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: Barthes,
l’Histoire, le Temps
❦
François Hartog
« Out-sider intermittent »
Quels temps donc ? Les notations ne sont pas rares, surtout dans
le Barthes par lui-même, cet exercice de prise de distance de soi par
rapport à soi. S’il se voit comme un « out-sider », il ajoute aussitôt
« intermittent9 » ! Out-sider intermittent désigne une extériorité à la
fois spatiale et temporelle. Selon les moments, il peut « entrer-dans
ou sortir-de la socialité lourde ». L’out-sider est donc tout aussi bien
un in-sider intermittent. De plus cet out/in-sider s’autorise aussi à
rêver du « contretemps », à savoir, par exemple, « transporter dans
une société socialiste certains des charmes [...] de l’art de vivre bour-
geois ». Ce qui donne : « Ne serait-il pas possible de jouir de la culture
bourgeoise (déformée), comme d’un exotisme10 ? ».
« Out-sider intermittent », il l’a effectivement été, d’abord, du fait
de la maladie. Il a vécu l’expérience du décalage, voire du dépha-
sage. Il connut, en effet, le temps du sanatorium, ce temps suspendu,
soustrait au temps ordinaire, mais qui a eu aussi l’étrange propriété
de le rendre contemporain d’un temps pourtant passé, celui de La
Montagne magique. « En un sens, mon corps, qui n’était pas encore né,
5
François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013.
6
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 78 ; O.C., III, p. 151.
7
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 175 ; O.C., III, p. 227.
8
Mythologies, O.C., I, p. 691.
9
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 135 ; O.C., III, p. 195.
10
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 64 ; O.C., III, p. 140.
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avait déjà vingt ans en 1907 », quand Hans Castorp « s’installa dans
“le pays d’en-haut” ». En a découlé cette règle de vie : « Si donc je
veux vivre, je dois oublier que mon corps est historique, je dois me
jeter dans l’illusion que je suis contemporain des jeunes corps pré-
sents 11 ». Ce temps interminable de la « peuplade » d’en-haut, qui n’a
pour mesure que les mètres des feuilles de température, induit aussi
un décalage générationnel. Chronologiquement parlant, il est plus
proche de Lévi-Strauss, né en 1908, que de Derrida ou de Foucault,
mais pendant que Lévi-Strauss était au Brésil puis en exil à New York,
il vivait au rythme de la maladie et des séjours au sanatorium, pour
finalement n’entrer au CNRS (comme attaché de recherche) qu’en
1955. Il a quarante ans. L’un a fait son terrain sur les hauts plateaux
du Brésil, l’autre au milieu de la tribu d’en-haut.
Cette expérience de l’entre-deux l’a probablement incité à s’interro-
ger, à plusieurs reprises, sur la contemporanéité, en soulignant, là aussi,
la dimension de décalage. « Contemporain de quoi ? », demande-t-il.
« De même que les peuples anciens ont vécu, a observé Marx, leur
préhistoire en imagination dans la mythologie, de même les Allemands
vivent leur post-histoire dans la philosophie. Ils sont des contemporains
philosophiques du présent, sans en être les contemporains historiques ».
De la même façon, il n’est que le « contemporain imaginaire » de
son propre présent, mais non de son histoire, dont il « n’habite que
le reflet dansant : fantasmagorique »12. Cet écart-là est celui que la lit-
térature, toujours en quête du réel, cherche à réduire, sans jamais y
réussir, et surtout pas quand elle se revendique du réalisme socialiste.
Révélatrice également est sa façon de localiser Michelet dans le
temps. Dès son premier article de 1951, il est clair pour lui que Miche-
let ne peut être de son temps : il est foncièrement à « contretemps ».
Cette fois, il fait jouer l’homologie avec les premiers chrétiens pour
qui le temps s’étirant entre la Résurrection et la Parousie n’est qu’un
temps « surnuméraire ». De même, pour Michelet, la Révolution ayant
accompli le temps, le temps d’après ne peut être vécu que comme
« un sursis de l’Histoire ». C’est donc dans ce sursis qu’il a vécu. Aussi
n’a-t-il pu « faire entrer le XIXe siècle dans le procès du temps que
comme Apocalypse » et n’est-il « républicain que dans son Histoire13 ».
Mon propos n’est pas d’interroger cette vision singulière et qui n’a pas
varié du rapport de Michelet à son temps, mais plutôt de mesurer ce
qu’elle peut nous indiquer de celle de Barthes, lui-même, par rapport
11
Leçon, O.C., III, 814.
12
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 63 ; O.C., III, 140.
13
Michelet, 1954, p. 58. « Michelet, l’Histoire et la mort », 1951, O.C. I, p. 94.
