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MA PHILOSOPHIE

La collection Monde en cours


est dirigée par Jean Viard

série L’urgence de comprendre

© Festival d’Avignon, Éditions de l’Aube


et Nicolas Truong, 2013
www.editionsdelaube.com

ISBN 978-2-8159-0829-0
Stéphane Hessel

MA philosophie

entretiens avec Nicolas Truong


et dialogue avec Edgar Morin

éditions de l’aube
AVANT-PROPOS
Nicolas Truong

Indigné, engagé, insurgé, mais aussi diplomate et social-démocrate,


Stéphane Hessel est décédé dans la nuit de mardi  26 à mercredi
27 février 2013. Âgé de quatre-vingt-treize ans au moment de cet entretien
paru dans le mensuel Philosophie magazine, Stéphane  Hessel était à
l’apogée de sa célébrité. Indignez-vous !, son libelle en forme de bréviaire
citoyen qui réactive, pour nos temps déboussolés, le programme politique
du Conseil national de la Résistance (CNR), frôlait alors le million
d’exemplaires. Ancien diplomate, il parvint à rompre le consensus d’une
large partie de la communauté juive, à laquelle il appartenait, autour du
soutien à la politique du gouvernement israélien, en ne cessant de réclamer
justice pour le peuple palestinien. Ancien déporté aux camps de
Buchenwald, Rottleberode et Dora, Stéphane Hessel fut cet ancien
normalien féru de poésie capable de réciter l’intégralité du Bateau ivre de
Rimbaud ou l’Orphée de Rilke. Mais, on le sait moins, l’auteur à succès a
commencé ses études par la philosophie, fasciné par les cours et la stature
de Maurice Merleau-Ponty. Ses premiers travaux portèrent sur
l’existentialisme de Søren Kierkegaard. Il fut même, comme tant d’autres de
sa génération, hégélien. Dans les années  1930, le sens de l’Histoire était
évident. La logique du maître d’Iéna était imparable. Les forces du progrès
allaient tout emporter sur leur passage et balayer les oppositions
ancestrales sur lesquelles reposait le vieux monde. Il y avait une raison à
l’œuvre dans l’Histoire. Une possible fin de l’Histoire en forme de Grand
Soir. Mais la Shoah rendit toute téléologie impossible, et tout sens de
l’Histoire indécent, vain ou dérisoire. Contrairement au philosophe‐
allemand Theodor Adorno, Stéphane Hessel considérait qu’il était possible
d’écrire des poèmes après Auschwitz. Il  en a écrit lui-même. Car c’est en
effet la poésie qui lui tenait lieu de philosophie. Cet art de la brièveté était
selon lui une pensée incarnée, par gros temps ces fragments sus par cœur
façonnaient son esprit, c’est-à-dire son corps. L’esprit et le corps, deux
entités d’ordinaire séparées qui n’en font qu’une dans le monisme
hessélien. Stéphane Hessel s’est même permis d’espérer en une nouvelle
humanité. Car si son progressisme historique avait pris du plomb dans
l’aile, il croyait au changement, à la métamorphose politique et sociale.
Proche de l’équipe qui rédigea la Déclaration universelle des droits de
l’homme de 1948, Stéphane Hessel a toujours rêvé d’inventer une nouvelle
« Voie », comme y invite son ami Edgar Morin, avec qui il avait dialogué au
Théâtre des idées, le cycle de rencontres intellectuelles du festival‐
d’Avignon, afin de penser et de contrer la tentation réactionnaire qui ne
cesse de s’abattre sur l’Europe. Infatigable pétitionnaire, inoubliable
diplomate réfractaire, Stéphane Hessel prônait une insurrection pacifique,
certes, mais adossée à une cohérente pensée éthique et philosophique que
dessinent ces entretiens à bâtons rompus.
NT
« L’ESPÈCE HUMAINE N’A PAS DIT SON DERNIER MOT »1

Nicolas  TRUONG.  –  De 1946 à 1985, vous avez été diplomate, et même


ambassadeur de France à l’ONU. Mais on sait moins que vous avez débuté
par la philosophie. Quels sont les premiers auteurs qui vous ont marqué ?

Stéphane  HESSEL.  –  Comme tous les khâgneux, j’ai eu de très bons


professeurs de philosophie. À l’École normale supérieure, entre 1937 et
1939, Jean-Paul  Sartre, Maurice Merleau-Ponty ou Alexandre  Kojève
étaient des auteurs déjà très présents. Mais c’est la figure de Hegel qui
dominait indéniablement cette époque. Sa façon de considérer que les
progrès de la liberté humaine se fondent, d’étape en étape, par cette
rencontre dialectique entre le maître et l’esclave était, pour les étudiants de
ma génération, tout à fait saisissante. Au terme d’une logique qui met un
terme à toutes les logiques, Hegel nous dit que nous allons quelque part,
que l’Histoire a un sens. Or l’Histoire que nous avons vécue lors de la
Seconde Guerre mondiale nous a appris que tout cet édifice métaphysique
ne tenait pas debout.

Nicolas Truong. – Vous ne croyez plus au sens de l’Histoire ?

Stéphane  Hessel.  –  En tout cas, nous ne pouvons plus être hégéliens.


L’État prussien était, selon Hegel, l’apogée de la liberté politique car il
garantissait des droits fondamentaux, un peu comme le politologue Francis
Fukuyama soutient qu’il en est de même aujourd’hui avec l’État néolibéral.
Or je crois, et c’est la pensée d’Edgar  Morin qui m’aide ici, qu’il est
possible, par-delà Hegel, Husserl et même Heidegger, d’aboutir à une vérité
qui ne serait pas absolue, théorique, logique, mais qui serait une vérité de
l’esprit. Cette idée est assez proche de certaines positions du bouddhisme.
En devenant éveillée, la conscience ne distingue plus le réel et le virtuel,
elle n’oppose plus, comme Merleau-Ponty nous l’a enseigné, l’esprit et le
corps. Je ne crois donc plus au sens univoque de l’Histoire. Mais je me sens
proche des philosophies qui supposent que l’espèce humaine n’a pas dit son
dernier mot. Ainsi l’idée de « métamorphose », chère à Edgar  Morin, me
semble la bonne voie. Sa philosophie dépasse l’hégélianisme car elle
substitue le dialogique à la dialectique, c’est-à-dire un principe qui unit
deux principes antagonistes, qui devraient se repousser l’un l’autre, mais
qui sont indissociables pour comprendre une même réalité.

