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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

Le double et l'image de la création dans la littérature française


Monsieur Jacques TRAMSON

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TRAMSON Jacques. Le double et l'image de la création dans la littérature française. In: Cahiers de l'Association internationale
des études francaises, 1980, n°32. pp. 205-220;

doi : https://doi.org/10.3406/caief.1980.1219

https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1980_num_32_1_1219

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LE DOUBLE ET L'IMAGE DE LA CRÉATION
DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE

Communication de M. Jacques TRAMSON


{Paris)
au XXXI* Congrès de l'Association, le 26 juillet 1979.

Lorsqu'on se penche sur la littérature française, on peut


assez aisément y définir une période du fantastique
traditionnel qui, prenant pour point de départ la publication en
1772 du Diable Amoureux de Cazotte, s'étend jusqu'à la
période d'Apollinaire, c'est-à-dire à l'aube du surréalisme
où, du fait même des conceptions créatrices de Breton et de
ses amis, l'imaginaire va prendre une place originale en
littérature et, en particulier, modifier la notion même du
fantastique, comme en témoignent, par exemple, aussi bien
les jugements sur ce genre d'André Breton (1) que l'œuvre
d'un Julien Gracq. Or, au long des quelque cent cinquante
années ainsi considérées, un thème parmi d'autres peut
retenir l'attention à la fois par sa permanence et la diversité
de ses traitements : le thème du Double, présent chez des
précurseurs comme Cazotte ou Potocki, significativement
illustré par des Nerval ou des Maupassant, se trouve encore
au centre de la littérature populaire d'un Gaston Leroux ou
d'un Rosny Aîné comme de l'œuvre d'un Apollinaire... Sans
doute, le thème se manifeste-t-il chez l'un sous la forme
d'un double autoscopique, chez l'autre sous celle d'un
dédoublement psychologique, ici, à travers le substitut de l'ombre
ou du reflet, là, sous l'apparence d'un être artificiel copié

(1) Voir en particulier la Préface au Miroir du Merveilleux, de


P. Mabille, Editions de Minuit, 1962, p. 16.
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d'un modèle humain : or, malgré les variations du thème,


c'est très souvent ce jeu du rapport de l'image au modèle
qui est favorisé. On en arrive à penser que le traitement
littéraire du double est, à différents niveaux, l'image par
excellence de la création : aussi, sans nier le caractère partiel
de cette interprétation, nous y attarderons-nous ici.
Elle nous semble rendre compte, d'abord, d'un aspect non
négligeable de nombreuses variantes du thème : l'évocation
de l'être et de son double se manifeste souvent comme l'image-
reproduction de la créature telle que la présentent les
religions dualistes ; mais elle peut aussi être la mise en œuvre
de l'opposition entre le créateur des doubles et le Dieu jaloux
de son pouvoir de création. Enfin, d'un point de vue plus
essentiel, elle apparaît comme Pimage-reflet de l'acte même
de création de l'écrivain.

Pour le genre fantastique, présenter un être et son double,


voire un être double, c'est d'abord exprimer, par le biais d'une
fiction littéraire, une image de l'homme qu'ont longtemps
proposée des religions dualistes aussi diverses que le zoroas-
trisme, le manichéisme, le taoïsme ou le chamanisme, image
renforcée par la croyance au « ka » égyptien, à la migration
des âmes du pythagorisme grec ou de l'indouisme (2), mais
surtout confortée, dans notre culture occidentale, par la
tradition judéo-chrétienne...
Saint Paul affirmait déjà :
Mon Dieu, quelle guerre cruelle !
Je trouve deux hommes en moi.., (3),

tandis que, pour soutenir la même idée :

(2) Dans le zoroastrisme, l'idée dominante est celle du conflit du


bien et du mal, d'Ahura Mazda et de Ahriman ; dans le manichéisme
où se conjuguent son influence et une dénaturation du christianisme,
on oppose la lumière et les ténèbres, l'âme lumineuse et le corps
obscur. Le taoïsme repose sur les principes opposés et
complémentaires du yin et du yang, tandis que, pour le chamanisme, l'univers
est peuplé d'esprits, chaque homme en ayant un bon et un mauvais.
(3) Epître aux Romains, VII, 15-21 ; traduction en vers de Jean
Racine (Cantiques Spirituels, 3).
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,, dette duplicité de l'homme est si visible qu'il y en a qui ont


pensé que nous avons deux âmes... (4),

Pascal s'exposait aux quolibets de Voltaire lui rétorquant :

Cette prétendue duplicité de l'homme est une idée aussi absurde


que métaphysique (S).

