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La force de vivre Introduction aux œuvres 2020-2021

Lettres-philosophie

LA FORCE DE VIVRE
INTRODUCTION À L’ÉTUDE DES
ŒUVRES
I. DES ŒUVRES DANS L’AVENTURE DU TEMPS

A. La force de vivre à l’épreuve d’une époque

1) Nietzsche : Contextualisation du Gai Savoir

Friedrich Nietzsche est un philosophe allemand né en octobre 1844 près de Leipzig et mort
en août 1900 à Weimar. Fils d’un pasteur qui meurt quand Nietzsche a cinq ans, il reçoit une
instruction classique jusqu’à ses études de philologie à l’université de Leipzig. Il découvre les
philosophes antiques et contemporains, dont Schopenhauer. Il rencontre le compositeur Wagner
en 1868, auquel il se lie avant de se brouiller pour des raisons idéologiques. Il est nommé
professeur de philologie à l’université de Bâle en 1869. Pendant la guerre franco-prussienne, il
sert dans une unité sanitaire mais, tombé malade, il est contraint de rentrer en Suisse.

Nietzsche en 1869

À partir de 1872, le philosophe publie ses premiers ouvrages dont La Naissance de la


tragédie (1872), Les Considérations inactuelles (1873-1876), Humain trop humain (1878),
Aurore (1881). Après Le Gai Savoir (1882 et 1887 pour la réédition, la Préface et le Livre V)
viendront Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), Par-delà Bien et Mal (1886) et La
Généalogie de la Morale (1887) pour les textes principaux. Sa santé se dégrade nettement à
partir de 1875 : c’est à ce point de son existence que se situe Le Gai Savoir. En 1889, la santé

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mentale du philosophe « s’effondre » : il est pris de délire1 à Turin. Il survit dans une vie
végétative avant de mourir en août 19002.
Ces quelques éléments de biographie permettent d’éclairer sa personnalité très singulière et
sont nécessaires à la compréhension du contexte de l’œuvre au programme, au centre de
laquelle se trouve une réflexion sur la maladie et la santé, comme en témoignent les § 2 et 3 de
la Préface où l’emploi du pronom « je » est d’inspiration nettement autobiographie, même si le
propos bifurque immédiatement vers la réflexion philosophique : « – Mais laissons-là Monsieur
Nietzsche : que nous importe que Monsieur Nietzsche ait recouvré la santé ? » (§ 2, p. 27) ; « –
je sais assez l’avantage que me procure ma santé… » (§ 3, p. 29). Il n’est pas question de
comprendre la logique interne de la pensée du philosophe uniquement à partir de données
biographiques, comme le note Patrice Wotling3. Il convient surtout d’analyser la mise en œuvre
des thèses de l’auteur sans les brouiller par des détails biographiques intempestifs4. Il reste que
ces données de vie contemporaines de la rédaction du Gai Savoir sont des indications précieuses
pour aider les lecteurs que nous sommes à comprendre quel sens Nietzsche donne à son
appréhension de la vie dans les années 1880.

● Contexte culturel, social et historique du Gai Savoir

Nietzsche est contemporain des bouleversements historiques et sociaux de la fin du XIXe


siècle et se pose en « observateur et (...) témoin critique (…) de son temps5 ». Et le lecteur peut
de fait constater l’ampleur des problèmes abordés dans la préface et le livre IV du Gai Savoir.

- Critique des idéologies : positivisme et sciences biologiques


Le XIXe siècle est celui d’idéologies particulièrement puissantes. Le positivisme6 d’abord,
courant d’idées qui considère la connaissance comme source de progrès et de bienfaits dans
tous les domaines pour l’humanité. Nietzsche critique de manière systématique toutes ces
croyances ou systèmes de représentations collectives et dominantes qui ne sont, à ses yeux, que
des illusions. L’idée selon laquelle les sociétés industrielles seront des modèles de sociétés

1
On ignore encore exactement quelle était la cause exacte des maux dont souffrait Nietzsche. Il a été question des
suites d’une syphilis de jeunesse non soignée et responsable d’une démence vasculaire. Des recherches médicales
ont également mis en évidence l’existence d’une tumeur cérébrale (dont le père de Nietzsche était lui-même
décédé) qui aurait provoqué ses troubles d’ordre psychiatrique.
2
Après la mort de Nietzsche, sa sœur Elisabeth, aux sympathies antisémites prononcées – elle a épousé l’un des
chefs du parti antisémite en Allemagne –, s’emploie à faire publier les dernières œuvres du philosophe qu’elle
censure. Elle publie un ouvrage qu’elle intitule La volonté de Puissance, compilation d’aphorismes du philosophe.
Ce texte, qui n’est pas de l’initiative de Nietzsche, devient peu à peu l’œuvre la plus importante du corpus de
manière ironique, « celle qui donne enfin au philosophe ce ‘‘système’’ qui […] lui faisait défaut. » (Giuliano
Campioni, Dictionnaire Nietzsche, R. Laffont, Bouquins, 2017, p. 943). Elisabeth est en grande partie responsable
de la construction ultérieure de Nietzsche en philosophe officiel du régime nazi, ce qui constitue un contre-sens
magistral, Nietzsche n’ayant jamais caché son aversion profonde pour l’antisémitisme.
3
P. Wotling, Le Gai Savoir, « Chronologie », GF, 2007, p. 427.
4
P. Wotling précise que Nietzsche tenait à ce que l’enjeu philosophique de son œuvre ait la première place, et il
« prendra soin de présenter lui-même son autobiographie » dans Ecce Homo, où « il choisit de présenter les
expériences fondamentales de sa vie et don parcours intellectuel » (Ibid.).
5
Philippe Choulet, La force de Vivre, Atlande, 2020, p. 121.
6
Il s’agit du courant de pensée fondé par Auguste Comte en 1830. L’histoire des sciences est considérée comme
révélation progressive de la vérité et permet l’ordre moral, politique, le progrès technique et la paix sociale.

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pacifiques est en particulier démentie dès le XIXe siècle. Ainsi le § 329 intitulé Loisir et oisiveté
donne-t-il un exemple de cette critique : l’idéologie bourgeoise du travail y est mise en pièces
par le philosophe : « On pense la montre à la main, comme on déjeune, le regard rivé au bulletin
de la Bourse, – on vit comme un homme qui constamment pourrait rater quelque chose. (…)
Oh, qu’ils sont peu exigeants en matière de ‘joie’, nos hommes cultivés et incultes ! » (p. 265).
De même, est mise en question l’idéologie des sciences de la vie qui triomphe alors, héritière
du XVIIIe siècle. L’expérimentation animale avec le Français Claude Bernard, les théories du
transformisme7, de l’évolutionnisme8, en lien avec l’utilitarisme9 et le pragmatisme10, à quoi
s’ajoutent le socialisme et le marxisme en politique, constituent le substrat idéologique
dominant que Nietzsche ne cesse d’interroger dans toute son œuvre et en particulier dans Le
Gai Savoir. Le livre IV tout entier est traversé par ces attaques en règle.

Claude Bernard (1813-1878)


Père de la médecine expérimentale. Il est à l’origine de la théorie du milieu intérieur et de l’homéostasie.

- Écrire dans un siècle de crise morale, religieuse et métaphysique11


Le thème de la « mort de Dieu » est récurrent dans Le Gai Savoir : dire que Dieu est mort,
c’est affirmer que la croyance au dieu chrétien a perdu en Europe toute crédibilité. Nietzsche
n’a pas « inventé » le thème : avant lui, la philosophie de Hegel l’annonce, de même que celle
de Schopenhauer et de Kierkegaard ou encore les romans de Dostoïevski. Mais Nietzsche tire
toutes les implications de ce pessimisme moral dont il hérite – en particulier celui de
Schopenhauer, à l’arrière-plan de nombreux aphorismes dans Le Gai Savoir, et nommé à
plusieurs reprises. Ainsi sommes-nous par exemple invités à lire comme un ensemble les

7
Le transformisme est la doctrine scientifique de l’évolution des espèces par discontinuité, sélection naturelle et
mutations.
8
La théorie évolutionniste défend l’idée selon laquelle toutes les espèces vivantes, dont l’homme, sont en évolution
perpétuelle. Charles Darwin est le premier à la formuler.
9
L’utilitarisme prescrit d’agir (ou de ne pas agir) de manière à maximiser le bien-être collectif.
10
Le pragmatisme est la théorie selon laquelle la réussite et l’efficacité est le premier critère de vérité.
11
Le terme « métaphysique » désigne la connaissance du monde, des choses ou des processus en tant qu’ils existent
« au-delà » et indépendamment de l’expérience sensible que nous en avons (esprit, nature, Dieu, matière…).

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aphorismes 339 à 341 (p. 278 à 280). Les dernières paroles de Socrate 12 demandant qu’on
sacrifie un coq à Asclépios (§ 340) – ou Esculape, dieu des médecins – sont pour Nietzsche
révélatrices du pessimisme moral propre à la tradition philosophique issue de Socrate et dont
fait partie Schopenhauer, même si le nom de ce dernier n’est pas prononcé ici : « Est-ce
possible ? Un homme tel que lui, qui a vécu gaiement et, aux yeux de tous, comme un soldat, –
était pessimiste ! (…) Socrate, Socrate a souffert de la vie ! » (p. 279) : pour Socrate et ses
successeurs, la vie n’a aucune valeur. Les deux aphorismes en amont et en aval font par
contraste un éloge de la vie, en écho au §4 de la Préface, en louant la vie comme scintillement
des apparences (« Oui, la vie est femme ! » (p.278)) et de manière plus complexe, en
introduisant le thème de ceux qui sont capables d’acquiescer au tragique de l’existence (« Ou
combien te faudra-t-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d’autre qu’à donner
cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ? » (p. 280)).
Comme le remarque Philippe Choulet, « Nietzsche ramène toutes les questions culturelles à
la question de l’intensité de la vie13 ».

● Circonstances de publication

Nietzsche rédige Le Gai Savoir en deux temps : la première édition du texte date d’août 1882
et comprend les quatre premiers livres – dont celui qui est au programme – et les 63 maximes
en vers du prologue, regroupées sous le titre : « Plaisanterie, ruse et vengeance ». Pour sa
réédition du texte en 1887, Nietzsche ajoute le cinquième livre, la Préface14, les « Chants du
Prince hors-la Loi » (Lieder des Prinzen Vogelfrei) et le sous-titre qui éclaire le sens du titre
originel : la Gaya Scienza.
Le contexte de l’écriture et de la publication de l’ouvrage est donc en bonne part
biographique : celui d’un état de santé très fragile15 qui contraint Nietzsche à quitter en 1875 le
poste de professeur de philologie classique qu’il occupe depuis 1869 à l’université de Bâle. À
partir de 1875, il voyage en Italie, dans le sud de la France (Nice) et en Suisse, à la recherche
du climat qui conviendra à sa santé, ayant obtenu un congé sabbatique auprès de l’université.
Cette errance de lieu en lieu satisfait le mode de pensée « au grand air » du philosophe, comme
en témoigne un aphorisme du Livre V :
« Nous ne sommes pas de ceux qui n’arrivent à penser qu’au milieu de livres, sous
l’impulsion de livres – nous avons pour habitude de penser au grand air, en marchant, en sautant,
en escaladant, en dansant, de préférence sur des montagnes solitaires ou tout au bord de la mer,
là où même les chemins deviennent pensifs. » (« Face à un livre de savant », § 366)

12
Socrate a donné naissance à un large courant philosophique qui porte le même jugement sur la vie : elle n’a pas
de valeur. « Il doit pourtant y avoir quelque chose de malade dans tout cela ! » (Crépuscule des idoles, « le
problème de Socrate », § 1)
13
op. cit, p. 124.
14
Il s’agit donc de la préface de la seconde édition du livre, rédigée à l’automne 1886 et publiée en 1887, que nous
désignerons simplement du nom de « Préface ».
15
Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point au début de la Deuxième Partie.

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En 1879, Nietzsche abandonne définitivement son poste de professeur et reçoit une pension
annuelle de l’université. En 1881, il fait un séjour à Gênes, où le poème en exergue du livre IV
est rédigé et daté de 1882 : « Toi qui de ta lance de flamme / fracasses la glace de mon âme… »,
poème dans lequel le philosophe témoigne sur un ton personnel d’un renouveau existentiel :
Nietzsche est à une période charnière de son existence et éprouve le sentiment très fort de
recouvrer la santé, comme en témoigne le paragraphe 2 de la préface. Le Gai Savoir porte ainsi
largement l’écho de cette influence du sud de la France et de l’Italie, découverts par Nietzsche
lors de ses voyages. Mais, au-delà de sa propre personne, Nietzsche envisage dans Le Gai
Savoir d’élaborer les conditions d’une guérison de l’humanité dans son ensemble par une
affirmation des forces vitales et de l’amour porté à la vie.

● Le titre : Gai Savoir, Gaya Scienza

L’expression de « gai savoir » désigne une certaine doctrine de la connaissance et de la


science philosophiques. Premier constat : sont associées l’allégresse et la science, ce qui a priori
ne va pas de soi. Mais il s’agit moins de science positive, de connaissance abstraite – même si
Nietzsche considère également l’instruction scientifique comme formatrice du jugement – que
d’un savoir vécu, intériorisé, pragmatique et éprouvé dans la vie du sujet lui-même. Il s’agit
plutôt, selon le philosophe Clément Rosset, d’« une béatitude philosophique, où la connaissance
la plus lucide et par conséquent la moins réjouissante s’accorde à l’humeur la plus
euphorique. 16 ». Cette joie profonde, si elle constitue une ivresse, n’est donc pas de celles qui
se délivrent du savoir dans ce qu’il peut avoir d’austère, comme le fait le divertissement
pascalien. C’est au contraire elle qui donne accès au savoir, qui l’autorise même17. L’adjonction
de l’adjectif « gai » a pour effet d’en déstabiliser les assisses et d’ouvrir sur un autre type de
savoir, impossible à cerner immédiatement18 : c’est l’ouvrage dans son ensemble qui apportera,
aphorisme après aphorisme, dans le réseau de lignes qui se croisent et entre lesquelles se tisse
un sens complexe, une réponse composite, faite d’infinies « nuances », notion chère à
Nietzsche19. C’est l’objet de ce cours que d’essayer de repérer les lignes de force de ce gai
savoir en tâchant d’en restituer les nuances sans les écraser. Ce sont toutes les formes de savoir
dominants, toutes les idéologies, même celles de la création artistique – dont l’aphorisme 370
instruit le procès au livre V – qu’affronte le gai savoir, lequel est compris comme un savoir
différent, vécu, sensible et expérimenté par l’individu dans sa vie même.
L’expression du titre original : fröhliche Wissenschaft, ou « gai savoir », transpose en
allemand une notion empruntée au provençal médiéval, que vient confirmer en écho le sous-

16
C. Rosset, La Force majeure, Minuit, 1983, p. 67. C. Rosset rappelle à juste titre que Nietzsche s’est toujours
recommandé de Dionysos, « dieu de la plus profonde et lucide connaissance associant toujours la chaleur de
l’ivresse à la froide sobriété du savoir. » (p. 68)
17
Le terme de Wissenschaft du titre a ici le sens de savoir en général.
18
Alors que le romantisme fait l’objet d’un § définitionnel dans le livre V par exemple (§370).
19
« Malheur à moi qui suis une nuance ! » écrit Nietzsche dans Ecce Homo (« Le cas Wagner » § 4), en reprenant
le mot en français. La « nuance » est pour le philosophe la plus exacte manière de rendre compte de son expérience
de pensée impossible à restituer dans son intégralité. Tout au long de son œuvre, Nietzsche manifeste cette attention
obsessionnelle à cet « art de la nuance » qui constitue « la meilleure acquisition de la vie » (Par-delà Bien et Mal,
§31).

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titre la gaya scienza dans la seconde édition de 1887 : il renvoie à la tradition des troubadours
provençaux20, dont « le savoir […], comme le Mistral, nettoierait le ciel des nuages de la morale
moralisante et de la culpabilisation21 », et désigne en occitan l’art de composer de la poésie
lyrique.
Lire p. 32 : « Non, lorsque nous avons encore besoin d’un art, nous qui guérissons (…) toute
gaieté d’esprit, mes amis ! »
Retenir : « [N]ous avons encore besoin […] d’un autre art – d’un art espiègle, léger, fugace,
divinement serein, divinement artificiel qui telle une flamme claire s’élève en flamboyant dans
un ciel sans nuages ! » (Préface, § 4, p. 32)
et
« Nous nous entendons mieux, après-coup, à ce qui en est la première et nécessaire condition,
la gaieté d’esprit, toute gaieté d’esprit, mes amis ! »
Clôture de l’ouvrage, le dernier poème des « Chants du Prince hors-la Loi » est précisément
consacré « au mistral » auquel il est adressé, exprimant toute l’allégresse de celui qui a échappé
à la maladie et qui rend hommage au vent « chasseur de nuages » : « Dansons donc de mille
manières, / Libre – soit appelé notre art, / Gai – notre savoir ! »22 Ce sous-titre rappelle donc
l’origine de l’expression et en déborde le sens « pour faire entendre plusieurs choses à la fois »,
« pour créer une synthèse de sens23 », renvoyant à la grande attention que Nietzsche porte au
langage, comme on le verra dans la Troisième Partie du cours. L’expression n’appartient de fait
à aucune langue ou à toutes en même temps, comme le remarque P. Wotling.

● Sanctus-Januarius, (Saint-Janvier)

Le premier jour de janvier marque en Occident le début de l’année. Il a pris dans la tradition
l’aspect de Janus24, le dieu antique aux deux visages, l’un tourné vers l’intérieur et la clôture –
ici l’année écoulée –, l’autre vers l’extérieur, l’ouverture et la découverte de l’inconnu de
l’année qui commence. C’est aussi par tradition le mois où l’on formule des vœux pour l’année
à venir, coutume à laquelle Nietzsche se plie avec un plaisir évident dès le poème liminaire du
livre IV adressé à Saint Janvier « Janvier le plus beau ! » et dans le § 276 intitulé « Pour la
nouvelle année », formulant son souhait le plus cher :
Lire p. 225-226 : « Je veux apprendre toujours plus à voir (…) Je veux même, en toutes
circonstances, n’être plus qu’un homme qui dit oui ! »
Retenir : « Je veux même, en toutes circonstances, n’être plus qu’un homme qui dit oui ! »
(IV, 276, p. 225)
Nietzsche présente ce livre IV en ces termes dans Ecce Homo en évoquant le poème
liminaire : « Une strophe qui exprima ma reconnaissance pour le merveilleux mois de janvier

20
Stendhal, auteur avec lequel Nietzsche avait de grands affinités – on y reviendra –, utilise l’expression de « gai
savoir » dans les Mémoires d’un touriste. Il serait ainsi l’un des inspirateurs de l’expression.
21
Phlippe Choulet, Dictionnaire Nietzsche, op. cit., article « Le Gai Savoir », p. 359.
22
Le GS, p. 366.
23
P. Wotling, ibid, p. 10.
24
Dans la mythologie romaine, Janus est un dieu à une tête mais deux visages opposés, gardien des passages et
des croisements, divinité du changement, de la transition, auquel le mois de janvier est consacré.

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que j’ai vécu – le livre tout entier est un présent de ce mois — laisse deviner suffisamment du
fond de quelle profondeur la ‘science’ s’est faite gaie ici25. »
Nietzsche retrouve ici la légende de saint Janvier de Bénévent ou San Gennaro, patron de
Naples et martyr décapité au IIIe siècle, dont la légende rapporte qu’il fit l’objet d’un miracle :
son sang recueilli dans deux fioles se liquéfierait une fois par an au printemps. Nietzsche établit
ironiquement une analogie avec sa propre situation qui connaît de même ce « vent de dégel »
de printemps, cette « victoire sur l’hiver » (§1, p. 25), qui coïncide pour lui avec le retour de la
santé.

