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Revue Philosophique de Louvain

Le mythe de Faust et le concept kierkegaardien de démoniaque


André Clair

Résumé
La figure de Faust a constitué pour Kierkegaard un thème essentiel de sa pensée, aussi bien dans ses Papiers Posthumes
(Papirer) que dans plusieurs ouvrages pseudonymes. Faust est un personnage très complexe en qui s'articulent la vie
esthétique et l'existence religieuse. Il est l'expression la plus typique du démoniaque. De ce fait, son antagoniste exact, c'est
Abraham. La réflexion sur le mythe de Faust est ainsi le moyen de comprendre la pensée kierkegaardienne à propos de la
liberté et du mal et de déterminer, indirectement, la spécificité de la foi.

Abstract
The figure of Faust has been for Kierkegaard an essential matter of his thought, both in the Posthumous Papers (Papirer) and in
several pseudonymous works. Faust is a very complex individual; the esthetic life and the religious existence are connected in
his person. He is the most typical expression of the demoniacal. Consequently, the reflexion concerning the myth of Faust is the
means to understand the kierkegaardian thought about freedom and evil and, indirectly, to determine the specific characters of
the faith.

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Clair André. Le mythe de Faust et le concept kierkegaardien de démoniaque. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième
série, tome 77, n°33, 1979. pp. 24-50;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1979.6031

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1979_num_77_33_6031

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Le mythe de Faust
et le concept kierkegaardien de démoniaque

Dans ses écrits pseudonymes, Kierkegaard s'est rapporté à deux


reprises au mythe de Faust, d'abord dans la première partie de Ou
Bien- Ou Bien, puis dans la troisième de Crainte et Tremblement. Ce
sont ses premiers ouvrages (avec La Répétition). Le thème de Faust
est ainsi un lieu d'entrée dans l'œuvre : non pas le seul, ni même le
plus décisif (pour s'en tenir à un point de vue proche, Don Juan a
une signification prioritaire), mais capital pourtant du fait qu'en lui
se nouent des questions que le thème de Don Juan ne pouvait
comporter qu'à l'état implicite, en tant qu'il signifie la vie la plus
immédiate. Or Faust est une figure beaucoup plus complexe; référé
à la sphère esthétique, de même que Don Juan, il est non seulement
une expression moins pure de l'esthétique, mais aussi plus indirecte,
plus tendue, plus torturée. Il représente une forme de démoniaque
dans le christianisme. Et lorsque Kierkegaard traitera pour lui-même
le thème du démoniaque, plus spécialement dans Le Concept d'Angoisse
et La Maladie à la Mort, sans d'ailleurs se référer longuement à Faust,
il laissera assez comprendre que Faust n'est pas une figure parmi
d'autres du démoniaque, mais bien la figure la plus haute et la plus
sublime.
Étonnant et bien curieux personnage que ce Faust, et par là même
déjà kierkegaardien. Plus que d'autres figures (et même peut-être que
toutes les autres de l'œuvre), il est conjointement sympathique et
antipathique. Avec les expressions paradigmatiques de Don Juan, de
Socrate et du Christ, nous avons les types purs d'une sphère d'existence.
En cela, Socrate et même Don Juan comportent une forme de pureté
indépassable en son ordre ; ils sont des sommets et des figures achevées.
En revanche, Faust est rebelle à l'unité, résistant à la simplicité. Sa
nature est d'être complexe. Déjà l'opposition répétitive de Kierkegaard
au démoniaque s'accompagne d'un attrait constant et même avoué.
« Je te faisais part l'autre jour d'une idée pour un Faust, et maintenant
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 25

seulement je sens que c'était moi-même que je décrivais»1. Ce double


rapport ou cette attitude de répulsion fascinante conviennent
parfaitement à la nature du démoniaque. Certes, Faust est un repoussoir du
christianisme ; mais précisément, ce repoussoir, loin d'être extirpé, n'est
posé qu'en rapport avec ce qui le refoule.

Kierkegaard et son rapport à la figure légendaire de Faust

Bien avant ses premiers ouvrages, Kierkegaard avait porté grand


intérêt à Faust. Son Journal des années 1835-37 en est témoin.
Plusieurs réflexions s'y rapportent. Mais d'abord on trouve un
abondant dossier d'extraits d'ouvrages, des catalogues d'œuvres, des notes
de lecture et des indications préparatoires. La documentation est plus
vaste que pour Don Juan; dans le groupe C du livre I des Papirer,
elle occupe une grande partie de la rubrique intitulée «Aesthetica»2.
C'est considérable. Si l'on ne relève pas de référence à La Tragique
Histoire du Docteur Faust de Marlowe, on remarque l'attention portée
au premier ouvrage consacré à cette légende : le Volksbuch de Spies
(1587) 3. Les nombreuses versions de la légende aux xviii6 et xixe siècles
sont notées. En particulier, Kierkegaard s'est intéressé aux œuvres de
Lessing (1785), Klinger (1791), Schreiber (1792), Grabbe (1829),
Harring (1831), Lenau (1836) et, bien entendu, Goethe. En se
constituant et se développant, la figure de Faust s'est modifiée, de sorte
qu'il n'y a pas une figure unique; et c'est là un point essentiel. Alors
que Don Juan s'identifiait à la musique de Mozart qui, à elle seule,
exprimait le mythe entier, Faust déborde de beaucoup la tragédie de
Goethe, elle-même déjà multiple. La multiplicité et la diversité sont
des caractères constitutifs du mythe aussi bien que de la personne de
Faust et du démoniaque qu'il exprime. Il peut toujours y avoir une
réinvention de Faust ; ou plutôt, Faust ne revient qu'en étant réinventé.
Il est toujours nouveau. Et c'est bien une telle fécondité qu'atteste
l'histoire de cette figure. Elle ne peut recevoir une forme absolue.

1 Pap I A 33, pp. 147-8. Journal (trad. Ferlov et Gateau, édit. Gallimard), t. I,
p. 92. Pour les textes traduits des Papirer, nous citerons cette traduction, en la
modifiant le cas échéant.
2 Pap IC 46-115, pp. 213-298; cf. aussi Bind XII, pp. 206-260.
U.C.L.
INSTITUT SUPERIEUR
Bibliothèque
DE PHILOSOPHi.
Collège D. Mercier
Place du Cardinal Mercier. 14
26 André Clair

Kierkegaard lui-même réinvente Faust, et son interprétation se range


parmi les autres expressions de la légende. Il produit un Faust nouveau,
tandis que (du moins le dit-il) il ne pouvait se faire que le serviteur
de Mozart, le chantre de son Don Juan. Cette mobilité de Faust
s'exprime d'abord dans les formes culturelles où le mythe s'est constitué.
Faust est avant tout un mythe esthétique, que presque tous les arts
ont traité; après la légende rapportée par le Livre Populaire, le théâtre
et le roman l'ont, jusqu'à nos jours, repris et réinventé. Mais aussi,
de manière diverse et persistante, cette figure a fécondé bien d'autres
arts : avant tout la musique certes (Berlioz, Schumann, Liszt, Gounod),
mais également la peinture (Delacroix et ses lithographies) et, plus
récemment, le cinéma (par exemple La Beauté du Diable de R. Clair).
Ainsi, comme personnage idéalisé et comme symbole culturel, le mythe
ne comporte pas de point final. Mobile et se métamorphosant, Faust,
à la recherche de l'absolu, est bien une incarnation culturelle majeure
et peut-être suprême de la modernité, dont il est d'ailleurs contemporain.
Lorsque Kierkegaard se rapporte à Faust dans Ou Bien-Ou Bien,
c'est en le saisissant conjointement avec Don Juan. Il vaut la peine
d'insister sur le lien entre ces deux figures mythiques; ce sont deux
frères. En ce sens d'ailleurs, Kierkegaard n'innove nullement; entre
eux, le lien était déjà bien établi. Ainsi, par exemple, Grabbe avait
présenté une tragédie romantique, Don Juan et Faust, à laquelle
l'esthéticien se réfère élogieusement 4. Mais ces deux héros ne sont
pas du tout semblables; plutôt, ils se repoussent l'un l'autre. Certes,
ils constituent, en compagnie du Juif Errant, les trois grandes
expressions de la vie en dehors du christianisme (cfr. Pap I A 1 50). Mais
précisément, ils ne la représentent pas de la même manière. Et tout
d'abord, ils diffèrent à la fois historiquement et culturellement. Don
Juan appartient au Moyen Âge et vient de l'Espagne; Faust vit en
Allemagne au début des Temps Modernes. « C'est une chose étonnante
que l'Allemagne ait son Faust, l'Italie et l'Espagne leur Don Juan»
(Pap IC61). C'est là une différence capitale qui marquera toute
l'esthétique kierkegaardienne. Ces deux directions de la vie esthétique
sont marquées d'accents différents et même opposés. Dans sa pureté

