert et son élaboration théorique, et, d'autre
part, l'interrogation qu'il pose lui-même dans ses notes personnelles
contemporaines de Confusion de langues, quant au sens à donner à ce
matériel étrange dont, finalement, il est si difficile de savoir à qui l'assi-
gner11. « Là est le problème : quelle part de la reproduction est du fan-
tasme, quelle part est de la réalité, quelle part est un déplacement
après coup sur des personnes ou des situations devenues signifiantes plus
tard »12 (21-10-1932). Ce qui prouve donc, à l'évidence, qu'il n'ignorait
pas l'extraordinaire difficulté de son choix, et donne plus de valeur
encore au parti théorique13 qu'il a pris d'inverser en l'occurrence tout
le système et de mettre l'accent sur le forçage du psychisme de tels
patients par leur entourage14, même si, apparemment, nombre de ses
démonstrations se situe dans le registre génital, à prendre donc unique-
ment pour modèle, qu'il s'agisse d'un après-coup ou d'un temps réel
choisi parmi « les choses qui se succèdent au cours du développement »,
et donc dans une continuité couvrant l'ensemble des modes de relation,
des plus primitifs aux plus tardifs, noués au cours de son histoire entre
l'enfant et les adultes.
On retrouve donc, plus affirmée que jamais, cette incompatibilité
avec la métapsychologie freudienne. Incompatibilité que seul un concept
frontière, tel celui de pare-excitations, pourrait nous aider à lever, en
cette zone primitive du cadre tel que le définit Donnet « comme incar-
nation des limites du corps, corps de la mère, corps du sujet, corps
unique de la mère et de l'enfant à l'intérieur duquel doit naître cette
cloison qui règle leurs échanges ». Ce n'est pas un hasard si les théori-
sations modernes concernant le surgissement et l'organisation du refou-
lement originaire font appel à la mère en tant que pare-excitations15 au
prix inévitable du sacrifice de la pureté du système conceptuel de la
métapsychologie (Freud ne l'utilisant qu'à propos de la psyché du sujet),
dès lors cependant qu'est acceptée l'hypothèse d'un temps premier où
narcissisme primaire et identification primaire ne font qu'un. L'orga-

11. Souligné par moi.


12. Souligné par lui.
13. Souligné par moi.
14. Comme le précise Sabourin, le terme de Verführung a sens de séduction comme dévoie-
ment, détournement, et non pas de séduction pris au sens passif comme c'est le cas en français.
15. Notamment Fain, seul, puis avec D. Braunschweig et E. Kestemberg et Lebovici, ces
derniers intégrant dans leur perspective celle de Winnicott. P. Castoriadis-Aulagnier, si elle ne
fait pas appel à la notion de pare-excitations, adopte une perspective assez proche, où cependant
les ratés de la névrose infantile maternelle sont particulièrement étudiés dans leurs conséquences
sur l'organisation psychique de l'enfant.
1118 Raymond Cahn

nisation inconsciente de l'enfant apparaît ainsi étroitement dépendante


de celle de sa mère et, par voie de conséquence, du père, dans un subtil
équilibre entre cette dernière, à la fois source et objet d'excitations et
pare-excitante à travers les contre-investissements qu'elle opère sur
l'enfant, par rapport à sa propre problématique oedipienne dont l'en-
fant imaginaire constitue l'un des pivots. Ainsi s'organisent chez ce
dernier les points de fixation au niveau des zones érogènes, devenant
auto-érotiques, cristallisant et liant l'excitation lui permettant ainsi de
se défendre contre les épreuves que lui impose la réalité : concomitam-
ment, la même interaction se réalise à travers l'illusion anticipatrice de
la mère, donnant sens à ce qui se passe dans son enfant, construisant
son désir en fonction de ce sens. Zone transitionnelle au sein de laquelle
l'objet créé/détruit sera découvert en tant que tel et où l'illusion antici-
patrice maternelle s'effacera peu à peu devant la reprise de sens telle
que l'enfant l'organise. On mesure ainsi le rôle décisif de la mère dans la
constitution du self — sentiment continu d'existence, première orga-
nisation auto-érotique, antérieure à la relation objectale — et les consé-
quences des failles du pare-excitations maternel, qu'il provienne des
insuffisances de la mère en tant que mère-environnement et contre-
investissante, ou d'un excès d'excitations de sa part, toujours liés — outre
les circonstances du moment, elles-mêmes non nécessairement for-
tuites — à sa propre problématique inconsciente. De la faille où s'en-
gouffre le réel brut inconnaissable jusqu'à l'organisation symbolique,
elle-même cependant peu ou prou modulée par les modalités du désir
parental, en passant par le déni et la fétichisation (Fain), tous les inter-
médiaires sont possibles. Tel est bien le destin du petit d'homme, de la
naissance jusqu'à l'autonomie plus ou moins achevée, à travers des
avatars dont la Hilflosigkeit ne constitue que le point premier. Alors,
au sein de la réalité psychique même du sujet, qui signe la mise en scène,
se demandent sans y répondre Laplanche et Pontalis ? L'inconcilia-
bilité débouche sur l'ambiguïté où, enserré entre l'omnipotenceet l'alié-
nation, peut advenir, fragile, ténu, sans cesse menacé, cet insaisissable
espace qu'on appelle liberté. Dès lors en effet que, dans l'inconscient
parental, l'enfant, dès la naissance, apparaît comme l'enjeu fondamental
d'un conflit oedipien non résolu — tel que fixation incestueuse au père,
incapacité à vivre la fonction maternelle autrement qu'en identification
ou en formation réactionnelle par rapport aux attitudes réelles et/ou
à l'imago de la mère —, ou d'un traumatisme non métabolisable — mort
inassumable, secret non dicible —, il devient alors le lieu fondamental
où se joue toute cette problématique, bouleversant la répartition
Le procès du cadre 1119

habituelle des investissements et contre-investissements, tendres, ero-


tiques et agressifs. D'où les perturbations décisives dans le rôle pare-
excitant de l'environnement, et l'organisation de son propre système
pare-excitations, à l'origine aussi bien de l'avènement du sujet que de son
organisation psychique, et qui a toutes chances, de surcroît, de peser
ainsi non seulement en ses temps premiers, mais tout au long de son
évolution. Quelles capacités demeurent-elles disponibles à l'enfant à
advenir comme sujet, à se créer un espace personnel, à échapper à la
fascination de la nostalgie de ce paradis dont l'exclut la relation objec-
tale, ainsi rendue insupportable ou dérisoire, ou, à l'opposé, au pouvoir
d'attraction de la catastrophe alors vécue, à tenter indéfiniment de la.
revivre et de s'en extraire ? Comment, dans un tel contexte, s'organisera
son auto-érotisme, ses capacités mêmes à la fantasmatisation, ses moda-
lités, voire son contenu ? C'est ce qu'avait bien pressenti Ferenczi, même
s'il lui fallut alors, pour se mieux faire entendre, par trop appuyer sur ce
plateau-là de la balance, jusqu'alors jamais perçu ni pris en compte
dans le processus puisque partie intégrante du cadre (toujours l'ambi-
guïté...). Encore fallait-il qu'il le rompît, pour saisir, certes mal et selon
des modèles totalement inadéquats puisque s'appuyant sur celui de la
relation objectale alors qu'il était pris dans le symbiotique, l'implication
contre-transférentielle d'une autre nature qui caractérise ce dernier. De
sorte qu'une lecture moderne de l'oeuvre du dernier Ferenczi nécessite
d'être abordée d'un seul tenant même si, apparemment, Analyses d'en-
fants avec des adultes et Confusion de langues « consacrent la ruine des
positions de Néocatharsis » (Granoff)16. Dès lors, les défaillances de la
mère-environnement ou la perversité maternelle inconsciente, le fait
« en venant au monde d'être [un] hôte [s] non bienvenu [s] dans la
famille »17, les « passions » de l'adulte, le dévoiement (Verführung) du
malheureux bébé, effectivement présexuel avant que les investissements
et contre-investissementsde la part de la mère pare-excitante lui fassent
investir ses zones érogènes et son auto-érotisme, de par « le forçage
prématuré de ses sensations génitales » au lieu du « jeu » et [de] la ten-
dresse18, expliqueraient la répétition pour « beaucoup de patients... » [du]
combat originel avec la réalité19. Tout ce qui, et l'on revient à Confusion
de langues, aurait à voir avec la problématique inconsciente des parents
et l'effet traumatique qu'elle comporte, expliquerait, dans le pire des
16. D'où le sentiment, selon cet auteur « d'une oeuvre construite avec un appareil conceptuel
abracadabrant, invraisemblable, chaotique et dont la méthode reste à se chercher elle-même ».
17. L'enfant mal accueilli et sa pulsion de mort (1929).
18. Principe de relaxation et néocatharsis (1930).
19. l'enfant mal accueilli et sa pulsion de mort.
1120 Raymond Cahn

cas, à la fois la non-instauration ou la perte du sentiment de familiarité


fondamental avec le réel (« l'enfant ayant perdu confiance dans le témoi-
gnage de ses sens ») et l'aliénation du je par identification à l'agresseur
(tant du désir de ce dernier, agi sur l'enfant, que de la culpabilité
inconsciente qu'il ne peut pas ne pas véhiculer), identification primaire
dans cette perspective, selon le mécanisme du double retournement
(cf. Gantheret). Le sujet se trouve ainsi contraint, sans le savoir,
d'assumer un désir étranger à lui (le représentant narcissique primaire
de Leclaire) ou à l'introjecter, avec les conflits et l'excitation qui l'ac-
compagnent, concomitamment à leur déni par l'autre, déni redoublé
par le désaveu après coup de cette Verführung par la parole maternelle
et repris à son compte par l'enfant, d'où l'inévitabilité du ou des cli-
vages qui en résultent : ainsi se comprendrait la genèse de maintes
névroses (nous y reviendrons), perversions (où l'on connaît bien aujour-
d'hui l'impact de la séduction maternelle) et surtout psychoses, où
l'exclusion, tantôt est suffisamment assurée par le déni et le clivage,
comme dans la psychose froide (E. et J. Kestemberg et S. Decobert),
tantôt nécessite, de surcroît, la construction d'une néo-réalité délirante
(Rosenberg), mais au sein de laquelle font tout particulièrement retour,
certes déformés, les secrets et pulsions agies parentaux (Cahn et Penot).
« Si... on impose aux enfants plus d'amour ou un amour différent de
celui qu'il désire, ceci peut entraîner les mêmes conséquences que la
privation d'amour », l'une comme l'autre de ces attitudes s'éclairant
maintes fois de par le contexte traumatique familial dès la naissance,
l'un « descendant d'un père atteint d'une maladie mortelle, qui est
effectivement mort peu après », l'autre « troisième fille d'une famille
sans garçon »20. Bien d'autres intuitions fulgurantes pourraient être
retrouvées dans ce dernier message de Ferenczi, qui parlent d'elles-
mêmes. Pour ce qui concerne, par contre, les quelques points ici évoqués,
leur importance fondamentale ne pouvait être mise en lumière que par
cette autre lecture, partant du degré de régression auquel Ferenczi
était parvenu avec ses patients. La confusion de langues y apparaît
bien comme ce qui a été formulé et approfondi dans toutes ses implica-
tions par P. Castoriadis-Aulagnier, comme violence secondaire, venant
redoubler une violence primaire inévitable, de par la précession de
l'organisation mentale de l'adulte par rapport à celle de l'enfant21.

20. L'enfant mal accueilli et sa pulsion de mort.


21. Il est dommage que l'auteur qui a su peut-être articuler le mieux l'oeuvre de Freud à celle
de Ferenczi n'ait pas une fois fait référence à ce dernier. Il est vrai qu'elle ne fait là que se con-
former à un usage bien ancré chez la plupart des analystes.
Le procès du cadre 1121

Quel parti clinique peut-on aujourd'hui tirer de ces apports du


dernier Ferenczi ? J'ai tenté récemment, pour ce qui concerne la
psychose, d'en proposer certains développements. Mais les patients
non psychotiques, chez lesquels on parvient parfois à de telles régres-
sions, posent d'autres problèmes, souvent tout aussi difficiles et parfois
inextricables, sauf à faire du cadre et de la fonction pare-excitante de
l'analyste en cette zone pré-objectale, ou symbiotique, ou narcissique,
le lieu et l'enjeu de la répétition et de son éventuel dégagement.
L'intangibilité même du cadre et son silence, le fait que, par défi-
nition, il est la condition même du processus, l'excluent de celui-ci.
Nécessité absolue, mais parfois impasse, il ne se rappelle à nous, en
bonne technique, qu'à travers les effractions-infractions venant de l'ana-
lysant, qui lui sont alors interprétées en bonne et due forme à un niveau
que Bleger considère toujours comme psychotique. Néanmoins, en cer-
taines circonstances relativement circonscrites, ou lors de phases de plus
ou moins longue durée, la massivité de la régression met le contre-
transfert de l'analyste à rude épreuve, et l'interprétation consistant à ren-
voyer au patient seul de ce qui a pu se jouer en ses zones primitives indif-
férenciées, l'origine de ce qui se répète là, devient plus problématique.
Un exemple proposé par Bleger même l'illustre bien. Un de ses
patients lui annonce qu'il ne pourra pas venir le lendemain, parce qu'il
•doit partir en voyage, ce qui est interprété comme une mise à distance
de tout de qui est perturbateur dans sa relation avec l'analyste. Le lende-
main, Bleger précise : « A Pheure où il devait venir, j'étais en train de
lire dans une pièce d'où on entend la sonnette, mais d'après ce que
j'appris par la suite, il sonna beaucoup moins fort. » A la séance suivante,
le patient lui annonce qu'il n'est pas parti en voyage et lui explique en
détails pourquoi. Bleger lui signale alors qu'il lui explique pourquoi
il n'est pas parti, mais qu'il ne lui dit pas qu'il n'est pas venu la veille, et
que cette omission doit avoir un sens : s'il n'est pas parti, il n'est pas
venu non plus. Le patient lui répond alors qu'il est venu, qu'il a sonné,
qu'il a attendu quelques minutes et que, voyant qu'il n'y avait personne,
il est reparti. Et Bleger d'expliquer ce qui s'est déroulé là comme signe
de manque de discrimination entre moi et non-moi, dans une sorte de
clivage très primitif où tout a lieu comme si rien ne s'était passé, comme
s'il ne se passait rien au moment où le patient en parle. C'est seulement
l'intervention de l'analyste prenant en charge le « vous n'êtes pas venu »
qui lui permet de reconnaître qu'il n'est pas venu, levant ainsi le clivage.
1122 Raymond Cahn

Soit. Néanmoins, pas un instant Bleger ne s'interroge sur le fait qu'il


n'a pas entendu la sonnette, même si le son en était plus faible, comme
quelqu'un de son entourage le lui avait précisé et qu'il y a peut-être
là aussi un problème le concernant, dont les éléments nous sont bien
entendu inconnaissables, sinon à travers un commentaire de sa part
sur ce qui s'est joué au cours de cette séquence. « Pour moi, analyste
(pour mon moi le plus intégré où il projette son moi le plus intégré),
cette situation peut sembler déconcertante, contradictoire ou confuse ;
elle ne l'est pas pour lui qui ne la vit ni comme une contradiction, ni
comme une confusion, même si on la lui interprète comme telle. »
Voire. L'ensemble des facteurs peut être totalement inversé. Auquel
cas c'est le patient qui vit comme contradictoire et incompréhensible
l'absence de son analyste avec, pour manifestation transférentielle, un
silence complet la fois suivante pour ne pas aborder des rivages aussi
terrifiants. Une autre attitude eût été possible d'élaborer ensemble
comment le patient, en appuyant plus faiblement sur la sonnette, avait
induit l'attitude de son analyste et, dans la foulée, le sens qu'une telle
situation pouvait avoir dans le hic et nunc et, éventuellement, dans son
passé le plus archaïque. On retrouve, dans l'hypothèse de ce cas de
figure, la problématique au coeur de ce qui s'est joué entre Delphine et
moi, où l'analyste, partie prenante ou plutôt partie prise au même titre
que son patient, est en mesure de le saisir et de l'analyser en tant que
répétition de la faille de la mère-environnement, permettant d'établir
ainsi, de l'extérieur ainsi intégré à l'intérieur, un écart ouvrant sur un
véritable transfert objectai. Bleger, lui, de par sa formation kleinienne,
dans les mêmes circonstances, attribue au patient seul ce qui semble
bien ici comme là se jouer à deux. Certes, sa structure non psychotique
lui fait vivre comme étrange ce qui pour le patient est une évidence. Là
est pour lui l'écart par lequel il tente d'obtenir de ce dernier qu'il
reconnaisse l'existence de quelque chose de séparé de lui-même en
même temps qu'en faisant partie, pour introduire dans un second temps
interprétatif la reconnaissance du clivage que le patient porte en lui-
même, d'une partie appartenant à la réalité et l'autre à son monde inté-
rieur22. Or s'il est vrai qu'à ce stade de régression, sujet et monde sont
indifférenciés, on imagine difficilement comment l'analyste pourrait ne
pas s'assumer comme lieu de l'environnement porteur, y compris
lorsque inévitablement il y faillit, ne pouvant à tout moment deviner

22. Sa théorisation, en effet, exclut le rôle de l'objet primaire et justifie que, dans ce registre,
il ne se sente personnellement épinglé, car l'origine de l'incapacité à s'extraire du noyau primitif
indifférencié « dépend en grande mesure du processus de maturation » (sic).
Le procès du cadre 1123

ce qui est nécessaire au patient et répétant ainsi le traumatisme premier


(on voit ici la différence de perspective théorique et technique). Il faut
d'abord certes quitter sa fonction interprétative, mais surtout faire
sentir au patient la qualité de sa présence, de sa participation et de la
façon dont il accompagne et comprend comme ayant valeur et signifi-
cation en soi, en une sorte d'identification primaire, les manifestations
émotionnelles exprimées dans le comportement, le plus souvent à tra-
vers des conduites corporelles ou des acting à l'intérieur comme à
l'extérieur des séances, vécues sans distance, presque comme des
rêves éveillés, et reprendre à son compte, mais en tant que consub-
stantielles à la problématique du patient, ses propres contre-attitudes
ou contre-affects liés à un tel mode relationnel. En ces circonstances, le
moi du patient oscille entre la perte passagère, mais massive, de ses
capacités minimales de ce détachement qui permet l'observation et
l'intégration de ce qui se joue là, et une identification massive à l'ana-
lyste, à son vécu et à sa compréhension — ou incompréhension. Si
les choses se passent bien, le pare-excitations externe a ainsi joué son
double rôle de holding et de réparation du traumatisme, renforçant le
pare-excitations du sujet qui, ayant ainsi été capable de surmonter son
effroi, peut dépasser le registre de la confusion du réel et de la réalité
intérieure pour rétablir un fonctionnement symbolique sur fond d'an-
goisse mieux tempérée, fonctionnement symbolique qui non seulement
se nouera dans le registre objectai, mais aussi et préalablement arti-
culera ce jusqu'alors impensable et exclu de son registre. Ainsi se sera
opéré l'écart mutatif entre, d'un côté, la carence de l'objet primaire et,
de l'autre, l'adaptation suffisamment bonne de l'analyste, incluant ses
inévitables défaillances et leur reprisé. On aura reconnu là, adossée à
une perspective théorique un peu différente, la technique de Winnicott.
L'évocation en l'occurrence de l'objet primaire n'a apparemment guère
de sens en ces temps et espace d'indifférenciation. Elle n'en pointe pas
moins ce que ce dernier, même non reconnu comme tel, peut alors être
et faire. Il importe en outre de comprendre cette présence et cet accom-
pagnement de l'analyste non pas comme une gratification réparatrice,
dans laquelle Ferenczi s'est fourvoyé, mais comme essentiellement la
reconnaissance de l'existence du noyau constitutif du sujet comme ce
moment mythique où il l'était déjà sans pourtant être différencié de
l'autre, et du dommage qu'il a pu alors subir23.

23. Un tel processus peut être long et répétitif. La reconnaissance de ce dommage peut
déboucher sur une modificationfondamentale des assises du moi (d'où ma réticence au terme de
défaut fondamental proposé par Balint). Qui d'ailleurs n'en porte pas peu ou prou la cicatrice,
1124 Raymond Cahn

La réalité traumatique de ce dommage peut être pointée, en certaines


circonstances privilégiées, tel l'exemple de Delphine, ou, comme il en
est dans l'abord institutionnel des psychotiques, par la connaissance
de faits échappant au sujet et liés à la problématique ou à la fantasma-
tique parentale, l'articulation de ces deux registres posant alors des
problèmes techniques particulièrement ardus. Le plus souvent cepen-
dant, elle demeure uniquement inférée, à la fois mythique et toujours
opérante. Ainsi de Jacques, état-limite dont la richesse du matériel n'a
d'égale que sa difficulté à « sentir la réalité », la sienne propre et celle
d'autrui. Depuis plus de dix ans que dure l'analyse, à travers ses alter-
nances d'aggravation et d'amélioration, des progrès substantiels mais
encore fragiles ont été réalisés. Il s'est extrait de son chaos, de
ses angoisses massives du début où j'étais ressenti comme menaçant à
l'instar de ses imagos, en s'appuyant longtemps sur un transfert narcis-
sique clivant et idéalisant l'analyste. Ultérieurement, le transfert
paternel dans son double registre n'a pas posé de problème majeur,
celui maternel est évité par un clivage entre une mère mauvaise telle
qu'il la ressent dans sa réalité historique et actuelle et son besoin de me
maintenir intact et garant de sa continuité. Il a vécu à de nombreuses
reprises des moments régressifs intenses où ses fantasmes « ne pouvaient
être conçus comme des fantasmes mais comme des actes ». Il ne vient
pas pour autre chose que « vérifier qu'il existe et qu'il est là ». Il par-
vient ainsi à préserver une unité dont l'analyste est le dépositaire, alors
que le reste de sa vie est ressenti par lui comme extrêmement décousu,
fait d'expériences parcellaires, dans l'aspiration toujours déçue à une
relation profonde et solide avec l'autre.
Un tournant survient lors de l'initiative d'une rupture de la part
de son amie, personnage maternel à double aspect, transitionnel — un
nounours lui ouvrant toutes les portes, lui redonnant goût à la vie — et
objectai, sur un mode massivement conflictuel dans une inextricable
interrelation sado-masochiste. Il est pris — quasi possédé —par une
rage meurtrière et projette de la tuer ainsi que le nouvel ami de cette
dernière. Menaces, préparatifs sont minutieusement décrits au cours
des séances, et la conviction qu'il y met ne me paraît faire aucun doute.
Il ne se forge pas un scénario, il la tuera puis se tuera vraiment. La

si minime soit-elle ? C'est son ampleur qui fait problème en cescas qui nous occupent. Pertinente
par contre apparaît chez cet auteur la dimension de deuil, de renoncement à une certaine image
narcissique de soi-même, liée soit à la mise en évidence du représentant narcissique primaire
aliénateur du sujet, soit à l'acceptation du dol, pour autant qu'il ait été vécu et reconnu de l'inté-
rieur par le sujet à travers ce qui s'est joué de ce registre avec l'analyste.
Le procès du cadre 1125

situation est d'ailleurs si critique qu'un tiers vient rompre le cadre : son
meilleur ami me téléphone pour me faire part de sa panique devant le
drame imminent et me supplie d'intervenir, ce dont je fais part au
patient sans aucun commentaires et qui ne l'arrête pas dans sa déter-
mination. Ce n'est que plusieurs séances plus tard que cette sorte d'état
second décroît et disparaît spontanément avec une prise de distance
progressive et la possibilité d'en analyser le sens : d'une part, sa certi-
tude que j'avais entendu son attitude et ses projets comme réels et à
prendre sans restriction au sérieux et qu'en même temps je portais
intensément la situation et lui-même au sein de cette situation à bout
de bras, avec à la fois l'espoir et la certitude — ce qui n'entre pas dans
les catégories logiques — qu'il n'accomplirait pas l'irréparable, et qui
en effet correspondait totalement à mon vécu silencieux, au prix cepen-
dant d'une intensité d'affects telle qu'au décours de chaque séance j'en
sortais épuisé. Tout au long de cette période j'avais gardé à l'esprit un
propos qu'il m'avait exprimé l'année précédente : « Je tiens quand je
suis tenu. » Et d'analyser alors, mais alors seulement, ce qui s'était joué
au cours de cette phase, de vérité profonde où ce qu'il vivait, sa réalité
et sa réalisation ne faisaient qu'une avec une perte totale du sens de
ladite réalité et de ses conséquences (« je n'étais pas maître, mais c'était
moi ») et du rôle fondamental de nos séances en ces circonstances, qui
ont peut-être évité le pire : « Votre attitude, même si elle n'a pas du tout
été comprise par mon entourage, elle a été superbe. Je ne sais ce qui ce
serait passé si vous aviez tenté de me stériliser, de me pasteuriser. »
Je n'étais cependant guère glorieux en la circonstance, et surtout sou-
lagé de la confirmation de la justesse de mon option, quitte à reprendre
ces fantasmes de castration, de mauvais sein introjecté, en des jours
meilleurs. Si interprétation il y a eu alors, en une élaboration commune,
ça a été du déplacement des voeux meurtriers à l'égard de la mère et de
moi-même sur l'amie, de la rupture de la part de celle-ci en tant qu'après-
coup d'une séparation traumatique d'avec sa mère dans ses premières
années, elle-même après-coup de quelque chose entre eux de tout à fait
dramatique qui demeurait sans traces mnésiques, mais dont nous étions
convaincus l'un et l'autre. On pourrait considérer l'ensemble de cette
phase régressive, depuis son déclenchement jusqu'à son achèvement,
comme liée chez Jacques à une identification primaire à l'agresseur
amie-mère-analyste concomitamment à une identification primaire à
l'analyste-mère-environnement. Alors, suggestion réciproque, dans un
sens péjoratif, ou communicationimmédiate d'inconscient à inconscient
concomitamment à un processus de déprise de l'emprise, permettant
1126 Raymond Cahn

la réouverture au champ symbolique ? Ici, en tout cas, c'est le cadre,


et le cadre seul, en la même expérience excitante par rupture catastro-
phique venant de l'extérieur de la femme-mère-environnement jus-
qu'alors seule, capable avec moi de lui faire retrouver la réalité, et pare-
excitante par la continuité, l'absence d'empiétement, le holding et l'iden-
tification primaire vécus au cours des séances, qui ont permis l'écart
mutatif d'avec le traumatisme réactivateur à l'origine d'un tel niveau
de régression.
Jacques a évoqué mon « attitude », mais je n'ai jamais rien fait
d'autre au cours de cette période que les gestes habituels à son entrée
et à sa sortie et, en dehors de l'annonce de ce coup de téléphone, sans
avoir prononcé un mot. Le silence du cadre a donc communiqué un
message, établi un échange qui n'avait rien moins pour enjeu que la vie
et la mort. Nous sommes à la fois aux antipodes de Ferenczi et au coeur
même de son propos (la « bienveillance », la « sincérité » de l'analyste).
Ce n'est donc pas seulement son effraction, d'où qu'elle vienne, qui
introduit le cadre dans le processus. Ici, c'est le niveau même de la
régression, et notamment sur le plan structurel, qui a fait basculer le
fond en heu même du processus. Mais, objectera-t-on, qu'en est-il
lorsque la problématique apparaît comme purement névrotique, éven-
tualité jusqu'ici non envisagée puisque toute mise en évidence sous
quelque forme que ce soit, du cadre renvoie à la partie la plus primitive
de la personnalité, la fusion moi-corps-monde ? Car Bleger nous affirme
que « dans toute analyse, le cadre, même maintenu dans des conditions
idéales, doit devenir objet d'analyse... On n'interprète pas à partir de
lacunes mnésiques mais de ce qui n'a jamais fait partie de la mémoire ».
A partir de quoi, Bleger ne souffle plus mot du problème, que Donnet
a heureusement repris et approfondi à partir des contradictions qu'il
implique lors de la terminaison de la cure classique, ce qui nous éloi-
gnerait de notre propos si Ferenczi n'avait pas lui-même affirmé que
bien des névroses étaient la conséquence d'un conflit originaire avec la
réalité. Il pourrait être rétorqué qu'en de telles occurrences ne manque-
raient pas de survenir ces moments psychotiques pour les uns, ces
régressions à la phase de dépendance pour les autres, nous renvoyant
aux cas de figure précédents. Il en existe cependant d'autres, et même
opposés, où le retour à la symbiose ne passe pas par ces crises de
régression aussi dramatique que féconde, à travers les fluctuations du
cadre, quels qu'en soient l'origine ou les avatars, et qui, d'une façon
ou d'une autre, permettent, à partir de l'hypothèse d'un vécu trauma-
tique originaire, de l'articuler au processus. Freud vient à juste titre
Le procès du cadre 1127

mettre en cause ce bel optimisme dans Analyse terminée et analyse


interminable. « De fait, l'étiologie de tous les troubles névrotiques est
mixte : il s'agit soit de pulsions puissantes à l'excès, c'est-à-dire qui
refusent à se plier au moi, soit de séquelles de traumatismes très anciens,
c'est-à-dire précoces, qu'un moi inachevé n'a pu, à l'époque, surmonter...
Il est certain que c'est l'étiologie traumatique qui offre à l'analyse le
terrain le plus favorable. Ce n'est que dans les cas d'origine surtout trau-
matique que l'analyse donnera le résultat auquel elle parvient si bien24 :
remplacer grâce au renforcement du moi le dénouement imparfait
de la période infantile par une liquidation correcte... La puissance
constitutionnelle des pulsions et la défavorable modification du moi
réalisée au cours de la lutte défensive... constituent les facteurs qui
s'opposent à l'influence de la psychanalyse et qui peuvent en prolonger
indéfiniment la durée. »
N'y aurait-il pas cependant un lieu d'articulation possible entre ce
que Freud pointe comme puissance constitutionnelle des pulsions et
ce que la perspective néo-férenczienne ici proposée situe en ce temps
originaire anhistorique dont la puissance attractive demeure telle que
le patient s'y trouverait indéfiniment rivé ? On se trouverait alors dans
ce cas de figure proposé par Donnet où « le cadre tend à venir prendre
la place de l'Ics, et ceci en deux sens différents : soit que l'analysant
utilise le processus et sa prolongation indéfinie pour interdire la remise
en question du cadre, devenu cadre de vie, quelque chose d'aussi naturel
et nécessaire que l'eau et l'air ; soit qu'il paraisse en oublier l'existence,
en nier la réalité, la lettre et prétendre faire de l'esprit de la psychana-
lyse un passe-muraille. Le processus est devenu le contenant du cadre » 25.
L'analyse de Marion semble se dérouler, en ses premières années,
sous les meilleurs auspices. Tous les registres sont abordés, les résis-
tances analysées, dans un transfert de bon aloi, mais, peu à peu, tout
le travail se défait à mesure qu'il se poursuit, donnant l'impression,
selon la métaphore freudienne, « d'avoir écrit sur le sable ». Peu à peu,
il apparaît clairement que l'analyse lui est vitale en même temps que
sans véritable prise au sein d'une interrelation inconsciente devenue si
archaïque que s'y sont observés, à plusieurs reprises, chez elle comme
chez moi, des phénomènes de type télépathique. Telle Schéhérazade,
elle m'apporte en ces mille et une séances tout ce qu'elle peut trouver
de matériel analytique sans lequel elle n'est rien ou court à sa destruc-

24. Souligné par moi.


25. Souligné par moi.
1128 Raymond Cahn

tion. Même les modifications du cadre liées à ses séances winnicot-


tiennes (car elle a bien entendu connaissance de mes écrits) viennent là
essentiellement pour faire de l'analyse du contenant en tant que pro-
cessus un nouvel avatar du cadre en tant que contenant. Au cours de
l'interruption des vacances, il lui faut se représenter détail par détail
tous les objets de mon bureau. Un aspect cependant de ce matériel
foisonnant, revêtant les divers cas de figure possibles et s'irriguant de
toutes les théories analytiques imaginables, m'arrête et m'apparaît de
plus en plus fondamental, sans que, bien entendu, son analyse en modifie
quoi que ce soit : son incapacité à renoncer à sa bisexualité qui va
au-delà — ou en deçà — de l'impossibilité du deuil de l'envie du pénis.
Même le recours à l'androgynie, en tant que dernière et coriace défense,
finit par s'effondrer, comme si, au plus profond, la différence des sexes
n'avait pas été établie : « Qu'est-ce qu'une femme, un homme ? s'in-
terroge Marion. Je ne peux être ni l'une ni l'autre, ni les deux à la fois...
L'analyse a été pour moi une mystique, une rencontre, comme si le
corps et la sexualité étaient un obstacle. » A l'évidence, toute la problé-
matique sexuée n'est là que pour donner le change et éviter la mort.
« La symbiose est aussi étrangère à la sexualité qu'au langage », affirme
Roustang. L'auto-érotisme en effet, avec l'investissement et le contre-
investissement des zones érogènes, lui serait-il postérieur ? Certes, le
soi, en tant que première organisation auto-érotique, est déjà pré-
objectal, mais il ne s'exprime alors que par des affects et non par des
représentants-représentations. Ou cette négation de toute possibilité
d'altérité ne signifierait-elle pas simplement la condition pour ne faire
qu'un avec l'autre, à être l'un dans l'autre ?
Quoi qu'il en soit, c'est de la perturbation ou non, anhistorique,
sans trace mnésique, ponctuelle ou permanente, de l'interrelation sym-
biotique quelles qu'en soient l'intensité — de trop ou de trop peu —, et
l'origine — carence de l'un, demande inextinguible de l'autre —, que
dépendraient la survenue ou non de ces régressions à la dépendance,
permanente chez les psychotiques, passagère chez les autres, et, de
façon plus générale, la possibilité de délivrer pour le voyage psychana-
lytique un billet aller-retour, comme le formule Donnet, ou l'inter-
minabilité de la cure processualisant le cadre. On peut certes théoriser
le problème de bien d'autres manières comme Roustang dans la dia-
lectique qu'il opère entre transfert immédiat et transfert médiat, le
destin de la cure se jouant selon que l'un d'entre eux l'aura emporté
sur l'autre. Pour l'auteur cependant, l'interminabilité telle qu'elle peut
apparaître là n'est pas inéluctable. Cette massivité de la fusion ou de
Le procès du cadre 1129

l'annihilation de l'analyste par l'analysant a toute chance de se pour-


suivre indéfiniment, sauf si ce dernier, tout en se laissant « avoir et
mouvoir », est en mesure, à condition d'abandonner ses références clas-
siques, d'une part, de maintenir le minimum d'écart lui permettant d'en
saisir ce qui se joue là, en ce registre où dire et faire sont identiques,
d'autre part, d'utiliser toute opportunité de dire ce faire ou cet en train
de se faire. Si, parfois, il nous apparaît qu'une manière d'être autre
suffit, où s'introduit la différence, condition d'une parole redevenue
symbolique, pour Roustang par contre, en ces espaces indifférenciés, la
parole est toujours nécessaire. Et d'affirmer : « La déprise est le parler de
la prise »26, seule issue pour éventuellement s'en extraire.

Plutôt que de la prise, c'est de l'emprise qu'il a sans cesse été ici
question, et qui explique la crainte ou la fuite de nombre d'analystes
devant la psychose, l'analyse interminable ou certaines formes de
régression, en tous ces lieux, où le combat entre Eros et instinct de mort
devient le plus douteux ou apparaît perdu d'avance. Là où Freud,
lucide sur le pouvoir de l'analyse telle qu'il l'avait édifiée, en fixe les
bornes cliniques et métapsychologiques, Ferenczi, par sa « sorte de foi
fanatique dans les possibilités de la psychologie des profondeurs », fait
le pari que c'est moins l'incurabilité de tel patient qu'il faut incriminer
que « notre propre maladresse » 27. Si, au sein du protocole fixé par
Freud, l'analyse trouve ses limites, alors c'est ce protocole qu'il faut
assouplir ou même, à chaque fois que nécessaire, totalement modifier.
La technique active augmente-t-elle l'attention au point de compro-
mettre le processus ou d'entrer en collusion avec le masochisme de
certains patients ? Elle favorise cependant l'émergence de phénomènes
que Ferenczi pointe comme répétition d'un traumatisme originel. Il
faut donc que l'analyste plutôt que de retourner simplement à la neu-
tralité habituelle, intenable devant les affres du patient, fasse amende
honorable devant ce dernier et lui propose, de par son attitude dans la
réalité, un autre vécu de cette dernière que celle qu'il avait éprouvée
à l'orée de sa vie. Mais voilà qu'en certains cas cette tolérance et cette
sollicitude ne font que redoubler cette déréliction. C'est donc que
celle-ci peut être liée, tout autant qu'à la haine, à un excès d'amour ou à
une sollicitude inauthentique. Il faut donc savoir les reconnaître
honnêtement, elles aussi, et tenir ferme la barre de la bienveillance et de

26. Souligné par lui.


27. Analyses d'enfants avec des adultes.
RFP — 37
1130 Raymond Cahn

l'authenticité pour établir le contraste, l'écart entre le hic et nunc et ce


passé traumatique, qui n'a jamais fait de doute pour Ferenczi. Car le
coup de génie, et qui ne sera jamais assez souligné, c'est d'avoir alors
compris que « la situation analytique » (en l'occurrencele cadre freudien
strict, ici inadéquat, de même que le contre-transfert dêfensif qu'il
implique, face à ce qui se trouvemobilisé dans cette situation si archaïque
où les inconscients des deux protagonistes interfèrent en permanence)
« ne diffère pas essentiellementde l'état de choses qui autrefois avait agi
en tant que facteur pathogène ». Ferenczi tente de théoriser le phéno-
mène avec les outils conceptuels de son époque, nécessairement ina-
déquats, la métapsychologie ne pouvant rendre compte de ce qui se
jouait au sein de ces paramètres différents de ceux édifiés par Freud,
d'autant qu'il n'y puisait que ce qui convenait tant à sa problématique
personnelle qu'à ses intérêts et à ses inclinations, tels les concepts de
catastrophe ou de traumatisme. Mais pas seulement : il ne pouvait pas
ne pas s'y référer de par sa conviction acharnée que le recours à la pré-
disposition, à la constitution, que Freud n'abandonnera jamais, y
compris en 1938, et a fortiori de la phylogenèse, n'était qu'un cache-
misère. Il lui fallait donc accéder au refoulé originaire, et donc aux
perturbations traumatiques fondamentales qu'il implique, cause pre-
mière de l'organisation pathologique de tous les patients. Cette passion
à aller de l'avant, toujours plus avant, l'a ainsi conduit en des zones où
lui, seul, et le premier, a eu accès. Seul, et le premier, comme Freud.
A la différence près que Freud n'avait pas eu, comme Ferenczi, un
Freud de génie qui aurait déjà presque tout découvert avant lui, hormis
cette zone apparemmentinaccessible, un Freud ami privilégié, un Freud
père et un Freud analyste en la seule et même personne et qui, de sur-
croît, récusait ce à quoi, si profondément et si essentiellement, Ferenczi
croyait. C'est cette autre passion, tragique, qu'il lui a fallu vivre, en
même temps que l'inexorable approche de la mort. A quoi s'ajoutent
ses propres conflits inconscients non liquidés qu'un tel contexte ne
pouvait qu'exacerber. Tout a déjà été dit à leur propos, dans un sens
ou dans l'autre, à partir des pauvres documents à notre disposition.
Et notamment de son complexe maternel, comme on disait à l'époque,
en complémentarité et en opposition avec celui même de Freud. Leur
étude et leur incidence sur leur oeuvre et leurs conflits respectifs méri-
teraient à elles seules une étude complète et éclaireraient singulièrement
ce que leur génie respectif, mais aussi ses limites, doit à leur constel-
lation psychique inconsciente. Ferenczi en savait lui-même à ce propos
plus long qu'on l'imagine. Ainsi de cette confidence faite à Groddek :
Le procès du cadre 1131

« Un grand nombre de gens projette... (je l'ai constaté moi-même) leurs


propres complexes dans des découvertes scientifiques. » Sans donc
récuser cette dimension28, il nous apparaît cependant que la seule
attitude possible, dans la perspective qui nous occupe ici, est d'examiner
l'oeuvre dernière en tant que telle, avec sa force encore étonnamment
vivace, mais aussi toutes ses faiblesses. Jusqu'au bout, au demeurant,
Ferenczi n'a cessé de s'interroger devant ce qu'il sentait bien, dans son
approche, quoi qu'il en proclamât officiellement, comme une butée
incontournable, partagé qu'il était entre un tel constat et son inflexible
conviction d'être dans le vrai. Ses notes et écrits en témoignent, notam-
ment en cette interrogation dernière (26-12-1932) : « Une analyse en
profondeur (traumatogénétique) n'est pas possible si l'on ne peut pas
offrir des conditions plus favorables... Mais, cependant, comment
« désadopter » ? »
Comment désadopter... comment assumer de se laisser prendre,
parvenir à se déprendre, et demeurer analyste ? La fameuse missive
de Freud à Ferenczi à propos du baiser, aussi justifiée et mesurée qu'elle
apparaisse en sa forme et en son fond, réduit et déplace à la fois le vrai
problème : celui du procès du cadre tel qu'il a été fait et ne pouvait pas
ne pas être fait à Ferenczi, tout comme celui-ci ne pouvait pas ne pas
le mettre en cause dès lors qu'il se trouvait pris dans un registre où seule
sa rupture permettait de faire apparaître le procès, qui s'y joue en
deçà du refoulé secondaire. Ici se situe l'origine même du sujet non
encore sujet, tantôt au coeur même, invisible comme l'évidence, de
cette adéquation immédiate et absolue entre soi et l'autre, sinon en
des éclairs privilégiés ou par le biais de la mystique, mais dont identifi-
cations secondaires et langage nous distancient à jamais, dont nous
portons tous en nous la nostalgie sans trace, et toujours peu ou prou,
bien que silencieusement, mobilisée en toute analyse, tantôt au contraire
butant sur ce quelque chose sans nom qui n'a pas pu ne pas avoir lieu
en ce temps en dehors du temps, entre l'objet non encore objet et ce
sujet non encore sujet, et qui peu ou prou aliène ce dernier à lui-même
et au monde. Comment alors l'exorciser — désuggestionner, déshyp-
notiser, dirait Ferenczi — sinon en introduisant le cadre dans le procès
de la cure, pour faire ainsi advenir ce qui n'a ni vestige apparent, ni

28. Ni, de surcroît, imiter Jones, dans son entreprise de réduction, y compris la disqualifi-
cation, des propres prises de conscience de son compagnon et rival : « Excellent analyste, écrit ce
dernier, Ferenczi savait très bien s'analyser lui-même, mais hélas sans en tirer de bénéfice per-
sonnel adéquat. Cette analyse demeurait toujours trop intellectuelle et menée de façon trop
brillante. »
1132 Raymond Cahn

nom Ferenczi y est entré, a pleinement saisi ce qui, au niveau de ce


?
cadre, s'y jouait d'essentiel, et s'y est brûlé. Aujourd'hui, certains s'y
aventurent, d'un pas moins mal assuré, de par les balises proposées par
les premiers explorateurs. D'autres pensent possible de s'en approcher
au plus près en maintenant l'essentiel du schéma freudien, dès lors que
kleinisé. Et pourtant, comme le pointe malicieusement I. Barande, la
perspective de la bonification interne de l'enfant par réduction de
l'image d'une mère mauvaise grâce à la bonté de l'objet réel n'éveille-
t-elle pas en nous l'écho, si opposée soit-elle sur le plan technique et
théorique, d'un langage et d'une position dont j'ai tenté de rendre
compte, et qui doivent tant à Ferenczi, mais qui, eux, reconnaissent sa
place, au lieu même du contre-transfert, à l'objet primaire ?