Nicolas  Truong.  –  Votre traversée de l’Histoire, de la résistance aux


camps de concentration, ne vous a-t-elle pas conduit plutôt du côté du «
pessimisme » de Walter Benjamin (1892-1940), philosophe critique à
l’égard de la modernité que vous et votre père avez bien connu, plutôt que
de celui du « progressisme » de Hegel ?

Stéphane Hessel. – C’est en effet le point central de mes discussions avec


Walter Benjamin. Mon père, Franz Hessel (1880-1941), qui a traduit avec
lui en allemand À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, était un
amateur éclairé de la flânerie, des passages, de Paris et de Berlin. Il fut sans
doute l’un des premiers à considérer la grande ville moderne, et Berlin en
particulier, comme « un univers de signes à déchiffrer », comme le dit Jean-
Michel Palmier. Il a beaucoup influencé les Passagenwerk 2 de Walter
Benjamin, textes que le philosophe allemand avait sans doute dans sa
serviette lorsqu’il se donna la mort. Mais je ne partageais pas pour autant sa
philosophie de l’Histoire.
Nicolas  Truong.  –  Dans un texte inspiré par l’Angelus Novus de Paul
Klee – sans doute son ultime texte – Walter Benjamin explique que « l’ange
de l’histoire a le visage tourné vers le passé… Il voudrait s’attarder,
réveiller les morts, rassembler ce qui fut détruit. Mais une tempête souffle
du paradis, qui l’entraîne irrésistiblement vers ce futur auquel il tourne le
dos. Cette tempête, voilà ce que nous appelons le progrès »… Pourquoi ne
partagiez-vous pas cette vision sombre de l’Histoire, bien compréhensible
en 1940 ?

Stéphane Hessel. – Je pense en effet tout le contraire. Et je l’ai d’ailleurs


dit à Walter Benjamin. J’avais vingt-trois ans et il en avait quarante-huit.
C’était à Marseille, en août 1940, avant qu’il cherche à rejoindre l’Espagne
et se donne la mort dans la petite ville de Portbou, dans les Pyrénées. «
Nous sommes dans le nadir de la démocratie, m’a-t-il dit. Avec la victoire
d’Hitler, nous sommes au point le plus bas où elle peut tomber. » Et moi de
lui répondre : « Mais non, croyez-moi, nous allons trouver les voies de la
résistance. D’ailleurs, j’essaye de rejoindre le général de Gaulle, à Londres.
» D’une certaine manière, je ne m’éloignais pas trop de Hegel car je
continuais à penser que l’Histoire est accoucheuse de renouvellement, qu’il
soit dialectique ou dialogique. Lorsqu’il y a de grands drames, il en sort
toujours quelque chose de nouveau. Comme disait Hölderlin, « là où croît le
péril, croît aussi ce qui sauve ».

Nicolas  Truong.  –  C’est en 1948 que naîtra l’État d’Israël et que sera
proclamée la Déclaration universelle des droits de l’homme. En quel sens
ces deux événements ont-ils structuré tous vos engagements politiques et
diplomatiques ?

Stéphane  Hessel.  –  Sioniste, la création de l’État d’Israël m’a rempli de


joie. De  même que l’adoption de la Déclaration universelle des droits de
l’homme, dont j’ai suivi les travaux au sein de l’équipe dirigée par René
Cassin. De la Shoah et d’Hiroshima sont nés un État pour les juifs et une
charte pour tous les hommes. Ce nouveau départ a duré une quarantaine
d’années. Après quoi, l’humanité vécut un nouveau choc, dans les années
1970-1980  : la découverte que la Terre était fragile. Cette Terre que nous
pensions inépuisable, cette planète que Dieu nous avait donnée en partage
était donc un astre errant aux ressources limitées. Nous devons aujourd’hui
retrouver le contact avec la nature, instaurer un rapport de mutuelle
protection. Cette nouvelle donne écologique est un nouveau défi planétaire,
une nouvelle raison pour la jeunesse de s’engager, par-delà les clivages
habituels. C’est le sens de mon engagement du côté de l’écologie politique
car je crois qu’à l’heure de la globalisation, tous les problèmes sont
aujourd’hui interdépendants.

Nicolas Truong. – Quels ont été les débats qui ont présidé à la rédaction


de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1948 ?

Stéphane Hessel. – J’étais un jeune diplomate français, fraîchement arrivé


à New York, en février 1946. J’ai fait la connaissance d’Henri Laugier, alors
secrétaire général adjoint des Nations unies, qui m’a pris comme directeur
de cabinet. J’étais en contact permanent avec l’équipe qui a rédigé la
Déclaration, dont l’Américaine Eleanor Roosevelt et le Français René
Cassin. Les débats furent importants. L’opposition entre les droits sociaux,
davantage revendiqués par les pays socialistes, et les droits civils,
principalement soutenus par les démocraties libérales, était vive. Des
compromis ont été faits, comme l’article sur le droit à la propriété. Et René
Cassin obtint, pour la première et unique fois dans les négociations
internationales, que la notion d’universalité soit acceptée. Car cette
déclaration a été, il faut le rappeler, signée par l’ensemble des nations, à
l’exception de trois abstentions  ! La Shoah et Hiroshima hantaient nos
consciences. Mais il manquait toutefois des articles encadrant le rapport de
l’homme à la nature, en un mot le souci de l’écologie. Nous étions encore
dans une forme de démiurgie progressiste. L’humanité blessée se sentait
encore toute-puissante par rapport à la nature.