3 PaplClO6, Bd. XII, p. 229.


4 S.V. I 141. — Nous citons les textes d'après la 2e édition des Samlede Vaerker
(S. V.) (Copenhague, Gyldendal, 1920-1936). Nous indiquerons les traductions françaises
auxquelles nous sommes redevables, en particulier celles de P.-H. Tisseau et E.-M.
Jacquet - Tisseau (Œuvres Complètes aux éditions de l'Orante, depuis 1966).
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 27

sublime, Don Juan, même qualifié de démoniaque, demeure une figure


avant tout positive. Faust en revanche, même compris comme figure
interne au christianisme et pouvant se convertir, est vu essentiellement
comme négatif et comme repoussoir.
Chez Don Juan, dans le Don Juan de Mozart, tout est harmonie.
Le thème et l'auteur de l'opéra se conviennent en tout point. Telle
est l'heureuse chance, la rencontre parfaite de la musique et de la
génialité sensuelle. L'éloge que l'esthéticien adresse à Mozart
s'applique aussi bien à Don Juan. « Mozart immortel ! À toi, je dois tout, la
perte de ma raison, le saisissement de mon âme, l'épouvante au plus
profond de mon être; à toi, je dois de ne pas avoir parcouru la vie
sans que rien fût capable de m'ébranler; à toi, je rends grâce de ne
pas être mort sans avoir aimé, quoique d'un amour malheureux ! Est-il
donc surprenant que je sois plus jaloux de le glorifier que de l'heure
la plus fortunée de ma vie, plus jaloux de son immortalité que de
ma propre existence»5. Et lorsque l'esthéticien termine l'étude de
l'opéra, son finale est un chant de plénitude et une communion sans
réserve, prémices de la transparence parfaite de l'existence religieuse.
Rien de tel à propos de Faust. Objectera-t-on que Kierkegaard n'a
pas connu de Faust lyrique? Mais déjà l'objection ne serait pas
totalement pertinente. Les Papirer nous rapportent qu'il avait recensé
quatre opéras récents, et notamment celui de Spohr 6. Aurait-il modifié
sa conception de Faust après des opéras plus renommés, tel celui de
Gounod? Rien n'est moins certain, non seulement peut-être parce que
les mélodies trop douceâtres de Gounod n'atteignent pas au
raffinement sublime de Mozart, mais tout simplement parce que le thème
même n'appartient pas à l'art lyrique. «Il ne faut pas non plus
oublier que Don Juan doit être conçu lyriquement (donc avec la
musique), le Juif Errant épiquement et Faust dramatiquement » (Pap
I C 58). Ainsi, même si le Faust de Goethe n'a pas, à cause du thème,
le même caractère d'unicité que le Don Juan de Mozart, c'est bien
lui pourtant qui exprime de manière privilégiée l'idée de Faust.
Il convient maintenant de préciser le sens du rapport à Faust pour
la structuration de la pensée kierkegaardienne. Si cette pensée se
. constitue toujours comme duelle ou ambiguë, comment la figure de
Faust s'inscrit-elle dans cette dualité? C'est là que le rapport de
5 S.V. 137; O.C. III 49; Ou Bien-Ou Bien... (trad. Prior et Guignot, édit.
Gallimard), p. 42.
6 Cf. Pap IC51, pp. 218-9, et IC 106, Bd. XII, p. 241.
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différence avec Don Juan devient très éclairant. Tous les deux sont
des figures esthétiques; et, s'ils sont loin d'être les seules, ils peuvent
pourtant, comme figures légendaires se constituant dans de grandioses
œuvres d'art, être conjointement privilégiés; ils vont de pair. C'est
alors cette accentuation conjointe qui est à interroger. Toute la
pensée kierkegaardienne se constitue par un mouvement d'oscillation;
celle-ci ne marque pas tel point particulier ou telle partie de l'œuvre,
mais elle est un principe constitutif de l'ensemble. Remarquer que cette
pensée est duelle à tous les niveaux, c'est tout simplement prendre en
compte cette structure d'oscillation. En effet, à propos de toute question
existentielle, il faut toujours prendre en compte deux côtés ou deux points
de vue; aucun des deux n'a de consistance en lui-même, mais la vie est
une oscillation sans terme entre les deux1. Cette oscillation vaut déjà
pour l'esthétique. Ou plutôt, c'est dans l'esthétique (dans la vie
esthétique comme dans les Beaux-Arts) qu'elle s'origine et se constitue.
En ce sens, l'esthétique a bien une fonction de matrice pour toute
l'œuvre. C'est ce qui fait d'ailleurs que, aussi distant que le religieux
paradoxal soit de la vie esthétique, il ne l'annule pourtant jamais (bien
au contraire); plutôt il l'accomplit et comporte cette oscillation carac-

7 Cf. Pap IA225; Journal, I, p. 83. — L'œuvre de Kierkegaard est, à tous les
niveaux, constituée de deux côtés — comme l'univers de Proust —. Alors même que
(comme chez Proust) ces deux côtés (à savoir en premier lieu l'œuvre pseudonyme
et l'œuvre signée) n'existent pas l'un sans l'autre, il faut demeurer attentif à les
distinguer et à ne pas les réunir trop commodément; leur tension fait vivre l'œuvre.
Et en même temps, comme le narrateur à1 À la Recherche du Temps Perdu, on ne peut
marcher des deux côtés à la fois. «Car il y avait autour de Combray deux 'côtés'
pour les promenades, et si opposés qu'on ne sortait pas en effet de chez nous par la
même porte, quand on voulait aller d'un côté ou de l'autre». Le narrateur ne va
«jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois
du côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes». C'est en réalité Guermantes
qu'il fréquente le plus souvent et qu'il explore, et ceci a comme corrélat qu'il ne
connaît de Méséglise précisément que le «côté» (À la Recherche du Temps Perdu, édit.
de la Pléiade/Gallimard, t. I, pp. 134-5). Peut-être y a-t-il là un point capital pour
toute pensée de la vie intérieure, comme pensée indirecte où un élément ne va jamais
sans son antagoniste ou même est signifié par cet antagoniste. Ainsi Elstir, le peintre
de Proust, recrée-t-il esthétiquement le monde en l'inversant. «J'y pouvais discerner
que le charme de chacune de ses marines consistait en une sorte de métamorphose
des choses représentées, analogue à celle qu'en poésie on nomme métaphore, et que,
si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c'est en leur ôtant leur nom, ou
en leur en donnant un autre, qu'Elstir les recréait». Elstir prépare «l'esprit du
spectateur en n'employant pour la petite ville que des termes marins, et que des
termes urbains pour la mer» (t. I, pp. 835-6).
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 29

téristique de la vie esthétique et empruntée aux Beaux-Arts, plus


précisément à l'art musical 8.
À propos de Don Juan et de Faust, cette oscillation est tout à
fait remarquable. Ils expriment, au niveau de la vie esthétique, les
deux aspects essentiels de la conception kierkegaardienne, les deux
regards antagonistes mais pourtant corrélatifs sur l'existence. Ayant
à plusieurs reprises insisté sur la structuration duelle de la pensée
kierkegaardienne 9, nous nous en tiendrons ici à de brèves précisions
en fonction de Don Juan et de Faust. Si la pensée kierkegaardienne
est dialectique, c'est en tant qu'elle noue ensemble deux éléments qui,
dans leur opposition, s'appellent et s'exigent l'un l'autre : l'aspect
lyrique et l'aspect théorique. Toute la réflexion prend appui sur une
« Stemming », ce prélude à toute expression artistique, cette atmosphère
qui donne la tonalité globale et qui dispose l'esprit et le cœur à
recevoir le message, à entendre la parole énoncée et annoncée, afin
d'en saisir le sens par le concept (begribe). La réflexion existentielle
a comme tâche de penser rigoureusement la vie humaine dans sa
constitution permanente et ses diverses formes. C'est une tâche certes
interminable, un projet dont l'inachèvement est inscrit dans son mode
d'approche : tenir ensemble le pathétique et le conceptuel, réunir
l'affectif et le réfléchi, en un mot comprendre les modes de l'affectif.
Or, à ces deux aspects correspondent aussi deux types d'œuvres
culturelles : la musique (et aussi, bien entendu, les autres arts) et la
philosophie. L'opéra traduit la sensibilité ou la sensualité (Sandse-
lighed); le traité philosophique met l'accent sur l'acte de connaître.
Dès lors, en risquant une formule rapide, on peut soutenir que la
pensée kierkegaardienne oscille constitutivement entre Mozart et Hegel.
Si, à propos de Hegel, l'antipathie l'emporte certainement, la sympathie
pour Mozart n 'est pas exempte de quelque réserve : Don Juan est, dans
tout son éclat et sa jouissance, un démoniaque. Entre un Kierkegaard
mozartien et un Kierkegaard anti-hégélien, voilà bien le faux dilemme —
et peut-être la vraie alternative —.