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Dr R. CAHN
6, rue de l'Abbaye
75006 Paris
JEAN-LUC DONNET

L'ENJEU DE L'INTERPRÉTATION

Ce travail, qui a été présenté au Colloque de Deauville (1982)


sur l'interprétation, tente de faire « jouer » l'opposition construction-
interprétation telle que la suggère l'article de Freud « Constructions
en analyse »1. Il est un complément à l'article que j'ai publié dans le
numéro que la Revue française de Psychanalyse a consacré en 1982 au
thème « Technique ou pratique »2 et auquel je me permets de renvoyer
le lecteur.
Cet « oubli » de Freud m'est apparu important, car symptomatique
d'une vacillation de la théorie de la cure ; cependant de nombreux collè-
gues se sont inscrits en faux quant à l'existence même de cet « oubli ».
Le Coq-Héron3 en son n° 88 a publié précisément l'intégralité
de l'échange épistolaire entre Freud et Ferenczi qui avait précédé la
célèbre circulaire de 1924 où j'ai cru pouvoir relever cet oubli. Là
encore, je renvoie le lecteur intéressé à une étude approfondie de ces
lettres (ainsi que de l'article fort utile de Ilse Grubrich-Simitis qui les
présente). Car je n'en retiens ici que quelques points qui viennent
confirmer mon hypothèse.
L'oubli de Freud serait celui-ci : dans la circulaire de 1924 destinée
à exprimer son point de vue dans le grave conflit suscité au sein du
Comité par la publication presque simultanée de deux ouvrages4,
Freud reconnaît aux deux auteurs le mérite d'avoir conféré à la répé-
tition agie — et à l'erlebnis — un rôle éminent dans la cure, alors que lui,
Freud, l'aurait envisagé comme un accident indésirable, notamment dans
« Remémorer, répéter, élaborer ». Comme cet article ne contient rien
de tel, et confère bien au contraire à la répétition une place aussi centrale

1. C'est une opposition déjà beaucoup travaillée dans la littérature psychanalytique, notam-
ment française (cf. Lagache, Rosolato).
2. Un oubli de Freud. A propos de la répétition agie, RFP, 1982, 5, p. 953.
3. Le Coq-Héron, 1983, n° 88, Jacques Dupont, édit.
4. Ferenczi et Rank, Perspectives de la Psychanalyse, Psychanalyse, 3, Payot, 1974 ; Rank,
Le Traumatisme de la naissance, Paris, Payot.
Rev. franc. Psychanal., 5/1983
1136 Jean-Luc Donnet

dans la cure que dans son titre, il m'avait paru intéressant de suivre
cette piste : elle amenait à déceler, tout au long de l'oeuvrede Freud, les
indices d'une répugnance conflictuelle à l'égard de l'agiereti, malgré ou
plutôt à travers sa reprise théorique. J'en donne un exemple plus loin.
Que nous apporte, sur cet « oubli » et son interprétation, la publi-
cation intégrale du courrier?
Dans sa lettre du 22 janvier 1924, Freud, après avoir donné des
nouvelles de sa mâchoire, signale qu'il vient de terminer son travail
sur Masoch (« Le problème économique du masochisme ») « qui reste
en deçà de ce que j'attendais ». Et il continue : « Je ne suis pas tout à fait
d'accord avec votre travail commun, bien que je l'apprécie à beaucoup
d'égards. »
Cette phrase, par son imprécision même, va agir sur Ferenczi comme
un chiffon rouge et, en somme, il y a de quoi !
Dans sa longue et célèbre lettre du 30 janvier 1924, il va tenter
d'imaginer les objections de Freud à un texte dont pourtant il a été
partie prenante, ce qui rend, selon Ferenczi, d'autant plus énigmatique
sa réserve à son égard. Après coup, il serait certes facile de faire valoir à
Ferenczi que c'est précisément cette trop grande implication de Freud
qui lui interdit une bonne distance critique qui ne soit pas pur « dédou-
blement ». Il est intéressant de relever les objections imaginées — et
réfutées — par Ferenczi.
a / L'allusion à la possibilité que la suggestion (hypnose) puisse
un jour être mêlée à la psychanalyse ? « Mais nous n'avons parlé
de cette possibilité que dans les termes les plus hypothétiques, un peu
comme vous-même, Monsieur le Professeur, en avez parlé dans votre
exposé de Budapest5. Nous avons également souligné que cet amalgame
ne serait autorisé que dans un but pratique (curatif) et non scientifique.
Naturellement, il est et reste tout à fait accessoire pour nous d'insérer
ou non cette prophétie contestable en soi, dans notre travail ; si vous
nous saviez invités, oui, si vous n'aviez montré qu'un signe de mécon-
tentement, nous l'aurions volontiers laissé de côté »6.

5. Les Voies de la thérapeutiquepsychanalytique, 1919.


6. II y aurait beaucoup à dire, surtout en pensant à la description ultérieure que Ferenczi
donnera de la transe auto-hypnotique et du maniement de la régression. Ce que je relève ici,
c'est le peu d'enjeu théorique que Ferenczi paraît conférer à cette éventuelle réintroduction
délibérée. Et cette évocation ne vient-elle pas masquer les interrogations concernant l'envahis-
sement « non voulu » du champ analytique par le transfert « hypnotique », en particulierà travers
certaines manifestations de la répétition agie ? On voit ici que l'objection et la critique de l'objec-
tion ne vont pas au-delà de l'opportunité institutionnelle de ce qu'il est convenable de publier.
Que la réintroduction de l'hypnose mette en crise la théorie de la cure, c'est ce qui paraît propre-
ment refoulé.
L'enjeu de l'interprétation 1137

b / Voici la deuxième objection envisagée par Ferenczi, et elle


concerne notre propos : « L'unique objection que nous ayons entendue
de votre part était la crainte que nous n'accordions trop d'importance
à « l'expérience vécue », et trop peu à la remémoration. Nous nous
étions efforcés dans ce petit livre, à faire ressortir le point de vue,
pleinement correspondant à notre propre conception, à savoir que
l'analyse ne devrait pas se perdre en fumée dans des vécus. Nous ne
cessons pas de montrer la nécessité absolue de l'ancrage conscient
(remémoration) comme seul moyen prophylactique. Certes nous pro-
posons un usage plus large qu'auparavant de la tendance à la répétition,
mais ce n'est là qu'une différence quantitative, en quelque sorte,
dont l'expérience ultérieure aura à juger. Pour cette raison, je ne crois
pas que votre insatisfaction puisse se rapporter à ce point. »
Si, justement, comme le révèle la réponse de Freud. Il faut donner
acte à Ferenczi de ce que le texte publié est bien conforme à ce qu'il en
dit là. Seulement, la différence « simplement quantitative » n'est guère
compatible avec ce que le texte affirme du caractère « dépassé » de
« Remémorer, répéter, élaborer », où — selon l'aveu de l'auteur — la
répétition agie aurait été décrite comme un phénomène à éviter : passer
du négatif au positif n'a rien d'une simple différence quantitative!
c / Enfin, l'objection la plus forte qu'envisage Ferenczi est celle
concernant la fixation systématique d'un terme, modèle même de la
« technique active ». Je relève seulement avec intérêt ce que Ferenczi
sera amené à préciser, à savoir que c'est précisément en réfléchissant
à cette question du « terme » que Rank a eu l'intuition du « traumatisme
de la naissance », écrit ainsi en dérivation de son travail avec Ferenczi.
Comme on le voit, ces trois objections possibles ne sont pas sans
points communs. Et, dans la fin de sa lettre, Ferenczi nous éclaire sur
ce qui est l'axe implicite du livre : il pose le contraste entre la technique
impliquant plutôt l'observation, « compilant des données scientifiques »,
et la technique active. « Nous pensions qu'il était temps d'opposer,
pour une fois, les possibilités pratiques et techniques (qui nous ont
valu des succès), aux tendances hyperscientifiques, quelque peu éloi-
gnées de la pratique, qui régnaient dans nos cercles. »
Il semble que la polémique vise Abraham, et je ne suis pas à même
d'en mesurer la validité, mais cette conjoncture polémique éclaire la
distorsion qui anime le texte de Ferenczi-Rank : elle implique la
tentation de confondrela position analytique « classique » avec une obser-
vation scientifique distancée. Quelques années plus tard, et pour justifier
l'élasticité de la technique analytique — qui ne semblait pas en avoir
1138 Jean-Luc Donnet

besoin —, Ferenczi évoquera de nouveau, de manière caricaturale,


le psychanalyste « classique », muré dans son détachement (« A quoi ça
vous fait penser » ?), alors que le patient s'apprête à livrer quelque chose
qui lui tient à coeur.
Il est enfin frappant de relever la phrase qui ponctue la « justifi-
cation » de Ferenczi : « Ce que nous avons tenté, n'était qu'une tentative
pour utiliser, une bonne fois, dans la technique, le savoir déjà récolté. »
On ne saurait mieux résumer le paradoxe constitutif de la situation
analytique, auquel je fais écho à propos de l'opposition construction-
interprétation.
Je relève maintenant dans la réponse de Freud du 4 février 1924,
un passage qui n'avait pas été cité par Jones : « Actuellement, j'émet-
trais le jugement que ce travail n'a pas tout à fait surmonté sa tare de
naissance qui est d'insister sur l'expérience vécue, à la manière d'une
formule-choc, et pas assez sur la résolution de celle-ci. Au début,
j'ai sans doute été influencé par les rectifications que vous avez intro-
duites sous l'effet de ma répugnance d'autrefois par rapport à l'agir »...
« Mais je ne saurais cependant, pas dire avec quoi je ne suis pas
d'accord. »
La première phrase est claire : de manière judicieuse, Freud
souligne que le phénomène — et le problème — psychanalytique essen-
tiel est, non pas l'erlebnis, mais sa rencontre avec l'activité interprétative
résolutoire, intégratrice : problème effectivement escamoté dans le
texte de Ferenczi-Rank, et qui constitue l'enjeu essentiel de l'article
de 1914, sous le signe de la perlaboration.
Mais la suite n'est pas aussi claire ; je la comprends ainsi : « J'ai été
influencé, trop influencé (c'est-à-dire « séduit ») par les rectifications
que vous avez introduites » ; ces rectifications seraient la revalorisation
des erlebnis; et cette révalorisationaurait agi en réaction à (« sous l'effet »)
la répugnance de Freud à l'égard de l'agieren7. Là où la plume de Freud
me paraît hésiter, c'est dans la présence de cet « autrefois » : on ne sait
plus si c'est le Freud de maintenant ou d'autrefois qui répugnait à
reconnaître la place centrale de la répétition agie. On s'explique ainsi
comment se trouve projetée sur le Freud d'autrefois une objection qui
concerne le Freud d'aujourd'hui ; et que la circulaire de 1924 reconnais-
sant une nouveauté (qui n'en est pas une au niveau textuel) dans le

7. On pourrait presque suggérer une interprétation inverse : j'ai été influencé au point d'en
être convaincu, c'est-à-dire d'approuver votre texte, parce que vous avez bien voulu introduire
les rectifications (à cette valorisation excessive de l'agir) que ma répugnance déjà ancienne
exigeait.
L'enjeu de l'interprétation 1139

maniement de l'agieren ne puisse en faire l'éloge que moyennant l'effa-


cement rétrospectif de ce que Freud lui-même a écrit à son sujet,
dix ans plus tôt. Il me semble que l'aveu de Freud selon lequel il ne
saurait dire avec quoi il n'est pas d'accord est à prendre tout à fait à
la lettre, comme le reflet de son incertitude quant aux « voies de la
thérapeutique psychanalytique » 8.
Un mot enfin sur la réponse de Ferenczi du 14 février 1924, je cite :
« L'utilisation de l' « expérience vécue » comme formule-choc n'était
pas, comme je l'ai dit, dans notre intention ; dès que vous avez attiré
notre attention sur la possibilité que notre travail soit poussé à l'excès
dans ce sens, nous nous sommes hâtés d'y apporter les corrections néces-
saires (cependant, j'aimerais mentionner, en faveur de l'agir ou du vécu,
que le vécu analytique affectif représente déjà en soi une sorte de
« devenir conscient » pour le patient, et apporte une certaine pro-
tection contre la rechute dans le refoulement/formation de symptômes.
Naturellement, cette sécurité sera considérablement accrue par le rat-
tachement à un vécu antérieur, ou par la « construction » de celui-ci).
On le voit, la question métapsychologiqueinsiste et continue d'in-
sister depuis. C'est elle qui inspirait mon exposé sur l'interprétation,
que j'introduis maintenant.
Toutes les interventions interprétatives de l'analyste n'ont pas le
même enjeu. Celui-ci est fonction du « matériel » concerné (affects et
représentations), du niveau d'angoisse, et bien sûr du moment pro-
cessuel avec ses implications transférentielles et contre-transférentielles.
De manière générale, l'enjeu dépend de la place que l'analyste occupe
dans le transfert au moment où il délivre l'interprétation.
Si la cure est bien avant tout une analyse du transfert, l'enjeu de
l'interprétation doit être maximal lorsqu'elle rencontre la répétition-
agie-de-transfert. Cette rencontre spécifie l'acmé de 1' « action » analy-
tique ; c'est elle qui réalise l'optimisation de l'écart économico-symbo-
lique, la liaison affects-représentation idoine, propre à l'établissement
de cette « conviction » que Freud met au coeur de l'effet de vérité.
On sait que la métapsychologie de cette conviction fait problème
chez Freud. En un sens, elle ne lui semble clairement concevable
et légitimement acquise que lorsque la répétition agie dans le transfert
conduit, typiquement, à la remémoration : le « pleinement ressenti »
dans l'actualité de la séance se conjugue alors avec la reconstruction du

8. Pour mesurer cette incertitude,il faut songer à la façon dont Freud fait état de sa tentative
pour a injecter » le thème de la naissance dans ses analyses en cours !
1140 Jean-Luc Donnet

passé de manière « satisfaisante », sans reliquat transférentiel


— la
psychanalyse y trouve le modèle de la pureté de son action, éliminant
toute imputation de suggestion. Lorsque, par contre, la remémoration
ne vient pas sceller le travail de perlaboration (l'Homme aux loups,
auquel Freud se réfère dès « Remémorer, répéter, élaborer » en 1914),
le statut de cette conviction acquise reste encombrant pour Freud,
théoriquement et aussi institutionnellement (cf. le désaccord avec
Ferenczi dès 1924). Son malaise à l'égard de la répétition agie est repé-
rable tout au long de son oeuvre9. Je n'en rappellerai ici que l'indice le
plus flagrant : ce qui me semble un lapsus de l'Abrégé : alors qu'il est
en train de faire état — avec des formulations très voisines de celles
qu'on retrouve répétitivement dans son oeuvre — du caractère précieux
et irremplaçable de la répétition agie dans le transfert, il lui vient
sous la plume cette condensation : « Il n'est pas souhaitable que le patient
en dehors du transfert agisse au lieu de se remémorer. » Je ne vois pas
d'autre moyen d'éclairer cette tournure que de l'interpréter ainsi :
Freud, comme d'habitude, veut insister sur le fait que l'agieren doit
être restreint à l'arène « du transfert », sans déborder sur la vie « réelle » ;
donc : « Il n'est pas souhaitable que le patient agisse en dehors du trans-
fert. » Mais sa plume vient dire le regret de la « simple » remémoration :
« Il n'est pas souhaitable que le patient agisse au lieu de se remémorer. »
Il me semble que c'est cette réticence à l'égard de la répétition agie — en
dépit ou à cause de la place et du sens qu'elle trouve dans la théo-
risation — qui éclaire le ton éducatif, voire guerrier avec lequel, dans
l'Abrégé toujours, Freud décrit le travail psychanalytique, et l'effort
pour « arracher au patient ses illusions dangereuses ». Il devient alors
assez difficile de penser l'action interprétative autrement que comme
une éducation désillusionnante, « rectifiant » l'imaginaire. Par contraste,
les formulations de 1914 semblaient offrir à la répétition agie un accueil
plus souple dans laquelle la reprise interprétative ne semblait pas ren-
contrer comme un dilemme contraignant, l'opposition illusion-désil-
lusion, ou fantasme-réalité. La névrose de transfert y est décrite comme
un monde « intermédiaire » dont la consistance et la nature n'appellent
pas la force de la raison, mais le jeu de l'interprétation. Freud ne paraît
pas loin d'évoquer l'aire de jeu avec le suspens qui la fonde et qu'elle
maintient ; théorisation « harmonique » de l' « arène du transfert », où
l'amour de transfert est isomorphe — en son essence — de ce qui fait la

9. Op. cit.
L'enjeu de l'interprétation 1141

noblesse psychique de la névrose : la complexité de sa construction


représentative, en ses détours.
Dans le virage des années 20, le jeu de la bobine se trouve envisagé
essentiellement sous l'angle de la compulsion de répétition10 et de ce
qui se profile derrière elle, au-delà du principe de plaisir. Cet au-delà
et la pesée de la pulsion de mort paraissent tendre à ramener le psycha-
nalyste à un principe de réalité qui loin d'être un service ingénieux
du principe de plaisir, en serait l'antagoniste, le correctif. Le statut
économique et topique de la cure (comme « renforcement du Moi »)
trouve alors son expression indirecte dans la description que Freud
tente du processus de civilisation et de ses leurres, avec l'équilibre
précaire de l'illusion-désillusion. La cure comme processus civilisateur
pose elle-même la question de l'avenir d'une illusion.
La question du jeu restera cependant toujours actuelle, et d'autant
plus que la psychanalyse d'enfants l'utilise comme procédé fondamental
(M. Klein). C'est par Ferenczi que la place du jeu et de la régression,
dans l'analyse d'adultes, est tôt affirmée ; ce qui l'amènera à poser la
coexistence des dimensions frustrante et gratifiante dans la « situation
établie ». On sait avec quelle profonde simplicité Winnicott, à partir de
l'espace transitionnel, en vient à interroger « la localisation de l'expé-
rience culturelle » et les modes « possibles » de la désillusion.
Ce sont là des instruments conceptuels spécifiquement utiles pour
l'étayage préconscient du tact interprétatif11. Aucun principe, en ce qui
concerne l'énonciationde l'interprétation,n'est, peut-être,plus important
que celui-ci : elle doit maintenir la règle du jeu, alors même que l'agieren
du patient semble la récuser. Face à l'agieren, l'analysteaurait à entendre,
encore, que l'analysant joue à ne plus jouer, et l'interprétation
féconde y répondrait en élargissant, en renouvelant la règle du jeu. La
loyauté du psychanalysteest le respect en acte du sens potentiel du jeu.
Je reprends donc une lecture de « Construction en analyse » puisque
c'est dans ce texte de 1937 que Freud produit, sans y porter intérêt,
semble-t-il, l'opposition construction-interprétation. J'en retiens trois
points :
1 / Freud ne distingue construction et interprétation que par
l'ampleur du matériel psychique qu'elles rassemblent. L'interprétation

10. Le goût du connu plutôt que : « Au fond de l'inconnu, du nouveau » (Baudelaire).


11. Cf. « L'élasticité de la technique psychanalytique » et la discussion Freud-Ferenczi à
propos de la question du « sentir avec » et de son enseignement. Cf. aussi « Analyse définie et
analyse indéfinissable », mon argument pour le Congrès des Psychanalystes de langue française.
A paraître dans la RFP.
1142 Jean-Luc Donnet

concerne un élément ponctuel qui s'est présenté dans la séance; la


construction concerne un fragment, voire un pan de l'histoire oubliée ;
elle est « proposée » au patient pour combler les lacunes de son passé.
Freud paraît ici privilégier la construction. Pourquoi ? Sans doute à
cause de toutes les raisons qui doivent lier pour lui la psychanalyse à
l'histoire (aux histoires et à leurs recoupements). J'en induirai — le
contexte de l'article y invite — qu'il y a une corrélation entre la mise en
second plan de l'interprétation et la réticence de Freud à l'égard de la
répétition agie dans le transfert. Cette réticence serait à son acmé
lorsque la répétition ne se prolonge pas en remémoration, cependant
que les constructions auxquelles elle a donné lieu amènent à une convic-
tion pleine et entière. Peut-être cette situation réveille-t-elle la vieille
figure de l'hypnotiseur,par le biais de son complémentpsychanalytique :
l'analysé dont le masochisme omnipotent fait de l'analyste sa proie.
Voyez, dans le papier de 1923 sur la théorie et la pratique de l'inter-
prétation des rêves, à quelles extrémités l'Homme aux loups pousse
Freud, sur le thème de la suggestion de rêve. Dans un rêve de patient,
il peut n'y avoir pas d'autre désir inconscient que celui de satisfaire au
désir de l'analyste, écrit Freud, paraissant ainsi en quelque sorte oublier
le désir infantile, au lieu de décrire son accomplissement dans un trans-
fert « direct » (Neyraut), en fonction d'une régression temporelle massive.
Je propose de retenir l'idée suivante : 1' « ampleur » du matériel
psychique que rassemble la construction est presque antinomique de
l'interprétation de transfert. Celle-ci, en règle, ne peut avoir son plein
impact, que si elle est brève, pauci-signifiante, faisant écho à chaud,
sur le mode des processus primaires, à la manifestation agie (en parole)
de transfert, que si elle reste elle-même, pour une part, formation de
l'inconscient. L'interprétation longue — quelle que soit sa signifi-
cation — éloigne le « transfert » et prend donc virtuellement la valeur
d'une « construction » en donnant au mot son sens un peut « abstrait »,
on pourrait dire « théorique » (très net dans l'exemple donné par Freud).
N'est-ce pas un point qui fait discussion avec nos collègues kleiniens
que celui des longues « constructions dans le transfert » ? J'effleure ici un
problème central qui est celui du rythme de l'interprétation, dans son
lien avec les effets de sexualisation-désexualisation.
Je retiens seulement une corrélation assez générale : entre 1' « étroi-
tesse » — manifeste — d'une interprétation et son aptitude à intégrer
la répétition agie transférentielle, sans produire ou reproduire un cli-
vage des modes de fonctionnement psychique impliqués. Il y a un lien
entre « l'actualité de Paffect transférentiel et ce que j'appellerai l'in-
L'enjeu de l'interprétation 1143

tensité » de l'interprétation (séquence de surinvestissement-désinves-


tissement).
2 I Du deuxième point, relatif à la fin de « Construction » je ne retiens
que ce qu'il faut pour rendre à Freud ce qui est à Freud : précisément une
tentative pour dépasser le dilemme de la remémorâtion ou de la non-
remémoration, qui contient en même temps un élément d'élaboration
quant à la dimension contre-transférentielle que j'ai évoquée.
Freud, je vous le rappelle, part d'un fait clinique surprenant : il
arrive qu'une construction « particulièrement juste » suscite comme
réponse, chez le patient, un phénomène mnésique quasi hallucinatoire
— en rêve ou à l'état de veille — dont la deuxième caractéristique est
qu'il met en images non pas la situation qui était évoquée par la cons-
truction, mais ce qu'on pourrait appeler son à côté sur le mode d'un
déplacement par contiguïté (sur le détail). Cette remarque problématise
la remémoration en remettant l'accent, comme dans La science des
rêves — sur la contradiction fonctionnelle entre images visuelles et
traces verbales. Plus profondément, Freud semble suggérer que cet
écart à la fois minimal et irréductible a une valeur structurelle : comme
s'il lui conférait la valeur d'un indice de subjectivation. La subjecti-
vation se manifesterait ici pour le sujet conjointement dans la défor-
mation de sa « vérité » et dans la relation d'incertitude entre images et
traces verbales, entre souvenir et perception. Ce constat clinique conduit
Freud à un renversement assez sidérant : toute hallucination — faut-il
ajouter : tout rêve — doit contenir un élément de vérité historique.
Ce qui l'amène à proposer une modification de sa théorie de la psychose :
il a commis l'erreur de la réduire au couple : désinvestissement d'un
secteur de la réalité — réalisation du désir inconscient. Or il faut partir,
plutôt, d'un couple désinvestissementde la réalité — retour du refoulé
historique, couple sur lequel s'exercent à la fois la censure et le désir
inconscient.
Il s'en déduit la reformulation, un peu surprenante, d'une attitude
technique en face du « délirant » : « On abandonnerait l'effort futile
d'essayer de convaincre le patient de l'erreur de son délire contraire à la
réalité ; et, au contraire, la reconnaissance de son fonds de vérité pourrait
apporter un terrain commun sur lequel le processus thérapeutique
pourrait se développer. »
Cette proposition ne devrait pas séparer le psychotique du névrosé,
et il est assez clair qu'elle devrait aussi concerner « la folie du transfert »,
en vivant contraste avec le ton de l'Abrégé que je rappelais tout à l'heure.
Il semblerait alors que la tentation d'arracher leurs illusions aux
1144 Jean-Luc Donnet

patients est liée à une erreur théorique, et s'étaye sur le reproche sur-
moïque de « prendre leurs désirs pour des réalités ». L'élément déformé
de vérité historique est donc ce qui peut « éclairer » le transfert et son
interprétation. Le renversement produit par Freud se prolonge : il y a
une analogie profonde entre la construction délirante (qui vise à
expliquer et guérir) et la construction du psychanalyste qui a la même
finalité. Certes, dans un cas il s'agit d'un travail intra-psychique incons-
cient, dans l'autre d'un travail inter-psychique moins inconscient
puisque le psychanalyste travaille sur une autre scène. La question
devient la suivante : qu'est-ce qui fait que le patient peut accueillir la
construction du thérapeute, qu'il ne sera pas tenté de la critiquer,
comme tout à l'heure le thérapeute était tenté de le faire pour la cons-
truction délirante? L'élément de réponse indirectement suggéré
par Freud est celui-ci : à condition, d'abord, que la construction du
psychanalyste ne soit pas une expression directe de son désir ; qu'elle
témoigne donc d'un fonctionnement mental où la suspension de la
représentation-but soit assurée. C'est-à-dire que l'interprétation soit
porteuse — outre son sens — d'un suspens du désir, qu'elle ne soit pas
militante12.
3 / Je peux maintenant dire quel sens je donnerais à l'opposition
— relative — entre construction et interprétation.
J'ai suggéré que, pour Freud, l'interprétation est plus proche du
matériel de la séance, et d'un résultat « discret », c'est-à-dire limité
et « complet »13 (isomorphe à la réussite d'un symptôme, d'un lapsus,
d'un mot d'esprit, voire d'un rêve). Par contraste, la construction est
une métaphore de la cure toute entière comme grande construction
historico-pulsionnelle, par définition indéfinie.

12. Il ne me semble pas artificiel de lire dans cette prescription technique de Freud un écho
d' « Analyse terminée et analyse mterminable », où il dialogue avec Ferenczi. La position tech-
nique dénoncée serait celle qui entendrait réduire le transfert à un fantasme de désir (et au trans-
fert de défenses), et sa liquidation à une éducation par la réalité. La vérité historique du transfert
ne renvoie pas au « pur miroir » de l'analyse, mais à ce que le cadre analytique répète, déjà, iné-
luctablement, et donc induit. L'analyste qui voudrait l'ignorer ressemblerait dans certains cas à
ce parent évoqué par Ferenczi, et qui ajoute à l'agression sexuelle, le désaveu de l'éprouvé de
l'enfant qui scelle le traumatisme. Après tout, à plusieurs reprises — et notamment dans « Les
théories sexuelles infantiles » — Freud désignait le mensonge parental comme le trauma par
excellence qui inhibe le pensoir. Ces aperçus préfigurent la fonction de l'Autre comme porte-
parole. Ils laissent entendre en tout cas que toute cure, dans sa singularité, engage la probléma-
tique trauma-fantasme : soit dans leur complémentarité pour une métapsychologiede la « réalité
psychique » autonome, intra-subjective, soit dans leur relation dilemmatique qui ouvre toute la
perspective du travail sur le cadre. Pour ce que Ferenczi apporte, à ce niveau, je renvoie au beau
travail de Pierre Sabourin dans les nos 79 et 80 du Coq-Héron.
13. Dire qu'une interprétation n'est jamais complète implique de conférer à « complète » un
sens « métaphysique ». J'entends par complète, phénoménologiquement, celle qui donne le
sentiment partagé d'un aboutissement, d'une adéquation faisant temporairement clôture.
L'enjeu de l'interprétation 1145

Aussi bien l'interprétation que la construction démarquent le travail


du psychanalyste de celui de l'hypnotiseur : celui-ci introduit sa sug-
gestion dans l'esprit de l'autre comme un corps étranger expressément
voué à susciter de l'identique (identité du message et de son résultat).
Il importe peu qu'il s'agisse de l'incorporation d'un objet partiel ou de
l'imago d'un objet total omnipotent (pour citer la distinction relevée
par De M'Uzan). Mais la construction et l'interprétation s'opposent à
la suggestion selon deux modèles symétriques :
— La construction se définit justement comme explicitement « exté-
rieure » au patient. La question de sa justesse n'est pas au premier plan,
comme Freud y insiste. L'important est son devenir processuel chez le
patient, puis chez l'analyste qui le prend en compte. Ce devenir est sa
généralivité associative pour reprendre l'expression d'A. Green. Il y a un
enchevêtrement à tâtons, où le système essais-erreurs peut fonctionner.
La construction s'adresse au Moi du patient et sa formulation — plutôt
hypothétique — reconnaît implicitement les discontinuités inter- et
intra-systémiques qu'il s'agit virtuellement de surmonter. En somme,
la reprise et la correction font « partie du programme », ce qui revient à
dire que la construction est structurellement approximative, approchée.
Elle n'est donc guère concernée par le oui ou non du patient, et on com-
prend que la description de son effet permette à Freud de rejeter l'accu-
sation de « totalitarisme ». lancée par son interlocuteur (« Pile je gagne,
face tu perds »).
Dans l' « accordéon » économique du processus, la construction, en
dépit de son apparence « synthétique » est, par sa linéarité, au service
de la « décondensation » : c'est un coup d'ouverture, qui ne récuse pas
ce qu'il peut devoir au savoir établi. L'interprétation pourrait être décrite,
de manière, à la limite, symétrique comme un coup « conclusif », une
condensation de l'insight aboutissant d'ailleurs souvent à un temps
de silence (« surprise médusée »). J'ai dit pourquoi, souvent elle ren-
contre la répétition agie transférentielle. C'est le moment où la formu-
lation de l'interprétation s'inscrit dans le déroulement — porté au
rouge, c'est-à-dire surinvesti — d'une activité de parole infiltrée par les
processus primaires. Moment nécessairement ponctuel, limité, où la
pensée s'est faite action pour que l'action se transforme en pensée,
dans un registre régressivement voué à l'animisme. L'interprétation
semble en prise directe sur l'inconscient, et les traces de mots s'y
conjuguent avec les procédés de figuration et la dramatisation inhérente à
l'hystérisation de la situation.
Une telle interprétation, idéalement, n'est pas concernée par l'ap-
1146 Jean-Luc Donnet

proximation; elle ne se répète pas puisqu'elle est unique, intraduisible :


produit instantané d'un emboutissage des logiques (Neyraut), sa réussite
résout à chaud le problème de la justesse, de la vérité du message : une
telle interprétation tombe juste comme on peut le dire d'une division.
Sa vérité est toute d'évidence, puisqu'elle ne se réfère qu'à l'oeuvre du
hic et nunc et non à des références extrinsèques. En ce sens, bien que ne
s'adressant pas au Moi, elle suscite l'appropriationimmédiate du patient,
parce qu'il peut saisir aussitôt qu'elle était comme contenue dans son
dire, qu'elle prend au pied de la lettre. L'interprétation agit le franchis-
sement des discontinuités psychiques — c'est pourquoi, en réalisant
la confusion futigive du psychanalyste et du patient elle resignifie
aussitôt et d'autant mieux leur radicale discontinuité. Le psychisme de
l'interprète n'est qu'un lieu de transit, de réflexion14. En ce sens, elle
« délivre » le psychanalyste et le patient l'un de l'autre, en resignifiant
la pertinence du jeu psychanalytique. Pour le dire de manière un peu
extrême : elle semble témoigner de la vocation du transfert à être
analysé, à analyser.

Avant de revenir sur l'opposition construction-interprétation, il me


semble utile de donner un exemple de cette vocation interprétante du
transfert et de la manière dont l'interprétation la réfléchit. Il se trouve
que cet exemple illustre tout à fait ce que Ferenczi évoque comme
« jeu des questions et des réponses », bien que la tonalité régressive
manifeste soit absente.
Si j'essaie, sans me reporter aux textes « canoniques », de redéfinir
les différences évoquées dans la trilogie de l'interprétation du/de/dans
le/ transfert, je rencontre une certaine difficulté :
— l'interprétation « dans » le transfert me renvoie à la pratique courante
du hic et nunc, où l'intervention concerne au niveau manifeste la
relation transférentielle. Mais y a-t-il quelque intérêt à l'isoler en
faisant abstraction de ce que sa formulation resignifie implicitement,
en ses contenus latents, du jeu transférentiel ?
— l'interprétation « du » transfert ? J'en verrais la manifestation soit
dans les interventions — notamment au début de l'analyse — qui
visent les résistances au transfert, soit — plutôt à la fin — dans celles
qui tendaient à surmonter les résistances par le transfert. Dans les

14. Sans doute dirait-on, avec Lacan, qu'il se trouve au plus près d'une position de grand
Autre.
L'enjeu de l'interprétation 1147
deux cas, n'est-ort pas victime d'un langage un peu technologique
(Rosolato)?
— l'expression d'interprétation de transfert me paraît infiniment plus
riche et adéquate : interprétation de transfert comme on dit mariage
de raison.

L'ambiguïté de la formule indique que le transfert est saisi comme


un vecteur d'interprétation : l'interprétation est dans le transfert parce
que le transfert est dans l'interprétation, sans qu'on puisse décrire un
dehors et un dedans mais plutôt un aller-retour : l'interprétation trans-
fère le transfert.
Voici mon exemple :
C'est un patient qui arrive à sa séance habité par une scène de la vie
« réelle ». Son récit très factuel fait état du conflit avec sa femme
déclenché par sa venue à la séance. Avec une certaine mauvaise humeur,
une certaine véhémence aussi, il parcourt toutes les facettes de la situa-
tion sur un mode qui est et se veut objectif. Il en vient à dire qu'après
tout, il peut comprendre sa femme, se mettre à sa place : ne lui laisse-t-il
pas la charge de la maison pour aller voir quelqu'un qui, de plus, lui
coûte cher? Au bout d'un long moment, sortant apparemment d'un
registre purement narratif ou psychologique, le patient rapproche en
riant sa situation de celle d'un enfant à qui if est demandé : « Qui tu
préfères, papa ou maman »?, et qui répond « les deux » forcément!
Le récit reprend un peu répétitivement et profitant d'une brève pose,
je demande : « Qui serait le papa ? Qui serait la maman ? » Le patient ne
paraît d'abord pas prêter attention à la question et continue son récit.
Puis il y revient, et sur un mode ironiquement raisonneur parodiant
l'activité interprétative, il commence : « Bon alors, si vous êtes mon père
et si Rose est ma mère... » Il semble hésiter, et je m'entends conclure :
« Donc, c'est ma femme. »
Après un long silence, dont la tonalité introjective contraste avec
l'ambiance projective antérieure, le patient conclut sa séance en repre-
nant la parole, soupirant un peu. « Dire qu'il m'a fallu attendre si long-
temps pour réaliser vraiment que mes parents sont mari et femme. »
Je ne veux pas commenter longuement ce moment analytique;
seulement le rapprocher du début de mon exposé. Je relève donc :
— Que le récit du patient est entendu, difficilement, comme une
répétition agie transférentielle, je veux dire que sa dimension narrative
vaut d'abord comme communication interactive (Widlöcher), mettant
en acte un scénario complexe, quant à la distribution des rôles et quant
1148 Jean-Luc Donnet

à la nature des sentiments (reproche, provocation, séduction, etc.).


L'intensité de l'effet interprétatif sera proportionnelle à la méconnais-
sance qui le marque.
— « L'association » du patient sur le dilemme de la préférence entre
papa et maman est un insight interprétatif lumineux, mais tout à fait
clivé, semble-t-il.
— Ma première intervention est d'abord une mise en doute un peu
taquine de la conformité entre la distribution des rôles dans le scénario
fantasmatique et la réalité des sexes des acteurs : sa forme interrogative
suggère le décrochage d'avec la réalité commune pour le déploiement de
toutes les facettes du scénario, en particulier celle qui concerne la
place d'où s'énonce une « demande de préférence ». C'est tout à fait
inconsciemment que ma formulation répète celle qui inaugure si typi-
quement le jeu du papa et de la maman, entre enfants.
Peut-être est-ce cet écho régressif et compromettant qui oblige le
patient à « ne pas entendre? »
Mais il faut bien noter l'extrême condensation à l'oeuvre dans le
retour ludique et presque parodique qu'il fait sur ma proposition :
— Sur le plan du contenu, il semble « s'accrocher » à une distribution
« réaliste » des rôles.

— Mais son ton évoque un écho à ma proposition de « jouer » à


distribuer les rôles. N'y a-t-il pas dans le double « si », une sorte d'appli-
cation qui évoque l'enfant en proie à l'effort de « secondarisation » des
théories sexuelles qui l'agitent ? Il y a quelque chose comme un « Papa
veut que je raisonne comme une grande personne ». dans sa manière
d'entrer — à contrecoeur — dans la « logique du transfert ».
— La chute : « Donc c'est ma femme » est d'autant plus forte que
disant pourtant les mots qui étaient dans sa bouche, je leur donne en les
proférant une dimension interactive irremplaçable.
N'est-il pas exemplaire du jeu analytique qu'une parole venue de la
place que le psychanalyste occupe dans le transfert, parole par laquelle il
prend possession de la femme en toute logique (« donc »), et au nom de la
génération, qu'une telle parole bien loin de prolonger la confusion dans
l'esprit du patient, est reçue comme l'écho d'une parole paternelle signi-
fiante, restitutrice d'une scène primitive, partiellement déniée.
Il n'est pas rare qu'une simple intervention dans le scénario trans-
férentiel, par laquelle le psychanalyste s'identifiant au rôle qui lui est
attribué, en témoigne, débouche sur un insight dont la valeur historique
est éminente. Quand Ferenczi décrit le jeu des questions et des réponses,
sa tentation est de l'inscrire dans le contexte d'un vécu régressif seule-
L'enjeu de l'interprétation 1149

ment accessible par ce biais et de l'opposer à une technique classique cari-


caturalement glaciale. Mais le jeu des questions et des réponses appar-
tient au registre du jeu analytique ordinaire, et même à ce niveau, il n'est
pas facile d'en restituer la complexité, comme l'illustre mon exemple.
Ainsi l'interprétation de transfert ponctuelle constitue un des pôles
de l'activité interprétative : celle qui se situe au plus près de la scène
transférentielle, de l'acte de parole contenu dans le cadre de la scène.
Elle réalise, dans l'extrême condensation signifiante qui la marque, un
mouvement quasi instantané de déliaison-liaison qui est isomorphe à
l'économie de la cure. C'est elle qui illustre au mieux la manière dont
l'opposition passé-présent (discontinuité intra-psychique de l'analysant)
subit un glissement vers l'opposition dehors-dedans (discontinuité
entre l'analysant et l'analyste); ce glissement réversible soutient au
mieux l'établissement des nouvelles continuités caractéristiques du Moi
analysant. Les risques de ces moments interprétatifs sont ceux de l'idéa-
lisation et de la séduction.
La question se pose donc de l'équilibre des deux pôles de l'activité
interprétative. On ne saurait concevoir la cure comme la sommation
d'un certain nombre de ces moments interprétatifs : mais peut-on
inversement imaginer un processus psychanalytique dépourvu de telles
séquences? Je me trouve là devant le problème évoqué par Fain de
l'écart entre l'analyse d'un rêve qui demande quelques heures (enfin... !)
et celle de la névrose de transfert qui demande mois et années. Pourrait-
on considérer que ces moments privilégiés ne sont qu'un pôle du jeu
et qu'ils ne peuvent se substituer au travail de l'alliance et de la cons-
truction? Ce serait oublier que la construction appelle aussi l'aire de jeu.
La différence cependant compte : l'interprétation « discrète » matérialise
sur le plan symbolique une adéquation parfaite qui soutient de la manière
la plus immédiate le phénomène du trouvé-créé, inséparable d'une véri-
table renaissance du principe de réalité. La construction renvoie, elle,
au chevauchement de deux aires de jeu et son utilisation implique la
tolérance à leur inadéquation relative. Ceci implique que le psychana-
lyste, comme objet du transfert, ne soit pas trop menaçant-menacé
aussi bien du côté de l'intrusion que de l'abandon.
Il me semble que ce qui distingue le mieux l'interprétation de la
construction est ceci : la construction rapproche d'une symétrisation
de l'analyste et du patient, dont les espaces de travail sont peu à peu
rapprochés par la référence à l'alliance thérapeutique, et à une historicité
extrinsèque au langage, à laquelle la parole se réfère comme à une réalité
préexistante.
1150 Jean-Luc Donnet

En ce sens; la construction s'origine dans un savoir établi, dans


une théorie, et l'analyste l'énonce depuis sa place de « gardien du cadre »
(Fain).
L'interprétation, elle, semble émaner, le temps d'un instant, de
l'objet transférentiel lui-même. Mais l'acte même de son énonciation
resignifie la fonction de l'analyste, peut-être comme gardien du jeu
psychanalytique. C'est dans l'entre-deux de ces deux pôles que se
découvre une fonction de tiers non réifié, d'un arbitrage propice au jeu,
et qui émane du pouvoir métaphoriquedu langage. La justesse de l'inter-
prétation, on l'a vu, ne se réfère à aucun fait, à aucune réalité extrinsèque
au hic et nunc. Elle se suffit d'être une création accomplie, trouvant sa
vérité dans l'intrinsèque du sens, et la contingence de la séance. Qu'elle
soit à proprement parler intraduisible,parce que parfaitementsingulière,
originale, n'est-ce pas ce qui fonde la situation analytique dans sa dimen-
sion irremplaçable ?

