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Temps et contretemps 

: Barthes,
l’Histoire, le Temps

François Hartog

Distinguer plusieurs «  phases  » d’un temps, d’une œuvre permet


d’entrer dans « le jeu de la communication intellectuelle : on se fait
intelligible  », écrit Barthes dans Roland Barthes par Roland Barthes1.
J’userai à mon tour, de cette commodité, non pour découper et
figer, mais pour mieux saisir les passages, les inflexions, mais aussi les
résurgences ou les permanences, bref, ce mouvement qu’il a lui-même
nommé le « contretemps2 ». Mon propos se limitera à interroger ses
manières d’envisager l’Histoire et à suivre les modalités de son rapport
au temps, en me tenant dans les bornes de ce qu’il a désigné comme
étant son « lieu » et son « milieu » : à savoir le langage3. Puisqu’il est
«  quelqu’un en qui s’est débattue, toute sa vie, pour le meilleur et
pour le pire, cette diablerie, le langage4 ».
Si nous sommes temps, pour reprendre la formulation d’Augus-
tin, de quels temps (au pluriel) Barthes est-il ? Alors même que les
« années-Barthes » coïncident avec une forte transformation de nos
expériences du temps. Ce phénomène que j’ai proposé d’analyser
comme une progressive mise en question du régime moderne d’his-
toricité doublée d’une montée du présentisme, soit la fermeture

This article is part of “Roland Barthes: To Write: An Intransitive Verb?” a special


thematic grouping in the September 2017 issue.
1
Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 148 et Œuvres complètes, Edition
établie et présentée par Eric Marty, Paris, Seuil, 1995, III, p. 206.
2
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 64 ; O.C., III, p. 140.
3
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 57 ; O.C., III, p. 135.
4
Leçon, O.C., III, p. 811. La remarquable biographie de Tiphaine Samoyault, Roland
Barthes, Paris, Seuil, 2015 m’a beaucoup appris.

MLN 132 (2017): 876–889 © 2017 by Johns Hopkins University Press


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d’un futur futuriste et l’installation d’un présent omniprésent. Ou le


passage d’une croyance forte en l’Histoire au début des années 1950
à une décroyance de plus en plus marquée à la fin des années 19805.
Or Barthes est un fin sismographe, lui qui, par rapport aux systèmes
qui l’entourent, se présente comme une «  chambre d’échos  »  : il
«  reproduit  » («  mal  »), dit-il, il «  rend visite  », il «  répète  », il fait
l’essai de la modernité («  comme on essaye les boutons d’un poste
de radio dont on ne connaît pas le maniement »6). Aussi voit-il « le
mouvement de son œuvre comme tactique  », ajoutant, la précision
est d’importance, « une tactique sans stratégie7 ». Si bien que, pour
travailler, il a besoin de « concepts éphémères, liés à des contingences
limitées » : de « néologismes » donc8. Pour le dire autrement et en
reprenant la fameuse distinction d’Isaiah Berlin, il se conçoit comme
renard et pas hérisson, alors que Lévi-Strauss était lui nettement héris-
son, et que Foucault, renard également, ne détestait pas de jouer le
hérisson, d’ailleurs avec succès.