Nicolas  Truong.  –  Qu’est-ce qui vous a davantage aidé à tenir dans la


guerre, dans la Résistance  que vous rejoignez en 1941, mais plus
particulièrement dans les camps de concentration  ? La philosophie ou la
poésie qui est, comme vous l’écrivez, votre « nécessité » ?

Stéphane Hessel. – L’expérience de Buchenwald, de Rottleberode et de


Dora ne m’a pas fait franchir une étape dans la réflexion philosophique.
Cette expérience m’a d’abord montré que de savoir par cœur de longs
poèmes est une ressource incommensurable. C’est comme si l’on avait sur
soi de l’opium, une substance qui permet d’accepter une position pénible.
À Buchenwald, je me récitais le Cimetière marin de Paul Valéry, Orphée de
Rilke ou la Ballade des pendus de Villon, que je prenais dans cet ordre, en
enchaînant l’avant-dernier vers des trois strophes et de l’envoi : « De notre
mal personne ne s’en rie / Nous sommes morts, âme ne nous harie / Ne
soyez donc de notre confrérie / Hommes, ici n’a point de moquerie. » La
poésie, que j’aime plus que toute autre forme littéraire, est une de mes
colonnes vertébrales. Et elle me permit de tenir dans les camps comme un
médicament. Plutôt que la philosophie, ce fut elle, ma médecine de l’âme.
La poésie nous permet de passer d’une réflexion sur la matière à une
méditation sur l’imaginaire. L’émotion poétique est, de ce point de vue,
comparable à la position bouddhique. Les matérialités perdent leur emprise
et plongent le sujet dans une zone de liberté.

Nicolas Truong. – La période des camps est-elle également la matrice de


votre engagement politique ?
Stéphane  Hessel.  –  Cette expérience m’a indéniablement ouvert
politiquement. Nous étions là, solidaires, à partager un douloureux
quotidien entre des milliers d’Européens. Il y avait là un brassage, une
génération qui a inventé un monde nouveau dans son opposition au
nazisme. N’oublions pas également qu’il y avait beaucoup d’Allemands
dans les camps. Des SS et des kapos, mais pas seulement, comme Eugen
Kogon, qui nous sauva de la pendaison à Buchenwald et écrira plus tard
l’indispensable ouvrage L’État SS. En un mot, je suis devenu européen dans
les camps.

Nicolas Truong. – Après la guerre, la philosophie n’a cependant pas cessé


de vous travailler.

Stéphane Hessel. – Que devais-je faire après les camps ? Étais-je capable


de retourner à la philosophie ? Mon maître de philosophie m’invite à faire
mon diplôme d’études supérieures sur la souffrance envisagée comme
solidarité chez Søren Kierkegaard. J’ai pris goût à la lecture de cette
philosophie qui me rapprochait de mon existentialisme sartrien. Bien que
n’étant pas chrétien comme lui, son attitude courageuse face à l’énigme de
l’existence m’a séduit. C’est le courage intellectuel qui m’impressionne,
d’ailleurs, davantage que le brio. Le courage de Socrate qui ose braver les
usages de sa Cité. Ou celui de Spinoza, accusé d’être un « mauvais juif » et
couvert d’anathèmes quand il publia, en 1670, son Traité théologico-
politique, démontrant l’indépendance de la raison et de la foi.

Nicolas Truong. – Vous aussi, n’êtes-vous pas accusé d’être un « mauvais


juif » ? C’est ce que disent de nombreux polémistes, vous reprochant votre
indéfectible soutien à la cause palestinienne…
Stéphane  Hessel.  –  J’ai le sentiment d’appartenir à l’histoire des juifs,
d’autant que la Shoah m’a touché de près. Je me suis enthousiasmé pour le
sionisme et la création d’Israël. Mais je ne partage pas le repli d’une partie
de la communauté juive aujourd’hui. Je déteste l’entre-soi
communautariste. Depuis 1967, je refuse cette politique de colonisation et
de territoires occupés par Israël. Oui, cette occupation m’indigne. Gaza est
une prison à ciel ouvert. Et le rapport du juge sud-africain Richard
Goldstone de septembre 2009 à propos de l’opération « Plomb durci » fait
état d’« actes assimilables à des crimes de guerre et peut-être, dans certaines
circonstances, à des crimes contre l’humanité ». Je  n’accepte pas qu’un
peuple qui a tant souffert puisse ainsi perpétrer lui-même des crimes de
guerre. Et les attaques abjectes dont je suis parfois l’objet ne
m’empêcheront jamais de m’y opposer.

Nicolas  Truong.  –  Comment percevez-vous l’incroyable succès  de votre


livre, Indignez-vous !, qui frôle le million d’exemplaires ?

Stéphane  Hessel.  –  Il m’a semblé juste, et c’est pourquoi j’ai publié


Indignez-vous  !, de faire réfléchir, notamment les jeunes, à ce qui les
choque, à ce qu’ils peuvent faire, dans presque tous les domaines. Le livre,
bien sûr, est un peu court sur les remèdes. Mais c’est une incitation à
pousser la réflexion vers l’action.
1. Philosophie Magazine, 47, mars 2011, p. 58-63.
2. Paris, capitale au XIXe siècle : le livre des passages, Paris, Cerf, 1989, traduction Jean Lacoste.
RÉINVENTER LA POLITIQUE3
3. Théâtre des idées, Avignon, 19 juillet 2011.
Avant-propos, Nicolas Truong