Dr Jean-Luc DONNET
40, rue Henri-Barbusse
75005 Paris
JACQUES CAÏN

LE PONT DE DON JUAN


(l'Entre et le Présent chez Ferenczi)

«Plus que tout autre chose, l'ouverture


de Don Juan lie ce qui m'est échu d'exis-
tence à un défi qui m'ouvre au ravisse-
ment hors de soi. A cet instant même je
regarde cet être acéphale, l'intrus que
deux obsessions également emportées
composent, devenir le Tombeau de Don
Juan. »
Georges BATAILLE.

A l'inverse de Georges Bataille, et même si Don Juan comme


nous le retrouvons encore plus loin, les réunit, il n'est pas étonnant
que Ferenczi, dans sa recherche quasi systématique de la valeur symbo-
lique dés objets, n'ait pas brodé sur le thème des tombeaux : ceux-ci
n'ont en fait rien d'universel et leur sens, si complexe soit-il, ne concerne
chacun que très individuellement. Les tombes se suffisent à elles-mêmes,
elles sont de ces lieux rares qui renferment les preuves d'une mort réelle
et tout au plus va-t-on les visiter dans une sorte de pèlerinage où le désir,
ayant perdu son ambivalence, peut se trouver satisfait : l'autre est bien
là, plus encore prisonnier que de son vivant, sous une pierre que rien
ne peut mouvoir. Le réel ici est d'une certaine façon retrouvé, dans la
mesure où la représentation de choses et la représentation de mots sont
intimement liées, sans débordement, et la séparation entre les deux
versants du même objet ne peut se faire qu'après un certain temps d'éla-
boration. Les tombes ont toujours à faire avec le fétiche ou la relique
dont elles peuvent être le support ; et seulement à travers elles, peut-on
remonter le passé, c'est-à-dire nous replacer à un moment où la chose
et son sens n'étaient pas figés définitivement dans l'univocité.
Tel est pour nous le souvenir d'un cimetière juif presque abandonné
Rev. franc. Psychanal., 5/1983
1152 Jacques Caïn

dans une lointaine banlieue de Budapest. Répondant à une question,


la gardienne dans sa loge épluche lentement avec son doigt mouillé le
répertoire alphabétique et, une fois le nom retrouvé, indique le numéro
d'une allée, puis, dans cette allée un autre numéro, celui de l'empla-
cement. Tout cela pour conduire le visiteur devant une tombe entourée
d'une grille fermée sur le devant par une pierre verticale rectangulaire
où s'inscrit sur une seule ligne en caractères égaux : Dr Ferenczi Sandor,
1873-1933.
Lien entre soi et tout un passé d'analystes, lien entre le dedans et le
dehors, lien entre le maintenant et l'autrefois, voici le moment où notre
préambule devient exemple. Les associations viennent à partir de l'objet
ainsi trouvé, ressortant à travers une histoire qui se fait, comme nous
l'avons souvent dit, dans le présent, créant un lien avec un passé recons-
truit, entre soi et l'histoire, lien tout autant soutenu par la pulsion libidi-
nale que par la pulsion de mort.
Un lien ainsi construit porte un nom bien précis, c'est un pont et
lorsque ce terme fut prononcé par un de mes patients dans un moment
particulièrementmouvant de sa cure (mais son histoire ici n'a pas grande
importance), il me remit eh mémoire deux textes de Ferenczi : c'est
autour de ces deux travaux que s'attachera la suite de notre réflexion.
Le premier texte paru en 1921 sous le titre « Le Symbolisme du
Pont » nous paraît d'autant plus important que plus encore que dans un
grandnombre de ses oeuvres, Ferenczi y laisse apparaître avec une grande
clarté le fond même de sa pensée : l'importance de ces textes nous permet
de les reprendre ici en y mêlant nos commentaires personnels.
Dès la première phase de ce travail, avant qu'il soit question du pont
tel qu'ensuite il sera présenté, est mise en avant « la relation symbolique
entre le fantasme inconscient et un objet ou une activité ». Etablir un tel
lien, nous dit en substance Ferenczi, ne peut se faire que par un mouve-
ment pendulaire constant entre les hypothèses avancées et les modifi-
cations que celles-ci subissent sous l'influence de l'expérience. Dialec-
tique ou entre-deux, c'est déjà là un aspect de ce qui va être ensuite
développé ; cependant méfiance doit être gardée envers ce qui pourrait
être apporté là par une connaissance scientifique du monde : ce sont
des indices que nous fournissent les objets extérieurs et leur connais-
sance scientifique, mais la véritable connaissance de l'inadéquation
symbolique, c'est-à-dire en fait du lien entre le signe et ce qu'il représente,
c'est « l'interprétation des rêves et l'analyse des névroses » qui nous
l'apportera. Si la connaissance scientifique nous donne dans ce sens une
indication, la psychanalyse seule peut conduire à une certitude.
Le pont de Don Juan 1153

C'est dès cette introduction que, de notre côte, une précaution


doit être prise car on doit se méfier d'une trop grande modernité de la
lecture faite de ces textes déjà anciens : on doit avoir constamment à
l'esprit que ces écrits ont répondu à un autre besoin que celui que nous
connaissons actuellement, qu'ils sont sortis dans une culture analy-
tique bien différente, et qu'ils se sont situés dans un contexte historique
dont nous n'avons, par la force des choses, qu'une connaissance impar-
faite. Toutefois, nous ne pouvons nous retenir d'une lecture moderne
de ce travail, ce qui nous permet en fin de compte d'entendre diffé-
remment (disons de façon complétée) ce qui y était déjà inscrit.
Ainsi nous pouvons pointer d'emblée dans ce texte un premier pont
entre le fantasme inscrit et l'objet ; la plus grande partie de l'article va
servir ensuite à montrer quelle est la spécificité de ce symbole lorsqu'il
apparaît sous forme d'image précise, c'est-à-dire en tant que moyen
de passer d'une rive à l'autre que ce soit dans un rêve ou dans un
fantasme. Ferenczi ajoute que l'interprétation de ce thème n'est pas
facile lorsqu'aucun détail événementiel ne vient l'éclaircir. Quant à lui,
son expérience avec plusieurs patients ayant eu de telles préoccupations,
lui a permis d'aboutir à l'interprétation symbolique sexuelle suivante :
« Le pont est le membre viril, en particulier le membre puissant du père,
qui relie deux contrées. » Gigantesque parce que démesuré par rapport
au monde de l'enfant, il passe au-dessus « d'une étendue d'eau vaste et
dangereuse d'où jaillit toute vie et où l'être humain désire retourner
tout au long de son,existence ».
Deux éléments sont donc ici présentés comme complémentaires
mais fondamentalement associés. En premier lieu le phallus géant dont
l'aspect est d'autant plus énorme qu'il est l'objet du père, écrasant
l'enfant par la taille et la puissance. Ce phallus est dressé de la même
façon qu'un pont et nous pouvons entendre ce terme ici de la façon sui-
vante : c'est un lien entre le désir du père et le désir de l'enfant, dans
un rapport qui au niveau du préconscient comporte soumission et
domination, c'est-à-dire une relation sado-masochiste; mais rapport
qui peut être envisagé au niveau inconscient comme l'expression d'un
processus d'identification beaucoup plus complexe. En second lieu la
zone dangereuse que le pont permet de traverser forme l'autre partie
du symbole et Ferenzci la rattache au fait suivant : « Les patients qui
font de tels rêves ne peuvent s'approcher de l'eau, ce sont tous des
impuissants qui ont à protéger la faiblesse de leurs organes génitaux
de la dangereuse proximité de la femme. »
On peut remarquer dès ces premières notations énoncées par
1154 Jacques Caïn

Ferenczi comme des évidences, qu'un tel décodage fait appel autant à
une clinique analytique dont l'exemple qui suit est la démonstration,
qu'à la persistance dans l'esprit de l'analyste d'une conception ration-
nelle de ce déchiffrage. En effet, et en demeurant sur un plan purement
descriptif, un pont peut être défini à la fois par lui-même en tant qu'objet
ayant une certaine forme et servant à un certain usage ; à la fois par la
nature de ce qu'il sert à franchir, au plus près de la réalité. D'une façon
instrumentale, un pont sert à franchir un espace d'eau. A l'opposé
de cette définition par l'usage, la gymnastique du discours à laquelle
nous sommes maintenant parvenus, perversion ou non du signifiant,
fait que pour l'analyste, qu'il soit le plus médiocre ou le plus raffiné,
le pont évoque tout autant le jazz ou le Pacifique par le biais du Golden
Gate, qu'une figure de gymnastique, ou que l'isolement de Berlin et
bien d'autres choses encore.
Ferenczi quant à lui, était avant tout un clinicien, un observateur
et pour illustrer son hypothèse il rapporte ensuite le cas d'un patient
qui souffrait à la fois d'une phobie des ponts et d'une éjaculationretardée.
L'histoire de ce patient est tout à fait caractéristique et plus particuliè-
rement la scène traumatisante qu'il vécut à l'âge de neuf ans : « Sa mère
(une sage-femme) qui l'idolâtrait, ne voulut pas renoncer à la présence
de son enfant même la nuit où elle fut prise par les douleurs de l'accou-
chement et où elle mit au monde une petite fille ; le petit garçon, de son
lit, eut par conséquent la possibilité de déduire, à partir du processus
de la naissance qu'il dut sinon regarder du moins entendre, ainsi que
des propos tenus par les personnes qui s'occupaient de sa mère, des
détails sur l'apparition et la redisparitionprovisoire du corps de l'enfant.
Le petit garçon ne peut avoir échappé à l'angoisse qui s'empare irrésis-
tiblement de tout témoin d'une scène d'accouchement; il s'est senti
dans la situation de cet enfant qui était en train de subir sa première
et sa plus grande angoisse, prototype de toute angoisse future, et qui
pendant des heures était ballotté entre le ventre de la mère et le monde
extérieur. Ce va-et-vient, ce point de jonction entre la vie et ce qui
n'est-pas-encore (ou n'est-plus) la vie a donc donné à l'hystérie d'an-
goisse de ce malade la forme spécifique de la phobie des ponts. La rive
opposée du Danube signifiait pour lui l'au-delà qui, comme d'habitude,
était conçu à l'image de la vie prénatale. De sa vie, il n'avait jamais
franchi un pont à pied, seulement dans des véhicules qui allaient très
vite et en compagnie d'une forte personnalité qui lui en imposait. La
première fois que je l'amenai — après affermissementsuffisant du trans-
fert — à tenter de nouveau, après un long intervalle, le trajet en ma
Le pont de Don Juan 1155

compagnie, il se cramponna à moi de façon convulsive, tous les muscles


tendus, la respiration coupée. Au retour, il en fut de même mais seule-
ment jusqu'au milieu du pont : lorsque le côté de la rive qui signifiait
pour lui la vie devint visible, la crampe céda, il devint gai, bruyant et
bavard, l'angoisse avait disparu. »
A la lecture de ce long fragment on est bien évidemment frappé, si
prévenu soit-on, par l'activité de la technique de Ferenczi qui se comporte
dans le cas particulier comme le feraient actuellement les behavioristes ;
pour aider son patient, il l'accompagne de Buda à Pest en traversant
avec lui le Danube. Cependant s'arrêter à cet aspect activiste de la tech-
nique serait une erreur et il faut aller au-delà car en réalité Ferenczi,
loin de mettre l'accent sur le côté comportementalauquel certains actuel-
lement réduisent la thérapeutique, insiste sur la relation transférentielle
qu'il a établie avec son malade ; ce dernier ne pouvait s'abandonner à
une femme, pas plus ne pouvait-il traverser la symbolique de celle-ci,
c'est-à-dire l'eau profonde, pas plus ne pouvait-il passer sur un autre
symbole, le pont ; tous ces actes ne lui étaient rendus possibles que si
quelqu'un « de plus fort que lui le maintenait en surface ». Et si l'analyste
est ici d'une certaine façon efficace, ce n'est pas par le jeu d'un simple
accompagnement, mais c'est parce que, support d'une image paternelle
plus idéale, il permet au patient de surmonter sa phobie.
Pour Ferenczi le sens essentiel du pont est d'être un lien dont les
interprétations se rejoignent : lien entre les deux parties, lien entre la
vie et la mort. Et c'est là le membre viril paternel qui assume ces deux
fonctions, comme Buda et Pest se sont unies en un seul nom.
La discussion qui s'amorce ensuite permet à Ferenczi de préciser
l'existence d'un autre lien, celui qui fait associer de façon consubstan-
tielle le corps et les mécanismes mentaux. Certes, nous dit-il à peu près,
on peut penser qu'il s'agit dans ce cas d'un symbolisme qui met en
cause uniquement des liaisons purement psychiques (faisant allusion
aux ponts verbaux de Freud ou bien au phénomène antésymbolique
de Silberer). Mais comme on le voit dans l'exemple cité, les représen-
tations ne sont pas purement mentales, elles sont toujours liées aux évé-
nements, c'est-à-dire à des représentations d'objets. Comme le dit fort
clairement Ferenczi, le renforcement narcissique des systèmes mné-
siques du moi sur lequel il a insisté longuement, peut donner l'appa-
rence d'une fonction symbolique en grande partie isolée. Mais il existe
toujours, et il nous le rappelle avec la même insistance, un support
matériel (un traumatisme en quelque sorte), remarque qu'il explique de
façon schématique : « Tout symbole a également un sens physiologique,
1156 Jacques Caïn

c'est-à-dire exprime d'une façon ou d'une autre le corps tout entier, un


organe du corps ou une fonction de celui-ci. »
L'article se termine par trois indications. La première pointe le fait
que ces remarques peuvent servir à l'élaboration d'une topique de la
fonction symbolique dans le cadre de la métapsychologie freudienne.
La seconde met en évidence le fait que chez le patient en question
existaient des mécanismes de conversion tout à fait évidents. Enfin,
dans une troisième remarque, Ferenczi nous dit que le pont peut
n'être qu'un élément matériel sans valeur symbolique appartenant alors
à des rêves dépourvus de tout sens symbolique. Le texte se ferme sur
cette phrase énigmatique car en dehors de certains rêves d'enfants où le
désir apparaît avec un minimum de transformation, il est difficile d'envi-
sager une activité onirique dénuée de polysémie.
Tel est donc le travail qui a servi de base à notre réflexion : à lui seul
il pourrait être suffisant pour prêter à exégèse, mais nous le complè-
terons par un texte paru l'an d'après, où le symbolisme du pont est
repris cette fois à travers le mythe de Don Juan.
En 1922 en effet, Ferenczi reprend le thème du pont; il résume
d'abord son premier article en donnant les divers niveaux de signifi-
cation que ce sujet peut revêtir dans l'inconscient : le pont est le phallus
auquel l'enfant doit s'agripper pour ne pas périr dans l'eau profonde ; il
constitue une voie de passage entre la vie et la mort; enfin il peut
servir à figurer des « passages » et des « changements ».
Pour appuyer cette thèse écrite donc l'année précédente, Ferenczi
prend cette fois l'exemple de la tragédie de Don Juan et de façon
particulière puisque, négligeant les références les plus habituelles de ce
mythe, il retourne au fondement même de la légende, celle que renient
les actuels tenants bien intentionnés de l'hôpital de la Charité à Séville.
Il est dit, nous rapporte Ferenczi, que « le célèbre séducteur Miguel
Manara Vicentelle de Lece (Don Juan) allume son cigare à celui du
diable par-dessus le Guadalquivir. Un jour il rencontra son propre
convoi funèbre et voulut être enterré dans la crypte d'une chapelle
construite par lui afin d'être foulé aux pieds. Ce n'est qu'après cette
rencontre avec sa propre mort qu'il se convertit et devint un pêcheur
repenti ».
A partir de ce texte, Ferenczi nous communique tout de suite la
valeur symbolique des éléments du récit. Le cigare qui traverse le Gua-
dalquivir est comme un pont qui permet le retour d'une partie de l'in-
conscient refoulé; il représente, par son côté incandescent, le désir
paternel ; il est enfin tout-puissant de par sa dimension même, comme
Le pont de Don Juan 1157

Don Juan « dont on voudrait se représenter le membre dans une colos-


sale érection ». Peut-on oublier cependant, pour nous qui connaissons
les romans analytiques (entendant par là les divers types du roman
familial des analystes) que le cigare, dans la relation entre Ferenczi
et son propre analyste, devait tenir une place importante et porter tout
autant le désir des deux protagonistes que permettre l'accession à des
souvenirs refoulés.
Par ailleurs, le fait d'assister à son propre enterrement, fantasme
du double, est en réalité la représentation d'une partie du moi corporel
de Don Juan, son pénis : chaque coït enterre le pénis de Don Juan au
lieu même de sa naissance (l'organe féminin). Ce qui explique l'angoisse
du moi et, dans les cas névrotiques plus graves, la genèse d'une claus-
trophobie. Le désir de retourner dans le sein maternel par le retourne-
ment de la pulsion, détermine une angoisse d'autant plus accrue que la
relation à la femme s'accompagne d'une perte narcissique mortifère.
Scrupules et fantasmes de punition conduisent Don Juan à l'anéan-
tissement, c'est-à-dire à l'enfer. La vie de Don Juan, sa quête perpé-
tuelle de femmes nouvelles dont le catalogue est un véritable énoncé,
est en fait le substitut de la seule et unique, mais inaccessible bien-aimée,
c'est-à-dire de la mère oedipienne.
Pour finir ce court article et après avoir évoqué l'homosexualité
de Don Juan, Ferenczi conclut en disant que le pont peut bien être
interprété « comme phallus ou vie et mort quand il apparaît parmi
les symboles typiques de la mort, de la naissance et de la sexualité ».
On pourrait dire que tout Don Juan est dans ce texte très court
et que toutes les interprétations, tous les commentaires que l'on a vu
fleurir depuis le XVIe siècle n'ont fait que reprendre tel ou tel des aspects
mentionnés par Ferenczi. Le double et sa fonction surmoïque, les méca-
nismes hystériques dé séduction, l'homosexualité narcissique, la lutte
contre la castration et son perpétuel retour, la dynamique de la répé-
tition, l'alternance pulsion de vie — pulsion de mort, tous ces aspects
mis en avant par les divers exégètes de Don Juan ou par les auteurs qui
ont repris le mythe dans leurs propres oeuvres, sont là, pointés et prêts
à être développés. Mais le concept fondamental, plus exactement la
véritable clé autour de laquelle Ferenczi centre tout son texte, est le
terme de pont, et nous revenons là à notre propre lecture de ce travail
et à ce qui en naît.
De toute façon un tel article est évocateur de tant d'associations
que seul un petit nombre peut ici être évoqué, et nous nous conten-
terons de deux charnières fondamentales.
1158 Jacques Caïn

1/ La première remarque partira du fait que si le texte que nous


rédigeons maintenant était écrit en allemand, le terme de pont se tra-
duirait par bruche. Freud en lisant le texte de Ferenczi n'a certainement-
pas échappé à faire lui-même un lien certain entre des lieux apparem-
ment bien éloignés mais dont on retrouve un des piliers dès les premières
pages de Ma vie et la psychanalyse : « C'est dans le laboratoire de
physiologie d'Ernest Brücke que je trouvais enfin le repos et une pleine
satisfaction, ainsi que des personnes qu'il m'était possible de respecter
et de prendre pour modèle. Brücke me donnait une tâche relative à l'his-
tologie du système nerveux que je pus à sa satisfaction mener à bien et
poursuivre ensuite de façon indépendante. » C'est Brücke qui donne à
Freud comme thème de recherche la moelle épinière d'un des poissons
les plus inférieurs, l'ammcoetès-pétromyzon ; c'est encore Brücke qui
recommande Freud afin que celui ci touche une bourse pour aller chez
Charcot à Paris ; c'est encore au laboratoire de Brücke que Freud fait
la connaissance de Joseph Breuer. Que de ponts ne trouvons-nous pas là,
dont la valeur contraphobique est d'autant plus évidente que chaque
intervention de Brücke est suivie d'une période d'apaisement et de
travail satisfaisant dans une situation protégée.
Revenons maintenant au français, Larousse ou Littré, pour remarquer
que, d'une façon très générale, le mot « pont » est un mot particulier
car il n'a pratiquement qu'une seule définition : c'est un moyen qui
permet de relier des lieux séparés par un manque ou par un obstacle.
Que le pont évoque comme nous le disions plus haut une position en
gymnastique, qu'il ait à faire aux rivières, aux villes isolées par un
siège, qu'anglicisé il soit fait pour maintenir les parties défaillantes
d'une mâchoire, ou bien enfin qu'il touche à l'électricité, ce qui carac-
térise son utilisation est sa fonction de lien, c'est-à-dire plus précisément
le fait que deux éléments séparés prennent une nouvelle définition grâce
à l'objet même qui les relie.
Le cigare de Miguel de Manara sert de pont au-dessus du Guadal-
quivir, entre lui et le diable, et c'est ce qui va tout changer dans sa vie.
Il sert aussi de lien entre son désir et le désir paternel, il comble ainsi
le vide de la castration et permet au sujet par le biais de la régression
que permet le rêve, la réparation du dommage subi lorsque la comparai-
son avec l'adulte place l'enfant dans une position dépressive oedipienne.
Les deux parties ainsi reliées se font face de manière spéculaire et
dans ce regard porté l'un sur l'autre, que ce soit le fils sur le père ou le fils
sur un de ses frères, on ne peut lire ce texte de Ferenczi sans évoquer
Rank. D'abord bien évidemment en raison de la proximité intellectuelle
Le pont de Don Juan 1159

des deux analystes ; mais surtout en raison du thème même de Don Juan
que Rank a pris comme pierre angulaire du double. Comment ne pas
apercevoir ainsi un lien entre le double et le pont, le double faisant inter-
venir non pas seulement deux êtres mais tout autant et plus encore ce qui
les relie : l'homme et son ombre, Don Juan et Leporello, le maître et son
valet, et aussi bien toutes les autres duplications du Burlador. Ces
reprises à deux ont pratiquement toujours à faire avec la notion de pont
que ce soit la bonne et la mauvaiseconscience morale, l'amour et le crime,
la rivalité des frères comme chez Lenau, ou celle de Don Juan avec
Don Luis comme chez Zorilla. Toutes ces images complémentaires
sont reliées par un pont dont une des fonctions essentielles est de relier
la vie à la mort au sens même du défi jeté constamment à ceux que
Don Juan tue ; il sait bien que tout lui sera repris qui lui a été donné,
et que nul hasard n'intervient dans son destin, comme il sait parfai-
tement qu'il doit mourir et de quelle main.
Le jeu paraît avoir à faire avec le temps où la mort est projetée
dans un présent intensément vécu lorsqu'elle s'accompagne d'un éro-
tisme où la satisfaction doit s'accomplir sur l'heure. Georges Bataille
est celui qui a le mieux perçu cet aspect d'un Don Juan chez qui la
pulsion de plaisir est si intense qu'elle se mêle au plus près à la pulsion
de mort. Dans un chapitre de L'histoire de l'oeil, Bataille décrit ainsi
l'intensité des jeux sexuels tels que les adultes les jouent à Séville. La
scène parle encore mieux pour qui s'est promené dans l'Hôpital de la
Caridad, édifice qui fut précisément fondé par Don Miguel de Manara
pour expier ses fautes : le chevalier, dont la tombe forme le sol du
porche (c'est-à-dire que chaque visiteur est obligé de la fouler de ses
pieds) a son destin résumé dans deux tableaux où Valders de Réal a
indiqué dans un réalisme distant de tout symbole, la vanité du plaisir
et la rédemption par la foi. Georges Bataille dans son texte suit un
mouvement semblable, même si l'intention est apparemmenttotalement
opposée : le débordement des gestes erotiques qui transgressent
toutes les lois et toutes les morales demeure tout aussi mortifère que,
trois siècles avant, l'histoire de Don Miguel.
En fait, et là nous rejoignons plus directement Ferenczi, ce n'est
pas tant dans ces débordements réalistes que le symbolisme du pont
apparaît au mieux et l'on pénètre beaucoup plus dans l'univers symbo-
lique à travers le troisième tableau de Valders de Real où l'on voit
Don Miguel de Manara lisant la règle de la Charité : assis à une table
richement ornée, levant la main dans un geste plein de noblesse,
il domine une scène où son double est représenté par un jeune
116o Jacques Caïn

enfant qui, tel Harpocrate, prêche le silence, le doigt sur les


lèvres.
2 / Le silence de l'enfant nous conduit ainsi à prendre une autre
direction que nous avions déjà empruntée dans un travail antérieur où le
problème de la négation chez Don Juan nous était, apparu comme
exemplaire du non de l'hystérique dont l'originalité est de se prolonger
dans un déni mortifère. Autant que Don Juan, mais en miroir féminin,
était apparue Lulu qui ne peut assurer sa condition de femme qu'à
condition d'affirmer perpétuellement son pouvoir de séduction par les
multiples conquêtes dont la dernière se termine par sa mort.
Ainsi le pont nous apporte beaucoup plus si on le prend en tant que
symbole ou qu'expression de la bisexualité. C'est ce que nous avions dit
à propos d'un patient dont une courte séquence est rapportée dans notre
ouvrage Le doublejeu. Il s'agit d'un sujet qui, au moment de son mariage...
« alors que tout se déroulait pour lui sans grand intérêt, dans une mairie
dont il ne retient que l'anonymat et le manque de relief, le maire, suivant
le rite habituel, donna les anneaux à chaque époux afin que ceux-ci les
échangent. C'est à ce moment précis de la scène, dont le déroulement
temporel n'excède pas quelques instants, qu'un émoi survient en lui,
flou d'abord, pour se préciser ensuite en une sensation de plaisir intense :
les deux mouvements le touchent autant, de passer l'anneau au doigt de
sa femme, ou bien lorsque celle-ci refait sur lui un geste identique.
L'impression sur laquelle il revint par la suite bien souvent est certes
très fugitive, mais aussi très chargée en émoi, avec un plaisir d'emblée
érotisé. Plus tard, le souvenir de cette scène, image savamment isolée
de tout contexte, sera le support fréquent de ses masturbations, l'évo-
cation de la scène où les anneaux échangés sont placés sur les mains
des deux partenaires entraînant un plaisir profond. »
Dire que l'amour est aussi comme un pont dans l'entre-deux
de la sexualité nous apparaît d'autant plus clairement que nous pouvons
ici compléter cette histoire en disant que ce patient avait aussi une acti-
vité donjuanesque a minima. Il cherchait à séduire la plupart des femmes
qu'il rencontrait, se contentant d'être sûr d'avoir éveillé leur intérêt
sans pousser plus loin les choses. Dans cette recherche il est ému
par une espèce de compulsion telle que la présence d'une femme à
ses côtés l'oblige à se mettre en frais pour la séduire. A son propos le
mot qui le définit le mieux est celui qu'utilisait un autre patient dont
l'histoire nous a été contée par une collègue : il devenait le « besogneux
de la séduction » avec tout ce que ce mot de besogne comporte de travail
inspiré par une circonstance déterminée, de travail pénible pour un petit
Le pont de Don Juan 1161

résultat, de travail effectué par quelqu'un qui est dans la gêne et qui vit
difficilement (comme le dit le dictionnaire).
Notre travail antérieur nous faisait passer chez l'hystérique du non
au nom et puisque nous avons ouvert ce paragraphe en faisant appel à la
langue allemande, c'est la langue italienne qui nous servira maintenant :
parler de pont à propos de Don Juan sans évoquer un seul moment le
nom de da Ponte, librettiste, si tant est que celui qui a composé les
paroles de l'opéra giocoso ait pu se considérer comme tel, c'est là une
occultation qui ne peut être dénuée de sens. Ferenczi ne pouvait certes
ignorer ce nom du co-auteur de Don Juan et cette méconnaissance
appelle pour nous en écho ce que nous avons décrit quant à la mécon-
naissance de Freud vis-à-vis de la musique. Comme Freud qui, il faut
bien le dire, a préféré sans le reconnaître Da Ponte à Mozart, Ferenczi
n'a évoqué que les paroles portant l'histoire d'un héros sans en écouter
la musique.
Pour terminer nous repartirons du symbolisme du pont, plus
particulièrement étudié chez Don Juan et à partir de la conception
de Ferenczi sur l'activité symbolique et son ontogenèse, telle qu'il a
commencé à la définir dès 1913.
On sait que pour Ferenczi le symbole se constitue pendant la
période animiste que traverse l'enfant, c'est-à-dire à un moment
où tout objet se présente à lui comme animé et comme support évident
de la projection de ses organes et de leur fonctionnement. C'est à cette
période qu'une espèce de catalogue s'établit, primaire comme on le dit
d'un niveau de culture, où sous la pression des pulsions sexuelles, les
objets, selon leur forme, représentent les organes sexuels masculins
ou féminins. Par la suite, le refoulement supprimera de cette séquence
un des termes de l'équivalence, et seul demeurera le signe, « symbole du
terme refoulé ».
A partir de ce fondement, comme le rappelle Ilse Barande, deux
voies s'ouvrent à Ferenczi :

— l'une qui représente un véritable catalogue où, à travers des repérages


cliniques précis, Ferenczi note toutes les composantes symboliques
(dont le pont est un exemple) ;
— l'autre qui insiste sur les mécanismes en cause, mécanismes d'iden-
tification, de projection, d'introjection, s'inscrivant dans une
perspective quasi psychotique. Et plus fortement encore, s'y retrou-
vent, comme y insiste encore Ilse Barande, les matérialisations
et les phénomènes autosymboliques.
RFP — 38
1162 Jacques Caïn

De toute cette évolution théorique de Ferenczi, deux éléments


doivent être bien particulièrement isolés, qui font partie intégrante
de ses conceptions : d'une part, l'importance du corps et, d'autre part, la
place toute particulière que revêt l'hystérie dans l'évolution des pro-
cessus psychopathologiques.
Ainsi, lorsqu'en 1913 Ferenczi étudie par exemple le symbolisme
des yeux, il dit très clairement que les désirs de l'enfant sont accomplis
au moyen de son propre corps et ce grâce à une « identification symbo-
lique des objets du monde extérieur aux organes du corps ». C'est par le
moyen de cette identification que l'enfant « retrouve sur son propre corps
les objets externes désirés » et inversement les objets extérieurs sont
animés de la même manière que les organes de son propre corps.
Les mécanismes de projection et d'introjection sont ainsi mis en jeu
tout autant par la connaissance du monde que par la connaissance du
corps propre, et surtout que par la formation de l'activité symbolique.
Ferenczi poursuit ensuite cette hypothèse et, dans son article sur « Les
progrès de la théorie psychanalytique des névroses » (1914) où il
montre l'universalité de la relation génitale au monde, il dit clairement
que les symptômes « de conversion hystériqueimpliquent une régression
du sens de la réalité à un stade primitif où l'individu s'exprimait au
moyen d'un langage gestuel ». Les exemples les plus clairs de cette
conception sont exprimés dans l'article sur « Les phénomènes hysté-
riques de matérialisation » (1919) où Ferenczi s'attache de plus près à
définir la conversion et l'activité symbolique de l'hystérique. Sans
répondre à la question non résolue du saut énigmatique du psychique
dans le somatique, il apporte un certain nombre d'exemples qui ouvrent
une voie nouvelle. Nous pensons en particulier au rêve du stimulus
dentaire où les fantasmes d'un patient s'exprimaient à l'état de veille
par une paresthésie dentaire et chez lequel les rêves analysés mon-
traient toute une symbolique sexuelle particulièrementévidente avec un
déplacement de bas en haut, le sujet utilisant le pharynx à la place des
organes génitaux comme dans le globus hystérique.
On retrouve là, dans la description de ces mécanismes hystériques,
notre Don Juan et la conclusion à laquelle Ferenczi nous entraîne : c'est
à partir de ce mythe et du symbolisme du pont que l'activité donjua-
nesque peut être définie par le fait qu'elle demeure une approche sans
cesse renouvelée.
Il s'agit d'un « vers quelque chose » qui se définit plus par un
mouvement, disons pour reprendre un terme qui nous a paru plus
démonstratif, par un « entre-deux » que par l'accession à un objet
Le pont de Don Juan 1163

vers lequel il tend. Le plaisir est dans le trajet, que le but final soit la
conquête d'autrui, la mort d'autrui ou sa propre mort, que ce soit la
lutte avec l'homme ou avec le destin.
Don Juan est exemplaire en ce sens parce qu'il va toujours vers
un but dont on ne sait même pas s'il est atteint (qui dira si les « mille
tre » ont été réellement les maîtresses de Don Juan, et d'ailleurs qu'im-
porte : ce qui importe est « l'aller vers »).
Don Juan à ce niveau régresse au même niveau que le jeune enfant
dont on sait qu'il ne peut retarder la solution de sa demande et qu'une
satisfaction immédiate lui est nécessaire si bien que le stade inter-
médiaire du fantasme peut être sauté. Ainsi le nourrisson qui serait
nourri dès le premier cri n'aurait pas besoin de fantasmer une absence
ou un retard à la satisfaction : pas plus n'aurait-il besoin d'appeler,
de symboliser ou de verbaliser ses manques et donc de vocaliser autre
chose que des cris dont la valeur de signal serait suffisante.
C'est plus tard que les choses se compliquent et que le besoin de
plaisir immédiat se transforme en plaisir du présent. L'approche
devient elle-même chargée de plaisir puisqu'elle contient déjà l'objet.
Il est possible que contrairement à ce qu'on pense d'habitude, Don Juan
ne soit pas à répéter pour se prouver quelque chose qu'il n'a pas ;
mais plutôt parce que c'est dans la répétition elle-même et la demande
qui l'accompagne, qu'il contient l'objet de son désir. C'est en somme
dans sa demande et dans sa nécessaire insatisfaction qu'est inclus son
plaisir. A ce niveau on retrouve l'image du Pont comme symbole de
l'approche nécessaire pour un entre-deux qui est, chez les Don Juan, la
seule façon de maintenir leur propre économie interne.
En ce sens les deux textes de Ferenczi replacés dans leur moment
historique et une fois déchiffrée la valeur des objets et du mythe qui les
fondent, nous donnent une image exemplaire d'un certain type de
mouvement pulsionnel. C'est sur 1' « Entre » que l'accent est mis, temps
intermédiaire où la pulsion est en train de se réaliser, c'est-à-dire dans
un présent qui se fait ; et pareillement entre deux lieux ou entre deux
objets dont l'un est purement narcissique et dont l'autre appartient
au monde extérieur, que celui-ci soit ou non internalisé.

Dr Jacques CAÏN
17, avenue Frédéric-Mistral
13008 Marseille
JACQUELINE MILLER

FERENCZI, « ENFANT TERRIBLE


DE LA PSYCHANALYSE » :
UN ASPECT DU TRANSFERT NÉGATIF

« Quelle créature immonde je suis


d'avoir des sensations voluptueuses dans
mon sexe alors que mes Parents que je
vénère n'utilisent ces organes que pour
avoir des enfants. »
S. FERENCZI, L'adaptation de
la famille à l'enfant, OEuvres
complètes, Psychanalyse 4, Payot,
1982.

Original, tourmenté, fécond, « Grand Vizir » secret élu de Freud,


Sandor Ferenczi n'a pas fini de nous fasciner. Fascination qui effraie,
paralyse, stimule, étonne, désoriente, attache, séduit. Le lecteur qui
ne connaît ni la langue hongroise ni la langue allemande, n'a pu accéder
que très progressivement à la totalité de son oeuvre, malgré d'impor-
tantes et précieuses contributions d'auteurs figurant dans les notes
bibliographiques du présent article.
La parution d'un journal tenu par Ferenczi en 1932 ainsi que l'inté-
gralité de sa correspondance avec Freud et des lettres circulaires du
« Comité secret » est annoncée dans la préface du dernier tome de ses
OEuvres complètes (publié tout récemment en 1982). Nous ignorons par
conséquent bien des éléments qui permettraient un éclairage nouveau
de la relation entre ces deux hommes.
Aussi la démarche actuelle : cerner l'un des aspects de son transfert
négatif resté inanalysé par le fondateur de la psychanalyse, peut paraître
audacieuse, critiquable et pour le moins prématurée.
Le présent texte est donc à considérer en tant qu'ébauche qui s'est
tramée à partir de certaines données biographiques, de fragments de
Rev. franç. Psychanal., 5/1983
1166 Jacqueline Miller

l'oeuvre des deux auteurs et de leur interaction. Il a été aussi élaboré en


tenant compte d'avancées théoriques et cliniques de travaux actuels
concernant notamment le contre-transfert, et le narcissisme.
Ernest Jones nous apprend qu'au début de l'année 1930 la santé
mentale de Ferenczi était devenue inquiétante et que sa sensibilité
était exacerbée. Il y a certainement lieu de tenir compte de la partialité
de cette appréciation pour des raisons complexes sur lesquelles je ne
m'étendrai pas ici.
Mais dans une lettre de janvier 1930 Ferenczi se plaint de son état
et adresse en. effet à Freud deux reproches.
Remontant au passé, il lui demande : « Pourquoi n'a-t-il pas été
plus gentil alors qu'il boudait pendant leur voyage en Sicile vingt ans
auparavant ? Et pourquoi n'a-t-il pas interprété son hostilité refoulée
pendant son analyse de trois semaines, quinze ans plus tôt "1 ?
Nous ignorons la réponse de Freud à cette lettre mais nous savons
par contre que sa réaction fut importante puisque sept ans plus tard,
Ferenczi mort depuis quatre ans, « ne cessera d'être présent » — dans
« Analyse terminée, analyse interminable », S. Freud 1937, article qui
est un « véritable dialogue posthume avec Ferenczi »2, et « une médi-
tation rétrospective sur une longue pratique — plus de quarante ans —
dont paraît se dégager un sentiment pessimiste »3.
Analyse couronnée de succès, nous dit cependant Freud dans ce
texte : « Le sujet — nous savons qu'il s'agit de Ferenczi — épousant
la femme aimée et devenant l'ami et le professeur de ses présumés
rivaux. Puis un beau jour, sans que la cause puisse en être attribuée à
quelque événement extérieur, une rechute se produisit... » Contraire-
ment à ce qu'en dit Freud, nous nous attacherons à cerner certains
des « faits extérieurs » qui ont probablement contribué à l'exacerbation
de cette hostilité larvée, sous couvert de ce transfert négatif si tardive-
ment allégué par Ferenczi. Que couvait en effet celle-ci et qu'est-ce qui
l'avait réactivée ? Etait-ce un événement récent ou le long cheminement
d'un ressentiment inavoué, inavouable, voire les deux ?
Nous nous interrogerons également sur les raisons qui ont pu peser
sur la cécité psychique de Freud à cet égard, touché, harcelé, par ce
« cas difficile », point aveugle ou actualisation affective défensive du
contre-transfert ?