Abandonnons à Voltaire l'absurdité, mais constatons que


c'est précisément cette image métaphysique de la créature de
Dieu, torturée par ce que Baudelaire appelait « la double
postulation » (6), que nous montre le traitement fantastique
du double, comme par exemple, dans le conte du Chevalier
Double de Gautier (7).
Lorsqu'Oluf, dont le heaume est orné d'un plumet vert,
lutte avec un chevalier au plumet rouge, ce sera pour
découvrir finalement qu' « il s'était battu avec son propre
spectre » (8) : en effet, né du péché de sa mère, il se trouvait
sous la double influence d'une étoile verte, bénéfique, et d'une
maléfique étoile rouge, ce que le conteur traduit ainsi :

Une seule de ses moitiés ressent de la passion, l'autre éprouve


de la haine [...] ; son cœur est un terrain sans cesse foulé par
les pieds de deux lutteurs inconnus, dont chacun, comme dans
le combat de Jacob et de l'Ange, cherche à dessécher le jarret
de son adversaire (9). \

M. Castex a raison de souligner que ce conte « s'apparente


à une légende morale » (10), mais la référence de Gautier au
texte biblique souligne bien dans quel contexte nous évoluons :
l'auteur évoquera d'ailleurs, plus loin, le « signe de la
réconciliation céleste » (11). Le jeune comte et son double

(4) Pensées, Ed. Brunschvicg, n° 430 et 47.


(5) Lettres Philosophiques, XXV, in Mélanges, Pléiade, p. 108.
(6) « II y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations
simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. » in Mon Cœur Mis
à Nu, XI, Œuvres Complètes, Pléiade, p. 682.
(7) Musée des Familles, juillet 1840.
(8) Romans et Contes, Lemerre, 1897, p. 431.
(9) Ibid., p. 424.
(10) Le Conte Fantastique en France..., Corti, 1951, p. 230.
(11) Romans et Contes, op. cit., p. 431.
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illustrent sans équivoque l'image de la créature de Dieu en


lutte, selon la formule de Saint Paul, contre « la loi du péché
qui est dans [ses] membres » (12).
Si le ton du récit le conduit aux limites où le conte
fantastique rencontre l'allégorie, c'est au contraire dans un
fantastique badin que nous transporte Ernest Fouinet avec son
Homme qui avait vendu la moitié de son âme au Diable :
l'autoscopie du héros, pour être moins traditionnelle que
chez Gautier — c'est en rêve qu'Eloi Gaulmin se voit — ,
accentue l'idée de dédoublement par le vocabulaire utilisé dans
la description du cauchemar :
II voyait clairement dans son corps : le sang, en sortant du
cœur, se divisait en deux courants distincts comme les eaux de
deux rivières [...], le cœur avait par conséquent deux battements
différents ; la moitié de l'âme au pouvoir d'en haut, la moitié
au pouvoir d'en bas (13).

M. Milner, évoquant cette histoire de pacte avec le diable,


indiquait déjà que Fouinet l'avait traitée « en attribuant
explicitement ces deux influences au ciel et à l'enfer » (14). Là
où le critique dénonçait à juste titre une certaine simplicité,
nous pouvons précisément reconnaîre le principe de
l'illustration littérale, analogue à celui qu'a mis en pratique Gautier,
de ce que les textes judéo-chrétiens présentent comme le fait
de la création de l'homme puis de sa chute.
Il n'est pas surprenant de voir Baudelaire, si préoccupé de
ce phénomène du bien et du mal, en proposer dans son œuvre
des traitements parfois fantastiques ; son poème en prose
Laquelle est la vraie ? suit la démarche déjà évoquée, même
si la leçon du texte peut paraître autre, au regard du titre
qu'il portait dans la Revue Nationale et Etrangère, L'Idéal et
le Réel (15). La « petite personne qui ressemblait
singulièrement à la défunte » Bénédicta se manifeste comme le double

