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Revue française de

psychanalyse (Paris)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Socié t é psychanalytique de Paris. Aut eur du t ext e. Revue
française de psychanalyse (Paris). 1985 / 11-1985 / 12.

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Cliché couverture :
Sphinx allé
(VIe s. av. J.-C.)
Metropolitan Muséum
of Art
UNE CRISE DE LA MÉTAPSYCHOLOGIE — II

II — Pierre LUQUET 1427


Augustin JEANNEAU, Métapsychologie psychanalytique et sémio-
logie psychiatrique 1437
Claude GIRARD, L'instrument métapsychologique 1443
Jean BERGERET, Les « pulsions » dans la métapsychologie d'au-
jourd'hui 1461
Francis PASCHE, Des concepts métapsychologiques de base 1479
René DIATKINE, Brève note sur la métapsychologie en 1985.. 1493
Luisa de URTUBEY, Fondamentale métapsychologie, inévitable
polyglottisme 1497
Joseph SANDLER, Réflexions sur quelques relations entre les
concepts psychanalytiques et la pratique psychanalytique... 1523

TRADUCTION

Madeleine et Willy La situation analytique comme


BARANGER,
champ dynamique (trad. de Luisa de URTUBEY) 1543

RÉFLEXIONS CRITIQUES

Sidney COHEN, Le thème de l' « auto-organisation », à propos de


l'ouvrage de H. ATLAN, Entre le cristal et la fumée 1573
RFP 46
1418 Revue française de Psychanalyse

LES LIVRES

Luisa de URTUBEY, The complète letters of Sigmund Freud to


Wilhelm Fliess, 1887-1904 1591
Marie-Louise Roux, La représentation, essai psychanalytique,
de Nicos NICOLAÏDIS 1594
Paul WIENER, Attachement et perte, de John BOWLBY 1597

ACTUALITÉS

Victor Hugo ou l'interprétation freudienne du personnage de


Cordella 1601

Association internationale d'Histoire de la Psychanalyse 1602

Table des matières du tome XLIX 1605

Deux séances scientifiques de la Société psychanalytique de Paris, les


19 mars et 16 avril 1985, ont été consacrées à une discussion sur la place actuelle
de la métapsychologiedans la pratique psychanalytique. La secondeséance a été
introduite par la présentation par Michel Fain d'un entretien clinique que
Pierre Luquet a repris dans son optique personnelle.
Certains textes de ce volume se situent dans la suite de la discussion ouverte
par ces exposés.
A PROPOS D'UN ENTRETIEN CLINIQUE

I
MICHEL FAIN

J'ai l'avantage depuis quelques années de faire, dans le cadre de


l'Institutde psychosomatique,en compagniede Nicos Nicolaïdis et Henri
Martel, un séminaire portant sur la sémiologie psychanalytique.
Quelles que soient les positions préalables, la construction d'une
sémiologie psychanalytique ne peut se passer d'un point d'appui méta-
psychologique. Je pense notamment à la discussion qui a eu lieu ici
même entre moi et Florence Bégoin. Cette discussion a fait apparaître
des conceptions métapsychologiques sensiblement différentes. En effet,
l'utilisation de la notion d'identification projective, par exemple,
implique une topique, une dynamique, et une économie particulières.
L'observation qui va suivre a été faite dans une institution psychia-
trique, et je remercie Jacques Azoulay et son équipe de m'en avoir
donné l'occasion. En conséquence, premier aspect du point de vue
topico-dynamique : je viens de l'extérieur pour discuter d'une méthode
d'examen clinique avec une équipe soignante, but à première vue
didactique, laissant quelque peu le patient de côté. Je viens du dehors,
au sein d'une institution, groupe social ayant son unité propre.
M. X..., 35 ans, originaire du Maghreb, a été averti de la consul-
tation et l'a acceptée. Cet homme jeune, bien de sa personne, correc-
tement vêtu, m'apparaît d'emblée vigilant et attentif de ma personne.
Impassible, il ne fait aucun effort pour attirer la sympathie de l'étranger
que je suis pour lui. A mon « Je vous écoute », il me répond : « En arrivant
ici, je suis resté cinq mois silencieux. » Affirmation contenant un
mélange flou d'autosatisfaction et de défi. Il ajoute : « Posez-moi des
questions. »
Etant donné l'attitude d'activité vigilante, la menace de mutité,
je n'entends nullement cette invitation à le questionner comme visant
à atteindre quelque satisfaction passive et je ne le suis pas sur ce terrain,
Rev. franc. Psychanal., 6/1985
1420 Michel Fain

me bornant à lui faire remarquer que, seul, il connaît les choses mar-
quantes de son histoire.
D'un ton lassé, il dit : « Ma maladie, ma jeunesse ? J'ai toujours été
malheureux. » Silence. Puis vient une description imagée de ses cépha-
lées, description accompagnée d'un mouvement ascensionnel de ses
deux mains : « C'est comme un souffle qui monte du corps vers sa tête,
des fourmis qui lui courent sur la tête. » Il souffre tellement qu'il lui
arrive de se taper la tête contre les murs. Silence à nouveau ; il reprend :
« Je fais d'horribles cauchemars. Je me réveille tendu, couvert de
sueur. » Il est manifeste qu'il ne fait pas, d'une part, de rapprochement
avec ses céphalées, et qu'il n'a, d'autre part, aucune intention de
raconter ses rêves. Il insiste surtout alors sur les troubles cardiaques que
ces rêves lui occasionnent, vraisemblablement des extra-systoles.
Sans doute, sur le moment, ne repéré-je pas suffisamment la crainte
de ce patient de voir les cauchemars envahir la réalité présente, crainte
entraînant un repli sur son corps décrit alors comme souffrant, repé-
rage insuffisant, dû à mon intérêt pour le travail onirique.
Je lui demande s'il fait souvent le même rêve. « Non », réplique-t-il.
En vérité, c'est oui et non. « Un monstre », il ne peut pas dire qui c'est,
ni comment il est, et tout de suite redescription des troubles cardiaques
de l'éveil. Non, il ne rêve pas que de cela, d'autres fois, « dans la mer,
il va s'y engloutir », « une montagne infranchissable ». Quel que soit
le contenu, il se réveille crispé, souffrant d'une espèce de spasme du
diaphragme. « On m'a dit que c'était de l'angoisse, moi j'appelle ça
la peur au ventre. » A partir de là, va suivre une série de paroles, d'appa-
rence peu cohérentes, ayant l'aspect des rêves susmentionnés. L'appa-
rente absence de liaisons fait que j'aurai — en rédigeant l'observa-
tion — du mal à me remémorer l'ordre de ce matériel issu de « la peur
au ventre ».
Deux thèmes principaux s'en dégagent : la peur au ventre réduit
peu à peu le monde vivable à la seule surface de l'hôpital de jour. Le
monstre des rêves peut s'actualiser sur n'importe qui, les voisins, les
passants qui le contraignent à changer de trottoir, voire à ne circuler
que la nuit, thème mélangé au second, le père sadique qui le battait
comme plâtre, « en raison de la nullité de ses résultats scolaires », ce,
en opposition avec un frère plus jeune, brillant élève. Il sort de ces
deux thèmes mal délimités dans le temps et l'espace, en s'accrochant
à la référence sociale qui va apparaître comme un axe de reprise d'as-
sise : s'il est dit mauvais élève, c'est parce que, à II ans, venu d'un
village sans école dans la capitale, il ne put rattraper son retard, ce qui
A propos d'un entretien clinique 1421

ne fut pas le cas de son jeune frère. Il lie ce souvenir avec un épisode
de tentative d'intégration en France : il travailla dans un atelier où
il n'y avait que des femmes. Avec le patron, il s'entendait bien. « Qu'est-
ce qu'il fait là », c'est ce qu'il comprit de l'attitude des ouvrières, ques-
tion sous-entendant qu'il occupait la place d'un autochtone. Conclusion,
il se sentit victime d'un phénomène social, le racisme. D'ailleurs,
c'est là, dans l'atelier, que commencèrent ses maux de tête.
Un autre trouble va être mentionné, sur un mode si peu clair que
je ne le comprendrai pas de suite. Des crises clastiques, pendant les-
quelles il casse tout. L'idée qu'il est alors possédé, non clairement
exprimée, est évidente. Pas de sentiment de culpabilité conscient
décelable à leur suite. Puis il aborde quasi gaillardement ce qu'il résulte
de tout cela : la déprime, il ne lutte plus, il a baissé les bras, la vie, une
montagne infranchissable (cette image d'un rêve cauchemardesque ne
va pas dans le sens de la démonstration qu'il veut me faire). Il a un
complexe d'infériorité (sic). En fait, à ce moment-là, je ne repère aucun
signe de dépression, sinon une démonstration que la société ne peut
rien en attendre et n'a plus qu'à s'occuper de lui. La déprime atteint
d'ailleurs les médecins ; quoi qu'ils lui fassent, tout échoue.
Sa mère est mentionnée une fois ; une scène se situant au cours de
la description de la relation avec son père : privé de dîner par ce dernier,
elle lui donne clandestinement à manger.
Je lui demande alors quelques précisions sur son père. Il répète la
même chose, c'est parce qu'il n'avait pas de résultats scolaires qu'il
était battu, ajoutant cependant un détail : son père payait au cadet de
beaux vêtements, rien à lui. Il était si mal habillé qu'il ne sortait que
la nuit (il ne fait aucun rapprochement avec sa peur au ventre actuelle
dans la rue). A Alger, il avait trouvé un moyen pour soulager sa souf-
france, moyen impossible à Paris : dans des coins déserts, il chantait
à pleins poumons. Il chante faux, précise-t-il, mais cela lui faisait du
bien. Il a réfléchi à l'attitude de son père. Elle est due à la guerre, il a
été pendu par les pieds par les soldats. Ainsi, indirectement, il est la
victime de l'armée française. Je lui demande pourquoi il ne m'a pas
parlé du reste de sa famille. Parce qu'elle est moins importante pour lui.
Il est le quatrième de cinq enfants, deux soeurs, puis il repart sur la
description du petit frère bon élève qui a actuellement une situation
brillante en Algérie. A ma question : « Qui est l'aîné ? », il répond :
« C'est un frère plus âgé qui a fait son service militaire en France. »
Il ne répond pas directement à la question : « Pourquoi ne m'a-t-il pas
parlé de sa mère ? », il la décrit très brièvement, beaucoup trop sou-
1422 Michel Fain

mise à son père, mais il l'aime. Si elle meurt, il ne lui survivra pas. Tout
cela est dit sans émotion dans la voix. Les deux soeurs ne sont mention-
nées — une est veuve — que comme des relais-refuges lors de son émi-
gration en France. Associée, revient alors l'histoire des ouvrières racistes}
à l'origine de ses céphalées (il y a liaison).
Les femmes dans sa vie ? Il a été fiancé en 1980. Mais la famille,
ayant repéré les médicaments qu'il prenait, a refusé l'union. « C'est
bien comme cela, ajoute-t-il, les femmes me dégoûtent » (réelle aversion
dans sa voix).
A-t-il fait des remarques sur la façon dont surviennent ses troubles ?
A ce moment-là, il relie rêves, crises élastiques et céphalées, et me
relate l'histoire du psychodrame, bien qu'il sache que ce soit un jeu
(mise en scène où on lui faisait des reproches), il a tout cassé. Une autre
fois, en congé en Algérie chez son jeune frère, il en a cassé pour un
million. Manifestement, il n'est pas mécontent. « Je devais être jaloux »,
commente-t-il. A l'hôpital de jour, il est à l'aise, bien qu'il se trouve
quelques racistes. Mais là, il ne se laisse pas faire.
Je lui demande, à la fin, comment cela s'est passé avec moi : « Assez
bien, bien que je pense qu'il ne faut pas aller remuer tous ces sou-
venirs. » Je lui réponds que c'est pas facile, que lorsqu'il ne pense pas,
il est violent, comme l'était son père avec lui-même. Son attitude
change, et il m'annonce qu'il sent sa douleur lui monter vers sa tête.
Je le ramène sur sa vie quotidienne à l'hôpital de jour, l'informe que je
vais discuter avec les médecins pour voir ce qu'on peut faire pour lui.
Il se détend, et nous nous quittons, semble-t-il, dans de bonnes
conditions.

DISCUSSION

I. — INTRODUCTION

M. X... est limite dans toutes les directions, psychose, psycho-


pathie, psychosomatique, névrose du comportement. A l'exception de
ses céphalées et de sa déprime (sic), M. X... a montré une certaine
réserve (du moins vis-à-vis de moi) quant à la description de ses symp-
tômes au sens psychiatrique du terme. Sans doute trouve-t-il qu'ils
A propos d'un entretien clinique 1423

l'habillent mal. M. X... n'est guère agoraphobe : sa marche, presque


tout au service de sa conservation, lui fait fuir un passant qui n'est pas
anonyme pour lui. Il fuit. Plus fugueur à sa façon qu'agoraphobe. A
l'écouter, toute sa vie n'est qu'une fuite. Aussi aura-t-il envers moi
une attitude de défiance qui affecte son discours. Il aura constamment
besoin de justifier son maintien dans l'institution.
C'est dans des zones qui devraient le tenir à l'abri du monstre qui
le pourchasse dans les rues, que se tiennent en majorité les deux autres
troubles, qui en fait n'en font qu'un, crises élastiques contre le mobilier
ou lui-même, et céphalées. Le refuge ne protège pas toujours contre
l'ennemi du dehors. A l'arrière-plan, les cauchemars montrant l'alté-
ration de la fonction onirique, l'absence d'un bon gardien du sommeil,
et surtout la crainte d'en faire le récit.
La trop évidente identification de M. X... à son père sadique, violent
ou subissant la violence (la montée du sang à la tête du père pendu par
les pieds), fait penser à l'hystérie de conversion. En fait le phénomène
semble plus se rattacher à la possession persécutante qu'à l'identifi-
cation hystérique : si la passivité sociale de M. X... est au premier plan,
son parasitisme en quelque sorte, sa passivité érotique paraît, elle,
inexistante.
Enfin s'observe l'aspect déficitaire de la fonction défensive de la
pensée de M. X... Il sait que le passant est inoffensif, que le psycho-
drame est un jeu, qu'un rêve n'est qu'un rêve, ce savoir ne lui sert
à rien contre ses troubles.

II. — L'ENTREVUE

Pour M. X..., je suis l'homme qui vient du dehors, susceptible


d'être rencontré sur le même trottoir, il est méfiant. Il s'étaye sur le lieu
intra-institutionnel pour renforcer son savoir qu'il n'en est rien. Je
suis averti ; s'il le veut, il peut rester silencieux, maîtriser la situation
que je lui impose. S'il me demande de l'interroger, c'est plus pour
m'intégrer à l'encadrement que pour satisfaire sa passivité, il s'agit de
refaire un récit « fait trop souvent ». Là paraît s'être fait un conflit
d'ordre névrotique entre lui et l'institution. « Trop souvent », c'est
l'érotisme opposé aux apports narcissiques institutionnels.
L'essai de m'intégrer ainsi à l'institution va échouer. Le récit du
processus de ses céphalées « à se taper la tête contre les murs », en fait
première mention de ses impulsions élastiques, que, bien entendu, je
1424 Michel Fain

n'interprète pas comme lui ; elles témoignent que l'impulsion violente


ne parvient pas à rester dans le symptôme céphalée, l'amène à faire
allusion à des cauchemars dont il ne veut pas communiquer le récit.
Seules les manifestations somatiques, sueurs, extra-systoles survenant
à l'éveil, seront décrites. Les contenus oniriques risquent de ne pas
rester internes s'ils sont racontés, i.e., l'étayage institutionnel va ficher
le camp, il le rattrappe en décrivant les extra-systoles.
Il va en parler pour répondre à ma question : « Est-ce toujours le
même rêve ? » Je résumerai sa réponse sous la forme d'une tentative
d'élaborer une négation : « Non, ce n'est pas toujours le monstre »,
négation qui comme son savoir échoue, c'est toujours le monstre qui
le suit, veut l'avaler au fond des mers, l'aspirer en bas des montagnes.
Il va déballer « en vrac » sa symptomatologie du dehors, le passant de
la rue, les ouvrières cruelles qui le séparent du patron ; le père brutal.
Pas d'associations véritables, l'affect passe en masse d'une scène à
l'autre, le déplacement est absent, la condensation maximale. Les pro-
cessus primaires non conservés par des contre-investissements solides
sont désorganisés. M. X... se rattrape en décrivant les maux physiques,
susceptibles de soins médicaux, qui font suite aux rêves. Les questions
que je vais lui poser tiennent compte de la présence (père, frère cadet)
ou de l'absence de personnes qui lui sont liées (mère à peine mentionnée,
soeurs, frère aîné, relations amicales strictement absents). L'institution
n'est apparue que comme un tout, susceptible d'être mise en question
en cas de fortes tensions (pas une seule personne de l'équipe soignante
ne sera nommée). Aux questions sur son père, non sans ruse, il va
tenter de tout relier au social : pas de classes en Kabylie, d'où son retard
scolaire, et le sadisme du père qui vient lui-même des tortures exercées
par les soldats.
Quant au frère aîné, le soldat français, je suis persuadé qu'il n'aurait
pas été mentionné si je ne lui avais pas demandé. M. X..., l'enfant battu,
se trouve ainsi placé consciemment à côté de son frère cadet, bon élève,
bien vêtu, aimé du père, et un frère aîné, soldat d'une armée qui sadise
le père, ce dernier aspect restant inconscient.
En dépit de l'affirmation d'amour absolu pour sa mère, M. X...
ne fera aucune allusion quant aux relations de ladite mère avec ses
frères et soeurs. Par contre, il la trouve trop soumise au père, et d'ailleurs
tout comme lui battue comme plâtre.
L'aspect déficitaire de sa relation avec sa mère n'apparaît qu'à
travers son vécu quotidien. Il se décrit sans protection contre son père,
contre l'homme de la rue, contre moi : sans doute s'agit-il là de l'aspect
A propos d'un entretien clinique 1425

central du fonctionnement mental de M. X... Sa mère n'a pu empêcher


le sadisme paternel d'envahir et de détruire le cadre familial. L'histoire
des ouvrières qui lui demandent : « Que fais-tu là ? », « A la place de
qui ? », aboutit à l'exclusion du « bon patron ». « A la place de qui ? »
désigne probablement tout autant l'aîné que le cadet.
A mon avis, le sadisme adulte du père a empêché toute élaboration
du sadomasochisme de M. X... sur un mode personnel. Même dans ses
épisodes clastiques, M. X... se décrit comme envahi. Cependant, la
possibilité d'une identification au frère aîné brutalisant (en tant que
soldat français) la tête du père doit être retenue et poser la question
d'un rôle contre-investissant possible des scènes sadiques mentionnées.
A propos de contre-investissements, M. X... comprend que les médi-
caments le dissimulent — ce que comprendra aussi la famille de sa
fiancée. Que par la suite les femmes le dégoûtent fait penser que la
seule mention spontanée faite à propos de sa mère présente cette
dernière comme lui servant un repas clandestin ; quant aux deux
soeurs, elles le nourrissent, du moins c'est tout ce qu'il en dit.
Je vais sans le vouloir provoquer le démarrage de la céphalée,
d'une façon identique à la provocation d'une crise clastique par le
psychodrame. Sentant l'inefficacité de ses mécanismes de censure,
M. X... conclut qu'il n'est pas souhaitable de remuer tout cela, je ne le
comprends pas, et lui dit en quelque sorte que si lui ne veut pas penser
à son père, son père pense à lui, me replaçant dans la situation de sa
mère ne pouvant le mettre à l'abri du sadisme paternel.
Si j'ai exposé ce soir ce cas, c'est que le but de cette entrevue était
de montrer comment une utilisation de l'outil métapsychologique
permet de situer un patient, plus peut-être dans sa façon de vivre que
dans l'établissement d'un diagnostic précis.
Cet outil ne comprend pas que des références aux topiques 1915
et 1923. M. X..., lorsqu'il se décrit circulant dans la rue, pointe le
désétayage par un rapport à un lieu sûr, et il le pointe dans un après-
coup.
Quand M. X... se désorganise, on assiste à une domination éco-
nomique de la condensation sur un déplacement qui ne répartit plus
les charges affectives. La représentation de chose « monstre » réduit les
mots à ne se raccrocher qu'à des visées sociales partielles liées à un
consensus reifiant un climat persécutif.
La véritable transformation de la topique en topographie, soulignée
par l'importance des lieux, matérialise en quelque sorte les topiques,
M. X... fait aussi sentir toute la différence entre un conflit tel que :
1426 Michel Foin

« On le fait parler trop fréquemment », érotisation se heurtant à


l'étayage narcissique « institution » et l'envahissement qui le submerge
lors d'une crise clastique causée par un psychodrame ou la céphalée
qui menaça lorsque je fis une allusion à une identification à son père.
J'en resterai là pour rester dans un temps raisonnable.

Dr Michel FAIN
15, rue d'Aboukir
75002 Paris
II
PIERRE LUQUET

Plutôt que d'exposer une position d'ensemble sur la métapsycho-


logie, Je dirai un mot sur l'esprit qui l'anime. Tirée plus de la clinique
que de la spéculation, elle s'efforce à une description d'un système
suffisamment général et souple pour rendre compte de la plupart des
cas rencontrés.
Dans la rencontre avec le patient, nous sommes en contact avec
un Moi régi par ses relations d'imagos dans un double lien libidinal
et narcissique, cherchant son unité et la suppression de l'angoisse en
même temps que la satisfaction de ses désirs. Ce Moi sera perçu à
travers ce qui l'organise et lui permet d'évoluer : ses relations d'objet
qui sont traduites par des fantasmes conscients ou inconscients consti-
tuant des conflits. C'est donc la lecture de ces fantasmes qui va nous
permettre nos premières hypothèses sur la structure de ce Moi et son
évolubilité.
La situation artificielle où nous nous trouvons aujourd'hui fait que
notre propos ne peut être compris que comme la présentation d'une
méthode sans rapport certain avec la réalité du cas ; car on ne peut
utiliser une métapsychologie devant un cas qui a été observé à l'aide
d'une autre métapsychologie quelle que soit la qualité de l'autre
observateur.
On peut espérer —et la pratique le confirme — qu'une double
observation séparée aurait abouti à des résultats parallèles, différem-
ment complets mais concordants. Nous en faisons l'expérience au
cours du travail sur le cas des candidats examinés par plusieurs per-
sonnes. A travers un cheminement très varié, nous aboutissons le
plus souvent à des conclusions très proches.
Ce que nous avons dans l'esprit lorsque nous parlons de méta-
psychologie est souvent ambigu. Le sens le plus valable est sans doute
Reo. franc. Psychanal, 6/1985
1428 Pierre Luquet

la conception de l'organisation psychique, conception implicite que


supposent notre comportement et notre pensée dans la situation (lec-
ture du matériel, intervention, etc. Il s'agit de notre fonction analytique
fortement liée à notre Moi inconscient et conscient en face d'un Autre
qui mobilise notre contre-transfert. Le moindre mot nous exprime,
nous révèle à celui qui parle mais aussi nous écoute. Nous plaçons
notre structure analytique de pensée en face de celle de l'analysant.
Rendre consciente à nous-même cette métapsychologie implicite
est une part importante de notre travail personnel, une part de notre
auto-analyse, et c'est le rôle des supervisions de nous aider à le faire.
La formulation que nous pouvons en faire peut alors être comparée
avec la formulation commune du groupe et à celle de S. Freud. Cette
comparaison nous alerte quant à notre contre-transfert et nous met
en cause. Par exemple, telle interprétation précoce d'un désir d'objet
semble indiquer que pour l'interprète, le plus urgent est de rendre le
Moi conscient de cette pulsion. La distance entre les divers sens de la
métapsychologie nous conduit à raisonner la cure... mais aussi à ratio-
naliser.
Ici une autre complication vient du choix de ce patient. Malgré
l'universalité des structures psychiques et de leur développement, les
éléments ethniques jouent leur rôle et il n'est pas toujours facile de
les apprécier. Jusqu'où certains traits de la personnalité de M. X...
ne sont-ils pas fortement infléchis par le fait qu'il a vécu les épreuves
d'être doublement minoritaire dans son pays tout autant vis-à-vis des
Arabes que des Français ? Quelle est la place de sa révolte narcissique,
par exemple ? Comment jauger, sans l'épreuve du transfert, l'élément
de persécution, sa duplicité, sa complaisance, sa tendance projective ?
Comment apprécier ce qu'il dit du rôle des femmes par rapport à son
éducation ? Une telle forme hystéroïde est constante dans une culture
donnée...
Nous allons cependant supposer un diagnostic : nous pencherons
alors vers la notion d'une névrose d'angoisse sur fond d'une hystérie
faiblement organisée plus que d'un véritable « état limite » (qui est une
forme spécifique). Hystérie grave et je dirais hystérie plus féminine
que masculine. Pathologie en partie réactionnelle et ici nous sommes
amenés à nous interroger sur les éléments de réalité de ses plaintes.
La distance qu'il met entre nous, il la montre plus qu'il ne la vit.
Il y tient, pour son intégrité narcissique ; mais sa dépendance et son
lien sont beaucoup plus forts, et j'ai perçu sa réserve comme un contre-
investissement défensif par rapport à sa passivité.
A propos d'un entretien clinique 1429

L'insistance sur son rôle de victime, sur sa souffrance même, nous


oriente vers un « transfert d'emblée », mais peu solide. L'investisse-
ment de son corps sur lequel il attire sans cesse l'attention de l'obser-
vateur, le maniement de l'autre, la provocation à son égard, la pression
pour que celui-ci se dévoile ou pour le contraindre à participer à ses
défenses... sont d'un type hystérique.
Ce sera surtout la pathologie de la pensée qui nous arrêtera... Déné-
gation, refoulement sur place, crainte panique de l'association, rupture
des liens associatifs, tentatives d'isolation en séparant les éléments
par des arrêts, en pensant en pointillé, arrivant à nous faire douter de
la contrainte associative..., le déplacement constant du fonctionnement
psychique sur le fonctionnement corporel, le découragement, le manque
de force, la fatigue..., tout cela est d'une hystérie.
Corps érotisé, mentalisation érotisée mais non investie, même le
noyau projectif évoque également l'hystérie.
Mais surtout : états de conscience variables suivant les moments,
passant d'un contact défensif et d'une présence défendue, caractérielle,
à des états que Michel Fain dira un moment « somnambuliques »,
pendant lesquels il est entièrement dans sa relation d'objet, laissant
passer des associations parlantes et se permettant des décharges. Com-
ment ne pas évoquer un niveau de conscience particulier, un état
second comme ceux que S. Freud décrit chez Emmy ou Anna O...,
en réalité présent chez toutes les malades des Etudes sur l'hystérie.
On voit combien M. X... se raccroche à ses faibles possibilités de
secondarisation, multipliant les rationalisations, les fausses explications,
assumant un caractère susceptible.
Il suffit d'une légère modification de la relation, d'un imprévu,
pour déclencher l'état passionnel, la régression, l'irruption du système
primaire dans le Pcs, l'envahissement par des symboles investis qui le
gouvernent, et une modification du langage, arrivant à désorienter
celui qui l'écoute qui alors ne peut plus mémoriser que les thèmes.
Le contact à travers la langue est rompu, entraînant (et entraîné par)
la baisse du niveau d'attention et d'accrochage au réel.
L'évocation d'un objet avec qui a lieu une relation traumatique
suffit à déclencher le début de la crise. Celle-ci est franche si un conflit
peut être vécu et fantasmé. Aussi il y a accrochage et tentative de mani-
pulation de l'objet présent. Michel Fain distingue subtilement l'objet
du dedans qui s'apparente à l'hôpital, de l'objet du dehors qui déclenche
la crise — ou plutôt l'orgasme psychique. Il a donc besoin de la pré-
sence de l'objet sans que cela modifie durablement la situation, car cet
1430 Pierre Luquet

objet n'est pas réellement incorporable et du coup la relation est faci-


lement remise en danger.
Cela traduit une passivité du Moi qui fait contraste avec son refus
superficiel de position passive libidinale. Moi fragile que la relation
risque de modifier ; rigidité des réponses peu nuancées ; nous sommes
bien devant un moi prégénital, fragile et dépendant de l'objet et par
là même opposé à toute souplesse. D'où les orages affectifs que sont les
« crises ». Dans tous les cas, il s'agit d'irruption. M. X... est surpris
par ses cauchemars, par son angoisse, par ses céphalées. A ce moment
il est agi, alors que dans l'état vigile il est sans cesse sur le pied de
guerre, sur la défense, méfiant et distantiel. C'est aussi ce qui fait
le vague de la description de ses rêves ou de ses craintes. Car toute
chose précise ramènerait le développement de l'affect, et voilà bien
là les tentatives de refoulement. Pendant la crise, il y a un envahis-
sement de la conscience claire par la conscience diffuse d'un pré-
conscient tout empli de fantasmes primaires non élaborés et devant
lesquels il faut essayer de faire un barrage absolu, le plus évident
étant son fantasme homosexuel. Un tel envahissement n'est pas une
prise de conscience et le barrage se refait entre le Conscient et le
Préconscient, deuxième censure. Il sera utile de discuter à ce sujet
le vécu : l'absence d'un père pendant la petite enfance et son rôle
rigide pendant la période de latence faisant basculer son adolescence
vers le conflit et l'échec.
Cette rupture totale entre un Cs rigide et un Pcs envahi d'Ics
formerait facilement le lit d'un délire qui risquerait de se rigidifier
si le pôle hystérique ne prédominait sur l'organisation anale. En fait,
l'équilibre énergétique du Moi est plus archaïque, plus oral ; et l'iden-
tification projective peut être soupçonnée, traduisant des moments
psychotiques. C'est ainsi que ces « formes vagues » masculines qui pour-
raient être rencontrées sont possiblement des réceptacles dans lesquels
il dépose à la fois sa haine et son homosexualité. Quand il s'agit d'un
de ses compagnons d'hôpital, il paraît alors plutôt s'agir d'une projection
simple.
De même, le soupçon de possession par un objet primaire plutôt
homme que femme, avec un risque d'action à distance, marque un
trouble net de la limite du Moi. Qui est le monstre ? Son désir haineux
ou l'objet combiné qui le supporte ?
Ce sont là des éléments limites mais je crois qu'ils se rencontrent
facilement dans l'hystérie grave prégénitale avec ce caractère de vague,
de transitoire, d'occasionnel. Il s'agit alors presque d'un trouble de
A propos d'un entretien clinique 1431

la perception qui est refusée. L'autre n'est pas reconnu ni connu à cause
de la modification interne de l'objet et du Moi, de l'Objet-Moi.
Ces considérations structurales faites, revenons aux détails de la
relation d'objet de M. X... Dès qu'il est inquiet, il est à la recherche
d'un « traumatisme » signifiant sa relation d'objet. Pour garder son
fantasme primaire, il évite la réalité, traverse la chaussée et ne va pas
vérifier l'intention prêtée à l'agresseur. Cet évitement de la réalité
est aussi important que la peur. M. X... est à ce momentà la recherche
de représentations vagues qui organiseraient une représentation, un
souvenir-écran qu'il pourrait considérer de l'extérieur, ce qui per-
mettrait de continuer à évacuer à l'extérieur tout ce qui est mauvais
et de garder un Moi plaisir.
Derrière la situation de poursuite, il est possible qu'existent des
souvenirs sous-jacents qui lui répugnent; mais l'essentiel est qu'il
suffit d'éviter l'ennemi intérieur placé dehors en restant dans la zone
protégée par le regard de la mère-hôpital.
Ces personnages vagues, supports de projection, sont presque des
symboles primaires, comme le monstre lui-même et ceci dans le moment
d'angoisse au cours de la nuit pendant laquelle il sort justement dans
les rues (drôle de façon de se rassurer !), à moins que ce soit lui qui ne
doive pas être vu.
Une fois la panique organisée, c'est la crise de mauvais objet, la
terreur phobique. Or, l'hôpital est là, immobile, silencieux, inactif
dans le drame, sans « rapproché », alors que l'homme pourrait se rap-
procher et traverser la rue. L'hôpital est rassurant, qui le nourrit,
l'entretient, lui permet de retourner au calme et aussi de satisfaire son
besoin d'agresser, de tout détruire, et l'accepte ainsi : c'est un malade,
un homme nourrisson. Si l'hôpital se multiplie, augmente le nombre
de ses « bras thérapeutes » et touche à son système de protection,
même en jouant..., il devient actif et mauvais et il doit être détruit.
La distance du jeu ne le protège pas. De même, il faut réparer dans
la situation à deux ; sinon on va repartir dans les souvenirs, le
vécu inconscient..., toutefois, on n'est pas seul à l'hôpital ; il y a
des frères.
En dehors, dans la vie, il y a bien un protecteur sérieux, et il va
le retrouver le soir : l'homme brutal qui le bat comme plâtre, comme
il bat sa femme — et le transforme en femme, ce qui évite un conflit
avec ce père. La raison est que ce père veut qu'on réussisse à l'école,
source de phobie. Or, réussir à l'école est vital pour un Kabyle mino-
ritaire parmi les Arabes et les Français. Réussir est le seul moyen
I432 Pierre Luquet

d'échapper à l'humiliation, à la dégradation... et de pouvoir battre


les autres un jour.
Il n'y a pas d'école et sans doute il l'a fuie, au lieu d'en prendre
le maximum comme ses frères. Il a rêvé jusqu'à II ans, jusqu'à Alger,
où il lui a fallu savoir qu'il ne savait pas, qu'il resterait soumis et
femme et que malgré cela il ne serait pas aimé de son père. Fini le
temps où il était nourri clandestinement contre la volonté du père
et en transgressant son interdit.
Evoquant son père, il retrouve des souvenirs d'activité de travail,
de venue en France, dans le pays des « soldats ». Alors, apparaît le
vrai persécuteur : la femme rejetante qui vous exclut au profit des
frères, du père peut-être. « Qu'est-ce que tu fous là, c'est la place
de l'autre... » Heureusement, il y a le patron, l'appui homosexuel
contre les femmes méchantes et le monstre : combinaison des deux
êtres haïs et aimés, parents combinés, femme imprévisible.
C'est alors qu'il a son premier orgasme, la première crise qui monte,
le sang à la tête, et les frissons dans les cheveux qui vont mettre la
tête en danger : des dizaines de petites bêtes qui vous envahissent...
(Comment fait-on les enfants ?), des insectes, la phobie des petits
animaux... On se cogne la tête contre les murs et après on se trouve
épuisé, faible, battu, sans force, avec un complexe d'infériorité... Une
femme ne vaut pas cela... !
A cela, le père est participant; lui-même l'a subi de la part des
soldats français, forts et sadiques comme... une mère, qui peut déso-
béir en le nourrissant contre la volonté paternelle.
Cette acceptation de la castration vécue ne supprime pas la crainte
ni la rage que provoque ce que serait, ce qui est, le grand traumatisme :
le droit de jouer, de dire ce qui vous passe par la tête, le droit d'enfin
parler. Il le vivrait comme la rupture du faible barrage surmoïque,
sans protection de l'idéal, puisqu'on est fou, malade... Et alors, c'est
le triomphe maniaque : on peut tout casser, même le cadre, même le
père sévère, mêmes les choses preuves de sa réussite ou de celle de
ses frères. C'est l'orage de décharge prégénital qui ne laisse rien et
ne s'intègre pas.
A partir de II ans, il lui faudra cacher qu'il n'est pas la femme
de son père (qui ne lui offre pas des beaux habits), qu'il est jaloux
de son frère rival et qu'il est condamné à chanter seul. Déçu par ce
père qui n'est pas tout-puissant et a été torturé, comme violé, par les
soldats français. Un seul de ses frères arrivera à « en être », à être un
soldat-mère. Cependant cette France le nourrira clandestinement à
A propos d'un entretien clinique 1433

l'hôpital, après qu'il ait été recueilli par ses soeurs, dont une veuve.
Quant aux ouvriers qui le rejettent vraiment... il risque d'en mourir
et il en perd conscience.
A partir de ces échecs et rejets il suggère son persécuteur : la mère
dans un père.
Il a failli quand même être pris dans une affaire de femme ; mais
protégé par les hommes protégeant les femmes dans sa belle-famille,
il a été rejeté, à son grand soulagement de ne pas avoir été livré à ce
sexe dégoûtant. Ainsi, il pourra souffrir de céphalées au lieu de fan-
tasmer son désir.
Ainsi, à cheval entre ces deux peurs : le rapprochement de la
femme et la possession par l'homme, il retourne à l'état entretenu et
pourchassé de son enfance. La seule façon de vraiment dire à sa
mère qu'il l'aime, c'est de ne vivre que pour elle, en elle, et d'envisager
de disparaître avec elle — à moins que s'il n'est pas retenu, il réalise
enfin toutes les vengeances compensatrices. Une fois de plus, sa pensée
ambiguë exprime plusieurs choses en même temps et échappe à l'orga-
nisation secondaire.
Les céphalées, douleurs du conflit, remplacées par ses autres crises
motrices, ou état second, semblent plus une conversion qu'un trouble
plus profond. Ce n'est plus lui qui parle : « Je devrais être jaloux. »
L'état second, ce n'est plus lui. Son « je » conscient revendique l'état
de conscience claire, caractérisé par ses échecs, son masochisme, ses
peurs et son absence d'intuition. La présence d'un objet réel, l'hôpital,
chargé de tout régler et de le satisfaire, et qui lui donne la force de
ne pas se laisser faire par les petits frères.
Avec l'observateur, il a eu un bon contact. Il a ressenti un père
bienveillant qui cède un peu à ses provocations, mais inquiétant puis-
qu'il lui demande de penser : vous ne voyez pas qu'on l'exclue de
l'hôpital ! Et puisque Michel Fain lui rappelle son père, il vaut mieux
tout oublier. Lorsque l'observateur dénie : « Votre père est toujours
là », il y a un début de crise. Aussi, prudemment, l'observateur le
ramène sur terre... l'hôpital, l'amitié... c'est la fin de l'état second, on
va s'occuper de lui.
A travers la lecture métapsychologique de Michel Fain, quelle
est la nôtre ? (elles ne sont pas bien différentes, nous avons des ori-
gines communes). Nous avons cherché la relation d'objet et dans une
grande attention au texte, nous avons relevé des indices, nous avons
essayé de hiérarchiser les formes de ses relations d'objet et seulement
à partir de là, de silhouetter une structure. Avant l'analyse du transfert,
1434 Pierre Luquet

on ne peut qu'émettre des hypothèses, permettant de mieux lire le


matériel.
Je le vois comme une névrose d'angoisse sur fond hystérique.
J'ai tendance à croire davantage à la conversion qu'à l'organisation
psychosomatique, bien que le blocage idéique et fantasmatique le
renvoie vers la somatisation. Les ruptures de sa pensée et de son
discours (orné de ses positions caractérielles), par invasion par le sys-
tème primaire, me semble se ramener à des crises hystériques d'état
second du type Anna O... et surtout Emmy. Les mécanismes pho-
biques ont été débordés et n'ont pu structurer sa personnalité. L'élé-
ment persécutant reste essentiel, comme dans toute hystérie prégénitale.
Il n'y a pas à l'extérieur des gens qui le surveillent ; il va les rencontrer
lorsque l'inquiétude le gagne, parce qu'il s'éloigne de son objet pri-
maire maternel. Ainsi, il peuple la terre de pères haïs et protecteurs,
espérant sans la vouloir la grande rencontre impossible. Il fuit, comme
il pense que fait une femme, traverse la rue et en même temps pro-
voque. Il certifie qu'il n'est pas un homme à condition qu'on ne lui
dise pas qu'il a peur, qu'il est en attente, ou qu'il est incapable de tout
casser, parce que si on le provoque...

L'observation est terminée, ces quelques notes montrent sans doute


les particularités de ma métapsychologie, malgré l'artificialité de la
situation.
J'ai essayé dans mon dernier article sur la tentative de description
du Moi suivant les niveaux de langage, de pensée et de conscience — de
la systématiser. J'ai fait l'hypothèse de trois systèmes fonctionnant
simultanément; le premier Ics régi par l'automatisme primaire de
répétition organise des fantasmes symboliques, selon le mode de men-
talisation oral qui préside aux débuts de la vie. L'autre le Pcs, développé
pendant le mouvement anal du Moi, organise les principales défenses
et transforme le fantasme primaire en fantasme secondaire, élabo-
rable et adaptable en tenant compte de la réalité objectale et surmoïque.
Enfin, le système de la conscience (Cs), secondarisé par le langage,
va peu à peu tenter de récupérer l'énergie pulsionnelle et tempérer
le clivage névrotique des fonctionnements.
Dans ce cas, on perçoit combien est faible la transformation du
matériel brut des pulsions rejetées dans l'Ics : appel au père, soumis-
A propos d'un entretien clinique 1435

sion révoltée par la déception, peur autant du fantasme homosexuel


que du contact avec la femme. Tout cela, inutilisable pour construire
un Moi viable. Les défenses, négation, phobie, rejet, projection...,
sont rigides. L'appui sur une imago ne fournit jamais la médiation
avec l'autre imago (sauf peut-être la satisfaction orale constituant
l'attente du père). Les systèmes ne sont pas cohérents entre eux.

Si on essaye de percevoir quels pourraient être les fantasmes pri-


maires sous-jacents, en l'absence d'évolution d'un transfert, nous ne
pouvons le faire qu'en lisant les rejetons tolérés par le Pcs. Si ceux-ci
étaient transformés et secondarisés, cela serait impossible. Ici ils ne
le sont pas, ce qui signe la pathologie. Les fantasmes faiblement éla-
borés, mal rejetés dans l'inconscient, traversent un préconscient
insuffisant.
On repérera avant tout un fantasme homosexuel inadmis et trou-
vant son expression dans des phénomènes de conversion parmi lesquels
nous classerons, avec intention, les cauchemars, les crises céphalal-
giques, les spasmes et contractures, les décharges élastiques.
Les cauchemars de M. X... répondent exactement à la description
de Jones « issus du refoulement de la composanteféminine et masochiste »,
ils constituent les éléments clés de cette névrose d'angoisse sur fond
hystérophobique mal structuré.
C'est un état masochiste exhibé, avec des exacerbations critiques ;
il démontre autant le corps souffrant que la possession introjective
par la force de l'imago paternelle engendrant l'état élastique déculpa-
bilisé par « la maladie ». Ces cauchemars présentent les caractéristiques
données par Jones : l'oppression respiratoire (la noyade dans la mer),
la paralysie (la montagne infranchissable), l'impuissance (les barrières).
Les crises sont orgastiques : ça monte, ça frissonne, ça atteint la
tête, ça laisse abattu après la décharge. Réalisées sous forme passive
masochiste, dans la « céphalée » (le fourmillement plutôt), elles
deviennent actives, destructrices, s'il a été possédé vraiment dans
son fantasme par l'objet recherché, trouvé dans ce cas, fui dans les
autres. Si la « persécution » est féminine, elle aboutit à « l'absence »,
à la perte de connaissance.
Le Pcs réagit par l'évitement, l'aboulie, la régression, le masochisme
1436 Pierre Luquet

moral, la féminisation du comportement masquée par une phallicité


agressive, les fantasmes de poursuite et de refuge.
Dans ce cas, comme dans la plupart, le prégénital donne la forme
à la relation, aux troubles et aux comportements, mais le point de
départ se fait au niveau oedipien, dans l'insupportable fantasme de
pénétration par le père, la jalousie et la transgression.
Le Cs idéalisant parachève le tableau en reprenant l'élément pré-
génital de la persécution, en rationalisant, en interprétant, en expli-
quant socialement, etc., ce qui l'empêche de reconnaître le Moi
fonctionnant.
Seuls l'évolution de la cure et le transfert montreraient la part
exacte des trois systèmes dans le fonctionnement de ce Moi et leurs
modes de mentalisation, encore que nous voyions déjà comment le
Pcs est envahi de représentations primaires agissant activement dans
les moments de rêve de cette névrose d'angoisse.

Dr Pierre LUQUET
263 rue Daubenton
75005 Paris
AUGUSTIN JEANNEAU

MÉTAPSYGHOLOGIE PSYCHANALYTIQUE
ET SÉMIOLOGIE PSYCHIATRIQUE

Un siècle après le séjour de Freud à la Salpêtrière, il faut se décider


à dire sans blasphème que la psychanalyse périrait à rompre ses attaches
avec la psychiatrie dont elle est née, et qui continue à la nourrir des
seules questions qui l'animent concernant l'angoisse, la dépression, la
persécution, l'obsession ; et parce que ces peurs nous parlent mieux
que tout de l'amour et de la haine, de la vie et de la mort. La psy-
chiatrie, en retour, a puisé dans cette filiation un renouveau nécessaire
à une explication profonde des données brutes de la réalité clinique,
que la compréhension de l'inconscient et de l'organisation du Moi
éclairent, en effet, d'un sens plus dynamique dans une distribution
nouvelle.
L'erreur serait que ces échanges naturels tournent à la confusion
des identités respectives. On ne dira donc jamais assez que les liens qui
unissent psychanalyse et psychiatrie permettront d'espérer des relations
d'autant plus fécondes entre les deux que les différences de l'une et
l'autre se verront clairement définies.
Cela vaut d'abord au plan pratique, où la rigueur de la cure type
peut seule inspirer sans s'y perdre ce qui relève d'autres exigences
dans une autre situation. Et parce que la rencontre psychanalytique a
convenu de ses limites, fussent-elles sans cesse remises en cause,
quand la psychiatrie au contraire s'inscrit dans une conjoncture, dont
il faut être indépendant, mais qu'on ne saurait choisir. Parce qu'en
conséquence les réalités extérieures, pour importantes qu'elles soient
parfois, ne concernent l'analyse que pour ce qu'il en est dit ce jour-là
et dans cette réalité-là qu'est la relation transférentielle, alors que le
psychiatre se doit de considérer, fût-ce pour n'en rien faire ou dire,
la pesée des concrétudes. Aussi bien la démarche analytique se veut-
elle non thérapeutique, sans contradiction néanmoins avec une telle
visée; l'action psychiatrique, au contraire, se faisant obligation de
Rev. franc. PsychanaL, 6/1985
1438 Augustin Jeanneau

prendre en compte ce qui va mal. Aussi bien la réalité intérieure se


donne-t-elle en analyse dans le plus court instant vécu, et l'interpré-
tation utile à partir d'une décomposition du spectre pulsionnel par le
prisme du transfert. C'est par contre à une vie pulsionnelle plus syn-
thétique — dont l'analyse fait l'analyse — que le psychiatre a affaire,
plus massivement portée par un complexe psychique composé de la
superposition des pulsions et des défenses qui fait le relief existentiel
et en indique le sens, venu résumer tous les autres.
On comprend mieux, désormais, que l'exercice de la psychanalyse
ne gardera sa spécificité qu'à se tenir éloigné du champ psychiatrique,
et ne serait-ce que pour en indiquer plus sûrement d'autres formules
que le sien et de nouvelles manières d'agir. Et l'on saura en conséquence
que l'organisation de la psychiatrie ne gagnera rien, à son tour, à se
vouloir une entreprise psychanalytique à plus vaste dimension.
Il fallait préciser tout cela pour poser notre question : Que si les
pratiques respectives doivent bien marquer leurs repères, n'est-on
pas en droit de penser que la psychanalyse, qui apporte sa lumière à
tant de sciences sans s'y confondre ni les réduire, pourrait mieux
qu'ailleurs constituer pour la psychiatrie la référence scientifique, un
appui que la recherche en ce domaine n'a jamais obtenu des multiples
disciplines qu'elle côtoie et dont la science de l'inconscient proposerait
l'ordonnancement ? Et plus précisément encore : l'appareil psychique
— conçu d'ailleurs par Freud, dans les premiers temps, comme un
appareil d'optique fait pour voir plutôt que visible —, ce foyer virtuel
où se réfléchirait pour une plus vaste perspective la dynamique des
phénomènes, quel usage partiel ou systématique pourrait en faire le
psychiatre pour mieux se reconnaître dans une hésitation due à la
confusion des plans ? Nous y voilà en un mot, et laissant résolument
de côté celui de « nosographie » qui nous mènerait à l'aventure : La
métapsychologie freudienne peut-elle prendre la place de la sémiologie
psychiatrique ?
C'est que dans la psychiatrie quotidienne, on a tôt fait d'abandonner
l'observation clinique pour se suffire d'une explication dynamique.
Mais celle-ci sans la première cache la vérité des choses, voulant com-
prendre sans avoir vu, l'abstraction perdant son sens à trop s'éloigner
des faits. On dira que ce patient qui s'accuse de mille fautes retourne
contre lui l'agressivité inconsciente dont il a donné toutes les preuves,
mais on n'aura ainsi rien dit des raisons qui entretiennent en même
temps une insomnie totale et l'ont poussé ce jour-là au suicide. Non
seulement cela ne nous explique pas pourquoi il ne s'est pas organisé
Métapsychologie psychanalytique 1439

dans la névrose obsessionnelle ou contenté des échecs qui avaient


jalonné sa vie, mais le mouvement dépressif aurait-il révélé les motifs
de la rupture relationnelle et de la perte objectale, qu'il resterait à
mesurer, au travers d'une clinique dépassant son étymologie, l'étendue
du phénomène et, plus encore, son installation dans la durée.
Parce que ce n'est pas la même chose de noter comment l'analysant
sur le divan, qui allait exprimer sa colère, se trouve, avant d'avoir rien
dit, tout bête et fort ennuyeux, à son avis, pour celui qui l'écoute;
cela n'a pas la même portée non plus d'en relever dans un cas le carac-
tère de décompensation, ou dans un autre la vertu protectrice, d'en
comprendre la survenue dans le déroulement associatif qui continue
son chemin; tout cela est sans commune mesure avec la dépression
qui s'arrête où elle en est, s'obstine et prend son départ pour un mou-
vement autonome. On ose penser que le patient ne dira, dès lors, plus
rien qui soit très différent de ce dont se plaindra un autre qui souffre
de même façon, et bien qu'il nous en démontre les causes comme il ne
l'a jamais fait. La culpabilité n'est plus cette fois la même que celle
qui se manifestait auparavant sourdement, devenue plus systématique,
collant à l'être et faisant feu de tout bois, expliquant tout sans vouloir
plus rien entendre de ce qui l'avait déclenchée, insensible à toute autre
voix que cette accusation de tout soi-même pour rien que soi.
Qu'est-ce à dire sinon que les plus sûres des causes se déroutent,
sans dire pourquoi, pour un tout autre destin, qu'il y a les raisons
profondes et qu'il y a le poids des choses, l'ordre du sens et l'ordre de la
quantité ? Et c'est à la sémiologie psychiatrique qu'il appartiendra de
prendre acte de la mutation, d'en apprécier la gravité, la marche et,
bien entendu, les risques. Car tout cela tient aux plus concrètes des
constatations, aux observations quotidiennes dont ne suffira à rendre
compte aucune réflexion métapsychologique. Laquelle pourtant ne
nous a pas encore tout dit, et relance ici même nos questions.
Car peut-on séparer vraiment deux séries, qui laisseraient entre la
psychanalyse et la psychiatrie la distance qui sépare le mécanisme d'un
mouvement et les forces qui l'animent, pour ce que celles-ci représentent
de pouvoir d'extension et de risque de rupture ? Pour être simple et
résolument caricatural, devant un acte médico-légal, le psychanalyste
s'en tiendrait-il à découvrir sa signification, alors que seule l'expérience
du psychiatre pourrait en mesurer les dangers de récidive ?
Ce serait faire de la psychiatrie la science de ce qui constitue la
première brèche, à l'intérieur de quoi s'installeront les défenses et
réorganisations névrotiques ou psychotiques, qui seraient le seul objet
1440 Augustin Jeanneau

de la compréhension psychanalytique. Une telle perspective de niveaux


hiérarchiques — elle eut son heure et ses chantres — propose un arrêt
précoce aux recherches psychodynamiques, qui doivent s'en remettre
alors à des explications extrinsèques. Dans cette conception trop courte,
l'histoire serait-elle alors dépendante de la structure ? L'exogène et
l'endogène se partageraient-ils les raisons de la dépression, parce qu'on
aurait assigné ce dernier à l'inconnaissable des opacités organiques ?
Le rien devant quoi s'écroule le mélancolique, sans autre recours que le
renversement maniaque, ne peut-il trouver dans la métapsychologie
l'explication de ce qu'il n'est pas ? Que trop de dépendance à l'objet ait
placé dangereusement le narcissisme au plus près de celui-ci, sans
écart permettant à l'idéal du Moi d'établir un jeu significatif de la
déception dépressive, que le Surmoi se confonde aussi bien avec la
seule représentation de soi-même dans une identification narcissique
à l'objet envié, le sentiment d'incapacité dans un cas, l'auto-accusatiori
dans l'autre, se fermeraient à toute compréhension sans le recours à la
métapsychologie.
Cette fois, c'est la sémiologie psychiatrique qui va se montrer
démunie. Et voyez comme elle peine, en effet, à établir ses repères
dans cette observation clinique dont nous disions qu'elle lui revenait
de droit. Ou bien elle déclare forfait et, s'employant à décrire les hallu-
cinations auditives en fonction de leur localisation dans l'espace, on
s'étonnera de celles montant du fond des entrailles, ignorant ce que la
psychanalyse évoquerait à cet endroit de l'intrusion des paroles insuf-
fisamment maternantes, étrangères comme le mauvais lait qui envahit
le ventre en violant l'être. Ou bien l'automatisme mental, excellem-
ment décrit comme l'insensé athématique de ce qui fonctionne en soi
sans lui appartenir et sans raison, conduira les auteurs d'une époque
scientiste à éviter d'envisager la dépersonnalisation, en imaginant un
savant mécanisme d'excitation corticale qui s'étendrait de proche en
proche en constituant le délire. Et l'on discutera sans fin sur le diagnostic
exact qui eût convenu au cas Schreber, sans comprendre quelles signi-
fications courent tout au long de cette dramatique histoire, expliquant
les catastrophes et les reconstructions, quand l'homosexualité apparaît
comme bien autre chose que le complexe qui s'insinue dans la défail-
lance initiale, mais se découvre comme tout à la fois la cause et la
ressaisie de l'effondrement du monde et de l'identité. Alors la métapsy-
chologie prend sa véritable place au fond des choses et vient au secours
d'une sémiologie psychiatrique qu'elle ne remplace pas cependant.
Car l'une et l'autre sont de nature différente, mais s'intriquent dans
Mêtapsychologie psychanalytique 1441

une dépendance mutuelle et un renvoi réciproque. Si la sémiologie cons-


titue la science des signes, il n'y a de signe que d'autre chose. Et d'autant
plus que la symptomatologie psychiatrique est tissée dans les mailles
de la banalité concrète et de la vie quotidienne, que ce patient com-
mence répétitivement son accès maniaque par le projet de faire ravaler
la façade de son immeuble ; ce qui paraît aussi prosaïque que haute-
ment significatif; mais il y a cette distance entre le fait et ce qu'il
signifie, un écart où s'écroule ce que Michel Foucault nommait, dans
Naissance de la clinique, « l'isomorphisme fondamental de la structure
de la maladie et de la forme verbale qui la cerne "1. Une sémiologie
qui ne s'enfonce, en conséquence, dans le monde du détail particulier
que pour mieux l'interroger. Que le DSM3 américain veuille s'en tenir à
l'exclusivité de ce qui se voit peut fournir la recherche d'un certain
instrument de travail pour une certaine manière de voir, mais on a
raison de dire qu'on perdrait tout à vouloir en faire la table des matières
d'un enseignement de la psychiatrie. L'hystérie ainsi supprimée d'une
nomenclature qui ne savait pas où la placer n'en continuera pas moins
son existence intrigante, et l'on n'aura guère avancé.
La métapsychologie nous conduit à l'excès inverse. Freud y voyait
la réplique interne d'une métaphysique ainsi renvoyée à ses sources.
Mais elle en gardait sa façon de se dérober à la saisie et d'être la manière
des choses sans définir leur substance. En cela aussi, elle a quelque chose
d'une sorcière. C'est qu'elle est comme une structure dont aucun
élément, aucune instance n'a d'existence sans relation avec les autres.
La métapsychologie ne saurait, en conséquence, se passer de la
matière d'une sémiologie psychiatrique qui, à son tour, ne saurait faire
l'économie d'un système de référence. Et ces deux notions s'emboîtent
si intimement dans leurs différences que la métapsychologie peut avoir
sa propre sémiologie, réduite à ce qu'il en est des limites d'un entretien,
dans la façon de dire ou de ne pas dire, d'éviter et de contre-investir
ou de désorganiser la pensée, selon ce qui affleure à la conscience.
Mais cette sémiologie de la mêtapsychologie n'est pas celle de la psychiatrie.
Elle demeure l'instrument qui affine les métapsychologies particulières.
D'une sémiologie à l'autre se tient la métapsychologie, dans l'entre-
croisement du symptôme et du sens.

Dr Augustin JEANNEAU
19, La Roseraie
108, avenue de Paris
78000 Versailles

1. Michel Foucault, Des signes et des cas, in Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1975.
CLAUDE GIRARD

L'INSTRUMENT MÉTAPSYCHOLOGIQUE

« Toute société, comme tout paysage,


ne prend vie et animation qu'à partir d'un
point de vue. »
(Julien Gracq,
La forme d'une ville.)