2) Hugo : une force de la nature confrontée à l’histoire et aux circonstances

Tout le monde n’a pas lu Hugo, mais tout le monde a prononcé son nom. Dans les années
trente, un journaliste interrogeait l’écrivain André Gide : « Quel est selon vous le plus grand
poète français ? », ce à quoi Gide répondit la phrase très fameuse : « Hugo, hélas ! » Pourquoi
cette formule paradoxalement glorifiante et déceptive ?
C’est que Hugo, de son vivant jusqu’à sa mort, et par-delà sa mort, a réussi toutes ses
entreprises. Il triomphe au théâtre où il impose le mouvement romantique (Hernani, Lucrèce
Borgia, Ruy Blas,26…) ; il triomphe en poésie, qu’elle soit lyrique (Les Feuilles d’automne, Les
Contemplations27…), épique (La Légende des siècles28) ou militante (Châtiments29) ; il
triomphe aussi avec le roman (Notre-Dame de Paris, Les Misérables30). Il s’impose ainsi dans
les grands genres de la littérature avec une œuvre monumentale qui occupe plus de 13000 pages.
Mais on lui reproche souvent sa grandiloquence, ses antithèses excessives, son ego gigantesque
qui s’expose particulièrement dans sa poésie.
Ces outrances font partie du personnage. Hugo est une force de la nature, un travailleur
insatiable qui ne recule pas devant le combat. Cette « force qui va31 » dont le charisme est tel
qu’elle réussit à mettre au diapason de son existence l’univers familial, les amis, les maîtresses
– cet homme singulier dont rien ne semble ébranler la force de vivre a pourtant connu bien des
événements qui auraient pu le décourager.

a) Un titan dans la tourmente littéraire

Les Contemplations paraissent en 1856, à un moment où le romantisme français dont Hugo


s’est fait le chantre le plus actif est pour ainsi dire à l’agonie. Il avait annoncé le renouveau du

25
Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », « Le Gai Savoir (La Gaya Scienza) »,1888, publication
posthume 1908, trad. H. Albert.
26
Respectivement en 1830, 1832, 1838.
27
Respectivement en 1831 et 1856.
28
1859, 1877.
29
1853. Précisons que l’édition princeps présentait un titre sans article
30
Respectivement en 1831 et 1862.
31
Hernani : « […] Tu me crois peut-être
Un homme comme sont tous les autres, un être
Intelligent, qui court droit au but qu’il rêva.
Détrompe-toi ! je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !
Une âme de malheur faite avec des ténèbres ! » (Hernani, III, 4)

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théâtre près d’un quart de siècle plus tôt dans sa Préface de Cromwell32. Il avait fait apparaître
la relativité du goût. Il avait déclaré en finir avec « ce grand niais d’alexandrin33 ». Il avait
défendu le droit de mêler le sublime au grotesque. Il avait promu un nouveau réalisme au service
de la représentation de la totalité, etc. Et voilà qu’au milieu du siècle l’avant-gardiste semble
avoir vécu. Déjà d’autres mouvements artistiques commencent à émerger. Le mouvement
parnassien se dessine dans Émaux et Camées34 de Théophile Gautier avant de trouver plus tard
un nom dans le recueil d’Alphonse Lemerre, Le Parnasse contemporain35. Les Contemplations
paraissent un an avant Les Fleurs du mal36 de Baudelaire, lesquelles annoncent le mouvement
symboliste. Dans « Aurore », premier livre du recueil, Hugo paraît d’abord se ranger de lui-
même dans une époque révolue, dans une création qui appartient au passé. « Réponse à un acte
d’accusation » (I, VII) le confirme. Hugo dresse le long inventaire de ses propres audaces, celles
qui ont marqué l’histoire de la littérature :
« J’ai dit à la narine : Eh mais ! tu n’es qu’un nez !
J’ai dit au long fruit d’or : Mais tu n’es qu’une poire !
J’ai dit à Vaugelas : Tu n’es qu’une mâchoire !
J’ai dit aux mots : Soyez république ! soyez
La fourmilière immense, et travaillez ! Croyez,
Aimez, vivez ! – J’ai mis tout en branle, et, morose,
J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose. »
Sous prétexte d’assumer tous les torts que lui prêtent ses détracteurs, Hugo énumère
crânement ses hauts faits littéraires, rappelant l’énergie qui l’animait et le poussait de l’avant
sans craindre les reproches indignés. Ce faisant, il tend à récrire l’histoire dans le sens le plus
accommodant pour lui-même. Car dans la formule : « J’ai dit aux mots : Soyez république ! »
il sous-entend qu’il avait déjà à l’époque cet esprit républicain hérité de la Révolution, alors
qu’il était dans sa jeunesse un royaliste convaincu, un conservateur pur et dur. Ce n’est qu’après
Hernani que l’homme évolue dans ses convictions politiques et qu’il leur donne une dimension
plus sociale37. En somme, dans Les Contemplations, Hugo s’emploie à coller au cours de
l’histoire. Il est bien vivant et il est toujours de son temps.

32
En 1827.
33
« C’est horrible ! oui, brigand, jacobin, malandrin,
J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin.
Les mots de qualité, les syllabes marquises,
Vivaient ensemble au fond de leurs grottes exquises,
Faisant la bouche en cœur et ne parlant qu’entre eux,
J’ai dit aux mots d’en bas : Manchots, boiteux, goitreux !
Redressez-vous, planez, et mêlez-vous, sans règles,
Dans la caverne immense et farouche des aigles ! » (Les Contemplations, I, XXVI, « Quelques mots à un autre »)
34
1852.
35
1866 pour le premier volume.
36
1857.
37
Paul Lafargue, lui-même théoricien du socialisme, se fait l’avocat du poète quand il rappelle les lignes rédigées
par Adèle Foucher dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie (1863) : « je vécus auprès de ma mère et
subis ses opinions » ; pour elle « la Révolution c’était la guillotine, Bonaparte l’homme qui prenait les fils, l’empire
du sabre ». Son influence, non contrebalancée, planta dans le jeune cœur de Hugo une haine vigoureuse de
Napoléon et de la Révolution, car « il était soumis en tout à sa mère et prêt à tout ce qu’elle voulait ». Le royalisme
de Hugo n’était que de la piété filiale. » (P. Lafargue, La Légende de Victor Hugo, ch. 2, p. 22, éd. G. Jacques &
Cie, 1902)

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Il le confirme dans le poème qui prolonge « Réponse à un acte d’accusation » : « Suite » (I,
VII), et ce dès les premiers vers :
« Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant.
La main du songeur vibre et tremble en l’écrivant ;
La plume qui d’une aile allongeait l’envergure,
Frémit sur le papier quand sort cette figure. »
Quelle plus franche façon d’affirmer à ses détracteurs aussi bien qu’aux tenants du
renouveau poétique qu’on appartient qu’à un seul temps, le présent ? Le mot est vivant, c’est la
plume de l’écrivain qui lui insuffle le souffle vital. Symétriquement, c’est par le mot que le
poète s’exprime, c’est par le mot qu’il prend vie. Dans « Suite », Hugo cesse d’écrire au passé.
Il redevient l’homme de son temps, une force vive.

Les Romantiques chassés du temple


Attribué à de Barray, publié dans La caricature provisoire, 1838

b) Le drame familial

Il faut rappeler cependant que ces poèmes appartiennent à la première moitié de l’ouvrage,
celle que Hugo intitule « AUTREFOIS ». Il y a donc un autre obstacle, un autre événement autour
duquel s’articule la vie même du poète et qui débouche ensuite sur un « AUJOURD’HUI » de
nature bien différente38. Évoquons ce drame familial.

38
N’allons pas en déduire trop vite que les deux moitiés du recueil ont été réalisées dans un ordre strictement
chronologique. Bien des poèmes d’« AUTREFOIS » sont composés après de nombreuses pièces d’ « AUJOURD’HUI ».
Jean Gaudon, dans son Introduction au recueil évoque « les datations factices auxquelles Hugo a systématiquement

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Victor Hugo a eu cinq enfants de son épouse, Adèle Hugo, née Foucher. Le premier enfant
meurt prématurément à trois mois. Un an après naît Léopoldine, l’aînée de la famille pour
laquelle Hugo éprouve une tendresse qu’on ne peut comparer à celle qu’il aura pour les autres,
Charles, François et Adèle.
C’est à Villequier que Léopoldine fait la connaissance de Charles Vacquerie, son futur mari,
qui lui a été présenté par l’intermédiaire de son frère, un ami de Victor Hugo, Auguste
Vacquerie39. Elle n’a alors que 14 ans, et elle doit attendre encore cinq ans avant d’épouser
Charles, le 15 février 1843, malgré l’opposition de son père à cette union40. Le couple se rend
à Villequier le 2 septembre. Léopoldine est enceinte de trois mois. Elle a 19 ans, Charles en a
26.

Maison des Vacquerie à Villequier, actuellement musée Victor Hugo.


Villequier est une ancienne commune française située en Normandie, en bord de Seine.

recours, la date de composition étant remplacée par une date imaginaire » (Les Contemplations, p. X, Le Livre de
Poche, 1972).
39
Auguste Vacquerie (1819-1895), poète, dramaturge, journaliste, photographe. Une amitié se noue avec Hugo
avec qui il échange des poèmes. En 1836 il met en scène Hernani. Le père d’Auguste Vacquerie prête la propriété
de Villequier au poète.

40
Hugo trouve le personnage de Charles assez falot. Il lui reproche aussi d’être trop âgé pour elle (il a 7 ans de
plus).

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Localisation de Villequier sur la carte de France.


La ville comptait environ 850 habitants en 1843.

Le matin du 4 septembre, Charles doit rendre visite à un notaire, Me Bazire, à Caudebec-en-


Caux, à trois ou quatre kilomètres en amont, sur la même rive. Il doit en effet discuter de la
succession de son père, armateur au Havre, mort depuis peu. Le temps est ensoleillé, il décide
de faire le trajet avec le canot de course que la famille vient d’acquérir, en compagnie de son
oncle, Pierre Vacquerie, et du fils de ce dernier, Arthur Vacquerie, âgé de 11 ans. Léopoldine
préfère ne pas les accompagner, elle n’est pas encore habillée. Il est dix heures, Charles a promis
d’être de retour pour le déjeuner. Mais il rebrousse chemin quelques minutes après, le canot est
trop léger, il faut le lester avec des pierres. Léopoldine qui a fini de se préparer se laisse alors
tenter par la balade. Elle monte avec eux. Quand l’entrevue avec Me Bazire se termine, le
notaire leur fait remarquer que l’absence de vent risque de compromettre leur retour. Il propose
de les raccompagner en voiture, mais les voyageurs déclinent l’invitation et remontent dans le
canot.
C’est Pierre Vacquerie, l’oncle de Charles qui tient la barre. Il est lui-même un marin
expérimenté. Pourtant il se laisse surprendre par un brusque souffle venteux qui passe entre
deux collines et s’abat sur la voile, faisant chavirer l’embarcation. Des témoins assistent à la
scène, ce sont des paysans qui voient Charles apparaître et disparaître sous l’eau en criant une
demi-douzaine de fois. Ils ne réagissent pas car ils sont trop loin pour se rendre compte de ce
qui se passe précisément, et ils imaginent que ce sont des baigneurs qui se divertissent. En
réalité, Charles s’efforce de sauver Léopoldine de la noyade, et il plonge à plusieurs reprises
pour essayer d’arracher Léopoldine qui, tétanisée par la peur, s’accroche sous la surface, au
canot renversé. C’est là un réflexe courant chez les personnes qui se noient. Charles a beau être
un bon nageur, il ne parvient pas à ramener Léopoldine à la surface. Les biographes41
s’accordent à dire que Charles a choisi de se laisser mourir au côté de sa femme.
L’oncle Pierre et son fils Arthur n’ont pas eu plus de chances. Les quatre voyageurs sont
ramenés morts noyés.

41
Voir par exemple la version fournie par Les Amis d’Hérodote. Le média de l’histoire :
https://www.herodote.net/4_septembre_1843-evenement-18430904.php

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Charles Vacquerie et Léopoldine Hugo

Hugo est absent quand se produit le drame. Il voyage dans les Pyrénées espagnoles en
compagnie de Juliette Drouet42, sa maîtresse depuis dix ans. Il s’apprête cependant à retrouver
sa fille dans la maison de vacances de Villequier en passant par la côte Atlantique. C’est à
Rochefort, en s’arrêtant dans un café, qu’il apprend la nouvelle en ouvrant le journal. Les époux
sont morts cinq jours auparavant.
Deux faits suffisent à montrer la gravité de l’événement dans la vie de Hugo : il attend quatre
ans avant d’être en mesure de se recueillir sur la tombe de sa fille. Il ne publie rien pendant dix
ans. Une bonne part de la leçon sur Les Contemplations consistera à montrer les effets de cette
tragédie sur Hugo, dans quelle mesure la douleur a pu décourager ou renouveler sa force de
vivre, dans quelle mesure elle a alimenté son écriture.

Remarque : Les biographes de Victor Hugo expliquent généralement que sa désaffection


pour la création littéraire dépend de deux événements : la mort de Léopoldine et l’échec des
Burgraves. Pour Maurice Levaillant, la pièce jouée le 7 mars 1843 a été « le Waterloo du drame
romantique » 43. En réalité la pièce a bénéficié de 33 représentations à la Comédie-Française,
ce qui est un bilan honorable. Elle est même jouée plus tard, à partir de 1870, portée par des
acteurs de renom comme Sarah Bernhardt et Mounet-Sully. Il est difficile de considérer que
l’insuccès tout relatif de ce drame historique explique que Hugo se soit retiré de la création
littéraire. Il faut réellement se concentrer sur l’évènement de septembre.

c) L’exil politique

S’il ne publie plus pendant dix ans, Hugo n’en continue pas moins d’être très actif, tout
particulièrement en politique. Il est probable qu’il trouve là un dérivatif à son chagrin.

42
Victor Hugo, en dépit de son attachement à la famille (cf. « À vous qui êtes là », V, VI, p. 135), s’est souvent
absenté du foyer, notamment pour voyager avec ses maîtresses. Son épouse, fatiguée d’être trompée, a pris le
critique Sainte-Beuve pour amant.
43
Maurice Levaillant (1883-1961), poète et critique français. Il dresse ce constat dans une étude qui accompagne
une édition de Tristesse d’Olympio (Tristesse d’Olympio fac-similé du Manuscrit autographe, avec une étude sur
Victor Hugo, poète du souvenir et de l’amour d’après des documents inédits, Paris, Librairie Honoré Champion,
1928).

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Comme nous l’avons indiqué, sa pensée politique s’infléchit dans le sens de la démocratie.
Dans « Écrit en 1846 », en réponse44 à l’indignation au marquis de Coriolis d’Espinouse qui
condamne cette métamorphose, il développe longuement les motifs de son évolution
idéologique. Lors de ses premiers pas en littérature, il n’était qu’un naïf qui ne faisait que répéter
les convictions royalistes de la famille.
Lire p. 107, v. 13-20 : « J’étais un doux enfant (…) ma mère rayonnait. »
Mais en mûrissant, il devient homme et sa conscience s’affranchit des certitudes familiales :
« J’ai grandi » (v. 136), écrit-il. Il en vient à renier ses convictions de jeunesse :
« Ma raison a tué mon royalisme en duel. » (v. 280).
Il ne s’agit pas là d’une simple mutation intérieure. Hugo transfère ses ambitions littéraires
dans le domaine politique. Il veut jouer un rôle éminent et, pour cette raison, il devient, sinon
le confident de Louis-Philippe, du moins une figure familière du palais des Tuileries où l’ont
introduit le duc et la duchesse d’Orléans dès 1837. À cette date, Hugo s’est rallié à la monarchie
de Juillet. En 1845, il est nommé pair de France45. Il siège encore avec les conservateurs, et cela
même lors du rétablissement de la République en 1848. En juin, lors des révoltes ouvrières
consécutives à la fermeture des ateliers nationaux, il est l’un des commissaires chargés de
rétablir l’ordre, et il participe à la répression terrible qui s’abat sur les émeutiers. Il en garde par
la suite un cuisant remords.

Friedrix Lix, Clôture du Congrès de la Paix46, le 24 août 1849. Gravure dans Actes et paroles – Avant l’exil
de Victor Hugo, 1875

44
Précisons que cette réponse s’adresse à une attaque purement imaginaire : Hugo s’invente un adversaire à
combattre pour justifier publiquement son cheminement idéologique.
45
Membre de la Chambre haute, de 1814 à 1848, nommé par le roi et non au suffrage universel.
46
En 1849, à Paris, se tient le Congrès international de la paix. Hugo en préside les débats. Pour la première fois,
il y lance l’idée des États-Unis d’Europe : « … Et c’est là, pour ma part, le but auquel je tendrai toujours, extinction
de la misère au dedans, extinction de la guerre au dehors. […] Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs
de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. »
Discours d’ouverture du Congrès de la paix (21 août 1849

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Hugo est partisan de Louis Bonaparte qui accède à la présidence de la République le 10


décembre, mais il est très vite déçu par les mesures qui sont prises et qui tendent à museler la
presse, à restreindre les libertés, notamment celle des républicains. À partir de 1850, Hugo,
député, quitte les bancs de la droite conservatrice et multiplie les discours en faveur des libertés,
du suffrage universel, s’oppose à la censure, à la peine de mort, etc. En 1851, il attaque
publiquement à l’Assemblée la personne même de Louis-Napoléon Bonaparte. Son immunité
parlementaire le met provisoirement à l’abri d’une arrestation. Mais après le coup d’État du 2
décembre 1851 qui donne les pleins pouvoirs à Louis-Napoléon47, il doit songer à s’exiler. La
pression est d’autant plus forte que ses deux fils ont été condamnés à plusieurs mois de prison
pour avoir prononcé des discours contraires à la doctrine du pouvoir. Il encourage la résistance
le 4 décembre. C’est un échec quasi immédiat. Il se réfugie chez sa maîtresse, Juliette Drouet.
Il quitte la France pour Bruxelles le 11 décembre 1851 avec un faux passeport au nom de
Lanvin, ouvrier typographe. Il est officiellement proscrit du territoire français avec 65 autres
députés en janvier 1852. En août 1852 est publié son pamphlet, Napoléon le Petit48, un ouvrage
dont la virulence est constante49, et les autorités belges le contraignent à leur tour de quitter le
territoire.
Il gagne l’Angleterre le 1er août 1852 et s’installe dans l’île de Jersey. Il y est attendu par son
épouse, sa fille cadette Adèle, son ami Auguste Vacquerie. Juliette Drouet l’accompagne mais
prend une habitation à quelque distance de la famille. Hugo choisit de se loger à Marine Terrace,
une demeure face à la mer.