(12) Epître aux Romains, VII, 23; trad. M. Léturmy, Bible H,


Pléiade, p. 485.
(13) Le Salmigondis, T. V, 1832, p. 131.
(14) Le Diable dans la Littérature Française, Corti, 1960, T. II,
p. 150 et n.
(15) Publication du 7 septembre 1867.
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noir de celle-ci : « cette fille miraculeuse — qui remplissait


l'atmosphère d'idéal » est aussi, selon la formule du poète,
« une fameuse canaille » (16), la créature de Dieu pervertie
par le péché originel.
Cette donnée est d'ailleurs souvent exprimée, aussi bien
dans les textes mystiques que dans les récits fantastiques, à
travers l'opposition de l'âme et du corps, comme en témoigne,
par exemple, malgré des réticences de langage, le narrateur de
Mes Funérailles (17). Saintine, après avoir présenté un défunt
et son double qui le contemple, en dit :
Je ne prétends pas faire entendre ici que le personnage
mystérieux était l'âme du défunt ; ne jouons pas avec de si grands mots.
Mais j'avais vécu en lui comme maintenant il vivait en moi (18).

Le témoignage apparaît, par contre, sans réticence dans


des variations du thème où n'apparaît ni autoscopie, ni double
physique, et où le dédoublement se manifeste par une
transformation momentanée de l'individu qui peut affecter son
apparence et sa psychologie ou seulement cette dernière.
Ainsi, la même leçon est illustrée par un mythe qui
ressortit au thème du double et qui met en cause le corps et
l'âme : c'est la lycanthropie. Dans Le Meneur de Loups, de
Dumas père, caractéristique de nombreux récits de ce type,
Thibault, sabotier le jour, est loup-garou la nuit ; à la fin de
l'aventure, le conteur illustre significativement la dualité
entre l'âme-humanité et le corps-bestialité, en décrivant Thi-
bault-garou qui voit enterrer une jeune fille qu'il aimait :
La douleur de l'homme dompta ce dernier mouvement de la
bête féroce aux abois ; sous cette peau de loup, un frisson
courut ; de ces yeux sanglants, des larmes jaillirent (19).
Comme pour souligner la pertinence de notre lecture, Dumas
ajoute qu'à l'instant où, dans une invocation à Dieu, se résout
la malédiction qui pesait sur Thibault, il n'y a plus personne
sous sa peau de loup.

Petits Poèmes en Prose, Corti, 1969, p. 116.


I L Sd Vi Hachette, 1864.
en 1857; rééd. Marabout, 1970, p. 237.
14
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C'est une image un peu grossière de ce dont le roman de


Stevenson, Dr Jekyll et Mr Hyde, est l'illustration-type, à
savoir que :
les deux domaines du bien et du mal [...] composent et divisent
assez généralement la nature de l'homme en sa dualité (20).

Si nous évoquons ce texte, extérieur au champ français, c'est


que, par rapport à notre interprétation, il présente peut-être
le modèle de récit le plus achevé : le rapport du bien et du
mal/ de l'âme et du corps, caractérisé par l'opposition entre
l'avenante image du Bien-Jekyll et la hideur du Mal-Hyde,
introduisant, en outre, avec la dissolution de Jekyll dans Hyde,
la notion de l'immanence du châtiment pour quiconque remet
en cause la création divine.
Même lorsque cette remise en cause n'est pas explicite,
comme c'est le plus souvent le cas dans les récits basés sur
les phénomènes de dédoublement uniquement psychologique,
cette présence du châtiment qui est, généralement, la mort ou
la folie — les deux manières essentielles de perdre son
identité — reste permanente : c'est le cas dans les récits de
possession (possession qui, pour ce qui nous intéresse, n'est pas
d'essence diabolique mais le fruit de ce que les auteurs
nomment, selon l'époque, suggestion magnétique ou hypnose) ;
c'est le cas également, dans les textes évoquant les phénomènes
de réincarnation où un vivant sert de réceptacle passager à un
autre être, ou, parfois, à un autre état de son être propre.

Sans doute, chez Nerval, par exemple, si obsédé par le


double, la volonté de compétition avec Dieu, de remise en
cause du Créateur, n'existe pas : pourtant, il y a toujours
chez l'écrivain une référence à l'univers religieux, favorisant
parfois l'image de la création ; toujours aussi, l'image du
double est associée à la mort. Qu'il s'agisse du « ferouër »
du calife Hakem, dans le récit du Voyage en Orient (20), du
double autoscopique de la première partie à*Aurélia (21) ou de

