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L’épistémologie clinique de Ludwig Binswanger (1881-1966): la psychiatrie


comme science du singulier

Article  in  Histoire Médecine et Santé · January 2014


DOI: 10.4000/hms.698

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Elisabetta Basso
Ecole normale supérieure de Lyon
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HIS TOIRE, MÉDECINE ET SANTÉ n° 6 , p. 33-48.

Elisabetta BASSO*

L’épistémologie clinique de Ludwig Binswanger


(1881-1966) : la psychiatrie
comme « science du singulier »

T raiter du modèle méthodologique élaboré par le psychiatre suisse Ludwig


Binswanger (1881-1966) comme d’un « cas » représentatif de l’articulation entre
pratique et théorie dans le domaine de la psychiatrie pourrait donner lieu à des
objections, dans la mesure où nombre de psychiatres et philosophes ont reproché à
la « Daseinsanalyse » d’être une démarche directement issue de la philosophie et donc
une méthode qui ferait défaut sur le plan pratico-thérapeutique. Les psychiatres, en
particulier, ont souvent assimilé la psychiatrie « existentielle » à un discours éthique
sur la relation de soin voué à l’écoute et à la compréhension du sujet malade en
opposition à la médicalisation de son expérience de la souffrance – une expérience
que ce courant de la psychiatrie préfère qualifier de « forme d’existence » plutôt que
de maladie. Il y aurait donc l’idée que cette psychiatrie « anthropologique »
s’opposerait en quelque sorte à une psychiatrie médicale et thérapeutique considérée
par principe comme « pathologisante ».
En effet, la psychiatrie existentielle a eu un rôle important, dès son origine,
dans la problématisation et parfois aussi dans la mise en question de la psychiatrie en
tant que science médicale. À l’époque de sa première élaboration, le courant
phénoménologique s’est montré très critique à l’égard de l’approche positiviste du
savoir psychiatrique académique du début du XXe siècle, notamment de la

* Elisabetta Basso est docteure en philosophie (Paris-1 Sorbonne) et actuellement boursière de la


Fondation A. V. Humboldt à la Technische Universität de Berlin. Membre associée du Caphés (Centre
d’Archives de Philosophie, d’Histoire et d’Édition des Sciences, UMS 3610, CNRS-ENS, Paris) et de
l’École Française de Daseinsanalyse, ses recherches portent sur les relations entre philosophie et
psychiatrie et en particulier sur les sources et les enjeux épistémologiques du paradigme
phénoménologique en psychiatrie au début du XXe siècle. Contact : elisabetta.basso@tiscali.it
ELISABETTA BASSO

« Gehirnpathologie » promue par Carl Wernicke (1848-1905), selon laquelle la


psychiatrie aurait dû partager le langage et les lois de la neurologie1. C’est
précisément à cette époque qu’une certaine partie des milieux universitaires suisses et
allemands – on mentionnera notamment, à cet égard, les noms d’Eugen Bleuler
(1957-1939) à Zurich et de Karl Jaspers (1983-1969) à Heidelberg – commence à
s’interroger sur le rôle que pourrait jouer l’approche psychologique dans le domaine
de la psychiatrie clinique2. Et c’est également pour cette raison que la psychiatrie
existentielle, dans une époque plus récente, a pu devenir le point de repère privilégié
d’une partie de l’antipsychiatrie. À partir des années soixante du siècle dernier, la
présence d’auteurs comme Karl Jaspers, Ludwig Binswanger et Eugène Minkowski
(1885-1972) est très forte notamment dans les ouvrages des antipsychiatres anglo-
saxons Roland Laing (1927-1989) et David Cooper (1931-1986)3. On pourrait
également mentionner, du côté français, le cas de Michel Foucault (1926-1984),
lequel fut parmi les premiers à introduire concrètement l’œuvre de Binswanger en
France4 et qui en même temps – qu’il le voulût ou non5 – reste en quelque sorte lié, à
partir de la publication de Folie et déraison en 1961, à ce mouvement de critique de la
psychiatrie médicale6. Par ailleurs, le parcours du célèbre psychiatre italien Franco

1 Cf. HIRSCHMÜLLER Albrech et WHITROW Magda, « The Development of Psychiatry and


Neurology in the Nineteenth Century », History of Psychiatry, 19, 1999, p. 395-423.
2 Nous nous permettons de renvoyer, à cet égard, à notre article: « “Le rêve comme argument” : les

enjeux épistémologiques à l’origine du projet existentiel de Ludwig Binswanger », Archives de Philosophie,


73-4, p. 655-686, où on pourra trouver une vaste bibliographie concernant en particulier le contexte de
la clinique de Bleuler à Zurich, le célèbre Burghölzli.
3 On se souviendra que le premier ouvrage de Roland LAING, The Divided Self (Harmondsworth,

Penguin, 1960) dans l’édition originale portait en sous-titre : An Existential Study in Sanity and Madness et
il s’ouvrait sur une citation d’Eugène Minkowski. Dans la préface, en outre, l’auteur se réclamait
ouvertement de la philosophie et de la psychiatrie « existentielles » de Jaspers et Binswanger et
présentait le volume comme le premier d’une série d’études consacrées à la psychologie et la psychiatrie
« existentielles ». L’ouvrage de Roland LAING et David COOPER, Reason and Violence (New York,
Humanities Press, 1964), parut également dans une collection dont l’intitulé était : Studies in Existential
Analysis and Phenomenology.
4 FOUCAULT Michel, « Introduction » à Ludwig Binswanger, Le rêve et l’existence, trad. fr. par Jacqueline

Verdeaux et Michel Foucault, Bruges, Desclée de Brouwer, 1954 ; BINSWANGER Ludwig, Le cas
Suzanne Urban. Étude sur la schizophrénie (1952), trad. fr. par J. Verdeaux, R. Kuhn et M. Foucault, Bruges,
Desclée de Brouwer, 1957.
5 Dans un entretien de 1980, par exemple, Foucault prend ses distances avec le mouvement

antipsychiatrique, auquel son Histoire de la folie avait été comparée à plusieurs reprises (cf. « Entretien
avec Michel Foucault », Dits et écrits, 1954-1988, éd. par Daniel Defert et François Ewald, Paris,
Gallimard, 1994, vol. IV, n. 281, p. 41-96).
6 Lors de la parution de l’Histoire de la folie, certains psychiatres français taxèrent la posture intellectuelle

de Foucault d’« idéologique » et lui reprochèrent une position « psychiatricide » en contradiction avec les
ouvrages du philosophe parus au cours de années cinquante, notamment son Introduction à Le rêve et
l’existence. Henri Ey, par exemple, dans son allocution d’ouverture des « Journées annuelles de
l’Évolution psychiatrique » de 1969, tout en louant « la somptueuse Préface de la traduction de Traum

