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L'ESTHÉTIQUE EXISTENTIELLE DE KIERKEGAARD: LE GÉNIE, LE VIRTUOSE ET

L'IMMÉDIAT
Author(s): André Clair
Source: Revue de Théologie et de Philosophie , 2013, Troisième série, Vol. 145, No. 3/4,
SØREN KIERKEGAARD (1813-1855): À l'occasion du bicentenaire de sa naissance (2013),
pp. 207-229
Published by: Librairie Droz
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/44361090

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REVUE DE THÉOLOGIE ET DE PHILOSOPHIE, 145 (2013), P. 207-229

L'ESTHÉTIQUE EXISTENTIELLE DE KIERKEGAARD

LE GÉNIE, LE VIRTUOSE ET L'IMMÉDIAT


André Clair

Résumé

L'esthétique kierkegaardienne est placée sous le signe de la complexité


(type d'existence, théorie de la sensibilité, pratique de divers arts, examen des
œuvres). La signification existentielle est à rapporter à la sensibilité. L 'individu
esthéticien vit pleinement selon le sens externe (le rapport au monde) et
selon le sens interne (les divers sentiments). Cela se réalise le mieux dans
la virtuosité du génie, spécialement de la génialité sensuelle. Or le concept
central est l'immédiateté. C'est bien le paradoxe de l'esthétique de mettre en
œuvre les médiations les plus diverses et subtiles (notamment dans la vie du
séducteur et dans les opéras de Mozart) et de tendre vers l 'immédiateté, celle
de la plénitude dans l'instant. Alors, à la limite, la vie esthétique accomplie
serait l ' innocence ; en deçà des figures du séducteur, il faut remonter à la figure
de la résistance à la séduction.

Chez Kierkegaard, le concept d'esthétique s'entend en plusieurs sens. La


même remarque s'applique certes aux concepts d'éthique et de religieux; mais
à propos de l'esthétique, la diversité est telle que la cohérence du concept fait
question. Cela pourrait d'ailleurs être un trait caractéristique de l'esthétique.
L'acception la plus obvie et la plus déployée se réfère à l'existence. L'esthé-
tique, c'est d'abord un mode de vie, un stade d'existence, interprété à la fois
comme une sphère spécifique et comme une étape d'un itinéraire. Mais aussi se
pose la question d'une esthétique au sens d'une théorie de l'art, à la fois comme
production et comme réception des œuvres, ce qui requiert également une
théorie de la sensibilité. Si une telle théorie n'est pas expressément constituée
par l'auteur, le lecteur a ce point à examiner et notamment à situer la pensée
esthétique de Kierkegaard par rapport à d'autres théories esthétiques. Et puis
l'écrivain Kierkegaard, qui a été un lecteur, un auditeur et un contemplateur
passionné d'œuvres d'art, effectue une pratique esthétique originale. C'est une
esthétique en acte, qui est d'ailleurs une esthétique redoublée, puisque son
œuvre de critique et d'examinateur est elle-même un objet esthétique. Enfin -
c'est même le point primordial - Kierkegaard s'est interrogé sur le principe de
l'œuvre d'art, à savoir la génialité. Précisément, je me demanderai si la génialité

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208 ANDRÉ CLAIR

n'est pas le concept approprié pour unifier


non pas comme un élément commun minim
qui anime tout autant la faculté de sentir,
la vie esthétique d'un individu. Tout cela
l'art, entendue comme la recherche de la n
Une esthétique se détermine par un rap
gaard ne construit pas une doctrine de la
éléments pour la caractériser, éléments qu
d'éros. L'esthétique kierkegaardienne est
à la fois très étendu et très précis; l'éro
tence. La sensibilité est elle-même à ente
sentiments) et comme sens externe (la p
pose la question de la préséance d'un sens
Est-ce l'oreille ou l'œil ? On peut repére
thèse. On invoquera ainsi l'importance d
et ses rythmes, l'exigence de Kierkegaa
auditeur singulier, soient lus à haute voix
et entendue. On notera d'autre part l'im
l'insistance à propos de la manifestation
rapport entre le visible et l'invisible. Alor
d'autres points, serait à explorer et à examin
même -, l'entre-deux comme lien entre audi
réalisé par l'opéra, conjointement musique
dienne se place bien sous le signe d'un et-e
Je soutiendrai que beaucoup de livres
tous) sont esthétiques de quelque manièr
rien d'anodin et passera pour paradoxale, a
à savoir que les écrits dont les thèmes s
tique peuvent comporter une dimensio
sens. Reste que certains écrits traitent
déjà le cas de la seconde partie du Conc
et critique de l'ironie romantique1. C'est
Ou bien - ou bien et, corrélativement, de
il y aurait à examiner les écrits de critique
un texte bien difficile à classer et plutôt
exactement le traité Sur la différence entre

1 S. Kierkegaard, Le concept d'ironie consta


partie, OC 2, p. 215-297.
2 S. Kierkegaard, Ou bien - ou bien. Première
p. 7-81. NdR: l'auteur de l'article a souhaité q
traduit par Ou bien ou bien [en italique] ; dans
en tenons à la traduction L ' alternative , chois
3 S. Kierkegaard, Sur la différence entre un

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à rapporter à l'activité du poète, précisément: du poète-dialecticien, selon le
titre que s'attribuait Kierkegaard. Peut-être Kierkegaard est-il surtout un poète
de toute l'existence, sans aucune détermination restrictive. C'est bien ce qui, en
imprimant une marque de l'esthétique sur toute l'œuvre, atteste la connexion
et l'interpénétration de tous les aspects et éléments d'une totalité en labyrinthe.
Le concept d'esthétique est intégrant. On peut même faire l'hypothèse que
l'esthétique est une voie d'entrée spécialement féconde et même privilégiée,
du fait de sa richesse et de sa complexité - au risque alors de pratiquer quelque
ingénieuse réduction subreptice, bien en accord avec les pièges subtils de
la séduction. Dans son rapport à l'existence, l'esthéticien s'ouvre à divers
arts et s'interroge sur leur signification existentielle. Étant à la recherche de
la jouissance immédiate, il transpose et redouble cette jouissance par un art
d'écrire éblouissant où se croisent l' effusion lyrique, le discours narratif et la
réflexion critique. Dans la voie ouverte par Baumgarten et en donnant à cette
recherche une dimension conjointement artistique, théorique et existentielle, il
y a vraiment, chez Kierkegaard, une unité de l'esthétique.

1. Adorno et la «construction de l'esthétique»

En 1933, Theodor W. Adorno publia un ouvrage remarqué: Kierkegaard.


Construction de l'esthétique. Dans ce livre, accueillant et pourtant distant,
attentif mais très critique, Adorno effectue une étude de l'esthétique kierke-
gaardienne, entendue aux divers sens du terme, et pour ce faire, il prend en
compte et examine la pensée de Kierkegaard dans son ensemble. Adorno
considère que Kierkegaard se situe dans la ligne de l'idéalisme allemand, qu'il
prolonge et même accomplit, en en donnant une version nouvelle avec l'affir-
mation de la subjectivité. Il qualifie la philosophie de Kierkegaard d'idéaliste
ou de subjecti viste, ou encore de spiritualiste. Dans une problématique qui,
en son fond, procède d'un refus et d'une démystification, Adorno conduit une
recherche stimulante à propos de l'esthétique kierkegaardienne en explicitant
ses significations, en exposant ses articulations et en marquant ses difficultés
et ses impasses.
Le concept kierkegaardien d'esthétique est complexe et il est surtout
accentué d'une manière originale en ceci qu'il qualifie d'abord un mode de
vie, un stade d'existence. L'intérêt d'une étude philosophique de l'esthétique
kierkegaardienne vient de ne pas s'en tenir à ce sens, même s'il est majeur, mais
de le situer dans une configuration globale de l'esthétique. C'est précisément le
propos initial d2 Adorno qui distingue trois acceptions de l'esthétique et dresse
une véritable cartographie du terme. Mais d'abord, puisque la question est
celle d'une théorie de l'esthétique, Adorno met à part la pratique esthétique de
Kierkegaard, à la fois comme activité de création artistique et comme attitude
existentielle - non pas pour opposer théorie et pratique, mais pour déterminer
dans leur pureté les divers éléments d'une esthétique. «La synthèse des signi-