Marine Terrace, Jersey

47
Le coup d’État sera suivi un an plus tard, à la même date, du rétablissement de l’Empire.
48
On peut lire dans l’Avertissement à l’ouvrage : « Ce livre a été publié à Bruxelles en août 1852. L’effet produit
par Napoléon le Petit fut tel, que le gouvernement belge crut devoir ajouter un exil à l’exil de Victor Hugo, et le
pria de quitter la Belgique. Ce n’est pas tout. Le gouvernement belge voulut protéger l’empire contre de telles
œuvres et fit une loi exprès. Cette loi est connue sous le nom de son promoteur et s’appelle la loi Faider. Il est
question de la loi Faider dans les Châtiments. Cette loi Faider, du reste, n’a pas empêché Napoléon le Petit d’être
contrefait et réimprimé dans tous les pays et traduit dans toutes les langues. J. Hetzel »
49
Quelques exemples : « Peu lui importe d’être méprisé, il se contente de la figure du respect » (p. 29) ; « Cet
homme ternirait le second plan de l’histoire, il souille le premier » (id.) ; « Ajoutons que, comme le premier, celui-
ci veut aussi être empereur. Mais ce qui calme un peu les comparaisons, c’est qu’il y a peut-être quelque différence
entre conquérir l’empire et le filouter » (p. 31) ; « Faire le mort, c’est là son art. Il reste muet et immobile, en
regardant de l’autre côté que son dessein, jusqu’à l’heure venue. Alors il tourne la tête et fond sur sa proie » (p.
32) ; « Ce silence, cependant, Louis Bonaparte le rompt quelquefois. Alors il ne parle pas, il ment. Cet homme
ment comme les autres hommes respirent. » (id.) ; « Le faubourg Saint-Antoine, muet, immobile, impassible, verra
passer, triomphants et causant comme deux amis, dans ces vieilles rues révolutionnaires, l’un en uniforme français,
l’autre en uniforme autrichien, Louis Bonaparte, le tueur du boulevard, donnant le bras à Haynau, le fouetteur de
femmes » (p. 266).
Réf. : http://www.centremultimedia.be/IMG/pdf/hugo_napoleon_le_petit.pdf

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C’est ici même qu’il rédige une partie importante des Contemplations. Il se trouve ensuite
obligé de déménager une nouvelle fois pour avoir manifesté sa solidarité avec certains proscrits
qui dénonçaient la visite du prince français à Londres, et celle de la reine Victoria à Paris.
Ulcéré, le gouverneur de Jersey expulse Hugo et d’autres réfugiés. Hugo trouve alors refuge à
Guernesey. Il y fait l’acquisition, grâce à la vente des Contemplations, d’une résidence,
Hauteville House. Il y reste de 1855 à 1870.

Hugo dans sa résidence de Hauteville House.

Entretemps Hugo fait publier un autre recueil de poésie, Châtiments. L’ouvrage est publié
en 1853 et ne sert pas la cause de l’empereur. C’est un épais volume de poèmes satiriques, un
pamphlet en vers qui dénonce à la fois le crime le coup d’État de Louis Bonaparte, commis
dans la violence, et le crime de la répression menée contre le peuple.
C’est là l’un de ses ultimes gestes politiques affirmés. On y retrouve cette force de vivre,
cette rage de vaincre qui s’inscrivait déjà dans Napoléon le Petit, à cette différence près que
désormais Hugo annonce la punition que subira tôt ou tard l’imposture du régime pour ses
crimes. Dieu finira toujours par châtier les coupables, et un ordre nouveau et meilleur, prenant
fait et cause pour les martyrs et les misérables verra le jour. Certains de ces aspects figurent
déjà assez nettement dans Les Contemplations. On entrevoit déjà que la force de vivre de l’exilé,
de l’homme rudement éprouvé, est en partie conditionnée à l’espoir d’une société meilleure,
heureuse et libre.

« Temps futurs ! vision sublime !


Les peuples sont hors de l’abîme.

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Le désert morne est traversé.


Après les sables, la pelouse ;
Et la terre est comme une épouse,
Et l’homme est comme un fiancé !

Dès à présent l’œil qui s’élève


Voit distinctement ce beau rêve
Qui sera le réel un jour ;
Car Dieu dénoûra toute chaîne,
Car le passé s’appelle haine
Et l’avenir se nomme amour ! »50

3) Alexievitch : Contextualisation de La Supplication (1997)

a) Repères chronologiques : histoire de l’ex-Union Soviétique

5 mars 1953 : mort de Staline


Février 1956 : rapport de Kroutchev au XXe congrès du parti dénonçant le culte de Staline
ainsi que des excès de sa politique. Les prisonniers politiques sont progressivement libérés et
réhabilités. Les plus anciens témoins dans la Supplication ont le souvenir des purges
staliniennes.
1957 : publication du Docteur Jivago, de Pasternak. Il refuse le prix Nobel, contraint par les
autorités.
1962 : parution d’Une journée d’Ivan Dessinovitch de Soljenitsyne, qui aborde ouvertement
la question des camps de travail soviétique. Néanmoins cette année marque la fin du dégel.
1964 : Kroutchev est écarté du pouvoir, remplacé par Brejnev. La politique intérieure se
durcit et la lutte contre les dissidents s’intensifie.
1973-74 : parution en Occident de l’Archipel du goulag de Soljenitsyne, il est expulsé d’ex-
Union Soviétique en 1974.
1975 : les accords d’Helsinki doivent améliorer les relations entre le bloc communiste et
l’Occident. La mention du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales aidera
le combat des dissidents.
1979 : en Afghanistan, à la suite d’un coup d’État qui conduit le Parti démocratique populaire
d’orientation marxiste au pouvoir, le Politburo décide d’aider le peuple afghan ; en fait, il s’agit
plutôt d’une invasion par les troupes soviétiques. En neuf ans, les pertes sont considérables et
les vétérans reviennent dans un état de totale sidération. Dans La Supplication, certains témoins
comparent leur expérience de soldat en Afghanistan et de liquidateur, pour dire le caractère
inédit et incompréhensible de Tchernobyl.
1982 : mort de Brejnev. Iouri Andropov, président du KGB, lui succède, jusqu’en 1984, où
il meurt et est remplacé par Constantin Tchernenko.

50
Premiers vers de LUX, Châtiments (1853), p. 331, Le Livre de Poche, éd. de 1972.

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Mars 1985 : Tchernenko meurt, il est remplacé par Mikhaïl Gorbatchev, qui prend des
mesures pour réformer le pays : c’est le début de la perestroïka (la reconstruction) et de la
glasnost (la transparence). Quelles sont les nouvelles mesures prises ?
- Restitution de la terre aux paysans qui peuvent exploiter de petites exploitations,
autorisation de créer de petites entreprises
- Instauration progressive d’un pluralisme politique et de la liberté d’expression
- Retrait des troupes soviétiques en Afghanistan en mai 1988
- Création d’une nouvelle Assemblée législative, le Congrès des députés du
peuple. Ce Congrès élit Gorbatchev président de l’URSS pour cinq ans en mars 1990
- Réforme de la Constitution en mars 1990
Févier 1986 : Boris Eltsine est nommé membre suppléant du Bureau politique à la demande
de Gorbatchev
26 avril 1986 : catastrophe nucléaire de Tchernobyl
Le projet de Gorbatchev est de réveiller les forces vives du pays et de le moderniser, mais
l’économie russe est durement touchée par la chute du prix du pétrole et par le coût abyssal des
travaux de décontamination de Tchernobyl.
Par ailleurs, la glasnost réveille les sentiments nationalistes dans toutes les républiques
soviétiques, alimentés par la pénurie alimentaire. Les régimes communistes de l’Europe de l’Est
connaissent une profonde crise et entreprennent des révolutions démocratiques, montrant des
velléités d’indépendance, qui se solderont par des guerres civiles (Haut-Karabakh, Azerbaïdjan,
Arménie, Tchétchénie). Dans la Supplication, les réfugiés de guerre qui s’installent dans la zone
sont issus de ces pays.
Mars 1989 : Eltsine est élu député
Novembre 1989 : chute du mur de Berlin, réunification de l’Allemagne
Décembre 1989 : Gorbatchev et Busch annoncent la fin de la guerre froide
Juin 1990 : proclamation de la souveraineté de la Russie
Mai 1991 : Eltsine est élu président de la république socialiste soviétique de Russie
Avec la dislocation de l’URSS et l’entrée dans une économie de type libérale, le niveau de
vie baisse de façon dramatique. La crise économique se double d’une grave crise financière, le
rouble ne vaut plus rien. L’incapacité d’acheter quoi que ce soit apparaît à plusieurs reprises
dans les témoignages de La Supplication.

b) La catastrophe nucléaire de Tchernobyl : chronologie des événements

Au début 1986, 100 000 personnes habitent à Tchernobyl, à une centaine de kilomètres de
la capitale Kiev (Ukraine). La ville profite de l’essor économique de sa centrale nucléaire, mise
en service entre 1977 et 1983. La centrale se trouve en réalité dans la ville de Pripiat, à 15 kilomètres
au nord-ouest de Tchernobyl.

La centrale est composée de quatre réacteurs mais ne dispose pas des équipements de sécurité
intégrés dans la plupart des centrales occidentales, comme par exemple la double coque de
protection.

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 Le 25 avril au matin, un test du réacteur 4 est planifié à l’occasion d’une


opération courante de maintenance, sous les ordres du contremaître Anatoly Dyatlov.
Ce test de l’alimentation électrique de secours consiste à couper l’alimentation de
la turbine afin de vérifier si celle-ci conserverait la puissance suffisante pour démarrer
les pompes à eau servant à refroidir le cœur du réacteur.
 Le 25 avril à 14 h (heure locale), le système d’alarme du système de
refroidissement du réacteur est débranché en prévision du test, au mépris des principes
élémentaires de sécurité.
 La puissance du réacteur 4 est réduite comme prévu de 1 000 à 700 MWt,
puissance atteinte le 26 avril à 0h05.
 La puissance continue alors à baisser, contrairement aux conditions prévues par
le test. Le 26 avril à 0 h 28, une erreur d’un opérateur fait chuter la puissance du réacteur
à 30 MWt. qui provoque un empoisonnement du réacteur au xénon qui perturbe le
processus de fission nucléaire.
 À 1 h 23, le test sur le réacteur 4 se poursuit alors que le cœur est très difficile à
maîtriser. Une série d’erreurs et de mauvais choix de la part des équipes provoque une
hausse de la température du réacteur. Le mélange d’hydrogène et d’oxygène, créé par
la radiolyse de l’eau, provoque de petites explosions qui éjectent les barres de contrôle
du réacteur.

L’explosion du réacteur

 Selon le Département de l’Énergie américain, l’explosion de Tchernobyl se


produit le 26 avril 1986 à 1 h 23 et 44 s. La partie supérieure du cœur du réacteur se
retrouve à l’air libre et le graphite prend feu. L’incendie est entretenu par l’intense
chaleur dégagée dans le cœur, principalement due aux désintégrations radioactives des
produits de fission et qui n’est plus évacuée. Il n’est définitivement arrêté que le 9 mai.
Des poussières et des gaz radioactifs sont rejetés pendant dix jours.
 Deux heures après l’accident, les techniciens de la centrale ayant survécu
éprouvent les premiers symptômes de la contamination radioactive (malaises,
vomissements, vertiges, diarrhées, brûlures). À 6 h du matin, leur état est si alarmant
qu’ils sont conduits à l’hôpital. Plusieurs d’entre eux meurent dans les jours qui suivent.
 Le 27 avril, les premiers habitants de la ville toute proche de Pripiat sont évacués
de la zone.

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 L’explosion libère des débris du bâtiment et du réacteur jusqu’à 7 à 9 km


d’altitude. Près de 30% du combustible du réacteur s’échappe dans les environs
immédiats de la centrale. Environ 50 tonnes de gaz radioactif sont éjectées dans
l’atmosphère, l’équivalent de 200 fois les retombées de Hiroshima et Nagasaki51.

 L’intervention des « liquidateurs »


Pour circonscrire les différents incendies de la centrale, plusieurs équipes de pompiers
interviennent sans protection efficace contre les radiations.
Selon l’OCDE52, près de 600 000 travailleurs participent aux opérations d’assainissement de
Tchernobyl entre 1986 et 1991. Ces personnels militaire et civil intervenant sur le site sont
appelés les « liquidateurs » et sont cités au titre de héros de la nation. Dans un premier temps,
une sorte de pâte collante est déversée par hélicoptère sur la centrale pour plaquer au sol toutes
les poussières radioactives puis les travailleurs détruisent et enterrent les objets radioactifs. Près
de 300 000 m3 de terre contaminées sont ainsi ensevelis sous du béton.
Deux mois après l’accident, les liquidateurs participent à la fabrication d’un immense
sarcophage d’acier et de béton pour protéger la centrale. Par précaution, des robots sont envoyés
en première ligne. Mais ils ne résistent pas aux radiations et tombent en panne, les émissions
de radioactivité détruisant leurs composants électroniques. Des hommes sont donc envoyés sur
le site sur lequel ils ne peuvent rester que deux ou trois minutes au risque d’être irradiés à mort.
En novembre 1986, la mise en place du sarcophage est terminée.

 Un nuage qui s’étend à toute l’Europe


Le 28 avril 1986, la Suède découvre l’accident qui avait été passé sous silence par le
gouvernement de Gorbatchev, du fait de niveaux de radioactivité anormalement élevés mesurés
dans l’air. L’URSS rend alors l’accident public.

Cartographie de l’IRSN retraçant l’évolution du nuage radioactif en Europe

51
Rapport TORCH (rédigé par les Verts/ALE au Parlement européen)
52
Organisation de coopération et de développement économiques.

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Le nuage radioactif se déplace sur l’Europe, touchant d’abord la Biélorussie voisine et la


Scandinavie. Il traverse la France puis remonte vers le Luxembourg et la Belgique. Une partie
du nuage se déplace ensuite vers les Pays-Bas et l’Écosse tandis qu’une autre partie s’étend vers
la Corse, la Tunisie, la Grèce et la Turquie. En quelques semaines, le nuage radioactif recouvre
une superficie évaluée à 3,9 millions de km2, soit environ 40% de la superficie de l’Europe.
Globalement, les trois territoires les plus touchés sont des pays de l’ex-URSS : Russie, Biélorussie
et Ukraine. Une zone d’environ 150 000 km² a ainsi été contaminée dans le nord de l’Ukraine, l’ouest
de la Russie et le sud-est de la Biélorussie53.

c) Les conséquences sanitaires

La principale conséquence sur la santé des populations exposées aux retombées de l’accident de
Tchernobyl est l’apparition de très nombreux cancers de la thyroïde chez les enfants âgés de moins
de 18 ans au moment de l’accident. Ainsi, entre 1991 et 2005, 6 848 cas de cancers de la thyroïde ont
été diagnostiqués chez ces enfants. S’agissant des travailleurs qui sont intervenus sur le site dans les
semaines suivant l’accident, 134 d’entre eux ont présenté un syndrome aigu d’irradiation, dont 28 sont
décédés en 1986. Parmi les travailleurs survivants, 19 sont décédés entre 1987 et 2006 des suites de
diverses pathologies, sans lien direct avec l’exposition à la radioactivité. Par ailleurs, plusieurs études
ont montré une augmentation des leucémies, des cataractes et des pathologies cardiovasculaires et
cérébrovasculaires chez ces travailleurs.
Pour gérer la radioprotection des populations humaines, les autorités soviétiques ont établi
immédiatement une zone d’exclusion de 30 km de rayon autour du réacteur endommagé. Cette zone
est caractérisée encore aujourd’hui par l’absence de résidents et l’interdiction de toutes pratiques
anthropiques, hormis celles liées aux travaux sur les installations. Des personnes ont néanmoins fait
le choix de retourner y vivre et des touristes de l’extrême se prennent depuis peu en selfie devant la
centrale. Quant à la population de la ville de Tchernobyl, 800 habitants en 2016 et traversée par une
autoroute, elle ne cesse de croître.

● Silence et atermoiements des autorités russes

Pendant plusieurs semaines, le gouvernement russe sous-estime les conséquences de


l’explosion et opère une campagne de désinformation. La première conférence de presse russe
a lieu 15 jours après l’accident et de nombreux journalistes occidentaux prennent conscience
de la dissimulation de la situation par les autorités russes54.

d) Svetlana Alexievitch, dissidente biélorusse

Svetlana Alexievitch est née en 1948 en Ukraine. Elle fait des études de journalisme à Minsk,
elle travaille pour des journaux et des revues. Elle commence sa carrière au Phare du

53
En plus du césium-137, d’autres radionucléides à vie longue y sont présents, tels le strontium-90 et les plutonium-238,
239 et 240. Les activités de ces radionucléides dans les sols de la zone d’exclusion sont très hétérogènes et peuvent atteindre
pour le césium-137 des valeurs de l’ordre de 100 000 Bq/kg de sol.
54
Site connaissancedesenergies.org, consulté le 13 mai 2020

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communisme, un journal local, puis travaille dans la presse nationale, La gazette des campagnes
avant de devenir responsable du prestigieux mensuel national Nioman. Dissidente biélorusse,
elle s’oppose au régime de Loukachenko. Elle est proche de Anna Politkovskaia, une journaliste
russe et une militante des droits de l’homme connue pour son opposition à la politique du
président russe Vladimir Poutine, morte assassinée le 7 octobre 2006 à Moscou.
Elle obtient le prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre, Mémorial de la
souffrance, en 201555.

Svetlana Alexievitch
Crédit : Maxime Malinovsky/AFP

B. Des œuvres dans la production de leur auteur

1. Friedrich Nietzsche

La publication du Gai Savoir est précédé d’Aurore, paru en 1881au moment où Nietzsche a
démissionné de son poste à Bâle et a entrepris de voyager en Europe. Elle est suivie de la
publication de Ainsi parlait Zarathoustra (entre 1883 et 1884), recueil d’aphorismes qui
s’apparente à un long poème en prose. Dans sa correspondance avec son ami Franz Overbeck,
il indique avoir conscience d’être à « un tournant » et annonce « l’aspect terrible de [ses] tâches
à venir56 ».
Le Gai Savoir est d’abord pensé comme la suite d’Aurore, ouvrage en cinq livres qui aurait
été augmenté de cinq autres livres selon les projets de Nietzsche. Il constituera finalement un
livre à part entière mais reste fortement lié à la relecture d’Aurore dont il développe, selon les
propos du philosophe, « les pensées informulées57 ». Les deux ouvrages dans l’esprit de
Nietzsche forme une suite cohérente : les cinq livres prévus forment finalement la matière du
Gai Savoir.
Ainsi parlait Zarathoustra est, de même, intimement lié au Gai Savoir puisqu’il est annoncé
par le dernier aphorisme (§ 342) du livre IV, ainsi que les § 370 et 372 du livre V. Le paragraphe
342 est repris mot à mot dans le prologue de l’œuvre suivante58. Dans Ecce Homo, Nietzsche

55
Sources Wikipédia.
56
Lettre à Overbeck, 9 octobre 1882.
57
« J’ai été charmé de constater combien le livre [Aurore] est riche en pensées informulées, du moins pour moi ;
je vois ça et là et à tous les bouts, des portes dérobées qui mènent plus loin et souvent très loin. » (Lettre à Gast,
25 janvier 1882)
58
À l’exception du nom du lac Urmi, remplacé par « de sa patrie ».

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fait lui-même le lien entre les deux œuvres en ces termes : « Ce que je veux dire en parlant de
la ‘‘plus haute espérance’’ [4ème vers du poème liminaire], personne ne saurait en douter qui, à
la fin du quatrième livre, voit apparaître, dans un rayonnement, la beauté diamantine des
premières paroles de Zarathoustra ! » et affirme que Le Gai Savoir « contient cent signes de
l’approche de quelque chose d’incomparable ; en fin de compte, on y trouve même le début de
Zarathoustra, car l’avant-dernière pièce du quatrième livre en contient l’idée fondamentale59. »
Le personnage de Zarathoustra, capital dans l’œuvre de Nietzsche, tient du prophète sans
religion et sans doctrine, qui n’impose aucun précepte : il se borne à partager des
enseignements, des expériences vécues. Dans le dernier aphorisme du livre IV (§ 342), il subit
une transformation après avoir vécu dans la solitude de sa caverne pendant une dizaine d’années
dans la montagne : « mais son cœur finit par se métamorphoser60 ». Cette transformation a pour
cause la mort de Dieu. Zarathoustra apparaît alors comme celui qui annonce un renversement
complet de la culture occidentale. Il descend dans la vallée pour s’adresser au peuple ainsi : « Je
vous enseigne le surhumain. L’homme est quelque chose qui doit se surmonter61 ». Dès lors
que l’on ne postule plus un monde transcendant, c’est ce monde-ci qu’il faut prendre pour
critère de nos évaluations et réévaluer la conception métaphysique et toutes les valeurs judéo-
chrétiennes propres à notre culture occidentale. L’homme doit se « surmonter », c’est-à-dire
s’identifier avec le monde tel qu’il est, promouvoir la création de nouvelles valeurs62 et parvenir
à donner son acquiescement au monde, notion essentielle qui traverse le livre IV du Gai savoir.

