Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
1. Questions
phénoménalisation au sens strict, sans de- Campbell, les paquets de Kellogg’s, etc.),
voir (ni pouvoir) se schématiser ou s’ima- accomplit décidément ce que les premiers
giner dans le sensible. Le sensible n’offre ready made de Duchamp avaient provo-
pas le dernier lieu de l’idéal, en sorte que qué : si la roue de bicyclette, le sèche-bou-
la différence entre le sensible et l’idéal teilles et l’urinoir, simplement retournés
doive elle-même se dissoudre dans l’uni- et re-nommés, deviennent, soudain et
té du concept, ou plus exactement dans définitivement, des “œuvres d’art”, ils ne le
la conscience de soi comme conscience doivent décidément plus à leur phénomé-
absolue. Aussi violente que semble cette nalité sensible, mais à la qualification ou
thèse de Hegel, qu’on a si souvent et si ma- la disqualification de ce sensible. Ce qui
ladroitement contestée, elle n’a pourtant en fait des “œuvres d’art” ne tient pas au
cessé de recevoir des confirmations dans sensible en eux, ni à l’intuition en nous. À
l’histoire moderne (ou post-moderne) de quoi donc alors ?
l’art et de ses théories.
Évidemment à l’autre face de la percep-
Mentionnons quelques exemples, qui tion, à l’autre dimension du phénomène,
constituent autant d’arguments à l’en- au concept en lui. Nul hasard à ce que
contre du caractère phénoménal du beau, l’époque utilise souvent cette étrange ex-
autrement dit de la possibilité et même de pression d’“art conceptuel”, qui devrait
la légitimité d’un “phénomène du beau”. – pourtant sembler un oxymore. Car l’art,
Ainsi l’argument que A. Danto a su tirer l’œuvre telle qu’elle s’offre à l’expérience,
de l’exposition de Andy Warhol, en avril devrait justement s’éprouver avant que de
ignets 1964 à Stable Gallery de New-York, où il se faire expliquer, s’exposer avant que de se
exposait l’image d’une “boîte Brillo” (une laisser comprendre ; l’œuvre tient en effet
boîte de tampon à récurer4). Si le même sa puissance de la fascination qu’elle suscite
support sensible, tantôt sur les rayon- en s’imposant, d’un coup, dans sa pure et
nages d’un supermarché, simple objet simple apparition. Si intervient après coup
technique de consommation courante, un commentaire, il en dépend et lui reste
indéfiniment démultiplié selon les besoins soumis, exactement comme tout le travail
du marché, peut, sans aucune variation de antérieur de la fabrication disparaît dans
sa phénoménalité sensible (puisque la sé- l’accomplissement actuel et acté. Mais,
rie qu’en fait Warhol suggère aussi sa dé- lorsque l’œuvre tourne à l’“art conceptuel”,
multiplication potentiellement indéfinie), de quelque manière qu’on l’entende, il faut
se trouver installé, instauré et transposé conclure que le concept non seulement
en œuvre d’art, d’où vient sa différence, enserre l’intuition en elle, mais que le dis-
comme “œuvre d’art” d’avec sa première cours (l’argument, l’intention, le processus
apparition triviale et évidemment non-ar‑ et l’érudition qui le formulent selon une
tistique ? Cette interrogation, qui se répète doctrine, voire une théorie, etc.) dépasse
à l’envi avec tout le pop art (les effigies de le commentaire, pour prétendre fonder
Marilyn et de Mao, les boites de soupe l’effet de l’œuvre et la qualifier comme
œuvre d’art. L’art se comprend avant de concept, qui prétend l’assurer seul comme
s’éprouver et, s’il s’éprouve encore parfois, « œuvre [d’art] ». Et si l’on peut bien par-
ce n’est qu’à proportion qu’on le comprend ler d’arte poverà, il faut aussitôt souligner
par son concept, voire par un ensemble de que cette pauvreté sensible repose sur une
concepts qui n’en proviennent pas mais, richesse conceptuelle maximale et ne sub-
venus d’ailleurs, l’assaillent. Nous savons siste que par elle.