Stéphane Hessel et Edgar Morin : deux résistants, deux tempéraments, deux


figures phares de l’engagement. L’ancien diplomate et le sociologue se sont
rencontrés le 19 juillet 2011 au Théâtre des idées, le cycle de rencontres
intellectuelles du Festival d’Avignon que les codirecteurs Hortense
Archambault et Vincent Baudriller ainsi que l’auteur de ces lignes ont créé
en 2004.
Vifs, graves, alertes et enjoués, ils ont donné ce jour-là quelques raisons
d’espérer, malgré la crise mondiale, quelques motifs de croire en la
politique en dépit de toutes les désillusions auxquelles nous a conduits le
règne des cyniques. En tontons flingueurs de la pensée, ils s’en sont même
pris aux nouvelles forces réactionnaires droitières comme aux impasses
d’un progressisme de reniement. En France, c’était le crépuscule des
années Sarkozy, le moment où la volonté de récupérer la « politique de
civilisation » d’Edgar  Morin par le président de la République s’était
depuis longtemps noyée dans le discours de Dakar en juillet 2007 sur «
l’homme africain [qui] n’est pas assez entré dans l’Histoire » ou celui de
Grenoble de 2010 sur les Roms et la déchéance de la nationalité.
En Europe, les populistes extrémistes prospéraient. Dans le monde entier,
la crise financière ne cessait de projeter son ombre portée. Pour ces deux
amis qui s’étaient rencontrés à l’orée des années 1980, le temps de la
réaction s’installait. Régression politique, économique, mais aussi
idéologique. Car la bien-pensance avait changé de camp, et le lâchage sur
les immigrés ou les « assistés » cartonnait dans les écrits et sur les écrans.
Le succès du petit livre de Stéphane  Hessel, Indignez-vous  ! (Indigène,
2010) était retentissant. Mais l’ancien déporté en connaissait bien les
limites et les critiques.
Au sein même de son propre camp s’élevaient des réserves sur ses appels
incantatoires à la résistance et sur ses références historiques prestigieuses
mais datées. Formé à la philosophie auprès de Maurice Merleau-Ponty,
Stéphane Hessel savait que l’indignation, qui est, selon Spinoza, « la haine
que nous éprouvons pour celui qui fait du mal à un être semblable à nous »,
peut être aussi une « passion triste ». Lui l’envisageait comme un sursaut
face à la résignation politique et à la fatalité sociale. Il voyait dans La Voie,
l’ouvrage d’Edgar  Morin qui relie toutes les réformes pratiques et
théoriques, le chemin.
D’où l’importance d’avancer aussi par affects politiques, loin des grands
discours programmatiques. « Caminante no hay camino, se hace el camino
al andar », disait le poète Antonio Machado qu’Edgar Morin aime à citer :
« Toi qui marches, il n’y a pas de chemin. Le chemin se fait en marchant. »
Vaincre la tyrannie des marchés et réformer la pensée, telle était l’urgence
de ces deux maîtres rêveurs. Dessiner une France solidaire, forger une
Europe politique, esquisser un monde moins inégalitaire, tous ces chantiers
restent d’actualité.
Stéphane  Hessel tint à terminer cette rencontre par une chanson anti‐
colonialiste écrite avec sa première femme Vitia, sur l’air de Il  n’y a pas
d’amour heureux, le célèbre poème d’Aragon mis en musique par
Georges  Brassens. Stéphane  Hessel et Edgar  Morin, qui publièrent
ensemble Le Chemin de l’espérance (Fayard, 2011), savaient pourtant bien
qu’il y existait aussi des amours heureux. Mais ce jour-là, c’est l’amitié qui
prenait le quart. Jeunes et vieux regardaient, éblouis, ces papys qui avaient
fait et faisaient encore de la résistance. Et qui réactivèrent de concert le
principe espérance.
NT
« Résistons à la tentation réactionnaire ! », dialogue Stéphane Hessel,
Edgar Morin

Nicolas  Truong.  –  Comment expliquez-vous le mouvement de repli


réactionnaire qui s’opère aujourd’hui, notamment en Occident ?

Edgar MORIN. – Cette tendance régressive est due au sentiment de perte


d’avenir. Nous avons longtemps vécu dans l’idée que le progrès était une loi
historique. Jusqu’à Mai 68, nous étions persuadés que la société industrielle
développée résoudrait la plupart des problèmes humains et sociaux. Tandis
que la Russie soviétique et la Chine maoïste promettaient un avenir radieux,
on s’imaginait que le progrès allait s’emparer des pays anciennement
colonisés pour y faire advenir le développement économique et le
socialisme arabe. Le futur s’est effondré, laissant place à l’incertitude et à
l’angoisse : aujourd’hui, nul ne sait de quoi le lendemain sera fait.
Quand le présent est incertain et angoissant, on a tendance à se
recroqueviller sur le passé. Dans cette situation, les partis qui représentaient
la France républicaine de gauche se sont progressivement vidés de leur
substance. Du communisme, il reste l’étoile naine du Parti communiste
français  ; quant à la social-démocratie, elle n’a pas su se régénérer pour
répondre aux défis de la mondialisation. D’où ce sentiment d’impuissance
et de résignation face à la spéculation financière. Par ailleurs, la dispersion
de la connaissance, compartimentée entre experts de différentes disciplines,
nous empêche d’adopter une vision globale.
Stéphane  Hessel.  –  Entre les idéologies communiste et néolibérale, il
s’agit de frayer un passage à la vraie démocratie fondée sur la majorité
populaire. Dans mon livre Indignez-vous!, je rappelle le programme élaboré
par le Conseil national de la Résistance en France, dont certains points
mériteraient d’être réactivés. Face à la crise économique qui nous menace
aujourd’hui, il convient de revenir à ces valeurs démocratiques et de faire
face au souvenir de Vichy, du dreyfusisme, du versaillisme à la fin de la
guerre de 1870, à cette France réactionnaire qui ressurgit au gré des crises.
La situation actuelle n’est certes pas aussi tragique que dans les années
1930, mais le poids qui pèse sur la France n’est pas moins lourd. Il ne nous
vient plus d’une occupation extérieure ni même du capitalisme français,
mais de l’économie mondiale et de son néolibéralisme effréné. C’est un
poids contre lequel luttaient les syndicats et les mouvements de la
Résistance, dans le souci de revenir aux valeurs fondamentales de liberté,
d’égalité et de fraternité.
Aujourd’hui plus que jamais, il nous faut renouer avec les valeurs
promues par les résistants : Sécurité sociale pour tous, résistance contre les
féodalités économiques, école pour tous, sans oublier la presse
indépendante.