(20) Rééd. Chefs-d'œuvre du Roman Fantastique, Cercle du


Bibliophile, 1968, p. 115.
(21) Voyage en Orient, 3e édition, 1851. Aurélia, Revue de Paris, 1855.
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la référence constante, surtout dans cette œuvre, à la


réincarnation, le poète nous place dans un contexte religieux où il
associe catholicisme, religions antiques et religions orientales :
comme l'indique M. Richer, l'Etoile vers laquelle tend le
poète, c'est à la fois Aurélia, Vénus-Astarté et l'Etoile des
Mages ; surtout, dans un essai plus ancien, il soulignait
comment l'image du double, particulièrement dans Aurélia, est
associée au culte des Mères (22), dans lequel le poète définit,
selon Quintus Aucler, le principe féminin comme « force de
la nature et [...] production de tous les êtres » (23). Image
religieuse de la création, étroitement associée au thème du
double, lui-même porteur de mort : nous n'entrerons pas dans
un essai d'explication par la psychanalyse nervalienne ; nous
noterons simplement que ce que l'on explique fort bien à son
propos serait déplacé pour bien des auteurs qui ont traité des
mêmes sujets et, au génie près, avec des schémas narratifs
voisins, et nous nous demanderons si, au-delà des particularités
des auteurs, le thème, en lui-même, n'entraîne pas un certain
mode d'écriture, un certain type de signification. Cette
question semble encore plus justifiée si l'on passe de Nerval à
Gaston Leroux, d'Aurélia à La Double Vie de Théophraste
Longuet (24).
Ici, rien d'autre qu'une grande maîtrise du roman
populaire : le charmant et inoffensif Longuet sera habité par
l'esprit réincarné du brigand Cartouche ; à partir du moment
où Théophraste le pacifique acceptera d'assumer, avec une
certaine jouissance, il faut l'avouer, cette part maléfique de
son existence, cette vie en trop — mais où il réalise, au fond,
ses tentations jusqu'alors inavouées et refoulées — son destin
le conduira inexorablement à une mort semblable à celle de

note
(22)b.L'interprétation
Pour le culte des de Mères,
l'Etoilevoir
in Aurélia,
Gérard de
Minard,
Nerval 1965,
et lesp. 11,
Doctrines Esotérique, Le Griffon d'Or, 1947, ch. VII, part. Les Symboles
de
Cahiers
la Mèrede l'AIEF,
et de la juin
Mort1955,
; voir
7, aussi
p. 62. Nerval devant la Psychanalyse,
p. (23)
135 Evoqué par J. Richer dans G.D.N. et les Doctrines..., op. cit.,
(24) Première publication dans le journal Le Matin, 1904.
212 JACQUES TRAMSON

Cartouche. Sans qu'il y ait à prêter à Leroux de préoccupation


métaphysique, cette issue semble être la conclusion logique
du récit.
Si la mort est aussi le lot d'Octave de Saville, le héros du
conte Avatar (25) de Gautier, du moins le personnage a-t-il
délibérément mis en cause l'ordre des choses, voulu rectifier
l'ordre de la création : Octave, amoureux déçu de la comtesse
Labinska, pour arriver à ses fins, va habiter le corps du
comte Olaf, l'époux de la femme aimée, cependant que
l'esprit de celui-ci occupera le corps momentanément vide
d'Octave ; cette opération s'accomplira avec la complicité du
Dr Cherbonneau, magnétiseur et adepte des philosophies
orientales. On est à mi-chemin entre les récits d'hypnotisme
et ceux de réincarnation, le titre même du conte soulignant
la parenté entre la pratique du savant et la théorie indouiste
de l'avatar, la transmigration des âmes. Le docteur évoquera
lui-même, après son échec, la grandeur de l'âme, « telle, dit-il,
qu'elle est sortie des mains du Créateur » (26). Peut-être
est-ce à cet aveu que l'opérateur devra de survivre alors que
celui qui a pris l'initiative de l'opération y perdra la vie.
Pour évoquer une possession hypnotique, — et non une
réincarnation — , c'est une leçon analogue que porte la longue
nouvelle d'Henri Rivière, La Possédée (27). La pure et
immatérielle Fédérica empoisonnera son mari Franck sous
l'influence magnétique du chevalier d'Expilli ; elle aura vécu,
auparavant, sa vie naturelle d'épouse vertueuse,
passionnément quoique platoniquement attachée à Franck, en alternance
avec une vie inconsciente de femme criminelle, où la tentation
minime et passagère qu'elle a ressentie en face de d'Expilli a
suffi, du fait de la puissance du fluide électrique de celui-ci,
à en faire l'esclave. On retrouve donc ici le thème de la
créature angélique qui porte en elle-même le germe du mal : mais
si Fédérica cesse de répondre à sa vocation angélique, c'est

(Щ In Le Moniteur Universel, 1856.


