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(Arthur CHIMKOVITCH)
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pourrait croire, ce n'est pas dans la Bible qu'ils trouvèrent de quoi
s'inspirer afin de décrire l'enfer, et ce, pour une raison bien simple :
les Écritures Saintes ne s'étendent pas longuement sur le sujet.
Leurs principales sources sont des ouvrages apocryphes appartenant
soit à l'apocalyptique juive – le Livre d'Hénoch –, soit à l'apocalyptique
chrétienne avec l'Apocalypse de Pierre et l'Apocalypse de Paul. Ce
dernier texte décrivrant les supplices avec un luxe de détails. La
Divine Comédie de Dante et bien d'autres productions littéraires et
picturales du Moyen Âge et du XVIe siècle proposeront à leur tour des
tableaux d'épouvante, mais nous observons que ceux-ci varient et
évoluent conformément à l'imagination des auteurs.
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être humain à leur actif. Ce lieu est censé représenter ce qui sera
pour eux l'enfer.
Revenons à la pièce.
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les trois personnages deviennent chacun bourreau et victime.
Certains ont confronté cette pièce de théâtre aux théories de
l'existentialisme, d'autres ont pris la notion de « liberté » comme pierre
de touche pour révéler les articulations sous-jacentes de cette œuvre,
d'autres encore se sont attachés à démontrer la fonction de l'espace
dans l'affrontement des personnages en présence. Sans compter les
interprétations liées au fait que cette pièce fut créée le 27 mai 1944 à
Paris : « Sartre transforme l'enfer chrétien en un univers de boulevard
et dénonce une France soumise à la double surveillance de l'ordre
moral et de l'Occupation allemande » écrit en substance Jean-
François Louette1.
S'il est vrai que les différents éclairages proposés par d'éminents
chercheurs m'ont souvent séduit par les idées développées, et fait
réfléchir sur le fonctionnement d'une pièce de théâtre, je me dois
pourtant d'avouer que je suis resté sur ma faim. En effet, nul ne
m'éclaira sur ce qui fait que trois êtres, qui ne se connaissent pas et
qui ont tout de même un minimum de culture et de savoir-vivre,
soient amenés à devenir des bourreaux les uns pour les autres, après
avoir seulement passé deux heures à discuter ensemble ? On pourrait
comprendre que cela soit possible si les personnes en présence
appartenaient à des partis politiques différents, ou aient des
convictions philosophiques ou religieuses n'allant pas dans le même
sens, et encore ... On pourrait comprendre que cela soit possible,
voire inévitable, entre des personnes appartenant à des ethnies
différentes qui ne se souffrent pas. On pourrait certainement
comprendre que cela soit inévitable entre des supporters acharnés de
clubs de football ennemis !
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point de départ lorsqu'il essaya d'imaginer la réaction du public après
la première représentation :
Ce qui frappe, lorsque l'on lit la pièce sans se soucier des théories de
l'existentialisme, et en n'observant que les caractéristiques des
personnages évoluant dans ce lieu clos, c'est en effet la banalité, la
presque caricature des êtres humains mis en scène. Cette œuvre nous
présente des personnages porteurs de caractéristiques clichés,
véhiculées depuis au moins deux millénaires, sur ce que sont les
femmes et les hommes. J'ai l'impression que Sartre a eu pour livre de
chevet l'Émile ou de l'éducation de Rousseau, que Jean-Paul s'est donc
servi de Jean-Jacques pour brosser un tableau faisant la part belle à
la tradition séculaire d'une vision réductrice de l'homme, et surtout de
la femme. En effet, que contient le Livre cinquième – partie consacrée
à l'éducation de Sophie – de ce texte majeur ? Le florilège que je
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propose, tiré des quarante premières pages de ce long développement,
est des plus significatifs quant aux opinions qui furent celles du
philosophe genevois sur ce qu'est une femme :
Et, bien que cet ensemble de considérations ne fussent déjà plus tout
à fait considérées comme des évidences en cette première moitié du
XXe siècle, Sartre – au vu des témoignages laissés par Huis clos –
s'en fit tout au moins le porte-parole, sinon l'apôtre.
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Jetons un coup d'œil aux deux femmes présentes dans cette pièce.
L'une - Inès - est hargneuse, teigneuse, méchante. L'autre – Estelle –
est belle, blonde et extrêmement coquette. Sartre pousse même très
loin la caricature en ce qui concerne cette dernière. En effet, dans le
cadre qui est désormais le leur, plus rien ne leur est nécessaire : pas
de nourriture, pas de boisson, et pas de brosse à dents comme le
remarque d'entrée Garcin. Mais cela n'empêche pas Estelle de se
mettre de la poudre et du rouge à lèvre, et de renouveler plusieurs fois
l'opération dans le courant de la pièce ! À croire donc que ces produits
de maquillage font partie intégrante de son être ! Rappelons aussi
que, dès son arrivée dans le salon-enfer, Estelle émet des critiques :
« Voulez-vous le mien ? »
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Et plus loin dans la pièce, Estelle demandera même à Garcin de ne
pas enlever son veston, car elle déteste les hommes en bras de
chemise ...
Autant Garcin met tout en œuvre pour s'isoler de ses deux co-
locataires, autant les deux femmes semblent éprouver un besoin
viscéral de former un couple avec un autre être humain : Inès veut en
former un avec Estelle ; Estelle quant à elle veut un homme, et est
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prête à tout afin que Garcin s'intéresse à elle, et l'accepte dans sa
bulle. Et vu qu'Estelle se refuse à Inès, et qu'Inès est jalouse de
Garcin ..., tous les ingrédients sont dès lors présents pour que l'enfer
vraiment se déchaîne !
1 Cf. « Huis clos de Sartre. "L'enfer, c'est les Autres" » dans Magazine littéraire
n°356, juillet-août 1997, p. 85.
2 Ibidem, p. 85.
3 Pour cet ensemble d'extraits, nous renvoyons aux p. 465-407 de l'édition