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« L'enfer, c'est les Autres », ou

le conformisme en creux de Sartre.


Version française de mon article : "Sartres verzonken conformisme,
ˈDe hel, dat zijn de Anderenˈ " in Sartres verjaardagen. Giften en
gaven. Uitg. Door B. VAN HUFFEL en W. SEGERS, Leuven, Acco, 2005,
pp. 225-230.

(Arthur CHIMKOVITCH)

De Homère à Julien Green, en passant par Virgile, Dante, Blaise


Pascal, William Blake, Gœthe, Arthur Rimbaud, Fiodor Dostoïevski,
Georges Bernanos, Thomas Mann, Jean Genet et bien d'autres, l'enfer
– comme sujet ou thème littéraire – a traversé plus de 2800 ans ! Et
Jean-Paul Sartre ne s'est donc pas soustrait à cette tradition
littéraire.

L'enfer a été perçu et décrit différemment selon les époques. Les


traditions antiques des enfers païens ont constitué sans doute un des
premiers fonds sur lequel s'est greffé celui décrit par les auteurs
chrétiens du Moyen Âge, ainsi que par ceux des XVIe et XVIIe siècles.
Les enfers païens renvoient bien entendu à l'Empire des morts dépeint
par la mythologie grecque : l'Hadès, du nom de son souverain.
Homère ainsi que les poètes grecs qui écrivirent après lui, n'ont pas
offert de longues descriptions de ces enfers, mais progressivement
s'est installée l'idée d'un lieu où ceux qui ont commis des actes
délictueux seraient punis. Il fallut en tout cas attendre le poète latin
Virgile pour que cette idée soit véritablement développée. En effet,
l'Énéide est le premier texte littéraire offrant aux lecteurs la
description des supplices infernaux réservés aux méchants.
Quant aux auteurs chrétiens, contrairement à ce que l'on

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pourrait croire, ce n'est pas dans la Bible qu'ils trouvèrent de quoi
s'inspirer afin de décrire l'enfer, et ce, pour une raison bien simple :
les Écritures Saintes ne s'étendent pas longuement sur le sujet.
Leurs principales sources sont des ouvrages apocryphes appartenant
soit à l'apocalyptique juive – le Livre d'Hénoch –, soit à l'apocalyptique
chrétienne avec l'Apocalypse de Pierre et l'Apocalypse de Paul. Ce
dernier texte décrivrant les supplices avec un luxe de détails. La
Divine Comédie de Dante et bien d'autres productions littéraires et
picturales du Moyen Âge et du XVIe siècle proposeront à leur tour des
tableaux d'épouvante, mais nous observons que ceux-ci varient et
évoluent conformément à l'imagination des auteurs.

En tout cas, parallèlement à cette vision liée aux tourments éternels


infligés aux pêcheurs, existaient – depuis les premiers siècles après
J.-C. – d'autres idées sur la justice de Dieu. Pour certains théologiens,
il était clair que le concept de « peines éternels » était peu compatible
avec l'image d'un Dieu bon et miséricordieux. Quant à Blaise Pascal,
il était d'avis que l'enfer est en nous, et un siècle plus tard – celui des
Lumières –, il était de bon ton de tenir le diable et l'enfer pour autant
de reliques d'un passé considéré comme révolu. Toutefois, le marquis
de Sade ressuscita ces notions en les pervertissant : il imagina un
enfer, – sur terre –, synonyme d'affrontements éternels entre des
bourreaux et leurs victimes. Quant à Arthur Rimbaud, il installera,
lui aussi, l'enfer sur terre, mais en niera le caractère éternel.

Cette trop brève esquisse de l'histoire de l'enfer à travers les siècles,


doit permettre de mieux saisir la place que prend la pièce de théâtre
Huis clos dans cette longue galerie de textes.

Rappelons quelques données touchant à cette œuvre. Elle met en


scène un lieu clos – une pièce – qui accueille trois personnages venant
de mourir, et ayant chacun la mort ou d'insignes souffrances d'un

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être humain à leur actif. Ce lieu est censé représenter ce qui sera
pour eux l'enfer.