1. Jones, La vie et l'oeuvre de Sigmund Freud, PUF, 1969, t. 3, p. 170.


2. Thierry Bokanovsky, Présence de Ferenczi dans « Analyse terminée, analyse intermi-
nable », Etudesfreudiennes, 1979, n° 15-16.
3. Julien Rouan, en relisant « Analyse terminée, analyse interminable ", RFP, 1968, n° 2.
Un aspect du transfert négatif 1167

Que s'était-il donc passé vingt ans auparavant ? En août 1910,


Freud et Ferenczi, amis de fraîche date encore sous l'effet d'un coup de
foudre réciproque, décident un voyage en Italie. Ils se rendent en Sicile
dès le début du mois de septembre. Freud, dont nous connaissons le
goût pour ce pays, souhaite se livrer aux plaisirs du voyage en ayant à
ses côtés un compagnon agréable.
Ferenczi, rempli d'une « timide admiration », est en amitié d'une
exigence illimitée... « Il fallait qu'entre lui et Freud il n'y eût ni indis-
crétion ni secret ». Déçu par l'attitude réservée de Freud, il est durant
ce séjour maussade, inhibé, instable... comportement que Freud
attribue — il s'en explique dans une lettre du 6 octobre 19104 — à une
réaction infantile facile à déceler, à savoir une curiosité immodérée.
« Il était visible, écrit Freud dans cette lettre, que vous me soup-
çonniez d'avoir de grands secrets... De même que je vous ai tout dit
en ce qui concerne les sujets scientifiques, je ne vous ai guère dissimulé
les faits personnels. A cette époque mes rêves étaient entièrement rem-
plis de l'affaire Fliess, ce qui vu la nature des choses pouvait difficile-
ment vous être sympathique. »
Curieusement cette même lettre nous montre un « Freud » aussi sur
la défensive qui déclare « ne plus éprouver le besoin de révéler complète-
ment sa personnalité », depuis qu'il a dû liquider récemment cette dite
affaire. Notons que « cette époque » est contemporaine du retour des
Etats-Unis, fin 1909, au cours de laquelle Freud, Ferenczi et Jung se
racontaient mutuellement leurs rêves et de l'écrit de Freud concernant
« Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci » — article consacré aux
destins possibles de la pulsion de savoir, elle-même sous-tendue par la
curiosité infantile.
Par ailleurs, au cours de ce voyage en Sicile, Freud, qui se préoccupe
du cas Schreber, aurait proposé à Ferenczi « de faire ce travail en
commun ». Mais celui-ci n'accepte pas, se révolte même sous le pré-
texte que Freud se contente de lui dicter des notes. Etonné de cette
réaction, Freud n'insiste pas et dès lors continue à travailler seul tous
les soirs5.
Il est fort probable que c'est là l'origine prétexte de la « bouderie »
rappelée par Ferenczi en 1930.
Examinons à présent le deuxième grief soulevé par celui-ci toujours
en 1930, le transfert négatif inanalysé quinze ans plus tôt. Nous sommes

4. Jones, op. cit., t. 2, p. 86.


5. Ferenczi-Groddeck,Correspondance,Payot,1982, L. Ferenczi, Noël 1921.
1168 Jacqueline Miller

en 1915, époque de la deuxième guerre mondiale. La tempête émo-


tionnelle de 1910 s'est apparemment apaisée et les cinq années qui
viennent de s'écouler ont consolidé les liens amicaux. Depuis 1912
Ferenczi envisage une analyse avec Freud. Les circonstances de la
guerre — ils sont tous deux sans clientèle — leur permettent de réaliser
ce projet.
Cette analyse « débute » de façon intensive en 1914. Elle est inter-
rompue par le rappel de Ferenczi sous les drapeaux et poursuivie de
façon épisodique durant l'année 1915 que Ferenczi passe à Papa, petite
ville de garnison à quelques heures en train de Vienne qu'il regagne
lors de chacune de ses permissions6.
Jones décrivant ces années de guerre cite différents extraits de
lettres — une vingtaine — que Freud a écrites à Ferenczi. Dans l'une
de celles-ci, Freud demande à ce dernier s'il sait qu'il peut y avoir des
crimes dus au sentiment de culpabilité7.
Pourquoi cette question en 1915 et cette référence à la conférence
que Freud fit en 1906, La psychanalyse et Vétablissement des faits dans
les recherches judiciaires ?
Et pourquoi précisément à Ferenczi alors en plein dans la « four-
naise du transfert »8 ?
Quel crime psychique passionnel inavouable Ferenczi se dissi-
mulait-il à lui-même ? Qu'est-ce qui en lui s'opposait à une découverte
insupportable et qu'a-t-il induit de façon tout aussi intolérable contre-
transférentiellement chez Freud ?
Jones note dans les extraits de correspondance9 de cette même
année — toujours 1915 — un fait qui mérite réflexion. Ferenczi,
frappé par les nombreux points de ressemblance de Freud avec Goethe
— et entre autres leur amour pour l'Italie — le lui écrit. « L'honneur que
vous me faites... lui répond Freud... est à mon avis trop grand, de sorte
que votre idée ne fait aucun plaisir10. Je ne découvre aucune ressem-
blance entre moi-même et le grand homme que vous citez et cela sans
que la modestie y joue un rôle : j'aime suffisamment la vérité ou plutôt
l'objectivité — pour me passer de cette vertu. »
Ferenczi dans la lettre suivante insiste et relève d'autres points de
ressemblance. Visiblement agacé, Freud ironise et rétorque : « Puisque

6. Jones, op. cit., t. 2, pp. 196 et 360.


7. Jones, t. 2, pp. 196 et 360.
8. Ferenczi-Groddeck, op. cit., L. Ferenczi à Groddeck, p. 71, dans laquelle il dénonce
l'insuffisance de l'auto-analyse, y compris celle de Freud.
9. Jones, op. cit., t. 2, pp. 194-195.
10. Souligné par moi-même.
Un aspect du transfert négatif 1169

vous persistez à me comparer à Goethe je puis moi-même vous apporter


quelques données positives et négatives. D'abord nous avons tous deux
séjourné à Carlsbad et ensuite il y a notre estime pour Schiller... Par
contre, pensez à mon attitude devant le tabac que Goethe abhorrait et
qui, d'après moi, peut seul faire pardonner à Christophe Colomb son
méfait ! »
Réponses surprenantes si l'on songe à l'attrait qu'a exercé sur le
jeune Freud celui qui a joué un rôle déterminant dans le choix de sa
profession médicale11.
Que penser de ce recul, de cette défense si vive contre une identi-
fication à celui qu'on a nommé « l'Olympien » ? Je partage l'avis d'Alain
de Mijolla qui a souligné l'importance du personnage de Goethe12 dans
la vie de Freud. « Importance... liée à sa fonction de représentation
de relais, d'identification-écran dont il faut rechercher les origines
inconscientes dans l'histoire et la préhistoire familiales de Freud »13.
Nous pouvons supposer que cette identification-écran a été conflic-
tuelle, et — c'est là notre hypothèse — au moins partiellement à l'ori-
gine de l'impossibilité pour Freud d'analyser le transfert négatif chez
Ferenczi.
Nous nous aventurons là dans un domaine bien incertain puisque
tout ce que nous avancerons repose sur des impressions de lectures,
des recoupements, des après-coups personnels sur des après-coups
écrits, relatés, fragmentaires et de surcroît déconnectés du discours
associatif et du processus analytique.
Mais avant de nous enfoncer dans le tréfonds de cette relation rap-
pelons brièvement ce qu'était Goethe. L' « immortel auteur » de Werther,
célèbre à vingt-cinq ans, était aussi un chercheur naturaliste animé par
la soif de savoir. Prédécesseur de Darwin, se définissant lui-même
comme « l'homme du regard », son maître-mot est « La Nature » consi-
dérée comme « une mère généreuse accordant à ses enfants favoris le
privilège d'aller à la recherche de ses secrets14. A travers son Faust ce
fut aussi un précurseur de Freud explorateur de l'Inconscient et du
rêve, zones de la vie intérieure où s'agitent les démons de l'obscur et de
l'indéterminé.
Or la guerre de 1914 venait de rendre à « Faust » son actualité. A

11. S. Freud, Ma vie et la psychanalyse, Gallimard, Idées, NRF, 1924, pp. 13 et 14.
12. Importance également soulignée par D. Anzieu, Vauto-analyse de Freud, PUF, 1959 et
Marthe Robert, D'OEdipe à Moïse, Calmann-Lévy, 1974.
13. A. de Mijolla, Kolloman, Goethe et Rabbi Schlomo, Les Belles-Lettres, 1981, p. 130.
14. Jones, t. 1, p. 32.
1170 Jacqueline Miller

travers Goethe, lu dans les tranchées allemandes, il faisait figure de


« héros national ». Janus aux deux visages, Faust/Méphisto,était cepen-
dant aussi responsable de la mort de Valentin, le frère de Marguerite,
et indirectement de la mère de Marguerite, de Marguerite elle-même
noyant son enfant, et enfin du meurtre du célèbre couple de vieillards
Philémon et Baucis.
A Hilda Doolittle, la poétesse américaine « venue voir sa mère à
Vienne » en 1933, Freud dira : « Je n'aime pas être la mère dans un
transfert. Cela me surprend et me choque toujours un peu. Je me sens
tellement masculin. » Celle-ci, inquiète de son attachement transfé-
rentiel « au vieil homme de soixante-dix-sept ans » qu'il était alors, avait
de plus été troublée par ses paroles : « En analyse la personne est morte
lorsque l'analyse est terminée. »
Parmi les nombreux écrits de Freud en 1914-1915 nous retiendrons
« Pour introduire le narcissisme » et l'un des cinq essais de la Mêta-
psychologie, « Deuil et mélancolie », pour nous demander — mais nous
laisserons la question ouverte — si « la mutation imprévisible » de cette
autre métapsychologie apportée par la pulsion de mort en 192o15 ne
serait pas à mettre au compte du complexe décrit récemment par André
Green : « La mère morte. » Complexe qui à mon sens aurait oeuvré
parallèlement chez Ferenczi et Freud, le premier ayant communiqué
à l'autre des affects très primitifs, le renvoyant à sa préhistoire familiale
sur laquelle nous reviendrons. Freud aurait eu à s'en défendre d'autant
plus vivement que cette « mise en résonance contre-transférentielle »
touchait à l'écran-identificatoire d'Amalia, objet du rêve d'angoisse,
dit de la « mère chérie ». Ainsi se serait répétée de façon aveugle vis-à-vis
de Ferenczi « la surdité psychique de Fliess qui a fait de lui une des
mères mortes de Freud après avoir été son frère aîné »16.
Sur quoi reposent de telles hypothèses ? La correspondance de
Ferenczi-Groddeck vient d'être publiée (novembre 1982). Elle débute
— est-ce un hasard ? — en 1921, c'est-à-dire l'année même où Rosa,
la mère de Sandor, meurt17.
Une très longue lettre « du jour de Noël 1921 » nous montre un

15. I. Barande, S. Ferenczi, Petite Bibliothèque Payot, 1972, a avancé l'idée que la théorie
freudienne de 1920 a fonctionné pour Ferenczi et Rank comme traumatisme métabolisé par
eux sur le mode d'une abréaction dans une pratique prétendant à une efficacité accrue.
16. A. Green, La mère morte, Narcissisme de Vie. Narcissisme de mort, Ed. de Minuit, 1982,
p. 250.
17. Est-ce aussi un hasard si le Freud de ces années 20, endeuillé de sa fille Sophie et de son
cher von Freund, décline l'invitation de Groddeck et envoie à Baden-Baden (J. A. Malarewickz,
Itinéraire d'une absence, Privat; 1979) un Ferenczi plus que jamais envahi de craintes hypo-
condriaques pour y soigner me insuffisance rénale ?
Un aspect du transfert négatif 1171

Ferenczi se livrant à une auto-analyse destinée à celui qui allait devenir


son médecin et ami durant douze ans. Nous y découvrons l'excellent
élève, onaniste secret, timide, n'employant jamais de mot obscène, fré-
quentant en cachette des prostituées avec de l'argent volé... qui écrivit
précisément dès 1910 l'article bien connu sur « Les mots obscènes ».
« Huitième d'une mère de onze enfants vivants », il dit se complaire
depuis très longtemps dans une fière réserve, cachant ses sentiments
même à ses proches.
De cette mère il avait reçu trop peu d'amour et trop de sévérité. Le
culte des sentiments pudiques à l'égard des Parents venant s'y ajouter,
pouvait-il résulter d'une telle éducation autre chose que de l'hypo-
crisie ? De prudentes tentatives pour se dévoiler l'amenèrent un jour
à laisser « par hasard » tomber entre les mains de sa mère la liste de tous
les mots obscènes qu'il connaissait. Au heu d'être aidé, éclairé, il eut
droit à un sermon moralisateur.
Ce « hasard » là encore en était-il vraiment un ? Ne retrouvons-nous
pas dans l'épisode raconté à Groddeck « le rédacteur du dictionnaire
des expressions obscènes » âgé de six ans et demi cité dans l'article
de 191018 ? Article dans lequel reprenant les vues freudiennes du « Mot
d'esprit » (Freud, 1905), Ferenczi souligne le fait que « prononcer des
mots obscènes donne presque l'impression de commettre une agression
sexuelle, de dénuder la personne du sexe opposé ». Qui donc Sandor
Alexandre, huitième de la famille, voulait-il agresser sexuellement ?
Qui voulait-il dénuder « du sexe opposé » pour satisfaire sa curiosité
infantile ?
Qui sinon sa mère qu'il avait vue : grosse de son cadet Maurice-
Charles alors qu'il était âgé de trois ans, grosse de Vilma, sa petite soeur
née deux ans plus tard et morte l'année même de sa naissance — il
avait cinq ans et n'en aurait gardé aucun souvenir —, et grosse enfin
de Laïos/Louis né l'année suivante précisément lors de ses six ans !
La relation amicale qui s'était établie entre Freud et Ferenczi a
certes pesé sur la mise en mots de la répétition transférentielle d'un tel
vécu. Elle n'est cependant pas suffisante pour comprendre l'impasse
thérapeutique sur laquelle cette analyse a buté. Impasse qui selon nous
a reposé sur la réactivation d'un conflit intrapsychique qui confrontait
les deux partenaires du couple analytique à une blessure narcissique
indépassable.

18. S. Ferenczi, Mots obscènes, contribution à la psychologie de l'âge de latence. OEuvres


complètes, Psychanalyse, I, p. 126.
1172 Jacqueline Miller

Que pouvons-nous en l'état actuel de nos connaissances présumer de


celle-ci ?
Exposant « aux yeux de tous beaucoup plus de sa vie privée qu'il ne
lui convenait en communiquant ses propres rêves »19, Freud a néan-
moins refusé de dévoiler certains aspects de sa personnalité comme il a
également tenu secrets certains détails de sa vie intime notamment
ceux qui concernaient sa vie amoureuse20.
Tout à fait compréhensible en soi, cette attitude le renvoyait à une
crainte sur laquelle nous avons pourtant à nous interroger. S'exposer
de la sorte, répondre à la curiosité certainement très vive de ses ana-
lysés/disciples et amis — je pense en particulier à Jung et Ferenczi — le
confrontait effectivement « au risque de perdre son autorité »21. Autorité
qui le renvoyait à un noeud complexuel qui mérite réflexion. A quoi ou
à qui cette dite « autorité » le renvoyait-elle ? Et quelles identifications
étaient ainsi mises en jeu ? Perçu par certains de ses contemporains
viennois comme un véritable pornographe, Freud était considéré à son
époque comme « l'homme qui voyait le sexe en chaque chose » 22.
Malgré son adhésion immédiate aux vues de Freud sur la sexualité
infantile et en raison de l'intense curiosité qui sous-tendait celle-ci,
Ferenczi n'a peut-être pas échappé à de telles projections.
Restées inanalysées en raison de relations amicales qui se sont main-
tenues si longtemps entre les deux hommes, elles auraient constitué
l'un des aspects du transfert négatif non perçu cité par Freud dans son
texte de 193723.
L'idée que nous avancerons de plus est qu'une autre facette de ce
« dit transfert négatif» renvoyait l'un et l'autre aux sources conflictuelles
de leur curiosité infantile : désir de savoir tout en ne voulant rien
savoir, attaquer, ravaler l'objet tout en maintenant l'idéalisation néces-
saire à l'assise narcissique. Révolte aussi contre une autorité surmoïque
de la première enfance, contre Rosa dragon maternel en ce qui. concerne
Ferenczi, contre Jacob et Nanie la vieille bonne en ce qui concerne
Freud24, supports de divers fantasmes d'identifications, ces « Visiteurs
du Moi » si pertinemment décrits par Alain de Mijolla.
« On n'en a jamais fini avec son père ni... avec son psychanalyste,
avec leurs images vraies ou fausses, avec leurs mystères et les questions

19. S. Freud, L'interprétation des rêves, PUF, 1967.


20. Jones, op. cit., t. 2, p. 432.
21. Episode avec Jung, lors du voyage aux Etats-Unis en 1909.
22. Textes cités par A. de Mijolla, op. cit., p. 122.
23. Analyseterminée, analyse interminable, RFP, 1939, pp. 8 et 9.
24. Jones, op. cit., vol. 1.
Un aspect du transfert négatif 1173

interdites qu'ils suscitent », écrit-il25. Pour étayer sa thèse d'identifi-


cations-écrans dont la fonction est de servir de relais, voire de faire
obstacle à d'autres identifications plus significatives, il rappelle et retient
certains « des commentaires faits par A. Grinstein, D. Anzieu et tant
d'autres » au sujet du rêve de Freud, « Le rêve de Goethe et du para-
lytique ». Il précise de plus que les thèmes de « naissance et mort »
semblent le hanter à cette période de son auto-analyse et il se demande
« pourquoi est-ce précisément à Goethe que les fantasmes d'identifi-
cation de Freud ont fait appel pour servir de couverture à son grand-
père ? » Il ajoute ensuite une précision éclairante pour la suite de notre
propos à savoir que l'un des nombres cités par Freud dans le texte de
ce rêve — 1832 — est l'année non seulement de la mort de Goethe mais
aussi celle du mariage de Jacob Freud et de sa première femme Saly
Kannex, ainsi que celle de la naissance de son demi-frère Emmanuel.
Le recul de Freud vis-à-vis de Ferenczi lorsque celui-ci lui écrit
en 1915 « être frappé par ses nombreux points de ressemblance » avec
l'auteur de Faust26 — stupéfiant si l'on songe à la contradiction entre
la réponse qu'il suscite et le fait cependant bien connu de l'auteur de
L'interprétation des rêves — pourrait-il alors s'expliquer par l'extra-
ordinaire décondensation qu'une telle reconnaissance à ce moment
particulier de son histoire risquait de le confronter : Emmanuel son
demi-frère très aimé de lui venait en effet de mourir accidentellement
à quatre-vingt un ans, âge auquel Jacob leur père était mort lui-même27.
La complexité du drame faustien envisagé sous la problématiquedu
deuil ne peut manquer de frapper nos oreilles analytiques. Il ne peut
être question ici de nous aventurer dans le vaste univers que représente
cette oeuvre et de son retentissement chez Freud « fils de Goethe par
sa culture »28. Nous nous contenterons d'indiquer quelques remarques
surgies associativement, nous réservant de les développer dans un
travail ultérieur.
Pour Freud, reconnaître ses traits de ressemblance et son identi-
fication à l'auteur de cette tragédie, c'était comme lui qui eut tant de

25. A. de Mijolla, op. cit., Kolloman, Goethe et Rabbi Schlomo.


26. Faust qu'il connaît par coeur, ses nombreuses citations dans ses écrits publiés (oeuvre et
correspondance)en témoignent. Luisa de Urtubey en a relevé 60 dans son livre Freud et le Diable,
PUF, 1983.
27. Jean Guillaumin a avancé dans un travail récent l'idée à laquelle je souscris que l'un des
moments féconds de Freud en réflexions sur douleur et pensée se situe dans l'une de ces crises
particulières de sa vie et que l'on peut penser que « Deuil et mélancolie » (1915) est un document-
quasi auto-analytique et auto-curatif qui, rappelons-le, prolonge certains points abordés dans
l'article " Pour introduire le narcissisme » (1914).
28. Marthe Robert, op. cit.
1174 Jacqueline Miller

difficultés et qui mit tant de temps à le faire aller29 jusqu'au bout de la

reconnaissance de ses désirs de meurtre, c'était en quelque sorte aussi


vivre un état de deuil permanent.
Si Faust fut pour Goethe l'oeuvre de sa vie tout entière et si son thème
converge, comme l'a souligné D. Anzieu30 vers la plupart des préoc-
cupations secrètes de Freud : « Ne pas mourir, rester éternellement
jeune... devenir riche, glorieux et puissant », il est aussi un personnage
en quête du bonheur innocent de sa lointaine enfance et de l'éternel et
mystérieux féminin. Son ardent désir de savoir est constamment envahi
par les plaisirs des sens que Méphisto, part maudite mais inaliénable
de lui-même, ne cesse de réveiller en lui. Pousse au crime, représenta-
tion du Diable, dont Luisa de Urtubey31 a analysé récemment toute
l'importance dans l'oeuvre de Freud, Méphisto « figuration de l'Incons-
cient, et des pulsions de mort », est également « une représentation du
père mauvais parce que séducteur derrière lequel se dissimule une
image de parent combiné », père doté d'attributs féminins ou Mère-
sorcière avec ses attributs phalliques : Jacob Freud rendu patriarche
à quarante ans, mis hors de tout soupçon d'activité sexuelle
— et donc
de séduction malgré son hyper-procréation, accouplé, dans les fan-
tasmes du jeune Sigmund l'investigateur de coffre à Nanie, la vieille
sorcière âgée, laide mais intelligente prenant la relève de la séduction
le baignant dans de l'eau rougie quand elle ne le menait pas tremper le
bout de ses doigts dans de l'eau bénite !
Jacob et Nanie32 enfin servant d'écrans-identificatoires à ces deux
vieillards Philémon et Baucis, abritant leurs secrètes jouissances dans
une pauvre chaumière objet de curiosité et de convoitise, victimes de
l'envie meurtrière de Faust poussé par Méphisto devant l'intolérable
d'une sexualité recouverte du voile d'un amour idyllique.
Freud fondateur père/mère de la psychanalyse a-t-il été lui-même le
support d'un tel fantasme non dit, non dicible par Ferenczi ?
Celui-ci, toujours dans cette longue lettre de décembre 1921, écrit à
Groddeck : « Au cours de l'année 1915-1916... alors que j'étais en garnison
dans une petite ville hongroise... j'ai développé une grande et « grandiose
théorie du développement génital en tant que réaction des animaux au
29. Commencé en 1773 le « Faust primitif » fut repris et interrompu plusieurs fois. Le « Second
Faust » fut achevé en 1831 et Goethele scella pour qu'il ne fût livré au public qu'après sa mort.
30. D. Anzieu, L'auto-analyse de Freud, PUF, 1975, t. I, p. 320.
31. Op. cit.
32. Nous pouvons aussi nous demander si ceux-ci ne lui étaient pas tout aussi nécessaires
pour servir de couverture à une image grand-maternelle,personnalité tout aussi mythique dont
nous ne savons pratiquement rien, et dont la vieille Nanie, éducatrice sphinctérienne0 professeur
de sexualité » a été le support.
Un aspect du transfert négatif 1175

danger d'assèchement au moment de l'adaptation à la vie terrestre...


je n'ai jamais pu me résoudre à mettre sur pied ce travail de valeur »33.
Il poursuit en se plaignant de son inhibition au travail qu'il met au
compte de l'érotisme anal et ajoute : « Je ne veux rien lâcher tant qu'on
ne me donne pas quelque chose en cadeau... mais quel est ce cadeau...
ce ne peut être que l'enfant dont la femme doit me faire cadeau ou qu'à
l'inverse je doit enfanter pour le monde (pour le père, la mère).
« Le pire c'est que mon érotisme ne veut pas se satisfaire de ces
explications ; je veux, le « Ça » veut, non pas une interprétation ana-
lytique mais quelque chose de réel : une jeune femme, un enfant ! »
Suit un rêve difficile à décrire — d'après Ferenczi lui-même — car
« purement hongrois », dans lequel intervient un certain Fay Gyula,
« nom d'un bel homme distingué » qui pourrait être aussi « une jolie
Madame Fay »34. Il associe ce rêve à un souvenir de la veille : les jolies
jeunes bonnes qui ne voulaient pas de lui, vieux juif qui s'était dit :
« Je trouve que je suis devenu trop vieux pour m'adapter à ma femme qui
est plus âgée que moi. »
Cherchant à donner un sens à son hypocondrie, il met à jour des
sentiments ambivalents à l'égard d'un neveu qui vient de se suicider
et à l'égard de sa femme Gizella : « Vous avez certainement raison — il
s'adresse toujours à Groddeck — mon angoisse de mort peut au moins
en partie se ramener à un souhait de mort contre la femme. »
Sa sensibilité énorme au froid constitue-t-elle une régression à la
poïkilothermie des poissons... Veut-il jouer au poisson... ou agir sa
théorie génitale poissonnière qu'il ne met pas par écrit35 ? C'est — on
l'aura reconnu — Ferenczi qui s'exprime de la sorte.
Bêla Grunberger36 a souligné l'importance de 1914, « année char-
nière dans l'histoire de Ferenczi, qui a marqué une véritable césure dans
son oeuvre et il impute ce changement à l'effet de la névrose de transfert,
la déviation ferenczienne des années ultérieures étant à mettre au compte
d'un acting-out dont la visée aurait été la négation d'un aspect de la
sexualité infantile et l'attribution des conflits aux seuls facteurs externes »
En fait, on peut également se demander si Thalassa n'aurait pas été
une tentative plus ou moins réussie de sublimation de cette curiosité
infantile infiltrée de sadisme réactivée lors de la névrose de transfert
par un fantasme de scène primitive ?
33. Il s'agit de Thalassa, qui paraîtra fin 1923 conjointement avec un écrit de Rank.
34. « Fay » se prononce en hongrois comme « Fàj » = ça fait mal.
35. Ferenczi-Groddeck, op. cit., pp. 60-64.
36. Bêla Grunberger, De la technique active à la confusion de langues, RFP, 1974, n° 4,
pp. 524-526-
1176 Jacqueline Miller

Mais écoutons à nouveau Ferenczi. Dans la lettre suivante datée


du 27 février 1922 il écrit : « Le Pr Freud a pris une ou deux heures pour
s'occuper de mes états ; il s'en tient à son opinion précédemment
exprimée à savoir que l'élément principal chez moi serait ma haine à
son37 égard, lui qui (tout comme autrefois le père) a empêché mon
mariage avec la fiancée plus jeune38... De ce fait mes intentions meur-
trières s'expriment par des scènes de décès nocturnes (refroidissement,
râles). Ces symptômes seraient surdéterminés par des réminiscences du
coït parental... Cela m'a fait du bien de pouvoir pour une fois parler
de ces mouvements de haine face au père tant aimé. »
A ces réminiscences du coït parental, à cette haine pour le père tant
aimé n'y a-t-il pas lieu d'ajouter la haine pour la mère tendrement
chérie, et la haine pour le couple ? Nourrisson savant39, « doublure
d'OEdipe accablé de la haine d'une mère morte »40, Ferenczi dans ses
reproches exprimés à Freud n'aurait-il pas tenté désespérément de
sortir d'une « dépression de transfert »41, celle-ci étant « la répétition
d'une dépression infantile » vécue alors que Rosa sa mère était en deuil
de sa petite soeur Vilma ? N'aurait-il pas renvoyé Freud à sa propre
haine fortement contre-investie à l'égard d'Amalia/mère chérie, endeuil-
lée non seulement du petit Julius mais également d'un frère portant le
même prénom ?
Amalia, Nanie..., ou Mary la femme d'Emmanuel, les trois dis-
parues (du rêve des trois Parques ?)42 de la préhistoire de Freud.
« Nourrir la mère-morte pour la maintenir dans un perpétuel
embaumement. C'est ce que l'analysant fait avec l'analyste, il le nourrit
de l'analyse, non pour s'aider à vivre en dehors de l'analyse mais pour
prolonger celle-ci en un processus interminable. Car le sujet se veut
l'étoile polaire de la mère, l'enfant idéal qui prend la place d'un mort
idéalisé, rival nécessairement invincible »43, Sandor, cet « enfant ter-
rible » de la psychanalyse aurait-il réussi au-delà de toutes ses espé-
rances les plus secrètes à geler en Freud la mère qu'il ne pouvait être ?

37. Souligné par l'auteur.


38. Il s'agit d'Elma, fille aînée de Gizella devenue sa femme.
39. Ferenczi, op. cit., Le rêve du nourrisson savant, 1923, Psychanalyse, t. 3.
40. C. Stein, Le nourrisson savant selon Ferenczi ou la haine et le savoir dans la situation
analytique, Etudesfreudiennes, n°s 17-18, 1981.
41. André Green, op. cit., p. 229.
42. Voir les commentairesd'Anzieu, op. cit., t. 2, pp. 473 et s.
43. A. Green, op. cit., p. 243.

Mme Jacqueline MILLER


4, rue Boissière
75016 Paris
JOHANNES CREMERIUS

DIE SPRÂCHE DER ZARTLIGHKEIT


UND BER LEIDENSCHAFT*
(Le langage de la tendresse
et de la passion)
Compte rendu par RÉNATE STAEWEN-HAAS

L'article est basé sur une conférence faite à Wiesbaden en 1982


lors de la réunion annuelle de la Société psychanalytique allemande.
Thème de cette réunion : « IPV - DPV 1932-1982 Wiesbaden. La
Psychanalyse hier et aujourd'hui — une comparaison cinquante ans
après. »
Après avoir évoqué la triste détérioration de la relation Freud-
Ferenczi autour des années 1931-1932, Cremerius touche tout de suite
au fond du problème, formulé plus tard par Balint : comment s'y
prendre avec des patients régresses qui développent un transfert
important ? Cremerius soutient l'opinion que cette question témoigne
moins d'une différence d'esprit que de caractère. « La régression
dans la relation d'objet » dont parlait Ferenczi demanderait d'après lui
une attitude maternelle de la part de l'analyste, tandis que Freud voyait
dans la régression un phénomène qui concernait uniquement le patient
et auquel l'analyste n'aurait pas à prendre part. Freud, ne pouvant pas
saisir l'interaction à deux de Ferenczi, prenait la « tendresse mater-
nelle » — comme il l'appelait ironiquement — pour un problème uni-
quement personnel de son disciple et ami. Si Freud défendait le trans-
fert paternel, il reconnut implicitement que son attitude propre avait
aussi des racines personnelles (H. D. « Visage de Freud »).
Cette divergence conceptuelle au sujet du phénomène de la régres-

* Reflexionen zu Sandor Ferenczis Wïesbadener Vortrag von 1932 (« Le langage de la ten-


dresse et de la passion ». Réflexions au sujet de la conférence faite par Sandor Ferenczi à Wies-
baden en 1932), in Psyché, 37, 1983, II, p. 988-1015.
Beo. franc. Psychanal., 5/1983
1178 Rênate Staewen-Haas

sion (le retour à une relation d'objet antérieure mère-nourrisson par


rapport à un retour de la libido à une fixation antérieure, en dernier
lieu auto-érotique) entraîna d'autres controverses. Cremerius nous
rappelle que Ferenczi, depuis 1909, soutenait que la prédominance de
la sexualité comme cause des maladies mentales serait due aux phéno-
mènes sociaux pour sa plus grande part. Et il termine sa conférence
de 1932 sur le même problème. L'intérêt de Ferenczi pour les causes exo-
gènes des névroses se lisait d'abord comme un retour au trauma infantile,
à la théorie de la séduction de Freud d'avant 1897, théorie que Freud
d'ailleurs n'a jamais complètement abandonnée (par exemple, Les
Conférences, XXIII). Cremerius souligne que l'antithèse était en fait
ailleurs, à savoir dans la technique thérapeutique.
Mais déjà le trauma infantile est défini différemment : pour Freud
un acte exercé unilatéralement par un adulte sur un enfant passif, pour
Ferenczi un jeu entre un enfant et un adulte où le trauma se situe au
niveau d'une confusion des intentions. Aux jeux tendres de l'enfant,
l'adulte répondrait avec des passions sexuelles. Ensuite : pour Freud
le trauma est suivi de l'oubli et ne développe ses effets névrotiques que
par les processus de l'après-coup. Pour Ferenczi le trauma donne lieu
à des déformations immédiates du moi. L'enfant trop angoissé pour
pouvoir exprimer son refus, sa haine, s'identifie à l'agresseur. L'objet
désormais interne tombe sous l'influence des processus primaires hal-
lucinatoires, ce qui conduit soit à des répétitions des crises d'angoisse,
soit à une régression profonde pour retrouver la situation tendre d'avant
le trauma — mais ceci au prix d'un clivage (même d'une fragmentation)
du moi. Autre effet de ce processus : l'enfant développe un faux-self
et n'apprend pas une maîtrise adéquate du déplaisir. Devenu adulte,
il se réfugie dans ces processus de défense primaires dès qu'il rencontre
un obstacle. A ces processus s'ajoute l'introjection du sentiment de
culpabilité de l'agresseur, manifesté par la haine, par la punition et par
l'abandon de l'enfant.
Ferenczi — sans le dire expressément — s'élève contre la pulsion
de mort (comme Use Barande l'a bien décrit) en postulant que le mal
est introduit dans le vécu de l'enfant par le comportement fautif de
l'entourage.
Cremerius résume et discute les conséquences thérapeutiques de
Ferenczi : sa critique de l'hypocrisie professionnelle ; l'instauration
d'une attitude maternelle apte à rejoindre le patient dans sa régression
profonde souvent averbale où émerge « le langage des gestes magiques » ;
l'introduction de la Spielanalyse — l'analyse d'enfants dans l'analyse
« Die Sprache der Zârtlichkeit und der Leidenschaft » 1179
d'adultes. Tout ceci afin de créer un climat de compréhension et de
confiance absolue qui, seul, permettrait au patient de remplacer la répé-
tition interminable des crises d'angoisse par la ranimation des traumas
initiaux. A partir de là, par un nouvel essor, le patient pourrait déve-
lopper son moi jusqu'alors trop faible, clivé et coincé entre un ça et un
surmoi puissants. C'est pour cette raison que la technique classique
ne suffisait plus à Ferenczi. Il pensait qu'il fallait remplacer l'interpré-
tation, pendant une certaine période de l'analyse, par une action parce
que l'interprétation s'avérait inefficace en face de la régression profonde
du patient. Masud Khan donnera plus tard la formule : non-interpré-
tation en faveur d'une expérience existentielle.
On connaît la réponse de Freud. Cremerius souligne que cette
réaction de Freud aux expériences de son ami Ferenczi fut d'autant
plus tragique que Freud lui-même ne respectait pas les règles tech-
niques qu'il avait établies. Certes, il n'échangeait pas des baisers avec
ses patients. Mais Cremerius, qui. a consacré plusieurs articles à ce
sujet, a montré de façon détaillée dans quelles circonstances et de
quelles manières multiples Freud a été « dissident » dans sa pratique
analytique. Il est à déplorer que les deux amis ne soient plus arrivés à
discuter et à conceptualiser leurs « dissidences thérapeutiques » respec-
tives qui, somme toute, reflétaient un malaise dans la thérapie analytique.
Quels ont été les effets ultérieurs des expériences ferencziennes ?
A l'exception de Balint, qui depuis 1932 a étudié et développé les
innovations de son maître, Ferenczi a été enfoui dans l'oubli jusque
dans les années 1950.
Puis commence la redécouverte. Nombreux sont ceux qui ont puisé
dans le trésor ferenczien riche d'idées — parfois sans le savoir ou le
dire. En somme, beaucoup parmi les analystes qui ont élargi leurs
investigations au-delà du conflit oedipien jusque dans la prime enfance
et qui considèrent les processus primaires non seulement comme des
stades isolés, mais surtout comme l'expression d'une interaction mère-
enfant où tous les deux sont impliqués de façon réciproque et au fond
inextricable. Les analystes qui ne cherchent plus le patient apte à faire
une cure classique, mais qui essaient d'adapter leur attitude analytique
aux besoins du patient (Ferenczi ne voulait pas croire que l'application
de la cure analytique pourrait être limitée ; s'il rencontra des difficultés,
il chercha les causes en lui, l'analyste). C'est-à-dire les analystes qui,
avec Ferenczi, ont dénoncé l'attitude objective, abstinente, anonyme
du miroir comme une illusion.
Toutes ces données font de Ferenczi l'avant-coureur d'une thérapie
1180 Rénale Staewen-Haas

d'enfants complétée par une thérapie des parents ; d'une thérapie


familiale ; d'une théorie analytique de psychologie sociale (Dahmer).
Sullivan, Fromm-Reichmann et Searles ont aiguisé en instrument
parfait la pratique de Ferenczi consistant à dévoiler ses sentiments
contre-transférentiels et réels au patient s'ils dérangeaient le travail
analytique. Rosen, Moreno, mais aussi Meltzer ont développé l'utili-
sation de la Spielaftalyse, l'analyse d'enfants dans l'analyse d'adultes.
M. Klein a étudié le processus de fragmentation précoce. Ferenczi a
posé les jalons pour les travaux théoriques et pratiques de Balint,
Bouvet, Winnicott, Little, Mahler, Spitz, Nacht, Fûrstenau, Khan, Bion
et bien d'autres encore.
C'est surtout le mérite de Balint, qui a vu les expériences ferenc-
ziennes de très près, d'avoir corrigé les erreurs. Il avait compris que
Ferenczi confondait l' « objet primaire » et l' « amour d'objet primaire »
avec l' « attitude de tendresse maternelle », à savoir que l'essentiel de
cette attitude ne réside pas dans la satisfaction réelle des désirs du
patient, mais dans la mise en place d'un espace de compréhension et
d'articulation des investissements primaires du patient. Balint a juste-
ment mis en garde et contre le dorlotement excessif et contre F « expé-
rience émotionnelle correctrice » d'un F. Alexander. Car choyer un
patient, c'est se mettre dans une position de toute-puissance vis-à-vis
de lui, ce qui empêche le patient d'émerger du « défaut fondamental »
et de trouver son propre chemin.
Dans un dernier paragraphe Cremerius souligne les difficultés d'une
application systématisée de ce que Ferenczi nous a laissé comme héri-
tage et il pose des questions : Comment doser l' « attitude maternante
primaire » ? Comment faire pour qu'un patient profondément régressé
ne nourrisse pas l'espoir que l'analyste va réparer, remplir les carences
primaires ? Sous quelle condition peut-on traiter l' « enfant dans
l'adulte » comme enfant et puis comme adulte ? Dévoiler des senti-
ments contre-transférentiels, n'est-ce pas une charge trop lourde et
irresponsable pour un patient fortement perturbé au point d'être
dépourvu des forces moïques et se trouvant dans un stade plutôt
averbal ? Comment le convaincre alors de la sincérité de l'analyste
dans un langage d'adulte — ou faut-il plutôt s'exprimer par des gestes,
tendre la main ? Est-il nécessaire que l'analyste régresse également au
point de percevoir ses propres éléments psychotiques (Rosenfeld) ou
to think crazy (Ekstein) ? Une thérapie uniquement au niveau de la
régression profonde est-elle suffisante (Kohut, self psychology) ? Ou
est-ce que la régression doit être au service d'une progression, à savoir
« Die Sprache def Zartlichkeit und der Leidenschaft » 1181

d'un travail ultérieur au niveau oedipien (Balint) ? A-t-on maintenant


deux techniques différentes à appliquer (Winnicott) ou est-ce qu'on se
retrouve néanmoins dans une technique analytique intégrale non
divisée (Loch, Argelander) ? Ou est-elle encore à formuler (Fûrstenau) ?
De quelle manière l'analyste peut-il travailler avec des contenus psy-
chiques pathogènes préverbaux qui de ce fait n'ont jamais été cons-
cients ? Ferenczi a posé ce problème dès 1921 en proposant de faire
revivre ces contenus par le langage des gestes.
Autant de questions qui témoignent de l'ambivalence que l'oeuvre
de Ferenczi peut nous inspirer. Cremerius conclut que lire Ferenczi
aujourd'hui c'est comme une descente dans une mine pour extraire
le métal précieux. Pour le faire il faut la lumière du savoir et un coeur
intrépide.

Dr Rénate STAEWEN-HAAS
187, rue Saint-Jacques
75005 Paris
ILSE BARANDE

CORRESPONDANCE SANDOR FERENCZI-


GEORG GRODDECK
1921-1933*

Le lecteur français se félicite d'accéder à la totalité des écrits psycha-


nalytiques de S. Ferenczi grâce à l'application et au soin de J. Dupont
et de ses collaborateurs1. Il peut désormais connaître les lettres de
S. Ferenczi à G. Groddeck. Margaretha Honegger, exécutaire testa-
mentaire de G. Groddeck, adressa cette correspondance à Michael
Balint en 1968.
Avec lucidité la préfacière J. Dupont évalue les réticences qu'une
telle publication ne manque pas de susciter, accrues du fait de l'absence
à deux lettres près de celles que Ferenczi recevait de son correspondant
mais ne conserva pas : « Une correspondance, note-t-elle, n'apporte
pas seulement des révélations et des éclaircissements. Elle apporte
aussi de nouveaux problèmes, de nouvelles sources d'erreurs. Une
lettre implique une relation entre deux personnes dans un moment
donné et en des circonstances bien précises. » On peut en trouver le
parangon dans son analyse de l'article de Ferenczi de 1911 pour pro-
mouvoir une Association psychanalytique internationale alors même
qu'il prévoit ce qu'elle apportera en illustrations de « la pathologie des
associations »!
Que penser en effet de l'interception d'un courrier autre que celui
d'un écrivain, en cela complice avec la postérité qu'il se souhaite ?
Gisella Ferenczi, ne disposant pas des lettres de G. Groddeck, reconnaît
là un trait de conduite de Sandor, le taxe de « brouillon » — pour sou-
lager la déception de sa correspondante, la veuve de Groddeck (?)
(p. 49). Un commentaire suggère qu'il pourrait bien s'agir d'une
« destruction intentionnelle » par Ferenczi pour dérober des réponses

* Payot, 1982.
1. Sandor Ferenczi, OEuvres complètes, Psychanalyse, I, II, III, IV, Payot.
Rev. franc. Psychanal., 5/1983
1184 Ilse
indiscrètes à sa propre famille (p. 50). Certes, mais comment marier
cela avec un deuxième commentaire constatant, lui, l'absence de
réticence non seulement des héritiers mais de Ferenczi lui-même :
Barande

« On a l'impression qu'il désirait avant tout être aimé et que le


meilleur moyen pour y parvenir lui semblait de se découvrir » (p. 22).
Ou encore avec le complément à la lettre du 17 août 1921 (p. 63) :
« Mon caractère scrupuleux m'a obligé à montrer cette lettre à ma
femme », y écrit Ferenczi.
Ajoutons que s'il peut être question de l'édition à venir d'une inté-
grale des réciprocités épistolaires Freud-Ferenczi, c'est donc que
celles-ci ont échappé bilatéralement à la disparition ! A poursuivre ce
questionnement je tomberais sans nul doute dans les chausse-trappes
que je tente de désigner.
Après et avec « Finding the hidden Freud »2, le « hidden » Ferenczi !
Parmi les excellents dessins de Holland égayant cet article un « Freud
pursued by his correspondance » le montre petit, atterré sous un ciel
d'enveloppes.
Qui de nous entretient encore une correspondance digne de ce nom
ou plutôt archive ses coups de téléphone. Alors ?... Alors que nous
disposons des oeuvres vives lumineuses et à nous destinées contempo-
raines de ces lettres 1921-1933, lecture, elle, à faire et à poursuivre.