Edgar  Morin.  –  Le programme du Conseil national de la Résistance


entendait réanimer la République des années 1930, qui avait failli sous le
poids des scandales et de son incapacité à répondre à la crise économique
ou à aider l’Espagne. Aujourd’hui encore, il s’agit de régénérer la
démocratie en lui imprimant un caractère social. Il y a toujours eu deux
France mais, sous la IIIe  République, le peuple avait le dessus. La
reconnaissance de l’innocence de Dreyfus, la séparation de l’Église et de
l’État, l’instauration de la laïcité étaient des victoires sur la France de la
réaction.
Il a fallu un désastre sans précédent, que Charles Maurras appelait « la
divine surprise », pour que la deuxième France prenne le pouvoir. Cette
deuxième France, qui s’est manifestée dans ses caractères les plus
xénophobes, s’est discréditée dans la collaboration et désintégrée avec la
Libération. D’où l’importance de régénérer ce peuple républicain cultivé
par les instituteurs laïques, par les partis qui enseignaient la solidarité
mondiale… Les sécurités élémentaires de l’État-providence sont
aujourd’hui menacées par la compétitivité économique  : les entreprises
dégraissent, imposent des rythmes de travail qui peuvent conduire à des
suicides… La  régression peut prendre des formes multiples. Il  faut
désormais prendre conscience du péril et chercher de nouvelles voies.

Stéphane Hessel. – Certains disent qu’Indignez-vous  ! c’est bien beau,


mais cela ne nous dit pas ce qu’il faut faire. Effectivement, ce petit texte de
trente pages n’est que le prélude à une réflexion indispensable. Il faut
commencer par nous indigner pour ne pas nous laisser endormir. Toute une
génération risque de se dire qu’on n’y peut rien  : c’est à cela qu’il faut
trouver une réaction. Il ne suffit pas de savoir que ça va mal, il faut savoir‐
comment aller dans la bonne direction. C’est là que l’apport d’Edgar Morin,
dans La Voie, est précieux. Il nous montre qu’il y a des amorces de
véritables marches en avant dans un certain nombre de domaines  :
l’économie sociale et solidaire, par exemple, qui permet d’aller plus loin
que cette tyrannie du profit. Nous ne devons en aucun cas perdre confiance
dans la capacité d’aller de l’avant et de renouveler les aspirations légitimes
des résistants sous le régime de Vichy et l’occupation allemande.

Nicolas Truong. – D’où vous vient cet optimisme, vous qui avez traversé


un tragique XXe siècle ?

Stéphane  Hessel.  –  Edgar  Morin et moi-même avons une longue vie


derrière nous  ; nous avons été témoins de situations qui paraissaient
insolubles, comme l’Occupation, la Chine de Mao, la Russie de Staline, la
décolonisation. Il faut avoir confiance et patience  : les problèmes ne sont
pas plus graves aujourd’hui qu’ils l’étaient dans notre jeunesse et,
l’expérience l’a montré, ils ne sont pas insurmontables.
Edgar  Morin.  –  Nous avons su garder nos aspirations d’adolescents,
même si, en ce qui me concerne, j’ai perdu quelques illusions. Nous
sommes animés par le souci permanent du destin de l’humanité. Lors de ma
première rencontre avec Philippe Dechartre, l’un des responsables du
mouvement de résistance auquel j’ai appartenu, il m’a demandé : « Qu’est-
ce qui te motive, toi ? » Je lui ai répondu que c’était, bien sûr, la libération
de la France, mais surtout mon désir de participer à la lutte de l’humanité
pour son émancipation. Ce souci du destin humain est resté le mien.
De même que nous avons lutté contre le nazisme, nous entendons résister
à toute forme de barbarie, et surtout à cette barbarie froide et glacée que les
philosophes allemands Theodor Adorno (1903-1969) et Max Horkheimer
(1895-1973) appelaient « la raison instrumentale », c’est-à-dire une
rationalité destructrice fondée sur le calcul, où la raison est un moyen et non
une fin. Nous avons le sentiment que le monde court à la catastrophe. Nous
sommes confrontés à une série de crises économiques et écologiques. Mais
mille initiatives naissent de par le monde, comme ce fut le cas pendant la
Résistance. Voilà ce qui a maintenu mon optimisme.

Stéphane Hessel. – La métamorphose que propose Edgar  Morin est à la


portée de toute société, à condition qu’elle développe une immunologie à
l’égard de ce qui l’entoure : au lieu de mettre les Roms à la porte, qu’on les
aide à trouver leur place dans la société. Au lieu d’enlever la nationalité à
celui qui est né à l’étranger, qu’on l’accueille pour lui donner la possibilité
d’être un Français même encore plus dynamique que ses camarades. Voilà
le changement d’orientation par lequel la société peut devenir autre ! Il ne
faut jamais penser que l’horizon est bouché. Aucune des situations que nous
avons traversées avec Edgar Morin n’est restée bloquée.

