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L’esthétique au XVIIIe siècle

entre théorie de la perception et callistique

Travail d’Histoire des Idées


Présenté par Daniele Gaio
D. E. S. E. – Doctorat d’Etudes Supérieures Européennes
XXVe cycle – L’Esthétique de la nature
Alma Mater Studiorum – Università degli studi di Bologna

1
Introduction

La première page de l’Esthétique de Hegel (sous le titre de Délimitation et place de l’Esthétique)


commence par cette affirmation : «Avec ce terme nous excluons immédiatement le beau naturel».
Dans ses cours, en effet, Hegel propose de concentrer sa réflexion sur la beauté artistique en tant
qu’elle est «générée et régénérée par l’esprit». Par conséquent, objet de l’esthétique est «le vaste
royaume du beau et, plus de près, […] l’art, ou mieux, le bel art». Ayant ce but, donc, Hegel ne
peut pas ne remarquer que le terme «Esthétique» est inadéquat puisqu’il «indique plus exactement
la science du goût, du sentir, et, dans cette signification d’une science nouvelle […], il a eu son
origine dans l’école wolffienne, au moment où, en Allemagne, on considérait les œuvres d’art en
relation aux sentiments qu’elles devaient produire». Étant donné que la science qu’il entend
considère non pas le beau en général, mais purement le beau de l’art, Hegel remarque que même le
terme «Callistique», proposé par certains, est insuffisant ; enfin, il conclut son introduction en
affirmant que «le véritable terme pour notre science est «philosophie de l’art», et plus
spécifiquement «philosophie du bel art»1.
Cette définition est très utile comme point de départ de ce travail puisqu’elle nomme explicitement
plusieurs problèmes qui seront abordés dans les pages suivantes. Avant tout, l’allusion à l’école
wolffienne nous révèle quelle est la signification, du point de vue étymologique, du terme
«esthétique», comme il est conçu par Baumgarten au moment où il crée ce terme en 1735. Ensuite,
la délimitation proposée par Hegel (le bel art) manifeste deux des limites parmi lesquelles se situe
l’esthétique au XVIIIe siècle, c’est-à-dire le beau et l’art. Enfin, chez Hegel il y a l’exclusion du
territoire de l’esthétique d’un champ sur lequel la pensée européenne n’a pas cessé de réfléchir :
«nous excluons immédiatement le beau naturel…».