« Out-sider intermittent »
Quels temps donc  ? Les notations ne sont pas rares, surtout dans
le Barthes par lui-même, cet exercice de prise de distance de soi par
rapport à soi. S’il se voit comme un «  out-sider  », il ajoute aussitôt
« intermittent9 » ! Out-sider intermittent désigne une extériorité à la
fois spatiale et temporelle. Selon les moments, il peut « entrer-dans
ou sortir-de la socialité lourde ». L’out-sider est donc tout aussi bien
un in-sider intermittent. De plus cet out/in-sider s’autorise aussi à
rêver du « contretemps », à savoir, par exemple, « transporter dans
une société socialiste certains des charmes [...] de l’art de vivre bour-
geois ». Ce qui donne : « Ne serait-il pas possible de jouir de la culture
bourgeoise (déformée), comme d’un exotisme10 ? ».
« Out-sider intermittent », il l’a effectivement été, d’abord, du fait
de la maladie. Il a vécu l’expérience du décalage, voire du dépha-
sage. Il connut, en effet, le temps du sanatorium, ce temps suspendu,
soustrait au temps ordinaire, mais qui a eu aussi l’étrange propriété
de le rendre contemporain d’un temps pourtant passé, celui de La
Montagne magique. « En un sens, mon corps, qui n’était pas encore né,
5
François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013.
6
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 78 ; O.C., III, p. 151.
7
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 175 ; O.C., III, p. 227.
8
Mythologies, O.C., I, p. 691.
9
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 135 ; O.C., III, p. 195.
10
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 64 ; O.C., III, p. 140.
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avait déjà vingt ans en 1907 », quand Hans Castorp « s’installa dans
“le pays d’en-haut” ». En a découlé cette règle de vie : « Si donc je
veux vivre, je dois oublier que mon corps est historique, je dois me
jeter dans l’illusion que je suis contemporain des jeunes corps pré-
sents 11 ». Ce temps interminable de la « peuplade » d’en-haut, qui n’a
pour mesure que les mètres des feuilles de température, induit aussi
un décalage générationnel. Chronologiquement parlant, il est plus
proche de Lévi-Strauss, né en 1908, que de Derrida ou de Foucault,
mais pendant que Lévi-Strauss était au Brésil puis en exil à New York,
il vivait au rythme de la maladie et des séjours au sanatorium, pour
finalement n’entrer au CNRS (comme attaché de recherche) qu’en
1955. Il a quarante ans. L’un a fait son terrain sur les hauts plateaux
du Brésil, l’autre au milieu de la tribu d’en-haut.
Cette expérience de l’entre-deux l’a probablement incité à s’interro-
ger, à plusieurs reprises, sur la contemporanéité, en soulignant, là aussi,
la dimension de décalage. « Contemporain de quoi ? », demande-t-il.
« De même que les peuples anciens ont vécu, a observé Marx, leur
préhistoire en imagination dans la mythologie, de même les Allemands
vivent leur post-histoire dans la philosophie. Ils sont des contemporains
philosophiques du présent, sans en être les contemporains historiques ».
De la même façon, il n’est que le «  contemporain imaginaire  » de
son propre présent, mais non de son histoire, dont il « n’habite que
le reflet dansant : fantasmagorique »12. Cet écart-là est celui que la lit-
térature, toujours en quête du réel, cherche à réduire, sans jamais y
réussir, et surtout pas quand elle se revendique du réalisme socialiste.
Révélatrice également est sa façon de localiser Michelet dans le
temps. Dès son premier article de 1951, il est clair pour lui que Miche-
let ne peut être de son temps : il est foncièrement à « contretemps ».
Cette fois, il fait jouer l’homologie avec les premiers chrétiens pour
qui le temps s’étirant entre la Résurrection et la Parousie n’est qu’un
temps « surnuméraire ». De même, pour Michelet, la Révolution ayant
accompli le temps, le temps d’après ne peut être vécu que comme
« un sursis de l’Histoire ». C’est donc dans ce sursis qu’il a vécu. Aussi
n’a-t-il pu « faire entrer le XIXe siècle dans le procès du temps que
comme Apocalypse » et n’est-il « républicain que dans son Histoire13 ».
Mon propos n’est pas d’interroger cette vision singulière et qui n’a pas
varié du rapport de Michelet à son temps, mais plutôt de mesurer ce
qu’elle peut nous indiquer de celle de Barthes, lui-même, par rapport

11
Leçon, O.C., III, 814.
12
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 63 ; O.C., III, 140.
13
Michelet, 1954, p. 58. « Michelet, l’Histoire et la mort », 1951, O.C. I, p. 94.
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au sien. Comment fait-il entrer le XXe siècle dans le procès du temps ?


La Révolution est-elle derrière ou devant  ? En tout cas, la tâche de
l’intellectuel est d’accompagner «  la décomposition de la conscience
bourgeoise », « cela veut dire qu’on feint volontairement de rester à
l’intérieur de cette conscience et qu’on va la délabrer, l’affaisser, l’ef-
fondrer, sur place14 ». Avec au terme, « s’il faut absolument pour vivre
et travailler, la représentation d’une fin », quelque chose « comme une
lueur lointaine, intermittente, incertaine (la barbarie étant toujours
possible) la transparence finale des rapports sociaux15 ». Mais, dans
la Leçon, il évoque l’après-68, pour ce qui est de la littérature, comme
un « paysage en déshérence » et un « moment d’apocalypse douce »
où «  le regard peut se porter… sur des choses anciennes et belles,
dont le signifié est abstrait, périmé16.... » Avouons qu’une apocalypse
douce, même comme concept éphémère, ne va pas de soi !
Le contretemps peut même aller jusqu’à l’inversion du cours du
temps, dans la mesure où il fait avec la maladie de sa mère l’expérience
de l’inversion de la filiation. « Moi qui n’avais pas procréé, j’avais, dans
sa maladie même, engendré ma mère17  », dont la photo du Jardin
d’Hiver est comme l’incarnation et la résurrection, sous la figure de
cette enfant qu’il n’a jamais connue et qui est, pourtant, vraiment elle.
Mais, cette fois, il ne peut dire, à l’instar de Michelet (dans la préface
de1869 à son Histoire de France), « mon livre m’a créé. C’est moi qui
fus son œuvre. Ce fils a fait son père ». Et ce fils va vivre au-delà de
ce « père », qui « a pris l’histoire pour la vie ». Pour Barthes, la pos-
térité ne peut qu’être un « mot mort ». Aussi proclame-t-il, en 1971,
se satisfaire pleinement d’une « concomitance » (même partielle ou
locale) avec son époque18. Cette fois, c’est l’in-sider intermittent qui
s’exprime.