Feuilletant la Freud Concordance, premier étonnement : le terme


métapsychologie n'est employé dans l'oeuvre de Freud que sept fois,
et l'adjectif métapsychologique vingt-quatre fois. Parmi ses usages,
ce terme désigne un projet non réalisé : les « Eléments pour une Méta-
psychologie » en vue « d'éclaircir et d'approfondir les hypothèses
théoriques qu'on peut mettre au fondement d'un système psychana-
lytique ». Ces « Préliminaires à une Métapsychologie », autre traduction
du titre de ce volume, disent bien l'incertitude du projet qui se réduisit
à cinq articles connus et sept autres détruits probablement. Le seul
qui mérita de porter la marque même de la métapsychologie fut le
« Complément métapsychologique à la théorie du rêve ». Car Freud ne
donna le nom de Métapsychologieau rassemblement des essais de 1915,
que nous connaissons sous ce nom, que lors de la composition de ses
Gesammelte Schriften en 1928.
Projeté comme une somme des fondements théoriques de la psycha-
nalyse, en un temps de crise et de rupture, on sait que cet abandon
fut directement lié aux remaniements théoriques que cette crise condui-
sit à mener. Le système psychanalytique, plutôt que de se clore, devait
pour subsister se renouveler tout en préservant l'originalité de sa
méthode ; il lui fallait donc un cadre garantissant une constance concep-
tuelle, une cohérence interne de la théorie et permettant une commu-
nication. Face aux résistances qui menaçaient la psychanalyse, devait
se dresser un ensemble théorique auquel se référer pour la pratique ;
Rev. franc. Psychanal., 6/1985
1444 Claude Girard

mais il ne devait pas se transformer en dogme empêchant toute évo-


lution. La dynamique conflictuelle de l'appareil psychique et la visée
de changements thérapeutiques dans la cure, porteurs d'inconnues
dans la pratique, nécessitent de prévoir dans la théorie cet espace
d'évolution, champ de l'innovation technique, du déploiement inter-
prétatif et de l'élargissement théorique.
Les Leçons qui de 1915 à 1917 constituèrent l'Introduction à la
psychanalyse proposent une autre forme de bilan dans un dialogue
animé avec un public sensible à l'expérience clinique et personnelle,
tout autant qu'aux aperçus théoriques qui la sous-tendent. La psychana-
lyse dont Freud fait la présentation n'est plus cette synthèse trop
parfaite qu'il projetait, mais une méthode applicable à des champs divers.
Si la métapsychologie n'était dans l'oeuvre de Freud que là où
ce terme officiellement la désigne tardivement, elle y serait relativement
rare, alors que paradoxalement ce terme est d'apparition précoce, dès
les lettres à Fliess ; la métapsychologie y est présentée comme théorie
en construction. La réticence de Freud à désigner ainsi, plus tard, un
système que ce nom clôturerait en retarde l'emploi officiel. Cet écart,
symptomatique de l'usage de la théorie dans la pratique et du dévelop-
pement par Freud de la théorie qui l'accompagne, mérite réflexion.
Car une démarche précoce et essentielle est en oeuvre, la recherche des
formulations théoriques d'une organisation complexe systématique de
l'appareil psychique qui rende compte des effets de l'inconscient, du
développement infantile de la sexualité, et des processus de la cure
psychanalytique. Toutefois, lorsqu'elle apparaît, la métapsychologie
n'est pas encore la théorie psychanalytique, mais simplement le nom
donné par Freud à « sa psychologie » : « Puis-je utiliser le terme de
métapsychologie pour ma psychologie ? » demande-t-il à Fliess en 1902.
Cette possession privilégiée dit l'ambiguïté qui la marque aux origines :
issue de l'expérience personnelle de Freud, sa pratique passée au crible
de son auto-analyse, elle procède de la traduction de son expérience,
des interprétations qui opèrent dans son analyse, et du travail d'objec-
tivation pour en déduire une connaissance généralisable et communi-
cable. La métapsychologie est, par la conceptualisation, l'au-delà de
l'expérience psychologique de Freud qui pose l'inconscient comme
objet de connaissance dans son analyse et dans sa pratique. Mais un
inconscient indirectement accessible car forme de l'inconnu psychique,
qui ne peut être que méta-psychologique par rapport à la psychologie
du conscient, qui ne peut être que reconstruit dans une pratique sur la
base des interprétations.
L'instrument métapsychologique 1445

Suivons de plus près cette naissance : celle d'un objet scientifique


à transformation, un livre inachevé, mais aussi une possession person-
nelle, une production théorique à usage intime, un code avec Fliess, qui
répond à un idéal de jeunesse dont Freud se méfiait, l'accès à la méta-
physique. La métapsychologie, système d'organisation des concepts
en vue d'une présentation de la psychologie, selon des processus spéci-
fiques de raisonnement, de compréhension, de discussion, appropriés
à une formulation de l'inconscient, est surtout un instrument du
psychanalyste nécessaire dans sa pratique de l'inconscient. Ce système
théorique est en lui-même générateur de renouvellement de sens,
porteur de fiction, et ouvert à la création imaginaire.
De l'objet idéal au système inachevé mais ouvert, de la croyance
à la psychanalyse à sa pratique, l'apprentissage de la métapsychologie
est un parcours au cours duquel chaque psychanalyste relie son expé-
rience, son héritage, et sa conception toujours en mouvement de la
psychanalyse. Il est confronté, en s'appropriant l'oeuvre de Freud et des
autres psychanalystes, aux aspects intimes et personnels de leurs éla-
borations théoriques ; il se doit aussi de trouver ses formulations per-
sonnelles et de les inscrire dans les contraintes d'un cadre propre à les
recevoir. La métapsychologie, point extrême du cheminement théo-
rique dans l'objectivation scientifique des processus psychiques incons-
cients, est aussi marquée par la visée idéale de ses origines sensible
dans le néologisme qui la désigne et qui témoignait chez Freud des
sources personnelles de l'investissement de son fonctionnement théo-
rique. Chez tout analyste elle continue de désigner cet aspect possessif
de sa relation à la théorie, tant son appropriation de la théorie que sa
possession par la théorie, qui permet à l'instrument théorique de l'ana-
lyste de fonctionner comme théorie implicite dans sa pratique. Face
aux incertitudes et aux difficultés de la pratique, la métapsychologie
offre l'unité et la cohérence d'un objet théorique que le narcissisme
menacé de l'analyste pourra investir comme source de nouvelles liaisons
et de restauration des processus menacés. Les métaphores de Freud
liées aux étapes de la construction de la métapsychologie peuvent aider
à situer ce registre qui double le travail théorique ; elles traduisent
symptomatiquement cet écart entre l'investissement théorique et le
travail d'objectivation qui s'opère.
Le « Complément métapsychologique à la théorie du rêve » nous
montre en quoi ce complément, au chapitre VII de la Science des rêves,
est métapsychologique. A la suite de l'introduction du narcissisme
dans la théorie, les rapports entre les investissements narcissiques et
1446 Claude Girard

objectaux obligent à prendre en compte cette donnée économique tant


dans les visées de l'interprétation que dans les constructions de modèles.
L'introduction du point de vue économique déplace l'accent vers le
sommeil où le rêve prend place, vers le dormeur qui est rêveur. L'utili-
sation technique du rêve s'en trouvera modifiée. Le deuil, l'état amou-
reux, le sommeil et le rêve, proposés comme « prototypes normaux
d'affections pathologiques » seront distingués par cet abord méta-
psychologique, en mettant l'accent sur les différences économiques.
La métapsychologie qui permet ces rapprochements, sources de nou-
velles liaisons, désigne alors cette introduction du point de vue écono-
mique qui modifie les rapports d'ensemble des différents points de vue.
Elle offre ainsi un cadre au mouvement d'appropriation théorique de la
vie psychique qui la saisit non plus seulement comme chargée de sens
ou de qualités, mais comme processus en oeuvre selon des structures
qui en gèrent les forces.
La métapsychologie a donc son histoire qui la constitue par rap-
port à l'ensemble du développement théorique, dont elle désigne à la
fois le mode d'organisation et un certain aboutissement. Les textes
théoriques qui portent la marque de cette orientation métapsycho-
logique jalonnent l'oeuvre de Freud : ceux qui y conduisent, « Projet
de psychologie scientifique », chapitre VII de l'Interprétation des rêves,
« Formulation sur les deux principes de fonctionnement psychique » ;
ceux où s'élabore la notion et qui sont rassemblés sous ce nom ; ceux
qui ensuite la développent. « Au-delà du principe de plaisir », « Le
Moi et le Ça », l'Abrégé de psychanalyse.
Revenons sur ces étapes dans la construction de la métapsychologie
qui sont marquées par l'usage même de ce terme par Freud. En 1896,
Freud sollicite Fliess à « prêter aussi l'oreille à quelques questions
métapsychologiques ». Ce terme existe donc déjà entre eux, pour
désigner quelque chose d'autre que la psychopathologie des névroses
dont il vient de l'entretenir. Serait-ce pour solliciter l'intérêt d'un
Fliess plus porté vers ses spéculations personnelles ? Freud, quant à
lui, a des projets grandioses, celui d'une Psychologie et d'une Psycho-
thérapie des névroses de défense ; dans sa compulsion, à revenir à la
psychologie, il pressent le « métal précieux que recèle le minerai encore
informe de ses premières études ». Son idéal de jeunesse, la connais-
sance philosophique, lui paraît proche de sa réalisation par l'évolution
qu'il fait de la médecine vers la psychologie. Les questions méta-
psychologiques en attente s'offrent là, sur la voie de son idéal, comme ce
métal précieux que le travail de recherchecontribueraità faire apparaître.
L'instrument métapsychologique 1447

Lorsqu'en 1897 l'édifice théorique s'écroule avec l'abandon de la


théorie de la séduction, seule la psychologie reste intacte, c'est-à-dire
l'importance qu'il accorde au rêve et à ses travaux sur le rêve, liés
d'ailleurs à ses débuts dans la métapsychologie. Théorie du rêve et
métapsychologie sont ainsi unies dans un pressentiment qu'il va appro-
fondir : « Le rêve conserve certainement sa valeur et j'attache toujours
plus de prix à mes débuts dans la métapsychologie. » Dans l'effon-
drement des valeurs théoriques, le métal précieux reste donc la méta-
psychologie en tant que psychologie du rêve liée à une méthode d'inter-
prétation que développera son auto-analyse : une connaissance de
l'inconscient oedipien infantile.
Cette métapsychologie se précise en 1898. Il constate que l'expli-
cation par la réalisation d'un désir donne au rêve une explication
psychologique, « mais aucune solution biologique ou plutôt méta-
psychologique ». Donc la solution métapsychologique se situerait
comme un double au-delà, par rapport à la psychologie, et par rapport
à la biologie comme leur possibilité d'intégration. Dans ce texte précoce,
la solution par la réalisation de désir est probablement de l'ordre du
conscient selon le schéma simple et direct de certains rêves d'enfants
comme celui de la confiture d'Anna. Alors que la solution métapsycho-
logique concernerait « ce qui se passe de un à trois ans dans la pré-
histoire de l'homme marquée d'amnésie ». Le vu et l'entendu, le vécu
des scènes sexuelles de cette époque marquent du « sceau biologique »
l'idée de l'inconscient qui se cherche chez Freud. La vie onirique pro-
céderait des résidus de cette préhistoire, inscrite dans la biologie et non
dans la psychologie. Ainsi Freud s'interroge-t-il : « Il faut que tu me
dises sérieusement si je puis donner à ma psychologie, qui aboutit à
l'arrière-plan du conscient, le nom de métapsychologie. » Cette oeuvre
personnelle qu'est cette psychologie de l'inconscient devrait être le
troisième chapitre prévu dans ce travail sur les rêves et cela devrait
conduire à une explication scientifique des névroses et des psychoses
fondée sur sa théorie du refoulement de la réalisation du désir, de la
dynamique inconsciente des conflits psychiques.
En fait, la métapsychologie n'apparaîtra pas nommément dans la
rédaction définitive du chapitre VII Serait-ce, au souvenir de l'échec
de sa première systématisation théorique, une réticence à une trop
précoce généralisation, une pudeur à dévoiler l'idéal désigné par ce
néologisme lié à des ambitions ressenties démesurées ? Si la Science
des rêves fonde la psychanalyse, peut-elle prétendre aussi fonder une
autre psychologie qui donnerait la clef de toute la psychopathologie ?
1448 Claude Girard

Elle apparaîtra par contre l'année suivante, dans Psychopathologie de la


vie quotidienne (1901), en une confrontation avec la métaphysique,
comme pour compléter la perspective de dépassement qu'il lui avait
tracée. En concevant mythologies et religions comme des projections
du champ psychologique dans le monde extérieur, voie « d'une obscure
connaissance des faits psychiques de l'inconscient » qui se refléterait
« dans la construction d'une réalité supra-sensible que la science trans-
forme en une psychologie de l'inconscient », il propose de décomposer
les mythes religieux et de « traduire la métaphysique en métapsycho-
logie ». Il poursuivra cette traduction dans - Totem et tabou et l'Avenir
d'une illusion. La voie ouverte, toute production théorique pourrait
être soumise à l'interprétation dans la perspective de la métapsycho-
logie, et la métapsychologie de Freud n'y échappera pas ; l'interpré-
tation psychobiographique en relèvera les aspects de résistance ou
d'expression contre-transférentielle, sans toutefois méconnaître le
patient et permanent travail de Freud qui lui permit de remanier sa
théorie tout au long de son oeuvre, ce qui le retint de dévoiler trop
précocement le nom intime qu'elle avait pour lui, le nom propre qui
trahirait aussi, en la figeant comme un tout, sa fonction même.
Il n'y aura donc jamais de traité théorique ni de somme de la tech-
nique psychanalytique, seulement un abrégé qui pose les ancrages
essentiels. Bien au contraire, Freud ne cessera de mettre en garde
contre toute tentative réductrice de la théorie quelle qu'en soit la
justification, de technique, de thérapeutique, ou d'opportunité poli-
tique ou idéologique. Les lois de sa cohérence interne ne doivent pas
conduire à la constitution d'un objet global, d'une théorie fermée,
mais organiser son mouvement évolutif, maintenir les tensions, repérer
les contradictions, donner place aux inconnues. Lorsque dans le livre
inachevé, au chapitre sur l'inconscient (1915), Freud donnera sa pre-
mière définition officielle de la métapsychologie, il la désignera comme
achèvement d'un travail de l'analyste en un singulier contraste avec
l'inachèvement de la théorie en un volume. Ainsi : « Il n'est pas sans
importance pour nous de qualifier d'un nom particulier le mode d'ap-
préhension qui constitue l'achèvement de la recherche psychanaly-
tique. Je propose de parler de présentation métapsychologique lorsque
nous réussissons à décrire un processus psychique sous les rapports
dynamique, topique et économique. » La différence est ainsi posée
entre la visée propre de la métapsychologieet la théorie psychanalytique,
entre la méthode et l'instrument d'une unité de la théorie et différents
champs de cette théorisation qu'elle a fonction de réunir. Cette pers-
L'instrument métapsychologique 1449

pective métapsychologique se pose comme système de liaison entre


des points de vue permettant de décrire un processus vivant; elle
pose les repères temporaux et spatiaux propres à l'approche dans
les termes d'une théorie particulière, des processus psychiques, de leurs
mouvements significatifs, des forces qui les animent, des structures
qui les régissent. La métapsychologie structure ainsi la description
d'un processus biologique, et pour la théorie psychanalytique elle
apparaît comme le cadre, gardien de la vie, dans une description théo-
rique complexe de l'appareil psychique.
En livrant au public son instrument de travail privé, Freud met
l'accent sur la cohérence interne de la métapsychologie comme théorie
du psychanalyste au travail. Lorsqu'il peut présenter par ce moyen
un processus psychique dans ses différents rapports, le psychanalyste
peut se dire qu'il a achevé sa recherche, tant sur un patient que du
point de vue plus général du phénomène qu'il étudie. Le travail méta-
psychologique n'est pas un jeu de juxtapositions formelles, une tra-
duction en termes abstraits, mais un travail d'intégration permettant
une construction dont les rapports multiples sont mis à l'épreuve
dans un mouvement constant du modèle à l'expérience, sa cohérence
se vérifiant dans la pratique. La métapsychologie n'est donc pas une
métaphysique visant une ontologie et avec l'essence d'un objet une
vérité; elle n'est pas une description phénoménologique extérieure
à l'objet ; elle est un mouvement d'appréhension de l'objet d'étude
par les rapports qu'il entretient comme processus à plusieurs dimensions,
comprenant entre autres la dimension génétique. Ce travail méta-
psychologique qui repère l'achèvement du travail descriptif de l'ana-
lyste est un travail d'objectivation, qui s'inscrit dans la pratique à tous
les niveaux divers de l'approche théorique : clinique, technique ou
processuelle ; sa visée d'achèvement le situe en position d'idéal : le
plus haut degré de généralisation dans la description de l'appareil
psychique; et sa fonction de coordination unificatrice du processus
le désigne comme pôle particulier des investissements, et support des
projections ou des expressions conflictuelles de la sexualisation des
processus de pensée de l'analyste. Pôle privilégié de la théorisation, il
est de ce fait plus sensible aux aléas conflictuels qui marquent chez tout
analyste ses rapports à la théorie, mais cadre de la théorie dans ce
qu'elle a de vivant, n'est-il pas nécessaire qu'il fonctionne comme
part intériorisée de la théorie, régissant au mieux l'organisation des
interventions de l'analyste, ses constructions ou ses interprétations
dans ce qu'elles doivent transmettre de dynamique pour que vive le
RFP 47
1450 Claude Girard

processus analytique. Cet idéal d'achèvement du travail théorique,


de la construction objectivante d'un processus psychique, ne conserve
sa valeur métapsychologique, c'est-à-dire avant tout psychanalytique,
que d'être un travail de psychanalyste, en relation avec une pratique,
dans un cadre, au cours d'un processus où opère la théorie comme
organisateur implicite de la place du psychanalyste dans ce processus.
Entre la théorie implicitement à l'oeuvre chez l'analyste, et l'objecti-
vation métapsychologique généralisante se situent les différents niveaux
de théorisation qui peuvent gérer les aménagementstechniques, orienter
les interventions, organiser le souvenir du processus, animer la présen-
tation que l'on peut en faire à un tiers. La référence métapsychologique
détient l'unité de leurs relations. Cette fonction implicite de la théorie
chez l'analyste au travail marquée par ses héritages, ses conflits est
avant tout acquise par sa formation ; elle organise l'écoute de l'analyste
comme résidu actif. Le travail métapsychologique secondaire ne sera-
t-il pas alors, à partir du contenu manifeste de l'écoute, de retrouver
entre autres le contenu latent, la métapsychologie personnelle de l'ana-
lyste à l'oeuvre et d'en estimer les écarts théorico-pratiques aux diffé-
rents niveaux ; c'est-à-dire les effets de son contre-transfert, mais aussi
les lacunes de ses connaissances ou les particularités originales du
patient qui font question ?
Dans les Minutes, les conditions mais aussi les limites de ce travail
d'objectivation de la métapsychologie sont précisées : « La méta-
psychologie est la considération du psychique comme de quelque chose
d'objectif après qu'on s'est libéré des restrictons imposées par les
formes de la perception consciente. » La méthode psychanalytique
par l'association libre et l'interprétation offre cette voie possible de
libération du conscient manifeste pour construire la dimension incons-
ciente des processus psychiques, l'objectivation d'un appareil psychique.
Mais dans un processus psychique vivant, la relation est constante
entre le Moi et le Je, l'expression subjective et la réflexion objectivante.
Pour que cette objectivation de l'appareil psychique ne le transforme
pas en chose inerte, Freud précise qu'il est nécessaire de considérer
que « ce que nous étudions, ce sont des processus qui ne se produisent
pas à l'intérieur des systèmes, mais entre eux ». La métapsychologie
définit ses objets d'étude par des rapports, des liens, des processus en
évolutions réciproques. Elle est associative à l'image du processus
analytique dont elle émane. De même que l'analyse accroît la mobilité
des investissements et facilite les liaisons aux différents niveaux du
fonctionnement psychique, de même la métapsychologie, qui rend
L'instrument métapsychologique 1451

compte en premier de cette pratique, développe secondairement dans


la généralisation théorique des modèles de plus en plus affinés et
complexes.
La métapsychologie peut être jugée de l'extérieur comme le système
global de la théorie psychanalytique ; par ses trois points de vue elle
s'ancre dans les présupposés épistémologiques de son époque, et le
statut scientifique de la théorie psychanalytique fut longuement débattu
tant à partir des critères propres aux sciences biologiques qu'à partir
de ceux plus spécifiques des sciences humaines. Sa cohérence interne
peut être critiquée, ainsi que ses possibilités de liaisons avec d'autres
systèmes théoriques, mais son développement n'a de sens que d'être
le produit d'une expérience psychanalytique à laquelle elle renvoie.
Outil de l'analyste avant tout, elle est en premier un outil personnel ;
elle en a les imperfections ou elle porte les marques de son usage.
Devant concilier ce qui la désigne comme travail achevé, mais aussi
comme instrument en évolution, un instrument d'observation, mar-
qué par les apports personnels des analystes autant que par les influences
extérieures, on a pu s'interroger sur sa validité, sur sa nécessité par
rapport à l'ensemble de la théorie psychanalytique, sur son ana-
chronisme. A la limite, pourrait-on s'approprier cette productionintime
de Freud ? N'est-elle pas à reconstruire par chaque analyste ? Le
dévoiement majeur que Freud nous a signalé réside dans la suppression
de toute possibilité évolutive, dans le danger de réification des cons-
tituants de l'appareil psychique. Le cadre métapsychologique doit
parer à ces dangers d'une théorisation qui en méconnaîtrait les prin-
cipes. Or le cadre métapsychologique, comme le contenu des divers
points de vue ont été remaniés par Freud. Dans quelles limites les
évolutions ultérieures de la théorie lui conserveront-elles la spécificité
métapsychologique, et celle-ci est-elle la seule garantie de l'identité
psychanalytique ?
Les nuances perceptibles dans les autres définitions proposées par
Freud ne modifient pas le fond de la définition, mais ont autorisé des
interprétations pouvant remettre en cause l'ensemble de la méta-
psychologie. Ainsi, dans « Au-delà du principe de plaisir » en 1920,
il signale comment la prise en compte du principe de plaisir-déplaisir
dans l'étude des processus psychiques « introduit le point de vue éco-
nomique dans ce travail ». Et il précise : « Nous pensons qu'un mode
d'exposition où l'on tente d'apprécier le facteur économique en plus
des facteurs topique et dynamique est le plus complet que nous puis-
sions nous représenter actuellement, et qu'il mérite d'être mis en
1452 Claude Girard

évidence par le terme de métapsychologie. » C'est donc avec l'adjonc-


tion du point de vue économique que Freud jugea bon de communi-
quer sa métapsychologie, comme si auparavant, soit réduite à un idéal
de théorisation des névroses, soit avec la psychologie du rêve, perçue
comme théorie de l'inconscient, elle pouvait devenir, étant complète,
une théorie de l'appareil psychique. Cet angle de définition où pèse
le poids de l'économique pour définir la métapsychologie sera inter-
prété comme une limitation possible de celle-ci à cet aspect écono-
mique ; il est vrai que son introduction obligera à des remaniements
de taille dans les rapports entre les points de vue : introduction du nar-
cissisme, achoppement sur la compulsion de répétition, roc biologique
de la différence des sexes, théorisation de l'instinct de mort. La théorie
structurale du Moi, du Ça et du Surmoi réorganisera la topique en
faisant de l'inconscient, du conscient et du préconscient des qualités
des processus psychiques : la topique ne délimitera plus des lieux de
profondeur variable, mais des systèmes fonctionnels, et l'économie
pulsionnelle sera décrite en fonction de la prise en compte ou non
de l'unité pulsionnelle, ou de la dualité qui gère les conflits des pul-
sions de vie et de mort.
Par ailleurs cet aspect provisoire de la théorie relevé par Freud
sera particulièrement accusé dans sa définition de 1924 qui, évoquant
la métapsychologie au passé, en marque un certain échec, pour en
situer le renouveau. « J'appelai ainsi un mode d'observation d'après
lequel chaque processus psychique est envisagé d'après les trois coor-
données de la dynamique, de la topique et de l'économie, et j'y vis
le but extrême qui soit accessible à la psychologie. La tentative demeura
une statue tronquée, je l'interrompis après avoir écrit quelques essais »...
et « j'eus certes raison d'agir ainsi car l'heure de telles mises à l'ancre
théorique n'avait pas encore sonné ». Dans cette définition, la perspec-
tive métapsychologique est bien précisée comme la coordination des
trois points de vue, c'est leur intégration qui compte et non la juxta-
position des descriptions, chaque point de vue n'a de valeur que par
rapport aux deux autres, par l'approche qu'il permet des deux autres
sous des angles différents, avec des écarts différents. Si le but extrême
persiste, il n'est plus seulement celui visé par l'analyste au travail,
la prétention de la métapsychologie s'est élargie à vouloir représenter
la psychologie même. L'échec vint non de l'erreur de méthode mais
de la prématuration du projet. C'est d'ailleurs « sur la base de la
mise en valeur analytique des faits pathologiques » qu'il modifia sa
topique et la décomposa en appareils fonctionnels structuraux. La
L'instrument métapsychologique 1453

métapsychologie organisait donc l'observation, la description, et la


visée de recherche mais par contre les points de vue se modifiaient
dans leurs expressions théoriques. La théorisation selon la visée méta-
psychologique procédait en plusieurs temps indissociables dans le
mouvement qui met la théorie en pratique dans la cure, mais secon-
dairement dissociables dans le travail de réflexion théorique : le temps
du processus analytique de libération des formes de la perception
consciente, le temps de l'objectivation par l'observation en référence
à l'instrument théorique, le temps de la description métapsychologique
d'intégration des points de vue, laquelle, par l'interprétation, fait
retour au processus analytique qu'elle contribue à faire vivre. Les
niveaux de théorisation s'offrent comme étapes vers la généralisation,
tant pour se dégager du patient et de son matériel individuel que
pour prendre distance avec l'influence de la théorie implicite de l'ana-
lyste en activité, celle qui gère ses interventions, qui est soumise
aux effets contre-transférentiels, tout en charriant les scories des
résidus transférentiels qui orientent ses options théoriques. Le style
interprétatif de l'analyste marqué de sa théorisation métapsychologique
implicite ne gagne-t-il pas sa force de conviction des échappées spon-
tanées qui témoignent d'une prise plus directe sur les processus
inconscients en jeu dans la cure à un moment donné ? Le travail de
l'analyste opère entre ces pôles et d'autant mieux que la perspective
métapsychologique de coordination des points de vue fait jouer en
sourdine ces points de vue non pour mieux faire apparaître les subtilités
complexes d'un appareil psychique, mais pour animer un processus
relationnel entre deux partenaires différemment engagés, mais tous les
deux impliqués par leur relation à la théorie, autour de l'interprétation.
Remarquons enfin que, dans les définitions, le point de vue dyna-
mique vient en premier, alors que la dénomination de topique, première
ou seconde, désigne souvent en raccourci la théorie freudienne. Il
s'agit peut-être là aussi d'un symptôme, parmi d'autres, du dépla-
cement défensif qui mit l'accent historiquement sur la succession
des lieux plutôt que sur le contenu de l'inconscient, la sexualité infan-
tile. Car l'OEdipe qui est au centre de l'organisation dynamique des
pulsions et des investissements est la structure fondamentale; c'est
la dynamique qui, pour déployer son processus et sa genèse, nécessite
les dimensions de l'espace, du temps et des forces de la psyché. La
métapsychologie permet donc de décrire le fonctionnement de la
structure oedipienne dans ses rapports à la genèse, aux structures
fonctionnelles, et à l'économie de l'appareil psychique.
1454 Claude Girard

L'évolution de la théorie valorisera parfois certains points de vue,


les dissociera pour n'en retenir que certains aspects, développera dans
la dysharmonie les perspectives métapsychologiques ; on multipliera
les points de vue, on envisagera de nouvelles formulations théoriques
sans références métapsychologiques mais en rapport avec d'autres réfé-
rences épistémologiques. La question du polyglottisme théorique de
l'analyste se posera pour élargir sa compréhension analytique, soit
par l'apport d'autres théories étrangères parfois même au champ
psychanalytique, soit pour élargir la pratique psychanalytique. L'ins-
trument métapsychologique permet alors de juger les compatibilités
possibles de coordination pour une pratique donnée.
Ainsi, ce néologisme privé de Freud est devenu un indicateur
précieux. Contrairement à l'usage banalisé qui en fut fait ultérieure-
ment pour désigner l'ensemble de la théorie, mais expliquant la mul-
tiplicité des définitions il signalerait plutôt chez Freud l'âme de sa
théorie, ce qui l'imprègne, c'est-à-dire le centre d'organisation qui
lui donne sa cohésion, le point d'appui des lignes architecturales théo-
riques qui se déploient selon les trois perspectives qui la constituent.
D'être cette âme, la métapsychologie serait ainsi garante du dévelop-
pement théorique en obligeant de maintenir ouvertes des hypothèses,
en refusant les descriptions figées où ne joueraient pas quelque part
les écarts entre les points de vue, un rapport avec la pratique de l'asso-
ciation libre, dans un processus vivant par la place laissée à l'impré-
visible inconscient. Plutôt que de donner la norme idéale d'une inter-
prétation trop secondarisée, n'intervient-elle pas comme à la clef,
comme organisateur spontané ajustant implicitement l'interprétation
au processus, témoignant de la qualité des liens, entre l'analyste et
son instrument de travail, de la liberté des jeux de mises en perspectives.
Ces définitions de la métapsychologie comme méthode scienti-
fique d'organisation des faits d'observation, mais surtout comme ins-
trument de l'analyste pour sa pratique, sont, chez Freud, fréquemment
accompagnées de la marque d'une note plus personnelle du rapport
qu'il entretient avec elle. Cette qualification de la métapsychologie
à trois périodes de son développement par Freud, et de sa remise
en question, témoigne du registre de l'affect qui marque de sa valeur
ce travail. Ce registre des références intimes signale la visée de cette
théorie, ce qui l'altère ou ce qui en assure l'animation lorsqu'elle
affronte la pratique. Ce sont les images du métal précieux, de la statue
tronquée, de la mise à l'ancre, ainsi que l'image célèbre de la sorcière
évoquée devant une impasse théorique. Ces images disent l'espoir,
L'instrument métapsychologique 1455

le désenchantement ou le recours, en empruntant des références char-


gées de connotations dans l'oeuvre ou le style de Freud.
1456 Claude Girard

mutation d'un point de vue à l'autre que la métapsychologie nous


donne accès, au-delà des apparences psychologiques, celles qui nous
parlent de Psyché, de son sommeil, de ses tourments, de ses luttes,
de ses miroirs, à la vraie valeur dePsyché marquée par Eros, une Psyché
animée.
La beauté et le sommeil de Psyché, tous deux mortifères, sont les
pièges qu'elle utilise pour capter Eros, mais que les flèches de l'amour
transforment en en réorientant le sens. Sa beauté devient séduction
et non plus répulsion, le sommeil de la mort devient le sommeil de
la nuit et de l'amour. A l'ombre de la nuit sa beauté invisible perd
son pouvoir mortifère, et l'amour opère de pouvoir rester invisible.
Objet pour Eros, elle est aimée et cet amour l'introduit à une autre
vie, mais Eros ne peut être transformé en objet sous peine de dispa-
raître. La lampe, le miroir, le font fuir lorsqu'il devient image et
lorsque Psyché retrouve de ce fait sa propre image mortifère, lorsqu'elle
perd sa qualité d'âme pour se figer dans la chose un miroir, une psyché.
La métapsychologie regroupe ainsi ces transformations de Psyché,
les forces en jeu, les conflits qui les orientent, le sens des modifications,
leur genèse, pour en organiser un récit aux perspectives changeantes,
d'autres versions du mythe, ou d'autres qui nous parlent de notre
analyse inséparable de celle de nos patients. La version que nous
nous efforçons de parfaire comme modèle et instrument de référence
pour en faire un recueil de nos connaissances, la théorie psychanalytique.
Le narcissisme de Psyché, sous les formes de l'image de soi, des
liens incestueux familiaux, du deuil infernal a cet effet de mortification
qui fige en chose inerte, beauté statufiée, sommeil, miroir. Les affects
détournés d'Eros font retour dans l'auto-érotisme qui investit l'image
de soi, les liens incestueux de la famille, les objets partiels pour les
figer dans des figures immuables et répétitives, afin de contenir la
jalousie et la haine, celle de la violence primitive propre à la pulsion,
celle secondaire aux conflits de séparation ou de perte.
La métapsychologie, de même, ne peut opérer son travail de
liaison, ne peut fonctionner globalement lorsqu'elle est mise en jeu
dans les conflits de la transmission et de l'héritage, lorsqu'elle est
narcissiquement ressentie comme une part intouchable de l'identité
analytique. Idéalisée ou au contraire morcelée, ses fragments fétichisés,
elle devient impuissante à féconder le processus analytique ; elle peut
voir proliférer alors ces fragments en objets théoriques envahissants,
ou donner prise à des implants théoriques exogènes dénaturants.
Le constat de l'impossible achèvement du chef-d'oeuvre, l'image
L'instrument métapsychologique 1457

de la statue tronquée, rapprochée de l'immobilisation de la théorie,


sa mise à l'ancrage, indique que cet inachèvement est lié à cette immo-
bilisation forcée et prématurée. La théorie psychanalytique ne résiste
pas à l'immobilisation, elle se fragmente. Sa pratique avait justement
confronté Freud à ces points de rupture qu'il désigna par le narcis-
sisme, et le point de vue économique, la compulsion de répétition et
l'instinct de mort. Il fallait envisager d'autres niveaux d'organisation
des conflits pulsionnels, et d'autres voies pour l'interprétation. Or
la sculpture avait déjà pour Freud la préférence pour désigner la
psychanalyse, en opposition à l'hypnose, dans le rappel de la compa-
raison par Léonard de Vinci entre la peinture et la sculpture : le psy-
chanalyste comme le sculpteur dégage la statue ou le processus ana-
lytique du matériau brut, la pierre ou les liens pathogènes qui nouent
le symptôme.
La sculpture est ainsi paradoxalement mise en vie de l'inanimé,
expression de mouvement et de sentiment par défi à la matière, comme
en déni de son caractère propre. La marche de Mlle Zoé Bertgang
dans les ruines de Pompéi trouve sa plus idéale transposition dans
la sculpture de la Gradiva, qui à la fois la dénie, mais aussi la désigne
par sa représentation désirable. Le mouvement de la statue fascine
Freud en contemplation du Moïse de Michel-Ange. Il va y lire l'ina-
chèvement du geste et le sens de la brisure des tables de la Loi pour
l'interpréter comme expression de maîtrise de la colère. Approche
analytique de son propre émoi face à cette oeuvre qui suscite son
identification, tant au créateur qu'au modèle, c'est, comme l'a montré
Cl. Le Guen, l'illustration de la méthode analytique aux prises avec
des indices, un vécu et une théorie pour reconstruire un moment
de l'histoire de Moïse. Rendre la complexité de ce temps de l'échec,
de la castration et de sa maîtrise, c'est ce que Freud retrouve par les
voies qui lui sont propres, de la méthode analytique, mais en s'appuyant
sur les expressions que les différents sculpteurs ont données de ce
mouvement, et sur son émoi. Freud devant Moïse est devant le miroir
où il projette son idéal, met à l'épreuve sa méthode. La publication
anonyme du Moïse est contemporaine de cette synthèse qu'il tente
de son oeuvre et qu'il n'ose pas encore dévoiler comme métapsycho-
logie. La statue de Moïse et son chef-d'oeuvre préparé pour le statufier
sont liés et cette image de statue nous en signalera les liens lorsqu'il
en racontera l'échec.
J. Gillibert a analysé ce mouvement d'identification de Freud
devant Moïse, identification narcissique; l'objet contemplé répare la
1458 Claude Girard

blessure narcissique du contemplant surtout si se projette dans le


travail de maîtrise de l'émoi la méthode même de Freud, sa création
et particulièrement ce qui en conserve dans le doute le fondement,
la libre association, alors que par ailleurs l'image paternelle de Moïse
le juge dans son identification au créateur. Si le livre fragmenté ne
pouvait remplir sa fonction réparatrice face aux attaques que subis-
sait Freud, ne pouvait le statufier, la méthode, par contre, fut active
à rendre le mouvement à la théorie. Ce fut justement la théorie nou-
velle des rapports entre les investissements de soi et de l'objet, des
mouvements identificatoires. Ce livre n'a pas été la statue de Pygmalion
qui, animée d'un amour trop narcissique, aurait comblé le voeu de
l'idéalisation, il n'est pas devenu relique d'une théorie passée, livre
du recueillement, mais reste un outil de travail ouvrant aux étapes
ultérieures de la métapsychologie.
L'image de la sorcière est fréquente chez Freud, et Luisa de
Urtubey en a suivi les diverses significations au long des textes : ses
rapports au diable, image complexe du père, et ses rapports à la pro-
blématique féminine chez Freud. A l'inverse de la statue qui est
toujours quelque part statue de Pygmalion, image de l'unité narcis-
sique dans l'identification, la sorcière fait couple avec le diable et
leur lien repose dans le pacte, un rapport conflictuel.
Dans le texte de Goethe, que cite Freud, la sorcière a un rôle par-
ticulier. Pour faire le breuvage du rajeunissement de Faust, pour
redonner vie au processus anatytique qui achoppe, sur l'analyse inter-
minable puisqu'il s'agit de cela, Méphisto emmène Faust-Freud devant
le chaudron mais la sorcière s'y avère inefficace. Le diable fournit
la recette mais n'a pas le temps de tout faire : au temps de l'enseigne-
ment de Faust par le diable, le temps masculin de la fécondation, de
la théorie apprise de l'interprétation proposée doit succéder le temps
de la sorcière, de la conception, temps féminin de l'élaboration, de
la maturation, temps de l'inconnu, et du mystère, de l'attente, de
l'invention. C'est ce temps que souligne Freud, temps de la liberté
et de l'imaginaire apporté par la métapsychologie : « Il faut donc que
la sorcière s'en mêle. La sorcière métapsychologique s'entend — sans
spéculations, théorisations — je me laisserais presque aller à dire
sans imagination — impossible d'avancer d'un pas. » Cette image
particulière de la femme, à la fois savante et inquiétante, séductrice
et efficace, peut être évidemment analysée dans sa valeur maternelle
par rapport aux significations du diable chez Freud comme image
paternelle évolutive; elle prend aussi valeur par rapport aux repré-
L'instrument métapsychologique 1459

sentations théoriques qu'il a données du développement de la sexualité


féminine. D'ailleurs, dans ce texte, cette image est sur le chemin de
la reconnaissance du roc de l'ininterprétable comme étant le féminin
dans les deux sexes. « Malheureusement, ici comme ailleurs, ce que
notre sorcière nous révèle n'est ici ni très clair, ni très détaillé », ajoute
Freud, à propos de ce problème de la force du Moi devant la pulsion,
et de la maîtrise des pulsions comme effet de l'analyse. S'agit-il de
leur satisfaction comme le propose la sorcière en rajeunissant Faust,
pour lui accorder tous les plaisirs ; s'agit-il, par magie et sorcellerie,
retour à l'archaïque sorcière qui aurait réponse à tout, d'un retour
à la suggestion, d'une possession par le transfert et non de son analyse,
un pseudo-rajeunissement, donc une régression théorique ? ne serait-ce
pas plutôt en retrouvant la complice du diable, cette sorcière méta-
psychologique, selon Goethe, dont le pouvoir n'est peut-être pas dans
la clarté ou le détail, n'est pas dans les recettes mais dans le mouve-
ment de vie ? C'est la voie qu'ouvre cet article en questionnant sur
le roc biologique, ici le féminin, limite des pouvoirs de l'analyste, ou,
comme on le déduira des positions de Freud, sur la place aussi du
contre-transfert maternel dans l'estimation de ces limites et leur dépas-
sement. Par cette citation qui dit le rôle complémentaire des deux
sexes, de la bisexualité et de ses conflits que la théorie doit prendre
en considération, est aussi signalée la double fonction de la théorie
dans la connaissance psychanalytique, un modèle de la vie psy-
chique qui ne soit pas simple source de recettes, mais un processus
conjuguant les deux temps de l'enseignement et de la transmission
par l'expérience, d'une connaissance en réélaboration continue. La
théorie comme enseignement devient métapsychologie comme pra-
tique vivante par le jeu imaginaire des points de vue qui est sollicité
par les énigmes de la cure ou du contre-transfert comme il en est
fait la démonstration dans cet article. Cette liberté imaginaire déve-
loppe des liaisons nouvelles qui conduisent à une interprétation efficace
de pouvoir rejoindre ces deux versants des identifications dans l'orga-
nisation oedipienne. Le roc des limites interprétatives est alors mieux
défini par les organisations de l'économie et leur pesée sur les struc-
tures fonctionnelles. La métapsychologie n'est pas seulement pour
l'analyste un des livres pour son enseignement, mais elle vit de ses
conflits dont le diable et la sorcière représentent certaines compo-
santes. Les trois images accolées aux étapes de la construction de la
théorie ont souligné la marque de certains investissements à des
moments critiques. L'achèvement métapsychologique sous le signe
1460 Claude Girard

du métal ou de la pierre dit certaines menaces qui le guettent comme


tel ; ses réponses interprétatives, pour être réponse à une énigme donc,
en pratique, intervention dans un conflit, doivent être ajustées au
mouvement du processus. La métapsychologie dispose pour cela d'un
ensemble de concepts qui ne prennent sens que dans le travail de
coordination des points de vue qui les réunit, et par leur travail dans
une pratique et une expérience personnelle où ses constructions sont
estimées à leurs effets dans des processus conflictuels. De l'objet
projeté idéal, en passant par la construction de valeur phallique avec
son risque de fétichisation, Freud trace le chemin d'une métapsycho-
logie génératrice de la théorie, des hypothèses qui la constituent.
Spécifique du travail analytique, elle ne peut naître que d'une appro-
priation personnelle; elle nécessite le renoncement à la complétude
et aux certitudes pour que sa construction théorique puisse, après
coup, de l'ouverture qu'elle maintient et du mouvement qu'elle suscite,
mériter le nom de métapsychologie.

Dr Claude GIRARD
38, avenue Hoche
78110 Le Vésine
JEAN BERGERET

LES « PULSIONS »
DANS LA MÉTAPSYCHOLOGIE D'AUJOURD'HUI

Il peut paraître à première vue assez curieux de voir posé aussi


clairement, aussi directement et aussi profondément le problème d'une
éventuelle remise en question de la métapsychologie freudienne, alors
qu'on semble se soucier beaucoup moins par contre d'une remise à
jour et au clair tout à fait indispensable de notre façon de concevoir
la psychogenèse.
On s'emploie en effet, depuis les origines du mouvement psycha-
nalytique, et à partir des horizons géographiques ou conceptuels les
plus divers, qui à mieux définir, qui à commenter, qui à compléter,
qui à parfaire, qui à prolonger, quelques-uns à interroger, un petit
nombre à contester les hypothèses métapsychologiques freudiennes.
Or, d'un autre côté, un voile pudique semble jeté sur ce qui continue
à figurer (avec maintenant des traits plus fantomatiques que vraiment
représentatifs) comme la forme d'un « bien-penser » génétique, demeuré
pour l'essentiel conforme aux conceptions psychanalytiques du début
du siècle.
Pourtant, ce qui représente l'essentiel de la réflexion psychanaly-
tique doit toujours partir de l'examen de la situation clinique, examen
nécessitant lui-même (et avec une certaine constance et avec un certain
acharnement) une étude rigoureuse et sans a priori conventionnel de
ce qui constitue une historicité à travers ses propres détours et sur-
tout dans ses propres répétitions. Cette façon de procéder demeure
utile même dans les situations où l'historicité revêt l'aspect (paradoxal
en apparence seulement) de la fameuse « reconstruction après coup » ;
un tel concept apparaît comme tout à fait valable, mais on s'en est
servi parfois pour se défendre contre l'importance de facteurs histo-
riques réels trop inquiétants et présents dans toute histoire. Il en
est ainsi tout autant dans l'histoire personnelle de Freud (aussi édul-
Rev. franc. Psychanal., 6/1985
1462 Jean Bergeret
corée ait-elle été par la suite) que dans celle de nombre de ses suc-
cesseurs ; et ceux-ci ont tendance, en plus, à s'identifier à Freud,
avec tous les systèmes dénégatifs et toutes les idéalisations que l'on
sait.
Alors les questions posées par G. Diatkine, C. Girard et
A. Oppenheimer ne semblent pas d'ordre mineur.
Un regard porté sur notre conception actuelle de la métapsycho-
logie débouche obligatoirement sur un plus vaste tour d'horizon sur
notre pratique, sur notre façon de vivre et d'interpréter la situation
psychanalytique. Une telle réflexion, malgré tout ce qui a été déclaré,
sur un ton souvent trop péremptoire pour ne pas paraître défensif,
ne peut faire abstraction du point de vue génétique. Sans la prise en
compte du point de vue génétique, toute élaboration théorique ne
peut en effet apparaître que comme boiteuse.
Les questions posées par C. Girard, G. Diatkine et A. Oppenheimer
vont donc très loin et mériteraient sans aucun doute de se voir enten-
dues avec beaucoup de sérieux et beaucoup de rigueur. Je ne saurais,
bien sûr, prétendre les envisager toutes et je me contenterai de cher-
cher à mieux en cerner quelques aspects ponctuels seulement.
Et puis, toute attitude simplement psychanalytique conduit à
penser que le signe est toujours respectable et doit être pris en compte,
à condition seulement de ne pas confondre le registre du signe avec
le registre profond et à condition de se limiter dans l'examen du mani-
feste à la recherche d'une voie d'accès au latent, parmi d'autres voies
possibles. Pourquoi donc ne pas accepter d'entrer dans le jeu qui
nous est proposé ici ? Pourquoi ne pas accepter de discuter très sérieu-
sement de la métapsychologie, quitte à nous retrouver ensuite devant
l'évidence d'une remise à jour et d'une remise en cause de nos points
de vue les plus traditionnels sur la psychogenèse ?
Pour ne pas rester trop en surface, j'entrerai plus directement en
réflexion sur un des secteurs les plus importants de la métapsychologie :
la théorie des pulsions ; ce secteur implique des positions préalables
déjà assez précises tant sur le registre de l'économie que sur les registres
de la topique et de la dynamique ; il restera à déterminer ensuite ce
qui peut résulter de telles réflexions comme conséquences à tirer du
point de vue génétique.
Un colloque récent de l'Association psychanalytique de France
posait la question : « La pulsion pour quoi faire ? » Les positions
exprimées remettaient en cause bien des points considérés jusqu'à
nos jours comme constituant les bases de la définition des pulsions
Les « pulsions » 1463

chez Freud. Pour J. Laplanche, le problème de l'origine de la pul-


sion serait à réévaluer dans une optique tout à fait différente, celle
de l'objet-source de la pulsion; cet objet-source se verrait progres-
sivement constitué à partir des stimulations exercées de façon per-
manente et, de l'intérieur du sujet, par les représentations de choses
refoulées. D. Widlöcher se demande si une métapsychologie des actes
mentaux ne suffirait pas à rendre compte de l'organisation et des
finalités des programmes d'action, sans avoir besoin d'utiliser la notion
de pulsion. D. Anzieu, pour sa part, tient à maintenir l'usage du
concept de pulsion et justifie cette nécessité par des raisons opératoires
d'ordre clinique et thérapeutique davantage que d'ordre métapsycho-
logique, en accordant une grande importance au Moi corporel comme
à son enveloppe psychique. De différents côtés on semble contester
(parfois avec moins de nuances que nos collègues de I'APF) les points
de vue successivement ajoutés les uns aux autres, à partir des posi-
tions freudiennes en matière de « pulsions », sans tenir compte du
fil directeur constant présent dans la pensée de Freud. Cette multi-
plicité des « pulsions » exploitées dans tous les sens n'est sans doute
pas étrangère à un récent besoin de « nettoyage » de l'état auquel est
arrivée la théorie des pulsions ; il serait fâcheux cependant de « jeter
l'enfant avec l'eau du bain » et d'abandonner du même coup ce qui
constitue l'essentiel de la dynamique freudienne.

Il est bien banal de rappeler que Freud considérait une théorie


des pulsions comme essentielle à la compréhension de la situation
analytique et de rappeler en même temps que Freud ne s'est trouvé
satisfait d'aucune des conceptions successives qu'il a lui-même pro-
posées en matière pulsionnelle.
Les citations possibles abondent en la matière à ces deux niveaux ;
elles figurent en liminaire de tous les développements portant sur
les théories freudiennes des pulsions.
Contentons-nous ici d'une référence à un passage de Ma vie et
la Psychanalyse (1925) : « Aucun besoin ne se fait sentir en psychologie
de façon plus pressante que celui d'une doctrine des instincts assez
large pour qu'on puisse sur elle continuer à bâtir. Mais nous n'avons
rien de semblable, la psychanalyse doit s'efforcer, à tâtons, d'en
acquérir une. »
Cette position de Freud constitue pour nous tous un encouragement
1464 Jean Bergeret

à la recherche ; la date de cet écrit et les termes employés par Freud


nous montrent toutes les incertitudes qui demeuraient encore dans
son esprit (même après le virage opéré en 1920 en direction de l'hypo-
thèse de la pulsion de mort) tout autant qu'une invitation à dépasser
cette position, encore insatisfaisante.
Sommes-nous allés beaucoup plus loin par la suite ? Une étude
assez panoramique, et assez attentive aux oscillations de Freud et à
la nature de son souci épistémologique, ne semble pas avoir été pro-
posée; on a vu se multiplier par contre le nombre des « pulsions »
prises en compte de façon séparée et souvent conçues comme opérant
au même niveau : après nous être trouvés en présence des pulsions
classiques (pulsion sexuelle, pulsion d'autoconservation, pulsion du
Moi, pulsion de vie et pulsion de mort), nous voyons se joindre à cette
liste déjà fort longue les notions de pulsion partielle et pulsion totale,
ce qui n'ajoute pas vraiment de nouvelles « pulsions » en soi ; mais
nous assistons par ailleurs à la naissance des concepts de « pulsion
d'emprise » et de « pulsion d'agression », dont on discutait d'ailleurs
déjà autour de Freud, mais sans que ces notions aient connu alors le
statut tout à fait officiel qui semble leur avoir été concédé depuis
quelques années, comme si ces notions allaient de soi, sans qu'une
réflexion assez conséquente ait pu déterminer la nécessité d'une telle
multiplication. Je me limite d'ailleurs à énumérer ici les appellations
les plus courantes.
Tout se passerait, somme toute, comme si, devant l'insatisfaction
éprouvée pour définir des données théoriquement simples et claires
etfonctionnellement réalistes en matière d'économie pulsionnelle, il
était possible d'éviter une remise en question plus profonde, portant
sur les raisons mêmes de l'insatisfaction ainsi éprouvée et comme s'il
était possible d'échapper à l'angoisse ressentie à la pensée de lever
des ambiguïtés, en recouvrant un édifice conceptuel incertain d'une
floraison de dénominations nouvelles.
Proposer des définitions simples et claires dans le domaine de
la métapsychologie, et même mettre en avant des hypothèses simples
et claires, n'implique nullement pour autant la réduction de problèmes
complexes à des fragmentations simplistes tout autant défensives
que la multiplication des complications langagières. Parler en termes
simples et clairs, tout en respectant les multiples aspects et les dif-
férents niveaux des facteurs entrant en jeu dans tout phénomène
psychique, nécessite autant de prudence méthodologique que de
liberté affective vis-à-vis du phénomène étudié.
Les « pulsions » 1465

Si ce dernier procès est difficile à faire à autrui sans mériter soi-


même, à un moment ou à un autre, l'accusation de fatuité, la pru-
dence méthodologique par contre peut se reconnaître à un certain
nombre de précautions dont la liste ne peut être limitée mais dont les
principales touchent à l'évidence dans le domaine pulsionnel en parti-
culier. On peut se sentir quelque peu gêné de les rappeler.
La première précaution nécessaire à une clarification de la théorie
des pulsions consiste à ne pas confondre les niveaux d'élaboration
auxquels est parvenue (ou non) la recherche des buts pulsionnels ; il
existe des buts tout à fait élémentaires, irréductibles, fixés à une unicité
du modèle relationnel à l'objet; c'est le cas de tout le groupe des
poussées rangées habituellement sous l'appellation de « pulsions »
d'autoconservation ; mais ce n'est pas certainement le cas de ce qu'on
désigne souvent sous le terme de « pulsion » d'agression car une telle
élaboration de toute évidence secondarisée du but pulsionnel implique
plusieurs composantes téléologiques : le but de nuire à l'objet et le
but d'en tirer en même temps une satisfaction d'ordre libidinal. Il
est donc tout à fait impossible de mettre sur un même plan d'oppo-
sition dialectique, à une étape qui serait synchronique, une pulsion
élémentaire et une pulsion secondarisée, ambivalente, contenant déjà
une partie de l'autre terme d'opposition, c'est-à-dire de la première
pulsion (élémentaire).
Dans un tel ordre de précision, il est nécessaire de réserver une
place tout à fait particulière à la pulsion sexuelle : en effet la pulsion
sexuelle peut être considérée comme élémentaire, c'est-à-dire comme
correspondant à une unicité de but, mais on ne peut toutefois regarder
la pulsion sexuelle comme première chronologiquement puisqu'elle
n'entre en activité qu'après étayage sur les instincts d'autoconservation ;
il ne s'agit là ni d'une contradiction, ni d'un paradoxe; en matière
de pulsions comme en matière de fantasmes archaïques1 il y a lieu
de ne point confondre ce qui touche aux représentations des ori-
gines, certes, et ce qui se présente comme réellement primitif. La
pulsion sexuelle existe potentiellement dès la naissance ; elle est donc
« originaire » en cela, mais elle ne devient efficiente qu'un peu plus
tardivement, après avoir commencé à intégrer les dynamismes « pri-
mitifs » déjà actifs au niveau des instincts d'autoconservation. La
pulsion sexuelle est donc, si l'on veut, « primitive » dans son existence
mais seulement « secondaire » chronologiquement dans sa mise en

I. Cf. J. Bergeret, L'Imaginaire primaire, in Psychanalyse à l'Université, 1981, 6, 635-657.


1466 Jean Bergeret

oeuvre. Cette distinction est fort importante pour comprendre la conflic-


tualisation d'ordre diachronique et non pas synchronique existant
entre ces deux dynamismes instinctuels originaires et élémentaires :
pulsion sexuelle d'une part et instincts d'autoconservations d'autre
part.
Une seconde précaution indispensable à une clarification de l'ap-
proche de la théorie des pulsions implique l'intérêt de distinguer la
façon dont est traité l'objet au sein du mode relationnel utilisé. On
ne peut en effet pas opposer à un niveau synchronique des pulsions
supposant une relation d'objet contemporaine de l'étape narcissique
(pulsions dites « d'autoconservation » ou pulsions dites « du Moi »)
avec des pulsions correspondant à un moment où le primat relationnel
s'est établi sous l'influence du modèle imaginaire génital.
On pourrait en dire tout autant de la dialectique portant sur
l'opposition établie à partir des différentes sources pulsionnelles.
Comment en effet apparaîtrait-il possible d'opposer de façon synchro-
nique une poussée prenant sa source sur une zone érogène génitale
et une poussée correspondant à un besoin exprimé soit au niveau
d'un organe de nature vitale ou bien à une représentation imaginaire
exprimant un danger vital, ces deux sources pulsionnelles traduisant
en termes d'économie et de dynamique mentale des besoins d'ordre
essentiellement narcissique.
On m'objectera sans doute que depuis longtemps on a cherché à
montrer l'impossibilité de séparer radicalement l'économie narcis-
sique de l'économie libidinale. Si on se limite à cette affirmation sans
apporter des précisions essentielles, on risque d'opérer une sim-
plification qui, loin de se montrer éclairante, apparaît au contraire
comme réductrice. On peut parler en effet d'une réelle continuité entre
les investissements narcissiques et libidinaux mais il semble impossible
de prendre en compte, au registre de la théorie tout autant qu'au
registre de la clinique, une dialectique de nature synchronique entre
les investissements narcissiques et les investissements objectaux. Les
conflits comme les passages existant entre les premiers et les seconds
modes d'investissement demeurent toujours de l'ordre des rapports
diachroniques et non pas de l'ordre des rapports synchroniques. Il
s'agit d'une dialectique mettant en jeu deux niveaux globaux de pous-
sées, deux étapes d'élaboration pulsionnelle, deux générations fort
différentes génétiquement de dynamismes, aussi bien en ce qui concerne
le mode de représentation objectale qu'en ce qui concerne la coloration
des affects.
Les « pulsions » 1467

Les conséquences de ces différentes mises en garde vont déboucher


sur l'obligation d'affiner et de clarifier notre terminologie :
I) Il semble nécessaire de ne donner qu'un seul sens, et un sens
précis, aux termes que nous utilisons.
Le terme de « pulsion » est connoté dans la pensée de Freud de
façon tout à fait éclatante par la notion de sexualité. Or la pulsion
sexuelle correspond à une relation d'objet parvenue à un degré éla-
boratif supposant que le primat organisationnel oedipien a été atteint ;
elle nécessite une étape du développement imaginaire déjà assez
complexe ; la libido a dû parvenir à intégrer l'ambivalence et à s'étayer
en même temps sur les forces primitives d'autoconservation. Cette
position conceptuelle a été celle que Freud a exprimée d'une façon
permanente tout au long de son oeuvre. Comment utiliser alors le
terme de « pulsion » pour désigner les forces les plus primitives d'auto-
conservation ? Il serait sans doute préférable d'adopter la position
proposée par Freud en particulier à la fin du chapitre VI de son travail
sur « L'Inconscient » (1915) ainsi qu'à la fin de l'observation de
« L'Homme aux loups », et de s'attacher à ne définir que comme
« instincts » les poussées élémentaires d'ordre narcissique primaire
reposant sur une nécessité de sauver la vie, le Moi, l'autonomie rela-
tionnelle et débouchant finalement sur les capacités d'identité primaire.
Tout épanouissement de la « pulsion » implique un étayage sur
« l'instinct » et suppose du même coup qu'à l'étape imaginaire instinc-
tuelle primitive, l'angoisse d'anéantissement aura pu être suffisamment
maîtrisée pour que l'intégration de « l'instinct » au sein de la « pulsion »
se voie réalisée.
2) Il semble nécessaire de ne créer des termes nouveaux que pour
désigner des notions vraiment nouvelles. Cette proposition peut paraître
superflue; il s'agit d'éviter de sombrer dans une confusion des lan-
gages, comme au sommet de la tour de Babel, ce qui ne favorise nul-
lement l'écoute d'une « langue fondamentale » au sens où l'entendait
Freud dans le cas Schreber.
Par contre, dans le même souci de ne pas tomber dans l'abus des
néologismes, nous devons faire face à une tentation plus subtile : celle
de multiplier, non plus les catégories elles-mêmes, mais simplement
les sous-catégories spécifiques. Une telle démarche peut se légitimer
scientifiquement, mais à la condition préalable de mettre en évidence
dans nos définitions qu'il s'agit bien de sous-catégories différentes et
non pas des catégories globales et élémentaires proprement dites dont
le nombre demeure tout à fait restreint.
1468 Jean Bergeret

Réduire les variétés de catégories de dynamismes instinctuels ou


pulsionnels et en préciser la nature, le niveau élaboratif et relationnel,
comme les sources ou les buts, découle d'un souci de clarté ; cette
attitude ne serait réductrice que si elle éliminait toute possibilité de
cloisonnement et de continuité, ne serait-ce qu'en fonction des étapes
du développement, à des niveaux différents, au sein des catégories
principales ; mais il semblerait tout aussi fâcheux de ne pas définir
les différences de niveau catégoriel, car confondre le niveau d'un
groupe pulsionnel avec le niveau d'un de ses propres sous-groupes,
ou avec le niveau d'un sous-groupe appartenant à un autre groupe
pulsionnel d'ensemble, nous ramènerait au danger de confusion.
Il serait sans doute logique de rassembler dans le même groupe
général des instincts de conservation reposant sur un primat narcissique,
des constructions imaginaires subsidiaires comme « les instincts du
Moi » ou même, ce qu'on entend sous la dénomination d' « instinct
d'emprise » (pour une bonne part du moins du champ considéré comme
couvert par l'ensemble de ce concept).
Les difficultés semblent beaucoup moins sérieuses du côté du
groupe des pulsions sexuelles à condition seulement de ne pas consi-
dérer comme des catégories élémentaires les simples aléas de la libido
ou ses mélanges complexes résultant d'une carence intégrative au
moment de l'étayage sur les instincts de conservation, ces instincts
demeurant de nature seulement violente et non pas déjà de nature
« agressive ».
3) Une clarification de la théorie des pulsions devient alors néces-
saire pour mettre en valeur les aspects économiques et dynamiques
fondamentaux qui constituent la base de toute la métapsychologie
et éviter à celle-ci de ne constituer qu'un discours de plus autour de
la situation analytique.
Une clarification de la théorie des pulsions passe obligatoirement
par la mise en question de notions qui sont demeurées relativement
imprécises, du temps de Freud comme chez la plupart des auteurs
qui se sont répartis dans les différentes tendances post-freudiennes.
Il s'agit de se demander ici si les termes de « pulsion agressive », de
« pulsion de destruction » et même de « pulsion de mort » ou de « pul-
sion de vie », peuvent être utilisés sans de grands dangers de confusion,
non seulement sur le niveau d'exercice des phénomènes dont on
entend ainsi rendre compte, mais de confusion portant aussi sur la
nature même (« pulsionnelle » ou non) de tels phénomènes.
Les « pulsions » 1469

Toutes les dénominations qui viennent d'être ici évoquées sont


liées au postulat de l'existence d'une « pulsion de mort ». La notion
elle-même de « pulsion de vie » peut sembler corrélative, dans la der-
nière théorie freudienne des pulsions, du rôle imparti à la « pulsion »
de mort. Cette dualité n'apporte rien de très nouveau par rapport
aux rôles antérieurement impartis d'une façon séparée aux pulsions
de conservation d'une part et aux pulsions sexuelles de l'autre. La
« pulsion de destruction » est définie d'autre part comme la partie de
la « pulsion de mort » qui se tourne vers l'extérieur en passant par les
dynamismes physiques ; quant à la notion de « pulsion agressive »,
Freud s'estime très satisfait en 1933 d'en accepter enfin l'hypothèse
comme résultant d'une différenciation des buts de la « pulsion de mort ».
Nous sommes donc conduits à examiner à quoi peut correspondre
cette très épineuse notion de « pulsion de mort », et à discuter même
son statut de « pulsion », avant de pouvoir conclure au bien-fondé des
« pulsions » qui n'en constitueraient que des dérivés.
La notion de « pulsion de mort » a pris dans la fin de l'oeuvre de
Freud une importance telle que ce dynamisme a été parfois présenté
par certains auteurs comme le plus fondamental de tous les méca-
nismes pulsionnels. Pourtant les définitions que Freud nous a données
de la « pulsion de mort » ont souvent varié ; il s'agit tantôt d'un statut
pulsionnel conféré aux tendances agressives, tantôt d'une conséquence
du principe de Nirvana, d'un souci de retour à l'état zéro, tantôt
encore d'une forme de manifestation de la compulsion de répétition,
tantôt enfin d'un élément de déliaison.
On notera tout de suite que la dernière théorie freudienne des
pulsions apparaît comme hésitante, puisqu'il est nécessaire d'en donner
autant de justifications différentes, et, en de nombreux points, contra-
dictoires.
La référence au principe de Nirvana semble a priori fort curieuse
et plutôt que d'entrer dans une problématique qui n'est pas la nôtre
pour discuter du bien-fondé ou non de telle ou telle partie du raison-
nement développé autour de cette hypothèse, contentons-nous de
reconnaître que nous ne nous trouvons plus, à ce propos du moins,
dans le cadre strict de la métapsychologieet que nous venons de mettre
un pied dans le domaine de la métaphysique. Freud s'était fait fort,
grâce à une méthodologie rigoureusement psychanalytique, de trans-
poser en termes métapsychologiques des parties de plus en plus consé-
1470 Jean Bergeret

quentes des domaines jusque-là considérés comme d'ordre métaphy-


sique. Comment ne pas être surpris de constater ici une démarche
orientée en sens inverse ? D'une façon générale, ceux des psychana-
lystes qui opèrent des glissements en direction du registre de la philo-
sophie, ne sont pas reconnus comme très compétents par les spécialistes
de cette discipline. Les problématiques et les méthodologies en jeu
demeurent fort différentes.
Une autre conception de la « pulsion de mort » touche à la fonction
désobjectalisante présentée par A. Green en opposition à la « fonction
objectalisante » de la pulsion de vie, fondatrice de la relation d'objet
et ainsi située très près de l'instinct violent primitif dont je postule
l'existence.
Une habituelle façon de se représenter la pulsion de mort apparaît
comme très proche de la notion de compulsion de répétition ; cette
conception demeure, elle, dans le cadre de la métapsychologie malgré
sa proximité apparente (abaisser les tensions) avec le principe de
Nirvana, mais il s'agit ici d'un effort de retour au semblable et à
l'archaïque, ce qui nous rapproche à bien des points de vue des méca-
nismes en jeu dans le comportement pervers. Le caractère foncier
de la compulsion de répétition étant centré sur un mode de fonction-
nement de l'imaginaire assurant la conservation, on voit mal comment
il pourrait s'agir d'une problématique entrant métapsychologiquement
dans le groupe des « pulsions de mort ». D'autre part, si le terme fran-
çais de « compulsion » est composé à partir du vocable « pulsion »,
un rapprochement n'existe nullement en langue allemande ; la pulsion
(Trieb) n'a rien à voir avec la compulsion (Zwang). Le terme de
Zwang traduit en français par « compulsion » à partir du mot composé
allemand Wiederholungszwang employé par Freud, implique le fait
d'être contraint, obligé, entraîné de force vers une attitude; c'est à
partir du substantif Zwang que Freud a créé le terme de Zwangsneurose,
qu'il a lui-même traduit en français dès 1896 soit par « névrose d'obses-
sions », soit par « névrose des obsessions »2. Nous sommes placés là
dans le domaine de l'obligation de statut défensif et non pas dans le
domaine des dynamismes pulsionnels destinés à la satisfaction du
désir. Nous restons bien dans le registre métapsychologique, mais
à ce registre nous n'entrons nullement dans le compartiment des
pulsions.
Une autre conception encore de la « pulsion de mort » chez Freud

2. " Hérédité et étiologie des névroses ».


Les « pulsions » 1471

se réfère à l'opposition entre les mécanismes assurant la liaison (et


qui découleraient des « pulsions de vie ») et les mécanismes opérant
la déliaison correspondant à la « pulsion de mort ». On peut remarquer
d'abord à ce propos qu'il semble plus conforme à la tradition spéci-
fiquement psychanalytiquede s'en tenir au rôle antérieurement imparti
à la libido en matière de liaison. D'autre part, si l'opposition liaison/
déliaison demeure effectivement du registre métapsychologique, cette
dialectique ne se présente pas pour autant comme d'ordre pulsionnel
et on ne voit pas très bien la nécessité à ce niveau de faire intervenir
une soudaine « pulsion de mort ».
La dernière conception de la « pulsion de mort » que j'envisagerai,
au milieu des nombreuses variations de Freud, touche au problème
fort important et pas toujours très clair de l'agressivité. On continue
en effet à beaucoup parler en termes de « pulsion agressive » en se
référant ou non aux relations que Freud avait cherché à établir entre
sa « pulsion de mort » et l'agressivité. Il me paraît donc nécessaire
de consacrer ici un développement tout particulier aux caractéristiques
de l'agressivité telles qu'elles résultent d'un examen attentif des pré-
cisions dont nous disposons pour mieux cerner cette notion.