1
G. W. F. Hegel, Vorlesungen uber die Ästhetik, Stuttgart, F. Frommann, 1964, p. 1: «Durch diesen
Ausdruck nun schließen wir sogleich das Naturschöne aus. [...] Denn die Kunstschönheit ist die aus dem
Geiste geborene und wiedergeborene Schönheit. [...] Diese Vorlesungen sind der Ästhetik gewidmet; ihr
Gegenstand ist das weite Reich des Schönen, und näher ist die Kunst, und zwar die schöne Kunst ihr Gebiet.
Für diesen Gegenstand freilich ist der Name Ästhetik eigentlich nicht ganz passend, denn „ Ästhetik“
bezeichnet genauer die Wissenschaft des Sinnes, des Empfindens, und hat in diese Bedeutung als eine neue
Wissenschaft oder vielmehr als etwas, das erst eine philosophische Disziplin werden sollte, in der
Wollfischen Schule zu der Zeit ihren Ursprung erhalten, als man in Deutschland die Kunstwerke mit
Rücksicht auf die Empfindungen des Angenehmen, der Bewunderung, der Furcht, des Mitleidens usf. Um
des Unpassenden oder eigentlicher um des Oberflächlichen dieses Namens willen hat man denn auch andere,
z. B. den Namen Kallistik, zu Bilden versucht. Doch auch dieser zeigt sich als ungenügend, denn die
Wissenschaft, die gemeint ist, betrachtet nicht das Schöne überhaupt, sondern rein das Schöne der Kunst.
Wir wollen es deshalb bei dem Namen Ästhetik bewenden lassen, weil er als bloßer Name für uns
gleichgültig und außerdem einstweilen so in die gemeine Sprache übergegangen ist, dass er als Name kann
beibehalten werden. Der eigentliche Ausdruck jedoch für unsere Wissenschaft ist „Philosophie der Kunst“
und bestimmter „ Philosophie der schönen Kunst“».
Pour améliorer la fluidité de lecture, on a traduit les citations des sources primaires directement dans le texte
et on a indiqué la version originale aux notes au bas de la page.
2
L’objet de ce travail est celui d’explorer les tendances qui ont contribuées à la naissance de
l’esthétique moderne, naissance qui a eu lieu au XVIIIe siècle et qui s’est caractérisée aussitôt pour
la pluralité des thèmes qui ont été l’objet de la réflexion philosophique. Il faut pourtant dire que non
seulement la réflexion philosophique est à la base de la naissance de cette nouvelle discipline, mais
qu’elle se développe à partir des influences du siècle précédent, notamment la discussion autour de
la querelle des Anciens et de Modernes et le développement des anciennes disciplines, comme la
poétique et la rhétorique, qui au XVIIe siècle atteignent un bon niveau de systématisation théorique.
À travers une approche « par problèmes », je tracerai les parcours qui ont contribués à la définition
du champ de l’esthétique au cours du XVIIIe siècle. On verra que ces parcours sont strictement liés
aux différentes traditions nationales ; pourtant, il y a des échanges culturels entre ces traditions et
leur rencontre permit la naissance de l’esthétique en tant que discipline moderne.
Dans un premier temps, je traiterai la question de la naissance du terme «esthétique» au sein de la
tradition allemande. Cela nous permettra de voir que la définition donnée par Baumgarten est une
tentative de délimiter un champ très varié dans lequel trouvent leur place la doctrine de la sensibilité
et les théories de l’art, la question de l’imagination productive et celle de la réceptivité du goût.
Ensuite, je passerai à traiter la question du goût dans l’esthétique anglaise. Enfin, je me pencherai
sur la réflexion autour du concept du beau, qui se déroule surtout dans le milieu français, avant de
conclure mon travail en faisant allusion au problème de la conception esthétique de la nature. Si
l’on tient compte de la pluralité des questions face auxquelles l’esthétique se pose au XVIIIe siècle,
on peut affirmer qu’il est impossible de donner une réponse ontologique à la question « qu’est-ce
que l’esthétique? ». D’ailleurs, la question qui concerne la possibilité d’une «esthétique de la
nature» soulève encore plus de problèmes. Le but de ce travail est donc de démontrer qu’on peut
trouver l’issue à cette impasse si l’on met l’accent sur le concept d’expérience esthétique, à partir du
fond commun de chaque expérience esthétique représenté par la sensibilité.

1. Le « baptême de l’esthétique »2

L’esthétique en tant que « science » naît – plus exactement est « baptisée » – en 1735, lorsque
Alexander Gottlieb Baumgarten publie sa dissertation sous le titre de Meditationes philosophicae de
nonnullis ad poema pertinentibus. Le terme que Baumgarten choisit pour nommer cette nouvelle
science dérive de l’emploi nominal de l’adjectif grec αισθητική. La référence au cadre de la