2. Victor Hugo

L’ouvrage qu’envisage Hugo est l’un de ses projets les plus ambitieux. Il est conçu à mi-
parcours de sa création poétique : c’est son dixième recueil, et dix autres sont publiés après lui
entre 1859 et 1883. Il faut examiner l’originalité des Contemplations à l’aune de l’œuvre lyrique
hugolienne.
● Dans les Feuilles d’automne (1831), Hugo prétend écrire une poésie pleine de modestie :
« Ce n’est point là de la poésie de tumulte et de bruit ; ce sont des vers sereins et paisibles, des
vers comme tout le monde en fait ou en rêve, des vers de la famille, du foyer domestique, de la
vie privée ; des vers de l’intérieur de l’âme63. » Le poète est une voix, un individu – mais il est
aussi la voix de tous. Et déjà il se trouve placé dans cette double situation de dire l’humain et
de dire ce qui le dépasse. Il est l’intermédiaire entre les hommes et l’univers, ou encore il assure
le possible échange entre les deux univers, l’univers intérieur de l’homme et l’univers des
choses visibles.
● Avec Les Chants du crépuscule (1835), l’ambition affichée semble la même. Le poète, en
déclarant parler de lui, parle de tous. En écrivant je, il dit vous. Mais le projet lyrique se modifie
en ce que la voix poétique peut se révéler solitaire et singulière. Un engagement différent
s’affirme quand, à plusieurs reprises, il se tourne vers le peuple grec dont le sort injuste indiffère
la France :

59
EH., loc. cit.
60
GS, §342 et APZ, prologue, §1.
61
APZ, Prologue, §3.
62
« Le monde tourne autour des inventeurs de valeurs nouvelles » (APZ, « Des mouches de la place publique »)
63
Préface aux Feuilles d’automne. Éd. Hetzel 1858, p. 8.

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« D’où vient que ma pensée encor revole à toi,


Grec illustre à qui nul ne songe, excepté moi ?
D’où vient que me voilà, seul et dans la nuit noire,
Grave et triste, essayant de redorer ta gloire ?64 »
Le moi du poète est à la fois une totalité et une individualité engagée. Il ne s’écrit guère
encore par le je, c’est le il qui le désigne. Cette manière d’exprimer le moi lyrique montre aussi
d’une manière plus nette la souffrance de l’homme qui traverse des moments douloureux :
« Ami, le voyageur que vous avez connu,
Et dont tant de douleurs ont mis le cœur à nu,
Monta, comme le soir s’épanchait sur la terre,
Triste et seul, dans la tour lugubre et solitaire65 ».
Ce rapport typiquement romantique aux épreuves de l’existence porte en germe la souffrance
qui s’exprime plus tard dans Les Contemplations.
● Avec Les Voix intérieures (1837), Hugo ne recourt pas encore directement à l’emploi du
je. Il se désigne par le personnage qu’il appelle Olympio. Selon Pierre Albouy, le choix de ce
pseudonyme s’expliquerait par effort d’humilité : Hugo « exprime, en effet, la douleur furieuse
que causent à l’auteur les critiques qui le harcèlent et le déchirent ; à quoi l’auteur réagit en
écrasant ses censeurs sous l’affirmation sans mesure ni retenue de l’énorme suprématie de son
génie. Ce sont là des sentiments très vivement éprouvés par Hugo […] mais qu’il lui était
difficile d’étaler ainsi en les prenant à son compte : la pudeur dictait l’usage du pseudonyme66. »
La douleur d’Olympio passe donc par un faux dialogue : une voix dit tu à Olympio, et du poète
on ne sait rien sinon qu’on l’appelle poète. Ce recueil montre une tentative supplémentaire pour
approcher le je sans y parvenir encore tout à fait. La confession est indirecte, elle prend encore
des détours.

Victor Hugo, Ma destinée, 1857. Plume, lavis, encre, gouache, velin


Hauteville House

● Le travail lyrique évolue encore avec Les Rayons et les ombres (1840). Le poète prête sa
voix à une totalité qui recouvre le plus petit et le plus grand. Dans « Sagesse », la dernière pièce,
trois voix s’expriment par l’entremise de l’écrivain, l’une après l’autre, mais aussi ensemble.

64
Les Chants du crépuscule, XII, « À Canaris », p. 79, éd. J. Lemonnier, 1885.
65
Id., XXXII, « À Louis B. », p. 141, éd. Méline, Cans et Cie, 1842.
66
Pierre Albouy, « Hugo, ou le Je éclaté », Romantisme, n°1-2. « L’impossible unité ? », 1971, p. 56,

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L’une se charge de dire la colère devant l’injustice du monde ; la deuxième est la voix
magnanime qui pose un regard bienveillant sur l’humanité irresponsable ; la dernière rappelle
la supériorité divine qu’aucun mal ne pourra affecter.
« Trois voix, trois grandes voix murmurent.
L’une dit :
‘‘Courrouce-toi, poète. Oui, l’enfer applaudit
Tout ce que cette époque ébauche, crée ou tente.
Reste indigné. […]’’
L’autre voix dit : ‘‘Pardonne ! aime ! Dieu qu’on révère,
Dieu pour l’homme indulgent ne sera point sévère.
Respecte la fourmi non moins que le lion. […]’’
La troisième voix dit : ‘‘Aimer ? haïr ? qu’importe !
Qu’on chante ou qu’on maudisse, et qu’on entre ou qu’on sorte,
Le mal, le bien, la mort, les vices, les faux dieux,
Qu’est-ce que tout cela fait au ciel radieux ?’’ […]67 »
Ce qui fait la force du poète est à la fois son humilité (tel un sismographe, il enregistre et
retranscrit humblement les voix qui parlent par lui) et sa puissance : il prête sa propre voix à
toutes les instances, et il a assez de foi en lui pour leur donner l’ampleur et l’écho qu’elles
méritent.
● Dix années s’écoulent avant que l’artiste ne se remette à la création. Les Châtiments (1853)
est le premier des recueils à paraître, mais son élaboration est dans une large mesure
contemporaine des Contemplations. Le je s’exprime cette fois, sans fard, sans détour. Accablé
par la mort de Léopoldine et par son exil, Hugo est humilié par le sort. Et pourtant sa rage de
vivre n’a rien perdu de sa force. Il se sent investi d’une mission urgente, ruiner l’imposture
politique, anéantir le dictateur médiocre, l’oppresseur infame :
« Ô Dieu vivant, mon Dieu ! prêtez-moi votre force,
Et, moi qui ne suis rien, j’entrerai chez ce corse
Et chez cet inhumain ;
Secouant mon vers sombre et plein de votre flamme,
J’entrerai là, Seigneur, la justice dans l’âme
Et le fouet à la main,
Et, retroussant ma manche ainsi qu’un belluaire,
Seul, terrible, des morts agitant le suaire
Dans ma sainte fureur,
Pareil aux noirs vengeurs devant qui l’on se sauve,
J’écraserai du pied l’antre et la bête fauve,
L’empire et l’empereur !68 »
Comme l’indique à juste titre Pierre Albouy, « le moi résume et sauvegarde le tout (le Peuple
et Dieu) contre le bien et le mal (le pouvoir impérial qui n’est qu’apparence)69 ». C’est un moi

67
Les Rayons et les ombres, éd. Hetzel 1858, p. 78-79.
68
Les Châtiments, II, VII, « À l’obéissance passive », IV,
69
P. Albouy op. cit, p. 60.

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solitaire mais de même nature que le reste du monde, il est une partie des hommes, il est un peu
Dieu aussi. Gonflé de toutes ces présences, il peut trouver la force de vivre pour crier sa colère.
● Le moi s’assume aussi dans Les Contemplations. Mais cette fois il ne s’adresse plus à
l’ennemi impérial (ou plus guère). Une dialectique s’instaure désormais entre Hugo et lui-
même, entre Hugo et sa finitude, entre Hugo et la mort. La mort en effet est l’expérience à partir
de laquelle le poète naît à nouveau et oriente désormais son discours. Comme nous allons le
voir dans la première partie, le lyrisme hugolien se dévoile maintenant au lecteur à la fois dans
sa nudité comme la conséquence d’un drame intime, mais il s’est instruit également de son
propre parcours. Aussi trouverons-nous régulièrement dans le recueil un moi nourri de tout le
cheminement poétique des premières œuvres, fait d’indignation et d’apaisement, de solitude et
de totalité.

3. Alexievitch

Aspirant à devenir écrivain, elle est d’emblée attirée par le document. Au milieu des années
80, elle entame une pratique d’écriture singulière, qui vise à élargir le domaine de la littérature :
elle enregistre des heures de témoignages de villageois biélorusses puis procède par collage de
citations. Il s’agit ainsi d’une œuvre polyphonique mémorielle de la souffrance et du courage à
notre époque, qui interroge le pouvoir de la littérature face à la violence.
S. Alexievitch prend son modèle chez Ales Adamovitch, écrivain biélorusse, qui
expérimente un genre nouveau qu’il appelle verbatim, à savoir littéralement. Dans son premier
ouvrage, Je suis d’un village en feu, il recueille les témoignages des habitants qui vivaient dans
les villages incendiés par les nazis en représailles contre les actions des partisans.
Elle s’est beaucoup exprimée au sujet de son œuvre au moment de la remise du prix Nobel :
« Pendant trente ans, j’ai écrit la chronique de l’empire rouge. De ce projet communiste sans
précédent, qui s’est emparé d’une vaste étendue et de tant de gens – plus de deux cents millions
de personnes. Les bolchéviks russes ont tenté de remodeler l’homme, le vieil Adam, en un
nouveau type humain : l’homo sovieticus. L’homme rouge de mes livres est l’homme créé par
l’idéal soviétique. Ma chronique comporte cinq livres mais, dans le même temps, elle forme un
unique livre d’histoire de l’âme russo-soviétique, étudiée sur plus de cent ans. Sur des dizaines
de générations70. »

Quels sont ces livres ?


- Les cercueils de Zinc (1990). Elle y recueille des témoignages de Soviétiques ayant
participé à la guerre d’Afghanistan.
- Ensorcelés par la mort, récits (1995). L’ouvrage porte sur les suicides de citoyens russes
après la chute du communisme.
- Tchernobyl, La supplication, chronique du monde après l’apocalypse, (1997),
traduction française 1998), pour lequel elle a reçu de nombreux prix prestigieux, dont le prix
de la paix Erich-Maria Remarque en 2001. Comme elle le rappelle dans le prologue, sa posture

70
S. Alexievtich, « À la recherche de l’homme libre », dans La littérature au-delà de la littérature, Genève, La
Baconnière, 2019, p. 10.

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y est particulière, car elle est biélorusse : « Si, dans mes livres précédents, je scrutais les
souffrances d’autrui, maintenant, je suis moi-même un témoin, comme chacun d’entre nous.
Ma vie fait partie de l’événement. C’est ici que je vis, sur la terre de Tchernobyl. » (p. 31)
- La guerre n’a pas un visage de femme (2004). L’ouvrage retrace par des entretiens le
récit de femmes soldats de l’Armée rouge durant la Seconde Guerre mondiale.
- Derniers témoins (2005). Y sont recueillis des récits de femmes et d’hommes devenus
adultes qui, enfants, ont connu la Grande Guerre patriotique (nom donné en Russie à le Seconde
Guerre mondiale), alors qu’ils avaient de 4 à 14 ans.
- La fin de l’Homme rouge ou le temps du désenchantement (2013). L’ouvrage porte sur
l’ex-Union Soviétique et compile des centaines de témoignages dans différentes régions de
l’espace post-soviétique. L’auteur s’attache à l’homo sovieticus et la manière dont il a été
façonné par l’idéologie marxiste, qu’il s’agisse des victimes du régime, des convaincus ou des
anticapitalistes nostalgiques de Gorbatchev. Le livre remporte le prix Médicis Essai et il est
sacré « meilleur livre de l’année » par le magazine Lire.
Retenir : « Les bolchéviks russes ont tenté de remodeler l’homme, le vieil Adam, en un
nouveau type humain : l’homo sovieticus. »

Photo prise en 1934, conforme à l’idéal soviétique des jeunes communistes pionniers qui fondèrent
Komsomolsk-sur-l’Amour
RIA Novosti archive, image #11906

Le projet encyclopédique se double d’une ambition historique. Mais S. Alexievitch va au-


delà de l’historiographie. Son projet est aussi de réécrire l’histoire des sentiments, de consigner
les traces de la civilisation soviétique dans le cadre familier des petits faits. Il s’agit de saisir les

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milliers de détails d’une vie qui a disparu, de façon à insérer la catastrophe dans un cadre
familier. Son œuvre est sous tendue par la question suivante : comment les choses entrent-elles
dans le cœur des gens ? Ainsi elle adopte le regard d’une littéraire et non d’une historienne et
traque ce qui relève de la nature humaine : « Je pose des questions non sur le socialisme, mais
sur l’amour, la jalousie, l’enfance, la vieillesse. Sur la musique, les danses, les coupes de
cheveux. Sur les milliers de détails d’une vie qui a disparu. C’est la seule façon d’insérer la
catastrophe dans un cadre familier et d’essayer de raconter quelque chose. De deviner quelque
chose… L’Histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles, restent toujours en marge.
Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans l’histoire. Moi, je regarde le monde avec les yeux
d’une littéraire et non d’une historienne71. »
Retenir : « L’Histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles, restent toujours en
marge. Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans l’histoire. Moi, je regarde le monde avec
les yeux d’une littéraire et non d’une historienne. »

II. DE QUOI PARLENT LES ŒUVRES

1) Le Gai Savoir (Préface et livre IV)

On ne pourra pas « résumer » ici Le Gai Savoir. Comme Patrick Wotling le remarque dans
l’introduction, « Nietzsche s’est refusé à intituler l’un de ses aphorismes ‘‘qu’est-ce que le gai
savoir ?’’ 72 » alors qu’il n’hésite pas à proposer une définition du romantisme (livre V, §370)
par exemple. C’est qu’il est impossible de livrer la définition du Gai Savoir. Ce sera le rôle de
l’ouvrage achevé, livre après livre, Préface et poèmes compris, de dessiner le champ, les
nuances et les « lignes problématiques » de cette notion singulière, propre à la pensée du
philosophe. Nous ne nous priverons pas de faire appel à d’autres livres de l’œuvre, même s’ils
ne sont pas à notre programme, dès lors que ce sera nécessaire à la pleine compréhension de
notre thème.

 Préface
La Préface (ou avant-propos) rédigée à Ruta73 près de Gênes, comme l’indique le texte (p.
33) est daté de l’automne 1886, c’est-à-dire quatre ans après la publication de la première
édition du Gai Savoir. Cette Préface est composée de quatre paragraphes ou aphorismes 74, par
référence aux moralistes français des XVIIe (La Rochefoucauld) et XVIIIe siècle (Chamfort).

§1- Nietzsche évoque le ton qui traverse l’ensemble du Gai Savoir, rédigé à un moment de
sa vie où le philosophe trouve un nouveau souffle inspiré par la santé revenue. S’y exprime « la

71
Plaquette de présentation de La Fin de l’homme rouge [archive] sur le site d’Actes Sud.
72
GS, Introduction, p. 10.
73
Hameau de la commune de Camogli qui fait partie de la métropole de Gênes en Ligurie.
74
La critique adopte de manière indifférente les deux termes pour désigner la segmentation de l’écriture. Un
aphorisme est un texte court qui présente une grande densité de sens. Nous emploierons de manière générale l’un
ou l’autre terme, en réservant le terme de paragraphe à la technique typographique. La Troisième Partie du cours
sera l’occasion de caractériser plus particulièrement cette segmentation de l’écriture propre à l’auteur.

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reconnaissance d’un homme qui guérit ». Est posée ici une notion essentielle : la nature de
l’ouvrage relève de « l’expérience vécue » (Erlebnis), expérience et épreuve subjective de la
maladie sur laquelle il prend appui comme point de départ pour la réflexion. Annonce de
l’apparition de Zarathoustra (dernier aphorisme du livre IV)

§2- À partir de sa propre personne mise en scène, Nietzsche interroge le rapport entre un état
de santé défaillant et la réflexion philosophique : « qu’adviendra-t-il de la pensée qui se trouve
soumise à la pression de la maladie ? ». Il appelle de ses vœux un philosophe médecin qui est
aussi psychologue et qui oserait dire de quoi est composé le fond de toute philosophie véritable :
« …de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie… ».

§3- S’établit un parallèle entre l’étouffement des pulsions par les morales ascétiques et la
maladie physique : les deux contribuent à appauvrir la vie dont la volonté de puissance s’est
affaiblie : « la confiance dans la vie s’est évanouie : la vie elle-même est devenue problème ».
Par réaction [la vie est une lutte], nous est donnée une raison d’affirmer notre force vitale en
nous fondant sur l’union indissociable du corps et de l’âme, de l’âme et de l’esprit. L’expérience
de la maladie « approfondit » l’homme, elle est pour lui l’occasion d’éprouver ses forces. Pour
le philosophe : « vivre – cela veut dire pour nous métamorphoser tout ce que nous sommes en
lumière et en flamme… ». Le sujet philosophe annonce alors que la parodie (ou la comédie)
commence, faisant suite au pessimisme annoncé à la fin du Livre IV. Le « gai savoir » fera
éprouver la dévalorisation des valeurs comme une libération et comme une victoire : la situation
engendre un sentiment d’ivresse, traduisant la possibilité d’expérimenter de nouvelles
possibilités de vie en créant de nouvelles valeurs. (cf § 342 et L. V, § 343)

 Livre IV
Les 66 aphorismes du livre IV semblent, à première lecture, se succéder un peu au hasard,
sans véritable logique. Il est cependant possible dégager quelques axes directeurs. On repèrera
donc un certain nombre de constellations thématiques, et on constatera que certains aphorismes
appartiennent à plusieurs d’entre elles, que certains trouvent un écho dans d’autres. On peut
imaginer plusieurs regroupements possibles : on choisit ici un parcours qui permet une vue
surplombante de notre thème dont il constitue une première approche.

- La force de vivre : l’art de transfigurer la douleur


Sous l’égide de Saint Janvier, titre du Livre IV, on peut regrouper les aphorismes qui
évoquent la maladie passée, le sentiment d’avoir traversé son épreuve et celui de la santé
retrouvée :

 Maladie, convalescence et santé


-§ 1
-§2
-§ 276 : « Pour la nouvelle année » : coup d’envoi du Livre IV, « être un homme qui dit
oui ».

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-§ 295, « Brèves habitudes » : privilégier les habitudes courtes, c’est-à-dire savoir en


changer parce qu’il y a de multiples façons d’être en bonne santé.
-§ 340, « Socrate mourant » : la dernière parole de Socrate, pourtant esprit supérieur, fait de
lui un homme qui « a souffert de la vie » (alors qu’il faut au contraire lui manifester son
approbation.)