8 En mettant en relief de manière insistante le caractère auditif et musical de


l'œuvre de Kierkegaard, plus particulièrement des Discours, N. Viallaneix a développé
ce thème capital de l'oscillation. Cf. Kierkegaard et la Parole de Dieu (Paris, Champion,
1977), notamment Ire partie, chapitre m, § 2 : la fête des sons.
9 Cf. Pseudonymie et Paradoxe. La Pensée Dialectique de Kierkegaard (Paris, Vrin,
1976), spécialement chapitres n et m.
30 André Clair

C'est précisément une alternative qui commande la relation entre


Don Juan et Faust, ces deux frères — à la manière dont Climacus
et Anti-Climacus sont eux aussi des frères — . « Nous sommes parents,
mais non pas jumeaux; nous sommes les frères ennemis. Il y a entre
nous un rapport profond, un rapport fondamental; mais malgré les
efforts les plus désespérés de part et d'autre, nous n'irons jamais plus
loin, jamais plus près qu'au contact qui nous repousse l'un de
l'autre » 10. Don Juan est le génie de la sensibilité et Faust le génie
de l'intellect; et les jeux de l'amour ne sont pas les jeux de l'esprit.
À l'admiration pour Don Juan, fait face l'attrait mordant pour Faust.
Il est alors très significatif de voir que c'est dans la même page du
Journal que l'on rencontre la première référence à Hegel et la première
référence à Faust. Après avoir noté qu'un grand nombre d'hommes
peuvent faire l'épreuve de ce que veut dire la dialectique hégélienne,
l'auteur observe que toute connaissance est encadrée par le doute;
celui-ci confère à la connaissance une dimension nouvelle. Ainsi la
dialectique inclut-elle un élément faustien. « C'est là l'élément faustien
qui, pour une part et plus ou moins, se fait sentir dans tout
développement intellectuel; c'est pourquoi j'ai toujours trouvé qu'on devait
reconnaître à l'idée de Faust une signification universelle. De même que
nos aïeux avaient une déesse de la mélancolie, de même, à mon avis,
Faust est le doute personnifié. Et il ne doit rien être de plus; et c'est
à coup sûr pécher contre l'idée lorsque Goethe fait se convertir Faust,
et de même lorsque Mérimée fait Don Juan se convertir. Qu'on ne
m'objecte pas que Faust pourtant à l'instant de s'adresser au diable
accomplit un pas positif, car c'est là justement que me paraît se
trouver l'un des points les plus profonds de la légende de Faust. En
effet, il s'abandonne à lui afin de recevoir la lumière; il ne l'avait
donc pas; et c'est par cet abandon au diable que s'accroît le doute
(de même qu'un malade, qui tombe aux mains d'un charlatan, voit
d'habitude empirer son mal); car Méphistophélès a beau lui faire voir
avec ses lunettes le dedans des hommes et les réduits les plus cachés
de la terre, Faust n'en doit pas moins constamment entretenir un
doute à son égard, car il n'a jamais pu l'éclairer sur les choses les
plus profondes sous le rapport de l'intellect»11.
Il suffira pour l'instant de relever quelques points. C'est tout
d'abord la parenté entre le douteur intellectuel et le dialecticien
10 Pap VI B 48 : Une invention dialectique d' Anti-Climacus.
11 Pap IA72, p. 47; Journal, I, pp. 43-44.
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 31

spéculatif, ce qui s'exprimera ailleurs dans une assimilation entre le


« privat-docent » hégélien et l'esprit faustien12. Qu'on se souvienne
aussi que, dès le x\f siècle, le Volksbuch qualifiait Faust de
«spéculateur». On remarquera encore la réserve vis-à-vis de Goethe (le
Second Faust) (cfr. aussi Pap I A 104), alors qu'il n'y avait rien de
tel à propos du Don Juan de Mozart. Enfin, tout ceci pourrait être
rapporté à l'antipathie à l'égard de l'Allemagne, de l'âme et de la
culture allemandes. On trouve ainsi chez Kierkegaard cette opposition
à l'Allemagne qui, chez Nietzsche, deviendra répugnance et rejet;
mais c'est, à vrai dire, pour des raisons bien différentes : non pas
à cause de l'esprit de lourdeur, mais à cause de l'esprit de système
et de puissance 13.

II

La reprise kierkegaardienne de la légende de Faust

Spectateur de Goethe, Kierkegaard est en même temps un lecteur


attentif et intéressé de L'Esthétique de Hegel14. Dans un fragment
déjà indiqué des Papirer (IA225), Kierkegaard, par l'intermédiaire
du poète-philosophe Heiberg, rencontre l'esthétique hégélienne, avec
la répartition trinitaire des genres poétiques : l'épopée, le lyrisme et
le drame. Il critique d'ailleurs l'ordre de progression proposé par
Heiberg (lyrisme, épopée, drame) et soutient, avec Hegel, que la poésie
a commencé avec l'épopée. Chacun de ces genres retiendra l'attention
de Kierkegaard (ou de son pseudonyme esthéticien), mais surtout en
fonction de figures modernes : l'épopée avec le Juif Errant (dans Le
Plus Malheureux), le genre lyrique ou l'opéra avec Don Juan, et le
drame avec Faust. D'autre part, l'esthéticien, entreprenant un débat,
une confrontation ou une parodie, se pose en rival de Hegel; il s'agit
de reprendre la question du tragique. Alors que Hegel, à la fin de
son Esthétique, avait traité de la « Différence entre la poésie dramatique

12 S.V. 1212; OC III 195; O.B., p. 161.


13 De la sorte, même leur commun enthousiasme primordial (et, pour Nietzsche,
quasi religieux) pour l'art lyrique ne les réunirait pas. Cf. notre article Énigme
Nietzschéenne et Paradoxe Kierkegaardien, dans Revue de Théologie et de Philosophie,
1977, n° III.
14 Cf. notamment Pap III C 34, fragment qui se rapporte au 3* livre de YEsthétique,
et précisément aux trois genres poétiques.
32 André Clair

ancienne et moderne», Kierkegaard s'interroge sur «Le reflet du


tragique ancien dans le tragique moderne».
Pour Hegel, c'est le drame qui constitue l'expression achevée de
la poésie. En posant le moyen terme entre l'objectivité des actions
rapportées par l'épopée et la subjectivité des sentiments et passions
exprimés par le genre lyrique (à savoir la poésie lyrique, non pas
l'opéra), le drame est synthèse. L'épopée décrit l'histoire ou la geste
d'un peuple; elle se caractérise par l'ampleur et la grandeur des
événements qui adviennent. À l'inverse, le genre lyrique traduit la
concentration des sentiments dans l'intériorité. Ainsi, à la description
d'événements fameux, fait face l'expression de la vie intime. Le drame
réunit en lui l'action extérieure de l'épopée et l'élan intime du lyrisme.
« Contrairement à la phénoménalité extérieure, qui est toute en étendue,
l'intériorité se contracte et se réduit à de simples sentiments, sentences,
résolutions, etc. ; l'étalement en largeur des événements épiques du passé
fait place à la concentration lyrique, et nous assistons à la naissance
et au développement de sentiments dans le présent même [...]. On
peut dire, d'une façon générale, qu'au point de vue de l'ampleur la
poésie dramatique occupe le milieu entre l'épopée, toute en étendue,
et la poésie lyrique, contractée et condensée»15. Or, parmi les œuvres
dramatiques, une place tout à fait spécifique est accordée au Faust de
Goethe qui est l'expression la plus complète de l'absolu dans le drame.
Le génie de Goethe atteint un sommet dans un drame où il y va des
aspirations particulières et de la connaissance de toutes choses. Faust,
c'est «la tragédie philosophique absolue [...] où, d'une part,
l'insatisfaction procurée par la science et, d'autre part, l'attrait de la vie et
des plaisirs sensuels et, d'une façon générale, la tentative tragique de
concilier le savoir et les aspirations subjectives avec l'Absolu, dans
son essence et ses manifestations, a fourni à Goethe un contenu
qu'aucun autre auteur dramatique n'a osé traiter avant lui avec la
même ampleur dans une seule et même œuvre» 16.
Cette conception de Faust est celle à laquelle se rapporte
Kierkegaard. Or pour lui, accentuant la sensibilité et l'intériorité, à
l'inverse de Hegel, le lyrique l'emporte sur le dramatique; en même
temps, Faust est une figure qui permet de saisir comment la recherche
spéculative est vraiment une forme de vie esthétique.