Nicolas Truong. – Pensez-vous que des institutions comme l’ONU sont des


leviers pour inventer une autre voie et lutter contre ces périls ?
Stéphane  Hessel.  –  Nous avons la chance de disposer d’une institution
mondiale qui n’a pas seulement pour objectif de mettre un terme aux
conflits mais de promouvoir les ressources de l’humanité et de respecter les
libertés fondamentales. En réalité, ce ne sont pas les peuples qui y siègent,
mais les États souverains. Faire travailler les États ensemble s’est avéré
beaucoup plus difficile que nous le croyions à l’époque où les Nations unies
ont été créées.
Nous sommes dans une phase où les oligarchies économiques et
financières dominent les États qui ne peuvent se sortir individuellement de
ces oppressions. Pourraient-ils en sortir collectivement  ? Oui, sans doute,
l’Union européenne pourrait le faire. À l’heure actuelle, il est vain de
compter seulement sur les gouvernements pour prendre des mesures qui
permettraient le redressement de l’économie mondiale. L’article 71 de la
charte des Nations unies évoque la possibilité pour les organisations non
gouvernementales d’être consultées par les instances mondiales. Nous
avons besoin d’ONG plus nombreuses et plus solides, capables de faire
pression sur les instances internationales pour les empêcher de subir la
dictature des oligarchies financières.

Edgar  Morin.  –  À mon sens, il faut maintenir la mondialisation dans le


sens où elle établit la solidarité des peuples, mais il faut aussi préserver le
local et le régional contre l’emprise des multinationales. Dans  certains pays
d’Afrique, des multinationales achètent aux gouvernements d’immenses
quantités de terre dont on dépossède les paysans pour y faire de
l’agriculture intensive d’exportation, provoquant ainsi de nouvelles
famines. Toute nation doit avoir son autonomie vivrière. C’est aux États, à
l’opinion et aux citoyens de l’imposer.

Nicolas  Truong.  –  La crise de la notion prométhéenne de progrès s’est


accentuée avec des catastrophes écologiques comme celle de Fukushima.
Le monde occidental peut-il envisager un autre chemin que celui de la
raison instrumentale ?

Edgar  Morin.  –  Quand un système n’est pas capable de résoudre les


problèmes qui le menacent, soit il se désintègre, soit il s’enfonce dans la
barbarie, soit il parvient à opérer une métamorphose. Les catastrophes de
Hiroshima et de Nagasaki ont marqué la fin de l’Histoire, non pas au sens
où l’entend le politologue américain Francis Fukuyama, pour qui la
démocratie libérale marque un aboutissement de l’Histoire, mais au sens où
tout est à réinventer. C’est là que le principe de métamorphose prend toute
sa pertinence. La mondialisation est à la fois la pire et la meilleure des
choses. En quoi est-ce la meilleure ? Elle a fait apparaître une communauté
de destins pour une humanité confrontée aux mêmes problèmes
fondamentaux, qu’ils soient écologiques, sociaux, politiques ou autres.
Ainsi, nous ne pourrons arriver aux changements que souhaite
Stéphane Hessel sur le plan de la gouvernance mondiale qu’en développant
un sentiment d’appartenance à la communauté, à ce que j’appelle la « terre
patrie ». Ce mot de patrie est très important  ; il fonde la communauté de
destins sur une filiation partagée. La « terre patrie » ne signifie pas qu’il
faille dissoudre les communautés nationales et ethniques  : l’humanité a
besoin de préserver sa diversité en produisant son unité. Il est vital de créer
une instance capable de décider des problèmes écologiques, d’anéantir les
armes de destruction massive et de réguler l’économie de façon à juguler la
spéculation financière.

Nicolas Truong. – Quelles sont les mesures concrètes qui permettraient de


s’engager sur une nouvelle voie ?

Stéphane Hessel. – Énumérer une succession de mesures phares n’est pas


une solution au vu de la complexité et de l’interdépendance de tous ces
problèmes. À la base de tout, il faut une réforme de la pensée, une réforme
du vivre et de l’éducation. Si l’on veut aller vers une métamorphose, il faut
travailler sur tous les fronts à la fois.

Edgar  Morin.  –  Une autre politique économique est possible. Elle ne


passe pas seulement par le développement d’une économie verte, mais par
de grands travaux de revitalisation des campagnes, de dépollution et de
réhumanisation des villes… Par ailleurs, dans les marges, on voit déjà se
mettre en place une économie sociale et solidaire, avec des banques qui
permettent l’épargne, des monnaies locales, des microcrédits. Le commerce
équitable et l’agriculture biologique suppriment les intermédiaires
prédateurs et refoulent l’agriculture industrielle, polluante et destructrice
des sols. Il convient de recréer une alimentation de proximité qui nous‐
donnerait une autonomie vivrière, indispensable en cas de crise ou de
désastre. Autant de mesures qui montrent qu’au-delà des chiffres de la
croissance, une autre politique est possible.
Aujourd’hui, les adolescents des banlieues sont livrés à l’économie des
trafics et à la délinquance à laquelle on ne veut répondre que par une
répression accrue, alors que nous savons que les prisons sont des couveuses
de criminalité. Dans des favelas de Rio, un investisseur a ouvert une maison
où les jeunes peuvent apprendre à lire, à écrire, pratiquer des activités
sportives ou artistiques  : quand ces enfants des bidonvilles sont reconnus
dans leur intégrité, la délinquance baisse. Mille exemples montrent qu’on
peut trouver des solutions.

Nicolas  Truong.  –  Votre programme serait ainsi une synthèse des trois
gauches, la gauche libertaire, la gauche socialiste et la gauche
communiste ?

Edgar  Morin.  –  Le libertarisme se focalise sur l’individu, le socialisme


vise à ce que la société soit meilleure et le communisme insiste sur le
commun. La gauche ne peut se régénérer qu’en reliant ces trois sources. Je
souhaite que les partis se décomposent et se recomposent en une nouvelle
formule. La perte de confiance dans les élites peut se traduire par un vote
d’extrême droite ou par l’abstention, mais elle peut également susciter des
mouvements libertaires qui expriment des aspirations profondes. Comme
nous l’avons vu récemment dans les révolutions du monde arabe, il nous
manque une force organisatrice dotée d’une pensée politique capable de
donner un sens à l’action. On  peut se révolter, aspirer à une autre vie‐
démocratique mais, une fois que cette inspiration s’est manifestée, ces
mouvements se déchirent. Il importe avant tout d’élaborer une pensée
politique fondée sur un diagnostic de la situation.