 Épreuves, courage et résilience


-§ 1
-§3
-§ 4
-§ 276 , « Pour la nouvelle année » : accepter la vie dans tous ses aspects, fussent-ils les
pires (« je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses le beau »)
-§ 277, « Notre Providence personnelle » : La vie est un chaos mais nous pouvons repérer
notre « providence personnelle », ce « cher hasard », qui l’informe et lui donne une
signification.
-§ 284, « La foi en soi » : qu’on la possède spontanément ou qu’on « travaille à l’acquérir »,
la confiance en soi-même lutte contre la part de scepticisme qui nous habite. (à lire en regard
des § 285 et 341)
-§ 312, « Mon chien » : apprivoiser sa douleur comme on le ferait d’un chien, puisqu’elle est
aussi familière dans sa manière d’accompagner (animalité de l’homme).
-§ 314, « Nouveaux animaux de compagnie » : l’aigle et le lion, animaux de proie, comme
repères et indicateurs de sa force vitale (animalité de l’homme)
-§ 318, « Sagesse dans la douleur » : comme le sage navigateur, il faut savoir manœuvrer et
se gouverner soi-même dans les jours de grande souffrance en déployant une « énergie
restreinte ». (p. 257) (cf. exhorter à l’héroïsme)
-§ 341, « Le poids le plus lourd » : affirmation du motif de l’« éternel retour », malédiction
de l’homme soumis à la répétition infinie de la même existence. (cf. Reconnaitre l’intensité
de la vie comme puissance)

- La force de vivre : la volonté de refonder la morale


-§ 292, « Aux prédicateurs de morale » : « faire de la morale » revient à désubstantialiser la
valeur des valeurs. Demandons à la morale de nous tenir quitte de la morale : éloignons-la de
l’approbation de la plèbe.
-§ 294, « Contre les calomniateurs de la nature »: les pulsions ne sont pas dénaturées, il faut
les tenir pour cette force propre qui nous pousse en avant.
-§ 304, « En faisant, nous ne faisons pas » : fuir les morales qui nous interdisent d’agir.
Agissons au contraire, ne renonçons pas, nous distinguerons les actes qui conviennent à notre
vie des autres, qui nous quitteront d’eux-mêmes.
-§ 305, « Maîtrise de soi » : exhorter à la maîtrise de soi, c’est interdire à toute pulsion de
porter l’homme en avant, c’est l’alourdir. Osons nous perdre nous-même pour « apprendre
quelque chose de ce que l’on n’est pas soi-même. » (p. 251)
-§ 306, « Stoïciens et épicuriens » : les adeptes des deux sectes antiques diffèrent dans leur
manière de vivre. Les épicuriens privilégient tout ce qui cultive leur sensibilité ; les stoïciens

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s’entraînent à supporter le pire pour cultiver l’insensibilité. On choisira l’un ou l’autre exemple
selon l’inclinaison de son propre destin.
-§ 311, « Lumière réfractée » : dans nos moments de faiblesse, notre « lumière » dévie de sa
trajectoire : nous réagissons selon les codes moraux du christianisme, certains de détenir la
vérité et acceptant d’être accablés par ceux que nous voulons aider. Nos moments d’audace
nous en préservent au contraire : la morale ne compte plus [et notre lumière reprend sa
trajectoire].
-§ 321, « Nouvelle prudence » : il est inutile de vouloir modifier autrui en le corrigeant.
Veillons à nous élever plus haut au contraire, pour faire resplendir notre lumière sur autrui. (cf
§ 320)
-§ 326, « Les médecins de l’âme et la douleur » : les « prédicateurs de morale » ont toujours
cherché à priver l’homme de sa force et à le maintenir dans la faiblesse.
-§ 335, « Vive la physique ! » : il faut faire la généalogie de ce que nous tenons pour moral,
interroger la valeur de nos valeurs : « prononcer des verdicts moraux doit répugner à notre
goût ! » (p. 272)
-§ 338, « La volonté de souffrir et les compatissants » : se débarrasser de la pitié et de
l’« affection compatissante » qui sont une façon de se méprendre sur soi et sur autrui. Ne
dévaluons pas nos amitiés.
-§ 342, « Incipit tragœdia » : dégoûté par satiété de sagesse, Zarathoustra redescend auprès
des hommes pour partager avec eux la nouvelle de la mort de Dieu et de la dévalorisation des
valeurs qui avaient cours jusque-là. Commence alors la tragédie du nihilisme [les valeurs de la
culture ont perdu crédibilité et autorité d’où le sentiment de détresse éprouvé par les hommes,
et déclin de la volonté de puissance.] (À lire en regard de § 1)

- La force de vivre : c’est l’art


 de s’affirmer et d’affirmer son amour de la vie

-§ 284, « La foi en soi-même » : acquérir la foi en soi pour lutter contre le sceptique que nous
laissons vivre en nous et que nous devons « convaincre » ou « persuader » (p. 234). Il faut pour
cela être supérieurement exigeant envers soi-même. (à lire en regard du § 285 et du § 341)
-§ 287, « Plaisir pris à la cécité » : Ne pas chercher à hypothéquer l’avenir, en respecter
l’incertitude.
-§ 290, « Une chose est nécessaire » : il faut viser à cultiver sa nature propre, forces et
faiblesses comprises, comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art. Il faut également imposer au
monde sa volonté par la transformation et la création.
-§ 291, « Gênes » : Gênes, ville de bâtisseurs et de conquérants. Ils ont manifesté un
« somptueux égoïsme insatiable qui prend plaisir à la possession et au butin » (p. 237).
-§ 296, « La réputation de fermeté » : ne pas surestimer « la fidélité constante envers soi-
même », qui rend impossible « toute métamorphose de soi » (p. 296) en entravant la capacité à
changer d’opinion.
-§ 297, « Savoir contredire » : pratiquer la contradiction et accepter d’être contredit,
marques distinctives de « l’homme supérieur » (p. 243).

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-§ 299, « Ce que l’on doit apprendre des artistes » : apprendre des artistes à modifier son
angle de vue sur toutes choses pour être « les poètes de notre vie », même « dans les choses les
plus modestes et les plus quotidiennes. » (p. 245)
-§ 301, « Illusion des contemplatifs » : l’homme supérieur n’est pas, comme il le croit, un
simple contemplatif : il est celui qui a compris « le véritable poète et prolongateur poétique de
la vie » qui possède la « vis creativa » (p 246).
-§ 302, « Danger du plus heureux » : l’homme intrépide, qui sait jouir de la vie, qui connaît
le « bonheur d’Homère », est aussi celui que guette la souffrance parce qu’il trop « subtil » (p.
247), trop fin et trop aiguisé.
-§ 303, « Deux hommes heureux » : l’homme à qui tout réussi sans effort et celui qui échoue
en tout sont également heureux : le premier par un don de l’improvisation, le second parce qu’il
connaît la valeur de ses échecs.
-§ 307, « En faveur de la critique » : la critique donne le pouvoir de renoncer à des opinions
devenues inutiles.
-§ 310, « Volonté et vague » : la volonté est semblable à la vague dans son mouvement
perpétuel.
-§ 320, « Au moment des retrouvailles » : penser à soi et « créer pour [soi]-même [son ]
propre soleil » (p. 259). (cf § 321)
- § 328, « Faire du tort à la bêtise » : l’égoïsme n’est pas condamnable, il apporte la « gaité
d’esprit » (p. 264). Les sagesses antiques qui ont exhorté à se recentrer sur soi auront au moins
apporté leur contribution en faisant « du tort à la bêtise » (p. 264).
-§ 329, « Loisir et oisiveté » : être en permanence dans l’activité efficace est devenu la valeur
des « hommes cultivés et incultes ». Le plaisir se limite à un loisir mesuré. « Oh, que de
suspicion croissante envers toute joie ! » (p. 265).
-§ 335, « Vive la physique ! » : à l’écart de la morale, « créer de nouvelles tables de biens
qui nous soient propres ». (cf § 293)
-§ 339, « Vita femina » : voir la beauté d’une œuvre ou de la vie suppose de saisir son kairos,
« hasard heureux les plus rares » (p. 278) : comme la femme, la vie ne se dévoile que par
instants fugaces. [l’approche dogmatique de la vie – comme de la femme – est inefficace et
inutile.]

 de mettre à profit ses expériences


-§ 4
-§ 279, « Amitiés d’astres » : l’amitié ne lie pas les êtres à vie, elle répond à une loi qui
dessine une « immense courbe et trajectoire sidérale invisible » au-dessus d’eux.
-§ 282, « L’allure » : savoir « marcher », trouver son « allure » n’est pas donné à tout le
monde, c’est un privilège rare.
-§ 286, « Digression » : c’est à chacun de trouver sa voie pour vivre « l’expérience de la
splendeur, de la ferveur et des aurores » (p. 233). Sauf à croire en la mythologie, il n’y a pas de
maître pour l’enseigner.
-§ 308, « L’histoire de tous les jours » : observer en conscience ses habitudes quotidiennes
en se demandant si elles sont le résultat de sa paresse ou de sa créativité.
-§ 317, « Coup d’œil rétrospectif » : dans notre temporalité personnelle, se succèdent des
états passagers, passions (« pathos ») que nous considérons à tort comme une détermination
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définitive de notre caractère (« ethos »). Il n’appartient pas à l’homme d’atteindre à ce caractère
d’« éternité » (p. 257).
-§ 319, « En interprètes de nos expériences vécues » : à la différence des prophètes et des
hommes de religion qui ne le font jamais, se fonder sur ses expériences vécues et les regarder
en face de façon continue. « Nous voulons être nous-mêmes nos expériences et nos
cobayes ».(p. 259). Nous ferons l’épreuve de la puissance de notre existence en expérimentant
l’épreuve la plus dangereuse et la plus douloureuse. (cf § 325)
-§ 322, « Image » : suivre en soi la trajectoire heurtée de nos propres « voies lactées » nous
rappelle que la vie est un chaos.
-§ 324, « In media vita » : pensée libératrice pour le philosophe : la vie n’est ni un devoir, ni
une fatalité ; elle est la possibilité d’une expérimentation de la connaissance qui autorise à
« gaiement vivre et gaiement rire » (p. 261).
-§ 334, « On doit apprendre à aimer » : Comme on apprend la musique, comme on s’habitue
à son étrangeté, nous avons appris à aimer ce que nous aimons à présent : « L’amour aussi doit
s’apprendre » (p. 269)

 de reconnaître l’intensité de la vie comme puissance


-§ 3
-§ 278, « La pensée de la mort » : la certitude de la mort est sans effet, au fond, sur la capacité
humaine à saisir la vie au présent et à en jouir.
-§ 285, « Excelsior ! » : première apparition du motif de l’« éternel retour » (cf § 341).
L’homme doit renoncer à toute justification d’ordre métaphysique, il doit affronter « l’éternel
retour de la guerre et de la paix » dont la vie est faite.
-§ 294, « Contre les calomniateurs de la nature »: nos pulsions nous constituent. Lutter
contre elles revient à faire injustice à notre nature. Nous sommes au contraire appelés à voler
« dans la direction où nous sommes poussés ».
-§ 309, « Du fond de la septième solitude » : la vie appelle sans répit le « voyageur » à
continuer d’avancer pour aller au-delà des apparences, sans se contenter du repos des certitudes.
-§ 326, « Les médecins de l’âme et la douleur » : contre les « prédicateurs de morale » et les
« théologiens » qui prônent des médications sévères à notre condition prétendument désespérée,
avoir confiance dans notre capacité à ressentir et manifester notre force de vie, toujours à l’affût.
-§ 341, « Le poids le plus lourd » : Affronter cette épreuve insupportable qualifiée de « poids
le plus lourd » sert de critère de la vie forte pour celui qui a la foi en lui-même. (à lire en regard
des § 284 et 285 et cf. Épreuves, courage, résilience)

 d’exhorter à l’héroïsme
-§ 283, « Hommes préparatoires » : salut adressés aux hommes supérieurs, héros qui
prennent des risques, mus par la volonté de puissance, « rompus au commandement et
commandant avec assurance » mais également « prêts à obéir » (p. 231) si nécessaire. Ils sont
ceux auxquels on peut enjoindre de « vivre dangereusement » et d’être des navigateurs
conquérants.
-§ 288, « États d’âme élevés » : l’humanité n’a pas encore atteint la disposition d’âme
sublime attendue, qui n’est encore qu’« un rêve et une possibilité enchanteresse » (p. 234)

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-§ 289, « Aux navires ! » : appel pressant à la formation de « nouveaux philosophes » qui


instruiront autrement l’homme que ne l’a fait la tradition philosophique héritière du socratisme
[qui enseigne que la vie est sans valeur]. Tout homme, quel qu’il soit, doit pouvoir bénéficier
de cette nouvelle philosophie. Les philosophes doivent aller jusqu’aux « antipodes » de la
« terre morale » pour inventer « une foule de nouveaux soleils » (p. 235) [d’autres systèmes
solaires que ceux de la morale] qui éclaireront autrement la vie.
-§ 300, « Préludes à la science » : Prométhée est la figure héroïque qui apporte aux hommes
la technique , la culture et la sociabilité pour compenser la parcimonie de la nature envers
l’humanité. (cf. § 336)
-§ 316, « Hommes prophétiques » : ces hommes sont à l’image des animaux, ils ont la
capacité de ressentir et de prévoir. Cette sensibilité a un prix : la souffrance de la connaissance.
-§ 318, « Sagesse dans la douleur » : comme le navigateur conquérant, l’homme héroïque
n’est jamais si « heureux que quand la tempête se lève » (p. 258) : à la différence des hommes
ordinaires qui rusent avec la douleur, lui l’affronte debout et de face (cf. Épreuves, courage,
résilience)
-§ 325, « Ce qui appartient à la grandeur » : l’être supérieur (homme ou femme), le héros,
est celui qui est capable d’affronter la souffrance qu’il ressent ou qu’il inflige sans trembler. Il
ne connaît pas la morale de la faiblesse.
-§ 336, « Avarice de la nature » : la nature n’a pas une dimension de providence, elle est
régie par le hasard – comme le monde et la vie en général. On peut regretter qu’elle ait été si
parcimonieuse vis-à-vis de l’homme, qu’elle n’ait pas aidé chacun à resplendir à la mesure de
ses potentialités. (cf. § 300 la figure de Prométhée qui compense ce manque)
-§ 337, « L’humanité’ à venir » : l’homme à venir aura développé les qualités héroïques des
« Hommes préparatoires » et des « Hommes prophétiques » : se sentir la synthèse de l’histoire
de l’humanité, supporter les souffrances, ne pas cesser de lutter, se tourner résolument vers
l’avenir, ressentir le « bonheur divin » (p. 274) d’être homme.

 de transformer savoir et connaissance


-§ 280, « Architectures des hommes de connaissance » : nous avons besoin de nouveaux
lieux pour méditer. Les lieux existants, les lieux anciens – dont les églises –y sont impropres
parce qu’ils sont chargés des anciennes valeurs métaphysiques.
-§ 293, « Notre air » : (cf § 305, « Vive la physique ! ») : la science est essentielle pour la
formation du philosophe. Elle est un milieu indispensable pour celui qui en est l’initié : « celui
qui y est habitué ne veut vivre nulle part ailleurs que dans cet air clair, transparent, vigoureux,
saturé d’électricité, dans cet air viril. »
-§ 300, « Préludes à la science »: le phénomène religieux constitue la préhistoire des
sciences : il a enseigné à l’homme à éprouver besoin et désir d’atteindre des « puissances
cachées et défendues ». Mais c’est en lui-même désormais que l’homme, comme Prométhée,
trouve le moyen de « jouir du total contentement de soi propre à un dieu ». Prométhée n’a pas
volé la lumière, il l’a créée « en la désirant ».
-§ 327, « Prendre au sérieux » : lutter contre le préjugé qui considère le « gai savoir »
comme une plaisanterie parce que l’activité intellectuelle serait synonyme de « machine
pesante, morne et grinçante que l’on a du mal à mettre en marche » (p. 263). « penser pour de
bon » soit s’accompagner de « bonne humeur ».
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-§ 333, « Ce que signifie connaître » : l’activité intellectuelle a pour fondement nécessaire


un certain jeu des pulsions entre elles : « volonté de moquer, de déplorer et de maudire » (p.
267). La pensée n’est jamais purement théorique et coupée de l’activité de nos pulsions, ce dont
nous n’étions pas conscients jusqu’ici. Croire que la pensée se limite à ce que nous percevons
d’elle est une erreur. : elle est aussi une activité inconsciente.
-§ 335, « Vive la physique ! » : À l’écart des autres, « nous voulons devenir ceux que nous
sommes » (p. 272), en nous donnant notre propre loi et en nous appliquant à nous-mêmes la
rigueur et l’objectivité de la physique comme science.

2) Les Contemplations : structure et contenu

a) Remarques sur la composition du recueil

Si Hugo s’en était tenu à son projet initial, Les Contemplations auraient dû être publiées
avant (Les) Châtiments. Cependant, l’idée d’un recueil en deux parties intitulées « Autrefois »
- « Aujourd’hui » n’a pas varié dans son principe. L’auteur souhaitait une première partie
lyrique dans le prolongement des œuvres lyriques déjà publiées ; dans la seconde, il s’agissait
d’éreinter le pouvoir en place75. La conjoncture politique interdisait, selon lui, de publier un
ouvrage de poésie pure. Mais le projet évolue, et la priorité est donnée comme on sait à deux
ouvrages politiques, Napoléon le Petit (1851), puis (Les) Châtiments (1853).
Si le projet lyrique n’est pas abandonné, il devient indépendant de la littérature
pamphlétaire76. Les deux parties se développent théoriquement autour de la date pivot, 1843,
année de la mort de Léopoldine, mais en réalité l’autrefois et l’aujourd’hui s’articulent
davantage autour de la date de l’exil – et c’est pour cela que, d’une manière implicite, une
dimension politique se dit dans la composition du recueil.
« Autrefois » et « Aujourd’hui » ne sont pas des parties statiques.
- La première évoque les temps heureux (« Aurore », « L’âme en fleur ») avant de glisser
dans l’inquiétude des temps difficiles (« Les luttes et les rêves »).
- La seconde suit un mouvement inverse, des ténèbres du deuil (« Pauca meae »), jusqu’au
ressaisissement (« En marche ») et à l’horizon d’un espoir (« Au bord de l’infini »)

b) Structure générale du recueil

75
« J’ai pensé, — et autour de moi c’est l’avis unanime, qu’il m’était impossible de publier en ce moment un
volume de poésie pure. Cela ferait l’effet d’un désarmement, et je suis plus armé et plus combattant que jamais.
Les Contemplations en conséquence se composeraient de deux volumes, premier volume : autrefois, poésie pure,
deuxième volume : aujourd’hui, flagellation de tous ces drôles et du drôle en chef. On pourrait vendre les deux
volumes séparément ou ensemble au choix de l’acheteur. Qu’en dites-vous ? » Lettre à Hetzel, 7 7bre 1852. Jersey,
in Correspondance, tome IV, p. 217, Albin Michel (1957)
76
Un article de Pierre Laforgue publié en décembre 2016, « Quelle lecture politique des Contemplations ? »
conclut que prétendre en dégager « un sens politique risque bien d’être une gageure, non pas parce que ce sens
n’existerait pas, mais parce qu’il n’est pas une donnée en soi, qui serait isolable et repérable, il résulte d’une
construction textuelle ».
http://site.ac-martinique.fr/lettres/wp-content/uploads/2016/12/Politique.pdf

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Préface
« Ce livre doit être lu comme on lirait le livre d’un mort ». Livre-testament pour Hugo qui
déclare évoquer vingt-cinq années de sa vie, « les Mémoires d’une âme ». Autrement dit le
propos recouvre l’époque heureuse, depuis l’enfance de Léopoldine, sa mort, jusqu’au jour où
le poète reprend la plume dix ans après la date fatidique.
Mais Hugo précise : ce n’est pas seulement la vie d’un homme, c’est la vie de tous : « la
destinée est une. »

Première partie : Autrefois (1830-1843)

Livre premier : Aurore


Les 29 poèmes de ce premier livre parcourent la jeunesse du poète, depuis les souvenirs des
études jusqu’à la paternité, en passant par les premières rencontres amoureuses et les premiers
combats littéraires.

Livre deuxième : L’âme en fleur


Les 28 poèmes de ce livre évoquent essentiellement les amours du poète, célèbrent sans la
nommer la maîtresse en titre, Juliette Drouet, et chantent la nature.

Livre troisième : Les luttes et les rêves


En trente poèmes, il s’agit cette fois d’exprimer la compassion éprouvée pour la misère,
l’enfance exploitée, la dureté d’un siècle de fer, l’angoisse de la finitude. En contrepoint
dialectique, répondent les astres, Dieu, la prière.

Seconde partie : Aujourd’hui (1843-1855)

Livre quatrième : Pauca meae


17 poèmes seulement pour ce livre qui est le plus bref. Livre du deuil, de la douleur infinie
d’un père qui tente d’établir un dialogue avec celle qui n’est plus.