(26) Romans et Contes, éd. cit, p. 129.
(27) Michel Lévy, 1863< ; rééd. in La Seconde Vie du Dr Roger, Ed.
de l'Erable, 1969.
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qu'un homme a usurpé le pouvoir divin en agissant sur l'âme


de la baronne ; or, comme par un châtiment de la providence,
cet homme va perdre le sentiment de sa propre identité :
Le sentiment de son individualité [...] s'altérait de plus en
plus chez le chevalier. Il se tâtait pour s'assurer qu'il était
bien lui, car, livré à un grand vague d'esprit, il sentait une
personnalité étrangère se dresser à côté de la sienne (28).

Ce qu'il interprète lui-même en disant : « Je suis peut-être


un réprouvé » (29). Et Horace, l'ami de Franck, tirera la
conclusion du récit, soulignant qu'il illustre bien le rapport
de la création à son Créateur :
Ah ! science ! que tes conquêtes sont douteuses et fragiles !
[...] Il est vrai qu'aux bornes de la science la philosophie
commence. Après le fini, il y a l'infini; après l'homme et la
nature, il y a Dieu (30).

Mais tous n'ont pas cette vision, et il arrive que, d'une


manière délibérée, parfois avec une volonté de sacrilège,
certains veuillent refaire la création, aller contre la nature : si
les auteurs des récits qui mettent en scène ces fabricants de
doubles ne les conduisent à une issue fatale que dans la
mesure de la criminalité de leur dessein, les doubles artificiels,
quoique le plus souvent parfaitement innocents, sont au
contraire inéluctablement voués à la destruction comme si
leur conservation était blasphématoire pour le Créateur.
Le plus souvent, l'eau ou le feu sera l'agent purificateur :
dans l'océan disparaîtra la merveilleuse andréide élaborée par
Edison, cette Eve Future de Villiers de l'Isle-Adam (31) ;
dans le feu dévorant la demeure des Gortz, Le Château des
Carpathes, s'abolira la machinerie créée par l'Orfanik de
Verne (32). Sans comparer la qualité littéraire des deux
œuvres, on peut, après MM. More et Lebois, noter les liens
qui les unissent ; surtout, on remarquera un parallélisme des

(28) Op. cit., p. 167.


(29) Op. cit., p. 167.
(30) Ibid., p. 195-196.
(31) De Brunhoff, 1886 ; rééd. au Club du Meilleur Livre, 1957.
(32) Hetzel, 1892.
214 JACQUES TRAMSON

deux récits : dans l'un et l'autre, un homme aime


passionnément une femme mais n'accepte pas tout ou partie du statut
de celle-ci — Lord Ewald refuse une Alicia Clary vulgaire, le
baron de Gortz refuse une Stilla morte — , et, pour soumettre
la créature à l'image qu'il s'en fait, il confie à un savant le
soin de lui fabriquer un simulacre de la femme qu'il pourra
aimer pleinement (33). Sans conteste, Edison apparaît comme
une image du créateur ; d'ailleurs, M. Lebois ne définit-il pas
Hádaly ainsi :
Plus réelle qu' Alicia, qu'Evelyn Habal, que Mistress Ander-
son-Sowana, cette architecture de rouages et de piles, cette
magnéto à forme de femme est un Etre incontestable,
inoubliable (34).

Mais M. Raitt a indiqué, à juste titre, que la croyance à cette


illusion ne peut être effective sans « un effort de volonté
presque surhumain et qui risque, à la longue, d'être vaincu par
la pression de ce monde matériel auquel il dénie toute
réalité » (35). Edison est le premier à souligner les limites de
sa créature : elle ne saura répondre à son interlocuteur que
des phrases enseignées à l'avance. On est loin, on le voit ici,
du défi sacrilège à Dieu ; Orfanik est tout aussi conscient de
n'entretenir qu'une illusion pour son maître : il ne se prend
pas davantage pour un Prométhee. La transgression est le fait
de Lord Ewald qui, après la disparition de l'automate, s'avoue
mortellement désespéré (36), ou de Gortz qui disparaît dans
la ruine de son château.
A l'opposé de cette vision des savants irresponsables —
Villiers est souvent plus critique à leur égard — apparaît
fréquemment l'image du scientifique délibérément désireux
d'entrer en compétition avec un Dieu créateur. Ce mythe du