2
V. le titre de l’anthologie de textes de Baumgarten et Kant édité par L. Amoroso (A. G. Baumgarten – I.
Kant, Il battesimo dell’estetica, a cura di L. Amoroso, Edizioni ETS, Pisa 1993).
3
sensation, de la sensibilité et de l’imagination est bien explicitée par l’origine étymologique du
terme: l’adjectif αισθητική dérive du nom αἴσθησις qui signifie justement «sensation».
La proposition de Baumgarten s’insère dans la tradition de la pensée de Leibniz et Wolff, où le
problème de la sensibilité est reconduit à l’intérieur de la sphère de la connaissance. Dans cette
tradition, les connaissances sont classées en claires et obscures : les claires sont ultérieurement
subdivisées en confuses et distinctes ; les connaissances confuses entrent dans le domaine de la
connaissance sensible, tandis que les connaissances distinctes entrent dans le domaine de la
connaissance rationnelle.
Baumgarten, à travers la définition de l’esthétique, veut fonder « une science qui dirige la faculté
cognitive inférieure », comme la logique dirige la faculté cognitive supérieure. En même temps,
chez Baumgarten l’esthétique est une théorie des beaux-arts (notamment de l’art poétique) : ses
Meditationes visent en effet à fonder une « philosophie poétique », c’est-à-dire une science de la
poésie. Cela peut être compris si l’on tient compte que chez Baumgarten la beauté est la
« perfection de la connaissance sensible » et le poème est « un discours sensitif parfait ». Ainsi, il y
a chez Baumgarten le rencontre entre science de la sensibilité et théorie des arts 3.
Dans les Meditationes on trouve un autre problème qui occupe une place centrale dans la naissance
de l’esthétique : celui de l’imagination. En effet, Baumgarten affirme que « les sensibles » (τά
αισθητά) ne sont pas seulement les sensations présentes au moment où nous sentons, mais ils
correspondent aussi à des données senties et pourtant non présentes, c’est-à-dire les images
(phantasmata, dans le texte latin). Après cette éclaircissement, Baumgarten conclut ainsi le
paragraphe : « Donc, on peut connaître τά νοητά [les intelligibles] avec la faculté supérieure, objet
de la logique, alors que [on peut connaître] τά αισθητά [avec la faculté inférieure, objet] de
l’επιστήµη αισθητική, à savoir l’esthétique »4. Cela veut dire que le nom destiné à désigner la
discipline naissante a été conçu dans une tradition où le thème de la sensibilité est au centre de la
réflexion concernant les problèmes des arts et implique une émancipation créative-poétique de
l’imagination et de son pouvoir productif.

3
A. G. Baumgarten, Meditationes, § 115: «Philosophia poetica est per § 9 scientia ad perfectionem dirigens
orationem sensitivam. Cum vero in loquendo repraesentationes eas habeamus, quas communicamus,
supponit philosophia poetica facultatem in poeta sensitivam inferiorem. [...] si ergo, quos arctiores in limites
reapse includitur LOGICA etiam per ipsam definitionem in eosdem redigeretur, habita pro scientia vel
philosophice aliquid cognoscendi, vel facultatem cognoscitivam superiorem dirigente in cognoscenda
veritate? [...] Cum psychologia det firma principia, nulli dubitamus scientiam dari posse facultatem
cognoscitivam inferiorem, quae dirigat, aut scientiam sensitive quid cognoscendi».
4
A. G. Baumgarten, Meditationes, § 116: «Existente definitione, terminus definitus excogitari facile potest,
graeci iam philosophi et patres inter αισθητά et νοητά sedulo semper distinxerunt, satisque apparet αισθητά
iis non solis aequipollere sensualibus, cum absentia etiam sensa (ergo phantasmata) hoc nomine
honorentur. Sunt ergo νοητά cognoscenda facultate superiore obiectum logices, αισθητά επιστήµης
αισθητικής sive AESTHETICAE».
4
Quelques années plus tard, dans son Aesthetica (1750), Baumgarten donne une définition précise au
champ épistémologique borné dans les Meditationes : « L’esthétique (théorie des arts libéraux,
gnoséologie inférieure, art de penser d’une façon belle, art de l’analogue de la raison) est la science
de la connaissance sensible »5. Avant de donner la véritable définition, Baumgarten entre
parenthèses « sembra ripercorrere alcuni essenziali momenti di quel che è stata l’estetica prima
della sua definizione, prima che, mediante una “denominazione”, potesse entrare a pieno diritto in
un territorio epistemologico e sistematico »6.
Cette définition a en effet une valeur de résumé : elle montre que, avant qu’il soit créé une
« dénomination » pour une discipline ayant un objet bien défini, l’esthétique a été le terrain de
rencontre de plusieurs tendances. Elle s’est référée tour à tour à la « théorie des arts » (plus
exactement, selon la distinction médiévale, des arts libéraux, c’est-à-dire non pas « mécaniques »,
ayant pour but de produire un plaisir non purement fonctionnel) ; à une forme de connaissance
« inférieure », dans le sens qu’elle instaure un rapport intuitif avec les choses, sans la médiation de
la raison ; à un art de penser qui vise à la beauté (dans ce sens, la rhétorique est son antécédent le
plus direct) ; enfin, l’esthétique s’est référée à un « analogue de la raison » que la tradition
philosophique identifie avec l’imagination.
Le mérite de Baumgarten est donc celui de signaler que l’esthétique n’est pas une discipline
unitaire : en cherchant à établir son objet, il l’insère à l’intérieur d’un contexte philosophique très
précis. Avec cette démarche, il souligne que cette discipline est constitué par une pluralité de
thèmes liés autour d’un dénominateur commun gnoséologique représenté par la référence à la
sensibilité. Cette définition du champ de l’esthétique s’insère dans le mouvement général de
revalorisation des sens en tant que source de connaissance qui caractérise, entre le XVIIe et le
XVIIIe siècle, d’un côté les philosophies empiristes, de l’autre l’opposition au cartésianisme. Cette
revalorisation est la conséquence d’un processus plus vaste qui investit la culture européenne dans
cette période et qui est caractérisé par l’émergence de la subjectivité et de ses manifestations. Parmi
ces dernières, le sentiment occupe une place centrale. Vers la fin du XVIIe siècle, on commence à
penser que même les sentiments peuvent entrer dans la sphère de la connaissance. Ce discours
investit surtout le domaine de l’art : en effet, parmi ces territoires confus, où le sentiment
commence à émerger, les arts constituent l’objet privilégié de référence. Ainsi, le thème de la
sensibilité en tant que discours des sens se relie à la théorie des arts et le sentiment entre dans la