Livre cinquième : En marche


Ce livre de 26 poèmes est celui qui renoue avec la volonté, l’énergie. Le poète retrouve de
nouvelles raisons de vivre dans l’exil en se faisant prophète et en voulant servir la cause
humaine.

Livre sixième : Au bord de l’infini


Encore 26 poèmes, mais cette fois, dans un cadre quasi fantastique (gouffres, ténèbres,
ossuaires) où les êtres surnaturels (sphinx, anges, spectres, corbeaux) donnent au poète une idée
ambivalente de l’avenir, tour à tour effrayant et réjouissant. Pour finir, l’optimisme semble avoir
le dernier mot.

3) La Supplication, chronique du monde après l’apocalypse

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On peut parler d’une historiographie de la mémoire collective sur la catastrophe de


Tchernobyl appréhendée à hauteur d’homme, par le biais de témoignages.

 Des informations historiques, p. 7-9


Les sources sont diverses et renvoient aussi bien à l’actualité qu’à des ouvrages critiques :
journal, encyclopédie, institut de recherche, revue. Nous y reviendrons dans la première partie.

 Le prologue, p. 11-33
Il est pris en charge par deux voix de statut radicalement différent.
-une voix solitaire de femme, témoin de la première heure :
C’est l’histoire d’un jeune couple, dont l’homme est pompier ; la femme raconte dix ans plus
tard les quatorze jours de survie de son mari. « Je n’avais plus aucun désir de vivre », dit-elle,
(p. 28).
-L’interview de l’auteur par elle-même sur l’histoire manquée :
il s’agit de « reconstituer les sentiments et non les événements77 » (p. 31) L’auteur mime une
interview, elle fait les questions et les réponses: son projet, l’impact de Tchernobyl, sa méthode
d’interview, la portée de son livre, son analyse globale des événements dans le cadre de l’ex-
Union Soviétique.

Elle expose :
Son projet : « Ce livre ne parle pas de Tchernobyl, mais du monde de Tchernobyl. Justement
de ce que nous connaissons peu. De ce dont nous ne connaissons presque rien. Une histoire
manquée : voilà comment j’aurais pu l’intituler. » (p. 30- 31)
Deux éléments sont à retenir. D’abord, « je m’intéressais aux sensations, aux sentiments des
individus qui ont touché à l’inconnu. Au mystère. » C’est là l’explication d’« une histoire
manquée » : les événements sont saisis à hauteur des individus confrontés à l’inconnu radical.
Ensuite, l’intérêt pour « ce que l’homme a appris, deviné, découvert sur lui-même et dans son
attitude envers le monde » amène à une redéfinition de la nature et de la condition humaines.

Les conséquences de Tchernobyl : « l’ancien monde n’existe plus », (p. 31) et il n’y a pas
de mots pour le dire ; la question de l’indicible est soulevée : « Chaque choses reçoit son nom
lorsqu’elle est nommée pour la première fois. Il s’est produit un événement pour lequel nous
n’avons ni système de représentation, ni analogies, ni expérience. » (p. 31)

Sa méthode : « Trois années durant, j’ai voyagé et questionné : …Des paysans et des
intellectuels. » (p. 32). L’œuvre convoque un vaste ensemble de témoins, de tous horizons.

La portée de son livre : « Un événement raconté par une seule personne est son destin.
Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire. Voilà le plus difficile : concilier les deux vérités, la
personnelle et la générale. » (p. 32)

77
Étudié en détail dans la Troisième Partie.

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Elle donne sa lecture des événements : « Deux catastrophes ont coïncidé : l’une sociale -
sous nos yeux, un immense continent socialiste a fait naufrage ; l’autre cosmique – Tchernobyl.
Deux explosions totales. Mais la première est plus proche, plus compréhensible. » (p. 32) ;
« Nous nous trouvons face à une réalité nouvelle. » Elle propose un sens qui ouvre à
l’universel : « Notre histoire est faite de souffrance. La souffrance est notre abri. Notre culte.
Elle nous hypnotise. Mais j’avais envie de poser aussi d’autres questions, sur le sens de la vie
humaine, de notre existence sur terre. » (p. 33)
Enfin, elle présente les victimes comme des visionnaires : « Ces gens ont été les premiers à
voir ce que nous soupçonnons seulement. Ce qui est encore un mystère pour tous. » (p. 33)
Retenir : « Ce livre ne parle pas de Tchernobyl, mais du monde de Tchernobyl. Justement
de ce que nous connaissons peu. De ce dont nous ne connaissons presque rien. Une histoire
manquée : voilà comment j’aurais pu l’intituler. » (p. 30)
et
« Un événement raconté par une seule personne est son destin. Raconté par plusieurs, il
devient l’Histoire. Voilà le plus difficile : concilier les deux vérités, la personnelle et la
générale. » (p. 32)

Le livre se partage ensuite en trois parties ; utilisons pour l’instant ce terme vague et peu
connoté. Les titres parfois énigmatiques sont donnés par l’auteur. Chaque partie présente une
succession de monologues, dont la voix est le plus souvent nommée. Ceux qui s’expriment sont
des habitants de la zone, témoins des premières heures, des soldats envoyés pour nettoyer le
terrain et évacuer les habitants, les réfugiés de guerre venus habiter dans la zone. Les
témoignages sont recueillis huit ans après la catastrophe. Il fallait attendre que le taux de
radiation baisse pour se rendre dans la zone et que les témoins puissent prendre du recul par
rapport à ce qu’ils avaient vécu. Chaque partie s’achève sur un chœur. Il s’agit d’une succession
de répliques au sein d’un groupe sans que l’on puisse identifier qui parle, comme une clameur
commune. Les parties sont de plus en plus amples. Le critique russe Lev Anninski parle d’un
« requiem en trois parties, avec le prélude et le finale78 ».
D’une partie à l’autre, les propos sont répétitifs. On peut néanmoins dégager, sinon une
structure ou un principe d’organisation, du moins des lignes de force.
Ainsi, la première partie, parle de La terre des morts. Il s’agit de la zone hautement
contaminée, dont la plupart des habitants ont été relogés. Il n’y reste que des résidents
clandestins, anciens habitants ou réfugiés de guerre, et des cimetières. Les témoignages révèlent
des tensions entre hier et aujourd’hui, entre la volonté d’oublier et la nécessité de se souvenir,
entre l’évacuation de la zone et le refus de l’exil, entre la mort omniprésente et la réapparition
de la vie. Ils présentent aussi des thèmes récurrents dans les autres parties, tels que le mal,
l’incurie des chefs, l’héroïsme, la loi du silence, la guerre, le regard des autres. La partie
s’achève sur le chœur des soldats, ceux qui ont fait le travail de « liquidateurs » et ont fait
évacuer la zone. La transition avec la deuxième partie se fait sur l’image de l’humain, d’abord
« matériel » puis monstrueux.
Le titre de la seconde partie, La couronne de la création, reprend le propos tenu par un
témoin (p. 175). L’expression d’origine biblique renvoie à la grandeur et à la toute-puissance

78
Préface aux Oeuvres d’Alexievitch en deux volumes, Moscou, 1998.

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de l’homme, qui est le summum de la création divine. On peut donc faire du titre une lecture
ironique sur les capacités destructrices de l’homme ou y voir une référence religieuse, avec la
couronne d’épines portées par le Christ au moment de sa passion. De fait, cette partie, qui
assimile la catastrophe à « une expérience cosmique », parle de la destruction des hommes, des
animaux et de la terre et en interroge le sens. Les interrogations existentielles y sont récurrentes.
Quelle est notre identité d’être humain face à une telle expérience, inédite et radicale ? Le chœur
populaire final rend compte de l’aspect totalitaire de l’événement. La transition avec la
troisième partie est assurée par le thème de la déshérence.
La troisième partie, Admiration de la tristesse, cherche davantage à expliquer cette
expérience, en particulier en faisant appel au poids de la culture soviétique et à la mentalité
slave. Quelles sont les responsabilités du pouvoir soviétique ? Quels sont les enseignements à
tirer ? Le peuple biélorusse n’est-il pas prédestiné au malheur ? Le chœur final expose le point
de vue des enfants. Âgés de 9 à 16 ans, ils donnent leur regard sur la mort et éventuellement la
force de vivre.
La conclusion, dans un mouvement de clôture, répond en miroir au prologue, mettant en
valeur le bonheur passé et la force de l’amour. Reste que les morts ont peur des morts.

 La terre des morts, p. 35-88

Monologue sur la nécessité du souvenir, Piotr S. psychologue (p. 35)


Faits Citations

S’interroge sur la raison de se souvenir. « Je voulais oublier. Tout oublier…je


Relate les souvenirs de la chose la plus pensais avoir déjà vécu les choses les plus
horrible qui lui soit arrivée, la guerre. Mêle horribles…la guerre…et puis j’ai visité la
l’effroyable et l’apparition de la vie (tête zone de Tchernobyl. Je m’y suis rendu à
fracassée et scène de vêlage, père criblé de plusieurs reprises…et là, j’ai compris que
balles avec pull tricoté par la mère ; mais je n’étais pas protégé. Je suis en passe de
Tchernobyl est bien pire encore. me détruire. Mon passé ne me protège plus,
là-bas… » (p. 37)

Monologue sur ce dont on peut parler avec les vivants et les morts, Zinaïda Evdokimovna
Koalenka, résidente sans autorisation (p. 37)
Vit seule depuis 7 ans, mêle la situation « La chose la plus juste au monde, c’est la
actuelle et ses souvenirs de l’événement. mort. » (p. 37)
Elle décrit le césium, couleur d’encre et « Et pourquoi partir ? C’est beau ici ! Tout
rouge, comme son fichu. Les radiations fleurit, tout pousse. Des moustiques aux
dans les champs, la violence de animaux domestiques, tout vit. » (p.
l’évacuation, les animaux abandonnés, la 40) (propos récurrent chez les résidents.)
vieillesse, la solitude avec pour seul « On peut parler avec les morts comme
avec les vivants. Je ne vois pas de

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compagnon son chat. Elle répète : « Je vais différence. Je les entends, les uns comme
me souvenir de tout ». les autres. Lorsqu’on reste tout seul…et
lorsque la tristesse vous gagne…une
tristesse immense… » (p.43)

Monologue sur une vie entière écrite sur une porte, Nikolaï Fomitich Kalouguine, un père
(p. 44)
Première mention d’une volonté aussi « Je veux témoigner. Je l’ai vécu, il y a dix
ferme de témoigner. Comment un homme ans, et je le revis tous les jours
normal devient un homme de Tchernobyl. actuellement. C’est toujours en moi. » (p.
Réactions curieuses de ceux qui n’y étaient 44)
pas. Il évoque l’évacuation avec « Toute notre vie était inscrite sur la porte. »
interdiction d’emmener des animaux. Il (p. 45).
emporte sa porte. Sa femme et la mort de
sa fille à l’hôpital.

Monologue d’un village : comment appeler les âmes du paradis pour pleurer et manger avec
elles (p. 46)
Plusieurs témoins dont les noms sont donnés au début ; en fait, un chœur de voix, pêle- mêle
de souvenirs de sorte que les différentes époques sont intriquées. Le point fort est
l’attachement au lieu et le refus de l’exil soutenus par la description de leur vie actuelle,
comme dans un village du siècle passé : « Mais nous sommes heureux, nous sommes chez
nous », (p. 51). Les pleurs sont également fréquents.
L’arrivée des militaires, la résistance
à l’évacuation en lien avec les
superstitions qui permettent de
revenir, le retour sur la zone, les
bâtiments enterrés
Les souvenirs de la guerre, la vie au
village avant
Les pertes matérielles
L’argent des indemnités qui n’existe
plus « Les gens ont peur de nous. Ils disent que nous
La peur des autres sommes contagieux. » (p. 51)

« Tout ce qui a été écrit dans la Bible se réalise.


La catastrophe entraîne la fin de On y parlait de notre Kolkhoze. (…). Et l’homme
l’humanité se réjouira en voyant des traces humaines ! Pas
un autre homme : seulement des traces ! » (p. 53)

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Au cimetière dialogue avec les morts


La présence des animaux (oies
sauvages, loup, coucou, pie,
chevreuil, sanglier, cigogne, scarabée
…) (passim)
« j’ai participé à la construction du
Le communisme communisme » (p. 56)
Une tentative d’explication
irrationnelle « Il enlevait les langes mouillés (…) une fois, il
l’a vue… » (p. 57)

Monologue sur la joie d’une poule qui trouve un ver, Anna Petrovna Badaïeva, résidente
sans autorisation (p. 59)
La preuve de la radiation : ni hanneton ni « aujourd’hui il ne reste que la peur », (p.
ver de terre ; opposition autrefois- 59)
aujourd’hui
Personne n’avait peur de la centrale « Et nous vivions tout près de la centrale :
La cuisine autrefois / contraintes à trente kilomètres à vol d’oiseau. (…)
d’aujourd’hui C’était très bien » (p. 59)
Incrédulité devant la vitalité de la nature « Nous pensions que ce qui bouillait dans
les marmites était éternel. Je n’aurais
jamais cru que cela pourrait changer. » (p.
61)
« Je crois qu’il n’y a pas eu de
Tchernobyl, qu’on a tout inventé » (p. 60)
« Il faut vivre » (p. 61)

Monologue sur une chanson sans paroles, Maria Voltchok, une voisine (p. 61)
Avis de recherche d’Anna Souchko, muette « Donnez-nous seulement l’adresse où elle
et bossue, qui a été évacuée. vit et souffre et nous irons la chercher. Pour
qu’elle ne meure pas d’angoisse. » (p. 62)

Trois monologues sur une peur très ancienne, la famille K., russe rentrée du Tadjikistan (p.
62)
Sont présents la mère et la fille. Et le mari de la fille qui n’a pas dit un seul mot. S’intercale
aussi Lena M. qui vient de Kirghizie, en guerre. Le point fort est la vie de réfugié, ce sont
des récits d’exil : « J’avais une vie…Une autre vie. » (p. 69)
La fille : La famille a fui la guerre civile ; « Je ne dois pas en parler…j’attends un
elle raconte un épisode dans une bébé » (p. 62-63)
maternité où des hommes armés jettent un

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nouveau-né par la fenêtre p. 65 : « Comment vivre ? Comment donner


Pessimisme absolu devant ce dont naissance après cela ? » (p. 65)
l’homme est capable. « Je n’ai pas peur de Dieu, j’ai peur de
La mère : ils sont venus à Tchernobyl car l’homme » (p. 65, voir aussi p. 67 et 68)
personne ne les chassera d’ici. Ici elle n’a « Notre patrie était l’Union soviétique. Et
pas peur. Raconte l’évacuation des Russes maintenant, on ne sait plus comment sauver
du Tadjikistan et la corruption qui son âme. » (p. 65)
l’accompagne. « Beaucoup de Russes sont partis : des
Lena : a fui la Kirghizie milliers ! Des dizaines de milliers. Toute
une Russie. » (p. 67)
« Qui suis-je ? Ma mère est ukrainienne,
mon père russe, je suis née en Kirghizie, où
j’ai grandi, et j’ai épousé un Tatar. Et mes
enfants ? Quelle est leur nationalité ? Nous
sommes tous mélangés. » (p. 70)
« Désormais, notre maison est ici.
Tchernobyl est notre maison, notre patrie
(soudain elle sourit). Ici, les oiseaux
chantent comme partout. » (p. 71)

Monologue sur l’homme qui n’est raffiné que dans le mal, mais simple et accessible dans
les mots tout bêtes de l’amour, anonyme (p. 71)
Un réfugié ? Un ermite ? Un vagabond ? « Nikolaï, serviteur de Dieu et, désormais,
Un solitaire qui médite, pense et prie ; des homme libre. » (p. 74)
références littéraires et philosophiques. « Je me suis enfui. Je me suis enfui du
S’interroge sur le mal, le péché, compare monde…au début je passais mon temps
l’homme et les animaux. dans les gares. Elles me plaisaient bien
parce qu’il y avait toujours de la foule alors
que j’étais tout seul. Et puis je suis arrivé
ici. Ici, c’est la liberté… » (p. 71)
Pouchkine : « La pensée de la mort est
chère à mon âme. » (p. 72)
« L’homme n’est raffiné que dans le mal.
Mais combien il est simple et accessible
dans les mots tout bêtes de l’amour. » (p.
73)

Le chœur des soldats, leurs noms et leur fonction, simple soldat, liquidateur, milicien,
dosimétriste, capitaine, …(p. 74)

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Chacun raconte son expérience, ce qu’il a vu en arrivant dans la zone. Les points forts sont
: la question de l’héroïsme, la prise de conscience tardive du danger, la découverte du site
évacué, l’incurie des chefs, la loi du silence.
Départ du régiment pour Tchernobyl, un « Nous avons nettoyé le territoire » (p. 75)
gars proteste, mais un élan héroïque pousse « Je ne suis pas allé à la guerre, mais j’avais
la plupart/ le sentiment de quelque chose de
État d’abandon ; les soldats entrent dans les connu…C’était quelque part dans ma
maisons. La curiosité est irrésistible. mémoire. Impossible de dire d’où cela
Certains habitants ont laissé des mots avant venait, mais c’était lié à la mort. » (p. 75)
leur départ. « C’était un spectacle intéressant » (p. 75)
Les soldats sont chargés d’empêcher les « D’abord, nous avions le sentiment que les
habitants de revenir chez eux. gens allaient rentrer. Ensuite, c’était …Tout
L’élan héroïque est entretenu par les semblait lié à la mort. » (p. 75)
discours ; plus tard, il y aura une polémique « Pardonne-nous, notre maison ! » (p. 76)
sur l’argent gagné. Les ordres, la mission « Dans les premiers jours, je n’ai pas
font taire la peur. La mesure des radiations rencontré de gens indifférents. Ce n’est que
prises par les soldats est fausse. Les par la suite que j’ai vu des yeux
informations sur la dangerosité sont vides…Lorsque tout le monde s’est
contradictoires. Le jour, « un dur travail », habitué. » ( p. 78)
le soir « le mondial de foot à la télé ». La « Lorsque je suis rentré d’Afghanistan, je
prise de conscience est tardive : trois ans savais que j’allais vivre. Mais Tchernobyl,
plus tard. c’était le contraire : cela ne tuerait qu’après
La mission est une affaire d’hommes mais notre départ. » (p. 80)
la certitude vacille quand son calot « Dix ans ont passé. J’aurais vraiment
provoque chez son fils une tumeur au l’impression que rien de tout cela n’était
cerveau. arrivé, si je n’étais pas tombé malade. » (p.
Rentre d’Afghanistan, envie de vivre. 80)
Le 9 mai, un général vient les congratuler « Au début, cela semblait un jeu…mais
mais aucune information sur les radiations c’était une vraie guerre. Une guerre
reçues : la loi du silence l’emporte; propos atomique. » (p. 81)
désabusés sur l’héroïsme. « Je sais que l’on a volé et sorti de la zone
Des femmes âgées se chargent du lavage du contaminée tout ce qui était
linge contaminé. transportable.(…) Seule la terre est restée
L’héroïsme et la grandeur de la Russie. derrière les barbelés…Et les tombes. » (p.
La brigade consomme des aliments 83)
irradiés, mais le médecin s’abstient, loi du « Tout va bien, lavez-vous simplement les
silence. mains avant de manger. » (p. 83)
Les habitants évacués reviennent prendre « Tu es désormais un Tchernobylien.
des affaires J’aurais peur d’avoir un enfant avec toi. »
Négation du danger. Mais les revenants (p. 84)
sont marqués au fer rouge. « Je me tais. Personne ne trouve les mots
qui me feraient répondre. Dans ma langue à
moi…Personne ne comprend d’où je suis

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Le directeur de la zone d’apocalypse dresse revenu…Et il m’est impossible de le


des procès-verbaux relatifs aux objets raconter. » (p. 86)
emmenés, au labour. « C’était une question d’hommes. Une
Insulte sa femme qui l’a quitté. question d’honneur : lui, il n’a pas pu, mais
Confidentialité de la quantité de radiations, moi, je vais le faire ! » (p. 87)
pas de certificat médical. « Avant notre départ, on nous avait
Silence des revenants. prévenus que les intérêts de l’Etat
Peur de la façon de mourir. Évoque Leonid exigeaient le maintien du secret sur ce que
Toptounov, qui a appuyé sur le bouton de nous avions vu. À part nous, personne ne
sécurité quelques minutes avant l’accident. sait ce qui s’est vraiment passé là-bas. Nous
Hésitations des hommes à servir dans la n’avons pas tout compris, mais nous avons
zone. Analyse des moyens mis en œuvre, tout vu. » (p. 88)
des hommes quand il aurait fallu des
spécialistes et « pas seulement du matériel
humain » (p. 88). Les grues, les robots
meurent.