« Sartrien et marxiste »
Après ces quelques variations sur le personnage de l’out/in-sider
intermittent, par qui sont passées et se sont nouées diverses manières
de faire place au présent, au passé et au futur, arrêtons-nous sur une
première phase, celle qui correspond à la croyance en l’Histoire
et à un assentiment au régime moderne d’historicité19. Ou, plus

Roland Barthes, p. 67 ; O. C. III, 143.


14

« Réponse (Entretien avec Jean Thibaudeau) », 1971, O.C. II, 1324.


15
16
Leçon, O.C., III, p. 813.
17
La chambre claire, Paris, Gallimard, 1980, p. 113.
18
« Réponse », O.C. II, 1323.
19
François Hartog, Régimes d’historicité, Présentisme et expériences du temps, édition aug-
mentée, Paris, Points-Seuil, 2012.
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exactement, à une certaine croyance et à un assentiment jusqu’à un


certain point. Car vient toujours le second temps, le contre-pied ou
le contretemps, celui du sed contra, dont la portée, valant au-delà de
la seule dénonciation du stéréotype ou du mouvement Doxa/paradoxa,
rythme l’œuvre. On croit en l’Histoire, mais… ; on reconnaît le carac-
tère progressif du temps, mais peut-être est-il préférable de l’ouvrir
sur l’utopie ? Surtout, comment se traduit la croyance en l’Histoire,
pour qui tient à la fois que « son lieu et son milieu, c’est le langage »
et que la grande affaire est le réel20 ?
Au sortir de la guerre, il est, dit-il, «  sartrien et marxiste  ». Aussi
est-ce au titre de cet engagement qu’il va critiquer La Peste de Camus.
C’est bien «  au nom du matérialisme historique  » qu’il en juge la
morale « insuffisante », puisque le « ni bourreau ni victime » prôné
par Camus déboucherait sur un «  refus de l’histoire21  ». La brève
polémique qui s’ensuivit avec Camus – et qui s’inscrit dans celle plus
tonitruante entre Sartre et Camus sur l’histoire –, montre que Bar-
thes ferraille alors en presque bon soldat de l’Histoire. Mais, et voici
déjà un sed contra, Camus n’est pas que cela, dans la mesure où, plus
tôt, L’Etranger avait fourni à Barthes « la première idée de l’écriture
blanche, c’est-à-dire du degré zéro de l’écriture  22 ».
Qui plus que Michelet a cru en l’Histoire ? Celle du peuple « en
marche », comme les Barbares, « vers la Rome de l’avenir », celle-là
même qui l’a requis pendant plus de quarante ans et lui a fait
prendre l’Histoire pour la vie. Barthes, quant à lui, a entretenu un
compagnonnage de près de quarante ans avec Michelet. Dès 1945, il
s’était procuré la photo de Michelet par Nadar et l’avait placée sur
sa table de travail, et il l’invoque, une fois encore, dans la Leçon (pas
moins de 815 occurrences de Michelet dans toute l’œuvre). Davan-
tage, en 1951, il avait mis l’accent sur l’office de l’historien, selon
Michelet, en « administrateur du bien des décédés » et en « devin »
qui, tel Œdipe, sait expliquer aux morts « leurs propres énigmes ».
Tout comme le Barthes des Mythologies, en Œdipe du contemporain,
s’emploie à déchiffrer les mythes de la vie quotidienne et à « démys-
tifier  » l’idéologie petite-bourgeoise. Mais Michelet est plus encore
celui qui, Barthes y insiste, «  né peuple  », avait «  le peuple dans le
cœur », mais qui n’a « pu le faire parler » : « sa langue m’était inac-
cessible ». Médité par Barthes, ce déchirement qu’exprime Michelet
20
On ne compte pas moins de 1003 occurrences du mot « réel » dans l’œuvre.
21
«  La Peste, Annales d’une épidémie ou roman de la solitude  ?  », I, p. 455–56  ;
« Lettre d’Albert Camus à Roland Barthes sur La Peste », O.C., I, p. 458 ; « Réponse de
Roland Barthes à Albert Camus », O.C., I, p. 479.
22
« Entretien (avec Stephen Heath) » (1971), O.C. II, p. 1309.
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en 1848, devient : Michelet « a peut-être été le premier des auteurs