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fications du terme ne peut être trouvée ni


attitude : elle ne peut parvenir à la constru
à l'état pur. Il faut en distinguer trois, m
En premier lieu, est dit esthétique, che
général de la langue, le domaine des œuv
On note déjà une dualité dans ce premie
œuvres d'art et la théorie de l'art, le secon
parle d'une esthétique, c'est donc en se s
l'esthétique relève-t-elle de la connaissan
des œuvres de l'art, c'est-à-dire de leur n
réception. On retrouve ainsi le sens comm
modernes. Pour étayer sa thèse, Adorno se
partie à' Ou bien - ou bien où l'auteur, pre
d'examen (le Don Juan de Mozart et celu
Premières amours de Scribe, des œuvres t
comme génialité rapportée au sensible. L
des œuvres. L'on pourrait nommer «obje
références et de ses points d'appui ; mais
Adorno, elle est subjective, puisque rappor
part, les objets renvoyant à des personn
l'autre, à savoir le sens existentiel, propr
par le choix des objets le deuxième empl
tique chez Kierkegaard : l'esthétique comm
tardif de la langue, comme "sphère". Le
dialectique en antithèse du Johannes réflé
d 'Elvire, de Marguerite répondent triste
par simple souvenir est, dans la comédie
même temps, en tant que théorie de l'art
largement autonomes, indépendamment d
ou de l'anonyme A.»5 Ainsi, du fait du
ordonnées autour de personnages, il y a u
deux acceptions de l'esthétique. L'œuvre
Faust , est la mise en scène et la transposit
esthétiques. A contrario , on notera que
nelles, comme des monuments ou des pa
absents) qui sont des modèles de l'esthét
une remarque d'Adorno et en la précisa
pseudonyme d'une partie de l'œuvre (et
jusqu'aux derniers livres avec Anti-Clim
premier parcours de la production) imprim

4 Th. W. Adorno, Kierkegaard. Constructio


p. 28 sq.
5 Ibid., p. 29.

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L'ESTHÉTIQUE EXISTENTIELLE DE KIERKEGAARD 2 1 1
et cela selon les deux acceptions repérées. En effet, l'œuvre pseudonyme
est, comme telle, un objet esthétique à connaître, et cet objet a lui-même une
dimension subjective et existentielle. Kierkegaard insiste sur le caractère
personnel, déjà par leur nom, de chaque pseudonyme, lors même qu'il est très
peu déterminé et qu'il est fictif; et les pseudonymes enchevêtrés se rapportent
à des attitudes imbriquées et mettent en scène la diversité complexe de chaque
stade. Adorno relève encore une troisième acception, qu'il estime marginale
et qui se rapporte à la communication. Il affirme qu'elle n'est thématisée que
dans le Post-scriptum 6. Or il n'y a pas à omettre les leçons sur La dialectique
de la communication éthique et éthico-religieuse1 , où Kierkegaard commence
par traiter de la communication esthétique. Ce mode de communication est
directement lié à la subjectivité ; il consiste à communiquer celle-ci avec art
et subtilité, en étant occupé uniquement à la forme de la communication (le
comment). Il s'agit de faire de l'expression de soi un objet d'art, une œuvre
belle. On trouvera son modèle dans la poésie lyrique.
Ces acceptions de l'esthétique étant disparates, il faut déterminer ce qui fait
leur cohérence ou au moins ce qui les réunit. La réponse est nette. L'accent est
toujours posé sur la subjectivité, une subjectivité comprise comme sensible et
pathétique. C'est donc le rapport au sensible, ou plutôt le rapport du sensible
subjectif à un sensible objectif (dans l'œuvre, dans la considération d'un objet,
dans le rapport à quelqu'un) qui caractérise toutes les acceptions de l'esthé-
tique. C'est un fonds commun, certes minimal mais pourtant précis, et tout
simplement conforme à 1' etymologie (ais thés is).
Au premier chapitre d'Adorno, «Exposition de l'esthétique», fait pendant
et correspond le dernier, «Construction de l'esthétique». Il s'agissait d'abord
de décomposer l'esthétique, d'en analyser les significations en déployant ses
diverses acceptions. Il importe maintenant de construire l'esthétique à partir
d'un point de vue critique. Entre-temps, un parcours à travers l'œuvre a été
effectué, expliquant comment cette esthétique s'apparente à une esthétique
baroque, comment les mythes, grecs ou nordiques, constituent un fil d'orga-
nisation, comment la thèse des sphères est à rapporter à une astrologie8 et
comment surtout cette esthétique est une expression de l'univers intérieur de la
société bourgeoise. C'est une esthétique de l'intériorité, dont un paradigme est
le rapport au miroir9. «C'est dans 1' "intérieur" que la dialectique de l'histoire
et la puissance éternelle de la nature placent chez Kierkegaard leur étrange
image d'énigme. Elle doit être résolue par la critique philosophique qui cherche
à atteindre, dans l'historique comme dans l'archaïque, le fondement réel de

6 S. Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes


philosophiques , OC 10 et 11.
7 S. Kierkegaard, La dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse ,
OC 14, p. 359-390.
8 Cf. Kierkegaard. Construction de l'esthétique , op. cit., p. 158.
9 Cf. ibid., p. 74.

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son intériorité idéaliste.» 10 La significa


la position sociale. «En déniant la ques
merci de sa propre position sociale. C'es
moitié du XIXe siècle.» 11 Les conséquen
au-delà de l'esthétique et s'appliquent n
gaard échouant à penser un moi concre
pur esprit. L'individu n'est pas l'homme
et aucune propriété autre que le maigre
n'est pas définie par la plénitude. Un spi
Cette esthétique de l'intériorité, ordo
l'échec. «Ce qui, devant la revendicatio
systématique, irréductible au centre spo
des déterminations, disparates et entre
cristallise, quoique sans règle mais de f
la mélancolie.» 13 Aussi brillante et inve
dienne, il lui manque un rapport effectif
Kierkegaard a élaboré son esthétique, e
le cadre d'un repliement intimiste et d
reproche constamment adressé à Hege
l'existence, si affirmée dans son vocabu
et vide. Kierkegaard porte simplement
un subjecti visme du pur esprit. Même s
capitaliste sont virulentes, elles ne don
de la réification des rapports sociaux, du
En effet, ces points n'ont pas constitué
Kierkegaard.
Or là n'est pas la seule manière de penser l'existence comme concrète.
Adorno considère toujours la pensée de Kierkegaard en fonction de l'esthé-
tique, c'est-à-dire selon un point de vue à la fois capital et restreint. Procédant
ainsi à une abstraction, il conclut à «l'anathème kierkegaardien sur la "sphère
esthétique" et finalement sur l'art en général»15. Cet anathème tiendrait
ultimement à des thèses religieuses et infondées. Mais Adorno ne pose pas la

10 Ibid., p. 82.
11 Ibid., p. 84.
12 Ibid., p. 89.
13 Ibid., p. 214.
14 «Kierkegaard a reconnu la détresse de l'état du grand capitalisme à son commen-
cement. Il s'oppose à elle au nom de l'immédiateté perdue, qu'il sauvegarde dans la
subjectivité. Il n'analyse ni la nécessité ou la légitimité de la réification, ni la possibilité
de sa correction. Mais, bien qu'il soit plus étranger aux rapports sociaux que n'importe
quel autre penseur idéaliste, il a cependant remarqué la relation de la réification et de la
forme-marchandise dans une métaphore qu'il suffit de prendre littéralement pour qu'elle
corresponde aux théories marxistes.» (Ibid., p. 70).
15 Ibid., p. 226.