 La couronne de la création, p. 89-152

Monologue sur de vieilles prophéties, Larissa Z., une mère (p. 89)
Naissance d’une fillette handicapée et « A la naissance, ce n’était pas un bébé,
malformée, description de ses pathologies. mais un sac fermé de tous les côtés, sans
L’enfant survit. Le pope dit qu’il faut prier aucune fente. » (p. 89)
pour expier ses fautes. « Comment faire l’amour après cela ? » (p.
Prophétie de la grand-mère. 89)
La mère s’interroge sur le futur de son « Il y a des années, ma grand-mère a lu dans
enfant, se bat pour que soit reconnue la Bible que viendrait une époque
l’influence des radiations. d’abondance où tout fleurirait et porterait
des fruits. Les rivières seraient pleines de
poissons et les forêts de bêtes, mais
l’homme ne pourrait pas en profiter car il
ne pourrait plus donner naissance à ses
semblables, perpétuer la race. » (p. 90)
« Elle est invalide de Tchernobyl », (p. 91)
car dit-elle, « Je devais savoir que ce n’était
pas notre faute…La faute de notre amour. »
(p. 92)

Monologue à propos d’un paysage lunaire, Evgueni Alexandrovitch Brovkine, enseignant


à l’université de Gomel (p. 92)

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Absence de recommandation médicale, « Je me suis soudain mis à avoir des doutes.


mais les oiseaux ont l’air de vouloir se Que valait-il mieux : se souvenir ou
suicider. Il a écrit un texte sur la zone dans oublier ? » (p. 92)
cent ans. Peu de textes sur Tchernobyl. « De part et d’autre de la route, c’était un
véritable paysage lunaire…Jusqu’à
l’horizon, les champs étaient recouverts de
dolomie blanche. La couche supérieure du
sol, contaminée, avait été enlevée et
enterrée. A la place, on avait versé du sable
de dolomie.» (p. 93)
« Je crois que si nous avions vaincu
Tchernobyl, il y aurait plus de textes. Ou si
nous l’avions compris. Mais nous ne
savons pas comment tirer le sens de cette
horreur. » (p. 93)

Monologue sur un témoin qui avait mal aux dents et qui a vu Jésus tomber et gémir, Arkadi
Filine, liquidateur (94)
À l’époque, il était surtout affecté par son « Je m’en foutais » (p. 95)
divorce, il est passé à côté de l’événement. « En m’asseyant dans la voiture, j’ai pensé,
Pas d’héroïsme dans sa mission. je ne sais pourquoi, aux astronautes
Une fourgonnette vient le chercher pour américains partis pour la lune. A leur
aller à Tchernobyl. retour, l’un serait devenu prêtre et l’autre
Repense à la propagande, selon laquelle les aurait perdu la raison. » (p. 94).
centrales sont « plus sûres que des « Là-bas on entrait dans un monde
samovars. ». Son travail de liquidateur (on fantastique, un mélange de fin du monde et
parle de « partisans », i. e. les réservistes d’âge de pierre. » p. 95 et encore : « Les
appelés pour décontaminer la terre). grands-mères se signaient et criaient :
Variation des radiations Petits soldats, est-ce la fin du monde ? » p.
Il fait des cauchemars, où la terre bouge 96
avec des milliers d’insectes. Un seul craint « On enterrait la terre…On la découpait, on
de quitter la tente et dort dans sa en enroulait des couches. », (p. 96) ;
combinaison de caoutchouc. Il a été exclu « Nous enterrions la forêt » (p. 97)
du parti « D’un côté régnait l’arbitraire, comme
La compréhension de la gravité de dans les camps et de l’autre la peur. » (p.
l’événement se fait a posteriori. 96)
« J’ai essayé de me représenter
mentalement ces soldats qui grimpaient sur
le toit…Des condamnés à mort…Le culte
païen soviétique, me direz-vous ? Un
sacrifice humain ? » (p. 99)

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« Je ne vous ai pas raconté grand-


chose…Des bribes éparses…Je me
souviens d’une autre nouvelle d’Andreïev :
lors de la passion, Jésus passe près de la
maison d’un habitant de Jérusalem qui a
une rage de dents. Le Christ tombe, en
portant la croix et gémit. L’homme voit
tout et entend tout- cela se passe devant
chez lui- mais, à cause de sa rage de dents
il ne sort pas dans la rue. Deux jours plus
tard, lorsque la névralgie a cessé, on lui
raconte que le Christ est ressuscité. Et il
pense alors :“J’aurais pu assister à tout
cela, mais j’avais mal aux dents“. » (p. 99)

Trois monologues sur « la poussière qui marche » et « la terre qui parle », Viktor
Iossifovitch Verjikovski, président de l’association des chasseurs et des pêcheurs de
Khoïniki et deux chasseurs, Andreï et Vladimir (p. 100)
Les chasseurs sont chargés de liquider les « Il disait que Tchernobyl était destiné à
animaux domestiques errants pour éviter faire naître des philosophes. Il appelait les
les épidémies, ils n’ont aucune animaux “la poussière qui marche’’ et les
protection. L’un d’eux parle en particulier hommes, ‘‘la terre qui parle’’…La terre qui
d’un caniche, enterré vivant. Les moyens parle car nous sommes issus de la terre. »
de garder sa virilité sexuelle. (p. 100)
La description de l’évacuation du point de « C’était désagréable » (p. 102-103)
vue des animaux « - Il vaut mieux tuer de loin, pour ne pas
Analogie entre les villages évacués et les supporter leur regard. –Il faut apprendre à
villages exterminés par les nazis. Crainte de viser juste, pour ne pas être obligé de les
dire sa mission à son fils. Analogie entre achever. –Nous autres, les hommes, nous
l’homme et l’animal. Les chasseurs ne comprenons quelque chose, mais eux, ils se
tuent ni les porcs, ni les vaches, ni les contentent de vivre. » (p .104)
veaux. « Je vais vous dire : l’homme meurt comme
un animal. Je l’ai vu à plusieurs reprises, en
Afghanistan. » (p. 105)
« Moi là-bas, je n’éprouvais rien. Ni dans
la tête ni dans l’âme…Des chats, des
chiens…Je tirais…c’était un travail. » (p.
106)
Une question : « Pourquoi cela s’est-il
passé chez nous et non pas chez les
Français ou les Allemands ? » (p. 107)

Monologue sur la difficulté de vivre sans Tchekhov ni Tolstoï, Katia P (p. 107)

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Elle raconte son souvenir de la catastrophe « Vous êtes écrivain, mais jusqu’ici aucun
avec son regard d’enfant. Pas de notion de livre ne m’a aidée, ne m’a permis de
danger, associée à la guerre. Souci des comprendre. Pas plus que le théâtre ou le
adultes pour les objets auxquels ils cinéma. Alors je cherche toute seule. » (p.
accordent de la valeur (une machine à 108)
coudre, deux chemises neuves). « Un incendie ordinaire, combattu par des
Pendant le voyage, la peur de ceux qui ne pompiers ordinaires. » (p. 108)
sont pas de Tchernobyl. Les objets rapportés semblent « tellement
La catastrophe est comparée à Hiroshima, normaux, naturels » et pourtant « Je les
mais personne n’y croit. haïssais ! Tout cela pouvait me tuer ! Cette
La grand-mère est enterrée dans la zone. animosité, je ne parviens toujours pas à la
La jeune femme est comme un hibakushi comprendre intellectuellement. » (p. 110)
de Hiroshima : être enceinte constitue une « J’ai compris que je ne pourrai jamais
menace, un péché. Elle était en couple avec rendre visite à ma grand-mère. » (p. 111)
un garçon qui avait une curiosité malsaine « Il me semble que vous me percevez de la
pour la mort, elle l’a quitté. même manière que lui. Que vous
m’observez, tout simplement. Que vous
essayez de garder mon visage, comme pour
une expérience… » (p. 112)

Monologue sur ce que saint François prêchait aux oiseaux, Sergueï Gourine, opérateur de
cinéma (p. 113)
Il est arrivé pour filmer la zone. En fait, il Il tourne « un épisode dans la meilleure
dit ce qu’il n’a pas filmé. Mensonge de tradition du cinéma documentaire
l’image. De la poussière radioactive soviétique ; les conducteurs de bulldozer
partout, mais avant l’arrivée des lisant la Pravda avec un titre en lettres
dignitaires, la route est couverte de bitume, énormes : ‘‘Le pays ne vous abandonne pas
Le mensonge sur les chiffres de la dans le malheur’’. » (p. 113)
radioactivité. Les vergers sont en fleurs « L’humour était notre seule planche de
mais il n’y a pas d’odeur . Récit de la salut, on faisait des blagues sans arrêt » (p.
femme soldat qui a étranglé son bébé d’un 114).
mois. Analogie entre ce récit et ce qu’il a « Même les lilas ne sentaient pas ! Les
vécu dans la zone, dont il ne veut pas se lilas ! J’ai alors eu le sentiment que tout ce
souvenir. Il a le sentiment que la population qui m’entourait était faux. » (p. 115)
se comporte comme dans le film Quand « J’ai voulu comprendre, là-bas, ce qui était
passent les cigognes. État d’esprit vrai à l’intérieur de moi-même, et ce qui
inculqué : être un chevalier, exaltation de était faux. » (p. 116)
l’héroïsme et goût de l’adrénaline. Parmi « Je les revois encore, ces filles, rôder dans
les liquidateurs, des jeunes filles, habillées le foyer comme des somnambules » (p.
comme des pantins. Alors qu’il est rentré 118)
chez lui à Minsk, il surprend dans le trolley « Je veux faire un film et tout voir au travers
une conversation selon laquelle un cadreur des yeux d’un animal. » (p. 121)
serait mort à Tchernobyl, en fait c’est de lui

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qu’il s’agit. Il refuse de parler, comme


l’avaient fait les rescapés des camps nazis.
Les exigences du président du kolkhoze
pour évacuer son attirail. Le pessimisme
sur la nature humaine. La question de la
pitié envers les animaux. Imagine des
scenarii de films, parabole du cosmonaute
et des animaux qui fuient l’incendie. À
Tchernobyl, il s’est rapproché de la nature
et des animaux.

Monologue sans titre – un cri …, Arkadi Pavlovitch Bogdankevitch, assistant médecin (p.
122)
Des noms, dates de naissance et mesure de « Pouvez-vous être d’un quelconque
radioactivité dans la thyroïde. secours ? Non ! Alors à quoi bon venir ?
Nous poser des questions ? Nous toucher ?
Je ne veux pas faire commerce de leur
malheur. Ou philosopher là-dessus. » (p.
122)

Monologue à deux voix pour un homme et une femme, Nina Konstantinovna et Nikolaï
Prokhorovitch Jarkov, enseignant de littérature et de travail manuel (p. 123)
Elle : les changements chez les enfants, ils « On ne peut ni les étonner ni les rendre
grandissent à l’intérieur des maisons, sans heureux. » (p. 123)
la forêt ou la rivière. Toute la vie tourne « L’impensable s’est produit : les gens se
autour de Tchernobyl. Incrédulité de la sont mis à vivre comme avant. » (p. 126)
population sur la dangerosité des « L’important, pour nous, c’est de
radiations. Les légumes des potagers sont comprendre comment vivre maintenant. »
consommés, et « personne ne brille dans (p. 127)
l’obscurité ».
Lui : parle du blocus de Leningrad, mais
Tchernobyl n’est pas une guerre, car on ne
peut « expulser des radionucléides de
l’organisme » et que la perspective de la
mort n’est pas immédiate. Énumère les
réactions typiques. Entre eux, ils ne parlent
pas de Tchernobyl. Les enfants vont suivre
des traitements à l’étranger, fascinés par la
consommation ; à leur retour,
Chez les deux, la même question : « Qui est
coupable ? »

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Monologue sur une chose totalement inconnue qui rampe et se glisse à l’intérieur de soi,
Anatoli Chimanski, journaliste (p. 129)
Totale incompréhension face à la « Sous mes yeux, les fourmis grimpaient le
catastrophe, vertige face au temps de long du tronc sans me prêter la moindre
désintégration de la radioactivité. attention…Nous allons disparaître et elles
Impossibilité d’écrire : Une compilation de ne s’en rendront même pas compte. Et
conversations consignées dans un carnet, moi ? Je ne les avais jamais regardées
incurie des dirigeants, du saucisson et de la d’aussi près. » (p. 130)
vodka pour le peuple, loi du silence, les « Après Tchernobyl, la mythologie de
villageois qui tentent de revenir, aide Tchernobyl est restée. (…) C’est pourquoi
impossible, centrale construite sans il ne faut pas écrire, mais prendre des notes.
précaution, fatalisme russe, les animaux Il n’y a pas de roman de science-fiction sur
domestiques deviennent sauvages. Tchernobyl. La réalité est encore plus
Une compilation de rumeurs : internement fantastique ! » (p. 130)
des irradiés, d’énormes fosses communes, « Chez nous, c’est la frontière entre le réel
un engin extraterrestre la veille de et l’irréel qui s’évanouit. » (p. 133)
l’explosion, déportation en Sibérie, des « C’est une expérience cosmique que nous
poissons amphibie, pas un accident mais un subissons. » (p. 134)
tremblement de terre, « Les Biélorusses
vont se transformer en humanoïdes ». Les
bêtes de la forêt « jouent avec les enfants »,
les enfants à naître d’ici plusieurs
générations seront tous des Einstein.

Monologue sur le regret du rôle et du sujet, Sergueï Vassilievitch Sobolev, vice-président


de l’Association biélorusse « Le Bouclier de Tchernobyl » (p. 134)
Il a travaillé à Baïkonour. Sa tâche « Des dizaines de livres ont été écrits. (…)
actuelle : construire une église, ramasser Mais j’attends sans cesse que quelqu’un
des dons, rendre visite aux malades et aux d’intelligent m’explique. » (p. 134)
mourants, qu’il veut authentique. Le « J’ai envie de philosopher. Tous ceux avec
colonel Iarochouk, « on l’employait qui je parle de Tchernobyl ont envie de
comme un robot biologique » pour philosopher. » (p. 135)
déterminer les zones de forte Baïkonour : « Quelle époque
contamination. Les liquidateurs, trois cent merveilleuse que celle-là ! À nous le ciel !
quarante mille hommes, qu’on a ensuite À nous l’Arctique ! À nous les terres
oubliés. Ceux qui ont plongé dans l’eau défrichées ! » (p. 135)
lourde pour éviter le pire, des volontaires Les liquidateurs : « Ils disparaissaient dans
mal récompensés, Quel est le sens du les étendues infinies de notre grande patrie.
sacrifice ? Des archives vidéo. Le colonel Ceux qui ont nettoyé le toit : « On les a
Vodolajski, pilote d’hélicoptère, qui surnommés les « robots verts » (p. 137)

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balance du sable sur le réacteur. Les « Aux réunions de la commission


mineurs, qui creusent nuit et jour une gouvernementale, on rapportait les choses
galerie sous le réacteur. La pudeur slave de manière très simple : ‘‘pour cela, il faut
empêche de parler des atteintes génito- mettre une vie. Et pour ceci, deux ou trois
urinaires. Un journaliste anglais : Les huit vies ’’…Une manière très simple. La
cents « sépulcres », décharges nucléaires banalité du quotidien. » (p. 140)
qui sont de simples fosses ont été pillés. Le Les étrangers : « Cela nous plaît de venir
prêtre, qui trouve son énergie au contact de ici. Cela nous donne une charge
la mort. énergétique puissante. » (p. 142)

Le chœur populaire, des hommes et des femmes, nommés avec leur statut, médecin, femme
de liquidateur, pédiatre, évacué, résident, radiologue, journaliste, sage-femme,
météorologue, mère de famille…(p. 143)
Les jeunes accouchées vérifient d’abord « L’une a accouché d’un veau à huit pattes,
que leur enfant est normal. Des l’autre d’un chien à tête de hérisson. » (p.
cauchemars 144)
Les professeurs enlèvent la couche « On peut comprendre la guerre. Mais
supérieure de la terre, sans équipement. Des cela ? » (p. 145)
sensations de l’époque de la guerre. « Et maintenant je vis avec cela… » (p.
Les soldats mènent l’évacuation. 146)
À 40 km de Tchernobyl, le jour de la « Si au moins elle avait eu tous ses doigts.
catastrophe, une jeune fille insouciante se C’est quand même une petite fille. » (p.
fait bronzer. L’arrivée de leurs amis qui se 148)
sont enfuis de Pripiat à travers la forêt. Les « Ils n’avaient aucune notion des particules
paroles rassurantes de Gorbatchev. alpha, bêta et gamma, de radiobiologie,
Le bétail des villages évacués, dont sans parler des isotopes. » (p. 149)
Moscou ne veut pas, pourrit et est enterré. « Nous sommes comme des boîtes noires,
L’évacuation nocturne des enfants. les enregistreurs de vol des avions…Des
Un exposé sur la guerre atomique ; les ‘hommes –boîtes’. Nous pensons vivre,
liquidateurs partent équipés et passent parler, marcher, manger, faire l’amour…En
devant des enfants qui jouent nus sur la fait, nous enregistrons l’information ! » (p.
terre contaminée. 150)
À la télévision, les émissions se multiplient « J’ai eu peur. Pas pour moi. Pour mon fils.
pour montrer que tout va bien, les Il n’a nul endroit où revenir. » (p. 153)
mensonges sur la mesure des radiations.
Naissance d’un bébé mort-né auquel il
manque deux doigts.
Le discours officiel sur l’héroïsme des
soviétiques mais l’ignorance sur la réalité
des radiations.
Beaucoup de décès inexplicables

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Le dosimètre sonne pour chaque action


banale dans la maison, les deux enfants
passent leur temps à l’hôpital.
Pour les enfants, le cancer ne signifie pas la
mort.
Une femme dont le mari est mort deux mois
après son retour de la zone .
Une mère dont l’enfant de sept ans est à
l’hôpital.
Un réveillon de Noël, avec des produits
maison de la zone, des chants
révolutionnaires. Lettre du fils qui ne
comprend pas.

 Admiration de la tristesse, p. 153-235

Moment de sublimation, par-delà la souffrance ? Tentative de comprendre ?


Monologue sur ce que nous ignorions : la mort peut être si belle, Nadejda Petrovna
Vygovskaïa, évacuée de la ville de Pripiat (p. 153)
Décrit l’incendie de la centrale. Le « Ce n’était pas un incendie ordinaire, mais
lendemain elle a vu que quelque chose avait une luminescence. C’était très beau. » (p.
définitivement changé. Son fils est 153)
ostracisé à l’école. Résiste grâce à « Dès le début, nous avons senti que nous
l’exemple de sa mère. Le souvenir des roses autres, les gens de Tchernobyl, nous étions
dans Pripiat. devenus un peuple à part. » (p. 154)

Monologue sur la légèreté de devenir poussière, Ivan Nikolaïevitch Jmykhov, ingénieur


chimiste (p. 156)
Garder ces jours en mémoire. Il est envoyé « Nous avons énoncé un aphorisme : la
à Tchernobyl sur un mensonge. Les pelle, la meilleure arme antinucléaire. » (p.
hommes sont motivés au moyen de 158)
l’argent. Pas d’information sur la « Nous soulevions la terre et l’enroulions
contamination radioactive. La vodka pour comme un tapis…l’herbe verte avec les
lutter. Une atmosphère de guerre. Un fleurs, les racines, les scarabées, les
travail inutile. Désir intense de normalité. araignées, les vers de terre…Un travail de
Pas de relève, exaltation de l’héroïsme par fous. On ne peut quand même pas éplucher
les chefs, diplôme d’honneur à celui qui toute la terre, ôter tout ce qui est vivant. »
creuse le mieux . Absurdité du travail, mais (p. 159)
ils continuent. Des dosimètres qui n’en sont « J’ai noté dans mon journal ce que j’ai
pas. La propagande organise un mariage compris. Dès les premiers jours, j’ai su à
dans une des maisons.