15 Esthétique, t. HI; trad. Jankélévitch, édit. Aubier, 1944, 4e volume, p. 223.


16 Ibid., pp. 276-7.
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 33

Afin de comprendre la signification de Faust, un détour est requis


par l'examen des formes d'art. Et c'est bien par là que Don Juan et
Faust apparaissent comme deux figures conjointes et pourtant
antagonistes. L'esthéticien fait remarquer que les divers arts se rangent en
deux catégories, selon qu'ils relèvent de l'espace ou du temps, ou bien
encore de la vue ou de l'ouïe. Ainsi, à la différence de la peinture, de
la sculpture et de l'architecture, la musique et la diction poétique se
rapportent au sens de l'ouïe et sont appréhendées dans le temps.
D'autre part, l'ouïe est le sens qui relève le plus de l'esprit; l'esprit est
parole; il se manifeste en se faisant entendre. Pourtant, entre la
musique et la diction, il y a toute la distance entre l'art le plus
abstrait, c'est-à-dire le plus ténu, et l'art le plus concret ou le plus
riche de contenu historique; c'est la distance entre l'art le plus
immédiat et l'art le plus médiat. C'est là aussi que s'inscrit la
différence entre Don Juan et Faust, entre ces deux formes de
représentation scénique que sont l'opéra et le drame. Dans leur parenté
comme expressions auditives, leur différence éclate. À l'unicité du
Don Juan de Mozart, fait pendant la multiplicité des interprétations
de Faust; et ce n'est pas l'effet du hasard si l'opéra de Mozart est
exceptionnel et si Faust se métamorphose constamment. Ceci tient à
la fois à la matière de ces figures et au moyen qui les exprime. Le
personnage de Don Juan fournit peut-être le seul thème adéquat à la
musique. « La chance de Mozart est d'avoir reçu une matière qui est
en soi absolument musicale, et si un autre compositeur devait rivaliser
avec lui, il n'aurait rien d'autre à faire qu'à composer à nouveau
Don Juan [...]. Ce qu'au fond je veux dire, on le verra peut-être mieux
si je montre la différence avec une idée voisine. Le Faust de Goethe
est, à proprement parler, une œuvre classique; mais c'est une idée
historique, et c'est pourquoi chaque période remarquable de l'histoire
aura son Faust. Faust a le langage comme médium, et comme c'est
un médium beaucoup plus concret, on peut encore, pour cette raison,
penser à plusieurs œuvres du même genre. En revanche, Don Juan
est et restera unique en son espèce, au même sens que les œuvres
classiques de la sculpture grecque. Mais comme l'idée de Don Juan
est encore beaucoup plus abstraite que celle dont s'inspire la sculpture,
on voit sans peine que, tandis qu'en sculpture on a plusieurs œuvres,
en musique on n'en a qu'une seule»17.

17 S.V. I 46-47; OC. III 56-57; O.B. 48.


34 ' André Clair

Entre ces deux arts auditifs, il y a en vérité alternance; l'un est


la limite de l'autre. «Partout où cesse le langage, je rencontre la
musique» 18. La musique est là avant et après le langage. On ne dira
pas pour autant qu'elle lui est supérieure. Mais ces deux media distincts
sont appropriés l'un à la pure immédiateté de l'éros et à la génialité
sensuelle, et l'autre à la réflexion de la connaissance et à la génialité
intellectuelle. «En effet, la musique exprime toujours l'immédiat en
son immédiateté; de là vient aussi qu'elle se montre au début et à la
fin dans ses rapports avec le langage; mais de là également on voit
que c'est un malentendu de soutenir qu'elle est un medium plus parfait.
Dans le langage, se tient la réflexion, et c'est pourquoi le langage
ne peut pas exprimer l'immédiat. La réflexion tue l'immédiat, et c'est
pourquoi il est impossible au langage d'exprimer ce qui est musical,
mais cette apparente pauvreté du langage constitue précisément sa
richesse»19. Ainsi, selon le point de vue, c'est tantôt la musique et
tantôt le langage qui porte l'accent. Mais l'alternance n'est pas une
coupure nette; entre l'œuvre lyrique et l'œuvre dramatique, la relation
n'est pas celle d'un dilemme. Selon son développement, la vie est
plutôt musicale et spontanée, ou plutôt parlée et réfléchie, de telle
sorte d'ailleurs qu'il s'effectue des passages entre ces formes
d'expression. Dès son Journal de 1837, Kierkegaard avait relevé l'importance
de cet aspect à propos de Faust. En effet Faust, tout en demeurant
toujours différent de Don Juan, porte en lui un élément de son
existence. C'est pourquoi le drame de Faust, bien que n'étant pas
vraiment un thème d'opéra, doit accorder une part à la musique. « La
vie de Don Juan est, au fond, musicale; aussi Lenau a-t-il eu bien
raison, dans son Faust, lorsqu'arrive le moment où Faust reproduit
Don Juan, de laisser Méphistophélès entonner la musique»20.
Il reste que Faust est une expression de la vie médiate et réfléchie.
Ce n'est qu'à la fin qu'il devient un être sensuel et musical. Sa vie
est un drame dont l'action est la quête de la connaissance et dont le
développement exige du temps. Lui-même n'est pas un être particulier,
mais une figure légendaire, une idée ou encore une figure poétique dont
la vie a une portée générale et exemplaire. C'est en cela qu'on pourra
le qualifier de mythique.

18 S.V. I 60; OC III 67; O.B. 57.


19 S.V. I 60; OC. III 68; O.B. 58.
20 Pap II A 598; Journal, I, p. 184.
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 35

Si maintenant l'on considère l'angle sous lequel Kierkegaard


aborde Faust dans Ou Bien-Ou Bien et si l'on examine la manière
dont il s'y rapporte, on aperçoit quelque chose d'étonnant. En effet,
ce n'est pas sur Faust, mais sur Marguerite que Kierkegaard
s'interroge. Faust est ainsi considéré de biais, comme une figure seconde,
comme un personnage que l'on atteint seulement par l'intermédiaire d'un
autre. C'est là une démarche d'une portée considérable. Et d'abord,
si l'on a un rapport oblique à la figure du mal, cela signifie aussi que
le mal n'atteint l'homme que par une voie détournée, maligne, de
biais, en biaisant. D'autre part, si Faust est une figure du démoniaque,
et même celle où le mal s'exprime en l'homme sous sa forme la plus
radicale, on pourra soutenir que le mode d'approche kierkegaardien
du démoniaque signifie que le mal est une réalité seconde. Le rapport
indirect avec l'expression du mal en Faust est ainsi compris comme
le simple corrélat du caractère second ou dérivé du mal. La
présentation indirecte du mal est la méthode appropriée à la réalité oblique
et dérivée du mal. Le caractère second de Faust apparaît encore d'une
autre manière. En effet, si dans son livre suivant, Crainte et
Tremblement, Kierkegaard s'interroge spécifiquement sur Faust lui-même, il
convient précisément de comprendre cette réflexion comme le pendant
du discours sur Marguerite. En ce sens, les deux études se
correspondent comme deux tableaux. Mais tout se passe comme s'il avait
fallu d'abord présenter l'innocente et simple Marguerite avant de pouvoir
concentrer son attention sur Faust lui-même.
Dans Ou Bien-Ou Bien, en présentant des « silhouettes », l'orateur
tient aux membres de la société des compagnons de la mort un
discours sur trois figures poétiques de la tristesse : Marie Beaumarchais
dans le Clavigo de Goethe, Elvire dans le Don Juan de Mozart et
Marguerite dans le Faust de Goethe. Ce sont trois jeunes filles séduites
puis abandonnées, et le lecteur est certes tenté d'y joindre une
quatrième, Régine Olsen. Faust n'est ainsi exprimé que par
l'intermédiaire de la silhouette qu'est Marguerite. Sans doute dans ce texte,
Don Juan n'est-il lui-même vu que par rapport à Elvire. Mais
auparavant, l'esthéticien a exposé «les stades immédiats de l'éros»
(avec Don Juan comme figure centrale) auxquels ne fait pas pendant
un texte sur «les stades réfléchis de l'intellect». C'est là encore une
confirmation de la prééminence de la musique et de la figure de
Don Juan. Et pourtant Faust, justement à cause de son caractère
réfléchi, a une importance exceptionnelle dans la dialectique kierke-
gaardienne.
36 André Clair

Ainsi Faust apparaît-il d'abord comme l'opposé de Marguerite et


son mauvais génie; et la signification spécifique de son caractère
démoniaque ne se comprend qu'en rapport avec l'innocence de
Marguerite. Qui est alors Marguerite? En vérité, sa personne est peu
déterminée; elle vit en effet dans cet état initial où l'être humain n'est
pas encore affirmé et où naît l'angoisse. Marguerite est avant tout
l'innocence et la simplicité, et en conséquence l'indétermination. «Ce
qui nous plaît surtout chez cette jeune fille, c'est la simplicité
charmante et l'humilité de son âme pure»21. En elle, ce que cherche
Faust, c'est ce qu'il n'est plus. Selon le langage métaphorique utilisé
par l'esthéticien, elle signifie pour lui la première éclosion d'un jeune
cœur, la floraison d'une fleur nouvelle, le printemps d'une âme
innocente. Elle représente à ses yeux l'immédiateté. Si la personne
de Marguerite se trouve déterminée, c'est par sa relation avec Faust;
c'est ce dernier qui la détermine. «Non seulement elle a aimé Faust
de toute son âme, mais il a été sa force vitale; c'est par lui qu'elle
s'est formée»22. Marguerite n'est donc rien, sinon par Faust; mais
ce dernier n'est lui-même rien; sa vie est vaine; elle n'a aucun point
ferme. Se concentrant sur le savoir qu'il veut maîtriser encyclopédi-
quement, il échoue, et par dépit il s'en va en quête de l'absolu dans
la vie sensuelle où il échoue de même.
Faust est l'être du trouble et de la tromperie. Par lui Marguerite
s'éveille, mais c'est en devenant sa captive. En s'éveillant, elle ne sort
pas vraiment du néant. «La première impression qu'elle a de lui est
donc tout à fait accablante; elle est comme anéantie devant lui. Aussi
ne lui appartient-elle pas comme Elvire appartient à Don Juan, car ce
serait l'expression d'une existence indépendante en face de lui; mais
elle disparaît complètement en lui; elle ne rompt pas non plus avec
le ciel pour lui appartenir, car cela signifierait une justification devant
lui ; insensiblement, sans la moindre réflexion, il devient tout pour elle.
Mais comme dès le début elle n'est rien, elle devient, si j'ose ainsi
m'exprimer, de plus en plus petite, à mesure qu'elle se persuade de sa
supériorité presque divine; elle n'est rien et n'a d'être que par lui»23.
Voilà l'élément démoniaque de Faust. Sa supériorité et sa puissance
de fascination le font passer pour un dieu aux yeux de Marguerite;