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L'ESTHÉTIQUE EXISTENTIELLE DE KIERKEGAARD 213
question d'une existence qui ne serait complète que si justement elle était à la
fois esthétique, éthique et religieuse, sans que les différences soient estompées,
mais aussi sans que ces différences conduisent à quelque anathème. Déjà, à
qualifier une philosophie comme idéaliste et subjecti viste, en usant ainsi de
termes en «isme» comme d'étiquettes bien commodes et souvent équivoques,
on s'engage davantage dans une problématique de dénonciation que dans une
investigation des thèses et des arguments de l'auteur. Certes, les étiquettes
sont disponibles; encore faut-il qu'elles soient appropriées. L'idéalisme est
une philosophie de la représentation ; tout est donné dans la pensée ou dans
les représentations, qui peuvent d'ailleurs tout à fait s'accorder avec la réalité,
conçue très diversement selon les auteurs. Kierkegaard s'est constamment
élevé contre l'idéalisme. Pour lui, la subjectivité n'est pas comprise comme
intellect ou comme idée, mais d'abord comme passion et comme affectivité.
Sauf à décréter que si l'on n'est pas «matérialiste», on est automatiquement
«idéaliste», l'étude d'un auteur ne peut s'effectuer sans restituer avec patience
et précision l'organisation singulière de son œuvre. Quant à l'esthétique, si
elle relève bien d'une philosophie de l'intériorité, précisément il ne s'agit
jamais d'une intériorité close mais toujours rapportée à une expression sociale
(l'esthète ne vit pas seul, lors même qu'il vit pour soi) et dépendante d'un art
(avant tout la musique d'opéra, mais également le théâtre et la littérature).

2. Esthétique et dialectique

Dans les textes inédits de Kierkegaard, on trouve un texte inachevé,


surtout méthodologique, La dialectique de la communication éthique et éthico-
religieuse 16. Ce projet d'enseignement, vite interrompu, ne porte apparemment
que sur l'éthique et le religieux ; or il traite aussi de l'esthétique. Les trois stades
y sont distingués sur le fond d'un même genre, la communication de pouvoir,
opposée à la communication de savoir; ils relèvent de la communication
existentielle où le point capital n'est pas l'objet à communiquer mais la relation
entre l'émetteur ou messager et le récepteur ou destinataire. L'esthétique n'est
pas l'élément majeur du texte, mais plutôt un élément introduit pour marquer
les différences et faire paraître l'originalité de l'éthique comme du religieux.
Les notes de l'auteur sont cursives, juste ébauchées. Le terme esthétique est
entendu au sens large, comme rapport aux arts et comme mode d'existence.
«Lorsque, dans la réflexion sur la communication, on réfléchit à égalité sur
l'émetteur et le récepteur, nous avons alors une communication de pouvoir au
sens général, enseignement en art et tout ce que cela comporte.» 17 À propos de

16 Op. cit., OC 14, p. 359-390.


17 OC 14, p. 382 /Papirer VIII 2 B 89, p. 189. Les textes, retraduits, sont cités
d'après les Œuvres complètes, Paris, Orante, 1966-1986 ; 20 volumes (abréviation : OC).
Cette édition donne en marge la pagination de la deuxième édition des Samlede Vœrker ,

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cette «communication de pouvoir esthéti


«Récepteur et émetteur se trouvent sur u
un enseignant dans un art et son élève.»
S'il ^ a égalité entre l'émetteur et le r
existence est finalement indifférente, non
Pourtant il y a bien un intérêt et même u
on se rapporte et l'attrait pour soi. Mais
passion éthique par laquelle un individu s
est essentiellement ludique; elle est un j
capacités artistiques, dans la vivacité de son
sensibilité. C'est bien une position existen
à son degré le plus bas. C'est ce que note
a distingué le medium de la possibilité, c
la spéculation, et le medium de la réalit
telle. Or l'attitude esthétique se tient dans
C'est bien une attitude existentielle où l'in
mais précisément il la vit avec une man
divertissement. L'existence se constitue
ou fantasmée. Elle se réalise, si l'on peut
monde. Une note marginale précise ce po
au sens strict, dans le medium de la réal
pas à être réalisé dans l'existentiel quotid
du fait de communiquer l'éthique dans le
rique).»18
Ce qui unifie l'esthétique, c'est précisément l'imagination. Celle-ci anime
l'existence de l'esthéticien et donne vie aux œuvres d'art. C'est là, dans la vie
et dans les œuvres, que l'imagination agit dans sa pureté, comme «la faculté
instar omnium» 19. Ainsi y a-t-il une connaturalité entre l'artiste et l'esthéticien ;
c'est même ce rapport qui est la marque dialectique de l'esthétique. Or, d'un
point de vue existentiel strict, l'esthétique est sans dialectique. Lorsque, dans
le Post-scriptum, Climacus définit les sphères, il ne relève que ce caractère à
propos de l'esthétique. «Si l'individu est en lui-même non dialectique et s'il a
la dialectique en dehors de soi, alors nous avons les conceptions esthétiques.»20
C'est ce que Frater Taciturnus disait déjà en termes positifs dans les Stades
sur le chemin de la vie : «La sphère esthétique est celle de l'immédiateté.»21
L'esthéticien n'est pas dédoublé ou divisé. À la limite, il ne connaît nulle
tension, nulle déficience, nulle exigence, étant rivé à l'instant ponctuel où

Copenhague, Gyldendal, 1920-1936; 15 volumes. Les papiers inédits sont cités selon
la deuxième édition des Papirer , Copenhague, Gyldendal, 1968-1978; 25 volumes;
lorsqu'une traduction française existe, elle est signalée.
18 OC 14, p. 3S&/ Papirer VIII 2 B 85, 15.
19 S. Kierkegaard, La maladie à la mort, OC 16, p. 188.
20 Post-scriptum , op. cit., vol. II, OC 11, p. 252.
21 S. Kierkegaard, Stades sur le chemin de la vie , OC 9, p. 438.

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L'ESTHÉTIQUE EXISTENTIELLE DE KIERKEGAARD 215
son désir est comblé. Séduire dans l'instant, c'est accomplir immédiatement
son désir. Alors l'esthéticien ne redouble pas sa parole par son existence; ou
plutôt, s'il le fait, c'est précisément en imagination. Il y a bien un redoublement
esthétique, mais seulement imaginaire et ludique, qui n'engage à rien. Ce qui
d'ailleurs distingue entre eux les stades, c'est la nature du redoublement. Toute
existence se vit sur le mode du redoublement, mais le redoublement esthétique
se tient dans l'apparence, dans la représentation. Cela revient à dire que ce
n'est pas vraiment un redoublement. L'existence y est entièrement aspirée par
le jeu, absorbée par l'éclat dans l'extériorité. L'esthétique, aussi bien dans la
vie que dans les arts, tend à l'extériorisation complète, vise à devenir adéquate
à la manifestation, à passer tout entière dans une expression splendide. Le
sentiment ne s 'enclôt pas dans l'intimité, mais au contraire il s'ouvre à un
déploiement total dans un spectacle éblouissant qui justement le porte à son
plein épanouissement. C'est exactement dans ce sens que Frater Taciturnus
présente l'accomplissement du stade esthétique: «Le résultat esthétique est
dans l'extérieur et peut être montré. Il peut être montré et être vu même par
un myope à l'aide de jumelles de théâtre que le héros triomphe, que l'homme
généreux succombe dans la bataille et qu'on l'apporte mort (naturellement
pas en même temps), etc.»22 Le monde esthétique est bien celui du spectacle
intégral où la vie et l'art s'interpénétrent au point même de se confondre.