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LA PSYCHI ATRIE COMME « SCIE NCE DU SINGU LIER »

Basaglia (1924-1980) passe aussi, à la même époque, par la psychiatrie existentielle et


les ouvrages de Foucault7.
Or, le programme de l’antipsychiatrie consistait précisément dans la volonté
de démédicaliser la maladie mentale pour laisser libre cours à une folie abordée
comme phénomène « préscientifique » et conçue donc comme le résultat des
contraintes sociales, ou comme l’expression – comme le remarquaient Minkowski et
Foucault dans les années cinquante – de « ce qu’il y de plus humain dans l’homme »8.
La psychiatrie existentielle, donc, selon cette perspective, aurait précisément la
fonction d’envisager la « folie » en amont de toute conceptualisation
psychopathologique, en tant que phénomène extrascientifique, comme cette « vérité
vitale et humaine » – écrivait Minkowski en 1947 – « dont l’histoire ne retiendra que
ce qu’“historiquement” elle en saura détacher, et qui est loin d’en être le tout »9. Et le
philosophe Henri Maldiney a même pu affirmer que « si l’attitude phénoménologique
avait prévalu en psychiatrie, l’antipsychiatrie ne serait pas née »10.
Dans les pages qui suivent, à travers l’exemple de Ludwig Binswanger, nous
problématiserons précisément l’idée selon laquelle la psychiatrie existentielle serait
née et se serait développée comme courant purement philosophique et
anthropologique en opposition au cadre scientifique et médical de la psychiatrie du
début du XXe siècle. Il s’agit au contraire de montrer que cette psychiatrie, qui s’est
adressée à la philosophie, et notamment à la phénoménologie, l’a fait dans le but de

und Existenz, regrettait que la conception idéologique qui était à la base de l’archéologie foucaldienne de la
folie remette en cause « l’intérêt que Foucault a toujours pris aux problèmes fondamentaux de la
psychopathologie et de la psychanalyse » (cf. La conception idéologique de l’« Histoire de la folie » de Michel
Foucault, « L’Évolution Psychiatrique », 36, 2, 1971, p. 225). Pour une présentation du contexte
intellectuel international dans lequel se positionne la critique foucaldienne de la psychiatrie, nous
renvoyons à ARTIERES Philippe et BERT Jean-François, Un succès philosophique : L’« Histoire de la folie à
l’âge classique » de Michel Foucault, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2011, p. 225-238.
7 Franco Basaglia avait été l’un des élèves de Danilo Cargnello (1911-1998), l’un des premiers

psychiatres en Italie à s’intéresser à l’œuvre de Binswanger déjà depuis la fin des années quarante (cf. en
particulier les travaux de Cargnello parus dans la Rivista di Psicologia et dans l’Archivio di psicologia, neurologia
e psichiatria). En effet, la psychiatrie existentielle occupe une place tout à fait cruciale dans les écrits de
Basaglia entre les années cinquante et soixante : cf. Scritti, vol. I : 1953-1968: Dalla psichiatria fenomenologica
all’esperienza di Gorizia, éd. par Franca Ongaro Basaglia, Torino, Einaudi, 1981.
8 Cf. MINKOWSKI Eugène, « L’homme et ce qu’il y a d’humain en lui », in Vers une cosmologie. Fragments

philosophiques, Paris, Montaigne, 1936, p. 142-153, et FOUCAULT Michel, « La psychologie de 1850 à
1950 », in Dits et écrits, op. cit., vol. I, p. 137 : « Il n’y aura dès lors de psychologie possible que par
l’analyse des conditions d’existence de l’homme et par la reprise de ce qu’il y a de plus humain en
l’homme, c’est-à-dire son histoire ».
9 MINKOWSKI Eugène, « Psychiatrie et métaphysique. À la recherche de l’humain et du vécu, Revue de

Métaphysique et de Morale, 52, 1947, p. 339.


10 MALDINEY Henry, « Psychose et présence », Revue de Métaphysique et de Morale, 81, 4, 1976, p. 513-

565, (maintenant dans Penser l’homme et la folie. À la lumière de l’analyse existentielle et de l’analyse du destin,
Grenoble, Jérôme Millon, 1997, p. 9).

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ELISABETTA BASSO

trouver une forme de scientificité qui lui permettrait de trouver sa propre place aux
côtés des autres branches de la médecine. En effet, en analysant les problématiques
épistémologiques qui ont motivé à l’origine ce courant de la psychiatrie, on s’aperçoit
que cette méthode a été formulée à partir d’une nécessité théorique qui est
strictement liée à l’exigence de rendre compte, au niveau de la relation clinique entre
médecin et patient, de la nature subjective et individuelle des expériences
psychopathologiques. De ce point de vue, les intuitions épistémologiques de Ludwig
Binswanger pourront ouvrir l’espace, aujourd’hui, pour des réflexions ultérieures sur
la pratique thérapeutique ou la relation du soin.
Cette démarche mérite d’être approfondie, car elle nous paraît tout à fait
pertinente dans le contexte du débat actuel concernant le rôle et les tâches de la
« philosophie de la médecine » face au discours de plus en plus pressant de la
« bioéthique »11.

Le « cas » Binswanger
Si nous avons choisi de nous concentrer sur l’exemple de Ludwig Binswanger,
c’est parce que l’œuvre de ce psychiatre se présente est la plus représentative du
courant « existentiel » de la psychiatrie au début du XXe siècle. Formé dans l’une des
cliniques psychiatriques universitaires les plus célèbres d’Europe au passage entre le
XIXe et le XXe siècle – le Burghölzli de Zurich, dirigé par Eugen Bleuler et son jeune
assistant Carl Gustav Jung12 – Binswanger eut l’opportunité de se confronter aux
développements les plus récents de la psychiatrie académique de son époque, celle
qui envisageait la possibilité d’affronter les troubles psychiatriques selon le point de
vue de la psychologie dynamique naissante13. Son appartenance à une famille de

11 Cf. GAILLE Marie, textes réunis par, Textes clés de philosophie de la médecine, vol. 1 : Frontière, savoir,
clinique, Paris, Vrin, 2011.
12 Eugen Bleuler dirige le Burghölzli de 1898 à 1927.
13 Cf. en particulier BLEULER Eugen, Dementia praecox oder Gruppe der Schizophrenien, Deuticke, Leipzig,