tous, depuis des années, que, dans une
exposition organisée selon la muséogra- Si ce qui fait la différence (la distinc-
phie dominante, l’essentiel ne se trouve tion) entre un canette d’emballage in-
pas dans les œuvres (on dit d’ailleurs plu- dustriel et une œuvre d’art ne consiste,
tôt des installations, des performances, comme on l’a dit et répété, qu’en une
des travaux, etc.), mais dans le catalogue. théorie esthétique, une armure théorique
Et l’essentiel dans ce catalogue se trouve et une argumentation conceptuelle, la
moins dans la documentation iconogra- sanction esthétique (si le terme convient
phique, que dans les exégèses et commen- encore) de ce sacre textuel de l’œuvre dé-
taires, dont l’argumentation conceptuelle pend du cadre institutionnel, du musée.
assure à ce qui se trouve exposé − mais La critique du cadre encadrant matériel-
sans puissance ni présence (comme tel tas lement la toile n’a pas fait disparaître la
de sable, pile de déchet, amoncellement problématique du cadre, mais l’a dépla-
de guenilles ou “merda d’artista”) − une cée et renforcée. Le cadre coïncide désor-
supposée légitimité esthétique. Même mais avec le musée, ou plutôt avec le “pôle
les expositions de peintures les plus tra- muséal”. La disparition du cadre de bois Jean-Luc
ditionnelles doivent, de plus en plus et provoque et exige l’inflation du cadre de Marion
tout aussi bien, se soumettre au joug du pierres. La question « qu’est-ce que l’art ? »
commentaire conceptuel qui s’émancipe ne se transforme pas seulement en cette
finalement des œuvres elles-mêmes et du autre « quand est-ce de l’art5 », mais se
rôle de commentaire. Bref, l’“œuvre” de- transpose en l’interrogation « où est-ce de
vient l’annexe de son commentaire et, en l’art ? » Il ne faut pas reprocher à cette dé-
peinture comme en poésie ou en musique, finition institutionnelle de l’œuvre d’art
le manifeste n’introduit parfois plus au- de tourner dans un cercle herméneu-
cune œuvre, mais en dispense et en tient tique, parce qu’elle a précisément pour
lieu. L’inflation du concept compense la fonction de former le lieu d’une hermé-
pauvreté de l’intuition, qui évoluent en neutique discursive et conceptuelle qui
proportion inverse. L’ “art conceptuel” puisse qualifier l’art sans plus avoir à re-
offusque le visible réel (chosique) dans le courir à une œuvre belle en soi et par soi.
n’aboutit pas non plus toujours à la gros- sa beauté. Dans l’ « œuvre d’art » si bien
sière indifférence par exemple de Sartre, décrite ici, le phénomène apparaît bien,
déclarant in fine : « Une des choses dont mais pas bel et bien, pas en tant que
je me foutais complètement, c’était beau. Ou, autrement dit, le phénomène
la beauté comme qualité intérieure beau ne fait pas apparaître la beauté, ni
d’un ouvrage6 », bien qu’il parlât ainsi ne s’y réfère, parce qu’il apparaît dans
pour beaucoup d’autres. Pour l’essen- l’horizon de l’être.
tiel, cette situation accomplit en fait la
“fin de l’art” annoncée, constatée plutôt Ce faisant, Heidegger accomplit
par Hegel. Et Heidegger lui-même le jusqu’à son terme (par delà les triviales
confirme à sa manière. Car la thèse, qui figures de la “fin de l’art” qu’on a évo-
scande Die Ursprung des Kunstwerkes, à quées) ce que la “fin de la métaphysique”
savoir que « L’art est la mise-en-œuvre avait déjà imposé à la beauté, comme à
(das Ins-Werk-Setzen) de la vérité7 », toute figure de l’idéal (au sens de Kant
marque clairement que ce qui qualifie et Hegel) : la disqualification de la beau-
l’œuvre d’art en tant que telle (en tant té comme une valeur, au même rang que
qu’œuvre) ne relève pas de la beauté, le bien, le bon, l’unité et même l’être
mais de la vérité. Or la vérité se trouve (donc, par excellence, Dieu). Car toute
ici radicalement pensée, comme l’in- valeur disqualifie ce qu’elle évalue, pré-
dique précisément Heidegger, à partir cisément parce qu’elle le fait dépendre
de l’être (de l’étant), voire déjà de l’Erei‑ d’une évaluation, donc de la volonté de
gnis, sans qu’à aucun moment l’étant puissance – noyau et trésor intact de
ignets « œuvre d’art » ne renvoie directement l’évaluation qui, elle et elle seule, n’a pas
à quelque chose comme la beauté. Ce de valeur puisqu’elle les confère toutes.