Freud n'a cessé d'accorder à l'agressivité une part de plus en plus


grande au cours de ses élaborations théoriques. Il hésite beaucoup à consi-
dérer l'agressivité comme une « pulsion » spécifique et il montre que
l'agressivité ne peut être regardée comme une forme négative de dyna-
misme libidinal ; il lui est difficile de choisir entre le sens agressif ou le
sens simplement autoconservateur à donner au Bemächtigungstrieb (pul-
sion d'emprise) dont il parle pour la première fois dans l'édition de 1905
des Trois essais. Par contre, dans la dernière théorie des pulsions, il
identifie l'agressivité à la partie de la « pulsion » de mort qui se trouve
tournée vers l'extérieur, avant de l'inclure dans la vectorisation maso-
chique primaire.
Je ne peux reprendre ici tous les développements que j'ai pré-
sentés par ailleurs3 et destinés à soutenir l'hypothèse d'un « instinct
violent fondamental » regroupant en gros les différentes sous-catégories
de pulsions d'autoconservation dont Freud a parlé, de façon déjà plus

3. Cf. J. Bergeret, La violence fondamentale, Paris, Dunod, 1984.


1472 Jean Bergeret

complexe que la simple autoconservation proprement dite, à l'occasion


de ses définitions des « pulsions » du Moi et du Bemächtigungstrieb.
Ces notions concernent de toute évidence des composantes multiples ;
pour rendre plus clair l'ensemble des théories des « pulsions » à partir
des successives positions freudiennes et pour opérer aussi une syn-
thèse de ces positions, il m'a paru nécessaire :
I) De conserver la conception permanente de Freud supposant
un dualisme « pulsionnel » foncier.
2) De réduire, pour rendre plus claire la nature de ce dualisme,
le nombre des « pulsions » à deux dynamismes élémentaires d'où
peuvent découler ensuite un certain nombre de sous-catégories de
dynamismes.
3) De défendre l'hypothèse que l'antagonisme « pulsionnel » de
base ne se situait pas, de fait, dans un mouvement synchronique
correspondant à des « pulsions » contemporaines d'une même étape
psychogénétique, mais dans une diachronie situant la conflictuali-
sation entre des niveaux différents d'origine des dites « pulsions »
au cours de l'histoire du vécu relationnel chez le sujet.
4) De déterminer deux variétés élémentaires de dynamismes entrant
dans notre propos : d'une part un instinct de base dont Freud a parlé
à plusieurs reprises et commun à l'homme et aux animaux, que j'appelle
« la violence fondamentale », et d'autre part une véritable pulsion, au
sens plénier où l'entend Freud, la pulsion sexuelle.
5) De suivre Freud dans ses développements des différentes sous-
catégories d'union et de désunion de ces deux dynamismes, c'est-à-dire
dans la problématique et tous les aléas de l'étayage de la pulsion
sexuelle sur la violence fondamentale (instinct naturel et primaire
d'autoconservation).
L'évolution complètement « hystérique » (donc le modèle psycho-
génétique d'évolution le plus réussi au sens structurel et non morbide
du terme « hystérique ») correspondrait à un étayage parfait (donc
idéal, asymptotique) de la pulsion sexuelle sur la violence, et d'inté-
gration de cette violence à des fins purement créatrices relationnellement.
La pulsion sexuelle aurait, dans cette situation purement hypothé-
tique, réussi à récupérer toute la violence. Mais on comprend qu'une
telle perfection s'avère irréalisable; une partie de la violence n'est
jamais complètement intégrée par la libido et cette partie de l'instinct
violent récupère à son profit peu ou prou de pulsion libidinale encore
libre pour donner naissance à l'agressivité, au sadisme, au masochisme.
Dans des situations extrêmes, on aboutit à des solutions (nulle-
Les « pulsions » 1473

ment hypothétiques celles-ci) où c'est la violence qui devient organi-


satrice de l'ensemble de la personnalité et non plus l'imaginaire génital ;
il s'agit de l'univers psychotique. Dans les situations dépressives limites
enfin, le Moi ne parvient ni à l'une ni à l'autre de ces deux solutions
intégratives et nous constatons un simple flottement, plus ou moins
bien contenu et plus ou moins masqué par les inhibitions et l'anacli-
tisme, entre un primat de la violence et un primat du génital, sans
conclusion.
En conséquence de ces quelques hypothèses, il résulte que rien
n'est changé à la théorie freudienne la plus réussie en matière de
pulsion (c'est-à-dire du côté des pulsions sexuelles), sinon que la
libido n'aurait peut-être pas d'énergie propre et que ce n'est point
en minimiser l'importance que se fixer seulement sur son aspect
vectoriel, téléologique, en considérant par contre que toute l'énergie
dont dispose la libido viendrait de l'instinct fondamental, donc du
plus ou moins grand degré d'efficience de l'opération d'étayage et
d'intégration réalisé par la libido à partir de l'instinct violentfondamental.
Par contre, mes hypothèses nécessitent une distinction très nette
entre les notions de violence et d'agressivité. Je ne pense pas que mes
propositions se présentent comme réductrices ou comme révolution-
naires ; elles prétendent seulement ranger dans des catégories mieux
définies un certain nombre des données présentées dans un certain
désordre jusque-là, au sein des développements métapsychologiques.
Mon premier niveau de distinction concernera le mode de la
relation objectale : dans l'optique freudienne, l'agressivité vise un
objet au statut antérieurement défini chez le sujet et spécifié sexuelle-
ment, alors que Freud nous a montré par ailleurs l'existence d'une
situation que je désigne comme une « violence fondamentale » et qui
correspond à des opérations d'ordre seulement identificatoireprimaire,
c'est-à-dire narcissique. L'objet demeure, à cette étape, fixé à un
statut encore purement extérieur, son sort ne revêt aux yeux du sujet
qu'une importance très secondaire. L'objet ne connaît pas encore un
statut d'autre « sujet ».
Mon deuxième niveau de distinction concerne le but du dynamisme
en cause : l'agressivité vise spécifiquement à nuire à l'objet, à le détruire
ou pour le moins à le faire souffrir, à l'atteindre négativement d'une
façon ou d'une autre cependant que la violence instinctuelle fonda-
mentale ne s'intéresse qu'aux buts du sujet lui-même, à ses propres
intérêts immédiats, c'est-à-dire à sa simple survie. Le sort, réservé
à l'objet demeure, comme je l'ai dit, indifférent au sujet ; que l'objet
1474 Jean Bergeret

souffre, qu'il soit même mis à mort n'entre pas en compte dans les
buts directs de l'univers imaginaire purement violent.
Mon troisième niveau de distinction portera sur les facteurs éco-
nomiques liés à la notion d'ambivalence : l'agressivité est conçue par
Freud comme découlant de l'échec des opérations d'union et de désu-
nion, c'est-à-dire d'étayage et de désétayage entre tendances tendres
et tendances hostiles. Il s'agit donc essentiellement des aléas de l'ambi-
valence affective, c'est-à-dire de la capacité ou non de vivre l'indis-
pensable ambivalence affective elle-même. L'instinct violent fonda-
mental au contraire ne connote aucune nuance ambivalente ; elle
demeure du cadre préambivalent décrit par K. Abraham et du cadre
aussi des véritables fantasmes primitifs violents auxquels j'ai consacré
plusieurs études et qui n'ont rien à voir avec ce qu'on appelle habi-
tuellement « fantasmes originaires »; ces fantasmes, souvent men-
tionnés dans les travaux très classiques, concernent un ordre sexuel
et secondarisé ; ils résultent d'un après-coup reconstructif à fondement
oedipien. Il existe par contre d'autres formations imaginaires, vraiment
primitives celles-ci, où il n'est question que d'autoconservation, c'est-à-
dire d'une problématique du « l'autre ou moi ? », « lui ou moi ? »,
« moi ou rien ». Nous sommes donc très près du langage de base que
l'être humain a confié à l'ordinateur le soin de gérer à sa place : « zéro
ou un » ; il n'existe que l'une ou l'autre de ces positions radicales ;
aucun degré d'ambivalence, de nuances, de mixité, de complexité
n'est envisageable. Les authentiques formations fantasmatiques pri-
maires fonctionnent ainsi.
Mon quatrième niveau de distinction sera d'ordre dynamique :
Freud range l'agressivité dans le cadre des pulsions de mort et de
destruction, de retour à l'état zéro du côté du sujet. L'instinct violent
fondamental serait au contraire de l'ordre des « instincts de vie » tels
qu'ils étaient conçus par Freud, à partir des instincts d'autoconser-
vation. Entre 1910 et 1920, cette violence ne serait donc nullement
incluse dans la théorie des « pulsions » de mort développée après 1920.
L'instinct violent fondamental serait présent dans l'équation génétique
avec laquelle tout nouveau-né arrive au monde; cet instinct serait
rendu opératoire dès la naissance par interaction avec les mêmes don-
nées violentes toujours présentes bien que refoulées dans l'imaginaire
environnemental ; l'adulte ne voit jamais sans quelque inquiétude
arriver au monde un élément rival narcissiquement, très vite investi
secondairement par les relations de tendresse mais perçu de façon
primitive comme un concurrent et comme un éliminateur potentiel.
Les « pulsions » 1475

L'instinct violent demeure de statut tout à fait élémentaire et pri-


mitif; il correspond à des mouvements narcissiques primaires. Un
tel instinct se voit de toute évidence réactivé dans les divers moments
d'opposition avec des environnements concentriques qui se vivent
comme menacés ; la période de l'adolescence ne constitue qu'un des
moments les plus typiques de ce genre d'opposition, après le moment
de la naissance; la période oedipienne concerne également cette oppo-
sition, à côté des aspects génitaux.
Mon cinquième niveau de distinction portera sur la nature des
conflits en cause : l'agressivité, en effet, ne peut être saisie dans l'oeuvre
de Freud que dans son articulation avec la sexualité au sein de mou-
vements à la fois antagonistes et synchrones entre les forces de haine
et les forces d'amour. La violence instinctuelle constitue un pur instinct
de survie et elle ne conserve avec la libido qu'une forme d'antagonisme
qui ne saurait être synchrone ; ses rapports demeurentd'ordre purement
diachronique dans le cadre de l'étayage et de l'intégration. Dans la
dialectique entre instinct violent et pulsion sexuelle, il s'agit d'une
problématique éventuellement conflictuelle certes, mais ne portant
que sur des oppositions mettant en jeu deux étapes chronologiquement
différentes de conflits, c'est-à-dire deux groupes de conflits ; ou, si l'on
préfère, on pourrait dire qu'il s'agit d'un conflit entre générations (de
conflits), la première génération implique des conflits d'essence narcis-
sique primaire, la seconde génération comporte des conflits d'essence
génitale. Du point de vue dynamique, on peut considérer que si la
solution d'étayage et d'intégration l'emporte sur l'opposition entre ces
générations de conflits, l'énergie violente fondamentale viendra ren-
forcer le courant libidinal en y prenant un sens objectai nouveau, positif
et créatif relationnellement.
Mon sixième et dernier niveau de distinction est tiré de l'examen
différentiel des diverses situations rencontrées en clinique :
L'agressivité est perçue en effet à partir du vécu de nos patients
comme le résultat de la récupération au profit de la violence instinc-
tuelle fondamentale des éléments libidinaux épars mal organisés entre
eux et du même coup nullement organisateurs sous le primat de l'OEdipe
et de la libido, alors que le sort positif logiquement réservé à la violence
archaïque naturelle est de réussir à s'intégrer au sein de la problé-
matique libidinale à laquelle elle doit apporter, dans le cadre de l'étayage,
son énergie initiale, primitivement mal différenciée. La globalité de
l'opération apparaît comme s'effectuant en tant que résultat de l'effi-
cience de l'imaginaire génital et oedipien qui réalise ainsi le primat
1476 Jean Bergeret

organisationnel bien décrit tout au long de l'oeuvre de Freud. Nous


devons rester, je crois, très attachés à cette position conceptuelle
capitale.
De ce long développement il ne saurait donc résulter une opposition
directe entre agressivité et instinct violent ; les deux termes ne se situent
pas pour moi au même niveau économique puisque l'agressivité ne
saurait constituer ici une quelconque pulsion élémentaire mais qu'elle
représente déjà un composé, un compromis « pulsionnel » dans les cas
les plus banaux, et le signe d'un échec dans les cas où l'imaginaire
libidinal ne parvient pas à assurer le primat de l'organisation de l'en-
semble de la personnalité.
La seule opposition dialectique entre dynamismes élémentaires, dif-
férents par leur niveau (mais équivalents dans leur élémentarité ori-
ginelle), concerne les rapports entre les deux étapes de conflictualisa-
tions intrinsèques : de la mise en jeu de l'instinct violent fondamental
d'une part et des conflits nés de la mise en jeu de la pulsion sexuelle
d'autre part. Ceci autorise toutes les situations sous-catégorielles
habituellement décrites, mais impose une hiérarchie au sein de la
problématique pulsionnelle.
Il ne semble pas qu'on puisse faire l'économie d'une révision (dans
le sens d'une clarification) ni d'un plus grand rigorisme, dans la classi-
fication des pulsions, en particulier en déterminant le décalage caté-
goriel existant entre « instinct » et « pulsion ».
Il me paraît encore moins possible, au sein d'une nécessaire révi-
sion de notre métapsychologie, de nous passer de ce qu'on appelle
(pourtant improprement à mes yeux), une « théorie des pulsions » ;
je parlerais plus volontiers d'une théorie des dynamismes élémentaires
et de leurs composés.

CONCLUSIONS

J'ai cherché à exprimer dans ce travail mon étonnement devant le


faible degré d'insatisfaction manifesté, jusqu'à ces dernières années, en
face des obscurités, des hésitations, des contradictions, et des nombreux
glissements concernant ce qu'on considère comme la « théorie freu-
dienne des pulsions ».
A partir de notions de base solidement ancrées avec une certaine
permanence dans l'oeuvre de Freud, j'ai tenté de pointer à quel niveau
Les « pulsions » 1477

on pouvait tenter de repérer la difficulté éprouvée pour clarifier cette


partie importante de la métapyschologie et se trouver ainsi plus à l'aise
avec elle par rapport à l'ensemble de la théorie psychanalytique.
Il me semble en effet indispensable de reconnaître, à travers tous
les contours rencontrés dans les descriptions de l'univers des divers
dynamismes psychiques, deux composantes de base d'où vont éclore
progressivement des composés qui ne peuvent être considérés que
comme des sous-catégories mixtes au registre dynamique.
Ces composantes de base, l'instinct violent fondamental d'une part
et la pulsion sexuelle d'autre part, ne sauraient être considérés comme
réductibles à un couple de forces entrant en action antagoniste de façon
synchronique ; leurs caractères différentiels apparaissent, dans l'oeuvre
même de Freud, comme d'une nature beaucoup plus compliquée.
L'instinct violent fondamental et la pulsion sexuelle appartiendraient
tous deux à l'équation génétique individuelle mais ils n'y figureraient
qu'en potentialité symbolique à la naissance ; leur efficience imaginaire
ne serait rendue opératoire que dans le cadre d'une progressive inter-
action avec l'imaginaire environnemental. L'instinct violent apparaî-
trait comme entrant immédiatement en activité ; il n'a rien de commun
avec l'agressivité mais correspond à un élan narcissique primaire
visant seulement à la survie. C'est sur cet instinct que va s'étayer peu
à peu la pulsion libidinale en intégrant ce dynamisme primitif et en
lui conférant une objectabilité créatrice de nature à satisfaire les dif-
férents ordres de désirs.
Une telle évolution constitue le modèle structurel « hystérique »,
« névrotique », « oedipien », « génital » et « triangulaire » ; l'ensemble de la
personnalité s'y voit organisé selon le primat du génital et de l'ima-
ginaire oedipien. Mais ce modèle n'est jamais parfait et les composantes
violentes mal intégrées chercheront à attirer à elles, dans le mouvement
inverse, des fragments libres de libido pour les organiser en agressivité,
sadisme, ou masochisme. Au pire, c'est la violence qui assume le
primat organisationnel ; nous entrons alors dans une problématique
psychotique. L'état-limite dépressif hésite entre les deux solutions,
sans choix définitif encore.

J'ai entendu limiter ma mise en question de la métapsychologie à


la dynamique pulsionnelle. Mais il résulte de cette mise en question
ponctuelle, des mises en question éventuelles d'autres parties de la
1478 Jean Bergeret

métapsychologie; leurs conséquences dépassent obligatoirement le


cadre purement métapsychologique où nous demeurons finalement
assez à l'aise étant donné la solidité des bases cliniques justifiant les
hypothèses essentielles sur lesquelles reste fondée notre métapsycho-
logie. Nous risquons de nous inquiéter beaucoup plus devantla nécessité
non pas d'aménager, de compliquer ou d'étendre nos conceptions de la
psychogenèse, mais de réviser radicalement nos systèmes représen-
tatifs confortables des premiers moments imaginaires au sein de la
fameuse relation « mère-enfant » ; cette iconographie, jusque-là trop
avantageuse en apparence, semble en réalité très restrictive pour la
femme.
Il nous faut accepter de relire Sophocle sans scotomisations.
Sophocle nous a montré très clairement comment débutait « l'OEdipe ».
Freud a fort habilement séparé ce qui pouvait être manipulé à un
niveau d'angoisse et d'élaboration somme toute maîtrisable de ce qu'il
ne nous (lui) fallait pas reconnaître en matière de psychogenèse, parce
que trop anxiogène.
Mais depuis un quart de siècle les données socioculturelles ont
changé et la réussite de l'organisation de l'imaginaire sous le primat
du génital est-elle aussi fréquente qu'autrefois? C'est à la clinique
qu'il revient de nous éclairer. C'est elle qui, en fin de compte, interroge
la théorie et la contraint, devant de nouvelles formes plus primitives
d'angoisses courantes privées et collectives, à ne pas demeurer trop
paresseuse.

Dr Jean BERGERET
47, rue de la Garde
69005 Lyon
FRANCIS PASCHE

DES CONCEPTS MÉTAPSYCHOLOGIQUES


DE BASE

Si l'on compare la réalité psychique à un grand arbre1, on com-


prendra que son exploration commence par le tronc; ce qui est au
niveau du regard, à portée de la main. Les racines enfouies et la ramure,
bien haut, et qui pousse de nouvelles branches feuillues tous les ans,
seront à explorer plus tard. Le tronc figure assez bien la métapsycho-
logie dite de 1915.
Naturellement avant d'avoir examiné, à leur tour, racines et ramure,
il manquera quelque chose à l'examen du tronc. Certains détails de sa
structure resteront inaperçus, certaines déductions quant à ses fonctions
seront erronées, qui devront être rectifiées grâce à l'exploration du
reste.
Mais peut-on dater aussi précisément cette métapsychologie et la
réduire au recueil de ces cinq textes ? Le « Narcissisme, une intro-
duction » (1914), « Les formulations concernant les deux principes du
fonctionnement mental » (1911), même le chapitre VII de la Science
des Rêves (1901) et l' « Esquisse » ne devaient-ils pas y être joints ?
D'ailleurs bien des remarques et des développements au cours des
travaux cliniques et des premiers textes sur la technique ne doivent-ils
pas être qualifiés de métapsychologiques ?
Il est vrai que la plupart des aperçus théoriques épars, antérieurs
à 1915, ont été repris dans la Métapsychologie, mais pas tous. Ne trouve-
t-on pas, par exemple, dans le « Narcissisme... » la notion de sacrifice
du sujet dans l'amour objectai, « l'appauvrissement en libido du Moi
au profit de l'objet », la sublimation comme substitut du refoulement,
enfin une esquisse d'une théorie de l'idéalisation et de l'Idéal du Moi ?
Le tronc est plus épais qu'il n'apparaissait tout d'abord.
Il y a donc une première approche métapsychologique qui va de

I. Comparaison justifiée du fait de la corporéité de la réalité psychique.


Rev. franc. Psychanal., 6/1985
1480 Francis Pasche

l' « Esquisse » à « Deuil et mélancolie », et une seconde à partir d' « Au-


delà du principe de plaisir » (1920) qui n'est pas à substituer à la pre-
mière, mais qui en constitue le prolongement, en ce qu'elle aborde les
racines mêmes de celle-ci jusqu'alors inaperçues.
Ces racines cachées sont alors mal désignées par le terme de
« deuxième topique ». La différenciation du Ça en Moi, et celle du Moi
en Surmoi sont plus qu'annoncées avant 1920 : « Nous soupçonnons
que l'instance critique, qui n'est séparée du Moi que par clivage,
pourrait dans d'autres circonstances également démontrer son auto-
nomie, et toutes nos observations ultérieures confirmeront cette sup-
position » (« Deuil et Mélancolie ») ; et « Il ne serait pas étonnant que
nous trouvions une instance psychique particulière qui accomplisse
la tâche de veiller à ce que soit assurée la satisfaction narcissique pro-
venant de l'Idéal du Moi, et qui dans cette intention, observe sans
cesse le Moi actuel et le mesure à l'idéal » (« Le narcissisme... »).
La notion de Surmoi, qui sera longtemps encore mal distinguée
de celles d'Idéal du Moi, et d'idéalisation, est donc déjà nettement
posée et située.
Ce n'est pas la distinction des trois instances, mise en place dès 1914,
qui fait la différence, c'est l'invention, ou la réinvention, de la compul-
sion de répétition et des deux instincts ; nous le verrons.
Mais avant de poursuivre, il convient de situer la métapsychologie
et de s'interroger sur sa fonction. La métapsychologie est-elle utile ?
Quel est son rapport avec la clinique ? — Avec la praxis ? — Est-elle
individuelle et devant varier avec chacun de ses usagers ? Autant de
questions qui se réduisent finalement à une seule : Qu'est-ce que la
métapsychologie ?
Nous avons souligné ailleurs sa parenté avec la mythologie, au
point que nous avons cru pouvoir prendre au sérieux la formule de
Freud selon laquelle la théorie psychanalytique « était notre mytho-
logie ».
Cela ne nous avance guère, si nous ne pouvons définirla mythologie.
Or celle-ci nous paraît moins être une description imagée des phéno-
mènes naturels, une sorte de modèle à suivre — ou à ne pas suivre —
pour la conduite de la vie, un moyen de résoudre des problèmes intel-
lectuels (Levy-Strauss), qu'une figuration des avatars des pulsions et
du Moi allant parfois, comme dans les Travaux et les Jours d'Hésiode,
jusqu'à suivre pas à pas l'évolution libidinale.
Hypothèse qui, pensons-nous, ne fera point trop de difficultés
pour les analystes, mais qui paraîtra plus discutable,même à leurs yeux,
Des concepts métapsychologiques 1481

si on l'applique également à la métaphysique ; cette métaphysique que


Freud se faisait fort de convertir en métapsychologie2.
Et pourtant, il n'est pas trop difficile de montrer que les spécula-
tions les plus apparamment élaborées, telles que celles portant sur le
problème de l'Etre, sont l'expression d'expériences précocissimes
de l'enfance, et, les moins vraies à nos yeux, de défenses édifiées lors
de ces expériences pour les dénier. C'est ainsi que les « systèmes »
achevés, toujours pré-oedipiens, s'édifient sur la très primitive réali-
sation hallucinatoire de désir3 et considèrent comme le critère de l'accès
au Vrai d'être parvenus, pensent-ils, à fondre la matière dans l'esprit,
le dehors dans le dedans, l'être dans la pensée, et à réaliser ainsi la
rassurante unification du Tout.
La métapsychologie freudienne n'a pas cette ambition, ou mieux,
n'est pas suspecte de cette dérive, car elle ne peut être rapprochée que
des doctrines philosophiques qui ayant surmonté, ou presque, les
angoisses archaïques, ont pu renoncer au déni, donc à la rationalisation
exhaustive, autrement dit au système.
Elle peut être rapprochée de celles-ci, car elle aussi résulte de l'éla-
boration des toutes premières expériences, elle en est l'essence.
Choisissons dans la théorie psychanalytique l'exemple privilégié,
clé de voûte puisqu'il la définit, celui des « trois points de vue » : « Je
propose qu'on parle de présentation métapsychologique lorsqu'on
parvient à décrire un processus psychique dans ses relations dyna-
mique, topique et économique » (L'inconscient, dans Métapsychologie).
Vivre le besoin (ou le désir) avec la représentation qui l'oriente
— dynamique ; en ressentir les variations d'intensité — économique ;
et ceci dans un espace physique et mental sien4 — topique —, est le fait
de l'espèce humaine, et même animale sans doute. C'est l'enracinement
dans le biologique qui s'exprime ainsi et qui fait comprendre que le
concept de pulsion soit « un concept limite entre le psychique et le
somatique » ; voilà qui fonde la liaison de l'âme et du corps constituant
la base de toute la doctrine.
Il est donc évident que ces relations ne peuvent être pensées iso-
lément ; que ces trois points de vue ne peuvent être seulement juxta-
posés. Le saint homme qui réprime son agressivité (dynamique),
provoque au niveau de son Moi une surchargeénergétique (économique)

2. Psychopathologie de la vie quotidienne.


3. Après déplacement de la réalité de la " chose " visée à ce qui est censé en être le signe.
4. Multiplicité simultanée où se jouent ces variations,réalisant ainsi la séparation et la hiérar-
chisation des Pouvoirs (Instances). La topique freudienne est verticale.
RFP — 48
1482 Francis Pasche

qui passera dans son Surmoi (topique), et le rendra d'autant plus cou-
pable qu'il l'est moins. Contre toute logique. Le corps et le psychisme
sont d'un seul tenant.
Cette expérience — de l'action en nous des trois facteurs dyna-
mique, topique, économique — ne peut être située dans une histoire
individuelle et donc ne peut être rattachée à un souvenir datable même
approximativement, ou plus exactement elle est présente en chacun
des souvenirs, et en tous, et, à la fois, en deçà de tout souvenir évo-
cable, mais néanmoins déjà vécue et peut-être avant la naissance.
La théorie, c'est ce qui exprime le plus fondamental sous la clinique,
à la fois le plus ancien et le plus permanent.
Le plus général, le plus abstrait est aussi de qui est en nous le plus
profond, noyau autour duquel s'organise notre individualité concrète,
donc le plus personnel de chacun.
Une seule métapsychologie est donc concevable puisqu'elle formule
l'infrastructure du somato-psychisme. Une seule métapsychologie,
alors qu'il y a autant de « cliniques » qu'il y a de psychanalysés et de
psychanalystes, enfin d'êtres humains.
Mais ajoutons qu'étant idéale, elle n'est pas à atteindre mais à
approcher. C'est pourquoi nous ne soutiendrons pas que la méta-
psychologie freudienne réalise exactement le modèle théorique à viser.
Elle a sans doute à être corrigée et étoffée, et ce travail, déjà entrepris
par maints successeurs, est interminable. Mais nous pensons que tout
ce qui revient à la déformer, c'est-à-dire à en modifier les proportions,
en atrophiant certaines d'entre elles et en outrant certaines autres, ne
rend pas compte de notre expérience de psychanalystes d'autrui et de
nous-mêmes.
La métapsychologie est-elle indispensable à la pratique ? La théorie
n'a jamais à être verbalisée au cours d'une psychanalyse, et l'on peut
fort bien admettre qu'un praticien ignorant tout, ou presque de la
métapsychologie, mais ne déniant ni la réalité extérieure, ni la maté-
rialité de son propre corps, et aussi, bien sûr, ayant déjà démonté
une bonne part de ses autres mécanismes de défense, fasse du bon
travail.
Par contre, si ces conditions ne sont pas remplies, érudition et
subtilité ne lui seront d'aucun secours, à moins que la théorie n'oriente
l'analyse de son contre-transfert. En particulier la découverte en lui-
même d'une tendance à privilégier l'un des trois « points de vue »
(c'est le plus souvent le point de vue dynamique) devrait l'alerter.
En août 1915 le « Préliminaire à une métapsychologie » (titre pri-
Des concepts métapsychologiques 1483

mitif) était terminé. Or il comportait douze articles dont Freud aurait


détruit les sept derniers ; il les a probablement détruits puisqu'ils
n'ont pas été publiés et qu'on n'en retrouve plus trace. J. Laplanche
et J.-B. Pontalis5 citent l'hypothèse de Jones et semblent l'admettre :
« Je suppose qu'ils (ces articles) représentaient la fin d'une époque, un
résumé final de l'oeuvre de sa vie... mais d'autres idées révolutionnaires
germèrent ensuite dans son esprit, idées nouvelles qui l'auraient amené
à remanier complètement les plus anciennes. Il se détermina donc à les
détruire purement et simplement. »
Ces sept articles disparus étaient sans doute en contradiction avec
ces « idées révolutionnaires », mais le contenu des cinq premiers ne
l'était pas, et la nouvelle métapsychologie ne fera que révéler l'infra-
structure de ce contenu et permettre à la doctrine un nouveau déve-
loppement. Néanmoins l'acquis sera de taille.
Rien d'essentiel n'est à retrancher de la première théorie — à deux
affirmations près — qui apparaissent plutôt comme des omissions :
1) le plaisir n'est pas lié simplement à la décharge de l'énergie, mais
aussi à la surcharge, et selon un certain rythme, 2) le masochisme n'est
pas seulement secondaire. En somme ce que Freud avait édifié jusque-
là était solide, cohérent et lui aurait déjà valu, s'il s'était arrêté là, un
assez beau titre de gloire.
L'être humain y était décrit comme un organisme équipé d'un
système neuro-musculaire couronné d'un appareil psychique lui per-
mettant d'assouvir besoin et désir avec l'aide tout d'abord de l'envi-
ronnement. Cet appareil travaille6 à maitriser les excitations d'origine
interne par son action sur les forces pulsionnelles afin de maintenir
au-dedans un étiage énergétique favorable à la survie ou, au moins,
compatible avec elle.
Le monde extérieur, distingué du monde intérieur en ce que la
motricité permet de le fuir s'il est dangereux ou trop « excitant »7,
n'est par ailleurs qu'une source de satisfactionpropice à la décharge des
tensions, donc au plaisir, ou encore tout à fait indifférent. L'extérieur,
mère comprise, n'a donc alors qu'un statut de chose.
Toutefois cet appareil psychique est capable, comme complément

5. Métapsychologie, coll. « Idées ", Gallimard, Avant-propos3 traduit par J. Laplanche et


J.-B. Pontalis.
6. « Le concept de pulsion nous apparaît... comme une mesure de l'exigence de travail qui
est imposé au psychique en conséquence de sa liaison au corporel. »
7. Freud a eu la profonde intuition de ce que le critère de réalité reposait sur l'activité motrice3
mais il ne semble pas avoir l'importance de l'effort du Sujet contre la résistance de l'Objet
(cf. Maine de Biran).
1484 Francis Pasche

de l'action psychique sur l'environnement, d'intérioriser, de s'appro-


prier, la représentation de ce qui est bon au-dehors et de rejeter sur
ce dehors, d'imputer à ce dehors, ce qui est mauvais en lui ; ce sera le
« Moi-plaisir purifié ».
Dans la Métapsychologie tout au moins (car dans les textes cliniques,
il n'en est pas tout à fait de même) on ne sort guère du Sujet, le Sujet
ne sort guère de lui-même, si ce n'est pour se projeter sur l'Objet ou
pour l'englober. L'image de l'amibe avec ses pseudopodes convient ici
parfaitement et Freud semble reprendre à son compte l' « introjection »
selon Ferenczi, lequel va jusqu'à dire : « J'estime que le mécanisme
de tout amour objectai et de tout transfert sur un objet est une exten-
sion du moi, une introjection. »
Nous ne croyons pas que, considéré comme la première phase d'un
mouvement de pensée qui ne s'arrêtera pas là, et dépassera en parti-
culier les positions ferencziennes, ce premier plan de la doctrine ait
été sérieusement ébranlé par les tentatives pour s'en passer, ou pour en
créer de toutes nouvelles.
En tout cas, cette focalisation sur le sujet a été si loin, et avec tant
de bonheur, dans le « Narcissisme... » qu'il semble qu'elle ait déclenché
en l'esprit de Freud, comme par un mouvement de pendule qui lui
est habituel, un intérêt nouveau pour le monde (extérieur) physique
et humain8.
A partir de 1920 le monde extérieur entre donc en scène, mais sa
venue avait été préparée par les considérations sur la psychose expri-
mant son rejet comme vecteur d'intentions9 et sur le deuil comme perte
de ce qui, parfois, en était le plus bel ornement10.
Traumatisme de l'effroi devant un danger extérieur sans mesure,
traumatisme de la séparation d'avec la mère11, mais aussi liens avec
autrui, collectifs, et deux à deux12.
Il s'agit donc maintenant de l'action du dehors sur le Sujet, menace
de destruction physique inéluctable, ou provocation d'Objets aimants,
fascinants, contagieux qui l'entourent.
Les Essais apportent avec l'avènement de l'Objet, de l'autre comme
Sujet, ce que l'Objet jusqu'ici n'était pas réellement. La volonté de
l'hypnotiseur, celle du meneur, le désir et l'amour de l'amant vont

8. La guerre comme cause conjoncturelle n'est pas à négliger.


9. Connaissances de l'inconscient, in les Essais de Psychanalyse,
10. Deuil et mélancolie, in les Essais...
11. « Au-delà du principe de plaisir ».
12. Psychologie collective et analyse du Moi.
Des concepts métapsychologiques 1485

entrer en ligne de compte et aussi la communion de peuples entiers


dans la haine ou dans l'idolâtrie : l'esprit de corps. H est significatifque
« Psychologie collective et analyse du Moi », ait suivi de peu « Au-delà du
principe de plaisir ». La découverte des deux Instincts en aura permis,
en effet, la théorisation.
Ce concept éminemment dualiste répond à la nécessité de fonder la
relation. Même si Freud n'en a pas eu clairement conscience, il dépassait
ainsi sa conception antérieure au Sujet comme seul centre d'attraction
et de répulsion (fuite, rejet, protection) en face d'objets à prendre, à
éviter, ou à recouvrir d'images tirées de son propre fond. Une force
entre lui et l'autre, en dehors d'eux13, tend à les réunir, une force de
signe contraire tend à les séparer, forces qui leur confèrent à l'un et à
l'autre, de ce fait, une identité de statut, une dignité égale d'existence.
Mais ces deux forces agissent également à l'intérieur d'eux-mêmes,
l'une pour assurer la cohésion de chacun d'eux, l'autre pour en per-
mettre la déhiscence.
Reconnaître le masochisme comme étant de fondation, au coeur
du sujet, et non seulement comme sadisme retourné sur soi, fut décisif.
Mais ce terme de masochisme primaire a ici à notre avis un sens trop
restreint.
En effet, ce qui est primaire dans ce masochisme plus fondamen-
talement c'est l' « instinct de mort » : la tendance à la dissociation, qui
peut aller jusqu'au morcellement, jusqu'à la mort14 mais qui peut aussi,
intriquée avec Eros, au nom d'Eros amener à céder quelque chose de soi-
même, de sa substance, au bénéfice de l'autre par amour15 à l'image de
« ces cellules qui se sacrifient dans l'exercice de cette fonction libidinale »
(« Au-delà du principe... »)16. Quand Freud dit que c'est le « sadisme
dirigé vers l'objet qui montre au sujet le chemin de l'amour » nous
faisons quelques réserves. Nous insistons sur la distinction nécessaire
entre :

— l'effet du « masochisme primaire » retenu dans le sujet, qui l'amène


à se déprendre de quelque chose de lui-même au profit de l'objet ;

13. Pour constituer et défaire de grandes unités politique, nationale, religieuse...


14. Ainsi nous est rendue notre propre mort que les tenants du monisme instinctue! tentent
à nouveau de nous confisquer.
15. Ce " retranchement », mais projeté sur Dieu, a été bien vu par le cabbaliste Louria (le
« Tsimtsum ») et par les théologiens chrétiens (la Kénose). Comparer à l'explication très méca-
nique de la Création (don d'amour) par H. Heine (cité par Freud), qui assimile, semble-t-il,
celle-ci à l'exonération d'un trop-plein-abdominal ?
16. Cf. L'antinarcissisme, in A partir de Freud, Payot, 1969.
1486 Francis Pasche

— de l'effet de ce « masochisme » quand, ressenti comme souffrance ou


menace pour la survie, il est rejeté à l'extérieur sous forme de
sadisme17 aux dépens de l'objet.

En un mot ce que Freud appelle « masochisme primaire » fonde


l'amour s'il est gardé en soi, mais se transforme en sadisme s'il est
expulsé hors de soi. Il est possible que dans le second cas, l'intensité,
la pureté, le degré de désintrication, des motions agressives n'ait pas
laissé au Moi d'autre choix. En tout cas un investissement centrifuge,
positif, libidinal, peut se passer du sadisme pour trouver son chemin,
mais c'est le « masochisme » qui l'a poussé dehors.
Il est temps de nous expliquer et d'exposer brièvement notre
conception de la théorie des deux instincts qui nous paraît se dégager
des textes freudiens mais dont nous ne pourrions jurer qu'elle corres-
pond exactement à l'implicite de sa pensée.
Nous partirons de cette phrase de l'Abrégé18 : « Par analogie avec le
couple de nos pulsions fondamentales, nous sommes entraînés, au-
delà du domaine de la vie, jusqu'à la paire d'opposés, qui règne dans
le monde anorganique : attraction et répulsion »19, et de se référer une
nouvelle fois, à Empédocle.
C'est qu'en effet, le terme de mort, dans instinct de mort, nous
semble doter celui-ci d'une connotation péjorative, voire angoissante,
qui ne rend pas compte de son action, du moins quand il ne fonctionne
pas seul, et il est alors bien souvent au service de la vie. Certes, aban-
donné à lui-même, il va jusqu'à détruire toute unité organique (ce qui
d'ailleurs est parfois au bénéfice de l'ensemble : catabolisme), mais il est
aussi l'agent principal de la division cellulaire, de la multiplication, de
la croissance. Le germen se détache du soma, l'oeuf se divise, et les
cellules-filles à leur tour, jusqu'à édifier un nouveau soma ; l'enfant se
détache du corps de la mère, puis de son contact, de sa présence proche,
il la crache20 (alors qu'à d'autres moments il la savoure, la gobe ou se
donne à elle), il jette au loin sa bobine21 ; les liens familiaux se disten-
dent nécessairement; les membres d'un couple, ceux d'un groupe,

17. Ce sadisme s'ajoute à l'agressivité primaire centrifuge mise en oeuvre par le système
musculaire et affectée à la conservation. Le sadisme retourné secondairement sur soi, quelle
que soit son origine, est le fait du narcissisme (Eros) puisqu'il est centripète. Symétriquement,
l'extériorisation de l'amour vers un objet est le fait de l'instinct de mort en ce qu'il est centrifuge,
tout comme celle de l'agressivité.
18. Abrégé de psychanalyse, PUF.
19. Nous soulignons.
20. " La dénégation ".
21. « Au-delà... ".
Des concepts métapsychologiques 1487

créent et maintiennent entre eux la distance qui préserve l'unité de


chacun, en même temps qu'ils se désaisissent d'une part d'eux-mêmes
en faveur des autres. La perception implique la distanciation. Le Moi
résulte de la scission du Ça, le Surmoi de celle du Moi, et les trois ins-
tances restent distinctes et opposées en même temps qu'indissolu-
blement liées.
Si le concept d'instinct de mort inclut les idées de désintrication
totale, de destruction et de mort, il inclut aussi celle de scission, de
séparation, de distinction, d'individualisation qui ont une connotation
neutre, ou positive ou même vitale.
Il en est de même symétriquement pour l'instinct de vie (Eros) qui
inclut à la fois les idées d'union, de conjugaison, de rassemblement
d'unités dispersées en une unité nouvelle organique mais aussi les
idées d'accolement anarchique d'unités indifférenciées, d'agrégation
monstrueuse (foule, cancer, etc.) et enfin celle d'intrication parfaite
à parties égales qui est proprement la mort ou la « chosification » (cata-
tonie). Le bruit de la vie ne vient pas seulement d'Eros, mais de toutes
les intrications incomplètes d'Eros et de l'instinct de mort, où domine
tantôt l'une tantôt l'autre de ces deux tendances, tantôt ici, tantôt là.
Mais il n'y a pas de raison de leur supposer le moindre pouvoir
organisateur, même à Eros. Celui-ci unit comme l'instinct de mort
disjoint, aveuglément. Mais ils sont l'un et l'autre au service de la
compulsion de répétition qu'on ne peut donc identifier à l'instinct de
mort, comme cela se dit. Elle le sous-tend comme elle sous-tend l'ins-
tinct de vie.
Cette compulsion de répétition serait une sorte de mémoire22,
« l'explication historique ne saurait être négligée », une mémoire
démiurgique, qui aurait le pouvoir de reproduire les états passés de la
matière et leur développement en formes vivantes, mais dont la finalité
profonde, l'ultime objectif serait la mort, la mort individuelle, bien sûr,
puisqu'elle doit répéter, mais aussi la mort absolue du monde vivant.
Nous avons proposé autrefois de la définir comme l' « instinct de
l'instinct »23, car elle oriente l'action des instincts, les astreint en quelque
sorte à la réalisation, à la conservation des êtres vivants et à leur des-
truction. Elle tue en définitive tout soma apparu au cours de l'évolution,
mais on lui a dû aussi la naissance de ce même soma en répétant la
fusion de deux gamètes, indéfiniment.

22. Cf. « La mémoire » de Samuel Butler (La vie et l'habitude, NRF)... et la biogénétique
contemporaine.
23. Autour de quelques propositions freudiennes contestées, in A partir de Freud.
1488 Francis Pasche

C'est à elle qu'il faut imputer l'édification de chaque organisme


par la mise en oeuvre des deux instincts, la répartition, la succession
et la simultanéité de leurs tâches, la distribution de leurs champs
d'action. Elle a ainsi la maîtrise de l'homéostasie jusqu'à la désorga-
nisation finale, pour faire croître, durer, et finalement détruire le soma
et le recommencer. Mais aussi, au long de la vie de chaque individu,
la répétition des comportements passés et, parmi eux, ceux qui témoi-
gnent des modifications résultant des traumatismes subis. Cette sourde
et implacable aspiration qui l'entraînerait bien en deçà du présent et
du passé immédiat en ferait une tendance éminemment régressive.
Elle aurait donc une double fonction24 celle de permettre à l'être récent
(au rang de l'Espèce) de persister dans son être en le répétant, et celle
de tendre à lui faire retrouver ses formes les moins évoluées jusqu'aux
éléments premiers qui l'ont constitué avant qu'il ne prenne naissance.
Comme si elle devait cesser un jour de répéter la vie sans cesser de
répéter la mort.
Il lui faudrait alors tuer également cette « force qu'on ne peut
absolument pas se représenter »25 faute de quoi s'instaurerait un Eternel
Retour. Mais comment le pourrait-elle, alors qu'elle doit à cette force
d'exister ?
D'autres forces, transcendantes elles aussi à la matière vivante,
devront s'en mêler. C'est ici que peut être mesurée l'importance du
rôle du monde extérieur, sa puissance et sa complexité.
Celui-ci devancera souvent l'action interne de la compulsion de
répétition en détruisant l'organisme avant son temps26, mais ce sera
lui aussi, qui, en imposant la nécessité d'une adaptation, sera l'agent
du progrès, de la « complication », comme dit Lamark ; enfin il four-
nira la gamète complémentaire lequel, en neutralisant l'instinct de
mort de l'autre gamète et réciproquement27, permettra à l'organisme
de se perpétuer. Parfois même il offrira au sujet sur le plan psychique

24. Nous croyons que l' « invention " de cette deuxième fonction est à imputer au pessi-
misme freudien. C'est le monde extérieur qui, selon Freud lui-même, suscite. la régression ; la
compulsion de répétition ne fait que prendre en charge le changement d'état survenu, comme elle
prend en charge tout progrès — également suscité par le monde extérieur — pour le répéter.
Elle n'a d'autre fonction que de recommencer ce qui est " arrivé » : vie ou mort, progrès ou
régression.
25. « II advint un jour que les propriétés de la vie furent suscitées dans la matière inanimée
par l'action d'une force qu'on ne peut encore absolument pas se représenter... La tension sur-
venue dans la substance jusque-là inanimée cherche alors à se réduire : ainsi était donnée la
première pulsion, celle du retour à l'inanimé » (" Au-delà... »). Nous soulignons.
26. Le Sujet lui-même pourra aussi s'en charger.
27. Et en introduisant la " différence vitale ».
Des concepts métapsychologiques 1489

cette fois, l'investissement d'origine externe, qui par un processus


analogue de neutralisation, réalisera l'amour objectai.
Il déclenche la régression que la compulsion de répétition fixera,
tout comme il suscite le progrès 28. « Haut niveau de développement et
apparition de formes rétrogrades pourraient29 bien être l'une et l'autre
les conséquences des forces extérieures qui poussent à l'adaptation,
et le rôle des pulsions pourrait dans les deux cas se borner à maintenir
comme source interne de plaisir, la modification ainsi imposée » (« Au-
delà... »). Ceci s'applique également à la réalité psychique.
Encore faut-il que le monde extérieur continue d'exister pour le
Sujet.
Or en mettant de côté le cas de la dépression mélancolique, et
celui de la psychose, il y a un moyen, bien décrit dans « Les Pulsions
et leur destin », de se soustraire à son action. L'exhibitionnisme, le
voyeurisme, le sadisme, le masochisme n'ont pas seulement pour effet
de réaliser l'un des premiers modes de défense contre les pulsions
avant le refoulement secondaire, mais aussi d'enfermer le sujet dans
une coque isolante qu'il a lui-même sécrétée, en ce qu'il se met à la
place de celui qui le frappe comme de celui qu'il frappe, et à la place
de celui qui le regarde comme de celui qu'il regarde, en en tirant du
plaisir... C'est comme si le monde extérieur tout entier était passé dans
le « Moi plaisir purifié ». Du point de vue économique la décharge
correspondant au gain de plaisir en abaissant la tension immobilise
en quelque sorte le Moi qui n'est plus éperonné, ni vers l'avant ni vers
l'arrière.
Cet effort pour amortir ou rendre inopérante l'action d'un monde
extérieur séparé et inassimilable ne se manifeste pas seulement chez
le sado-masochiste et l'exhibitionniste-voyeuriste, mais en chacun et
tout au long de la vie où l'on fait en sorte d'obtenir des satisfactions
parfois paradoxales qui maintiennent le statu quo, en permettant de
se dérober à l'affrontement de la réalité en tant que telle, et de s'en
servir comme pourvoyeuse de « choses » érogènes à annexer au Moi,
« introjectées » au sens de Ferenczi.
Le cadre analytique et l'attitude du psychanalyste ont pour effet de
rompre ce circuit fermé en s'imposant comme dehors frustrant, afin de

28. Il a bien d'autres rôles : de conservation d'abord, et aussi dans la perception, l'identifi-
cation, la création, etc.
29. Nous pensons qu'après plus de soixante ans de mise à l'épreuve de cette hypothèse, on
peut lui accorder valeur d'évidence, comme à bien d'autres, avancées avec prudence dans 1' « Au-
delà ».
1490 Francis Pasche

susciter la répétition souhaitée des sentiments et des comportements


passés. On pourrait dire, un peu emphatiquement, que c'est quand la
réalité que le sujet investit ne répond pas — alors qu'il sait qu'aucune
de ses « inventions » (progrès) ne la ferait parler — qu'il régresse.
La réponse du monde extérieur est donnée par la perception qu'on
en a — que cette perception soit pleine ou, comme en psychanalyse,
réduite au minimum.
Dans le difficile et profond chapitre IV de l' « Au-delà... » il appa-
raîtra que l'abord du problème de la perception-conscience permet
d'élucider les relations de la réalité psychique individuelle avec le
monde extérieur.
Ils sont séparés par une surface de contact constitutive du Moi80.
Cette surface a d'étranges pouvoirs. Faite de cellules « perforées » et
« brûlées » par les agressions du dehors et, du coup ayant « abandonné la
structure propre au vivant » elle est devenue, grâce à cela, capable de
faire naître la conscience, dans la mesure où elle ne reçoit que des
« quantités minimes d'excitation », un « échantillonnage «, comme par
effleurement31. Ce revêtement corné est la métaphore matérielle de la
Séparation,,de l'intervalle absolu qui s'interpose entre la conscience et
ce dont elle a conscience — fût-ce d'elle-même32 : l'entre-deux de la
désintrication. L'instinct de mort est ici à l'oeuvre. C'est néanmoins
Eros qui trouvera le moyen de faire passer à travers ce rempart (pare-
excitation) les messages du dehors sans rencontrer de résistance, afin
de les relier à la conscience33.
Quant aux excitations du monde extérieur qui, ayant valeur de
traumatismes, sont refoulées, la compulsion de répétition, on le sait,
les prendra en charge avec les changements intérieurs qu'ils ont pro-
voqués, et ne sera sur ce point mise en échec que par la remémoration
quand les traces mnésiques seront en quelque sorte rendues à la per-
ception, à la représentation d'une perception passée. Alors sera ouverte
la voie du progrès que seule la perception peut susciter.
Voilà qui met en pleine lumière la position du Moi et son statut.
Il fait à la fois, partie du monde extérieur puisque « la perception joue

30. Le Moi est avant tout un être corporel. Il n'est pas seulement un être de surface, mais il
«
est lui-même la projection d'une surface » (« Le Moi et le Ça »).
31. Ceci donnerait à penser que le degré de conscience est inversement proportionnel au
degré de pénétration physique des messages.
32. Le même intervalle en effets non matérialisé (?), se creuse dans l'aperception entre la
conscience et son objet intérieur.
33. Dans ce système imperméable (ou presque chez Freud) aux excitations physiques, et si
perméable aux images immatérielles des choses, nous avons cru reconnaître le système perceptif
selon Aristote (Le vase d'étain, in Métaphysique et philosophie, à paraître aux Belles-Lettres).
Des concepts métapsychologiques 1491

pour le Moi le rôle qui, dans le Ça, échoit à la pulsion » (« Moi et Ça »,


il lui est donc uni, en même temps qu'il en contient, en repousse, ou en
phagocyte les empiétements34.
Freud n'a-t-il pas trouvé ou retrouvé — en tout cas réuni et arti-
culé — l'essentiel de ce qui est conceptualisable dans la formidable
énigme de la réalité psychique, autrement dit de l'âme incarnée ?
D'abord le cadre de fonctionnement maintenu par la concomitance
nécessaire, la relation indissoluble des trois données de fait : dynamique,
topique, économique.
C'est dans ce cadre que seront « répétées » les unités somato-
psychiques dans leur forme spatiale et temporelle, mais aussi ceux des
comportements qui dérivent de leur état, modifié ou non, par les
traumatismes.
Cette compulsion de répétition, « l'instinct de l'instinct », va orienter
du dedans les deux tendances fondamentales.
Attraction et répulsion, union et séparation, alliance et conflit,
liaison et déliaison dans leur alternance et leur simultanéité, le jeu des
deux instincts se retrouve dans toute l'étendue de l'espace psychique
et en toutes circonstances. C'est ainsi que le Moi éclairé par la per-
ception-conscience, à la recherche du plaisir, fuyant la souffrance, sera
travaillé sourdement, au-delà et en deçà par les deux instincts plus ou
moins intriqués afin de l'unir à l'Objet ou de l'en séparer, afin de le
rassembler en lui-même ou de le scinder jusqu'au renoncement, ou
même jusqu'à l'autodestruction prématurée35.
Mais évoquer le Moi nous rappelle que l'espace psychique à mesure
du développement se verticalise ; le Ça n'a ni haut ni bas : la différen-
ciation progressive du Moi va mettre en évidence l'étagement croissant
de la distribution pulsionnelle. Le Moi a vocation de surmonter le Ça
et installera bientôt à demeure l'Objet mais pour le placer au-dessus
de lui comme tuteur, censeur, justicier ; ce sera le Surmoi.
L'établissement de cette hiérarchie interne reste dans les attri-
butions de la compulsion de répétition, mais, en même temps, le Moi
participera de façon décisive au conflit entre le monde extérieur et cette
compulsion.
Le Moi, au service de celle-ci, dans sa tâche de conserver la Forme

34. " Maîtriser l'excitation, lier psychiquementles sommes d'excitation qui ont pénétré par
effraction pour les amener ensuite à la liquidation » (" Au-delà... »).
35. C'est le désir individuel de mort à distinguer de l'instinct de mort proprement dit,
puisqu'il s'y mêle de l'Eros (narcissisme) au moins par l'orientation de l'investissement, et
puisque le Je l'assume.
1492 Francis Pasche

sur laquelle il veille, résistera au monde extérieur — pendant le nombre


d'années qui lui est imparti — mais aussi, de par sa connivence avec
ce même monde extérieur qui le change et le « complique », il contrain-
dra cette compulsion à répéter du Nouveau.
De cette organisation des trois instances en un corps, où se juxta-
posent et se nouent la contingence et la nécessité, la matière et l'esprit,
la force et le sens, où s'insinue et triomphe parfois l'injustifiable et
irréductible libre-arbitre, de cette organisation qui est notre réalité :
la réalité psychique, Freud nous semble avoir tracé par sa métapsycho-
logie une épure assez ressemblante.

Dr Francis PASCHE
I, rue de Prony
75017 Paris
RENÉ DIATKINE

BREVE NOTE SUR LA METAPSYCHOLOGIE


EN 1985

La méthode psychanalytique implique la prise en considération de


plusieurs aspects du discours du patient. S'il importe d'en prendre très
au sérieux le sens manifeste, sans pour autant le prendre à la lettre, il
convient en même temps de se demander ce qui détermine le sujet à
dire cela au psychanalyste à ce moment-là, et qui échappe à sa connais-
sance, tout en lui appartenant en propre. Cette question confère un
statut spécifique à la démarche psychanalytique et la distingue d'autres
systèmes d'analyse de textes (physiologiques, communicationnistes,
sociologiques, économiques, etc.). Le concept d'inconscient psychique
découle précisément de cette nécessité de la méthode psychanalytique,
qui entraîne une représentation spatiale de l'appareil psychique. Dès
le début de la découverte psychanalytique, Freud a introduit le concept
de topique, modèle spatial indiquant qu'au même moment des processus
de qualité différente (consciente ou inconsciente) sont en action. Les
distinctions entre le préconscient et l'inconscient, ainsi qu'entre les
processus inconscients par nature et le refoulé, sont imposées par
l'expérience de la psychanalyse elle-même. Elles ne sont cependant
compréhensibles qu'en fonction d'une dimension temporelle. Les
concepts de préconscient et de refoulement contiennent l'hypothèse
d'expériences psychiques antérieures, et ne deviennent compréhen-
sibles que par la construction de l'histoire du sujet.
La psychanalyse est aussi une méthode de changement, toute inter-
prétation fournie au patient étant évaluée en fonction du nouveau
travail psychique qu'elle déclenche. Le fonctionnement psychique est
compris comme un système d'équilibre entre des forces contradictoires
(étudiées dans leur dynamique), ayant une pesée différente et spécifique.
Ces différences de pesée ont introduit le concept d'économie psychique
qui est loin d'être une réduction de la théorie psychanalytique à un
Rev. franc. Psychanal., 6/1985
1494 René Diatkine

modèle hydraulique. Ce système d'équilibre s'oppose au changement


et explique en partie la répétition. Dynamique et économie sont des
dimensions permettant de comprendre en particulier pourquoi toutes
les transformations topiques ne sont pas possibles à un moment donné.
Une représentation de l'appareil psychique en fonction des conflits
intrapsychiques est devenue et reste nécessaire. La « deuxième topique »
ne remplace en rien la première. Alors que celle-ci mettait en place des
qualités psychiques, le déploiement spatial d'après 1920 permet entre
autres de se représenter ce qui détermine ces mêmes qualités.
Ce bref condensé de la théorie psychanalytique se réfère, d'une
manière sûrement trop schématique et résumée, à l'appareil conceptuel
commun à tous les psychanalystes. Se demander si la psychanalyse
peut se passer de la métapsychologie n'aurait aucun sens, si l'on ne
passait pas en revue les limites de ce système et les difficultés épisté-
mologiques qu'elles entraînent. S. Freud en a d'ailleurs le premier
donné l'exemple. Tout en déclarant ne pas être un constructeur de
« conceptions du monde » et en mettant en garde le lecteur contre ses
propres « spéculations », il a toujours essayé de faire travailler les
concepts métapsychologiques au-delà de leurs limites.

1. J'ai utilisé le terme volontairement vague et métaphorique de


« forces », emprunté à la mécanique, pour désigner les termes des
conflits intrapsychiques (instincts sexuels-instincts de conservation,
libido-instincts du Moi, libido-instinct de mort). Peut-on donner à ces
concepts une signification vitale, situant du même coup la théorie
psychanalytique dans une conception générale de la biologie ? C'est
encore aujourd'hui une de nos grandes difficultés théoriques. Peu
importe que l'on traduise Instinkt ou Triebe par instinct ou pulsion,
puisqu'il s'agit d'un terme métapsychologique n'appartenant pas au
même univers du discours que le mot « instinct » en éthologie. Il est
nécessaire à la compréhension psychanalytique de construire un objet
de connaissance : a) qui est inconscient et n'est connu que par ses
représentants psychiques : h) qui permet d'expliquer la continuité et les
transformations de ces représentants ; c) qui implique deux mouve-
ments antagonistes.
Cet objet psychanalytique est spécifiquement dans le registre
psychique. Ses relations avec des fonctions vitales, telles que la repro-
duction, la conservation de la vie des individus (pendant un temps
limité) et la mort de ces mêmes individus pour permettre la pérennité
de l'espèce, posent des problèmes épistémologiques difficiles, qu'on
La métapsychologie en 1985 1495

ne peut résoudre par une assimilation terme à terme. La grande syn-


thèse bergsonienne de Monakow et Mourgues est contemporaine des
interrogations de Freud sur les instincts (« concepts limites » ou mythes),
mais à la différence de celui-ci leur pratique ne les gênait guère pour
construire des systèmes cohérents.

2. Vouloir donner sa place à la théorie psychanalytique dans une


conception générale de la biologie risque de privilégier une dimension
finaliste. C'est ainsi qu'Hartmann, Kris et Löwenstein mirent l'accent
sur un aspect particulier du principe de réalité et placèrent l'adaptation
sur le même plan que les dimensions fondamentales de la méta-
psychologie.
L'adaptation sociale nécessite deux termes : l'individu et les normes
sociales. Supposer qu'elle est nécessairement le but du fonctionnement
mental est une hypothèse idéologique au sujet de laquelle chacun est
libre de prendre position, mais c'est un choix indépendant des connais-
sances psychanalytiques. La position de H. Hartmann sur la pulsion
de mort, donc sur le masochisme, explique qu'il ait entraîné la méta-
psychologie sur un terrain qui, pour beaucoup d'entre nous, n'est
plus le sien.

3. La métapsychologie freudienne est passée de la recherche étio-


logique (théorie du traumatisme)à une théorie des équilibrespsychiques,
rendant compte de la découverte du transfert, des résistances et des
contre-investissements. La démarche étiologique est cependant restée
une nécessité humaine dont on ne saurait se défaire. Les questions
posées par Freud sur le choix de la névrose, sur les prédispositions aux
structures pathologiques, sur les « fantasmes originaires » restent encore
actuelles pour tous ceux qui s'intéressent au fonctionnement psychique.
Des questions fort anciennes comme la complaisance somatique, la
« mémoire ancestrale » ont changé de dénomination, mais ne laissent
personne indifférent. Là encore, l'hétérogénéité de cette démarche
explicative avec l'univers du discours métapsychologique ne doit pas
être escamotée.

4. La dimension historique de la métapsychologie a souvent prêté


à confusion. La cure psychanalytique peut être considérée comme une
réélaboration de l'histoire vécue du patient. Les recherches génétiques
sont d'un autre ordre. Difficiles et compliquées, elles sont extérieures
à l'expérience analytique. Elles concernent les facteurs ayant contribué
1496 René Diatkine

à l'organisation psychique. Je les crois d'un grand intérêt scientifique


à la condition de les distinguer clairement de la diachronie méta-
psychologique. Je suis aussi étonné par la contestation appuyée sur
l'éthologie (le concept d'attachement opposé à celui de libido), que par
la « génétique-fiction », qui elle aussi dépasse parfois les limites de la
construction en analyse.

5. La métapsychologie, outil conceptuel minimal commun à tout


psychanalyste dans le cadre spécifique de la cure, aboutit à une com-
préhension du fonctionnement psychique dans la solitude du sujet.
L'analyse du transfert conduit à n'entendre les références à autrui
qu'en fonction des objets, des imagos et, d'une manière générale, des
représentations construites par le propre psychisme du sujet. Un
passage de « Dora » sert encore aujourd'hui de référence à la pratique
analytique. Quand la patiente se plaint de la contrainte exercée sur elle
par les différentes personnes de son entourage et lui ôtant toute possi-
bilité de choix ou de désir personnel, Freud fait remarquer que c'est
l'indice le plus sûr d'un désir refoulé. Cette limite nécessaire et étroite
pose cependant problème, dans deux dimensions.
— La première renvoie à une confusion toujours possible, et pro-
bablement parfois nécessaire, entre l'histoire et la génétique. Il s'agit
du rôle des fantasmes des parents dans le développement psychique.
Depuis la remarque pertinente et gênante de Winnicott (« Un bébé
n'est jamais seul ») jusqu'aux formulations de Bion sur la capacité de
rêverie de la mère, beaucoup de théories psychanalytiques contem-
poraines tendent à reconstruire un aspect des désirs des parents par
l'analyse du sujet, au risque de retomber dans une démarche étio-
logique dont le champ doit à chaque fois être redéfini.
— L'autre aspect de cette limite concerne les effets à distance des
frustrations réelles que le patient aurait subies dans son enfance. Sont-
elles responsables d'une « faiblesse du Moi » rendant le travail ana-
lytique habituel impossible ou inopérant, et nécessitant un aménage-
ment du cadre analytique ? Les psychanalystes risquent alors de s'en-
gager sur un terrain incertain, rendu encore plus problématique par
l'importance des facteurs contre-transférentiels mis en jeu.

Pr René DIATKINE
6, rue de Bièvre
75005 Paris
LUISA DE URTUBEY

FONDAMENTALE MÉTAPSYCHOLOGIE
INÉVITABLE POLYGLOTTISME

Je chercherai ici, avec une double visée, à interroger ma clinique


pour y repérer les hypothèses métapsychologiques sous-jacentes à
mes interventions — ou à mes silences —, pour soupeser les effets
signalables, sur ma technique et sur ses fondements métapsychologiques,
du polyglottisme ou, plus exactement, du bilinguisme freudien-kleinien
qui présida à ma formation psychanalytique.
Je ferai d'abord, introduction à mon avis nécessaire, quelques
considérations premièrement sur le polyglottisme en 1985 et deuxième-
ment sur les différences entre « langue » freudienne et « langue »
Kleinienne.