3. Le génie et la critique artistique

En 1 847, Kierkegaard publia un opuscule, plutôt anonyme que pseudonyme,


signé H. H., Sur la différence entre un génie et un apôtre. Avec le concept de
génie, c'est l'esthétique qui est retrouvée, lors même que le concept s'étend
bien au-delà. D'abord, traitant d'une dualité, le texte expose deux concepts
dans leur pureté. À vrai dire, entre les deux concepts, il y a dissymétrie, la
question étant de constituer le concept d'apôtre; mais justement, si c'est le
génie qui permet le mieux, par différence, de faire saisir l'apôtre, cela même
marque l'importance du génie. Situer l'apôtre tout à fait à part comme l'élu ou
l'appelé, ce n'est pas abaisser le génie; mais c'est reconnaître une différence
d'ordre, une distinction de qualités incommensurables, et c'est d'abord dissiper
des confusions, discriminer des sphères et préciser des identités. Le traité n'est
pas une apologie, ni du génie ni de l'apôtre. Il s'agit simplement de distinguer
deux concepts par une analyse eidétique. Si c'est bien le concept d'apôtre qui
est à l'horizon de l'étude, son analyse n'est effectuée que par une démarche
indirecte, comme si le concept d'apôtre ne pouvait être pensé que dans son
rapport avec ce qui apparaît comme le plus proche mais pourtant essentiellement
différent. A contrario , le génie tire quelque chose pour lui de son rapport avec
l'apôtre. L'apôtre ne se définit par aucun caractère de génialité, il en diffère

22 Ibid., OC 9, p. 406.

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216 ANDRÉ CLAIR

qualitativement ou encore essentiellemen


intellection, il faut passer par un interm
génie partageaient quelque chose en comm
d'apôtre est tributaire de celui de génie, a
rente. Ce qui est en cause, c'est une struct
la pensée de vouloir penser l'absolu, mai
vement. Alors, si l'on veut se rapporter
l'intellect, il faut user d'un biais, mais
lumière la différence et pourtant marque
est l' éminence. L'apôtre réalise éminem
réalise éminemment des caractères huma
peut être transposée dans le génie, ou peut
Cela entraîne des conséquences capitales
«Un génie et un apôtre sont qualitativem
minations qui appartiennent chacune à leur
nence et celle de la transcendance. 1) Le
chose de neuf à apporter, mais cela disp
générale de l 'espèce, comme la différence
l'éternité; l'apôtre a quelque chose de par
la nouveauté, précisément parce qu 'elle es
pas une anticipation en rapport avec le d
constante, de même qu'un apôtre demeu
et aucune immanence de l'éternité ne le
ligne que les autres hommes, puisqu 'il es
différent. 2) Le génie est ce qu 'il est par
est en lui-même; un apôtre est ce qu 'il es
n'a qu'une teleologie immanente; l'apôtr
manière absolument paradoxale.»23
Sans expliciter le concept d'apôtre, ma
qu'est un génie. Le génie d'un homme,
aptitudes originelles. Kierkegaard rappelle
le mot lui-même le dit ( ingenium , de naiss
(origo), caractère originaire, etc.), l'imm
le génie est inné.»24 La génialité ne con
extraordinaires, celles-ci pouvant appara
le fonds inné d'un homme quelconque. I
et en cela une identité commune; c'est su
que s'édifient les identités singulières, spé
comme tels, les inventeurs qui anticipen
à elle-même. Le génie, c'est l'aptitude g
Le concept de génie reçoit aussi bien l'ex

23 Sur la différence entre un génie et un apô


24 Ibid., OC 14, p. 149.

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L'ESTHÉTIQUE EXISTENTIELLE DE KIERKEGAARD 217
a un génie) que la compréhension la plus complexe et élevée (certains sont
éminemment des génies); la génialité est corrélative de l'humanité selon ses
expressions les plus diverses.
De même que l'apôtre est le modèle de l'homme religieux, de même le
génie est le modèle pour l'esthétique. Or Kierkegaard donne comme exemples
de génie le poète et le penseur. C'est dire que le poète-dialecticien est, comme
tel, un être esthétique. Il édifie son œuvre selon ses capacités, il l'expose au
vu de tous sans nulle référence à une autorité. Son œuvre vaut en elle-même,
d'après une finalité immanente, selon ses qualités intrinsèques. Kierkegaard
s'est lui-même reconnu comme un génie, mais nullement comme un apôtre. Il
avait une vive conscience de sa génialité éminente. Il le remarque dans l'épi-
logue du Point de vue explicatif de mon œuvre d'écrivain : «Je sais que (au sens
de la génialité) l'extraordinaire m'a été départi.»25 Il s'en explique dans un
passage des Papirer26. Mais cette pensée du religieux, ou même cette pensée
religieuse, ne fait pas de son auteur un apôtre. Elle demeure lyrique-dialectique,
c'est-à-dire esthétique. Comme Kierkegaard le note juste à la fin de l'opuscule,
le génial auteur lyrique ne se soucie que de produire son œuvre, sans aucun but.
Il tend simplement à devenir soi par la virtuosité de son verbe27.
La génialité, spécialement magnifiée par les romantiques, constitue un
thème majeur de l'époque. Le romantisme se caractérise par une apologie du
génie, qui est sa pensée nourricière; le génie est la source de l'inspiration,
liée à la langue maternelle et au sol. Kierkegaard peut être rangé dans cette
lignée, qu'il déborde assurément de bien des manières. Il y aurait à explorer des
racines chez les romantiques, notamment allemands. L'originalité de Kierke-
gaard s'imposerait comme une génialité singulière. Or, en deçà du romantisme,
c'est chez Kant que le concept de génie est élaboré, aux § 46-50 de la Critique
de la faculté de juger. C'est en fonction des beaux-arts qu'est analysé le
génie. C'est l'artiste qui est le génie. Parmi les productions de l'homme, ce
sont spécifiquement les beaux-arts qui relèvent du génie. Le génie se définit
par quatre caractères: 1) l'originalité ou la capacité de créer sans suivre des
règles ; 2) l'exemplarité ; 3) le don naturel ; 4) la capacité de prescrire des règles
aux beaux-arts. «Cela étant posé, le génie est l'originalité exemplaire de ses
dons naturels dont fait preuve un sujet dans le libre usage de ses facultés de
connaître. Ainsi, la production d'un génie [...] n'est pas un exemple qu'il faut
imiter [...], mais l'héritage qu'assumera un autre génie, et qui l'éveillera au
sentiment de sa propre originalité afin d'exercer dans l'art sa liberté par rapport

25 S. Kierkegaard, Point de vue explicatif sur mon œuvre d'écrivain , OC 16, p. 68.
26 Papirer X 1 A 266; Journal (extraits), Paris, Gallimard, vol. 3, 1955, p. 86-88.
27 La question se pose pourtant de savoir si le génie peut être religieux ou si le
concept de génie religieux a un sens. Cela n'est pas exclu, car il peut y avoir de grandes
inventions en religion. Dans son ouvrage sur Andersen, Kierkegaard parle d'ailleurs
d'une «authentique génialité religieuse a priori». (S. Kierkegaard, Andersen comme
romancier , OC 1, p. 77). Mais c'est le concept de génie chrétien qui est inconsistant
(plutôt que paradoxal), les deux notions étant étrangères l'une à l'autre.