qui qualifie l’œuvre comme « œuvre La “fin de l’art”, que nous constatons
d’art » ne mobilise ni le beau, ni la beau- chaque jour empiriquement, résulte di-
té, mais ce qui, au mieux, leur confère rectement de la fondation métaphysique
par délégation, leur éclat – l’être mis à de l’art. Et l’éventuel « nouveau com-
l’œuvre comme vérité. Certes, l’ « œuvre mencement » redouble cette fondation
d’art » se manifeste bien comme telle, en la conférant, encore une fois, à un
en pleine phénoménalité (avec une phé- autre que la beauté même. Ce moment,
noménalité plus accomplie que celle de où le phénomène ne peut plus par prin-
l’objet technique, que la chose d’usage, cipe apparaître comme le phénomène
que l’effet d’une production, etc.), mais beau, comme la manifestation de la
cette phénoménalité doit son excellence beauté même, cette occultation de la
au déploiement plus accompli en elle beauté en personne, de to kalon, nous
de son étantité (Seiendheit, ousia), sans la nommerons, pour parler clairement,
qu’y soit impliquée ni même nécessaire non seulement la disqualification phé-
6 Entretiens avec Jean-Paul Sartre août-septembre 1974, in S. de Beauvoir, La cérémo‑
nie des adieux, Paris, Gallimard, 1981, p. 198 sq. Et « …je n’en étais plus à créer des
objets hors du monde, vrais ou beaux, comme je le croyais avant de vous connaître,
mais j’avais dépassé ça. Je ne savais pas exactement ce que je voulais, mais je savais que
ce n’était pas un objet beau » (ibid., p. 295).
7 Heidegger, Holzwege, G.A. 5, p. 65 (voir pp. 25, 49, 62). Voir nos remarques dans
Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, §4, Paris, [19961], 20134,
176 ∞ pp. 76-81.
Le phénomène de beauté
3. Sans concept
L’aporie, toujours, recèle et, parfois, être adéquat (ohne daß ihr doch irgendein
indique la voie d’une percée. Ici l’aporie bestimmter Gedanke, d.i. Begriff adäquat
provient de l’emprise qu’exerce sur sein kann), ni par suite qu’aucun langage
l’œuvre d’art le pouvoir du concept, puisse l’atteindre ou la rendre complète-
aboutissant à l’oxymore (ou la tauto- ment intelligible9 ». Cette « intuition (de
logie) de l’ “art conceptuel”. Or nul n’a l’imagination) » s’exerce de telle manière
autant insisté que Kant, pour détermi- que «…jamais on ne lui peut trouver un
ner ce que le jugement esthétique vise et concept qui lui soit adéquat (niemals
gère sans recourir au concept. Non point ein Begriff adäquat gefunden werden
parce que le concept y ferait défaut, kann10) ». Non seulement l’œuvre d’art
mais parce que l’absence du concept le n’a pas à se réduire à l’“art conceptuel”,
caractérise en propre. « C’est pourquoi mais elle ne peut se manifester qu’en
cet archétype du goût qui repose, à vrai l’absence du concept. Si d’aventure elle
dire, sur l’idée indéterminée qu’a la rai- parvient à se déployer comme un phéno-
son d’un maximum et qui, pourtant, ne mène (un phénomène beau) – ce qui ne
peut pas se représenter par des concepts va pas de soi et nous reste une question
(aber doch nicht durch Begriffe…kann vor‑ ouverte –, ce ne sera pensable et possible Jean-Luc
gestellt werden), mais seulement par une qu’en ne la référant jamais à un concept, Marion
présentation singulière (einzelne Darstel‑ donc en ne l’assimilant jamais à un objet,
lung) se nomme mieux l’idéal du beau8 ». ni même à un étant.
