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Résumé
La figure de Faust a constitué pour Kierkegaard un thème essentiel de sa pensée, aussi bien dans ses Papiers Posthumes
(Papirer) que dans plusieurs ouvrages pseudonymes. Faust est un personnage très complexe en qui s'articulent la vie
esthétique et l'existence religieuse. Il est l'expression la plus typique du démoniaque. De ce fait, son antagoniste exact, c'est
Abraham. La réflexion sur le mythe de Faust est ainsi le moyen de comprendre la pensée kierkegaardienne à propos de la
liberté et du mal et de déterminer, indirectement, la spécificité de la foi.
Abstract
The figure of Faust has been for Kierkegaard an essential matter of his thought, both in the Posthumous Papers (Papirer) and in
several pseudonymous works. Faust is a very complex individual; the esthetic life and the religious existence are connected in
his person. He is the most typical expression of the demoniacal. Consequently, the reflexion concerning the myth of Faust is the
means to understand the kierkegaardian thought about freedom and evil and, indirectly, to determine the specific characters of
the faith.
Clair André. Le mythe de Faust et le concept kierkegaardien de démoniaque. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième
série, tome 77, n°33, 1979. pp. 24-50;
doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1979.6031
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1979_num_77_33_6031
1 Pap I A 33, pp. 147-8. Journal (trad. Ferlov et Gateau, édit. Gallimard), t. I,
p. 92. Pour les textes traduits des Papirer, nous citerons cette traduction, en la
modifiant le cas échéant.
2 Pap IC 46-115, pp. 213-298; cf. aussi Bind XII, pp. 206-260.
U.C.L.
INSTITUT SUPERIEUR
Bibliothèque
DE PHILOSOPHi.
Collège D. Mercier
Place du Cardinal Mercier. 14
26 André Clair
différence avec Don Juan devient très éclairant. Tous les deux sont
des figures esthétiques; et, s'ils sont loin d'être les seules, ils peuvent
pourtant, comme figures légendaires se constituant dans de grandioses
œuvres d'art, être conjointement privilégiés; ils vont de pair. C'est
alors cette accentuation conjointe qui est à interroger. Toute la
pensée kierkegaardienne se constitue par un mouvement d'oscillation;
celle-ci ne marque pas tel point particulier ou telle partie de l'œuvre,
mais elle est un principe constitutif de l'ensemble. Remarquer que cette
pensée est duelle à tous les niveaux, c'est tout simplement prendre en
compte cette structure d'oscillation. En effet, à propos de toute question
existentielle, il faut toujours prendre en compte deux côtés ou deux points
de vue; aucun des deux n'a de consistance en lui-même, mais la vie est
une oscillation sans terme entre les deux1. Cette oscillation vaut déjà
pour l'esthétique. Ou plutôt, c'est dans l'esthétique (dans la vie
esthétique comme dans les Beaux-Arts) qu'elle s'origine et se constitue.
En ce sens, l'esthétique a bien une fonction de matrice pour toute
l'œuvre. C'est ce qui fait d'ailleurs que, aussi distant que le religieux
paradoxal soit de la vie esthétique, il ne l'annule pourtant jamais (bien
au contraire); plutôt il l'accomplit et comporte cette oscillation carac-
7 Cf. Pap IA225; Journal, I, p. 83. — L'œuvre de Kierkegaard est, à tous les
niveaux, constituée de deux côtés — comme l'univers de Proust —. Alors même que
(comme chez Proust) ces deux côtés (à savoir en premier lieu l'œuvre pseudonyme
et l'œuvre signée) n'existent pas l'un sans l'autre, il faut demeurer attentif à les
distinguer et à ne pas les réunir trop commodément; leur tension fait vivre l'œuvre.