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218 ANDRÉ CLAIR

aux contraintes des règles, de sorte qu


l'art une règle nouvelle, et qu'ainsi son
donne sa définition comme stricte et e
Kierkegaard. Au moins notera-t-on le r
artistique.
Si l'on regarde l'œuvre selon la chronologie, un point est frappant. Kierke-
gaard a commencé par composer une comédie dramatique, puis il a publié
un opuscule de critique littéraire. La comédie, La lutte entre l'ancienne et
la nouvelle cave à savon, «drame héroïco-patriotico-cosmopolitico-philan-
thropico-fataliste»29, n'est certes qu'ébauchée, mais Kierkegaard s'est voulu
auteur de théâtre. C'est aussi l'occasion de mettre en scène un thème favori,
l' affrontement entre les nouveaux théologiens rationalistes et les anciens
théologiens classiques. Même si ce n'est qu'une tentative et un divertissement,
cela marque l'une des dimensions esthétiques de l'œuvre. Plus significative
est la production de critique d'art. Pour la littérature, deux textes sont à
retenir: d'abord Des papiers d'un homme encore en vie30, puis Un compte
rendu littéraire 31. Mais surtout - on l'a souvent remarqué - il s'agit de la partie
du Concept d'ironie consacrée aux romantiques allemands (Schlegel, Tieck,
Solger) où l'ironie dans la littérature romantique est mise en rapport avec
l'ironie socratique, mais est aussi vivement critiquée, en intégrant la sévère
critique hégélienne du romantisme. Par cette enquête, Le concept d'ironie est un
véritable texte esthétique. À cela on ajoutera un texte où, dans le Post-scriptum,
Kierkegaard-Climacus se fait le critique des œuvres de son premier parcours 32 .
Il y aurait encore à prendre en compte d'autres textes, surtout dans Ou bien - ou
bien. C'est le cas du Faust de Goethe et, d'une manière ample et détaillée,
d'une comédie de Scribe, Les premières amours, dont la virtuosité de l'intrigue
est minutieusement explorée33. Également, dans Crainte et tremblement , une
place importante est accordée à un conte, Agnès et le triton 34 .
L'opuscule Des papiers d'un homme encore en vie (1838), livre fougueux,
est une critique corrosive du roman d'Andersen Rien qu 'un violoneux. Kierke-
gaard s'en prend vivement à ce roman, dénonçant «son impuissance esthétique
abstraite» 35 et «toute son agitation» 36 . Andersen manque d'une conception de

28 Critique de la faculté de juger , § 49, Ak, V, p. 3 1 8 ; cité d'après : Œuvres philoso-


phiques, Paris, Gallimard, («Pléiade»), t. 2, p. 1102.
29 S. Kierkegaard , La lutte entre l'ancienne et la nouvelle cave à savon , OC 1,
p. 113-135.
30 S. Kierkegaard, Des papiers d'un homme encore en vie, OC 1, p. 63-1 12.
31 S. Kierkegaard, Un compte rendu littéraire , OC 8, p. 127-230.
32 Post-scriptum , op. cit., vol. I, p. 233-279: «Coup d'œil sur une tentative
simultanée dans la littérature danoise».
33 Dans Ou bien - ou bien , op. cit., Première partie, OC 3.
34 S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, OC 5, p. 182-189.
35 Andersen comme romancier, op. cit., OC 1, p. 84.
36 Ibid., p. 112.

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L'ESTHÉTIQUE EXISTENTIELLE DE KIERKEGAARD 219
la vie ; il est incapable de donner consistance à son héros et de maîtriser une
intrigue. C'est aussi l'occasion de réfléchir à la poésie et d'insister sur la poésie
épique, qui justement fait défaut à Andersen. Plus tard, en 1 846, Kierkegaard
publie Un compte rendu littéraire , longue recension de la nouvelle Deux
Époques de Thomasine Gyllembourg, mère du poète et philosophe J. L. Heiberg.
Il s'en prend aux revues esthétiques et littéraires. Sans omettre l'examen de la
composition de la nouvelle et de sa rhétorique, il élabore une ample dissertation
où il explicite l'intrigue et examine les caractères des personnages principaux.
Il expose la différence entre les époques que sont la Révolution française et sa
propre époque en marquant leur singularité. La Révolution a été l'époque de la
passion et de l'enthousiasme, tandis que sa propre époque est celle de la raison,
du calcul et surtout de l'anonymat et du nivellement de la foule. Pourtant Kierke-
gaard ne prend pas le parti de la Révolution. C'est plutôt l'occasion et le moyen
de se référer à l'Antiquité où, spécialement avec Socrate, apparaît la figure de
l'homme singulier. Un compte rendu littéraire a donc une portée bien plus
large que littéraire et esthétique. Mais le rapport aux arts concerne plus encore
les arts du spectacle, spécialement l'opéra, éminemment Mozart - comme
si la génialité de Mozart et celle de Kierkegaard s'étaient harmonieusement
rencontrées. C'est d'ailleurs dans le rapport à Mozart que l'esthétique atteint sa
perfection. Là, toutes les significations de l'esthétique s'interpénétrent autour
de l'immédiateté. Et l'on n'oubliera pas deux brefs textes se rapportant à des
acteurs de théâtre, La crise et une crise dans la vie d'une actrice et Monsieur
Phister dans le rôle du capitaine Scipion 37 .

4. Séduction et immédiateté

Le trait topique de la vie esthétique, c'est l'immédiateté. Or, puisque tous


les rapports au monde sont médiatisés, comment est-il possible de vivre en
immédiateté ? C'est la question cruciale de l'esthétique, et même son paradoxe,
si l'on peut appliquer ici ce concept. Certes, on parlera d'une immédiateté
approchée, d'une quasi-immédiateté, d'une immédiateté à l'horizon, donc
toujours fuyante. Sans doute en va-t-il ainsi. Pourtant, c'est bien la quête sans fin
de l'immédiateté qui anime l'esthéticien, une immédiateté toujours imminente
mais toujours différée, évanouie à l'instant même où elle paraît atteinte. C'est
une immédiateté «sur le point de», toujours au-delà. Fausse immédiateté donc
- ce qui est pensé comme la limite et même l'échec de l'esthétique - mais
aussi marque de l'aspiration irrépressible à l'unité et à la plénitude. Par-delà
l'esthétique, l'immédiateté est le telos de l'existence.
L'esthétique kierkegaardienne prend la forme de figures personnalisées.
Les plus marquantes sont Don Juan et Faust, précisément liées à des œuvres

37 S. Kierkegaard, La crise et une crise dans la vie d'une actrice , OC 1 5, p. 283-306 ;


S. Kierkegaard, Monsieur Phister dans le rôle du capitaine Scipion , OC 15, p. 307-324.

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220 ANDRÉ CLAIR

lyriques et théâtrales. Mais il y en a d'a


célèbre séducteur du Journal du séducteu
une Antigone moderne, angoissée et épr
référés à des arts. C'est une esthétique p
hétérogènes et disparates (conformes e
l'une les domine et peut être tenue pour
Don Juan est lui-même divers, signifi
Dom Juan de Molière. Ainsi en est-il pou
figures, c'est la séduction.
La première partie à' Ou bien - ou bie
C'est un ouvrage composé bizarrement,
habilement disposés au hasard, baroqu
figures esthétiques, il faut noter l'atmo
des Diapsalmata qui en font l'ouvertur
exposées selon des genres littéraires va
cette série d'aphorismes qui imposent u
dans l'esthétique par des aphorismes, c'es
et anarchique, livrée au gré des occasio
rivée à l'instant. C'est aussi accentuer l
la mélancolie, qui est le fil sous-jacent à
l'esthétique ou des conceptions esthétiqu
en scène des Diapsalmata ; exactement, ce
la théorie; c'est son premier élément et
diverses figures esthétiques ne sont-ell
ou des expressions déterminées de ce
sur le mode des impressions et des sen
alors tout leur sens qu'avec le Journal du
dans les Diapsalmata. Ainsi y a-t-il une c
enchevêtrement des huit textes, et en m
puisqu'on va du texte le plus impressio
réfléchi.
Dans leur nom même, avec le préfixe
portent la différence et la relation. Refrai
sa tonalité, celle d'un romantisme où s
ments, surtout la tristesse et la mélancol
heureuse. Dans l' avant-propos, l'éditeur
les deux aphorismes extrêmes, qui se
et c'est aussi le hasard qui a attiré mon
et le dernier aphorisme se corresponde
ressent pour ainsi dire jusqu'à l'épuise

38 J'ai examiné la figure de Faust dans Kier


1993, chapitre IV : «Le mythe de Faust et la
39 Ou bien - ou bien , op. cit., Première par
40 Ibid., OC 3, p. 283-412.