(33) Marcel More in Nouvelles Explorations de Jutes Verne, X et


XI, Gallimard et André Lebois in Admirable XIXe siècle, Denoël,
1958, part. p. 163.
(34) Op. cit., En relisant l'Eve Future, p. 159. (C'est nous qui
soulignons.)
(35) Villiers de l'Isle Adam et le Mouvement Symboliste, Corti,
1965, p. 257.
(36) L'Eve Future, op. cit., p. 326.
LE DOUBLE DANS LA LITTÉRATURE FANTASTIQUE 215

Prométhee moderne, pour la première fois illustré par Mary


Shelley dans son Frankenstein (37), est au cœur de tout un
filon de la littérature populaire d'où se détachent
particulièrement deux œuvres d'un écrivain qui avait fait de la
manipulation de l'homme son schéma narratif de prédilection (38).
Maurice Renard, dans Le Docteur Lerne, sous-Dieu, puis dans
Le Singe (39), présente deux savants, Otto Klotz, qui a usurpé
l'identité du Dr Lerne, et Claude Cirugue. Le premier prétend
créer des êtres nouveaux par des greffes fantastiques et des
transplantations de cerveaux, le second crée, grâce à la
« photographie consistante », des doubles des êtres vivants.
Lorsqu'Otto, poussant le sacrilège à son comble, ose
prétendre à l'immortalité en faisant greffer son cerveau dans
une automobile (sic), la Nature (le Créateur ?) se venge car
la masse de métal va se conduire comme un corps humain
et se décomposer en une charogne peu ragoûtante, entraînant
le commentaire du narrateur :
Klotz est mort. L'automobile est morte. Et elle sombre avec
son auteur, la belle théorie d'un mécanisme animalisé,
immortel par remplacement de fractions et perfectible à l'infini.
Donner la vie, c'est à la fois donner la mort. [...] L'être
fantastique n'est pas décédé faute de pétrole [...] : c'est l'âme qui l'a
tué (40).

De même, lorsque Cirugue crée le double de son frère


Richard — comme toujours un corps inanimé —, son
comportement change et il semble que Richard ait pris
possession de son nouveau corps, puis tué son frère : mais le
dénouement ambigu laisse soupçonner que l'être qui avait les
traits de Claude était, en fait, la réincarnation de Prométhee,
« le singe de Dieu ». L'explication du titre du second roman,
le sous-titre du premier manifestent clairement la référence au
Dieu créateur que nous évoquions ; or, le dénouement ana-

(37) Première publication, 1818.


(38) II suffit de se souvenir de Monsieur d'Outremort, 1913, des
Mains d'Orlac, 1920, de L'Homme Truqué, 1921, etc.
(39) Le Docteur Lerne, Paris, 1908, rééd. Belfond, 1970. Le Singe,
Paris, 1925, en collaboration avec Albert Jean.
(40) Op. cit., p. 273-274.
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logue — la disparition du créateur de doubles — rappelle le


Dieu jaloux de l'Ancien Testament et son interdiction de
reproduire par des images ou des statues l'être humain (41).
C'est au point que, même lorsque les créateurs des
doubles sortent du champ du récit, leurs créations continuent
d'encourir les foudres de Celui qui tient à son exclusivité :
en témoigne le cycle de Gaston Leroux, La Poupée sanglante
et La Machine à assassiner (42). Norbert, mécanicien de
génie, et Jacques, chirurgien d'exception, ont créé un an-
droïde, Gabriel, auquel il ne manque qu'une âme : Benedict
Masson, injustement condamné à mort et décapité, la lui
donnera grâce à une transplantation de cerveau opérée par
Jacques. Et, à partir de là, avec surprise, nous voyons Leroux
dégager explicitement la leçon métaphysique de son récit
dans la confession de Gabriel-Bénédict qui clôt le roman :
« II n'y a pas de plus grande douleur au monde que d'être un
pur esprit ! La religion chrétienne a compris cela qui a mis au
premier rang de ses dogmes : la résurrection de la chair ! » (43)

Et la machine Gabriel, faite pour l'éternité, sera « auto-


détruite », si l'on peut dire, par le cerveau humain de
Benedict, incapable de porter le poids de sa perfection
inhumaine. L'auteur ne souligne-t-il pas l'équivoque du simulacre
Gabriel :
« La machine à assassiner ! quelle est cette invention
nouvelle ? [...] Il ne s'agit peut-être après tout que de cette vieille
invention, sortie des mains de Dieu, aux plus beaux jours de
PEden, et qui devait s'appeler : l'Homme ! » (44).