Nous constatons d'emblée, que Jean-Paul Sartre reprend tout de


même l'idée d'une forme d'existence après la mort, mais cette
existence se déroule dans un lieu qui – excepté certaines
caractéristiques – correspond à ce que l'on trouve sur terre. Je signale
que, quelques années après avoir écrit Huis Clos, Sartre écrivit le
scénario du film Les Jeux sont faits, film au sein duquel on voit les
morts « vivrent » dans le même monde que celui des vivants, mais
sans que ces derniers puissent voir les premiers, tandis que quantité
de disparus suivent de près les activités de ceux qui sont encore en
chair et en os.

Revenons à la pièce.

Nos trois protagonistes découvrent très rapidement qu'ils ne seront


pas torturés physiquement – pour faire référence aux traditions
antiques et médiévales dans le domaine de l'enfer –, mais qu'ils sont
condamnés à partager l'espace limité qui leur est dévolu. De plus,
dormir n'est pas prévu au programme, pas plus que celui de fermer
les yeux, de manger ou de boire. Mais très rapidement les contacts
entre les trois personnages tournent au vinaigre, à telle enseigne, qu'il
ne faut pas plus de deux heures – en temps réel – pour que la
situation devienne intenable. Ce qui amènera le célèbre envoi qui
semble résumer la pièce : « L'enfer, c'est les Autres ».

Je tiens tout à suite à préciser qu'au vu de l'ensemble de l'œuvre de


Sartre, il serait peu sérieux de prendre ce passage comme résumant
la pensée de notre philosophe sur ce que pourrait être l'enfer, c'est-à-
dire le fait d'être confronté à ses semblables. Ainsi, nombreuses sont
les explications qui ont été fournies pour tenter d'expliquer pourquoi

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les trois personnages deviennent chacun bourreau et victime.
Certains ont confronté cette pièce de théâtre aux théories de
l'existentialisme, d'autres ont pris la notion de « liberté » comme pierre
de touche pour révéler les articulations sous-jacentes de cette œuvre,
d'autres encore se sont attachés à démontrer la fonction de l'espace
dans l'affrontement des personnages en présence. Sans compter les
interprétations liées au fait que cette pièce fut créée le 27 mai 1944 à
Paris : « Sartre transforme l'enfer chrétien en un univers de boulevard
et dénonce une France soumise à la double surveillance de l'ordre
moral et de l'Occupation allemande » écrit en substance Jean-
François Louette1.

S'il est vrai que les différents éclairages proposés par d'éminents
chercheurs m'ont souvent séduit par les idées développées, et fait
réfléchir sur le fonctionnement d'une pièce de théâtre, je me dois
pourtant d'avouer que je suis resté sur ma faim. En effet, nul ne
m'éclaira sur ce qui fait que trois êtres, qui ne se connaissent pas et
qui ont tout de même un minimum de culture et de savoir-vivre,
soient amenés à devenir des bourreaux les uns pour les autres, après
avoir seulement passé deux heures à discuter ensemble ? On pourrait
comprendre que cela soit possible si les personnes en présence
appartenaient à des partis politiques différents, ou aient des
convictions philosophiques ou religieuses n'allant pas dans le même
sens, et encore ... On pourrait comprendre que cela soit possible,
voire inévitable, entre des personnes appartenant à des ethnies
différentes qui ne se souffrent pas. On pourrait certainement
comprendre que cela soit inévitable entre des supporters acharnés de
clubs de football ennemis !

Je ne prétends pas être en mesure d'offrir une réponse absolue pour


élucider ce petit mystère, mais je voudrais explorer une piste qui vaut
ce qu'elle vaut. Jean-François Louette m'en a indirectement fourni le

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point de départ lorsqu'il essaya d'imaginer la réaction du public après
la première représentation :

« pas besoin de gril : l'enfer, c'est les Autres. Propos capital ou


banal ? Rien que de commun, a dû penser une partie du public :
Huis clos a toutes les apparences d'une pièce de boulevard revisitée,
par conséquent elle illustre la règle du "jamais deux sans trois"; bref,
comme on sait à l'âge mûr, c'est Robinson qu'il faut imaginer
heureux. Peu de neuf là-dedans, ... »2

Et en effet, pourquoi ne pas aborder cette pièce sous son aspect un


peu boulevard, et délaisser le temps d'une brève observation basique
les approches qui se veulent philosophiques, psychanalytiques,
psychologiques ou historiques. Pourquoi donc, ne pas aborder cette
pièce en prenant en considération les caractéristiques les plus
objectivement observables des personnages en présence ?