2. Titre d'un article de David Gelman, in Newsweek, 21 décembre 1981.


CLAUDE GIRARD

PRESENCE DE SANDOR FERENCZI


Eléments bibliographiques (1899-1983)

I. — TEXTES DE S. FERENCZI

Les traducteurs français de l'oeuvre de S. Ferenczi ont souligné les


difficultés de traduction liées à la dispersion de certains textes, à leur
reprise modifiée, en différentes langues, hongrois, allemand, anglais.
Nous disposons d'une édition en allemand débutée dès 1927 et com-
plétée en 1937-1938, et d'une édition complète en quatre volumes, en
français, qui reprend l'édition allemande.
Les premiers écrits de Ferenczi, préanalytiques, médicaux et neuro-
logiques, viennent d'être présentés, avec d'importants extraits, par
C. Lorin. L'abondante correspondance avec S. Freud est en attente
de parution ainsi que le Journal de Ferenczi sur la dernière année de sa
vie (R. Gentis, Dossier S. Ferenczi, La Quinzaine littéraire, n° 365,
février 1982). La correspondance avec G. Groddeck a été publiée. On
trouve des extraits de lettres dans La vie de S. Freud par E. Jones
ainsi que neuf lettres de Freud dans la Correspondance de celui-ci, et
un échange de six lettres présentées dans une étude sur les rapports
de la technique et de la théorie récemment traduites dans le n° 88 du
Coq-Héron.

© OEuvres complètes
Bausteine zur Psychoanalyse (InternationalerPsychoanalytischer Verlag, Vienne,
1927, vol. 1-2 ; 1937-19383 vol. 3, 4). Réédition : Berne, Verlag Hans Huber,
AG, 1964, 4 vol.
OEuvres complètes : Psychanalyse 1 (1908-1912), trad. Dr J. Dupont, Dr Ph. Gar-
nier, Paris, Payot, 1968, 265 p. ; Psychanalyse 2 (1913-1919), trad.
Dr J. Dupont, M. Viliker, Dr Ph. Garnier, Paris, Payot, 1970, 357 p. ;
Psychanalyse 3 (1919-1926), trad. Dr J. Dupont, M. Viliker, Paris, Payot,
1974, 449 p. ; Psychanalyse 4 (1927-1933), trad. par l'équipe de traduction
du Coq-Héron (J. Dupont, S. Hommel, F. Samson, P. Sabourin et B. This),
Paris, Payot, 1982, 335 p.
Rev. franç. Psychanal., 5/1983
1186 Claude Girard

© Premiers écrits
Lorin Cl, Le jeune Ferenczi. Premiers écrits, 1899-1906, Paris, Aubier-Mon-
taigne, 1983, 360 p.

© Correspondance
Ferenczi S., Groddeck G., Correspondance (1921-1933), trad., notes et com-
mentaires par le groupe de traduction du Coq-Héron, Paris, Payot, 1982,
162 p.
Freud S., Correspondance (1873-1939), trad. A. Berman et J.-P. Grossein,
Paris, Gallimard, 1966, 517 p. (9 lettres : nos 141, 143, 148, 163, 183, 187,
237, 256, 258).
Grubrich-Simitis I., Six lettres relatives au rapport réciproque entre théorie et
technique psychanalytiques, trad. S. Aschasch et J. Dupont, Le Coq-Héron
1983, 88, 11-40. Article extrait du volume : G. Jappe et C. Nedelman, Zur
Psychoanalyse der Objektbeziehungen (De la psychanalyse des relations
d'objet), Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1980.
Jones E., La vie et l'oeuvre de S. Freud, 3 vol., Paris, PUF, 1958, 1961, 1969.
Extraits de la correspondance Freud-Ferenczi dans les tomes II et III.

© Critique de livre
Dans les Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, on trouve la
nomination à l'unanimité de Ferenczi comme membre de la Société, les 7 et
14 octobre 1908, et une critique d'un livre lors d'une séance réservée à des
comptes rendus (10 février 1909) :
Ferenczi, Logique médicale de Bieganski, in Les premiers psychanalystes,
Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, vol. II (1908-1910),
Paris, Gallimard, 1978, 572 p.

e Autres textes en français


Thalassa : psychanalyse des origines de la vie sexuelle, suivi de Masculin et
féminin ; trad. de Thalassa par J. Dupont et S. Samama; trad. de Masculin
et féminin par Mlle Grin, éd. présentée par N. Abraham, Paris, Petite
Bibliothèque Payot, 1962, 184 p.
Traductions parues dans la Revue française de Psychanalyse :
« L'élasticité de la technique psychanalytique », trad. R. de Saussure, 1928, 2,
2, 224-238 ; et réimprimé dans le numéro, 1974, 38, 4, 507-520.
« Sur la technique psychanalytique », trad. H. Hoesli, 1929, 3, 4, 617-630.
« Interprétation et traitement psychanalytiques de l'impuissance psycho-
sexuelle chez l'homme », trad. H. Hoesli, 1930-1931, 4, 2, 230-244.
« Quelques observations cliniques de cas de paranoïa », trad. H. Hoesli, 1932,
5, I, 97-105-
« Le problème des fins d'analyse », trad. M. Robert et M. de M'Uzan, 1962,
26, 4, 467-475.

Autres traductions :
Borneman E. (édit.), Psychanalyse de l'argent, Paris, PUF, 1978 :
« Sur l'ontogenèse de l'intérêt pour l'argent », trad. D. Guérineau, p. 94-1025
« Pecunia olet » (L'argent n'a pas d'odeur), trad. D. Guérineau, p. 106-109.
Présence de Ferenczi 1187

II. — PRÉSENCE DE S. FERENCZI DANS L'OEUVRE DE S. FREUD

Les citations de Ferenczi sont abondantes dans l'oeuvre de Freud


et la « Freud Concordance » permet de les repérer dans la Standard
Edition.

© Dans L'interprétation des rêves (1900), SE, IV-V, I, 621 ; Psycho-


pathologie de la vie quotidienne (1901), SE, VI ; Trois essais sur la théorie
de la sexualité (1905), SE, VII, 123-243.
Il s'agit de notes cliniques, de rêves ou de réflexions de Ferenczi
ajoutées lors de rééditions.

© Des citations de Ferenczi apparaissent dans les textes suivants :

Cinq leçons sur la psychanalyse (1909), SE, XI, 1-55.


Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci (1910), SE, XI, 57-137.
Considérations sur le plus commun des ravalements de la vie amoureuse (1912),
SE, XI, 177-190.
Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa (Le pré-
sident Schreber) (1911), SE, XII, 1-79.
La dynamique du transfert (1912), SE, XII, 97-108.
La prédisposition à la névrose obsessionnelle (1913), SE, XII, 311-326.
L'intérêt de la psychanalyse (1913), SE, XIII, 163-190.
Extrait de l'histoire d'une névrose infantile (1914), SE, XVII, 1-122.
Pulsions et destin des pulsions (1915), SE, XIV, 109-140.
Le tabou de la virginité (1917), SE, XI, 191-208.
Un souvenir d'enfance dans Fiction et Vérité de Goethe (1917), SE, XVII, 145-156.
Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique (1918), SE, XVII, 157-168.
Introduction à la psychanalyse (1916-1917), SE, XV-XVI.
Introduction to psychoanalysis and the war neuroses (1919), SE, XVII, 205-210.
L'organisation génitale infantile (1923), SE, XIX, 139-145.
A short account of psychoanalysis (1923), SE, XIX, 189-209.
A note on the prehistory of the technique of analysis (1920), SE, XVII, 263-265.
Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes
(1925), SE, 241-258.

» L'influence des principales orientations de la réflexion de Ferenczi,


concernant : l'introjection, la sexualité infantile, la régression, le traumatisme,
la relation maternelle, les aspects de l'amour, la suggestion et le transfert, la
technique active, l'analyse interminable et le transfert négatif, la télépathie et
l'occultisme, la formation du psychanalyste, est particulièrement importante
dans les textes suivants :
Totem et tabou (1912-1913), SE, XIII, 1-161.
Pour introduire le narcissisme (1914), SE, XIV, 67-102.
Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique (1914), SE, XIV, 1-66.
On the teaching of psychoanalysis in Universities (1918), SE, XVII, 169-173.
Au-delà du principe de plaisir (1920), SE, XVIII, 1-64.
Psychanalyse collective et analyse du moi (1921), SE, XVIII, 65-143.
1188 Claude Girard

Ma vie et la psychanalyse (1924), SE, XX, 1-70.


Inhibition, symptôme, angoisse (1925), SE, XX, 75-174.
Dreams and telepathy (1922), SE, XVIII, 195-220.
Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), SE, XXII, 1-182.
Analyse terminée et analyse interminable (1937), SE, XXIII, 209-253.

© Freud écrivit pour Ferenczi :


Préface à « Psychoanalysis », par S. Ferenczi (1909), SE, IX, 252.
Cinquantenaire de S. Ferenczi (1923), SE, XIX, 265-269.
Sandor Ferenczi : Notice nécrologique (1933), SE, XXII, 255-229.

e Dans la correspondance de S. Freud, de nombreuses allusions à S. Ferenczi


et à ses travaux peuvent être glanées :
S. Freud, C. Jung, Correspondance, I : 1906-1909; II : 1910-1914,Paris,Galli-
mard, 1975, 365 p., 405 p.
S. Freud, K. Abraham, Correspondance, 1907-1926, Paris, Gallimard, 1969,
410 p.
L. Andréas Salomé, Correspondanceavec S. Freud, 1912-1936, Paris, Gallimard,
1970, 487 p.

III. — PRÉSENCE DE S. FERENCZI DANS L'OEUVRE DE E. JONES

La vie et l'oeuvre de S. Freud (1953, I955, 1957) précédemment


citée, outre les extraits de la correspondance de S. Freud et de
S. Ferenczi, contient de nombreuses références à leurs relations, à la
personnalité de Ferenczi, à sa vie, à ses travaux, à son influence dans le
mouvement psychanalytique. Le regard très personnel de E. Jones
sur S. Ferenczi, son analyste, fut depuis source de nombreuses critiques.
E. Jones fit une traduction anglaise des premiers travaux de
S. Ferenczi en 1916 : Selected papers, vol. I, Sex in psychoanalysis.
Contributions to psychoanalysis. Préf. et trad. E. Jones, Boston,
R. G. Badger, 1916, 338 p.
L'oeuvre de E. Jones contient de nombreuses marques de l'influence des
travaux de Ferenczi :
Girard Cl., Ernest Jones, sa vie, son oeuvre, Paris, Petite Bibliothèque Payot,
1972, 438 p.
Dans les textes d'E. Jones, S. Ferenczi est présent dans :
Traité théorique et pratique de psychanalyse, Paris, Payot, 1925, trad. Janké-
lévitch, 896 p. : chap. 19, « L'action de la suggestion dans la psychothé-
rapie » (1910) ; chap. 4, « Récents progrès de la psychanalyse » (1920).
Théorie et pratique de la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, 496 p., trad.
A. Stronck : « La théorie du symbolisme » (1916) ; « Traits de caractère en
rapport avec l'érotisme anal » (1918) ; « Le froid, la maladie et la naissance »
(1923) ; « L'origine du surmoi » (1947).
Présence de Ferenczi 1189

Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Payot, 1973, 267 p., trad. J. Morche :
« Un facteur linguistique dans la caractérologie des Anglais » (1920) ;
« Psychanalyse et biologie » (1930).
The relation of technique to theory (Symposium VIIIe Congrès international,
Salzbourg, 1924), Intern. J. Psychoanal., 1924, 6, 395.
Analyse de S. Ferenczi et O. Rank, The development of Psychoanalysis,
Internat. J. Psychoanal., 1926, 7, 103.
Analyse de S. Ferenczi, Thalassa, Internat. J. Psychoanal., 1940, 21, 100.
Notice nécrologique, S. Ferenczi (1873-1933), Internat. J. Psychoanal., 1933,
14= 4, 463-466.

IV. — PRÉSENCE DE S. FERENCZI DANS L'OEUVRE DE K. ABRAHAM

Ferenczi est présent dans la correspondancede Freud et Abraham ;


Abraham et Ferenczi ont collaboré au Congrès de Budapest (1918) au
travail sur les névroses de guerre ; les travaux de Ferenczi inspirent
directement Abraham, ou sont pris en considération dans les articles
suivants :
OEuvres complètes : t. I (1907-1914), Rêve et mythe. G. Segantini, Amenhotep
IV. Etudes cliniques, trad. I. Barande et E. Grin, Paris, Payot, 1965, 298 p. :
chap. XVII, « Critique de l'Essai d'une présentation de la théorie psycha-
nalytique de C. G. Jung » (1913).
OEuvres complètes : t. II (1913-1925), Développement de la libido. Formation du
caractère. Etudes cliniques, trad. I. Barande et E. Grin, Paris, Payot, 1966,
362 p. : chap. I, « Limitations et modifications du voyeurisme chez les
névrosés. Remarques concernant des manifestations similaires dans la
psychologie collective » (1913) ; chap. IV, « L'éjaculation précoce » (1916) ;
chap. VIII, « Les névroses du dimanche : remarques sur la communication
de Ferenczi » (1919) ; chap. XIII, « Discussion sur le tic » (1921) ; partie B,
chap. 1, « Contribution à la psychanalyse des névroses de guerre » (1918) ;
partie C, chap. 2, « Esquisse d'une histoire du développement de la libido
basée sur la psychanalyse des troubles mentaux » (1924) ; § 3, « L'intro-
jection mélancolique. Les deux étapes de la phase orale » ; seconde partie,
« Débuts et développements de l'amour objectai » ; partie C, chap. 3,
« Etude psychanalytique de la formation du caractère » (1925).

V. — S. FERENCZI ET L'ECOLE DE BUDAPEST

L'activité organisatrice de Ferenczi a marqué le mouvement psycha-


nalytique en ses débuts. Il contribua à l'organisation de l'Association
psychanalytique internationale en 1910, puis à l'organisation de la for-
mation des psychanalystes. Il créa en 1920 l'International Journal of
Psychoanalysis. Il fut le premier à enseigner la psychanalyse à l'Uni-
versité à Budapest (1919).
1190 Claude Girard

L'Ecole de Budapest reflète l'originalité des vues théoriques de


Ferenczi et la vitalité d'une recherche technique ouverte sur des
expériences nouvelles. Si l'émigration la dispersa, ses membres les plus
éminents ont ainsi influencé l'évolution de la psychanalyse à Berlin,
puis en Angleterre et aux Etats-Unis. La présence de Ferenczi en 1926
en Amérique a marqué une évolution dans les conflits sur la formation
psychanalytique. L'orientation de O. Rank est inséparable de leur
rencontre puis de leur divergence. F. Alexander et l'Ecole de Chicago
ont développé les variantes de la technique active. E. Jones et M. Klein
ont probablement subi dans leurs rapprochements ou leurs divergences
théoriques, les traces ambiguës de leur filiation commune à Ferenczi.
M. Balint a développé dans sa théorie certains aspects des thèses de
Ferenczi ; il fut l'un de ceux qui maintinrent les caractères originaux
de la formation qui avait cours à Budapest ; les formes originales de son
action auprès des médecins doivent certainement à la liberté technique
de Ferenczi. Il n'est pas possible de recenser l'effective présence de
S. Ferenczi dans ces travaux, mais seulement de signaler les principaux
qui s'y réfèrent et les plus grands noms de cette Ecole, qui comprenait
aussi A. Balint, T. Benedek, I. Hermann, I. Hollos, W. Kovacs,
S. Lorand, S. Rado, E. Revesz, G. Roheim.

L'Ecole de Budapest, Le Coq-Héron, 1982, n° 85.


Alexander F., Einige unkritische Gedanken zu Ferenczi's Génital theory,
Internationale Zeitschriftfür Psychoanalyse, 1925,11, 444-456.
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Balint M., Dr Sandor Ferenczi as a psychoanalyst, Indian J. Psychology, 1934,
9, 19-27.
— Obituary, Gyogyaszat, 1934, n° 20.
— Sandor Ferenczi. Obituary 1933, Internat. J. Psychoanal., 1949, 30, 9, 215-
219.
— Handhabung der Übertragung auf Grund der Ferenczischer Versuche,
Internat. Zeitschrift, 1936, 22, 47-58.
— Problems of human pleasure and behaviour, Int. Psychoanal. Library,
London, Hogarth Press, 1957, 300 p.
— Document Balint-Jones. Les dernières années de Sandor Ferenczi, trad.
P. Sabourin de la Lettre à l'éditeur de Jones, Internat. J. Psychoanal,
1958 39, 98 ; Le Coq-Héron, 1980, n° 75, 54-61.
— Les voies de la régression (1959), trad. M. Viliker et J. Dupont, Paris, Payot,
1972.
— Amour primaire et technique psychanalytique (1965), trad. J. Dupont,
R. Gelly, S. Kadar, Paris, Payot, 1972, 346 p.
Présence de Ferenczi 1191

— Préface du Dr M. Balint, S. Ferenczi (1873-1933), OEuvres complètes de


Ferenczi, t. I (1908-1912), Paris, Payot, 1968, p. 7-II ; t. II (1913-1919),
Paris, Payot, 1970, p. 7-10.
— Les expériences techniques de Sandor Ferenczi (1967), Ire partie dans Le
Coq-Héron, avril 1972, n° 26, p. 2-9 ; 2e partie dans Le Coq-Héron, mai 1972,
n° 27, p. 2-7 ; 3e partie dans Le Coq-Héron, juin 1972, n° 28, p. 2-10,
et en introduction du t. IV des OEuvres complètes de Ferenczi, Paris, Payot,
1982, p. 19-27.
— Le défaut fondamental. Les aspects thérapeutiques de la régression, Paris,
Payot, 1977, 268 p.
Hermann I., Propos inédits sur S. Ferenczi (1974), trad. J. Vanos, Perspectives
psychiatriques, 1983, 3, 92, 153-158.
— L'objectivité du diagnostic de Jones concernant la maladie de Ferenczi
(1974), trad. I. Barande, Rev. fr. Psychanal., 1974, 38, 4, 557-559.
— Quelques traits de la personnalité de Sandor Ferenczi, Le Coq-Héron,
1975, n° 54, 11-14.
— Freud en Hongrie. Entretien avec Imre Hermann (publié par la revue
hongroise Kritica, été 1981), Le Coq-Héron, 1982, n° 85, 31-44.
Hollos I., Obituary, Gyogyaszat, 1934, n° 20.
Klein M., La psychanalyse des enfants (1932), trad. J.-B. Boulanger, Paris,
PUF, 1959, 317 p.
— Essais de psychanalyse (1921-1945), trad. M. Derrida, Paris, Payot, 1967,
453 P.
—, Isaacs S., Heimann P., Rivière J., Développements de la psychanalyse
(1952), trad. W. Baranger, Paris, PUF, 1966, 343 p.
Lorand S., Sandor Ferenczi (1873-1933). Pioneer of pioneers, dans
F. Alexander, S. Eisenstein, M. Grotjahn, Psychoanalytic Pioneers, New-
York, London, Basic Books, 1966, p.14-35, et traduction : Sandor Ferenczi
(1873-1933). Pionnier des pionniers, trad. P. Sabourin, Le Coq-Héron, 1982,
n° 85, 3-21.
Rado S., In memoriam : Sandor Ferenczi, 1873-1933, Psychoanalytic Quarterly,
I933, 2, 356-358.
Rank O. (avec S. Ferenczi), Entwicklungsziele der Psychoanalyse. Zur Wechsel-
beziehung von Theorie und Praxis, Int. Psychoanal. Verlag, 1924, 67 p.
—- The
development of Psychoanalysis, New York, Washington, Nerv. Ment.
Disease Publ, 1927. Les chapitres II, IV et VI seraient de O. Rank et n'ont
pas été traduits en français alors que les chapitres I, III, V sont traduits
dans les OEuvres complètes de Ferenczi, t. III.
— Psychoanalytic technique (1926). Analyse par Ferenczi : Review of « Psy-
choanalytic technique » by O. Rank,Internat.J. Psychoanal., 1927, 8, 93,100.

VI. — PRÉSENCE ACTUELLE DE FERENCZI

L'oeuvre de Ferenczi a directement imprégné le développement de


la psychanalyse, de son vivant, puis indirectement par les voies diverses
de l'Ecole de Budapest et, plus récemment, par la redécouverte de cette
oeuvre et l'étude de son influence. Recenser les marques formelles de
la présence de Ferenczi dans la littérature analytique ne pourrait que
réduire l'ampleur du champ de son influence et les multiples aspects
1192 Claude Girard

de sa présence. Ce recensement bibliographique à partir de références


manifestes à Ferenczi ne couvre qu'une part de ce qui témoigne de sa
présence dans la littérature analytiques sa présence oblique ou occulte,
par les voix de ses contemporains, élèves et amis.
Certains de ces textes étudient son oeuvre, ou ses développements
théoriques et techniques. D'autres ont renouvelé le mythe ferenczien.
De son vivant Ferenczi fascinait et dérangeait ; ses facettes multiples,
sa fantaisie, sa démesure, sa vitalité, sa rébellion ont été prétextes à
quelques fantaisies interprétatives et psychobiographiques renforçant
son image mythique. Cette image déformée a été utilisée comme porte-
drapeau paradoxal de quelques-uns qui se le sont appropriés en le
détournant, pour leurs attaques contre l'Association psychanalytique
internationale, pour leurs critiques des insuffisances de Freud ou leurs
interprétations de la formation psychanalytique. Appelé en témoin,
ou en renfort, il est compromis dans des conflits, juge de réajustements
théoriques, ou de prises de distance, entretenu comme l'éternel « enfant
terrible » dans sa fonction ambiguë de porte-parole et de dénonciateur
des limites, et des pouvoirs de celle-ci. Il est alors le rebelle ou l'homme
libre, le rénovateur dont on a besoin, quand le joug pèse, celui de
Freud, de Jones, de M. Klein, ou de Lacan. Enfin pour d'autres il est le
justificatif de nombreuses innovations techniques qui au nom de
l'analyse ferenczienne dévoient la psychanalyse vers sa confusion avec
les thérapies actives, comportementalistes, régressives, néo-cathartiques,
la relaxation ou l'hypnose. Trop rapidement associé à O. Rank ou
W. Reich, on oublie la rigueur de la démarche de Ferenczi et ses apti-
tudes critiques lui permettant, dans l'élasticité de sa technique, de
conserver le souci d'une constante délimitation du champ de la psycha-
nalyse, et l'exploration des usages possibles des variantes techniques, ou
de toutes autres techniques appropriées.

e Parmi les textes, il y a ceux qui portent témoignage sur Ferenczi, et


s'ajoutent à ceux de S. Freud, E. Jones, S. Lorand, M. Balint, I. Hermann,
S. Rado :
Eitingon M., Abschiedsworte on Sandor Ferenczi, Imago, 1933, 19, 289-295.
Federn P., Obituary, Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, 1933, 19,
305.
— Sandor Ferenczi (1873-1933), A memorial address delivered at a special
meeting of the Vienne Psychoanalytical Society, 17 juillet 1933, Internat.
J. Psychoanal., 1933, 14, 4, 467-485.
Hitschmann F. et al., Sandor Ferenczi, Psychoanalytische Bewegung, 1933,
5, 205-206.
Holstijn A. J. W., In memoriam S. Ferenczi, Psych. en Neurol. Bl., 1933.
Simmel E., Obituary, Imago, 1933, 19, 296.
Présence de Ferenczi

©
1193
On relève deux numéros de revue qui lui sont consacrés, en dehors de ceux
du Coq-Héron qui contiennent de nombreux articles (nos 26, 27, 28, 75, 85,
86, 88), et un dossier dans La Quinzaine littéraire.
Colloque sur Ferenczi à la Société psychanalytique de Paris à l'occasion de son
centenaire (18 décembre 1973), Rev. fr. Psychanal, 1974, 38, 4.
Hommage à Sandor Ferenczi (1873-1933), Perspectives psychiatriques, 1983,
3, 92.
Ferenczi, l'enfant terrible de la psychanalyse. Dossier préparé par Roger Gentis,
La Quinzaine littéraire, 16-28 février 1982, n° 365, 18-23 (entretien avec
les traducteurs, W. Granoff raconte, Sexualité et création artistique, Cor-
respondance Freud-Ferenczi).

• Aspects techniques
Begoin J., Begoin Fl., Le travail du psychanalyste. De la technique à l'éthique
psychanalytique, chap. 11 : « S. Ferenczi : A la recherche de la langue de
l'enfant », Rev. fr. Psychanal, 1982, 46, 2, p. 233-239.
Berkey B. R., Roberts L. M., Sandor Ferenczi (The man, his work and evolving
forms of active psychotherapy), Dis. Nerv. Sys., 1968, 457-461.
Bokanowski T., Présence de Ferenczi dans « Analyse terminée, analyse inter-
minable », Etudes freudiennes, 1979, 15-16, 83-100.
De Forest I., The therapeutic technique of Sandor Ferenczi, Internat. J.
Psychoanal., 1942, 23, 3-4, 120-139.
— The leaven of love. A development of the psychoanalytic theory and technique
of Sandor Ferenczi, New York, Harper ; Londres, Gollancz, 1954, 206 p.
— Analyses de ce livre : N. Ross, Annual Survey of Psychoanalysis, 1954, 5,
359 ; A. Stein, Annual Survey of Psychoanalysis, 1954, 5, 486-495 ; E. Jones,
Internat. J. Psychoanal., 1956, 57, 488 ; H. Tartakoff, J. Americ. Psychoanal.
Assoc, 1956, 4, 318-343.
Gedo F., Noch einmal der « gelehrte Saügling », Psyche, 1968, 22, 301-319.
(Une fois de plus, le « nourrisson savant »).
Green A., Exergue à la traduction de J. Dupont et M. Viliker de : Principe de
relaxation et néocatharsis, Nouv. Rev. Psychanal, 1974, n° 10, 19-20.
Grunberger B., De la « technique active » à la « confusion des langues ». Etude
sur la déviation ferenczienne, Rev. fr. Psychanal, 1974, 38, 4, 521-546.
Julien P., Le débat entre Freud et Ferenczi : savoir y faire ou savoir y être,
Analytica, 1978, 9, 24-50.
Neyraut M., Le transfert. Etude psychanalytique, chap. II : « L'histoire du
transfert. 4) Ferenczi ou le transfert comme introjection », Paris, PUF,
1973, 285 p., p. 155-184.
Stärcke A., Ferenczi's wijzignig der psychoanalytische technick, Psych. en
Neurol. Bl, 1937, 40, 4, 3-16.
Stein C, Le nourrisson savant selon Ferenczi, ou la haine et le savoir dans la
situation analytique, Etudes freudiennes, 1981, n° 17-18, 107-121.
Sterba R. H., Das psychische Trauma und die Handhabung der Übertragung
(die Lezten Arbeiten von S. Ferenczi zur psychoanalytischen technick).
Le traumatisme psychique et le maniement du transfert (Les derniers
travaux de S. Ferenczi concernant la technique psychanalytique), Internat.
Zeitschr. für Psychoanal., 1936, 22, 40-46.
Thompson C., « The therapeutic technique of Sandor Ferenczi ». A comment.,
Internat. J. Psychoanal., 1943, 24, 1-2, 64-66.
— Ferenczi's contribution to psychoanalysis, Psychiatry, 1944, 7, 245-252.
RFP — 39
1194 Claude Girard

e Aspects théoriques et autres


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psychanalyse des origines de la vie sexuelle, Paris, Payot, 1962, 186 p.
Anzieu-Premmereur C, Ferenczi et les femmes. Perspectives psychiatriques,
1983, 3, 92, 175-178.
Barande I., Présentation de Ferenczi, Interprétation, 1971, 5, 2-3, 187-202.
— Sandor Ferenczi, Paris, Payot, 1972, 211 p.
— Originalité de l'écoute ferenczienne, Rev. fr. Psychanal., 1974, 38, 4,
547-556.
— Traumatologies-traumatophilie, Perspectives psychiatriques, 1983, 3, 92,
187-190.
Bergler E., Thirty some years after Ferenczi's « Stages in the development of
the sense of reality », Psychoanal. Rev., 1945, 32, 125-145. Analyse par
N. Reider dans Psychoanal. Quart., 1947, 16, 272.
Bonnafe M., De Thalassa à nos jours : présences actuelles de Ferenczi, Pers-
pectives psychiatriques, 1983, 3, 92, 167-174.
Brabant G. P., Clefs pour la psychanalyse. Sandor Ferenczi (1873-1933), Paris,
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Budai B., L'oeuvre de Sandor Ferenczi. A la lumière des connaissances scien-
tifiques actuelles. Le Coq-Héron, 1975, 54, 15-20.
Chasseguet-Smirgel J., Pour une psychanalyse de l'art et de la créativité, chap. V :
« A propos de la « technique active » de Ferenczi. (Contribution à l'étude du
processus de sublimation dans le travail de l'analyste) », Paris, Payot,
1971, 263 p., p. 165-175.
Chauvelot D., La passe supposée de Freud, Ornicar, 1977, numéro spécial,
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Couchard F., Ferenczi mythologue, Perspectives psychiatriques, 1983, 3, 92,
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Covello A., Gentis R., Torok M., Entretien autour de S. Ferenczi, Le bloc-
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Covello A., Ferenczi : avenir d'une illusion pédagogique, Psychanalystes, 1983,
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Dadoun R., Geza Roheim et l'essor de l'anthropologie psychanalytique. Sources,
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Payot, 1972, 320 p., p. 101-106.
Dodson R. M., Theories of myth and the folklorist, Daedalus, 1959, 88,
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Dupont J., A la mémoire de Sandor Ferenczi, Le Coq-Héron, 1975, 54,
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Fodor S., Les aventures psychiques de Sandor Ferenczi, Le Coq-Héron, 1979,
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Girard Cl, « Otto Rank et le traumatisme de la naissance », postface. O. Rank,
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nalyse, rapport au XLIIIe Congrès des Psychanalystes de Langue française,
Paris, 1983 : « S. Ferenczi et les critiques de l'analyse didactique »,
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1961, 6, 255-282.
Présence de Ferenczi 1195

Lewinter R., Groddeck et le royaume millénaire de Jérôme Bosch (Essai sur le


paradis en psychanalyse). Thalassa : Ferenczi, Paris, Ed. Champ libre,
1974, 111 p., p. 66-74.
Malarewicz J. A., Itinéraire d'une absence (De Groddeck à Balint, l'émergence
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sur Dostoïewski. Ferenczi : ses hypothèses théoriques sur l'épilepsie,
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RoazenP., Freud and his followers, chap. VII : « The loyal movement » : 6) Ernest
Jones and Sandor Ferenczi, p. 355-362 ; 7) Sandor Ferenczi : technique
and bistorical victim, p. 363-371, New York, Alfred Knopf, 1975, 615 p.
Sabourin P., A propos de Ferenczi : I. Trauma et séduction, Le Coq-Héron,
1980, 75, 23-54 ; II- Rêves à répétition, jeux de langage, troc de désirs, Le
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This B., Schrei nach dem kinde. Le cri de Ferenczi, Le Coq-Héron, 1982,
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Viderman S., Relire Ferenczi, Rev. fr. Psychanal., 1970, 34, 2, 317-334.
Wiener P., La notion d'introjection chez Ferenczi, Bulletin de Psychologie,
1974-1975, 28, 13-15, p. 688-693.
Wyss D., Psychoanalytic schools from the beginning to the present, Préface
L. Havens, trad. G. Onn, S. Ferenczi, New York, Jason Aronson, 1973,
p. 172-181.
Les livres

MADELEINE VERMOREL

LES MASOCHISMES

Deux Cahiers du Centre de Psychologie et de Psychothérapie1 sont consacrés


à la question, difficile s'il en est, des masochismes, avec un double éclairage
théorique et clinique. Si les Cahiers sont introduits par des études cliniques,
il est peut-être plus simple pour une brève analyse de s'intéresser d'abord
aux grands axes théoriques mis en évidence par le remarquable article de
Benno Rosenberg, mais aussi par E. Kestemberg et A. Gibeault pour aborder
ensuite les illustrations cliniques.
Le premier fascicule est consacré au masochisme moral. Benno Rosenberg
montre comment ce concept a évolué chez Freud dans la mesure où il se trou-
vait en face de la réaction thérapeutique négative. Le masochisme se diffé-
rencie de la culpabilité : celle-ci naît de l'action du surmoi, héritier du
complexe d'OEdipe, obtenu par l'introjection identificatoire des relations
objectales oedipiennes, aboutissant à une désexualisation. Ce surmoi sadise le
moi qui recherche une satisfaction libidinale. Le masochisme, lui, est une satis-
faction que le moi puise dans la punition en simulant, cette fois, la recherche
de la satisfaction libidinale. La conséquence en est que l'apparence de la
névrose est conservée et la pratique perverse cachée. Les relations objectales
oedipiennes sont resexualisées : la morale née du déclin du complexe d'OEdipe
est ramenée à un ressurgissement du complexe d'OEdipe : cette resexualisation
permet la réapparition des désirs sexuels passifs, féminins dit Freud. Et même,
pour Benno Rosenberg, ce qui est recherché n'est pas l'autopunition par le
surmoi : ce n'est là encore qu'une feinte de la désexualisation, le sujet cherchant
une punition venant du père oedipien.
Le masochisme intervient quand la faille névrotique ne permet pas au sujet
de supporter sa culpabilité ; le seul moyen alors est de l'érotiser, de la trans-
former en source de satisfaction masochique : le masochisme devient alors
le gardien de la névrose ou de ce qui s'efforce de l'être. Mais si la faille est
trop grande, on peut assister à une transformation régressive en masochisme
libidinal féminin, voir en masochisme érogène. On peut alors comprendre
comment le processus analytique qui pousse à la resexualisation et entraîne un
ébranlement des identifications par réinvestissement des relations objectales
peut faire régresser plus ou moins temporairement la personnalité d'un sujet
au masochisme et entraîner une réaction thérapeutique négative.
Mais comment un enfant dans son évolution passe-t-il du masochisme à la

1. Les Cahiers du Centre de Psychanalyse et de Psychothérapie, Association de Santé mentale


du 13e arrondissementde Paris ; Masochismes, I : Le masochisme moral, n° 4, printemps 1982 ;
Masochismes, II : Le masochisme érogène, n° 5, automne 1982.

Rev. franç. Psychanal., 5/1983


1198 Madeleine Vermorel

culpabilité? Si chez l'adulte le système pervers masochisme-sadisme est un


système fermé se pérennisant dans une répétition incessante grâce au clivage
de l'objet et surtout au clivage du moi, chez l'enfant, pour lequel Benno
Rosenberg préfère parler de morcellement, plutôt que de clivage, l'ouverture de
ce système, permettant sa transformation en névrose infantile, se fait grâce
à ce que l'auteur appelle l'autosadisme2. L'enfant projette d'abord son sadisme
sur l'objet mais le fait qu'il s'identifie à l'objet sadisé ouvre la voie à l'auto-
sadisme ou sadisme réfléchi, à la désexualisation et à la culpabilité. L'agression
transformée en surmoi est introjectée, intériorisée et peut alors se retourner
contre le moi avec la même agressivité que le moi eût aimé se retourner contre
les étrangers. L'adulte peut donc conserver cette option masochique comme
possibilité de resexualisation régressive de l'autosadisme, ce qui fera dire à
Benno Rosenberg que, si la névrose est le négatif de la perversion, la culpabilité
est le négatif du masochisme.
Abordant, dans le deuxième fascicule, le masochisme érogène, Benno
Rosenberg s'interroge sur certaines difficultés théoriques, liées au concept de
masochisme, qui ont oblige Freud à transformer sa théorie de pulsions. Le
masochisme, plaisir de la douleur, plaisir du déplaisir, remet en cause la
compréhension du fonctionnement du principe de plaisir, base du fonctionne-
ment mental. C'est seulement en 1924 que Freud posera le problème du danger
du masochisme érogène pour notre vie psychique par la mise hors jeu du prin-
cipe de plaisir, la douleur devenant un but et non plus un avertissement. Dès
lors, le principe de plaisir ne va plus coïncider exactement avec le principe de
Nirvana : si celui-ci tend à réduire à rien la somme d'excitations qui affluent
dans l'appareil psychique, il risque de placer le principe de plaisir au service
de la pulsion de mort dont le but est de faire passer la vie perpétuellement
changeante à la stabilité de l'état inorganique. Le principe de Nirvana devient
alors primaire et le principe de plaisir en est une modification imposée par la
libido, modification qui ne peut se faire qu'en supposant l'intrication pulsion-
nelle, liaison de la pulsion de mort par la libido, les pulsions de mort se mettant
alors au service d'Eros. Le masochisme devient le modèle du plaisir comprenant
l'excitation (aspect déplaisir de la première théorie du principe de plaisir de
Freud) et la décharge (aspect plaisir). L'excitation n'est plus uniquement du
côté du déplaisir puisque nécessaire à la préparation de la décharge. Freud
ayant évoqué l'aspect qualitatif comme explication au double registre plaisir-
déplaisir que peut prendre l'excitation et formulé l'hypothèse d'un écoulement
temporel de ses modifications, Benno Rosenberg pose le problème des rapports
du temps avec le principe de plaisir et le masochisme. Si le principe de plaisir
— première forme — fonctionne dans une décharge immédiate, en fait pour
qu'une excitation soit possible, un temps d'attente-ajournementest nécessaire
qui ne peut être que de l'ordre du plaisir masochique, englobé dans le principe
de plaisir et permettant son évolution vers le principe de réalité.
Rendant possible la détresse par la satisfaction hallucinatoire du désir,
le masochisme érogène, gardien de la vie, bloque ainsi la pulsion de mort.
L'intrication pulsionnelle constitue une défense spécifique à l'intérieur du
sujet ; elle devient le lieu où le moi se constitue, donnant naissance au soi
conçu comme la perception immédiate qu'a le moi archaïque de lui-même,
l'être humain ne pouvant se vivre comme sujet qu'à travers le vécu maso-
chique. Le masochisme primaire se réalise donc dans l'état de détresse primaire
érotisé, faisant naître le moi archaïque qui fonde le sujet.

2. B. Rosenberg s'appuie là, essentiellement, sur deux textes de Freud, Pulsions et destin des
pulsions et les deux derniers chapitres de Malaise dans la civilisation.
Les masochismes 1199

Mais l'être humain ne se reconnaît qu'à travers l'objet et la projection.


Avant le concept de masochisme érogène, celle-ci dans la théorie freudienne
constituait la solution de protection du moi archaïque contre les pulsions de
mort, la projection du mauvais créant l'objet externe, l'objet interne naissant
lui de la satisfaction hallucinatoire du désir, projection introjectée. Mais
cette projection est une défense insuffisante contre la pulsion de mort qu'elle
draine pourtant en grande partie à l'extérieur. Si le masochisme, gardant
pour objet l'être propre de l'individu, constitue une défense spécifique à
l'intérieur du sujet, sans l'intermédiaire de l'objet, l'intrication pulsionnelle
est elle-même conditionnée, cimentée par l'objet doublement investi : par la
pulsion de mort projetée sur lui et la libido qui maintient l'objet sexuel. Il y
aurait donc une intrication pulsionnelle secondaire concernant l'objet. En
fait cette distinction est relative, Benno Rosenberg revenant à plusieurs
reprises dans son texte sur l'importance de la dyade mère-enfant, l'objet pri-
maire y conditionnant l'intrication primaire. Le clivage du moi psychotique
serait la conséquence d'une faille, d'un dysfonctionnement du noyau maso-
chique primaire lié à la qualité de la relation avec la mère. La projection va
aussi fonder le sadisme, ainsi secondaire au masochisme. Là encore l'intri-
cation pulsionnelle existe ; elle rend possible la relation d'objet : permettant
la relative non-satisfaction qui y est afférente, elle assure la constitution de
l'objet et la continuité de cette relation et donne donc la possibilité d'aborder
l'angoisse de castration, l'OEdipe... et la situation analytique.
Mais si le masochisme érogène est gardien de la vie, s'il est constitutif
du moi et de l'objet, protecteur du moi archaïque, quand parle-t-on d'un maso-
chisme mortifère? Quand il y a un investissement de toute souffrance, un
plaisir d'excitation au détriment de la décharge, en dehors de tout objet,
centré uniquement autour de l'excitation de soi : l'exemple donné par Benno
Rosenberg est 1' « orgasme de la faim » de l'anorexique mental. Au lieu de la
pulsion de mort le masochisme a bloqué la pulsion de vie (libido et pulsion
de conservation) et la détourne de toute satisfaction objectale. L'excitation
contenue dans la détresse primaire a été surinvestie masochiquement, ce qui
entraîne une inhibition de la recherche de la satisfaction hallucinatoire du
désir et donc de la vie fantasmatique et de la constitution de l'objet au coeur
de la fantasmatisation. Ceci retentit sur les possibilités de projection et la
constitution de l'objet externe : il y a donc alors une désaffection des autres
modes de défense et surtout de la projection : si le masochisme devient prépon-
dérant, il devient mortifère. Le fait que dans les cas névrotiques banaux le
sadisme se manifeste plus bruyamment,peut sans doute expliquer que Freud ait
d'abord décrit le masochisme comme secondaireau sadisme, d'autant plus que le
masochisme érogène primaire ne se manifeste pas directement sur le plan cli-
nique. Le masochisme moral secondaire est la réaction utilisée par le moi en
présence d'une menace de désintrication pulsionnelle, le plus souvent liée à
une excitation intense. Il comble alors les failles du masochisme primaire,
majeures chez l'anorexique mentale, mineures et transitoires lors des réactions
thérapeutiques négatives. Le masochisme secondaire provient de la réintro-
jection et de la transformation du sadisme : il peut rester objectai, avec un
objet sadique, donc gardien de la vie. Mais chez l'anorectique, il y a une
dissolution du sadisme dont le moi retire la libido objectale incluse et qu'il
introjecte, raffermissant ainsi son noyau masochique : le masochisme secondaire
devient mortifère en réalisant un processus d'escalade. Dans la paranoïa,
au contraire, le renforcement du sadisme est une défense efficace contre le
masochisme mortifère, défense réussie grâce à la projection. Il y a deux
pôles entre l'anorectique et le paranoïaque. Ainsi le masochisme, meilleur
1200 Madeleine Vermorel

rempart contre la destructivité, peut devenir son instrument privilégié.