Il y aura même un personnage secondaire du récit pour


commenter la récupération par Jacques du cerveau de
Benedict, en disant : « La science n'est faite que de ces sacrilèges-
là ! » (45) Et, plus loin, Leroux définit explicitement la

(41) Exode, XXXI, 4 : « Tu ne feras point d'image taillée, ni


aucune ressemblance des choses qui sont là-haut aux cieux, ni là-bas
sur la terre. »
42) Le Matin, 1923 ; rééd. Losfeld, 1970.
43) Op. cit., p. 332-333. C'est Leroux qui souligne.
44) Ibid., p. 177.
45) Ibid., p. 185.
LE DOUBLE DANS LA LITTÉRATURE FANTASTIQUE 217

disparition de Gabriel-Bénédict comme la suppression d'une


image sacrilège, image consciente d'ailleurs du sacrilège de
sa « monstruosité » métaphysique — car, sur les autres plans,
l'androïde est, au contraire, une image de la perfection — .
D'une certaine manière, on peut dire que le romancier a su
tirer la leçon que comporte le thème : sans doute peut-on
trouver qu'elle est bien pessimiste. Mais n'est-elle pas remise
en question par l'acte même qui le porte à la connaissance
de tous, l'acte d'écriture ?
Plutôt que « faire concurrence à l'Etat Civil », selon le
concept balzacien, n'est-ce pas entrer en compétition avec le
Créateur que, par l'Art, reproduire la vie ? Comme l'a dit
François Mauriac :
Le romancier est, de tous les hommes, celui qui ressemble
le plus à Dieu : il est le singe de Dieu. (45)

Mais il semble bien que ce ne soit qu'à l'intérieur des


fictions de l'Art que cette démarche entraîne un sort funeste.
Sans doute, Heinrich, le comédien de Deux Acteurs pour
un Rôle (46), va frôler la mort et, selon la formule de Gautier,
« risquer son salut » en donnant sur scène une image trop
convaincante du diable, excepté au gré de celui-ci qui va
vouloir éliminer sa « doublure » (sic). Sans doute, l'héroïne
de Pierre Louys, La Fausse Esther (47), verra-t-elle son
existence détruite du fait de la production littéraire par Balzac
d'un personnage portant son nom ; l'écrivain, la rencontrant,
lui dira d'ailleurs :
« De deux choses l'une : ou bien vous n'êtes pas Esther
Gobseck (et c'est ce que j'ai cru tout d'abord), ou bien, si vous
êtes Esther Gobseck, vous êtes la Torpille. » (48)

Et le récit se terminera pas la dissolution de la femme vivante


dans le personnage :

(46) Le Roman, Cahiers de la Quinzaine, XIII, L'Artisan du Livre,


1928. Mauriac reprendra la même idée dans les toutes premières
lignes du Romancier et ses Personnages, Corrêa, 1933.
(47) Musée des Familles, 1841, rééd. in Contes Fantastiques, Corti,
1962, p. 178.
(48) In Sanguines, 1903, Fasquelle.
218 JACQUES TRAMSON

Ma personnalité s'est dédoublée si complètement que je ne


puis pas savoir à quelle date exacte s'est faite la métamorphose
de mon moi, car je ne trouve à mon service qu'une mémoire
faussée de fond en comble (49).

Sans doute, Maurice Renard présente-t-il un romancier,


Salvien Farges, mort à l'hospice d'aliénés pour avoir
rencontré dans la réalité un personnage d'assassin qu'il avait jeté
sur le papier :

Je me maudissais, dit-il, d'avoir déchaîné parmi mes


semblables une fiction aussi dangereuse qu'un monstre de roman,
mais bientôt, je dus trembler pour ma propre sécurité (50).