de la modernité à ne pouvoir que chanter une impossible parole 23 ».
Ce que dit, à sa façon, le Degré zéro de l’écriture, en pointant « l’impasse
de l’écriture, qui est l’impasse de la société même ». Aussi « pour les
écrivains d’aujourd’hui, la recherche d’un non-style, ou d’un style oral,
d’un degré zéro ou d’un degré parlé de l’écriture, c’est l’anticipation
d’un état absolument homogène de la société ». C’est bien pourquoi
«  la Littérature  », ce sont les tout derniers mots du livre, «  devient
l’Utopie du langage24 ».
Croire en l’Histoire, c’est alors croire aux avant-gardes, politique ou
artistique. Car, en avant de leur temps, les avant-gardes montrent le
chemin. Barthes fait couramment usage de cette catégorie : il se voit
et se veut de ce côté-là. Assurément, il veut « faire route avec l’avant-
garde », réussir à « embrasser toutes les avant-gardes », mais (et c’est
le sed contra) quelque chose en lui toujours « résiste », ainsi que le note
plusieurs entrées du Roland Barthes, à « l’assurance », à « l’arrogance »,
au « chantage à la théorie » qui les caractérisent25. D’où, par exemple,
la formule « Artaud, ce n’est pas seulement de “l’avant-garde” ; c’est
aussi de l’écriture26 ». Il en arrive finalement à la formulation fameuse,
qui exprime au mieux sa « propre proposition historique » : « être à
l’arrière-garde de l’avant-garde : être d’avant-garde, c’est savoir ce qui
est mort ; être d’arrière-garde, c’est l’aimer encore ». C’est dire qu’il
y a toujours un temps qui va de l’avant, dont les avant-gardes sont la
pointe avancée, mais lui, qui s’est placé à l’arrière, il a la charge, tel
l’historien de Michelet, du bien des décédés : savoir ce qui est mort
et l’aimer encore. Et c’est faire de cette absence le lieu de l’écriture.
« J’aime le romanesque mais je sais que le roman est mort : voilà, je
crois, le lieu exact de ce que j’écris27 ». Autrement dit, il est d’avant-
garde, mais il regarde en arrière : vers ce que sa position lui permet
de reconnaître comme mort. Il est comme Michelet un visiteur des
morts ou comme l’Ange de l’Histoire de Benjamin, qui, entraîné par
le vent du progrès, tourne le dos à l’avenir et a sous les yeux les ruines
accumulées du passé. Mais si l’Ange ne peut s’arrêter, l’arrière-garde
de l’avant-garde le peut-elle ?

23
Michelet, 1954, p. 161.
24
Le degré zéro de l’écriture (1953), O.C., I, p. 185, 186.
25
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 106, 110, 178, 58; O.C., III, p. 173, 229, 136.
26
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 58; O.C., III, p. 136.
27
« Réponse » (1971), O.C., II, p. 1319.
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« Une sorte de grand sur-moi vide… »


Ainsi l’on voit comment, entre 1945 et le début des années 1970,
l’évidence de l’histoire ou l’assentiment à ce que j’appelle le régime
moderne d’historicité se trouve miné de l’intérieur. Barthes passe du
« refus » de l’Histoire reproché à Camus à l’auto-ironie du « je suis
l’arrière-garde de l’avant-garde ». Dans ce passage, la « rupture » de
1968 a joué un rôle d’accélérateur d’une prise de distance à l’égard
de l’Histoire. «  Elle était devenue pour les intellectuels, écrit-il en
1968, une sorte de grand sur-moi vide, qu’on avait envie et besoin,
non de contester, mais de congédier, tout au moins provisoirement »
(c’est l’époque, pour rester dans le langage, où il publie les Eléments de
sémiologie et l’Introduction à l’analyse structurale du récit28). Comment ce
congé s’est-il exprimé ? En prenant d’un coup l’histoire à contre-pied,
il se livre à une analyse de son « discours29 ». Car prétendre dégager
un « discours » de l’histoire est déjà une provocation forte, alors même
qu’elle n’a cessé depuis l’antiquité, en se plaçant sous «  la caution
impérieuse du réel  », de se donner comme domaine «  ce qui s’est
passé ». On n’est plus dans le registre de la démystification, telle qu’il
l’a pratiquée jusqu’alors, mais dans une opération de déstabilisation
passant par une déconstruction. Il est inutile de reprendre, ici, la mise
au jour du court-circuit que l’histoire opère entre signifiant et référent,
au détriment du signifié, mais cet article de 1967 ainsi que celui de
1968 consacré à « L’effet de réel » ont eu des effets bien réels sur ce
qui s’est nommé ensuite le linguistic turn et dans tous les quiproquos
sur histoire et fiction au cours des années 1980. Si bien que Barthes
est devenu, après sa mort, une figure éponyme (avec Hayden White
qui, lui-même, se réfère à Barthes) de ce que Carlo Ginzburg a inlas-
sablement dénoncé comme le tournant « sceptique » en histoire30.
1968 est aussi le moment où le présent comme mot d’ordre et
valeur s’impose. Pour sa part, Barthes reconnaît que les événements
de mai ont « fait du passé », ajoutant « ne faut-il pas profiter de tout
événement pour faire du passé ? pour faire tomber dans le passé ce
qu’on est en train de penser ? »31. Foucault, de son côté, estimait au
même moment que la tâche du philosophe était de « diagnostiquer
le présent  ». Mais on ne trouve chez Barthes nulle béatification du
présent ou assentiment au présentisme naissant. Son article « L’écriture
de l’événement » met, au contraire, en garde contre l’illusion qu’il
28
« Structuralisme et sémiologie » (Entretien avec Pierre Daix) (1968), O.C., II, p. 523.
29
« Le discours de l’Histoire » (1967), O.C., II, p. 417–28.
30
Pour une brève présentation, François Hartog, Croire en l’histoire, p. 109–52.
31
« Structuralisme et sémiologie » (Entretien avec Pierre Daix), O.C., II, p. 524.
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suffirait de s’en remettre au primat de la parole et à la spontanéité