C'est Alain Gibeault3 qui pose le problème de savoir si le concept du
masochisme est obligatoirement lié à l'hypothèse de la pulsion de mort, ce
qui le conduit à comparer les théorisations de Freud et de Melanie Klein.
Chez Freud, le concept du masochisme a connu une évolution dans ses rap-
ports au sadisme avant d'aboutir au masochisme érogène, alliage de la pulsion
de mort et d'Eros. La pulsion de mort ne se manifestant par aucun représentant
direct, le masochisme érogène est lui-même un temps muet.
Pour Melanie Klein, le moi doit avant tout maîtriser les pulsions destruc-
trices : pour ce faire, le surmoi primitif est constitué à partir de l'objet incorporé,
par clivage du ça. Ce surmoi assure une liaison des pulsions destructrices
sur un monde persécuteur, le moi se trouvant dans une position périlleuse
entre deux forces opposées : l'objet et l'instinct de destruction. L'angoisse
infantile ne sera plus comprise comme une transformation de la libido mais
comme une conséquence d'une culpabilité relative à la tension intrapsychique
entre le moi et le surmoi primitif dont l'apogée serait la phase schizo-paranoïde
alors que dans la phase dépressive, la pulsion de vie l'emporte avec l'introjection
du bon objet partiel et total. Mais Melanie Klein reprend pour approfondir
les manifestations cliniques de la position schizo-paranoïde le concept de
narcissisme qui chez Freud semblait avoir éliminé la dimension de la des-
tructivité : pour elle, les relations d'objet schizoïdes ont une nature narcissique,
dérivant des processus introjectifs et projectifs infantiles. La pulsion de vie
renvoie à la pulsion comme libido objectale. Mais la pulsion de mort marque la
dimension narcissique ou destructrice de l'objet inhérente à la pulsion sexuelle.
De source d'apaisement et de liaison créatrice, l'objet risque de devenir source
d'excitation et de déliaison destructrice amenant le moi à recourir à des méca-
nismes de défense ultimes : par défaillance de l'organisation du sadisme,
déflection de l'instinct de mort, et du masochisme primaire.
Ainsi le masochisme primaire n'est corrélatif de la notion de pulsion de
mort que si l'on voit dans la deuxième théorie des pulsions la manifestation
de ce que Freud a toujours décrit comme l'opposition entre l'inertie et la
constance, entre le processus primaire et le processus secondaire, entre le
narcissisme et l'objet, opposition inhérente à la pulsion sexuelle, seule pulsion
au sens propre du terme qui organise la liaison et la déliaison incessantes
entre l'amour et la haine.
Les études cliniques de ces Cahiers donnent des exemples d'expression
des masochismes dans la cure analytique.
Ainsi Alain Gibeault décrit dans Etienne ou un adolescent d'aujourd'hui
l'adolescence comme un terrain privilégié pour l'éclosion du masochisme moral
par resexualisation de l'OEdipe et prévalence de la problématique narcissique
remettant en cause certaines fonctions du surmoi, reprise à son compte par
l'idéal du moi infantile narcissique. Etienne qui présente une inhibition intel-
lectuelle corrélative d'une resexualisation du fonctionnement mental est
sans problème par rapport à ses réalisations sexuelles, du fait de la désexuali-
sation de sa sexualité selon la formule d'Evelyne Kestemberg reprise ici par
Gibeault. Le masochisme moral permet un contre-investissement du maso-
chisme érogène dans sa forme la plus élevée qui est le masochisme féminin vécu
ici dans la pratique homosexuelle et sauve la névrose en mettant en latence l'exci-
tation, les premières années de psychothérapie étant l'équivalent d'une période
de latence rendue paradoxalement possible par l'emprise de plus en plus grande

3. Alain Gibeault, Questions ouvertes : du masochisme primaire et de la pulsion de mort chez


S. Freud et M. Klein.
Les masochismes 1201

du masochisme moral où le sujet risque cependant de s'enliser. Il n'en sortira


que par l'élaboration, dans le transfert, de l'OEdipe inversé.
C'est un autre exemple de relation entre le masochisme moral et le maso-
chisme érogène que donne Jacques Azoulay4 à partir d'une patiente dont
l'organisation névrotique fragile laisse place à un auto-érotisme destructeur
évoquant la notion de masochisme érogène. La tyrannie à l'égard de l'objet
l'empêche d'organiser une complétude qui ne peut se faire que dans le triomphe
de la maîtrise — avec culpabilité. Mais si la disponibilité de l'objet mobilise
son excitation sans en jouir, ce qui donne jouissance c'est de le perdre : ainsi
le masochisme moral permet de rester en échange avec l'objet dans une situation
de culpabilité mais sans aboutir ni à un rapprochement véritable avec l'objet
ni à la constitution d'une hallucination de l'objet. Là il y a faillite de l'organi-
sation névrotique et du masochisme moral, la quête homosexuelle, inscrite
partout ne pouvant être élaborée, la charge d'excitation mobilisée par l'analyste
étant trop grande et gênant le processus analytique en raison de cette toxicomanie
d'objet.
La patiente, « Anne », de Françoise Bouchard illustre la difficulté d'émer-
gence d'un masochisme moral à travers un masochisme féminin et surtout
un masochisme érogène lié à la perversion infantile. Les symptômes d'Anne,
boulimie et vomissements, lui permettent de réinvestir les zones érogènes
de façon à pallier le sentiment dépressif. L'auto-érotisme est là, pour dompter
la déliaison et la mort qui seraient la conséquence du rejet de l'objet et de la
perte de la capacité à l'halluciner. La coexcitation libidinale est au coeur de
l'auto-érotisme.
E. Kestemberg étudie plus spécifiquement, à travers le traitement de
Marie-Jeanne Laplainte, les névroses de caractère et comment s'articulent dans
ce type de personnalité masochisme moral et culpabilité5. Il s'agit d'un état
asymptomatique où la souffrance est déclarée sous forme de mal-traitance
ou mal-aimance. La conflictualité oedipienne est agissante mais méconnue sur-
tout en sa face homosexuelle sous-tendue par une dépendance étroite à l'imago
archaïque de la mère ambi-sexuée, objet d'une quête inassouvissable, intou-
chable parce qu'idéalisée mais non garante de la continuité narcissique du sujet.
Le masochisme de celui-ci est fortement sollicité par la situation même de
l'analyse mais permet tout de même l'instauration d'une névrose de transfert.
Le déroulement du processus analytique se fait en quatre temps et montre le
passage de masochisme à culpabilité. Après un premier temps de quérulence
contre l'entourage, s'installe un second temps où le sujet se complaît à l'état
de victime : le masochisme moral est exhibé ; l'analyste est le bourreau. Dans
le troisième temps la culpabilité est proclamée mais érotisée : il s'agit donc
toujours du déploiement du masochisme moral mais c'est la dernière ligne de
défense devant les désirs dirigés sur l'objet (analyste). Le dernier temps
permet à la culpabilité d'être vécue en tant que telle : les retrouvailles peuvent
se faire avec la sexualité infantile oedipienne et préoedipienne. C'est dans ce
mouvement que peut être élaborée la dépendance à la mère archaïque. Ce
processus analytique ne peut évoluer que si l'apprentissage du jeu et du plaisir
à y prendre permet de contourner le masochisme.
Dans le deuxième fascicule, l'accent est mis sur l'aspect positif organi-
sateur, gardien de la vie, du masochisme érogène même au sein d'une patho-
logie grave. Ainsi C. Guedeney et E. Kestemberg dans Une histoire clinique

4. Jacques Azoulay, Une organisation névrotique primaire. Masochisme moral et masochisme


érogène.
5. Evelyne Kestemberg, Névroses du caractère. Masochismemoral et culpabilité.
1202 Madeleine Vermorel

montrent d'abord dans un préambule comment, se fondant sur des observations


mère-enfant, la composante masochiste tisse les relations premières entre la
mère et l'enfant et se trouve consubstantielle à l'organisationdu fonctionnement
psychique, donc gardien de la vie et même fondateur de la vie.
Surtout les auteurs vont faire une relecture du L'Homme aux Loups, à partir
du matériel onirique : le rêve du lion, le rêve du cavalier et celui qui renvoie
au poème de Lermontov, le Démon. Ces trois rêves sont liés à la fixation
du terme de l'analyse par Freud, à la névrose de transfert qui en découle et
au processus analytique qui se développe alors : fixer un terme à l'analyse,
c'était déposséder le patient de sa position de cavalier et le placer dans une
situation angoissante et douloureuse, renversement fécond en raison même du
plaisir sous-jacent que cette angoisse traduit : l'intuition fulgurante de Freud
paraît aux auteurs avoir ainsi dévoilé la composante masochiste féminine de
Serge P... et contribué à ce qu'il puisse s'y ancrer pour s'en servir « inno-
cemment » et utilement jusqu'à la fin de ses jours.
En effet, la constante de sa vie sera d'être victime : ce choix est une réponse
à sa culpabilité inconsciente : qui est victime n'est pas responsable mais l'éro-
tisation du choix de la position de victime perpétue cette situation : il y a un
échec du masochisme moral dans la mesure où il est proche du masochisme
érogène. Mais à travers le masochisme féminin demeure conservée l'indivision
des identifications et par là permet l'évitement d'une castration, fondement
de l'identité, c'est-à-dire choisir son sexe et perdre l'autre mais qui serait
désintégrantepour lui : la prégnance érotique de sa passivité empêche Serge P...
aussi bien de renoncer que d'accomplir son homosexualité qui s'est révélée
non remaniable économiquement de façon durable. Passant de la position du
cavalier gentleman, à celle de l'enfant battu et de la femme courbée, il restera
celui que les femmes et les analystes « ont plié » à leurs désirs.
C'est à l'ombre de l'homosexualité et sous le couvert de l'identification
féminine et masochique que Serge P... a pu mener sa vie avec quelques ratés,
vie proclamée par lui douloureuse mais acceptable.
Devant ce masochisme moral vacillant, le masochisme érogène, quoique
ayant un rôle infirmant, est protecteur car ce puissant courant tisse toutes les
relations de Serge P... tant aux autres qu'à lui-même et sa continuité narcissique
en est étroitement tributaire. Aussi tire-t-il de cette situation de victime
une incontestablegrandeur et tout l'aspect mégalomaniaque de sa personnalité :
« Barine il est resté », concluent les deux auteurs. Nous aimerions ajouter,
y compris, et surtout peut-être, face aux analystes qu'il a su si bien séduire.
C'est dans la même perspective que Patrick Ajchenbaum6 relate le cas
d'un patient qui présente au cours de l'analyse un syndrome de dépersonnali-
sation puis une triple somatisation grave. La névrose a échoué par perte de la
continuité narcissique et de l'intégrité du soi. Le mouvement régressif, lié
à l'excitation transférentiellemal maîtrisée, a été trop massif et s'est accompagné
d'une désecondarisation et d'une resexualisation rapides. Si en référence
aux idées de Pierre Marty on retrouve chez lui l'expression d'une dépression
essentielle, par contre il n'y a pas de dysfonctionnement patent de son pré-
conscient. A l'origine de l'épisode somatique, il n'y a pas non plus une faillite
d'une organisation mais une tentative désespérée, au travers d'un masochisme
incarné, de retrouver une unité du soi et une continuité narcissique mises
en cause après que les autres formes du masochisme eurent connu un échec
retentissant. Pour Patrick Ajchenbaum, dans la mesure où le corps constitue la

6. Patrick Ajchenbaum, Un certain aspect du masochisme.


Les masochismes 1203

source et l'objet premier de la pulsion, les différents avatars de l'organisation


psychique dont font partie les mouvements masochistes ne peuvent que
s'inscrire dans la double dimension du psychique et du somatique.
Ainsi les différents points de l'exposéthéorique de Benno Rosenberg ont-ils
été annoncés et illustrés par les exposés cliniques, formant ainsi deux numéros
extrêmement cohérents. La seule absence de concordance se situe au niveau
du masochisme féminin. Celui-ci ressort bien des exposés cliniques : forme
plus élaborée du masochisme érogène, il peut être contre-investi et permet
l'émergence du masochisme moral. Au contraire en cas d'échec de celui-ci il
favorise la continuité narcissique que détruiraient la nécessité de la confron-
tation aux identifications et l'acceptation de la castration. Son rôle est aussi
envisagé sous une forme indirecte, celle de l'homosexualité passive, non
élaborée, toujours présente sans que le sujet puisse jamais ni y renoncer, ni
l'accomplir.
Mais dans l'exposé théorique les masochismes se trouvent réduits à deux,
le masochisme féminin, « comme expression de l'être de la femme » étant évoqué
une seule fois. Est-ce parce que Freud dans Le problème économique du maso-
chisme, base du travail de Benno Rosenberg, nous le décrit « comme le plus
accessible à notre observation, le moins énigmatique et on peut le saisir dans
toutes ses relations ». Pour Freud les fantasmes masochistes de l'homme (chez
lequel il décrit le masochisme féminin) placent la personne dans une position
caractéristique de la féminité et renvoient en même temps à la vie infantile.
C'est cette superposition en strates de l'infantile et du féminin qui repose
sur le masochisme érogène et fournit la transition avec le masochisme moral.
C'est notre seul regret à la lecture de ces deux fascicules dont la lecture
est passionnante et qui constitue une étape importante pour la compréhension
du problème des masochismes dont la place dans la théorie analytique semble
actuellements'accroître.

Dr Madeleine VERMOREL
La Tour - Coise-Saint-Jean-Pied-Gauthier
73800 Montmélian
JEAN GILLIBERT

LIBRE LECTURE

Onanisme romantique
En relisant Voyage au bout de la nuit de L. F. Céline.,
La nausée de J.-P. Sartre,
et... en découvrant L'apprenti de Raymond Guérin*

Souvent, après mes consultations au Centre de Psychanalyse du XIIIe, je


vais faire un tour à une librairie que j'ai découverte et que j'aime bien : rue Bar-
rault, la librairie communale de la Butte aux Cailles, édition « Le Tout sur le
Tout ». J'y ai découvert des romans de Paul Gadenne, de Rachilde (La tour
d'amour, merveilleux !) et de Raymond Guérin. Des oubliés, que ces éditeurs
non officiels ont le courage de ré-éditer. C'est pourtant de L'apprenti de
R. Guérin, édité, lui, chez Gallimard, que je voudrais parler. L'ayant lu et ayant
été bouleversé, j'ai été amené à re-lire les « romans » dont la fraternité me
paraît indiscutable avec L'apprenti et qui m'avaientimpressionné quand j'avais
vingt ans. Je n'ai pas voulu rester sur des souvenirs idéalisés. Bien m'en a pris.
Ce sont des bouquins romantiques, comme le René de Chateaubriand, qui
disent la mise en cause du « sujet » dans un univers de déréliction. Hyper-
subjectifs — écrits au nom du « je », sujets à la fois des énoncés et de
l'énonciation, comme on dit, ils marquent cependant la fracture violemment
composée entre un discours individuel et la tentative exacerbée, donc vouée
à l'échec, de rejoindre non seulement des êtres, des objets, mais le monde. En
cela ce sont des romans onanistes, collant au réel mais complètement « irréa-
lisés » par le voeu d'écriture. L'écriture romanesque voudrait consommer
l'existence du monde.
La main qui écrit paraît être la même que celle qui écrit un culte établi à
Onan par l'écriture.
Je n'ai pas retrouvé le choc de mes vingt ans en relisant Le voyage et La
nausée bien que ces livres m'apparaissent toujours comme des repères balis-
tiques, mais ce ne sont plus, pour moi, des phares. Mais L'apprenti, qui fait
coller et décoller une vie mythique, d'une vie quotidienne, sans que jamais
l'une l'emporte sur l'autre, renouvelle totalement le roman d'apprentissage,
le Bildung's Roman, tant dénié de nos jours.
Comme la masturbation, c'est une initiation et rien d'autre.
En dehors des quatre « grands », Proust, Joyce, Kafka, Musil... mes affi-
nités se sont dirigées plus — et se dirigent encore — vers Malcom Lowry,
Julien Gracq, Hermann Broch, John Cowper Powys, Le Clézio... que vers
Sartre ou Céline mais, quand même, Le voyage ou La nausée...
Je sais, on peut préférer dans Céline, Nord ou D'un château l'autre. Moi pas.
L'écriture du Voyage est encore prudente, non suspensive, non injurieuse, non
criminelle, composant avec le classicisme... on pouvait tout espérer de cette

* Gallimard.

Rev. franç. Psychanal., 5/1983


.
1206 Jean Gillibert

écriture, le meilleur comme le pire. Le pire est advenu, ne l'oublions pas.


Céline en est resté à la « masturbation »... « je m'en branle ». L' « hystérie car-
nassière » de la guerre, de la mort, que Céline semblait dénoncer, devenait la
complaisance, le merdier suprême. Ce qui est absolument grave, avec Céline,
c'est que la ruse l'a conduit à se faire passer pour le seul et vrai « Juif » de toute
la dé-composition occidentale. Son anti-sémitismene visait que des abstractions,
des effets de langage, des « désignés » interchangeables (?) Mais il a participé
à la sombre vérité que Le voyage voulait dénoncer : le bout de la nuit de la
mort.
Ce que je ne pourrai jamais excuser de Céline en tant qu'écrivain et non
pas « écrivant » (désignation qui disculpe tout), c'est de ne pas avoir voulu
comprendre, alors qu'il en avait les moyens, qu'entre la mort, la sienne, la
nôtre, et la destruction, la guerre, il y avait un hiatus, un fossé qu'il n'appartient
à personne de combler. On ne peut pas parler de la mort au nom de la des-
truction ! Cette lisière du voyage humain, nul ne la franchit sans impunité...
sans imposture ! C'est le style qui l'a trahi. La volonté de tout mettre en style,
de vaincre l'écriture, de rhétoriquer à l'extrême, et de faire de la rhétorique
une violence fondamentale. C'est l'impérialisme du style qui l'a trahi. Il a voulu
maîtriser cette « émotion » qu'il a si bien ressentie lui-même et qui est immaî-
trisable par aucun effet de langage et qui est l'émotion transcendantale liée à
la finitude anthropologique. Il en est resté aux « tremens » de la première guerre
mondiale (par quoi commence Le voyage) : l'horreur médicale devant la bou-
cherie..., l'horreur narquoise... du médecin qui sait ce qu'est la mort puisque
c'est pour cela qu'il a voulu devenir médecin : participer à la mort.
La « boucherie » de la première guerre mondiale a amené Céline à écrire
Le voyage ; il s'est cru autorisé à parler de la mort et de la nuit au nom de la
destruction, là où l'individuel et le collectif se rencontrent vraiment : la clôture
humaine de l'anéantissement.
Freud, aussi, après la première guerre, radicalise l'idée du conflit, en « per-
manence », en éternel retour du funeste vers la grande abstraction silencieuse
de la pulsion de mort (je signale que Céline reprend ce thème doctrinal de
Freud, dans l'hommage à Zola — sans citer Freud alors qu'il venait de le lire).
Le « sujet » est enfin coupé (par la pulsion de mort) et le narcissisme est bien
le voeu — le moins fondé mais le plus exigeant — de l'immortalité. C'est-à-dire
que le sujet « coupé » devient exacerbé, piqué au vif, réactif, intolérable, into-
lérant. Il ne veut être que ce qu'il est : intempérant. « Mais ça gueule, ça
madame !» : le Sujet Coupé de ses pouvoirs d'autonomie ! Assujetti à son
néant d'être — (oh, les invertis du Cogito, comme ils ont proliféré, implacables
et terroristes dans leur narcissisme, mais la coupure, la refente aux lèvres,
comme une fleur vénéneuse !) — le sujet masturbe le grand Autre dont la
semence disséminante fragmente la douloureuse réciprocité humaine en signi-
fiants diablotins qui s'amusent à tirer, à leur tour, la queue du sujet !
Oui, pour Céline, l'imprécation n'est qu'un style... mais ce que nous a
appris la deuxième guerre mondiale, c'est que le style, l'effet-discours, la
théâtralisation du réel, la « littérature » peuvent conduire, et à eux seuls, à
l'extermination. Les hommes, dans les guerres, peuvent décider de qui doit
mourir dans l'indécidable combat. Ici, depuis 1940-1944, c'est le langage,
qui prenant en charge le non-être — et qui le peut mieux que lui — décide,
non de la présence ou de l'absence de la figure humaine sur cette terre, mais où
est le Bien, où est le Mal. Une idéologie s'empare du langage et décide de ces
lieux où doivent être le Bien et le Mal : littérature et chambres à gaz, le tout
compris.
Céline écrit : « Il faut croire Claude Lorrain, les premiers plans d'un tableau
Onanisme romantique 1207

sont toujours répugnants et l'art exige qu'on situe l'intérêt de l'oeuvre dans les
lointains, dans l'insaisissable, là où se réfugie le mensonge, le rêve pris sur le
fait, et seul amour des hommes. »
Remplaçons mensonge par désir, ou désir par leurre et le tour est joué pour
la pensée d'après-guerre. Céline avait bien tout prévu de sa révolte. Paul Nizan
— un clairvoyant, celui-là — disait de cette révolte qu'elle pouvait « conduire
n'importe où, parmi nous, contre nous ». N'importe où, là où la nuit permet
tous les subterfuges et les mensonges, là... où si ce n'est ta soeur, c'est donc ton
frère !
« Le petit nègre, mon guide, revenait sur ses pas pour m'offrir ses services
intimes, et comme je n'étais pas en train ce soir-là, il m'offrit aussitôt, déçu, de
me présenter sa soeur. J'aurais été curieux de savoir comment il pouvait la
retrouver, lui, sa soeur, dans une nuit pareille » (Céline).
Le style, hélas, est la formule qui fait mouche ; le langage « connotant » qui
assujettit : « La loi, c'est le grand « Luna Park » de la douleur » (Céline).
Ou encore : « La vérité de ce monde c'est la mort. Il faut choisir, mourir ou
mentir. Je n'ai jamais pu me tuer, moi » (Céline). On pourrait dire : « Quel
courage, cette peur de sa mort, ce merveilleux mensonge pour la vie ! authen-
tique nietzschéisme ! » Dostoïevski nous avait dit qu'il n'y avait rien de
pire que cette séparation de l'homme de sa mort ; Freud mettait, dans cette
séparation, l'angoisse devant le sur-moi, anticipatrice et déjà fonctionnelle,
thérapeutique... Mais ceux qui ont été séparés de leur « mort », que Céline
appelle « juifs » sans vouloir savoir ce que cette désignation « contient » et non
seulement désigne... quelle est leur vérité — et la nôtre —, et la vérité de ce
monde ? La volonté de puissance devant la volonté d'anéantissement ; voilà
ce à quoi nous avons assisté, car la volonté d'anéantissement n'est pas une
volonté de puissance, qui, elle, est de la vie, de la « vraie vie ». Justement, quand
Céline écrit que « la vie m'aurait trompé comme tous les autres, la Vie, la vraie
maîtrise des véritables hommes », que ne s'interroge-t-il sur cette « tromperie » !
Pourtant il avait bien compris que le traumatisme de l'événement replie les
instincts (« comme un parapluie ») même, écrit-il, « branlochant d'incohérence,
réduits à eux-mêmes, c'est-à-dire à rien ». Et immédiatement, à la suite, la
formule « V aches sans train » (sic).
« Vivre tout sec, quel cabanon ! » (resic) : mais n'est-ce pas du Jacques
Martin à une émission de TV ?
Céline, lui non plus, ne veut pas aller au-delà des mots, il le dit, car pour
cet effort baveux, « Rien n'arrive » (sic). Pas de métalangage ! Les mots, rien
que les mots !... on est alors sûr de ne pas se tromper... mais derrière le rideau,
sûr, tout autant, de tromper.
Céline pressent bien, et il le dit, que la guerre et la maladie, « ce sont deux
infinis du cauchemar » ; il est encore plus lucide sur notre mal moderne dans
ceci : « La grande fatigue de l'existence n'est peut-être en somme que cet
énorme mal qu'on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage,
raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément soi-même, c'est-à-dire
immonde, atroce, absurde. Cauchemar d'avoir à présenter toujours comme un
petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous-homme claudicant
qu'on nous a donné » (Céline).
Amères paroles de désillusion devant la figure ravalée et rabaissée de l'an-
thropos qui ne tient pas son idéal du moi. Mais pourquoi « qu'on nous a donné »
(le sous-homme claudicant) ? Blessure narcissique par la maladie et la guerre.
Certes, et cela fait de la vanité d'être homme un « instinct »... Mais pourquoi
« au nom » de la guerre et de la maladie ?
La vie est plus effroyable que cela, la vie humaine s'entend, puisqu'elle
1208 Jean Gillibert
peut mettre une coupure non seulement entre un sujet et ce qui le dépasse,
mais entre l'homme et son humanité — ce qui est tout à fait différent et peut-
être nouveau et qui est apparu avec la deuxième guerre mondiale.
La psychanalyse, après la deuxième guerre, a choisi, elle aussi, soit le retour
à l'humanisme, soit à ce qu'elle a pris pour une découverte freudienne (?). Un
anti-humanisme où la figure de l'homme devenait complètement ex-centrée.
Freud nous avait bien mis au pied de la lettre avec Malaise dans la civili-
sation : le sur-moi n'était pas, ne serait jamais la Loi ; l'intérieur vivant de la
répression, nouvel esclavage, rend otages à la fois moi et autrui. La radicali-
sation de cette coupure, entre moi et l'autre, entre l'homme et son humanité
et non plus seulement entre l'homme et ses figures sociologique, linguistique,
biologique, etc., on peut penser que Freud et Céline l'ont pressenti : la pulsion
de mort en étant le premier échelon, mais... tellement « général », tellement
« métaphysique » !
Le sous-homme est encore un idéal du moi narcissique, ravalé... mais
l'homme du sous-sol selon Dostoïevski, ou celui de Kafka, ne sont-ils pas
autre chose de tout à fait différent que les guenilles humaines de la malédiction
célinienne ?
Et tenez, dans des pages voisines du Voyage, Céline n'écrit-il pas superbe-
ment ceci : « Possédés, vicieux, captieux et retors, ces favoris de la psychiatrie
récente à coups d'analyses superconscientes nous précipitent aux abîmes...
Tout simplement aux abîmes ! Un matin, si vous ne réagissez pas, Ferdinand,
nous les jeunes, nous allons passer. Comprenez-moi bien, passer ! A force de
nous étirer, de nous sublimer, de nous tracasser l'entendement, de l'autre
côté de l'intelligence, du côté infernal, celui-là, du côté dont on ne revient pas !...
D'ailleurs on vous dirait déjà qu'ils y sont enfermés ces super-malins, dans la
case aux damnés, à force de se masturber la jugeote jour après nuit. » (C'est
moi qui souligne « masturber ».) Eh bien, c'est Céline qui ici se masturbe (la
jugeote), ne lui en déplaise !
Car ceci, plus loin : « Je suis une bête à testicules, moi Ferdinand, et lorsque
je tiens un fait alors j'ai bien du mal à le lâcher... L'autre jour, tenez, il m'en
est arrivé une belle à ce propos... On me demandait de recevoir un écrivain...
Il battait la campagne l'écrivain... Savez-vous ce qu'il gueulait depuis plus
d'un mois ? « On liquide !... on liquide !... » Comme ça qu'il vociférait à travers
la maison ! Lui, ça y était... on pouvait le dire... Il y était passé de l'autre côté
de l'intelligence !... »
Mais Céline savait-il exactement que l'autre côté de l'intelligence, c'est
l'intellectualisme, la rhétorique, le style pour lui-même... non plus l'émotion
mais son trémolo, bref tout l'arsenal « sentimental » qu'on a vu resurgir sous
la plume des clercs de l'après-guerre ? Des otages, nous serions devenus...
des otages de ceux, qui sous tous les masques de ce positivisme sentimental
néo-formé, disposent abusivement du droit de dire : « Cela, tu seras ! »
Et La nausée de Sartre, le bouquin encore plus romantique et encore plus
« masturbateur »... parti du « Voyage célinien », avec son exergue exemplaire...
« tout juste un individu » ?
Tout juste un individu, essaie de « percevoir » le monde au plus proche et
au plus éperdu.
« Ça ne va pas ! Ça ne va pas du tout ! Je l'ai, la saleté, la Nausée » (Sartre).
— Moi, petit individu — tout juste — que suis-je devant la rumeur du
monde. — La Noise, la nausée ? « Une vive déception au sexe »... voilà ce que
je suis ! Et de l'autre côté de moi-même : « L'idée est toujours là, l'innommable »
— ma propre vie n'arrive pas à remplir le monde, la mélodie de la négresse
qui chante par exemple... idéal du moi, au raccourci, là encore.
Onanisme romantique 1209

Et pourtant, la Nausée a son contraire, qui est le Même : « Il m'arrive que


je suis moi et que je suis ici ; c'est moi qui fends la nuit, je suis heureux comme
un héros de roman. »
L'avers de mon petit « moi », c'est son théâtre (héros de roman). Le « moi »
freudien, précipité d'identifications, le moi, projection d'une surface, plus tard
revu et corrigé par Lacan, le moi imaginal, tout à fait spéculaire, est-il encore
« avec » le moi sartrien de La nausée ? La « déprime » et son théâtre, ça n'est
plus moi / c'est moi ! Coucou, me voilà, nous sommes bien dans l'au-delà du
principe de plaisir « quand ma maman, elle est plus là !... »
Oui, c'est bien cela, même si je me « méfie de la littérature » (sic), ce qui
me dégoûte, c'est « d'avoir été sublime » (resic)...
Comment au bord d'une guerre (la deuxième) peut-on encore penser ce
qu'est « exister » ? Comme une illumination. Bien entendu, mais tout le monde
n'est pas Rimbaud. Car « quand on veut comprendre une chose, on se place en
face d'elle tout seul, sans secours ; tout le passé du monde ne pourrait servir
de rien. Et puis elle disparaît et ce qu'on a compris disparaît avec elle » (sic).
Mais je croyais que Sartre était parti d'Husserl et des « présents vivants » !
Non, ça n'est pas sûr : comprendre une chose pour elle-même, sans que je
cherche à l'impliquer dans cette compréhension, c'est encore une façon de
théâtraliser mon regard et de tout neutraliser — à preuve la chose disparaît
parce que je n'en ai plus besoin. Je.n'avais besoin que de l'Idée de la Chose.
Mais peut-on se débarrasser de l'Idée ? Monsieur Platon dit que ce n'est
pas possible. La superstition obsessionnelle le dit aussi : disjonction du rapport
de causalité par retrait de l'affect, dit à ce propos Freud. L'Idée c'est certaine-
ment la relation subjuguée et subjugante de mon être à l'autre être : une emprise
d'otage, avant tout sadisme.
Curieux comme Sartre — et comme Céline — si près d'immensesintuitions
ont détourné la question !
Il se sont repliés sur eux-mêmes dans l'élitisme et se sont retournés contre
le monde : « Rien n'avait l'air vrai ; je me sentais entouré d'un décor de carton
qui pouvait être brusquement déplanté. Le monde attendait, en retenant son
souffle, en se faisant petit — il attendait sa crise, sa Nausée... » (Sartre).
Le voilà l'endeuillé, au bord de sa « parano », schrébérien d'occasion et
mystificateur... La crise de fin du monde... « Maintenant, je savais ; les choses
sont tout entières ce qu'elles paraissent — et derrière elles... il n'y a rien »
(Sartre).
Devant cette écriture testamentaire où le rien dit le Dieu absent, que
répondre à Jean-Paul Sartre ? Oh ceci qu'il prendrait certainement comme
dérisoire : « Derrière les choses... il y a encore un autre que moi qui les regarde.
Toujours, déjà ! La chose, sans rien derrière, c'est l'illusion que la chose pour-
rait être tout à moi. L'inconscient c'est le « lier » de la représentation de chose. Si
personne d'autre que ma folie ne peut percevoir mon hallucination — l'Illusion
de la chose en soi —, quelqu'un d'autre peut percevoir mon inconscient,
c'est-à-dire au moins une représentation de chose encore mobilisée par une
intentionnalité. Cela s'appelle même la paranoïa comme excès de normalité.
Dans le lien paranoïaque, le persécuté intuitionne la motivation de son persé-
cuteur et réciproquement. Ce qui dans la vie va de soi, ici, fait le problème
d'une surinterprétation délirante.
Dans cette normalisation par excès, les persécuteurs nazis installeront leur
système. Leur système n'est pas un excès de sadisme, mais un excès de norma-
lisation — paranoïaque et pervers, car ce système décide d'où doit partir
l'inconscient, d'où il doit parler, c'est quelqu'un de « bien caché » qui décide
de ce qui n'a plus de sens, ou n'a qu'un seul sens — ce qui revient au même.
1210 Jean Gillibert
Tenez, le « je » romanesque sartrien ne dit-il pas : « Lui, sa partie, c'était
de représenter. Il se tenait en face de moi et s'était emparé de ma vie pour me
représenter la sienne. »
Et nous voilà délivrés du problème du « moi ». Exister, ne pas bouger.
« J'existe. C'est si doux, si doux, si lent. Et léger : on dirait que ça tient en l'air
tout seul » (sic, mais honni soit qui mal y pense). Vivre pour vivre, pour exister...,
pardon. Ecrire pour écrire, voilà le bel air de l'anti-humanisme ! Mais Sartre
dit bien que cette dernière relation (?) n'est là que pour attendre et peut-être
retarder « l'écroulement du monde humain ».
Il y a donc quelqu'un de trop : « Moi » ! Exister est-ce la seule gelassenheit
heideggerienne, le seul laisser-être l'être, le seul abandon à la contingence qui
n'est plus la nécessité ? « Passez, mortels, ou passez muscade ! » Grand et vaste
programme du nihil. Nausée-spectacle ?
Cher Jean-Paul, c'était votre premier et « sublime » roman. Puis, quand il
vous a fallu choisir, vous avez choisi les choses sans « derrière ». Il y avait bien
des goulags, en URSS, mais l'URSS représentait quand même la bonne image
contingente et nécessaire. C'était quand même le bon choix... puisqu'il n'y avait
rien derrière les choses, puisque les choses n'ont pas de « derrière »... d'après
vous...
J'en étais là de mes vaticinations — assez vagues, je le reconnais, lorsque
je revins à mon premier choix de lecture, L'apprenti, de Raymond Guérin (j'ai
pensé aux films de Pollet, merveilleux cinéaste).
Un vrai onaniste celui-là..., de race inconnue. Une écriture, simple, un
peu ténue, un peu rasante devant les faits, tout juste mystifiés pour qu'ils
décollent, mais quelle leçon d'humanité sans bagout, sans formule, sans traits
de plume.
Tenez : « La vie consiste à la repousser journellement au lendemain. » Ou
encore : « C'était chez lui une disposition imitative qui restait inconsciente. »
Plus loin : « Pourquoi était-il si divers ? » Pas de quoi s'extasier !
Même cela : « Pourquoi est-ce que les gens s'offusquent quand on leur
rappelle ce qu'il y a eu de plus vulgaire dans leur vie ? Ferment les yeux, se
bouchent les oreilles. De l'idéal, de l'idéal. Faire taire la réalité. »
J'aime ce long récit-monologue qui décrit une vie ratée d'un homme qui
ne sait plus à quelle humanité il appartient. Lucide, détruisant tout langage de
la lettre au profit du langage de la vie. Un contre-Céline. M. Hermès (Tris-
mégiste ?) est le nom « programme » et vecteur du personnage du roman.
« Est-ce qu'on était deux instants de suite identique à soi-même ? Le
principe d'identité, oui, en philo. Mais des mots ! Seule l'expérience. Stupé-
fiant d'ailleurs, le dégoût congénital qu'avaient les humains à vivre en bonne
intelligence avec toutes leurs identifications possibles. Ils se fabriquaient d'eux-
mêmes une marionnette de leur choix et n'en voulaient plus démordre » (sic).
Une neutralisation du style mais pas un style neutre. Pas de degré zéro de
l'écriture. Pour le réel ! un réel, entrelacé des mythes qu'il ne cesse de sécréter.
Et puis par moments, ces bouffées dostoïevskiennes : « Vous êtes les plus
forts, c'est entendu, vous me tenez, vous vous arrogez, un droit de vie et de
mort, sur ma personne ; mais vous n'avez pas le pouvoir de faire que je sois
honteux de ce que j'ai accompli. Quoi que vous fassiez, vous n'empêcherez
pas qu'au fond de moi, j'aie la certitude d'avoir bien agi. En admettant même
que vous m'arrachiez un aveu dans des supplices, vous seriez encore blousés
car je m'arrangerais pour n'être pas sincère et garderais au fond de moi ma
conviction. Ceci, notez-le bien, non par attitude arbitraire, non par obstination
stupide, mais le plus sincèrement du monde. »
Cela n'appartient à aucun humanisme mais à toute humanité qui ose
Onanisme romantique 1211

découvrir qu'entre l'homme et son humanité il y a un abîme, que rien ne peut


combler, un fossé que personne ne peut franchir.
Et la vraie, la seule question, en plein fouet, contre Céline, contre Sartre
et contre tout ce que la deuxième guerre mondiale a sécrété parmi nous :
« Rien n'avait donc de réalité ? Cependant, ce coussin contre lequel il avait
les fesses ? Le feutre de l'appuie-tête ? La vitre elle-même ? Pas du vent ! Des
hommes avaient tissé ce drap, avaient garni ces coussins, avaient fabriqué la
pâte du verre dans lequel on avait taillé cette vitre. Des mains d'hommes
avaient touché tout cela, qui le protégeait aujourd'hui, qui lui servait ! Mais
lui-même avait-il aussi une réalité ? voilà qui était terrible. La. réalité des objets,
il pouvait y croire, dans une certaine mesure. A condition de ne pas trop
appuyer. Mais de sa propre réalité, il n'arrivait pas à être convaincu. Qui
était-il ? Et comment prendre conscience de ce qu'il pouvait être ? »
« Ne pas trop appuyer » : leçon du secret dès choses. Et la vraie question
moderne « Comment » prendre conscience de son humanité — Contre tous les
sentimentaux humanismes et non moins sentimentaux anti-humanismes?
Roman exceptionnel de la masturbation. Déchirant, douloureux, sans
théâtre, vigilant dans l'écriture et dans l'écoute.
In vivo et non plus in vitro !

Dr Jean GILLIBERT
12, avenue de la République
92340 Bourg-la-Reine .
JEAN GILLIBERT

LA DIALECTIQUE FREUDIENNE
I : PRATIQUE DE LA MÉTHODE PSYCHANALYTIQUE*
de CLAUDE LE GUEN

Claude Le Guen est fidèle à ce qu'il annonça, fidèle à lui-même, non par
obstination mais par approfondissement.
Donc, une méthode, ça ne s'enseigne pas, au besoin « on en parle », au
mieux on l'applique, on la pratique. Le Guen prouve la méthode psychanaly-
tique en en parlant — par l'exercice de la pratique dont il rend compte, en
articulant au plus juste pratique et théorie (en rappelant d'ailleurs au passage
que théorie veut dire « procession », plus que spéculation).
C'est un livre fort, cohérent et qui dit les choses avec simplicité et avec
netteté.
Le changement qu'apporte le livre « se fonde bien dans l'individualité,
ne l'en dépasse pas moins d'une façon qui lui échappe ». L'effet de ce changement
individuel porte « sur la culture elle-même, sur cette culture même qui l'a
produite ».
Courte digression et petit débat avec l'auteur : ni Marx, ni Freud ne se sont
voulus philosophes ni ne l'ont été vraiment, mais tous deux sont nés du sol de la
métaphysique (Hegel et Schopenhauer). Tous deux ont contourné le problème
ontologique, en ne le servant pas moins — plus qu'ils ne l'auraient souhaité.
Il faut quand même rappeler que pour Marx, l'être est être en tant
qu' « être de production » — et ceci dès les Manuscrits de 1848, et que la version
de la pratique marxiste dans les pays dits socialisés fait fi de cette déclaration
qui n'a pas changé tout le long de l'oeuvre dite théorique. Il n'y a pas de coupure
entre l'ontologie de la pratique et l'ontologie de la théorie marxiste contraire-
ment à ce qu'a décidé ou Lénine... ou Althusser.
Quant à Freud, le fait de déclarer que l'hallucination n'est pas « optative »
— elle est — et que le deuil « est » aussi (comme Ananké)... cette détermination
forcenée de l'être sur le masque de la Nécessité — même si on dit que la néces-
sité produit l'être — n'en demeure pas moins une violente déclaration
métaphysique.
Nous sommes bien assujettis au déchiffrement de la pulsion : ce déchiffre-
ment ne pouvant être que du ressort de l'individuel tandis que la pulsion
renvoie à un ordre du « mythique », du sublime et de 1' « indéfini » (sic Freud).
« Science historique », écrit Le Guen : tout à fait d'accord!
L'historicité
est de nos jours « scotomisée » dans ce qu'on appelle les sciences humaines,
puisqu'on veut confondre historicisme et historicité — historicité comme l'évé-
nement et l'avènement d'un sujet dans une culture — culture voulant dire
ici, finalité et non but de la pulsion.
Ainsi, pour le meilleur comme pour le pire, l'idéologie du psychanalyste
renvoie à l'idéologie de la psychanalyse... Mais c'est la « praxis » qui l'emporte.
« Praxis » définie par Le Guen, ainsi : « La praxis est le dépassement de l'oppo-
sition entre pratique et théorie ; elle est leur union contradictoire, leur dialec-
tique féconde. »

* PUF, « Le Fil rouge ».