21 S. V. I 209; OC. III 193; O.B. 159.


22 S.V. I 217; O.C. III 199; O.B. 165.
23 S.V. I 215; OC. III 198; O.B. 163.
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 37

celle-ci est, d'un même mouvement, subjuguée et perdue. Faust la


domine et l'abandonne. Ainsi la conduite de Faust est-elle diabolique
sous deux aspects. C'est d'une part le désir de puissance et de
domination (maîtrise encyclopédique du savoir, puis conquête de Marguerite);
et d'autre part, c'est la tromperie et l'abandon. Marguerite est perdue;
elle devient étrangère à tout et désespère de tout. Le démoniaque a
détruit le peu d'être qu'elle avait, l'être en puissance qu'elle était.
L'intérêt capital de la présentation de l'esthéticien, c'est ainsi de faire
voir l'existence du démoniaque. Son discours expose et fait vivre
l'atmosphère du démoniaque; essentiellement, il signifie que le
démoniaque ne s'exprime et ne s'affirme que de manière oblique; pour
exister réellement, il a besoin de s'opposer à l'innocence qu'il rend
prisonnière et détruit.
Reprenant sa recherche sur Faust dans Crainte et Tremblement,
Kierkegaard aborde alors la question sous un angle nouveau. Il ne
s'agit plus d'exprimer les divers accents et mouvements de la vie de
Faust, mais d'expliciter sous forme théorique les significations de cette
figure. En ce sens, la réflexion de Crainte et Tremblement est seconde
par rapport au discours de Ou Bien-Ou Bien, non seulement en date,
mais en tant qu'elle y trouve son lieu et son point d'ancrage. Très
brièvement, Kierkegaard examine le personnage de Faust, que d'abord
il réinvente. C'est toujours un Faust douteur et amoureux, en quête
de l'absolu par la connaissance puis par la sensibilité; mais surtout,
c'est un Faust secret qui ne dit rien à personne de son doute ni ne
parle à Marguerite de son amour. C'est un douteur à la nature
sympathique qui ne connaît pas la jalousie. Mais son doute et son
amour échappent au langage qui les trahirait. Alors, il ne peut que
se taire. Le sens de la vie de Faust, c'est l'hermétisme, le repliement
sur soi. Et c'est cela précisément le démoniaque; ne pouvant exprimer
sa vie par les médiations du langage, Faust se tait et s'enferme en
lui-même; mais par là aussi, n'ayant plus de relation qu'avec lui-même,
il s'absolutise dans son doute.
C'est dans un texte où la question est de spécifier par différence
le paradoxe religieux que Faust est présenté parmi d'autres figures
qui incarnent le démoniaque (3e problème de Crainte et Tremblement).
Auparavant, l'auteur a exposé l'apologue du triton qui sort de l'abîme
marin en vue de séduire l'innocente Agnès; mais en l'occurrence le
démoniaque échoue devant l'innocence ; celle-ci vainc le séducteur qui
se trouve englouti dans les flots; c'est le démoniaque qui est lui-même
38 André Clair

perdu. Kierkegaard a ensuite brièvement évoqué Gloster (Richard III),


la figure la plus démoniaque qu'ait représentée Shakespeare. Ce qui
fait de Gloster un être démoniaque, c'est sa haine de sa nature
difforme et grossière et en même temps son refus d'une relation à
autrui, son enfermement sur soi. Ces deux exemples expriment deux
aspects du démoniaque : son antagonisme avec l'innocence et son
repliement sur soi. Or ces deux aspects se trouvent réunis en Faust.
Ainsi, c'est bien Faust qui exprime de la manière la plus typique le
démoniaque, dont il convient maintenant de thématiser le concept.

III

L'hermétisme et labsolutisation de soi

En s'interrogeant sur le démoniaque, c'est le problème du mal que


Kierkegaard traite. Faust n'est certes pas la seule figure du
démoniaque; nous verrons même que le démoniaque est multiple et
indéfiniment variable. Mais Faust en est bien l'expression moderne suprême,
la figure la plus aiguë. Il comporte ainsi un privilège; il remplit une
fonction paradigmatique pour le mal. Il est la figure analogue et
opposée à celle d'Abraham : analogue comme figure exemplaire, mais
opposée et inversée dans son rapport à Dieu. Il conviendra donc
d'expliciter le sens du paradoxe démoniaque, opposé au paradoxe
d'Abraham et au paradoxe chrétien. Or il faut d'abord reconnaître
que, entre ces deux paradoxes, quelque chose est commun, quelque
chose qui fait précisément que dans les deux cas il s'agit bien de
paradoxe, à savoir l'opposition de l'individualité à la généralité. La vie
démoniaque et l'existence religieuse se vivent toutes deux hors des
normes communes. Ce sont des formes d'existence étrange. Elles
reposent d'ailleurs sur une forme de génialité naturelle. Certes, en
lui-même, le génie ne se définit pas comme paradoxal; mais, en tant
que doté de qualités spécifiques et exceptionnelles, il est comme en
attente d'une vie paradoxale. Et plus sa nature est exceptionnelle et
singulière, plus aussi le paradoxe retentit en lui, rendant son existence
plus pathétique et plus vive, soit sous une forme démoniaque, soit
sous une forme religieuse. « Le génie est ainsi dès le début désorienté
dans son rapport au général et mis en rapport avec le paradoxe, soit
que, dans son désespoir de sa limitation qui à ses yeux change sa
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 39

toute-puissance en impuissance, il cherche un apaisement démoniaque,


et par suite ne veut en faire l'aveu ni à Dieu ni aux hommes, soit
qu'il trouve une paix religieuse dans son amour pour la divinité»24.
À deux reprises, Kierkegaard a effectué une investigation du
concept de démoniaque, dans deux ouvrages différents, de
pseudonymes différents. Ceci est déjà le signe du caractère divers et
multiforme du démoniaque puisque les deux analyses ne se recouvrent pas.
Dans Le Concept d'Angoisse (chapitre iv), Vigilius Haufniensis examine
le démoniaque en relation avec la genèse de l'individu, avec son
devenir soi. Dans La Maladie à la Mort (fin de la Ire section), Anti-
Climacus l'analyse en rapport avec le désespoir dont il constitue la
forme ultime; le démoniaque est ainsi l'expression suprême de la
maladie et du malheur de l'homme.
En analysant le démoniaque dans Le Concept d'Angoisse,
Kierkegaard se réfère de nouveau à Faust et à Méphistophélès. C'est même
le seul exemple sur lequel il s'étende quelque peu. Mais, tandis que
dans les ouvrages précédents l'accent était porté sur la description
de Faust et que celui-ci constituait le centre de l'investigation, ici en
revanche la question est bien plus théorique. Et si Faust est présenté
comme l'expression privilégiée et même paradigmatique du
démoniaque, le problème cependant n'est pas celui de Faust lui-même, mais
celui de la signification du démoniaque. Ici intervient donc un
déplacement d'accent : de l'exposition d'une figure typique à l'analyse d'un
thème spécifique.
Toute la recherche concernant l'angoisse est effectuée dans une
perspective théologique. L'analyse du démoniaque est développée dans
le chapitre intitulé : « L'angoisse du péché ou l'angoisse conséquence
du péché dans l'individu ». Ayant d'abord analysé l'angoisse préalable
au péché, Kierkegaard examine maintenant l'angoisse postérieure.
C'est donc l'angoisse de l'homme éveillé aux notions de bien et de
mal, et c'est par rapport à ces notions que se comprend le démoniaque.
Plus exactement, le démoniaque est défini comme l'angoisse devant
le bien.
«Le démoniaque est l'angoisse devant le bien. Dans l'innocence,
la liberté n'était pas posée comme telle; sa possibilité était, en
l'individu, de l'angoisse. Dans le démoniaque, la situation est
renversée. La liberté est posée comme servitude; car elle est perdue. La