5
A. G. Baumgarten, Aesthetica, § 1: «AESTHETICAE (theoria liberaliul artium, gnoseologia inferior, ars
pulchre cogitandi, ars analogi rationis) est scientia cognitionis sensitivae».
6
Paolo D’Angelo, Elio Franzini, Gabriele Scaramuzza, Estetica, Raffaello Cortina Editore, Milano 2002, p.
1.
5
réflexion sur les processus de la création et de la réception artistique, qui renvoie au concept du
goût.

2. La critique du goût

D’après Kant, les allemands « sont les seuls qui se soient servis jusqu’ici du mot « esthétique » pour
désigner ce que d’autres appellent la critique du goût. Cette expression cache une espérance,
malheureusement déçue, celle qu’avait conçue l’excellent analyste Baumgarten, de ramener
l’appréciation critique du beau à des principes rationaux et d’en élever les règles à la hauteur d’une
science »7. On retrouve cette problématique surtout dans l’esthétique anglaise. D’ailleurs, la
réflexion sur le goût est liée au processus qu’on a cherché à tracer jusqu’ici: cette problématique
s’insère dans la tentative, propre à l’empirisme anglais, de décrire les procédés subjectifs qui sont à
la base de la création artistique aussi bien que de la réceptivité de l’œuvre d’art.
Le problème du goût est tellement important dans le cadre de l’esthétique qu’on peut dire – comme
Lia Formigari a écrit – que sa naissance « coincide con quella svolta, nella riflessione sulle arti, che
si potrebbe grossolanamente definire come passaggio dalla poetica all’estetica, dalla descrizione
dell’opera considerata come oggetto (perciò assimilata agli oggetti di natura), all’indagine sui
processi soggettivi della produzione e della fruizione estetica »8. Donc, comme Kant et Hegel l’ont
remarqué, l’esthétique est définie, dans les traités du début du XVIIIe siècle, comme une « science
du goût »9. Lorsque cette science du goût vise à la fondation d’un jugement de la valeur de l’œuvre
d’art, l’esthétique entre donc dans le domaine de la philosophie et perd la fonction qui avait la
poétique dans le siècle précédent, c’est-à-dire celle de décrire les règles à suivre pour la création
d’une œuvre d’art parfaite.
À la base de plusieurs aspects qui ont contribués à la naissance de cette science du goût il y a
l’œuvre de Shaftesbury. Dans ses Characteristics (1711)10, où il recueille et systématise toute son
œuvre, Shaftesbury trace pour la première fois la fonction de la critique en sens moderne. C’est en