Rappelons que les principaux personnages de cette pièce sont trois :


un homme et deux femmes, dont l'une est homosexuelle.

Ce qui frappe, lorsque l'on lit la pièce sans se soucier des théories de
l'existentialisme, et en n'observant que les caractéristiques des
personnages évoluant dans ce lieu clos, c'est en effet la banalité, la
presque caricature des êtres humains mis en scène. Cette œuvre nous
présente des personnages porteurs de caractéristiques clichés,
véhiculées depuis au moins deux millénaires, sur ce que sont les
femmes et les hommes. J'ai l'impression que Sartre a eu pour livre de
chevet l'Émile ou de l'éducation de Rousseau, que Jean-Paul s'est donc
servi de Jean-Jacques pour brosser un tableau faisant la part belle à
la tradition séculaire d'une vision réductrice de l'homme, et surtout de
la femme. En effet, que contient le Livre cinquième – partie consacrée
à l'éducation de Sophie – de ce texte majeur ? Le florilège que je

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propose, tiré des quarante premières pages de ce long développement,
est des plus significatifs quant aux opinions qui furent celles du
philosophe genevois sur ce qu'est une femme :

« Dans l'union des sexes chacun concourt également à l'objet


commun, mais non pas de la même manière. (...). L'un doit être actif
et fort, l'autre passif et faible : il faut nécessairement que l'un veuille
et puisse, il suffit que l'autre résiste peu.
Ce principe établi, il s'ensuit que la femme est faite spécialement pour
plaire à l'homme. »
« L'instinct les pousse, l'instinct les arrête. »
« Loin de rougir de leur faiblesse, elles en font gloire. »
« Il n'y a nulle parité entre les deux sexes quant à la conséquence du
sexe. Le mâle n'est mâle qu'en certains instants, la femelle est
femelle toute sa vie, dou du moins toute sa jeunesse; tout la rappelle
sans cesse à son sexe, ... »
« Les femmes, (...), ne cessent de crier que nous les élevons pour être
vaines et coquettes, ... »
« Les hommes dépendent des femmes par leurs désirs ; les femmes
dépendent des hommes et par leurs désirs et par leurs besoins; nous
subsisterions plutôt sans elles qu'elles sans nous. »
« La femme est coquette par état; ... »
« Elle a plus faim de parure que d'aliment »
« La dissipation, la frivolité, l'inconstance, sont les défauts qui
naissent aisément de leurs premiers goûts corrompus et toujours
suivis. »
« ..., elles ne cessent jamais d'être assujetties ou à un homme, ou aux
jugements des hommes, ... »
« Les femmes ont la langue flexible; (...). On les accuse aussi de
parler davantage : ... »
« ... ; la femme observe, et l'homme raisonne : ... »3

Par contre, l'homme se doit d'être actif et fort, et de prendre des


initiatives. De plus, l'homme est constant, logique et rationnel.

Et, bien que cet ensemble de considérations ne fussent déjà plus tout
à fait considérées comme des évidences en cette première moitié du
XXe siècle, Sartre – au vu des témoignages laissés par Huis clos –
s'en fit tout au moins le porte-parole, sinon l'apôtre.

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Jetons un coup d'œil aux deux femmes présentes dans cette pièce.
L'une - Inès - est hargneuse, teigneuse, méchante. L'autre – Estelle –
est belle, blonde et extrêmement coquette. Sartre pousse même très
loin la caricature en ce qui concerne cette dernière. En effet, dans le
cadre qui est désormais le leur, plus rien ne leur est nécessaire : pas
de nourriture, pas de boisson, et pas de brosse à dents comme le
remarque d'entrée Garcin. Mais cela n'empêche pas Estelle de se
mettre de la poudre et du rouge à lèvre, et de renouveler plusieurs fois
l'opération dans le courant de la pièce ! À croire donc que ces produits
de maquillage font partie intégrante de son être ! Rappelons aussi
que, dès son arrivée dans le salon-enfer, Estelle émet des critiques :

« Mais ces canapés sont si laids. Et voyez comme on les a disposés, il


me semble que c'est le premier de l'an et que je suis en visite chez ma
tante Marie. Chacun a le sien, je suppose. Celui-ci est à moi , Mais
je ne pourrai jamais m'asseoir dessus, c'est une catastrophe : je suis
en bleu clair et il est vert épinard. »