1911 ; trad. fr. par A. Viallard, Dementia praecox ou Groupe des schizophrénies, Paris, EPEL GREC, 1993,
« Avant-propos », p. 37 : « Si je tente […] d’éclairer un peu les rapports psychologiques, ce n’est pas
uniquement parce que toute nouvelle connaissance a de la valeur en soi, mais aussi, notamment, parce
que, selon moi, c’est par cette voie que l’on peut le mieux espérer de nouveaux aperçus de la nature des
psychoses, en l’état actuel de nos connaissances ». Jung avait choisi la même voie en 1907 et 1908 dans,
respectivement, Le contenu de la psychose et La psychologie de la dementia praecox, où il s’engageait notamment
à utiliser la méthode employée par Freud dans le champ des névroses pour affronter les symptômes
psychiatriques : cf. en particulier JUNG Carl Gustav, Der Inhalt der Psychose, Deuticke, Leipzig-Wien,
1908 ; Die Gesammelte Werke von Carl Gustav Jung, vol. 3, Rascher, Zürich, 1968 ; Walter, Olten, 1973 ;
trad. fr. J. Rigal, Le contenu de la psychose, in Psychogenèse des maladies mentales, Paris, Albin Michel, 2001,
p. 200-201 : « La conception purement anatomique de la psychiatrie moderne aboutit seulement à des
voies dont on peut dire sans exagérer qu’elles ne mènent qu’indirectement au but, qui est la
compréhension des troubles mentaux. […] La voie d’une psychiatrie future qui doit mieux saisir le cœur
du problème est donc toute tracée : ce ne peut être que la voie psychologique. C’est pourquoi ici à Zurich, dans

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LA PSYCHI ATRIE COMME « SCIE NCE DU SINGU LIER »

psychiatres depuis trois générations – il n’est peut-être pas superflu de rappeler que
l’oncle de Ludwig, Otto Binswanger, était professeur à l’Université de Jena et que
Freud n’hésita pas, dans un échange avec Jung, à le définir comme une « forteresse
de l’orthodoxie »14 – ne lui empêcha pas de se mettre à l’écoute des exigences de
renouvellement de la psychiatrie clinique à une époque où l’approche scientifique
dominante était marquée par le système nosologique kraepelinien. Même une fois
abandonné le milieu académique – Ludwig consacrera toute sa carrière, à partir de
1908, au sanatorium de Kreuzlingen, le « Bellevue », fondé par son grand-père
Ludwig Binswanger senior en 1857 et dirigé jusqu’à cette date par Robert
Binswanger, son père – le jeune psychiatre n’arrêtera pas son engagement
scientifique face au « dilemme dans lequel se trouv[ait] la psychiatrie », entre la
possibilité de « décider si elle veut simplement rester une science appliquée, un
conglomérat de psychopathologie, de neurologie et de biologie, maintenu ensemble
simplement par sa tâche pratique, ou si elle veut devenir une science psychiatrique
unitaire »15.
À une époque où la théorisation nosologique en psychiatrie s’accompagnait
d’une « expérimentation thérapeutique » guidée par le critère d’une efficacité
empirique à laquelle ne correspondait pas forcément un savoir scientifique16,
Binswanger s’efforcera d’effacer les frontières entre la pratique psychiatrique et la
réflexion épistémologique en essayant d’élaborer un modèle théorique s’enracinant
directement dans la clinique. Entre les années 1910 et 1920, en effet, le problème qui
se pose à lui est celui d’intégrer les exigences du savoir scientifique avec l’historicité,

notre clinique universitaire, nous avons complètement abandonné la voie anatomique et nous nous
sommes tournés entièrement vers l’exploration psychologique de la maladie mentale. […] Dans ce
travail, les études fondamentales de Freud sur la psychologie de l’hystérie et du rêve ont été pour nous
le plus grand stimulant et l’aide la plus précieuse ».
14 FREUD Sigmund et JUNG Carl Gustav, Briefwechsel, éd. par W. McGuire et W. Sauerländer,

Frankfurt a. M., Fischer, 1974 ; trad. fr. par R. Fivaz-Silbermann, Correspondance, Paris, Gallimard, 1975,
lettre du 15 novembre 1907, 52 F, t. 1, p. 153.
15 BINSWANGER Ludwig, « Psychoanalyse und klinische Psychiatrie », Internationale Zeitschrift für

ärztliche Psychoanalyse, 7, 1920, p. 137-165 ; Ausgewählte Vorträge und Aufsätze, vol. 2 : Zur Problematik der
psychiatrischen Forschung und zum Problem der Psychiatrie, Bern, Francke, 1955, p. 40-66 ; trad. fr. par
R. Lewinter, Psychanalyse et psychiatrie clinique, in BINSWANGER Ludwig, Analyse existentielle, psychiatrie
clinique et psychanalyse. Discours, parcours, et Freud, Paris, Gallimard, 1970, p. 152-153. Pour l’histoire de
l’Institut psychiatrique créé par la famille Binswanger à Kreuzlingen, nous renvoyons notamment au
texte rédigé par l’auteur en 1957 : Zur Geschichte der Heilanstalt Bellevue in Kreuzlingen 1857-1932, Zürich,
O. Füssli. Cf. aussi HERZOG Max, Ludwig Binswanger und die Chronik des Klinik „Bellevue“ in Kreuzlingen.
Eine Psychiatrie in Lebensbildern, Berlin, Quintessenz, 1995 ; HIRSCHMÜLLER Albrech et MOSES
Annette, Binswangers psychiatrische Klinik Bellevue in Kreuzlingen : das Asyl unter Ludwig Binswanger sen., 1857-
1880, Frankfurt a. M., Lang, 2004.
16 Il s’agit de la thèse de Jean-Noël MISSA, selon lequel l’« empirisme thérapeutique » est la

caractéristique principale de la psychiatrie du XXe siècle (Naissance de la psychiatrie biologique : Histoire des
traitements des maladies mentales au XXe siècle, Paris, PUF, 2006).

37
ELISABETTA BASSO

l’individualité des cas se présentant au psychiatre. Ce problème a des conséquences


très importantes d’un point de vue épistémologique ; l’exigence de rendre compte
« scientifiquement » du caractère singulier du subjectif à une époque où la psychiatrie
visait une objectivité conçue comme le résultat final d’une bataille contre la
subjectivité17 nécessite de penser différemment la scientificité du savoir psychiatri-
que.
C’est précisément cette problématique surgissant de l’exigence de combler la
fracture entre les données concrètes et singulières des manifestations pathologiques
et les catégories explicatives censées les décrire et classer, qui mène Binswanger à
s’adresser à la phénoménologie philosophique afin de trouver une méthode qui, tout
en représentant une alternative au réductionnisme de l’approche anatomo-
pathologique, n’était pas moins « scientifique » que celle des savoirs médicaux de son
époque. L’anthropologie à la fois médicale et philosophique élaborée par Binswanger
à partir du début des années 1920 se présente donc comme l’exemple même d’une
réflexion philosophique qui n’interroge pas la psychiatrie de l’extérieur, ne s’impose
pas à elle comme une série de préceptes ou de formules déjà prêtes, mais assume
plutôt la forme d’une réflexion épistémologique qui ne peut pas être séparée des
problèmes cliniques concrets et historiques qui la sollicitent et lui servent de terrain
d’épreuve. Le « cas » Binswanger, en effet, illustrerait de manière privilégiée la façon
dont l’interaction entre philosophie et psychiatrie a contribué à transformer de façon
significative le problème de la relation entre la singularité du malade et l’universalité
des lois envisagées par le savoir médical en tant que savoir scientifique.
Dans les pages suivantes, nous nous concentrerons tout particulièrement sur
le concept-clé de l’approche méthodologique binswangerienne : « structure a priori »
de l’expérience afin de montrer son enracinement dans la clinique psychiatrique. Il
s’agit en effet d’une notion philosophique que nous voudrions analyser à partir de la
problématique à la fois épistémologique et clinique de la classification nosologique
en psychiatrie, un problème qui au début du XXe siècle – à savoir au moment où
Binswanger publie ses premiers ouvrages – s’était concentré sur le débat concernant
le statut nosologique de la schizophrénie.