pour écrire révolutionnaire, alors que « rompre avec l’ancien ordre
symbolique  » est une tout autre paire de manches. Bref, l’écriture
(qui n’a rien à voir avec le style littéraire, redit-il) est « tout entière à
inventer » et « l’événement actuel » fournit rien de plus que « quelques
éléments marginaux32  ». Voilà qui douche fortement les aspirations
et les illusions présentistes telles qu’énoncées par le slogan «  Tout,
tout de suite ». En somme, Barthes reformule, mais à la lumière de
1968, le drame que Michelet avait vécu en 1848, avec l’inaccessibilité
du langage-peuple.
De fait, la réflexion sémiologique se tourne alors tout entière vers
ce qu’il nomme une «  ultra-révolution  », celle des «  systèmes de
sens  ». Le but n’est plus seulement une science des signes permet-
tant « d’activer » une critique sociale, en comprenant comment une
société produit des stéréotypes, mais, de façon plus radicale, une mise
en question de «  l’homme occidental lui-même  » défini «  par son
usage des signes33 ». Une telle opération nécessite un décentrement
préalable. Ce n’est nullement la Chine de la Révolution culturelle
qui va être le « lieu » de cette déprise, mais le Japon de L’Empire des
signes (1970). Le Japon se présente, en effet, comme une « réserve de
traits », dont « la mise en batterie » lui permet de « flatter » « l’idée
d’un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre34  ». Si
bien que le Japon l’a mis « en situation d’écriture », dans la mesure
où il est le lieu d’une expérience de vacillement du sujet confronté
à «  un vide de parole  » et à «  l’exemption du sens  ». «  C’est de ce
vide, découvre-t-il, que partent les traits dont le Zen, dans l’exemption
de tout sens, écrit les jardins, les gestes, les maisons, les bouquets,
les visages, la violence35 ». Il peut dès lors « songer à un monde qui
serait exempté de sens (comme on l’est, dit-il, de service militaire) ».
De cette découverte japonaise découle une «  tactique double  ».
« Contre la Doxa, il faut continuer à revendiquer en faveur du sens,
car le sens est produit de l’Histoire, non de la Nature ; mais contre la
Science […] il faut maintenir l’utopie du sens aboli36 ». Pour une part,
le structuralisme est porté par cette utopie que récuse, par exemple,
Paul Ricoeur dans son débat avec Lévi-Strauss. Pour Barthes, si donc la
phase antérieure de la démystification n’est pas reniée, elle se trouve

32
« Linguistique et littérature », 1968, O.C.,II, p. 500.
33
« Structuralisme et sémiologie » (Entretien avec Pierre Daix), O.C., II, p. 524, 525.
34
L’Empire des signes (1970), O.C., II, p. 747.
35
L’Empire des signes, O.C., II, p. 748.
36
Roland Barthes par Roland Barthes, p. 90; O.C., III, p. 161.
884 FRANÇOIS HARTOG

désormais articulée à une phase nouvelle  : celle d’une sémiotique


radicalisée par son élargissement.
Dans l’élaboration de la pensée de Barthes, le Japon occupe une
position homologue à celle du Brésil pour Lévi-Strauss. De l’expé-
rience brésilienne découlent, en effet, la théorie du regard éloigné
ainsi que la mise en question du régime moderne d’historicité, telle
qu’elle s’exprime dans Tristes tropiques et, surtout, dans La Pensée sau-
vage, quand est critiquée la conception sartrienne de l’histoire. De
même, l’expérience japonaise permet à Barthes un regard éloigné
sur la sémiotique qui, se trouvant, en somme, regardée du plus loin,
ouvre sur une mise en question de l’homme occidental à travers
son usage des signes. Le rapprochement devient plus intéressant
encore, quand on se souvient que le regard éloigné, Lévi-Strauss l’a
reconnu, lui a été inspiré par la lecture de l’auteur japonais Zeami,
parlant de l’acteur Nô, «  qui, pour juger son jeu, doit apprendre à
se voir lui-même comme s’il était le spectateur37  ». Ainsi, pour l’un
comme pour l’autre, le Japon a été un opérateur de décentrement.
Pour Lévi-Strauss, le Japon, où il s’est rendu à plusieurs reprises, s’est
trouvé plus tard investi d’un autre rôle encore : celui d’un pays, qui,
depuis l’ère Meiji, avait su trouver un équilibre entre le chaud (des
sociétés chaudes) et le froid (des sociétés froides). Pour Barthes, le
Japon ne semble pas avoir rouvert la question de l’Histoire (réglée
par les articles de 1967 et 1968). Elle le fut autrement par ce qui peut
d’abord apparaître comme une manière de lui dire définitivement
non, au fil de la méditation funèbre qu’est La chambre claire.