Rev. franç. Psychanal., 5/1983
1214 Jean Gillibert
Donc, méthode, dialectique, praxis.
Le propos de Le Guen sera, dans tout son travail, d'articuler dialectique-
ment, oedipe originaire, étayage et après-coup. C'est un excellent coup d'envoi,
fructueux et qui éclaire très bien ses travaux passés.
Accouplement dialectique par appropriation et historisationqui se rehausse,
en fait, en un « processus unique qui tend de plus en plus à apparaître comme
pouvant bien être le processus fondamental... ».
Ou encore « l'après-coup du rêve est déterminé par ce qui, antérieurement,
l'a étayé ; par ce qui le limite, le contraint, le constitue ».
Donc, le processus dialectique, le processus est un modèle et renvoie à la
notion hégélienne d'Aufhebung (p. 48).
Le Guen traduit le terme, par dépassement. Je veux en discuter. D'abord
la notion d'Aufhebung n'appartient pas qu'à Hegel. Il me semble que c'est
Kant, le premier, qui a utilisé « philosophiquement » le terme. « J'ai renoncé
(aufheben) à la science pour faire place à la foi. »
Aufhebung contient la notion de relève après destruction. Est retrouvé
— dépassé — ce qui a été aboli. Dans l'esprit de Hegel, la destructivité,
l'abolition n'est qu'un médiateur du négatif par le négatif, qui se positivise en
dépassement. C'est en fait une opération stratégique en vue de la parousie de
l'Idée et du Savoir absolu. Marx gardera cette notion autour du thème La
dictature du prolétariat. La bourgeoisie se détruisant d'elle-même en vue d'une
parousie socialiste.
Le thème hégélien est révolutionnaire... et idéaliste. Le travail du négatif
renforce en fait la positivité du fait, du matériel...
Freud utilisera à trois reprises cette expression :
— dans la projection (aboli du dedans revient du dehors) ;
— dans le déclin du complexe d'OEdipe (le complexe se liquide de l'intérieur
et se dépasse) ;
— dans la sublimation (l'emploi du terme cependant n'est pas constant).
C'est certainement avec la projection que l'approche hégélienne du terme
avoisine le sens freudien. Le lacanisme a exacerbé ce travail du négatif (retour
du signifiant dans le réel) ; ça n'est pas sans raison car l'Aufhebung est lié étroite-
ment au problème du « signe ». Le signe étant ce qui est retenu comme la chose
en son absence, avant qu'elle soit symbolisable, symbolisée. La confusion
cependant persistant entre signe et symbole chez Lacan.
Avec Le Guen, l'orientation est cependant différente puisqu'elle est à la
fois de l'ordre du syntagme et du paradigme.
— Syntagme : après-coup/étayage.
— Paradigme : même.
Et c'est là, cependant, où le « signe » réapparaît sous la forme du non-mère.
Car le couple dialectique étayage/après-coup se renforce du couple mère/non-
mère (oedipe originaire).
Le « non-mère » fonctionne alors comme absence de la mère, de la mère
au négatif, comme le signe de la mère quand elle disparaît, s'efface, n'est pas là
et... réapparaît en « étranger ».
Ce qui n'est pas la mère, ce qui ne l'est plus est le signe, le « non-mère ».
Le père n'étant là que pour muter le signe du non en symbole du oui.
Questions :
1 / Le travail du négatif appartient-il seulement à la seule absence et alors
qu'est-ce que l'absence? Ou appartient-il aussi, disons, aux pulsions destruc-
trices de l'enfant et de la mère ?
La dialectique freudienne 1215

2 / Ne faut-il pas penser la vérité d'un « père » (soit sous sa forme erotique,
narcissique, préoedipienne comme Freud le désirait, soit sous sa forme cultu-
relle, légale, comme nécessité inhérente à la culture humaine)?
3 / Ne faut-il pas tenter de sortir de l'impasse, père légiférant a priori
sur la relation duelle « mère-enfant », ou père surgissant, par genèse du non-
mère, en père sexué et sexuel ?
Bref, l'Aufhebung est-elle suffisante? Le Guen ne répond pas directement.
Il s'évade un peu de cette tenaillante question, mais il y répond quand même
et de la plus intéressante façon : par un exposé de son travail d'interprétation
analytique. En valorisant et l'historicité et la subjectivité. Je ne dis pas l'histo-
risation ou le subjectivisme.
Il met en bas de page (p. 59) un renvoi (1) qui cite Freud, « car une psycha-
nalyse n'est pas une recherche scientifique impartiale, mais un acte thérapeu-
tique ; elle ne cherche pas, par exemple, à prouver, mais à modifier quelque
chose ». (C'est moi qui souligne.)
Freud ne renonce pas au savoir, mais il fait place aussi à ce qui est non de
l'ordre de la foi (religieuse) mais du changement, donc à l'ordre d'une croyance
et d'une foi au changement.
Alors, l'Aufhebung, le travail du négatif n'ont de sens que dans cette perspec-
tive et le travail... de l'analyste ne se résume pas à un texte d'exécration du
monde (Lacan). Il faut prendre « part à ». Ce que nous montre très bien Le
Guen. ...
Tout originaire qu'il soit, l'oedipe ne peut en rester à son origine originante.
Autrui le secondarisera toujours. « Plusieurs oedipes » (Le Guen) veut non
seulement dire qu'oedipe se fait à plusieurs mais que l'origine, qui n'est toujours
qu'un recul de la cause, s'avance sur le terrain du multiple et non à partir
de l'Un.
Voici comment il le dit (p. 84) : « Qu'ainsi la cure opère en harmonique de
l'oedipe originaire et se structure dans l'oedipe secondaire qu'elle organise chez
les protagonistes ?»
Dans et par la cure, l'oedipe résulta d'un double étayage (rejoignant « l'oedi-
pification » (Diatkine, Lebovici).
J'admets très bien cette version mais elle ne concorde pas absolument
avec la version freudienne de l'oedipe comme double mimesis
[ identification

— fais comme moi \( narcissique


du fils au père
( barrage du père
— ne fais plus comme moi \ quand la mère est l' enjeu.
„,
Le « signe » chez Freud gravite autour d'une absence liée à la culpabilité
autour du père mort (sois-moi fidèle - fais comme moi).
OEdipe hystérique, diront certains, que cet oedipe freudien et on pense à
Hamlet ou... à Lacan (retour à Freud) mais aussi vérité de l'impossibilité
de trouver une science « structurelle » de l'oedipe. Les voeux oedipiens sont
historiques et subjectifs. C'est leur rythmé, leur périodicité qui en font l'univer-
salité et non des structures préétablies, fussent-elles de l'ordre — apparent — du
langage.
Le sujet « révélé » à lui-même (sic) qui, pour Le Guen, signifie ou est
signifié par la perte de la mère, comme à la fois négation d'une présence et
affirmation d'une absence, n'est révélé que par le non-objet (contre-investisse-
ment, refoulement primaire) ; mais que veut dire exactement non-objet ?
I216 Jean Gillibert
Autre sujet ? Sujet de l'Autre ? Etranger, comme autre de tout ce qui est investi ?
Ou, rapport au monde, tout simplement? Il n'y a pas de relation duelle,
stricto sensu, bien entendu... puisque de toute façon l'investissement se
rédime à une identification et que l'investissement de la mère par l'enfant n'est
qu'un apparent refusé du monde (l'autrement que la mère avant d'être le
non-mère).
L'angoisse devant l'étranger, dans sa facticité empirique, ne résout rien.
Aussi débordant que soit l'affect d'angoisse, il ne peut être qu'anticipateur par
refus, crainte, négation, d'un autre que la mère. Non-mère serait supposer
qu'il y aurait a priori une relation adéquate, idéale entre l'enfant et sa mère.
L'idéalisation négative est toujours une idéalisation (l'idéalisme passionné
par exemple). D'accord pour la constitution par le sujet d'un objet double et
contradictoire et même au besoin que le « devenir » en retrace l'effet d'origine,
mais quand même en ajoutant que si le devenir c'est aussi le changement, c'est
que ni la présence ni l'absence ne dialectisent en fait l'appartenance à l'être.
L'absence n'est pas le non-être. Le non-mère « faisant jaillir le désir de sa
propre destruction (ainsi se préfigure le voeu de la mort du père) »... il me
semble qu'ici Le Guen quitte le terrain de l'histoire subjective de l'oedipe,
de l'oedipe comme histoire subjective à partir d'un oedipe originaire que pour-
tant il montre dans son matériel casuistique comme une subjectivité fondée
(ce qui ne veut pas dire un sujet autarcique).
« Le menace signifiée par un tiers »... n'est encore qu'un signe qui ne fait
que mimer ce qui a été déjà vécu et entendu car fondé.
« Plusieurs schémas », disait Freud... pour un seul modèle. Pour Freud,
l'oedipe est un oedipe secondaire, cela est vrai et Le Guen le rappelle... mais
l'oedipe, originaire dans sa contradiction opératoire et opérante, est-il la perma-
nence du « dia » ou la source historique d'une subjectivité ? Le modèle paradig-
matique ne peut aller sans la syntaxe de la praxis, et cela l'auteur ne cesse de le
rappeler au niveau de ce qu'il appelle la « validation » du modèle.
« Mais surtout pas la fonder! » — c'est comme un cri... poussé quelques
lignes plus loin. Mais Le Guen ne confond-il pas fondement et preuve?
Ce qui est posé (l'originaire) n'est pas encore fondé et la praxis n'est ni une
preuve, ni un fondement.
Le fondement est la possibilité du devenir dans l'être, son « autrement
qu'être » (Lévinas).
Même et surtout si l'oedipe originaire, par lui-même, « n'explique rien
d'autre que l'origine... » s'il est mêmement même, c'est l'origine qui devient un
fondement et la source, un sans-fond. La source pulsionnelle.
Sinon on prend pour une absence irreprésentable une hallucinationnégative...
OEdipe au Cithéron. Mais OEdipe au Cithéron est « exposé » ; il n'a pas à être
représenté. La représentation n'appartient toujours qu'à l'univers du signe, à
son dualisme d'essence.
C'est là où tout théâtre se désiste comme le fond et le sans-fond du théâtre
dont l'idée de représentation est une idée abstraite, spéculative, « historiée »,
comme le théâtre psychique de l'inconscient... mais OEdipe exposé au Cithéron,
c'est toute la vérité du théâtre. Je l'ai appelé « OEdipe maniaque » mais on
peut le dire autrement.
D'ailleurs, Le Guen ne peut qu'en venir à écrire : « L'oedipe originairefonde
l'individuation par rapport au monde extérieur qui est représenté, condensé,
signifié dans et par le couple mère/non-mère ; en en reconnaissant la contra-
diction fondatrice, l'enfant peut se reconnaître lui-même. »
Si l'individuation n'est pas le sujet (hypostasie), c'est par subjectivité et la
référence de la subjectivité, c'est en effet le monde extérieur. Par ordalie et défi
La dialectique freudienne 1217

du monde, des parents ont exposé au tout-venant du monde extérieur... un


enfant... trop prometteur!
Mythe d'autochtonie, dirait Lévi-Strauss ; trop vite dit : il n'y a rien de
l'homme qui ne s'expose à la malédiction du monde, à sa mise en défi, comme à
son appropriation, à son assagissement. Rite d'expiation d'être né : des parents
conjurent la fin de l'espèce (la menace oedipienne et postoedipienne) en en
montrant l'origine (l'enfant exposé). L'enfant n'est pas dans la scène originaire ;
il s'en croit exclu, d'où la nécessité de « représentation ». Les parents ne sont
pas (ne sont plus) dans la scène d'exposition, et même s'il y a, ou s'il y a eu
menace, peur, retaliation, ou... dévotion, la loi d'humanité au monde est une loi
subjective et non structurale. C'est d'ailleurs ce que dit « simplement » Freud.
Chacun de nous... est un oedipe. Et bien sûr, ce sont les châtiments de la
finitude anthropologiquequi diffèrent. Subjectivité et histoire sont fondements
de l'oedipe et non l'inverse, comme l'enseignent les formalistes... qui n'aiment
pas être dépassés par les événements...
Si Le Guen tient à affirmer que la cure est une « théorie vivante », une
« praxis » — et en cela, je suis en accord profond avec lui —, c'est bien que les
discours de là cure ne peuvent se résumer à des pratiques discursives,
« métrées »..., millimétrées même (voir les « contrôles »)..., c'est-à-dire mesurées,
par une herméneutique de l'interprétation ou un décodage du signifiant.
L'être, à l'origine, dès l'origine, est social ; c'est donc non pas socialiser
l'origine mais rendre compte qu'il n'y a pas d'autarcie dans l'origine.
Et ce que propose Le Guen comme des stratifications, sans véritable hiérar-
chie, est bien alors :
1) OEdipe originaire, individué dans et par le social ;
2) OEdipe secondaire, structuré et fixé dans le champ social ;
3) OEdipe de la cure, désaliéné en perspective d'une connaissance.
« Je ne peins pas l'être, je peins le passage », dit alors Montaigne, formule à
laquelle, je crois, adhérerait l'auteur.
C'est vrai que tous les travaux actuels tendent à dé-construire la notion
« hégélienne » d'Aufhebung, que la dialectique même est mise à rude épreuve
(et cela depuis Merleau-Ponty,en France). J'avoue moi-même que ces « notions »
demandent à être mises en perspective et que je ne suis pas un homme de dia-
lectique., mais enfin ce qu'en fait Le Guen pour la psychanalyse est fort judi-
cieux. Car, si Freud veut être un analyste : « comment c'est fabriqué », il n'a
cessé d'ajouter à ceci... cela : « comment ça marche ». Dans l'esprit de Freud
les deux sont liés — inséparablementliés. La thérapeutique est liée au problème
de la connaissance. Quitte à passer pour un iconoclaste, j'affirme que la version
épistémologique de Freud... est plutôt faible... ce n'est pas là où il pense avec
force, avec génie. Valoriser la coupure épistémologique du freudisme m'a
toujours paru une sottise, une imposture et une malhonnêteté vis-à-vis de
Freud. La métapsychologie freudienne est une « pensée » faible, non pas
parce que Freud ne savait pas « penser » — oh là, non! quel penseur vivant
extraordinaire, au contraire ! mais parce que, historiquement, Freud a relevé
(Aufheben) cette faiblesse de l'histoire de la pensée pour la conduire — la
praxis de la pensée — là où elle pouvait aller. Et c'est admirable : avoir compris
que l'anthropos était l'endurance et la vulnérabilité de la pensée (après Pascal
et Kant!...), Nietzsche, qui a précédé Freud, est allé plus loin que Freud... et
puis, beaucoup moins loin. La cime, le surhomme, ne sont que des « chutes »...
idem la mort de Dieu, idem la mort de l'homme!
Je dis Nietzsche — que j'admire — mais j'aurais dû dire Jung — que
j'aime peu.
1218 Jean Gillibert
Ce qui est historique est alors une « remise à jour permanente » et que l'a-
historique, pris comme tel, vire toujours au dogmatisme, à moins de considérer
que l'a-historique est toujours déjà une entrée en histoire, dans l'histoire (ce qui
est ma façon de penser). Et ce qui n'est pas le cas de Jung comme le rappelle
Le Guen (p. 121) qui « ne fait que répéter la longue tradition idéaliste-méca-
niciste d'autojustification..., etc. ».
Le Guen met en « critique » l'an-historicité de l'héritage phylogénétique ;
c'est vrai que l'apparente opposition phylogenèse-ontogenèse relève davantage
de la dialectique que d'une véritablehiérarchie de détermination : les fantasmes
originaires seraient là pour le prouver. Le Guen y inclut l'ordre originaire ;
c'est cependant exclure — en partie — l'introduction de l'historicité dans l'éla-
borationmythique du meurtre du père primitif, qui a brisé et la famille humaine
et l'unité du monde. La culpabilité humaine s'est installée là, elle est entrée en
« histoire » et l'intention, c'est-à-dire le psychisme (motivation, intentionnalité,
sens, etc.), a prévalu sur l'acte en s'y substituant. (C'est ce qu'a admirablement
compris Melanie Klein.) D'autres ont préféré le registre du signe contre le sens,
mais gardant le providentialisme de la structure contre l'engagement de l'événe-
ment dans l'histoire.
Ainsi, d'ailleurs, a fonctionné la « scène primitive, originaire » de l'Homme
aux loups : les difficultés de l'Homme aux loups d'entrer dans l'apparente an-
historicité de la scène primitive qui par son an-historicité même (fondamentale,
le coït parental « supprime » l'enfant) fait entrer dans l'histoire individuelle.
Si l'orgueil éducatif est aussi détestable que l'orgueil thérapeutique (pulsion
d'emprise) il n'empêche qu' « entrée en histoire » et thérapeutiquefont une seule
et même chose. Et c'est ce que signifie l'auteur en écrivant : « Pour Freud, la
cure est dialogue! ... » ou encore quelques lignes plus bas : « Chez Freud,
la technique apparaît franchement comme la mise en oeuvre de la théorie. »
Il dit même plus, car chez Freud « quand on essaie de découvrir l'inconscient
rien que par la technique, on ne trouve que le néant ».
Peut-être, pour ma part, aurais-je souhaité une plus nette appréhension
entre la subjectivité (qui ne peut être qu'historique) et la notion habituelle de
sujet (sujétion de l'histoire) car l'épistémologie des « coupures » revient vite
paresseusement à la surface.
Si je comprends bien, Le Guen refuse la sémiotique... pour le sémantique.
Comme je lui donne raison.
Comme il a raison de dire que dans la cure « il n'y a jamais de matériel brut,
de texte à déchiffrer » (p. 157) mais « élaboration mouvante » (sic). Il n'y a pas
de texte : on ne le répétera jamais assez, car un texte c'est l'abstraction de la
mort (rendue facile). Il n'y a pas de psychanalyse de texte : c'est une illusion du
signe et de la sémiotique, une psychiatrisation!
Mais alors pourquoi Le Guen revient-il à un Hegel quand même formaliste
où non-A contient A et réciproquement, car aussi dialecticien qu'on veuille être,
la coïncidence des opposés est une illusion partagée par Hegel, les surréalistes,
Lacan et d'autres, qui justement déjouent la rencontre et le dialogisme.
L'eschatologie parousique est quand même au fond de cette escalade
dialectique.
Tous les renversements au contraire posent autant la question indéchiffrée
de la pulsion d'emprise que la question de l'Aufhebung. Et la compréhension
différée des impressions de la scène, originaire est-elle une emprise d'un modèle,
quelles qu'en soient les variantes, ou les relèves successives de la dialectique
dont l'après-coup serait comme l'ultime passage, « un pont ».
Il y a un lien, une contrainte opérante, appelée étayage... mais même lorsque
Freud postule cet « étayage » a-t-il pour autant résolu la question différentielle
La dialectique freudienne 1219

pulsion du moi - pulsion sexuelle. La dernière théorie des pulsions déstabilise


singulièrement la notion d'étayage et la disparité autant populaire que roman-
tique « faim-amour ».
Mais Le Guen n'en a-t-il pas été cependant convaincu puisqu'il écrit
(p. 200) : « Il n'y a pas de vérité historique objectivable et pourtant existe une
origine repérable et déterminante ; il n'y a pas de structure an-historique impo-
sant une organisation et pourtant existe un étayage contraignant le devenir. »
Si Freud déstabilise la relation causale, de cause à effet, comme si une
cause entraînait une cause à l'infini... il y a cependant des syntaxes, des syn-
tagmes — rêve, jeu par exemple — qui sont d'abord des liens au monde (déné-
gation, défi, adaptation) avant d'être des causalités et des productions psy-
chiques. Illusion de monde et non monde de l'illusion ; crédibilité et non
croyance comme le signale l'auteur (p. 208) ; fait de vérité qui est dans le « dire »
(p. 214) et non dans le texte même de l'énoncé. Le Guen revalorise alors, ici, le
sujet de l'énonciation, moment du « noyau de l'inconscient » contre l'artifice
phylogénétique... il faudrait dire aussi l'artefact structuraliste.
Peut-être Freud veut-il dire à travers l'artifice phylogénétique que c'est
l'enfant qui est le père de l'homme, donc de l'ancêtre. Et la filiation ne cesse de se
renverser comme sujet historique. Toutes les techniques du langage utilisées
par Freud ressortissent à des stratégies rythmiques, donc temporelles plus
qu'au stoïcisme du signe (signifiant).
Et l'articulation que propose Le Guen, à propos d'une interprétation qu'il
donne à un de ses patients « vous me pensez le plus homme parce que vous me
trouvez femme » n'est pas du ressort de la prosodierhétorique mais d'une quête
poétique, c'est-à-dire d'une quête du sens. Des sens, même s'il n'y a que deux
personnes en analyse, la dimension (du sens) est multiple avant que d'être
double.
Et Le Guen, lui-même, se laisse piéger par le texte de l'énoncé, du discours à
double sens (par renversement « mère/non-mère) alors que sous l'apparence
des couples, des paires contrastées,il ne fait que montrer la richesse du sens qui
apparaît avec le sujet de l'énonciation.
Mais Freud ne s'est-il pas laissé piéger lui-même avec les couples « affect-
représentation », « masculin-féminin», « actif-passif », etc. ?
Ou mieux, dans ladite scansion de réversibilité, le fameux « Je l'aime, lui,
un homme... » (Schreber)?
Bref, il y a des « oedipe », comme déchiffrements pulsionnels qui sont
autant de rythmes d'humanité, d'humanité de l'homme dans l'anthropologie.
Le Guen met, lui, un oedipe originaire comme modèle. Il postule donc
une « origine », comme temps suspendu de la durée, comme continuité-
discontinuité. C'est un enjeu et un envoi. D'importance. Il le cadre dans le
dualisme freudien. Dualisme plus « inventé » que fondé (le fait que toute vie
retourne à la « mort » devrait donner à penser au tenant de ce « dualisme »).
Car, qu'est-ce que le mortifère qui se donne comme finalité de la vie. Mais
finalité ou but? C'est là tout le problème de l'origine. Soyons reconnaissants
à Le Guen d'avoir nettement posé la question, la grande question.
MARIE-LISE ROUX

FREUD, LECTEUR DE LA BIBLE1


FREUD ET LE DIABLE2

Voilà deux livres dont la parution presque simultanée donne à penser :


l'un est un ouvrage de « philosophie », pour ne pas dire de théologie, l'autre
est une oeuvre pleinement psychanalytique. Cependant, il y a un rapport
constant, on pourrait même dire un dialogue ou un duo, au sens musical du
terme, entre ces deux livres, également passionnants, également érudits et clairs
dans leur démarche, également fermes et assurés dans leur propos.
Tous deux issus d'une thèse universitaire, ils en ont aussi le caractère
didactique, mais débouchent, au terme de leur parcours, sur des questions
qui sont à prendre en compte sinon à résoudre. Question toujours irrésolue
de la « croyance » : celle de Freud, dans sa vie personnelle comme dans ses écrits,
présence de l'irrationnel, de l'étranger, de l'inexplicable qui cherche toujours à
trouver une « explication », voire une « interprétation ». Quel usage en faisons-
nous, nous qui sommes, avec Freud, les héritiers d'une tradition rationaliste et
positiviste, mais qui avons peut-être la grande chance de vivre dans un monde
où les certitudes les plus fondées s'évaporent?
Théo Pfrimmer est docteur en théologie et en sciences religieuses (Uni-
versité de Strasbourg). Il est également conseiller conjugal.
Luisa de Urtubey, membre de notre Société, à laquelle elle avait naguère
présenté un extrait de son livre, est docteur en psychopathologie clinique et
psychanalyse.
Freud, lecteur de la Bible nous introduit dans un monde souvent ignoré
des lecteurs de Freud : celui de sa culture biblique. Monde ignoré en raison du
fait que Freud ne prend pas toujours la peine de citer les sources bibliques de
ses références au Livre : connaissance et culture devenues pour lui si intimes
qu'il s'y rapporte sans doute sans en avoir conscience.
Pfrimmer nous conduit à découvrir, à travers les textes freudiens, de quelles
citations bibliques ils sont nourris. Dès l'enfance, Freud a eu accès aux textes
vétéro-testamentaires de par sa culture d'appartenance, certes, mais il conser-
vera toute sa vie une référence à la Bible, qu'il lira dans la traduction de Luther
(qui comprend, bien entendu aussi le Nouveau Testament). Lecture biblique
dont Pfrimmer retrouve pas moins de 400 citations venues sous la plume de
Freud avec autant de spontanéité et de naturel que ceux du grand Goethe.
Mais c'est surtout la remarquable étude sur la Bible de Philippson qui fait le
centre de ce travail (qu'on n'ose pas qualifier de bénédictin!).
Bible de l'enfance de Freud, citée dans la 2e édition de L'autobiographie :
« Mon absorption précoce dans l'histoire biblique (presque aussitôt que j'appris
l'art de la lecture) a eu, comme je le reconnus bien plus tard, un effet durable
sur la direction de mon intérêt. » (Note non traduite en français, et ajoutée par
Freud en 1935, juste avant l'élaboration du Moïse.) Il ne s'agit pas de n'importe

1. Théo Pfrimmer, PUF, coll. « Philosophie d'aujourd'hui ».


2: Luisa de Urtubey, PUF, coll. « Voix nouvelles en psychanalyse "

Rev. franç. Psychanal., 5/1983


1222 Marie-Lise Roux

quel ouvrage : Pfrimmer nous décrit longuement les particularités de cette


Bible de Philippson. Parue par fascicules, elle est l'oeuvre de deux frères et
contemporaine à peu près de la naissance de Freud puisqu'elle fut publiée
en 1854. C'est surtout un ouvrage qui fut en quelque sorte objet d'un certain
« scandale » pour la communauté juive de l'époque, car il s'agissait d'une Bible
illustrée, contrevenant donc à l'interdiction du deuxième commandement de la
loi mosaïque : « Tu ne te feras point d'image taillée, ni de représentation quel-
conque des choses qui sont en haut dans les cieux, en bas sur la terre ou dans les
eaux plus basses que la terre. » Bible dont le projet avoué était d'introduire
le souffle des nouvelles découvertes scientifiques de l'époque dans la pensée
traditionnelle : au premier plan de ces découvertes se situent l'art et les tradi-
tions religieuses de l'Egypte ancienne. Déjà, donc transgression, importance
de la représentation sont inscrites dans la vie de l'enfant et dans sa culture
d'appartenance.
Au long de chapitres très documentés, Pfrimmer retrace les chemins
possibles et probables de la formation réflexive de Freud liant les événements
de la vie personnelle(telle la mort du frère Julius) et les acquisitionsculturelles
précoces et montrant les effets sur les identifications de Freud et ses choix
ultérieurs dans la culture de référence : choix identificatoires (comme Charcot),
mais aussi choix scientifiques et philosophiques. Le renvoi constant, dans ce
livre passionnant, de la culture d'appartenance à la culture de référence qui
furent celles de Freud et des tensions inévitables entre les deux, comme de
l'enrichissement de la pensée dont elles furent la source, constitue une sorte
de « roman initiatique » de la pensée freudienne telle que nous la connaissons.
Mais Pfrimmer va plus loin : dans ce Freud « iconoclaste », il désigne celui
qui, dans la pensée moderne, tient la même place que, théologiquement, il
assigne à Jonas. Jonas qui, pour la pensée néo-testamentaire,va être l'image pré-
figurante du Christ et de son message (son évangile) : le destructeur d'un Dieu
archaïque, du Dieu de la rétribution, incarnation et révélation d'un Dieu
d'amour inconditionnel pour l'homme, d'un Dieu qui « lève » la culpabilité
et délivre ainsi l'homme de la mort et de l'ananké de son destin tragique. Pour
Pfrimmer, l'homme « religieux » (le névrosé obsessionnel, en proie à ses désirs
meurtriers à l'égard du Père, comme l'a montré Freud) s'oppose à l'homme
nouveau, l'homme de foi, l'homme de l'incarnation et de la révélationde l'amour
divin.
A bien des égards, Pfrimmer pourrait nous apparaître comme un nouveau
Philippson : comme Philippson, il tente d'intégrer les connaissances freudiennes
sur la psyché humaine au corpus théologique inspiré par les textes bibliques.
Sans doute héritier d'une théologie nourrie des écrits pauliniens, comme celles
de Karl Barth ou de Bultmann, Pfrimmer cherche à retrouver, à travers Freud,
une image de l'homme délivré du péché et de la culpabilité. Mais tel n'est pas
le projet de la psychanalyse : Freud n'apporte pas une nouvelle vision salvatrice
de l'homme, et ne cherche pas à le délivrer de « ce corps de mort », tout au
contraire. Ce sont les conflits intrapsychiques qui sont fondateurs et de la
psyché et de la culture et la seule alliance possible pour Freud est celle qui lie
les pulsions de vie et les pulsions de mort.
Mais il faut lire le beau texte de Pfrimmer évoquant de façon très convain-
cante le passage célèbre de l'épître aux Corinthiens (chap. XIII) : la distinction
entre Eros et Agapè y est rapprochée de ce que Freud indique (dans Psychologie
des masses et analyse du moi) comme une inhibition quant au but, la sublimation.
A relire ces pages de Freud on y trouve en effet un accent religieux.
Ainsi, il s'opère, à la lecture du livre du pasteur Pfrimmer, un renversement
des sens : ce qui pour Freud est image de l'homme en Dieu, pour Pfrimmer,
Freud, lecteur de la Bible — Freud et le Diable 1223

est image de Dieu en l'homme. Propositions à vrai dire bien indécidables, si on


veut éviter de se trouver dans une position qui ne soit pas celle d'une théologie
« laïque ». La vérité d'un homme de foi est celle de celui qui croit au deuil
des images archaïques d'un Dieu cruel, issu des désirs coupables de l'enfance,
pour accéder à la révélation d'une Imago, totalement étrangère à lui et cependant
proche et familière. Pour Pfrimmer, Dieu est le totalement AUTRE, échappant à
toute représentation que l'homme pourrait se faire de lui.
Avec Luisa de Urtubey, n'en doutons pas, le propos et la démarche sont
entièrement différents : d'un pas léger, ferme et assuré (la démarche de Mercure)
nous sommes conduits au royaume des ténèbres où règne le « diable » sous
toutes ses formes. Avec une extrême rigueur de pensée, elle traque dans les
textes freudiens qui évoquent le diable (et ils sont nombreux), non seulement
ce que le diabolique figure des moments successifs de la théorie freudienne
(contre-vérités, insconscient, père-séducteur, retour du refoulé), mais aussi
les images du diable que Freud n'a pu reconnaître : représentation des parents
combinés ou d'une mère sorcière omnipotente. Luisa de Urtubey pose avec
finesse et opportunité la fonction de l'irrationnel et de la croyance, de la féminité
et de la magie dans l'exercice psychanalytique. Il faut dire que ce livre de
psychanalyse, comme tout grand livre analytique, revient en mémoire et nourrit
la pratique analytique, par le dévoilement qu'il opère sur des notions appa-
remmenttrop banales ou qu'on aurait trop vite tendance à écarter (la possession,
l'intrusion...).
La distinction très pertinente que Luisa de Urtubey établit de façon très
vivante et réaliste entre les différentes métaphores inconscientes du diable
(métaphores qu'elle nomme le diabolique) et ses figurations, est pleine d'attrait :
les figurations du diabolique, ce sont ce qui, de la métaphore, a accédé à une
représentation, liée à une culture, c'est-à-dire à un monde entièrement psy-
chique où peuvent se repérer aisément le travail du refoulement et les déguise-
ments et compromis qu'il impose aux pulsions. C'est à travers le texte freudien
Une névrose démoniaque au XVIIe siècle que Luisa de Urtubey construit sa
démonstration, en partie inspirée par Melanie Klein et Laplanche, vers l'idée
que le diable et le diabolique auraient une seule origine : la perception de
l'attrait irréductible vers l'objet (l'objet-source selon Laplanche). Objet qui
n'est connu que dans la haine et la destruction, amour de l'objet qui met en
rupture l'amour du sujet pour lui-même, on reconnaît là les points essentiels de
la théorie du narcissisme. La croyance en l'amour de la mère (de l'objet primitif)
est forcément conjointe à la croyance en sa destructivité. La destruction de
l'objet ne vise-t-elle pas, en dernier ressort, à éviter la destruction de soi-
même par le risque que fait courir l'amour à l'unité du Moi?
Ces deux livres pourraient être lus comme une sorte de dialogue et d'inter-
prétations mutuelles du problème que pose la croyance (ou la Foi) pour la
compréhension de la psyché. Toute croyance, nous montre L. de Urbutey,
cherche à retrouver, par l'alliance d'amour ou le contrat diabolique, l'unité
mise en cause par l'existence de l'Autre. Qu'il s'agisse de la croyance en un Dieu
d'amour, en un diable persécuteur ou même en une théorie, fût-ce la plus
scientifique, on retrouve cette nécessaire adhésion de tout l'être à une cons-
truction psychique qui sert d'assise à un sentiment d'unité. Croire au diable,
croire en Dieu, croire, que ce soit sous le signe de la persécution ou de l'amour,
implique de toute façon la liberté du fonctionnement psychique, c'est-à-dire
que nous ne pouvons pas nous en passer, ne nous en déplaise. Sinon, nous
deviendrions comme ce saint Thomas qui pour croire devait « toucher »,
c'est-à-dire nier, toute dimension psychique.
Que chez Freud, comme chez chacun de nous, la théorie psychanalytique
1224 Marie-Lise Roux

puisse d'une manière ou d'une autre devenir l'objet d'une « croyance », n'en
doutons pas. N'entendons-nous pas fréquemment, dans nos « milieux ana-
lytiques » dire (avec quel naturel!) : « Moi, la pulsion de mort, je n'y crois pas
(ou j'y crois, au choix). » Du meurtre du père primitif (mythe originaire) à la
pulsion de mort, la pensée psychanalytique nous engage, volens nolens, dans la
voie de la construction d'une psyché dont le but serait de répondre au mystère
irrévocable et existentiel de notre présence au monde. Présence de soi-même
et de l'autre, irréductibles l'un à l'autre, à la fois inconnaissables et semblables
(de la même race), non saisissables l'un par l'autre, si ce n'est justement par un
travail de la psyché. Comme le montre bien Luisa de Urtubey, le travail du
psychanalyste est bien un travail de sorcier-magicien, justement en ce qu'il
entre de « possession » de l'un par l'autre des deux protagonistes.
Mais si ce travail représente bien un acte de « foi », ne peut-il s'accomplir
autrement que dans un deuil permanent de saisir le narcissisme de l'autre?
Croire en un Dieu qui nous étreint de son amour ou croire en un diable qui nous
possède de ses maléfices nous renvoie à ce qui me semble être une des difficultés
majeures de la pensée : penser à ce qui nous échappe totalement, le temps
et la mort. Chacun à sa manière, ces deux excellents ouvrages nous font toucher
du doigt et penser l'inscription de cette problématique dans la culture humaine.

Mme Marie-Lise Roux


55, rue Lacordaire
75015 Paris
GILBERT DIATKINE

ENFANTS TRISTES*

Le livre de J.-C. Arfouilloux, Enfants tristes, s'adresse à la fois aux péda-


gogues et aux analystes. L'auteur fait en effet partie de ceux qui croient que
l'analyse peut se poser de nouvelles questions quand on l'applique à autre chose
qu'à elle-même, et qu'elle peut apporter un éclairage spécifique dans leur
domaine aux non-analystes, qu'ils soient médecins ou pédagogues.
L'objectif d'Arfouilloux auprès de ceux-ci est de leur rendre sensible
la tristesse latente chez l'enfant. Pour qui n'a pas fait d'analyse, il est bien plus
difficile de concevoir un affect réprimé qu'une représentation refoulée. Un
éducateur reconnaîtra facilement l'aspect de ses imagos qu'un enfant représente,
sans le savoir, par son jeu ou son dessin. Mais il tendra toujours à supposer
qu'un affect inconscient est un affect dissimulé. Dans le cas particulier de la
dépression, comme le montre très bien Arfouilloux, l'affect de tristesse heurte de
surcroît la représentation idéale que nous avons tous de l'enfant. Un enfant
nous doit d'être heureux, ou à tout le moins d'être consolable. Il faut donc
beaucoup de clarté et de talent d'exposition pour montrer la tristesse latente
d'enfants dont le comportement manifeste est très éloigné de la dépression.
Masquée par l'agitation, l'agressivité,l'incapacité d'apprendre, la dépression des
enfants qu'Arfouilloux dépeint apparaît quand on compare les obser-
vations de leurs comportements et les entretiens psychanalytiques. Elle est,
dans chacun des cas rapportés, l'élément qui met en place le reste du puzzle
que constituent des aspects en apparence très disparates.
Mais à l'analyste qu'est Arfouilloux, les enfants tristes suggèrent des interro-
gations nouvelles. La plus importante concerne la séparation. Depuis Deuil et
mélancolie nous avons pris l'habitude de traiter le deuil comme le prototype de
toute expérience de séparation. D'un objet dont nous sommes éloignés, mais qui
reste vivant, nous disons trop facilement que nous avons à en faire notre deuil.
Arfouillouxdéfend la thèse d'un travail spécifique de la séparation, qui demande
au psychisme un effort d'une autre nature que le deuil. Perte d'objet dans les
deux cas, mais si l'objet reste vivant, il peut être retrouvé et il peut aussi être
fantasmé en relation avec un tiers. La séparation peut être préparée, alors
que la mort est le plus souvent inattendue. Le travail de séparation, caractérisée
donc par l'espoir de la retrouraille, peut être l'objet d'une approche psycho-
thérapique originale.
Cette différence entre mort et séparation que soutient Arfouilloux peut
être rapprochée d'une autre de ses questions. Freud avait-il raison de tenir
qu'il n'y a pas de représentation de la mort dans l'insconscient ? L'hypothèse
de l'instinct de mort rend compte d'un possible anéantissement de la repré-
sentation. L'irreprésentable,la non-représentation serait tout autre chose que la
castration. Les manifestations où le mort est figuré, comme le double, le reve-
nant, le fantôme en tireraient une dimension spécifique.
Une troisième idée, extrêmement intéressante d'Arfouilloux, concerne
l'inhibition intellectuelle, qui est une des manifestations les plus remarquables

* J.-C. Arfouilloux, Toulouse, Privat, 1983.

Rev. franc. Psychanal., 5/1983 RFP — 40


1226 Gilbert Diatkine

de l'échec du deuil chez l'enfant. Comme beaucoup d'autres contemporains,


Arfouilloux pense qu'un travail de deuil impossible ou partiel aboutit à une
incorporation, à une « lacune mentale », sans que les pulsions investies dans
l'objet perdu puissent redevenir disponibles pour le sujet. Selon lui, cette
lacune mentale pourrait être assimilée à un « interdit de passer », comme celui
dont Freud parle à propos de l'inhibition intellectuelle des filles au XIXe siècle,
du fait du tabou qui portait sur leur éducation sexuelle. Ici, c'est parce qu'il
serait interdit de poser des questions à propos du mort que toute curiosité
serait interdite.
Les problèmes posés par Arfouilloux sont de nature à stimuler la discussion.
Ils s'appuient sur un clair exposé des travaux récents sur le sujet et sur un
important matériel clinique.

Dr Gilbert. DIATKINE
71, boulevard Beaumarchais
75003 Paris
FRANÇOIS SACCO

L'HOMME ENCEINT
de ROBERTO ZAPPERI*

Voici un livre qui nous a intéressé par l'étonnante multiplicité des domaines
culturels qu'il traverse et les différents points de vue méthodologiques qu'il
témoigne.
L'auteur a su captiver notre intérêt par la richesse de ses sources littéraires,
savantes et populaires, iconographiques même si ces dernières sont limitées
par la contrainte commerciale.
Le drolatique et l'inquiétant du mythe de « l'Homme enceint » va témoigner
de l'histoire, essentiellement de l'Europe du Moyen Age, et de l'affirmation
de certains aspects du christianisme comme référence culturelle.
La préface est assurée par Jacques Le Goff, son ami. Roberto Zapperi
est défini par Jacques Le Goff comme un anthropologiste historien dont
l'originalité est de rendre compte à travers l'analyse d'un mythe, l'évolution
d'une société. Le mythe de l'Homme enceint va trouver dans la société chré-
tienne, depuis la féodalité, xie siècle, à l'époque moderne, révolution indus-
trielle, un renouveau qui nous donnera un éclairage particulier sur les rapports
Homme-Femme-Pouvoir.
En fait, comme nous le savons, le mythe de l'Homme enceint est aussi
ancien que la naissance des sociétés humaines, car les mythes sont des élabo-
rations psychiques collectives qui répondent aux nécessités sociales et histo-
riques du groupe ; ils ont une profonde résonance pour l'individu, mais ils
ne sont pas à confondre avec les productions psychiques individuelles, même si
celles-ci les ont toujours alimentés.
Les écrits de Freud, l'expérience clinique psychanalytique nous l'ont
montré, mythe, art, religion, permettent à chaque individu appartenant à un
groupe de trouver assez de satisfactions psychiques pour faire face à l'angoisse
et élaborer la dépression.
L'auteur veut nous montrer comment le mythe de la naissance d'Eve,
repris au XIe siècle en Europe, médiatise la représentation du pouvoir telle
que le christianisme l'impose à la famille, et par là même à la société.
Cette thèse a l'intérêt de permettre une moisson de renseignements stimu-
lants pour comprendre le dehors social, collectif du mythe, utilisé comme
symbole culturel, mais non sa valeur endopsychique, la rassurance et le plaisir
que sous-entend l'adhésion individuelle à sa reconnaissance.
Et c'est là la première difficulté, à notre avis, que l'auteur va rencontrer :
la psychanalyse ne peut être utilisée comme méthode explicative pour être
exhaustive.
Son originalité est la dérive vers toute ouverture ; interroger le mythe de
l'Homme enceint aurait nécessité une ouverture vers l'au-delà chrétien et

* Traduit de l'italien par Marie-Ange Maire-Vigueur, préface de Jacques Le Goff, PUF.