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quel point il était facile de devenir


poussière. » (p. 163)

Monologue sur les symboles d’un grand pays, Marat Philippovitch Kokhanov, ancien
ingénieur en chef de l’Institut de l’énergie nucléaire de l’Académie des sciences de
Bielorussie (p. 163)
Contrôle des denrées alimentaires de la « L’Etat trompait les gens. » (p. 164)
zone, en fait, des déchets radioactifs, qui « Nous avions l’habitude de croire.
sont commercialisés. J’appartiens à la génération de l’après-
Gorbatchev à la télévision : « des mesures guerre et nous avons grandi dans la foi. »
urgentes ont été prises », en fait non. (p. 165)
Il y avait un plan de sauvetage en cas « Pourquoi avons-nous gardé le silence
d’accident à Tchernobyl. alors que nous savions ? », « Nous avons
obéi sans un murmure parce qu’il y avait la
discipline du parti, parce que nous étions
communistes. » (p. 165)

Monologue sur le fait que, dans la vie, des choses horribles se passent de façon paisible et
naturelle, Zoïa Danilovna Brouk, inspecteur de la préservation de la nature (p. 166)
Les gens ont commencé à parler de la « C’est à ce moment que j’ai réellement
catastrophe après l’intervention publique, à compris pour la première fois ce qu’avait
Moscou, de l’écrivain biélorusse Ales été l’année 1937. » (p. 167)
Adamovitch. Pas écouté. Toutes les « Une folle est apparue en ville. Elle
informations sont à garder secrètes. Des parcourait le marché en disant : ‘‘j’ai vu la
rumeurs. radiation. Elle est bleu ciel et luit…’’ » (p.
Fin de l’esprit communautaire. 167)
Son observation des guêpes. « Soudain, nous avons éprouvé un
Participe à l’enfouissement de la terre, les sentiment nouveau, inhabituel : chacun de
précautions ne sont pas respectées, nous avait une vie propre. » (p. 168)
(passage répétitif, cf. autre témoignage), la « C’est pour les villageois que j’éprouve le
nappe phréatique est touchée. Chargé plus de pitié. Ils ont été victimes des
d’inspecter les rivières. Beauté du paysage, innocents, comme les enfants. » (p. 171) Et
pourtant tout est contaminé. « Ils avaient une foi quasi religieuse dans
La corruption sur l’aide alimentaire. les scientifiques, dans les gens cultivés. Et
nous leur répétions :’Tout va bien. Rien de
grave. Il suffit de se laver les mains avant
de manger.’ J’ai compris plus tard,
quelques années plus tard, que nous avions
tous participé …à un crime …à un
complot… » (p. 171)

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Monologue sur le fait qu’un Russe a toujours besoin de croire en quelque chose, Alexandre
Revalski, historien (p. 172)
Silence sur Tchernobyl, Les avortements. « Dans des dizaines ou des centaines
La mentalité russe vis-à-vis de la d’années, tout cela sera de la mythologie. »
technologie, aversion pour le progrès. (p. 172)
Beaucoup de paysans travaillaient dans la « Nous vivons partout avec cette peur. La
centrale. L’opposition entre la conscience nature semble se recroqueviller en
de ‘zek’ (détenu) et la culture. Le peuple attendant. En guettant. ‘Malheur à moi ! Où
russe est-il capable d’analyser son le temps est-il passé ?’ se serait exclamé
histoire ? Zarathoustra. » (p. 172)
« Leur conscience [des paysans] se baladait
entre deux époques : l’âge de pierre et l’âge
de l’atome. » (p. 174)
L’homme était « la couronne de la création.
Il avait le droit de faire ce qu’il voulait de
la planète. » (p. 175)

Monologue sur la physique, dont nous étions tous amoureux, Valentin Alexeïevitch
Borissevitch, ancien chef de laboratoire, de l’Institut de l’énergie nucléaire de l’Académie
des sciences de Biélorussie( p. 176)
Note tout, pour se souvenir. Travaillait à « Le soir même, un ami me passa un coup
l’Institut de l’énergie nucléaire de de fil. Un physicien, docteur ès sciences,
l’Académie des sciences de Biélorussie. Le spécialiste du nucléaire…Comme il était
jour de la catastrophe, les mésanges insouciant ! Avec quelle foi vivions-nous à
apprivoisées ne sont plus là. Les mesures l’époque ! Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on le
de radioactivité sont anormales. Panique comprend… » (p. 178)
aussi à la centrale d’Ignalina, en Lituanie. « L’ère de la physique s’est terminée avec
Tchernobyl ne répond pas. Un nuage Tchernobyl. » (p. 180)
radioactif couvre Minsk. Il prévient sa
femme, passant outre l’habitude du secret,
et ses amis. Conversation entre Andreï
Sakharov et Ales Adamovitch. Vision
romantique du nucléaire. La science-
fiction, version profane de la fin du monde.
Pour toute une génération, l’atome est une
religion.

Monologue sur ce qui est plus insondable que la Kolyma, Auschwitz et l’holocauste, extraits
d’une lettre de Lioudmila Dmitrievna Polenskaïa, institutrice, évacuée de la zone de
Tchernobyl (p. 181)
Population se trouve sans défense. « Que s’est-il donc passé en nous ? (…)
Discussion véhémente entre deux femmes, Mais où sont-ils nos intellectuels, nos

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opposition entre l’instinct qui dit de partir écrivains, nos philosophes ? Pourquoi se
et le sens du devoir qui dit de rester. Les taisent-ils ? » (p. 184)
commémorations du 9 mai, les officiels
sont habillés de façon à se protéger,
contrairement à la foule.

Monologue sur la liberté et le rêve d’une mort ordinaire, Alexandre Koudriaguine,


liquidateur (p. 184)
Sentiment de liberté à la guerre, comme à « Les gars m’ont plu : s’il faut y aller, on y
la centrale. Officier de réserve spécialiste va. » (p. 185)
du combustible nucléaire. Découverte de la « Dans notre for intérieur, nous sommes
contamination mais deux mois plus tard, la tous des fatalistes et non des pharmaciens.
vie est normale. Décrit le travail sur le toit Nous ne sommes pas rationalistes. C’est la
du réacteur. Les liquidateurs maintiennent mentalité slave. » (p. 185)
le lien entre eux. Les habits de plomb. « Aujourd’hui, lorsque je me remémore ces
Deux maisons closes clandestines. Une journées, je me dis que j’éprouve un
blague : seuls les russes envoient des sentiment …fantastique. Je ne réussis pas à
hommes et non des robots. Les réfractaires l’exprimer. Les mots ‘grandiose’ ou
sont menacés s’ils ne montent pas. Des ‘fantastique’ ne parviennent pas à tout
primes retranscrire. Je n’ai jamais éprouvé un tel
sentiment, même pendait l’amour. » (p.
189)

Monologue sur ce qu’il faut ajouter à la vie quotidienne pour la comprendre, Victor latoun,
photographe (p. 189)
Étale des photos en noir et blanc prises « Nous posions des questions : Qu’est-ce
dans la zone. Décharge du ciment. Mais les qu’un rem, un curie, un röntgen. Le
hommes oublient très vite leur inquiétude. commandant était incapable de nous
Des discussions philosophiques le soir. Les répondre. Il n’avait pas appris cela à l’école
scientifiques sont devenus des « anges militaire. » (p. 190)
déchus. Des démons. ». Des sujets à « Après une ou deux bouteilles, on ne
photographier. Volonté de se souvenir. parlait plus que du destin du pays et de
Discussion après un enterrement, sur l’organisation de l’univers. De Gorbatchev
l’actualité et sur la catastrophe. et de Ligatchev. De Staline. Etions- nous un
grand pays ou non ? Allions-nous vaincre
les Américains ? » (p. 191)
« Impossible de rien y comprendre sans
l’ombre de la mort. La catastrophe n’est
compréhensible qu’à partir de la culture
russe. » (p. 192)

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« L’homme s’en était allé pour toujours de


ces endroits et nous étions les premiers à
visiter ce ‘pour toujours’. » (p. 193)
« Nous avons émis des hypothèses…Que
les extraterrestres étaient au courant de la
catastrophe et nous sont venus en
aide…Que c’était une expérience cosmique
qui donnerait naissance à des enfants
géniaux…A moins que les Biélorusses ne
disparaissent de la surface du globe comme
d’autres peuples avant eux : les Scythes, les
Sarmates, les Cimmériens…Nous sommes
des métaphysiciens…Nous ne vivons pas
sur terre, mais dans un monde de rêves et de
bavardages. Il nous faut toujours ajouter
quelque chose à la vie quotidienne pour la
comprendre. » ( p. 193)

Monologue sur un petit monstre qu’on aimerait quand même, Nadejda Afanassievna
Bourakova, habitante de Khoïniki (p. 194)
Se faire à l’idée d’avoir un enfant difforme. « Personne ne parle d’échéance dans la
Les enfants de Tchernobyl sont regardés cellule d’un condamné à perpétuité. » (p.
comme des bêtes curieuses. La génération 195)
de la guerre a eu la victoire, là il ne reste « un hérisson de Tchernobyl. Une luciole.
que la peur. Elle brille dans le noir. » (p. 195)

Monologue sur un soldat muet, Lilia Mikhaïlovna Kouzmenkova, metteur en scène,


enseignante au conservatoire théâtral de Moguilev (p. 196)
Omniprésence de la mort et banalité de « Une autre peur. On ne l’entend pas, on ne
l’horreur. Elle a collecté toutes sortes de la voit pas, elle n’a ni odeur ni couleur, mais
détails sur Tchernobyl. Réflexion sur le nous change physiquement et
malheur. Différence avec les camps de psychologiquement. » (p. 197
concentration, où « il suffisait de Une mélodie persistante : « Ce n’est pas
survivre. » (p. 199) une chanson, mais une lamentation » (p.
199)

Monologue sur l’éternel et le maudit : que faire et qui est coupable ?, Vladimir Matveïevitch
Ivanov, ancien premier secrétaire du comité du parti du district de Slavgorod (p. 200)
Le point de vue d’un responsable « Nous faisons tous partie du système.
communiste. Il a agi en vertu des Nous croyions ! Nous avions des idéaux
considérations politiques supérieures, élevés. Nous avions foi en la victoire !
incrédulité sur la gravité au plus haut

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niveau. Il n’avait aucune connaissance sur Nous allions vaincre Tchernobyl ! » (p.
l’atome. Chargé de faire appliquer le plan. 201)
La terre envoyée à Minsk pour être « A l’époque, les centrales nucléaires,
analysée est renvoyée pour être enterrée c’était l’avenir. (…) Je suis un homme de
dans un sépulcre. mon époque, pas un criminel… » (p. 204)

Monologue d’un défenseur du pouvoir soviétique, « il n’a pas donné son nom » (p. 204)
Commence par se mettre en colère contre « Je suis pour les communistes ! Ils étaient
l’interview. Contre Gorbatchev, à la solde bien pour nous, les gens simples. Je n’ai pas
de la CIA. besoin de contes ! La
démocratie…L’homme libre …Merde ! »
(p. 205)

Monologue sur comment deux anges ont rencontré la petite Olga, Irina Kisseleva,
journaliste (p. 206)

Le témoin a des archives mais elle ne peut « Deux personnes coexistaient en moi :
pas écrire sur Tchernobyl. Au moment de celle d’avant Tchernobyl et celle de
la catastrophe, incrédulité et confiance Tchernobyl. Mais il m’est désormais
envers les autorités. Les premiers jours, un difficile de reconstituer cet avant avec
grand silence. Village de Malinovka, Le authenticité. Ma vision a changé. » (p. 207)
dosimètre craquait, mais on peut « J’ai gardé plusieurs
consommer les légumes. Les enfants instructions…Strictement
jouent dans le sable. Le traitement de la confidentielles…je vous les donnerai
viande contaminée. La population se toutes ! Ecrivez un livre honnête… » (p.
moque de la radiation. L’interdiction de 208)
faire des photos à proximité du réacteur.
Le rêve d’une petite fille qui voit en rêve
sa sœur morte emportée par deux anges.

Monologue sur le pouvoir démesuré d’un homme sur un autre, Vassili Borissovitch
Nesterenko, ancien directeur de l’Institut de l’énergie nucléaire de l’Académie des sciences
de Biélorussie (p. 211)
Le 26 avril il lance l’alerte, depuis Moscou, « Pour Tchernobyl il faudra bien payer un
où il était en mission :il faut traiter jour…Le temps viendra où il faudra
préventivement à l’iode et évacuer la payer…Comme pour 1937. (…) Ce sont
population. Revient à Minsk. 27 avril, il va des criminels. » (p. 210)
faire des mesures dans la région de Gomel, « Mais comment donc ? Un physicien
à la frontière ukrainienne. La vie continue quelconque osait donner des leçons au
comme d’habitude. 29 avril, il va voir Comité central ? Non, ce n’était pas de
Sliounkov, le premier secrétaire du comité criminels, mais des ignorants. » (p. 214)
central de Biélorussie. Les responsables se

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font du souci pour le pouvoir et leurs « L’Etat bénéficie d’une priorité absolue.
privilèges, mais pas pour le gens : L’iode Et la valeur de la vie humaine est réduite à
est resté dans les entrepôts. Les chefs ont zéro. » (p. 215)
mis à l’abri leurs enfants. Des menaces sur « Vous vous rendez compte de l’étendue de
les employés de l’Institut pour qu’ils se ce pouvoir ! Un pouvoir illimité d’une
taisent (p. 217). Pour éviter la panique, les personne sur quelqu’un d’autre. Ce n’est
moyens de protection ne sont pas plus de la tromperie. C’est une guerre. Une
distribués. Dilemne de celui qui sait : dire guerre contre des innocents ! » (p. 217)
ou ne pas dire ? « S’il y avait une autre explosion, tout
recommencerait. Nous sommes toujours un
pays stalinien…Et l’homme stalinien vit
toujours. » (p. 218)

Monologue sur des victimes et des prêtres, Natalia Arsenievna Roslova, présidente du
comité de femmes de Moguilev, « Enfants de Tchernobyl » (p. 218)
Des exercices de la défense civile, « À cause de l’absence de liberté…Nous
inadaptés à la situation n’avions plus besoin de la vérité. Voilà le
Le climat de la perestroïka sommet de la pensée libre :’Peut-on
Continue à suivre la ligne du parti. Les manger des radis ou non ?’ » (p. 222)
Allemands qui travaillaient sur la zone ont « Qui sommes-nous, à vivre sur une terre
demandé à partir, ils ont été critiqués contaminée, à la labourer, semer ? A faire
Les maisons évacuées sont comme le des enfants ? Quel est le sens de notre
château de la Belle au bois dormant souffrance ? » (p. 224)
La violence psychologique de l’évacuation « Ils étaient comme liés à leur terre par un
Les réaction face à l’aide humanitaire, cordon ombilical. (…) La rupture des
traditions, de toute la culture séculaire. »
(p. 225)
« Je comprends que je suis la seule à aimer
ce coucher de soleil. Parce que c’est ma
terre. » (p. 227)

Le chœur des enfants, leurs noms et leur âge de 9 à 16 ans (p. 227)
La douleur physique « Priez, c’est la fin du monde. C’est la
Les flaques jaunes et vertes, la grand-mère punition divine de nos péchés. » (p. 227)
dans la cave « Je prie pour maman et papa. » (p. 228)
Des mots incompréhensibles : isotopes, « Nous étions tellement effrayés ! Après
désactivation ; un soldat court après une cela, nous avons cru longtemps que nous
chatte que sa petite maîtresse veut sauver allions mourir » (p. 229)
Le hamster laissé avec deux jours de « Le renard aurait une deuxième queue, les
nourriture hérissons naitraient sans piquants, les roses
Les enfants amenés en train dans la région sans pétales. Les gens deviendraient des
de Leningrad humanoïdes, sans cheveux et sans cils.
Un camarade d’hôpital mort ; rêve de mort

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Comment la grand-mère fait ses adieux à sa Rien que des yeux. J’étais petit. J’avais huit
maison ans. » (p. 230)
Les peurs : de marcher pieds nus, de se « Comment est-ce que j’aurais pu ne pas
baigner, de toucher un scarabée, de cueillir être ? Où est-ce que j’aurais été ? Quelque
des noisettes ; la transformation des plantes part dans le ciel ? Sur une autre planète ? »
et des animaux. (p. 230)
Le seul enfant du village, dont les médecins « J’ai douze ans et je suis invalide. » (p.
ne voulaient pas la naissance : 232)
Une exposition de peinture, qui représente « [Les adultes] pensent que je ne devine
des mutants. Vision insupportable pour un pas…Que je ne sais pas que je vais bientôt
survivant. mourir…Ils ne savent pas que la nuit
Les moineaux ont disparu pendant deux ans. j’apprends à voler. » (p. 234)
Mais les hannetons ont disparu. « Nous mourrons …(…) Pour moi, le ciel,
Ni arbre, ni fleurs. Le village entier a été maintenant, est vivant. Et quand je le
enterré. regarde…Ils sont là. » (p. 235)
Un père a raconté son travail de liquidateur
à sa fille, elle ne fera pas d’étude de
physique.
Un petit frère, pas né au moment de la
catastrophe, joue à Tchernobyl.
Un rêve d’envol d’un enfant hospitalisé. Le
suicide d’un camarade.

 Le finale, p. 237-250
Une autre voix solitaire, Valentina Timofeïevna Panassevitch, épouse de liquidateur (p.
237)
Elle ne cesse de penser à son mari, un « Tout récemment encore, j’étais si
couple inséparable. Au retour de heureuse. Pourquoi ? J’ai oublié…C’est
Tchernobyl de son mari, ils vont à la mer ; resté dans une autre vie. Je ne comprends
elle en garde un souvenir ébloui. Elle a pas …J’ignore comment j’ai pu revivre. Je
envie de comprendre, de parler de la mort. l’ai voulu. Et voilà : je ris, je parle. » (p.
Ablation du larynx et de la thyroïde. Une 237)
année d’agonie. L’homme aimé se « Je suis née pour l’amour. » (p. 239, p.
transforme en monstre. Souvenir des 246).
premiers émois amoureux, demande en
mariage. Des désirs sexuels nocturnes « Il a rempli de supplications tout notre
malgré la maladie. Pas de traitement, sauf cahier. » (p. 246).
des injections de vodka.Il la supplie de Les employés de la morgue : « Nous avons
l’emmener à l’hôpital, pour la décharger : tout vu (…). Mais une chose pareille, c’est
Elle renonce, vu l’état de délabrement de bien la première fois ! Les Tchernobyliens
« l’hôpital spécial ». Il meurt seul, ses meurent de la façon la plus horrible. » (p.
collègues lui amènent un diplôme 247)

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d’honneur. Peur des cadavres des « Alors nous l’attendrons ensemble (son
tchernobyliens . Elle touche ses cendres . père). Je réciterai en chuchotant ma
Leitmotiv : je veux comprendre. Et supplication pour Tchernobyl et lui, il
intensité du bonheur passé et de l’amour. regardera le monde avec des yeux
Son fils en hôpital psychiatrique l’a sauvée, d’enfant… » (p. 250) ; c’est la dernière
il attend son père. phrase.

 Epilogue, p. 251
Publicité pour un voyage touristique à Tchernobyl : « Visitez La Mecque du nucléaire », février
1996.

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