« Le même siècle a inventé l’Histoire et la Photographie »


Plus on avance dans la lecture du livre, plus «  l’évidence  » de la
photographie s’impose, et plus elle l’emporte sur celle que l’histoire
a ambitionné d’atteindre. Celle-ci n’est jamais que dans le faire voir,
alors que celle-là donne directement à voir ce qui a été. Dans la
seconde partie du livre, les formules se multiplient : la photographie
vaut «  certificat de présence  », elle est «  émanation du référent  »,
«  adhérence du référent  », et il lui arrive même d’accomplir «  la
confusion inouïe de la réalité [...] et de la vérité38 ». Bref, en matière
de réel, l’histoire court loin derrière, elle qui n’a pourtant jamais cessé
d’en faire sa visée et, parfois même, de croire qu’elle l’atteignait. Une

37
Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Paris, Seuil,
2011, p. 45.
38
La chambre claire, p. 176.
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photographie, telle celle que Barthes avait longtemps conservée d’une


vente d’esclaves, dispense de la médiation de l’historien : « l’esclavage
était donné sans médiation ». Avec elle, « le passé est aussi sûr que
le présent ». Il y a aussi une inévitable extériorité de l’histoire, dans
la mesure où « elle ne se constitue que si on la regarde –et pour la
regarder, il faut en être exclu39 ». Elle ne peut donc en aucun cas être
l’objet d’une anamnèse à partir de soi-même. Halbwachs ne disait
rien d’autre quand il s’attachait à tracer la ligne de partage entre la
mémoire collective et l’histoire, toujours en position d’extériorité.
La cause est-elle donc entendue  ? Pas encore, car viennent aussi
les notations sur la photographie en son siècle. Certes l’histoire et la
photographie divergent profondément, mais n’en existe pas moins ce
que Barthes désigne comme un « paradoxe », à savoir que « le même
siècle a inventé l’histoire et la photographie40 ». Pourquoi est-ce un
paradoxe  ? Parce que l’histoire est «  une mémoire fabriquée selon
des recettes positives, un pur discours intellectuel qui abolit le Temps
mythique  ». Elle fait du temps moderne, processus et progressif,
son moteur et sa raison d’être. Elle participe donc du et au régime
moderne d’historicité : elle va de l’avant et est futuriste. Alors que la
photographie est un « témoignage sûr » et une « émanation d’un réel
passé ». Sa « force constative » porte « non sur l’objet », mais « sur le
temps ». Surtout, elle est « sans avenir41 ». Leur rapport respectif au
temps semble orthogonal.
Mais la photographie n’est pas que cela, et peut-être l’histoire non
plus. La photographie participe aussi de son siècle et de ce temps
moderne. Elle a des traits qui relèvent du régime moderne et d’un
temps qui accélère : elle est « fugace », elle appartient à « l’ère des
impatiences » et de « tout ce qui dénie le mûrissement », en cela, elle
contribue à « l’impuissance contemporaine de concevoir, affectivement
ou symboliquement, la durée42 ». Bien entendu, la généralisation de
la photographie a accentué ces traits, en faisant un objet de consom-
mation de plus en plus rapide et même instantané. La photo enfin
est mortelle : elle jaunit, pâlit, s’efface. A ce point, Barthes l’oppose
au monument des sociétés anciennes qui, comme memento mori, avait
la charge de perpétuer le souvenir. La diffusion de la photographie
comme « témoin général de ce qui a été » va de pair avec le renon-
cement au monument. En confiant le souvenir à ce support fragile,

39
La chambre claire, p. 125, 136, 102.
40
La chambre claire, p. 146.
41
La chambre claire, p. 139, 140.
42
La chambre claire, p. 146.
886 FRANÇOIS HARTOG