Nicolas  Truong.  –  Croyez-vous encore que ces partis traditionnels


peuvent porter les réformes que vous appelez de vos vœux ?

Stéphane  Hessel.  –  Oui, et même tels qu’ils sont. Que faut-il essayer‐
d’obtenir  ? L’élection d’un président de gauche soutenu par les trois
composantes citées. La constitution d’une vraie gauche au Parlement
européen est primordiale. Il ne faut surtout pas se dire « je ne vote plus car
les partis sont décevants » : tous les partis sont décevants, mais nous avons
besoin d’un gouvernement. Nous manquons d’inventivité politique. Les
gens votent pour des partis sans en comprendre exactement le‐
fonctionnement. En France, le nombre de syndiqués est minime par rapport
à d’autres pays. Nous ne vivons pas véritablement dans une démocratie.
L’élection d’un président de la République au suffrage universel est
contraire au fonctionnement d’une démocratie parlementaire. Il faut viser
une nouvelle Constitution fondée sur la décentralisation et une plus grande‐
participation des forces intermédiaires. Il reste du travail à faire, mais il
n’est pas insurmontable : il y a un désir latent de sortir du seul système des
vieux partis politiques français. Il faut nous mettre à l’écoute de la volonté
populaire qui appelle un changement radical du fonctionnement de la
démocratie.
Nicolas Truong.  –  L’aspect émancipateur de l’art et de la culture est-il
remis en cause par nos sociétés largement dominées par les industries
culturelles ? Une politique de l’art est-elle possible ?

Stéphane Hessel. – L’art, et singulièrement le théâtre, met le spectateur en


contact avec le demos, le peuple, dont la démocratie est le régime favori. La
grande idée du fondateur du Festival d’Avignon, Jean Vilar (1912-1971), a
consisté à mettre les grandes œuvres de l’esprit à la portée du plus grand
nombre. Il fit le choix d’une culture pour tous, et non pas uniquement
réservée à quelques-uns. Il a su également insuffler un art créatif. Il a réussi
à être à l’avant-garde, tout en restant populaire. Cette idée est aujourd’hui
menacée par l’emprise croissante de l’argent, de l’évaluation à tous crins, de
la promotion, de la communication, de la publicité qui domine surtout les
médias télévisés. On ne cherche plus guère à éduquer le public ni à élever
son esprit, mais à flatter ses goûts supposés. Cette idée est aussi menacée
par le désengagement de l’État et des institutions dans le financement des
secteurs non marchands, par le manque de crédits, de subventions pour les
auteurs véritablement créatifs. Je  crois que la véritable création est
impertinente. Elle n’est pas la reproduction de l’esthétique ancienne ni la
sanctuarisation de la culture patrimoniale. L’art authentique est une création
formelle qui modifie nos perceptions, déplace les codes esthétiques, voire
politiques. Prenez Rimbaud, Lautréamont ou Flaubert. Leurs œuvres sont
des inventions esthétiques extraordinaires autant que des actes de résistance
au goût dépravé des bourgeois d’autrefois. Regardez ou lisez Sophocle, et
vous verrez comme il crève la moralité ambiante, avec ses héros et ses
héroïnes à contre-courant, qui luttent contre la morale et l’esprit du temps.
Dès qu’un dramaturge se révèle, il choque. Il faut être ouvert à l’invention
de nouvelles formes artistiques. Sinon, la vie culturelle oscillera entre un art
– même « vivant » – embaumé et un consumérisme effréné. L’ambition
culturelle manque du côté des partis politiques. C’est pour ces raisons que
je souhaite que nous retrouvions l’esprit du Conseil national de la
Résistance. Non pas afin d’appliquer les mêmes mesures, mais afin de
relancer cet élan d’inventivité sociale et culturelle. Car dans un monde
dominé par une oligarchie libérale, il est temps de rouvrir l’espace des
possibles. Les hommes ne peuvent être réduits à la survie. Ils ont besoin de
quelque chose qui les transporte. Comme le dit le poète anglais John Keats
(1795-1821), dans son Ode sur une urne grecque : « La beauté est vérité, la
vérité est beauté. C’est tout ce que l’on sait sur terre et c’est tout ce qu’il
faut savoir. » Oui, inventons une nouvelle politique de l’art !

Edgar Morin. – La culture esthétique nourrit ce qui est pour moi la poésie


de la vie. La prose, c’est-à-dire l’inévitable et l’obligatoire, sans joie, est ce
qui peut nous faire survivre et nous empêche de vivre vraiment. Vivre
vraiment, c’est vivre poétiquement, c’est-à-dire dans l’épanouissement de
soi, la communauté, l’amour, la participation à autrui et au monde. Le
monde est merveilleux et horrible. L’esthétique nous aide à nous
émerveiller et nous permet de regarder l’horreur. Ainsi, le second
mouvement du Quintette de Schubert exprime la pire douleur de l’âme, et
pourtant il nous donne le bonheur de sa musique qui traduit cette douleur
sans l’anesthésier. L’esthétique des œuvres nous permet de développer une
esthétique de la vie quotidienne. « La nature imite ce que l’œuvre d’art lui
propose », a-t-on dit. Elle favorise l’émerveillement devant la mer, la
montagne, les grands arbres, un papillon qui volette, un enfant qui
gambade, un chien fou d’amour qui bondit vers son maître, un beau
visage… Voilà donc tout ce qui devrait animer une politique de la culture :
une politique de l’esthétique qui contribuerait à démocratiser la poésie de
vivre, à ce que chacun puisse vivre de belles émotions et découvre ses
propres vérités.