On se réfère généralement à la métapsychologie sous son aspect


d'abstraction (ensemble de modèles conceptuels plus ou moins distants
de l'expérience, théories...1). Freud, en effet, la définit de la sorte,
mais il l'appela aussi sorcière, métaphore qui évoque la pratique, la
cuisine, le savoir-faire, magique et quotidien à la fois2. Et Freud n'em-
ployait pas sans raison ses métaphores.
La métapsychologie envisagée comme sorcière « à la cuisine »
(n'oublions pas la scène du Faust, « Cuisine de la sorcière », que Freud,
en divers écrits, a citée presque en entier3) ne peut contenir des aspects
économiques, dynamiques et topiques juxtaposés, mais lie entre eux
les ingrédients du gâteau, du philtre ou du breuvage magique sous-
jacents à toute compréhension, même s'ils ne sont parfois conceptua-

1. Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967.


2. Freud, Die endliche und die unendliche Analyse, GW, XVII.
3.. Goethe, Faust, Aubier-Montaigne.
Bev. franc. Psychanal., 6/1985
1498 Luisa de Urtubey

lises que dans un temps second. Ils jaillissent spontanément du pré-


conscient élargi du psychanalyste (qui inclut de larges zones ayant
appartenu anciennement à l'inconscient refoulé) car, comme le dit
souvent Masud Khan, la théorie est passée dans l'inconscient de
l'analyste.
La métapsychologie est toujours sous-jacente à notre travail.
« L'abolir »4 ne peut signifier que ne point y penser, procéder sur le
mode de la dénégation, travailler comme un guérisseur qui opère
selon des règles plus ou moins magiques dont il ignore la signification.
Ce qui n'est pas le cas de la sorcière décrite par Faust et citée par Freud
(« L'art et la patience »5, qui ne sont pas trop éloignés de nos nécessaires
« vertus »).
Il me paraît intéressant de savoir d'après quels concepts méta-
psychologiques nous fonctionnons dans notre pratique, ceux dont nous
nous servons le plus fréquemment, s'ils, reviennent ou pas dans des
circonstances analogues et ainsi de suite. Naturellement, chacun ne peut
vraiment faire ce travail que sur lui-même. Donc, dans le cas présent,
sur moi-même, recherche qui n'est pas sans comporter de risque nar-
cissique : et si je travaillais cliniquement sans tenir aucunement compte
— voire à l'opposé — de mes théories préférées ? Mais c'est un risque
à courir.
Michel de M'Uzan remarque que, tantôt un attachement étroit à
l'expérience empirique conduit à négliger la pensée théorique, tantôt
la théorie devient autonome, tourne dans son propre cercle et risque
de parler de quelque chose qui s'appelle toujours l'inconscient, mais
n'en a plus la réalité. Pour lui, dans la pensée analytique, le terrain
de l'expérience est toujours premier6.
Pour Laplanche, l'analyse est une théorétique, mais elle est aussi
une pratique. Théorétique et pratique s'opposent et se conjuguent7.
André Green montre cet entrelacement de la théorie et de la pra-
tique quand il dit que le travail de l'analyste est semblable à celui
que Freud décrit comme propre de la pensée : grâce à sa psychanalyse
personnelle il est devenu capable de faire des réductions quantitatives,
de différer les décharges (interprétations), de sonder périodiquement
le matériel en revenant à lui, de se fournir une représentation du pro-

4. Possibilité signalée par les directeurs de la Revue dans leur lettre du 18 septembre 1984
comme ayant été soutenue par des auteurs américains.
5. Goethe, Faust, p. 77 ; S. Freud, Bruchstück einer Hysterie-Analyse, in GW, VII.
6. M. de M'Uzan, De l'art à la mort, Paris, Gallimard, 1977, p. 32.
7. J. Laplanche, La situation psychanalytique, Psychanalyse à l'Université, t. 6, n° 24.
Métapsychologie et polyglottisme 1499

cessus psychologique à l'oeuvre chez le patient et de relier, par le


langage, le travail de la représentation8.
Je ne saurais ne pas entériner ces propos qui prônent la nécessité
du lien entre métapsychologie et pratique. Mais de quelle méta-
psychologie s'agit-il ? Répondre de celle de Freud serait trop vite dit.
Car Freud a, évidemment, grâce à la géniale richesse de sa pensée,
élaboré puis changé (tout en les conservant) maints concepts (première
et deuxième topique, théories des pulsions, de l'angoisse, de la séduc-
tion, pour n'en citer que quelques-uns). De plus, hélas! nous n'avons
pas appris directement de lui et nos maîtres nous ont transmis chacun
sa (ou ses) lecture particulière, puis nous-mêmes nous avons élaboré
la (les) nôtres. De plus, près d'un demi-siècle s'est écoulé depuis
la mort de Freud et les apports de Melanie Klein, de Winnicott, de
Lacan (pour ne citer que quelques disparus) sont venus s'ajouter à la
théorétique du fondateur. Il paraît inévitable de reconnaître que le
temps et les idées changent, quitte à imaginer que ou bien nous vivons
seuls avec « notre » Freud, inspirés uniquement par notre voix nar-
cissique (toujours dangereuse) ou en union fusionnelle narcissique
avec notre ancien analyste (situation tout aussi risquée), ou bien à
dénier l'utilisation de divers apports dont on ignore l'origine (état de
choses insatisfaisant).
Il est indésirable aussi de ne pas nous rénover en enrichissant par
la réitération notre lecture de Freud et en prenant contact avec d'autres
points de vue analytiques. Sans ces deux éléments, la stéréotypie et la
paralysie nous guettent.
De plus, après Freud, ses continuateurs, outre des idées parfois
différentes mais surtout complémentaires, fournirent parfois des outils
analytiques susceptibles d'élargir le domaine des indications et appli-
cations de l'analyse — au traitement des psychoses, des enfants, des
borderline. Par ailleurs, le milieu socioculturel a, lui aussi, changé et nos
patients sont souvent fort différents de ceux dont s'occupait la jeune
psychanalyse.
Pour toutes ces raisons, le polyglottisme me semble, en 1985, inévitable.
Et même souhaitable. A condition pourtant d'être conscient, contrôlé et
régi par des normes de compatibilité. La question qui se pose est celle
de, ou bien rendre conscient son polyglottisme, ou bien l'ignorer,
c'est-à-dire se livrer à la dénégation, au refoulement, voire au clivage,
en tout cas au développement incontrôlé d'affects et de représenta-

8. A. Green, La double limite, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 25, 1982, p. 282.


1500 Luisa de Urtubey

tions qui s'exprimeront immanquablement dans le contre-transfert.


Ce polyglottisme inévitable doit, chez ceux qui se considèrent les
héritiers de Freud, obéir à certaines règles qui sont, après tout, celles
du processus secondaire. C'est dire que la référence à Freud doit être
prévalente et que les autres acquisitions seront nécessairement compa-
tibles et non contradictoires. Par exemple, on pourra admettre l'exis-
tence d'un OEdipe précoce dont celui décrit par Freud représenterait la
culmination, mais il est inimaginable de vouloir définir un OEdipe sans
référence à la triangulation, au père et à la loi. Ou si on interprète les
difficultés de la sexualité féminine par rapport aux angoisses liées à
l'intérieur du corps, il faut admettre aussi le travail concernant l'envie
du pénis.
Les règles de compatibilité sont celles d'une pratique cohérente avec
Freud, axée sur le travail concernant l'inconscient, l'OEdipe, le trans-
fert, la résistance, dans le strict respect du cadre analytique (durée,
espace, neutralité bienveillante, interventions interprétatives se voulant
dépourvues de suggestion, appui ou conseil). Bref, comme le disait
Freud à Groddeck dans une lettre du 5 juin 1917 : « (je)... dois affirmer
que vous êtes un superbe analyste qui a saisi l'essence de la chose sans
plus pouvoir la perdre. Celui qui reconnaît que transfert et résistance
sont les axes du traitement, appartient irrémissiblement à la troupe
sauvage »9.
Freud lui-même a donné l'exemple du polyglottisme en modifiant
souvent ses idées sans pour autant les rendre confuses et en conservant,
au moment d'évoluer d'un point de vue à un autre, certains éléments
fondamentaux (par exemple l'existence de l'inconscient en élaborant
la deuxième topique) (les exemples à aligner ici seraient, outre que de
tous connus, innombrables).
Mais aussi, pour être polyglotte sans risque, il faut connaître correc-
tement chacune des langues employées, afin de ne pas les confondre, et
de savoir dans quelles situations il convient de les parler — les utiliser
au moment approprié.

Je me tournerai maintenant vers le vif de mon sujet, à savoir la


métapsychologie sous-jacente à ma technique.
Polyglotte comme, je crois, la plupart des analystes en 1985, je me

9. Groddeck-Freud, Les deux premières lettres, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 12,


1975, p. 152.
Métapsychologie et polyglottisme 1501

considère surtout particulièrement bilingue, du fait de ma formation


bilingue aussi (Freud, Klein). Si Freud, en modifiant ses positions,
a déjà parlé plusieurs langues, les kleiniens l'ont fait aussi, la variété
d'idées de leurs représentants étant encore augmentée du fait de leur
dispersion géographique (Angleterre, Amérique du Sud). Ma deuxième
langue (kleinienne) est antérieure au parler de Bion et à celui de Meltzer
et tient principalement de celui de Melanie Klein, de celui de certains
auteurs qui partagent seulement quelques-unes de ses idées (Strachey,
Jones) et, notamment, de celui des kleiniens sud-américains, mes maîtres
directs. Cette langue kleinienne, là-bas, à cette époque déjà lointaine
(1955-1965), était particulièrementutiliséedans les traitements d'enfants,
de psychotiques et d'états limites, les névrosés ou les analystes en
formation faisant généralement l'objet de cures, comme on dit, très
classiques. Je croirais volontiers qu'il s'agissait d'une sorte de bilin-
guisme sélectif, à appliquer à doses plus ou moins importantes selon le
patient. Procédé que je continue d'approuver si, toutefois, la référence
à Freud est maintenue de façon prévalente. Sans une certaine souplesse,
bien des traitements ne peuvent être menés à bon terme.
Cette langue kleinienne qui ne renie pas Freud mais s'appuie sur lui
est décrite avec bonheur dans l'article de W. et M. Baranger, « La
situation analytique comme champ dynamique »10, où ils montrent leur
souci constant d'envisager la situation analytique sous l'angle du trans-
fert et du contre-transfert, récusant toute observation de l'analysant
par un analyste non engagé, lui aussi, dans la situation.
Voici les différences, à mon sens, les plus nettes entre « langue »
freudienne et « langue » kleinienne. Toutes concernent particulière-
ment la technique. Celle-ci ne pouvant évidemment pas être dissociée
de la théorie, des points théoriques y sont impliqués.
Pour commencer, il y a une dissimilitude entre la liberté (relative)
de parole et le tabou (relatif aussi) d'interpréter. Ainsi, l'analyste
kleinien sud-américain, sans pour autant négliger le timing, quand il
croit comprendre quelque chose, tendra à l'interpréter. L'analyste
parisien est généralement beaucoup plus silencieux, retient ses inter-
prétations parfois pendant de longues périodes et craint souvent les
effets d'une intervention inopportune ou précipitée. Les deux attitudes
comportent, à mon avis, des risques et me paraissent être fonction
du sentiment de culpabilité de l'analyste qui sait qu'il séduit son

10. W. et M. Baranger, La situaciôn analitica como campo dinàmico, Rev. Uruguaya de


Psicoanalisis, t. 4, n° 1, 1961, repris dans Problemas del campo analitico, Buenos Aires, Paidos,
1969 (voir traduction à la fin de ce numéro).
1502 Luisa de Urtubey

patient11. De toute façon, il ne s'agit pas d'attitude freudienne ou non


freudienne, puisque Freud, comme il nous l'a raconté lui-même,
interprétait beaucoup et assez rapidement. Pour moi, chaque analysé
et chaque moment de l'analyse requièrent leur timing spécial.
Une autre différence, à mon avis plus importante et englobant
une position particulière vis-à-vis de la théorie de la technique, est la
référence constante de l'analyste kleinien au rapport transfert - contre-
transfert qui le conduira à envisager continuellement la situation
analytique comme rapport bipersonnel. A chaque instant il se deman-
dera : Que veut me dire à moi, aujourd'hui, ce patient avec ce rêve, ce
récit, cette angoisse, etc. Freud, lui, d'une part, insista maintes et maintes
fois sur l'importance du transfert; d'autre part, il décrivit souvent
l'état psychique de ses patients en termes unipersonnels. Songeons par
exemple aux rêves de Dora, référés à M. K... et à son père et seulement
de façon accessoire à Freud lui-même et à la relation établie entre Dora
et lui (ce que Freud reconnut quelque temps plus tard en rédigeant
le cas publié) ; à l'Homme aux loups où Freud mène, apparemment,
toute la recherche sur la scène primitive sans se situer aucunement dans
la fantasmatique du patient ; à la jeune fille homosexuelle amoureuse
d'une demi-mondaine avec qui Freud semble ne pas penser à réinter-
préter dans le transfert ses difficultés avec son père ; et la liste pourrait
s'allonger.
Cependant, dans sa correspondance et dans les souvenirs relatés
par d'anciens patients, on trouve de nombreuses réactions de Freud à la
situation bipersonnelle établie dans l'analyse et développée entre lui
et ses patients12. La systématisation kleinienne me paraît être un appro-
fondissement enrichissant, sur ce point, de la technique de Freud.
Bien entendu, les inconvénients ne manquent pas et, s'il vient à
l'esprit d'un analyste inexpérimenté de ne parler que de lui sans arrêt,
le « réchauffement » transférentiel deviendra insupportable et géné-
rateur de passages à l'acte. L'expérience aidant, on arrive à penser
toujours : Qui suis-je pour le patient quand il me dit cela — se fâche,
s'effraie, veut séduire, etc. — mais, comme le dit Freud, à ne l'inter-
préter que quand le transfert devient résistance. Il est indéniable que,
dans le monde kleinien, on est généralement loin de l'observation de
cette règle.

11. L. de Urtubey, Notule sur l'interprétation et la culpabilité de l'analyste, Rev. franc.


Psychanal., XLVII, 3, 1983.
12. H. D., Visage de Freud, Paris, Denoël, 1977; G. Groddeck, The meaningof illness, Londres,
Hogarth Press, 1977 ; Freud-Weiss, Correspondance, Toulouse, Privat, 1975.
Métapsychologie et polyglottisme 1503

Une particularité du kleinisme qui me semble s'inscrire comme


développement heureux de la technique (et de la théorie) de Freud
concerne la sexualité féminine. Nous savons que Freud buta sur ce
point et qu'il ne songea que tardivement (1931) à approfondir l'étude
de la relation pré-oedipienne (et des angoisses concomitantes) de la
fillette avec sa mère. Notre abord de la sexualité féminine ne doit pas
oublier l'envie du pénis, sans pour autant abandonner tout ce qui est lié
aux difficultés avec le vagin, l'intérieur du corps, la relation à la mère...
Revenant à la situation analytique, une trop grande attention au
hic et nunc peut conduire à négliger l'histoire individuelle du patient.
Cela, me semble-t-il, arrive bien plus souvent en milieu kleinien qu'en
milieu freudien (où le défaut contraire paraît plus fréquent). Pourtant,
non prescrit par Melanie Klein ni aucunement soutenu dans ses écrits,
il m'apparaît surtout comme une solution de facilité, car, si tout se rap-
porte au « ici, avec moi, maintenant », nombre de situations et de per-
sonnages sont évacués et l'analyste peut en arriver (je caricature) à dire
tout le temps votre père c'est moi, votre professeur c'est moi, votre
femme c'est moi, etc. Le patient en viendra même à ne plus pouvoir
parler.
Une autre « faute » de la langue kleinienne remonte très loin, se
retrouvant déjà chez Melanie Klein (par exemple dans le récit de
l'analyse de Richard) et même chez Strachey (dans l'article fameux sur
la nature et la fonction de l'interprétation). Elle consiste en la prescrip-
tion de formuler les interprétations à tel rythme ou de telle façon (géné-
ralement selon le point d'urgence) qu'elles désamorcent l'angoisse du
patient. Il s'agit d'un procédé pratiquement universel chez les kleiniens.
Sans évidemment soutenir que nous n'avons pas à nous inquiéter des
angoisses du patient, sans dénier l'importance que nous ne manquons
pas d'attacher à la diminution de sa symptomatologie, à ses progrès
dans l'analyse, en un mot à sa guérison, je crois que notre but est celui
de prendre conscience de ce qui est inconscient chez le patient, chez
nous, avec lui, entre nous deux, et de guider l'analysé vers cette décou-
verte. Freud disait, reprenant une phrase d'Ambroise Paré, « Je le
pansai, Dieu le guérit »13. Le souci de soulager chaque angoisse dès
qu'elle se manifeste, de « réparer » le patient à tout moment a, à mon
avis, un but thérapeutique, non analytique. Même si le patient ne
souffre pas de la mise en oeuvre d'une défense ou de son transfert

13. S. Freud, Conseils aux médecins sur le traitement analytique, in La technique analytique,
Paris, PUF, 1975, p. 66.
1504 Luisa de Urtubey

devenu résistance, il faudra le lui interpréter — une fois le timing là —,


au risque de troubler sa tranquillité et de l'angoisser. Par exemple, un
obsessionnel peut ne pas souffrir de ses interminables intellectualisa-
tions, ce ne sera pas un motif pour ne lui point signaler l'utilisation de
ce procédé défensif.
Un autre aspect de différence freudienne-kleinienne est l'affirmation
kleinienne de la soudaineté de l'installation du transfert et de la néces-
sité de l'interpréter dès le début du traitement. Cette pratique est de
règle chez les kleiniens, pour lesquels le transfert — le fantasme de ce
que sera l'analyste, la cure, etc., est présent dès la première séance et
doit être interprété afin d'éviter la fuite du patient14. J'ai moi-même
pratiqué ce procédé, sans effets catastrophiques je dois dire, mais il est
vrai que sans m'être jamais lancée dans des interprétations profondes
immédiates. Je considère maintenant que, bien que le transfert soit
d'une certaine façon présent dès le commencement, il est inaccessible
à la conscience et si on « enjambe » le préconscient en s'adressant direc-
tement à l'inconscient, cela ne servira qu'à effrayer le patient qui forti-
fiera ses défenses, ou bien, même, prendra la fuite, c'est-à-dire le
contraire du but poursuivi. Je dois dire que j'ai lu dans de nombreux
textes cette particularité de la technique kleinienne (les interprétations
profondes dès le début), mais ne l'ai jamais constatée comme pratique
effectivement utilisée, si ce n'est sous la forme générale, superficielle
(et que j'emploie couramment) de signaler les craintes du patient face
à une situation nouvelle, son inquiétude sur les résultats à venir, éven-
tuellement sa peur d'une perte du contrôle. Naturellement, ne pas
faire des interprétations profondes dès le début, comme par exemple
l'enseigne Melanie Klein à propos des fantasmes de masturbation chez
les enfants, à aborder dès les premières séances15, ne signifie point
qu'on devra attendre plusieurs années en silence avant de les inter-
préter. Il me semble que Freud ne faisait ni l'un ni l'autre. Mais la
durée des cures ayant tellement changé, il est difficile de dire à quoi
correspondrait aujourd'hui Ja mesure de l'attente de Freud. Je crois
que l'attente s'évalue à l'aune du transfert, c'est-à-dire, encore une fois,
quand il devient résistance.
Un dernier point de dissimilitude, celui sur lequel mon bilinguisme
hésite le plus, c'est sur l'opportunité, à chaque occasion, de considérer
le matériel prégénital comme défense face au matériel génital ou vice

14. W. et M. Baranger, article cité ci-dessus.


15. M. Klein, The psycho-analysis of children, Londres, Hogarth Press, 1959, nombreux
passages.
Mêtapsychologie et polyglottisme 1505

versa. C'est sur cet aspect que langue freudienne et langue kleinienne
me semblent s'éloigner l'une de l'autre d'une façon qui, pour moi, est
difficile à rapprocher. Les freudiens pensent (notamment en cas de cure
type) que le matériel prégénital représente une défense face au matériel
génital (motions oedipiennes refoulées et angoisse de castration). Les
kleiniens ont une position opposée, quoique cela soit moins sensible
dans le traitement des névroses classiques.
C'est sur ce point, le plus obscur pour moi, que j'ai choisi de m'in-
terroger ici, pour essayer d'y cerner mon bilinguisme en prenant en
considération les bases métapsychologiques (économiques, dynamiques
et topiques) incluses dans le choix, à chaque moment, d'une attitude
technique. Je cherche surtout à savoir sur quelle mêtapsychologie ma
technique s'appuie : si elle est bilingue ou pas ; si, en l'étant, cela nuit
à mon travail, le rendant confus ou incompatible entre ses divers
moments ; si, au contraire, ce bilinguisme m'enrichit.

Je proposerai deux vignettes, envisagées à partir de la difficulté


à choisir une ligne interprétative portant sur le génital ou sur le pré-
génital. Elles incluent également le problème de la durée de l'attente
souhaitable avant de faire une interprétation. Ne pas attendre et inter-
préter de préférence le prégénital est une option kleinienne, l'attitude
contraire renferme un choix freudien.
La première de ces vignettes concerne la cure type d'un patient
névrosé. La deuxième se réfère au traitement analytique légèrement
aménagé sous forme de signalements ou d'interventions non inter-
prétatives du genre « oui... » relativement fréquentes, d'une femme à
forte fixation pré-oedipienne à sa mère.
Mon premier cas, M. Z..., âgé d'une trentaine d'années, historien,
dans le but de résoudre certaines difficultés affectives, ainsi qu'un
blocage de sa capacité de création, suit depuis quatre ans une analyse.
Intelligent, imaginatif, la structuration de sa névrose est oedipienne
phobique. La modalité phobique du transfert rendit, au début, notre
travail assez angoissant pour lui mais, par la suite, petit à petit, les
contre-investissements des représentations phobiques, ainsi que les
mécanismes d'évitation concomitants, diminuèrent, permettant l'accès
à la conscience, sans trop d'angoisse, des rejetons des représentations
refoulées et, par là, une certaine élaboration de son OEdipe et de son
1506 Luisa de Urtubey

angoisse de castration. Parallèlement, à l'extérieur, sa vie affectivo-


sexuelle s'enrichit considérablement, tandis que ses capacités de subli-
mation s'amélioraient nettement. Transfert et contre-transfert fonc-
tionnent « sans difficultés » et il n'est pas besoin d'utiliser aucun para-
mètre. Il s'agit donc d'une cure type, particulièrement favorable, pour
que j'y observe ma façon de travailler.
Un élément est à signaler : à sa demande — et bien que son français
soit fort correct puisqu'il a fait toutes ses études en France depuis
l'école primaire — sa cure se déroule en anglais, sa langue maternelle.
Peut-être cela lui donne-t-il une impression de succès oedipien et/ou
narcissique (partager avec moi une langue, la sienne, que je n'utilise
probablement pas avec beaucoup d'autres puisque je la prononce avec
un accent marqué).
Dans le but d'étudier le problème du choix de la ligne interpréta-
tive portant sur le matériel génital ou prégénital, je rapporterai briè-
vement une séquence de cette analyse.
A la rentrée des grandes vacances, dès la première séance, M. Z...
m'annonce qu'il sera absent la première semaine du mois d'octobre, car
il ira en Angleterre rendre visite à ses parents. Son père fête son anni-
versaire qui, en raison de son âge (85 ans), est peut-être le dernier et mon
patient ne veut pas lui faire de la peine par son absence. Evidemment,
je remarque dans mon for intérieur le désir probable de se venger de
mon absence estivale (d'autant plus que lui-même était resté à Paris),
qui, n'ayant pu être verbalisé, demeurait chargé d'affects violents,
susceptibles de conduire à un passage à l'acte. Le transfert semblait
maternel puisqu'il s'opposait à moi pour rejoindre son père, afin de se
venger de mon absence, deux situations qui chez lui prennent leur
origine dans la relation à la mère qui, d'une part, cherchait à attirer
vers elle, au détriment de leur relation à leur père, ses fils et ses filles,
d'autre part s'absentait souvent pour des voyages professionnels (elle
était musicienne). Le patient sait ceci consciemment et, peut-être, en
rationalisant, commente que je l'ai abandonné comme sa mère le
faisait jadis. De toute façon c'est un thème que nous avons assez tra-
vaillé puisque je prends toujours des vacances vers la même date en été,
le père du patient évidemment fête toujours son anniversaire le même
jour et, depuis le début de l'analyse, M. Z... est allé lui rendre visite
à cette occasion parce que comme il est très âgé, etc. La différence étant
que cette fois il me prévient avec un mois d'anticipation. Ce passage à
l'acte — le seul que ce jeune homme se permette — est-il une ven-
geance de dépit amoureux oedipien, narcissique, ou les deux ? Est-il dû
Métapsychologie et polyglottisme 1507

à un refoulement insuffisant de ses désirs oedipiens — quitter la mère


pour rejoindre le père déjà en soi contre-investissement de ce qu'il
voudrait vraiment faire? Ou bien — « horreur analytique! — serait-ce
une coïncidence, le père étant en effet fort âgé et risquant de n'être
plus là l'année d'après ? Mais, dans ce cas, pourquoi m'en parler dès
la première séance après mon retour ? Peut-être aussi mon absence
étant un acte, ne peut-il me répondre, lui aussi, que par un acte. Je ne
vois pas en quoi interpréter une de ces hypothèses éclaircirait la situa-
tion et préfère attendre. Ne serais-je pas, si je signalais, d'une façon
ou d'une autre, le passage à l'acte, en train d'endosser vraiment la mère
qui voulait le retenir et l'éloigner du père ? Ne jouerais-je pas la séduc-
tont erotique « Pardonne-moi et restons » ? Et si j'interprétais la fuite-
vengeance, il n'y allait pas et c'était en effet le dernier anniversaire de
son père ? Me voilà victime d'une pensée magique — l'absence du
patient provoquerait la mort de son père, mes interprétations auraient la
force de tuer même à distance — probablement à cause d'un excès
d'angoisse dû à la culpabilité oedipienne que M. Z... m'a transmise.
Jusqu'ici je considère le conflit comme nettement oedipien génital.
Cependant, tandis que je plonge dans toutes ces réflexions, M. Z...
continue d'associer. Lui vient à l'esprit un geste fait souvent en quit-
tant mon bureau qui consiste, pendant qu'il attend l'ascenseur, à
tapoter, sans trop savoir si c'est une caresse, une attaque ou les deux,
une des trois mouettes représentées sur une tapisserie placée sur le
palier. Il choisit la mouette du milieu, qui est rouge. Je retiens plusieurs
éléments : l'ambivalence bien sûr, la mouette du milieu (lui entre ses
parents, entre son père et moi), celle qui est rouge (la castration ?),
mais surtout, dans le transfert et comme le mot utilisé est sea-gull
(prononciation sigal = cigale) que, comme la cigale de la fable, ayant
chanté tout l'été je serai fort dépourvue face à ses départs. Je décide
intérieurement que cet élément latent est le plus significatif. Le mot
sea-gull permet au patient, jouant sur les deux langues, d'exprimer
plusieurs sens verbalisés mais pas encore clairement conscients. Ainsi,
il signifie la relation ambivalente entre la cigale et la fourmi, entre lui
et la mouette - sea-gull, entre lui et moi ; il indique le manque de la
cigale dépourvue, de la fourmi incapable de s'amuser, de lui sans moi
pendant les vacances, de moi sans lui au cours de ses déplacements-
passages à l'acte ; il suggère les fantasmes sexuels de la cigale qui chante
tout l'été, de la fourmi qui ne pourra danser ; il évoque la masturbation
de la cigale qui devra danser toute seule, et de la fourmi qui travaille
sous les couleurs de la formation réactionnelle.
1508 Luisa de Urtubey

Cependant, craignant d'introduire mes propres associations (c'est


bien moi qui ai pensé à la fable sans que lui n'en souffle mot directement)
et d' « enjamber » son préconscient, je continue de me taire. Je consi-
dérais toujours ce matériel comme oedipien.
M. Z... poursuit d'une façon qui, en plus net, rejoint mes propres
associations. La couleur rouge de cette mouette - sea-gull - cigale lui
rappelle un cauchemar d'enfance fait quand il était en pension chez
des religieuses (et donc séparé de ses parents), un jour où il sourirait
d'une forte fièvre : une bonne soeur, toute rouge et vêtue de rouge,
avec un grand nez, apparentée au diable, s'approchait, menaçante,
de lui. Je réfère intérieurement encore à moi cette représentation et
crois que c'est mon absence, comme c'est souvent le cas dans les ana-
lyses, qu'il lie à la scène primitive. Cela est indiqué par le cauchemar,
la fièvre-excitation, le pensionnat où il est privé de ses parents partis
ensemble en voyage, le grand nez-pénis de cette nonne, sorte de parent
combiné, signe de la fusion sexuelle continuelle des parents se satis-
faisant et excluant l'enfant. Le livre écrit par moi où il est question
du diable, et dont il connaît l'existence, ajoute à cette hypothèse un
lien transférentiel spécifique. Par un effort de transformation en son
contraire, le parent combiné devient une bonne soeur (asexuée), pro-
cédé qui ne réussit pas puique cela se termine en cauchemar. Une
autre fois, celui-ci avait été raconté un peu différemment : la bonne
soeur, furieuse, s'approchait de lui, tandis que le jeune Z..., dans la
réalité, lui lança au visage sa lampe de chevet, qui alla s'écraser contre
le mur, version plus proche du tapotement de la mouette-cigale rouge
et, sans doute à cause de cela, censurée dans le présent récit.
Comme le patient associe librement, je considère que tous ces
éléments transférentiels n'agissent pas comme des résistances (la règle
depuis Freud pour interpréter) et je me tais.
A la séance suivante, M. Z... évoque sa relation amoureuse actuelle.
Il est fort impressionné par ce qui lui est arrivé la veille alors que, très
excité, il faisait l'amour avec son amie (qu'il aime beaucoup). Tandis
que j'imagine que, dans le contexte de la veille, il est probable qu'il
se soit trouvé plus ou moins diminué dans ses moyens, c'est tout autre
chose que j'entends. Au moment où il embrassait passionnément, dit-il,
les beaux seins de la jeune femme, sans savoir comment, il sentit un
goût de sang dans sa bouche et comprit qu'il avait mordu le mamelon.
Son amie n'y attacha pas d'importance, mais lui était bouleversé et il
l'est encore.
C'est ici que je me sens à une croisée de chemins. Faut-il tout rein-
Métapsychologie et polyglottisme 1509

terpréter, verbalement ou in petto, dans le sens d'une fixation orale


prégénitale sous-jacente au matériel apparemment oedipien génital
précédent ? Il faudrait alors considérer comme éléments oraux la
mouette - sea-gull toujours près de moi sur la tapisserie, dans la réalité
toujours sur ou près de la mer et occupant sa vie à manger ses produits ;
la cigale qui représenterait le rapport de dépendance orale à l'égard
de la fourmi, la nourriture étant l'essentiel de la relation entre les deux
personnages ; le tapotement correspondrait à une caresse faite au sein
— la mouette en question est ronde; la nonne rouge-diable-parent
combiné montrerait le caractère archaïque de la scène primitive, régu-
lièrement accompagnée de pulsions partielles prégénitales de toute
sorte. Dévorer le sein de son amie marquerait le passage à l'acte oral
vampirique-cannibalique du désir de me dévorer afin que je ne parte
plus jamais ou que cela soit indifférent puisque je serais en lui. Fallait-il
tout réinterpréter ou bien considérer que ce matériel oral chez un
patient névrosé à l'angoisse de castration importante est défensif,
destiné à cacher le conflit oedipien (caresser la mère, la ravir à Dieu
— la nonne, épouse de Dieu) auquel fait suite la castration, le sang de
son amie étant, par déplacement de bas en haut et projection, l'annonce
de la castration propre ? La première option serait plutôt kleinienne,
liée au désir de dévorer le sein pour, simultanément, le posséder et le
détruire, de sorte que mes absences deviendraient indifférentes puis-
qu'il m'aurait incorporée. Le deuxième choix serait plutôt freudien
et n'envisagerait pas sans difficulté d'interpréter des motions pul-
sionnelles cannibaliques à quelqu'un dont la structure est nettement
névrotique ; il s'agirait plutôt de laisser le patient dérouler tout seul
cet écheveau si bien entamé.
Les deux points de vue peuvent être soutenus. Le premier, plutôt
kleinien, au-delà des éléments immédiats, parce que le patient a souvent
évoqué la mastite qui empêcha sa mère de l'allaiter, ainsi que le lait
maternisé marque « Tiger » (tigre) qu'en remplacement on lui donna.
Peut-être M. Z..., dans le transfert, à cause de la faim que mon absence
de sept semaines provoque en lui, se sent comme un tigre féroce et
s'apprête à me quitter lui aussi pendant quelques jours, soit pour ne
pas me dévorer, soit après l'avoir fait pour assouvir sa haine canni-
balique et après m'avoir incorporée. Mais il peut s'agir aussi d'une
couverture défensive rouge destinée à dissimuler un matériel oedipien
très interdit parce que menaçant de la castration (le sang, qui plus est
surgi au cours d'un rapport « interdit » puisque ayant suivi, ou repré-
sentant, la caresse-tapotement à « ma » mouette (sea = mer = mère)
1510 Luisa de Urtubey

et l'association avec la nonne épouse de Dieu, courroucée et prête à


punir de l'enfer). Quoi qu'il en soit, un élément me semble certain : il
s'agit de la scène primitive et de son caractère effrayant pour l'enfant,
qu'elle ait dérapé du côté de la théorie sexuelle infantile de la dévoration
réciproque, ou qu'elle ait glissé vers la castration de la mère par le père
(ou de sa représentation orale régressive).
Absorbée dans mon flottement, je n'interprète rien, tandis que mon
patient continue d'associer, sans blocage ni contre-investissement
importants. Mais dans une direction qui, sur le moment, m'apparaît
tout à fait inattendue (c'est heureux que je ne sois pas intervenue). Il dit
qu'à son avis cette morsure l'angoisse tellement parce qu'elle signifie
l'indésirable rupture d'une limite, ce qui lui rappelle l'occasion où
nous nous rencontrâmes hors séance (au théâtre où le hasard avait
fait que nous nous trouvions à des places contiguës). Il commet là
un lapsus (qu'il repère) et dit « When we meet » au présent au lieu de
« When we met » au passé. Meet, se rencontrer, étant un homonyme de
meat, viande, le courant oral semble se préciser, mais aussi l'interdiction
d'avoir avec moi un rapport autre que celui prévu — quoiqu'il est vrai
que celui-ci pourrait être vécu comme oral plutôt que comme génital.
Comme le courant oral me paraît dominer et que le lapsus a été repéré
par le patient, et aussi afin d'en savoir plus, je souligne : méat. M. Z...
répond : « oui », sans enchaîner ni sur la viande ni sur la chair, mais sur
la couleur rouge, propre de la viande, du sang et de la sea-gull de mon
palier. Il s'arrête là pour prendre une autre direction : quand nous
nous rencontrâmes, il eut l'impression qu'il n'y avait plus d'inter-
dictions, qu'ensuite nous irions ensemble boire le whisky que sa mère,
jadis, lui permettait de partager, à des moments où le père était absent.
Le jeune Z... en profitait pour se glisser dans le grand lit. Il faut signaler
ici que le père ne buvait que du sherry (rouge), ce qui nous permet de
remarquer que, par déplacement, Z... a goûté à la boisson préférée du
père (sherry rouge = sang rouge). Le rouge, sous-jacent à toute cette
séquence, devient ainsi le signifiant du père, ce qui, lui appartenant
exclusivement, est interdit au fils, plus encore que de prendre sa place
dans son lit.
A nouveau partagée entre deux lignes interprétatives, puisque
éléments oraux et génitaux sont tous deux présents et, naturellement,
consciente que les deux directions seraient valables, j'ai pourtant l'im-
pression qu'en privilégiant le lapsus meat, j'ai influencé le patient, qui
m'a suivie en prenant la route orale des boissons. Mais c'est quelqu'un
qui « travaille » très bien dans l'analyse et qui m'éconduit quand je me
Métapsychologie et polyglottisme 1511

trompe. Il se souvient, dit-il alors, qu'à l'entracte il réussit à changer


de place et vit de loin que la fumée semblait me déranger, ce pourquoi,
sans même y penser, il éteignit immédiatement sa cigarette. Je me
demande alors ce que j'interdis : l'oralité (le plaisir vampirique), l'ana-
lité (les vapeurs malodorantes), le feu (rouge évidemment) qui appar-
tient au père (mais c'est aussi une boisson), tous les trois ? Suis-je à la
place du père ?, de la mère ? Mélange inextricable ? Pourquoi pas,
au risque de ne pas être cartésienne, ce qui, dans l'analyse, est hors de
propos.
A la séance suivante, M. Z... apporte un rêve. C'était à son lieu
de travail, mais en même temps chez moi. Je recevais des gens inconnus
et ne m'occupais pas de lui. Sur une énorme table, recouverte d'une
nappe blanche, un plat contenait une nourriture curieuse, des espèces
de petits carrés rouges. Suivent les associations : je ne m'occupe pas de
lui et reçois d'autres gens, cela doit signifier les vacances, moment où
je me dédie aux autres personnes qui peuplent ma vie tandis qu'il est
exclu ; la nappe blanche ressemble à la couverture, blanche aussi, qu'il
a installée sur le divan de son séjour (j'apprends à cette occasion qu'il a
son divan personnel, pour s'y analyser tout seul et maîtriser mon
absence ?), la nourriture lui rappelle des produits pour chiens (animaux
que sa mère adore et qu'il déteste) ; quand il me quitte, il a très faim et
va s'acheter un gâteau à la pâtisserie d'en face. Il n'a pas dit, mais sait
sûrement que les petits carrés rouges que l'on mange dans des récep-
tions s'appellent des canapés (= divans). Je ne suis pas au bout de mes
complications. Car, décidément, matériel oral et matériel génital
s'entrelacent continuellement. C'est souvent ainsi et la métapsychologie
doit accepter et rendre compte de ce fait, irrécusable si on renonce à
faire uniquement des théories appliquées. Il me semble que c'est parti-
culièrement le cas chez les patients névrosés aux défenses pas trop
rigides où de nombreux rejetons du refoulé, organisés de diverses
façons (comme Freud le décrit particulièrement dans « La psycho-
thérapie de l'hystérie »), apparaissent à la conscience, plus ou moins
déguisés, mais, d'une part liés les uns aux autres, de l'autre faisant
chacun allusion à un noyau refoulé sous-jacent plus important.
Devais-je parler ? Pourquoi, si le patient ne contre-investissait pas
ses représentations, s'il évoluait librement, s'il n'était pas non plus
trop angoissé, si le transfert n'était pas devenu résistance ? Absorbée
dans ces réflexions, j'écoute soudain M. Z... dire qu'il a l'intention
d'écrire un roman autour d'un personnage historique, où il montrerait
l'importance du père dans la vie de son héros.
1512 Luisa de Urtubey

Il ajoute que, s'il écrit ce livre, il aimerait bien me le dédicacer.


Mais alors, suis-je à la place du père ? De là viendrait que j'interdis le
rouge (du sang, du feu, des canapés rouges, le tapotement de la mouette
rouge) et que, identifié à l'agresseur-interdicteur, il morde-châtre
la femme excitante-interdite, pour ne pas être châtré lui-même (« son
sang à la place du mien »). Les chiens me paraissent être à la place du
père, par un mécanisme semblable à ceux décrits par Freud pour le
petit Hans et l'Homme aux loups. Je serais donc, plutôt que le père
moi-même, la mère qui transmet les interdictions paternelles.
La séance suivante amène un dénouement, toujours provisoire.
Z... parle d'un de ses collègues qui noue sans arrêt des liaisons avec les
épouses ou les compagnes de ses amis. Une fois cela arriva avec une
amie de Z... qui se trouva ainsi à la place du mari trompé-père. Dans
le contexte où nous étions, Z... vient ainsi assumer la place du père.
On pourrait supposer qu'il a — pour le moment — fait le deuil de ses
désirs oedipiens et s'est identifié au père. Ce que je lui signale : « Vous
êtes devenu le père. » Z... commente qu'il a beaucoup grandi (grown up,
qui signifie littéralement croissance, donc aussi l'obtention d'un pénis
adulte) et qu'il commence à se demander s'il ne pourra pas terminer son
analyse dans quelque temps.
Si maintenant je me tourne vers mon activité, comment puis-je la
décrire ? J'ai gardé le cadre, sans doute fort strictement puisque le
patient l'a introjecté et se soucie de le respecter même hors séance,
en se débrouillant pour s'éloigner de moi quand le hasard nous a fait
rencontrer et, a fortiori, en ne fumant pas, j'ai écouté avec une attention
flottante, j'ai analysé sans arrêt mon contre-transfert, j'ai eu grand mal
à choisir entre une ligne interprétative où le matériel oral serait une
défense face au génital (ligne plutôt freudienne, quoique...) et une
ligne interprétative où le génital serait une défense face aux fixations
orales (orientation plutôt kleinienne, quoique...) et j'ai finalement fait
deux interventions en six séances, la première pour souligner un lapsus
déjà remarqué par le patient, signalement qui pointait un matériel
oral, peut-être dans l'intention de réunir représentation de chose chez
le patient et représentation de mot dans mon esprit. La deuxième
intervention tendait à souligner la fermeture d'un cycle et exprimait
en clair et conscient ce que le patient transmettait d'une façon encore
pas tout à fait consciente ; peut-être aurais-je pu omettre ce signalement
interprétatif, mais je crois avoir suivi l'avis de Freud : « il convient
...
de se montrer prudent et ce n'est que lorsque le patient est sur le
point de découvrir de lui-même la solution que l'on peut lui inter-
Métapsychologie et polyglottisme 1513

prêter un symptôme ou lui expliquer un désir »16. Ai-je travaillé de


façon freudienne ? Je le pense. N'était-ce pas alors non kleinien ? Je
ne le pense pas non plus, puisque j'ai exploré constamment les possi-
bilités de fixations orales, l'OEdipe primitif, l'importance de la perte
de l'objet représentée par les réactions à mes vacances.
Il est vrai que ce jeune homme, à structure oedipienne, associant
librement, se prête beaucoup aux réflexions métapsychologiques et
concernant la théorie de la technique, ainsi qu'à un contre-transfert
à la fois mouvementé et sans tension angoissante.
Considérons maintenant métapsychologiquement ce qui s'est passé.
Du point de vue économique, une certaine charge pesait sur le patient
et sur moi au début de cette séquence, puisque, moi, j'étais vaguement
inquiète et coupable de ma conduite de « cigale » ou sea-gull, qui aurait
pu provoquer chez ce patient une régression orale à des niveaux pri-
mitifs de l'OEdipe, alors que d'ordinaire ses conflits se situaient à un
stade oedipien génital. Le patient ayant retrouvé au terme de cette
séquence son état ordinaire, j'obtiens un soulagement économique dû
à la dissipation de ma culpabilité et de la tension qui en résulte.
Un soulagement économique est obtenu par le patient aussi, grâce
à un mécanisme différent. Son angoisse diminue, puis disparaît parce
qu'il réussit à en parler — les mots comme décharge — et à la nommer
— trouver des représentations de mots pour les représentations de
choses refoulées — par le truchement des associations, du cauchemar
infantile remémoré, du souvenir de notre rencontre hors séance qui
prend la valeur d'un équivalent de souvenir-écran et finalement du rêve.
C'est ainsi qu'il arrête l'angoisse liée à la scène primitive — réveillée
par mes longues vacances — avant qu'elle n'atteigne l'intensité d'un
cauchemar. Les « retrouvailles » mentales des limites oedipiennes (j'in-
terdis le feu rouge et la nourriture rouge appartenant au père) sont vécues
comme une interdiction de l'inceste et prennent un caractère structurant.
Du point de vue dynamique, plusieurs forces sont en conflit.
Ma position — comme cela arrive souvent, si ce n'est toujours, dans
une séance « vraie » et non pas en exposé clarifié — est multiple : mère
qui nourrit, qui affame, qui se fait dévorer, qui séduit, qui interdit
au nom du père, père qui interdit l'inceste, qui châtre... Mon hésitation
concernant la ligne interprétative à suivre exprime ce conflit que,
d'ailleurs, je considère habituel et inévitable étant donné la surdétermi-
nation de toute expression psychique.

16. S. Freud, Le début du traitement, in La technique analytique, Paris, PUF, 1975, p. 100.
RFP — 49
1514 Luisa de Urtubey

Le patient, lui, ressent toutes les pulsions partielles participant à


l'OEdipe et devenues interdites à cause de la menace de castration. En
ce moment, l'oralité serait pour lui libératrice par rapport à l'angoisse
de castration. Le goût du sang dans sa bouche (par déplacement du bas
en haut, par projection, par identification à l'agresseur, par crainte
de la punition) a ravivé son angoisse de castration. Redevenir enfant, à
petit sexe inoffensif, incapable de s'attaquer à la mère, le soulage. En
même temps et contradictoirement, se situe le conflit oedipien dû aux
motions pulsionnelles exacerbées par la scène primitive — longues
vacances, qui a sans doute stimulé l'angoisse de castration. Cependant,
déjà trop engagé dans l'OEdipe génital, ce patient ne maintient pas sa
défense orale, qui s'effondre sans que j'aie à l'interpréter.
Quand à la topique, il est clair que je fais face, d'une part, à un
conflit entre mon Surmoi qui m'accuse et mon Moi coupable. D'autre
part, à une attaque du Ça qui voudrait faire de mon patient un fils
séduit par moi-sa mère. Mon Moi est donc le siège où se joue tout le
conflit. Le patient, lui, voit aussi son Moi devenu siège du conflit,
parce qu'assailli par les motions pulsionnellesde son Ça et freiné par les
interdictions de son Surmoi.
En termes de première topique, le fonctionnement de M. Z... est
« bon » car ses refoulements ne sont pas trop rigides, qu'ils s'assou-
plissent d'une séance à l'autre, que ses associations sont assez libres,
que ses représentations de choses rejoignent sans trop de difficulté
ses représentations de mots.

J'ai choisi comme deuxième cas celui de Mme F..., où le problème


du choix de la ligne interprétative à suivre, génitale ou prégénitale,
se posa également mais fut résolu de façon opposée, peut-être plus
kleinienne. C'est une jeune femme d'origine paysanne (auvergnate)
dont l'analyse a commencé il y a environ trois ans. Elle associe assez
librement et la mobilité transférentielle est grande. Cependant son
angoisse est souvent importante et son Moi, sans pour autant permettre
des passages à l'acte importants, n'élabore pas des défenses efficaces.
Ses fixations prégénitales sont importantes ; il y a de quoi, du reste, sa
relation à sa mère ayant été perturbée, faite d'explosions de sentiments,
d'absences subites, de récriminations... Cela se répète évidemment avec
moi, notamment dans des désirs de mort quand elle se sent trop frustrée,
ensuite retournés sur elle-même.
Métapsychologie et polyglottisme 1515

Dernièrement, pour des raisons non thérapeutiques liées à mon


emploi du temps, j'ai dû modifier la distribution de ses séances, rame-
nant celle du vendredi au jeudi, de sorte qu'elle a quatre séances hebdo-
madaires du lundi au jeudi, puis un intervalle de trois jours. La nou-
velle distribution est, à mon avis, préférable car susceptible de per-
mettre une diminution des résistances et un meilleur travail sur l'an-
goisse de séparation, plus importante puisque l'intervalle est plus long,
mais moins fréquente. Ce sont là des raisons que je me donne, mais
Mme F... juge ce changement fort négatif, en est très mécontente et,
depuis deux mois qu'on l'a appliqué, refuse d'en parler, ce qui bloque
toutes ses associations. J'ai interprété cette défense (se taire ou parler
de choses superficielles pour ne pas exprimer les sentiments négatifs et
déplaisants qu'elle éprouve à mon égard). Cette intervention, reprise
plusieurs fois, se heurte au refus de la patiente qui trouve que « ce
n'est pas rationnel de parler d'une chose qui n'a pas d'importance ». Ce
faisant elle tait tout fantasme et tout sentiment, en une attitude qui
tranche nettement avec son comportement habituel. Peu à peu, il
m'apparaît bien inutile de répéter le signalement concernant ces
défenses, qui sont tout à fait conscientes. Quelque chose se cache sans
doute, et j'attends, nous attendons, que cela vienne. Un jour, c'est
un jeudi, un élément surgit : Mme F... raconte que son mari fera un
court voyage d'affaires pendant le week-end de la semaine prochaine
(comme moi dans son imagination ?) et qu'elle craint de passer la nuit
seule. Elle a téléphoné à sa soeur — à Clermont-Ferrand
— pour lui
demander de venir l'accompagner, mais a essuyé un refus dont elle est
très fâchée. Il s'agit évidemment d'un déplacement sur l'absence du
mari du problème avec moi à propos du long week-end, mais que
craint-elle quand elle est seule, sans mari ni analyste (avant cette
affaire du week-end analytique prolongé, son mari s'absentait fré-
quemment pour affaires, à tout moment, et cela ne la gênait pas parti-
culièrement). Mme F... examine plusieurs possibilités d'issue : partir
aussi, seule, en voyage, aller seule dans sa maison de campagne, d'où
il ressort qu'elle a peur de dormir seule uniquement à Paris. Ce que je
lui signale, en une simple constatation préparatoire, avec le soupçon
que le transfert y est pour quelque chose. Mme F... acquiesce, tout en
ajoutant qu'elle ne sait pourquoi, dénégation qui me confirme dans
l'hypothèse que je tiens là une bonne piste. Immédiatement après, elle
se souvient d'avoir fait un rêve, mais qui s'est presque tout à fait effacé ;
elle sait qu'il ressemblait à un film où, pendant la nuit, une fille folle
tirait sur des gens. Je pense, naturellement, que ce sont là les motions
1516 Luisa de Urtubey

pulsionnelles qui l'enrayent la nuit, c'est-à-dire le désir de tuer, de me


tuer, pour se venger de ce que je lui ai fait, réédition de la haine
éprouvée à l'égard de sa mère quand celle-ci la quittait pour s'occuper
de son jeune frère, Mme F.., croyant probablement que je ne la vois plus
le vendredi pour recevoir quelque préféré. Comme cette hypothèse me
semble n'être, pour le moment, qu'un fantasme de contre-transfert,
dépourvu d'étayage sur des associations suffisantes, j'attends, au risque
de laisser Mme F... partir avec des motions pulsionnelles approchant
de la conscience et, par là, angoissantes.
Le lundi, en effet, Mme F... arrive fort angoissée. Elle a refait le
même rêve — signe de sa non-interprétation et de ce qu'il est porteur
d'un fantasme transférentiel cherchant à s'exprimer. Mais, cette fois,
elle apparaissait elle-même en scène, s'efforçant de tuer « des gens ».
Réveillée, elle crut entendre du bruit et voulut se lever, ce dont son
mari l'empêcha. Soudain, je me retrouve lui interprétant que, quand le
mari sera absent, personne ne l'empêchera de se lever et de venir chez
moi pour me tuer afin de se venger de ce que je lui ai fait. Mon incons-
cient, accepté par mon préconscient, a parlé pour moi, disant ce que
je pensais depuis le rêve raconté à la séance précédente. Mme M... rit
assez longuement, manifestation de décharge évidente, qui, signe de
soulagement face à l'inutiHté de maintenir en place le contre-investis-
sement, me paraît confirmer mon interprétation, le surplus énergétique
s'exprimant par le rire. Intérieurement, je me demande s'il s'agit
d'un meurtre amoureux, destructeur, ambivalent... Mme F..., elle,
associe avec un film où un homme avait coupé sa femme en morceaux
parce qu'elle le trompait. Puis il avait gardé ces morceaux dans son
congélateur. La nuit, il souffrait d'insomnies et hallucinait les jambes,
les bras, le tronc de sa femme dansant devant lui. Pendant ce récit,
Mme F... continue d'entrecouper d'un rire excité son discours, d'où
je déduis que les contre-investissements se libèrent toujours et que
pour le faire avec cette intensité, ils devaient être bien importants
— tout autant que les motions pulsionnelles refoulées.
Comme dans le cas de M. Z..., le carrefour à interpréter oralité-
génitalité se dresse. Cette fois sans qu'il me semble souhaitable, étant
donné l'angoisse importante de la patiente, de retarder l'interprétation.
Ici, la fixation orale est plus marquée, semble être à l'origine de l'an-
goisse du Moi, qui ne réussit pas à la symboliser si ce n'est en emprun-
tant des figurations élaborées par d'autres (les films), qui ne peut la
limiter à un signal et risque d'être envahi. Par ailleurs, cette oralité
est liée à la relation avec des objets partiels (les morceaux du corps
Métapsychologie et polyglottisme 1517

de la femme — de la mère — dépecée). Pour ne pas parler de la crainte


d'une perte totale du contrôle — folie, meurtre — qui a paralysé la
patiente pendant plusieurs semaines.
Je lui dis qu'elle me hait quand je ne suis pas là et voudrait alors
me couper en morceaux comme faisait l'homme du film ; qu'elle croit
que je la trompe, particulièrement le vendredi. Si elle me tuait et me
coupait en morceaux, je lui appartiendrais, je serais dans sa tête-
congélateur, mais, furieuse contre elle, je l'attaquerais. Cette inter-
prétation me semble kleinienne, par sa référence au corps de la mère,
à mon destin persécuteur une fois introjectée, et, surtout, parce que
je suis allée au-devant de ce que la patiente dit, en anticipant et pré-
venant. Je suis consciente de cela et considère cette technique appro-
priée dans cette situation. Freud lui-même, dans « Deuil et mélan-
colie », a parlé de l'ambivalence à l'égard de l'objet qui abandonne et du
désir de l'introjecter. Par contre, les morceaux du corps maternel
enfermés dans la tête me semblent être un fantasme d'allure exclusi-
vement kleinienne, mais je me trompe peut-être (Abraham, Torok).
Seule la suite du matériel, comme nous l'apprit Freud dans « Cons-
tructions dans l'analyse », peut montrer l'erreur ou l'exactitude d'une
interprétation. Mme F... associe avec.le cochon que, à la ferme de ses
parents, on tuait une fois par an ; puis on salait les morceaux et on les
gardait. Au moment de la mise à mort, il criait beaucoup, ce qui lui
rappelle la voix stridente de sa mère. Confirmation de mon inter-
prétation ? Oui, mais aussi, peut-être dit-elle que je l'ai enrayée avec
mon interprétation-voix stridente qui a fait effraction dans son Moi.
Je demeure quelque peu inquiète.
Mme F... revient le lendemain tranquillisée, parlant avec fluidité,
sans blocages. Elle a bien dormi. Elle évoque une jeune femme avec qui
elle s'est liée d'amitié pendant ses vacances au Club Méditerranée et
dont son mari était fort jaloux. Une fois il arriva sur la plage au moment
où ma patiente était allongée, la tête appuyée sur les genoux de son
amie ; il devint furieux et accusa sa femme d'être homosexuelle. Mme F...
me raconte combien la jalousie de son mari l'ennuie, quoiqu'elle
admette qu'elle a peut-être une « homosexualité latente ».
J'y vois l'apparition d'un aspect plus évolué de ses affects à mon
égard (en transfert maternel), c'est-à-dire de l'attachement à une mère
oedipienne, objet total, avec le père comme rival, OEdipe négatif, mais
OEdipe génital quand même. Je lui signale la similitude de position dans
le souvenir de vacances et sur le divan, peut-être cherchait-elle à me
remplacer ? Cette intervention est destinée à renforcer la prise de
1518 Luisa de Urtubey

conscience que tous ces sentiments, d'abord orageux puis plus assagis
— mais en partie projetés sur le mari jaloux et furieux — me concer-
naient, moi, la mère. Peut-être ai-je eu un souci thérapeutique de ne
pas trop traumatiser cette patiente à défenses pas encore solides.
Mme F... poursuit ses associations sur le passé de son « homosexualité
latente », sur la relation avec sa mère, etc. ; quelques jours plus tard,
l'absence du mari se produit enfin sans répercussion à signaler.
C'est l'interprétation de la fixation orale, sous-jacente à l'OEdipe
négatif de cette patiente, qui a permis l'évolution favorable de la situa-
tion, grâce à la diminution d'une angoisse presque catastrophique, au
remplacement d'une projection massive par une projection modérée et
ponctuelle (du meurtrier jaloux au mari mécontent), à la substitution
d'une autre projection par un déplacement (elle est peut-être amoureuse
de cette amie, plutôt que menacée de tueurs), à l'accès à la symbolisa-
tion (le porc me représente en transfert maternel, l'amie sur la plage
aussi). L'aspect projectif, la jalousie, est allégé grâce à la projection
sur le mari.
Donc, à cette patiente qui souffre d'un conflit prégénital important,
j'ai fait deux interprétations plutôt kleiniennes (« profondes », adressées
au conflit prégénital comme contenu et pas comme défense, allant au-
devant de ce qu'elle associait et lui évitant ainsi de faire toute seule ce
difficile parcours) et plusieurs signalements, destinés peut-être à lui
manifester fréquemment ma présence à ses côtés.
Je suis, a posteriori, d'accord avec cette façon de travailler et pense
qu'une approche moins strictement freudienne est nécessaire avec les
patients dont la structure n'est pas franchement oedipienne, ou qui ne
fonctionnent pas toujours à ce niveau-là. Du reste, c'est pour les jeunes
enfants n'ayant pas encore élaboré leur OEdipe que la technique klei-
nienne a été élaborée.
De toute façon, ces interprétations kleiniennes furent utiles pour
dépasser (toujours momentanément) la difficulté transférentielle, répé-
tition des frustrations éprouvées avec la mère, et permit de continuer
notre travail de la manière habituelle, avec moins de blocages de son
côté et moins d'interventions du mien.
Essayons maintenant de repérer ce moment transférentiel par
rapport aux trois composantes de la métapsychologie.
D'un point de vue économique, au début de cette séquence, à
cause de la frustration infligée par moi concernant la distribution des
séances, à cause aussi de la difficulté de Mme F... d'en parler tout en
maintenant le contrôle sur elle-même, son psychisme était occupé par
Métapsychologie et polyglottisme 1519

une forte charge inhibée, son énergie se trouvait fortement liée afin de
réussir à contenir cette surcharge. Après ma première interprétation
(désir de venir chez moi la nuit afin de me tuer), le contre-investisse-
ment ne fut plus nécessaire et il y eut une décharge d'excitation sous
forme de rire. L'énergie libérée se déplaça sur des représentations assez
proches de la situation transférentielle et se lia à un conflit du même
genre, utilisant une symbolisation assez pauvre, mettant en scène des
objets partiels et (presque) des représentations de choses (transformées
en représentations de mots en prenant appui sur un film). Ma deuxième
interprétation (elle veut me couper en morceaux et me garder en elle,
mais cela serait dangereux) semble lui permettre de lier son énergie
à des représentations de mots, sous forme de souvenirs d'enfance, où
apparaît le cochon symbolisant sa mère, probablement aussi son petit
frère et moi-même. Après cela, la charge inhibée disparaît et Mme F...
retourne à son état habituel de non-surcharge énergétique continuelle
et accumulée. L'énergie apparaît liée aux conflits en élaboration, à des
représentations symboliques. Du côté du contre-transfert, il y a eu
aussi une surcharge énergétique, car je craignais d'avoir provoqué la
répétition peut-être prématurée d'un conflit grave, chez cette patiente
fort fixée à sa mère et où un filon oral se dessinait nettement. C'est
probablement cette surcharge qui m'amena à faire ma première inter-
prétation de façon imprévue(m'autorisant peut-être de M. de M'Uzan17).
Il est certain que le rapide retour à la vitesse de croisière habituelle
obtenu après ces interprétations ne manqua pas de me soulager.
D'un point de vue dynamique, chez la patiente, il y a un conflit
entre des motions pulsionnelles archaïques, ' orales, ambivalentes
(dévorer d'amour, manger de haine) et un Moi qui craint fort de se
laisser déborder et a besoin de se faire épauler parfois (par moi, par
le mari-père), de peur de succomber à la rage amoureuse-haineuse à
l'égard de la mère (moi aussi). Dans cette dynamique mouvementée
et batailleuse, je me suis lancée à l'attaque au secours du Moi de la
patiente, pas en l'appuyant mais en interprétant les motions pulsion-
nelles incompatibles. Est-ce là la tâche de l'analyste ? N'est-ce pas trop
thérapeutique ? Pour Strachey il est nécessaire d'interpréter le point
d'urgence. Et Freud lui-même, dans la phrase citée plus haut, a dit
qu'il pansait. Alors ? Peut-être se sent-on toujours coupable comme
l'adulte qui séduit l'enfant ?

17. M. de M'Uzan, Contre-transfert et système paradoxal, in De l'art à la mort, Paris, Galli-


mard, 1977.
1520 Luisa de Urtubey

D'un point de vue topique, côté patiente, la lutte se déroule entre


le Moi et les motions pulsionnelles archaïques du Ça. De mon côté,
mon Moi serait plutôt aux prises avec mon Surmoi.
Considérant la première topique, le fonctionnementde cette patiente
n'est pas trop bon puisque, sous la pression de l'analyse il est vrai,
elle a du mal à refouler ses représentations de choses, sauf dans l'inhi-
bition du silence, elle a des difficultés à symboliser et elle souffre d'une
angoisse assez primitive.
En guise de conclusion, le polyglottisme — le bilinguisme plutôt en
ce qui me concerne — se trouve plutôt chez les patients. Il est exact
que chacun de nous « préfère » certains types de patients ou « réussit »
avec certaines structures et pas (ou moins) avec d'autres18.