24 S.V. III 171; OC. V 193.


40 André Clair

possibilité de la liberté est ici de nouveau l'angoisse. La différence


est absolue; car la possibilité de la liberté se montre ici par rapport
à la servitude, laquelle est l'opposé direct de l'innocence qui est une
détermination orientée vers la liberté.
Le démoniaque est la servitude qui veut s'enclore. Ceci est et
demeure cependant une impossibilité; la servitude conserve toujours
une relation, et même si celle-ci a en apparence tout à fait disparu,
elle est pourtant là, et l'angoisse se montre dès l'instant du contact»25.
D'un mot, ce qui s'exprime dans la vie du démoniaque, c'est le
mal; et la question du démoniaque se ramène à celle du mal. En termes
différents, il s'agit du mauvais exercice de la liberté; c'est la question
de la perte ou de l'aliénation de cette liberté. Comment la liberté se
perd-elle et devient-elle serve d'elle-même? Voyons d'abord la manière
dont la question est abordée. C'est par rapport à deux choses que
se pose la servitude, à savoir l'innocence et l'angoisse; et ces deux
éléments suffisent à la situer. Considérée en rapport avec l'innocence,
la servitude démoniaque en est l'extrême opposé sur le parcours de
la vie. Mais elle n'en est pas l'antagoniste; c'est la vie selon la foi
qui est l'antagoniste du démoniaque. Ce qui aiguise et éclaire cette
opposition à l'innocence, c'est le rapport à l'angoisse. Il y a bien une
analogie entre l'innocence et le démoniaque, entre la vie la plus
simple et l'existence la plus pervertie, de même qu'il y avait un point
de contact entre l'innocente Agnès et le triton séducteur, ou entre
Marguerite la simple et Faust le torturé. Ce rapport et ce contact,
c'est que tous deux participent à l'angoisse. S'il n'y avait aucun
rapport entre l'innocence et le démoniaque, ce dernier n'aurait même
pas de sens ni d'existence. Certes, ce n'est pas son rapport à l'innocence
qui suffît à le définir. Mais il a besoin de l'innocence comme du
repoussoir qui lui permet de se révéler à lui-même et de s'affirmer.
Le démoniaque est la perversion radicale de l'innocence; l'individu
se retourne contre toutes choses et tout être pour s'affirmer comme
absolu. Par rapport à l'innocence, «la situation est renversée» et «la
différence est absolue ». Si donc l'innocence et le démoniaque ont tous
deux part à l'angoisse, c'est dans une direction inverse. L'angoisse
de l'innocence, c'est l'inquiétude de l'éveil à soi-même; la liberté n'est
que possible ou virtuelle; elle s'ouvre et s'affirme dans ce qui devient

25 S.V. IV 431-2; O.C. VII 220; Le Concept de l'Angoisse (trad. Ferlov et Gateau,
édit. Gallimard/Les Essais), p. 178.
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 41

son expression éthique. Dans le démoniaque, le rapport à l'angoisse


est tout différent. C'est l'angoisse de la fermeture sur soi. La liberté
s'est affirmée comme valeur absolue et a une première fois surmonté
l'angoisse. Si elle connaît de nouveau cette inquiétude indéterminée
qu'est l'angoisse, c'est sous un tout autre angle. La liberté est
maintenant informée et même doublement informée. D'abord, elle a une
connaissance d'elle-même comme d'un absolu; mais elle a aussi une
autre connaissance, celle que Dieu s'est manifesté comme homme. Ceci
veut dire que le démoniaque ne reçoit son sens complet qu'en
référence au christianisme, et que, s'il y a bien un démoniaque dans
le paganisme (ainsi Prométhée), il n'atteint pas au même degré d'acuité
que le démoniaque chrétien. Parmi les divers exemples mythiques de
démoniaque, c'est bien Faust qui est le paradigme du démoniaque
complet.
En disant que le démoniaque est l'angoisse devant le bien,
Kierkegaard spécifie ce dernier par deux caractères qui non seulement
sont distincts, mais dont les accents vont en des sens opposés. En
effet, le bien est ici la liberté en tant que capacité d'affirmation éthique
de soi. Mais ce terme de bien a aussi une acception très différente,
de nature théologique. Ce passage d'un sens anthropologique à un
sens théologique peut s'éclairer par la démarche du pseudonyme
Climacus dans les Miettes Philosophiques et le Post-Scriptum. De
même que la subjectivité, qui se découvre d'abord comme vérité par
la réminiscence et à la manière socratique, doit ensuite accomplir un
pas de plus par lequel elle se reconnaît comme non-vérité et incapable
d'accéder par elle seule à la vérité, de même ici le bien, défini
éthiquement, doit en s 'approfondissant découvrir qu'il n'a pas en soi
sa vérité et qu'il n'est pas véritablement le bien; en termes différents,
cela signifie que sa liberté est initialement serve. Sa vérité est en un
Autre, exactement en un être qui se révèle à l'homme comme un Tout-
Autre et qui pourtant par quelque caractère est aussi le même que
l'homme. C'est par là que le démoniaque est un concept chrétien et
que le négatif a chez Faust une dimension nouvelle et bien plus radicale
que chez Prométhée.
Dès lors, qu'est-ce que le démoniaque? C'est «la servitude qui
veut s'enclore». Ainsi le démoniaque n'est pas la servitude (ce qui
signifierait que toute existence humaine, en tant que serve, serait
démoniaque); mais c'est le fait que la liberté, déjà asservie, veuille
s'enfermer dans sa servitude, en vienne à s'absolutiser dans sa condi-
42 André Clair

tion mauvaise, dans son attitude qu'elle sait mauvaise. Ayant la


connaissance du bien, elle se heurte à lui et le repousse. Là est sa
nature, mais aussi son malheur ou sa contradiction interne. Le
démoniaque est condamné à ne pouvoir vivre. Il porte en effet en lui un
élément d'auto-destruction. Sa nature, c'est de tendre l'égotisme
jusqu'à son extrême limite, c'est-à-dire d'exclure toute relation avec
quoi que ce soit d'autre que soi-même. C'est en cela que le
démoniaque porte en lui sa mort; il est «la maladie à la mort» au point
ultime. C'est au démoniaque que s'applique éminemment la vigoureuse
description qu'Anti-Climacus donne du désespoir dans La Maladie à
la Mort. «Quand la mort est le danger suprême, on espère en la vie;
mais quand on découvre le danger plus terrible encore, on espère en
la mort. Et quand le danger est si grand que la mort est devenue
l'espoir, alors le désespoir est la désespérance de ne pouvoir même
mourir. C'est donc en ce dernier sens que le désespoir est la maladie
à la mort, cette torturante contradiction, cette maladie du moi qui
consiste à mourir sans cesse, à mourir sans mourir, à mourir la mort.
Car mourir signifie que tout est fini, mais mourir la mort signifie
vivre le mourir, et le vivre un seul instant, c'est le vivre à jamais » 26.
L'impossible clôture, l'irréalisable systématisation font la
contradiction du démoniaque. L'attitude démoniaque, c'est de passer de la
volonté d'être soi à la volonté de n'être que soi, au total renfermement
sur soi. Mais le démoniaque ne peut pas n'être jamais en relation.
Ainsi, Faust ne peut se passer de Méphistophélès d'abord, de
Marguerite ensuite. On ne peut trancher tous les liens avec autrui, et c'est
là que se tient le drame de Faust. La faillite du démoniaque, c'est
l'impossibilité d'une pure intériorité ou d'un complet renfermement sur
soi, parce que c'est d'abord l'échec à se soustraire aux conditions
temporelles et spatiales de l'existence. Le démoniaque veut devenir un
être unique et absolu, vivant dans une plénitude de soi. Or si une
telle plénitude peut recevoir un sens, c'est dans deux cas : à propos
d'un être divin et à propos d'un système intemporel qui aurait rompu
tout contact avec la vie des individus. Mais précisément, le démoniaque
demeure un être de chair et de sensibilité. Son drame, c'est la distance
irréductible entre le système et l'existence; c'est, pour un être situé
dans le temps, l'aspiration à une totalité close; ou encore c'est de