Nicolas Truong.  –  Edgar  Morin, vous souhaitez nous faire partager des


strophes méconnues de La Marseillaise. Et vous, Stéphane  Hessel, nous
faire découvrir un poème écrit avec votre femme et qui porte le titre de Il
n’y a plus de 14-Juillet.
Edgar  Morin.  –  Oui, il s’agit des onzième et douzième strophes de La
Marseillaise qui sont pratiquement inconnues alors qu’elles portent le
mieux le grand message de 1789. Dans ces strophes, le chant allie le
sentiment patriotique à l’universalisme le plus grandiose, qu’on en juge : «
La France que l’Europe admire / a reconquis la liberté / Et chaque citoyen
respire / sous les lois de l’égalité / sous les lois de l’égalité ! / Un jour son
image chérie / s’étendra sur tout l’univers / Peuples ! Vous briserez vos fers
/ et vous aurez une patrie. / Aux armes, citoyens ! »

Stéphane Hessel. – Au moment où nous en voulions encore au général de


Gaulle de ne pas avoir mis fin plus rapidement à la colonisation, nous
écrivions, ma première femme Vitia et moi, un petit texte dont je vous dirai
simplement les deux dernières strophes, que nous chantions sur l’air de
Il  n’y a pas d’amour heureux  : « Où sont passées, Paris, tes passions
populaires, / le bruit de tes pavés faisait trembler les rois / et l’Histoire
s’avançait au rythme de tes pas / et quand, seul contre tous, tu chantais “ça
ira”, / ça en faisait du bruit au-delà des frontières, / ça c’était le 14-Juillet.
/  Maintenant que tu t’es rangé, ces mots qui t’enflammèrent, / on les
retrouve encore sur tes vieux monuments / mais ceux qui meurent pour ça à
Bône et à Oran, / ce sont des fellagas, ce sont des musulmans. / Tes filles
dansent avec ceux qui les pacifièrent, / on appelle ça le 14-Juillet. »
C’était sévère, mais peut-être juste.
COLLECTION Monde en cours
Isabelle Albert, Le trader et l’intellectuel. La fin d’une exception française
François Ascher, Les nouveaux principes de l’urbanisme, suivi de Lexique
de la ville plurielle
François Ascher, L’âge des métapoles
Laurent Bazin, Pierre-Henri Tavoillot, Tous paranos ? Pourquoi nous
aimons tant les complots…
Guy Bedos, Albert Jacquard, La rue éclabousse
Guy Bedos, Gilles Vanderpooten, J’ai fait un rêve
Gilles Berhault, Développement durable 2.0. L’internet peut-il sauver la
planète ?
Philippe J. Bernard, Thierry Gaudin, Susan George, Stéphane Hessel, André
Orléan, Pour une société meilleure !
Alain Badiou, D’un désastre obscur. Droit, État, Politique
Lucien Bianco, La révolution fourvoyée. Parcours dans la Chine du
XXe siècle
Régis Bigot, Fins de mois difficiles pour les classes moyennes
Alain Bourdin, L’urbanisme d’après crise
Patrick Braouezec, Jean Viard, Mais où va la ville populaire ?
Pierre Carli, Hervé Le Bras, Crise des liens, crise des lieux
CARSED, Le retour de la race
Bernard Chevassus-au-Louis, La biodiversité, c’est maintenant
Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La  guerre dans les sociétés
primitives
Daniel Cohn-Bendit, Forget 68
Pierre Conesa, Guide du paradis. Publicité comparée des Au-delà
Boris Cyrulnik, La petite sirène de Copenhague
Boris Cyrulnik, Edgar Morin, Dialogue sur la nature humaine
Antoine Delestre, Clara Lévy, Penser les totalitarismes
Rachel Delcourt, Shanghai l’ambitieuse. Portrait de la capitale économique
chinoise
François Desnoyers, Élise Moreau, Tout beau, tout bio ? L’envers du décor
Vincent Feltesse, Jean Viard, La décennie bordelaise
Tarik Ghezali, Un rêve algérien. Chronique d’un changement attendu
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Jean-François Gleizes (dir.), Comment nourrir le monde ?
Jean-François Gleizes (dir.), Le bonheur est dans les blés
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après La Distinction
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te regardent, et la nuit, et le jour
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Dina Khapaeva, Portrait critique de la Russie. Essai sur la société gothique
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développement durable
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Philippe Meirieu, Pierre Frackowiak, L’éducation peut-elle être encore au
cœur d’un projet de société ?
Éric Meyer, Cent drôles d’oiseaux de la forêt chinoise. Chroniques pas si
ordinaires de la vie des Chinois d’aujourd’hui
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Danielle Mitterrand, Gilles Vanderpooten, Ce que je n’accepte pas
Janine Mossuz-Lavau, Pour qui nous prend-on ? Les «  sottises  » de nos
politiques
Liane Mozère, Fleuves et rivières couleront toujours. Les nouvelles
urbanités chinoises
Pierre Musso, Sarkoberlusconisme : la crise finale ?
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Louis Nègre, Bernard Soulage, Quel rail après 2012 ? Le temps du
politique est venu
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Jérôme Pellissier, Le temps ne fait rien à l’affaire…
Pierre Rabhi, La part du colibri. L’espèce humaine face à son devenir
Hubert Ripoll, Mémoire de là-bas. Une psychanalyse de l’exil
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miroir de la Chine
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Benjamin Stora (avec Thierry Leclère), La guerre des mémoires. La France
face à son passé colonial
Benjamin Stora, Algérie 1954
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durable, la seconde étape
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Ce fichier a été généré
par le service fabrication des éditions de l’Aube.
Pour toute remarque ou suggestion,
n’hésitez pas à nous écrire à l’adresse
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La version papier de ce livre


a été achevé d’imprimer en mars 2013
sur les presses de Source d’Or, à Clermont-Ferrand
pour le compte des éditions de l’Aube
rue Amédée-Giniès, F-84240 La Tour d’Aigues

Numéro d’édition : 830


Dépôt légal : mars 2013
pour la version papier et la version numérique

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