17Selon la perspective historico-épistémologique de Lorraine Daston et Peter Galison, la science du


XIXe siècle visait à une « objectivité » se qualifiant à partir de son opposition avec le « subjectif ». Selon
ce modèle, seule la recherche d’épreuves empiriques était considérée comme « scientifique », à savoir la
tentative d’avoir accès aux lois de la nature au moyen d’une « expérience » entendue comme observation
empirique (cf. Objectivity, New York, Zone Books, 2007 ; trad. fr. par S. Renaut et H. Quiniou, Objectivité,
Paris, Presses du Réel, 2012).

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LA PSYCHI ATRIE COMME « SCIE NCE DU SINGU LIER »

Le contexte psychiatrique germanophone du début du vingtième siècle


Dans un article de 1914, en discutant les questionnements les plus urgents de
la psychiatrie de son époque, Binswanger prend position par rapport au débat
concernant la relation entre « psychique » et « biologique » dans la formation et
l’évolution des psychoses18. Dans ce texte, le psychiatre part des objections cliniques
et méthodologiques adressées aux positions psychiatriques dominantes au début du
siècle, et s’arrête notamment sur les principaux auteurs qui, entre 1906 et 1913, ont
débattu la position organiciste de Kraepelin en s’interrogeant sur la « nature » de la
maladie mentale.
Parmi les premiers auteurs mentionnés par Binswanger figure Alfred Hoche
(1865-1943) – professeur à Freiburg depuis 1902 – lequel, déjà à l’occasion d’un
colloque de la « Deutscher Verein für Psychiatrie » en 1906 avait opposé au modèle
kraepelinien une vision constructiviste selon laquelle les classifications et les
catégories psychiatriques, en tant que produit de la pensée humaine, ne seraient
qu’historiques et contingentes, à savoir toujours soumises à un paradigme
scientifique dominant19. Or, l’ouvrage d’Hoche auquel Binswanger fait référence en
1914 est un texte de 1912, publié tout comme l’article de Binswanger, dans le
Zeitschrift für die gesamte Neurologie und Psychiatrie, qui concernait plus précisément « La
signification des complexes de symptômes en psychiatrie »20. Dans cet article, le
psychiatre allemand explicitait la nécessité de distinguer entre les psychoses
organiques et les « psychoses fonctionnelles », à savoir ces troubles psychiques
n’appartenant pas au domaine de l’anatomie pathologique du fait qu’elles seraient
dépourvues de corrélat organique. C’est précisément dans ce contexte que Hoche
introduisait le concept de « Symptomenkomplexe », conçu comme cet ensemble d’unités
comportementales individuelles, psychiques, lesquelles ne répondent pas au
déterminisme organique, mais « obéissent à leurs propres lois, des lois qui sont
incommensurables aux processus matériels »21. Et à Hoche de conclure selon cette
perspective que « les désordres psychiques se groupent par eux-mêmes »22.
Bien que Binswanger reproche au psychiatre allemand de rester attaché, pour
fonder la classification des troubles psychiques, à un point de vue purement
symptomatologique – ce qui ferait « revenir au premier plan la très vieille conception
selon laquelle le psychique constituerait une catégorie complètement nouvelle et en

18 BINSWANGER Ludwig, « Psychologische Tagesfragen innerhalb der klinischen Psychiatrie »,


Zeitschrift für die gesamte Neurologie und Psychiatrie, 26, 1914, p. 574-599.
19 HOCHE Alfred, « Kritisches zur psychiatrischen Formenlehre », Allgemeine Zeitschrift für Psychiatrie, 63,

1906, p. 559-563.
20 HOCHE Alfred, « Die Bedeutung der Symptomenkomplexe in der Psychiatrie », Zeitschrift für die

gesamte Neurologie und Psychiatrie, 12, 1912, p. 540-551.


21 Ibidem, p. 547 (nous traduisons).
22 Ibidem, p. 550 (nous traduisons).

39
ELISABETTA BASSO

soi fermée »23 – il n’hésite pas à apprécier cette idée d’un auto-groupement ou d’une
auto-organisation des symptômes. Nous retrouverons, en effet, cette intuition dans
le thème que Binswanger développera plus spécifiquement dans les années vingt, à
savoir l’idée de l’auto-normativité du pathologique. Il s’agit d’une perspective qui
comporte des conséquences méthodologiques et cliniques très importantes, dans la
mesure où, s’il est vrai que les désordres psychiques s’organisent ou « se groupent par
eux-mêmes », le travail du psychiatre consistera alors non pas dans la catégorisation
extérieure des formes pathologiques, mais dans la description et l’analyse de ces
formes « de l’intérieur », à partir des « modes » selon lesquels ces formes se
structurent.
Binswanger poursuit son article en présentant et discutant la perspective de
Karl Bonhoeffer (1868-1948)24, lequel, à cette même époque, s’était occupé à son
tour des psychoses fonctionnelles ou « symptomatiques » qu’il concevait comme des
formes de « réaction psychique typiques » relativement indépendantes de l’atteinte
organique25. Malgré son appréciation de la « concession lourde de signification
clinique » faite par le psychiatre allemand à la psychologie26, Binswanger reproche à
Bonhoeffer de n’avoir pas réussi à penser la spécificité de vécus psychiques, à savoir
leurs modes de fonctionnement et leurs formes typiques d’organisation. C’est dans
l’ouvrage de Bleuler de 1911 (Dementia praecox oder Gruppe der Schizophrenien) que
Binswanger reconnait le modèle capable de séparer enfin le concept de « processus »
pathologique organique de celui de « réaction » de la psyché malade sans pourtant
faire retomber la psychiatrie dans le « psychologisme »27. En distinguant les
symptômes primaires ou fondamentaux – relevant directement du processus
morbide – des symptômes secondaires ou psychologiques, Bleuler aurait été capable,
en effet, de concilier les deux niveaux de l’organique et du psychique sans opter
dogmatiquement ni pour l’un ni pour l’autre. C’est la raison pour laquelle en 1914,