Le beau se présente (darstellt) d’une ma-
nière singulière, parce qu’il ne se laisse Sans doute, le jugement sur la beau-
pas représenter, ne laisse pas l’intuition té (ce que Kant nomme le « jugement
en lui se subsumer sous un concept. de beau ») ne se définit pas seulement
L’idée esthétique ne présente jamais par l’absence de la norme du concept.
aucun objet, non point parce qu’aucune En effet, si l’on reprend la table des ca-
intuition ne correspond à son concept ni tégories du jugement, on doit encore
ne le valide (comme l’idée de la raison), relever trois autres caractéristiques :
mais, exactement à l’inverse, parce qu’ selon la qualité, le beau plaît sans inté-
«…elle donne beaucoup à penser (viel rêt ; selon la relation, il plaît sans repré-
zu denken veranlaßt), sans pourtant sentation d’une fin ; selon la modalité,
qu’aucune pensée déterminée, c’est-à- sans concept mais avec nécessité ; que
dire sans qu’aucun concept ne puisse lui le beau «…plaise universellement sans
8 Kant, Kritik der Urteilskraft, §17, Ak.A., V, p. 232, tr. fr. “Pléiade”, Paris, Galli-
mard, 1985, t. 2, p. 994. Remarquons que la distinction entre le beau (« présentation
d’un concept indéterminé de l’entendement ») et le sublime (« présentation d’un sem-
blable concept de la raison ») reste inscrite à l’intérieur de la notion de Darstellung
(Kritik der Urteilskraft, §23, Ak.A., V, p. 240, tr. fr. t. 2, p. 1010).
9 Kant, Kritik der Urteilskraft, §17, Ak.A., V, p. 314, tr. fr. t. 2, p. 1097 (modifiée).
10 Kant, Kritik der Urteilskraft, §57, Remarque I, Ak.A., V, p. 342, tr. fr. t. 2, p.
1131 (modifiée). ∞ 177
communio XLV, 3-4 mai-août 2020
4. L’idole
Si l’on rapporte cette caractéristique passant par Monet) le débat sur la supé-
du beau – d’apparaître sans pourquoi ni riorité ou non du dessin sur la couleur,
concept – aux arts visuels, particulière- puisqu’ici la sujétion finale du dessin
ment à la peinture, on trouve un symp- (donc de la ligne) à la couleur équivaut
tôme net dans l’abstraction, entendue à supprimer le primat du concept, donc
comme l’affranchissement non seule- à libérer l’intuition12 . Ce qui a un temps
ment de la figuration, mais finalement conféré à l’abstraction dite “lyrique”
de ce qui permet et accomplit le tracé une puissante fascination tenait pré-
de toute figure, le dessin. Sur le chemin cisément à l’effet d’une intuition, que
qui mena la peinture de la figuration à diverses tactiques avaient libérée du
l’abstraction, on ne s’étonne pas de ren- dessin, de la figure, donc du concept :
contrer (chez Courbet et Cézanne en soit par des aplats horizontaux (Roth-
11 Kant, Kritik der Urteilskraft, respectivement §5, §17 et §22, Ak.A., V, respecti-
178 ∞ vement p. 211, 256, 240 & 220 ; tr. fr., p. 967, 999, 1004.
Le phénomène de beauté
12 Sur ce débat, voir nos indications dans Courbet ou la peinture à l’œil, Paris, Flam-
marion, 2014, p.180 sq.
13 Kant, Kritik der Urteilskraft, §17, Ak.A., V, p. 232, tr. fr. t. 2, p. 994 (cité supra, n.8). ∞ 179
communio XLV, 3-4 mai-août 2020
14 Sur tout ceci, voir De Surcroît. Études sur les phénomènes saturés, c.III « L’idole ou
l’éclat du tableau », Paris, PUF, [20011], 20102, p. 65 sq., mais aussi Le Visible et le
révélé, c. VI, 4, Paris, Cerf, [20051], 20152, p. 157-165.
15 On pourrait sans doute assigner à chaque figure du phénomène saturé l’un des
sens (spirituel) : l’événement se respire, se sent “au nez” ; l’idole se voit, s’éprouve à l’oeil
(qui en “prend plein la vue”) ; la chair se ressent au toucher, au bout du doigt, au creux
180 ∞ de la main ; et l’icône ou visage d’autrui, se signale à l’écoute, s’impose par l’appel.
Le phénomène de beauté
non seulement rend possible qu’on puisse ne pas l’aimer. Autrement dit par Platon :
l’aimer, mais surtout rend impossible « En fait, la beauté (kallos) a seule reçu en
qu’on puisse ne pas l’aimer. L’idole, comme partage (moira) d’être le plus manifeste et
phénomène saturé de la beauté, se phéno- donc aussi le plus aimable (ekphanestaton
ménalise de telle sorte que je ne peux pas einai kai erasmiôtaton16 ».