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L'ESTHÉTIQUE EXISTENTIELLE DE KIERKEGAARD 221

savoure la satisfaction d'avoir toujours les rieurs de son côté.»41 Précisément,


leur inter circonscrit le champ de l'esthétique, se constituant tout entier entre
souffrance et ravissement. L'entrée en esthétique, c'est la mélancolie par le
biais de la poésie, et le poète romantique, jouissant dans sa souffrance même,
est la première figure de l'esthétique ; mais la fin de l'esthétique ou son accom-
plissement, c'est le ravissement dans le rire divin. «Qu'est-ce qu'un poète ?
Un homme malheureux qui cache en son cœur de profonds tourments, mais
dont les lèvres sont ainsi façonnées que le soupir et le cri, en s'en échappant,
résonnent comme une belle musique.»42 Tel est le premier aphorisme, auquel
s'oppose et fait écho le dernier: «Il m'est arrivé quelque chose de merveilleux.
J'ai été ravi au septième ciel. Là tous les dieux étaient assemblés.»43 Le même
adjectif, merveilleux ( vidunderlig ), se retrouve dans le discours de Johannes à
la fin de In vino Veritas, dans une vibrante apologie à la gloire de la femme44.
Et plus encore - la remarque est capitale - la vie du chevalier de la foi dans
Crainte et tremblement est elle aussi qualifiée de merveille ; le terme s'applique
vraiment aux deux stades extrêmes45. On confortera cette thèse en notant que,
dans un discours édifiant de 1844, c'est encore le qualificatif vidunderlig qui
est appliqué à la naissance du prophète Jean-Baptiste et à celle du Christ,
comme il l'est également à celle d'Isaac dans Crainte et tremblement. Toutes
ces naissances sont qualifiées de «merveilleuses»46.
On peut centrer l'étude de la séduction sur deux personnages, si bien que
l'on parlera d'une dualité de la séduction avec ses deux extrêmes. La différence
entre Don Juan et Johannes le séducteur - ces deux Jean, séducteurs tous les
deux mais très différents -, c'est la méthode. Johannes met son habileté et sa
ruse à séduire une seule jeune fille, Cordelia, tandis que, avec sa spontanéité,
Don Juan n'a jamais fini de multiplier les conquêtes. Johannes est un séducteur
organisé, méticuleux, réfléchi, ce qui fait aussi que sa spontanéité est estompée
et bridée. À l'inverse, Don Juan est le séducteur immédiat, tout entier pris dans
son acte de séduire, étranger à toute réflexion et à toute distance. Alors que
Johannes tient son journal et, à un an de distance, revient sur son parcours de
séduction pour l'analyser, Don Juan ne tient pas de registre ; c'est Leporello qui
fait le compte des 1003 séductions. Cette différence s'exprime par deux arts
distincts : la littérature et la musique. Aucun autre art, trop médiat, ne parvient
à égaler la perfection de l'instant mozartien. De là vient la précellence de l'ouïe

41 Ibid., OC 3, p. 8.
42 Ibid., OC 3, p. 17.
43 Ibid., OC 3, p. 44.
Cf. In vino Veritas , op. cit., OC 9, p. 71 et 75.
45 Cf. Crainte et tremblement, op. cit., OC 5, p. 134.
46 Cf. S. Kierkegaard, Il faut qu'il croisse et que je diminue, OC 6, p. 253;
Crainte et tremblement, op. cit., OC 5, p. 1 14. Sur ce point, on lira la belle réflexion de
R Chevallier, Être soi. Actualité de Soren Kierkegaard, Paris, F. Bourin, 201 1 , p. 109 sq,
où vidunderlig est traduit par prodigieux.

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222 ANDRÉ CLAIR

sur les autres sens. La subtilité de la m


signe que l'ouïe est le sens le plus spiritu
En un sens, c'est pourtant Johannes le
tend des pièges, tandis que Don Juan est
désir. L'un séduit par son intellect et l'
est médiate, tandis que l'attrait est ins
séducteur que Johannes, et aussi que
avantage; sa victoire est immédiate et
séducteur, il faut toujours une certaine
et dès qu'elles sont là, on peut alors p
d'assauts rusés. Cette conscience fait dé
Il désire et ce désir a un effet séducteur
satisfaction de son désir; dès qu'il a jou
à l'infini. Il trompe donc bien, mais il
Juan n'a pas la puissance, ni la ruse de la
du désir sensuel.
Ce désir, c'est la passion de la femme,
que Don Juan idéalise et transfigure l
femme en son unicité qu'il désire, mai
d'être femme. Et là, c'est son instinct ou
guide. «Si donc je persiste à appeler Don
pourtant pas du tout comme quelqu'un
calculant avec ruse les effets de ses in
génialité de sa sensualité, dont il est com
lui fait défaut ; sa vie est pétillante com
vie est mouvementée comme les sons q
est toujours triomphant. Il n'a besoin d'a
temps, car il est toujours prêt ; la force es
aussi, et c'est seulement lorsqu'il désire q
A cette génialité primitive, en deçà du
adéquat, la musique, parce que la musiq
le plus instantané des arts, tenant essen
et elle est l'art sensuel par excellence, tan
trop indirects et réfléchis. De là vient la
sur le Dom Juan de Molière. Le Don G
lyrisme que Kierkegaard transpose litté
son éloge exalté de cet opéra50. S'il y a u
tique, c'est Mozart qui nous le présent
l'esthétique comme vie selon le désir d

47 Cf. Ou bien - ou bien , op. cit., Première


48 Ibid., OC 3, p. 95.
49 Ibid., OC 3, p. 97.
50 Cf. ibid., OC 3, p. 99.

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L'ESTHÉTIQUE EXISTENTIELLE DE KIERKEGAARD 223
qui est la rencontre heureuse mais unique entre le génie de Mozart et la figure
de Don Juan. Don Juan est bien le singulier esthétique.
Pourtant surgit une question : qu'en est-il de cette immédiateté ? Celle-ci est
présentée comme multiple, manière de dire que peut-être il n'y a pas d'immé-
diateté, sinon comme supposée et comme point de fuite. «Ce que cette étude
a pour tâche, c'est surtout de montrer la signification de l'érotique-musical
et, à cette fin, de souligner les différents stades qui, de même qu'ils ont en
commun d'être tous immédiatement erotiques, s'accordent encore en ce que
tous sont essentiellement musicaux.»51 L'esthétique est ainsi définie par le
concept d'érotique-musical - ici encore un terme double -, caractérisé par un
accord ou une connaturalité entre la musique et le désir. La musique est appro-
priée à exprimer le désir et le désir tend à l'expression musicale. L'esthétique
s'accomplit par l'harmonie entre l'éros et la musique.
Ainsi y a-t-il plusieurs stades de l' immédiateté. Le concept de stade se
subdivise. Le stade esthétique se décompose en trois stades. De même, il y
aura deux versions du stade éthique, celle d'une éthique immanente et celle
d'une éthique chrétienne. Quant au stade religieux, le Post-scriptum distingue
entre le religieux A ou naturel et le religieux B ou absolument paradoxal52.
Cette pluralité soulève une difficulté cruciale à propos de l'esthétique,
puisque celle-ci est caractérisée par l' immédiateté. Comment accordera-t-on
immédiateté et pluralité ? Comment peut-il y avoir plusieurs immédiatetés ?
Une remarque déplace, ou au moins atténue, la difficulté en notant qu'il n'y
a pas trois stades esthétiques, mais des métamorphoses internes au stade
esthétique53. La précision est évidemment d'importance. Il n'en demeure pas
moins que l'objection pèse sur l' immédiateté, si celle-ci connote l'unicité, la
simplicité et la pureté.
Il n'y a vraiment qu'un stade esthétique, mais il comporte des expressions
multiples, toutes qualifiées d'immédiates. Alors le concept d'immédiat est
dissous ou simplement analogique; chacune des expressions pourra passer
pour immédiate sans qu'aucune le soit vraiment. Cette difficulté est scrutée par
le recours à trois opéras : Les noces de Figaro, La flûte enchantée, Don Juan 54.
Le concept d' immédiateté est totalement révisé; l' immédiateté devient l'effet
d'une synthèse. Elle relève ainsi d'un paradoxe. Chaque opéra exprime une
forme d' immédiateté, le troisième synthétisant l' immédiateté des deux autres.
L' immédiateté de Don Juan est médiatisée par l' immédiateté des deux autres
opéras. C'est alors une immédiateté très étonnante. Précisons brièvement.
Dans Les noces de Figaro, l' immédiateté est représentée par le page. Son désir
s'éveille, mais sans avoir aucun objet ; il n'a aucune détermination, il est simple
rêve, il virevolte. Ne se rapportant à rien de précis, le page éprouve une jouis-