Je conclurai en prônant le polyglottisme si on en a conscience et si on


peut rendre compte de telle ou telle attitude en termes théoriques,
même si la réflexion métapsychologique est faite dans un après-coup.
Si, sur le moment, on songe surtout à la métapsychologie, cela peut se
transformer en mise à distance protectrice. Si, au contraire, on n'y
songe jamais, on devient un guérisseur. La théorisation est nécessaire
comme axe d'identification de l'analyste.
Il faut rejeter le polyglottisme utilisé arbitrairement mélangeant
au même moment dans la même cure, voire dans la même séance, des
interprétations appartenant à des théories diverses. Il faut désavouer
également, surtout, le polyglottisme qui s'ignore.
En ce qui me concerne, la succincte présentation de ces deux
vignettes me paraît montrer que je m'appuie, en premier lieu, sur
la métapsychologie freudienne et que je me dirige vers des positions
Kleiniennes quand les repères freudiens ne me guident plus dans un
cas particulier, en l'occurrence chez une patiente à fixations prégénitales
importantes. Ou peut-être, que je fonctionne d'abord selon la méta-
psychologie freudienne, puis effectue une réflexion en un deuxième
temps en tenant compte des points de vue kleiniens, comme cela m'ar-
riva avec le premier patient, même si ensuite je n'utilise pas les réfé-
rences kleiniennes.
Je reconnais m'exprimer de façon bilingue, une sorte de bilinguisme

18. J'ai souvent entendu dire à Paulette Letarte qu'il y a des patients " kleiniens ».
Métapsychologie et polyglottisme 1521

en deux temps, ou si l'on veut, « à la carte ». A mon avis, cela m'enrichit,


ne me confond pas et je crois prendre soin de ne pas mélanger. En cela,
je suis aidée par les patients car les structures oedipiennes ne requièrent
pas d'autre métapsychologie que celle de Freud — construite pour eux ;
tandis que les structures non uniquement oedipiennes nécessitent une
compréhension élargie — élaborée également pour elles. La même
chose se produit chez les patients à structure oedipienne traversant,
dans la cure et à cause du processus lui-même, des moments très
régressifs.

Dans un deuxième temps de l'élaboration de cet article, je m'aperçois


que les deux séquences rapportées prennent leur point de départ sur
un « agir » de ma part : prendre des vacances, changer un horaire. On
pourrait supposer que si je n'avais pas « agi », ces difficultés ne se
seraient pas présentées. Cependant, outre qu'il est impossible de ne
jamais agir — jamais partir en vacances par exemple —, il me semble
que, dans le but de proposer une brève séquence mettant en évidence
ma façon de travailler, un point de départ extérieur m'a permis de me
circonscrire à une situation relativement délimitée dans le temps et à
ne pas devoir m'adonner à la tâche impossible — ou presque — de
montrer ma façon de travailler tout au long d'une cure. Par ailleurs,
ces patients auraient manifesté les mêmes conflits à d'autres occasions.
Je retiens une autre particularité : un des deux cas est celui d'un
jeune homme bilingue et sa cure se réalise dans ma « troisième » langue ;
qui plus est, son bilinguisme permet de faire bon nombre de rappro-
chements... Mon intention est peut-être de vous dire que, pour le
meilleur ou pour le pire, le polyglottisme n'a pas de limites (si toutefois
on y a goûté).
Pour finir, je ne voudrais pas sembler dénier le fait que je suis
bilingue moi-même au sens littéral et un tant soit peu polyglotte aussi.
Peut-être cela me porte-t-il à accepter plus facilement des pensées
diverses, de même que depuis toujours j'ai su que tous les objets du
monde s'appelaient d'au moins deux différentes façons.

Mme Luisa de URTUBEY


75J rue Saint-Charles
75015 Paris
JOSEPH SANDLER

RÉFLEXIONS SUR QUELQUES RELATIONS


ENTRE LES CONCEPTS PSYCHANALYTIQUES
ET LA PRATIQUE PSYCHANALYTIQUE1

« Je mesouviens d'une chose que mon


père disait... lorsqu'il parlait de la manière
dont nous éduquons nos enfants. Il disait
que nous leur fournissons une carte des
lacs italiens et que nous les expédions au
Pôle Nord. »
(Anna Freud, 1973.)

I
Si l'on y prête attention, on peut trouver dans de nombreux écrits
psychanalytiques le postulat implicite et inconscient que notre théorie
devrait avoir pour objet de constituer un ensemble d'idées qui serait
essentiellement complet et organisé, dont chaque partie serait entière-
ment intégrée aux autres. Les imperfections de la théorie, parfois très
importantes, sont clairement reconnues, mais elles sont considérées
comme des défauts auxquels il faut remédier. Les lacunes dans nos
formulations doivent être comblées et les définitions doivent être plus
précises pour qu'en dernier ressort les pièces du puzzle théorique s'im-
briquent exactement entre elles. Les idées de Freud sont considérées
comme le centre de la théorie actuelle, et les développements ultérieurs
acceptables sont considérés comme des ajouts ou des extensions qui
sont cohérents — ou tout au moins ne sont pas incohérents — avec
la pensée freudienne. Lorsqu'ils seront en désaccord avec d'autres
auteurs, ceux qui raisonnent en ces termes le feront en démontrant
que les autres ont mal compris, mal interprété ou détourné Freud, et ils

1. J. Sandler, Reflections on some relations between psychoanalytic concepts and psycho-


analytic practice, in Int. J. Psycho-Anal., 1983, 64, 35-45 ; article prépublié pour le
XXXIIIe Congrès international de Psychanalyse, Madrid, juillet 1983 (trad. de l'anglais par
Alain et Monique Gibeault).
Rav. franc. Psychanal., 6/1985
1524 Joseph Sandler

reviendront aux textes de Freud pour démontrer la justesse de leurs


propres idées.
Ce point de vue particulier convient bien à une tendance très conser-
vatrice qui est nécessaire à la psychanalyse : elle a pour fonction de sou-
tenir et de protéger les propositions fondamentales de la psychanalyse et
possède une fonction stabilisatrice significative. Cependant, d'un autre
point de vue, nous pouvons considérer la théorie psychanalytiquecomme
un système de pensée qui a été depuis le début dans un état de déve-
loppement organique continu. Les idées qui se sont développées dans
un domaine ont par ailleurs eu des répercussions dans d'autres domaines
et l'effort théorique a été ainsi et est constamment entretenu. Toute
nouvelle définition, toute nouvelle précision exercent une pression
sur d'autres aspects de la théorie. En particulier l'extension des concepts
permet d'acquérir de nouveaux aperçus et de nouvelles idées. Il arrive
souvent qu'une telle extension de la signification d'un concept ne soit
pas explicite et que les auteurs tentent successivement de le définir
de manière spécifique, ou qu'ils réitèrent la formulation « classique »,
« officielle » ou « courante » ; ils tiennent pour acquis que tout concept
psychanalytique qui se respecte ne peut avoir qu'une signification
exacte. La réalité, bien sûr, veut que chaque concept psychanalytique
ait de multiples significations qui varient en fonction du contexte dans
lequel il est utilisé. Il suffit d'évoquer des notions comme fantasme,
traumatisme, identification, résistance, acting out, et l'on pourrait
allonger la liste, pour réaliser que chacune de ces notions est souple,
flexible dans son usage et possède un éventail de significations qui
dépend du contexte.
On peut trouver des avantages à mettre l'accent sur la dimension du
développement historique de la psychanalyse lorsque nous pensons aux
questions théoriques. Cela nous permet d'échapper, si nous le souhai-
tons, aux querelles au sujet desthéories « justes » et des théories « fausses ».
Ou plutôt, cela nous permet de nous demander : « Pourquoi cette
formulation plutôt qu'une autre a-t-elle été avancée ? » et « Qu'ont
voulu dire les auteurs ? ». Il est intéressant de remarquer que chaque
fois que l'accent mis sur un aspect théorique est déplacé sur une nou-
velle formulation, il surgit des hiatus et des points faibles dans cette
nouvelle théorie (du fait même que celle-ci ne recouvre jamais exac-
tement le même domaine que la précédente) qui suscitent des forces
contraires visant à combler les lacunes ou à corriger les points faibles.
Ce qui caractérise ces forces contraires est le fait qu'elles font inévi-
tablement apparaître un ensemble d'idées utiles et importantes ; de
Concepts et pratique psychanalytiques 1525

plus elles représentent inévitablement une hyper-réaction et un hyper-


remplissage des espaces vides. Les lacunes et les faiblesses de la théorie
suivent également les changements dans des domaines spécifiques, qui
résultent des progrès de la clinique psychanalytique et des procédés
techniques ; de nouveau, à plus ou moins brève échéance, une hyper-
réaction se produit. Et si celui qui avance des nouvelles idées possède
un charisme, il peut en résulter un nouveau « mouvement » psychana-
lytique. Celui-ci peut se séparer de la tendance générale de la psychana-
lyse, ou demeurer à l'intérieur de celle-ci et contribuer à la dialectique
du développement théorique.
Si l'on adopte un point de vue à la fois développements et fonc-
tionnel, et si l'on renonce à trouver la « poule aux oeufs d'or théorique » 2,
nous pourrons peut-être alors nous permettre une plus grande tolérance
pour des concepts confus et mal définis, particulièrement ceux créés
par des personnes ayant une approche psychanalytique différente.
De plus l'examen des raisons pour lesquelles les idées plus anciennes
sont insatisfaisantes et nécessitent la formulation de nouvelles idées
devrait s'avérer tout aussi profitable si nous voulons comprendre les
processus par lesquels la théorie psychanalytique se développe, comme
relatifs à l'examen rigoureux de la structure et des qualités formelles
des nouveaux concepts (dans notre recherche pour trouver les raisons
d'insatisfaction quant à la théorie actuelle, nous devrions considérer
avec beaucoup de prudence les raisons manifestes apportées par les
auteurs de nouvelles théories). Dans ce contexte, il est intéressant de
voir la critique mordante que Glover fait des idées de Melanie Klein
(1945). Les idées de celle-ci présentaient certainement (et présentent
encore) de nombreuses imperfections, mais leur importance pour le
développement de la psychanalysene peut être niée. De la même manière,
nous pouvons examiner avec profit les idées théoriques et techniques de
Heinz Kohut (1971, 1977) Pour nous sensibiliser à ce qu'elles contien-
nent de juste, plutôt que de les rejeter dans leur ensemble à cause des
failles théoriques et des limites dans les procédés techniques à sens
unique.
La souplesse des concepts joue un rôle important dans la cohésion
de la théorie psychanalytique. Comme la psychanalyse est constituée
de formulations qui se situent à différents niveaux d'abstraction et de
théories partielles qui s'intègrent mal les unes aux autres, l'existence

2. N.d.T. : L'expression anglaise « gold pot at the end of the rainbow » (pot d'or au pied de
l'arc-en-ciel) ne peut être rendue en français que par une expressionéquivalente.
1526 Joseph Sandler

de concepts souples, qui dépendent du contexte, permet de constituer


un cadre théorique d'ensemble de la psychanalyse. Certaines parties
de ce cadre sont énoncées de façon rigoureuse, mais ne peuvent s'ar-
ticuler à des théories partielles similaires que si elles ne sont pas étroi-
tement liées, que si les concepts qui les relient sont flexibles. L'intérêt
d'une théorie si peu serrée se trouve avant tout dans le fait qu'elle
permet à la théorie psychanalytique de se développer sans provoquer
nécessairement de ruptures radicales et manifestes dans la structure
théorique d'ensemble de la psychanalyse. Les concepts souples et
flexibles soutiennent et englobent la tendance au changement théorique
et permettent à des théories partielles ou non, plus organisées et plus
nouvelles, de se développer. L'un des meilleurs exemples que l'on peut
en donner est l'utilisation que fait Susan Isaacs du concept de fantasme
inconscient pour englober une conception du fantasme radicalement
différente de celle de Freud.
Dans une telle approche les concepts psychanalytiques comportent
des dimensions de signification, un espace de signification, où ils évoluent
selon que le contexte et le sens changent3. L'étude des différentes
dimensions de nos principaux concepts psychanalytiques peut alors
apparaître tout aussi profitable que la recherche de définitions précises
— peut-être même plus profitable, car certains de nos concepts les
plus utiles ne peuvent être fixés dans une définition ; la précision d'au-
jourd'hui peut devenir la rigidité de demain.
Différents psychanalystes peuvent communiquer relativement bien
dans un domaine particulier, selon qu'ils partagent le même espace de
signification pour un concept ou un terme théorique. Cependant leurs
espaces de signification pour un concept peuvent être différents, ce qui
peut provoquer une absence de communication ou une pseudo-
communication. C'est pourquoi il est souhaitable de chercher à mieux
comprendre les dimensions de signification des concepts psychana-
lytiques en ce qui concerne l'espace de signification commun à tous les
psychanalystes ou aux groupes d'analystes ; il est également possible et
utile de considérer les dimensions de signification d'une notion ou d'un
terme théorique dans l'esprit de tout psychanalyste4.
J'ai fait référence au début de cet article à l'hypothèse implicite que
l'on devrait chercher à établir une théorie psychanalytique qui serait

3. En effet, la plupart des mots utilisés dans le langage de tous les jours évoluent autour de
leurs propres espaces de signification,lorsque nous communiquons les uns avec les autres.
4. Cette tâche suscite certains problèmes méthodologiques qui peuvent néanmoins être sur-
montés (voir Fonagy, 1982).
Concepts et pratique psychanalytiques 1527

essentiellement complète et organisée, et que cette perspective a une


fonction conservatrice et stabilisatrice. Mais la recherche d'une théorie
complète dépend également de plusieurs autres facteurs. Les contra-
dictions produisent des discordances et les discordances sont désa-
gréables et doivent être évitées. Qu'il ne puisse pas exister un système
théorique totalement intégré ne paraît pas très sérieux, en particulier
si nous prenons comme idéal la visée d'une théorie unifiée comme dans
les sciences physiques. Nous pouvons ajouter à cela la peur d'être ou
d'apparaître en désaccord avec Freud. Ce dernier facteur rejoint le désir
d'être un « bon » membre de la hiérarchie psychanalytique et de
conserver l'approbation de son Institut ou de sa Société.
George Klein (1976) évoque un courant particulier de la théorie
psychanalytique qui a pour but « d'introduire la psychanalyse dans le
champ des sciences naturelles » et mentionne un certain nombre d'autres
facteurs qui créent « un élan pour un type d'explication théorique
entièrement différent du type clinique, jusqu'au point où il n'apparaît
plus clairement quel type d'explication a priorité dans le développement
de la théorie ». Klein démontre avec force arguments l'absence de valeur
de la métapsychologie quant à ses rapports avec la psychopathologie
et le travail clinique et plaide avec vigueur pour une théorie clinique.
La différence entre les deux théories « ne réside pas dans le degré
d'abstraction mais dans l'intention explicative ». Une partie de « l'in-
tention » métapsychologique est d'établir une psychologie générale à
l'intérieur de la psychanalyse et je suis d'accord avec Klein lorsqu'il
soutient que, si la psychanalyse peut être considérée comme une partie
de la psychologie, elle n'est « en aucune façon la structure d'ensemble
qui engloberait le reste de la psychologie ». Je suis en désaccord toute-
fois avec l'idée que la théorie psychanalytique doit être reformulée
comme une théorie clinique fondamentale, d'abord parce que je ne crois
pas que la psychanalyse soit jamais une théorie complète, et puis parce
qu'en tant que théorie elle contient et a besoin de contenir davantage
que la clinique ou la pathologie. A l'évidence, il est impossible d'essayer
de satisfaire toutes les « intentions explicatives » à l'aide d'une théorie
unique et globale et je proposerais que la théorie psychanalytique soit
fondée sur un ensemble d'idées plutôt que sur un système logique. Le
point litigieux n'est pas ce que la théorie psychanalytique devrait être
mais ce qui devrait être souligné dans l'ensemble de la pensée psycha-
nalytique. Et ce qui doit être souligné est ce qui est en relation avec le
travail que nous devons faire. Cela signifie que, pour la plupart d'entre
nous, la théorie doit avoir une orientation clinique, psychopathologique
1528 Joseph Sandler

et technique et avoir également comme souci majeur de tenir compte


non seulement de l'anormal mais du normal.
Bien sûr nous ne pouvons pas ignorer les disciplines voisines ni le
besoin de construire, quand nous le pouvons, des ponts entre celles-ci
et la psychanalyse. Mais nous n'avons pas besoin de détruire ou de
reconstruire nos structures psychanalytiques afin de construire ces
ponts. Une psychologie psychanalytique « normale » a besoin d'être
d'abord et avant tout psychanalytique et ne devrait pas chercher à
devenir une psychologie « générale ». Cela implique d'accepter que
puissent coexister plusieurs psychologies légitimes comportant des
visées différentes et élaborées à partir de différents points de vue. Une
psychologie psychanalytique normale, une psychologie psychanalytique
développementale, ou toute autre forme de psychologiepsychanalytique,
a besoin selon moi d'être aussi conforme que possible à la théorie psy-
chanalytique clinique. Les psychanalystes et tous ceux qui cherchent à
édifier une psychologie générale se préoccupent dans cette perspective
des aspects et des niveaux théoriques qui sont très éloignés de ceux qui
habituellement concernent les praticiens de la psychanalyse. Malgré
cela, il existe encore des Instituts de formation psychanalytique où une
quantité considérable de métapsychologie (du genre « chapitre 7 ») est
enseignée aux débutants comme une fin en soi plutôt que comme un
aspect de l'histoire des idées psychanalytiques. Pendant combien de
temps encore devrons-nous expliquer les vicissitudes des investis-
sements et les acrobaties des transformations de l'énergie à nos étudiants
en formation clinique comme si ces questions avaient une importance
directe avec leur travail clinique ?
Le psychanalyste débutant emporte avec lui dans son cabinet de
consultation ce qu'il a appris de son propre analyste, de ses super-
viseurs et des autres enseignants ainsi que de ses lectures. Il aura à
l'esprit les propositions théoriques et cliniques qu'il aura recueillies
de ces différentes sources et ce seront pour la plupart les propositions
officielles, classiques ou courantes. L'esprit humain étant ce qu'il est,
il continuera à sous-estimer les divergences et les incohérences dans les
théories courantes et il ira d'une partie de sa théorie à une autre sans
être conscient qu'il a sauté un certain nombre de points théoriques qui
sont faibles d'un point de vue conceptuel.
Avec l'augmentation de son expérience clinique et de sa compétence,
l'analyste construira de façon préconsciente (sur un plan descriptif,
de façon inconsciente) toute une série de segments théoriques reliés
directement à son travail clinique. Ils sont les produits de la pensée
Concepts et pratique psychanalytiques 1529

inconsciente, et représentent très souvent des théories partielles, des


modèles ou des schémas, qui ont la qualité d'être, d'une certaine
manière, mis en réserve et disponibles chaque fois que cela est néces-
saire. Qu'elles puissent se contredire les unes avec les autres n'est pas
un problème. Elles coexistent de façon heureuse aussi longtemps
qu'elles sont inconscientes5. Elles n'apparaissent pas à la conscience à
moins d'être en accord avec ce que j'ai appelé la théorie officielle ou
courante, et de pouvoir être décrites avec des mots appropriés. Ces
structures partielles représentent en fait des théories meilleures (c'est-à-
dire plus utiles et plus adéquates) que celles qui sont officielles ; il est
vraisemblable que plusieurs contributions de valeur à la théorie psy-
chanalytique ont été faites en raison des conditions nouvelles qui ont
permis aux théories partielles préconscientes d'être mises en relation
et d'apparaître de façon plausible et socialement acceptable d'un point
de vue psychanalytique.
J'ai suggéré précédemment dans cet article qu'il serait peut-être
possible et utile de considérer les dimensions de significationde concepts
spécifiques dans l'esprit des psychanalystes pris individuellement.
Gela doit bien sûr inclure l'étude de structures conceptuelles incons-
cientes ; à mon avis ces recherches peuvent accélérer le développement
de la théorie psychanalytique. Le psychanalyste peut ainsi être considéré
comme un outil, une sorte de sonde dans la situation psychanalytique,
qui dans l'interaction avec ses patients organise l'expérience par la
formation de structures théoriques inconscientes. La sonde peut être
retirée de la situation et les théories qui se sont formées peuvent être
examinées8. C'est ma conviction profonde qu'étudier les théories
privées et implicites des analystes engagés dans la clinique ouvre une
voie nouvelle et majeure à la recherche psychanalytique. L'une des
difficultés rencontrées dans une telle recherche vient de la conviction

5. Je me réfère aux théories et aux schémas qui sont les produits du processus secondaire
et qui reflètent le travail du système préconscient du modèle topique ou du Moi inconscient de la
théorie structurale. L'absencede contradiction n'est pas ce qui est attribué au contenu du système
inconscient ou au Ça.
6. En collaboration avec une équipe de recherche de l'Institut Sigmund-Freud de Francfort
(H. Vogel, S. Drews, R. Fischer, W. Grissmer, R. Kluwer, M. Muck et C. Will) l'auteur a fait
une étude des significationsimplicites du concept de traumatisme ; il est apparu évident que les
concepts de traumatismes, à la fois personnels et largement inconscients des psychanalystes,
diffèrent presque toujours de la définition courante. Pour beaucoup le traumatisme est considéré
non seulement comme un événement, une expérience ou un souvenir, mais comme une sorte
de corps étranger qui a été introduit dans l'individu de l'extérieur, qui contribue à exercer un
effet menaçant et qui comporte le danger de submerger l'individu à tout moment. C'est une
chose à laquelle on s'adapte continuellement et qui ne peut être définie que négativement comme
une « chose " investie émotionnellement qui relie certaines expériences antérieures à des effets
ultérieurs ; si le traitement réussit le « traumatisme " est liquidé !
1530 Joseph Sandler

consciente ou inconsciente de beaucoup d'analystes qu'ils ne font pas


d'analyse correctement (même si une telle conviction peut exister en
même temps que la croyance qu'ils sont de meilleurs analystes que
la plupart de leurs collègues). La conviction que ce qui est fait réelle-
ment dans le cabinet de consultation psychanalytique n'est pas kasher,
que les collègues seraient critiques s'ils étaient au courant de ce qui
s'y passe, vient du fait que tout analyste de valeur s'adaptera à chaque
patient sur la base de son interaction avec ce patient. Il modifiera son
approche de façon à favoriser autant que possible le développement
d'une situation analytique effective. Pour y arriver, il a besoin de se
sentir avec son patient détendu et sans contrainte de manière appro-
priée, et à certains moments il devra prendre des distances relativement
grandes avec la technique « classique ». Il pourra se sentir à l'aise avec
cette situation aussi longtemps que celle-ci sera privée et non publique,
surtout en raison même de la tendance des collègues à critiquer et à se
« superviser » l'un l'autre dans les discussions cliniques, et de la facilité
avec laquelle le matériel analytique peut être compris et interprété
de façons différentes. Je crois que les nombreux ajustements que l'on
fait dans son travail analytique, y compris les soi-disant paramètres
que l'on introduit, produisent souvent ou représentent une meilleure
adaptation de la théorie préconsciente, personnelle et intérieure de
l'analyste au matériel du patient, que les théories officielles et courantes
auxquelles l'analyste peut souscrire consciemment. Souvent (j'espère
très souvent) l'analyste « sait mieux en son for intérieur » et plus nous
pourrons avoir accès aux théories préconscientes des analystes expéri-
mentés, plus nous contribuerons aux progrès de la théorie psycha-
nalytique.

II
Dans la section précédente nous avons mentionné la façon dont les
concepts peuvent être élargis et étendus, en fonction des progrès de
l'expérience clinique et de raffinement et de la précision accrue des
observations dans l'esprit des psychanalystes. De nouvelles observations
cliniques et des progrès dans l'expérience clinique vont très souvent
de pair avec des modifications de la technique jusqu'à un certain point,
car aucun psychanalyste ne peut observer exactement la même tech-
nique avec chacun de ses patients. A l'intérieur de certaines limites
il adaptera ce qu'il fait avec ce qu'il sent nécessaire pour chaque patient
et l'interaction avec son patient permettra de confirmer ou d'infirmer
Concepts et pratique psychanalytiques 1531

sa technique (à moins d'être totalement sans contact avec ce qui se


passe). J'ai suggéré que cette interaction dynamique avec le patient
a pour conséquence de favoriser progressivement chez l'analyste la
formation de théories partielles organisées qui demeurent inconscientes
à moins que les conditions de leur émergence soient adéquates. Ce qui
détermine l'apparition de nouvelles théories sur la base de l'expérience
clinique est un sujet pour une recherche ultérieure.
Dans cette section je souhaite, à des fins de démonstration, examiner
de façon spécifique le concept de transfert, du point de vue de la tension
qui a commencé à jouer sur le concept avant la deuxième guerre mon-
diale; cet état de tension subsiste encore aujourd'hui. Je ferai ici
l'hypothèse que cette tension conceptuelle est la conséquence directe
des changements dans la compréhension clinique et des modifications
correspondantes de la technique.
Le concept de transfert est né, comme chacun sait, des observations
de Freud sur la manière dont les sentiments du patient à l'égard de
l'analyste proviennent d'une « connexion fausse » entre un personnage
important du passé et la personne de l'analyste. La répétition du passé
peut représenter une « édition revue » de l'ancienne relation mais elle
n'est pas reconnue comme telle par le patient. D'abord considéré comme
une source de résistance dans l'analyse, le transfert en est venu à jouer
« un rôle décisif pour convaincre non seulement le patient mais éga-
lement le médecin ».
Le transfert vu comme une répétition du passé dans le présent
demeure la plus courante et la principale définition du transfert (voir
Sandler et autres, 1973). Toutefois on peut voir rétrospectivement
qu'une extension du concept de transfert apparaissait déjà il y a cin-
quante ans. Dès 1930, une analyse britannique, Ella Freeman Sharpe,
écrivait :
« Le transfert commence à la toute première séance d'analyse...
tout simplement parce que chacun a des pensées à propos d'un autre
être humain lorsqu'il se trouve en relation étroite avec lui... En analyse...
nous avons la liberté la plus grande possible pour fantasmer au sujet
de l'analyste... Dès la première séance le patient aura des pensées et des
opinions à propos de l'analyste comme dans une relation habituelle,
mais la réalité même de la situation fantasmatique, le détachement et
l'isolement de la séance, le fait que l'analyste demeure inconnu activent
la fantasmatisation ; en outre les excitations de la vie onirique, la
remémoration du passé contribuent à créer une relation très parti-
culière avec l'analyste. Cette relation est le transfert. »
1532 Joseph Sandler

Il n'est pas difficile de saisir ici un changement d'accent : Sharpe se


réfère moins au transfert comme répétition du passé qu'au fantasme
du patient dans la relation très particulière qu'il noue avec l'analyste.
A mon avis on peut également penser qu'il a dû y avoir un changement
d'accent dans le travail clinique d'Ella Sharpe qui l'a conduite à accorder
une attention spéciale à « la liberté de fantasmer au sujet de l'analyste ».
Toutefois, même si ce qu'elle appelait le transfert renvoyait à quelque
chose de plus que la répétition du passé dans le présent, aucun autre
concept que celui de transfert n'a été plus près de reprendre ces nou-
velles idées et il était naturel pour elle d'utiliser ce concept ou ce terme.
De ce fait, même à cette époque, le concept commençait à être soumis
à une tension. L'accent particulier mis par Ella Sharpe sur la relation
transférentielle peut également être perçu dans les premiers travaux
de Melanie Klein qui était alors un membre actif de la Société britan-
nique. Toutefois, Klein avait tendance à considérer tout comportement
comme la répétition de relations fantasmatiques très précoces.
En 1936, Anna Freud publia Le Moi et les mécanismes de défense et
suivit Freud dans sa définition du transfert comme répétition du passé ;
pour elle, ces répétitions étaient « d'une valeur incomparable pour
obtenir des renseignements sur les expériences affectives passées du
patient ». Tout en considérant explicitement le transfert comme répé-
tition, elle fut conduite en raison même de son intérêt particulier pour
l'analyse des défenses à postuler deux catégories de transfert. L'un,
bien connu, était le « transfert des pulsions libidinales » tandis que
l'autre était « le transfert de défense ». Ce dernier représentait la répé-
tition dans l'analyse des « mesures défensives antérieures contre les
pulsions ». Ces défenses apparaissaient comme résistance et devaient
être analysées. « La méthode plus exacte », disait Anna Freud à propos
de l'analyse de la résistance, « consiste à déplacer l'attention dans
l'analyse, à s'intéresser au premier chef moins à la puslion qu'au méca-
nisme de défense spécifique, c'est-à-dire à passer du Ça au Moi ».
Il est vraisemblable que ce qui était énoncé en termes théoriques
par Anna Freud provenait de, son expérience clinique relative à la
nécessité de manier les résistances en analyse différemment de ce qui
avait été fait auparavant. C'est ce qu'on peut déduire d'un commentaire
qu'elle fit plus tard (1972) en relation avec le transfert de défense :
« Naturellement, beaucoup de choses que j'ai dites dans ce chapitre...
étaient bien connues à l'époque où je les ai écrites, mais l'idée du trans-
fert de défense n'était pas bien connue. C'était vraiment un nouvel
aspect. Je pensais que la résistance est d'une grande valeur pour nous
Concepts et pratique psychanalytiques 1533

car elle utilise des défenses dans le processus analytique à des fins
spécifiques. Pour certaines raisons cela n'était généralement pas reconnu
à l'époque. »
Une lecture attentive du livre d'Anna Freud montre clairement que
selon elle les défenses arrivent à une certaine autonomie durant le
développement ; alors que leur utilisation peut être une répétition
du passé, elles ne sont pas dans le présent nécessairement et histori-
quement reliées aux pulsions contre lesquelles elles étaient dirigées.
A certaines occasions Anna Freud s'est même servie du terme « trans-
fert » plus ou moins comme synonyme de la relation analytique, peut-
être parce qu'alors le terme commençait à être utilisé de façon plus
large et plus familière. Elle dit par exemple : « D'un point de vue
théorique, l'analyse du processus d' "identification à l'agresseur"...
nous permet de distinguer dans le transfert les crises d'angoisse et les
explosions d'agressivité. » Mais quand une définition était nécessaire
dans le texte, il ne fait aucun doute qu'elle tenait fermement encore à la
définition officielle et courante du transfert.
En 1936, Anna Freud ajouta à la liste déjà existante des défenses
(régression, refoulement, formation réactionnelle, isolation, annulation,
projection, introjection, retournement contre le soi et renversement)
deux formes particulières de défense parmi d'autres : l'identification à
l'agresseur et ce qu'elle a appelé « une forme d'altruisme ». Ces méca-
nismes ont comme particularité la tendance à utiliser une autre personne
à des fins défensives7. Pour décrire l'identification à l'agresseur Anna
Freud cite le cas d'un « garçon qui avait l'habitude de carillonner
furieusement à la sonnette de la maison d'enfants où il vivait. Dès que
la porte s'ouvrait, il réprimandait bruyamment la bonne d'être si lente
et de ne pas entendre la sonnette. Entre le moment où il sonnait et
celui où il s'emportait il était angoissé à moins d'être grondé pour son
manque d'égard à sonner si fortement. Il faisait des reproches à la
bonne avant qu'elle n'ait eu le temps de se plaindre de sa conduite...
Le renversement des rôles de l'agresseur à l'agressé était dans ce cas
conduit à sa conclusion logique ».
Dans un autre cas, une jeune patiente avait l'habitude de reprocher
amèrement à son analyste d'être cachottier. Il apparut qu'à certains

7. On pourrait objecter que la projection telle que décrite par Freud peut faire cela aussi
bien mais la projection en soi représente la déformation que l'on fait d'une autre personne en
attribuant à celle-ci un aspect indésirable de soi-même. Dans sa forme simple elle n'implique pas
le désir de créer ou de susciter une réponse particulière chez l'autre. Il s'agit plutôt d'une illusion
au sujet de cette personne.
1534 Joseph Sandler

moments elle cachait un certain matériel à son analyste, s'attendait aux


reproches de l'analyste, et résolvait cette attente en renversant les rôles.
« Elle reprochait à l'analyste la faute dont elle-même était coupable. »
Dans ce contexte l'identification à l'agresseur renvoie à une « combi-
naison particulière d'introjection et de projection ».
La forme d'altruisme ou de « cession altruiste » décrite par Anna
Freud en 1936 renvoie également selon elle à une « combinaison de
projection et d'identification à des fins défensives ». Grâce à ce méca-
nisme un individu réussit à renoncer à des désirs internes interdits en
participant à la réalisation de ces désirs chez les autres. L'exemple
donné par Anna Freud est celui d'une jeune gouvernante qui, enfant,
désirait beaucoup avoir de beaux vêtements et de nombreux enfants.
Elle souhaitait aussi faire mieux que les autres et être admirée. Lorsque,
adulte, elle vint à l'analyse, elle apparut sans prétention et modeste ;
elle était célibataire, sans enfants et vêtue sans élégance. « Elle mani-
festait peu de signes d'envie ou d'ambition et ne rivalisait avec les autres
que si elle y était contrainte par des circonstances extérieures. » Mais
il apparut qu'elle éprouvait un « intérêt passionné pour la vie amoureuse
de ses amies et collègues » ; elle était une « marieuse enthousiaste »,
« elle était dévouée aux enfants des autres » et « ambitieuse pour les
hommes qu'elle aimait et qu'elle suivait dans leur carrière avec le plus
grand intérêt ». Comme le soulignait Anna Freud, « elle vivait à travers
la vie des autres au lieu de vivre ses propres expériences ».
La description du mécanisme de la cession altruiste permit à Anna
Freud d'utiliser l'idée d'une autre personne qui agit par procuration
pour soi-même, qui est « dépositaire » des pulsions écartées. Et la gou-
vernante « ressentait un lien extraordinairement fort entre ces personnes
et elle-même ».
A cette époque, Anna Freud introduisit toute une catégorie de
défenses, que l'on pourrait appeler défenses liées à l'objet, et qui impli-
quaient le renversement des rôles ou une certaine combinaison d'identi-
fication et de projection. Ce sont des défenses dans lesquelles les aspects
du Soi et de l'objet sont activement interchangeables ; on négocie
les aspects inacceptables de soi-même en les faisant apparaître (ou en
tentant de les faire apparaître) dans l'objet externe. Les aspects terri-
fiants ou admirés de l'objet peuvent souvent et simultanément être pris
dans le Soi.
Peu après, Melanie Klein, qui depuis les années vingt avait déve-
loppé sa propre pensée, introduisit le concept d'identification pro-
jective (1946) qui permettait de décrire davantage ce processus. Elle
Concepts et pratique psychanalytiques 1535

le formula en termes de fantasmes infantiles concrets, et ces mécanismes


de défense furent considérés comme résultat de fantasmes particuliers
(par exemple le fantasme de se débarrasser de mauvaises parties du Soi
en les introduisant dans la mère ou dans son sein). En d'autres termes,
il semble qu'elle souligne l'attribution de force d'aspects du Soi à
l'objet, ce qui, à travers le contrôle sur l'objet, aboutit au contrôle sur
les aspects projetés ou extériorisés du Soi8.
A l'évidence, l'introduction et la description de ces processus liés
à l'objet, en particulier les défenses liées à l'objet, représentent une
dimension nouvelle et majeure dans le travail analytique et dans le
concept de transfert. En ce qui concerne le moment de l'interprétation,
l'analyse du « ici et maintenant » de l'interaction analytique commença à
prendre le pas sur la reconstruction du passé infantile. On considéra
comme transfert les défenses utilisées par le patient dans la situation
analytique, qui impliquent à la fois l'analyste et lui-même9 ; l'attention
de l'analyste se porta de plus en plus et principalement sur cet aspect.
La question « Qu'est-ce qui se passe maintenant ? » en vint à être posée
avant la question « Que révèle le matériel du patient de son passé ? ».
En d'autres termes le travail analytique, en Grande-Bretagne certai-
nement, fut de plus en plus centré sur l'utilisation que le patient fait
de l'analyste dans ses désirs, fantasmes et pensées inconscientes, tels
qu'ils apparaissent dans le présent, c'est-à-dire dans le transfert, au
sens où l'entendent, explicitement ou implicitement, la majorité des
analystes en dépit des limites de la définition officielle du terme.
Dans cette section, j'ai tenté de démontrer que des changements
importants dans la technique ont conduit à l'extension et à l'élargis-
sement d'un concept comme le transfert ; celui-ci en vint à inclure un
ensemble d'activités liées à l'objet qui n'ont pas besoin d'être des répé-
titions de relations à des personnages importants du passé (ceci ne
convaincra pas ceux qui pensent que tout ce qui arrive dans le présent
est le reflet fidèle de ce qui est arrivé ou de ce qui a été fantasmé dans la
prime enfance). L'élargissement d'un concept est inévitable (et de ce
fait légitime) et des concepts souples qui dépendent du contexte, dont
le transfert n'est qu'un exemple, sont très utiles pour relier entre eux,

8. Pendant plusieurs années, on pouvait distinguer les kleiniens et les non-kleiniens par la
manière dont les analystesplus classiques parlaient de « projeter sur l'objet » alors que les kleiniens
disaient plutôt « projeter dans l'objet ». Le concept d'identification projective devrait également
servir à décrire toute une série de processus liés à l'objet, dont plusieurs sont défensifs (voir les
extensions ultérieures du concept par Bion, 1959 ; Segal, 1964 ; Rosenfeld, 1969).
9. C'est là un processus qui fut probablement accentué en raison de la contributionde James
Strachey au symposium de Marienbad (1934).
1536 Joseph Sandler

ainsi que j'ai tenté de le montrer dans la section précédente, les dif-
férents aspects de la théorie psychanalytique. J'ajouterai toutefois que
les tentatives de clarification de ces concepts sont également impor-
tantes. Et sans désaccord la théorie psychanalytique serait morte.

III

Pour terminer je veux souligner trois des nombreux champs de la


psychanalyse où la distance entre la théorie d'une part et la pratique
et l'expérience cliniques d'autre part est particulièrement grande, et je
prendrai la liberté de suggérer des voies possibles pour clarifier ou
modifier la théorie.

1. Pulsions et motifs

Quelle que soit l'importance des motions pulsionnelles dans notre


théorie psychanalytique — et elles occuperont sûrement toujours une
position centrale — la nécessité pour les analystes de défendre la
signification des désirs sexuels et agressifs a conduit à la construction
de théories où tout a tendance à être ramené aux pulsions. Je suis
convaincu que pour la plupart des psychanalystes ce réductionnisme
joue un rôle moins significatif dans leur pratique analytique que dans
leur théorisation. Ils sont souvent davantage concernés par les diffé-
rents motifs à l'origine des défenses, de la construction et du déve-
loppement du transfert, et par de nombreux autres phénomènes qui
nous intéressent en tant que cliniciens. Les pulsions sexuelles et agres-
sives sont sûrement des motifs très importants mais le sont également
les menaces contre notre sentiment de sécurité (contre « l'intégrité
du Moi »), les atteintes à l'estime de soi, les sentiments de culpabilité
et de honte et les menaces en provenance du monde réel (« externe »).
par-dessus tout, les angoisses de toutes sortes sont des motifs qui ont
une signification clinique centrale. Je crois que nous avons par exemple
besoin d'intégrer dans notre théorie la proposition suivante : le contenu
latent d'un rêve ou d'un fragment de comportement transférentiel
peut représenter un désir ou un fantasme inconscient créé pour faire
face à l'angoisse, à la douleur ou à tout autre affect désagréable d'où qu'il
provienne, et pas nécessairement pour « décharger » les énergies pul-
sionnelles libidinales ou agressives. Tous les désirs inconscients ne pro-
Concepts et pratique psychanalytiques 1537

viennent pas des motions pulsionnelles. Même si cela était le cas dans le
passé, ces désirs n'ont pas besoin de trouver leur origine dans des
pulsions actuelles. Ils peuvent avoir d'autres causes et d'autres moti-
vations10.

2. Conflit

Combien de temps encore les psychanalystes continueront-ils à


parler de conflit entre le Ça et le Moi, entre le Ça et le Surmoi, entre le
Moi et le Surmoi, alors que cliniquement nous parlons de quelqu'un qui
est en conflit ? Celui-ci peut certainement vivre un conflit entre un désir
sexuel et sa conscience, mais cela signifie qu'il vit un conflit entre son
besoin de satisfaire un désir sexuel et son désir d'éviter le sentiment
d'avoir mal agi (voir Sandler, 1974). De plus du point de vue des types
de conflits qui sont cliniquement significatifs, ce que nous voyons
(et je l'espère ce que nous interprétons), ce sont des conflits relatifs à des
dérivés de désirs ou de fantasmes qui ont été à une époque acceptables
par la personne — nous pourrions dire syntones à la conscience —
mais qui sont devenus au cours du développement inacceptables,
c'est-à-dire dystones à la conscience. Les désirs transférentiels sont les
meilleurs exemples de ces désirs conflictuels dans l'expérience ana-
lytique quotidienne. Ils représentent (souvent de manière assez compli-
quée) des modes de relation aux objets qui ont été un jour acceptables,
mais dont il a fallu plus tard se défendre, et qui de ce fait apparaissent
à nouveau dans le transfert sous une forme déguisée. Ainsi, un patient
qui avait développé dans l'enfance une forte tendance à s'attacher peut
s'en être détourné plus tard. Le transfert peut révéler un désir très
grand de rejeter l'analyste ou de s'en éloigner à des fins défensives,
et le conflit sous-jacent peut être justement le désir de s'attacher. La
tendance à s'attacher peut à son tour avoir été une façon de négocier les
angoisses de perte de la mère et ce serait une grande erreur à la fois sur
les plans clinique et théorique d'y voir automatiquement l'équivalent
d'un désir pulsionnel oral. Si nous adoptons ce point de vue sur le
conflit, nous ne devrions pas alors avoir de problèmes à analyser les
conflits chez nos patients qui ont de soi-disant troubles narcissiques
du caractère. Qu'il s'agisse ou non d'une défaillance précoce dans les

10. Je voudrais rappeler au lecteur qui pourrait être surpris par ces propositions les idées
de Hartmann sur les « changements de fonction " et le " leurre génétique ".
1538 Joseph Sandler

relations d'objet, que la pathologie s'enracine ou non dans la période


pré-oedipienne, les désirs infantiles (et les solutions apportées aux
problèmes causés par ceux-ci) suscitent ultérieurement des conflits
au cours du développement, puis en retour une adaptation à ceux-ci, et
se manifestent chez l'adulte narcissique.
De ce point de vue, j'avancerais que toute solution (défensive ou
autre) à un conflit, en tant que résolution d'un problème au cours du
développement, acquiert une qualité de nécessité et d'urgence; le
renouvellement ou la reviviscence du conflit suscite le besoin d'imposer
cette solution qui devient alors le contenu de désirs inconscients poussés
à s'actualiser. Ces désirs peuvent alors entraîner d'autres conflits qui
peuvent tout à fait se retrouver dans l'ici et maintenant de la situation
analytique. Comme les solutions aux conflits à la fois précoces et tardifs
impliquent pour la plupart des relations à des objets réels ou fantas-
matiques, les conflits provenant de ces solutions auraient tendance à se
retrouver dans le transfert même chez nos patients les plus narcissiques.

3. Relations d'objet et transfert

La théorie classique soutient que les relations d'objet reflètent


l'investissement de l'objet par des énergies pulsionnelles ou des énergies
pulsionnelles inhibées quant au but. L'inadéquation de cette perspec-
tive doit être évidente et bien que certains puissent se montrer d'accord
avec des formulations comme celle qui vient d'être donnée, la plupart
des analystes conçoivent les relations d'objet de façon très différente.
Pour ma part, je préfère considérer la relation d'objet, en tant qu'elle
implique une personne extérieure, comme une interaction valorisée
avec cette personne spécifique où l'objet joue un rôle aussi important
que le sujet. Cette interaction peut satisfaire des besoins pulsionnels
mais (tout aussi bien) des besoins de sécurité et d'intimité, de réassu-
rance et d'affirmation de sa propre valeur et de son identité. Ces besoins
se développent à partir de ce que Mahler (Mahler et al.} 1975) a appelé
les processus de séparation-individuation ; la satisfaction de ces besoins
dans un échange de signaux avec l'objet et un dialogue avec l'objet
constitue une partie essentielle de notre existence. Au cours du déve-
loppement les objets externes (de même que la déformation de ceux-ci
par les fantasmes et les défenses) sont intériorisés et les objets intro-
jectés qui en résultent sont à la base des dialogues avec les objets dans
la vie fantasmatique inconsciente.
Il est peut-être utile pour notre compréhension du transfert de
Concepts et pratique psychanalytiques 1539

considérer que les objets introjectés sont constamment extériorisés dans


le sens où ils sont actualisés ; ils sont ainsi reliés davantage aux objets
externes qu'aux objets internes. On peut observer particulièrement
bien cette tendance dans la situation analytique : nous assistons régu-
lièrement à des tentatives de forcer, de manipuler ou de séduire l'ana-
lyste en prenant le rôle d'un objet introjecté, qui peut conduire à la repro-
duction d'un scénario fantasmatique interne impliquant un dialogue
entre le soi et l'objet introjecté. Cette extériorisationse rapprocheplus que
toute autre chose de ce que nous voulons dire par transfert et l'expérience
et la réaction de l'analyste à cette extériorisation de l'objet introjecté
(extrojection?) font partie de son contre-transfert. Je crois que ceci est
implicitement sinon explicitement compris par de nombreux analystes
qui tiennent compte de ces processus dans leur travail. Cependant, si
l'on s'en tient à notre théorie, nous devrions reconnaître que c'est une
grossière erreur de considérer l'extériorisation de ces relations d'objet
internes, le déballage des contenus psychiques lorsque le patient s'ins-
talle dans l'analyse, comme la simple réalisation directe ou indirecte des
désirs pulsionnels inconscients, autrefois dirigés vers une figure du passé
et maintenant transférés sur l'analyste dans le présent.
En conclusion, je dirais que je suis conscient que les idées présentées
dans cet article s'opposent autant à un aspect de moi-même qu'au
point de vue de certains — et je m'empresse de le dire avant que
d'autres ne le fassent!

RÉSUMÉ

Cet article est basé sur l'idée que la théorie psychanalytique a été
depuis le début dans un état de développement organique continu ;
chaque progrès de la théorie a provoqué un état de tension théorique.
La définition des concepts s'élargit et les psychanalystes développent
des théories, des concepts, et des définitions qui diffèrent des défi-
nitions « officielles » ou « courantes ».
Les concepts flexibles jouent un rôle important dans la théorie
psychanalytique, et l'on devrait accepter que chacun ait plusieurs
dimensions de signification et que ces dimensions puissent varier d'un
psychanalyste à un autre. La recherche devrait s'orienter vers l'explici-
tation des concepts implicites utilisés par les praticiens de la psycha-
nalyse ; et selon l'hypothèse suggérée ce processus devrait permettre
le développement plus rapide de la théorie psychanalytique. L'essentiel
1540 Joseph Sandler

de cette théorie doit concerner les aspects liés au travail du psychana-


lyste et l'accent principal doit donc être mis sur la clinique.
Dans la deuxième partie de cet article, nous discutons de l'extension
du concept de transfert, en introduisant l'analyse des défenses et en
faisant particulièrement référence aux défenses liées à l'objet qui
impliquent une combinaison d'identification et de projection. Nous
étudions la question des changements majeurs dans la technique qui
ont conduit à l'extension du concept de transfert dont les dimensions
de signification diffèrent maintenant de la définition officielle du terme.
Enfin, nous discutons trois domaines parmi plusieurs où il existe
une distance significative entre la théorie et la pratique. Nous exa-
minons les théories courantes et officielles relatives aux pulsions, au
conflit, aux relations d'objet interne et au transfert; nous faisons
quelques suggestions quant aux développements possibles qui pour-
raient combler le fossé entre les théories courantes et les formulations
cliniques implicites et privées du praticien de la psychanalyse.

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Pr Joseph SANDLER
64, Clifton Court
Maida Vale
London Nw8 8HU
United Kingdom
Traduction

MADELEINE et WILLY BARANGER

LA SITUATION ANALYTIQUE
GOMME CHAMP DYNAMIQUE1

Note du traducteur : Cet aritcle est devenu un texte de référence obligé pour
la psychanalyse sud-américaine. D'un kleinisme différent de celui de certains
membres de l'Ecole anglaise, il insiste particulièrement sur la relation entre trans-
fert et contre-transfert et sur le nouvel objet d'interprétation que cette relation,
considérée comme une Gestalt, constitue. Les auteurs se penchent sur ce qu'ils
appellent la micro-névrose de contre-transfert et éclairent de façon très parlante
le mode de fonctionnement, dans la relation analytique, de l'identification pro-
jective. Certes, avec d'autres textes sud-américains, le présent article montre une
manière originale de concevoir la théorie et la technique, à la fois influencée par
Melanie Klein et compatible avec Freud. Willy et Madeleine Baranger, analystes
français, membres éminents de l'Association psychanalytique argentine au sein
de laquelle ils travaillent à Buenos Aires, fondateurs de l'Association psychana-
lytique de l' Uruguay, sont auteurs de nombreux articles et de plusieurs ouvrages
écrits en espagnol. Dans un but historique et pour permettre la recherche sur les
grandes orientations de la pensée analytique non accessibles en français, j'ai cru
souhaitable de le traduire.
L. de Urtubey.
Dans certaines descriptions anciennes, trop unilatérales, la situation ana-
lytique est présentée comme « objective ». L'analysant, y dit-on, plongé dans
un état plus ou moins profond de régression, est écouté, compris et parfois
interprété par un analyste-oeil. Notre expérience, les travaux de plus en plus
approfondis sur le contre-transfert, sur les significations latentes de la commu-
nication verbale, sur les moyens inconscients de transmission qui, avec une
facilité et une intensité toutes particulières, se développent dans la situation
analytique, conduisent à une conception fort différente et très élargie, où
l'analyste, malgré sa neutralité et sa passivité, est beaucoup plus engagé,
intervient à part entière et n'a plus une position d'expérimentateur.
On ne doit pas imaginer la situation analytique comme mettant en scène
un analysant face à un personnage indéfini — en fin de compte face à lui-
même —, mais comme une situation où analyste et patient forment un couple
inextricablement lié et complémentaire et participent à un même processus
dynamique. Les membres de ce couple ne peuvent être compris que conjoin-
tement. C'est pourquoi le contre-transfert doit être utilisé comme instrument
technique [17]2.

1. Madeleine et Willy Baranger, La situaciôn analitica como campo dinâmico, in Problemas


del campo analitico, Buenos Aires, Kargieman, 1969. Publié précédemment dans la Revista
Uruguaya de Psicoanâlisis, t. 4, n° 1, 1961.
2. Les chiffres entre crochets renvoientà la Bibliographie en fin d'article.
Rev. franc. Psychanal., 6/1985
1544 M. et W. Baranger

Le concept de champ, utilisé par la psychologie de la Gestalt et par Merleau-


Ponty, semble susceptible d'être appliqué — tout au moins sur un plan des-
criptif — à la situation créée entre analyste et analysant, sans vouloir pour
autant essayer de traduire le vocabulaire psychanalytique dans un autre langage.
Les caractéristiques structurales de la situation analytique rendent néces-
saire une description à l'aide du concept de champ. Car, en effet, la situation
analytique a une structure spatiale et temporelle, elle est orientée selon des
lignes de force et des dynamiques déterminées, elle possède des lois évolutives
particulières, un but général et des buts partiels momentanés. Le champ ainsi
construit est l'objet immédiat et spécifique de l'observation du psychanalyste.
La fonction de celui-ci, puisqu'il étudie corrélativement l'analysant et lui-
même, ne peut se définir avec exactitude que comme observation du champ
analytique.

I. — Description du champ de la situation analytique


Dans le champ analytique, c'est la structure spatiale qui est le plus immé-
diatement repérée : deux personnes se trouvent dans une même pièce, placées
généralement à des endroits et dans des positions constantes ; l'une d'elles
est allongée sur un divan tandis que l'autre, installée derrière elle, se tient,
dans une position de détente, dans un fauteuil.
La modification de cette structure spatiale, adoptée empiriquement comme
la plus adéquate, conduirait sans doute à des changements imprévisibles dans
la relation analytique elle-même.
Une analyse ne se déroulerait pas de la même façon si le fauteuil était
disposé à plusieurs mètres du divan ou si celui-ci était placé au beau milieu
de la pièce plutôt que contre un mur. La décision de l'analyste d'altérer la
position habituelle révélerait déjà une attitude particulière à l'égard de ses
analysants.
La structure spatiale adoptée depuis Freud instaure pour la relation ana-
lytique un certain partage de l'espace, extérieurement constant mais qui,
au cours de la relation transférentielle-contre-transférentielle, souffre d'im-
portantes modifications affectives. Ainsi, même si chacun occupe sa place
habituelle, l'analysant peut demander à l'analyste pourquoi il a éloigné son
fauteuil ou, au contraire, avoir l'impression que la distance le séparant de
l'analyste a diminué. Il arrive aussi que l'espace de la relation analytique semble
se rétrécir jusqu'à ne plus contenir que l'analyste et l'analysant, les limites
de la pièce et les objets qui s'y trouvent étant déniés. Au contraire, l'espace
analytique peut s'agrandir et inclure certains objets du bureau ou de la maison
de l'analyste (tableaux, livres, etc.), les bruits du foyer ou de la rue ou un autre
analysant se trouvant dans la salle d'attente. Tout cela est susceptible d'acquérir
une signification importante et de former un espace analytique momentané
très différent de l'espace analytique habituel.
Naturellement, toute impression de changement du champ spatial renvoie
à la relation analytique globale. Des études récentes [24, 25] sur les configu-
rations spatiales dans les agoraphobies et les phobies en général montrent
l'importance, en ce qui concerne le champ spatial de la situation analytique,
de la variation des distances et des modifications de la structure.
Pour la dimension temporelle, on observe également l'existence d'un
champ commun analyste-analysant structuré de façon déterminée, qui souffre
aussi des variations momentanées. Ce champ est construit sur l'accord initial
concernant la durée des séances, leur fréquence et les suspensions prévisibles
La situation analytique 1545

(vacances, etc.). Quant à la durée générale du traitement, l'analyste et l'ana-


lysant qui commencent à travailler ensemble savent que, sauf événement
imprévisible, leur tâche s'étendra sur plusieurs années, élément qui intervient
aussi dans la structure du champ.
Cependant, d'innombrables modifications temporelles apparentes alté-
reront le champ analytique, l'une des plus connues étant le sentiment trans-
férentiel ou contre-transférentiel de vivre une séance très longue ou très
courte [30].
Les nombreux procédés utilisés par les analysants pour arrêter l'évolution
du champ temporel tirent leur origine d'angoisses multiples (angoisse face à
l'inconnu, au changement, à l'évolution). Quelques patients, à certains moments
ou au cours de périodes déterminées, ont l'impression que le champ temporel
analytique est indéfini, de sorte que, même consciemment, ils croient que
l'analyse durera toute leur vie ou même, qu'elle est éternelle. Ceci correspond
parfois à un fantasme de gratification orale inépuisable ou de maîtrise de l'objet
idéalisé. Dans ces cas, la « guérison » ou la « fin » de l'analyse n'a plus aucun
intérêt surtout, si pour l'atteindre, il faut traverser d'intenses situations
d'angoisse.
Au contraire, d'autres analysants trouvent que le processus analytique
est trop lent et essaient d'accélérer le rythme du champ temporel en s'effor-
çant de faire leur analyse à toute vitesse. Alors que les premiers tâchaient,
afin d'éviter le prochain tournant angoissant, d'arrêter le temps, les seconds
fuient face à l'angoisse et, toujours inquiets quelle que soit la situation, brus-
quent les changements.
Naturellement, ces altérations du champ temporel analytique dépendent
de la structure caractérologique des participants et de leur façon personnelle
d'établir des relations d'objet et de faire face à l'angoisse. C'est pourquoi le
champ temporel reflète le champ analytique global.
Celui-ci se construit à partir d'une configuration de base déjà présente
dans le contrat initial, qui distribue explicitement les rôles de chacun des deux
participants. Le premier s'engage à communiquer au deuxième, autant que
possible, toutes ses pensées, à le rémunérer et à coopérer au travail commun.
Le deuxième s'engage à essayer de comprendre le premier, à interpréter ses
conflits dans le but de les résoudre, à garder le secret et à s'abstenir de toute
intervention dans sa vie « réelle ».
Chaque participant attend de l'autre des comportements bien déterminés,
notamment le respect du contrat de base. C'est pourquoi, dans sa relation à
l'analyste, l'analysant accepte une série de règles implicites — et s'il refuse de
s'y tenir, les interprétations de l'analyste le lui rappelleront. Il s'agit notam-
ment d'une limitation considérable de l'action, selon laquelle, par exemple,
le patient pourra souhaiter et fantasmer la destruction de l'analyste, mais ne lui
tirera pas dessus ni, dans le cas contraire, ne s'installera pas chez lui, même s'il
croit qu'il y serait mieux que n'importe où ailleurs.
Les conséquences de la structuration du champ fonctionnel analytique
sont fort importantes. Grâce à elle, l'analysé occupe une place où la régression
est permise et même recommandée. L'analyste, au contraire, se trouve dans une
position où la régression du Moi doit être momentanée et partielle, ne pas
entamer sa fonction observatrice et permettre de veiller sur les termes du
contrat, au cas où l'analysé essaierait de s'y soustraire ou de compromettre la
situation analytique. L'atteinte la plus fréquente au contrat porte sur le non-
respect de la règle fondamentale. Freud [12] et ensuite de nombreux auteurs
ont signalé la nécessité technique d'analyser cette omission, afin de la faire
cesser et d'être ainsi à même d'accéder aux conflits les plus profonds. On peut
RFP — 50
1546 M. et W. Baranger

dire que la forme particulière adoptée par la névrose d'un patient s'exprime
dans sa façon d'éluder la règle fondamentale.
La configuration de base de la situation analytique peut aussi être appelée
relation bipersonnelle. Cependant elle n'est bipersonnelle qu'à un niveau
simplement perceptif, c'est-à-dire que dans la pièce où se déroulent les séances
se trouvent deux personnes en chair et en os. Mais, dans le discours du patient,
dans ses fantasmes ou dans ses hallucinations, toujours, d'autres personnes
surgissent. De plus il est inexact de dire que patient et analyste font deux
personnes car, généralement, du point de vue affectif, ils se composent de
parties, souvent représentées par les autres individus évoqués. Selon les
moments, l'analyste représente le Surmoi du patient, ses pulsions refoulées ou
des parties rejetées de son Moi. Naturellement, bien qu'à un moindre degré,
ce phénomène se produit aussi chez l'analyste.
Ces faits sont l'inévitable conséquence du clivage [19, 21] qui accompagne
la régression névrotique de l'analysant et la régression partielle de l'analyste.
La situation bipersonnelle analytique, qui sous-tend la configuration du champ,
est dissimulée par des situations tri- et multipersonnelles et de nombreux
clivages en incessant mouvement. Elle n'est cependant pas tout à fait effacée,
si ce n'est dans les cas où une régression massive s'installe ; le contrat de base
ne pouvant plus être respecté, ce qui mène souvent à l'interruption du trai-
tement. Généralement, la structuration analytique bipersonnelle persiste
comme la toile de fond, présente bien que non perçue, sur laquelle se forment
et s'effacent les structures tri- et multipersonnelles en changement incessant.
Parmi les configurations qui se dessinent sur la trame de fond et la situation
analytique, l'expérience montre une prépondérance de la structure triperson-
nelle ou triangulaire [26]. De fait, le couple analytique est un trio dont un des
membres est physiquement absent mais affectivement présent. C'est ce que
Freud voulait signifier en disant que l'OEdipe est le complexe nucléaire des
névroses. On peut affirmer que toutes les autres configurations ne sont que des
variantes de la structure triangulaire, soit dans un sens progressif où, grâce à
l'extension du conflit à des personnages secondaires, la structure devient multi-
personnelle ; soit dans un sens régressif où, par élimination ou perte du tiers,
la situation analytique devient bipersonnelle et est vécue par le patient comme
une relation à un objet partiel. On observe cette deuxième possibilité, par
exemple, quand l'analysant fantasme l'analyste comme un sein idéalisé iné-
puisable qui lui inspire des sentiments idylliques ; ou bien quand, dans le but
de se libérer des difficultés de la situation triangulaire, le patient supprime
régressivement un des personnages qui, cependant, demeure présent comme
menace.
Le champ analytique est donc toujours soit double, soit multiple, de sorte
qu'il ne s'agit pas d'une situation unique mais de plusieurs superposées ou
mélangées, différentes mais jamais nettement délimitées. Cette particularité
conduit à un autre aspect spécialement intéressant du champ analytique dont
nous nous occuperons maintenant.