23 BINSWANGER Ludwig, « Psychologische Tagesfragen innerhalb der klinischen Psychiatrie », op. cit.,
p. 576 (nous traduisons).
24 Karl Bonhoeffer avait étudié avec Carl Wernicke à Breslau et à partir de 1912 était professeur à

Berlin.
25 BONHOEFFER Karl, « Die symptomatische Psychosen im Gefolge von akuten Infektionen und

inneren Erkrankungen », in G. Aschaffenburg, éd., Handbuch der Psychiatrie, 3. Abteilung, 1. Hälfte,


Leipzig-Wien, Deuticke, 1910, p. 1-118. Cf. aussi BONHOEFFER Karl, « Wieweit kommen
psychogene Krankheitszustände und Krankheitsprozesse vor, die nicht der Hysterie zu rechnen sind ? »,
Allgemeine Zeitschrift für Psychiatrie, 68, 1911.
26 Cf. BINSWANGER Ludwig, « Lebensfunktion und innere Lebensgeschichte », Monatsschrift für

Psychiatrie und Neurologie, 68, 1928, p. 52-79 ; Ausgewählte Werke, vol. 3: Vorträge und Aufsätze, éd. par Max
Herzog, Heidelberg, Asanger, 1992, p. 71-94 ; trad. fr. par Jacqueline Verdeaux et Roland Kuhn,
« Fonction vitale et histoire intérieure de la vie », in Introduction à l’analyse existentielle, Paris, Les Éditions
de Minuit, 1971, p. 49.
27 BINSWANGER Ludwig, « Psychologische Tagesfragen innerhalb der klinischen Psychiatrie », op. cit.,

p. 584.

40
LA PSYCHI ATRIE COMME « SCIE NCE DU SINGU LIER »

Binswanger situe la perspective bleulerienne de 1911 « à l’intersection entre


l’approche de Kraepelin et l’approche purement psychologique » de la
psychopathologie28. Bleuler, d’ailleurs, avouait ne pas connaître la nature du
processus schizophrénique et observait, en outre, le fait que l’évolution des
symptômes et celle du processus morbide n’étaient « nullement forcées d’aller de
paire »29. Selon cette perspective, le psychiatre n’aurait d’autre possibilité que celle
d’agir sur le terrain de la thérapie psychique, et c’est précisément en éclaircissant les
« relations psychologiques » dans le domaine de la psychiatrie qu’il serait possible
d’élaborer une « nouvelle vision de la nature des psychoses »30.
C’est dans ce contexte que la doctrine freudienne est accueillie dans le groupe
des psychiatres dirigé par Bleuler. Les intuitions de Freud trouvent donc leur place à
l’intérieur d’un questionnement méthodologique adressé à la psychologie par une
psychiatrie académique qui, face aux sciences médicales, domaine auquel elle
appartient formellement, revendique pour ses analyses du « psychique » un même
droit à la scientificité31. L’intérêt du jeune Binswanger pour la psychanalyse date
d’ailleurs précisément de cette époque, et c’est bien en 1908 que débute son échange
épistolaire avec Freud, poursuivi par les deux médecins pendant trente ans32. Au
début de sa carrière de psychiatre, Binswanger emploie la méthode freudienne avec
ses patients comme en témoigne l’essai sur un cas d’hystérie qu’il publie en 1909
dans la revue dirigée par Freud et Bleuler – le Jahrbuch für psychoanalytische und
psychopathologische Forschungen –, pendant la période où il travaille dans la clinique
universitaire de Jena33.
C’est précisément cette adhésion binswangerienne à la psychanalyse qui va
déclencher un débat assez vif avec Karl Jaspers, lequel, en 1913, avait publié un essai
discutant à nouveau le problème de l’étiologie des « psychoses réactives » (« Relations
causales et “compréhensibles” entre destin et psychose dans la dementia praecox ou

28 Ibidem, p. 578.
29 BLEULER Eugen, Dementia praecox ou groupe des schizophrénies, op. cit., p. 572. À ses yeux, en effet, il se
peut très bien qu’« à trouble cérébral égal, tel patient peut guérir et tel autre peut devenir stupide, en cas
de constitution psychique un peu différente, ou de manque de stimulation, ou de trauma psychique
d’effet plus important » (p. 575).
30 Ibidem, p. 37.
31 Sur le problème du statut « scientifique » de la psychiatrie existentielle, nous nous permettons de

renvoyer à notre article : « From the Nature of Psychosis to the Phenomenological Reform of
Psychopathology. A Historical and Epistemological Account of Ludwig Binswanger’s Psychiatric
Project », Medicine Studies, vol. 3, n°4, p. 215-232.
32 BINSWANGER Ludwig et FREUD Sigmund, Briefwechsel: 1908-1938, G. Fichtner éd., Frankfurt a.

M, Fischer, 1992 ; trad. fr. par R. Menahem et M. Strauss, Correspondance 1908-1938, Paris, Calmann-
Lévy, 1995.
33 BINSWANGER Ludwig, « Versuch einer Hysterie-Analyse », Jahrbuch für psychoanalytische und

psychopathologische Forschungen, 1, 1909, p. 174-318.

41
ELISABETTA BASSO

schizophrénie »34). La thèse de Jaspers est que la schizophrénie doit être approchée


selon deux perspectives qui, tout en étant associées, sont bien distinctes entre elles : à
savoir, d’une part, le point de vue causal, qui repère le moment émotionnel
déclenchant par rapport auquel la psychose se présente comme une « réaction », et,
d’autre part, le point de vue des « relations compréhensibles ». Selon Jaspers, ni l’un
ni l’autre de ces deux points de vue ne peuvent expliquer intégralement la maladie
mentale, et on se tromperait en croyant « comprendre » la cause de celle-ci, tout
comme on se tromperait en voulant « expliquer » des relations psychiques. Dit
autrement, pour Jaspers, l’expression « cause psychique » est illégitime, puisque les
manifestations psychiques sont toujours, en dernière analyse, le résultat de relations
ou connexions individuelles qui peuvent être « comprises » seulement de manière
partielle, au moyen d’un savoir intuitif (« einfühlendes Verstehen »).
Il s’agit d’une thèse que Jaspers avait déjà explicitée, toujours en 1913, dans
son traité de Psychopathologie générale, là où il exposait la différence entre la
« compréhension » (« Verstehen ») des relations psychiques et leur « interprétation »
(« Deuten »)35. Alors que la compréhension nous permettrait de reconstruire la genèse
de certaines relations psychiques – soit directement, soit indirectement, en
éclaircissant des connexions non immédiatement visibles ou « non-remarquées »
(« Unbemerkte ») – l’interprétation, par contre, nous contraindrait à « supposer des
faits extra-conscients » afin de pouvoir compléter notre compréhension pour
élaborer finalement une explication. L’exemple le plus évident de cette démarche,
selon Jaspers, serait la théorie freudienne des « mécanismes psychiques », une théorie
impliquant la « construction d’événements extra-conscients » qu’il considère
conjecturale, « imprudente » et « non convaincante »36. La psychanalyse aurait donc
confondu la compréhension des faits psychiques avec leur explication causale et
aurait élaboré à partir de là une théorie de la psyché et de son fonctionnement, alors
que le travail « de compréhension », selon le psychiatre allemand, ne peut jamais
donner lieu à des théories.