51 Ibid., OC 3, p. 58 sq.
52 Post-scriptum , op. cit., vol. II, OC 11, surtout p. 237-243.
53 Cf. Ou bien - ou bien , op. cit., Première partie, OC 3, p. 71 sq.
54 Cf. ibid., OC 3, p. 72-84.

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224 ANDRÉ CLAIR

sance seulement fantasmée, qui tourne à


c'est Papageno qui incarne l'immédiatet
désir se détermine en se pluralisant; to
riorise et découvre le monde. Le repliem
place à l'ouverture anxieuse. Mais c'est
l'immédiateté, Don Juan qui harmonise p
dans ses aventures atteint le kairos , ré
sivité de Papageno. «La contradiction au
désir ne pouvait avoir aucun objet mais
de son objet, et par conséquent ne pouva
stade, l'objet se montre dans sa multipl
multiplicité cherche son objet, il n'a po
n'est pas encore déterminé comme désir
est absolument déterminé comme désir, i
immédiate des deux stades précédents.
l'un; le deuxième désirait le singulier s
troisième stade est leur unité. Le désir
désire le singulier absolument. Là se tr
plus loin. Le désir est donc dans ce stad
phant, irrésistible et démoniaque.» 55
Ainsi l'immédiateté de Don Juan a
immédiateté seconde, celle qui caractérise
cette immédiateté s'applique la structure
éthique et religieux, comme stades de l'i
et le particulier. Il y a vraiment une co
encore que si le stade esthétique est en
certaine musique, celle de l'opéra qui, plu
et ludique. Kierkegaard se réfère au divi
Au fond, c'est comme si la musique était
ses opéras, comme si même Mozart, et
l'essence de la musique. Or il est très su
- si brillamment mais exclusivement -
sur les autres œuvres. Cela conduit à p
se demander ce que Kierkegaard aurait d
Tristan et Isolde, cet opéra plus sublim
l'amour tragique, le point central n'aur
dimension de l'esthétique, précisément
reconnue. Une seconde question est pos
s'était référé à Bach et à La messe en si ou à La Passion selon saint Jean - ou
tout simplement au Mozart du Requiem ou de La Messe du Couronnement ?
Comme pour Mozart et Don Juan, il aurait pu parler d'une rencontre heureuse
et harmonieuse entre Bach et l'amour divin. C'est une relation bien différente à

55 Ibid., OC 3, p. 82.

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L'ESTHÉTIQUE EXISTENTIELLE DE KIERKEGAARD 225
la musique qui aurait été explorée et c'est un autre univers qui aurait été mis en
lumière, avec une corrélation et presque une adéquation entre les deux stades
extrêmes. Mais alors, il eût été difficile de soutenir que, «au sens profond, le
sujet peut-être le seul musical a été donné - à Mozart.»56 Ainsi eût-il fallu
repenser toute l'esthétique. Ce qui est en cause, c'est exactement le sublime,
avec ses expressions diverses.
Nous touchons là au cœur de la pensée de Kierkegaard: que signifie
l'immédiateté ? Or, dans Crainte et tremblement, Johannes de Silentio reprend
le thème de la séduction, de nouveau en relation avec l'immédiateté. Il
s'avance alors bien plus loin dans l'analyse, puisque ce qui est en cause, c'est
le rapport entre les trois stades. C'est dans le troisième problème. Le point
d'appui, qui pose l'atmosphère, est un conte nordique, Agnès et le triton. Les
trois problèmes ont pour fonction de discriminer la foi d'Abraham et pour cela
d'examiner la signification de l'esthétique et de l'éthique. L'esthétique n'est
alors considérée que de biais, spécialement en fonction de l'immédiateté. «En
effet la foi n'est pas la première immédiateté, mais une immédiateté ultérieure.
La première immédiateté est le domaine esthétique [...].» 57 L'immédiateté
esthétique est le caché, et pourtant l'esthétique doit se manifester. Kierkegaard
se réfère aux Grecs, notamment à la Poétique d'Aristote, rappelant les deux
parties constitutives de la fable - la péripétie et la reconnaissance - et s 'arrêtant
sur celle-ci. C'est ainsi par la référence à une théorie esthétique que la vie
esthétique est déterminée. Une thèse, soutenue dans Ou bien - ou bien et dans
le Post-scriptum et rappelée ici58, énonce que l'esthétique est le caché tandis
que l'éthique exige la manifestation au grand jour. Or l'esthétique exige parfois
la manifestation. C'est le cas de la tragédie grecque, notamment Iphigenie à
Aulis. Agamemnon doit garder le secret du sacrifice d 'Iphigenie. Alors l'auteur
a recours à un expédient : un serviteur révèle à Clytemnestre le destin promis à
sa fille. On sait aussi que le rapport dialectique entre le caché et le manifeste,
entre l'intérieur et l'extérieur, s'applique, distinctement, à chacun des stades et
que chacun comporte du caché et du manifeste.
Si la vie esthétique se rapporte à l'intimité et à l'affectivité, elle doit pourtant
se manifester, donc être médiatisée, ce qu'elle fait sur une scène lyrique ou
théâtrale, dans la littérature et les divers arts. Et tout simplement elle s'exprime
dans les relations quotidiennes. La séduction elle-même, si elle vise la
conquête instantanée et immédiate, passe par des médiations comme la parole,
le regard ou l'apparence physique qui, aussi subtiles et affinées soient-elles,
sont justement des médiations. Avec le conte Agnès et le triton, Kierkegaard
retrouve le thème de la séduction. Le malin triton est un séducteur qui s'en
prend à l'innocente Agnès. Or, face à l'innocence, le démoniaque est démuni,

56 Ibid., OC 3, p. 48.
57 Crainte et tremblement , op. cit., OC 5, p. 171. À propos de l'immédiateté, cf.
mon Kierkegaard et autour, Paris, Cerf, 2005, chapitre V : «Immédiateté, réflexion et
don chez Kierkegaard».
58 Cf. Crainte et tremblement, op. cit., OC 5, p. 175.