II. — L'ambiguïté essentielle de la situation analytique


Dans le champ analytique tout est vécu « comme si ». Evidemment, il en
est ainsi aussi dans d'autres cas ; un acteur jouant, par exemple, le rôle de
Hamlet, se sent Hamlet mais il n'est pas Hamlet et ne perd pas la conscience
de son identité personnelle ; de même dans l'amour, dans l'amitié, l'objet,
représentant des amours et des amitiés précédentes, devient plus que ce qu'il
est « en réalité ».
La situation analytique 1547

Cependant, l'analyse diffère de l'existence quotidienne puisque, au cours


de celle-ci, nous essayons d'entrer en relation avec les autres en nous en tenant
à leur réalité objective et non selon nos projections subjectives. Tandis que,
dans la cure analytique, nous nous efforçons d'éliminer au maximum les
références à notre personne objective et de la maintenir aussi indéfinie que
possible.
Si l'analysant se situe face à l'analyste tel que celui-ci est (si, par exemple,
il se limite à le considérer comme son analyste), il supprime le transfert ce
qui est inimaginable — et, du même coup, il empêche tout déroulement —
de
l'analyse.
Le processus analytique requiert essentiellement que tout événement
prenant place dans le champ analytique soit en même temps autre chose. Si
cette ambiguïté fondamentale est perdue, l'analyse ne peut se dérouler. Par
exemple, quand les angoisses de persécution envahissent la situation analytique,
l'analysant transfère sur son analyste, parfois très intensément, les figures
persécutoires internes qui trouvent leur origine dans son histoire. Bien que
la peur transférentielle et le ressentiment atteignent alors leur sommet, l'ana-
lysant continue de venir à ses séances et espère que l'analyste l'aidera à résoudre
ses conflits. Pour l'analysant, c'est comme si il s'agissait d'une persécution
réelle, avec les affects et les fantasmes correspondants, mais, en même temps,
il maintient non contaminée la relation thérapeutique. Si l'ambiguïté disparaît,
l'analyste est considéré comme n'importe quel autre persécuteur et le patient
l'agresse réellement, le dénonce à la police, ou tout simplement, prend la
fuite.
A l'opposé, d'autres analysants, par méfiance ou angoisse, s'attachent
aux aspects objectifs de la situation analytique ou à ce qu'ils ont pu apprendre
ou percevoir de la réalité « objective » de leur analyste. Ces patients, de peur de
souffrir une perte totale du contrôle, d'assister à une transformation radicale
de leurs objets ou de sombrer dans la folie, ne tolèrent pas l'ambiguïté. La
situation gouvernée par le contrat analytique leur semble si fragile qu'ils s'y
attachent désespérément et, en conséquence, se paralysent.
La cure analytique oscille entre ces deux pôles : l'ambiguïté refusée par
peur de la régression, l'ambiguïté perdue au cours d'un état trop régressif.
En fait, ne ce sont pas seulement l'analyste et les divers incidents de la
relation transférentielle que le patient éprouve comme ambigus, mais aussi
tous les aspects du champ analytique.
C'est ainsi que l'aspect temporel de celui-ci n'est pas semblable à l'expé-
rience du temps dans les relations habituelles. Le temps de l'analyse est, à la
fois, présent, passé et futur. Il est présent en tant qu'expérience nouvelle de
relation avec une personne dont l'attitude est essentiellement différente de
toutes celles que le patient a rencontrées jusque-là. Simultanément, le temps
de l'analyse est du passé car il permet à l'analysant la libre répétition de tous
les événements conflictuels de son histoire, ce qui le conduira à la modifier
rétrospectivement. Cette histoire, avec ses traumatismes successifs et ses
circonstances pénibles établies une fois pour toutes, représente un lourd poids ;
et ce jusqu'à ce que la répétition du passé dans l'ambiguïté temporelle ana-
lytique permette d'attribuer des significations nouvelles aux événements passés.
Par exemple, l'analysant sait que sa naissance a été difficile, qu'il a souffert
de la faim, que sa mère l'a placé en nourrice, etc., mais ces données une fois
reprises, réélaborées et réintégrées dans une perspective temporelle différente,
cessent d'être ressenties comme un poids impossible à modifier auquel il faut
se résigner.
C'est pourquoi le futur trouve aussi sa place dans l'ambiguïté temporelle
1548 M. et W. Baranger

analytique. Souvent, la demande d'analyse prend son origine dans un senti-


ment d'être dépourvu de futur parce que prisonnier de conflits qui ferment
toute perspective d'avenir.
Parfois, l'analyse représente l'ultime tentative de rouvrir le futur et de
réorienter l'existence. Comme passé et futur acquièrent l'un par l'autre leur
signification, la reviviscence du passé dans l'ambiguïté temporelle analytique
est contemporaine d'une nouvelle vision du futur. Dans ces conditions et
dans certaines limites, on peut, à partir du présent, libérer le processus dia-
lectique de construction du passé et du futur [7].
Il est essentiel que l'analyse se déroule dans une temporalité différente de
celle de l'action et de la perception. Parce qu'ils s'aperçoivent de cela, beaucoup
de patients élaborent leur résistance en éludant la situation analytique grâce
à des récits chronologiques, au début dans le but apparent de raconter leur
histoire, ensuite en relatant toutes leurs activités depuis la dernière séance.
C'est, par crainte du temps ambigu de la cure, un moyen de s'accrocher à une
temporalité déjà établie et orientée, qui préserve de réactualiser avec l'ana-
lyste les relations avec les objets appartenant au passé. L'abandon de la tempo-
ralité habituelle signifie, pour l'analysant et pour l'analyste, une sorte de risque
de perte de l'identité personnelle.
La dialectique temporelle de l'analyse s'étend depuis une temporalité fixe,
en passant par une temporalité particulièrement ambiguë, jusqu'à une tempo-
ralité différente, plus mobile, élargie, avec un autre contenu, qui ressemble à
celle des contes de fées et des rêves : « Il était une fois. »
Tournons-nous maintenant vers l'espace analytique. Nous avons déjà
énuméré les particularités de cet espace, dont le caractère est tout aussi ambigu.
C'est notamment parce que, chez lui, deux espaces se superposent sans se
substituer l'un à l'autre : l'espace quotidien et de nombreuses expériences
spatiales particulières. Ainsi, l'espace analytique ressemble à celui du rêve
puisque ce scandale géométrique, l'ubiquité, devient, dans son domaine, la
règle.
La situation analytique — comme, d'après Lévy-Bruhl, la pensée des
peuples primitifs — n'obéit pas aux principes logiques d'identité, de non-
contradiction et de causalité, mais à la loi de « participation ». Ceci explique
que ces parties de l'espace analytique que sont les corps de l'analyste et de
l'analysant, soient plongées dans l'ambiguïté.
Le tabou du contact physique entre analyste et patient — le contact
« permis » se limitant à une poignée de main au début et à la fin de la séance —
trouve là une de ses justifications. Il en est de même pour la quasi-absence de
mouvements.
L'analysant renonce à agir corporellement, ce qui permet le surgissement
de vécus corporels habituellement clivés ou refoulés à cause de la nécessaire
adaptation à la vie active courante. Il sait qu'il retrouvera son corps « réel »
à la fin de la séance, quand il se lèvera du divan, quittera l'analyste et retournera
à ses activités habituelles ; mais, pendant la séance, c'est comme s'il possédait
un corps autre, lié à l'espace et au temps différents où il est momentanément
plongé. Toute modification du champ analytique peut se traduire par des
changements corporels chez l'analysant ; altérations que nous observons
souvent dans notre pratique. Parfois le patient essaie de faire comme s'il était
dépourvu de corps : immobilité complète, absence de toute référence à ses
sensations corporelles. Cette tentative de paralysation est le résultat d'impor-
tantes angoisses latentes liées à ce qui pourrait être son sort s'il engageait son
corps dans la situation analytique (angoisse de castration, peur d'un viol
sadique, fantasmes persécutoires concernant l'intégrité corporelle, nécessaire
La situation analytique 1549

immobilisation des persécuteurs hypocondriaques, etc.). Dans ces cas, l' « ab-
sence » du corps de l'analysant fait fortement obstacle à la mobilisation du
champ et c'est ainsi qu'il faut l'interpréter.
En général, cependant, les patients offrent un matériel corporel riche :
maux de tête, sensations de fatigue ou de lourdeur, modifications de la diges-
tion, de la respiration, du rythme cardiaque, sentiments d'agrandissement ou de
rétrécissement de quelque partie, membres engourdis ou devenus apparem-
ment inexistants, tensions musculaires, etc. Chaque analysant bâtit son lan-
gage corporel propre. A nous de le comprendre si nous ne voulons pas omettre
l'analyse d'un aspect très important.
L'ambiguïté du corps dans la situation analytique se met en évidence
lorsque, à la fin de la séance, le patient quitte son « corps analytique » pour
récupérer son corps quotidien. En particulier quand, ayant plongé dans un état
régressif, il lui faut quelques instants pour reprendre la maîtrise de son corps ;
dans ces circonstances, il se lève avec des mouvements maladroits, marche en
titubant, a parfois les jambes en coton ou souffre de vertiges.
Le corps de l'analysant n'est pas le seul à participer à la situation ana-
lytique ; l'ambiguïté corporelle concerne aussi l'analyste, qui répond avec son
corps aux communications inconscientes de son patient. Pour réagir aux
modifications du champ, il élabore, lui aussi, un langage corporel, phénomène
que L. Grinberg [16] appelle « contre-identification projective corporelle ».
Par ses manifestations corporelles, l'analyste se défend de l'invasion dont il est
l'objet de la part de l'analysant, qui place en lui une partie de ses affects. Par
exemple, souvent, au cours d'une séance, sans être enrhumé, l'analyste éternue ;
ni lui ni le patient ne ressentent consciemment ni froid ni abandon, mais un
vécu d'abandon de l'analysant a été inconsciemment présent chez l'analyste,
qui a éprouvé corporellement ce que le patient ne peut assumer et a projeté
sur lui. La réaction corporelle contre-transférentielledisparaît quand l'identi-
fication projective est interprétée par l'analyste et que l'analysant récupère ses
parties projetées. La preuve de la validité de l'interprétation est la disparition
chez l'analyste de la réaction corporelle surgie ; et, en même temps, l'apparition
chez le patient de l'affect non réprimé dont la réaction de l'analyste était l'équi-
valent. C'est-à-dire : l'analyste éternue, le sentiment d'abandon vient à être
interprété et le patient éprouve de la tristesse.
On observe aussi que les représentations de mouvements corporels surgies
chez l'analyste pendant la séance correspondent toujours à des fantasmes
inconscients de l'analysant (cela, bien sûr, si l'analyste se trouve lui-même
dans un état d'esprit calme et libre de préoccupations personnelles troublantes).
Un analyste en formation, en supervision avec l'un de nous, se sentit une
fois, au cours d'une séance, envahi par le fantasme inhabituel d'étriper et de
couper en morceaux son patient (sans avoir aucunement le désir de le faire).
Surpris, il chercha dans les associations de l'analysant quelque élément pou-
vant se rapporter à ce fantasme, sans cependant rien trouver. Il songea, non
sans raison, que, puisqu'il n'avait pas le moindre désir d'étriper son analysant,
ce fantasme devait être la réponse contre-transférentielleà un fantasme incons-
cient de celui-ci. Il interpréta alors le désir du patient d'être agressé physi-
quement, sans faire état du fantasme à l'origine de cette intervention. L'am-
biance de la séance changea alors et un intense désir masochique apparut, hé
à un fantasme où l'analyste devenait Jacques l'Eventreur. Ceci fit disparaître
chez l'analyste la représentation de mouvement corporel.
La liste d'exemples semblables pourrait s'étendre indéfiniment (nous avons
mentionné les travaux sur le contre-transfert). On pourrait également rap-
porter des occasoins où le patient exprime corporellement une réponse incons-
1550 M. et W. Baranger

ciente à des états éprouvés par l'analyste de façon non manifeste, circonstance
qui est cependant moins fréquente.
Disons pour conclure que l'analyste doit utiliser sa propre ambiguïté
corporelle, comme il se sert de ses affects et de ses fantasmes, en tant qu'indi-
cateur des aspects inconscients du champ analytique.

III. — Lignes d'orientation du champ analytique


Le fantasme inconscient
Nous avons signalé que le champ analytique possède, au moins, deux
structures superposées : la structure bipersonnelle de base et les structures tri-
ou multipersonnelles changeantes édifiées sur ce fond. Description évidem-
ment insuffisante car l'ambiguïté de la situation analytique ne se réduit jamais
à ces deux structurations ; entre, d'une part, les dispositions contractuelles
généralement implicites, et, d'autre part, le contenu manifeste du discours de
l'analysant, interviennent des structurations inconscientes déterminantes.
Quel que soit le cas, existe une signification ou un contenu latent. Cela va
de soi quand il s'agit d'une expression verbale ; par exemple, si le patient se
plaint de ses difficultés maritales (contenu manifeste), il est possible qu'en
fait il cherche à faire de l'analyste un allié, qu'il le considère inconsciemment
comme étant à l'origine de ses désagréments, qu'il lui demande une satis-
faction sexuelle directe, etc. Quand il s'agit du contrat de base, l'existence d'un
contenu latent n'est pas toujours évidente, bien que toujours présente sous
forme de fantasmes concernant le processus analytique et la guérison, déce-
lables grâce à toutes les altérations imposées par l'analysant à l'analyste (arriver
en retard, manquer des séances, poser des questions, dissimuler consciem-
ment, essayer d'intervenir dans la vie de l'analyste afin de le contrôler, etc.).
Dans toutes les circonstances de ce genre, il apparaît que le contrat de base,
même explicitement formulé, ne représente que l'aspect superficiel d'un
autre contrat, inconscient et très différent de celui qui a été convenu. On sait
que le patient peut accepter l'analyse, poussé par le fantasme inconscient
d'acquérir la toute-puissance phallique ou de se venger sur l'analyste des frus-
trations et des mauvais traitements infligés, dans la réalité ou dans les fantasmes,
par les figures de son passé. Par exemple, manquer la séance peut signifier
« Je fais ce que je veux et vous n'avez pas le pouvoir de m'en empêcher » ou
« Je vous pose un lapin et vous prive de ma présence comme le faisaient mes
parents ».
De tout ceci il résulte que le contrat de base et le matériel manifeste font
partie de structurations différentes, fait dont il faut tenir compte. Dans les cas
où il y a altération du contrat de base, le matériel manifeste, même s'il ne s'y
réfère pas ouvertement, fournit des indices sûrs.
Il semble donc adéquat de prôner l'existence de trois structurations dif-
férentes. Mais ne serait-ce pas encore plus compliqué ? Car, si la situation
de base et la situation verbalisée sont liées à une troisième situation, incons-
ciente, celle-ci ne se produit pas sans raison à un moment ou à un autre de
l'analyse. Réactivée par quelque circonstance extérieure vécue par l'analysant,
elle trouve son origine dans des épisodes de son enfance.
L'analyse du rêve, suscité par un fait actuel et incluant des restes diurnes,
est le meilleur exemple de ce que nous affirmons. Le rêve exprime une situation
historique liée au présent ; il a un contenu manifeste qui peut, ou non, inclure
l'analyste. Il est raconté à celui-ci, accompagné de fantasmes concernant ce
qu'il va en faire, ce qu'on attend de lui. Nous ne nous sentons vraiment satis-
La situation analytique 1551

faits et avec le sentiment d'avoir interprété correctement que si notre inter-


vention vise le point où se réunissent tous ces éléments.
Le point de convergence de significations différentes constitue la troisième
configuration, la plus importante pour le processus analytique, car elle est son
essence même. C'est sur elle qu'agit l'interprétation. Ici se posent deux pro-
blèmes, pas vraiment superposés mais se rencontrant : celui de l'interpré-
tation telle que l'analyste la considère et celui du champ analytique tel que le
patient l'imagine. Parmi les multiples situations latentes perçues par l'analyste
à travers le contenu manifeste et les fantasmes actuels, la question se pose de
choisir celles qui sont interprétables. L'analyste doit opter, parmi les nom-
breuses situations historiques, actuelles ou transférentielles qui ont une influence
sur le champ analytique, pour celle qui, plus nette que les autres — et cela
pas par hasard mais comme effet de la séquence double et simultanée des expé-
riences vécues par le patient dans l'analyse et à l'extérieur —, doit être, de
préférence, interprétée, afin de produire une évolution dans le champ. C'est
ce qu'on appelle le « point d'urgence » [26].
Cette dénomination, fréquemment utilisée parmi nous, requiert des expli-
cations. Il peut s'agir du point d'urgence interprétative (besoin d'interpréter
chez l'analysant et chez l'analyste) à un moment de la séance, même si cette
interprétation n'est que partielle. Il peut être question d'une situation surgie
dans la vie extérieure de l'analysant (celui-ci vient à sa séance avec un problème
inconscient que, simultanément, il désire cacher et communiquer). Souvent,
ce problème inconscient échappe dans l'immédiat à la compréhension de
l'analyste et demeure caché jusqu'à la fin de la séance, puis se pose à nouveau,
sous une forme différente dans les séances suivantes.
L'accès au point d'urgence principal dépend maintes fois de la nécessaire
interprétation d'un point d'urgence secondaire et préliminaire.
Le silence de certains analysants en début de séance est le meilleur exemple
de cette situation. Parfois, si nous ne réussissons pas à comprendre et à inter-
préter son sens, il se prolonge et nous prive du matériel qui permettrait d'ap-
préhender le point d'urgence de la séance. Ainsi se crée un cercle vicieux
susceptible de perturber le cours de l'analyse, car il va de soi que le point
d'urgence inexprimé provoque un blocage du champ que le silence du patient
met en évidence. A ces moments, c'est le silence lui-même qui devient point
d'urgence. Cependant, le fait de savoir cela ne nous aide pas toujours à com-
prendre et à formuler avec exactitude le contenu et la fonction de ces silences.
Dans une séance ou dans une séquence de séances, nous devons savoir
différencier plusieurs points d'urgence. Certains sont préliminaires et concer-
nent surtout les processus défensifs du Moi, tandis que le point d'urgence
principal est celui dont l'interprétation provoque une modification appréciable
du champ.
Les séances où l'analyste a l'impression « d'avoir bien travaillé » illustrent
ce fonctionnement car il s'agit d'occasions où le dialogue s'est déroulé selon,
pour ainsi dire, une courbe ascendante. L'analysant a fini par exprimer un
conflit, l'analyste a compris le point d'urgence et l'a interprété.
L'analysant réagit à l'interprétation en produisant un nouveau matériel
où l'analyste peut comprendre un autre point d'urgence, différent du premier
mais lié à celui-ci. Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on arrive au point d'urgence
principal de la séance, dont la compréhension embrasse rétrospectivement les
interprétations et le matériel précédents, les clarifiant et permettant de les
intégrer dans une Gestalt adéquate.
Un analyste possédant une certaine expérience peut difficilement se tromper
quand il ressent une impression contre-transférentielle de bonne communi-
1552 M. et W. Baranger

cation avec l'analysant et de « bon travail ». Parfois, l'analyste est satisfait d'avoir
compris un aspect important de la structure ou de l'histoire de l'analysant
sans que celui-ci partage ce contentement (quoique probablement il pourra
en profiter plus tard), mais cette satisfaction est moins importante et fort
différente de celle ressentie quand l'analysant,lui aussi, a compris, grâce à quoi
une modification du champ se produit. Et tout d'un coup le matériel devient
plus riche, les souvenirs surgissent plus librement, les affects se manifestent
avec moins de blocages.
Il s'agit là du processus progressif de construction de l'interprétation dans
le champ analytique.
Il serait vain d'essayer de comprendre ce processus en considérant exclu-
sivement l'analysant. Le fait que certaines séances semblent « bonnes » ou
« mauvaises » ne provient pas seulement de la force de ses résistances ni de
notre plus ou moins grande capacité à comprendre une situation. Il fait partie
d'un processus de transmission plus profond que l'expression « communi-
cation d'inconscient à inconscient » désigne sans expliquer. Au cours des
contrôles, on s'aperçoit souvent qu'un analyste en formation, fort capable en
principe d'appréhender ce qui se passe dans une séance, se montre, en fait,
dans l'impossibilité de le saisir tant que le contrôleur ne le lui a pas montré.
Et ce qui vaut pour les jeunes analystes, arrive aussi, dans une moindre mesure
souhaite-t-on, aux analystes expérimentés.
Le champ bipersonnel de la situation analytique est essentiellement struc-
turé par un fantasme inconscient. Mais supposer qu'il s'agit d'un fantasme
inconscient de l'analysé seulement serait une erreur car, comme on le constate
quotidiennement, le champ de la situation analytique est celui d'un « couple ».
Dans le but louable de préserver la liberté de l'analysant, on tend à admettre
que la structuration du champ dépend de lui et on agit en conséquence.
Malheureusement, cela suppose chez l'analyste une liberté totale de se
glisser dans le fantasme inconscient du patient, sans perdre pour autant son
intégrité et sa fonction de gardien du contrat de base. Ces difficultés s'ac-
croissent encore du fait que l'analyste ne peut être vraiment un « miroir »,
car un miroir n'interprète pas. Il doit donc assumer des attitudes jusqu'à un
certain point contradictoires ou, au moins, ambiguës, de sorte que, si la position
de l'analysant dans le processus analytique est ambiguë, celle de l'analyste ne
l'est pas moins.
Après toutes ces restrictions, nous ne pouvons concevoir le fantasme de
base de la séance — ou le point d'urgence — que comme le fantasme d'un
« couple » (comme en psychothérapie analytique de groupe on se réfère, non
sans raison, au fantasme du groupe). On ne saisit pas le fantasme de base
d'une séance en comprenant uniquement le fantasme de l'analysant ; il faut
appréhender ce qui se forme dans la relationanalytique entre les deux membres
de ce « couple ». Chacun, nous n'en doutons pas, a un rôle différent et il serait
risqué et même absurde que l'analyste imposât son propre fantasme, mais on
doit reconnaître que, pour qu'ait lieu une « bonne » séance, le fantasme de base
de l'analysant et celui de l'analyste doivent coïncider.
Naturellement, ceci implique, de la part de l'analyste, un renoncement à
sa toute-puissance, lié à la limitation plus ou moins grande des personnes
qu'il pourra analyser. Il va sans dire qu'il n'est pas question ici de la sympathie
ou de l'antipathie ressenties au premier coup d'oeil, mais d'un processus bien
plus compliqué.
Reconnaître l'existence de ce fantasme « de couple » ne suffit pas. Il faut
aussi essayer de mieux définir sa nature, ce qui implique une modification de
perspective à l'égard de la plupart des travaux analytiques et, également, un
La situation analytique 1553

remaniement du concept de fantasme inconscient. Car on ne saisit pas le fan-


tasme inconscient sous-jacent à une séance de la même façon qu'on découvre
le fantasme inconscient à l'origine d'un rêve ou d'un symptôme. Dans le
deuxième cas, il suffit de posséder le schéma référentiel adéquat et d'être
libre de blocages intellectuels ; tandis que, dans le premier, il est question du
contact approfondi avec un autre et de la structure particulière créée entre
lui et nous.
Nous utilisons la dénomination « fantasme inconscient », ici, en un sens
différent de celui qu'on lui attribue généralement quand on le définit en termes
unipersonnels, c'est-à-dire comme l'expression d'une motion pulsionnelle du
sujet, avec sa source, son objet et son but.
Dans un article devenu classique, Susan Isaacs [18] élargit considérablement
la notion de fantasme inconscient et affirme que celui-ci révèle la relation entre
tous les aspects de la structure psychique. Elle élabore de la sorte une concep-
tion structurale du fantasme inconscient (sans pourtant renoncer totalement
à le concevoir comme l'expression de l'instinct [5]).
Il nous paraît évident que l'utilisation inévitable du concept de fantasme
inconscient dans la description de la structure et de la dynamique du champ
analytique s'appuie sur une définition structurale de celui-ci. On ne peut le
considérer uniquement déterminé par les motions pulsionnelles de l'analysant
(ni, bien sûr, de l'analyste), bien que tous deux interviennent dans sa structu-
ration. Et, ce qui est plus important encore, on ne doit pas non plus le consi-
dérer comme le résultat de l'addition de deux situations internes, mais comme
une nouvelle structure créée par les deux membres du champ, à l'intérieur de
l'unité qu'ils forment pendant la séance, structure radicalement différente de
celle de chacune des parties considérées séparément.
Posons un exemple : au début d'une séance l'analyste se sent réceptif et
libre de toute préoccupation personnelle, tandis que l'analysant semble tran-
quille, dépourvu de problèmes extérieurs pressants et sans signes observables
d'angoisse. Cependant, une fois le champ analytique établi, surgit une ambiance
dépressive, traduite, chez l'analyste, par un sentiment de tristesse et, chez
l'analysant, par un affect de deuil et des pleurs. Dans une occasion comme celle-
ci, on dit généralement que l'analysant « apportait » inconsciemment à l'analyse
son affect de deuil, ce qui, dans un certain sens, est vrai, quoique, si la séance
n'avait pas eu lieu, le patient aurait pu conserver un état d'humeur tranquille
et vaquer à ses occupations. Souvent, il n'est pas question d'un deuil refoulé
qui se manifesterait à la première occasion (ce qui peut arriver aussi) ; ce qui se
passe c'est que le deuil se construit dans la relation analytique et par rapport
au processus de l'analyste. Ces phénomènes, qui sont la règle, obligent à
considérer le fantasme inconscient surgi dans le champ analytique comme un
fantasme bipersonnel. Voilà pourquoi dans l'analyse nous définissons le fan-
tasme comme la structure dynamique donnant, à chaque moment, une signi-
fication au champ bipersonnel.
Jusqu'à présent, en insistant sur l'existence d'une Gestalt de couple dans
la situation analytique et en définissant cette Gestalt comme notre champ de
travail spécifique, nous n'avons fait qu'affirmer qu'une mélodie n'est pas une
addition de notes ou qu'un groupe n'est pas que l'addition de ses membres.
Il faudrait pourtant aller plus loin et se demander comment se constitue cette
Gestalt, pourquoi elle ne s'établit pas de la même façon dans n'importe quel
couple et quels sont les processus qui contribuent à sa formation. La compa-
raison avec d'autres Gestalten de groupe peut éventuellement servir de guide
pour cette recherche. Nous avons déjà signalé quelques caractères spécifiques
de la situation analytique (l'existence du contrat de base, les limites spatiales et
1554 M. et W. Baranger

temporelles, l'ambiguïté radicale, etc.). Il est évident qu'entre, d'une part,


un couple d'amis, d'ennemis, d'amoureux, d'époux, de père-fils, de frère-
soeur, de médecin-patient et, d'autre part, le couple analytique, une différence
fondamentale existe bien qu'à divers moments le couple analytique puisse
ressembler à chacun des autres. Ce trait distinctif nous montre, précisément,
la spécificité du couple analytique où tous les autres sont imaginés et revécus,
sans qu'aucun donne lieu à un agir.
Un couple non analytique n'est pas toujours aussi rigide que le langage
l'indique. Des amis, quelquefois, deviennent, de façon temporaire ou définitive,
ennemis ; des époux peuvent se transformer inconsciemment en un couple
père-fille, etc. Mais, dans ces cas, la transformation du couple original, son
changement de Gestalt ou de signification est un trouble souvent pathologique
qui a affecté le couple initial, différant d'une évolution naturelle, telle que celle
des amoureux qui se marient, etc.
Dans tout couple « naturel », mis à part les transformations liées au
développement, toute invasion de la Gestalt initiale par une autre différente
est pathologique et provoque des conflits conduisant à la désintégration ou à
la structuration névrotique. Bien au contraire, c'est dans la nature de la Gestalt
analytique de se laisser envahir (quoique pas totalement) par toutes les autres
Gestalten de couple. Et c'est là un signe de son bon fonctionnement. Pour un
couple ordinaire, perdre sa configuration et devenir perméable à une autre,
étrangère, est pathologique. Par contre, dans la situation analytique, le risque
encouru est celui de l'évolution vers une cristallisation qui ferait que le couple
analytique ressemble à un couple naturel. Si l'analyste, par exemple, est
toujours « le bon père » de l'analysant, celui-ci pourra obtenir des résultats
thérapeutiques positifs, mais la cure analytique, elle, aura échoué radicalement.
La différence entre les deux types de Gestalten consiste en ce que les couples
naturels tendent à la définition et à la cristallisation, tandis que le couple ana-
lytique tend à l'indéfinition et à la mobilité. Dans chaque catégorie se manifeste
une utilisation diverse du processus d'identification projective.
La description par Melanie Klein [19, 21, 22] de l'identification projective
(appuyée sur la découverte par Freud du mécanisme de projection) est fonda-
mentale pour la compréhension de tous les couples [23]. Freud distinguait
plusieurs nuances dans les mécanismes de projection : projection d'une motion
pulsionnelle rejetée par le Moi (par exemple projection des désirs d'infidélité
dans la jalousie [14]), projection d'images internes (par exemple dans la para-
noïa), projection d'aspects du Moi (par exemple dans l'amour narcissique [13]).
Melanie Klein élargit ces découvertes avec son concept de position schizo-
paranoïde et son étude des formes infantiles primitives de la projection liées
aux angoisses persécutoires et dépressives et aux motions pulsionnelles des-
tructives et réparatoires (introduire de force des parties du Moi dans les objets
dans le but d'en prendre possession ou pour préserver des objets internes et
des parties du Moi en les mettant à l'abri dans l'objet, etc.).
Si le processus d'identification projective est aussi répandu que Melanie
Klein le suppose, il n'est pas étonnant que son importance soit décisive pour
la structuration de tout couple, qui se constituera par un jeu croisé d'identifi-
cations projéctives et introjéctives et de leurs corollaires, les contre-identifi-
cations.
Ce processus est particulièrement remarquable chez les époux symbiotiques
où chacun fait siennes quelques fonctions du Moi de l'autre et, simultanément,
lui en abandonne certaines. On observe ce même phénomène chez les individus
ennemis où chacun est envahi par les objets persécuteurs et les aspects rejetés
du Moi de l'autre, auxquels s'ajoutent les réactions de contre-identification.
La situation analytique 1555

Le couple analytique, lui aussi, est affecté par l'identification projective.


Le fantasme inconscient du champ analytique est fait d'un jeu réciproque
particulier d'identifications projectives et introjectives et de contre-identifi-
cations. Le cadre évite ou limite l'étendue de la contre-identificationprojec-
tive, ce qui met l'analyste à l'abri. Dans le cas contraire, l'analyste, envahi,
pourrait se complaire dans son rôle de dépositaire idéalisé d'objets tout-
puissants, ce qui le mènerait à renoncer à faire son travail, l'échec de la cure
s'ensuivant.
Si l'analysant se sent envahi par le contre-transfert de l'analyste, il met en
place des défenses rigides, aussi bien pour maintenir cet état s'il est source
de plaisir que pour le bloquer s'il provoque de l'angoisse, ce qui paralyse le
processus. C'est ce qui se passe quand l'analysant capte une réaction contre-
transférentielle de son analyste et « la lui fait payer » au centuple. L'analyste
doit garder pour lui les contre-identifications et les auto-analyser jusqu'à les
résoudre, faute de quoi il déchaîne une série de réactions secondaires, une des
vicissitudes étant que le couple analytique devienne l'équivalent d'un couple
naturel, ce qui, évidemment, anéantit l'efficacité du traitement.
Dans le couple analytique, l'identification projective possède des carac-
téristiques spéciales : elle est très limitée du côté de l'analyste et libre du côté
du patient, alors que dans les autres couples elle varie de façon réciproque.
C'est la situation analytique qui permet le libre fonctionnement de l'identi-
fication projective chez l'analysant afin de lui fournir une occasion exception-
nelle de structurer le fantasme de couple selon ses désirs et pratiquement sans
obstacle du côté de son partenaire. La position de l'analyste est très différente :
il doit utiliser aussi l'identification projective (sans quoi il ne participerait pas
au couple analytique et il lui serait impossible de comprendre l'analysant),
mais à petites doses et dans une sorte de procédé d'essai expérimental. L'obser-
vation personnelle, aussi bien dans la pratique des traitements que dans celle
des cures contrôlées, montre largement que si l'utilisation de l'identification
projective par l'analyste dépasse un certain seuil, elle paralyse le travail inter-
prétatif, l'analyste étant trop absorbé par le couple qu'il forme avec le patient
et manquant ainsi l'occasion de le faire évoluer.
Le terme d' « empathie » — mouvement centrifuge chez l'observateur —,
fréquemment utilisé, atteste l'importance de l'identification projective aussi
bien dans la situation analytique que pour toute compréhensionpsychologique.
Chez l'analyste, l'identification projectivejoue un rôle car, s'il est le dépositaire
d'objets ou d'aspects de son patient, ceci correspond nécessairement à des
processus introjectifs fonctionnant chez lui-même. Ce versant introjectif de
l'identification projective doit être limité et contrôlé par l'analyste afin de ne
pas se laisser submerger (ce qui arrive parfois, notamment avec des patients
psychotiques, qui cherchent à injecter la folie dans l'analyste). En général, ce
danger est écarté grâce à une interprétation pertinente, suivie de la ré-intro-
jection par l'analysant. Le maniement du contre-transfert permet d'observer
à tout moment des processus de ce type.
Quant la situation analytique devient contre-transférentiellement pénible,
le seul moyen de libération c'est l'interprétation de l'identification projective
opérée par l'analysant, si possible sans oublier son contenu particulier. Cela
permet aux deux parties de retrouver leurs esprits.
1556 M. et W. Baranger

action des processus d'identification projective et introjective et des contre-


identifications, tous actifs chez l'analysant et chez l'analyste, bien que dans
des limites et avec des fonctions et des caractéristiques différentes.

IV. — La dynamique du champ et le cours du traitement


Nous avons signalé qu'il faut attribuer une dynamique particulière à la
situation analytique. Nous ne pourrons nous pencher sur cette question sans
aborder celle, corrélative, du cours du traitement.
Une fois posée l'affirmation que le fantasme bipersonnel dépend des pro-
cessus d'identification et de contre-identification, il faut encore décrire leur
mode de fonctionnement : pourquoi ces processus se produisent à tel moment
et pas à tel autre, pourquoi d'une façon déterminée. On ne peut répondre à
ces questions qu'en se penchant sur le rôle fondamental de l'interprétation.
Les processus d'identification et de contre-identification projectives démar-
rent dès l'entretien préliminaire ; ou même avant puisque, autant l'analysant
que l'analyste, avant de s'être rencontrés, nourrissent déjà des fantasmes réci-
proques. Par exemple, on a dit à l'analyste que ce patient souffre d'une névrose
obsessionnelle, que ses relations conjugales sont difficiles, qu'il s'agit de quel-
qu'un de très intelligent... et ainsi de suite. L'analysant, lui, possède en général
quelque « savoir » sur le compte de son futur analyste (c'est-à-dire qu'il est au
courant de certains aspects du mythe personnel de son éventuel futur analyste) :
il a — ou pas — beaucoup d'expérience, il est « très classique » ou « très évolué »,
il est « fanatique » ou « libéral », il a « guéri » X... ou Z... ou échoué avec telle
autre personne, etc. Même sans ces bribes d'information, l'analysant élabore
un fantasme complexe concernant son futur analyste et le type de relation
qu'il établira avec lui. Ce fantasme se concrétise lors du premier entretien et
envahit la première séance même si, fréquemment, l'analysant s'abstient
soigneusement de l'exprimer. C'est pourquoi à notre avis, opposé sur ce point
à celui de nombreux collègues, le transfert ne requiert pas de temps pour
s'installer. La situation analytique bipersonnelle existe virtuellement avant la
première séance, moment où elle se fortifie, et cela que l'analyste interprète
ou pas.
La dynamique de la situation commence avec la première association de
l'analysant et la première réaction de l'analyste (silencieuse ou verbalisée).
Il s'agit du début d'un travail, le silence de l'analyste étant souvent compris
par le patient comme une attente destinée à mieux comprendre. L'analyste
choisit le moment et le contenu de sa première interprétation, fait donc l'extrême
importance ne peut être niée, puisqu'il s'adresse à son patient selon un schéma
référentiel préétabli et en attribuant implicitement, tout au moins à ce moment-
là, une importance ou une utilité particulières à certains éléments de ses
associations.
Les premières interprétations doivent porter sur le point d'urgence du
moment initial de la cure, à savoir le fantasme que l'analysé nourrit sur l'ana-
lyse et sur l'analyste.
Un choix différent du matériel à interpréter, par exemple signaler quelque
élément historique, apaisera superficiellement les craintes paranoïdes du
patient (« Il n'y a pas de conflit actuel ici, occupons-nous de ce qui s'est passé
avec mon père »), mais n'atteindra pas ses angoisses et favorisera de futurs
passages à l'acte (fuite, etc.).
D'où l'énorme importance qu'a, pour la dynamique de la situation analy-
tique, la technique de l'analyste. Ce n'est pas exact que les conflits s'élaborent
La situation analytique 1557

quelle que soit la technique utilisée, car celle-ci fait partie du travail commun et
conditionne en partie le matériel du patient [27].
Tout l'art de l'analyste consiste à choisir le point d'urgence à interpréter
à partir soit des associations formulées verbalement par le patient, soit des
silences ou omissions. L'utilisation préférentielle d'un type de matériel, la
façon de retenir ou d'élaborer les rêves, les données historiques, les attitudes et
manifestations corporelles, les silences, etc., constituent le langage personnel
de chaque analysant. Il est de tous connu que les rêves successifs utilisent,
dans l'intention de communiquer à l'analyste une association sous-jacente, des
éléments déjà interprétés (ou, au contraire, le but est celui de dissimuler, sous
des significations devenues conventionnelles, quelque chose de nouveau) [6].
Le refus d'admettre ces faits serait tout aussi inadéquat que de minimiser
la participation de l'analysant à la structuration du champ. On constate quoti-
diennement que beaucoup d'analysants répètent encore et encore le même
matériel latent, en l'exprimant sous diverses formes jusqu'à se faire com-
prendre par l'analyste. On peut s'interroger ici sur le rôle que jouent les
capacités intellectuelles et communicatives de l'analyste dans la dynamique
du champ, mais nous avons décidé d'étudier ce problème plus loin.
Freud, lorsqu'il signalait le procédé technique à suivre, recommandait
d'agir per via di levare [9], en attaquant et résolvant progressivement les
résistances liées aux mécanismes de défense du Moi afin d'obtenir le retour
des représentations refoulées et des souvenirs oubliés. Il prescrivait ainsi
l'établissement d'un processus dialectique entre analyse de la défense et analyse
du contenu.
A l'évidence, ce point de vue implique une représentation du travail ana-
lytique en tant que ressemblant à celui du géologue, qui, lui, découvre des
strates successives de matériaux ensevelis (comparaison explicitée dans Malaise
dans la civilisation). Cependant, dans d'autres textes, Freud utilise des méta-
phores différentes, conduisant à une représentation beaucoup plus vivante du
travail analytique, par exemple quand il le compare à une partie d'échecs où
l'analyste connaît les coups classiques d'ouverture et de fin de partie, mais
ignore la structure intermédiaire essentielle [11].
Cette métaphore mérite de retenir notre attention. Grâce à Freud nous en
savons beaucoup sur la structure et la formation des névroses et nous pouvons,
à la fin d'une cure, à partir de données transférentielles et historiques, recons-
truire la structure du cas. Si l'analyse consistait seulement à mettre au jour des
couches successives de résistance afin de permettre l'apparition de niveaux
consécutifs de matériel refoulé, nous pourrions, pour chaque type de névrose,
connaître l'enchaînement des étapes importantes du traitement. Le travail
de l'analyste, dans ce cas, ressemblerait à celui du géologue ou de l'historien,
mais pas à celui du joueur d'échecs. Cela fait que les deux métaphores utilisées
par Freud sont incompatibles. Celle de la partie d'échecs conduit à une analyse
plus active, aussi bien côté analyste que côté patient : entre les deux, un tableau,
une structure commune se dresse, tandis que chacun agit, l'un avec ses asso-
ciations et ses résistances, l'autre avec ses interprétations. Le tableau symbolise
ce que nous appelons champ analytique bipersonnel, la partie représente la
structure de la cure comme totalité.
En négligeant la dialectique entre contenu et défense, observable à chaque
instant de notre travail, on trahirait non seulement la pensée de Freud mais
aussi tout le développement de la psychanalyse. Nonobstant, considérer le
psychisme de l'analysant comme un ensemble de strates superposées à travers
lequel on pénètre de plus en plus profondément est une exagération.
Ces réflexions nous entraînent à envisager le problème de la structure de la
1558 M. et W. Baranger

cure analytique. Un courant de pensée existe qui tend à considérer que, dans
chaque traitement, le cours est déterminé par la structure du cas et que se
succèdent des étapes dans un ordre déterminé depuis les niveaux les plus
superficiels jusqu'aux plus profonds.
Chez Freud lui-même, cette idée apparaît dans plusieurs écrits, soit dans
la métaphore historico-géographique, soit dans la théorie des séries complé-
mentaires. L'analyse atteindrait régressivement les différents points de fixation,
noyaux des motions pulsionnelles refoulées et des mécanismes de défense liés
aux souvenirs des situations traumatiques primitives.
A la lecture de ces textes, on serait tenté de tirer la conclusion que Freud
acceptait l'hypothèse du parallélisme entre le développement chronologique
progressif de la structuration névrotique de l'analysant et le déroulement
régressif de la cure depuis les couches les plus superficielles, récentes et peu
protégées par des défenses, jusqu'aux niveaux où, à l'abri de solides défenses,
dominent les fixations les plus anciennes et les plus profondes. Cependant
Freud lui-même nous met en garde contre cette tentation simplificatrice quand,
dans l'Introduction à la psychanalyse, il nous avertit explicitement de nous
garder de l'hypothèse paralléliste.
Il utilise, là aussi, une métaphore, celle de l'armée qui, au cours de la
conquête d'un territoire ennemi, sème sur son passage des citadelles fortifiées
garnies de troupes destinées à empêcher la reconquête par l'adversaire (les
points de fixation qui résistent au travail analytique). L'armée envahissante
peut livrer bataille autour de ces forteresses mais, si les circonstances s'y
prêtent, elle luttera sur n'importe quel point du parcours suivi par l'armée du
pays envahi. Et il est possible que le combat décisif se déroule, pendant la
progression de l'armée conquérante, sur un point dépourvu d'importance
intrinsèque, l'armée autochtone choisissant de s'attaquer là et d'y employer
toutes les forces disponibles plutôt que d'essayer d'enlever les citadelles perdues.
Freud remarque en passant que la situation transférentielle la plus impor-
tante pour l'analyse n'est pas toujours la répétition du fait historique le plus
marquant.
Réfléchir sur ce texte permettrait d'éviter les erreurs de certains analystes,
trop séduits par la tendance « géologique ». Prenons comme exemple Wilhelm
Reich [28], dans sa période analytique. Il s'interroge sur les analyses qui « ne
marchent pas » et sur ce qu'il appelle « la situation chaotique », où l'analysant
produit un matérielriche et varié, mais le cours de la cure est perturbé parce qu'il
ne réagit pas aux interprétations. Par la suite le chaos englobe l'analyste qui,
parmi ces nombreux éléments, ne sait plus lequel interpréter. Pour Reich, cet
état de choses est dû à ce que l'interprétation n'a pas été dirigée sur un type
spécial de résistance, la résistance caractérologique, ou, si elle a pointé cette
défense, c'était de façon inefficace. La résistance caractérologique consiste en
une cuirasse constituée au cours du développement du patient, qui est ressentie
subjectivement comme non pathologique, qui gouverne le rapport du patient
avec le monde et qui est, dans la cure, l'obstacle le plus considérable opposé
au travail thérapeutique.
Pour Reich, la technique à adopter consiste en une conduite de l'analyse
qui évite systématiquementles interprétations de contenu jusqu'à ce qu'on ait,
grâce à des interprétations appropriées, vaincu la résistance caractérologique.
Dans ces réflexions, l'hypothèse paralléliste apparaît très clairement. Car
c'est la structuration du caractère de l'analysant en couches superposées de
motions pulsionnelles et de défenses cristallisées qui détermine le parcours
régressif du traitement, depuis les couches superficielles de la cuirasse jusqu'aux
plus profondes du passé le plus lointain.
La situation analytique 1559

Nous ne nions, bien sûr, ni la validité du concept de cuirasse caractéro-


logique ni la nécessité d'en venir à bout pendant le traitement. Mais il nous
semble inadéquat de prescrire à la cure et aux modalités d'interprétation
l'obligation de suivre une démarche préétablie et, surtout, de soutenir que ce
processus est régressif et parallèle au développement du patient et à la struc-
turation de sa névrose [4].
Nombreuses sont les raisons qui nous portent à adopter ce point de vue.
D'abord, la profondeur et l'ancienneté d'un matériel sont sans influence sur
le moment de son apparition dans la cure. Par exemple, une femme analysée
par l'un de nous, souffrant (parmi d'autres symptômes) d'une phobie à la
défloration et de multiples inhibitions, réussit à analyser, pendant plusieurs
années, ses conflits génitaux et oraux. Cependant une libération de fantasmes
anaux particulièrement riches, suivie de la prise de conscience du caractère
intensément érogène de la zone anale, ne se produisit que plus tard. Ce cas
n'est pas isolé, bien au contraire, comme nous l'apprennent d'une part notre
expérience personnelle, d'autre part celle des contrôles, des discussions de cas
avec d'autres collègues, etc. Il y a fort peu de traitements où le travail analytique
suive un ordre de stratification intelligible (les cas décrits par Reich furent
analysés pendant des laps de temps relativement brefs et sont communiqués
dans le but de montrer une séquence systématique).
De plus, la contradiction entre l'hypothèse paralléliste et les faits (qui
pourrait s'expliquer par une défaillance générale de la technique, à corriger
par l'emploi d'un procédé plus systématique) est inséparable de positions
théoriques trop solidement ancrées pour être rejetées facilement.
Reich et les autres représentants de ce courant de pensée décrivent la
structuration de la névrose telle qu'elle apparaît une fois reconstruite à la fin
d'une cure réussie. Il y a là une erreur méthodologique, car dans notre travail
nous n'avons pas affaire à un analysant reconstruit théoriquement mais à un
être vivant. Naturellement, nous avons des connaissances sur la structure de sa
personne et sur la genèse de ses troubles. Mais l'attitude adéquate sera de ne
pas nous efforcer de l'encadrer à tout prix dans des schémas généraux, même
si leur validité est reconnue et, surtout, si nous n'appuyons pas notre technique
sur des modèles préétablis, au heu de l'élaborer à partir de règles tirées de
l'expérience concrète actuelle, c'est-à-dire des lois dynamiques de la situation
analytique bipersonnelle. Croire que la situation analytique permet une recons-
truction théorique du cas en termes unipersonnels et imaginer ensuite que
l'on va mener la cure selon ce schéma appauvri, serait un paradoxe.
Cette erreur méthodologique repose sur la dénégation du rôle du contre-
transfert dans le choix du point d'urgence et de son interprétation.
Voilà pourquoi il nous semble que la « profondeur » d'un matériel n'est
nullement reliée à l'aspect général chronologique ou intégratif qu'il possède.
Elle dépend des modalités techniques, à savoir de la difficulté d'accès, la
plupart des fois indépendante des stades évolutifs du développement du
psychisme.
Les réflexions précédentes portent sur ce que la dynamique de la situation
analytique n'est pas : un parcours régressif destiné à triompher des défenses
établies par l'analysant au long de sa névrose. Mais nous demeurons insatisfaits
par rapport à ce qu'est cette dynamique.
Essayons d'approcher de la solution. Nous pensons tous que la situation
analytique entraîne la répétition. L'utilisation, favorisée par la règle fonda-
mentale, de l'identification projective permet à l'analysant la réédition de
schémas de comportement liés à des conflits anciens non élaborés, cristallisés
sous forme d'affects et de conduites stéréotypés qui structurent en partie le
1560 M. et W. Baranger

champ bipersonnel analytique. Les motions pulsionnelles, les désirs, les fan-
tasmes, les angoisses, les défenses ayant joué un rôle lors des conflits patho-
gènes originaires reparaissent dans le champ analytique. Mais pas selon une
séquence chronologique ni sous la même forme. Si la répétition était littérale,
tout espoir d'obtenir un changement devrait être abandonné. Par exemple,
un analysant qui a toujours fui son père quitterait rapidement l'analyste,
comme cela arrive en effet quand nous ne pouvons surmonter cette difficulté.
La répétition en cours d'analyse n'est ni littérale ni stéréotypée ; quand elle
le devient, la cure souffre une interruption soit par enlisement (le patient
continue de venir à ses séances mais n'évolue pas), soit par fuite. Pour la
dynamique du traitement, il importe donc que des affects et des désirs infantiles
resurgissent, mais pas n'importe comment. Il faut qu'ils reparaissent dans un
contexte nouveau sans pour autant tout paralyser. L'absence d'affects ou de
motions pulsionnelles est, évidemment, la façon la plus fréquente de paralyser
le champ analytique, résistance qu'il faut combattre d'urgence. Mais cela ne
signifie pas que la répétition de motions pulsionnelles, de désirs périmés, soit
le moteur de la dynamique analytique.
Autrement dit, nous ne devons pas considérer cette dynamique en termes
de réactivation des motions pulsionnelles, mais en termes de situation (sans
cependant laisser de côté les motions pulsionnelles). Les deux pôles de la
dynamique analytique sont la mobilité et la cristallisation du champ.
Celui-ci évolue (permettant à l'analyste d'intervenir explicitement) quand
l'analysant « prend des risques ». Evidemment, en partie au moins, on les
prend toujours quand on commence une analyse puisqu'on engage du temps,
de l'argent, des efforts, des espoirs (sa carrière si on est candidat). Mais tout
cela peut sembler moins important au patient que certains aspects de sa vie
ou des fantasmes particuliers érigés en bastions (en général, refuge inconscient
d'importants sentiments de toute-puissance).
Le bastion varie en fonction des cas mais n'est jamais absent. Il est ce que
l'analysant ne veut pas mettre en jeu parce que la crainte de le perdre le plon-
gerait dans un état d'extrême faiblesse, de vulnérabilité, de désespoir [3].
Dans la littérature analytique on a décrit le bastion surtout en rapport avec
les homosexuels ou les pervers en général, souvent prêts à tout risquer dans
la cure sauf leur activité perverse, source de gratification hautement valorisée.
Un analysant homosexuel, en guise de plaisanterie, disait : « Je ne suis pas
homosexuel, j'aime les garçons » ; tandis qu'un autre parlait avec mépris
des « tantes ». Ces deux patients considéraient leurs expériences homosexuelles
comme radicalement étrangères à la perversion. Ils étaient poussés par le désir
de préserver la possibilité d'avoir des expériences merveilleuses avec des êtres
élus qui, par hasard, étaient du même sexe qu'eux. C'était là leur bastion.
Chez d'autres personnes, le bastion peut être la supériorité intellectuelle
ou morale, la relation à un objet d'amour idéalisé, l'idéologie, un fantasme
d'aristocratie sociale, la fortune, la profession, etc.
Le procédé adopté le plus fréquemment par les patients pour protéger
leur bastion est d'éviter d'en parler. Ils peuvent ainsi être très sincères en ce
qui concerne de nombreux aspects et conflits, mais ils deviennent fuyants,
cachotiers et même menteurs dès que l'analyste approche du bastion. Nous
croyons que le succès de la cure dépend en grande partie de l'acceptation par
l'analysant de la nécessité d'analyser ses bastions, c'est-à-dire d'être disposé
à les perdre et, avec eux, les fantasmes sous-jacents de toute-puissance qui
permettent de se croire à l'abri des persécuteurs.
Dans le but de protéger leurs bastions, les patients peuvent aussi en parler
et accepter apparemment les interprétations les concernant, mais sans leur
La situation analytique 1561

donner intérieurement aucun crédit (« Cause toujours, ce que tu dis ne m'atteint


pas car tu te mêles de mes affaires et je ne veux pas cela »).
Dans le cas contraire, quand l'analysant accepte d'amener à l'analyse ses
bastions, d'intenses réactions affectives (dont de l'angoisse) se produisent et a
lieu une mobilisation générale du champ. La paralysation de la situation ana-
lytique est toujours une mesure de protection face à l'intrusion possible de
l'analyste et de ses interprétations dans un secteur de la vie de l'analysant que
celui-ci veut garder pour lui.
Posons un exemple clinique tiré d'une cure conduite par l'un de nous. Il
s'agit d'un homme encore jeune, qui avait fait une première analyse partiel-
lement réussie, où quelques difficultés, phobiques surtout, avaient pu être
résolues. Il se plaignait d'une difficulté à éprouver des affects (se réjouir ou
s'attrister, aimer ou haïr, participer émotionnellement aux événements de son
existence). Il commença son traitement par un récit très ordonné et rationnel
de son histoire à partir de sa naissance difficile, suivi par rémunération de
nombreuses situations traumatiques qui, si elles n'avaient pas été racontées
comme s'il s'agissait des éléments cliniques du cas de quelqu'un d'autre,
auraient semblé terrifiantes. Par la suite, ce patient commença à éprouver
divers affects liés au transfert et aux situations infantiles évoquées, grâce à quoi
il obtint une certaine amélioration. Mais, contre-transférentiellement, l'im-
pression d'inauthenticité persistait. Et cela jusqu'à ce qu'un jour se produisît
dans son existence — simultanément avec l'approche du bastion par l'analyste —
un échec professionnel et social, provoqué inconsciemment par le patient lui-
même. Le champ analytique fut alors envahi par des sentiments de persé-
cution et de désespoir qui le portèrent à mettre parfois en danger sa vie et,
à d'autres occasions, son avantageuse position professionnelle. Il se demanda
à ce moment si, malgré ses succès intellectuels, il n'était pas un raté et s'il ne
ferait pas mieux d'abandonner ses activités pour en assumer d'autres moins
remarquables. C'est à ce moment que le sentiment contre-transférentiel
d'inauthenticité disparut.
L'élaboration des nombreux fantasmes de toute-puissance, persécution,
idéalisation, incapacité de réparer et d'aimer, etc., constitutifs du bastion
« professionnel », marqua un tournant décisif et permit de réaliser un véritable
progrès.
Cette brève vignette clinique illustre l'importance de l'analyse du bastion.
Si l'analysant n'avait pas osé « risquer » sa profession, cette cure se serait soldée
par un échec.
Schématisons : cette analyse s'est déroulée selon deux processus. Le premier,
grosso modo, suivit la dialectique chronologique entre transfert et traumatismes
passés (sans que, bien sûr, cette chronologie fût respectée dans la séquence
des répétitions), de sorte qu'on pourrait l'imaginer comme un va-et-vient
temporel. Mais, à un moment donné, un autre processus se déclencha, tout à
fait différent et indépendant de toute référence chronologique : la chute du
bastion. Abandonnant toute représentation spatiale stéréotypée, on peut ima-
giner ce deuxième processus figuré par une ligne perpendiculaire à la ligne
temporelle.
Plus exactement, il s'agit d'un secteur clivé de l'analysant qui, après une
longue évolution préparatoire, entre brusquement dans le champ de l'analyse
et dans l'expérience totale de la vie, ce qui donne lieu d'abord à un vécu catas-
trophique, puis à un profond enrichissement.
Cet événement change radicalement la position de l'analysant face à son
histoire. La série de traumatismes infantiles centrée sur une mère froide,
névrosée et agressive (ce qu'elle était sans doute), acquiert une signification
1562 M. et W. Baranger

différente. Cette mère n'est plus un poids (« Tant pis, elle était comme ça »,
se dit l'analysant) mais devient une personne, névrosée certes, mais souffrant
et souhaitant être aimée (donc victime elle-même et victimaire par contrecoup).
De même, les traumatismes infantiles ne sont plus considérés comme des
événements perturbateurs de l'histoire de « quelqu'un », mais sont assumés
dans le contexte du passé individuel auquel le patient reconnaît avoir lui-même
participé.
Il s'agit d'un mouvement dialectique de l'historicité où le passé ne constitue
plus un poids mort puisqu'il se transforme en quelque sorte en fonction de
l'avenir.
Si, d'un point de vue technique, les pôles de la dynamique de la situation
analytique sont la mobilisation et la stagnation, d'un point de vue théorique, ils
sont l'intégration et le clivage. Cette conclusion est conforme à l'importance
attribuée par Melanie Klein au tout premier procédé défensif (le clivage).
Grâce à la répétition, dans un nouveau contexte, des conflits situés à l'origine
des clivages, la situation analytique fournit l'occasion de les résoudre et de
ré-intégrer les secteurs séparés. De là découle la nécessité de faire tomber tous
les bastions.