34 JASPERS Karl, « Kausale und “verständliche” Zusammenhänge zwischen Schicksal und Psychose bei
der Dementia praecox (Schizophrenie) » Zeitschrift für die gesamte Neurologie und Psychiatrie, 14, 1913,
p. 158-263 ; Gesammelte Schriften über Psychopathologie, Berlin, Springer, 1963, p. 329-413.
35 JASPERS Karl, Allgemeine Psychopathologie. Ein Leitfaden für Studierende, Ärzte, und Psychologen, Berlin,

Springer, 1913, chap. 3 : « Die Zusammenhänge des Seelenlebens : I. Die Verständlichen
Zusammenhänge », p. 147 : « Nous parlons de compréhension dans la mesure où le contenu est
entièrement confirmé par les gestes, les manifestations verbales et les autres actes. Nous parlons
d’interprétation lorsque nous n’avons que quelques rares points d’appui qui nous servent à transposer sur
le cas particulier qui nous occupe, avec une certain probabilité, des relations déjà constatées dans
d’autres cas » (trad. fr. d'après la troisième édition allemande par A. Kastler et J. Mendousse,
Psychopathologie générale, Paris, Félix Alcan, 1928, p. 252).
36 JASPERS Karl, Allgemeine Psychopathologie, op. cit., p. 338.

42
LA PSYCHI ATRIE COMME « SCIE NCE DU SINGU LIER »

Psychanalyse et phénoménologie : le débat entre Binswanger et Jaspers (1913-


1914)
Binswanger discute la thèse de Jaspers dans un compte rendu qui paraît cette
même année dans la revue freudienne : Internationale Zeitschrift für ärztliche
Psychoanalyse37. Ce qu’il ne peut pas accepter dans la position jaspersienne, c’est l’idée
que dans le domaine du psychique il ne soit pas possible de « dégager » des lois
capables d’organiser les faits psychiques dans une théorie38. C’est précisément la
raison pour laquelle Binswanger apprécie le modèle méthodologique freudien, dont
les « Remarques » de 1913 représentent une véritable défense. Ce que Binswanger
apprécie particulièrement dans la démarche analytique de Freud, c’est sa capacité à
approcher les faits psychiques en suivant leur propre organisation. La psychanalyse
formule des « lois rationnelles a priori » à partir des vécus psychiques eux-mêmes,
selon des « relations motivationnelles de sens ». Selon la lecture de Binswanger,
l’adoption de la méthodologie freudienne par la psychiatrie clinique aurait donc
permis à celle-ci de renoncer à postuler in abstracto des « catégories » pour se laisser
guider par les relations et « principes structuraux » qui tout à la fois régissent le
psychique et guident le psychiatre vers sa compréhension. La psychanalyse aurait
donc donné substance à cette « compréhension » que la « verstehende Psychologie » de
Jaspers avait donné pour tâche à la psychiatrie, et qui pourtant était incapable de
concilier la compréhension intuitive, empathique, de la singularité d’un cas avec
l’exigence d’universalité que comporte toute théorisation scientifique.
Dans son article de 1914, Binswanger se plaint de « ces critiques qui se
limitent à considérer que Freud aurait enrichi tout simplement notre connaissance
des liens psychologiques des névroses et de quelques psychoses »39. En réalité,
poursuit-il : « Les relations mises en lumière par Freud dans la vie psychique ne nous
permettent aucunement de comprendre psychologiquement le contenu d’une
névrose ou d’une psychose, mais nous offrent un aperçu de leur construction
globale, de leur structure et de leur genèse »40. Ce dont la psychanalyse offrirait
l’exemple à la psychiatrie, plus particulièrement, c’est le modèle d’une auto-
structuration du matériel psychique, à savoir l’idée que le « principe d’ordre » ou le
« schéma pour ordonner les symptômes » dont le psychiatre a besoin pour classifier
et diagnostiquer le pathologique, est fourni par le matériel psychique lui-même41.
Dans la Préface du recueil Schizophrénie (1957) – où il rassemble quelques-uns de ses

37 BINSWANGER Ludwig, « Bemerkungen zu der Arbeit Jaspers’ “Kausale und ‘verständliche’


Zusammenhänge zwischen Schicksal und Psychose bei der Dementia praecox (Schizophrenie)” »,
Internationale Zeitschrift für ärztliche Psychoanalyse, 1, 1913, p. 383-390.
38 Ibidem, p. 386.
39 BINSWANGER Ludwig, « Psychologische Tagesfragen innerhalb der klinischen Psychiatrie », op. cit.,

p. 581.
40 Ibidem.
41 BINSWANGER Ludwig, Schizophrenie, Pfullingen, Neske, 1957, p. 27.

43
ELISABETTA BASSO

principaux cas cliniques des années quarante et cinquante – Binswanger présente, en


effet, la Daseinsanalyse comme une méthode au moyen de laquelle il serait enfin
possible au psychiatre d’« ordonner l’énorme quantité de données des cas cliniques
singuliers » à partir de la structuration normative immanente qui les sous-tend42.
On retrouve dans cette approche l’idée de Bleuler (et notamment de la
manière dont Bleuler avait reçu Freud) selon laquelle il y a des lois psychiques qui
structurent l’organisation des symptômes de la maladie, et que la maladie doit être
approchée non pas d’un point de vue étiologique, ni symptomatologique, mais à
partir de ces lois et de leurs « modes de manifestation », des modes qui sont régis par
un ordre structural43. En outre, tout comme Bleuler estimait que « les symptômes
secondaires sont en partie […] les conséquences de tentatives d’adaptation aux
troubles primaires »44, Binswanger constate que la maladie n’est pas qu’une
désagrégation de la structure de « l’être-au-monde », mais surtout l’élaboration d’une
structuration nouvelle qu’il faut entendre comme une tentative d’arranger les fissures
provoquées par la maladie45 et qui se manifeste par des formes de comportement
déterminées.
Cette idée de l’auto-organisation de la maladie s’offrirait donc comme une
réponse au problème de l’ontologie du pathologique qui était au centre du débat
psychiatrique autour de la schizophrénie au tout début du XXe siècle. Si pour
Kraepelin la démence précoce était une véritable entité naturelle – ce qui fait que la
norme à la base de cette maladie était une norme prédéterminée naturellement – au
moment où la psychiatrie fait place au « psychique », force lui est d’admettre une
autre modalité de la normativité qui ne correspond pas à celle reconnue par la
médecine organique. Et c’est exactement afin de pouvoir concevoir cette nouvelle
modalité de la norme engagée par la dimension du « psychique » que Binswanger, à
partir du début des années vingt, s’adresse à la phénoménologie.
Ce qui attire Binswanger d’abord vers la démarche transcendantale de Husserl,
et ensuite, dans les années trente, vers l’analytique existentiale de Heidegger, c’est
l’idée qu’il soit possible de saisir le phénomène singulier – à savoir les diverses
expressions du comportement d’un patient – à partir de son « essence », une essence
que Binswanger identifie avec la « norme » ou la « structure » du fait psychique.
Or, pour Binswanger, cette « norme » interne au phénomène coïncide avec
l’auto-normativité qui définit ce qu’il appelle le « projet de monde » du malade. Cette
normativité ou « projet de monde », plus précisément, est une certaine configuration