Et en même temps, comme le narrateur à1 À la Recherche du Temps Perdu, on ne peut
marcher des deux côtés à la fois. «Car il y avait autour de Combray deux 'côtés'
pour les promenades, et si opposés qu'on ne sortait pas en effet de chez nous par la
même porte, quand on voulait aller d'un côté ou de l'autre». Le narrateur ne va
«jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois
du côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes». C'est en réalité Guermantes
qu'il fréquente le plus souvent et qu'il explore, et ceci a comme corrélat qu'il ne
connaît de Méséglise précisément que le «côté» (À la Recherche du Temps Perdu, édit.
de la Pléiade/Gallimard, t. I, pp. 134-5). Peut-être y a-t-il là un point capital pour
toute pensée de la vie intérieure, comme pensée indirecte où un élément ne va jamais
sans son antagoniste ou même est signifié par cet antagoniste. Ainsi Elstir, le peintre
de Proust, recrée-t-il esthétiquement le monde en l'inversant. «J'y pouvais discerner
que le charme de chacune de ses marines consistait en une sorte de métamorphose
des choses représentées, analogue à celle qu'en poésie on nomme métaphore, et que,
si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c'est en leur ôtant leur nom, ou
en leur en donnant un autre, qu'Elstir les recréait». Elstir prépare «l'esprit du
spectateur en n'employant pour la petite ville que des termes marins, et que des
termes urbains pour la mer» (t. I, pp. 835-6).
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 29
II
III
25 S.V. IV 431-2; O.C. VII 220; Le Concept de l'Angoisse (trad. Ferlov et Gateau,
édit. Gallimard/Les Essais), p. 178.
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 41
26 S.V. XI 148; OC. XVI 176; Traité du Désespoir (trad. Ferlov et Gateau, edit.
Gallimard/Les Essais), p. 71.
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 43
Abraham. Celui-ci n'est pas seul; il vit en relation avec une parole
tierce qui lui a été adressée. Dans son mutisme, il demeure en rapport
avec quelqu'un d'autre. Au contraire, Faust veut être seul. Sa
servitude, c'est justement d'être rétracté en lui-même, tandis que la liberté
est la disposition à la manifestation de soi et même, ce qui en est
la limite, à la transparence 29.
En second lieu, c'est le soudain qui définit le démoniaque. Celui-ci
apparaît de manière brusque et inopinée. L'exposition de ce caractère
est remarquable surtout en ce qu'elle est ordonnée autour de
l'apparition de Méphistophélès dans un ballet, le Faust de Bournonville.
Ainsi, ce caractère est-il expressément scénique. C'est d'ailleurs
uniquement à propos de ce caractère qu'il est question de Faust et de
Méphistophélès dans Le Concept d'Angoisse. Il devient alors très
suggestif de mettre cette expression scénique et mimique du démoniaque
en rapport avec la description imagée du chevalier de la foi dans
Crainte et Tremblement. Nous avons ainsi deux tableaux parallèles et
antagonistes qui, en se correspondant, font vivement ressortir, là
encore sur le fond d'une certaine proximité, la radicale opposition
de Faust et d'Abraham. Rappelons d'abord les textes.
Voici l'apparition de Méphistophélès dans le ballet. «Si l'on ne
veut pas estomper Méphistophélès [...], on verra ainsi qu'il est
essentiellement mimique. Même les paroles les plus terribles qui montent
des abîmes du mal ne peuvent produire l'effet de la soudaineté du
saut qui s'en tient à la mimique [...]. L'horreur qui vous saisit au
spectacle de Méphistophélès sautant par la fenêtre et restant figé
dans la position du saut! Cet élan en plein saut qui rappelle la
plongée de l'oiseau de proie ou le bond du fauve et qui redouble
l'effroi, puisqu'en général il surgit d'une complète immobilité, produit
un effet sans borne. Méphistophélès doit donc marcher aussi peu que
possible, car la marche même est une sorte de passage au saut, elle
comporte un soupçon de saut possible. La première apparition de
Méphistophélès dans le ballet de Faust n'est donc pas un coup de
théâtre, mais une idée très profonde [...]. On ne l'a pas encore vu
et le voilà, en personne, en chair et en os, et la rapidité de sa venue
ne peut s'exprimer plus fortement qu'en le faisant surgir d'un bond.
Si le saut se prolonge en marche, alors l'effet s'atténue » 30.
29 Cf. S. V. IV 435, note; OC. VII 224, note; C.A. 183, note 2.
30 S.V. IV 440-1; OC. VII 227-8; C.A. 189-191.
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individual; the esthetic life and the religious existence are connected
in his person. He is the most typical expression of the demoniacal.
Consequently, the reflexion concerning the myth of Faust is the means
to understand the kierkegaardian thought about freedom and evil and,
indirectly, to determine the specific characters of the faith.