5. L’amour en vérité
Comment et jusqu’où admettre qu’un autre chose que la joie de la vérité? Pour-
phénomène ne puisse se voir sans se quoi? sinon parce qu'on aime la vérité
faire aimer sans conditions ? Comment de telle façon que ceux qui aiment autre
le beau conjoint-il en lui la manifestation chose veulent que ce qu'ils aiment soit la
phénoménale et l’attirance de l’amour ? vérité; aussi, parce qu'ils n'admettraient
Quel mode particulier de phénoména- pas de se tromper, ils n'admettent pas
lité parvient à les lier inséparablement ? d'être convaincus qu'ils se sont trompés.
Ce retournement se trouve remarqua-
blement formulé par saint Augustin qui C'est ainsi qu'ils haïssent la vérité à
identifie une acception de la vérité telle cause de cette autre chose qu'ils prennent
qu’elle ne puisse se voir sans que le spec- pour la vérité et qu'ils aiment. Ils aiment
tateur ne l’aime (ou la haïsse), autrement la vérité quand elle brille, ils la haïssent
dit sans qu’il renonce à la posture (mé- quand elle accuse; car, ne voulant pas être
taphysique) d’un “spectateur désinté- trompés et voulant tromper, ils l'aiment Jean-Luc
ressé”. Une telle vérité érotique, qu’on ne quand elle se signale, elle, et la haïssent Marion
peut connaître qu’en l’aimant. « Sero te quand elle les signale, eux. Voici com-
amavi, pulchritudo tam antiqua et tam ment elle les rétribuera: ils ne veulent pas
nova, sero te amavi17 » Mais pourquoi qu'elle les dévoile, elle les dévoilera sans
faudrait-il donc aimer la vérité et pas qu'ils le veuillent, et elle-même pour eux
seulement la constater (comme il semble restera voilée.18 ». Reprenons la descrip-
d’usage) en restant indifférent, sinon tion du phénomène. – Premier moment :
étranger à ce qu’elle rend manifeste ? on doit s’étonner que la vérité puisse sus-
citer un rejet, alors que tous désirent la
En fait, ce virage d’un régime de vérité béatitude et que tous conviennent que
à l’autre s’impose dès que l’on prend sé- celle-ci suppose la jouissance de la vérité ;
rieusement en considération le paradoxe, car, selon ces prémisses, tous devraient
en fait fréquent, de la détestation, du aimer la vérité aussitôt qu’ils la voient. –
refus et finalement de la haine que pro- Deuxième moment : en fait, chacun aime
voquent en nous certaines vérités : «Mais déjà quelque chose, sans savoir si cela
pourquoi la vérité enfante-t-elle la haine constitue la vérité ; et ce que l’on aime, on
et l’homme qui est tien devient-il un veut le garder, donc on prétendra autant
ennemi pour eux en prêchant la vérité, que l’on pourra qu’il s’agit bel et bien de
puisqu'on aime la vie heureuse qui n'est la vérité, même si pour cela il faudra se
16 Platon, Phèdre, 250d.
17 onfessiones, X, 27, 38 « Bien tard je t'ai aimée, | Ô beauté si ancienne et si nou-
C
velle, bien tard je t'ai aimée », (ed. Skutelia et alii, Desclée de Brouwer, Bibliothèque
augustinienne, tome 14, 1962, p.209). ∞ 181
18 Confessiones, X, 23, 34 (op. cit, tome 14, 1962, p. 203-205).
communio XLV, 3-4 mai-août 2020
19 Contra Academicos, II, 3, 7. (Dialogues philosophiques IV, ed. Jolivet, Paris, Des-
clée de Brouwer, Bibliothèque augustinienne, tome 14, 1948, p. 71). Par conséquent,
quand l’amour de la beauté manque – ainsi chez les manichéens –, il faut trans-
gresser l’apparence purement idéologique de leurs vérités : « … [manichéens] etiam
verita dicentes philosophos transgredi debui prae amore tuo, mi pater summe bone,
182 ∞ pulchritudo pulchrorum omnium, ô veritas » (Confesionnes, III, 6, 10).
Le phénomène de beauté
184 ∞