26 S.V. XI 148; OC. XVI 176; Traité du Désespoir (trad. Ferlov et Gateau, edit.
Gallimard/Les Essais), p. 71.
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 43

s'imaginer qu'il pourrait y avoir une pure vie intérieure réunissant


l'autonomie et l'existence. Il est alors aisé de comprendre que, dans
l'investigation du démoniaque, plusieurs choses se conviennent et
s'accordent. Le démoniaque s'exprime de manière éminente dans le
mythe de Faust; c'est bien là son atmosphère fondamentale. C'est alors
en lui que s'expriment les significations du démoniaque. D'abord, il
est remarquable que Faust soit un mythe; en conséquence, il n'est pas
vraiment un être de chair et de sensibilité; il n'est pas réellement un
existant (à la différence de Socrate par exemple); et par là même, il
est quasiment anhistorique, ce qui signifie aussi que l'esprit faustien
est une caractéristique permanente de l'âme humaine. Mais quant à
sa signification plus précise pour le présent, c'est surtout la philosophie
hégélienne, en tant que système encyclopédique, qui est une
actualisation du mythe, sa manifestation culturelle privilégiée; et en ce sens,
c'est bien toute l'époque qui est marquée du démoniaque.
Précisant ensuite les caractères du démoniaque, Vigilius Haufnien-
sis en explicite trois : a) « Le démoniaque est l'hermétisme et la
manifestation involontaire»; b) «Le démoniaque est le soudain»;
c) « Le démoniaque est le vide, l'ennui ».
En ce qui concerne l'hermétisme ou le renfermement sur soi
(Indesluttethed), le point décisif porte sur le sens du secret. La question
est celle du rapport entre le secret et sa manifestation; or il est
précisé que celle-ci est involontaire. Ce qui est alors remarquable, c'est
que le secret a plusieurs sens. Le silence est à comprendre selon son
orientation; et ce point éclaire la différence entre Abraham et Faust.
En effet, entre ces deux figures silencieuses, la différence tient à leur
rapport au secret. Abraham ne peut parler; son secret est indicible.
Faust ne veut pas parler, il se refuse à exprimer son secret; il est
clos sur sa seule intériorité; selon une formule concise parfaite, il «fait
du silence un système»27. «Le démoniaque ne s'enferme pas avec
quelque chose, mais s'enferme lui-même; ainsi la profondeur de
l'existence, c'est que la servitude se constitue elle-même prisonnière»28. Sa
seule relation, c'est à soi-même; les autres (Méphistophélés, Marguerite)
ne sont que le moyen de cette relation ; et même cette relation n'est pas
avouée; s'effrayant de son enfermement, le démoniaque n'ose se le
dire. C'est bien dans cette relation que se tient la différence avec

27 S.V. IV 433; OC VII 221; C.A. 179.


28 S.V. IV 432; OC VII 221; C.A. 179.
44 André Clair

Abraham. Celui-ci n'est pas seul; il vit en relation avec une parole
tierce qui lui a été adressée. Dans son mutisme, il demeure en rapport
avec quelqu'un d'autre. Au contraire, Faust veut être seul. Sa
servitude, c'est justement d'être rétracté en lui-même, tandis que la liberté
est la disposition à la manifestation de soi et même, ce qui en est
la limite, à la transparence 29.
En second lieu, c'est le soudain qui définit le démoniaque. Celui-ci
apparaît de manière brusque et inopinée. L'exposition de ce caractère
est remarquable surtout en ce qu'elle est ordonnée autour de
l'apparition de Méphistophélès dans un ballet, le Faust de Bournonville.
Ainsi, ce caractère est-il expressément scénique. C'est d'ailleurs
uniquement à propos de ce caractère qu'il est question de Faust et de
Méphistophélès dans Le Concept d'Angoisse. Il devient alors très
suggestif de mettre cette expression scénique et mimique du démoniaque
en rapport avec la description imagée du chevalier de la foi dans
Crainte et Tremblement. Nous avons ainsi deux tableaux parallèles et
antagonistes qui, en se correspondant, font vivement ressortir, là
encore sur le fond d'une certaine proximité, la radicale opposition
de Faust et d'Abraham. Rappelons d'abord les textes.
Voici l'apparition de Méphistophélès dans le ballet. «Si l'on ne
veut pas estomper Méphistophélès [...], on verra ainsi qu'il est
essentiellement mimique. Même les paroles les plus terribles qui montent
des abîmes du mal ne peuvent produire l'effet de la soudaineté du
saut qui s'en tient à la mimique [...]. L'horreur qui vous saisit au
spectacle de Méphistophélès sautant par la fenêtre et restant figé
dans la position du saut! Cet élan en plein saut qui rappelle la
plongée de l'oiseau de proie ou le bond du fauve et qui redouble
l'effroi, puisqu'en général il surgit d'une complète immobilité, produit
un effet sans borne. Méphistophélès doit donc marcher aussi peu que
possible, car la marche même est une sorte de passage au saut, elle
comporte un soupçon de saut possible. La première apparition de
Méphistophélès dans le ballet de Faust n'est donc pas un coup de
théâtre, mais une idée très profonde [...]. On ne l'a pas encore vu
et le voilà, en personne, en chair et en os, et la rapidité de sa venue
ne peut s'exprimer plus fortement qu'en le faisant surgir d'un bond.
Si le saut se prolonge en marche, alors l'effet s'atténue » 30.

29 Cf. S. V. IV 435, note; OC. VII 224, note; C.A. 183, note 2.
30 S.V. IV 440-1; OC. VII 227-8; C.A. 189-191.
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 45

Et maintenant le célèbre portrait du chevalier de la foi. «Il fait


constamment le mouvement de l'infini, mais avec une telle précision
et sûreté qu'il en obtient sans cesse le fini sans qu'on soupçonne une
seconde autre chose. Pour un danseur, le tour de force le plus
difficile est, paraît-il, de s'installer d'emblée dans une position précise,
sans une seconde d'hésitation, et en effectuant le saut même. Peut-être
aucun danseur n'a-t-il cette maîtrise — mon chevalier la possède.
Force gens vivent enfoncés dans les soucis et les joies du monde; ils
sont comme ceux qui font tapisserie au bal. Les chevaliers de l'infini
sont des danseurs qui ne manquent pas d'élévation. Ils sautent en
l'air et retombent; ce passe-temps n'est pas sans agrément et il n'est
pas déplaisant à voir. Mais chaque fois qu'ils retombent, ils ne
peuvent d'un seul coup se retrouver sur leurs jambes; ils chancellent
un instant en une hésitation qui montre qu'ils sont étrangers au
monde [...]. Mais pouvoir retomber de telle manière qu'on semble à
la même seconde debout et en marche, transformer en marche le saut
dans la vie, voilà ce dont seul est capable le chevalier, voilà le seul
prodige»31.
L'étonnant, c'est d'abord que ces deux descriptions ont les mêmes
références, empruntées aux Beaux-Arts, plus précisément aux arts
centrés sur le corps : le mime et la danse. C'est la plastique corporelle
qui est le symbole des formes d'existence spirituelle. Et davantage
encore, c'est la même expression qui peut symboliser le démoniaque
et la foi, cette expression spécifiquement kierkegaardienne de saut.
Quelle est dès lors la différence entre le saut de Méphistophélés et
celui du chevalier? Tous deux sont splendides et harmonieux. La
perfection du mime et celle de la danse sont égales. Aussi bien, pour
un spectateur, n'y a-t-il pas de différence significative. Et pourtant
quelque chose différencie et même oppose les deux sauts. C'est que
le saut a une portée tout autre d'un cas à l'autre. En tant que
soudain, le saut de Méphistophélés signifie l'infini et le possible, la
rupture des limitations, l'évasion dans l'imaginaire, la suspension du
temps; le déroulement de la vie quotidienne se trouve interrompu.
En se tenant dans la position du bond, Méphistophélés exprime une
attitude complètement esthétique : jeu de l'acteur, éclat du personnage,
harmonie du geste, mais aussi absence d'insertion dans la vie concrète;
en effet, Méphistophélés ne marche pas; sa nature est tout entière

31 S.V. III 103-4; OC. V 133-4.


46 André Clair

exprimée par l'éclair du saut. Et c'est en ce point que se tient la


différence avec le chevalier de la foi. Au mouvement simple et
bondissant de Méphistophélès, fait face un mouvement double; le
saut est alors un mouvement infini et fini, brusque mais aussi
parfaitement accordé à la vie concrète. Ainsi, dire que le saut est
également marche, c'est signifier qu'il est véritablement synthèse,
réunissant la splendeur de l'attitude artistique et la réalité de la vie quotidienne.
Le troisième caractère du démoniaque se comprend en fonction
des précédentes analyses. En effet, en tant que replié sur soi seul et
coupé de la vie, le démoniaque est vide, et ce vide perpétuel engendre
l'ennui. L'ennui correspond au soudain en tant que son opposé; il
exprime la continuité de la vie, opposée à la rupture introduite par
le surgissement du saut. «La continuité qui correspond au soudain
est ce qu'on pourrait appeler 'l'extinction'. L'ennui, le sentiment de
s'éteindre, est en effet une continuité dans le néant»32. En vérité,
c'est bien le repliement qui est le caractère fondamental; les deux
autres en sont deux expressions secondes et opposées. En effet, le
surgissement du saut exprime la suspension du temps et la rupture
avec toute la réalité extérieure, tandis que l'ennui est engendré par la
continuité monotone de la vie intérieure renfermée sur soi. Et ces
deux caractères se trouvent d'ailleurs figurés par deux représentations
opposées : celle du bond soudain et celle d'une durée interminable.
Ils se trouvent réunis dans un conte populaire : le diable spécula
pendant 3 000 ans sur la manière de perdre l'homme — puis un jour
trouva soudain. Alors, selon que l'on considère ces 3000 ans de
vide cruel ou que l'on insiste au contraire sur le caractère subit de
la trouvaille, on accentue soit le vide, soit inversement le soudain.
Mais ce ne sont là que les deux aspects opposés du démoniaque ou
les deux faces du diable.