V. — L'intégration, résultat de l'interprétation, et l' « insight »

Si la situation analytique est radicalement nouvelle et différente, si plus


que nulle autre, elle permet la chute et la ré-intégration des bastions, c'est à
cause du rôle que joue chez elle l'interprétation. Sans l'interprétation, la
neutralité bienveillante de l'analyste ne se distinguerait pas tellement du rôle
cathartique que peut assumer un bon confident, qui écoute sans prendre parti.
A la lecture de l'abondante littérature consacrée à l'interprétation (tout au
moins de celle parvenue à notre connaissance), il est étonnant de constater
que nous savons fort peu sur sa fonction spécifique et sur le mode de son action.
Notre technique relève donc, en partie, de la magie de la parole, que Freud
essaya, sans y réussir complètement, d'exorciser et de réduire à des limites
rationnelles. Ce fait est encore plus embarrassant si, comme Freud le disait,
on pense que l'essence du processus analytique c'est le dialogue [15].
Notre but, ici, n'est pas d'essayer de résoudre ce problème, encore et
toujours ouvert à la recherche, mais de faire une synthèse, tout en sachant que
nombre d'interrogations demeureront sans réponse.
Le champ analytique bipersonnel, objet de l'interprétation, s'organise
d'après les configurations décrites ci-dessus. Dans ses structures inconscientes
il inclut l'analyste, en tant que dépositaire plus ou moins permanent de parties
ou d'aspects du Moi du patient, de son Surmoi, de ses objets, de ses motions
pulsionnelles refoulées. A un moindre degré et d'une façon différente, grâce à
l'identification projective, les mêmes processus se jouent entre l'analyste et le
patient. Sous-jacente au fantasme inconscient qui, à chaque moment, organise
le champ et constitue le point d'urgence de l'interprétation, existe une struc-
ture plus stable qui cristallise certaines configurations et conditionne l'appa-
rition de fantasmes inconscients répétitifs. Cette structure, fort complexe,
comprend le Moi de l'analysant, son Surmoi, son Ça, ses objets internes avec
leurs fonctions spécifiques et les interactions réciproques de ses instances
psychiques. Cet état de choses a également été décrit chez l'analyste, dont la
micro-névrose de contre-transfert complète la structure générale du champ [27],
La névrose de transfert est la répétition, la nouvelle édition de la structure
névrotique du patient. C'est pour cela qu'elle tend à créer un cercle vicieux,
La situation analytique 1563

où les parties du Moi, les objets et les défenses répètent de façon stéréotypée
les conflits infantiles. L'analyste, avec sa micro-névrose de contre-transfert,
participe aussi à la structuration du processus analytique par des processus
limités d'identification projective, des restes de conflits infantiles non résolus
et des éléments névrotiques agissant comme contre-résistance. L'ensemble
névrose de transfert-névrose de contre-transfert tend à constituer un bloc de
granit destiné à favoriser la répétition et à paralyser le processus analytique.
Se laisser prendre jusqu'à un certain point, dans ce fonctionnement, avec
chacun de ses patients, fait partie de la fonction de l'analyste.
Le travail interprétatif cherche, dans l'ensemble, à permettre la mobili-
sation de la névrose de transfert - contre-transfert jusqu'à obtenir, petit à petit,
la modification de tous les aspects du patient engagés dans la névrose de
transfert — en fait, l'évolution de toute sa personne. Parallèlement, pour l'ana-
lyste, le processus analytique réussi libère les parties emprisonnées par le
contre-transfert, puis paralysées par la névrose de contre-transfert.
L'interprétation, chez l'analysant et chez l'analyste, est l'outil qui permet
d'obtenir ce double résultat. Le processus d'élaboration de l'interprétation a
été décrit comme l'effet sur l'analyste d'une « communicationd'inconscients ».
C'est pourquoi Freud recommanda l'attitude « d'attention flottante », destinée
à permettre l'apparition dans la conscience d'éléments inconscients et leur
ultérieure formulation verbale. Cette position de Freud montre bien qu'ana-
lyste et patient sont, tous deux, engagés dans les diverses structurations cons-
cientes et inconscientes du champ bipersonnel, mais à une différence près :
l'analysant est, pour ainsi dire, submergé dans la situation analytique, tandis
que l'analyste, bien qu'il régresse aussi partiellement, conserve son Moi libre
d'une invasion exagérée. De la sorte, il peut observer le champ de près et
évaluer, d'après les informations recueillies grâce à ses propres sentiments et
fantasmes, l'intensité des tensions et la direction des lignes de force. La vigi-
lance de l'analyste concerne à la fois l'intérieur et l'extérieur (auto- et hétéro-
observation), l'objet à considérer étant le champ analytique en son unité.
L'analyste enregistre consciemment, sans les formuler, les diverses struc-
turations conscientes et inconscientes du champ, le contrat et les atteintes
qu'il subit, le matériel manifeste, le fantasme inconscient bipersonnel et la
structure de la névrose de transfert - contre-transfert. Il intervient ensuite en
interprétant. L'effet de l'interprétation est repérable dans toute situation
analytique et on peut observer un des trois cas suivants. Ou bien l'interpré-
tation a été inexacte, mal formulée, hors de propos ou, même, tout à fait fausse,
circonstance où généralement on n'apprécie aucune réaction, si ce n'est l'ap-
probation ou le rejet sans influence sur la suite du matériel. Ou bien l'inter-
prétation a été adéquate et a atteint son but, un changement évident se pro-
duisant (que nous décrirons plus loin). Ou bien l'interprétation a été partiel-
lement exacte et a produit une modification, mais celle-ci est partielle et, si
d'autres interprétations ne viennent la compléter, elle risque de provoquer
un état de confusion et d'insatisfaction dans le champ, prélude à une éventuelle
aggravation de l'état du patient.
Quand l'interprétation a été bien formulée, donnée au bon moment et
acceptée par l'analysant, nous observons un remaniement qui mérite une
description plus détaillée. D'abord l'analysant réagit en exprimant un sentiment
de liberté ; quelquefois il manifeste joie ou surprise, comme si soudainement
des possibilités nouvelles s'offraient à lui ; un changement se produit dans son
état d'esprit, dans ses sentiments, dans ses émotions ; la séquence du matériel
se modifie brusquement et devient plus unifiée et orientée de façon cohérente ;
surgissent des souvenirs, des associations, des fantasmes, qui confirment,
1564 M. et W. Baranger

étendent et complètent l'interprétation reçue ; toute la situation devient plus


compréhensible pour les deux parties et des sentiments réciproques de com-
munication et de collaboration à une tâche commune se dégagent.
Freud, qui abordait ces questions en termes unipersonnels, décrivit ce
processus comme l'accès à la conscience de l'analysant d'un élément inconscient,
grâce à la suppression d'une résistance. Cette description est, bien sûr, exacte
en tant que traduction du résultat d'un processus, mais elle n'explique pas
la nature de celui-ci. Si on envisage le processus d'un point de vue bipersonnel,
il faut élargir cette définition.
A la suite de l'interprétation adéquate, un changement structurel se produit
à l'intérieur du champ. Le rapport entre les structures conscientes et incons-
cientes a été modifié, le conflit exprimé par le contenu manifeste a été mis en
relation avec le fantasme inconscient actuel ou point d'urgence et il a ainsi
revêtu une nouvelle signification. En prenant conscience de la projection sur
l'analyste de parties propres ou d'objets internes, ainsi que des motifs qui y ont
présidé, le patient ré-introjecte ses aspects clivés. L'analyste apparaît alors
dans sa fonction réelle, prévue dans le contrat de base : quelqu'un avec qui
travailler.
S'il s'agit d'une interprétation « mutative » au sens de Strachey [31], incluant
le prototype infantile exprimé par le fantasme inconscient sous-jacent au
champ analytique, on peut obtenir une modification encore plus large. Une fois
les clivages réduits, la structure inconsciente englobe, ajoutés au fantasme
inconscient ponctuel, des aspects durables de la névrose de transfert contre-
transfert. L'effet re-structurant de l'interprétation est, à ce niveau, -
moins
important car elle a affaire à un noyau plus cristallisé, à des défenses plus
archaïques, à des clivages plus rigides, à des objets plus stéréotypés. Mais,
malgré cela, à certains moments de l'analyse, une évolution du champ peut se
produire. On assistera alors à une modification de l'organisation des objets et
des parties du Moi à l'intérieur du champ analytique, accompagnée de l'évolu-
tion correspondante des objets internes. Moments de la cure où, après un
long et patient travail préparatoire sur les niveaux inconscients les plus super-
ficiels du champ, devient possible l'accès à un noyau essentiel de la névrose
de transfert - contre-transfert et, corrélativement, un changement structurel
chez l'analysant.
Nous pouvons maintenant définir la fonction de l'interprétation : mobiliser
le champ et permettre la réactivation des processus projectifs et introjectifs
qui, naguère, par leur paralysation, avaient provoqué la formation de la névrose
dans la vie de l'analysant et celle de la névrose de transfert dans la cure.
L'effet thérapeutique de l'interprétation découle de l'inclusion de l'analyste
à l'intérieur du champ et de sa possibilité de régler les processus projectifs
et introjectifs du patient, qui lui a attribué le rôle de dépositaire de parties
de lui-même, soit pour les détruire parce que dangereuses, soit pour les pré-
server en les plaçant en lieu sûr. C'est ce que Strachey appelle la fonction de
Surmoi auxiliaire de l'analyste. Mais il faut aller plus loin. Selon les termes du
contrat de base, certes, l'analyste revêt la fonction d'un Surmoi auxiliaire qui
permet au Moi d'exprimer tous ses sentiments. Mais l'analyste est aussi un Moi
auxiliaire qui règle la marche des processus psychiques pouvant devenir dan-
gereux ou troublants. Le fantasme régressif de l'analysant, concomitant à
l'établissement du contrat de base, peut se formuler ainsi : « Rien ne m'empêche
d'arrêter de me contrôler puisqu'il surveille la situation et empêchera qu'elle
ne devienne dangereuse. »
Au niveau des structures inconscientes du champ, l'analyste remplit des
fonctions changeantes et très variées. Parfois, il est le dépositaire de toutes les
La situation analytique 1565

instances, parties, aspects, objets de l'analysant. A d'autres moments, il repré-


sente un objet persécuteur ou idéalisé particulier ou un aspect délimité du Moi,
du Surmoi ou du Ça. Quand, grâce à une interprétation adéquate, une re-struc-
turation du champ se produit, l'analyste cesse d'être le dépositaire de tous les
aspects du patient, que celui-ci ré-introjecte. Les motivations de l'identifi-
cation projective et la forme qu'elle revêt n'étant pas indépendantes de la
nature même de l'objet, il en résulte que les aspects ré-introjectés ne sont plus
exactement semblables à ce qu'ils étaient au début du cycle. Par exemple, la
nécessité de projeter un objet persécuteur ne peut être séparée des carac-
téristiques de cet objet, du danger particulier dont il menace, de ses liens avec
les vécus infantiles, etc. Si, par la modification structurelle du champ analytique,
l'objet en question peut être ré-introjecté, ses caractéristiques ne seront plus
du tout les mêmes. La portée de cette modification dépendra de la « profondeur »
atteinte par la re-structuration, c'est-à-dire de l'importance du noyau de la
névrose transférentielle - contre-transférentielle qu'on a réussi à toucher.
Illustrons par un exemple clinique ce qui vient d'être décrit. Il s'agit de
deux séances consécutives à la reprise de la cure après un accès psychotique
assez long et sévère. A la première séance, le patient arriva en titubant, comme
s'il était ivre ou drogué, et parla de façon fort confuse. Il annonça que sa
fiancée l'avait quitté puis sembla se psychotiser à nouveau. Au moment de
quitter le bureau de l'analyste, cherchant à allumer une cigarette, il fit tomber
de ses poches un tas de petits objets (pièces de monnaie, briquet, ciga-
rettes, etc.).
Un peu plus tard dans la journée, l'analyste reçut un coup de fil d'un ami
du patient qui voulait lui faire savoir que celui-ci « allait très mal, aussi mal
qu'avant l'hospitalisation » et que lui (l'ami) craignait une rechute.
A la séance suivante, considérant l'ami comme porte-parole de l'analysant,
l'analyste rapporta le message reçu et signala qu'il considérait l'ami comme
dépositaire du Moi « sain » du patient, auparavant attribué à la fiancée (espoir
de fonder une famille et de vivre normalement). Cette séance se déroula de
façon cohérente et le patient réussit un excellent insight de certains aspects de
ses conflits avec sa famille et avec l'analyste.
Arrêtons-nous un instant sur le vécu transférentiel de l'analyste au cours
de ces deux séances. Pendant la première, il se sentit envahi par la confusion
du patient, comme si celui-ci éparpillait dans le champ de l'analyse des mor-
ceaux d'objets et des affects non liés à des représentations (comme il versa
dans la pièce le contenu de ses poches). Ce vécu transférentiel atteignit une
intensité telle que l'analyste ne réussit pas à interpréter la possibilité d'une
rechute et l'invasion par la folie. C'est que l'analysant avait, par une identifi-
cation projective désespérément intensifiée, créé une psychose transférentielle -
contre-transférentielle. Par la suite, le patient plaça dans son ami et, par
l'intermédiaire de celui-ci, dans l'analyste, la partie saine de son Moi capable
de maîtriser la folie. En relatant et interprétant le coup de téléphone de l'ami
(et aussi en refusant tout rapport avec l'entourage à l'insu de l'intéressé),
l'analyste lui rendit cette partie saine que, pour la préserver, il plaçait chez les
autres, et lui permit de reprendre le contrôle sur lui-même. Un des thèmes
de la deuxième séance fut la possibilité d'une rechute et les moyens d'y faire
face et de choisir à qui confier la protection de l'analysant (à sa famille, à l'ana-
lyste, à lui-même).
Ce processus dialectique entre la compréhension du point d'urgence, son
interprétation et la formation d'une nouvelle structure et d'un nouveau point
d'urgence interprétable incluant des processus introjectifs et projectifs a été
décrit par E. Pichon-Rivière sous le nom de « processus en spirale » [26], idée
1566 M. et W. Baranger

déjà exprimée par Freud dans une lettre à Fliess [8], que Pichon-Rivière a
élargie et systématisée.
De nombreux travaux dont, certes, la liste n'est pas close, ont visé à cerner
les effets de l'interprétation. Leurs auteurs suivent l'avis de Freud sur « rendre
conscient l'inconscient ». Mais, bien que nous sachions avec une certaine
exactitude ce qui se passe chez l'analysant et dans le champ analytique lorsque
nous interprétons adéquatement, nous comprenons moins bien selon quel
mode spécifique opère l'interprétation. Nous saisissons mieux la différence
entre « l'avant » et « l'après » que celle entre le « comment » et le « pourquoi ».
Plusieurs auteurs ont essayé de résoudre le problème du mode d'action de
l'interprétation en termes de Gestalt [29], ce qui est peut-être, en partie, exact.
Le fantasme inconscient du champ analytique bipersonnel est une Gestalt,
une configuration complexe où les objets remplissent des fonctions précises,
où existent des lignes de force, où il y a une structure globale. Le matériel
manifeste, lui aussi, est une Gestalt. Le but immédiat de l'interprétation est
celui de lier ces deux Gestalten et, quelquefois, de les mettre en rapport avec
la structure de fond de la névrose transférentielle - contre-transférentielle.
Le matériel manifeste peut être considéré comme une Gestalt partielle
que, grâce aux éléments de la Gestalt sous-jacente, l'interprétation permet de
compléter. Entre ces deux Gestalten s'opère une fusion qui permet d'éclairer
l'une par l'autre. Résultat qui ne sera pas obtenu si on essaye de compléter la
Gestalt, contenu manifeste avec des éléments non pertinents, sous forme, par
exemple, d'interprétations intellectuelles ou formulées de façon inadéquate.
Notre tâche peut être résumée en ces termes : comment faire pour que la
Gestalt — contenu manifeste — s'accorde avec le fantasme inconscient, point
d'urgence à interpréter ? Et, plus profondément, comment l'interprétation,
faite de mots, peut-elle agir sur les diverses structurations du champ biper-
sonnel analytique ? En quoi réside le pouvoir mobilisateur de la parole ?
Les travaux de L. G. de Alvarez de Toledo éclairent en partie ce pro-
blème [1]. Elle signale que « associer » et « interpréter » ne sont pas seulement
des processus intellectuels, qu'ils équivalent à une action exercée sur l'ana-
lysant ou sur l'analyste. Chacune des parties appuie ces « actions » sur des
relations d'objet très primitives, particulièrement sur la relation du nourrisson
à la voix de sa mère. Dans la situation analytique donc, les paroles ne sont pas
uniquement des moyens de communication, mais aussi des objets gratifiants
actifs, et supports d'innombrables fantasmes.
Bien que l'apport technique des écrits de L. G. de Alvarez de Toledo soit
indiscutable, ils ne rendent compte que d'un aspect du problème abordé ici.
Chaque analyste peut constater l'équation établie par l'analysant entre,
d'une part, paroles échangées et, d'autre part, objets inconscients. Quelquefois
il veut seulement entendre notre voix, désire que nous disions n'importe quoi
pourvu que nous parlions et ressent nos paroles, indépendamment de leur
contenu, comme une gratification — comme du lait délicieux. A d'autres
moments, nos mots, mis à part leur contenu, tombent sur lui comme des
pierres. A d'autres occasions encore, certaines de nos phrases semblent pro-
voquer une structuration nouvelle du champ. Par exemple, chez une patiente,
il suffisait que « vie sexuelle actuelle » ou d'autres mots semblables fussent
inclus dans une interprétation pour que se déchaînât un violent mal de crâne
dû au fantasme transférentiel que l'analyste lui serrait la tête avec un cercle
de feu « jusqu'à lui faire sortir le cerveau par les oreilles ». Le champ ana-
lytique se transformait alors en un scénario de torture où s'épanouissaient des
fantasmes sado-masochistes. Les paroles en question étaient naturellement liées
à un bastion que la patiente tenait à défendre par tous les moyens. La seule
La situation analytique 1567

mention de l'objet idéalisé, vécue comme une menace à son encontre, suffisait
à provoquer d'intenses sentiments de persécution.
Les réactions de ce type expliquent en partie le caractère « magique » des
mots mais ne suffisent pas (et ce n'est pas là l'intention de Alvarez de Toledo)
à expliquer leur rôle spécifique dans l'interprétation. Demeure posé le pro-
blème du pourquoi de l'effet de la parole interprétative, car c'est une chose que
le patient prenne nos paroles pour du lait ou des pierres, c'en est une autre qu'il
comprenne leur signification et que cet entendement produise chez lui une
modification.
Au fond, le problème essentiel est celui de la relation entre la mise en mots
de l'interprétation et l'insight que l'analysant acquiert par la suite.
L'un de nous, dans un travail précédent [2] concernant l'insight, est arrivé
à la conclusion que, quand l'analysant reconnaît la position privilégiée de
l'analyste comme objet transitionnel entre lui (le patient) et le monde externe,
l'analyste devient, dans le fantasme inconscient de base, un écran de double
projection. Sa double appartenance au monde interne (par l'identification
projective) et au monde externe fait que, sans trop de danger, ces deux mondes
se réunissent en lui. Le dehors, devenu moins angoissant, se transforme, une
fois ré-introjecté, en compréhension du dedans, en insight.
Idées proches de celles que nous développons maintenant, mais ne coïnci-
dant pas absolument. Définir l'analyste par sa situation privilégiée d'objet
transitionnel entre l'analysant et le monde externe ou comme écran à double
projection approche notre concept actuel de champ bipersonnel, mais n'est
cependant pas identique puisque l'idée de situation privilégiée suppose la
relation analytique comme essentiellement transférentielle et non, comme nous
le postulons présentement, comme transférentielle - contre-transférentielle.
Nous pensons maintenant que l'objet transitionnel et l'écran à double
projection s'appliquent à la situation analytique comme champ bipersonnel
et pas seulement à l'analysant.
Le processus de l'insight se développe d'abord dans ce champ. L'inter-
prétation adéquatele fait démarrer et, jusqu'à un certain degré, met en rapport
les structures conscientes et inconscientes du champ . La perception que
l'analysant a de ce champ s'élargit alors, se modifie et provoque une re-structu-
ration. Les deux structurations successives ne sont pas équivalentes : il ne
s'agit pas d'une simple redistribution à l'intérieur du champ d'instances,
d'objets, de parties de l'analysant, mais de ce que la deuxième structuration
est beaucoup plus nette. Supposons qu'il s'agisse de l'interprétation d'une
situation persécutoire visant l'analyste. Après la re-structuration, celui-ci
apparaîtra sous les traits de « la personne que je prenais pour un persécuteur,
mais qui est en fait mon analyste et travaille avec moi ». L'objet persécuteur
précédemment projeté sur l'analyste est alors reconnu comme appartenant au
monde interne du patient. Un objet interne a été ré-introjecté, mais aussi, la
relation a changé, le patient ne considère plus que la haine lui est étrangère
et comprend qu'il clivait cet aspect dont l'origine se situe dans quelque élé-
ment de son passé. La différenciation établie entre le présent et le passé permet
de ne plus considérer la persécution comme éternelle et d'imaginer, simul-
tanément, un futur dépourvu d'angoisses persécutoires. En somme, ce pro-
cessus général de discrimination permet au Moi de l'analysant de ré-examiner
et d'élaborer les aspects du champ visés par l'interprétation. Le résultat du
processus est l'accès par le patient à une prise de conscience élargie de son
monde interne, que nous appelons insight.
Tout au long de ce processus, la parole apparaît dotée de trois fonctions
essentielles : être porteuse de relations d'objet et d'affects très primitifs,
1568 M. et W. Baranger

connecter à l'ensemble les parties clivées et isolées du champ, discriminer ces


parties après leur réunification. La parole réassume de la sorte les caracté-
ristiques décrites par Melanie Klein comme constitutives du processus de
formation de symboles [20] : d'une part, le rapprochement entre symbole et
symbolisé, d'autre part la discrimination de ces deux aspects. Le manque ou
l'insuffisance chez le patient de l'un ou l'autre de ces aspects entraîne de grosses
difficultés techniques pour l'interprétation.
Chez certains analysants, généralement à structure obsessionnelle très
rigide, la fonction de la parole, porteuse de relations d'objet et d'affects pri-
mitifs, semble absente. L'isolement entre la parole et les contenus psychiques
désignés par elle devient alors si intense qu'il est difficile de faire « passer »
les interprétations. L'analysant les accepte comme « des façons de parler »
et joue avec elles comme avec un objet extérieur dépourvu de relation avec
son monde interne. Tant qu'on n'a pu surmonter ce processus d'intellectua-
lisation — c'est-à-dire rétablir le rapport entre symbole et symbolisé —, les
interprétations, même exactes, n'ont aucune portée. Ce cas particulier ne
représente que l'hypertrophie d'un processus universel nécessaire à la création
des mots et à l'usage du langage abstrait. Mais, dans la cure, il faut éviter le
risque de l'intellectualisation des interprétations en particulier et du processus
en général. Voilà pourquoi il est préférable d'intervenir en termes concrets
et d'essayer de produire un effet de surprise.
Le problème de l'action spécifique de la parole pourrait être posé ici, aussi,
à l'inverse : on pourrait, plutôt que de chercher à savoir pourquoi, dans la
situation analytique, les paroles peuvent atteindre les contenus inconscients,
essayer de comprendre comment et pourquoi elles ont perdu leur pouvoir
originaire pour ne le conserver que dans certaines circonstances (poésie, chant,
incantation, discours d'un leader, etc.). L'interprétation analytique tend à
récupérer le pouvoir de la parole et à faire qu'elle ne soit plus un simple signe
abstrait mais une communication globale comme au temps jadis.
A certains moments très régressifs, l'analysant n'établit plus de différence
entre le mot et ce qu'il désigne. L'interprétation est alors vécue en termes
absolument concrets (par exemple, l'interprétation d'un fantasme de tuer l'ana-
lyste est entendue comme si vraiment cela allait se passer et, conséquence
logique, des réactions réciproques sont attendues). Dans ces cas, se déclenchent
des réactions affectives d'une intensité particulière, et l'élaboration devient
très difficile. Il s'agit d'un trouble lié à l'impossibilité de discriminer les parties
anciennement clivées et maintenant réunies par l'action de l'interprétation.
La compréhension de ces deux obstacles dressés face à l'action de l'inter-
prétation (isolement intellectuel séparant le symbole du symbolisé, rappro-
chement exagéré de ces deux processus empêchant leur discrimination res-
pective) permet d'éclairer la fonction de la parole dans la situation analytique.
En réunissant les aspects clivés, elle augmente les possibilités de communi-
cation à l'intérieur du champ, mais elle a aussi pour but de situer, déterminer
et différencier les multiples aspects de celui-ci. Elle est, à la fois, communi-
cation et contrôle ; l'interprétation échoue si un de ces deux aspects est exagéré
aux dépens de l'autre.
Nous comprenons mieux maintenant quelles sont les conditions grâce
auxquelles la parole — l'interprétation — ouvre la voie à l'insight. C'est quand
elle est, à la fois, un moyen de communication concret (lié à des fantasmes
primitifs d'actions) et abstrait (traduisant en termes intelligibles la situation
régnante dans le champ analytique). Se produit alors une modification parti-
culière de ce champ consistant en ce qu'une des parties de l'analysant, aupa-
ravant clivée, isolée ou déposée hors de lui, est ré-intégrée et reconnue comme
La situation analytique 1569

lui appartenant. Il ne s'agit pas seulement du mouvement d'un objet, qui


passerait du dehors au dedans, ce qui se produit souvent sans être à l'origine
d'un insight, surtout quand la réintrojection se fait de façon brutale et massive.
Dans ces cas, le Moi se sent envahi par un corps étranger et dangereux, ressent
une forte angoisse et doit adapter son système de défense pour faire face à cet
objet interne persécutoire devenu un nouvel ennemi. La persécution externe
devient possession démoniaque ou introjection hypocondriaque du persé-
cuteur dans quelque organe.
Au contraire, la ré-introjection condition de l'insight se fait surtout dans le
Moi, de façon mesurée et discriminée. Discrimination qui, en premier lieu,
concerne ce qui appartient à l'objet externe et ce qui y a été projeté par le sujet.
L'objet externe change ainsi de structure et revêt les caractéristiques qui lui
appartiennent, tandis que le patient récupère les aspects qu'il avait attribués
à l'objet par identification projective. Mais ce n'est pas tout : au cours de cette
ré-introjection, le Moi discrimine aussi les aspects des objets internes (diffé-
rents du Moi), précédemment attribués à l'objet externe. Il s'agit d'un double
processus : d'une part le Moi récupère des aspects lui appartenant, d'autre part
il assimile quelques éléments de ses objets internes. Cette sorte de métabolisme
produit une extension du Moi, ressentie comme un gain de liberté, et est la
source d'un état d'élation et de bonheur très différent de son homologue hypo-
maniaque, qui, dépourvu de dénégation et de toute-puissance, correspond à une
plus grande puissance réelle du moi et à un meilleur contact avec la réalité.
Au long de ce processus d'insight, la dimension temporelle devient plus
discriminée aussi car les aspects passés et présents des objets sont différenciés,
ce qui permet une métabolisation plus large, l'assimilation des aspects compa-
tibles avec le Moi et l'abandon des autres.
Cette description de l'insight montre qu'il est corrélatif de l'accession à la
position dépressive décrite par Melanie Klein [19] et d'un renforcement du
Moi, fruit de la dynamique créée par la situation analytique. Insight et renfor-
cement du Moi permettent la diminution des clivages, de l'idéalisation, de la
persécution et une synthèse des aspects ambivalents des objets. Le Moi peut
alors se passer de l'utilisation fréquente de l'identification projective, craindre
moins la réintrojection et mieux exercer ses fonctions de discrimination et
d'assimilation.
On peut définir le résultat de l'insight sur la situation analytique comme
l'amélioration de la discriminationqui permet, pendant quelque temps, que le
champ analytique soit perçu comme ce qu'il est — un champ de travail —,
tandis que l'analyste perd ses caractéristiques fantasmées et est reconnu comme
quelqu'un qui remplit sa fonction d'analyste, qui n'est ni le père, ni la mère,
ni tout-puissant, etc. Au long du processus analytique, l'analyste perd pro-
gressivement ses aspects fantasmatiques, la relation transférentielle devient
plus sereine, plus authentiquement cordiale et capable de verbalisation.
Tirons quelques conclusions concernant l'insight. Malgré son étymologie,
on ne peut en aucun cas le considérer comme un état de contemplation. Au
contraire, les états fréquemment observés chez des analysés en contemplation
benoîte face à l'analyste-objet idéalisé sont le contraire de l'insight. L'insight
analytique n'a rien à voir ni avec la contemplation ni avec la psychologie de
l'introspection et appartient spécifiquement au champ bipersonnel analytique.
Hors de la situation analytique, il existe des phénomènes d'autodécouverte,
certains sujets plus que d'autres ayant accès à une compréhension de leurs
processus psychiques. Mais il s'agit là de phénomènes psychiques uniper-
sonnels essentiellement différents du processus que, dans notre pratique, nous
appelons insight.
1570 M. et W. Baranger

Dans la situation analytique, l'insight commence par la compréhension


(dans le sens d'intellection jointe à la participation affective) des structures
actuelles actives dans le champ y compris, et essentiellement, de la situation
transférentielle - contre-transférentielle. L'insight analytique se produit quand
l'analyste formule une interprétation concernant l'état actuel du champ qui est
partagée par l'analysant. Si cet accord manque, l'interprétation tombe dans le
vide et l'insight ne se produit pas, parce que pour cela il faut que le patient
se reconnaisse dans l'interprétation. Dans ce cas, se produit une modification
de la situation interne du patient, où ce qui a été compris et discriminé dans le
champ est assimilé comme une partie ou un aspect de son monde interne,
s'intègre à lui et, corrélativement, fait apparaître l'analyste dans sa fonction
propre.
Ainsi se crée, entre analyste et analysant, un nouveau type d'échange, où
ils éprouvent le sentiment, non seulement de comprendre la même chose, mais
aussi de travailler et construire ensemble ou de participer à un processus de
réparation. En fait, l'insight est le résultat, sur le travail analytique, de l'inté-
gration des fantasmes transférentiels et contre-transférentiels.

BIBLIOGRAPHIE

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Rev. Psa. Argentina, t. Il, n° 3, 1954.
[2] Baranger Madeleine, Fantasfa de enfermedad y desarrollo del insight, Rev. Uruguaya de
Psicoanal., t. I, n° 2, 1956.
[3] Baranger Madeleine, " Mala fe, identidad y omnipotencia », travail présenté à l'Association
psychanalytique argentine, 1959, inédit.
[4] Baranger Madeleine, « Regresion y temporalidad en el tratamiento analitico », 1960, inédit.
[5] Baranger Willy, Notas acerca del concepto de fantasfa inconsciente, Rev. Psa. Argentina,
t. 13, n° 4, 1956.
[6] Baranger Willy, « El sueno como medio de comunicacion », rapport pour le IIIe Congrès
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[7] Baranger Willy, " La nocion de "material" y el aspecto prospectivo de la interpretacion »,
présenté à l'Association psychanalytique argentine, 1959, inédit.
[8] Freud S., La naissance de la psychanalyse.
[9] Freud S., De la psychothérapie, in La technique psychanalytique.
[10] Freud S., Observations psychanalytiques sur un cas de paranoïa, in Cinq psychanalyses.
[n] Freud S., Le début du traitement, in La technique psychanalytique.
[12] Freud S., Introduction à la psychanalyse.
[13] Freud S., Psychologie des foules et analyse du Moi, in Essais de psychanalyse.
[14] Freud S., Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l'homo-
sexualité, in Névrose, psychose et perversion.
[15] Freud S., Psychanalyse et médecine.
[16] Grinberg Léon, Sobre algunos problemas de técnica psicoanalitica determinados por la
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[17] Heiman Paula, « On counter-transference ».
[18] Isaacs Susan, Nature et fonction du phantasme, in Développements de la psychanalyse.
[19] Klein Melanie, Sur quelques considérations théoriques concernant la vie émotionnelledes
nourrissons, in Développements de la psychanalyse.
[20] Klein Melanie, The importance of symbol formation for the developpement of the ego,
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[21] Klein Melanie, Notes sur quelques mécanismes schizoïdes, in Développements de la psycha-
nalyse.
[22] Klein Melanie, On identification,in New Directions in Psycho-analysis.
La situation analytique 1571

[23] Libeiman David, Identificacion proyectiva y conflicto matrimonial, Rev. Psa. Argentina,
t. 13, n° 1, 1956.
[24] Mom Jorge, Algunas consideracionessobre el concepto de distancia en las fobias, Rev. Psa.
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[25] Mom Jorge, Aspectos teoricos y técnicos en las fobias y en las modalidades fobicas, Rev.
Psa. Argentina, t. 17, n° 2, 1960.
[26] Pichon-Rivière Enrique, Séminaires à l'Association psychanalytique de l'Uruguay.
[27] Racker Heinrich, Estudios de técnica psicoanalitica, Buenos Aires, Paidos, 1960.
[28] Reich William, Psychanalyse du caractère.
[29] Schmidl Fritz, El problemade la validacion cientifica de la interpretacion,Rev. Uruguaya de
Psicoanal., t. 3, n° 1,1959.
[30] Spira Marcelle, Etude sur le temps psychologique, Rev. franc. Psychanal., t. 22, n° 1,1959.
[31] Strachey James, " On the nature and fonction ofthe therapeuticaction of psycho-analysis ».

Trad. de Luisa de Urtubey.


Réflexions critiques

SlDNEY COHEN

LE THÈME DE L' « AUTO-ORGANISATION »*


(Un usage en psychanalyse?)

«— Mon Maître trouvait des réponses à


chaque question.
" — Le mien, pour une réponse, trouvait dix
questions. "
Yentl (Barbra Streisand).

Une théorie, pour prétendre à un peu de rigueur, doit pouvoir être soumise
à quelques schémas contraignants. Où la psychanalyse peut-elle les trouver
quand, à juste titre, elle se refuse à toute implication dans un cadre expéri-
mental qui anéantirait l'essence même de sa pratique : la situation analytique.
Profiterait-elle alors d'un questionnement venant de certaines réflexions
épistémologiques, gagnerait-elle à soumettre ses énoncés à certains principes
logiques inclus dans ces dernières ?
C'est ce que nous voudrions porter à la discussion en partant du passion-
nant débat qui, depuis quelques années, anime la pensée scientifique autour de
ce qu'on appelle l' « auto-organisation ».

Arguments
L'épistémologie moderne et la réflexion scientifique actuelle nous offrent
l'image d'une ouverture d'esprit exemplaire : elles admettent des logiques
différentes et non exclusives, énoncent des principes d'imprédictibilité, d'indé-
montrabilité. Elles mettent fin à « l'exterritorialité » du chercheur et font appel
à sa « réflexivité ». Elles donnent place au hasard, au désordre, au contingent,
privilégient dans l'analyse d'un système « l'événement » par rapport à
« l'élément ».
Dans la description des principes vivants, se dégage alors une « logique de
l'hypercomplexité »1 où sont remises en cause les notions de :
— réalité et représentation,
— ordre et désordre,
— déterminisme et hasard.

* Quelques réflexions... tardives, à propos de l'ouvrage d'H. Atlan, Entre le cristal et la fumée,
Le Seuil, 1978.
1. E. Morin, Science avec conscience, Fayard, 1982.

Rev. franc. Psychanal., 6/1985


1574 Sidney Cohen

Or ces questions ne sont-elles pas au centre du débat psychanalytique, et ce,


de façon constante : le statut de la réalité, l'ordre structural, les causalités,
l'événement dans la trajectoire du sujet.
Le thème de l' « auto-organisation » a suscité un dialogue entre plusieurs
disciplines2, de la physique aux sciences sociales (il attire tant de gens qu'on a
parlé de la « Galaxie Auto »)3 et a permis de dégager des transversaux, c'est-à-
dire des modèles dynamiques qui peuvent traverser chaque discipline s'inté-
ressant aux systèmes naturels. Nous voudrions les présenter ici et essayer de
voir leur valeur opérationnelle dans notre champ.
On sait la réticence, pour le psychanalyste, à aller puiser dans des modèles
venant d'autres disciplines et il est effectivement salubre d'en dénoncer les
dangers, de justifier la fameuse « coupure épistémologique » sur le caractère
irréductible du champ analytique (l'objet d'étude se confondant avec son
instrument).
On a souvent critiqué le biologisme de Freud, mis sur le compte d'un
passé de neurophysiologiste jamais totalement déracinable, ou bien d'une
conjoncture — la psychanalyse manquant alors de ses bases socioculturelles
cherchait des ancrages sur le terrain ferme de « l'objectivité » scientifique de
l'époque.
Pourrait-on, dans une analyse après coup, y voir la grande valeur heuristique
qu'il y avait à maintenir une tension aux extrêmes de la psychanalyse : le corps
biologique comme lieu des étayages, la « conscience » lieu des constructions
rationnelles. D'où les incursions constantes dans les domaines biologiques et
philosophiques. On en connaît les pièges mais quelle fécondité dans leurs
utilisations !
Les modèles proposés dans les formulations sur l' « auto-organisation »
touchent aux phénomènes naturels ou vivants : la psyché en est un. N'y a-t-il
pas heu de la mettre à l'épreuve des énoncés sur le reste du vivant ? A trop
vouloir l'isoler, ne risquerions-nous pas de ne façonner qu'une théorie de l'âme
soumise aux seules croyances car en dehors de tout repère ?
La psychanalyse offre bien peu les conditions requises pour prétendre au
statut de science, en cela C. Castoriadis4, comme plusieurs autres après lui
(Viderman, Dorey), la définit comme une « activité pratico-poïétique », son
caractère de création paraissant irréductible.
Or voici que la pensée scientifique voit de plus en plus dans l'activité du
chercheur la part de ses créations ou des projections de ses propres contenus
mentaux. Et elle montre qu'il est possible de penser cela avec tout autant de
rigueur.
De là sont nées les réflexions sur l' « auto-organisation ». Elles ont eu un
retentissement certain depuis quelques années ; leur richesse a-t-elle été suffi-
samment exploitée dans notre domaine ?
Nous voudrions donc tenter de donner la mesure de leurs prolongements
dans le champ analytique et partir notamment des travaux d'Atlan5 qui ont
fait le plus autorité en la matière.

2. Colloque de Cerisy, L'auto-organisation : de la physique au politique, Le Seuil, 1983, sous


la direction de J.-P. Dupuy et P. Dumouchel.
3. P. Rosanvallon, Colloque de Cerisy (op. cit.).
4. 4. C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Le Seuil, 1978.
5. H. Atlan, Entre le cristal et la fumée, Le Seuil, 1978 ; id., Communication au colloque de
Cerisy (op. cit.) : L'émergence du nouveau et du sens.
Le thème de l' « auto-organisation » 1575

Présentation
Elle sera nécessairement un peu longue puisqu'il nous faut nous introduire
à un certain nombre de thèmes et d'outils conceptuels.
Le titre du livre d'abord situe d'emblée le propos : le vivant se définit comme
se situant entre le caractère répétitif et redondant d'un cristal, et la variété,
la complexité, l'imprévisibilité de la fumée. Ce qui vaut aussi pour une théorie :
cristalline quand elle veut tout régir par des causes premières (Laplace, Newton),
fumeuse quand elle se situe dans « l'indifférenciation laxiste des possibles ».
On risquerait bien d'y trouver la psychanalyse avec sa pléthore de concepts et
d'hypothèses invérifiables.
La tentative du livre est de cerner ce qui spécifie l'organisation vivante,
en quoi elle possède des qualités propres qu'aucune loi ne peut réduire défi-
nitivement et montrer comment nous pouvons penser les choses à partir de
ces indéterminations sans en rester à de vagues notions de « propriétés vitales ».
En faisant appel à deux théories — la thermodynamique des systèmes
ouverts d'une part, la théorie de l'information et la cybernétique d'autre
part — Atlan va tenter de traduire comment et à quelles conditions le hasard
peut contribuer à créer de la complexité organisationnelle au lieu de n'être
qu'un facteur de désorganisation.
Ce qui spécifierait le phénomène vivant ou mieux naturel est que tout
ce qui est nouveau au lieu d'être rejeté car perturbateur, entrerait dans le
système de l'enrichissant régi par une « logique de complexité par le bruit ».

Situons la question
Jusque-là l'organisation a été pensée à travers les théories de l'évolution
pour le vivant, et à travers la description de machines simples pour le système
artificiel.
Rappelons que Freud suit les grands courants de son époque6, le débat se
situant autour de la téléologie. Avec notamment Spencer qui définit les lois
d'évolution vers plus de complexité et de différenciation, vers une extension
des pouvoirs adaptatifs de l'espèce. Et au centre une téléologie : la lutte pour
la vie, l'harmonie avec la nature, une intelligence avec elle.
Le grand tournant néo-darwiniste survient avec les découvertes de la
biologie moléculaire, Monod proposant le terme de téléonomie7 qui concerne
les programmes génétiques : par le jeu des replications, mutations au hasard,
pression sélective par le milieu, Monod pensait pouvoir définir le comment de
l'organisation et le caractère orienté vers plus de complexité.
Atlan relève toutefois trois ombres au tableau :
1. Pour décrire ces processus : on ne pouvait rester dans l'ordre simple
des réactions physico-chimiques. Il fallait faire appel à des notions de cyber-
nétique (code - programme - information).
2. L'origine de ces programmes : la question était écartée par Monod car
relevant d'un événement beaucoup trop exceptionnel pour être étudiable et
reproductible.
3. Il existe une spécificité à ce fonctionnement de la machine naturelle :
elle fonctionne avec un programme « qui a besoin des produits de sa lecture
et de son exécution pour être lu et exécuté »8.
6. Genèse des concepts freudiens, Paul Bercherie-Navarin édit., 1983.
7. Monod, Le hasard et la nécessité, Le Seuil, 1970.
8. Atlan, Entre le cristal et la fumée (op. cit.), p. 22.
1576 Sidney Cohen

Trois ombres qui recouvrent trois aspects du vivant que nous étudierons :
— ce qui spécifie et rend irréductible un niveau d'organisation ;
— le principe de complexifications : d'où peut naître un programme ;
— l'autonomie d'un système naturel.
Car la machine artificielle ne possède pas ces trois caractères : il faut toute-
fois l'étudier, l'intérêt tient à ce que nous sommes passés des machines simples
(l'horloge, le moteur) aux machines complexes permettant d'utiliser des
schémas proches du vivant : contrôle, feed-back, mémoire, etc.
Si nous parlons d'organisation, il nous faut préciser quel point de vue nous
adoptons pour la définir. Les notions d'ordre et de désordre dans la nature en
dépendront.
En effet, si nous prenons un système isolé, nous observerons son évolution
vers un plus grand ordre ou un plus grand désordre. Ce qui régit cette évo-
lution est depuis longtemps connu, c'est le deuxième principe de la thermo-
dynamique : il stipule qu'un système livré à lui-même évolue vers un plus
grand désordre jusqu'à ce que celui-ci devienne maximal : c'est son état d'équi-
libre ou d'homogénéité maximale. Il correspond à l'entropie du système. Un
calcul probabiliste (Boltzmann) permet de l'évaluer comme l'énergie libre non
utilisable dans toute transformation d'une énergie en une autre.
En cybernétique, la probabilité d'apparition d'une ambiguïté dans la
transmission d'un message se verra calculée selon les mêmes formules qu'en
thermodynamique à une constante près (Shanon).
Toutefois, l'apparition de ce désordre dépendra des significations que nous
donnerons aux choses. Un exemple simple : un moteur de voiture perd en
chaleur (entropie) la transformation de la source énergétique en énergie ciné-
tique. Mais si cette chaleur est récupérée pour le chauffage du véhicule, cette
valeur d'entropie en est une d'organisation pour l'ensemble véhicule.
Un ordre observé dans la nature n'apparaîtra donc comme tel qu'à l'obser-
vation qui projettera des significations connues ou supposées.
Là se définissent un système fermé lorsqu'il est étudié isolé, et un système
ouvert lorsqu'il est étudié dans une interaction avec un environnement.
Ainsi pourrons-nous voir dans cette interaction la notion de bruit comme
principe d'auto-organisation :
Dans l'étude sur la fiabilité des organismes vivants par rapport à l'absence
de la fiabilité des machines artificielles, von Forester constate que par rapport
à des événements perturbateurs, une machine s'altère, et que le vivant au
contraire s'en nourrit : « Les systèmes auto-organisateurs ne se nourrissent pas
seulement d'ordre, ils trouvent du bruit à leur menu »9.
De là sont définies les conditions préalables pour qu'un système fonctionne
ainsi (Ashby) :
— il aura besoin d'une variété de réponses possibles indispensable à sa
régulation ;
— il lui faudra aussi un certain nombre de redondances (définitions contrai-
gnantes) pour mieux spécifier ses propres messages et mieux lutter contre
les bruits.
Le degré d'auto-organisation se situera dans un compromis optimal entre
variété et redondance. Ainsi, si un système isolé (telle une machine artificielle)
ne peut fonctionner selon le principe de l'auto-organisation, cette dernière
se développe dans une réponse à des événements aléatoires.

9. Von Forester, cité par Atlan, p. 43 (op. cit.).


Le thème de l' « auto-organisation » 1577

Ces événements apportent un enrichissementau système, ils en augmentent


la quantité d'information (si l'on se rapporte là aux théories de l'information).
L'information augmentera d'une certaine quantité d'ambiguïté (le message
nouveau, le bruit présente nécessairement un caractère ambigu).
On parlera d'ambiguïté autonome quand elle reste dans une marge restreinte
et d'ambiguïté destructrice si elle fait perdre, par sa quantité, l'identité au
système récepteur.
En se nourrissant ainsi d'information nouvelle, le système augmente en
ambiguïté et en information mais perd en redondance puisque les messages
nouvellement introduits diversifient son contenu.
L'auto-organisation consiste donc en une augmentation de complexité
structurale et fonctionnelle résultant d'une succession de désorganisations
suivie d'un rétablissement à un niveau de variété plus grande et de redondance
plus faible. Il faudra alors pour le système au départ une redondance suffisante
— qu'il ait en quelque sorte une définition de lui-même suffisamment précise —
pour accueillir des bruits, c'est-à-dire des éléments étrangers. Ce modèle
permettrait d'expliquer l'évolution d'un système vers un maximum de com-
plexité mais aussi vers sa propre mort lorsque la redondances'épuise et n'assure
plus l'identité du système.
Compte tenu de tous ces énoncés, nous constatons donc :
— qu'un système qui n'aurait dans son fonctionnement dynamique que la
possibilité de se transformer ou de reproduire sa propre réplique, subira à
la longue une dégradation progressive liée aux pertes inévitables relevant
du phénomène d'entropie ;
— que par contre, une évolution vers plus de complexité sera en rapport avec
un renouvellementpermanent lié à l'intervention de phénomènes aléatoires.
Il nous faut bien définir ces derniers : ils se trouvent à l'intersection de deux
chaînes de causalité totalement indépendantes, la cause de survenue n'ayant
rien à voir avec ce qui constitue l'histoire du système.
Une fois ce phénomène intégré, il perd son caractère d'erreur, car il devient
inclus dans la nouvelle organisation : il devient événement de l'histoire du
système et son processus d'organisation.
Il s'agit donc d'une erreur vraie, engendrant une désorganisation vraie,
facteur de mort, et une réorganisationvraie, facteur de vie pour le système.
Retenons donc ce point important : le bruit phénomènealéatoire, lors de son
entrée dans le système qui l'intègre en se réorganisant, va subir une inversion
de signe : d'erreur il devient information pour le système.
Cela dit, reste la question : est-ce que n'importe quoi peut être un bruit
pour un système donné ?
Tout ne peut pas constituer un événement pour un système. Comme dit
Castoriadis, « la rigueur des raisonnements contenus dans les Principe Mathe-
matica n'intéresse pas les mites de la Bibliothèque nationale »10.
Nous ajouterons qu'au mieux, c'est la qualité du papier et peut-être quelque
élément de sa composition qui pourraient risquer de provoquer une mutation
génétique et constituer un bruit organisationnel!
En fait, c'est le système lui-même qui définirait ce qui est information,
bruit, ou rien du tout. Le système ne se penserait-il alors que de l'intérieur ?
De là, Piaget, dont on remarquera au passage que le thème de l'appren-
tissage non dirigé introduit des notions d'auto-organisation, rétorque que le
bruit est inclus dans le système organisationnel, donc pas vraiment événement

10. Op. cit., p. 181.

RFP — 51
1578 Sidney Cohen

aléatoire : il faut en effet à l'enfant un certain nombre d'acquisitions préalables


pour se laisser perturber par un problème à résoudre et s'enrichir par le jeu
des accommodations-assimilations sur le mode auto-organisationnel.
A quoi Atlan répond que cela, en fait, dépend de la position où l'on se
trouve pour observer et que cette position quant au hasard n'est justifiée que
parce que la connaissance totale d'un système est impossible : « Des nouveaux
sens constituent des significations pour un système, pas pour nous qui ne les
connaissons pas » (citant J.-P. Dupuy)11.
Nous voyons là la position de principe adoptée, qui consiste à ne pas inclure
dans des lois de détermination des phénomènes inconnus.
Une illustration de cette discussion pourrait être donnée par la façon dont
on peut rendre compte par exemple de l'élaboration par Freud de la théorie
psychanalytique.
Elle nous intéresse car les incidents de parcours comme aléas, contingences
sont nombreux et nous sont bien connus, pour n'en citer que quelques-uns :
Anna O. qui incidemment nomme la « Talking Cure », Emmy von M. qui
demande à Freud de se taire, le transfert comme obstacle, etc.
Nous pourrions dire que si cela n'avait été que hasard, tout eût bien vite
fait de disparaître. Que pour que ces événements aient été retenus, c'est qu'ils
s'inscrivaient dans une logique un peu déterminée par des a priori antici-
pateurs plus ou moins conscients chez Freud.
Mais ne pourrions-nous pas supposer de façon plus rigoureuse que cela
s'est formé dans un rapport de circularité entre des aléas et des préformes de sa
pensée ? Aléas qui se sont mis à prendre sens dans ce rapport à ces préformes
qui n'existaient pas en tant que formes et qui sont reconnaissables dans une
certaine trajectoire logique, maintenant seulement qu'est construite notre
compréhension du cours historique de l'élaboration psychanalytique12.
L'organisation du vivant va se définir par différents niveaux. Elle est entre
autres, comme nous l'avons vu, le résultat de l'activité organisatricede l'obser-
vateur. Celui-ci, pour étudier chacun de ces niveaux, devra leur appliquer
un langage propre.
Se pose alors la question du passage d'un niveau à un autre pour lequel
deux démarches sont possibles :
— l'une réductionniste : qui consiste à expliquer les propriétés d'un système
par celles de ses structures élémentaires (les réactions physico-chimiques
pour expliquer un fonctionnement cellulaire par exemple) ;
— l'autre holistique : les propriétés d'un système résultent de chacun de ses
composants mais aussi de la façon dont ceux-ci sont agencés, connectés
(le niveau d'organisation supérieur, la cellule agit aussi sur les réactions
élémentaires du fait des connexions).
Cette dernière démarche est indispensable : si je tente d'expliquer le fonc-
tionnement d'un organe par les liaisons de covalence entre des atomes, je
risque de me perdre complètement dans la quantité d'informations nécessaires
pour en rendre compte. Et ceci ne serait jamais suffisant car ne pouvant pré-
sager de l'agencement entre les composants de l'organe.

11. Cité par Atlan, Le cristal et la fumée (op. cit.), p. 88.


12. Cela rejoint la critique faite par Le Guen du point de vue d'Anzieu dans L'auto-analyse
de Freud. Ce dernier tend à affirmer de façon un peu péremptoire le caractère «inscrit » chez
Freud de la future élaboration psychanalytique dans le « rêve programme » de l' « injection faite
à Irma ". Le Guen, Quand je me méfie de ma mémoire, RFP, n° 5, t. XLV : « Le bloc magique ",
1981.
Le thème de l' « auto-organisation » 1579

De plus, selon le niveau d'organisation où l'on se situera, un élément va


constituer une information pour un système, un bruit pour un autre : par exemple :
une cellule reçoit un message étranger, un bruit perturbant. Mais pour l'organe
qui regarde la cellule, il pourra s'agir d'une information dans le jeu des régu-
lations par exemple.
La définition du bruit fait donc appel à la place de l'observateur, la position
de principe qu'il occupe.
Ainsi, nous voyons des niveaux d'organisation s'englober l'un l'autre (de
l'atome à l'organe jusqu'au social, etc.) avec une spécificité de langage et des
caractères d'agencement propres qui les rendent irréductibles : sorte de
« poupées gigognes » (François Jacob) mais existant dans un rapport de « hié-
rarchie enchevêtrée » (Hofstadter), c'est-à-dire formant entre elles des liens
dynamiques de rétroaction ou de « boucles récursives », où le bruit pour un
niveau peut être information pour un autre — l'espace séparant les deux
niveaux étant l'espace du bruit, du hasard, de l'événement aléatoire13. Dans
la mesure où un bruit devient information, on pourra parler d'un espace de
création d'information.
Toute découverte scientifique importante a été justement la création d'un
nouveau niveau assurant une jonction entre deux précédents, réduisant « l'es-
pace blanc » entre ceux-ci sans pour autant les faire disparaître.
La biologie moléculaire par exemple s'est intercalée entre la biologie cellu-
laire et la physico-chimie. Elle réduisait donc l'écart, l'espace d'irréductibilité
entre cellule et molécule mais du moment qu'elle faisait appel à des notions
cybernétiques, elle créait son langage propre, qui la rendait elle-même irré-
ductible à la physico-chimie.
Ce dernier caractère définit l'autonomie d'un niveau dans son rapport de
causalités élémentaires vis-à-vis des autres niveaux. Et ce, d'autant que ce
rapport est complexe : les phénomènes de boucles récursives font qu'un effet
agit sur une cause et ainsi de suite.
Nous voyons ainsi le « rôle épistémologique central » (Atlan) de la réflexion
sur la complexité et l'auto-organisation :
— elle permet la différenciation et la séparation des unités de recherche et des
niveaux d'organisation (l'irréductibilité) ;
— elle offre des rapprochements entre ces niveaux (puisque régis par le principe
de complexité par le bruit, ils entrent en interaction, rétroaction) ;
— elle institue l'espace de création de sens et étudie le rôle de « l'émergence du
nouveau et du sens » dans un système auto-organisateur.
Quelques implications
Nous pouvons dès lors nous situer dans le propos qui nous intéresse et voir
si cette réflexion nous aide à penser un peu mieux les choses, si ces schémas
conducteurs peuvent infléchir ou éclaircir certains points de vue psychana-
lytiques. Nous risquons bien sûr, compte tenu de l'étendue de la question, d'en
rester à des considérations un peu générales, parfois même d'en arriver à
énoncer quelques truismes.
La question des niveaux d'organisation :
En décrivant l'appareil psychique, Freud a bien introduit des niveaux
conceptuels d'organisation différents. Dans l'espace entre la conscience la

13. Les développements apparaissent de façon plus précise dans la communication au


Colloque de Cerisy sur l'auto-organisation (op. cit.).
1580 Sidney Cohen

plus immédiate et le corps biologique, ne peut-on concevoir que deux niveaux


se dégagent : le niveau pulsionnel et le niveau des représentations ?
En les considérant ainsi, il nous faudra les décrire dans leurs rapports
mais aussi avec leur autonomie propre, donc leur irréductibilité : en effet, la
représentation peut n'être considérée que comme une délégation du somatique
dans le psychique ainsi que cela se conçoit parfois. D'où certaines ambiguïtés
relevées par Laplanche et Pontalis14 où la pulsion est tantôt le représentant
psychique des excitations provenant de l'intérieur du corps, tantôt assimilée
au processus d'excitation somatique et représentée par des représentations.
Et pourtant, le passage de l'une à l'autre implique bien un passage d'un
système dans un autre, sinon tout serait réglé au niveau somatique par la
pulsion qui « trouverait toujours les représentations qui lui conviennent et
nécessairement toujours les mêmes car elles appartiendraient à la généricité
muette de l'espèce. Alors ni individu, ni histoire individuelle, ni histoire tout
court » 16.
La représentation, loin d'être simple véhicule, fonctionne donc selon ses
propres lois, ses « principes actifs » 16. Elle recevra pour se former non seule-
ment les « bruits » du niveau pulsionnel mais aussi ceux venant des niveaux
culturels, historiques, linguistiques qui vont spécifier l'individu.
Et ce, dans le rapport de « hiérarchies enchevêtrées » transformant les bruits
du niveau pulsionnel en sens, par ses propres principes signifiants mais inflé-
chissant aussi le mécanisme pulsionnel (rétroaction) ou la réalité extérieure par
projection de patterns organisés dans ce système17.
L'intérêt du travail de Lacan réside peut-être pour beaucoup dans la
tentative de faire du langage, avec « l'inconscient comme un langage », un
niveau d'organisation dans son autonomie propre avec ses lois, ses codes, les
liens entre signifiants et surtout son irréductibilité au signifié (d'un autre
niveau). Avec, par contre, dans la mesure où ce niveau n'est pas étudié dans son
lien dynamique avec les autres, une réduction à une seule loi comme régissant
tout le principe humain : la loi du signifiant, avec l'espoir d'en découvrir toute
la combinatoire à travers l'étude linguistique. Recherche salutaire mais vite
totalitaire si elle s'érige selon son immuabilité et sa transcendance.
Car ce qui isole est en même temps ce qui lie, Atlan utilise l'image de la mem-
brane18 qui pour une cellule définit son identité, l'isole, la spécifie dans son
organisation mais aussi la lie aux autres éléments : lieu d'échange, réceptacle
des stimuli-bruits-informations.
Ce principe pourrait s'appliquer aussi dans d'autres conceptualisations,
tels : niveaux conscients-inconscients. Processus primaires et secondaires
coexistent dans ce même rapport d'autonomie avec séparation-liaison où
apparaissent des modes d'organisation propres, avec création de sens (ou chan-
gement de signe) à chaque passage.
De là, le refoulement peut se comprendre non seulement selon le principe
mécanique ou hydraulique d'un simple renvoi vers les sphères inconscientes,
mais aussi, par le passage d'un système dans un autre, selon le jeu des chan-

14. Vocabulaire de la psychanalyse, article " Pulsion », PUF, 1967.


15. Castoriadis (op. cit.), p. 48.
16. Ibid.
17. Cette " projection de patterns ", Atlan en donne la formulation dans un chapitre consacré
à une tentative d'application de son principe aux phénomènes humains, p. 144 (Entre le cristal
et la fumée).
18. L'émergencedu nouveau et du sens (op. cit.).
Le thème de l' « auto-organisation » 1581

gements de codes avec transformations, fixations, déplacements, tous méca-


nismes appartenant au fonctionnement inconscient (nous y reviendrons à
propos de l' « inscription »).
Les causalités et le temps
Les références aux principes de la thermodynamique nous invitent à penser
l'évolution d'un système dans le rapport à la loi d'entropie qui implique une
irréversibilité du temps, un impossible retour du même dans toute trans-
formation.
Si le système fermé, isolé, est livré à l'entropie, à l'homogénéité, force est
de constater que les phénomènes naturels de la matière au biologique évoluent
dans un sens contraire à ce processus : toujours plus de complexité, de diffé-
renciation d'ordre et par conséquent moins d'entropie.
Le principe de l'auto-organisation à partir du bruit permet de comprendre
ce cheminement en sens inverse, dans la mesure où il s'applique à des systèmes
ouverts.
Là, la cause des phénomènes, que nous avons tendance à toujours voir dans
un passé expliquant le présent, se trouve tout autant dans la fonction de ces
bruits, ces phénomènes aléatoires qui surviennent sans cesse et se situent dans
un avenir imaginaire et inconnu.
On peut parler d'une véritable inversion de la cause, celle-ci se situant dans
le futur ou l'aléa.
Le destin d'un système est donc autant régi par des causes premières que
par des événements à venir.
Voilà qui nous entraîne nécessairement dans le rapport du sujet à son
histoire, au déterminisme lié à son passé en cause, à l'existence d'une structure
inconsciente régissant le destin de l'individu, mais aussi son devenir dans le
rapport aux événements comme cause d'une réorganisation de processus en
cours.
Mais tout d'abord il nous faut voir les forces en présence :
La vie pulsionnelle, qui régit dans la théorie psychanalytique les mouve-
ments de vie et de mort.
Nous l'étudierons dans sa forme la plus achevée à travers l' « Au-delà du
principe de plaisir »19 et noterons la remarquable intuition de Freud à avoir
voulu tenir compte des principes fondamentaux régissant les systèmes naturels.
Son oeuvre d'ailleurs fourmille de références à la métaphore physique, ce qui
montre qu'il en connaissait bien les principes et les utilisait : énergie libre,
énergie liée, principe de constance, d'inertie, de conservation, etc.
Référence qui n'était pas très évidente à l'époque.
Michel Serres, dans un très bel article20, note que si les principes de la
thermodynamique étaient bien connus, les psychologues et philosophes qui ne
manquaient pas d'utiliser d'autres modèles physicalistes (Laplace, Newton)
répugneraient à se rapporter à ceux-là. « A peu près tous, dit-il, ont tenté de le
prendre en défaut, ils désiraient, je crois, que le moteur ne s'arrête jamais » 21.
Freud est un des seuls à en tenir compte et met au centre de sa théorie le

19. Essais de psychanalyse, Nouvelle traduction, Payot, 1981.


20. Le point de vue de la biophysique, Revue critique, p. 265 à 277, janvier 1976, t. XXXII,
n° 344.
21. Op. cit., p. 266.
1582 Sidney Cohen

principe de constance et la dérive vers la mort avec l'élaboration définitive


que l'on sait dans l' « Au-delà... ».
On est tenté de concevoir le schéma freudien selon le même principe de
l'auto-organisation découlant de la thermodynamique des systèmes ouverts,
la dualité pulsionnelle traduisant le même jeu de forces :
Pulsion de mort : la force de l'entropie, la dérive vers la mort, le retour à
l'inorganisé, le caractère muet de cette force tel qu'il est décrit dans l'Abrégé
cadrant bien avec la façon dont on s'imagine l'entropie.
Pulsion de vie ou Eros : agissant dans le sens d'une organisation complexi-
fiante, toujours plus riche, ce que laissent à penser deux citations : dans « Le
Moi et le Ça » : « Eros est ce qui a pour but de compliquer la vie en rassemblant
la substance vivante éclatée en particules dans des unités toujours plus étendues
et naturellement de la maintenir dans cet état »22, ou bien dans l'Abrégé : « Le
but d'Eros est d'établir toujours de plus grandes unités, donc de conserver :
c'est la liaison » 23.
Plus, selon certaines acceptions du principe de constance, nous pourrions y
voir la capacité à maintenir, par une auto-régulation, une certaine tension
rétablissant des niveaux d'équilibre à travers certains échanges avec l'extérieur.
Ce qui correspond bien à ce que nous avons décrit, parlant de la réorganisation
complexifiante d'un système perturbé par un bruit.
Toutefois, on rencontre certaines difficultés lorsque, étudiant le jeu pul-
sionnel, nous voulons le rapporter à la définition générale de la pulsion.
C'est ce que relèvent Laplanche et Pontalis : « Freud se montre incapable,
dans le cas des pulsions de vie, de montrer en quoi elles obéissent à ce qu'il a
défini comme étant la formule générale de toute pulsion, son caractère conser-
vateur ou mieux, régressif »24.
Et, en effet, cette définition est maintenue jusque dans l'Abrégé : « Tout
état auquel un être est parvenu tend à se réinstaurer dès qu'il a été abandonné » 25.
Nature conservatrice qui assigne aux pulsions un but commun : le retour
à l'inorganique.
Et de poser : « Si le but de la vie était un état qui n'a pas été atteint aupa-
ravant, il y aurait là une contradiction avec la nature conservatrice de la pul-
sion »26 (raisonnement un peu circulaire d'ailleurs).
Pour sortir de l'impasse, on sait qu'il fera appel au mythe platonicien de
l'androgyne27, où le but d'Eros est de reconstituer une union défaite : les
morceaux épars n'étant pas autre chose que le rejeton d'une unité perdue.
Aucune place donc pour ce qui n'a pas déjà été là.
Ce qui peut motiver une telle position, serait peut-être une référence à une
organisation selon les principes dont il disposait, à savoir, une thermodyna-
mique des systèmes fermés, dont le destin est toujours le retour à un état
antérieur.
Or tous nos développements montraient qu'il existe un facteur responsable
d'une évolution en sens inverse. Que tout système vivant tend à fonctionner
loin de l'équilibre28 vers moins d'entropie, plus de complexité et d'hétérogénéité.

22. Essais... (op. cit.), p. 254.


23. Abrégé de psychanalyse, PUF, 1975, p. 8.
24. Op. cit., article " Pulsion de vie ".
25. Freud, op. cit., n° 7.
26. « Au-delà... ", op. cit., p. 82.
27. Op. cit., p. 106.
28. Fain, dans la présentationde son rapport « Prélude à la vie fantasmatique », en se référant
à Viderman, montre bien l'existence de ce double mouvement « Au-delà du Moi de faire régresser
Le thème de l' « auto-organisation » 1583

Non. que cela ne tienne pas compte du deuxième principe, celui-ci est une
composante essentielle et nécessaire du processus. Mais qu'il existe une apti-
tude qui définit le vivant à s'opposer sans cesse à cette tendance, et à se com-
plexifier. La complexification est le processus obligatoire qui, s'appuyant sur
le principe d'entropie, pérennise le vivant. Ce qui apporte quelque nuance à ce
que Freud nomme « une impression fallacieuse de forces qui tendent vers le
changement et le progrès »29. La complexification est la seule manière de rendre
compréhensible le simple maintien du principe vivant30. La complexité ou la
mort. Il ne s'agit pas là d'un point de vue idéologique ou moral mais d'une
cohérence théorique (en vertu de ce dont on dispose bien sûr).
Dans la « Formulation sur les deux principes », Freud81 envisage comme
tout à fait possible la « fiction » d'une fermeture totale de l'organisme sur l'exté-
rieur (l'oeuf dans sa coquille) : « Le nourrisson, à condition d'y ajouter les soins
maternels32, serait bien près de réaliser un tel système. »
La réalité extérieure est purement artefacruelle, on pourrait bien s'en
passer. Ce qui suscitera les critiques que l'on connaît sur la vision un peu
solipsiste de Freud.
C'est plus au niveau de ce qui est privilégié, que de contradictions fonda-
mentales, que le problème se pose car Freud explicite bien la place de « l'exté-
rieur » dans son oeuvre. Cependant, elle n'est pas vraiment théorisée. La poussée
de l'organisme vers plus de complexité ne trouve pas une véritable place dans
l'édifice théorique. Cette poussée, tout en respectant les principes de régu-
lation tels que Freud les définit par l'homéostasie, introduirait en même temps
le jeu du nouveau.
Michel Serres33 propose à la place, avec bonheur nous semble-t-il, le terme
d'homéorrhèse : terme qui implique la stabilisation mais dans l'écoulement
continu du nouveau : un peu comme la forme régulière obtenue par l'eau d'un
torrent mais avec des éléments constamment changeants.
La vision conservatrice et uniquement conservatrice contenue dans l'oeuvre
de Freud permet de concevoir dès lors la place très importante réservée à la
répétition, au retour du même : idée très féconde puisqu'elle a jeté les bases
essentielles de la théorie : le retour du refoulé, la répétition dans le transfert.
Elle pose toutefois un problème, notamment dans l'élaboration d'une
théorie du changement qui, on le sait, n'a pas véritablement intéressé Freud81.
Les facteurs de changement apparaissent toujours comme relevant d'un rema-
niement dans la combinatoire du déjà-là : remaniement du jeu des forces

ses investissements au niveau du narcissisme primaire, s'oppose toujours un désir de maintenir


les investissements d'objet qui ont été frustrés (...), un refus erotiquede suivre cette voie ", RFP,
1971, 35, 2/3, p. 292. C'est peut-être aussi ce qui a conduit F. Pasche à postuler l'existence d'un
c antinarcissisme » qui pousse le sujet à « se déprendre littéralementde lui-même, à céder de sa
libido au profit éventuel de ce qui est au-dehors », A partir de Freud, Payot, 1969, p. 228.
29. Freud, « Au-delà... », op. cit., p. 82.
30. G. Canguilhem, dans l'article « Vie 2 de l'Encyclopedia Universalis, envisage, tout en
l'appuyant, un nouvel examen de la théorie freudienne, citant Atlan dans une autre référence :
« Le seul projet reconnaissable en vérité dans les organismes vivants est la mort. Mais, du fait
de la complexité initiale de ces organismes, des perturbations capables de les écarter de l'état
d'équilibre ont comme conséquence l'apparition d'une complexité encore plus grande dans le
processus lui-même de retour à l'équilibre », L'organisation biologique et la théorie de l'information,
1972.
31. Dans Psychanalyse à l'université, 1979, t. 4, f. 14, p. 189-195.
32. Souligné par nous, note p. 190.
33. Op. cit.
34. Voir Widlöcher, Freud et le problème du changement, PUF, 1970.
1584 Sidney Cohen

pulsionnelles (économique) ou recombinaison des dispositions topiques des


représentations, remobilisation des énergies liées.
Avec une question qui pour notre part reste peu élucidée : en quoi un
changement peut-il s'opérer quand un organisme a trouvé son homéostasie
même dans le symptôme le plus douloureux ?
Et l'on verra Freud dire dans un cheminement très logique, celui du déter-
minisme absolu du jeu pulsionnel : « Nous postulons que la thérapeutique
psychanalytique ne peut provoquer que ce qui se serait déjà produit sponta-
nément dans des conditions favorables, normales »35.
On pourra voir, à la suite de Freud, les tentatives pour assigner une place
plus prépondérante à un espace du changement, à une disposition à s'organiser
dans une composition avec l'extérieur. Elles sont diverses :
— Elles donnent place à la dialectique de l'interaction, de l'échange
comme moyen d'intégration de données nouvelles : Bion, l'épigenèse inter-
actionnelle.
— Elles spécifient un espace, un site actif, un réceptacle au nouveau :
l'espace potentiel chez Winnicott, lieu d'émergence de la surprise, espace de
la créativité.
Nous étions partis du problème des causalités et avons dû aborder la
question des forces en présence. Nous avions vu en quoi les déterminations
devenaient plus complexes à partir des idées sur l'auto-organisation. En fait,
la question des causalités se trouvant autant dans les structures élémentaires
que dans les événements à venir, nous situe bien dans le sujet de l'après-coup.
Celui-ci, en effet, constitue ce remaniement faisant intervenir un événe-
ment second par rapport à des traces mnésiques d'expériences antérieures et
donnant accès à une signification. Signification qui va conférer à ce remanie-
ment une efficacité psychique et un effet pathogène.
En fait, nous allons voir que les formulations sur le hasard vont susciter
une question quant à la signification de l'événement après-coup lui-même.
A priori, il semble bien en avoir une puisqu'il va se trouver en résonance
avec une trace qui a fait l'objet du refoulement.
Mais nous avons vu, à propos de la définition du bruit, que cette signifi-
cation ne pouvait être inférée qu'une fois le bruit rentré dans le système
Plaçons-nous de divers points de vue :
Au niveau inconscient (comme niveau d'organisation) :
Il reçoit le message-événement-après coup : il s'agissait d'un bruit qui,
une fois rentré dans le système, prend signification et peut alors constituer
une information. D'où des réélaborations. On pourra dire que le niveau incons-
cient s'organise en se complexifiant à sa manière, d'où sa plus grande efficacité
aux dépens du système conscient.
L'attraction du bruit vers ses sphères s'étant faite sous l'effet du refoulement
(notamment le refoulement originaire).
Du point de vue du conscient :
On peut dire qu'il ne comprendra doublement rien puisque s'opère l'effet
d'un bruit sur un système (l'inconscient) dont il ne connaît rien sinon des
dévoilements par des bruits : car les messages de l'inconscient ne sont que des
dévoilements par des bruits (information pour un niveau, bruit pour un autre,
avions-nous dit) : lapsus, oublis, rêves, symptômes.