7
I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, § 1, n. 1: «Die Deutschen sind die einzigen, welche sich jetzt des Worts
Ästhetik bedienen, um dadurch das zu bezeichnen, was andre Kritik des Geschmacks heißen. Es liegt hier
eine verfehlte Hoffnung zum Grunde, die der vortreffliche Analyst Baumgarten fasste, die kritische
Beurteilung des Schönen unter Vernunftprinzipien zu bringen, und die Regeln derselben zur Bemühung ist
vergeblich»
8
Lia Formigari, L’estetica del gusto nel Settecento inglese, Sansoni, Firenze 1962, p. 9.
9
Dans le même temps, l’analyse d’E. Burke sur le beau et le sublime sera définie une « logique de goût ».
10
Anthony Ashley Cooper, Earl of Shaftesbury, Characteristics of men, manners, opinions, times, with a
collections of letters. By the right honourable Anthony Earl of Shaftesbury (3 voll.), Basil, Printed for J. J.
Tourneisen and J.L. Legrand, 1790.
6
analysant la validité du jugement critique qu’il parvient à formuler ce problème du goût dont
l’importance pour l’esthétique du siècle entier est centrale.
Un des principes fondamentaux de l’esthétique de Shaftesbury est l’identité des valeurs esthétiques
et des valeurs morales : le goût dont il parle est lié au sens commun des moralistes anglais de la fin
du XVIIe siècle. En ce sens, Shaftesbury est l’initiateur d’une sensibilité, constitué par l’attention
envers le concept du goût, qui caractérisera la plupart de la réflexion esthétique au XVIIIe siècle :
cependant, si chez Shaftesbury la beauté est investie d’une valeur métaphysique et la faculté
capable de la saisir est la raison, ses successeurs tendrons à refuser cette métaphysique en réduisant
au sentiment la perception des valeurs esthétiques et morales, à travers une version sentimentaliste
du lumen naturae.
Outre à l’œuvre de Shaftesbury, aussi les articles écrits par Addison sous la rubrique The pleasure
of imagination, parus dans le Spectator11 pendant l’été 1712, sont très importants pour la question
du goût. A travers son activité dans le Spectator, Addison vise à éduquer la middle class montante à
l’aide de la philosophie : avec Shaftesbury (qui, par contre, s’adresse à un différent type de public :
la figure du vertueux, qui a dans le bon goût son attribut le plus typique, se réfère à l’aristocratie
anglaise du début du siècle), il exerce une grande influence sur les traités sur le goût qui se
multiplient en Angleterre, surtout au milieu du XVIIIe siècle. Même si l’œuvre de Shaftesbury et
celle d’Addison s’adressent à différents types de public et donc atteignent différentes conclusions,
leur place dans la naissance de l’esthétique est d’une importance fondamentale : tous les deux ont
posé la question d’une nouvelle valorisation du sensible et des passions à l’intérieur de la sphère de
la connaissance. Shaftesbury théorise le concept du goût à partir d’une sorte de purification du
sensible à travers une dimension éthique : à l’intérieur de cette dimension la beauté coïncide avec le
vrai. En revanche, Addison est plutôt intéressé à décrire les aspects subjectifs de la réception de la
beauté et cherche à connecter, à travers l’accent posé sur l’imagination, la valeur esthétique
directement au sensible. Ces deux auteurs ont donc esquissé les limites sur lesquelles l’esthétique –
non seulement en Angleterre, mais dans l’Europe entière – se dessinera au XVIIIe siècle. Ils
représentent et l’origine de l’attention à la sensibilité et la première rupture inhérente à cette
problématique : d’une part, reporter la sensibilité au contrôle de la raison ; d’autre part, laisser
qu’elle soit investie par le pouvoir du sentiment.
Pour résumer la question du goût et pour mieux montrer son importance dans la naissance de
l’esthétique moderne, on pourrait citer ce que G. Carchia écrit dans l’article Estetica du Dizionario
di estetica publié par Laterza :

11
Addison’s Spectator, n. 409-420, june-july 1712.
7
Nel fenomeno del gusto si annunciava una soggettività rimessa totalmente a se stessa, alla sua
più intima libertà. L’estetica è una risposta a questa situazione. […] L’estetica nasce proprio
allorché a qualunque dogmatica o dottrina metafisica del bello si sostituisce la «critica» del
gusto, vale a dire la riflessione sulle condizioni a partire dalle quali si giudica qualcosa come
bello. […] In questo senso, il problema dell’estetica si pone come una radicalizzazione
dell’istanza della «critica».12