IV

La vie démoniaque et la foi

II reste maintenant à déterminer ce qui spécifie Faust comme


démoniaque suprême; cela revient à la question suivante: en quoi
Faust se distingue-t-il de Prométhée, ou quelle est la différence entre
le démoniaque chrétien et le démoniaque grec? Cette différence se
32 S.V. IV 442; OC. VII 229; C.A. 192.
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 47

trouve brièvement indiquée dans La Maladie à la Mort à propos de


la forme supérieure du désespoir conscient qu'est le désespoir-défi; le
démoniaque grec et le démoniaque chrétien en constituent les deux
modes. Il y a en effet un lieu où Prométhée et Faust se rencontrent,
à savoir que tous les deux portent un défi à la divinité; mais
justement, ces deux défis sont de nature bien différente. Pour sa part, ce
qu'exprime Prométhée (et de même l'homme stoïcien), c'est la tentative
de s'égaler à la divinité; en volant le feu aux dieux, il prétend
s'élever à leur hauteur. Prométhée veut se faire dieu, devenir un dieu
parmi les dieux. Et c'est bien par là qu'il se montre déraisonnable;
son démoniaque, c'est précisément de méconnaître son rang de
subordination, de se méconnaître; il tombe ainsi dans l'arbitraire. «Il ne
connaît aucune puissance qui soit au-dessus de lui, et c'est pourquoi
il manque en dernière analyse de sérieux, un sérieux dont il peut
seulement donner l'apparence illusoire quand il accorde à ses
expériences le suprême degré d'attention. C'est là un sérieux mensonger.
Prométhée vola aux dieux le feu : de même on vole ici à Dieu la
pensée — et c'est le sérieux — qu'il regarde l'homme; mais le moi
désespéré se contente de se regarder lui-même, ce qui doit conférer
à ses entreprises un intérêt et une importance infinis, alors que cela
les réduit justement à des expériences»33.
Quant au démoniaque chrétien, c'est un tout autre mouvement
qu'il accomplit; il ne s'agit plus de s'égaler à Dieu, mais en quelque
sorte d'adopter à son égard une position antagoniste, de se révolter
contre lui dans un pacte avec le démon. De ce fait, dans son
opposition, l'attitude de Faust est tout autrement radicale que celle
de Prométhée. Pour ce dernier, le but était en somme de s'associer
aux dieux, de prendre place en leur compagnie, d'accéder à leur rang.
En revanche, rien de tel pour Faust. Il ne veut pas devenir un dieu,
mais il veut nier le Dieu chrétien; il veut s'imposer à tous les dieux;
en un mot, il veut qu'il n'y ait plus de dieu. Il veut s'absolutiser.
Et c'est dans cette intention qu'il conclut un pacte avec l'esprit du
mal; il bravera la divinité en s'alliant à son ennemi. D'une manière
bien plus prosaïque, l'individu deviendra démoniaque en faisant de
ses échecs, de ses malheurs ou de ses infirmités quelque chose
d'absolu; c'est ainsi qu'il s'enclôt dans sa souffrance et en tire
argument pour braver tout l'univers; sa détresse est le lieu et le

33 S.V. XI 203; OC. XVI 224-5; T.D. 149.


48 André Clair

moyen de son absolue et solitaire affirmation. «Un moi qui, dans


son désespoir, veut être lui-même, souffre de tel ou tel état douloureux
qu'il est désormais impossible d'éliminer ou de dissocier de son moi
concret. Il reporte sur ce tourment toute sa passion qui finit par
devenir une fureur démoniaque. Et quand Dieu et tous les anges lui
offriraient de l'en délivrer : en vain, il ne veut rien savoir, il est
désormais trop tard » 34. On voit quel est le paradoxe du démoniaque :
la réalisation de son désir d'absolu requiert l'établissement d'une
relation contractuelle et d'une sujétion. C'est en effet seulement par
l'intermédiaire de ce qui le domine (Méphistophélès), par le biais de
ce qui le blesse (sa maladie ou sa détresse) que l'individu démoniaque
s'affirme; il est par là entièrement tributaire de son malheur; et en
ce sens, son affirmation est vaine puisqu'elle n'est que l'expression de
sa complète dépendance.
C'est alors à la confrontation entre Faust et Abraham que l'on
peut revenir, cette confrontation de deux figures paradoxales qui
constitue aussi le point le plus aigu de Crainte et Tremblement.
Au rapport entre Kierkegaard et Abraham, on peut d'abord transposer
ce que l'esthéticien dit du rapport entre Mozart et Don Juan. Entre
Mozart et le thème de Don Juan, comme entre Kierkegaard et le
thème d'Abraham, la relation est d'harmonie. « C'est par une heureuse
chance que, au sens profond, le sujet peut-être le seul musical a été
donné à Mozart»35. De même le thème d'Abraham est peut-être le
seul sujet religieux, et l'admirable livre Crainte et Tremblement est le
plus singulier de Kierkegaard. Or — élément remarquable —, c'est
par rapport à Faust le moderne que la spécificité d'Abraham est
déterminée en dernier lieu. Nous avons déjà noté le fait que Faust
était un personnage indirect. Mais le caractère indirect n'est pas
propre au démoniaque; il est même typique de tout rapport à
l'existence; ainsi le rapport au religieux est-il lui-même indirect.
Et pourtant, la qualification d'indirect n'a pas la même signification
dans les deux cas. Comme les grandes figures existentielles, Faust est
présenté par des pseudonymes signifiant la distance entre la particularité
de l'auteur et la portée générale des types existentiels. D'autre part, il
est un personnage silencieux, analogue en cela à Abraham, même si le
silence, la réserve et l'intériorité n'ont pas la même orientation; le
Faust de Kierkegaard ne veut pas parler, il se retranche dans sa

34 S.V. XI 207; OC. XVI 227; T.D. 154.


35 S.V. I 36; OC. III 48; O.B. 42.
Le mythe de Faust chez Kierkegaard 49

forteresse; Abraham ne peut parler; ce qu'il dirait ne serait pas


intelligible, et sa seule parole demeure une énigme, d'ailleurs imprégnée
d'ironie. Mais surtout, Faust est présenté par l'intermédiaire de
l'innocente Marguerite, c'est-à-dire comme une figure seconde, qui a
besoin d'un appui extérieur pour apparaître. De ce fait, il n'est plus
seulement un personnage indirect, mais plus exactement un personnage
qui vient de côté et qui agit de biais. C'est là d'ailleurs la première
manifestation de son caractère malin. En cela aussi se trouve sa
différence vis-à-vis d'Abraham. Et pourtant, dans l'expression visible
de leur existence et pour l'observateur extérieur, cette différence
demeurera toujours en question.
Quant à la vie singulière de l'individu, il n'est pas plus simple
de reconnaître ce qu'elle est; en effet, l'individu n'a pas les moyens
de déterminer si sa vie est démoniaque ou croyante. En vérité
d'ailleurs, il faudrait transformer cette question et envisager la vie de
l'homme en relation conjointe à Faust et à Abraham (et non pas en
forme de dilemme). Dès lors, on pourrait qualifier cette vie d'oscillation
sans terme entre la tentation de Faust et l'attente d'Abraham. Et c'est
bien là un aspect essentiel du paradoxe; ce qui est paradoxal, ce n'est
pas seulement la figure de Faust et celle d'Abraham, mais c'est aussi
leur relation dans l'existence d'un homme.

54, rue de Sévailles André Clair.


F -35000 Rennes,
France.

Résumé. — La figure de Faust a constitué pour Kierkegaard un


thème essentiel de sa pensée, aussi bien dans ses Papiers Posthumes
(Papirer) que dans plusieurs ouvrages pseudonymes. Faust est un
personnage très complexe en qui s'articulent la vie esthétique et
l'existence religieuse. Il est l'expression la plus typique du démoniaque.
De ce fait, son antagoniste exact, c'est Abraham. La réflexion sur le
mythe de Faust est ainsi le moyen de comprendre la pensée kierke-
gaardienne à propos de la liberté et du mal et de déterminer,
indirectement, la spécificité de la foi.

Abstract. — The figure of Faust has been for Kierkegaard an


essential matter of his thought, both in the Posthumous Papers
(Papirer) and in several pseudonymous works. Faust is a very complex
50 André Clair

individual; the esthetic life and the religious existence are connected
in his person. He is the most typical expression of the demoniacal.
Consequently, the reflexion concerning the myth of Faust is the means
to understand the kierkegaardian thought about freedom and evil and,
indirectly, to determine the specific characters of the faith.

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