la société moderne, puisqu’«  il faut bien que la mort soit quelque


part43 », a donc opté pour un souvenir à durée de vie limitée.
Mais cette contemporanéité, partielle au moins, de la photo et
de l’histoire moderne bute sur leur rapport respectif à la mort. Là,
leur divergence, qui engage deux rapports au temps différents, est
profonde. L’histoire-science du XIXe siècle est, en effet, adepte du
principe énoncé par Marx, qui le reprenait de l’évangile, « laisser les
morts enterrer les morts  ». L’avant-garde, disait Barthes, sait ce qui
est mort. Pour l’Histoire, la lumière vient de l’avenir et l’historien est
un prophète du passé. Le futur éclairant le passé, seuls comptent au
final les morts qui ont préparé l’avenir. Et file le train de l’Histoire.
Alors que, pour la photographie, il ne saurait en aller de même, vu
le « lien anthropologique de la Mort et de la nouvelle image ». Peut-
être, suggère Barthes, la mort, si elle n’est plus (ou moins) dans le
religieux, vient-elle se loger « dans cette image qui produit la Mort
en voulant conserver la vie44 »? A partir de cette observation, surgit et
s’impose l’autre punctum de la photo, qui n’est plus le détail qui me
point, mais le Temps, « l’emphase déchirante du noème (ça-a-été), sa
représentation pure45 ». La photographie est donc double. Pour une
part, sa dimension sociale, elle relève du régime moderne d’histori-
cité ; pour une autre part, celle que veut retenir le spectator Barthes,
celle de son être, elle lui échappe.
Peut alors s’engager la Nekuya de Roland Barthes à la recherche de
sa mère, ayant à la main le viatique de la photo pâlie du Jardin d’Hi-
ver. On pense, bien sûr, à Ulysse s’avançant jusqu’aux porte d’Hadès
et faisant couler le sang d’un animal sacrifié pour que, revigorés un
instant, les morts puissent jouir d’un simulacre de vie, mais c’est en
vain que, par trois fois, il s’efforce d’embrasser sa mère qui n’a que la
semblance d’un songe46. On pense à Enée, se mettant en route pour
revoir « le cher visage de son père ». Mais, pour accéder au monde
d’En-Bas, il lui faut le rameau d’or. De même Michelet, réactivant
Virgile, muni d’un rameau d’or (qui est, tour à tour, la Scienza nuova
de Vico, les Antiquités de Grimm, ou simplement «  arraché de son
propre cœur  »), passe et repasse le fleuve des morts47. Grâce à la
technologie de l’argentique, Barthes a l’immense avantage sur eux
d’avoir directement sous les yeux l’évidence indiscutable du «  ça-a-

43
La chambre claire, p. 144.
44
La chambre claire, p. 144.
45
La chambre claire, p. 148.
46
Homère, Odyssée, XI, 518–540.
47
François Hartog, Evidence de l’histoire, Ce que voient les historiens, Paris, Gallimard,
« Folio Histoire », 2007, p. 198.
M  L N 887

été ». Un « ça-a-été » (gewesen) dont il ne veut pas qu’il se transmue


et se dégrade en vergangen, en un passé dépassé ou historique. C’est
pourquoi ceux dans l’aura de qui il se place, ses compagnons de
route, ce sont ces grandes ombres psychopompes de la littérature,
Homère, Virgile, Michelet.
Aussi, face à cette pauvre photo, s’instaure un rapport au temps
qui est celui de la « remontée48 »: du présent vers le passé, jusqu’à ce
que surgisse l’évidence du c’est elle : elle « telle qu’en elle-même ». A
ce point, Barthes aurait pu faire appel à Charles Péguy qui, opposant
l’histoire à la mémoire, notait que l’histoire était « longitudinale »,
alors que la mémoire était «  verticale  ». Étant dedans l’événement,
elle consiste « avant tout à n’en pas sortir, à y rester, et à le remonter
en dedans  ». La photographie est, écrit-il, «  une prophétie à l’en-
vers » : « comme Cassandre », mais « tournée vers le passé », « elle ne
ment jamais » (sur l’existence du moins de la chose49). La photo est
« magie50 » : en elle se condensent les rituels d’évocation des morts
et elle a « quelque chose à voir avec la résurrection51 ». Là, on quitte
Homère et Virgile. Dans la photo sont à l’œuvre deux temporalités,
l’une qui relève du temps chronos, sous sa forme moderne, temps
des impatiences et de l’accélération, l’autre celle qui renvoie à un
temps du surgissement soudain, de l’arrêt aussi, le temps kairos. Le
déroulé linéaire du premier est troué par la verticalité du second.
C’est pourquoi Barthes peut dire que la photographie est à l’Histoire
ce que le biographème («  ces traits qui, dans la vie d’un écrivain,
m’enchantent ») est à la biographie52.
Du même siècle, la photo et l’histoire participent, pour une part,
du même temps (le temps moderne), mais leur rapport à la mort les
sépare. L’une va de l’avant et laisse les morts derrière elle, l’autre
invite à une remontée du temps et à une résurrection de l’être aimé.
Mais alors Michelet, celui qui est dans le contre-temps par rapport
à son temps, n’est-il pas le contre-exemple  ? Il est l’historien qui
« aimait la mort » et qui, pour Péguy, savait si bien échapper au lon-
gitudinal de l’histoire. Contemporain de l’invention de l’histoire et
de la photographie, n’est-il pas justement celui pour qui l’opération
historiographique s’apparente à la « magie » de la photographie selon
Roland Barthes ? L’une et l’autre visent une résurrection, mais l’une
comme l’autre n’oublient pas un instant que ces morts sont des morts
48
La chambre claire, p. 111.
49
La chambre claire, p. 135.
50
La chambre claire, p. 138.
51
La chambre claire, p. 129.
52
La chambre claire, p. 54.
888 FRANÇOIS HARTOG