3. La réflexion autour du concept de beau

Au début du XVIIIe siècle, comme nous l’avons vu, l’instance de la subjectivité émerge et réclame
sa place dans la sphère de la connaissance. On commence à croire que même les questions
« obscures » (comme celles qui concernent les sentiments) peuvent faire partie du discours
gnoséologique. Parmi ces questions, une place centrale est occupée par le concept du beau. La
beauté commence à être considérée non plus comme une idée métaphysique mais comme un objet
qu’on peut atteindre à travers le sentiment du bon goût. Le problème d’isoler les fonctions qui
servent à ce but emmène plusieurs théoriciens à réfléchir sur cette question et à chercher à
construire des systèmes qui puissent renfermer cette idée complexe dans des définitions précises.
C’est dans ce cadre que les traités sur le beau, parus surtout dans la première moitié du siècle,
s’insèrent. Pour aborder ce problème, l’article Beau écrit en 1750 par Diderot pour
l’Encyclopédie13, demeure très utile puisqu’il se propose, à travers une démarche polémique, de
résumer les différentes positions des contemporains sur le sujet.
Diderot conçoit ses premières idées sur la beauté et les arts lorsqu’il traduit en 1745 l’Essai sur le
Mérite et la Vertu de Shaftesbury. Dans le Traité du beau, on peut retrouver l’influence de cet
auteur, surtout dans certains passages où Diderot traite la question de la beauté dans son rapport
avec l’utilité. Cependant, Diderot va plus loin en franchissant cette liaison entre beauté et utilité
pour se pencher sur la notion de rapports. En effet, entre les qualités communes à tous les êtres que
nous appelons beaux, d’après Diderot il y en a une « par qui la beauté commence, augmente, varie à
l’infini, décline et disparaît. Or, il n’y a que la notion de rapports capable de ces effets »14.
L’idée de rapports, certes, est générique et confuse ; mais Diderot se sert de cette notion, en la liant
avec celle de perception, pour établir un dialogue entre relativité et objectivité. Malgré l’accent

12
G. Carchia e P. D’Angelo (a cura di), Dizionario di estetica, Laterza, Roma 1999, pp. 97-98.
13
Cet article a été choisi par Diderot pour spécimen de l’Encyclopédie et il a été imprimé à part sous le titre
de Traité du beau.
14
Denis Diderot, Traité du beau, dans Œuvres, texte établi et annoté par Andrè Billy, Paris, Gallimard, 1951,
p. 1096
8
polémique anti-wolffienne, chez Diderot il y a une instance semblable à celle que Baumgarten
développait à la même époque. La continuité entre sensible et rationne pousse Diderot à développer
une idée complexe du beau : cette complexité démontre que les divergences sont engendrées au
moment où la beauté est portée sur le terrain du jugement.

Non si tratta dunque di cogliere esattamente e universalmente i medesimi rapporti, quanto di


ammettere che, in ogni caso, sono dei rapporti oggettivi quelli che si afferrano nella bellezza.
Rapporti che non sempre possono venire ricondotti a una causa intelligente, annullando il
sentimento nella razionalità: la bellezza è il prodotto di uno scambio organico (e genetico) tra
l’uomo e la natura…15

Ainsi, Diderot se dirige vers la possibilité d’une discussion autour des « limites » de la beauté, en se
franchissant des systématisations proposées par les disputes classicistes.

Conclusion

La question de l’esthétique au XVIIIe siècle se pose à l’intérieur de cette pluralité que l’on vient de
définir dans les pages précédentes. Comme nous l’avons vu, l’« unité dans la variété », pour citer
Leibniz, est représentée par la sensibilité. Par conséquent, il ne s’agit pas, lorsqu’on parle de
l’esthétique du XVIIIe siècle, d’une discipline très bien structurée ;

è piuttosto una riflessione interna a un modo critico di pensare, e quindi una filosofia critica, e
non separabile da essa. […] Si può dunque affermare che ciò che, nelle sue molteplici
stratificazioni storiche e teoriche, chiamiamo “estetica” non è affatto in modo privilegiato una
scienza del bello o dell’arte: è invece un uso critico del pensiero che ha nell’arte non un
oggetto epistemico, ma un referente privilegiato. In un certo senso, l’arte o il bello sono per
l’estetica solo occasioni di riflessione, anche se si tratta di occasioni non solo rilevanti, ma
anche ‘esemplari’, nel senso forte kantiano.16