Mais, précisément, c'est seulement dans les romans qu'un


être humain est victime du personnage qu'il interprète, qu'un
autre a créé ou qu'il a créé lui-même : toutefois, cette
démarche nous permet de pressentir une des raisons qui font du
thème du double un thème aussi riche ; il y a dans La Fêlure
de Renard, dans La Fausse Esther, dans le conte de Gautier,
l'intuition qu'écrire, c'est créer des doubles ; on pourrait dire
aussi que raconter des histoires de doubles, c'est reproduire
l'acte de création de l'écrivain. D'ailleurs, dans le champ
du fantastique, comme hors de lui, nombreux sont les
créateurs à évoquer le phénomène du double.
Le rapport qui s'établit souvent, à l'intérieur du récit, entre
l'original et son double n'est-il pas une image de celui que
l'écrivain entretient avec ces autres « lui-même », ces «
personnages inventés », chargés, dit Mauriac, « d'être infâmes
ou héroïques en son lieu et place » (51) ? C'est aussi en
dehors de toute référence à la littératture fantastique que
M. Jacques Derrida écrit :

La condamnation de l'écriture est aussi, comme il va de sot,


une condamnation ambiguë du masque (52),

Ibid., p. 147-148 et 152-153.


La Fêlure, in Fantômes et Fantoches, Pion, 1905, p. 175.
, Le Romancier..., rééd. Livre de Poche, 1972, p. 156.
(52 De la Grammatologie, p. 433, note. (C'est moi qui souligne.)
L'étude de P. Tort s'intitule, significativement : Masque, écriture,
doublure. (In Poétique, 15, 1973, p. 313 sq.).
LE DOUBLE DANS LA LITTÉRATURE FANTASTIQUE 219

ce que M. Patrick Tort commente en affirmant définitivement


« la solidarité » (l'expression est de lui) du masque et de
l'écrit ; faut-il rappeler comment le masque est un substitut
traditionnel et significatif du double ?
M. Michel Butor, de son côté, à une enquête du journal
Le Monde sur les écrivains et la création, répondait que,
pour lui, l'écriture était une entreprise de dédoublement, idée
que reprendra à son compte M. Jean-Louis Curtis, affirmant
quelques années plus tard, dans Questions à la Littérature,
que :
Tout grand romancier est un être dédoublé... (53)

Thomas Mann ne souligne-t-il pas :

C'est seulement quand le Moi est un problème, qu'il y a un


sens à écrire. (54)

Mais c'est peut-être Roger Caillois qui a le mieux exprimé


ce rapport que nous estimons fondamental entre le thème du
double et l'écriture, lorsqu'il écrivait en préface à son
anthologie de récits fantastiques, Puissances du Rêve :
Les prestiges du rêve tiennent [...] aux phénomènes de hantise,
de possession, de substitution de personnalité. D'un autre côté,
il s'appareillent à la création littéraire (55).

Et, poursuivant son commentaire, il concluait dans un sens


qui nous paraît rejoindre la première partie de notre approche,
sur la signification religieuse du thème :
Les rapports de Dieu et du monde ne sauraient ressembler
qu'à ceux qu'un Esprit [...] maintiendrait [...] avec son Rêve (56).

Comme nous le disions plus haut, si les variations du


thème du double peuvent se manifester, entre autres choses,
comme une image de la Création divine, dans son dualisme

(53) Op. cit., Stock, 1973 ; rééd. J'Ai Lu, 1975, p. 98.
(54) Ce problème du dédoublement, Hé à la création littéraire,
Mann l'évoquait aussi, en disant « avoir deux âmes dans sa
poitrine ». {Betrachtungen eines Unpolitischen, 1919, p. XXII).
(55) Op. cit., Club Français du Livre, 1962, p. 25.
(56) Ibid., p. 26.
220 JACQUES TRAMSON

élémentaire Bien et Mal, Corps et Ame ; si elles peuvent


rendre compte du caractère immanent du châtiment qui guette
le créateur de doubles affrontant le Créateur de l'Homme,
elles soulignent aussi comment l'acte de création de l'écriture
est peut-être la seule entreprise de concurrence avec ce Dieu
de la Création qui n'entraîne pas, à la différence des modèles
que propose le thème, la destruction du Prométhee, et, encore
moins, celle des simulacres que sont les ouvrages littéraires,
car, comme l'indiquent les Goncourt dans leur Journal :

Le grand talent en littérature est de créer, sur le papier, des


êtres qui prennent place dans la mémoire du monde, comme
des êtres créés par Dieu, et comme ayant eu une vraie vie sur
la terre (57).
Jacques Tramson.

(57) Cité par Chassang et Senninger in La Dissertation Littéraire


Générale, Hachette, 1955, p. 70.

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