42 Ibidem.
43 BLEULER Eugen, Dementia praecox ou groupe des schizophrénies, op. cit., p. 367.
44 Ibidem, p. 569.
45 BINSWANGER Ludwig, Schizophrenie, op. cit., p. 12 : « […] il est possible […] de montrer quels sont

les éléments responsables du fait que cet ordre structural, pour ainsi dire, “vient à manquer”, présente
des fissures, mais aussi la manière dont ces fissures sont comblées par l’être-au-monde [Dasein] » (nous
traduisons).

44
LA PSYCHI ATRIE COMME « SCIE NCE DU SINGU LIER »

du psychique détectable à partir de « relations de sens » typiques qui régissent les


comportements en rendant possibles a priori leurs différentes expressions. Il s’agit de
relations de sens qui ne subsistent pas indépendamment de l’expérience singulière, et
qui pourtant ne se réduisent pas à la singularité de l’expérience, puisqu’elles
constituent son schéma ordonnateur ou « structure ». L’enjeu épistémologique de
cette notion de structure par rapport à celle de catégorie, pour Binswanger,
consisterait donc dans sa capacité à relever à la fois d’une forme ou configuration
générale typique du comportement – ce pourquoi il l’appelle aussi l’« a priori » de
l’existence –, et en même temps, d’une existence singulière et historique.
Binswanger se sert du concept phénoménologique d’essence, et ensuite du
concept heideggérien de « structure a priori du Dasein », comme d’un instrument
méthodologique finalisé à des buts diagnostiques et cliniques. Il y a un texte du
psychiatre suisse où cet emploi opératoire du concept d’a priori est tout
particulièrement évident. Il s’agit d’un article de 1946 « Sur la direction de recherche
analytico-existentielle en psychiatrie », où Binswanger insiste sur le fait que le concept de
Dasein qui pour Heidegger possède le caractère d’une thèse ontologique, peut
également être utilisé par une « analyse existentielle pratique » en tant que « fil
conducteur » méthodologique pour étudier les formes par lesquelles se structurent
les « projets de monde » des malades46.
Or, si pour Binswanger le Dasein est au centre de l’analyse psychiatrique, c’est
parce que son être s’exprime à travers un fonctionnement qui est « ordonné selon une
norme », une norme qu’« il faut caractériser positivement, c’est-à-dire à partir de la
vie exclusive dans l’espace d’action »47 :

La structure de l’être-dans-le-monde n’est capable de donner un tel fil conducteur


méthodologique que parce que nous avons en main, dans cette structure, une norme ;
[…] Lorsque nous pouvons parler, par exemple, d’une forme de vie ou, mieux, d’une
forme d’être-présent maniaque, cela signifie que nous avons pu établir une norme qui
comprend et régit tous les modes d’expression et de comportement par nous désignés
comme maniaques. Or cette norme est ce que nous désignons comme le « monde » du
maniaque. […] L’étant […] ne devenant jamais accessible à l’homme en tant que tel,
mais toujours seulement dans un et par un projet-de-monde déterminé.48

46 BINSWANGER Ludwig, « Über die daseinsanalytische Forschungsrichtung in der Psychiatrie »,


Schweizer Archiv für Psychiatrie und Neurologie, 57, 1946, p. 209-235 ; Ausgewählte Werke, vol. 3: Vorträge und
Aufsätze, op. cit., p. 231-257 ; trad. fr. par Roger Lewinter, « Sur la direction de recherche analytico-
existentielle en psychiatrie », in Analyse existentielle, psychiatrie clinique et psychanalyse, op. cit., p. 66.
47 Cf. BINSWANGER Ludwig, « Über Ideenflucht », Schweizer Archiv für Neurologie und Psychiatrie, 27, 2,

1932, pp. 203-217 ; 28, 1-2, 1932, p. 18-26, 183-202 ; 29, 1, 1932, p. 193 ss. ; 30, 1, 1933, p. 68-85 ; en
volume: Zürich, Orel Füssli, 1933 ; Ausgewählte Werke, vol. 1: Formen mi_glückten Daseins, éd. par Max
Herzog, Heidelberg, Asanger 1992, p. 2-231 ; trad. fr. par M. Dupuis; avec la collab. de C. van Neuss et
M. Richir, Sur la fuite des idées, Grenoble, Jérôme Millon, 2000, p. 150.
48 BINSWANGER Ludwig, « Sur la direction de recherche analytico-existentielle en psychiatrie », op. cit., p. 66.

45
ELISABETTA BASSO

L’« a priori d’existence » ou structure, dans l’analyse existentielle, est donc un concept
opératoire dérivant de la clinique, qui est dégagé de la clinique – puisqu’il ne peut pas
être théorisé avant son incarnation dans un cas – et pourtant, en même temps, il est à
même de la guider. D’un point de vue épistémologique, il s’agit d’un concept qui, en
dernière analyse, est formulé et utilisé par Binswanger afin de rendre compte de
l’immanence des catégories scientifiques en regard des faits que ces catégories sont
censées expliquer.