Au bout de cette enquête, on peut affirmer que l’esthétique au XVIIIe siècle est surtout une attitude
théorique

15
E. Franzini, L’estetica del Settecento, Il Mulino, Bologna 1995, p 87.
16
E. Garroni, Estetica. Uno sguardo attraverso, Garzanti, Milano 1992, pp. 7 e 25.
9
che si plasma su particolari orizzonti tematici, i cui confini o non sono ancora pienamente disegnati o
comunque concorrono sulle incerte fila dell’analogia: […] questo atteggiamento è una esperienza dei
limiti del pensiero, cioè di quegli ambiti disciplinari che Leibniz avrebbe detto «confusi» e che non
sono mai riducibili a fenomeno esclusivamente conoscitivo.17

Seulement si l’on considère la spécificité de la pensée du XVIIIe siècle, l’on peut comprendre
quelle est la signification de l’expérience de ses limites. La pensée du siècle des Lumières est une
pensée errante qui est mise à l’épreuve dans l’expérience culturelle du voyage. Dans ce processus,
le voyage en tant que phénomène culturel joue un rôle très important: il peut être matériel (dans ce
cas il s’agit d’une recherche des limites de la nature hors du sujet) ou intérieur (où l’on recherche
les limites de la conscience à l’intérieur du sujet). Ce qui le caractérise est le fait qu’à travers le
voyage, réel ou imaginaire, les sens sont impressionnés dans un véritable « synesthésisme de la
perception ».
En conclusion, on ne peut pas répondre d’une façon ontologique à la question « qu’est-ce que
l’esthétique ? ». Il s’agit d’un dialogue parmi des pluralités : comme E. Franzini a écrit, l’esthétique
est « il piano di una dialogicità che tende a provare se stessa in varie esperienze e attraverso
stratificati atteggiamenti teorici »18. D’ailleurs, la question « qu’est-ce que l’esthétique de la
nature ? » soulève encore plus de problèmes : à notre avis, pour sortir de cette impasse, il faut
mettre l’accent sur le concept d’expérience esthétique, à partir du fond commun de chaque
expérience esthétique représentée par la sphère de la sensibilité.

17
E. Franzini, cit., p. 53.
18
E. Franzini, cit., p. 9.
10
Bibliographie

Sources primaires

J. Addison, The Works of the Right Honourable Joseph Addison, London, G. Bell & Sons, 1889-
1892.
A. G. Baumgarten – I. Kant, Il battesimo dell’estetica, a cura di L. Amoroso, Edizioni ETS, Pisa
1993.
D. Diderot, Œuvres, éditions établie et annotée par André Billy, Paris, «Bibliothèque de la Pléiade»,
1951.
A. A. Cooper, Earl of Shaftesbury, Characteristics of men, manners, opinions, times, with a
collections of letters. By the right honourable Anthony Earl of Shaftesbury (3 voll.), Basil, Printed
for J. J. Tourneisen and J.L. Legrand, 1790.

Sources critiques

F. Binni, Gusto e invenzione nel Settecento inglese. Studi di teoria letteraria, Argalìèa Editore,
Urbino 1970.
F. Bollino, Ragione e sentimento: idee estetiche nel Settecento francese, Clueb, Bologna 1991.
G. Carchia e P. D’Angelo (a cura di), Dizionario di estetica, Laterza, Roma 1999.
P. Casini, Introduzione all’illuminismo. Da Newton a Rousseau, Laterza, Roma-Bari 1980.
J. Chouillet, L’esthétique des Lumières, PUF, Paris, 1974.
P. D’Angelo, Estetica della natura. Bellezza naturale, paesaggio, arte ambientale, Laterza, Roma-
Bari 2001.
P. D’Angelo, E. Franzini, G. Scaramuzza, Estetica, Raffaello Cortina Editore, Milano 2002.
J. Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Slatkine,
Paris/Genève 1981.
L. Formigari, L’estetica del gusto nel Settecento inglese, Sansoni, Firenze 1962.
E. Franzini, L’estetica del Settecento, Il Mulino, Bologna 1995.
G. Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme au siècle des Lumières, Payot, Paris 1972.

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