35. Analyse terminée, analyse interminable, trad. Anne Berman, RFP, p. 380, 3, 1975,
t. XXXIX.
Le thème de l' « auto-organisation » 1585

Ainsi se crée l'apparence d'un désordre, puisque les niveaux ne se com-


prennent plus, mais il s'agit de l'établissement d'un autre ordre, au profit du
système inconscient.
Du point de vue de l' « observateur » :
Qui tente de décrire et comprendre; l'analyste. Il devra par le travail
d'interprétation essayer d'ordonner tout cela dans un sens à donner :
— à un bruit événement après coup (qui ne se révèle comme causalité que
par le lien temporel qui est fait) ;
— à une signification prise pour un système (inconscient) dont il ne connaît
les dévoilements que par des bruits.
Nous voyons là à quel niveau de difficulté nous nous trouvons, à quel
niveau de spéculation nous sommes dans notre tentative d'interpréter!
Plus, si l'on tente de rendre compte de cette trace mnésique qui serait cette
première inscription liée aux expériences antérieures ayant fait l'objet d'un
refoulement, nous sommes déjà placés devant la difficulté d'en dégager les
contenus.
Nous savons l'ambiguïté qui ressort de cette question86 chez Freud, si
l'on se réfère à des textes aussi différents que le « Bloc magique » et le « Refou-
lement ».
Le premier tendrait à donner le modèle d'une inscription restée telle quelle
dans les formations inconscientes (mais il semble plutôt s'agir d'un texte de
circonstance), le second rend compte des transformations, interactions qu'elle
subit dans un autre système, autonome dans son organisation : « Le refoule-
ment n'empêche pas la représentation de continuer à s'organiser, de former des
rejetons, d'établir des liaisons »87.
De là, ce sur quoi l'après-coup va éventuellement agir n'aura plus grand-
chose à voir avec l'inscription première : il donnera signification inconsciente
à quelque chose dont on ne pourra rien dire sinon qu'il est un maigre rejeton
d'un événement antérieur.
On ne saura si cette inscription a existé telle qu'elle apparaîtra à l'analyse,
ou si elle n'existe comme telle que par la signification précipitée par l'après-
coup.
Nous ne faisons là qu'accroître l'obscurité, épaissir le brouillard et avons
l'impression d'être entrés dans un labyrinthe à l'issue douteuse. Mais peut-être
est-il nécessaire d'en rendre compte. Comme dit Castoriadis : « Penser n'est
pas sortir de la caverne, ni remplacer l'incertitude des ombres par les contours
tranchés des choses mêmes. (...) C'est entrer dans le labyrinthe, plus exacte-
ment faire être et apparaître un labyrinthe alors qu'on aurait pu rester "étendu
parmi les fleurs, faisant face au ciel" (Rilke). C'est se perdre dans les galeries
que nous creusons inlassablement, tourner en rond au fond d'un cul-de-sac
dont l'accès s'est refermé derrière nos pas — jusqu'à ce que cette rotation ouvre
inexplicablement des fissures dans la paroi »88.
Dieu merci pour l'histoire, Dédale, le créateur du labyrinthe, qui y était
enfermé, avait réussi à s'enfuir en se faisant des ailes de cire et de plume !
Comment en sommes-nous arrivés là, à un tel degré d'incertitude ? C'est
que les formulations sur le hasard nous éloignent des déterminismes et des
significations déjà là, en tous les cas de ce qu'on peut en dire.

36. Voir Le Guen, Quand je me méfie de ma mémoire, op. cit.


37. Le Refoulement, Métapsychologie,Gallimard, 1969, p. 49.
38. Castoriadis, op. cit., p. 8.
1586 Sidney Cohen

En effet, dans la théorie freudienne, la notion d'inconscient introduit l'idée


que le conscient n'avait pas toute la maîtrise du destin, que celui-ci appartient
à une autre structure, l'inconscient : il est le lieu des déterminations, impose
sa loi.
Or, on peut se demander si l'on n'a pas opéré là qu'un déplacement. A
partir de nos développements, en considérant l'inconscient comme niveau
d'organisation, nous pourrions dire qu'il suit lui-même le cours des processus
d'organisation à partir des bruits, qu'il est lui-même dans un rapport à l'évé-
nement aléatoire, s'étaye sur d'autres structures dans le rapport entre niveaux
que nous avons décrit. Qu'il aurait, en quelque sorte, son propre inconscient et
ainsi de suite jusqu'aux niveaux les plus élémentaires de la matière38.
Voilà qui nous situe dans un espace de réflexion où il n'est plus possible
de raisonner avec des causalités définitives, des réalités « cristallines » dans la
genèse des développements ultérieurs chez l'individu.

Quelques aspects génétiques


Le modèle de l'auto-organisationdevrait privilégier toute conceptualisation
fondée sur des points de vue dynamiques où la genèse des structures se ferait
sur un processus toujours en mouvement.
Voilà qui permettrait de trancher un peu plus dans un débat, peut-être
un peu périmé mais qui s'insinue toujours à travers les théories de plus en plus
nombreuses sur « l'archaïque » décrit souvent sur un mode statique et causaliste.
On tend, par ailleurs, à considérer les fantasmes originaires comme noyaux
organisateurs de la psyché sur lesquels vont se fonder les élaborations ultérieures.
Qu'est-ce qui valide plutôt cette thèse qu'une autre, le traumatisme de la
naissance (Rank) par exemple ?
Viderman pose bien le problème40, prenant pour argument que le modèle
des fantasmes originaires a l'avantage d'être lié à une histoire, un processus
dans un rapport aux géniteurs.
Et nous pouvons, en effet, le présenter dans un processus d'auto-engen-
drement où s'allient des transmissions culturelles et une expérience vécue
donnant la possibilité à ces fantasmes d'avoir des représentations singulières
pour chaque individu : ce modèle nous place très loin des causes ultimes,
réalités objectives indépassables.
Nous pouvons voir chez Fain41 avec force détails, l'orée de cette vie fantas-
matique où la fonction maternelle par sa présence et son absence, et surtout la
variation des qualités de cette fonction — de la mère à l'amante — va poser les
conditions d'une élaboration fantasmatique.
On notera au passage que ce qui constitue pour l'environnement une orga-
nisation — la mère, en tant que corps social, se soumet aux règles de la réalité
ou de son désir entraînant maternage, nourrissage mais aussi désir de s'en
abstraire — constitue pour le nouveau-né une suite de bruits, d'événements
aléatoires qu'il va être en mesure ou en demeure d'intégrer dans son orga-
nisation et s'auto-engendrer en système reconnaissant ces stimulations, leur
donnant un sens.
Voilà qui rejoint les thèses où le fantasme se présente comme une solution

39. Michel Serres (op. cit.) parle de succession de « boîtes noires » dont la plus connue serait
l'inconscient maintenant classique.
40. Le céleste et le svblunaire, PUF, 1977, p. 467.
41. Prélude à la vie fantasmatique, RFP, 1972.
Le thème de l' « auto-organisation » 1587

à trouver, créer face aux énigmes que constitue le « refus maternel »42 comme
« stimulus pénible qui de l'extérieur assiège l'appareil psychique »43 engendrant
la question : cette mère qui se refuse, que désire-t-elle ?
D'autre part, cette expérience baigne dans une culture, un discours : on
évoquera pour l'anecdote la formulation de Laplanche et Pontalis et l'on
s'amusera de la coïncidence des termes : « Le bruit familial, discours parlé ou
secret préalable au sujet où il doit advenir et se repérer »44.
Cette formulation nous semble bien éloignée des thèses sur le discours
transcendant et déterminant le sujet dans lequel il n'a plus qu'à s'inscrire
comme « élément ». Nuance bien soulignée par les auteurs qui se gardent bien
d'une interprétation de type structuraliste : « Structure, mais agencée à partir
d'éléments contingents (...), le sujet est bieninséré dans une structure d'échanges,
celle-ci étant transmise par l'inconscient parental, elle est moins assimilable au
système d'une langue qu'à l'agencement singulier d'un discours »45.
Nous avons, dans le modèle proposé par Laplanche et Pontalis, une des
illustrations les plus pertinentes de ce qu'est une auto-organisation à partir
des contingences incluses autant dans le vécu que l'entendu. La façon dont ils
envisagent le lien de « causalité circulaire » ou de « naissance simultanée »46
entre le fantasme des origines et l'origine du fantasme nous semble bien cadrer
avec les développements que nous avons proposés sur l'auto-organisation47 :
l'émergence du nouveau et du sens où l'événement prend valeur d'information
dans une organisation en devenir par le jeu des « crises mineures sans cesse
rattrapées »48.
Nous voudrions, pour finir, tenter de décrire ce que pourrait être à partir
de nos formulations, le travail dans la cure.
Puisque nous avons envisagé cette fonction du bruit comme enrichissant
un système, n'y a-t-il pas lieu de poursuivre notre logique au niveau du travail
analytique ?
Nous avons vu comment un bruit peut, du fait du jeu des significations,
venir alimenter le système inconscient par une attraction exercée par le
refoulement.
Quelle force d'attraction peut par contre constituer la situation analytique
vers les sphères conscientes afin que celles-ci prennent les bruits à leur compte ?
En reprenant le schéma proposé dans le développement génétique et restant
avec Dorey49 sur la « fonction d'appel » que peut jouer le refus maternel, nous
pourrions dire que la situation analytique, dans les coordonnées rigoureuses
qu'elle se propose, peut jouer à plein cette fonction.
Association libre d'une part, « triple refus » d'autre part (d'agir, de répondre
à la demande, de diriger la cure) créent les conditions d'un appel permanent
vers le langage, langage ouvert, langage question, langage désir, vers la tenta-

42. R. Dorey, Le lien d'engendrement, NRP, n° 28, autome 1983, p. 209-228.


43. Op. cit., p. 213, « De l'extérieur », souligné par l'auteur.
44. Fantasmes originaires, fantasme des origines, origine du fantasme, Les Temps modernes,
n° 215, avril 1964, p. 1854.
45. Op. cit., p. 1853.
46. Op. cit., p. 1866.
47. Le modèle d'une apparition d'un ordre à partir du désordre est proposé par I.Prigogine:
c l'ordre par fluctuation » expliquerait la formation de structures stables, telles que les tourbillons,
dans des couplages entre fluctuations microscopiquesqui s'amplifiant mutuellement se stabilisent
dans une forme régulière,Prigogine et Stengers, La nouvelle alliance, Gallimard, 1979.
48. Atlan, Le cristal et la fumée, op. cit., p. 148.
49. Dorey, op. cit.
1588 Sidney Cohen

tive de donner sens à ce qui contrarie, constitue une énigme pour le sujet :
le refus.
L'interdiction de la décharge motrice, l'absence de réponse venant satis-
faire, disposent un champ de tension permanente où le système se trouve alors
toujours loin de l'équilibre, fonctionne comme système ouvert lieu d'échange,
où les bruits peuvent jouer alors leur fonction complexifiante.
La situation analytique présente ce caractère tout à fait spécifique d'être
la seule qui tout en maintenant un cadre fait de redondance très stricte (non
agir) qui définit son identité, met en place le jeu des échanges d'un système
ouvert par l'association libre et inclut la variété dans son champ.
Et nous avions vu que c'est dans cet optimum entre redondance et variété
que fonctionne le mieux le principe organisationnel.
Tout cela constitue la trame sur laquelle vont se développer les créations
de sens. Voilà qui nous resitue dans les formulations de Viderman50 : la rela-
tion transférentielle comme lieu de création de sens, d'élaboration pour l'indi-
vidu d'une théorie sur lui-même fondée sur les « diffractions », les bruits, les
contingences engendrées par la situation elle-même. Cet espace créé correspond
à un niveau d'organisation avec ses coordonnées propres, ses lois et garde son
caractère autonome et irréductible. Niveau qui plonge ses racines (hiérarchie
enchevêtrée) dans toute la périphérie, le passé, l'actualité, les contenus socio-
culturels, mais aussi tout ce qui vient hors langage verbal, le corps, ses mes-
sages, etc. Ce tout constituant les bruits frappant à la porte du travail de perla-
boration ; l'interprétation s'en nourrit par des significations trouvées, créées.

En conclusion
La vision stochastique et les formulations sur l'auto-organisation se fondent
sur un constat de méconnaissance des objets de ce monde. Constat étayé sur
les découvertes scientifiques qui, loin de clore des questionnements, n'ont fait
que révéler des champs d'ignorance.
La découverte psychanalytique a justement été celle de l'existence d'un
champ d'ignorance : l'inconscient dans son statut dynamique et fonctionnel.
Les deux cheminements peuvent donc peut-être faire bon ménage. C'est
une même logique qui les sous-tend et les mêmes questionnements qui sur-
viennent :
Comment penser avec cette méconnaissance ? Tout en gardant le souci
de n'en faire ni un lieu de certitudes, ni un espace fumeux de tous les possibles,
ce qui correspond comme dit Atlan à deux figures de la mort, « la rigidité
(cadavérique) et la décomposition » 61.
Mais avec un risque beaucoup plus grand pour la psychanalyse dans la
mesure où, apparemment du moins, elle ne possède pas autant les conditions
de rigueur dans l'observation que d'autres sciences. En cela, l'histoire du
mouvement psychanalytique révèle le balancement permanent entre ce souci
et la recherche de la terre ferme de l'objectivité dans des raisonnements linéaires
et déterministes. Alors que nous avions vu que l'existence de niveaux d'orga-
nisation faisait apparaître un changement de loi à chaque passage, qui ne
permet pas de prévoir les futurs lois d'un système vivant.
D'où cette nécessité d'alimenter la réflexion par quelques apports extérieurs
lorsque ceux-ci peuvent interpeller la théorie sur des questions essentielles.

50. La construction de l'espace analytique, Denoël, 1970 ; Le céleste et le sublunaire, op. cit.
51. Entre le cristal et la fumée, op. cit., p. 58.
Le thème de l' « auto-organisation » 1589

Popper (cité par Morin) dira : « La rigueur d'une théorie n'est pas une
question d'individu mais question sociale qui résulte de critiques mutuelles,
de la division du travail amicale-hostile entre scientifiques »52.
Une « coupure épistémologique » trop franche risque de créer les conditions
du système fermé, livré à la loi d'entropie, donc à la mort. Toute discipline
devrait alors fonctionner comme système ouvert vulnérable aux bruits.
Puisse cette présentation en être un petit pour la réflexion...

Dr Sidney Cohen
8, avenue de l'Industrie
38130 Echirolles

52. Science avec conscience, op. cit., p. 22.


Les livres

LUISA DE URTUBEY

THE COMPLETE LETTERS


OF SIGMUND FREUD
TO WILHELM FLIESS 1887-19041

Cette correspondance, en édition complète, mérite, cela est évident, une


étude longue et détaillée. Mais, ici, je n'en ferai qu'un bref compte rendu
destiné surtout à éveiller le désir de lire ce volume dès maintenant, sans attendre
la parution de la traduction française.
Il s'agit de l'édition intégrale de la correspondance de Freud avec Fliess,
comprenant 133 lettres entièrement supprimées dans la Naissance de la psy-
chanalyse, 121 lettres y ayant subi des coupures importantes, plus naturelle-
ment les 153 lettres déjà publiées dans cet ouvrage. Nous connaissions certains
passages des lettres jadis censurées par Anna Freud, Marie Bonaparte et
Ernest Rris parce que Jones (dans La vie et l'oeuvre de Sigmund Freud) et
Schur (dans La mort dans la vie de Freud) en avaient donné des extraits. Mais
jusqu'à présent nous ne disposions pas de la totalité des lettres écrites par Freud
à Fliess. La lecture de l'ensemble permet de découvrir mille aspects ignorés.
D'abord, un Freud jeune, exprimant sa gaieté ou sa tristesse, simple,
ouvert, vivant, spontané, aimant la vie, sa famille, plein de prévenances à
l'égard de sa femme, saisi par la passion de la découverte et de la science,
critiquant avec pugnacité ses contradicteurs. Un Freud comme si on le ren-
contrait au moment du grand éblouissement provoqué par le dévoilement
des mystères du psychisme. A chaque instant, on perçoit le lien entre les
grandes trouvailles (l'étiologie sexuelle, l'origine de l'angoisse, plus tard le
rôle des fantasmes, l'existence de la réalité psychique, etc.) et, d'une part,
les hauts et les bas de la vie de Freud (relatés minutieusement à son corres-
pondant), d'autre part, ceux de la relation transférentielle nouée avec Fliess.
Cinq champs de recherche me semblent s'ouvrir.
Le premier est la nécessaire réélaboration de l'étude de l'auto-analyse,
qui devrait s'enrichir maintenant de toutes ces données. Le travail exemplaire
de D. Anzieu (L'auto-analyse de Freud) a été exécuté sans la connaissance
de ces nouvelles sources. A travers le texte complet des lettres de Freud nous
en savons beaucoup plus sur les diverses étapes de son cheminement intérieur
« vers les enfers », ainsi que des diverses circonstances de sa relation transfé-
rentielle avec Fliess. Nous observons des moments — nombreux — d'amitié
passionnée, le grand désir de se rencontrer fréquemment pour des « congrès »,
mais aussi plusieurs occasions où Freud convint de rejoindre son ami puis

1. Belknap University Press, 1985.

Bev. franc. Psychanal., 6/1985


I592 Luisa de Urtubey

s'excusa pour des raisons variées, aspects négatifs de son « transfert » et signes
avant-coureurs de la rupture qui s'ensuivit. Nous constatons que Fliess réagit
aux envois scientifiques de Freud par des conseils concernant le plus souvent
l'aspect formels tels que la nécessité de faire des références ou de ne pas trop
se révéler à travers l'analyse d'un rêve (ce qui entraîna le changement du
rêve exemplaire dans l'Interprétation des rêves, où apparut Irma — et derrière
elle Fliess fautif — à la place d'un matériel concernant Martha). Freud, lui,
réagit presque systématiquement en disant qu'il est ignorant sur tous les
points traités ou « découverts » par son ami et n'y comprend rien ; c'est mer-
veilleux, mais malheureusement il n'est pas en mesure d'apporter aucune aide,
dit-il. De sorte que nous assistons à un gigantesque dialogue de sourds, où
chacun parle de lui et fait de l'autre un écran de projection, un double censé
être passionné par l'oeuvre dont il est témoin ; en même temps les idées maî-
tresses du travail de l'alter ego sont méconnues. Nous savions cela en partie
depuis la parution de la Naissance de la psychanalyse, mais ici tout devient
clair, transparent, compréhensible.
C'est bien parce que Freud ignorait vraiment tout des idées de Fliess
qu'il a pu l'admirer. Je ferai l'hypothèse d'une sorte de double analyse, où
chacun, support du transfert de l'autre, serait livré à ses propres réactions
contre-transférentielles. Le tout aggravé par l'ignorance, de la part du système
conscient, de cette situation.
Dans cette relation étrange — nous le savions en partie depuis l'ouvrage
cité de Schur, mais ici c'est abondamment précisé — des épisodes chirurgi-
caux, à valeur sans doute symbolique, se produisent de temps en temps. Les
deux partenaires souffrent de maux vagues et multiples — migraines, rhumes,
suppurations du nez, etc. —, que Fliess diagnostique. Après quoi, s'il s'agit
de Freud, il l'opère du nez — source pour le Berlinois de toute pathologie —,
si c'est Fliess, il se fait opérer par un tiers, tandis que le Viennois s'inquiète.
Ces épisodes sont à insérer dans une étude générale détaillée de l'auto-analyse.
En outre, dans un premier temps, les symptômes des deux correspondants
ne sont pas tout à fait éloignés de ceux observés par Freud chez ses patients
neurasthéniques ou hystériques de l'époque. Passionnant chassé-croisé de
transferts et de contre-transferts entre les deux amis et entre le thérapeute
et ses premiers patients où il y aurait beaucoup à glaner.
Le deuxième champ de recherche à explorer ce sont les réactions vivantes
et directes de Freud à l'égard de ses ma ades. A certains, il donne un surnom
(Marion Delorme par exemple), d'autres l'intéressent beaucoup, la future
Katarina, la fille de l'aubergiste du Rax, est « un joli cas pour moi » ; il suit
les vicissitudes des autres avec sympathie : « Elisabeth von R. s'est fiancée. »
D'autres encore l'ennuient et il se réjouit de leur départ, comme de celui de
Frau Er. « Une oie et une mauvaise herbe. » Particulièrement à retenir sont
les passages concernant M. E., cet homme dont l'analyse fut, pour la première
fois dans l'histoire de la jeune science, un long processus et qui aida Freud à
comprendre bien des éléments sur les mécanismes obsessionnels.
Il est difficile d'imaginer pourquoi les références à ces malades ont été
censurées dans la Naissance de la psychanalyse. Peut-être parce que Freud ne
les aime pas tous également bien que s'en occupant, mais quoi ? Freud aurait-il
dû être dépourvu de contre-transferts ? Et, dans ce cas, quelle sorte d'instru-
ment nous aurait-il laissé ?
Un troisième champ possible de recherche consisterait en une clarification
de l'abandon de la théorie de la séduction. Non pas que la célèbre lettre de
septembre 1897 où Freud annonce son abandon de la neurotica — le traumatisme
sexuel infantile provoqué par les parents, en général le père, à l'origine de la
Letters of Sigmund Freud to Wilhelm Fliess 1593

névrose — ne conserve son importance comme l'un des points de départ les
plus marquants de la théorie du fantasme ; mais parce qu'on observe qu'après
cette lettre Freud reparle à plusieurs reprises de la séduction par le père,
y compris d'un cas où la violence perpétrée eut pour objet un patient quand
il avait six mois. Cela ne contredit ni l' « abandon » de la théorie de la séduction,
qui en effet ne fut plus la seule explication de l'origine de la névrose, ni, sur-
tout, le procédé habituel de Freud d'ajouter de nouvelles hypothèses sans pour
autant abandonner les précédentes. Nous savions déjà que Freud avait reparlé
de la séduction comme élément fraumatique — mais pas le seul — dans de
nombreuses occasions, par exemple dans Les Trois essais, l'Introduction à
la Psychanalyse, l'Abrégé, les Nouvelles conférences et, évidemment dans l'ana-
lyse du petit Hans et dans celle de l'Homme aux Loups — où est particulière-
ment remarquable l'effort pour restituer les conditions temporo-spatiales du
traumatisme, il est vrai beaucoup plus subtil que les séductions paternelles
de la première époque. Nous étions au courant de tout cela, mais maintenant
nous savons que Freud a reparlé de séduction deux mois après avoir « aban-
donné » cette hypothèse.
Cela ne signifie absolument pas que nous devons suivre Masson (à qui
nous devons cette remarquable édition complète et toutes les recherches préa-
lables nécessaires), mais qui ensuite, dans Le réel escamoté — encore un après
M. Krull, M. Balmary et, glorieux prédécesseur, le Ferenczi des dernières
années — succomba à la tentation d'accepter comme réelle dans les faits
matériels la séduction régulière et strictement sexuelle des parents sur leurs
enfants. C'est dommage qu'après avoir réussi un si louable travail pour rendre
disponible cette correspondance complète, Masson ait plongé dans cette sorte
de mythologie des mauvais parents et des enfants martyrs.
Un quatrième champ ouvert à la recherche, c'est la possibilité de recons-
truire l'épisode d'Emma Eckstein — déjà faisable en partie grâce à l'ouvrage
de Schur — mais ici pouvant s'étendre sur l'ensemble des lettres concernées.
Cet épisode fournit l'occasion de comprendre très nettement l'idéalisation
de Fliess dans l'auto-analyse, malgré sa qualité de pseudo-père défaillant et
trompeur. Ne serait-ce pas Fliess le mauvais père séducteur dans le transfert
de Freud, sans avoir à aller chercher plus loin chez le vieux et vénérable Jakob?
Les lettres de Freud laissent bien transparaître, mêlé aux protestations de soli-
darité et au désir d'innocenter le chirurgien pour le moins maladroit, le juge-
ment négatif de son correspondant. Il me paraît certain que la présentation
du rêve « l'injection faite à Irma », où l'épisode d'Emma Eckstein est repérable
(la patiente gravement malade, le mauvais et irresponsable médecin) comme
exemple du travail interprétatif à faire sur le rêve, dans l'Interprétation des
rêves, constitue un reproche dirigé contre Fliess. Est-ce pour cela aussi que leur
relation commença à se détériorer après la publication de l'oeuvre princeps ?
Un cinquième champ ouvert à la recherche, c'est la possibilité d'étudier
la rupture de cette amitié, jouée sur fond de bisexualité. Nous connaissions
le récit du point final, bruyant côté Fliess, mais n'avions pas à notre dispo-
sition les lettres elles-mêmes qui, dans ce cas, comprennent aussi celles de
Fliess.
Cette correspondance complète est essentielle pour l'étude de la période
de la découverte et nous apporte de précieux éléments.

Mme Luisa de URTOBEY


75, rue Saint-Charles
75015 Paris
MARIE-LISE ROUX

LA REPRÉSENTATION,
ESSAI PSYCHANALYTIQUE
de Nicos NICOLAIDIS1

En publiant cet ouvrage dense et même condensé, Nicos Nicolaïdis poursuit


une réflexion qu'il mène depuis plusieurs années. Ne serait-ce qu'à ce titre, ce
livre mérite qu'on s'y arrête et qu'on y réfléchisse.
Le point de départ est avant tout clinique (un rêve sert de pôle d'attraction
à toute la démonstration de Nicolaïdis), mais c'est à une réflexion métapsycho-
logique que nous sommes conviés.
En ce sens, le livre se situe dans toute une perspective actuelle menée par
de nombreux auteurs, en particulier en France, et dont on a trouvé dans notre
Revue une résonance particulière puisque deux numéros de 1985 sont consa-
crés à la métapsychologie. Un dialogue de plus en plus serré s'instaure, qui
trouve son origine autant dans les questions qu'ouvrent les nouvelles formes
cliniques qui se présentent aux psychanalystes que dans les réponses théo-
riques et techniques qui se font jour.
Nicolaïdis s'interroge dans le double registre des structures pathologiques
psychosomatiques et des états « d'effondrement » déjà décrits par Winnicott.
Qu'il tente, dans cet essai, de cerner de plus près à cette occasion la notion de
représentation n'est pas pour surprendre, car c'est bien à la question de la
représentation que se heurte la technique psychanalytique. Le langage qui est
le vecteur et le soutien du travail de l'analyste comme de l'analysé n'est-il
pas mis en défaut dans certaines cures ou ne risque-t-il pas de devenir une
suite de « mots » auxquels ne s'accroche justement aucune représentation, ou
qui se voient vidés de tout affect authentique.
D'emblée, Nicolaïdis se range aux côtés de ceux qui, comme A. Green
et d'autres, ont insisté sur la nécessité d'ajouter aux notions freudiennes clas-
siques de représentation de mots et représentation de choses, la notion de
représentation d'affect.
Cependant, et on peut peut-être un peu le regretter, il s'en tient à ce qui
a déjà été dit à ce sujet, car son projet est plus ambitieux : c'est celui de débus-
quer dans l'histoire de tout individu et dans le processus « d'hominisation »
le « moment fécond », au-delà duquel il ne pourrait y avoir accès à une régression
possible. Position donc essentiellement historique (ontogénique) mais qu'il
fonde dans le biologique, qu'il appelle aussi le « naturel ». Il introduit ainsi
une nouvelle description d'un objet primaire et qu'il nomme objet référent.
Voici ce que, dès le prologue du livre, il nous en dit (p. 10) : « Notre objet
référent est un objet singulier, sans sens et sans nomination. Un « objet » non
hallucinable et par conséquent sans valeur défensive, car n'étant pas « substi-
tuable », il ne peut être remplacé que par lui-même. Par conséquent, la « pré-
sence » du référent ne représente pas un chaînon mais une rupture, un « non-

I. Dunod Editeur.
Reu. franc. Psychanal., 6/1985
La représentation, essai psychanalytique 1595

sens asignifiant », évoquant un quantum d'affects sans paroi, sans peau, qui
ne se laisse pas lier par une représentation. Soit elle évoque une « présentation »
sous forme d'une perception concrète (irreprésentable) car le lien entre le
sujet et le référent n'est que naturel (la topique du « référent » serait forcément
la troisième, c'est-à-dire celle d'un troisième inconscient non refoulé dont
parle Freud dans Le Moi et le Ça lorsqu'il admet « qu'il y a des éléments qui
sont inconscients sans être refoulés »). »
Se situant dans une perspective qu'on peut dire résolument évolutionniste,
Nicolaïdis va nous mener, dans un texte particulièrement rigoureux et riche
de points d'ancrage (qu'on pourrait dire de « références ») à une interrogation
qui tourne essentiellement autour du langage, et donc du sens, du signifiant
et de la signification.
Du corps parlant au corps signifiant, c'est bien à l'image du corps et à
son inscription dans le psychisme qu'il faut s'intéresser car Nicolaïdis nous
dit (p. 28) que la pulsion « pure » n'a ni histoire, ni développement et ne serait
donc pas représentable. Il nous rappelle les liens qui existent entre traces
mnésiques et images corporelles. Le problème qui reste en suspens est celui
des représentations (de choses ou d'affects) qui ne sont pas refoulables. L'au-
teur insiste sur l'aspect énergétique de la pulsion et sur les destins possibles des
représentations non refoulables, c'est-à-dire « des motions pulsionnelles »
transformées « avant la différenciation conscient/inconscient » (p. 30).
La représentation fonctionnerait donc sur le même modèle énergétique
et économique que le système Perception/Conscience. L'importance est à
donner à l'investissement et au sur-investissement et à la somme d'excitation
qui sous-tend les traces mnésiques.
Le langage (Nicolaïdis parle aussi de langue, ou de parole) est une forme
particulière de la représentation liée aux images que seraient les traces mné-
siques. A la suite de Green et de Viderman, Nicolaïdis, critiquant les positions
de Lacan, distingue le signifiant linguistique du signifiant psychanalytique,
ce dernier renvoyant non pas au concept, mais à l'inconscient, au désir et par-
tant à la diachronie.
C'est ici qu'interviennent les objets du désir justement et c'est dans ce que
Nicolaïdis appelle « le désert signifiant du référent » que viennent jouer sur
le sujet les possibilités oedipificatrices des fantasmes historico-mythologiques
des parents.
Il faut faire une distinction première entre présentation et re-présentation
et distinguerune représentationqui serait impensable,inconstante,innommable,
de l'ordre du non-signifiant et donc de l'ordre de la nécessité et non du désir.
Le langage ou plutôt la « langue maternelle » vient jeter « un pont phallique »
dans ce désert et permettre l'hallucination d'un objet constant et pensable.
C'est donc à partir de sa notion d'objet référent (qu'il compare au « pré-
sein » de Bion et à la notion de préphallus) que Nicolaïdis aborde la clinique
des décompensations somatiques et psychiques. C'est bien sûr la pensée de
l'école de psychosomatique française (Marty, Fain) qui sous-tend le travail
de Nicolaïdis.
Le chapitre 4 du livre amène l'auteur à une série d'hypothèsesintéressantes
autour des processus de symbolisation et à des comparaisons incessantes entre
ces différentes formes cliniques que sont désorganisations psychosomatiques
catastrophiques, psychoses blanches, psychoses.
L'auteur cherche à comprendre les processus de sous-symbolisation ou
de sur-symbolisation,non seulement d'un point de vue énergétique mais aussi
en tenant compte de la qualité de la thématique de fantasmatisation. Ses réfé-
rences (malheureusement trop allusives) à la tragédie grecque et au mythe
1596 Marie-Lise Roux

(qu'il rapproche du fantasme originaire) le conduisenc à une opinion originale


concernant ce qu'il appelle « l'ultime bastion de l'individualité », reprenant
une expression de Marty.
Cependant, Nicolaïdis cherche à échapper à une conception physico-
chimique et va alors se référer, par un véritable « saut » conceptuel, à l'écriture.
Partant des idées de P. Aulagnier sur le pictogramme, d'une part, et du
contenu des rêves sous la forme hiéroglyphique qui lui est propre, d'autre
part, Nicolaïdis, dans une série de chapitres où le va-et-vient théorique et
clinique se resserre, développe ses thèmes autour de l'image, de la perception
et de la représentation. Pour lui, l'écriture apparaît comme le prototype cor-
porel de la langue (p. 60) et il va distinguer l'écriture alphabétique (selon lui,
la seule véritable écriture symbolique) des écritures qui ne peuvent exprimer
qu'une « pensée visuelle » (écritures pictographiques, idéogrammiques, syl-
labiques). Ici encore, le texte laisse le lecteur sur sa faim, malgré les très inté-
ressants chapitres qu'il consacre aux écritures archaïques (linéaire A et
linéaire B) et les fructueux rapprochements qu'il opère avec la disparition des
représentations de choses dans les décors des vases grecs, au profit d'un décor
géométrique (abstrait ?). Le chapitre sur l'écriture « géométrique » permet
à Nicolaïdis d'introduire une réflexion fort originale sur la pensée symbolique
(celle de la névrose) et la pensée du psychotique qui échappe au temps néces-
saire de l'amphibolie (c'est-à-dire du doute) pour aboutir à la multiplicité signi-
fiante des représentations substitutives de la pulsion refoulée (p. 137).
L'ouvrage se termine sur une intéressante intervention au cours d'une
séance marquée par une répétition d'allure pseudo-oedipienne : c'est l'accent
mis par le psychanalyste sur des détails alphabétiques d'un rêve (par ailleurs
d'allure si évidente que le patient s'en donnait une « interprétation » banali-
sante) qui permettra la relance, prise dans le transfert cette fois, d'un processus
jusque-là oblitéré par une sorte de fausse symbolisation, un faux-self analy-
tique, comme on en rencontre de plus en plus de nos jours.
A maintes reprises, à la lecture du livre, j'ai été fascinée, mais aussi irritée
je dois le dire par bien des idées de Nicolaïdis. Bien que la somme des connais-
sances et des auteurs cités impressionne le lecteur, on se sent pris parfois
d'une certaine impatience car le texte ne laisse plus place à l'incertitude,
dirai-je à l'amphibolie ? En ce qui concerne l'objet référent d'abord : Nicolaïdis
n'échappe pas à une certaine « foi « en la valeur du manque qui est devenu
souvent la tarte à la crème de la psychanalyse. L'absence de l'objet n'a pas de
sens sans sa présence et, dans « les deux principes du fonctionnement psy-
chique », Freud indique bien le lien étroit et inséparable qui existe entre
perception (dans la présence) et hallucination (dans l'absence). La significa-
tion (de l'absence) ne naît pas de l'objet mais du sujet lui-même : l'hallucina-
tion de l'objet ne suffit pas à la satisfaction. Il me paraît qu'il y aurait peut-être
le risque d'un abus de sens à décrire la présence (ou la présentation) comme
rupture, ainsi que le fait Nicolaïdis dans le texte que j'ai cité au début. Ce
serait exclure de l'appareil psychique la continuité/discontinuité qui provient
du corps propre du sujet lui-même et non seulement des expériences vécues
dans le lien « naturel » et « biologique » mère-enfant. La présence/absence
de l'objet maternel n'est pas aussi marquée qu'on le croit : la fin de la tétée
s'accompagne (comme son attente) de toute une série d'expériences somatiques
internes perçues par le bébé, dans le lien permanent dedans /dehors. L'objet
référent (si on garde ce terme, d'ailleurs fort éloquent) comprend donc avant
tout le corps propre du nourrisson. L'illusion fusionnelle avec le corps propre
de la mère serait-elle l'objet référent de Nicolaïdis ? Ou ne serait-elle, en fait,
que le travail psychique entamé dès la présence perceptive qui prend sens d'être
La représentation, essai psychanalytique 1597

peu à peu morcelée par le travail qui s'institue autour des zones érogènes ? Je
regrette que Nicolaïdis n'ait pas abordé la question sous cet angle, gardant
comme seul pôle de la symbolisation et de la signification possible un corps
qui m'a paru quelquefois bien « désincarné » 2. Il ne me paraît pas non plus
possible de ne tenir compte que de l'image pour rendre compte du processus
d'hominisation. Même si les traces mnésiques ont à se lier à des mots, ces
mots recouvrent tout un ensemble perceptif qui comprend sons, odeurs,
toucher, rythme et pas le seul pôle visuel, iconique, idéique. C'est, à mon sens,
dans un deuxième temps (et dans l'après-coup) que l'expérience vécue se
différencie. Peut-on, en tant qu'analyste, laisser, par exemple, de côté le fait,
maintenant connu, que dès la vie foetale le bébé réagit à la voix de sa mère,
ainsi d'ailleurs qu'à celle de son père ?
Sans doute, en Occident, sommes-nous en effet trop enclins à lier (comme
les mots le font) idée et image. C'est un moment particulier de la culture
humaine, mais nul doute qu'il n'en est pas toujours de même et que, par le
passé, il n'en a pas toujours été de même.
« Le vide est plein », dit le poète (je crois, Victor Hugo) ; le blanc n'est pas
le néant mais la somme de toutes les couleurs. Je crains que l'idée (pourtant
fort passionnante) de Nicolaïdis risque d'être prise pour une « chosification »
d'un ensemble d'éléments et finalement d'être trop réductrice.
Le glissement (du moins est-ce ainsi que je l'ai perçu) de la langue mater-
nelle à l'écriture me paraît aussi constituer un risque d'achoppement pour la
pensée psychanalytique. Si nous suivions de bout en bout et avec quelque
perfidie (que j'avoue bien volontiers) la pensée de Nicolaïdis, on risquerait
d'aboutir à l'absurdité d'une psychanalyse par l'écrit. L'acte de parler (à un
autre) est à distinguer de l'acte d'écrire (à un autre). Avec les psychotiques,
nous sommes sans cesse confrontés à ce risque : ils parlent et ils écrivent (et
beaucoup et souvent et même parfois fort bien). Je doute fort que par là ils
communiquent (comme le dit Nicolaïdis). L'aspect purement auto-érotique.
défensif et démiurgique du délire (ou des écrits délirants) ne se résout pas au
seul fait que ces activités peuvent nous paraître dépourvues de sens ou de
signification. La stratégie poursuivie n'est pas la même : c'est ce qu'à mon
sens, indique la célèbre phrase de Freud sur les mots et les choses. Ce qui
diffère n'est pas tant la représentation elle-même que sa visée, qu'elle soit
conjuratoire, prophétique ou simple brouillage représentatif. Il me semble,
à lire Nicolaïdis (surtout lorsqu'il parle de la psychose que je connais mieux
que les états psychosomatiques), qu'il court le risque de voir confondre la
cause et l'effet.
Il reste que ce livre est un écrit important, auquel il faut revenir et qu'il
faut travailler pour en saisir toutes les richesses et sans doute pour les « effets
de pensée » qu'il suscite en nous : n'est-ce pas le plus grand hommage qu'on
puisse rendre à un texte psychanalytique ?

Mme Marie-Lise ROUX


55, rue Lacordaire
75015 Paris

2.. C'est un reproche qu'on pourrait faire à une certaine lecture de L'esquisse.
PAUL WIENER

ATTACHEMENT ET PERTE
vol. 3 : LA PERTE
de John BOWLBY1

Les deux premiers volets du triptyque de Bowlby, Attachement d'abord,


Séparation, définie comme perte temporaire ensuite, ont pu donner lieu à une
discussion serrée des notions et du cadre conceptuel éthologiques et systé-
miques dont l'auteur se réclame, non sans avoir malmené quelques concepts
psychanalytiques au passage2. Le troisième tome, intitulé La perte, celle-ci
désignée à l'occasion comme séparation définitive, se réclame des mêmes prin-
cipes. L'apparente tautologie ne fait que souligner la profonde unité de la
problématique annoncée par le sous-titre : Tristesse et dépression. Même
si Bowlby ne manque jamais une occasion pour rappeler ses options théoriques,
la clinique est bien plus présente ici que dans les deux volumes introductifs.
Le plan de l'ouvrage est simple. Une discussion préliminaire assez longue
des problématiques conjoncturales permet d'avancer les idées forces. La
thèse défendue avec vigueur tout au long des quelque 600 pages est la simi-
litude entre les réactions à la perte chez l'enfant et l'adulte. Les mécanismes
sous-jacents au deuil sont supposés rester les mêmes, du moins après l'âge
de 16 mois. L'auteur s'en tiendra ainsi, implicitement, au-delà de la descrip-
tion phénoménologique, à un point de vue essentiellement économique. La
dynamique est abordée avec prudence. L'incorporation de l'objet du deuil
pathologique, la dimension narcissique prémorbide de la relation objectale,
les triomphes et les défaites du Surmoi dans la mélancolie sont réduits ou
oubliés sans discussion sérieuse, à une simple identification. Cette dernière
idée est présentée comme centrale dans la conception de la dépression chez les
psychanalystes en général et chez S. Freud en particulier, et rejetés d'une
manière telle que seuls les Anglo-Saxons formés à l'école structuraliste de
Hartman peuvent se sentir visés.
L'essentiel n'est cependant pas là. Le véritable leit-motiv du livre, qui
laisse transparaître la chaleur transférentielle de l'auteur, est l'importance qu'il
accorde à l'honnêteté, la sincérité des informations communiquées aux enfants
en deuil et aux qualités portantes du milieu après la perte.
Au-delà des cent pages « d'observations, concepts et controverses » est
étudié le deuil, d'abord chez l'adulte, ensuite chez l'enfant. La connaissance
du deuil de l'adulte n'étant essentiellement qu'un moyen d'accéder à celui-ci
chez l'enfant.
Perte du conjoint, perte d'un enfant : quatre phases sont distinguées
grâce à plusieurs études statistiques. Ce sont : engourdissement ; languisse-
ment, fait de quasi-incrédulité et de recherche de la personne perdue ; de

1. PDF, 1984, trad. de Didier E. Weil.


2. Paul Wiener, Attachement et séparation, Rev. franc. Psychanal., 4/77.
Rev. franç. Psychanal., 6/1985
Attachement et perte 1599

désorganisation et de désespoir ; enfin de réorganisation. On retrouve le


classique sadisme libéré sous forme de « colère » souvent observée et facilement
déclenchée. Impression générale de l'auteur : si la réorganisation n'est pas en
cours vers la fin de la première année, le pronostic est défavorable.
Bowlby connaît deux variantes pathologiques majeures du deuil chez
l'adulte. La première est faite de réactions émotionnelles intenses et prolon-
gées, de « colère » et « d'auto-reproches ». C'est le deuil chronique. La seconde
est l'asbence plus ou moins prolongée de deuil conscient. Au passage sont
citées d'autres formes : la momification, qui rappelle au lecteur un bel exemple
dans Great Expectations de Dickens, le suicide, les soins compulsifs à autrui
et les « localisations anormales de la présence de la personne perdue », c'est-à-
dire sa quasi-réincarnation en d'autres personnes, en animaux ou en objets,
par des mécanismes identificatoires. Les conditions qui affectent le cours
du deuil et les personnalités prémorbides des sujets ayant fait un deuil patho-
logique sont examinées. « ... la conviction... que les déterminants principaux
du deuil pathologique sont en vigueur dès le premier développement », est
déclarée « ... mal fondée » (p. 279).
Le deuil chez l'enfant est abordé d'un point de vue bien plus clinique que
celui de l'adulte. Le lecteur s'étonne que si peu d'enquêtes aient été conduites
à ce propos. En particulier, les suites de la perte de la mère, pourtant si lourde
de conséquences, n'auraient que rarement fait l'objet de recherches. La rareté
du matériel engage d'ailleurs Bowlby à utiliser des observations faites à propos
de séparations, en particulier lors d'accouchement de la mère ou d'hospita-
lisation de l'enfant. Il renoue ainsi, également, par le biais du matériel sollicité,
avec le thème du second tome, exploité ici pour mieux appréhender le deuil.
L'évolution du deuil tranche franchement en fonction des circonstances,
favorables ou défavorables. Première condition de la réussite du travail du
deuil : dire la vérité à l'enfant, ne pas chercher à cacher le décès. Seconde
condition : fournir un substitut adéquat. Ne pas attendre que le souvenir de
l'ancienne relation s'évanouisse pour en proposer une nouvelle. Les diffé-
rences entre le deuil de l'adulte et de l'enfant tiennent au manque d'autonomie
de l'enfant, incapable par lui-même de chercher remède aux carences de la
prise en charge. Les pertes précoces, en particulier celle des parents, prédis-
posent par la suite à la morbidité psychiatrique et au suicide. Bowlby ne
semble pas croire à la puissance des phantasmes. Pour lui « ... dans tous les
cas, derrière la fumée de l'angoisse, de l'auto-accusation,ou d'un autre symp-
tôme ou problème d'un enfant brûle un feu allumé par une expérience réelle
effrayante... » (p. 496). Une des expériences des plus traumatisantes est le
suicide d'un parent.
Les enfants croient, plus facilement que les adultes, au retour du parent
perdu. On peut illustrer cette observation de Bowlby par une anecdote citée
au journal Le Monde : « Christopher Kennedy, cinq ans, auquel son cousin
John (huit ans), le fils du président assassiné, demande si son papa Robert,
lui aussi assassiné, continue d'aller au bureau, répond : Oh oui... Il est au ciel
le matin et, l'après-midi, il va au bureau... »
Ainsi se déploie la pensée de l'auteur. Une réflexion théorique — jeu de
massacre des concepts psychanalytiques d'inspiration structuraliste améri-
caine, culbutés, comme des quilles, les uns après les autres, est accompagnée
et sous-tendue, dès qu'il y va de l'enfance, surtout par une compréhension
humaine et sensible, très anglo-saxonne aussi, de la douleur du deuil.
Le lecteur, peu enclin à sacrifier sa terminologie et agacé par la ténacité
de l'auteur à faire valoir sa ligne pourrait multiplier les remarques. Bowlby
critique les notions de la régression et celle de la fixation, mais les conceptions
1600 Paul Wiener

qu'il attribue aux psychanalystes sont bien plus rigides que celles que nous
avons l'habitude de manier. L'assimilation de la notion de prédisposition
cognitive qu'il propose (cognitive bias), à celle de phantasme, qu'il réprouve,
ou celle, implicite et occasionnelle, de désorganisation et dépression, paraissent
hâtives. Je lui suggérerais volontiers, pour désigner la variété de désorganisa-
tion en jeu dans la dépression, l'expression arrêt de l'élaboration, bien sûr,
phantasmatique. Pour la petite revue des problèmes théoriques soulevés, je
cite encore la défense comprise comme « l'exclusion de la poursuite du trai-
tement (par le système nerveux) », de certains types spécifiques d'information
(p. 67). On peut, à la rigueur, comprendre ainsi quelques-uns des mécanismes
de défense, le refoulement par exemple. Mais d'autres types se trouvent,
comme la sublimation.
A condition de ne pas la prendre pour de la théorie psychanalytique,
l'orientation de Bowlby se défend tout à fait. Faute de suffisamment de pré-
cautions dans ce domaine le danger de mélanger les niveaux d'analyse le
guette. La synthèse de toutes les approches n'est pas, en effet, toujours pos-
sible. Différentes méthodes demandent des outils conceptuels distincts. Cela
ne dispense pas, évidemment, de disposer d'idées claires sur la manière dont
les niveaux sont reliés entre eux. On satisfait ainsi aux exigences de la science,
ainsi que l'a montré avec autorité I. Prirogine (Physique, Temps et Devenir,
Masson, 1982).
Quelles que soient les querelles théoriques que le lecteur puisse soutenir,
il lira avec bénéfice ce livre, s'il est intéressé par le deuil, normal ou patholo-
gique. Il s'avouera qu'on en sait encore fort peu. Mais ce qui est actuellement
connu de la problématique de la perte se trouve résumé dans cet ouvrage, le
plus cohérent et le plus réussi des trois tomes d'Attachement et perte. Didier
E. Weil a affronté avec succès l'importante tâche stylistique et terminologique
de rendre ce livre accessible au public français.
Actualités
Centenaire de Victor Hugo

VICTOR HUGO
OU L'INTERPRÉTATION FREUDIENNE
DU PERSONNAGE DE GORDELIA
par THEODOR REIK1

Dans son William Shakespeare (4e éd., Paris, 1869, p. 208) Victor Hugo
souligne l'attitude maternelle de Cordelia à l'égard de Lear, de façon si insis-
tante et particulière, que l'on peut croire que le poète a reconnu inconsciem-
ment le contenu psychique latent de cette relation. La présentation qu'il nous
offre est telle une anticipation confirmant l'interprétation que Freud donne
du noyau mythique de ce thème (le thème des « Trois coffrets »).
V. Hugo écrit : « Lear est en enfance. Ah ! il est enfant ce vieillard. Eh bien !
il lui faut une mère. Sa fille paraît, son unique fille, Cordelia. »
Par le choix des mots, les lignes suivantes nous indiquent la nature cachée
des relations des deux personnes dans leur conformité à ce qu'aurait pu mon-
trer le noyau mythique originel.
« A partir de ce moment, l'adorable
allaitement commence. Cordelia se
met à nourrir cette vieille âme désespérée qui se mourait d'inanition dans la
haine. Cordelia nourrit Lear d'amour et le courage revient; elle le nourrit
de respect et le sourire revient, elle le nourrit d'espérance et la confiance
revient ; elle le nourrit de sagesse et la raison revient. »
Au poète, le Lear qui survit à la mort de Cordelia est « un père orphelin
de son enfant. »

I. In Die Psychoanalytische Bewegung, t.I, 19295 p. 211, traduction I. Barande.

Rectificatif
Dans le n° 4, 1985, p. 1123, 2e paragraphe, il faut lire Magdalénien au lieu de Paléolithique.
Reu. franc. Psgehanal., 6/1985
ASSOCIATION INTERNATIONALE
D'HISTOIRE DE LA PSYCHANALYSE
INTERNATIONAL ASSOCIATION
FOR THE HISTORY OF PSYCHOANALYSIS
(Association régie par la loi du Ier juillet 1901)

L'Association internationale d'Histoire de la Psychanalyse (Association régie


par la loi du Ier juillet 1901) s'est constituée le 20 juin 1985. Son « Comité
d'Organisation provisoire » s'est réuni sous la présidence de son fondateur,
le Dr Alain de Mijolla, à Paris, le 23 novembre 1985.
Cette association se donne comme but de permettre une connaissance
aussi complète et objective que possible de l'histoire de la psychanalyse et
de son fondateur. Ainsi entend-elle promouvoir une clarification épistémolo-
gique fondée sur une approche historique et re-situer dans leur évolution la
théorie et la pratique psychanalytiques, en des temps où celles-ci, en se dif-
fusant et se trouvant l'objet d'emprunts ou de déformations diverses, risquent
de voir se dissoudre leur spécificité.
Elle se propose donc l'étude :
— de l'histoire de la découverte de la psychanalyse ;
— de la biographie de Freud, de ses proches, de ses disciples et des psychana-
lystes qui leur ont succédé ;
— de l'histoire du mouvement psychanalytique depuis son origine, tant dans
ses développements internationaux qu'à travers ses principales scissions
ou ramifications ;
— de la place de la psychanalyse dans l'histoire des sciences et des idées
du XIXe et du XXe siècle ;
— de ses rapports avec l'histoire générale et les caractéristiques politiques,
socio-économiques et culturelles de son temps.
Pour réaliser ses fins, l'Association internationale d'Histoire de la Psychana-
lyse aura pour mission :

— de travailler en contact étroit et d'échanger travaux et informations avec


les instances psychanalytiques internationales, principalementl'International
Psychoanalytic Association, les Sigmund Freud Archives, les Sigmund Freud
Copyrights Ltd, les Sociétés et Groupes de Psychanalyse (ou se réclamant
de la Psychanalyse) répartis dans le monde, les historiens ou groupements
d'historiens, ainsi que tous les chercheurs isolés ayant fait preuve de leur
intérêt, de leurs capacités, de leur honnêteté et de leurs connaissances en
ce qui concerne la psychanalyse et son histoire ;
— de rechercher et de rassembler les documents publiés ou inédits concer-
nant ses thèmes de recherche et d'en assurer éventuellement la traduction,
au moins dans les quatre langues principales (anglais, français, allemand,
espagnol), ainsi que la diffusion par tous les moyens appropriés ;
Rev. franç. Psychanal., 6/1985
Association internationale d'Histoire de la Psychanalyse 1603

— d'acquérir ou d'accepter en donation tout document utile à ses fins, d'en


assurer éventuellement la publication et la diffusion ;
— d'éditer un Journal de l'Association internationale d'Histoire de la Psycha-
nalyse et une Revue internationale d'Histoire de la Psychanalyse ;
— de favoriser la création d'une Bibliothèque, en association ou non avec
des bibliothèques publiques ou privées, et d'un fichier ou d'une banque
de données informatiques, en association ou non avec des associations
publiques ou des sociétés privées, etc.
De nombreux projets sont d'ores et déjà initiés par un certain nombre de
membres de l'Association tant en France qu'à l'étranger, projets qui seront
communiqués dans le premier Journal de l'Association internationale d'His-
toire de la Psychanalyse à paraître début 1986.
Le Bureau est composé de :
— Président : A. de Mijolla (France) ;
— Vice-Présidents : D. Anzieu (France), A. Potamianou (Grèce) ;
— Secrétaire général : J. Sedat (France) ;
— Secrétaires administratifs : T. Bokanowski (France), E. Valentin (France) ;
— Secrétaires scientifiques : S. D. Kipman (France), S. de Mijolla-Mellor
(France) 5
— Conseil juridique : Me J.-M. Varaut (France) ;
— Trésorière : L. de Urtubey (France) ;
— Auxquels se sont joints P.-L. Assoun pour le projet « Méthodologie de
l'Histoire de la Psychanalyse » et J.-P. Bourgeron responsable de la section
« Archives ».

Pour permettre une réelle internationalisation de l'Association un Comité


scientifique international est en voie de constitution. Ce Comité scientifique
sera composé d'une ou deux personnalités par pays, connues pour leur intérêt
et leur compétence en matière d'Histoire de la Psychanalyse. En raison de sa
composition ce Comité représentera une sorte de garantie de la qualité des
entreprises de l'Association.
Actuellement, outre les membres fondateurs, deux catégories de membres
sont prévues :
1) Les Membres actifs : membres à part entière, ils participent à la gestion et à
la vie de l'Association. Les candidats au titre de « membre actif » sont pré-
sentés par 2 membres actifs de l'Association et sont élus à la majorité du
Bureau.
2) Les Membres correspondants : tous ceux qui en font la demande et acquittent
la cotisation afférente sont acceptés comme membres correspondants.

Pour tous renseignements, écrire au Secrétaire général

Jacques Sedat
36, rue Pierre-Semard
75009 Paris.
TABLE DES MATIÈRES
du tome XLIX

ARTICLES

Atihanassiou (Cléopâtre), Quelques mots sur le travail de la pensée dans la


mémoire et le rêve 1151
Balier (Claude), Réflexion sur le devenir des pulsions agressives 623
Barande (Ilse), La mémoire du psychanalyste : le passé composé 971
Barande (Robert), D'une mémoire, l'autre 1127
Bégoin-Guignard (Florence), Ballade au préconscient 1391
Bergeret (Jean), Les pulsions dans la métapsychologie d'aujourd'hui.... 1461
Bergeret (Jean), L'entêtement de la clinique. Fixation sur la technique ou
interrogation de la théorie ? (Variations sur un thème majeur) 525
Bergeret (Jean) et Cosnier (Jacqueline), Petite histoire du « Groupe
lyonnais » 679
Botella (César et Sara), Pensée animique, conviction et mémoire 991
Calame-Griaule (Geneviève), Le tissage de la mémoire 1071
Cosnier (Jacqueline), Masochisme féminin et destructivité 551
Cournut (Jean), Métapsychologie, théorie du fonctionnement, théorie des
origines 1345
Daymas-Lugassy (Simone), Oublieuse mémoire 1053
Diatkine (Gilbert), L'échafaudage et le bâtiment 1217
Diatkine (René), Brève note sur la métapsychologie en 1985 1493
Donnet (Jean-Luc), Sur l'écart théorico-pratique 1289
Ertel (Rachel), Jeux et enjeux de la mémoire et de l'histoire 1029
Fain (Michel), A propos d'un entretien clinique, 1 1419
Fedida (Pierre), La construction (introduction à une question de la
mémoire dans la supervision) 1141
Fine (Alain), Nos mémoires avant-dernières 1081
Flournoy (Olivier), Métapsychanalyse 1365
Gill (Merton), Un nouveau regard sur la métapsychologie 1237
Gillibert (Jean), Mémoires de l'acteur 1101
Gillibert (Jean), « Traduire la métaphysique en métapsychologie... ».. 1331
Girard (Claude), L'instrument métapsychologique 1443
Guillaumin (Jean), Les deux voies de l'innovation en psychanalyse.... 569
Hochmann (Jacques), La question de la paranoïa dans ses rapports
avec la psychanalyse et avec la psychiatrie 647
Janin (Claude), Le chaud et le froid : les logiques du traumatisme et leur
gestion dans la cure psychanalytique 667
Jeanneau (Augustin), Métapsychologiepsychanalytique et sémiologie psy-
chiatrique 1437
Kohut (Heinz), L'introspection, l'empathie et le détour de la santé 1267
Lebovici (Serge), Le psychanalyste et l'étude des interactions précoces.. 1307
Luquet (Pierre), A propos d'un entretien clinique, II 1427
Martin (Edouard), Mémoire collective et préhistoire de l'homme un
Rev. franç. Psychanal., 6/1985
1606 Revue française de Psychanalyse

Meltzer (Donald), L'objet esthétique 1391


Oppenheimer (Agnès), Qu'est-ce que la métapsychologie? 1197
Pasche (Francis), Des concepts métapsychologiques de base 1479
Potamianou (Anna), Points de rencontre 1093
Roussillon (René), La réaction thérapeutique négative : du protiste au
jeu de construction 597
Ruffiot (André), Freud et le problème de l'objet 577
Routier (Pierre), Dans la mémoire de la nuit 1009
Roux (Marie-Lise), Un souvenir impérissable 1061
Sandler (Joseph), Réflexions sur quelques relations entre les concepts psy-
chanalytiques et la pratique psychanalytique 1523
Schafer (Roy), Action et narration 1253
Urtubey (Luisa de), Fondamentale métapsychologie, inévitable poly-
glottisme 1497
Urtubey (Luisa de), Mémoire magique 979

CONGRÈS

XLIV e CONGRÈS DES PSYCHANALYSTES


DE LANGUE FRANÇAISE
Rapports :
Santos (Joâo) dos, La névrose d'angoisse 17
Jeanneau (Augustin), L'hystérie. Unité et diversité 107
Communications portugaises :
Luzès (Pedro), Vers une nouvelle théoriepsychanalytique des émotions 327
Alvim (Francisco), Névrose d'angoisse en tant que névrose fonda-
mentale 355
Communications prépubliées 367
Interventions au Congrès 465
Réponses des rapporteurs 509

COLLOQUES
Colloque de Deauville, 20, 21 octobre 1984, Le statut de la représenta-
tion dans la théorie psychanalytique en 1984 745

TRADUCTIONS
Baranger (Madeleine et Willy), La situation analytique comme champ
dynamique (trad. de Luisa de Urtubey) 1543

RÉFLEXIONS CRITIQUES
Cohen (Sidney), Le thème de l' « auto-organisation », à propos de l'ou-
vrage de H. Atlan, Entre le cristal et la fumée 1573
Gillibert (Jean), La pratique de l'esprit humain (L'institution asilaire et
la révolution démocratique) de Marcel Gauchet et Gladys Swain .. 921
Urtubey (Luisa de), Contribution à la conception des aphasies, de
S. Freud 1169
Table des matières 1607

LES LIVRES
Bouchard (Françoise), Adolescence terminée, adolescence interminable,
publ. sous la dir. d'Anne-Marie Alleon, Odile Morvan et Serge
Lebovici 1405
Caïn (Jacques), Réflexions sur Le temps d'une psychanalyse d'Olivier
Flournoy 683
Cosnier (Jacques), Houser (Marcel), Martel (Henri), Vermorel (Henri)
et Vermorel (Madeleine), Freud biologiste de l'esprit, de Franck
Sulloway 703
Dupré (Jacques),Le paradoxe de Winnicott. De la naissance à la création,
d'Anne Clancier et Jeannine Kalmanovitch 942
Diatkine (Gilbert), Les études et l'échec. De l'adolescence à l'âge adulte,
de Henri Danon-Boileau 942
Fain (Michel), A propos du livre d'O. Flournoy : L'acte de passage 1401
Hummel (Georges), Psychanalyse et musique de Alain de Mijolla, Pierre
Schaeffer, Anne et Jacques Caïn, Guy Rosolato, Jacqueline Rous-
seau-Dujardin et Jacques-Gabriel Trilling 689
Mercier (Germaine), Psyché. Etudes psychanalytiques sur la réalité psy-
chique de Jean Guillaumin 719
Oppenheimer (Agnès), Les perversions sexuelles, de Gérard Bonnet... 941
Urtubey (Luisa de), The complete letters of Sigmund Freud to Wilheim
Fliess 1887-1904 1591
Roux (Marie-Lise), La représentation, essai psychanalytique, de Nicos
Nicolaïdis 1594
Wiener (Paul), Attachement et perte, vol. 3 La perte de John Bowlby.. 1598

REVUE DES REVUES


The Bulletin of the Hampstead Clinic, par Michel Vincent 1411
The PsychoanalyticQuarterly, Aspects du processus analytique, 1984,
I, II, III, IV, par Agnès Oppenheimer 727
Rivista de Psichoanalisi, par François Sacco 955

SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS


Liste des membres 731
Prix Bouvet 741

ASSOCIATION PSYCHANALYTIQUE INTERNATIONALE.. 965

Le Directeur de la Publication : Claude GIRARD.


Imprimé en France, à Vendôme
Imprimerie des Presses Universitaires de France
ISBN a 130390625 — ISSN n° 0035-2942 — Imp. n° 31 753
CPPAP n° 54219
Dépôt légal : Mai 1986

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