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« Sartrien et marxiste »
Après ces quelques variations sur le personnage de l’out/in-sider
intermittent, par qui sont passées et se sont nouées diverses manières
de faire place au présent, au passé et au futur, arrêtons-nous sur une
première phase, celle qui correspond à la croyance en l’Histoire
et à un assentiment au régime moderne d’historicité19. Ou, plus
23
Michelet, 1954, p. 161.
24
Le degré zéro de l’écriture (1953), O.C., I, p. 185, 186.
25
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 106, 110, 178, 58; O.C., III, p. 173, 229, 136.
26
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 58; O.C., III, p. 136.
27
« Réponse » (1971), O.C., II, p. 1319.
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32
« Linguistique et littérature », 1968, O.C.,II, p. 500.
33
« Structuralisme et sémiologie » (Entretien avec Pierre Daix), O.C., II, p. 524, 525.
34
L’Empire des signes (1970), O.C., II, p. 747.
35
L’Empire des signes, O.C., II, p. 748.
36
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 90; O.C., III, p. 161.
884 FRANÇOIS HARTOG
37
Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Paris, Seuil,
2011, p. 45.
38
La chambre claire, p. 176.
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39
La chambre claire, p. 125, 136, 102.
40
La chambre claire, p. 146.
41
La chambre claire, p. 139, 140.
42
La chambre claire, p. 146.
886 FRANÇOIS HARTOG
43
La chambre claire, p. 144.
44
La chambre claire, p. 144.
45
La chambre claire, p. 148.
46
Homère, Odyssée, XI, 518–540.
47
François Hartog, Evidence de l’histoire, Ce que voient les historiens, Paris, Gallimard,
« Folio Histoire », 2007, p. 198.
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et qu’il s’agit moins de les faire revivre que de faire paraître la vérité
de leurs vies passées. N’est-il pas celui chez qui se rejoignent le temps
de l’histoire et celui de la photographie ? Étonnamment, Barthes ne
fait pas ici appel à lui, alors que, pourtant, Michelet n’est jamais loin.
Or, dans son premier article sur Michelet en 1951, il présentait ainsi
la tâche de l’historien :
L’historien n’est pas un esprit critique, muni d’une puissance explicative, et
placé dans une attitude de prospection ; ce n’est pas un lecteur du passé ;
il ne déchiffre pas, il recompose ; c’est un opérateur, un chimiste dont les
manipulations portent sur les objets éternels de l’alchimie : la vie, la mort,
leurs échanges. Et les documents historiques […] sont des substances où
s’accrochent une rémanence du passé […] Ainsi la chair successive des
hommes garde la trace obscure des accidents de l’Histoire, jusqu’au jour
où l’historien, comme un photographe, révèle, par une opération à peu près
chimique, ce qui a été vécu auparavant. L’historien ne poursuit donc pas
du tout l’organisation rétrospective du passé ; il regarde vers la résurrection
d’un mystère de vie53.
fût dite la vérité de leurs vies, l’autre rangeait des photos, cherchant
la « vérité » du visage aimé. L’oreille pour l’un, l’œil pour l’autre,
mais, pour l’un et l’autre, une même quête. Ainsi Michelet précédait
Barthes, à qui depuis trente ans il faisait signe. Barthes le savait depuis
1951, mais ce n’est qu’en 1980 que ce savoir devint expérience vécue.
« Témoin de l’Inactuel »
Après avoir replacé la photo dans son siècle et avoir suggéré son double
rapport au temps moderne (à la fois en phase et décalée), Barthes
évoque en quelques lignes son propre moment. Cette fois, il ne parle
plus de « contre-temps » ou d’« outsider » même intermittent, mais
d’inactuel. En effet, l’étonnement devant le « ça a été », où saute à
la figure l’évidence la photo, « disparaîtra », note-t-il, ou même il
« a déjà disparu ». Il se voit comme « un des derniers témoins », soit
un « témoin de l’Inactuel, et ce livre en est la trace archaïque55 ». Il
n’est plus à l’arrière-garde de l’avant-garde, mais dans l’arrière-garde
tout court. Décroché, dépassé. Car ce qu’il voit se déployer est une
domestication et une banalisation de la « folie » de la photographie :
on « l’assagit56 ». Deux moyens sont mis en œuvre pour y parvenir.
L’un consiste à faire de la photo un art, en la soumettant à la rhéto-
rique du tableau. L’autre vise à la généraliser. Si bien qu’il n’y a plus
qu’elle. Elle écrase toutes les autres images, on la consomme à chaque
instant et elle finit par « déréaliser » tout ce qu’elle touche. Quand
tout se transforme en images, quand « la jouissance passe [désormais]
par l’image », on est aux antipodes du monde archaïque du « ça-a-
été57 ». Et nous n’étions qu’en 1980, avant la photo numérique, les
iphones et les selfies !
École des hautes études en sciences sociales
55
La chambre claire, p. 146–47.
56
La chambre claire, p. 180–81.
57
La chambre claire, p. 182.
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