À quoi Inès répond :

« Voulez-vous le mien ? »

et provoque la réaction suivante d'Estelle :

« Le canapé bordeaux ? Vous êtes trop gentille, mais ça ne vaudrait


guère mieux. Non, qu'est-ce que vous voulez ? Chacun son lot : j'ai
le vert, je le garde. Le seul qui conviendrait à la rigueur, c'est celui de
monsieur. »

Soit une première palette de propos qui campent la superficialité de


cette femme, ainsi que sa totale absence de prise de conscience de la
gravité de la situation : elle vient tout de même de faire son entrée en
enfer !

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Et plus loin dans la pièce, Estelle demandera même à Garcin de ne
pas enlever son veston, car elle déteste les hommes en bras de
chemise ...

A l'opposé de cette femme, Garcin est présenté comme quelqu'un qui


prend la mesure de ce qui se passe. Garcin essaie de saisir ce qui va
être désagréable dans la situation qui sera désormais la sienne, et il
veut y faire face. Il semble également être maître de lui-même, comme
le montre la première scène où le ton monte entre le garçon d'étage et
lui : les deux hommes raisonnent, se calment, et parviendront même –
durant un bref moment – à rire de concert. Garcin ne parviendra pas
à ce genre de résultat lors des discussions animées avec Inès : elle se
refuse obstinément à envisager des solutions où le raisonnable
primerait.

Les analyses rapides de Garcin le mènent à formuler une


proposition pour que l'existence à trois soit « viable », et j'observe qu'il
est le seul à prendre ce genre d'initiative : il propose que chacun se
taise et fasse en sorte d'oublier la présence des autres. Et là aussi,
Sartre semble se faire plaisir en démontrant par l'exemple qu'il est
difficile à une femme de se taire, et que cela devient mission
impossible si elles sont deux ! En effet, elles acquiescent à la
proposition de Garcin, mais Inès se met alors à chanter pour elle
seule, et Estelle ne tient pas plus de deux minutes : elle cherche un
petit miroir afin d'ajuster son maquillage, et s'adresse ainsi à Garcin
... Notre protagoniste masculin reviendra plusieurs fois sur le fait
qu'elles devraient se taire, et d'ajouter : « les hommes savent se taire ».

Autant Garcin met tout en œuvre pour s'isoler de ses deux co-
locataires, autant les deux femmes semblent éprouver un besoin
viscéral de former un couple avec un autre être humain : Inès veut en
former un avec Estelle ; Estelle quant à elle veut un homme, et est

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prête à tout afin que Garcin s'intéresse à elle, et l'accepte dans sa
bulle. Et vu qu'Estelle se refuse à Inès, et qu'Inès est jalouse de
Garcin ..., tous les ingrédients sont dès lors présents pour que l'enfer
vraiment se déchaîne !

En conclusion, cette pièce de théâtre renvoie donc d'une part à un


mélange de traditions pour ce qui touche à l'enfer, et constitue d'autre
part une illustration de certains aspects propres aux théories de
l'existentialisme. Mais cet ensemble s'appuie sur des clichés censés
caractériser l'homme et la femme. Et c'est, somme toute, ces clichés
poussés à leur paroxysme qui – très généreusement – participent à la
génération de tensions qui rendent la « vie » en commun de nos trois
locataires tout à fait infernale, et elle s'impose d'autant plus comme
telle, vu qu'il n'y a pas de véritable possibilité d'y échapper. De plus,
la distribution des clichés fait en sorte que les femmes y jouent des
rôles qui contribuent le plus à la génération des tensions. Ainsi,
« l'enfer c'est les Autres », phrase qui est émise – et est-ce un hasard –
par le seul homme du trio en présence, pourrait vouloir dire :
« l'enfer, c'est les femmes ..., surtout lorsqu'il n'y a pas moyen d'y
échapper ! »

1 Cf. « Huis clos de Sartre. "L'enfer, c'est les Autres" » dans Magazine littéraire
n°356, juillet-août 1997, p. 85.
2 Ibidem, p. 85.
3 Pour cet ensemble d'extraits, nous renvoyons aux p. 465-407 de l'édition

introduite par Michel Launay, et publiée par Garnier-Flammarion (1966).

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