Une épistémologie liée à la clinique


Le « cas Binswanger » se présente donc comme l’exemple d’une réflexion
psychiatrique dans laquelle le discours épistémologique ne peut pas être séparé des
enjeux cliniques qui à la fois le motivent et en dérivent. De la même manière, les
engagements à l’égard de la singularité ou subjectivité du malade sont immanents à la
problématique de caractère théorico-méthodologique qui est à la base de l’adhésion
de Binswanger à la phénoménologie philosophique. Dit autrement, dans la
Daseinsanalyse, le problème éthique ne peut pas être considéré indépendamment du
problème épistémologique qui le motive, un problème qui, à son tour, naît des
exigences de la clinique. Nous avons vu, en effet, que le concept d’« a priori
structural » ou « structure » élaboré par Binswanger à l’aide du langage et des
instruments théoriques de la philosophie, est frayé et employé, à l’origine, dans le
cadre d’une recherche méthodologique visant à doter la psychiatrie d’un outil
scientifique qui soit capable de rendre compte à la fois du caractère individuel de la
maladie et de sa configuration « typique », à savoir reconnaissable dans une
multiplicité de cas.
À partir de la thèse de l’« auto-normativité » des comportements, en outre,
Binswanger élabore une conception du pathologique qui restera à la base du
programme de la « psychiatrie phénoménologique », à savoir l’idée que les
expériences psychopathologiques ne sont pas tout simplement des défauts dans sa
santé, mais des nouvelles formes « d’être au monde ». Il s’agit d’une thèse que le
psychiatre suisse approfondit avec l’appui des intuitions formulées par le neurologue
et psychiatre allemand Kurt Goldstein (1878-1965) dans le domaine de la recherche
neurologique :

Ainsi, le concept de pathologique […] n’était plus maintenant l’expression pour


quelque chose de purement négatif, c’est-à-dire le contraire de la norme, mais se
laissait également concevoir positivement, justement à partir de la norme. Nous
devons en particulier à Goldstein la perspective selon laquelle ce positif correspond à

46
LA PSYCHI ATRIE COMME « SCIE NCE DU SINGU LIER »

un « nouvel être dans le monde » […] (ce qui veut toujours dire un être ordonné selon
une norme, un sens, une structure) qu’il faut caractériser positivement49.

Même s’il est vrai que les ouvrages de Binswanger laissent plus d’espace à la
réflexion théorique qu’à la présentation de véritables « techniques » pratico-
thérapeutiques50, il faut aussi reconnaître que cette réflexion reste un point de repère
très important aujourd’hui pour les psychiatres, les médecins, mais aussi les
philosophes qui s’interrogent sur la relation de soin51. La Daseinsanalyse ouvre, en
effet, sur une vision optimiste de la clinique qui conçoit désormais la pratique
thérapeutique – pour utiliser les mots de Lazare Benaroyo – comme une activité qui
« ne se contente pas de prévoir pour le patient un retour à la norme physiologique,
mais se concentre également sur les capacités qu’a le malade de retrouver une
nouvelle norme d’existence »52.
Le psychiatre-phénoménologue, grâce à sa capacité de saisir directement les
« directions de sens » structurant la formation du « projet de monde » du malade,
aurait la possibilité d’intervenir dans cette formation par son action thérapeutique,
laquelle aurait précisément le but d’aider les malades à intervenir eux-mêmes dans
leurs propres mondes, à savoir – comme le montre très bien Roland Kuhn – à
s’« interroger sur le style selon lequel ils existent » et qui consiste « en une certaine
manière de s’expliquer avec un monde, les autres, soi-même »53. Loin de s’imposer de
l’extérieur avec ses propres règles et son propre système interprétatif, la thérapie est
conçue désormais comme « un nouvel acte créateur »54. D’où l’importance que la
Daseinsanalyse attribue aux dimensions temporelles du « présent » et de l’ « avenir »
plutôt qu’à l’idée d’un passé intervenant de manière déterministe sur les contenus des

49 BINSWANGER Ludwig, Sur la fuite des idées, op. cit., p. 149-150.


50 À ce propos, cf. par exemple l’article de Chantal Marazia, lequel s’attache à déconstruire le mythe du
psychothérapeute-philosophe pour démontrer que finalement les soins dispensés à la clinique de
Binswanger à Kreuzlingen ne différaient pas tellement de ceux qui étaient caractéristiques de la
psychiatrie de l’époque, à savoir électrothérapies, électrochocs, psychochirurgie, etc. (« Vere utopie o
castelli in aria ? La leggenda della clinica Bellevue di Kreuzlingen (1857-1910) », in PANATTONI
Riccardo (dir.), Lo sguardo psichiatrico, Milano, Bruno Mondadori, 2009, p. 269-278.
51 Voir par exemple le dossier thématique de la revue : La lettre du psychiatre, 5, 9 (2009) : Actualité de la

philosophie en psychiatrie. Cf. aussi le recueil dirigé par Brigitte LEROY-VIEMON, Ludwig Binswanger.
Philosophie, Anthropologie clinique, Daseinsanalyse, Paris, Le Cercle Herméneutique, 2011.
52 BENAROYO Lazare, « Éthique et herméneutique du soin », in BENAROYO Lazare, LEFEVE

Céline et al. (dir.), Philosophie du soin : éthique, médecine et société, Paris, PUF, 2010, p. 27.
53 KUHN Roland, « L’errance comme problème psychopathologique ou déménager » (1973), in Écrits

sur l’analyse existentielle, textes réunis et présentés par Jean-Claude Marceau, Paris, L’Harmattan, 2007,
p. 96. Cf. aussi son « Approche de la pensée daseinsanalytique en psychiatrie et psychothérapie » (1999),
ibidem, p. 290 : « Le malade apprend peu à peu à remplacer ses propres associations libres […] par des
variation eidétiques. Cela signifie un gain du point de vue des connexions significatives de la pensée ».
54 KUHN Roland, « L’essai de Ludwig Binswanger “Le rêve et l’existence” et sa signification pour la

psychothérapie », Écrits sur l’analyse existentielle, op. cit., p. 318.

47
ELISABETTA BASSO

vécus des patients. Ce qui compte pour le psychiatre-phénoménologue est la


« situation réelle et actuelle, dans la rencontre unique de deux personnes
existantes »55.
Cette enquête sur la psychiatrie phénoménologique selon le modèle élaboré
par Ludwig Binswanger présente donc une manière de formuler une théorie
psychiatrique pour laquelle les catégories scientifiques et philosophiques ne sont pas
pures, mais sont toujours sollicitées et intimement liées à des expériences incarnées
et situées dans un contexte qui résiste à la catégorisation tout en la mettant à
l’épreuve. La manière dont le courant existentiel en psychiatrie fait usage des
principes de la phénoménologie tout en les intégrant au niveau méthodologique sur
le terrain de l’expérience historique permet ainsi une réflexion plus large sur le rôle
que la philosophie peut jouer, aujourd’hui, non seulement dans le contexte de
l’histoire des sciences et des savoirs médicaux, mais aussi en ce qui concerne la
manière dont ces sciences et ces savoirs se constituent et conçoivent la spécificité de
la valeur scientifique de leurs propres concepts sur la base des tâches cliniques qui les
motivent.

55KUHN Roland, « L’œuvre de Ludwig Binswanger, son origine et sa signification pour l’avenir », Écrits
sur l’analyse existentielle, op. cit., p. 143.

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