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226 ANDRÉ CLAIR

désemparé et comme paralysé ; n'ayant a


aucune réciprocité, aucune réponse. Don J
le triton échoue dans son unique entrep
imposant le calme à la fureur des flots et
abîmes. Alors ce n'est plus la séduction
la résistance à la séduction, c'est l'inno
en retrait vers l'immédiateté, le pas dé
d'ailleurs éclatante, puisqu'Agnès est un
En deçà des jeux pervers de la séduction,
est la forme primitive de la première im
cipation de l'immédiateté seconde. Il y
retournement interne à l'esthétique. C'
bérant Don Juan, qui est la figure de la
étant suspendue, l'innocence se caractér
un «rapport absolu à l'absolu»59, une re
tement paradoxal qui caractérisera l'imm

5. Les éloges ambigus de l'amour

Don Juan et Johannes séduisent, mais a


la première partie de Ou bien - ou bien q
dans l'expression de l'érotique-musical
(première partie des Stades sur le chem
tement sur l'amour. La vie esthétique et
centrées sur l'amour. In vino veritas est
à l'improviste dans un endroit isolé d'u
déroulement de ce festin avec les disco
tous des hommes - l'interrogation esth
de vue masculin chez Kierkegaard, mêm
femme, ainsi à Cordelia -, s'y retrouve
La rencontre a été organisée par l'un d'e
pour le soir. Ils sont accueillis avec le b
que la durée de cette soirée, qui n'est ain
banquet, tous se séparent et les démoliss
cette soirée esthétique, le temps est susp
Avant de relater cette soirée, le narr
récit dans un «prélude au souvenir» qui
l'atmosphère du livre. C'est un vibrant é
mémoire, qui est précise et qui fixe à ch
est un rapport fluide et mouvant au passé,
et la réflexion, et configuré en fonction d

59 Ibid., OC 5, p. 148, formule caractérisan

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L'ESTHÉTIQUE EXISTENTIELLE DE KIERKEGAARD 227
du banquet sont ainsi enveloppées et, par anticipation, redoublées par l'idéali-
sation du souvenir. Le livre est construit selon un jeu de renvoi réciproque entre
la réflexion du prélude et les discours amples, sinueux et souples des convives.
Ceux-ci, leur langue étant déliée par le vin, donnent libre cours à leur virtuosité
rhétorique. Jeu intellectuel, jeu convivial et jeu oratoire, tout le livre est jeu.
Comme on l'a souvent remarqué, In vino Veritas peut être compris comme
une réplique au Banquet de Platon, ou comme sa parodie. Le thème est identique
et, dans chaque cas, cinq convives prononcent un discours sur l'amour. Et, de
même que les cinq discours du Banquet n'occupent que la première partie du
dialogue, de même In vino Veritas n'est que la première des trois parties des
Stades . Certes, l'analogie s'arrête assez vite, et le livre ne dit pas le dernier
mot de Kierkegaard sur l'amour, mais il en dit bien le premier. Il y en aura
plusieurs autres, spécialement dans la seconde partie à' Ou bien - ou bien sur
le premier amour (éthique)60, et dans les Œuvres de l'amour, avec l'amour au
sens complet, réunissant les trois stades61. - On notera déjà que le terme danois
pour amour est ici Elskov , tandis que les Œuvres de l 'amour emploient le terme
Kjerlighed; mais cette dualité, rappelant certes la dualité èros - agapè , est bien
moins simple qu'il n'y paraît. Là aussi des connexions opèrent.
À tour de rôle, les convives tiennent un discours sur l'amour et la femme, des
discours contrastés mais nettement caustiques. Pour le jeune homme, l'amour
est toujours malheureux, et mieux vaut ne jamais aimer. Pour Constantin,
l'organisateur du banquet, la femme n'étant que plaisanterie, il est préférable
de s'en tenir à distance. Victor Eremita remercie les dieux d'être né homme
et non pas femme, car une femme n'est qu'un tissu de contradictions. Pour
le modiste, la femme est frivole et coquette, livrée à la galanterie, soucieuse
de parure, inconstante, mais constante dans l'art de séduire. Aussi différents
que soient ces quatre discours, ils ont en commun d'être très défavorables à la
femme. Pour tous, il est prudent de renoncer à la femme comme au voisinage
le plus dangereux.
C'est alors qu'intervient Johannes le séducteur. Il achève In vino Veritas
comme déjà il achevait la première partie ďOu bien - ou bien. Lui seul parle en
faveur de la femme, mais dans l'ambiguïté: la femme est merveilleuse si elle
se laisse séduire, mais sans dominer le séducteur. Johannes réinvente le mythe
de l'origine. Initialement seul existait le sexe masculin. Magnifique, l'homme
faisait honneur aux dieux par sa puissance au point même de les concurrencer.
Alors les dieux usèrent d'une ruse et inventèrent la femme; celle-ci, faible
mais séductrice, domina l'homme. Les prérogatives des dieux furent ainsi
préservées. Mais pour l'homme se pose la question de sa maîtrise. Il s'agit de
déjouer la ruse des dieux, d'opposer une ruse à une autre, de prendre appui sur
une première ruse pour en inventer une seconde. Tel est le génie du séducteur,
nommé maintenant éroticien, qui jouit de l'acte de séduire, mais en s'en tenant

60 Ou bien - ou bien , op. cit., Deuxième partie, OC 4, p. 1-317.


61 S. Kierkegaard, Les œuvres de l'amour , OC 14, p. 1-357.

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228 ANDRÉ CLAIR

toujours aux appâts, lui-même évitant d'


divertissement, il aime «la chasse plutôt
«Et la ruse des dieux réussit. Pourtan
tout temps, il y eut quelques hommes,
tromperie. Ils voyaient bien la beauté d
ils en soupçonnaient la cohérence. Ceux
compte moi-même parmi eux ; les homm
ne leur donne aucun nom ; un tel être
sont les heureux. Ils vivent plus sompt
ils ne mangent que ce qui est plus préc
ce qui est plus délicieux que le nectar :
séduisants de la pensée la plus ingénie
toujours que d'appât; ô volupté sans éga
se nourrissent toujours que de l'appât - i
Le séducteur est ainsi engagé dans le
Juan, il est à la recherche non pas d'un
toujours en quête de l'énigme de la femm
qu'elle ne peut pas même nommer. C'es
qui fait l'émerveillement, ou peut-être
tique. Dans son exploration, l'acte esth
quête de soi par l'intermédiaire de la fem
Alors, si la séduction est une recherch
les deux sens), elle est d'abord un désir
explicite la raison. Se rapportant au myt
de l'androgyne, il note que la femme e
«Elle est la finite ; ainsi est-elle un colle
Cela, seul l'éroticien le comprend, et c'
femmes, sans être jamais trompé, mai
dieux rusés ont pu préparer. C'est pour
en quelque formule, mais elle est une inf
Ici apparaît un paradoxe esthétique: l'i
traverse bien toute l'œuvre et il imprim
stade, on peut parler, en un sens tout po
C'est la nature du paradoxe - simple en
comme tel - qui fait la singularité de c
l'esthétique est apparemment directe.
inextricable entre ce souhait de l'immé
indéfinies des jeux des arts et de la vie.

62 B. Pascal, Pensées ( Œuvres complètes


1963), pensée 101, p. 511. Cf. également pen
63 In vino Veritas , op. cit., OC 9, p. 71.
64 Ibid., OC 9, p. 72.

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L'ESTHÉTIQUE EXISTENTIELLE DE KIERKEGAARD 229

Conclusion

Étant le lieu de la séduction et de la fascination, l'esthétique transfigure


l'existence par l'éclat qu'elle lui prodigue. Plaçant sa vie sous le signe de
l'intimité radieuse, de l'intériorité s 'épanouissant brillamment dans le monde,
l'esthète-esthéticien, qui est un créateur dans les arts les plus divers, en un
mot un poète, coudoie la religiosité naturelle (le religieux A du Post-scriptum ),
comme si une affinité énigmatique apparentait les stades extrêmes. Il y a ainsi
de la mobilité (et certainement de la souplesse) dans les différences et les
oppositions entre les stades - ce qu'explicite le concept capital de «détermi-
nation intermédiaire». Déjà chaque stade comporte des différences internes.
Peut-être la différence la plus vive est-elle entre les deux formes du religieux,
lors même que le religieux naturel a une parenté d'attente avec le religieux
paradoxal.

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