Rev. franç, psychanal., 5/1983


1228 L'homme enceint

l'en-deçà, même si, à juste titre, comme le fait l'auteur, on ne peut interpréter
un mythe en l'isolant de son contexte social ; Roberto Zapperi nous en montre
une variation significative, une transmission et la permanence.
Variation du mythe, permanence, c'est dans Cette dualité que se situent la
variation de l'appareil psychique individuel, et la possibilité interprétative
du psychanalyste.
Bien entendu, nous l'avons déjà dit, nous sommes loin du mythe personnel,
objet de notre pratique ; nous sommes dans les productions psychiques collec-
tives, et on pourra se poser la question : quels sont les rapports que l'auteur
entretient avec la théorie psychanalytique dans sa recherche historique ?
Ainsi, comme l'indique à la fois Jacques Le Goff, l'auteur s'inspire de
Marx, E. Benveniste, R. Jakobson, M. Foucault, G. Devereux, G. Duby,
F. Jacob, E. Leach, C. Lévi-Strauss, et la théorie psychanalytique dans l'éla-
boration des premiers analystes : S. Freud, E. Jones, T. Reik.
La méthode psychanalytique est entendue plus comme un savoir de réfé-
rence, que l'auteur utilise avec maestria, que comme recherche donnant une
ouverture à l'Inconscient.
Roberto Zapperi attire notre attention sur une modification apparue sur la
figuration de la naissance d'Eve pendant le xie siècle qui rompt la Tradition
biblique ; cette modification apparemment insignifiante révèle un manque ;
en effet, dans la Bible Yahvé avait créé Eve en deux temps :
— il enlève la côte d'Adam
— il crée Eve à partir de celle-ci.
La nouvelle figuration condense en un tout ces deux temps par :
— Yahvé crée directement Eve à partir du flanc d'Adam.
Or, cet accouchement costal masculin, les théologiens l'avaient déjà intro-
duit par la fiction de la naissance de l'Eglise à partir du côté du crucifié.
La superposition des deux mythes, pense l'auteur, aurait servi à faire passer
un point fondamental de la doctrine chrétienne du mariage, le rapport de
subordination entre l'homme et la femme. Il va mener son enquête pour
comprendre pourquoi ce besoin apparaît dans la seconde moitié du XIe siècle,
en interrogeant toutes les manifestations culturelles à sa disposition : sculptures,
peintures, mosaïques, textes, folklore.
Son cheminement va parcourir essentiellement quatre grands ensembles
culturels : Scandinavie, Allemagne, France, Italie, mais aussi d'autres religions
monothéistes : judaïsme, islam. Le rapport de subordination va être éclairé
de différentes façons ; par exemple en montrant que le système d'opposition
important à l'époque médiévale et postmédiévale est l'opposition entre le
dessus et le dessous, haut-bas et accessoirement gauche-droite. Ces oppositions
vont structurer le champ des valeurs sociales et idéologiques de l'époque
médiévale.
L'auteur, à partir de la figuration de l'homme enceint, telle qu'elle apparaît
au XIe siècle, va mettre en évidence une série d'oppositions, d'inégalités inhé-
rentes à la société chrétienne. Par exemple, l'opposition citadin-paysan, père-
enfants, noble-vilains, paysan-moine, femme-mari, corps-âme. Mais aussi des
oppositions entre semblables : femme-femme, juif-juif, pape-empereur, roi-
reine ; c'est donc tout le tissu social et imaginaire d'une société et d'une époque
qu'il analyse et dévoile.
Au début du XIe siècle un hiéroglyphe étrange part à la conquête des
cathédrales. Trois figures y sont associées, deux hommes et une demi-femme
François Sacco 1229

surgie du flanc de l'un des deux hommes. La conquête part d'Augsbourg en


Allemagne du Sud.
Le thème va se développer de Novgorod en Russie à Monréale en Sicile
au cours du XIIe siècle ; plus tard : cathédrale d'Amiens, d'Auxerre, Sainte-
Chapelle à Paris et aussi Fribourg-en-Brisgau, Ulm, Worms, Bologne, baptis-
tère de Florence.
La création d'Eve, telle qu'elle était transcrite dans la genèse, est trans-
formée en une véritable naissance : Adam procrée la femme par la volonté de
Dieu. Ainsi la procréation, prérogative de la femme, est détournée dans son
pouvoir symbolique au profit de l'homme seul, qui devient ainsi l'unique
créateur des oeuvres.
Pour l'auteur, cette figuration, due à une condensation de deux moments
distincts du texte biblique, comme nous l'avons déjà indiqué, acquiert un
pouvoir de communication exceptionnel pour établir un lien avec les foules
des fidèles.
Pourquoi ce pouvoir ?
L'auteur ne répond pas à cette question ; je pense que le processus de
condensation active les processus primaires ; elle devient signifiant d'un
pouvoir institutionnel qui renforce sa propre emprise. Pourquoi une telle
mutation est survenue dans la deuxième moitié du XIe siècle ? C'est le temps
de la Réforme grégorienne où le pouvoir ecclésiastique cherche à soumettre
la société chrétienne à son seul contrôle.
Georges Duby rappelle que la lutte fut particulièrement acharnée au
niveau du mariage, institution que saint Paul plaçait au-dessus de toute autre,
et qu'on présentait comme l'image de l'union de Dieu avec ses créatures, du
Christ avec son Eglise.
La sexualité asservie à la morale chrétienne, tolérée uniquement pour la
reproduction de l'espèce.
Evidemment cette figuration de la naissance d'Eve n'est pas sans poser
des problèmes par rapport au tabou de l'inceste.
L'auteur, se référant aux conclusions d'Edmond Leach, avance avec
prudence, que toute la Genèse tend à incorporer l'inceste à l'histoire de la
famille.
La richesse de ce livre n'est pas dans l'utilisation de la psychanalyse qui,
finalement, est représentée par deux concepts : castration, homosexualité.
L'auteur fait parfois des démonstrations en synthétisant toutes les données
appartenant aux méthodes diverses d'analyse, pour nous dire par exemple
que le tabou de l'inceste organise la famille selon un système reposant sur
l'inégalité des sexes et de l'âge, qui se fonde elle-même sur le pouvoir du père.
Ainsi la figuration nouvelle de la naissance d'Eve, en inversant le rapport
mère-enfant en rapport père-fille, finit par évoquer ce qu'il y a de plus dan-
gereux et de plus redoutable pour le père : l'inceste de la mère avec ses enfants.
Or, l'expérience clinique nous montre que l'interdit de l'inceste ne vise
pas l'inégalité et le pouvoir du père, mais à établir une triangulation mère-
père-enfant, organisateur de l'appareil psychique familial et individuel ; il
préserve le lien libidinal entre les différents membres en intégrant toute pulsion
sexuelle et agressive partielle ; instaure la différence des générations comme
valeur structurante et préserve chaque individu de régressions stables dont le
but ultime pourrait être l'apparition du fantasme de l'inceste mère-enfants.
Notre observation n'enlève rien à la conclusion de l'auteur qui constate
que toute société fondée sur les valeurs masculines ressent le besoin de ren-
verser les données biologiques de la génération et revendiquer la primauté
paternelle. Nous comprenons bien sa juste observation sur le fait que la féconda-
1230 L'homme enceint

tion vient se substituer à l'accouchement pour donner une importance exagérée


à la semence masculine, symbole du pouvoir de l'homme.
Nous pensons aussi, en accord avec l'auteur, que « l'Homme enceint »
ou mieux la figuration de la naissance d'Eve, est une manifestation apparente
du pouvoir de l'homme de qui tout dérive, mais aussi une défense combien
efficace contre l'apparition de la scène primitive.
En conclusion, si nous gardons des réserves sur l'utilisation de certains
concepts psychanalytiques comme méthode d'investigation, nous manifestons
notre enthousiasme pour ce livre riche en un savoir bien fécond.

Dr François SACCO
8, rue de Châteaudun
75009 Paris
Revue des revues

GILBERT DIATKINE

INTERNATIONAL JOURNAL OF PSYCHQANALYSIS


VOL. 63, 1982

Le XXXIIe Congrès international tenu à Helsinki occupe les trois quarts


du volume 63 de l'International Journal.
Le courant de l'Association psychanalytique internationale qui s'y exprime
le plus soutient que la réalité objective peut être connue par la psychanalyse
de la même manière que toutes les autres disciplines qui ont le même objet
d'étude qu'elle. Pour ce courant, le domaine conceptuel de l'analyse est donc
homogène à ceux de la biologie, de l'éthologie et des diverses psychologies expé-
rimentales. Des notions comme celles de « zone du moi libre de conflit »,
d' « alliance thérapeutique » ou d' « énergie neutralisée », facilitent cette assi-
milation. Ainsi peut-on construire des échelles de développement qui condensent
les diverses théories qui étudient le déroulement des mêmes faits dans le temps.
Pour Dowling, par exemple (Rêves, rêver, et trauma infantile, t. 2, p. 157-167),
la pensée se développe dans le temps en trois stades successifs.
I / Organisation sensori-motrice de Piaget, dans les deux premières années
de la vie.
2 / Processus primaire de Freud, entre 15 et 24 mois.
3 / A partir de la troisième année, processus secondaires de Freud.
H. S. Gill (Le contexte vital du rêveur et le contexte du rêve, t. 4, p. 475-483)
traite comme équivalents les processus primaires et les périodes de mouve-
ments oculaires rapides, ce qui l'amène à parler de 1' « acting-out chez le chat »,
pour décrire des travaux de Jouvet (p. 477). Des propositions de ce genre,
discutées depuis longtemps ici, sont sans doute intenables des points de vue
de Piaget ou de Jouvet. Depuis quelques années, elles sont aussi vivement
débattues en Amérique. La polémique ouverte de plusieurs côtés reste contenue
dans les limites d'un dialogue. Elle rend la lecture de l'International Journal
beaucoup plus stimulante que par le passé.

Psychanalyse et langage
Pour l'une de ces tendances critiques, dont le représentant le plus connu
est Roy Schafer, la réalité objective, qu'on essaye de l'atteindre dans l'ici et
maintenant de la séance, ou dans l'observation de la petite enfance, ne peut
pas être saisie directement, mais seulement à travers ce qui en est dit. Comme
d'autres l'ont fait avant lui en Europe, Schafer examine les conséquences de ce
que tout ce qui se passe dans l'analyse se passe dans le langage. Mais au lieu
de s'appuyer sur la linguistique structurale comme Lacan, Schafer s'inspire des
philosophes anglo-saxons du langage. Dans une table ronde d'Helsinki sur
L'ici et maintenant (t. 1, p. 77-83), Schafer décrit le processus analytique en
Rev. franç. Psychanal., 5/1983
1232 Gilbert Diatkine

termes de « stratégies narratives » : tout ce qui est rapporté dans la séance par le
patient, qu'il s'agisse du passé ou du présent, est reconstruit par lui au travers
de versions narratives successives. Réciproquement, dans les interventions
de l'analyste, Schafer met beaucoup plus l'accent sur les constructions que
sur les interprétations. Les principales oppositions sur lesquelles se fonde la
« psychologie du moi », passé/présent, sujet/objet,théorie/observation,deviennent
non pertinentes dans cette perspective : il n'y a plus de « faits » du cas, seul
compte ce qui en est dit et comment on le dit. Du même coup, l' « ici et main-
tenant » perd toute valeur privilégiée par rapport au passé.
Conséquence prévisible de ce renouveau d'intérêt pour le langage, la
traduction anglaise par Strachey des oeuvres de Freud, jusque-là considérée
comme exemplaire, est à son tour critiquée. D. Ornston (t. 4, p. 409-427)
montre que la traduction de Strachey, exempte des inversions, omissions et
contresens des traductions françaises, dévie constamment vers plus de techno-
logie psychologique que l'original. Beaucoup de mots de Freud appartenant
au langage courant, comme trieb ou besetzen, sont ainsi traduits en anglais
par des termes techniques, comme « instinct » ou « cathexis », alors que le mot
usuel correspondant aurait été tout aussi clair. Strachey remplace souvent
des subjonctifs allemands, que Freud emploie pour montrer qu'il construit
un possible fantasme inconscient, par des indicatifs anglais, qui impliquent un
constat. Les pronoms possessifs sont plus indéfinis en allemand qu'en anglais.
Quand Freud écrit en allemand quelque chose comme : « La petite fille est
tendrement attachée au père » (le possessif allemand laissant indécis s'il s'agit
du père ou de son imago), Strachey traduit : « Les affections de la petite fille
sont fixées à son père », optant à la fois pour un vocabulaire plus technique
(« affection, fixation ») et pour faire du « père » le père de la réalité familiale.
Beaucoup d'autres exemples montrent comment les traductions de Strachey
favorisent la croyance qu'il y a une « vraie » représentation mentale de la chose
elle-même : l'objet partiel ou encore l' « introject » — autant de « personnifi-
cation ad hoc et de substructures redondantes », dit Ornston (p. 416).
Dans certains cas, la traduction crée même de toutes pièces un concept,
comme celui de « constance de l'énergie psychique ». Freud dit seulement que
l'appareil psychique est soumis au principe de constance, et avec toutes les
restrictions que l'on sait. « Freud, écrit Ornston, parle de nous, alors que
Strachey parle de quelqu'un d'autre » (p. 412).

Kohut
Entre la publication du « Soi » et son décès, survenu en 1981, Kohut a pris
des positions de plus en plus originales et s'est de plus en plus présenté comme le
leader d'un nouveau mouvement en psychanalyse. On trouve dans le tome 4
(p. 395-409) son discours posthume à l'Institut de Chicago qui constitue un
véritable testament. Comme Schafer, Kohut pense que dans le domaine du
l'analyse, la réalité objective est en principe inatteignable, et qu'on peut seule-
ment rapporter le résultat d'opérations spécifiques (p. 400). Mais sa critique de
la psychologie du Moi est plus systématique. Kohut reproche à Hartmann de
transformer l'analyse en morale latente. Le patient est insensiblement amené
à adopter les valeurs de l'analyste hartmannien, qui sont la connaissance et
l'indépendance. Ce sont, dit Kohut (p. 399), d'excellentes valeurs, mais elles
influent sur la liberté du patient de « suivre son propre programme et sa propre
destinée nucléaires ». Or, pour Kohut, le travail du psychanalyste est essen-
tiellement de laisser, grâce à une empathie aussi fine que possible, se réaliser
ce « programme le plus intime du self ».
Revue des revues 1233

Au-delà de Hartmann, Kohut vise Freud et la métapsychologie. Il doute


que les pulsions soient autre chose qu'un artefact anormal, observable seu-
lement dans des circonstances pathologiques de fragmentation du « self ».
Normalement, c'est le self qui est l'unité psychologique minimale. La théorie
freudienne des pulsions contient elle aussi, pour Kohut, une morale latente.
Elle voit en l'homme un animal insuffisamment apprivoisé, qui renonce diffici-
lement au principe de plaisir : cette conception freudienne de l' « homme
coupable » pose comme norme un phénomène pathologique, la névrose. Pour
Kohut, l'homme n'est pas pris entre ses pulsions et son surmoi, comme le veut
la description freudienne du complexe d'OEdipe, mais entre la nécessité de réa-
liser son « programme intérieur » et le fait qu'il n'y parvient jamais complète-
ment : c'est l' « homme tragique », que Kohut oppose à 1' « homme coupable »
de Freud. Après tout, remarque Kohut, la période oedipienne se passe plutôt
bien dans la plupart des cas. Le conflit entre Eros et Thanatos n'a rien d'in-
surmontable : Freud avait, dit Kohut, un don particulier pour présenter sa
pensée de façon mythologique, et pour la rendre par là même irréfutable :
comment mettre en doute des idées qui s'ancrent de toute éternité dans la
culture universelle? L'argument que, dans la vie quotidienne normale, la
succession des générations se passe le plus souvent bien, paraît plutôt plat si
on lui oppose la tragédie de Sophocle. Kohut choisit donc d'attaquer Freud
sur deux fronts, mais en restant sur le terrain de la mythologie. A la lumière
de sa propre théorie, il interprète OEdipe comme un enfant abandonné, qui n'a
pas rencontré de « self-objets » suffisamment empathiques dans son enfance,
et qui est donc devenu un psychopathe à l'âge adulte. A l'opposé, il voit
dans la relation d'Ulysse à Télémaque la personnification de sa théorie que
le rapport de génération est paisible : Ulysse fait le fou pour éviter de partir
à la guerre de Troie. Ceux qui viennent le chercher jetant son bébé devant
le soc de sa charrue, Ulysse se démasque en faisant faire demi-tour à son
attelage. Il renonce à sa ruse plutôt que de tuer son enfant.
A la fin de sa vie, Kohut oblige donc pratiquement les analystes à choisir
leur camp : ou Freud, ou lui. Cette alternative gêne ceux qui, comme les Tyson
(t. 3, p. 283), Kanly (t. 4, p. 427) ou Robbins (t. 4, p. 457), sont intéressés par ses
travaux sur le narcissisme, mais ne souhaitent nullement rejeter la psychologie
du Moi, ni la métapsychologie pour autant.
Robbins résume clairement les idées de Kohut sur le narcissisme. Selon
Kohut, celui-ci se développe suivant deux voies distinctes. D'une part, de la
deuxième à la cinquième année le self agressif grandiose se fond avec le self-
objet en miroir, plutôt lié à la mère et produit normalementle pôle « ambitieux »
du narcissisme. D'autre part, entre la quatrième et la sixième année, le self
idéalisant se fond avec le self-objet idéalisé omnipotent et produit les idéaux
« nucléaires », en relation avec les deux parents. Ambition et idéaux représentent
respectivement deux pôles qui donnent au self son sentiment de continuité et
son autonomie.
Robbins, Hanly et les Tyson font à la théorie de Kohut des critiques que
l'on peut rassembler ainsi :
Kohut néglige ce qui se passe dans la première année de la vie. Il met l'accent
sur la responsabilité de l'entourage (dont l' « empathie » insuffisante expliquerait
seule la pathologie narcissique). Son concept de « self-objet » est obscur. Il
méconnaît les relations entre libido objectale et libido narcissique. Il affirme
à la fois que le self est différencié d'emblée et qu'il se développe à partir d'un état
d'indifférenciation avec l'objet. Il conçoit le développement comme linéaire et
aconflictuel ; et surtout il rejette l'essentiel de la métapsychologie, mettant
la communauté analytique au bord de la rupture.
1234 Gilbert Diatkine

Pour l'éviter, et conserver celles des idées de Kohut qu'il juge recevables,
chacun de ses critiques s'y prend d'une façon différente. Les Tyson incluent
les deux grandes formations narcissiques de Kohut dans les « constituants du
surmoi », dont ils dressent une liste exhaustive. Cet inventaire relève typique-
ment de cette pseudo-objectivation que critique justement Kohut. Hanly
subsume tout ce qui l'intéresse chez Kohut sous la rubrique de la « défense
narcissique ». Il entend par là un désinvestissement de l'objet pour le protéger
de l'agressivité dont il pourrait être victime. Hanly trouve que c'est une idée
originale. Robbins, lui, inclut les deux composants du narcissisime décrits
par Kohut non plus dans les « composants du surmoi » mais dans les vicissitudes
du « lien symbiotique », qu'il considère comme un fait observable. Toutes
ces tentations de synthèse entre « psychologie du moi » et « psychologie du self »
combinent les inconvénients des deux courants, sans répondre aux objections
qu'on peut leur faire.
Elles ne résolvent pas un autre problème, soulevé par Rothstein (L'analy-
sabilité des personnalités narcissiques, t. 2, p. 177-189) : la nouvelle technique
conseillée par Kohut permet-elle vraiment à un processus analytique de se
développer ? Certes, des effets psychothérapiques peuvent résulter du transfert
narcissique qui se déploie dans une ambiance « en miroir » suffisamment empa-
thique. Mais si, non seulement l'interprétation ne joue aucun rôle, mais si
même elle peut favoriser des régressions psychotiques, est-ce encore de l'analyse ?
Rothstein pense que le processus analytique peut se dérouler normalement
chez certains patients narcissiques : ceux dont la représentation de soi est stable,
qui ont souffert d'un traumatisme unique plutôt que cumulatif, qui nouent une
bonne alliance thérapeutique, et qui ne sont ni trop border-line ni trop psycho-
pathes. Il rapporte un cas personnel, particulier par l'introduction de plusieurs
paramètres originaux : la prescription de médicaments antidépresseurs, un
rythme de deux séances hebdomadaires de neuf quarts d'heure chacune, et
l'enregistrement magnétophonique des séances par le patient.
Les autres théories récentes du narcissisme, notamment celle de Kernberg,
ne posent pas les mêmes problèmes quant à la cure. Comme le rappelle Robbins
(t. 4, p. 451), Kernberg voit dans le narcissisme pathologique, non pas un arrêt
de développement comme le pense Kohut, mais le résultat d'un conflit. Celui-ci
serait postérieur à la différenciation du self cohérent et de l'objet total, et dû à
l'envie, à l'avidité et à la culpabilité. Robbins remarque que cette conception
s'efforce d'harmoniser les points de vue de Hartmann et de M. Klein et que ce
n'est guère possible, ne serait-ce qu'en raison des positions diamétralement
opposées de ces auteurs sur l'instinct de mort.
Finalement, les travaux les plus passionnants de ce volume sont ceux
qui utilisent un système conceptuel cohérent, qu'il soit celui de M. Klein,
(E. Brenman, t. 3, p. 303 ; B. Joseph, t. 4, p. 449) ou celui de Winnicott
(C. Bollas, t. 3, p. 347).

Travaux postkleiniens sur le narcissisme


Eric Brenman (La séparation : problème clinique) traite de patients exposés
à la mélancolie. Ces patients n'éprouvent jamais d'angoisse de séparation,
car ils dénient toutes leurs expériences de perte. Ils ne se sentent pas séparés de
l'analyste entre les séances, ou à l'occasion des week-ends et des vacances. Ils
ne se sentent pas séparés non plus de la santé ou de la vérité qu'ils sont pourtant
censés rechercher dans la cure, mais dont ils ne semblent nullement se soucier.
Si ces patients n'éprouvent jamais un affect de solitude, c'est que leur surmoi
sadique ne les laisse jamais seuls. Brenman décrit une véritable relation sado-
Revue des revues 1235

masochiste à l'intérieur du self. Elle apporte de telles satisfactions que la perte


de l'objet peut être déniée, de même que tout besoin de santé ou de vérité (p. 308).
Brenman pense qu'on ne peut pas interpréter cette relation sado-masochiste
interne si la perte de la relation d'objet n'a pas été analysée au préalable.
Sinon, toute interprétation sur le sado-masochismeest elle-mêmevécue comme
une manifestation d'omnipotence (p. 307). De tels patients placent l'analyste
dans trois positions contre-transférentielles difficiles du fait de leur mépris
omnipotent : 1) la mise en acte du sadisme moralisant ; 2) la pseudo-tolérance
masochique ; 3) l'analyse comme solution délirante idéale pour éviter les
conflits.
Betty Joseph (Addiction to near-death : Une toxicomanie : le besoin de frôler
la mort) traite un problème tout à fait voisin. Il s'agit d'une variété particulière
de patients narcissiques, hyperactifs, totalement absorbés dans des activités
qui semblent « destinées à les détruire physiquement et mentalement » : excès
de travail, absence de sommeil, absence de relations avec autrui, parfois, mais
non toujours, alcoolisme et prise d'amphétamines et de somnifères. Leur analyse
donne une sensation de désespoir, du fait de l'absence de changement et
de la fréquence des réactions thérapeutiques négatives, mais surtout du fait
qu'ils semblent assister avec passivité à leur propre destruction, comme si seul
l'analyste avait à se soucier de leur santé. Comme Brenman, B. Joseph insiste
sur la difficulté de la situation contre-transférentielle, qui pousse l'analyste,
soit à se faire complice passif de la destruction, soit à s'en faire un partenaire
sadique. Le désespoir réel, non exploité masochiquement, existe aussi chez le
patient. Contrairement à ce que conseille Brenman, B. Joseph estime que cette
souffrance authentique est inaccessible tant que le plaisir masochiste n'est
pas devenu conscient. Le masochisme moral de ces patients est souvent
quasi inexistant (leur réussite sociale, par exemple, contraste avec leur profonde
insatisfaction). Leur masochisme « féminin » ne se traduit pas par des conduites
perverses, mais par un dialogue intérieur permanent qui les absorbe presque
complètement, et dont le contenu manifeste est fait d'auto-accusations. Lorsque
ces « pensées » finissent par entrer dans le champ de l'interprétation, on voit
qu'elles contre-investissent des fantasmes sadiques extrêmement crus. La
passivité apparente de ces patients dissimule une intense activité projective. Ils
poussent l'analyste et l'entourage à mettre en acte ces fantasmes. L'analyste
est provoqué insidieusement à être perturbé, répétitif, voire franchement
critique, ou au contraire à se sentir écrasé d'impuissance par la façon dont le
patient raconte ce qu'il vit. Cette communication secrète est tout autre chose
qu'une dramatisation hystérique. Elle est un facteur d'analyse interminable.
B. Joseph pense que la compulsion de répétition peut être analysée si elle
est reconnue par l'analyste et si celui-ci peut faire prendre conscience au
patient du fait même de la répétition, de son plaisir masochique, et du clivage
qu'il fait entre la pulsion de vie — projetée dans l'analyste — et le reste de son
self.
Ces deux articles, comme celui de J. Steiner (La relation perverse entre des
parties différentes du self, t. 2, p. 241-252), développent un travail antérieur de
Rosenfeld (Les aspects agressifs du narcissisme, Nouvelle Revue de Psychanalyse,
n° 25). L'article de Steiner est celui qui prête le plus à des critiques qu'on n'a
pas envie d'adresser aux deux autres : tendance moralisante de la distinction
entre « bons » et « mauvais » aspects du narcissisme ; anthropomorphisme de la
description du self, qui pousse même Steiner à parler d'un « insight inconscient »
(si le patient n'est pas de l'avis de son analyste, il est de mauvaise foi, car dans le
fond, il sait bien...).
1236 Gilbert Diatkine

C. Bollas : Sur la relation au self comme à un objet (t. 3, p. 347-361)


Alors que Bollas semble traiter du même thème, la relation au self en tant
qu'objet, sa conception du narcissisme, empruntée à Winnicott, fait du self
non plus un objet de désir, comme chez Brenman et B. Joseph, mais un objet
transitionnel.
Bollas développe deux autres idées de Winnicott : 1) Le transfert est aussi
transfert de l'environnement ; 2) Le self est aussi fait de ce que les parents ont
mis en lui (« faux-self »). Bollas pense (et il en donne des exemples démonstratifs)
qu'une écoute attentive, allant jusqu'au niveau grammatical,des termes employés
dans le discours du patient, ou dans le récit d'un rêve, donne des indications
sur la façon dont le patient se « prend en main » lui-même. De ce « holding »
interne dépend l'existence d'un espace intérieur pour « recevoir ses désirs ».
Ces particularités dans la manière de se traiter soi-même répètent la façon dont
la mère (l'entourage)a « tenu » l'enfant. Bollas appelle « objet transformationnel »
la mère « connue en tant que complexe de soins ». Un patient peut ainsi trans-
férer les soins maternels sur lui-même et l'autre partie du self, celle qui est
l'objet de ses soins va donc, en réaction à eux, développer un « contre-transfert »,
qui sera la première manifestation du « vrai self ». Bollas est le seul des auteurs
de ce volume à utiliser et à approfondir des idées de Winnicott.

Travaux cliniques
Ce volume contient encore beaucoup de travaux cliniques remarquables,
même s'ils ne posent pas de problèmes théoriques nouveaux comme ceux cités
jusqu'ici.
Novick (Variétés de transfert dans l'analyse d'un adolescent, t. 2, p. 139-149)
raconte une analyse « orthodoxe », à cinq séances par semaine, chez un adolescent
de 15 ans. M. Laufer (Origine et formation du complexe d'OEdipe : observations
cliniques et hypothèses, t. 2, p. 217-225) traite du « fantasme masturbatoire cen-
tral » de l'adolescence.
Les analyses rapportées par J. de Saussure (Rêve et traumatisme de l'enfance,
t. 2, p. 167-177), D. Pines (Rapport entre le développement psychique précoce,
la grossesse et l'avortement, t. 3, p. 311-321) et E. Laufer (La masturbation chez
l'adolescente, t. 3, p. 295-303) éclairent trois problèmes cliniques de la féminité :
la frigidité (de Saussure), les avortements provoqués à répétition alors que la
grossesse est recherchée et désirée (Pines), et le renoncement à l'utilisation de la
main dans la masturbation (E. Laufer).
L'histoire clinique la plus étonnante de ce volume est racontée par Calogeras
(t. 4, p. 483-491) : à deux mois de la fin de son analyse, jugée réussie, un patient
devient tout à coup somnambule. Les associations sur un rêve rapporté dans
cette période l'amènent à un souvenir remontant à ses 3 ans 1/2 : il voit sa
mère, une femme toujours décrite comme très violente, près du berceau
d'un bébé qui crie. Le patient s'est jusque-là toujours présenté comme le
dernier d'une famille nombreuse, mais ce bébé est bien un cadet. La mère le
prend, le secoue pour le faire taire, puis se met à le battre et le tue. Un travail
analytique détaillé et cohérent relie l'émergence de ce souvenir et la fin de
l'analyse, via plusieurs autres expériences de séparation et de somnambulisme.
Le somnambulisme est envisagé à la fois comme un symptôme névrotique et
comme le signe d'une défaillance fonctionnelle de la vie onirique.
Dr Gilbert DIATKINE
71, boulevard Beaumarchais
75003 Paris
Actualités

JEAN GILLIBERT

La femme comme « Muse »


ou l'amour de transfert impossible

A propos du film de Carl Th. Dreyer Gertrud


Les Grecs avaient inventé pour inspirer les créateurs — presque essentielle-
ment des hommes — des créatures mythiques féminines, les « Muses ». Les
Grecs avaient la détestable et géniale manie d'avoir réponse à tout puisqu'ils
posaient question à tout.
Des femmes irréelles, personnificatrices du menos inspirateur, du génie
de la poésie ou de la musique ! Des femmes quasi immortelles mais qui ne
vivaient plus ! Très persécutrices en fait car lorsque le poète n'avait plus rien
à dire, la « muse » cruellement lui faisait sentir son inanité. Cruauté et santé
grecques, aurait dit Nietzsche !
Les dernières « muses » auraient-elles parlé avec Musset : « Poète, prends
ton luth » et avec Rilke sous la forme des anges des Elégies de Duino..., pour
la dernière fois ?
Ou bien la « femme », médiatrice, porteuse d'art et de beauté, aurait-elle
voulu parler autrement que les muses — parler « réellement », avec mortalité
s'entend — donc narcissisme ? Nul doute que les « hystériques » de « Charcot-
Freud » furent des muses. Anna O. fut la muse de la psychanalyse, comme
plus tard et d'une manière plus soutenue et peut-être plus tragique, Sabina
Spielrein et Lou Salomé.

Le film admirable de Dreyer est tiré d'une pièce qui sans aucun doute
« sent » et « renvoie » sa date de composition.On la dirait, à travers le palimpseste
du film, écrite pour Freud. Je veux dire que Freud en eût fait un admirable
compte rendu d'analyse, mais le film n'est pas la pièce que d'ailleurs je ne
connaissais pas. Il transcende sans cesse les « données » problématiques de la
psychologie de la pièce et de l'héroïne. Et c'est cela qui est formidable.
Une femme, cantatrice, traverse une société et l'existence de divers hommes.
C'est une noble figure de femme, douloureuse, inquiète, créatrice et vulnérable.
Elle fait pendant à « Lulu » qu'elle ne cesse d'évoquer tout en se montrant
absolument à l'opposé. La figure grave de Pandora ! Son seul mot est « amour ».
Elle veut aimer, elle aime, parce qu'elle est digne d'aimer et digne d'être aimée.
Son mari l'aime, certes, mais aime aussi son métier, sa vanité, ses ambitions ;
son premier amant — un poète, l'a aimée mais lui a quand même préféré le
travail poétique de la création.
Son amant actuel, plus jeune qu'elle, est aussi créateur — il est compositeur
de musique — l'aime mais se préfère à elle quand même.
Rev. franc, psychanal., 5/1983
1238 La femme comme « Muse »

Tout est « barré » pour cette femme, aimée et aimante, mais qui ne peut
rencontrer la figure inaliénable de l'amour qu'elle veut mettre en partage.
Elle a été aimée, elle est aimée. Les hommes ont « besoin » d'elle — spiri-
tuellement et charnellement. Ils la « veulent » car elle détient le pouvoir énig-
matique de l'inspiration.
Mais tout échoue. Reste un ami masculin — en tout bien, tout honneur —
qui l'entraîne à Paris survivre à ses échecs, en pratiquant l'hypnose et la psy-
chologie des profondeurs (on n'ose pas dire la psychanalyse). Là aussi, échec
ou du moins court-circuit (car on ne nous dit pas grand-chose de cet épisode).
On revoie l'héroïne vieillie, sage et désolée, bavarder avec son ami « psy »
de la pérennité — sans regret ni nostalgie — de l'impossible amour.
La femme qui s'incarne en une « muse » fait souffrir des hommes (qui
peut-être ne la valent pas) mais se fait souffrir elle-même d'abord. Ni ce
qu'elle est, ni son art d'interprète ne triomphent ou s'abîment. Simplement,
ils s'effacent.
Impossible muse ! Impossible femme ! Impossible amour !
La psychanalyse, avec Freud, appellera cela narcissisme, revendication
phallique (envie du pénis) et en « ravalé » : « Mais qu'est-ce qu'elles veulent ? »
L'altérité de la femme paraît alors, avec la psychanalyse, plus énigmatique
que jamais, plus essentielle aussi. Son destin certainement plus douloureux.
Les seuls échos — caricaturaux mais fondés — que la modernité fait encore
vibrer, se sont prosaïsés, vulgarisés, ravalés avec le MLF par exemple. La femme
n'a plus sa place dans le monde moderne. Sa mortalité a chassé l' « éternel
féminin », mythe abusif aux seuls bénéfices masculins, mais en vidant l'eau du
bain, on a vidé le bébé avec. De « femme » différenciée, différenciante, il n'y a
plus... ni d'homme non plus. La « supériorité » mâle était intolérable et dénoncée
mais y a-t-il encore une « Eve future » pour parler comme V. de L'Isle-Adam ?
Le film de Dreyer ne tombe ni dans le « psychologisme », ni dans le « mythi-
fiant ». Certes « Lulu » de Wedekind est tin mythe rare, atroce et révélateur.
La prestation Berg-Boulez-Chéreau-Stratasétait superbe, splendide. Mais on
restait dans le mythe et on ne cessait par tous ces atouts réunis, de décoller
de l'être singulier féminin de la personne. Comment la femme incarne la
« féminité » n'était jamais vraiment questionnée.
Ici, avec Dreyer, si! On peut évidemment refuser le « piétisme » — appa-
rent — de Dreyer, critiquer le hiératisme de ses longs plans-séquences; pour-
tant, à mon avis, on se tromperait. L'oeuvre cinématographique de Dreyer ne
triche jamais.
Si les personnages — admirablement interprétés — tiennent haut le sens
qu'ils ont de leur image et de leur parole, il n'y a pas un « geste » de la caméra,
pas un déplacement, pas un éclairage, pas un cadrage qui ne servent l'intensité
émotionnelle de ce qu'ils sont et de ce qu'ils ont à être! Quelle éthique de la
représentation! Quel enjeu! et quelles audaces! Audaces de montrer de tels
êtres, aussi charnellement (une chair incarnée et non une chair en signification),
audaces du jeu où les angoisses paroxystiques font rire un public contemporain
qui ne connaît plus la gravité réelle de l'absurde.

Alors, pourquoi « amour de transfert » ? Pour magnifier par l'intermédiaire


de ce film, l'expression de la découverte de Freud. L'amour de transfert est
un « amour », un éros au-delà de l'éros et pas forcément « sublimé », qui demeure
nouveau et répétitif, positif et négatif. C'est un « amour », on ne le répétera,
jamais assez.
Jean Gillibert 1239

Gertrud est enrobée par cet amour de transfert (sans hystérie, aucune). Cet
amour doit se dire, se donner, s'incarner, se transmuer pour qu'il y ait « art ».
Certes, dira-t-on, elle est « sans enfants » et on ne connaît de ses parents qu'un
père « fataliste », qui fonctionne comme un dieu « janséniste ». Il semble dire :
ne transfère que sur moi ou qu'avec moi. Je suis in-substituable et tous les
autres hommes ne sauront pas t'aimer, c'est fatal ! » Certes, il y a cela dans la
généalogie de Gertrud et dans son amour de transfert intransposable.Pourtant,
il y a avec cela, cette autre chose, que Freud a aussi découverte avec ses patientes
hystériques, ses « muses », l'amour qui cherche son visage, sa figure.
L'amour de transfert n'est jamais « arrivé », il ne peut arriver que dans
l'image transnarcissique ou transculturelle. Il arrive donc. La psychanalyse a été
le lieu de cette mise en relief de l'irruption de cette image, habituellement
mais extraordinairement réservé à l'art, aux « muses », à la féminité de l'art.
Quand les conditions du socius, les conditions idéologiques ne permettent plus
à l'être-femme la possibilité d'incarner cette féminité, cela donne Lulu, Gertrud
et Anna O... quelquefois Lou Salomé.
La différenciation extrême, subtile mais concrète, est que la femme — tout
en refusant la féminité autant que l'homme, ce que Freud avait si bien vu
dans l'analyse infinie et indéfinissable — est la plus apte à incarner la fémi-
nité — envers et contre elle-même.
L'amour de transfert est donc cette exigence et ce don. Des hommes sont
capables de cela, bien sûr et on ne voit pas pourquoi on leur retirerait ce
pouvoir, mais c'est un malheur pour l'être de l'humanité quand la femme ne
peut plus assumer le mot « amour ».
Dans l'amour de transfert
A propos du film soviétique Vassa de Gleb Panfilov, avec Inna Tchounika
Comme pour Gertrud, une femme porte un destin. Je ne connaissais pas la
pièce de Gorki dont le film a été tiré, mais je l'ai devinée et j'en ai vu tous les
pièges (entre autres le destin de caractère d'une femme d'autorité — une
« dame de fer » — se conduisant à la mort dans la société capitaliste tsariste,
juste avant la Révolution d'Octobre.)
Mais ici, dans ce film, on ne mange pas de ce pain-là ! Etrange Union sovié-
tique : l'idéologie en acte, la plus effroyable depuis le nazisme, produire de
telles oeuvres d'art... et aussi « libres », aussi ouvertes, car le metteur en scène
— qui n'est pas un dissident, à ma connaissance — nous fait cependant
comprendre que l'entreprise capitaliste et l'entreprise socialiste, c'est bonnet
blanc et blanc bonnet.
Mais ce n'est pas de cela que je veux parler à propos de cet admirable film
avec un aussi admirable metteur en scène et d'aussi admirables acteurs.
Les critiques « patentés » ont tout de suite vu une mise en scène « à couper
le souffle » (sic). Inexact : la mise en scène ne « coupe » rien du tout, elle saisit
au contraire la durée des intensités, des phares fixes, des plans-séquences
(comme dans Gertrud) pour mieux saisir l'authenticité des destins. Les acteurs
russes sont de « grands » acteurs, c'est vrai mais ça ne suffit pas.
Ici, dans une résonance psychanalytique, je ne souhaiterais que faire cette
remarque : le transfertd'amour (ou de haine par le retournementnon de l'amour
en haine, mais du transfert en refus du transfert) est lié à une vérité de trans-
parence. Jamais lès « acteurs » ne sont l'image de caractères issus d'une psycho-
logie, d'une sociologie, de signifiants de langage. « Vassa », mère-courage, sait
son destin; elle n'en ignore pas sinon les faiblesses, du moins la vulnérabilité.
Ce n'est donc pas une « forme » ; mais elle est « renseignée » comme tous les
autres acteurs d'ailleurs, comme le metteur en scène, la caméra, les images.
Ils sont « renseignés » sur ce qu'ils font, peut-être sur ce qu'ils sont. Quelle
rigueur, quelle élaboration de travail.
L'inspiration, on connaît : en Occident, une ou deux fois dans chaque vie,
et encore. Le plus souvent, jamais. Mais ici, ce sont des artistes ! Artistes, parce
que « renseignés » et renseignés transférentiellement dans et par l'oeuvre qu'ils
élaborent. Ce qui est aussi à souhaiter pour une cure psychanalytique.
« Renseignés » : pas clairvoyants, lucides ou... psychotiques. Renseignés,
parce que sachant l'opacité du destin des êtres et des choses.
Quel immense pouvoir d'émotion que ce film! On ne s'intéresse plus à
l'esthétique mais à ce qui fait le prix de la vie ! Une empathie infinie : un
transfert.
Evidemment, nous n'étions qu'une vingtaine de spectateurs au « Cosmos »
et encore y a-t-il eu beaucoup de ricanements devant ces simples évidences
de beauté. Comme pour Gertrud d'ailleurs ! Sombre époque à missiles !

Dr Jean Gillibert
12, avenue de la République
92340 Bourg-la-Reine

Le Directeur de la Publication : Jean GILLIBERT.

Imprimé en France, à Vendôme


Imprimerie des Presses Universitaires de France
ISBN 2 13 038014 x — CPPAP n° 54219 — Imp. n° 29 989
Dépôt légal : Avril 1984
LIBRAIRIE
Andrée BONNIER-LESPIAUT
41, rue de Vaugirard - PARIS-6e
R. C. 898-760 Téléphone : 548-89-62 C. C. P. Paris 3030-66

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