et qu’il s’agit moins de les faire revivre que de faire paraître la vérité
de leurs vies passées. N’est-il pas celui chez qui se rejoignent le temps
de l’histoire et celui de la photographie ? Étonnamment, Barthes ne
fait pas ici appel à lui, alors que, pourtant, Michelet n’est jamais loin.
Or, dans son premier article sur Michelet en 1951, il présentait ainsi
la tâche de l’historien :
L’historien n’est pas un esprit critique, muni d’une puissance explicative, et
placé dans une attitude de prospection ; ce n’est pas un lecteur du passé ;
il ne déchiffre pas, il recompose ; c’est un opérateur, un chimiste dont les
manipulations portent sur les objets éternels de l’alchimie : la vie, la mort,
leurs échanges. Et les documents historiques […] sont des substances où
s’accrochent une rémanence du passé […] Ainsi la chair successive des
hommes garde la trace obscure des accidents de l’Histoire, jusqu’au jour
où l’historien, comme un photographe, révèle, par une opération à peu près
chimique, ce qui a été vécu auparavant. L’historien ne poursuit donc pas
du tout l’organisation rétrospective du passé ; il regarde vers la résurrection
d’un mystère de vie53.

Ainsi de 1951 à 1980, de «  Michelet, l’Histoire et la Mort  » à La


chambre claire, chemine la même question à laquelle le Michelet « pho-
tographe », c’est-à-dire « chimiste » avait déjà su répondre.
Qu’engagé dans sa méditation sur l’essence de la photographie,
Barthes retrouve presque les mêmes mots que ceux qui lui avaient
paru décrire au plus près l’opération historiographique de Michelet
ne manque pas d’intérêt. Les réflexions de 1980 ne viennent pas
répéter (ou pire recycler) celles de 1951, mais celles de 1980 éclairent
autrement celles de 1951 qui étaient centrées sur le seul Michelet.
Michelet était photographe sans le savoir  ! Ou, mieux, le dispositif
épique au moyen duquel il définissait sa fonction d’historien en visi-
teur des morts faisait de son opération historiographique une opéra-
tion photographique avant la lettre. En écrivant l’histoire du Peuple,
Michelet l’inscrivait dans la marche en avant qu’est l’histoire moderne,
éclairée par la lumière de 1789 et portée par le progrès. Mais, à la
différence de l’Ange de l’histoire de Benjamin qui, entraîné par le
vent du progrès, ne peut s’arrêter pour rendre les honneurs funèbres
aux morts, Michelet réussissait à s’extirper du seul temps chronos et à
accueillir du kairos pour faire une place aux morts. Comme Barthes
contemplant longuement la photo du Jardin d’Hiver.
Michelet errait « dans les galeries solitaires des Archives », tandis que
Barthes « allait, seul dans l’appartement où elle (sa mère) venait de
mourir54 »; l’un entendait les murmures de ces morts réclamant que
« Michelet, l’Histoire et la Mort », O.C., I, p. 99–100.
53

La chambre claire, p. 105.


54
M  L N 889

fût dite la vérité de leurs vies, l’autre rangeait des photos, cherchant
la «  vérité  » du visage aimé. L’oreille pour l’un, l’œil pour l’autre,
mais, pour l’un et l’autre, une même quête. Ainsi Michelet précédait
Barthes, à qui depuis trente ans il faisait signe. Barthes le savait depuis
1951, mais ce n’est qu’en 1980 que ce savoir devint expérience vécue.

« Témoin de l’Inactuel »
Après avoir replacé la photo dans son siècle et avoir suggéré son double
rapport au temps moderne (à la fois en phase et décalée), Barthes
évoque en quelques lignes son propre moment. Cette fois, il ne parle
plus de « contre-temps » ou d’« outsider » même intermittent, mais
d’inactuel. En effet, l’étonnement devant le « ça a été », où saute à
la figure l’évidence la photo, «  disparaîtra  », note-t-il, ou même il
« a déjà disparu ». Il se voit comme « un des derniers témoins », soit
un « témoin de l’Inactuel, et ce livre en est la trace archaïque55 ». Il
n’est plus à l’arrière-garde de l’avant-garde, mais dans l’arrière-garde
tout court. Décroché, dépassé. Car ce qu’il voit se déployer est une
domestication et une banalisation de la « folie » de la photographie :
on «  l’assagit56  ». Deux moyens sont mis en œuvre pour y parvenir.
L’un consiste à faire de la photo un art, en la soumettant à la rhéto-
rique du tableau. L’autre vise à la généraliser. Si bien qu’il n’y a plus
qu’elle. Elle écrase toutes les autres images, on la consomme à chaque
instant et elle finit par « déréaliser » tout ce qu’elle touche. Quand
tout se transforme en images, quand « la jouissance passe [désormais]
par l’image », on est aux antipodes du monde archaïque du « ça-a-
été57 ». Et nous n’étions qu’en 1980, avant la photo numérique, les
iphones et les selfies !
École des hautes études en sciences sociales

55
La chambre claire, p. 146–47.
56
La chambre claire, p. 180–81.
57
La chambre claire, p. 182.
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